Encore carnivores demain? : Quand manger des animaux pose question au quotidien. 9782759226061, 2759226069

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Polecaj historie

Encore carnivores demain? : Quand manger des animaux pose question au quotidien.
 9782759226061, 2759226069

Table of contents :
Sommaire
Manger de la viande en conscience : omnivore et fier de l’être
Le steak sur la sellette
L’animal, du gibier au collaborateur
L’homme prédateur
Les causes et les effets de la domestication
Y’a pas que dans le cochon que tout est bon !
Comment évolue la consommation de viande en France ?
À la recherche de viandes de qualité
L’élevage renouvelé par le bio
Quand la viande passe mal
Un tracas écologique
Mauvaise pour la santé, la viande ?
Des cheptels fragilisés
Une fabrique de souffrances
De l’éthique au bien-être animal
Les postures à l’égard des animaux
De la critique philosophique au végandjihad
Des usages conflictuels
Des batailles juridiques, associatives et médiatiques
Les méandres du bien-être animal
Quelles seront nos relations aux animaux en 2050 ?
Des alternatives agroalimentaires
Des substituts de viande
Repenser nos relations aux animaux
Quatre scénarios
Vivre mieux avec les animaux
Éloge de la bergerie
Bibliographie

Citation preview

Préface de Périco Légasse

Olivier Néron de Surgy avec Jocelyne Porcher

ENCORE

CARNIVORES DEMAIN ?

Quand manger de la viande pose question

Encore carnivores demain ? Quand manger de la viande pose question au quotidien

Olivier Néron de Surgy Avec Jocelyne Porcher

Encore

Carnivores Demain ?

Quand manger de la viande pose question

éditions Quæ

© Éditions Quæ, 2017 ISBN : 978-2-7592-2606-1 Éditions Quæ RD 10 78026 Versailles Cedex, France www.quae.com

Le code de la propriété intellectuelle interdit la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Le non-respect de cette disposition met en danger l'édition, notamment scientifique, et est sanctionné pénalement. Toute reproduction, même partielle, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC), 20 rue des GrandsAugustins, Paris 6e.

Cette collection s’adresse à un large public, non spécialiste des sujets traités, mais curieux de comprendre l’actualité. Sous la direction d’un expert scientifique, chaque ouvrage est écrit par un journaliste dans un style vivant et très accessible, et couvre des questions de société variées, comme l’alimentation, la santé, l’environnement, les nouvelles technologies... Une collection originale par son choix d’aborder ces problématiques sous l’angle de leur impact dans notre vie quotidienne.

Le changement climatique Ce qui va changer dans mon quotidien Hélène Géli, avec Jean-François Soussana 2015, 168 pages L’eau en péril ? Une ressource à préserver au quotidien Denis Lefèvre, avec Vazken Andréassian 2016, 168 pages Des insectes au menu ? Ce qui va changer dans mon alimentation au quotidien Vincent Albouy, avec Jean-Michel Chardigny 2016, 184 pages Des drones à tout faire ? Ce qu'ils vont changer dans ma vie au quotidien Isabelle Bellin, avec Sylvain Labbé 2016, 200 pages Alzheimer, Parkinson, sclérose… Les maladies neurodégénératives Prévenir, traiter, aider au quotidien Corinne Soulay, avec Bernard Bioulac 2016, 208 pages Les maladies émergentes Zika, Ébola, chikungunya... Comprendre ces infections et les traiter au quotidien Jean-Philippe Braly, avec Yazdan Yazdanpanah 2016, 160 pages Vivons plus vieux en bonne santé ! Des conseils au quotidien pour préserver son capital santé Sophie Cousin, avec Véronique Coxam 2017, 192 pages

Sommaire

Manger de la viande en conscience : omnivore et fier de l’être (préface de P. Légasse)

11

Le steak sur la sellette

13

L’animal, du gibier au collaborateur

22

L’homme prédateur

23

Les causes et les effets de la domestication

28

Y’a pas que dans le cochon que tout est bon !

36

Comment évolue la consommation de viande en France ?

45

À la recherche de viandes de qualité

53

L’élevage renouvelé par l'agriculture biologique

59

Quand la viande passe mal

66

Un tracas écologique

67

Mauvaise pour la santé, la viande ?

77

Des cheptels fragilisés

83

Une fabrique de souffrances

90

De l’éthique au bien-être animal

99

Les postures à l’égard des animaux

100

De la critique philosophique à la croisade végane

107

Des usages conflictuels

122

Des batailles juridiques, associatives et médiatiques

130

Les méandres du bien-être animal

140

Quelles seront nos relations aux animaux en 2050 ?

153

Des alternatives agroalimentaires

154

Des substituts de viande

157

Repenser nos relations aux animaux

169

Quatre scénarios

172

Mieux vivre avec les animaux

177

Éloge de la bergerie

180

Bibliographie

183

« On n’a pas deux cœurs, un pour les animaux et un pour les humains. On a un cœur ou on n’en a pas. » Alphonse de Lamartine

Remerciements Nous remercions vivement les chercheurs et les entrepreneurs qui ont accepté d’être interviewés. Cédric Auriol, fondateur et président-directeur général de la société Micronutris Marie-Laure Bégout, chargée de recherche à l’Ifremer, laboratoire Ressources halieutiques François Bocquier, professeur à Montpellier SupAgro, directeur du département Milieux, productions, ressources et systèmes Jacques Cabaret, directeur de recherche à l’Inra, UMR Infectiologie Santé publique Marianne Celka, chercheure au Laboratoire d’études et de recherches en sociologie et ethnologie de Montpellier (Institut de recherches en sociologie et anthropologie - Centre de recherches sur l’imaginaire) Laurent Chevallier, médecin nutritionniste au CHU de Montpellier Murielle Depouhon et Stéphane Garavagno, éleveurs de brebis dans les Alpes-de-Haute-Provence Sophie Hild, directrice de La Fondation Droit animal, éthique et sciences Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l’Inra, UMR Herbivores Mohamed Merdji, professeur à Audencia, directeur du Laboratoire de recherche en stratégie et marché des produits agroalimentaires Marylène Patou-Mathis, directrice de recherche au CNRS, Muséum national d’histoire naturelle, Sorbonne Universités Jean-Denis Vigne, directeur de recherche au CNRS, Muséum national d’histoire naturelle, Sorbonne Universités

Manger de la viande en conscience : omnivore et fier de l’être

C’est à la consommation de viande que je dois mon humanité et c’est dans le culte du règne animal que j’ai appris à respecter la vie. La nature, qu’elle soit biologique ou providentielle, nous fit omnivore, avec des variantes, selon les tropismes, mais cet « état » n’est pas obligatoire. Et si le fait de procréer est essentiel à la pérennité de l’espèce humaine, le droit à la chasteté est inaliénable. J’ai donc pour les végétariens une estime aussi profonde et sincère que pour ces âmes pures qui choisissent la vie monacale. Lorsque je partage une volaille fermière, une épaule d’agneau ou une côte de bœuf avec des amis réunis autour le table, je veille à ce que l’assistance honore l’animal sacrifié. Cette bête, dont l’existence est exclusivement destinée à l’alimentation humaine, mérite le respect de celui qui va s’en nourrir et s’en régaler. Sans ce besoin vital, et la demande qui en découle, la bête n’existerait pas et la configuration agricole de notre planète serait dif­­ férente. Puisque science sans conscience n’est que ruine de l’âme, manger de la viande sans intégrer ces éléments peut relever d’un réflexe barbare. Gardons-nous de jamais savourer les bienfaits de cette terre sans rendre grâce à ceux qui la travaillent et au vivant, végétal et animal, que cette réalité nous offre quotidiennement. 11

Encore carnivores demain ?

La polémique s’empare de nos assiettes depuis quelques temps à propos de la consommation des produits carnés. Tout le monde s’en mêle, écologistes, nutritionnistes, protecteurs des animaux. En toute franchise, et sans ironie, remercions-les du travail accompli pour que l’omnivore puisse continuer à manger de la bonne viande proprement obtenue. Oui, nous mangeons trop de viande, et, surtout, trop de mauvaise viande. Oui, cette sur­­consom­ ­mation engendre des formes d’élevage destruc­trices d’environnement. Oui, certaines conditions d’abattage sont indignes d’une société civilisée. Je salue l’association végane bien connue pour ses images chocs et dont l’action permet de dénoncer l’horreur de trop nombreux abattoirs et de la faire cesser. Tous ces scandales, toutes ces alertes, sont une chance pour les omnivores en ce sens qu’ils permettent de rétablir et d’introduire encore plus d’éthique et de rigueur dans la façon de consommer de la viande. Nous savons bien que le but de ces campagnes ultra médiatisées est de supprimer l’élevage et de faire dis­­ paraître le steak de nos assiettes. Il n’en sera rien, car cette évolution alimentaire, économique et sociale, enrichie d’exigences et de garanties nouvelles pour l’animal, favorise au contraire une meilleure et plus juste consom­ mation de produits carnés. Pour un élevage à visage humain, omnivore et fier de l’être. Périco Légasse

12

Le steak sur la sellette

Comment ? De notre steak-frites adoré, ce plat mythique, on voudrait nous priver ? Nous supprimer cette viande rouge, grasse et tendre — enfin, pas toujours ! — qui nous ravit et nous rend fort ? Balayer mille ans de tradition culinaire et de convivialité gastronomique ? Confisquer à Obélix son sanglier ? Mais pour qui se prennent ces idéologues qui veulent nous empêcher de manger ce que nous voulons manger et que nous mangeons depuis la nuit des temps ? Connaissez-vous une seule dictature qui soit allée jusque-là ? Et pour quelle raison, s’il vous plaît, devrions-nous faire cela ? Quoi ? Le « bien-être animal » ? Et puis quoi encore ? Cachez ce sang que je ne saurais voir ! 2015. Il a fallu que les pratiques brutales d’un abattoir installé dans le Gard soient filmées et révélées pour que s’emballe à nouveau l’opprobre d’une minorité bruyante envers les amateurs de viande. Sang qui coule, étourdissement bâclé, abattage raté, systèmes de production qui entassent les bêtes au détriment incertain de la qualité de la viande, ces idéalistes ont joué sur la corde sensible. Mais de là à dire que nous, mangeurs de viande, nous en 13

Encore carnivores demain ?

serions responsables parce que nous consommons les produits de ces établissements ! Ce discours culpabilisant a pourtant toujours plus d’effet : désormais, même si 98 % de la population française persistent à manger de la viande, peu de gens trouvent ouvertement acceptable que les animaux puissent à peine se retourner dans leur box, ou qu’on envoie veaux, vaches, cochons et couvées dans des abattoirs où le genre gore n’est pas du cinéma. Nous ne voulons plus de ces images hor­ ribles de panique ou d’agonie. Cela dit, en les diffusant, les militants de la « cause animale » contribuent sans doute à réduire les brutalités inutiles, mais ne vont-ils pas trop loin afin de servir leur cause ? N’est-il pas outrageux de laisser penser, par ces tapages occasionnels, que les professionnels missionnés pour tuer des animaux — et rien que des animaux — sont tous des salauds ? Qu’on aille donc voir, avant l’aube, tout le temps qu’ils ont pour abattre des centaines de têtes ! Qu’on leur explique qu’ils devraient câliner le mouton avant de l’occire et lui faire une ode de remerciement pour le don de sa chair ! Laissons la justice désigner les vrais excès et leurs coupables. Quant à nos moutons… Une vie digne et une mort instantanée ? Oui, voilà qui semble sage. C’est ce que nous voulons tous, pour nous-mêmes comme pour les truies. Alors, soit, faisons cet effort, pourvu que nous en ayons les moyens. Mais les a-t-on, ces moyens ? Dans tous les pays qui sortent de la misère, la plupart des gens veulent manger de la viande. Et c’est leur droit ! Comment en fournir à près de huit milliards d’êtres humains, et bientôt neuf, sans industrie ? Alors comment garantir une vie et une mort douces pour chaque bête parmi les dizaines de milliards d’animaux dont nous avons besoin chaque année ? 14

Le steak sur la sellette

Et quand bien même ces moyens seraient trouvés, les idéologues antiviandes nous bassineraient encore. Parce que, soi-disant, il est mal de tuer. Or, depuis que l’homme est homme, il tue pour se nourrir. Combien d’autres espèces animales ne le font pas ? Il est normal, pour l’être humain, de faire cela. Il lui est naturel de manger de la viande, et le plaisir que cet acte lui procure est tout aussi naturel. Laissons-nous le droit de garder un pied dans la nature, que diable ! Qu’est-ce que cela veut dire, de ne pas laisser à l’animal le droit de vivre ? Et par quel principe devrait-on donner des droits aux animaux, alors qu’ils ne le demandent pas ? Voilà qui ressemble à de la bouillie pour les chats ! Et comment savoir si tel ou tel droit leur convient ? Et « quel effet cela fait d’être une chauve-souris ? », demandait en 1974 le philosophe Thomas Nagel pour souligner l’impos­ sibilité de connaître, par l’expérience, ce que ressent un animal. Parce que si l’on veut aller plus loin, il y a bien un jour où l’on nous prouvera que le concombre souffre aussi quand on le tranche. Où est la limite ? On ne s’en sort pas ! Une vache n’y retrouverait pas son veau. Problèmes scientifiques et sociétaux sur l’étal Admettant l’existence de besoins, de ressentis et de souffrances chez les animaux — tout au moins chez les mammifères —, l’amateur de viande qui vient de s’exprimer aura le loisir d’interroger plus avant le philosophe sur la moralité des comportements alimentaires et de tous les autres actes qui impliquent des animaux. Il pourra constater la tendance récente, chez toute une communauté d’intellectuels et d’artistes, à s’insurger contre l’industrie des productions animales et de l’abattage parce qu’ils la jugent indigne d’une civilisation 15

Encore carnivores demain ?

évoluée (ainsi, pour le chef étoilé Alain Ducasse, bonne chère ne rime plus avec bonne chair). Dès lors, il reconsidèrera peut-être le principe de liberté de consommation qu’il a opposé à ses détracteurs. « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres », dit un fameux adage. Mais qui sont « les autres » ? Seulement des êtres humains ? Pas pour Pythagore, qui voyait un crime dans l’acte de tuer pour manger. Pas davantage pour le législateur français du Code civil, qui a décidé, en janvier 2015, de reconnaître aux animaux domestiques ou captifs (mais seulement ces animaux-là) le statut « d’êtres doués de sensibilité » et, partant, d’inter­ dire et punir leur maltraitance. Mais n’est-ce pas maltraiter que de donner la mort ? Pourquoi ne pas accorder aux animaux domestiques le droit de vivre jusqu’à leur mort naturelle ? Et pourquoi ne pas étendre ce droit à tous les animaux ? Parce qu’il y a des limites à l’éthique ! Tenez : on ne va tout de même pas s’empêcher d’écraser un moustique sous prétexte qu’il est un animal ! Si ? Probablement pas, mais le discours de liberté de l’amateur de viande a pris un nouveau coup dans l’aile. Son insouciance se lézarde… Non démonté pour autant mais au demeurant curieux, celui-ci se tournera vers le neurophysiologiste ou le biologiste. Est-ce que le poulet de batterie pâtit vraiment de ne pas gambader dehors ? À quel point souffre-t-il, le cochon pendu ? Qu’est-ce que cela lui fait véritablement, l’huître, quand on la croque ? Si nous ne pouvons guère savoir ce que ressent l’animal que nous élevons, celui que nous apprêtons à tuer ou celui que nous utilisons à des fins médicales, de spectacle ou affectives, n’est-il pas possible, néanmoins, d’évaluer sa douleur (un phénomène physiologique) ou sa souf16

Le steak sur la sellette

france (psychologique) de manière à rendre plus acceptables nos usages ? Certes, il paraît impossible de le faire pour chacune des espèces vivant sur Terre, mais on peut déjà essayer pour celles qu’on utilise le plus. D’ailleurs, c’est le cas : les études réalisées lors des deux dernières décennies ont conduit au renforcement de la réglementation européenne sur les expérimentations animales. Ainsi, à la lumière des connaissances scientifiques et de leurs perpétuelles mises à jour, nous pourrions trancher de façon plus consensuelle sur ce qui est convenable et sur ce qui ne l’est pas. Après avoir interdit à quiconque de molester son chien, nous ferions raisonnablement passer la morale et la science avant la tradition. Et peut-être nous résoudrons-nous alors à prohiber l’ébouillantage de crustacés vivants ou le gavage de canards, par exemple, parce que ça leur fait « trop mal ». Mais, quand même ! Les lions prennent-ils des gants avec les gazelles ? Va-t-on les empêcher d’en tuer ? L’amateur de viande ne manque pas de rappeler que l’homme est omnivore, et il trouve que certains végétariens n’ont pas bonne mine. Il cherchera confirmation auprès du nutritionniste sur le besoin de produits carnés dans son alimentation. Cette prétendue nécessité apparaîtra alors moins claire que jamais et, à une époque où la santé individuelle est devenue une préoccupation majeure, il ne semblera pas superflu de réexaminer les liens possibles entre la consommation de viande et de nombreuses pathologies : maladies cardiovasculaires, cancers, maladie de Crohn, etc. Fichtre ! Comme pour ce qui se passe dans les abattoirs, d’aucuns préfèrent n’en rien savoir… Manger de la viande est-il avant tout une habitude héritée de nos ancêtres du Paléolithique ? Serait-ce même un choix culturel, plutôt qu’un instinct, qu’une nature, 17

Encore carnivores demain ?

qu’une inclination physiologique ? Depuis que les sciences se sont emparées de ce questionnement, une idée prend du poil de la bête : on ne naîtrait pas carnivore, on le deviendrait. Diantre ! Un peu plus secoué encore, notre mangeur de viande laissera volontiers l’historien ou l’ethnozoologue lui exposer combien les pratiques alimentaires, tout comme les distinctions hiérarchiques faites entre les espèces, varient avec les époques et les civilisations. Par exemple, s’il lui paraît normal qu’on tue une vache pour s’en nourrir, tandis que cet acte est proscrit en Inde, n’est-ce pas en partie par l’influence des textes bibliques ? Ce geste lui semblerait-il moins anodin s’il devait l’effectuer luimême ? Que ceux qui ont décapité une poule ou fait le coup du lapin à un lapin pour la première fois sans ressentir de gêne lèvent le doigt ! L’amateur de viande écoutera l’éleveur lui témoigner sa passion pour ses bêtes et la complicité qu’il est convaincu de partager avec elles, jusqu’à leur trouver un esprit de collaboration. Il comprendra son regret que les clients de son activité laborieuse (le transformateur, le distributeur et le consommateur final) en ignorent largement les émotions et les peines, et il ne trouvera peut-être plus ridicule que cet homme ou cette femme, comme certains « peuples traditionnels » le font encore, demande pardon à l’animal qu’il laissera partir à l’aube vers la mort. Le sociologue lui montrera l’ampleur du rôle des animaux dans la vie des communautés humaines. Et que deviendraient nos belles campagnes, sans les éleveurs ? Le mangeur de viande se tournera aussi vers le vétérinaire et l’écologue pour mieux juger de la place des animaux domestiques dans son quotidien. Il réalisera combien les animaux d’élevage contribuent à façonner ou conserver nos paysages tout en étant impliqués malgré 18

Le steak sur la sellette

eux dans nos fléaux actuels : réchauffement climatique, pollutions, maladies, perte de biodiversité, paupérisation de populations rurales... Comment ne s’inquiétera-t-il pas d’entendre, par exemple, que deux tiers des terres cultivées dans le monde servent à nourrir ces animaux-là, tandis que des centaines de millions de personnes manquent de céréales ? Par égoïsme, peut-être… Et pan, dans les dents ! Après l’uppercut de la morale et le crochet des idées fausses, revoilà le direct de la culpabilisation ! L’alcool, le tabac, la vitesse… et maintenant, la viande : que ne va-t-on pas restreindre encore ou interdire pour plomber la vie de l’honnête homme ? Adieu veaux, vaches, cochons… ? Dans la première partie de ce livre, un voyage dans le passé expose la façon dont se sont tissées nos relations aux animaux, qui dépassent largement la sphère de l’assiette. C’est l’occasion d’embrasser la multitude de bénéfices que nous en tirons. Aliments, vêtements, produits de soins, compagnie, travail, loisirs… la liste est longue ! Le deuxième chapitre propose une recension de problèmes liés aux utilisations des animaux : des dommages pour eux, pour les humains ou pour l’environnement et ses ressources. En la matière, il faut se méfier des généralisations. Par exemple, on parle souvent de la responsabilité de « l’élevage » dans les pollutions et dans le réchauffement climatique, tandis qu’il existe des modes d’élevage très différents les uns des autres. Il convient aussi de sortir des sentiers battus : ainsi, lorsqu’on parle de protéger les animaux, de préserver leur « bien-être », mieux vaut savoir de quel bien-être on parle et, s’agissant d’animaux domestiques, se pencher également sur le 19

Encore carnivores demain ?

bien-être des gens qui s’en occupent, qui travaillent grâce à eux et avec eux, or ce regard-là n’est pas souvent relayé sur la place publique. Le troisième chapitre présente les principaux courants de pensée liés à l’utilisation des animaux, avec leurs origines et leurs évolutions récentes. L’exposition de problèmes éthiques et de différentes idéologies pourra éclairer les questions et les débats qui portent sur l’évolution du droit animal ou sur la récente mouvance végane. Dans le dernier chapitre, le lecteur pourra découvrir et juger des changements susceptibles d’intervenir dans les trois prochaines décennies si les utilisations des animaux demeurent largement inchangées ou si les droits des animaux sont étendus, par exemple jusqu’à interdire leur exploitation industrielle. Il est possible qu’en matière de nourriture carnée, nous n’ayons plus le choix, grosso modo, qu’entre une fricassée de criquets et une blanquette de veau artificiel ! Au-delà de l’alimentation, c’est la plupart de nos relations aux animaux qui sont susceptibles de changer : pourrons-nous encore chasser, posséder un chat ou une tortue ? Aurons-nous encore le loisir d’admirer des otaries exécuter des cabrioles en piscine, de faire de l’équitation, ou même de vivre avec un chien ? Et si nous n’avions plus le droit d’utiliser les animaux, que deviendraient les vaches, les poules, les chiens d’aveugle, les taureaux de combat, les dromadaires et les éléphants d’Asie ? En tout cas, finies les omelettes et fini le frometon ! Interdits, les essais précliniques de médicaments ! Épuisés, le blouson de cuir et le pull en mohair ! Adieu le tiercé et les balades en poney ! Ne nous resterat-il, pour seule compagnie animale, que les furetages et les bruissements d’oiseaux moqueurs, de souris impolies ou de moustiques malfaisants ? 20

Le steak sur la sellette

Mais l’envie de vivre avec les animaux est sans doute assez forte chez beaucoup d’entre nous pour que nous ne séparions pas d’eux, malgré les problèmes causés par cette vie commune. Les hypothèses formulées dans ce livre ne sont donc pas toutes noires. Quant à notre alimentation, songeons aux bénéfices ou aux satisfactions que pourraient susciter certains nouveaux produits, chez « les grands » comme chez « les petits » : des médicaments, des pâtés et des vêtements certifiés « sans souffrances animales » ; des steaks et des saucisses synthétiques aux formes et aux goûts variés, dépourvus de mauvaises graisses… Peut-être ne verrons-nous plus que des veaux et des agneaux heureux, et nous pourrions enfin, tous, les regarder droit dans les yeux. Quelle que soit la pertinence de ces hypothèses, gageons que ce livre puisse aider celle ou celui qui juge acceptable de manger de la viande — et d’avoir tué ou laissé tuer pour cela — à mieux assumer son choix. Quant au végan, qui refuse la consommation de tout produit d’origine animale, il s’en trouvera peut-être plus éclairé à son tour, pour notamment reconnaître au premier une liberté réfléchie, une liberté qui n’empiète pas de façon inconsidérée sur celle d’autrui : celle de ses congénères et celle des animaux.

21

1 L’animal, du gibier au collaborateur

Les êtres humains ont développé différents types de relations aux animaux au cours de la Préhistoire puis dans l’Histoire, à mesure qu’ils en découvraient la chair, les capacités de travail et d’autres propriétés intéressantes pour eux. Mais peut-être est-ce là une vision très anthropocentrique, dans laquelle nous nous considérons comme les seuls décideurs de nos rapports avec les animaux ! De ces relations sont issus des usages très divers, princi­ palement alimentaires si l’on compte le nombre d’animaux utilisés (des dizaines de milliards chaque année), et parfois vitaux pour certaines communautés humaines. Ces usages, d’aucuns les considèrent comme des exploitations indues, même si nous apportons nourriture, soins et confort aux animaux domestiques. Et puis, peinant à reconnaître aux animaux une faculté de décision, trouvant quelque chose de gênant à les tuer ou à les faire travailler à notre profit, nous en sommes venus à leur accorder des droits protecteurs. Mais que leur reste-t-il de naturel ? Pour Jean-­Jacques Rousseau, « tous nos soins à bien traiter et nourrir ces animaux n’aboutissent qu’à les abâtardir ». 22

L’animal, du gibier au collaborateur

L’homme prédateur Un chasseur occasionnel puis invétéré Bien qu’il soit difficile de le prouver, nos ancêtres les Australopithèques, qui ont vécu grosso modo entre 4 et 1 millions d’années avant notre ère, au Paléo­ lithique, avaient un régime alimentaire très majoritaire­ ment végétarien, et surtout frugivore. Une source de protéines complémentaire était apportée par la consom­ mation occasionnelle d’animaux (peut-être davantage d’insectes que de mammifères). Telle est l’hypothèse adoptée aujourd’hui par la grande majorité des pré­ historiens. Pour ce qui concerne Homo habilis, apparu il y a environ 2,5 millions d’années, les archéologues ont mis en évidence la présence accrue, au fil du temps, d’ossements d’animaux (de gazelles, par exemple) à proximité d’os­ sements humains. C’est un indice de rapprochement entre les représentants du genre Homo et les grands animaux, sans qu’on en connaisse la teneur exacte : tous les premiers ne mangeaient pas nécessairement les seconds. Il est très probable, en tout cas, qu’Homo habilis pratiquait le charognage et chassait des petits mammifères tels que le lapin. Cette hypothèse d’une augmentation de l’alimentation carnée est étayée par celle du volume de la boîte crânienne de ces hominiens, par rapport à celui de lignées plus anciennes. En effet, la viande est un aliment bien plus énergétique que la plupart des végétaux alors consommés (qui n’incluaient pas encore les nombreuses légumineuses nécessitant une cuisson) et le cerveau est un gros consommateur de calories. De plus, c’est aussi chez Homo habilis que l’apparition d’outils est la plus manifeste, et 23

Encore carnivores demain ?

l’invention d’outils taillés lui fut à la fois essentielle pour chasser (il ne court pas vite et n’a ni griffes ni dents adéquates) et opportune pour dépecer les animaux ou couper leur chair. Il n’est pas certain, néanmoins, que la consommation de viande soit la cause du développement du cerveau humain et, avec lui, de capacités cognitives propices à l’élaboration d’outils, d’armes ou de stratégies de chasse : elle pourrait aussi en être une conséquence. Aussi, étant donné que cette consommation sûrement très ancienne est pratiquée par d’autres grands singes, notamment par les chimpanzés, l’idée qu’elle aurait « séparé » l’homme des autres hominidés reste faiblement étayée. Le Néandertalien, un mordu de viande Vers 1,2 million d’années avant notre ère est apparu Homo erectus, dont la taille du cerveau atteignait 900 cm3. Il chassait souvent, mais c’est l’homme de Néandertal, apparu il y a 300 000 ans, qui est considéré comme le plus grand chasseur et le plus gros mangeur de viande parmi les différentes lignées humaines. Son cerveau atteignait environ 1 600 cm3 (celui de l’homme moderne, Homo sapiens, est proche de 1 400 cm3). Avec le développement des outils et, vraisemblablement, celui de la faculté de ruser, les hommes de cette époque sont devenus des chasseurs très efficaces. Grâce au feu, ils ont cuit la viande et des végétaux qui, crus, étaient nocifs ou peu digestes. Ils ont ainsi connu un changement de régime alimentaire. La chasse a eu un autre effet majeur sur les groupes humains du Paléolithique moyen, typiquement cons­ titués d’une quarantaine d’individus : celui d’une socialisation accrue. En effet, elle est une activité bien plus 24

L’animal, du gibier au collaborateur

collective que la cueillette : on chasse à plusieurs, après s’être accordés sur des moyens et sur des stratégies ; on partage les tâches et l’on partage la proie. Les indices archéologiques suggèrent que l’homme de Néandertal pêchait peu. On trouve davantage d’évidences de consommation de poissons, de crustacés et d’oiseaux chez Homo sapiens. Les grands mammifères étaient probablement privilégiés par les différents groupes humains. En tout cas, plus l’archéologie avance et plus elle leur découvre une alimentation diversifiée ! Une manne de produits et de symboles Outre la socialisation, la compagnie, l’étonnement… et de vives émotions, la chasse a apporté aux humains bien d’autres matières que la viande : peaux pour se vêtir et graisse pour se protéger du froid ; os, bois, cornes, tendons et ligaments pour fabriquer des outils toujours plus puissants et plus divers (les tendons, par exemple, servaient à fixer solidement des pointes d’os taillé au bout de lances). Grâce à l’examen toujours plus fin des traces laissées sur les os, les techniques archéologiques ne cessent d’allonger la liste des usages préhistoriques des restes d’animaux. On imagine aisément les chasseurs réunis autour du feu, se racontant leur chasse et leurs émotions. L’existence, chez tous les peuples anciens encore vivants (Inuit, Aborigènes d’Australie, Amérindiens d’Amazonie, indigènes d’Asie du Sud-Est, etc.), de rituels voués à remercier l’animal ou des puissances invisibles pour le bénéfice de la viande et d’autres produits animaux suggère que ces comportements sont apparus très tôt. Au Paléolithique supérieur, qui va de 40 000 ans à 10 000 ans avant le présent, les groupes humains ont laissé maintes traces de 25

Encore carnivores demain ?

leurs relations symboliques aux animaux. Ces vestiges sont principalement des peintures pariétales, des représentations qui suggèrent la place centrale des animaux dans la vie humaine. Ces derniers sont au fondement de la plupart des premiers mythes, des premiers tabous ou des premières prescriptions. Mais, étonnamment, le renne, qui était alors l’animal le plus chassé en Europe, fut très peu figuré dans les grottes Chauvet et de Lascaux. La connaissance de ces vestiges et de ces rites suggère que les chasseurs préhistoriques étaient, comme les peuples anciens encore présents, très respectueux non seulement des animaux qu’ils tuaient mais aussi des animaux en général. L’animal n’était sans doute ni jugé inférieur à l’homme ni considéré comme présent pour l’homme. Les sépultures humaines du Paléolithique sont vides de squelettes d’animaux entiers (aujourd’hui comme hier, on ne vit pas avec l’animal sauvage, on ne meurt pas davantage avec lui !). Il semble que les sacrifices d’animaux étaient alors inexistants — ils n’étaient pas fréquents, en tout cas. C’est seulement au Néolithique, période d’invention de la domestication, qu’on trouve des squelettes d’animaux dans les sépultures : chats, chiens, chevaux… Les relations ont alors changé. L’homme s’est éloigné des animaux sauvages — cela continue, il les connaît de moins en moins — tout en les éliminant en nombre, et il fera de ses animaux domestiques « un peu de tout » : de nouveaux animaux à sa mesure et par millions, des partenaires de vie mais aussi des bêtes de somme, des fontaines à lait, des jambons sur pattes, des pantins de cirque, des chienchiens à sa mémère… Il reste que ces relations, pratiques ou symboliques, sont très anciennes et, qu’il soit sauvage ou domestique, 26

L’animal, du gibier au collaborateur

qu’il soit mangé ou non, l’animal est inscrit au fondement de nos sociétés, de nos usages, de notre imaginaire, et cela peut expliquer au moins en partie pourquoi ses utilisations suscitent des débats parfois très vifs. Humanisation, virilité et civilisation On ne peut guère soutenir que « l’homme est né mangeur de viande », parce que sa naissance et celle de ses usages sont complexes et diffuses. En revanche, on peut affirmer que l’humanisation est inséparable de la chasse et de la consommation de viande. Ces deux pratiques se sont néanmoins développées de façons différentes dans l’espace et dans le temps. En particulier, la chasse a été plus opportune en Europe qu’en Afrique, parce que le Vieux Continent fut relativement pauvre en végétaux durant les périodes glaciaires. De nos jours encore, les habitants des régions froides se nourrissent bien davantage de produits carnés que ceux des régions chaudes — les Inuit restent même essentiellement carnivores. Toutefois, parlant d’humanisation par la chasse, on peut s’interroger sur une possible différence entre les hommes et les femmes. Telle fut la démarche de certaines féministes américaines comme Sally Slocum, dans les années 1970, qui s’opposèrent à la théorie de « l’homme chasseur originel », selon laquelle le désir des mâles de chasser et de tuer a fondé le développement humain. Elles ont alors proposé celle de « la femme cueilleuse », dans laquelle le partage de la récolte serait au fondement de la culture. Faute d’évidences archéologiques, cette hypothèse est tombée dans l’oubli. Quant à l’idée que la chasse serait à l’origine du patriarcat de nombreuses sociétés, elle reste très controversée, y compris chez les fémi­nistes. 27

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Que penser d’une civilisation développée en partie sur un acte mortifère et sur la valorisation de cet acte ? Les avis sont partagés ! Tandis que l’homme se forge des responsabilités envers les animaux qu’il utilise, pourquoi devrait-il endosser celle d’une « faute ancestrale », commise en tuant pour se nourrir ? L’idée que les animaux sont inférieurs à l’homme a reculé, mais il s’est développé dans le même temps une autre tendance, qui appelle à interdire l’utilisation des animaux. Or vouloir trop sac­raliser l’animal présente des risques : celui de négliger l’homme et ses besoins, y compris vivre avec les animaux, et celui de nier son animalité. Ceux qui affirment que l’être civilisé ne doit pas tuer des animaux sont considérés par d’autres comme en décalage avec l’histoire de l’humanité : en quelque sorte, ils tendraient ainsi à se dénaturaliser. Mais la mise à mort de l’animal est aujourd’hui dissimulée ; nous cachons aussi les animaux tués ; nous cachons même la mort en général. N’est-ce pas là, également, une forme de dénaturalisation, ou tout au moins une nouveauté dans la nature humaine ?

Les causes et les effets de la domestication Des loups qui ont choisi la niche Les premiers indices de domestication remontent au Paléolithique supérieur. On ne sait ni quand ni comment, précisément, a débuté ce processus mais les plus anciens témoins de présence indubitable de chiens, trouvés en Europe occidentale et dans plusieurs régions d’Asie, ont environ 15 000 ans. En Europe, les hommes de cette époque chassaient tantôt le renne, tantôt le cheval, pour ne mentionner que 28

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leurs plus grandes proies. Le loup était un concurrent dans cette prédation occasionnelle, mais des prémices de collaboration ont pu apparaître ici ou là et se développer petit à petit, dans la chasse comme dans le partage des carcasses. En défiant un peu le sens commun, on pourrait supposer que ce sont quelques loups parmi les plus audacieux qui ont décidé d’amadouer l’homme ! Dès lors que les loups les plus dociles se sont laissé approcher puis apprivoiser, leurs conditions de vie ont suffisamment changé pour que leur anatomie connaisse une modification commune à la majorité des espèces domestiquées : la diminution de taille. Ce phénomène peut être expliqué de la façon suivante : à l’état sauvage, les spécimens les plus petits ne sont pas favorisés dans la sélection naturelle car ils sont les moins forts et les moins résistants au froid ; à l’état domestique, ils bénéficient des abris et de l’assistance d’humains, donc ils sont plus nombreux à survivre. De plus, dès que l’homme intervient dans leur reproduction, il sélectionne les animaux et, pour des raisons pratiques, il conserve davantage de petits individus que ne le fait la sélection naturelle. Mais ses choix portent également sur d’autres caractères, comme l’apparence, l’expressivité ou l’aptitude à effectuer une tâche particulière, et c’est ainsi, probablement, que les premières lignées de chien sont apparues. On s’interroge encore sur les premières utilisations du chien mais il est probable que cet animal a vite été apprécié pour sa compagnie, outre son aide dans la chasse et la garde. Sangliers manipulés et minous malins Pendant longtemps, les caprins et les ovins ont été considérés comme les premiers ongulés à avoir été 29

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domestiqués, au Proche-Orient ou au Moyen-Orient mais, ces dernières années, des découvertes archéo­ logiques faites sur Chypre ont montré que le sanglier (un suidé) avait été introduit sur cette île par l’homme il y a au moins 12 500 ans (donc avant le Néolithique, qui a commencé il y a 10 000 ans et s’est achevé il y a 4 000 ans), vraisemblablement pour constituer des réserves de chasse. Après le chien, c’est le chat qui est venu vivre aux côtés des humains, au plus tard dès les débuts de l’agriculture, il y a environ 11 000 ans. La cause en est probablement le commensalisme. Deux espèces sont dites commensales lorsque l’une au moins profite des aliments de l’autre pour se nourrir. Tel est devenu le cas de la souris avec l’homme dès que ce dernier a commencé à stocker des végétaux de culture. Le chat a sauté sur l’opportunité, et l’homme y a trouvé un intérêt pour protéger ses stocks de l’appétit des souris. Le renard a pu profiter également de la concentration de petits animaux autour des habitations humaines mais il ne s’est jamais laissé apprivoiser. Il semble ainsi exister des prédispositions diverses chez les espèces à « accepter » la compagnie ou l’emprise d’êtres humains — pour ne pas dire « rechercher », quant aux espèces qui sont des proies et qui peuvent trouver par l’homme une protection. Puis le chat a acquis un statut particulier, symbolique et mystique, parmi les animaux : on a trouvé des restes de félins inhumés avec des êtres humains au Proche-Orient il y a 9 000 ans et en Égypte il y a 5 800 ans. Or, comme pour les porcs domestiques, qui descendent du sanglier, son histoire a connu récemment un rebondissement : on a découvert que ce félin fut également introduit sur Chypre avec l’agriculture.

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Une émergence de l’élevage qui pose encore question La domestication de suidés et d’autres ongulés, tel l’aurochs (l’ancêtre de tous les bovins), est apparue il y a environ 10 500 ans au Proche-Orient, soit bien avant celle du cheval il y a 6 500 ans. Elle a pu commencer par des rabattages dans des vallons encaissés puis par des mises en enclos et des sélections, les animaux les plus intéressants étant conservés, les autres étant tués ou relâchés. Cependant, dans cette région, la viande issue d’animaux captifs n’a pris le pas sur celle de la chasse que 1 000 ans plus tard. Dans l’intervalle, les brebis et les chèvres furent probablement utilisées pour leur lait, leur cuir et leur fumier mais, comme pour les autres animaux, ces produits ne furent pas nécessairement la cause première de leur domestication : l’utilité de cette dernière a très bien pu n’apparaître qu’au fil du temps et des relations tissées entre humains et animaux. D’aucuns pensent même que c’est la recherche mutuelle de compagnie qui est au fondement de l’élevage. Par le même processus mal connu, les porcs sont apparus utiles pour leur gras et pour l’engrais efficace qu’apportaient leurs déjections (ils servaient ainsi à recycler les déchets ménagers), et les bovins pour leur lait, leur viande et leurs bouses. On sait depuis peu que le lait de bovins, d’ovins ou de caprins a été exploité dès les débuts de l’élevage au Proche-Orient, en Méditerranée et en Europe centrale (contrairement à une idée reçue, cela fait donc 10 000 ans que le corps humain s’est adapté à l’ingestion de lait ou de produits laitiers). Par la suite, la consom­ mation d’animaux d’élevage a progressé dans le même temps que la maîtrise des sélections animales. L’archéologie fait fréquemment des découvertes surprenantes sur les débuts du Néolithique : on avait 31

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Le carnivore, un animal rare L’homme partage avec les autres mangeurs de viande la même préférence pour les herbivores. Dans la mer, c’est pareil : les poissons carnivores mangent principalement des poissons herbivores. Est-ce là une affaire de goût ? N’est-ce pas seulement une coïncidence ? Sans doute ni l’un ni l’autre ! Il s’agirait plutôt d’une nécessité de la chaîne alimentaire. En effet, pour satisfaire leurs besoins énergétiques, les herbivores doivent consommer chaque mois une masse de végétaux très supérieure à la leur. Leurs populations sont donc fortement limitées par les ressources végétales disponibles. Il en va de même pour les carnivores avec leurs proies herbivores ; c’est pourquoi les premiers sont beaucoup moins nombreux que les seconds. Aussi, si une espèce carnivore en mange une autre (on parle alors de superprédateur), la seconde risque de s’éteindre… puis la première aussi, par manque de nourriture. Il ne peut donc y avoir qu’un très petit nombre de superprédateurs. Lorsqu’une espèce carnivore disparaît, elle « laisse la place » à une autre espèce carnivore, et la répartition entre carnivores et herbivores reste à peu près constante. Néanmoins, il existe un prédateur —  omnivore  — qui parvient à déséquilibrer radicalement les écosystèmes : c’est l’homme, bien sûr ! Mais ce fait est récent.

auparavant sous-estimé l’avancement de l’organisation des populations de cette époque ; il est clair, désormais, qu’elles utilisaient leurs animaux domestiques de façons très diverses, non seulement à des fins économiques (par exemple, les porcs étaient engraissés à l’automne pour disposer d’un surcroît de gras pendant l’hiver) mais aussi pour des usages sociaux (posséder un animal était un signe de richesse). Ce sont aussi les espèces domestiquées qui ont été diversifiées, à des époques et dans des régions différentes : le poulet en Asie, le dindon en Amérique du Nord, le cochon d’Inde et le lama en Amérique du Sud… Certaines ont été disséminées bien plus largement que d’autres. Les volailles ont ainsi connu un vaste succès ! 32

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Les deux basculements de l’humanité La naissance de l’élevage, avec celle de l’agriculture, a bouleversé l’humanité, qui est alors passée d’une vie de chasseur-cueilleur nomade à celle d’éleveur sédentaire fortement socialisé. Elle a aussi changé la vie de nombreuses populations animales et modifié profondément certains milieux, mais seulement à l’échelle locale. Il en va autrement d’un autre grand « basculement » connu par l’humanité, qui résulte de la révolution industrielle : un dépeuplement massif et rapide d’espèces par l’extension des surfaces cultivées, par le développement des monocultures (la raréfaction des espèces végétales entraînant celle des animaux) et par les pollutions. Aujourd’hui, tandis que les animaux d’élevage — les individus, et non pas les espèces — sont toujours plus nombreux, l’urbanisation croissante laisse de moins en moins de place aux animaux sauvages. Pour étayer cette grande différence entre les deux basculements, un bilan archéozoologique a été récemment entrepris afin d’évaluer les disparitions d’espèces en France intervenues au cours des douze derniers millénaires et les comparer à celles du xxe siècle (particulièrement nombreuses entre les deux guerres mondiales). Cette étude a montré que l’impact écologique de la révolution du Néolithique a été très modéré en comparaison de celle de la période moderne. La paléontologie a mis en évidence cinq événements majeurs dans l’histoire de la biosphère (ce que les AngloSaxons désignent par ELE, Events of Large Extinction : événements de grande extinction) ; la disparition des dinosaures est l’un d’eux. L’homme est en train d’en provoquer un sixième. Il reste à préciser en cela l’ampleur du rôle des productions animales et des cultures vouées à 33

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la consommation de produits carnés, qui avaient auparavant peu d’incidence écologique. L’effacement de la vie sauvage Au xxe siècle également, une nouvelle domestication s’est développée : celles d’animaux aquatiques, principale­ ment de poissons carnivores (sauf en Chine et dans d’autres pays d’Asie, où l’on préfère les poissons herbi­ vores, en particulier ceux des fleuves). Cette nouveauté pourrait provoquer un bouleversement écologique si les poissons herbivores en venaient à manquer de prédateurs pour réguler leur nombre, mais tel n’est pas vraiment le cas : les populations d’herbivores sont elles-mêmes diminuées par leur pêche, qui sert à produire des farines pour l’alimentation d’animaux d’élevage… et notamment des poissons carnivores ! C’est plutôt par les pollutions humaines et la surpêche que les écosystèmes marins sont dégradés. L’Occidental du xxie siècle élève des animaux qu’il consommait très peu auparavant : autruche, kangourou, émeu… dont les viandes restent encore « de luxe » — mais les pavés de saumon l’étaient aussi, il n’y a pas si longtemps. Dans le même temps, d’autres animaux « quittent » progressivement son assiette, comme la morue (ou cabillaud), victime de la surpêche, et le cheval, en partie à cause de la sensibilité qui rend peu compatibles l’admiration et la consommation d’une espèce. Cet équidé abondamment chassé fut sauvé par sa domes­ tication ; sans son emploi actuel dans les loisirs, le déclin de son usage dans les transports, les armées et l’agri­ culture aurait pu conduire à sa disparition. Une autre nouveauté de l’époque moderne est la distanciation de l’homme avec les animaux. Devenant 34

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toujours plus urbains, nous connaissons de moins en moins les animaux sauvages, et la diminution de leurs effectifs renforce cette tendance. Par ailleurs, nous avons de plus en plus d’animaux domestiques, qui sont engagés dans différents types de relations de travail, mais leurs compétences et nos savoir-faire avec eux tendent à se perdre. C’est le cas aussi bien pour les animaux « de compagnie », qu’on assimile à nos proches (ils vivent à notre rythme ; on les traite comme des enfants ; on leur prête des sentiments ou des intentions humaines…) ou à notre Domestiquer, c'est réduire en esclavage ? L’idée qui prévaut chez les « libérateurs des animaux », est que l’élevage (et, plus généralement, la domestication) est uniquement un rapport d’exploitation, une mise en esclavage. Selon une autre vision, moins unilatérale, les animaux ne sont pas des victimes impuissantes qu’il faudrait libérer du joug humain : la domestication est réalisée avec eux, à partir de relations intensifiées par eux et par les êtres humains, puis renforcées intentionnellement par ces derniers… D’ailleurs certaines espèces s’y montrent réfractaires. Pour certains anthropologues, les animaux ont subi tout au long de l’histoire des relations de domination de mêmes types que celles des humains (esclavage, féodalité, salariat, etc.). On peut remarquer, toutefois, que l’indignité de cette exploitation provient moins de la domestication elle-même que de la forme capitaliste de la mise au travail des individus, qui est centrée sur la productivité et la rentabilité, et qui considère le producteur — animal ou humain — comme une ressource et non pas comme un collaborateur. On constate aussi que paysans et animaux sont souvent placés au même niveau par les « castes dominantes », féodales ou bourgeoises (et d’ailleurs, l’exploitation des serfs ou des ouvriers dans les mines, c’est aussi l’exploitation d’animaux — de chevaux, notamment). Or, l’approche de la domestication sous le prisme de la domination tend à ignorer le fait que les relations entre humains et animaux sont essentiellement des relations de travail. Pour les paysans, les animaux sont d’abord des partenaires de travail.

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décorum (ils sont tels des peluches animées), que pour les animaux de production : à cause de l’industrialisation et de l’automatisation sans cesse accrues, de moins en moins d’humains s’en occupent, en proportion, et les relations tissées avec eux tendent à s’appauvrir.

Y’a pas que dans le cochon que tout est bon ! Tantôt matières premières, tantôt partenaires Les utilisations d’animaux sont si nombreuses qu’il est peu aisé de les recenser toutes ! Dans la liste proposée ci-après, il convient de distinguer celles qui tirent profit du corps des animaux, de celles qui les impliquent dans une relation de travail. Cette distinction paraît importante car, dans le premier cas (qui concerne les productions alimentaires, vestimentaires ou cosmétiques, les rites cultuels, ainsi que les expérimentations à visées scientifiques, médicales ou toxicologiques), l’animal est tel une matière première. On l’exploite comme un minerai. On ne le sollicite pas pour ses compétences. On n’a pas besoin de développer des relations avec lui. Dans le second cas, il nous apparaît — tout au moins à ceux qui travaillent avec lui — tel un partenaire, un collaborateur. Il en va ainsi dans l’élevage, les transports, la compagnie, le secours, la police, les loisirs… autant d’activités dans lesquelles les animaux trouvent à leur tour des bénéfices : nourriture, compagnie, protection, jeu, etc. Des ressources pour l’alimentation humaine Les mammifères, les oiseaux, les poissons, les mol­lusques et les crustacés procurent aux êtres humains la majorité de 36

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leurs produits carnés, riches en protéines, en acides gras, en vitamines B et D, ainsi qu’en sels minéraux tels que le fer, le zinc et le sélénium. Les vers, les insectes, les reptiles, les gastéropodes et les amphibiens en sont des compléments. Toutes les sociétés humaines sont zoophages. Celles de l’Occident le sont devenues davantage dès la révolution industrielle. Elles ne sont pas pour autant carnivores : les produits carnés représentent toujours une part modeste de leur alimentation, mais la consommation de viande n’a jamais été aussi grande qu’aujourd’hui, à de menues fluctuations près, et elle continue de croître fortement dans le monde. Les ongulés fournissent du lait, riche en lactose (un glucide), en acides gras, en protéines (notamment la caséine), en vitamines (surtout B2 et B12), ainsi qu’en minéraux (principalement le calcium et le potassium). Les oiseaux et certains poissons procurent des œufs, riches en protéines, en minéraux et en vitamines (toutes sauf la vitamine C). Douze œufs d’oiseau sur treize consommés dans le monde proviennent de poules. Les abeilles produisent du miel, riche en divers glucides et en potassium. Des fournisseurs de vêtements, de parures et d’outils Les principaux matériaux vestimentaires d’origine animale sont le cuir, la laine, la soie et la fourrure. Le cuir provient généralement des ongulés ; la laine, d’ovins, de caprins ou de camélidés comme l’alpaga ; la soie, des vers à soie (les larves du bombyx du mûrier) ; la fourrure, du lapin, du renard, du phoque, du chinchilla, de mustélidés tel le vison, et d’autres espèces encore. Dans le linge de maison, on trouve de la laine et des plumes de canards ou d’oies. 37

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Des bijoux ou porte-bonheur et quelques parfums comportent des matières issues d’animaux : ivoire (éléphant), musc (cerf), corne (rhinocéros), dent (requin, crocodile…), etc. L’interdiction du commerce de ces matières est en voie de généralisation. La France est devenue en août 2016 le premier État européen à interdire celui de l’ivoire. Parmi ceux qui rentrent dans la constitution de produits domestiques, d’instruments ou d’outils, on trouve notamment la cire d’abeille, le crin de cheval, de porc ou d’écureuil (pinceaux, archets de violon…), la peau de chèvre (instruments de percussion), ainsi que les boyaux de chat ou de porc (cordes de raquettes), mais dont l’utilisation se raréfie. Des producteurs ou testeurs de cosmétiques Des animaux sont encore utilisés pour tester les produits cosmétiques mais de plus en plus d’États mettent fin à cette pratique, à la suite de la décision de l’Union européenne d’interdire ces tests et la commercialisation de tout cosmétique éprouvé de la sorte après mars 2013. Et en matière de cosmétiques, les animaux ne servent pas uniquement de cobayes, ils sont aussi de grands fournis­­seurs d’ingrédients : le glycérol (liquide hydratant), le collagène (protéine fibreuse extraite de carcasses d’animaux d’abattoir et qui apporte de la résistance mécanique aux cellules), l’élastine (protéine fibreuse qui renforce l’élasticité cellulaire), la lanoline (graisse hydratante et protectrice issue de la laine d’ovin), l’allantoïne (substance hydratante, cicatrisante et anti-inflammatoire tirée de la bave d’escargot), la kératine (protéine fibreuse trouvée dans les poils, plumes, cornes, ongles, becs ou laines de divers animaux, et possédant des propriétés 38

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structurantes pour les cheveux et anti-UV pour la peau), le squalène (un lipide hydratant extrait du foie de requin), etc. Des objets de science et de médecine Selon la British Union for Abolition of Vivisection, en 2005, il y a eu dans le monde 115 millions d’animaux utilisés dans des laboratoires scientifiques (l’Union européenne en totalise environ 10 %). La majeure partie de tels animaux est euthanasiée à l’issue de l’expérimen­ tation menée. Selon les données publiées par le ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche1, il y a eu 1 770 000 animaux utilisés en France, en 2014, à des fins scientifiques ou médicales. Dans ce total, on compte 48 % de souris, 31 % de poissons, 7,5 % de rats, 5,2 % de poulets et autres oiseaux, 5 % de lapins, 3 % de cochons d’Inde et de hamsters. Parmi les autres espèces, il y a des porcs (environ 8 000), des ruminants (moins de 5 000), des chiens (près de 3 000) et un millier de primates non humains. Après une forte baisse dans les années 1990, ces effectifs ont peu évolué depuis 2000. Les animaux utilisés en France pour la mise au point de médicaments (à usage humain ou vétérinaire) ou d’aliments et pour des tests toxicologiques représentent 52 % du total ; 47 % le sont pour les travaux de recherche (en physiologie, en biologie, en sciences cognitives…) et 1 % le sont à des fins éducatives. L’utilisation d’animaux à des fins scientifiques ou médicales est très ancienne. Au iie siècle, le médecin grec 1  MENESR, 2014. Utilisation des animaux à des fins scientifiques dans les établis­ sements utilisateurs français, enquête statistique.

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Galien y recourait déjà. La vivisection a apporté une manne d’informations sur le fonctionnement des organis­ mes. L’observation des effets de substances chimiques administrées à des animaux vivants a débouché sur la mise au point de la plupart des médicaments et des vaccins utilisés pour soigner ou sauver la vie de milliards d’êtres humains et d’animaux. L’injection de toxines — notamment celles de coquillages — chez des souris a permis de prévenir de nombreuses intoxications alimentaires… Aujourd’hui, grâce à des machines, on se passe en grande partie de ce « test souris ». Des inspirateurs d’arts et de mythologies La grande fréquence des représentations animales dans les arts primitifs, les ouvrages funéraires, les récits mythologiques et les contes de toutes les civilisations atteste de l’importance des animaux dans la façon dont les êtres humains conçoivent leur existence dans la nature et dans un au-delà. Les sacrifices, communs à de nombreuses cultures anciennes (inca, hindoue, grecque, romaine, gauloise, juive, chrétienne, musulmane, vaudou, etc.), ont souvent servi d’offrande aux divinités. De nos jours, ils se raréfient. Par exemple, ils ont été prohibés en Inde en 2014 ; un an plus tard, le Népal a décidé de mettre fin au grand sacrifice annuel de Gadhimai, lors duquel près de 500 000 ongulés étaient tués. De nombreux animaux vivants sont utilisés dans les productions artistiques, notamment dans le cinéma. Mais tandis que ce dernier ne manque pas de mentionner qu’« aucun animal n’a été maltraité ou blessé durant le tournage », quelques artistes de scène n’hésitent pas à en brutaliser et même à en tuer de façon provocatrice. Ainsi 40

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l’artiste belge Wim Delvoye a-t-il tatoué des cochons vivants en 2010. Le philosophe-juriste Jean-Baptiste Jeangène Vilmer donne cet autre exemple : « En 2007, Guillermo “Habacuc” Vargas a laissé mourir de faim un chien attaché au mur d’une galerie, sur lequel il avait inscrit, en lettres composées de nourriture pour chien, “Eres Lo Que Lees” (Vous êtes ce que vous lisez), déclenchant une polémique planétaire et une pétition de 2,5 millions de signatures. » Des assistants d’agriculture et de transport Les équidés et les bovins ont été abondamment utilisés pour le labour. Cette utilisation tend à disparaître dans les pays industrialisés mais perdure dans les autres. Ces animaux, ainsi que les éléphants et les camélidés (dromadaires, chameaux, lamas), servent aussi au transport de produits agricoles et de personnes (agriculteurs, voyageurs, touristes), mais cette utilisation se raréfie également. On assiste cependant à leur retour dans des pays comme la France : des maraîchers et des viticulteurs travaillent avec des équidés ; des communes comme Rambouillet et Trouville en engagent dans le ramassage des poubelles et le transport scolaire… Grâce à leur pâturage, les ruminants ont façonné certains paysages. Ils entretiennent les prairies, les sous-bois, les alpages... Empêchant ainsi la prolifération de certains végétaux ou l’avancée des forêts (en mangeant les jeunes pousses d’arbres) et gardant les milieux ouverts, ils favorisent le maintien de la biodiversité et limitent les risques d’incendie. Les déjections des animaux d’élevage fournissent des engrais. Le butinage des abeilles et d’autres hyménoptères est essentiel à la reproduction de nombre de végétaux, cultivés ou sauvages. Des chiens conduisent des 41

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traîneaux ; d’autres sont quasi irremplaçables dans la conduite et la protection de troupeaux d’ovins ou de caprins. Des pourvoyeurs de compagnie, d’aide et de secours Les animaux de compagnie apportent aux humains et en particulier aux enfants une présence réactive, du jeu et une relation perçue comme affective. Il s’agit principalement du chien et du chat, mais d’autres espèces ont cette capacité : cheval, âne, porc, rat, singes, etc. Équidés exceptés, celles-ci font partie des « nouveaux animaux de compagnie » (les NAC), dont certains, dits « animaux d’agrément », sont plus difficiles à apprivoiser (lapin, furet, cochon d’inde, hamster, poule et autres oiseaux, notamment les perroquets) ou font l’objet de relations très limitées (poissons, amphibiens, reptiles ou arthro­ podes tels que les araignées). Près d’un ménage sur deux, en France, vit avec un animal de compagnie. Il y en aurait ainsi plus de 63 millions, dont 12,7 millions de chats, 7,3 millions de chiens, 5,8 millions d’oiseaux, 34,2 millions de poissons et 2,8 millions de petits mammifères2. Certaines personnes vivant seules ont un tel animal simplement par choix de vie. D’autres trouvent en lui une aide très précieuse pour réduire leur souffrance due à l’isolement ou pour faciliter leurs rencontres. La palette de capacités du chien en matière de communication, d’apprentissage, de jeu, d’affection ou de garde dépasse largement celles de toutes les autres espèces animales.

2  Facco/TNS Sofres, 2014. Le chat poursuit sa progression au sein des foyers français, www.facco.fr (consulté le 01.11.2016).

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Des chiens et, dans une moindre mesure, des chevaux, des singes, des chats et des cochons d’Inde sont utilisés comme auxiliaires de thérapie (on parle aussi de zoo­ thérapie) ou d’aide à l’accompagnement de personnes physiquement ou psychiquement déficientes. Le chien est particulièrement utile aux déficients visuels. Plusieurs cas de sauvetage par des dauphins d’êtres humains sous la menace de requins ont été rapportés mais, encore une fois, c’est le chien qui se montre le plus utile dans les secours, grâce à son odorat, notamment pour retrouver les survivants de catastrophes naturelles (avalanche, tremblement de terre…). Les humains, et surtout des associations telles que la Société protectrice des animaux (SPA) ou l’association Wellfarm, portent à leur tour assistance à de nombreux animaux blessés, maltraités ou abandonnés — en la matière, les besoins vont croissants, hélas ! Des auxiliaires de chasse, de guerre et de sécurité Des chevaux, des chiens et plus rarement — surtout de nos jours — des rapaces sont utilisés pour chasser. Des millions de chevaux et, dans une moindre mesure, des dromadaires, des chameaux et des éléphants ont servi aux troupes d’infanterie. Cet emploi existe encore mais, à l’exception de quelques polices montées, il s’agit surtout de bataillons d’apparat. Des moutons ont été sacrifiés pour déminer des terrains lors des guerres mondiales, des pigeons ont servi de messagers ou d’éclaireurs équipés d’un appareil photographique, des dauphins sont encore utilisés pour le minage ou le déminage de sous-marins… mais c’est le chien qui a été et qui reste l’animal le plus sollicité par les forces de sécurité : chiens de garde, d’alerte, d’attaque, de 43

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pistage de fuyards, de recherche d’explosifs ou de stupéfiants, messagers, tracteurs de blessés ou porteurs de charges explosives, mascottes… Des acteurs de sports, de spectacles et d’autres loisirs Des chevaux, des chiens et des dromadaires sont engagés dans des courses. Des coqs, des chiens, des bovins, des poissons, des mangoustes, des reptiles et des insectes sont engagés et parfois tués dans des combats. Outre la chasse à courre, la corrida et l’équitation de loisir, plusieurs sports impliquent des chevaux : course hippique, concours complet, jumping, polo, horse-ball, dressage, attelage, rodéo, pentathlon moderne, randonnée de compétition, entre autres. Les chiens servent dans quelques sports, tels que les courses de traîneau, mais nous avons aussi conçu pour eux des activités physiques et techniques : agility (franchissement d’obstacles), attelage, cavage (recherche de truffes), flyball (course-relais), ring (attaque, garde et saut), techniques de chasse ou de garde de troupeau… Les cirques classiques ou aquatiques font travailler de nombreux animaux — notamment des spécimens d’espèces sauvages — dans des numéros spectaculaires. On y trouve en particulier des fauves, des ours, des éléphants, des rapaces et des mammifères marins. Quant aux spécimens visibles dans les zoos, il s’agit de moins en moins d’animaux capturés pour satisfaire la curiosité des visiteurs. Le plus souvent, désormais, ils sont nés en captivité et placés dans un environnement qui, bien que réduit, ressemble à celui de leurs congénères sauvages. Les visées commerciales des zoos n’ont pas disparu mais la plupart de leurs gardiens sont devenus des pédagogues vis-à-vis de la connaissance et de la 44

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préservation des espèces. Certains d’entre eux travaillent avec des vétérinaires ou des zoologues pour apporter des soins à des animaux sauvages en liberté ou pour aider à leur suivi scientifique.

Comment évolue la consommation de viande en France ? Des volumes qui baissent un peu Selon la FAO, en 2014, les humains ont consommé en moyenne et par personne 42,9 kg de viande : 33,7 kg dans les pays en voie de développement et 76,1 kg dans les pays de l’OCDE3. Le bœuf, le veau, le porc et le poulet représentent 90 % du total. Le « bœuf » est, cela dit, avant tout une appellation commerciale car il s’agit le plus souvent de taurillon et surtout de vache laitière de réforme (qui n’est plus traite). En toute rigueur, le bœuf devrait désigner un bovin mâle castré de plus de 3 ans, et sa viande est rare dans les linéaires des supermarchés. En France, cette consommation a atteint un pic en 1998, avec 94 kg annuels. Depuis lors, elle diminue d’environ 500 g (ou 0,5 %) par an, mais attention aux conclusions hâtives quant aux raisons principales de cette baisse. En effet, elles pourraient être à trouver dans la hausse du prix de la viande, qui a fait augmenter les dépenses des Français pour cet aliment de 17 % entre 2004 et 2014 (soit un peu plus que l’inflation générale), selon l’association FranceAgriMer4. Acheter moins n’est pas vouloir consommer moins ! 3  Chiffres de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, sur www.fao.org (consulté le 01.11.2016). 4  Chiffres sur www.franceagrimer.fr (consulté le 01.11.2016).

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Selon l’enquête « Comportements et consommations alimentaires en France » menée auprès de 1 200 ménages français en 2010 par le Crédoc5, la diminution de consommation de viande de boucherie (viande bovine, veau, agneau, cheval et porc « à la coupe ») a été de 15 % entre 2003 et 2010, au contraire de la volaille et de la charcuterie, qui ont un peu augmenté. Elle atteignait alors 55,3 g par jour (g/j) et par adulte (62 g pour les hommes, 47 g pour les femmes), répartis dans 3,4 repas hebdomadaires en moyenne. Depuis 2010, les chiffres ont évolué. La tendance s’est maintenue pour la viande de boucherie (tombant à 52,5 g/j) entre 2010 et 2013, puis, selon la Fédération nationale de l’industrie et du commerce en gros des viandes, en mars 2016, la baisse s’est accélérée, avec 3 kg de moins par Français lors des trois dernières années. La consommation de volaille et de charcuteries, quant à elle, a connu à son tour un recul : 65,9 g/j en 2013, contre 71,3 g/j en 2007. La consommation moyenne de produits carnés issus d’animaux terrestres est donc actuellement en baisse. Dans le choix de la viande de boucherie, la viande bovine demeure majoritaire, devant le porc. Cependant, parmi toutes les viandes (de boucherie, de charcuterie, de préparations industrielles…), la consommation de porc est la première (32 kg par an en moyenne), devant les volailles (26 kg) et la viande bovine (24 kg)6. Aujourd’hui, 37 % des Français sont des « petits consommateurs » de viande (moins de 245 g par semaine) et 28 % sont de « gros consommateurs » (plus de 490 g), 5  Centre de recherches pour l’étude et l’observation des conditions de vie, 2012. Évolution de la consommation de viande en France, rapport d’enquête CCAF 2010, www.credoc.fr (consulté le 01.11.2016). 6  En 2015, selon FranceAgriMer.

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tandis que le seuil à ne pas dépasser, selon les recommandations de santé publique, est de 500 g par semaine. La viande, un aliment très « chargé » ! Pour la science des comportements alimentaires comme pour les professionnels de l’alimentation, il importe de cerner les motifs de changement ou de maintien des habitudes. Afin de bien comprendre ces motifs, il convient d’abord de se pencher sur les attitudes, les sentiments et les croyances qui traversent les âges et les civilisations, c’est-à-dire de faire un peu d’anthropologie. La viande est très particulière, parmi tous les aliments : elle a une place importante dans le symbolisme de toutes les cultures ; elle est un objet de philosophie, d’éthique et de religion. En témoignent les choix de communautés spirituelles qui, telle la caste des prêtres brahmanes en Inde, refusent d’en manger, ou qui s’évertuent à en restreindre strictement la consommation, à l’instar d’ordres monastiques en France et ailleurs en Europe. Ce sont en large partie ces aspects symboliques qui rendent brûlants les débats portant sur l’acceptation ou le refus de manger de la viande. Comme l’a noté le sociologue Claude Fischler, la viande est l’aliment le plus désiré et le plus craint à la fois. Elle est désirée parce qu’elle est supposée rendre fort. Elle a ef­fective­ment une haute valeur nutritive et, à ce titre, elle a probablement contribué au processus d’hominisation de nos ancêtres. De ce fait, la privation de cet aliment est apparue comme un risque, mais sa consommation l’est aussi. Il existait déjà une réticence d’ordre sanitaire chez les Grecs de l’Antiquité : si manger de la viande avait pour effet « d’échauffer le corps », ne valait-il mieux pas s’en priver au profit de la pensée et de la méditation ? 47

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Pythagore était ainsi convaincu que l’homme n’était pas fait pour en manger ; Hippocrate avait une idée similaire à propos du lait. Plus encore, Pythagore considérait la consommation d’animaux comme socialement néfaste, car elle changeait la nature de l’individu : tuer et manger des êtres sensibles faisaient rentrer la violence dans son corps et le poussaient à en user contre ses semblables. C’est pourquoi les Pythagoriciens se sont isolés de la société grecque, qui sacrifiait des animaux pour les dieux. La crainte est aussi et surtout d’ordre moral : tuer suscite un sentiment de culpabilité, et manger la chair d’un animal qui nous ressemble un peu nous rapproche du cannibalisme, un tabou presque universel. Diverses pratiques ont été développées autour de ces deux actes (tuer et manger) afin de les assumer ou pour déculpabiliser : des rituels permettant de s’absoudre d’un péché ou des ruses consistant à confier à des tiers le « meurtre alimentaire » et le soustraire ainsi à la pensée consciente. Le développement de la sous-traitance dédiée à l’abattage des animaux et au conditionnement de leurs morceaux comestibles a ainsi éloigné le malaise. Dans le même temps, il a fait des équarisseurs et des bouchers, comme les bourreaux d’antan et les éboueurs d’aujourd’hui, des figures quelque peu sinistres car porteuses des souillures que nos actes produisent et que nous refoulons. La viande en clichés et en publicités Dans ses représentations populaires persistantes, la viande est un facteur d’énergie et un signe de richesse, de succès. Elle fait encore figure de produit onéreux mais ne paraît plus réservée à l’élite, comme au Moyen Âge. Dès que leur pouvoir d’achat le permet, les populations se 48

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mettent à en consommer beaucoup, ce qu’on observe actuellement dans les pays émergents. La France a connu cela durant les Trente Glorieuses, avec l’augmentation du niveau de vie moyen qui a suivi la période de vaches maigres de la seconde guerre mondiale (et les fortes incita­tions des pouvoirs publics à consommer de la viande et du lait). On disait alors couramment « travailler pour gagner son bifteck » ; auparavant, c’était plutôt « travailler pour gagner son pain ». Aussi la consom­mation de viande par habitant et par an est-elle con­sidérée par certains économistes comme un indicateur de richesse d’une nation. Les messages publicitaires qui promeuvent la viande évoquent la vigueur qu’elle est supposée apporter, comme ces spots de la firme au slogan « Saveur et énergie » montrant un homme qui dépasse un jaguar à la poursuite d’une antilope et demandant « C’est qui le plus grand carnivore ? », ou cette femme qui attrape par les dents son enfant et le place devant un steak haché, avant de conclure par « D’instinct, une mère sait ce qu’il y a de meilleur pour le plus grand des carnivores ». Depuis peu, ils mentionnent d’autres valeurs comme la convivialité : celui d’Interbev, une organisation professionnelle au service des filières animales, met en scène une réconciliation d’anges et de démons, ponctuée par « Le bœuf : le goût d’être ensemble ». Les industriels tentent aussi de combler un déficit d’images positives. Leurs volailles, par exemple, sont promues par leur alimentation en céréales locales et par leur élevage « en plein air » ou « en liberté ». Le cœur du repas français Les mangeurs de viande reprochent aux végétariens et surtout aux végétaliens de ne pas être « de bons vivants ». 49

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Cette idée est particulièrement vivace en France, où la culture de l’alimentation tient une grande place : les Français sont globalement très attachés à l’origine des produits, aux manières de les préparer, ainsi qu’au rythme et à la structure des repas. Un repas jugé digne est idéalement constitué d’une entrée, d’un plat et d’un dessert, et surtout, le plat principal doit comporter une viande ou un poisson. Tout le reste représente un accompagnement : le plaisir du repas, comme ses aspects nutritifs et festifs, repose principalement sur cette viande ou sur ce poisson. Chez les classes moyennes ou pauvres et chez les hommes, les viandes les plus valorisées sont les viandes rouges ; chez les classes les plus aisées et chez les femmes, ce sont les viandes blanches, les poissons et les fruits de mer. Ces constats sont ceux de spécialistes des comportements alimentaires, qui évaluent aussi les effets, sur ces comportements, des discours susceptibles de changer les choix de consommation. Aujourd’hui, outre les recommandations du Programme national Nutrition-Santé (le PNNS ou fameux « Manger Bouger ! » lancé en 2001 et destiné à rendre plus saine et plus équilibrée l’alimentation des Français), il s’agit notamment de la promotion du végétarisme, des produits bio et de la préservation de l’environnement. Le terroir avant la santé et l’environnement À titre d’exemple, une enquête a été menée dans des restaurants d’entreprise à Rennes, en 2015, auprès de plus de 1 000 personnes. Tous les jours pendant deux semaines, trois menus différents ont été proposés à 250 convives représentatifs de différentes catégories socioprofessionnelles : un menu « terroir » indiquant l’origine des aliments, un menu « santé » accompagné d’informations 50

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nutritives, et un menu « végétarien » dont l’intérêt dans la réduction de « l’impact carbone » des activités humaines était explicité. Les choix des participants ont été comptabilisés et leurs appréciations ont été recueillies à l’aide de questionnaires. La majorité des choix et des appréciations positives a été portée sur le menu « terroir ». Quant aux deux autres menus, voici quelques commentaires typiques. À propos du menu « végétarien », sélectionné en majorité par les femmes hautement diplômées, les convives ont noté : « peu nourrissant », « peu de goût », « peu de plaisir », « Moi, jamais ! Car je vais rester sur ma faim et j’ai peur d’un manque de goût. », « L’impact carbone ? Encore un truc culpabilisant ! », « Pour nous, l’indice carbone, c’est abstrait. », « Il faut savoir penser à soi ; on ne peut pas penser à tout. », « Je veux bien faire quelque chose pour la planète, mais il faut du sens, donc je préfère le produit régional. », « Il n’y a pas que l’environnement : il y a aussi les gens, les producteurs, les éleveurs. »… À propos du menu « santé », les réactions n’ont pas été moins critiques : « Trop normatif ! », « Des compteurs de calories ? Pas très sexy ! »… D’après ces commentaires et en constatant, par ailleurs, que des crises sanitaires comme celle « de la vache folle » n’ont pas modifié profondément et durablement les choix alimentaires, il est permis de penser qu’infléchir les points de vue et les habitudes est très difficile et nécessite en tout cas beaucoup de temps. Les statistiques et les sondages effectués en France ces dernières années indiquent toutefois que la consom­ mation de viande baisse au profit de celle des produits de la mer et qu’il existe une sensibilité croissante aux problématiques écologiques, principalement chez les moins de 30 ans et au sein des classes sociales les plus éduquées. 51

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Les injonctions à visée nutritionnelle et diététique ont également des effets : les personnes sondées déclarent souvent qu’il faut manger moins et consommer des aliments de meilleure qualité ; elles témoignent par ailleurs de leur souci accru du « respect des animaux ». La part sociale des goûts pour les produits carnés Pour ce qui concerne les préférences des consom­ mateurs selon leurs classes sociales, une publication du Centre d’études et de prospectives du ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt 7 fait les constats suivants : « Alors que la consommation de poisson reste plus fréquente dans les foyers plus aisés, celle de viande, jadis réservée aux catégories favorisées, est désormais plus importante dans le bas de l’échelle sociale. Les achats de produits porteurs de signes de qualité, comme les produits biologiques, équitables ou AOC, sont assez nettement corrélés au niveau de revenu, de même que le recours à la restauration hors foyer […] Pour la consommation de viande, après avoir longtemps été l’apanage des groupes aisés, la tendance semble s’être inversée : la consommation moyenne de produits carnés des cadres et professions libérales était de 112 g/j en 2007, tandis que celle des ouvriers s’élevait à 137 g/j, soit 25 g/j de différence (CCAF, 2007). Et les viandes consommées ne sont pas les mêmes : la part de la viande bovine et de porc, de même que la charcuterie, est plus élevée chez les moins aisés, tandis que les catégories supérieures consomment davantage d’agneau et de volaille […]

7  Laisney C., 2013. Les différences sociales en matière d’alimentation, CEP du MAAF, document de travail n° 9, nov. 2013, http://agriculture.gouv.fr (consulté le 01.11.2016).

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On manque de statistiques fiables sur le nombre de végé­ tariens en France et a fortiori sur leurs caractéristiques socio­ démographiques. Cependant, d’après une étude auprès de clients d’un magasin de produits biologiques de la banlieue est de Paris entre 1997 et 2013-2014, les cadres, professions intermédiaires et employés seraient surreprésentés parmi les végétariens, alors qu’inversement les artisans-commerçants, chefs d’entreprise et les ouvriers seraient sous-représentés […] Lorsqu’on y regarde de plus près, on observe que les nouveaux produits ou les nouvelles pratiques sont adoptés d’abord par les professions intellectuelles diplômées (les couches moyennes supérieures), rapidement imitées par les couches moyennes. La diffusion ne se ferait donc pas des plus riches aux plus pauvres (lesquels peuvent rester durable­ ment exclus des nouvelles tendances de consommation pour des raisons éco­nomiques), mais plutôt entre les catégories intermédiaires. »

À la recherche de viandes de qualité Sus à la viande-semelle ! Entre une côte de porc industriel et une côte de porc gascon (une race rustique), tel qu’un Noir de Bigorre élevé en plein air et nourri d’herbe, de glands, de châtaignes et de céréales (seigle, blé, orge), rien de commun, excepté le nom « côte de porc » ! La première, insipide, se vide de son eau à la cuisson ; la seconde, au goût de noisette, fond sous la dent… Qu’est-ce qui fait la qualité organoleptique — et non pas nutritionnelle — d’une viande ? Son goût, sa texture, sa jutosité, sa tendreté… qui dépendent du type de morceau, de l’âge, de la race et du sexe de l’animal, de la teneur des fibres musculaires en lipides (en général entre 2 à 8 %, 53

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selon le type de morceau) et de son évolution post-­ mortem, en particulier son temps de maturation, plus ou moins long selon le type de morceau et le genre de viande : la viande rouge a besoin d’un temps plus long, supérieur ou égal à quatorze jours, typiquement. Comment évalue-t-on cette qualité ? Jusque récemment, la plupart des tests d’évaluation étaient réalisés par des professionnels ; désormais, on multiplie les tests « en aveugle » et avec des consommateurs volontaires, parce qu’il est apparu que les appréciations des seconds dif­ féraient notablement de celles des premiers. Au fait, c’est quoi, la viande ? La viande est un tissu musculaire qui a subi des transformations structurales et biochimiques au cours des phases de rigidité cadavérique et de maturation. Selon le Codex alimentarius de 20058 (une publication de l’ONU), la viande correspond à toutes les parties d’un animal destinées à la consommation humaine ou jugées saines et propres à cette fin. Traditionnellement, en Europe, elle provient des muscles d’animaux dits de boucherie (bœuf, veau, porc, mouton, agneau, cheval, chevreau) ou de basse-cour (poulet, dinde, canard, pintade, oie, pigeon, lapin) et du gibier (sanglier, chevreuil, lièvre, etc.). Parmi les viandes plus « exotiques », on compte celles de chameau, d’autruche, de crocodile et de kangourou, par exemple ; toutefois, chaque peuple ou communauté possède ses spécifi­ cités sur ce plan. Outre une source de protéines, la viande est une source majeure de vitamines hydrosolubles du groupe B, notamment la vitamine B12. Elle assure également un apport en fer et en zinc. Elle participe modestement aux apports globaux en lipides (environ 8 % dans l’alimentation des Français) mais plus fortement à celui en acides gras polyinsaturés à longue chaîne, indispensables à l’organisme.

8  À consulter sur www.fao.org.

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Qu’est-ce qui fait le goût, la texture ou la tendreté de la viande ? En France et dans bien d’autres pays, on a longtemps considéré que c’étaient très principalement le type de morceau, la race et les caractéristiques de l’animal, qui sont jugés sur pièce à la sortie de l’abattoir, à l’aide de quatre critères : l’engraissement de la carcasse, sa conformation (« rebondie » si elle comporte un volume de viande, « porte-manteau » si elle en est pauvre), sa masse et le sexe de l’animal. Ces critères servent à attribuer une note à la carcasse, donc au producteur. Ils déterminent en large partie le prix de vente. Une relation juste entre le prix et la qualité est-elle pour autant assurée ? Non. Les consommateurs de viande lui font-ils largement confiance ? Non plus. Qui n’a pas constaté que les pièces de viande les plus chères ne sont pas systématiquement les meilleures ? Il existe donc un défaut dans le système d’évaluation de la viande. Celui-ci devrait être amélioré au bénéfice du consommateur… et des éleveurs. Il s’agit en effet de permettre à ces derniers d’être rémunérés davantage en fonction d’une qualité de viande largement reconnue. Pour ce faire, il faut mieux connaître les causes de cette qualité, puis favoriser leur réalisation en tâchant de ne pas augmenter les coûts de production. Depuis peu, deux autres objectifs sont à intégrer dans la recherche d’un système plus vertueux, parce qu’ils font désormais l’objet d’évaluations auxquelles le consom­ mateur se montre sensible : réduire les nuisances environ­ nementales (c’est-à-dire principalement, aujourd’hui, diminuer la quantité d’émission de CO2 — le dioxyde de carbone — par kilogramme de viande produit) et respecter davantage les critères « du bien-être animal ».

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Une notation scientifique En France, dans la « filière viande », il existe un conservatisme fort, pour des raisons diverses : changer est dif­ficile à la fois culturellement et économiquement. Pourtant, depuis début 2015, la filière de viande bovine a mis en place l’affichage systématique de trois informations destinées à la clientèle de la grande distribution : le type de morceau, le mode de cuisson recommandé et un nombre d’étoiles (de 1 à 3), un indicateur de qualité potentielle. La qualité effective varie par ailleurs avec la durée de maturation : plus la viande est consommée rapidement après l’abattage, plus elle est ferme et moins elle est appréciée. C’est en Australie que sont apparues les premières procédures d’évaluation dépassant largement la notation de la carcasse et qui prennent en compte la maturation des morceaux. Le Meat Standards Australia (MSA) est un système de prédiction de la qualité de la viande bovine basé sur des évaluations sensorielles effectuées par des consommateurs non experts. Il permet de commercialiser la viande avec un niveau très réaliste de qualité perçue en bouche. En France, l’Institut de l’élevage et l’Inra l’ont étudié pour le compte d’Interbev et de l’Office de l’élevage. Il découle de la construction et de l’exploitation d’une grande base de données qui a permis d’identifier et de hiérarchiser les principaux critères de satisfaction des consommateurs, liés aux caractéristiques des animaux, à leur mode d’élevage, à leurs conditions d’abattage et à la transformation de la viande, la prédiction de qualité étant réalisée pour différentes combinaisons de type de muscle et de mode de cuisson. Les recherches actuellement poursuivies par l’Inra et l’Institut de l’élevage s’appuient sur le développement de 56

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modèles mathématiques de prédiction de la qualité d’une viande et d’un système inspiré du MSA, mais amélioré et adapté au contexte français ou européen. Ces modèles prennent en compte des facteurs toujours plus nombreux : le type de muscle, le taux d’engrais­ sement de la viande et son pH (un indicateur d’acidité) juste après l’abattage, les conditions de suspension de la carcasse, l’âge de l’animal, son profil génétique, sa vitesse de croissance, son niveau de stress au moment de l’abat­tage (notamment par les conditions de transfert de l’animal vers l’abattoir), la durée de maturation et la méthode de cuisson de la viande… Dans ce cadre et avec le développement de tests de dégustation en aveugle, il sera peut-être bientôt possible, par exemple, de savoir avec davantage de certitude si les steaks de vaches laitières de réforme (envoyées à l’abattoir quand on ne les utilise plus pour produire du lait) sont de qualité moindre que ceux des races « à viande » (des races Charolaise, Limousine et Blonde d’Aquitaine, pour 90 % d’entre elles), selon une idée répandue mais dont la pertinence n’est pas avérée. L’influence du « plein air » La qualité perçue d’une viande ne dépend pas seulement de facteurs intrinsèques, propres à l’animal et mesurables sur la viande, elle dépend aussi de facteurs extrinsèques, tels que le mode d’élevage, auquel le consommateur est de plus en plus sensible. Il y a ainsi fort à parier que la viande d’un animal qu’on sait issu d’un élevage paysan en extérieur et nourri à l’herbe soit presque toujours jugée meilleure que celle d’un animal élevé dans des conditions différentes, moins « bucoliques », même si leurs qualités « sous la dent » sont égales. 57

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Cette égalité de qualité perçue paraît cependant peu fréquente. C’est sans doute qu’une alimentation à l’herbe a effectivement, en général, une influence positive sur la saveur de la viande et surtout que la filière industrielle, grande distribution comprise, n’est pas en mesure de valoriser aussi bien les produits animaux que les bouchers traditionnels. Pour autant, les études scientifiques n’ont pas clairement démontré la supériorité systématique de l’élevage en plein air, par rapport à l’élevage hors-sol, dans l’obtention de meilleures propriétés organo­leptiques. A fortiori, on constate parfois le contraire : par exemple, selon une étude de l’Inra publiée en 2013, les résultats d’analyses sensorielles effectuées sur des viandes d’agneaux de pâturage d’une filière Bio et sur celles d’agneaux de filière conventionnelle, nourris de céréales en intérieur (tous ces animaux ayant eu le même rythme de croissance), sont en défaveur des premières viandes, surtout à cause d’une odeur plus forte. La meilleure viande disparaît-elle avec la boucherie traditionnelle ? Il semble convenir, finalement, de ne pas cantonner les critères de qualité des viandes à un seul mode d’élevage, à un seul type d’alimentation, à une seule race, à un seul procédé de maturation… et de ne pas croire que seule l’optimisation des méthodes d’évaluation de la qualité — principalement focalisées sur la tendreté —, permette in fine d’apporter au consommateur la meilleure viande possible. Par exemple, comme le souligne Yves-Marie Le Bourdonnec, défenseur « très médiatique » de la boucherie traditionnelle, les viandes bovines de « races à viande » que l’on trouve dans la grande distribution sont présentées 58

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par celle-ci comme étant les meilleures, or il suffit de les comparer avec celle d’une race à petits effectifs, telles la Parthenaise ou la Bazadaise, pour avoir de grands doutes à ce propos. Ces premières races ont été principalement sélectionnées dans les années 1970 pour leurs hauts rendements en masse musculaire, tandis qu’elles sont nourries, dans les systèmes industriels, bien davantage avec des produits céréaliers qu’avec de l’herbe. Les boucheries traditionnelles, quant à elles, continuent de proposer des viandes d’animaux de races diverses, nourris à l’herbe, et de faire bénéficier le consommateur de leur longue expérience en matière de découpe, de maturation et de préparation (autant d’opérations qui paraissent difficiles à bien évaluer par un seul nombre d’étoiles), mais pour combien de temps encore ? En 30 ans, leur part de marché a été divisée par trois, pour atteindre 15 % aujourd’hui, et leur nombre a été divisé par cinq…

L’élevage renouvelé par l'agriculture biologique Un nouvel ancien métier L’élevage artisanal est encore vivace dans nos sociétés industrialisées, même s’il est devenu modeste en termes de volume de production et plus difficile à pratiquer, le système économique lui étant peu favorable. Longtemps transmis dans le giron familial, il attire aujourd’hui des actifs en désaccord avec les méthodes industrielles ou réfractaires à la vie urbaine, trépidante et très exposée aux pollutions. Plus qu’un choix économique, il s’agit avant tout d’un choix de vie, une vie « connectée » à la nature et aux animaux. Le plus souvent, le système d’élevage est 59

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extensif (les animaux pâturent sur des terrains plus ou moins vastes) ; il recourt à des moyens de production peu mécanisés et fait un usage modéré de produits de synthèse. Afin de mieux comprendre ce choix et ses dif­ férences avec les productions d’échelle industrielle, voici l’exemple d’un petit élevage de brebis créé par un couple de quadragénaires dans les Alpes-de-Haute-Provence, à 1 500 m d’altitude. Un cadre et des soins les plus naturels possibles Murielle et Stéphane possèdent 200 ovins et quelques chèvres, tandis que les élevages conventionnels en comptent souvent deux fois plus, et parfois bien davantage encore. Ils ont investi beaucoup de temps et d’argent pour monter cette ferme. Leur objectif est de vivre de leur activité et d’acquérir une autonomie maximale tout en s’intégrant au paysage local, en préservant l’environ­ nement et en apportant à leurs animaux les meilleures conditions de vie possibles. La viande d’agneau qu’ils produisent bénéficie du label Bio. Découpée et conditionnée sous vide, elle est vendue directement à des particuliers et à quelques restaurateurs locaux, en moyenne 13,50 € le kilogramme, un prix intéressant, a fortiori compte tenu de la qualité. La clientèle s’est principalement constituée par le bouche-à-oreille. Les bâtiments de la ferme sont très lumineux et comportent une très large proportion de matériaux « naturels » (une bergerie en bois, notamment). Les animaux bénéficient d’espace, de calme et de sorties quotidiennes. Ils mangent de l’herbe, du foin et des compléments alimentaires tels que des céréales germées cultivées sur place. Ils restent toujours ensemble et les éleveurs, qui se disent très proches d’eux, leur ont presque tous attribué 60

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un nom. Ils sont soignés avec très peu de médicaments de synthèse (pas d’antibiotiques), et le plus souvent par des huiles essentielles. La prévention des maladies repose sur l’alimentation et l’homéopathie. Une faible mortalité Le taux de mortalité des agneaux est inférieur à 5 % (moins de 5 animaux sur 100 meurent chaque année, en moyenne), tandis que le taux de mortalité moyen était de 16 % en France, en 2012, selon les Réseaux d’élevage ovin, et ce chiffre augmente depuis plusieurs années. Selon Murielle et Stéphane, la médication naturelle par les huiles essentielles se révèle efficace et moins onéreuse que le recours aux médicaments usuels. Par exemple, dans le cas des mammites (inflammations des mamelles), leurs frais de soins s’élèvent en moyenne à 31 € par animal malade, contre 50 € avec des antibiotiques. Les agneaux naissent à la période la plus naturelle, entre la mi-mars et la mi-avril, et font leur premiers pas hors de la bergerie à l’âge d’un mois. Ils sont sevrés naturellement au bout de six mois, ce qui ne génère pas de « deuil » (stress) de sevrage chez la mère. Ces « tardons » (agneaux de printemps élevés sous la mère) sont tués à 8 mois au moins, après avoir profité de l’été. Dans de nombreux autres élevages, dans un but de rentabilité, on fait naître des agneaux également à l’automne, mais les conditions de vie semblent parfois moins bonnes pour ces animaux-là : certains ne connaîtront jamais la vie en plein air. Quand les brebis ne procréent plus ou ne participent plus activement à l’élevage des agneaux, elles ne sont pas systématiquement tuées, contrairement à ce qui se passe dans les élevages conventionnels : Murielle et Stéphane 61

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gardent au moins celles avec lesquelles ils ont développé des liens. Leur espérance de vie dépasse ainsi huit ans, contre cinq dans les élevages classiques. Ce n’est pas la stratégie la plus rentable possible ; les deux éleveurs la privilégient pourtant. Un troupeau intégré à l’environnement Les brebis montent en alpage au début de l’été. Leurs parcours, aller et retour, sont variés et choisis en concertation avec d’autres acteurs locaux (des agriculteurs, notamment) dans un souci d’optimiser l’entretien des milieux. En effet, le pâturage des brebis régule la pousse des espèces végétales : il garde les milieux ouverts, ôte les broussailles favorables aux départs des feux, empêche la prolifération de plantes invasives ; il sert ainsi la préservation de la biodiversité et celle du paysage. Murielle et Stéphane suivent régulièrement des formations afin de perfectionner leurs pratiques d'agriculture biologique, de médecine alternative ou d’entretien des milieux. Ils prévoient de monter un atelier de découpe et de trans­formation de leur viande. Ils souhaitent aussi avoir un abattoir à demeure, mais cela est interdit. La raison en est sans doute que, outre l’influence possible d’un lobbying des abattoirs industriels, l’État considère délicates la mise à mort des animaux et la gestion des risques sanitaires liés à la présence de carcasses ; la démultiplication d’abattoirs à travers le territoire rendrait trop difficile ou trop onéreux leur contrôle. Pourtant il est probable que la plupart des professionnels de l’élevage soient tout à fait capables, moyennant une formation adéquate, d’appliquer cor­recte­­ment les procédures de nettoyage requises et celles de prévention des souffrances animales. A priori, elles seraient même d’autant mieux 62

L’animal, du gibier au collaborateur

respectées qu’il s’agit de leurs propres animaux et qu’un abattage à la ferme rendrait quasi nuls le transport et l’attente angoissée des animaux avant leur mise à mort. De petits abattoirs fermiers existent dans d’autres pays, tels que l’Allemagne, et on n’y relève pas de problèmes particuliers. Une activité peu aidée La charge de travail est forte. Après quatre années d’activité, Murielle et Stéphane éprouvent encore des dif­ ficultés financières mais ils pensent que leur entreprise va bientôt « tenir la route ». Parmi les nouveautés qui pourraient y aider, ils envisagent de mieux vendre leur laine (une matière des plus nobles à leurs yeux), travaillée sous forme de chaussettes, de couettes, ou d’autres éléments textiles pourvus d’indications appropriées : « local », « éthique », « 100 % laine », etc. Aujourd’hui, cette laine, quand elle n’est pas jetée, est très peu valo­risée : elle est revendue à des grossistes à un prix dérisoire par rapport au coût de la tonte, pour être envoyée et travaillée en Chine. Il faut faire avec ce qu’ils perçoivent comme maintes tracasseries administratives : formulaires à remplir, normes à respecter, contrôles fréquents des services de l’État… autant de contraintes que Murielle et Stéphane jugent peu adaptées au fonctionnement d’une telle petite exploitation. De plus, par le principe de la traçabilité, il est devenu obligatoire de placer une puce électronique sur les oreilles des brebis, en plus de deux médailles d’identification, quelle que soit la taille de l’élevage. Cela leur paraît coûteux et peu utile, notamment parce que les puces en question ne se retrouvent pas dans la viande (leur apport à la traçabilité de la viande cesse dès l’abattage). Ils supposent que ces dispositifs servent en partie à 63

Encore carnivores demain ?

« nourrir » des acteurs intermédiaires de leur filière. De plus, le fait que cette identification électronique des animaux est obligatoire pour les caprins, les ovins et les chevaux, et ne l’est pas pour les bovins ou les porcs, laisse planer des doutes sur son utilité du point de vue de la traçabilité alimentaire. Quant à l’idée que ce type d’élevage ne pourrait, seul, subvenir à la demande de viande, Murielle et Stéphane estiment cela pourtant possible, à condition qu’on diminue sa consommation moyenne et que davantage de terrains pâturables soient rendus accessibles aux éleveurs, à l’achat ou à la location. Ce serait d’ailleurs un moyen de contrer la désertification des campagnes. Cette inversion de tendance pourrait être favorisée par une meilleure information du public sur les conditions de vie des animaux et des humains dans les différents modes d’élevage (industriel, artisanal, bio…) et sur les effets respectifs de ces modes sur l’environnement. Une source de bonheur Très fiers de leur réalisation, les deux éleveurs se disent heureux dans leur contact avec les animaux. Ils sont convaincus que ceux-ci sont heureux également, qu’ils ont une vie belle, en plus d’être longue. Certains d’entre eux viennent souvent les voir, leur tirent la manche avec les dents comme pour jouer, se laissent caresser en suggérant une sensation de plaisir… Les touristes de passage sont enthousiastes de découvrir un élevage paisible et heureux. Cela rappelle à certains d’entre eux des souvenirs d’enfance à la ferme, et leurs enfants sont toujours ravis. Quant à ceux qui leur lancent « Mais alors, comment pouvez-vous tuer ces animaux ? C’est cruel ! », Murielle et Stéphane répondent : 64

L’animal, du gibier au collaborateur

« Non, pour nous, ça ne l’est pas. Si nous ne les élevions pas pour finalement les tuer, il n’y aurait plus de tels animaux. Nos campagnes se videraient aussi d’une bonne partie des hommes et des femmes qui y vivent encore, et l’entretien des milieux serait compromis. » La discussion aide les interlocuteurs à pousser leurs réflexions respec­ tives sur le rôle de l’élevage et sur le sens de la mort des animaux.

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2 Quand la viande passe mal

L’utilisation des animaux, tout particulièrement à des fins alimentaires, pose différents types de problèmes. D’une part, depuis l’aube des civilisations, elle suscite des réticences liées à des croyances ou à des morales, ainsi que nous l’avons abordé au premier chapitre et que nous le développerons dans le troisième ; d’autre part, dans la seconde moitié du xxe siècle, il est apparu clairement qu’elle avait parfois des conséquences négatives sur la santé humaine, sur les ressources naturelles et la bio­ diversité, sur les conditions de vie des populations rurales, sur celles des animaux et sur les conditions de travail des hommes et des femmes qui s’en occupent. L’industria­ lisation des systèmes de production et le développement peu limité des productions animales apparaissent comme les causes principales de ces dégradations. 66

Quand la viande passe mal

Un tracas écologique Des rots de vache qui chauffent dur Lors des deux dernières décennies, les mobilisations des scientifiques et des médias à propos du réchauffement climatique global ont largement contribué à mettre en cause « l’élevage », parmi d’autres activités humaines, et en particulier celui des bovins. Ces animaux sont en effet de grands producteurs de méthane, un gaz à effet de serre issu de leur rumination. La contribution de l’élevage à l’émission de ces gaz, en comptant ceux produits par l’homme dans cette activité (principalement le CO2), a été évaluée en 2006 à 18 % par la FAO. Ce chiffre très médiatisé incluait les fermentations des systèmes digestifs et des déjections des animaux, la production des aliments que ceux-ci consomment, les activités des industries liées à la production de ces aliments, la production d’intrants tels que les engrais, les transports, la consommation d’énergie et de carburant dans les exploitations. Il a été abaissé à 14,5 % en 2013. Cependant, différentes études européennes ont précisé, dès 2010, que ces estimations ne prenaient pas en compte le stockage de carbone dans les prairies naturelles utilisées par les herbivores pour se nourrir. Partant de l’hypothèse que la population mondiale dépassera les 9 milliards d’êtres humains en 2050 et que les demandes en viande et en lait augmenteront respectivement de 73 et 58 % (toujours selon la FAO), d’aucuns concluent que l’émission de gaz à effet de serre due à l’élevage va croître d’au moins 50 % dans le même temps. Or, ainsi que le soulignent des experts du Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), cette projection ne tient pas 67

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compte de l’évolution des méthodes et des moyens de l’élevage, qui augmente « l’efficacité physiologique des animaux », c’est-à-dire le rapport entre la masse de viande ou le volume de lait produit et l’énergie (exprimée en litres de fuel) nécessaire à cette production. Bien qu’il soit difficile de prévoir l’augmentation de cette efficacité, notamment dans les pays où les productions animales connaissent un fort développement, Chine et Brésil en tête, il est probable que la conclusion précédente soit excessivement pessimiste. Cela dit, aujourd’hui, la majorité des animaux d’élevage se trouve dans les pays en voie de développement, notamment en Afrique, où leur efficacité physiologique est relativement faible et où les exploitations laissent souvent à désirer sur le plan écologique. Des progrès substantiels sont toutefois enregistrés sur le plan sanitaire, en partie grâce à une augmentation des vaccinations. Par ailleurs, les différents modes d’élevage n’ont sans doute pas le même impact environnemental. Les productions industrielles sont largement considérées comme plus polluantes que les autres même si cette assertion demeure contestée. Les pollutions dues aux systèmes industriels Les perturbations de l’environnement causées par les productions animales ne sont évidemment pas limitées au réchauffement climatique. Elles touchent aussi les ressources naturelles (eau, végétaux, biodiversité), à la fois en quantité et en qualité. Les exploitations industrielles tendent à se développer, et leur intensification s’accélère depuis les 50 dernières années. Parce que, pour diminuer les coûts du travail et augmenter la productivité, on a intérêt à concentrer ce 68

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travail dans l’espace et dans le temps. Voilà qui explique en large partie la multiplication des feedlots (parcs d’engraissement) dans des pays comme les États-Unis ou le Brésil. Ces usines à vaches, à volailles ou à cochons produisent beaucoup de viande de qualité médiocre et de lait en poudre vendu en Chine et ailleurs, notamment dans certains « pays pauvres ». Selon leurs promoteurs, elles sont écologiquement intéressantes par le peu de méthane qu’elles émettent (rapporté à un kilogramme de produit animal), mais c’est parce que leurs animaux produisent plus de viande et consomment moins de fourrage que les autres (ils mangent davantage d’aliments manufacturés en granulés). Or, d’une part, la production et le transport de ces aliments sont polluants ; d’autre part, la concentration des animaux induit celle des déchets organiques (du lisier, notamment), qui sont parfois déversés « dans la nature » au lieu d’être utilisés comme engrais ou comme source de combustibles. À la pollution des sols s’ajoute celle de l’eau par des résidus d’hormones de croissance et d’autres hormones, parfois extraites de placentas de jument et qui permettent de synchroniser les grossesses, ou des stéroïdes qu’on soupçonne de compter parmi les perturbateurs endocriniens de maintes espèces, homme compris. Les grandes exploitations industrielles sont ainsi des sources de perturbations écologiques locales parfois graves. En France, on s’est beaucoup ému des pollutions par les nitrates contenus dans les lisiers de porc et dans d’autres engrais, qu’on sait responsables d’invasion d’algues sur le littoral de la Bretagne. La législation adoptée pour limiter ces pollutions prévoit des pénalités, mais celles-ci ont eu du mal à s’imposer face à la levée de bouclier du lobby des producteurs bretons. Une critique majeure adressée actuellement aux grandes exploitations agricoles est leur trop grande spécialisation. 69

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Par exemple, encore en France, les céréaliers de la région Centre - Val de Loire fertilisent leurs champs avec des intrants qu’ils n’ont pas sous la main, tandis que les producteurs de porcs bretons reçoivent leurs aliments par cargo et n’ont pas les surfaces de champ suffisantes pour écouler les fertilisants organiques issus de leurs animaux. Un grand enjeu, pour la recherche et l’ingénierie agro­ nomiques, est de proposer des solutions de rééquilibrage écologique, qui (re)mettent en place des combinaisons harmonieuses et efficaces d’élevage, de cultures et de gestion forestière. Cette stratégie d’avenir, nommée agroécologie, est en quelque sorte une revisite du passé ! Les politiques gouvernementales ont commencé à soutenir cette démarche — vont-elles aller plus loin ? A fortiori, la probable remontée du prix du pétrole dans un futur non lointain devrait rendre plus chers à la fois le transport d’engrais ou d’aliments et les engrais minéraux, qui sont écologiquement moins appropriés que les engrais organiques. On voit déjà quelques céréaliers beaucerons — dont les situations financières ne sont pas les pires — réintroduire des moutons dans leurs champs. Quant aux éleveurs de porcs bretons, leur situation économique devient tellement fragile et consommatrice de fonds de soutien publics qu’ils devront probablement diversifier leurs activités, à défaut de mettre la clé sous la porte. Des paysages et des vies bouleversés L’élevage modifie ou contribue à entretenir les pay­ sages. Il a lentement façonné ceux d’Europe et d’ailleurs, dont les pâturages et les bocages nous séduisent. Mais aujourd’hui, des exploitations industrielles défigurent rapidement les campagnes de contrées lointaines, comme les forêts du Brésil et les plaines d’Argentine, du Paraguay 70

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ou de l’Uruguay, dont les terres profitaient aux populations locales avant d’être rachetées par de grandes firmes ou d’autres organisations puissantes pour y cultiver du maïs ou du soja transgéniques. Ces nouveaux produits alimentent principalement des industries animales très éloignées de leurs lieux de culture. Lorsqu’elles sont construites petit à petit par des autochtones ou en accord avec eux, les activités agricoles sont, pour les populations locales, une source de revenus, d’enracinement, de lien social, de sens… et les écosystèmes ont le temps d’évoluer avec elles ; quand elles sont brusquement modifiées et imposées de l’extérieur, c’est généralement tout le contraire qui se produit ! Avides de profits maximaux et rapides, les firmes en question ne s’émeuvent guère des profonds dommages écologiques, économiques et humains qu’elles causent, tandis que les quelques taxes ou redevances qu’elles versent aux gouvernements locaux semblent bien convenir à ces derniers. Or il est fort possible que si le consommateur final, en dépit de sa recherche de prix bas, était mieux informé de l’origine des produits, ainsi que des politiques et des pratiques afférentes à ces contrées lointaines, ces systèmes auraient moins le champ libre. Les céréales : d’abord pour l’homme ou pour les animaux ? Nombre d’articles rapportent que l’élevage mobilise 70 % des terres agricoles, arables ou non ; c’est vraisemblable. Ils accréditent aussi l’idée que ce haut pourcentage d’utilisation des terres soit largement responsable de la faim dans le monde ; c’est beaucoup plus contestable. Elle a été réfutée notamment par l’Indien Amartya Sen, prix Nobel d’économie 1998, pour qui ce sont essentiellement les problèmes de gouvernance qui conduisent 71

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à de grandes inégalités dans l’accès aux ressources alimentaires. D’autres analyses prétendent que les animaux d’élevage sont « en compétition » avec l’homme pour l’exploitation des terres ou, autrement dit, que la part des terres arables dédiées à l’alimentation des animaux que nous mangeons croît de façon insoutenable par rapport à celle qui est réservée aux végétaux que nous consommons. Cela n’est pas solidement démontré ; cette compétition a sans doute été exagérée. Il convient tout au moins de distinguer l’élevage des herbivores de celui des autres animaux. En Le bœuf, un bouc émissaire environnemental À propos de l’eau utilisée par l’élevage des bovins — surtout par leurs productions industrielles — pour les abreuver ou qui irrigue les cultures des végétaux qu’on leur donne à manger, d’aucuns évoquent un énorme gâchis : 15 000 litres pour un kilogramme de viande produit contre quelques centaines pour un kilo de blé… Cette différence est plausible mais elle mérite une précision : selon les résultats d’une étude de chercheurs de l’Inra, publiés en 2013, 95 % de cette eau proviennent directement des pluies. Si l’on compte seulement l’eau manipulée par l’homme au sein des exploitations, il n’en faut guère plus de 600 litres pour produire un kilo de viande bovine, et moins encore pour un kilo de porc ou de volaille. Quels que soient les chiffres exacts, il vaut sans doute mieux compter la quantité moyenne d’eau souillée par kilo de viande produit ! De fait, plus généralement, la production massive de viande tend à faire figure de bouc émissaire des problèmes environnementaux — et de la maltraitance animale. On incrimine moins les élevages bovins dédiés en premier lieu à la production de lait, par exemple, mais si l’on ne mangeait plus les vaches laitières de réforme (desquelles proviennent la majorité de la viande bovine consommée, qui ne sont pas mieux traitées que les autres et qui finissent aussi en abattoir), leur élevage ne nécessiterait pas beaucoup moins d’eau et ne polluerait guère moins les sols ou l’atmo­ sphère !

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effet, les ruminants (bovins et ovins, pour l’essentiel) mangent naturellement de l’herbe, que nous, êtres humains, sommes incapables de manger, et il existe dans le monde de très nombreuses surfaces en herbe inculti­ vables (on évalue à 60 % la proportion d’espaces agricoles non arables), alors que les volailles et les porcs, en revanche, consomment de nombreux produits que nous pouvons manger (93 % des aliments qui leur sont donnés nous sont comestibles) et pourraient être davantage nourris avec nos restes alimentaires. De plus, les ruminants entretiennent les paysages, la biodiversité et une large partie de la vie rurale ; sans eux, cette dernière disparaîtrait de certaines régions. Les cultures de végétaux pourraient-elles, à elles seules, nourrir l’humanité ? La FAO estime que l’ensemble des terres cultivables suffirait, dans les prochaines décennies, à fournir aux humains une alimentation exclusivement d’origine végétale, malgré la croissance démographique. La tendance actuelle n’est toutefois pas à la diminution de la consommation de viande, et les problèmes posés par l’augmentation de la demande invitent à améliorer rapidement l’exploitation des ressources végétales, à commencer par celle des coproduits de l’agriculture, dont les volumes sont considérables. Ces ressources sous-exploitées sont désignées couramment comme des « sous-produits », ce qui est révélateur du peu de considération qu’on leur accorde. Il s’agit par exemple des coques de colza, qu’on peut distribuer aux animaux et dont on extrait toute l’huile résiduelle (combustible) grâce à un traitement à l’hexane. Leur exploitation à grande échelle ne serait pas complexe à 73

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mettre en œuvre et serait rentable, mais elle nécessite un peu de curiosité, d’écoute des experts scientifiques, d’initiative et d’esprit de collaboration — on pourrait aussi parler de citoyenneté. Hélas, la grande majorité des exploitants préfère en rester à sa routine centenaire en brûlant ces ressources et donc en réinjectant du CO2 dans l’atmosphère ! L’érosion des ressources marines Selon la FAO9, la production mondiale de l’aquaculture s’élevait en 2014 à 74 millions de tonnes ; elle est en passe de rattraper la pêche (93,8 millions de tonnes) et devrait la dépasser vers 2020. Toutes sources confondues, la consommation moyenne mondiale de poisson s’élève ainsi à 20 kg par an et par personne, et elle augmente. On entend souvent parler de la raréfaction des ressources marines due à la surpêche. Cette surexploitation touche les poissons que nous pêchons et ceux qui servent à nourrir les animaux aquatiques que nous élevons. Les premiers et les troisièmes sont en majorité des carnivores. Les deuxièmes sont principalement des herbivores (ils se nourrissent de phytoplancton). On les transforme en farine, qu’on donne aussi à manger à des animaux ter­ restres, comme les volailles, les porcins et les bovins. Toutefois, dans la mesure où la reproduction des animaux d’aquaculture peut être effectuée en bassins d’élevage, le développement de ce secteur reste un moyen de freiner la raréfaction des ressources marines. Ce moyen aurait d’autant plus d’efficacité que l’élevage de poissons 9  FAO, 2016. La situation mondiale des pêches et de l’aquaculture, www.fao.org (consulté le 01.11.2016).

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herbivores serait préféré à celui de poissons carnivores, comme c’est le cas en Chine. Un autre moyen de préserver ces ressources est le remplacement des farines de poisson par des farines d’origine végétale riches en protéines. De plus en plus de producteurs, y compris dans les pays émergeants, se tournent vers ces substituts, tels que le lupin, le soja et le pois issus de stocks en majeure partie dédiés à l’alimentation animale. Par la même volonté de prendre des précautions sanitaires et environnementales, le SFAMN, Syndicat français d’aquaculture marine et nouvelle, a décidé de ne plus utiliser de cendres de plumes (un complément alimentaire riche en azote et, de ce fait, utilisé aussi comme engrais), bien que l’interdiction de recourir à ces farines ait été provisoirement levée par les autorités sanitaires. Les aquaculteurs ont en effet considéré que l’usage d’une ressource apparaissant tel un déchet organique n’était plus souhaitable. Le diktat des pays riches Est-il décent d’« inviter » les nombreux habitants des pays en développement à réfréner leur appétit croissant pour la viande (puisque, dans une vision écologique globale, celui-ci semble très néfaste) ? Il y aurait quelque indélicatesse à se poser en donneur de leçon lorsqu’on a largement — et avec une certaine insouciance — pu satisfaire un même appétit et quand, de surcroît, les pays riches paraissent en partie inspirateurs de ce nouvel attrait. Et quant à limiter plus largement encore l’utilisation d’animaux par ces populations, il conviendrait d’abord d’apprécier la variété des services qu’elle rend : cette diversité est plus grande que dans les pays riches, où les 75

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Un obstacle à l’arrêt universel des productions industrielles On observe peu, au sein des populations les moins aisées, de volonté d’agir pour la préservation des ressources naturelles au profit des générations futures ou en faveur de bonnes conditions de vie ou de mort des animaux. Pourquoi cette relative absence, qui facilite l’installation de systèmes industriels dans les pays en voie de dévelop­­­pement  ? Selon la théorie « de la pyramide de Maslow », l’être humain a cinq besoins fondamentaux, ordonnés par ordre de priorité décroissante : • se nourrir, boire, dormir, etc. ; • se sentir en sécurité ; • appartenir à un groupe, se sentir aimé ; • se sentir estimé et respecté ; • avoir le sentiment d’accomplissement de soi, agir pour une cause noble. La volonté évoquée ci-avant apparaît en dernier. Si l’on considère toute pertinente cette théorie, voilà qui fait beaucoup de grain à moudre pour qui voudrait convaincre rapidement plusieurs milliards d’êtres humains, qui peinent encore à satisfaire le premier besoin, de devenir rapidement des écolos convaincus ou des végétaliens !

animaux ne sont presque plus utilisés pour le labour ou les transports, et leurs excréments sont bien souvent le seul engrais disponible. Ainsi, au Burkina-Faso, les vaches sont utilisées pour leur fumier davantage que pour leur lait ; ces composteurs sur pattes sont cruciaux dans la culture du mil sur des sols pauvres. Avoir un animal producteur de lait est souvent vital pour les foyers modestes. Les familles qui possèdent une chèvre, par exemple, sont assurées de disposer de protéines tous les jours et donc de survivre tant que cette chèvre vit à leurs côtés. Pourrait en témoigner une étudiante indienne venue travailler en France avec une ONG et qui a décidé d’apprendre à élever des chèvres afin d’améliorer le quotidien alimentaire des gens de sa région (d’ailleurs, 76

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en Inde, ce sont généralement les femmes qui sont chargées de cette « tâche laitière quotidienne », source de revenus réguliers pour la famille). Pour ce qui concerne la viande, le plus souvent gérée par des hommes, ses bienfaits sur la vie quotidienne sont plus aléatoires : elle peut faire la richesse des plus pauvres mais sa vente est occasionnelle ; elle fait l’objet de spéculations ; elle nécessite des réfrigérateurs ; la gestion de sa distribution est plus complexe que celle du lait… et les propriétaires des bêtes abattues tendent à dépenser rapidement l’argent de leur vente. La « vache à lait » paraît ainsi plus utile et plus efficace pour le développement local que la « vache à viande », mais vouloir empêcher ces populations de manger de la viande en évoquant un gaspillage ou des arguments écologiques revêt un autre aspect choquant, car les cultures locales, rendues difficiles par les sécheresses et les végétaux, n’apportent pas tous les acides aminés indispensables au corps humain.

Mauvaise pour la santé, la viande ? Le poison, c’est l’excès ! L’appareil digestif de l’homme a globalement peu évolué depuis l’époque préhistorique où il consommait déjà des produits carnés (surtout du petit gibier, des insectes et les larves). Il est donc adapté à la consommation de viande et d’autres aliments. De plus, ses facultés d’adaptation paraissent larges : en témoignent, par exemple, le régime carnivore des peuples du Grand Nord, d’une part, et le régime végétarien de plusieurs communautés d’Inde, d’autre part. Tandis que les êtres humains mangent de la viande depuis toujours et que, pendant des décennies, voire des siècles, on a vanté 77

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ses bienfaits, voilà que, subitement, elle serait mauvaise pour la santé ! Étonnant, non ? Il est vrai, néanmoins, que les études épidémiologiques, toujours plus poussées, découvrent ou confirment les effets potentiellement néfastes de la consommation de viande — bien souvent sans préciser laquelle —, et d’aucuns en profitent pour étayer leur message antiviande. Or, cela fait longtemps qu’on connaît de tels effets et, comme pour bien d’autres choses, ce qui fait le poison, c’est avant tout la dose ! Ils dépendent aussi de l’origine de la viande et de la façon dont on la prépare. Il serait dommage que les nouvelles connaissances occultent les bienfaits nutritifs de cet aliment : l’apport de protéines de bonnes valeurs biologiques, d’acides gras polyinsaturés tels les omégas-6 et les omégas-3 (chez les animaux nourris d’herbe), de fer, de zinc, de vitamines D et surtout B12, principalement. Puisque brûler la viande ou la cuire avec des matières grasses fortement chauffées produit diverses substances cancérigènes, mieux vaut la cuire par un chauffage doux ; a fortiori, celui-ci altère moins les vitamines. La viande a aussi un potentiel cancérigène intrinsèque, principalement en raison du fer héminique qu’elle contient. Ce fer est présent dans l’hémoglobine et la myoglobine, deux protéines qui transportent l’oxygène respectivement dans le sang et dans les muscles. Plus abondant dans les viandes rouges que dans les viandes blanches et le poisson, il est responsable de la formation d’aldéhyde (lors de la transformation des lipides dans les cellules qui fournit de l’énergie), une substance qui favorise la cancérogénèse. Néanmoins, bien d’autres éléments de notre alimentation contiennent des subs­ tances qui ont un tel effet : boissons alcoolisées, sel, sucre raffiné, graisses brûlées, compléments alimen78

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taires riches en bêta-carotène, certains colorants ou édul­corants, etc. Avant les années 1980, les médecins nutritionnistes recommandaient une alimentation protéinée à 50 % d’origine animale. Les préconisations actuelles réduisent à un tiers cette proportion, qui est sans doute proche de celle des hommes d’avant le Néolithique, alors qu’elle atteint aujourd’hui deux tiers dans l’alimentation des Occidentaux. Cet excès, parce qu’il est la source d’un stock indésirable, dans l’organisme, d’acides gras saturés et de polluants lipophiles (non solubles dans l’eau et, de ce fait, peu éliminés), a manifestement une grande responsabilité dans de nombreux cas de pathologies cardiovasculaires, favorisés par le manque croissant d’exercice physique. Manger moins de viande… mais sans se précipiter Toutefois, il apparaît qu’inciter ou forcer les populations à consommer seulement des produits d’origine végétale pourrait aggraver certains troubles du comportement alimentaire. En tout cas, une modification de régime sera d’autant mieux tolérée qu’elle interviendra lentement. En effet, certains médecins nutritionnistes ont observé une fréquence relativement élevée de carences en vitamines B12 ou D et parfois en fer chez les personnes qui passent brusquement d’un régime carné à un régime végétarien. Tel est surtout le cas chez les enfants et chez les personnes âgées, qui doivent combler ces déficits, par exemple grâce à des œufs, des produits laitiers, du soja, des lentilles ou d’autres graines. En revanche, on n’observe pas de risques de carence notables chez les végétariens, consommateurs d’autres produits animaux que la viande ; ce sont principalement les végétaliens qui en présentent. 79

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En outre, le remplacement de la viande par un végétal tel que le soja peut poser des problèmes. Cet aliment est relativement riche en isoflavones, molécules capables de perturber le développement des organes sexuels. C’est pourquoi l’on recommande aujourd’hui aux femmes enceintes ou allaitantes d’en consommer modérément et d’en donner peu aux enfants. En fait, le niveau de consommation du soja reste globalement faible en France ; mais il est plus élevé dans les pays anglo-saxons et bien plus encore en Asie. On peut alors se demander comment les peuples asiatiques font pour ingérer de grandes quantités de soja sans que leur santé n’en pâtisse. C’est parce qu’ils en mangent majoritairement sous une forme fermentée — donc altérée — et que les enzymes apportées par leur flore digestive particulière le trans­ forment d’une façon sans doute moins problématique. Il y a viande et viande ! Une approche épidémiologique uniquement attachée à établir des liens entre des catégories d’aliments et des pathologies est insuffisante pour connaître les effets néfastes potentiels de la consommation de produits carnés. En particulier, il convient de se pencher sur la manière dont les viandes sont produites, donc sur les modes d’élevage ou d’alimentation des animaux, ainsi que sur les opérations de transformation ou de conditionnement de leur chair. Les animaux de la filière industrielle, qui se dépensent peu, présentent parfois des teneurs en graisses (notamment en acides gras saturés) et en polluants lipophiles tels que les polychlorobiphényles (ou PCB, qui incluent les dioxines) plus élevées que les autres. Parmi les PCB, certains sont cancérigènes ; d’autres sont des pertur­ 80

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bateurs endocriniens. Ces grosses molécules sont pré­ sentes dans les sols et dans des systèmes thermiques, hydrauliques ou électriques, donc plus une exploitation est mécanisée, plus les animaux qu’elle abrite sont susceptibles d’y être exposés. Des résidus d’antibiotiques passent dans le lait, des produits antiparasitaires sont rejetés dans l’environ­ nement, des hormones peuvent se trouver dans la viande… La plupart de ces produits sont suspectés d’avoir bien plus d’effets négatifs que de conséquences positives sur la santé humaine. Mais, d’une façon générale, connaître les effets à long terme de produits potentiellement toxiques est un immense casse-tête. Il faut pour cela collecter de très nombreuses données pendant plusieurs décennies et effectuer des analyses statistiques poussées. De plus, certaines études qui tendent à étayer l’existence d’effets délétères rencontrent des « blocages » ou des dénégations dont la bonne foi est très douteuse, y compris chez certains scientifiques (ou qui se présentent comme tels). C’est donc avant tout par précaution que la filière Bio proscrit l’usage de pesticides de synthèse et d’OGM, et limite drastiquement l’emploi de substances de synthèse à but sanitaire ou productif. Il ne faut pas croire, pour autant, que les produits bio en sont toujours dépourvus : des contaminations surviennent parfois. En matière de transformation des produits, les problèmes ne sont pas moins préoccupants. Les aliments industriels à base de poisson ou de viande (qui, d’ailleurs, à l’instar des raviolis « pur bœuf », n’en contiennent parfois que quelques pourcents !) sont riches en additifs de toutes sortes, tels les émulsifiants, les gélatines, les graisses, les conservateurs, les exhausteurs de goût, les arômes de synthèse (le « goût fumé », par exemple)... dont les industries charcutières du Danemark et d’Allemagne sont 81

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particulièrement « friandes ». Ce sont là autant de produits dont les qualités nutritives et sanitaires respectives sont douteuses et dont les effets combinés (les « effets cocktails ») demeurent peu étudiés. On manque de preuves sur les effets néfastes de ces ingrédients, mais l’inflation de certains signes cliniques suscite des soupçons de plus en plus forts chez les médecins : c’est le cas notamment à propos de l’augmentation du nombre de cancers des testicules chez l’homme jeune dans les deux pays mentionnés ci-avant. Un défaut de rigueur sanitaire Les problèmes de santé particulièrement liés aux productions industrielles ne sont pas seulement d’origine chimique, ils ont aussi des causes bactériologiques. On observe notamment des contaminations par les salmonelles et par Escherichia coli. Ces bactéries pathogènes, parfois très virulentes, sont peu détruites par une cuisson brève des viandes hachées (tandis qu’une telle cuisson suffit en général pour éliminer efficacement les bactéries d’un steak non haché, celles-ci étant cantonnées à sa surface). Mais il faut reconnaître que les cas d’intoxications alimentaires restent rares, même s’il est probable que les difficultés de traitement de ces pathologies aillent croissant à cause de la montée des résistances aux antibiotiques, en partie due à leur utilisation dans l’industrie animale et source de nombreux cas de maladie incurable dans les milieux hospitaliers. Circonstance aggravante, les services vétérinaires manquent de moyens pour contrôler l’état sanitaire des établis­sements, tandis que les contrôles réalisés en interne par les entreprises sont aisément falsifiables. Et lorsque leurs agents constatent des anomalies, il leur arrive de 82

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subir des pressions de la part des industriels concernés (un chantage à l’emploi, par exemple) pour limiter les prises de sanction. Bref, quoi qu’il en soit et bien qu’une grande partie des produits carnés industriels ne présente ni grand danger sanitaire ni lacune béante sur le plan nutritif, l’état sanitaire de cette filière ne paraît pas assez satisfaisant, et cette situation pourrait s’aggraver. Hélas, la relative inertie des pouvoirs publics et le conservatisme des fédérations de l’industrie agroalimentaire ne paraissent pas propices à une nette amélioration prochaine. L’exacerbation de ces problèmes sanitaires fait précisément partie des arguments opposés aux mangeurs de viande mais la systématisation de cette argumentation est injuste car il existe une offre de viandes de grande qualité, notamment dans la filière Bio.

Des cheptels fragilisés Une mortalité qui croît lentement La santé des grands élevages reste encore et avant tout, en France, un enjeu de productivité. Dans ceux de ruminants, dont le nombre de têtes moyen augmente depuis 30 ans au moins, on observe une croissance lente du taux de mortalité, qui va de 10 à 25 % en fonction des espèces. C’est beaucoup, mais pourtant largement considéré comme normal dans le milieu agricole français ! Voilà qui est peu cohérent avec l’inflation des normes sanitaires… Cela dit, la santé des animaux varie d’un site à l’autre, même dans l’industrie animale. L’environnement, la race, l’alimentation et moult détails qui se cachent dans les pratiques des éleveurs sont autant de facteurs d’influence, 83

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avérée ou potentielle, qui rendent peu aisée la comparaison entre les élevages et donc l’établissement de liens de cause à effet solides. Selon différents observateurs (vétérinaires, agents de l’État, journalistes…), la majorité des exploitations industrielles respectent les normes sanitaires et environnementales : température, hygrométrie, éclairage, propreté, qualité de l’eau, innocuité et adéquation des aliments, densité des animaux… Il existe cependant de nombreux accidents mortels (dus par exemple à des températures excessives en été) et, quant à l’espace disponible, les normes relèvent bien plus du minimum vital que du confort. Plus globalement, en termes de calme, d’activités ou de relations sociales, la vie des animaux paraît éloignée de celle que la biologie de leur espèce permet de considérer comme normale. Médicaments à gogo Par le passé, on a beaucoup parlé de l’utilisation immodérée d’hormones de croissance chez les bovins (avant qu’elles ne soient interdites dans l’Union européenne, en 1988) et de la crise « de la vache folle » survenue en 1996, lorsque fut annoncée la très probable responsabilité de la consommation de farines d’animaux terrestres dans une épidémie d’encéphalite bovine spongiforme. Plus récemment, on a dénoncé l’usage excessif d’antibiotiques, les dangers de la grippe aviaire… et l’on entend parler aujourd’hui du retour de la peste porcine. Mais les préoccupations actuelles des spécialistes de la santé des élevages portent en priorité sur les risques de salmonellose (une maladie bactérienne) chez les volailles, de tuberculose (provoquée par un virus souvent véhiculé par des animaux sauvages) et de la montée des résistances aux 84

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antibiotiques (en partie utilisés comme facteurs de croissance), qui se transmet de bactéries à d’autres et qu’une restriction de ces médicaments n’a pas encore réussi à enrayer. Il existe un problème quelque peu similaire avec les antiparasitaires. Outre une diminution des médications, on a cherché à réserver aux animaux certains antibiotiques et à en utiliser d’autres chez les humains. Mais les prescriptions faites en la matière ont été peu suivies. C’est principalement qu’à partir du moment où l’on voit un antibiotique bien fonctionner chez l’homme, la tentation est grande de l’utiliser sur un animal. Quant aux hormones de croissance, leur usage est interdit en Europe mais elles restent utilisées abondamment ailleurs, notamment aux États-Unis, au double motif qu’elles permettent d’obtenir rapidement une grande masse musculaire chez les animaux et qu’aucune étude n’a clairement démontré l’existence d’effets délétères sur la santé humaine. En revanche, d’autres hormones sont largement distribuées aux animaux (mais pas dans les élevages bio) pour gérer leur reproduction. Bio contre non-bio Un questionnement souvent posé aux chercheurs en santé animale est de savoir si les animaux de la filière Bio se portent mieux ou moins bien que les autres. Les résultats d’études effectuées dans ce but sont mitigés. Par exemple, une enquête menée dans le Massif central en 2008 a indiqué qu’il n’y avait pas de différence de mortalité significative entre les élevages bio et les autres ; en revanche, les traitements médicamenteux étaient moins nombreux dans les premiers que dans les seconds. On observe cependant que les élevages bio sont 85

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moins homogènes d’un point de vue sanitaire ; c’est principalement parce que leurs moyens sont plus divers. On constate aussi, globalement, que les animaux de la filière Bio sont un peu plus touchés que les autres par les maladies parasitaires mais un peu moins par les maladies virales. Dans un cas comme dans l’autre, l’hygiène des bâtiments et la circulation à l’air libre des animaux sont deux facteurs clés de bonne santé. Les différences sont plus nettes en faveur « du bio » pour ce qui concerne les élevages d’animaux mono­ gastriques (à un seul estomac, tandis que les ruminants en ont plusieurs), tels que les porcs et les volailles. Il y a au moins deux raisons à cela : dans la filière industrielle, l’enfermement et la promiscuité des animaux favorisent les contaminations ; dans la filière Bio, les animaux sortent davantage et s’en trouvent plus vigoureux. D’une façon plus claire encore, ce surcroît d’espace et de vie extérieure est un facteur de bien-être. Et dans les exploitations les plus modestes en taille, les éleveurs ont davantage la possibilité d’apporter surveillance, soins individuels et compagnie à leurs animaux. Selon certains spécialistes de santé animale — mais pas tous —, une lacune propre à la filière Bio serait plutôt le manque d’évaluation scientifique des produits homéo­pathiques, des huiles essentielles et d’autres extraits végétaux qu’elle utilise abondamment. À la décharge de cette filière, il est possible que le lobbying des industries pharmaceutiques ne favorise pas le comblement de ce déficit. L’idée selon laquelle la filière Bio présente des risques sanitaires nettement plus élevés que la filière classique n’est en tout cas pas bien étayée. Et même si elle l’était, la faible proportion des fermes bio en France (environ 6 % aujourd’hui) laisse supposer que les risques de large 86

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propagation de maladies à partir d’élevages bio restent très modérés. À plus forte raison, l’Autriche compte environ 25 % de tels élevages sans connaître de problèmes sanitaires plus aigus qu’ailleurs. Un nouveau concept : la santé unique Les pays de l’Union européenne ont approuvé récemment la mise en œuvre d’un concept visant à réduire les risques de propagation des maladies à grande échelle. Il s’agit de One Health (Une seule santé), proposé en 2004 par la Wildlife Conservation Society, une association non gouvernementale américaine. Ses motifs ont été exposés notamment dans un rapport publié en 2011 par le ministère français des Affaires étrangères et européennes10. Ce document évoque l’origine majoritairement animale des maladies humaines infectieuses et des agents pathogènes (bactéries, virus…) connus. Il affirme la nécessité d’améliorer, par la collaboration des organismes en charge de la santé animale ou humaine à l’échelle nationale ou internationale, la connaissance des pos­ sibilités de transmission de maladies entre différentes espèces, homme compris, quel qu’en soit le mode : par les aliments porteurs de bactéries — voire aussi de prions (protéines infectieuses) —, par les insectes et d’autres arthropodes vecteurs de virus, tel celui de la dengue, ou par simple contact, comme dans le cas de la rage. Il tient pour acquis que l’irruption de nombreuses maladies infectieuses (on en découvre une nouvelle chaque mois, en moyenne et depuis 40 ans) est largement 10  Direction générale de la mondialisation, du développement et des partenariats, 2011. Position française sur le concept One Health / Une seule santé, www.diplomatie. gouv.fr (consulté le 01.11.2016).

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due à l’augmentation des flux migratoires et à la pression croissante des activités humaines sur de nombreux écosystèmes (déforestation, urbanisation, réchauffement climatique, etc.), ainsi qu’à la dégradation des systèmes de santé de certains pays. L’intensification et l’augmentation de l’utilisation d’intrants dans les productions animales ou végétales et la réduction de la diversité génétique, favorisée par les monocultures, sont également décrites comme propices à la circulation des agents pathogènes entre les espèces. Elles contribuent ainsi à la perturbation des écosystèmes et à la détérioration de la santé des individus, et cela d’autant plus que les microorganismes pathogènes — et aussi leurs vecteurs — développent des résistances et s’adaptent souvent rapidement à un changement d’environnement. Toujours selon ce rapport, l’intense érosion des ressources génétiques végétales ou animales a plusieurs conséquences graves sur la santé des êtres humains et sur celle des animaux domestiques : elle les prive d’un grand « potentiel pharmaceutique » (des molécules à partir desquelles de nouveaux médicaments pourraient être élaborés) ; elle diminue la variété des aliments donc la richesse de l’alimentation ; elle réduit les obstacles naturels à la prolifération de vecteurs de maladies tels que les anophèles, ces moustiques par lesquels le paludisme fait des ravages (212 millions d’humains infectés et 429 000 décès en 2015, selon l’Organisation mondiale de la santé). Quant à la « stratégie intégrée » de One Health, son principe est de renforcer les collaborations et les coordinations des responsables sanitaires des États et de leurs services chargés respectivement de la gestion de la santé humaine, de celle de la santé animale et de celle de l’environ­­­nement. Ces collaborations sont censées porter sur la surveillance, l’alerte, la prévention des risques, 88

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les études d’impact ou de conditions d’émergence de maladies, ainsi que sur les interventions. Dans la pratique, One Health va d’abord et surtout déboucher sur une restriction des transports d’animaux (nombreux dans la filière industrielle, notamment parce que l’engraissement est souvent réalisé en d’autres lieux que ceux des naissances ou ceux de la consommation humaine), sur des placements en quarantaine plus systématiques et sur un ren­ force­ment des directives hygiéniques. À propos du rapport évoqué ci-avant, on peut faire au moins trois remarques. D’abord, il est davantage axé sur La raréfaction des races Préserver la diversité génétique des animaux — comme celle des végétaux — est important pour deux raisons. D’une part, si une race animale est attaquée par un agent pathogène virulent et si cette race est majoritaire parmi les élevages, les pertes de production risquent d’être catastrophiques. D’autre part, plus les races sont diverses, plus les gènes de résistance aux pathogènes (ou à d’autres stress : climatiques, chimiques…) demeurent nombreux, et donc meilleures sont les capacités d’adaptation des cheptels par croisements ou par remplacement d’une race par une autre. Deux exemples, parmi bien d’autres, illustrent le peu de cas qui est fait de cette importance. Quant aux vaches, la course aux rendements a conduit l’industrie laitière européenne à former son cheptel avec 90 % de Prim’Holstein, une race pourtant réputée pour sa santé fragile ! Quant aux porcs, la truie Naïma et ses équivalents, issus de races comme le Large White, le Piétrain, le Duroc et des races chinoises, sont devenus majoritaires en France. Dans ce cadre, la valorisation des races par les AOP (appellations d’origine protégées) paraît de mise. On peut citer pour exemple le kintoa, viande du Porc basque, dont l’AOP obtenue récemment paraît d’autant plus opportune que la filière porcine industrielle est ultra majoritaire et contrôlée par un petit nombre de décideurs sur lesquels les volontés politiques ou les avis scientifiques semblent avoir peu d’influence.

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la préservation de la santé humaine et d’intérêts éco­ nomiques que sur la santé et les conditions de vie des animaux. En tout cas, il ne mentionne guère la qualité de ces conditions, ce qui suggère qu’elle serait secondaire aux yeux des autorités impliquées ou, tout au moins, bien distinguée de la santé animale. Ensuite, il est alarmiste sur la multiplication des cas ou des risques de maladie, mais une partie de cette multiplication pourrait être seulement apparente, induite par l’augmentation des moyens épidémiologiques ; peut-être faut-il aussi prendre en compte la montée de l’aversion pour les risques. Enfin, quant à l’autre partie de cette multiplication — la « partie réelle » —, le rapport souligne les problèmes posés par l’intensification des élevages, par l’augmentation de l’utilisation d’intrants, par les pratiques de monoculture et, avec elle, la réduction de la diversité génétique. Voilà qui reconnaît implicitement — mais officiellement — un manque de compatibilité des industries animales ou végétales, telles qu’on les a laissées se développer, avec l’ensemble des exigences sanitaires actuelles.

Une fabrique de souffrances Élevage versus industrie animale Lorsqu’on se penche sur « l’élevage » et les problèmes qui lui sont liés, on est conduit à distinguer deux grandes catégories d’activités : l’industrie animale, dénommée couramment « élevage industriel », et les autres élevages, dits « de petite taille », « traditionnels », « artisanaux », « paysans » ou « alternatifs », et incluant la plupart des fermes bio. La première catégorie diffère de la seconde par ses objectifs et par ses moyens : elle est vouée à une 90

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production massive et de hauts rendements ; elle recourt le plus souvent à de grandes installations « hors-sol » où les animaux sont enfermés, nourris en large partie avec des aliments industriels, et où le personnel est réduit grâce à l’automatisation. L’élevage désigne l’ensemble des moyens par lesquels on élève des animaux. On élève des enfants, on élève des élèves… on élève des animaux. C’est-à-dire qu’on les fait naître, on les fait grandir, et surtout on les accompagne (de même racine latine que compagnie et compagnon, qui partage le pain) vers un statut considéré comme supérieur : on les conduit individuellement à produire et à s’épanouir. Dans l’industrie animale, ceux qui font naître les animaux sont rarement ceux qui les nourrissent ; si ceux qui les nourrissent sont souvent ceux qui les font produire, à cause de leur nombre et de l’impératif du productivisme, ces hommes et ces femmes n’ont pas le temps de les accompagner. Il existe des cas limites, à la frontière du monde industriel et du monde artisanal ; cependant, ces deux mondes sont suffisamment distincts pour réserver au second le terme élevage. Il en va de même pour « les éleveurs » : on peut considérer que les « vrais éleveurs » sont les accompagnateurs. Parmi les autres, il y en a beaucoup qui aiment les animaux, qui se décarcassent pour eux et qui en prennent soin autant qu’ils le peuvent, mais cette capacité étant restreinte, on préférera les qualifier de techniciens ou d’opérateurs de l’industrie animale. L’industrialisation conduit par ailleurs à la spécialisation et à la division du travail. Elle tend de ce fait à réduire la vision des travailleurs sur l’ensemble de l’activité à laquelle ils participent, et donc le sens qu’ils donnent à leur travail. Son inscription dans un marché international toujours plus concurrentiel impose des cadences de 91

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La zootechnie, ses bienfaits et ses monstres L’industrie animale est le produit de la zootechnie, qui est l’ensemble des sciences et des techniques vouées à l’augmentation de la productivité animale. La zootechnie est née au xixe siècle, dans un contexte de valorisation de l’industrie comme expression de l’ingéniosité humaine, comme outil d’enrichissement et de mieux-être social. D’une part, elle apparaît comme bénéfique parce qu’elle permet in fine de nourrir de grandes quantités d’individus, avec des coûts matériels généralement maîtrisés, mais, d’autre part, elle a conduit à la spécialisation, à la standardisation des productions et, partant, à la disparition d’un grand nombre de races animales. Dans son élan modernisateur, elle a cherché à réduire « l’ignorance » des paysans, qui incluait des traditions, des savoir-faire, des sentiments, de l’esthétisme… bref, tout ce qui manquait de technologie. Mais combien d’éleveurs issus de cette modernité savent comment remettre les vaches au champ ? Certains d’entre eux ignorent même que les porcs pâturent et digèrent l’herbe !

production ou d’abattage toujours plus élevées et laisse donc toujours moins de temps pour prendre soin des animaux. Ces constats suscitent l’idée suivante : ce que semble rechercher l’industrie, c’est évacuer la vie, la remplacer par la machine ou par la pharmacie dès que cela lui est possible : automates d’alimentation, de traite ou de lavage à la place de travailleurs ; paillettes d’insémination à la place de verrats ou de taureaux ; hormones à la place de la castration ; desseins de production de viandes in vitro… On observe très rarement le mouvement inverse. Tandis que produire grâce à des animaux nécessite précisément de se confronter à la vie des animaux comme à celle des travailleurs, qui peuvent tous résister à l’imposition de contraintes ou tomber malade.

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Des souffrances animales et humaines La grande majorité des problèmes évoqués jusqu’ici concernent l’industrie animale : viandes de qualité médiocre, foyers d’épizooties (équivalent, chez les animaux, des épidémies, telle la grippe aviaire) ou de zoo­noses (maladies transmissibles à l’homme, telles que Sras, tuberculose, rage, etc.), pollutions, délocalisations… sans parler de l’ambiance, lugubre pour les animaux, qui sortent peu ou pas du tout à l’air libre, qui ne gambadent presque jamais, qui ne sont pas en situation d’avoir des relations normales entre eux — alors que les espèces d’élevage sont systématiquement des animaux sociaux. Des enquêtes sociologiques montrent qu’en général cette ambiance est également sinistre, voire très pénible, pour les femmes et les hommes qui engraissent les animaux, parce que leur travail est routinier et pressé, parce que « ça pue là-dedans », parce qu’ils reçoivent de plein fouet la morosité des animaux… Et encore, parler seulement de « problèmes d’ambiance » et de « morosité » dans le milieu industriel ne vaut guère que pour les situations les meilleures : un quidam qui découvrirait, après avoir visité un élevage de porcs artisanal, l’enfermement des animaux et les mutilations qu’ils subissent dans une porcherie industrielle standard, parlerait très probablement de maltraitance et de souffrance, une souffrance animale qui touche ces femmes et ces hommes. Il ressort aussi de ces enquêtes que ces problèmes propres à l’industrie animale sont fréquents, récurrents, structurels. Les vrais élevages connaissent aussi des problèmes, mais ceux-là paraissent plus occasionnels, conjoncturels et rarement pénibles pour les animaux ; il y a moins d’argent mais aussi, semble-t-il, davantage de plaisir humain. 93

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Quelle vie de cochon ! Le limage des dents est pratiqué chez les porcelets industriels pour qu’ils n’abîment pas la seule tétine de leur mère à laquelle ils ont accès. La castration de ces jeunes animaux est encore d’usage en France — mais pas en Allemagne. Très douloureuse car généralement effectuée à vif, cette pratique est principalement motivée par la forte odeur que dégagent les adultes non castrés. Plutôt que de systématiser l’anesthésie locale, il est prévu que cette castration physique soit interdite en 2018 pour laisser place à la castration chimique (notamment par l’Improvac® de la firme américaine Pfizer). La filière industrielle porcine présente d’autres caractéristiques peu propices à la bonne santé et au confort des animaux : en particulier, les exploitants sont poussés à augmenter leur productivité, donc le nombre de leurs bêtes au dam de bonnes conditions d’élevage, ce qui tend à faire baisser le cours du porc et donc à augmenter encore le besoin de productivité… C’est un véritable cercle vicieux ! D’autant plus vicieux que, les engraisseurs manquant de motivation et de temps dans un travail souvent pénible, être gentil avec les animaux vient à leur paraître très secondaire, sinon vain. La filière du lapin connaît une pareille tendance. Cet animal est relativement peu coûteux à élever, sa nourriture (riche en anti­ biotiques, entre autres apports synthétiques) est très standar­ disée et il se reproduit rapidement ; c’est pourquoi le prix de vente de sa viande est relativement peu élevé. Son marché connaît aujourd’hui un boom : il a déjà rattrapé celui de la viande ovine.

Un travail dévalorisé et des cadences d’enfer Qu’est-ce encore que l’élevage, plus profondément et selon une approche sociologique ? L’élevage est une relation de travail avec les animaux qui a plus de 10 000 ans d’histoire. Et travailler avec les animaux, c’est vivre avec eux. Ils font ainsi partie intégrante de notre monde social. En référence à la théorie sociologique du don, on peut considérer qu’il renvoie à la 94

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fois à la « socialité primaire » (les rapports de parenté, les liens amicaux, les liens affectifs ou amoureux…) et à la « socialité secondaire » (les liens de travail, la collaboration, l’entraide…). L’élevage participe de la socialité primaire parce que la relation entre éleveurs et animaux engage inévitablement l’affectivité, le corps et la subjectivité. Un grand nombre d’éleveurs ont une disposition affective envers leurs animaux, qui est appuyée sur des représentations de l’animal très proches de celle de l’être humain en tant qu’être vivant sensible. La socialité primaire qui implique les animaux est le socle de la socialité secondaire qui implique également les animaux. Il ne peut sans doute pas y avoir de travail heureux sans ce socle, mais celui-ci ne doit pas pour autant prendre trop de place : le travail doit permettre à l’éleveur de gagner sa vie et, pour ce faire, susciter un intérêt détaché de l’affection. Ainsi un travail sain oscille-t-il entre intéressement et désintéressement, entre liberté et obligation vis-à-vis de l’animal. Le travail est au cœur des relations entre l’homme et l’animal et chacune des deux parties s’y investit à sa façon. Le manque de reconnaissance de ce lien à forte implication est grave parce que le travail est une quête de reconnaissance de l’individu, en plus d’être un moyen de subsistance. Pour le psychologue Christophe Dejours, le travail apporte en effet une reconnaissance financière et une reconnaissance symbolique, via un jugement esthétique proféré par les pairs et un jugement d’utilité livré par le client ou le consommateur final. Or aujourd’hui, dans l’industrie animale, la reconnaissance financière de l’exploitant est rognée notamment par les marges des grands distributeurs, la beauté du travail est étouffée par la rude concurrence entre les exploitations, et l’appréciation de son utilité est sapée par la mauvaise opinion d’une 95

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partie du public (associations, médias, consom­mateurs…), qui accuse « les éleveurs » de polluer l’environ­­nement et de maltraiter les animaux. Les salariés de l’industrie animale, tout comme les éleveurs, n’attendent pas de reconnaissance seulement de la part de leurs pairs et des consommateurs : ils en attendent aussi de la part de leurs animaux. Car, en effet, ils pensent qu’ils sont jugés par leurs animaux, non pas sur les résultats du travail mais sur ses moyens. L’industrie animale n’est pas davantage propice à cette reconnaissance-là. Dans les abattoirs industriels aussi, c’est le travail qu’on malmène ; on n’y maltraite pas seulement les animaux. Le travail en abattoir, bien que reposant sur un système de justification cohérent (pour manger de la viande, il faut bien que quelqu’un tue), crée des souffrances morales du fait des non-dits ou des mal-dits qui l’entourent (par exemple, tous les personnels manqueraient de précaution et de pitié) et du fait des pratiques imposées, en contradiction avec les valeurs des travailleurs. Il s’agit surtout, là encore, de la division du travail et du manque de temps dû à des cadences infernales : près de 1 000 porcs à l’heure, dans certains établissements. Il faut tuer en masse et le plus rapidement possible. Faire vite est peutêtre bien pour les animaux, mais c’est aussi enlever du sens à leur mort et augmenter les risques de dérapage. Les travailleurs des abattoirs disent souvent qu’on ne peut pas faire vite et bien à la fois. Chez les industriels, tout va bien dans le meilleur des mondes À se pencher sur les discours des industriels, on y trouve souvent des autosatisfecits visant à les faire apparaître 96

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comme en parfaite conformité avec quelques normes relatives à la protection du « bien-être animal » et donc, semblent-ils penser, avec la demande sociétale — ce qui n’est pas tout à fait la même chose ! En témoignent les sites Internet, les blogs et les forums publiés par ces firmes. Les unes affirment leur grande attention « aux conditions de vie et d’abattage des animaux » (soit, mais lesquelles et dans quelles mesures ?), leur respect « de critères précis de qualité et d’éthique » (qui ne sont pas souvent précisés !), leur « échange avec des associations de protection animale » (dont la teneur véritable reste floue), la réalisation « de nombreux contrôles des pratiques » et « d’audits inopinés » (qui sont parfois effectués… par des vétérinaires maison !). Les autres font les questions et les réponses, comme pour éluder toute interrogation gênante. Elles passent alors en revue un large éventail de dispositions, comme pour montrer qu’aucun problème n’a été ignoré ou négligé : celles qui respectent les besoins spécifiques des animaux (certainement pas tous !) ; celles qui soignent les animaux (mais qui ne les rendent pas moins fragiles) ; celles qui contraignent les « éleveurs » — ou plutôt les opérateurs — à davantage d’attention et de soin envers les animaux pour préserver notamment leur fierté (comme si la fierté d’un éleveur se résumait à cela !) ; celles qui, grâce aux baraquements, protègent les animaux de contaminations aériennes (or c’est en large partie au contact des microbes que les organismes développent leur défenses) ; celles qui « préservent l’environnement » en faisant des économies d’eau ou d’énergie (mais faire pâturer les animaux est on ne peut plus écologique !) ; celles qui « préservent les ressources marines » (toutes les ressources, ou seulement celle qu’on vend aux clients ?)… Bref, pourvu que les normes sur lesquelles s’appuient ces sociétés industrielles soient effectivement respectées 97

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— mais laissent-elles volontiers voir ce qui se passe vraiment chez elles ? —, tout va bien ! Mangeons tranquilles… et dormons repus comme des loirs ! Mettre tous les industriels dans le même mauvais sac serait cependant hâtif, voire malhonnête : sous l’emballage estampillé « Jambon bien élevé », apparu en 2016 dans nos supermarchés, il y a sans doute des efforts véritables. Cela dit, on se demande comment ces firmes vont pouvoir mettre en place des « labels éthiques » vraiment dignes de ce nom sans consentir à réviser substantiellement leurs systèmes de production. Prévoyants, ces industriels ! Face à la montée des stigmatisations de l’industrie animale, un certain nombre de firmes ont déjà prévu la parade. Après les produits light, les « sans OGM », les « sans parabène » et cetera et cetera, elles planchent aujourd’hui sur le développement de substituts de produits d’élevage : steaks, boulettes ou lasagnes à base de protéines végétales, viande synthétique… Si les procédés industriels de fabrication in vitro n’existent pas encore, en revanche on peut supposer que leur mise au point puisse intervenir rapidement, grâce à des investissements financiers massifs. A fortiori, on observe une multiplication des efforts de communication en ce sens, qui tendent à préparer l’opinion à l’irruption de ces nouveaux produits, à l’aide d’articles enthousiastes. C’est particulièrement le cas aux États-Unis où des groupements économiques qui associent grands distributeurs, start-up et cabinets de conseil en neuromarketing (l’application des sciences du cerveau à la connaissance des phénomènes d’attirance pour un produit et d’intention d’achat) sont très actifs à cette fin.

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3 De l’éthique au bien-être animal

Les problèmes évoqués précédemment n’ont pas tous émergé récemment mais ils font aujourd’hui l’objet de vifs débats sur la scène publique, que certains médias ne rechignent pas à envenimer. Ces débats remettent en cause à la fois la consommation de viande et les moyens engagés dans sa production. Ils conduisent à une accélération des innovations en matière de droit animal. Cependant, leurs motifs ne sont pas seulement prag­ matiques ou éthiques : ils procèdent parfois d’une idéologie radicale. Se pencher sur les différentes postures philosophiques qui concernent nos relations aux animaux permet de mieux les comprendre. La place prise, dans les débats et dans les lois ou les normes, par la notion de bien-être animal favorise l’essor de nouveaux comportements, tels que le flexitarisme (s’évertuer à manger moins de produits carnés sans pour autant y renoncer). Mais cette notion relativement récente est controversée, notamment parce que, selon certains observateurs, sa mise en pratique dans l’industrie est, en quelque sorte, un ravalement de façade qui cache le peu d’amélioration des conditions de vie des animaux, voire leur dégradation. 99

Encore carnivores demain ?

Les postures à l’égard des animaux L’animalisme, un humanisme étendu L’animalisme est une attitude qui considère les animaux en tant qu’individus sensibles et qui, à ce titre, vise à les préserver des entraves ou des souffrances que les humains sont capables de leur infliger. Il remet en cause la vision classique de l’animal en tant que machine, à la manière de René Descartes, et en tant que ressource naturelle dont l’homme peut disposer à sa guise. Ce mouvement de pensée existait déjà chez les Grecs de l’Antiquité. Depuis lors, il a connu deux grands renouveaux : le premier s’est produit au xixe siècle, principalement en Angleterre et aux États-Unis ; le second est né dans les années 1960, dans le sillage d’autres mouvements libérateurs ou égalitaristes (de libération sexuelle, féministes, antiracistes et, plus généralement, antidiscriminatoires). L’un de ses slogans est la maxime de l’écrivain irlandais George Bernard Shaw : « Les animaux sont mes amis... et je ne mange pas mes amis. » Il se développe encore aujourd’hui avec la montée en puissance du courant végan. La percée de l’animalisme dans les sociétés occidentales, après la seconde guerre mondiale, peut être appréciée au travers d’innovations cinématographiques, en parallèle d’exploits scientifiques retentissants, à commencer par l’immersion de Jane Goodall en 1960 dans un groupe de chimpanzés sauvages, qui mit en évidence la richesse de leur relations sociales et leur capacité à élaborer des outils. Les films ou documentaires animaliers mirent moins en scène une vie sauvage brutale, supposée régie par « la loi du plus fort », et le « combat de l’homme contre l’animal », pour laisser la place à l’empathie et à la 100

De l’éthique au bien-être animal

compassion. Ainsi Le Monde du silence, réalisé en 1956 par Jacques-Yves Cousteau, exacerbe la sensibilité animale en plus de la beauté du monde marin ; L’Ours, réalisé par Jean-Jacques Annaud en 1988, vise à émouvoir le spectateur lorsque, par exemple, l’ourson Youk assiste à l’abattage de sa mère avant d’être poursuivi par les chasseurs ; dans Microcosmos, réalisé en 1996 par Claude Nuridsany et Marie Pérennou, la caméra tente de placer le spectateur à l’échelle de l’insecte et lui suggère ainsi combien la vie des petits animaux peut être difficile. Après la vision champêtre, idéaliste et très anthropomorphique des dessins animés de Walt Disney, le point de vue selon lequel les animaux sont des êtres sensibles, fragiles et bafoués par l’homme a investi largement et durablement les productions audiovisuelles. Le trio morale-éthique-justice L’animalisme va au-delà d’un souci de protection pour des raisons écologiques (préserver un environnement propice à la vie, et surtout celle de l’homme !). On peut le considérer comme une extension de l’humanisme au monde animal. L’humanisme défend l’autonomie de l’individu humain à travers des principes moraux, tels que la défense de la liberté et du libre-arbitre, l’égalité de considération ou de traitement, et la solidarité. L’animalisme comporte ainsi une dimension morale : à partir de ces principes, il veut définir ce qui est bien, ce qui n’est pas bien, ce que l’homme doit faire ou ce qu’il ne doit pas faire avec les animaux. Mais, dans l’espace public, les problèmes soulevés par l’animalisme sont avant tout une affaire d’éthique. L’éthique est en effet une réflexion, un raisonnement sur la manière de rendre des conduites acceptables en société, 101

Encore carnivores demain ?

tandis qu’une morale est définie par des normes de conduites individuelles ou communautaires. L’animalisme n’est guère plus universel que la morale : les différentes sociétés ne le partagent pas et, au sein de chaque société, il n’est pas largement partagé. Néanmoins, dès lors que ses principes ont trouvé un écho en société suffisant pour entrer dans le champ de l’éthique col­ lective, il reste à savoir comment juger des actes qui impliquent les animaux, et donc quels droits attribuer à ces derniers. Certains pays comme la France en sont venus à interdire d’infliger des souffrances aux animaux domestiques. Faut-il aller plus loin ? Jusqu’à supprimer, par exemple, le droit de posséder un animal ? À la difficulté de partager une morale et une justice s’ajoute l’irréductibilité de la disparité des sensibilités, des goûts et des intérêts vis-à-vis des animaux ou des espèces animales : il est probable que ni la morale ni la justice ne puissent jamais uniformiser les façons de considérer ou de traiter les animaux. En matière d’éthique animale, on a l’embarras du choix ! Si l’éthique animale, développée par les Anglo-Saxons, est longtemps restée peu connue et mal considérée en France, c’est en large partie à cause de l’héritage tenace de « l’humanisme » de Descartes et de ses disciples comme Malebranche, qui ont dépeint l’animal comme une machine et accrédité la vision chrétienne d’un homme supérieur aux autres êtres vivants ; c’est aussi en raison de la culture de la « bonne bouffe » et de l’influence des lobbies agricoles ou de chasseurs. Dans son livre L’Éthique animale, le philosophe-juriste Jean-Baptiste Jeangène Vilmer pose que « l’éthique animale peut être définie comme l’étude du statut moral des 102

De l’éthique au bien-être animal

animaux, ou de la responsabilité morale des hommes à l’égard des animaux pris individuellement ». Il ne s’agit donc pas d’une liste de bonnes pratiques ! Il note que les animaux sont parfois considérés comme des agents moraux, dont les actes peuvent être soumis à une évaluation morale (on n’hésitait pas à le faire au Moyen Âge par des procès de bovins, de porcs, de rats, et même de colonies de sauterelles ou de limaces !), et qu’ils sont aujourd’hui largement considérés comme des patients moraux, dont le traitement peut être soumis à une évaluation morale. Cette seconde évaluation trouve une large justification dans la reconnaissance de la sensibilité des animaux et notamment de leur capacité à souffrir, ce qui permet d’invoquer des injustices causées par les humains à leur encontre. En matière d’éthique, il observe deux grandes postures : celle qui repose sur la justice, donc sur la raison et sur des critères légaux, approuvés par une majorité représentative et censés être impartiaux, et celle qui s’appuie sur la compassion, sur des sentiments tels que la sympathie (issu du grec ancien et signifiant « qui souffre avec autrui, qui comprend ses ressentis »). Ces deux postures sont radicalement différentes, et pourtant elles rencontrent des problèmes pratiques semblables : les humains peinent à être impartiaux ; ils n’éprouvent pas les mêmes sentiments selon qu’il s’agit d’un mammifère sauvage comme le dauphin, d’un animal de boucherie comme le porc ou d’un invertébré comme le lombric. Les abolitionnistes s’opposent à toute utilisation des animaux, domestication comprise (elle est pour eux une exploitation) ; les welfaristes s’attaquent à la manière de le faire. Dans l’éthique de la justice, on compte trois ap­proches principales : le déontologisme (celui de l’abolitionniste Tom Regan, par exemple), qui veut l’égalité de traitement de tous les êtres sensibles ; l’utilitarisme (celui 103

Encore carnivores demain ?

du welfariste Peter Singer), qui vise l’égalité de considération et la meilleure satisfaction possible des intérêts de chacun, homme et animal ; la théorie des « capabilités » (de Martha Nussbaum, considérée elle aussi comme welfariste), qui vise à satisfaire aux mieux les besoins ou les capacités d’action de chacun. Les capacités, besoins ou intérêts des mouches ne paraissent pas aussi riches ou élevés que ceux des éléphants, aussi les tenants des deux derniers points de vue trouvent-ils dans cette disparité de quoi justifier des inégalités de traitement. Il n’est toutefois pas aisé de cerner les besoins et les capacités des animaux, et encore moins de connaître leurs intérêts. De plus, quand on examine plus avant les courants de pensée de l’éthique animale, on y découvre des nuances, des variantes, et parfois des incohérences. Selon J.-B. Jeangène Vilmer, la plupart de leurs discours sont à la fois trop théoriques, trop idéaux et trop opposés les uns aux autres pour qu’émerge une éthique largement appli­ cable, surtout dans une société qui change rapidement. C’est pourquoi il en appelle à un pragmatisme appuyé à la fois sur l’auto­critique de nos habitudes et sur la recherche de la conciliation, deux démarches accessibles à tous. Les replis de l’expérimentation animale L’examen de l’histoire des pratiques humaines à l’égard des animaux peut aboutir à maints constats horrifiés, en particulier en matière d’expérimentation, mais, dans cette démarche, il importe de ne pas isoler les faits de leur « contexte normatif », c’est-à-dire des courants de pensée dominants, qui émanent principalement des autorités intellectuelles, politiques ou religieuses. Comme l’a exposé en substance l’historien Éric Baratay, les courants de pensée de la chrétienté, comme ceux des 104

De l’éthique au bien-être animal

Grecs de l’Antiquité, se sont largement opposés à propos du statut de l’animal : les uns tendaient à lui at­tribuer une âme, une conscience, une sensibilité à respecter, le faisant ainsi le semblable de l’homme ; les autres se montraient indifférents au sort des animaux, trouvant dans l’Ancien Testament le droit, pour les êtres humains, de disposer totalement des bêtes. C’est le second courant qui l’a emporté. Au xviie siècle, celui-ci s’est trouvé conforté dans sa vision par la théorie de « l’animal-machine » de Descartes, jusqu’à nier l’existence de la douleur chez les animaux et, plus tard, à légitimer leur exploitation industrielle. Cette approche impitoyable de l’animal n’a connu d’adoucissement substantiel, de la part des autorités catholiques, que dans les années 1970, lorsque le pape Paul VI a demandé l’interdiction de tous les jeux cruels. La toute première loi sur la protection animale en recherche est apparue en Angleterre en 1876. Depuis lors, le Royaume-Uni n’a cessé d’être un État leader dans ce domaine, mais il a fallu attendre 2010 pour que le Parlement européen et le Conseil de l’Europe adoptent une directive11 qui encadre largement la détention, l’utilisation et la mise à mort des animaux vertébrés (après les deux premiers tiers de leur stade fœtal, embryonnaire ou larvaire) et des céphalopodes à des fins scientifiques ou éducatives. S’appuyant sur l’état des connaissances en physiologie et en biologie comportementale, les exigences formulées par ce texte varient en fonction des différentes espèces animales. Elles officialisent la règle « des trois R », énoncée en 1959 par les Britanniques William Russell et Rex Burch : –– Replacement (substitution, en français), pour remplacer autant que possible des expériences menées sur des 11  Directive no 2010/63/EU, consultable sur www.legifrance.gouv.fr.

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animaux vertébrés par des expériences sur des cellules in vitro, des organes isolés ou, à défaut, sur des animaux non vertébrés ; –– Reduction (réduction), pour diminuer le nombre d’animaux utilisés ; –– Refinement (amélioration), pour réduire le stress, la douleur ou la souffrance avant, pendant et après l’expérimentation, notamment par de meilleures conditions d’hébergement et par l’utilisation de techniques expérimentales plus douces. C’est seulement à partir des années 1980 que sont apparus les comités d’éthique voués à encadrer les expérimentations animales et que se sont largement développées les études sur la souffrance des animaux, une notion que l’on sépare classiquement en deux : celle de douleur, physiologique, et celle de mal-être, psychologique. Les chercheurs se sont d’abord attelés à mieux évaluer la douleur ressentie par les animaux de laboratoire, en observant leurs signaux nerveux ou hormonaux, puis les études des changements de comportement chez les animaux soumis à un stress ont permis d’étendre les critères de souffrance au-delà de ceux de la douleur : modifications de l’alimentation, de la locomotion, des rythmes de sommeil, de la sexualité, des comportements sociaux... Une meilleure caractérisation de la souffrance est devenue une grande préoccupation de la communauté des sciences de la vie ; elle fait l’objet de travaux de recherche dans de nombreux pays. La protection spécifique des animaux d’élevage Mais quid des animaux d’élevage, qui sont mille fois plus nombreux que les animaux de laboratoire ? Et davantage encore si l’on inclut les animaux de l’aquaculture, 106

De l’éthique au bien-être animal

tous ces poissons, crustacés, mollusques ou amphibiens dont le sort nous émeut moins que ceux des bêtes à poils ou à plumes ! L’Union européenne a adopté en 1998 une directive générale en faveur de la « protection des animaux d’élevage ». Depuis lors, la réglementation n’a cessé d’évoluer, dans chaque pays, pour améliorer les conditions de vie des différentes espèces utilisées : taille minimale des cages ou des boxes pour les volailles et les porcs ; densité maximale d’individus dans une exploitation ; seuils de température ; type d’alimentation, etc. Ces dispositions valent aussi pour l’aquaculture. Jusque récemment, la majorité des études de la souffrance animale a porté sur l’évaluation de modifications physiologiques ou comportementales d’animaux placés en laboratoire, et non pas dans des conditions habituelles. Depuis quelques années se multiplient les collaborations entre scientifiques et producteurs vouées à combler ce déficit d’évaluation en élevage. Cependant, les résultats de ces nouveaux travaux restent encore modestes à la fois en nombre et quant à l’étendue des critères permettant de connaître les souffrances réelles des animaux.

De la critique philosophique à la croisade végane Les effets de la modernisation Les Trente Glorieuses (les années 1950, 1960 et 1970) ont connu un changement important dans notre relation quotidienne aux animaux et au sein du processus d’industrialisation de l’alimentation amorcé un siècle plus tôt : la disparition, dans notre paysage, de la mise à mort des animaux. Parce que les petits abattoirs situés au cœur 107

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des cités ne pouvaient plus absorber l’augmentation des flux d’animaux imposée par la demande croissante, il fallait en construire de plus gros, mieux placés pour le transport routier. L’aubaine était belle pour les reléguer en périphérie de nos lieux de vie sociale et coller ainsi aux exigences de la modernité. En effet, si la notion de modernité évoque souvent des transformations de la vie quotidienne appuyées sur des technologies nouvelles, pour les philosophes et les sociologues elle correspond avant tout au recul des croyances religieuses ou magiques qui, en particulier, nous permettaient de mieux accepter la mort qu’aujourd’hui. C’est l’une des facettes du processus que le sociologue Max Weber a désigné par « désenchantement du monde » au début du xxe siècle. L’évaporation, dans la consommation de viande, de la conscience de la mise à mort des animaux apparaît d’autant plus forte que la grande distribution a désincarné la viande elle-même, en la plaçant en barquettes, sous blister, en morceaux posés sur des lingettes qui absorbent, pour le cacher, le liquide rouge pris à tort pour du sang. En fait, il s’agit d’un liquide cellulaire, plus ou moins coloré par la présence d’une protéine, la myoglobine ; il déplaît à la grande majorité des consommateurs puisque les barquettes les plus « ensanglantées » sont celles qui sont les moins choisies dans les rayons. Dans le droit fil de la modernité, les procédés qui visent à rendre pratique et rapide la consommation de la viande tendent aussi à anéantir toute vision de l’animal mort. Même dans les boucheries traditionnelles, on voit de moins en moins d’animaux entiers ou de têtes d’animaux qui évoquent l’animal précédemment vivant. C’est sans doute pourquoi les images de rudes conditions d’élevage ou de mise à mort, diffusées non pas seulement depuis quelques années sur des réseaux sociaux 108

De l’éthique au bien-être animal

comme YouTube mais dès les années 1960 par des mouvements « de libération animale », paraissent des plus choquantes. Outre les vices de forme de l’abattage (des pratiques illégales ou qui, en tout cas, sont jugées « inhumaines »), le public redécouvre subitement l’acte meurtrier qui a été banni de son cadre de vie ; il le perçoit comme dénué de sens, telle une « pure violence ». Ces interventions médiatiques, qui rendent désormais obscène l’industrie de la viande, ont ravivé le mouvement animaliste, un mouvement qui, plus que jamais, est une nébuleuse d’opinions et d’attitudes très diverses, plus ou moins radicales et parfois contradictoires. La montée de l’antispécisme Le spécisme est à l’égard des espèces animales ce que le racisme est envers les ethnies. Le terme antispécisme a été inventé par le psychologue américain Richard D. Ryder en 1970 et popularisé par le philosophe britannique Peter Singer en 1975. P. Singer est ainsi devenu le premier représentant de l’antispécisme, un courant de pensée critique fondé sur une philosophie éthique et battant en brèche les justifications de la position dominante de l’homme, qui rendaient celui-ci « maître et possesseur de la nature », selon les termes de Descartes. Très politisé, l’antispécisme se veut rationnel, logique et « utilitariste », c’est-à-dire voué à la recherche de la satisfaction des intérêts de tous les individus, humains ou animaux. « Toutes les vies valent d’être vécues », a proposé P. Singer. La source principale des critiques adressées à l’anti­ spécisme apparaît lorsqu’on pousse sa logique « jusqu’au bout », c’est-à-dire quand on la met à l’épreuve des réalités de notre vie avec les animaux. En l’occurrence, si l’on voulait éliminer la cruauté de l’homme envers tout animal 109

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et supprimer ses discriminations d’espèces, la seule solution serait de le priver de toute relation avec des animaux. Ne serait-ce pas là une nouvelle discrimination, très radicale, et même une source de cruauté envers les humains qui vivent avec des animaux, ou envers des animaux domestiques auxquels la présence humaine est clairement profitable, voire vitale ? Remarquons au passage que des espèces non domes­ tiquées sont aussi très dépendantes de nous : le rat, la souris, le moineau, le pigeon et la blatte, par exemple, vivent principalement à nos côtés et se nourrissent grâce à nous. Un autre aspect contradictoire et polémique du courant antispéciste tient dans sa proposition d’étendre les droits de l’homme aux grands singes (les chimpanzés, les orangs-outans, les gorilles et les bonobos), au prétexte que ces animaux présentent des capacités cognitives et émotives très proches de celles des humains. Paradoxalement, il s’agit là d’une attitude spéciste, non seulement par rapport aux autres espèces de singes mais aussi à l’égard de toute autre espèce animale qu’on pourrait reconnaître comme intelligente et sensible (or, comment tracer de façon consensuelle une telle frontière entre les espèces ?). Elle met en balance de façon très problématique les grands singes et les humains atteints de graves handicaps mentaux — aussi nommés « cas marginaux ». En effet, dès lors qu’on attribue des droits aux individus selon une considération morale reposant sur leurs capacités de langage, de raison et de conscience de soi, les adultes lourdement déficients peuvent apparaître comme moins légitimes au bénéfice de ces droits que les animaux pourvus de capacités supérieures. Voilà qui jette un froid, non ?

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De l’éthique au bien-être animal

Antispécisme, végétarisme et véganisme L’antispécisme n’est cependant pas un mode de vie. Il n’implique pas d’être végétarien (ne pas manger de viande mais du lait et des œufs et, dans une définition élargie, des animaux aquatiques) ou végétalien (ne manger aucun produit animal, en tout cas pas sciemment, car de nombreux aliments préparés en contiennent, à l’instar de la gélatine). Les antispécistes qui refusent de consommer de la viande ne le font pas tous pour une raison morale, mais au moins selon une justification de principe qui se veut rationnelle : ce n’est pas tant qu’il soit mal de tuer ou de laisser tuer des animaux pour manger, alors qu’on n’en a sans doute pas le besoin vital, c’est surtout illogique, dès lors qu’on admet que la vie d’un animal ne vaut pas moins que celle d’un autre ou que celle d’un humain. Mais en pratique, sur cette adhésion au principe anti­ spéciste viennent très souvent se greffer des postures morales, avec des idéologies plus ou moins radicales. Leur socle commun est l’éthique végétarienne, et c’est pourquoi la plupart des antispécistes sont végétariens. Le végétarien refuse de consommer de la viande non pas pour des raisons diététiques mais au prétexte que cette consommation nécessite de tuer des animaux doués de conscience, et donc que cet acte est moralement inacceptable. Il ne saurait toutefois s’opposer à l’élevage car la consommation d’œufs ou de lait impose son existence. Il ne profite pas seulement des produits d’animaux tués et consommés par d’autres que lui : l’on produit et l’on tue beaucoup d’animaux uniquement pour leur lait ou pour leurs œufs ! De nombreux végétariens affirment que si les conditions d’élevage et surtout d’abattage changeaient radicalement, ils recommenceraient à manger de la viande. 111

Encore carnivores demain ?

Dans un ordre de radicalité croissante viennent ensuite les végétaliens, qui refusent de consommer des œufs, du lait et tout autre produit animal, puis les végans, qui excluent toute utilisation d’animaux : produits alimentaires, domestiques ou pharmaceutiques, vêtements, spectacles, transports, travaux agricoles… bref, une partie substantielle de nos objets de consommation, de nos moyens de production et de nos divertissements. C’est pourquoi les végans, qui rassemblent la majorité des antispécistes, sont également des « abolitionnistes ». Les courants de protection des animaux et le bien-être animal On peut distinguer deux grandes familles de défenseurs des animaux : les welfaristes (de l’anglais welfare, aide ou bienveillance à l’égard d’autrui), pour qui il importe d’améliorer la condition animale, et les abolitionnistes, qui exigent l’arrêt définitif de toutes les utilisations d’animaux. Toutes deux revendiquent une « libération animale », mais selon un rythme et par des moyens différents. Pour les welfaristes, il ne s’agit pas de refuser l’utilisation des animaux mais de tâcher systématiquement de préserver leur bien-être. Le concept de bien-être est au cœur de la doctrine animaliste (mais, pour les abolitionnistes, il doit s’en tenir à « ficher la paix » aux animaux, toute autre considération risquant d’entraver leur liberté). Il comporte cinq « libertés  fondamentales », ainsi énoncées par le Farm Animal Welfare Council en 1979, celles : • de ne pas ressentir la soif et la faim ; • de ne pas ressentir d’inconfort et de douleur ; • de ne pas être blessé ou malade ; • de ne pas ressentir de stress ou de peur ; • d’exprimer des comportements naturels relatifs à l’espèce. Outre l’ancienneté de cette définition, on peut remarquer que ses quatre premiers points ont une forme négative : ils évoquent une privation généralement causée par l’homme. Elle lie ainsi le concept de bien-être aux comportements humains davantage qu’à des conditions de vie apparaissant comme naturelles.

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Ils récusent le droit — quasi universel — de posséder un animal, au motif que cette possession entrave sa liberté. Sur ce point, leur discours semble cohérent. En revanche, quant au sort des animaux (chiens et chats compris) qu’ils appellent à « libérer », il le paraît moins. Soit on ne fait rien d’autre que de tenter d’empêcher la reproduction des animaux domestiques (au risque de plus en voir un seul dans un futur pas très lointain) — pas facile ! Soit on les abandonne dans la nature — pas gentil ! Soit on cesse de les utiliser aux fins pour lesquelles leur espèce a été façonnée depuis des siècles ou des millénaires — et c’est un peu comme les abandonner ! Dans tous les cas, accessoirement ou gravement, des hommes et des femmes en pâtiront aussi. Pour les abolitionnistes, dont les leaders sont les philosophes Tom Regan et Gary Francione aux États-Unis, cesser de tuer ou d’utiliser des animaux, de quelque manière que ce soit, n’est pas un objectif, un idéal à poursuivre, c’est une obligation immédiate, car cette utilisation leur paraît criminelle. Dans cette logique, il faudrait même cesser toute intervention humaine dans la procréation d’animaux. On parle de « véganarchisme » lorsque cet abolitionnisme est étendu à toute forme de domination humaine, y compris chez les humains eux-mêmes (des adultes sur les enfants, par exemple). Dans cette branche, les plus activistes en appellent au « végandjihad », soit la destruction des exploiteurs de tout acabit, ou tout au moins de leurs outils de travail. L’abolitionnisme se trouve ainsi handicapé par les dérives violentes et haineuses de ses partisans les plus radicaux, qui, pour reprendre les termes de la philosophe Élisabeth de Fontenay, grande figure française de la défense de la cause animale, oublient totalement, au nom de cette cause, certaines réalités de la vie 113

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humaine et ignorent l’histoire ou la culture des com­ munautés. Faire la distinction entre welfaristes et abolitionnistes est toutefois peu aisé. En effet, il existe des abolitionnistes welfaristes et des abolitionnistes antiwelfaristes. Les premiers considèrent que l’amélioration des conditions est un premier pas nécessaire vers l’abolition définitive de l’exploitation animale, tandis que les seconds militent contre l’amélioration des conditions de vie et d’exploitation des animaux, une exploitation qui n’a pas de sens dans leur manière d’envisager la lutte. Le véganisme (mot dérivé de vegan, une syncope du mot vegetarian) est une branche radicale de l’anti­spécisme végétarien. La Vegan Society en propose cette définition : « Le véganisme est le mode de vie qui cherche à exclure, autant qu’il est possible et réalisable, toute forme d’exploitation et de cruauté envers les animaux, que ce soit pour se nourrir, s’habiller, ou pour tout autre but. » Comme le welfarisme et l’abolitionnisme, il tend à s’opposer à l’utilisation des animaux en général (et pas seulement celle qui concerne l’alimentation), mais ce qui le distingue des autres mouvements n’apparaît guère dans cette définition. En effet, ce courant de pensée, plus critique que l’antispécisme « tout court », dépasse largement le rationalisme de ce dernier : il prône un mode de vie alternatif, en dénonçant parfois le système capitaliste qu’il considère fondé sur la loi du plus fort ou sur la recherche du profit, et qu’il juge source de la plupart des maux. Parfois seulement, car certains de ses partisans se montrent au contraire très complaisants avec l’agriculture industrielle — grande composante du système capitaliste —, notamment parce qu’elle est capable de produire en masse des végétaux ou des produits de synthèse riches en protéines. En outre, il se présente comme un 114

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mouvement salvateur non seulement des animaux mais aussi de l’humanité ; il vit largement dans le registre de la compassion, de l’empathie ; il se nourrit peu ou prou — mais d’une façon rarement avouée — de références à des visions enchantées, mystiques ou religieuses du monde. Il va donc bien au-delà du seul souci de la condition animale ! Le socle végétariste de la libération animale Comment les courants militants du végétarisme plus ou moins libérateur des animaux ont-ils évolué depuis leur apparition et comment ont-ils intégré la société actuelle ? Revenons d’abord sur leur genèse. Les deux pionniers du végétarisme moderne sont sans doute l’écrivainphilosophe américain Ralph W. Emerson et l’association britannique The Vegetarian Society. Au milieu du xixe siècle, R.W. Emerson, très influencé par les spiritualités orientales (hindouisme, confucianisme, bouddhisme, soufisme, taoïsme, etc.), fut le chef de file du mouvement transcendantaliste. Le transcentantalisme, une forme d’humanisme résolument pacifiste, attribue à l’âme humaine une pureté et une bonté naturelles d’essence divine, et tend à voir toutes les formes d’institutions politiques ou religieuses comme de grandes sources de corruption. Ces idées ont fait leur chemin notamment dans une communauté de philo­­sophes végétariens anglo-saxons, à commencer par David H. Thoreau et Amos B. Alcott, deux contemporains de R.W. Emerson. En Angleterre, la Vegetarian Society, créée en 1847, s’est donné un rôle éducatif et politique en faveur du végé­ tarisme. Elle a connu une scission en 1944 : certains de 115

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ses membres, des végétaliens, voulaient promouvoir le rejet de toutes les productions d’origine animale. C’est ainsi que Donald Watson et Elise Shrigley ont créé la Vegan Society et, avec celle-ci, le véganisme. Le véganisme a pris son essor avec les mouvements de contre-culture des années 1960. Il a notamment été porté par des « cellules de libération animale », comme la Hunt Saboteurs Association (Les Saboteurs de chasse) et la Band of Mercy (Groupe de miséricorde), une communauté d’activistes de laquelle est né, en 1976, l’ALF, Animal Liberation Front (Front de libération des animaux), plus largement connu. Ces entités sont aujourd’hui cataloguées comme des groupes « écoterroristes » (ce mot peut paraître excessif mais aux États-Unis, avant les attentats de New York en 2001, ces activistes étaient considérés comme la première source de risque d’attentat). Elles se sont illustrées par des actes de sabotage, notamment contre des marchés à bestiaux, des abattoirs, des véhicules de chasse, de cirque ou de transport de viande, outre des laboratoires de vivisection, d’expérimentation animale ou de cosmétique. Les actes violents restent relativement rares, néanmoins, et moins fréquents que la libération d’animaux captifs ou les dénonciations de mauvais traitements faits aux animaux. Des anarcho-punks et des romantiques D’une façon schématique, on peut répartir en deux grands groupes les diffé­rents mouvements d’opposition à l’utilisation des ani­maux en général et à la consom­ mation de viande en particulier : une frange contreculturelle, radicalisée et activiste, qualifiée parfois d’anarcho-punk car elle s’appuie sur des références à la 116

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violence, au sang, à la destruction et à la mort pour faire passer ses messages, et une frange associée aux milieux hippies ou new age, pacifiques, porteurs d’idéaux romantiques, de symboles de vie, de nature, de bien-être, de communion entre les êtres vivants, et à laquelle les végans sont majoritairement attachés. Durant les trois dernières décennies du xxe siècle, ces mouvements sont largement restés dans une sphère contestataire, une « communauté underground ». Chez les végans circule une pensée non seulement idéologique mais aussi utopique, avec différents degrés d’ascétisme : elle se réfère à une vie en harmonie totale avec la nature, une vie exemplaire qui passe par le renoncement à certains plaisirs ou pulsions, tel celui de manger de la viande. S’y ajoute parfois une vision millénariste, d’inspiration chrétienne ou orientale, avec la croyance plus ou moins affirmée en une forme de jugement dernier et en un âge d’or à venir : l’homme serait ainsi fait pour cueillir des fruits et non pour tuer les animaux ; d’ailleurs il n’a ni les dents ni les griffes pour ce faire ; celui qui le fait est maudit, comme Adam et Ève l’ont été après avoir cueilli le fruit défendu, et il ira en enfer... Le renoncement à la viande n’est alors plus seulement idéologique, il est aussi religieux ou mystique ; on retrouve là l’approche transcendantaliste de R.W. Emerson. Aller au restaurant végan, c’est cool ! Les pays anglo-saxons sont plus enclins au végétarisme, au végétalisme ou au véganisme que les pays d’Europe du pourtour méditerranéen : selon le Time Magazine en 2000, en Angleterre, 6 % de la population étaient végé­ tariens, 3 % étaient végétaliens et 0,3 % était végan (0,9 % aux États-Unis) ; en France et au Portugal, seuls 2 % de la 117

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population étaient végétariens. C’est peu, et ces chiffres n’augmentent pas rapidement. Si la proportion de végans a crû ces dernières années, elle reste toutefois de l’ordre du pourcent en Angleterre ou en France (un peu plus aux États-Unis). Pourtant, on assiste de façon très manifeste, depuis quelques années, à une mode du végan. Ce mot a fait irruption dans les médias, même si c’est parfois sans juste mesure : « La folie vegan s’empare de la France », titrait par exemple BFM TV en juin 2016 ; les boutiques et petits restaurants qui se disent végans fleurissent çà et là... Comment se fait-il que cette visibilité très accrue ne soit pas accompagnée d’une conversion plus massive de la population en adeptes du véganisme, ou tout au moins du végétarisme ? Cela peut surprendre, à première vue, pour deux raisons au moins. La première raison est que les associations de protection des animaux, telles que Sea Shepherd (Berger de la mer) ou Peta (People for Ethical Treatment of Animals, Collectif pour le traitement éthique des animaux), ont largement remanié leur communication pour rendre le véganisme et la protection des animaux plus avenants qu’ils ne l’étaient auparavant. On se souviendra, par exemple, de l’irruption d’une militante de Peta, nue, sur le podium lors d’un défilé de mode de Christian Lacroix en 2007, et affichant sur une pancarte « Je préfère être nue qu’en fourrure ». La seconde raison est que la diffusion d’images et de reportages sur la maltraitance des animaux, en abattoir ou en élevage, a eu un grand effet en société. Aujourd’hui, nombre de concitoyens se disent choqués et sont de ce fait séduits par les démarches (commerciales, alimentaires ou autres) qui témoignent d’un respect pour la nature en général et pour les animaux en particuliers. Dans ce 118

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contexte, aller dans un restaurant végan, certifié « sans cruauté », c’est éthiquement valable. C’est sensible. C’est bon pour les animaux, bon pour tous, bon pour la planète. C’est aussi original, donc c’est chic, et l’on y découvre de nouveaux plats, de nouvelles saveurs... Bref, c’est « sympa », c’est « cool » ! Comme le décrit la sociologue Marianne Celka, ce « business de la radicalité », auparavant confidentiel, est ainsi devenu sympathique ; les sites et les conversations peu ou prou liés au véganisme connaissent une grande popularité sur Internet et ses réseaux sociaux. Cependant, apprécier les idées et les messages végans ne fait pas du quidam un militant, un contestataire ; les clients « du végan » ne sont pas majoritairement des végans… et les militants véganistes restent relativement peu nombreux Le pouvoir absorbant de la culture dominante Il n’en reste pas moins que le marché végan se porte bien. Grâce à sa popularité, il intègre petit à petit le paysage économique. Dans le même temps, il perd son originalité, son décalage, son tranchant avec les habitudes de consommation. Voilà un processus typique de l’absorption d’une contre-culture par le mainstream (la culture dominante), selon M. Celka. C’est ainsi que les mouvements gauchistes révolutionnaires ont été absorbés par la culture capitaliste : on arbore désormais des T-shirts flanqués des portraits de Che Guevara ou de Lénine sans pour autant adhérer aux doctrines ou aux actes de ces personnalités ; on affiche tout au plus une sympathie pour les motifs positifs de leurs théories. Et cette absorption, cette dilution de messages contestataires dans le paysage social 119

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tend à affaiblir ceux-ci. Cela, les leaders activistes de la libération animale l’ont compris. C’est pourquoi ils tendent aujourd’hui à limiter leur publicité et à demander à leurs disciples de ne pas afficher ostensiblement leur positionnement (ne pas arborer de T-shirt militant, par exemple), pour ne pas faire le jeu d’une absorption culturelle amollissante. Ils les invitent au contraire à rester dans la clandestinité et l’originalité, par exemple avec l’apposition de tags sur des murs, tels que « Meat is murder » (La viande, c’est du meurtre) et « L’ALF te surveille », ou d’images dures sur des barquettes de viande, et à multiplier les libérations d’animaux captifs. Le carnisme et le flexitarisme Parmi les autres termes en « isme » qui traversent l’espace médiatique actuel et les polémiques sur la consommation de viande, on rencontre aussi carnisme et flexitarisme. Le flexitarisme n’est pas, à proprement parler, un courant de pensée ou une posture philosophique. Il désigne plutôt un nouveau comportement de consommateurs sensibilisés aux problèmes que pose l'industrie des productions animales, notamment en matière de traitement des animaux. Les flexitaristes réduisent leur consom­mation de produits carnés et favorisent l’achat d’une viande de bonne qualité auprès d’un boucher en qui ils ont confiance et qui s’approvisionne chez des « petits producteurs locaux ». Ils sont ainsi clients de ce qu’on nomme la « viande éthique ». Ils font partie de la clientèle occasionnelle des enseignes véganes mais ils continuent de s’approvisionner dans les circuits de distribution classiques. Ainsi, être flexitariste, c’est trouver un arrangement entre sa propre conscience et une 120

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consommation de viande inscrite dans ses habitudes ; c’est aussi participer à l’absorption culturelle de l’ani­ma­ lisme radical. Les flexitaristes ne sont pas souvent les consommateurs les moins fortunés. Pourtant, si l’on regarde bien, la viande des petites boucheries de grande qualité n’est pas systématiquement plus chère que celle des rayons des supermarchés. Et si ces derniers sont favorisés par une grande partie de la population, c’est en bonne partie parce qu’ils sont très pratiques pour le mode de vie urbain actuel, qui laisse de moins en moins de temps pour faire les courses. Quant au carnisme, ce terme est parfois utilisé pour désigner l’attrait pour la viande, tandis qu’il a été promu par la psychologue américaine Melanie Joy (devenue végétarienne après avoir été intoxiquée par un hamburger), dans le but de faire apparaître une idéologie plus ou moins consciente derrière cet attrait souvent qualifié de « naturel ». Ce terme est aujourd’hui employé par les végans pour désigner et stigmatiser la démarche qui vise à justifier la consommation de viande. Parmi les promoteurs d’une telle justification, on trouve en France Dominique Lestel, pour qui manger de la viande permettrait de rester proche des animaux et de mettre en valeur une animalité que la modernité a repoussé par sensiblerie et par un hygiénisme exacerbé. Il présente le végétarisme comme une défiance de la chair — aussi bien animale que sexuelle —, qui nous rappelle notre existence périssable. Il associe la volonté de libérer les animaux au rejet de notre animalité (tout ce qui n’est pas du domaine de la raison, de la compassion et de la morale, pourrait-on dire) et à celui de notre mortalité.

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Des usages conflictuels Écolos et végans comme chien et chat Les animaux faisant partie intégrante des écosystèmes, l’éthique animale est nécessairement liée à l’éthique environnementale. De ce fait, on tend souvent à rapprocher les végans des écologistes, pensant que préserver « la nature » ou « l’environnement » serait préserver les animaux comme les végétaux et comme l’air et les océans, or tout cela ce n’est pas la même chose ! En particulier, tous les animaux n’ont pas le même statut : les animaux domestiques ne sont pas aussi naturels que les animaux sauvages. D’ailleurs, les végans et les écologistes s’op­ posent fréquemment : les premiers refusent toute exploitation et tout « meurtre animal », tandis que la majorité des seconds défend les élevages extensifs et biologiques, donc la domestication et la mise à mort d’animaux. Afin de clarifier les oppositions et les convergences de ces deux courants, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer a apporté des éléments de réponse à cette question : « Entre le végan et l’écologiste, qui tue réellement le plus d’animaux ? »12. En considérant les modes de vie de deux femmes qu’il connaît, l’une végane non écologiste et l’autre écologiste non végane, il montre qu’il est très difficile de trancher, notamment parce que nombre de produits choisis par les végans nécessitent le recours à des produits animaux (par exemple des vins sont clarifiés avec de la colle de poisson ou du blanc d’œuf) et à des ressources végétales ou minérales dont l’exploitation cause in fine des dommages aux animaux sauvages. 12  Jeangène Vilmer J.-B. Entre le végan et l’écologiste, qui tue réellement le plus d’animaux ?, www.jbjv.com (consulté le 01.11.2016).

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Une autre question vient alors : l’attitude de l’écologiste non végane est-elle plus condamnable que celle de la végane parce que la première tue plus directement des animaux que la seconde ? Tandis que la justice actuelle est incompétente pour trancher, répondre de façon largement satisfaisante n’a rien d’aisé, notamment parce que les animaux indirectement tués par la non-végane sont des animaux domestiques, qui doivent leur existence à l’homme ; de ce fait, il ne paraît pas absurde d’accorder à celui-ci un peu plus de droits sur ces animaux-là que sur les autres. J.-B. Jeangène Vilmer note enfin que, certes, il existe des végans écologistes et des écologistes végans, mais afin que le végan préserve effectivement le plus possible la vie des animaux et rende ainsi sa démarche cohérente, il faut que celle-ci soit aussi écologique. L’éthique du chasseur Quant à la position des chasseurs sur la protection des animaux et sur le bien-être animal, voici les propos tenus en 201013 par Pierre de Boisguilbert, alors chargé de communication de la Fédération nationale des chasseurs, interrogé notamment sur la volonté des organisations végans ou antichasse de développer un droit animal qui inter­dirait la chasse : « Les chasseurs sont les premiers garants du bien-être animal en ce qu’ils œuvrent au maintien des espaces et des bio­topes nécessaires, ainsi qu’à la préservation des espèces sauvages. Aller au-delà c’est de facto remettre en cause notre relation à l’animal et renier l’acte de chasse. Les chasseurs doivent 13  Publiés par la Fédération française des chasseurs à l’arc, www.ffca.net (consulté le 10.01.2017).

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devenir aussi militants que nos adversaires, refuser cette nouvelle vision d’un monde aseptisé, idéalisé, d’où serait absente toute forme de violence et cacher la mort. Ils doivent être vigilants, et ne pas considérer comme anecdotique et rigolo la promotion quotidienne du végétarisme, dans la presse féminine par exem­ ple. Rien n’est anodin, le bien-être animal est acceptable lorsqu’il consiste à lutter contre les souffrances inutiles infligées aux animaux sous notre contrôle, autrement dit, les animaux d’éle­ vage ou maintenus en captivité. Il n’a aucun sens pour les animaux sauvages dès lors que nous avons suffisamment de respect pour le gibier réellement libre ! Ne nous laissons pas imposer ce nouvel ordre moral, mais en revanche ayons notre propre éthique, cette morale librement consentie que nous nous imposons dans notre relation à l’animal lors de l’acte de chasse. Les Inuit, qui ne vivent que de la chasse, ont au plus profond d’eux-mêmes cette culture chamane qui transcende la mort et fait vivre et mourir l’homme et l’animal en étroite symbiose. Celle-ci étant basée avant tout sur le respect et la conscience de notre interdépendance. Soyons conscients de notre suprématie sur l’animal, c’est le fondement de l’humanisme, mais de la même manière, conscients des devoirs que cela nous impose dans notre façon de traiter les animaux. Pour le chasseur, cela veut dire respecter les exigences de la quête, le cas échéant donner la mort de façon consciente, le plus efficacement et rapidement possible. Le bien-être de l’ani­ mal sauvage, si l’on acceptait l’idée, porterait en lui tous les ingrédients de la « dénaturalisation » du sauvage, de l’apprivoise­ ment, du manque de respect en quelque sorte ! » Être chasseur ou pêcheur n’empêche sans doute pas d’aimer les animaux autant qu’un militant antichasse ou antipêche. N’oublions pas non plus que la chasse permet de réguler les effectifs de certaines populations sauvages et d’en surveiller l’état de santé. Mais voilà, dans ces propos, à titre d’exemple, où l’on trouve l’héritage de l’humanisme cartésien, qui voulait justifier le concept de 124

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suprématie humaine sur les animaux et qui tend un peu à confondre respect de l’animal et préservation de l’espèce dans un milieu donné — quand il ne s’agit pas seulement de préserver un divertissement. Heureusement, il est encore possible d’avoir et surtout d’exprimer une telle opinion : c’est l’un des principes de la démocratie. Il est un autre principe qui consiste à décider régulièrement et collectivement, par une majorité de voix, ce qui doit rester légal et ce qui ne doit plus l’être, et donc de faire passer l’éthique majoritaire avant la morale d’une communauté particulière. L’enjeu des débats démocratiques actuels n’est-il pas, précisément, de remettre en question notre relation à l’animal, y compris celle qu’entretient le chasseur avec les animaux qui l’intéressent, d’aller au-delà de la seule préservation des espèces et de tendre vers un monde plus proche d’un idéal largement partagé ? Combien de gens accepteraient qu’un animal sauvage ait, moins qu’un animal domestique, le droit ou le bénéfice de ne pas souffrir ? En outre, un Inuk n’est-il pas, lui aussi, tout à fait capable de réviser ses pratiques afin d’éviter des morts ou des souffrances non nécessaires à sa subsistance ? Le respect des convictions d’autrui est de mise mais il ne devrait pas empêcher l’incitation au changement — qui n’est pas l’imposition du changement par la force ou par la loi. Une épine nommée « abattage rituel » Ce qu’on désigne par « l’abattage rituel » est une pratique de mise à mort dont l’inspiration est religieuse14. Celle des musulmans, nommée dakhât ou dhabiha, aboutit à la certification halal (qui signifie licite) de la viande ; 14  Lire à ce sujet la thèse de doctorat vétérinaire d’Alice Assemat (2015).

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celle des juifs, la shehita, aboutit à la certification casher (idem). Selon des statistiques rapportées par le journal Libération en juin 2016, au moins 15 % des bovins et 27 % des ovins seraient abattus de cette manière en France. Selon le Conseil français du culte musulman, plus de 80 % des adeptes de l’Islam consomment de la viande halal. La proportion des juifs qui mangent de la viande casher serait bien moindre : entre 15 et 20 %. Les animaux ainsi abattus sont en grande majorité des ruminants. Ils n’incluent pas les compagnons de travail très largement bénéfiques comme le cheval, l’âne et le dromadaire, dont la consommation est prohibée (les religions savent aménager leurs principes pour transiger avec le pragmatisme et avec les besoins du peuple !). Quant aux autres exclusions d’animaux dans l’alimen­ tation, on trouve principalement des raisons sanitaires, dont la pertinence est devenue très faible aujourd’hui : le chien était connu pour véhiculer la rage ; le porc était considéré comme infecté par ses propres souillures (il était en effet porteur de plusieurs maladies et du ténia)… Toutefois, parmi les motifs d’interdiction, certains sont clairement symboliques : l’agressivité, comme celle des fauves ou du crocodile ; l’ingestion de détritus, comme chez le rat, ou de cadavres, comme chez les charognards ; la sécrétion de venin, comme chez nombre de reptiles et d’arthropodes. D’autres raisons paraissent plus obscures, telle que celle de la tradition juive à propos des poissons dépourvus d’écailles ou de nageoires. Dans les détails de l’abattage rituel, il existe des variantes et des exigences plus ou moins strictes selon les communautés religieuses. La base commune est la suivante : il faut égorger l’animal encore conscient (il doit être ou paraître en parfaite santé) par une section franche de la trachée, de l’œsophage et des principaux vaisseaux 126

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sanguins (artère carotide et veines jugulaires). L’animal agonise alors plus ou moins lentement ; il peut souffrir plusieurs minutes avant de mourir. Parmi les résultats d’études scientifiques, un rapport publié en 2010 par une équipe du Royal Veterinary College, en Angleterre, indique que plus de 8 % des bovins sont encore conscients une minute au moins après leur égorgement — et parfois jusqu’à 14 minutes, selon la synthèse publiée en 2009 par l’Inra15. L’abattage rituel ne vise guère à limiter la souffrance mais plutôt à évacuer rapidement le sang parce que celui-ci est tantôt considéré comme un principe de vie ou un support de l’âme (il a de ce fait un caractère sacré), tantôt comme un transporteur de microbes, donc un vecteur de maladies. Cette pratique ne respecte pas la réglementation européenne, selon laquelle, quel que soit le moyen létal utilisé, la mise à mort doit être précédée d’un étourdissement provoquant l’insensibilité à la douleur et l’état d’inconscience jusqu’à la mort. En pratique, dans ce cadre légal, l’étourdissement est le plus souvent produit par une puissante décharge électrique, par une asphyxie au dioxyde de carbone ou par l’enfoncement d’une tige métallique dans le crâne. Dans le dernier cas, le terme étourdissement paraît peu approprié, mais le moyen est rapide, sûr et efficace. Et pourtant, l’abattage rituel est autorisé dans la plupart des États européens (sauf dans quelques pays comme le Danemark, la Norvège, la Suède, la Pologne et la Suisse) au motif qu’il s’agit de pratiques inscrites dans des traditions, telles que la tauromachie, ou dans des cultes 15  Inra, 2009. Douleurs animales, rapport d’expertise, www.abattagerituel.com (consulté le 01.11.2016).

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reconnus par ces États. Mais, cette fois, il ne s’agit pas de pragmatisme et, pour la plupart des détracteurs de cette pratique, la préservation de la culture a bon dos : les raisons de cette dérogation au droit semblent plutôt commerciales, électoralistes ou diplomatiques. Une vive controverse sur cette autorisation est chroniquement alimentée par l’ensemble des organismes de protection ou de libération animale, qui considèrent ce laxisme d’État comme autant responsable de souffrances animales inutiles que les praticiens de l’abattage rituel. Néanmoins, il est abusif de dire que les religions concernées sont indifférentes à ces souffrances : des textes de la tradition musulmane, comme ceux de la religion juive, indiquent qu’il convient de ne pas faire souffrir les animaux (aussi l’égorgement doit-il être net et rapide) ; de plus, comme le soulignent certains représentants de ces confessions, l’étourdissement est, lui aussi, une opération très stressante pour l’animal, et il achoppe parfois. Il reste à savoir si un rite peut vraiment s’accommoder d’un processus industriel… Plus accessoirement, sans doute, l’abattage rituel pose des problèmes sanitaires. Par exemple, une responsable de la Direction générale de l’alimentation a reconnu en 2008 que les matières pulmonaires ou gastriques parfois répandues sur les carcasses lors de l’abattage pouvaient rendre la viande impropre à la consommation selon la réglementation en vigueur, et certains animaux ne sont pas égorgés dans des abattoirs ayant pignon sur rue. Pas de buzz, pas de changement ? Le 25 mai 2016, l’association végane L214 a diffusé une vidéo montrant les conditions de vie abominables des quelque 200 000 poules pondeuses d’une exploitation 128

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industrielle située dans l’Ain : on les voit entassées dans un bâtiment sans fenêtre et sur un sol grillagé, couvertes de poux et marchant sur les cadavres de leur congénères en décomposition. Grâce aux alertes initialement émises par des employés de l’entreprise ou des riverains indisposés par les mouches, les autorités sanitaires avaient été prévenues depuis longtemps (dès 2013, indique L214) de l’existence de conditions d’exploitation anormales. En témoignent les arrêtés préfectoraux pris en mars 2015 et en janvier 2016 pour demander une remise en bon état de fonction­ nement... mais sans suite notable ! Seulement deux jours après la diffusion de cette vidéo, la préfecture de l’Ain a de nouveau exigé un nettoyage et une remise aux normes de l’établissement, tandis que s’organisait, grâce aux réseaux sociaux, un mouvement public de sauvetage de poules avant l’abattage intégral. Après l’intervention du ministre de l’Agriculture dès le lendemain, elle a prononcé sa fermeture administrative, qui est effective depuis juillet 2016. En ce même mois de juillet, et encore à la suite d’alertes lancées par L214, ce sont trois abattoirs — dont l’un faisait partie de la filière Bio — qui ont été fermés après inspection par les services de l’État. Dans le même temps, le ministère de l’Agriculture a prononcé 87 mises en demeure de remise en conformité à l’attention d’autres abattoirs. L214 compte ainsi plusieurs succès dans ses demandes de fermeture d’établissements industriels grâce à la dif­fusion d’images chocs, accompagnées de commentaires faisant appel à la compassion et dénonçant des entre­prises qui vendent les produits issus des établis­ sements fautifs. Au vu de ces exemples, il est permis de supposer que les autorités françaises — pour ne parler que de ces 129

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autorités-là — sont au courant de certaines activités illégales mais ne font ou ne faisaient pas grand-chose pour les empêcher (probablement pour des motifs économiques et sociaux) tant que celles-ci ne sont pas devenues de notoriété publique en provoquant un large émoi. De plus, on peut remarquer que ces situations anormales sont devenues de notoriété publique par le biais d’une action militante, dont l’efficacité est manifestement due aux images et aux commentaires qui heurtent les sensibilités. Il est aussi permis de se demander pourquoi elles le sont moins par des voies plus classiques, c’est-à-dire au moyen d’enquêtes sociologiques ou entreprises par des journalistes de médias généralistes, qui sont censés s’en tenir à relater des faits et, le cas échéant, à mentionner l’incompatibilité de ces faits avec les lois en vigueur. La dénonciation de la violence des systèmes industriels existe depuis longtemps mais elle avait, jusque récemment, peu d’effets sur les médias et les politiques. On peut encore s’interroger sur ce changement : serait-il aidé par des intérêts économiques émergents, tels ceux qui sont liés à la promotion de « poulet sans poulet » et d’autres substituts à l’alimentation carnée ?

Des batailles juridiques, associatives et médiatiques La lente progression du droit animal « À quoi servez-vous ? » Voilà une question souvent posée aux membres de la Fondation Droit animal, éthique et sciences (LFDA). Elle est d’autant plus pertinente que les droits dévolus aux 130

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animaux sont, somme toute, très restreints et changent lentement par rapport à ceux des êtres humains. Les promoteurs ou défenseurs de tels droits ne sont pas découragés par ce peu d’évolution : grâce à eux et grâce aux médias qui exposent leur travail, le droit animal ne recule pas ; voilà qui leur paraît déjà très positif, convaincus que, sans eux, les lobbies agroalimentaires ou prochasse parviendraient probablement à faire annuler une partie des nouvelles dispositions légales. Actuellement, dans l’Union européenne, les dispositions les plus contraignantes portent sur l’expérimentation animale, grâce à la directive actée par les États membres en 201016. Elles le sont moins pour ce qui concerne l’élevage, malgré les nouveautés adoptées depuis une vingtaine d’années. D’ailleurs, grosso modo, les innova­tions en faveur de la protection des animaux ont toujours concerné d’abord ceux de l’élevage (bétail et animaux de travail, de transport ou de guerre) avant les autres domaines d’utilisation, probablement parce que cette protection est in fine la plus profitable à l’homme. En France, le droit rural (ou « de l’environnement ») vise la protection des espèces ou des individus. Le droit civil traite de l’appropriation et protège seulement les animaux domestiques en tant que propriété. Le droit pénal sanctionne les infractions. Dans le droit civil, c’est seulement depuis 2015 qu’il est fait mention de la sensibilité animale. Auparavant, seul le Code rural mentionnait cette sensibilité et les soins dus aux animaux « appropriés » (objets d’une propriété). Dans ce code-là, les animaux domestiques ne sont plus considérés comme des objets inanimés depuis longtemps. En effet, après la loi 16  Commission européenne, 2010. Respecter les animaux pour la science de demain, www.recherche-animale.org (consulté le 01.11.2016).

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Grammont de 1850, qui interdisait la maltraitance d’animaux en public, celle du 7 septembre 1959 sanctionnait les actes de cruauté envers les animaux domestiques dans le cadre privé, et celle du 10 juillet 1976 (article L214-1) a conduit à cette règle : « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce. » Une incohérence entre droit rural et droit civil vient donc de disparaître, mais, au fond, ce changement ne révolutionne rien. Somme toute, seule peut être sanctionnée par la loi la maltraitance ou la mise à mort d’un animal pris en charge par un particulier ou lui appartenant ; l’acte de tuer un animal quelconque ne l’est pas ! Les espèces animales font l’objet de protections, mais tant qu’ils ne sont ni apprivoisés ni captifs, les individus sauvages peuvent être tués ou maltraités en toute impunité. Cependant, pour le législateur, il est délicat de statuer sur des animaux qui n’appartiennent à personne, dont les capacités de souffrance sont très disparates et encore mal connues (a fortiori, pourrait-on protéger une mouche autant qu’un cheval ?), et il est difficile de s’opposer à un lobby de chasseurs encore très influent à l’Assemblée nationale, selon lequel, par exemple, tuer à l’arc fait partie des traditions jugées nobles et belles, et pour certains peu importe si l’animal touché agonise. Ainsi un lièvre peut être torturé impunément, mais pas un lapin d’élevage. C’est interdit ! Et pourtant, on tue impunément les lapins industriels dès qu’ils présentent une anomalie ! Cette large discrimination faite entre animaux domestiques et animaux sauvages, jusque dans ses ambiguïtés envers ceux qui sont censés être protégés, montre que le droit demeure une affaire d’intérêts humains avant d’être une affaire d’éthique. 132

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Des décisions souvent circonstancielles Dans la pratique, l’application du droit animal dépend du bon vouloir, des priorités et surtout des moyens (temporels, matériels, humains…) des agents des pouvoirs publics. Nombre de plaintes déposées auprès de fonction­ naires de police ou de gendarmes pour maltraitance envers un animal domestique restent sans suite. Par ailleurs, il n’est pas rare que les condamnations prononcées par les magistrats pour de tels actes soient modérées. Elles tendent néanmoins à s’alourdir, bien que les peines prévues n’aient guère augmenté depuis leur établissement. C’est que, si la récente prise en compte de la sensibilité animale dans le Code civil est avant tout symbolique, les symboles ne sont pas dénués d’influence. De plus, les juges ont beau être rigoureux, ils ne sont pas totalement imperméables aux opinions exprimées dans les médias et qui, dans leur majorité, sont davantage demandeuses de protection animale et de sanctions que ne le prévoit la loi. C’est ainsi qu’en 2014 un jeune homme ayant maltraité un chaton a été la cible d’une pétition comportant 258 000 signatures et réclamant une condamnation assortie de la peine maximale : deux ans d’emprison­ ­nement et 30 000 euros d’amende. Et, chose inédite en France, après une comparution immédiate, le tribunal correctionnel de Marseille a en effet prononcé cette sanction prévue à l’article 521.1 du Code pénal, avec un an de prison ferme. L’intérêt pour la protection des animaux se concrétise aussi dans la création de formations supérieures : un master en droit de l’université de Strasbourg comporte depuis 2015 deux unités d’enseignement dédiées (« Droit animal » et « Éthique animale ») ; un diplôme universitaire de droit animalier a été créé en 2016 à l’université 133

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de Limoges à Brive-la-Gaillarde ; un autre est en voie d’ouverture à VetAgro Sup, à Lyon… Le faux cas des animaux de compagnie Comme nous l’avons vu, la distinction que fait le droit français entre animaux domestiques et animaux sauvages repose sur la propriété ou la captivité. Parmi les premiers, il ne fait donc pas de différence entre un animal d’élevage et un animal de compagnie. Rien, en droit, n’est spécifique à la protection des animaux de compagnie. Dans la pratique, un particulier fait à peu près ce qu’il veut chez lui avec un animal qui lui appartient, que ce dernier soit dit « de compagnie » ou non. Si un tiers le voit commettre un acte de maltraitance et décide de porter plainte, la plainte ne sera recevable que si ce tiers a un intérêt à agir. Par exemple, ne plus subir la nuisance causée par des hurlements nocturnes est un tel intérêt, empêcher l’animal domestique de souffrir en est un autre. Il faut alors passer par une association pour porter plainte. Mais à l’heure actuelle, on se penche surtout sur le bien-être des veaux, vaches, cochons et couvées, et l’on a tendance à occulter dans le débat public tous ces chiens ou les animaux de certains cirques qui, enfermés ou tenus en laisse, ne courent jamais — ou si peu — et tous ces oiseaux qui passent leur vie en cage, entre autres exemples. Certes, pour la plupart d’entre eux, on les chérit, on les gâte, on joue avec… Grâce à toutes ces attentions, comment pourraient-ils être malheureux ? Pourtant, bien souvent, ces conditions de vie empêchent la satisfaction de leurs besoins spécifiques, tels que reconnus ou sousentendus par les textes officiels (à ce propos, de nombreux végans ont des animaux de compagnie ; il est permis de 134

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les interroger sur la cohérence de cette détention avec leur principe de non-utilisation des animaux). Les pays d’Europe ont chacun leur propre législation en matière de protection des animaux domestiques, les droits les plus protecteurs étant ceux des pays alpins et du nord du Vieux Continent. Le droit européen, quant à lui, n’est pas fait de lois mais de directives qui visent essentiel­ lement la réduction des souffrances d’animaux d’élevage ou d’expérimentation. Si les droits des pays d’Europe sont, dans leur ensemble, à la pointe de la protection animale dans le monde, ils demeurent néanmoins utilitaristes et spécistes, comme on l’a vu précédemment (seuls les animaux appropriés sont individuellement protégés) et leur application est très contrainte par les traditions : le gavage des canards et des oies n’est pas prohibé dans les pays producteurs de foie gras ; les courses de taureaux et les combats de coqs ne sont pas interdits en raison de leur inscription dans des « traditions locales ininterrompues », ainsi que la loi française le précise ; chez soi, on peut séquestrer un animal de compagnie ou tenter de lui apprendre à faire des galipettes sans risque de sanction… Bref, d’une façon générale, la protection des animaux a encore beaucoup de chats à fouetter ! Une confusion des genres En société, les confusions à propos de cette démarche protectrice restent nombreuses, ce qui n’aide pas la recherche d’améliorations suffisamment consensuelles pour intégrer le droit. Elles portent aussi bien sur la réalité du droit que sur les missions ou les opinions des différentes associations qui agissent dans ce domaine. Elles sont entretenues par les médias et par ces associations elles-mêmes. 135

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Une partie des médias recherchent avant tout du sensationnel, du scoop, du vite-fait (c’est économique), et ils font souvent cela au détriment d’une information correcte ou raisonnablement large, agrémentée d’explications appropriées que seuls la prise de recul et les avis de différents experts peuvent apporter. À propos de la modification du Code civil de 2015, par exemple, certains d’entre eux ont annoncé qu’enfin les animaux n’étaient plus considérés comme des meubles (telles des pièces de mobilier), alors que selon le droit, bien qu’ils soient sortis officiellement de la catégorie des biens, les animaux appropriés restent soumis aux mêmes règles que les biens meubles ou « immeubles par destination » ; d’autres ont omis de préciser que seuls les animaux appropriés étaient concernés. À propos des brutalités commises dans plusieurs abattoirs en 2015 et en 2016, ils ont fait leurs gros titres avec les images choquantes fournies par des militants radicaux, en jouant sur les sensibilités plutôt que de s’en tenir aux faits, parfois sans s’intéresser à la fréquence réelle de tels actes ou à leurs causes probables… et ils parlent peu de ce genre d’abus en l’absence de telles images. Par ailleurs, ils restent globalement très discrets sur le rôle des lobbies dans le peu d’avancées réalisées, en France et ailleurs, en matière de protection et de bien-être des animaux. Auraient-ils quelque intérêt à cela ? Quant à la confusion induite par les associations, elle trouve sa source dans leur grand nombre et dans leurs divergences d’opinion, et il faut reconnaître que cette disparité n’est pas propice à l’exactitude journalistique. Ainsi, par exemple, une association antivivisection peutelle passer à tort pour une organisation végane, et la Fondation Droit animal, éthique et sciences (LFDA) est parfois indûment présentée comme favorable à toute 136

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expérimentation animale — elle n’y est pas non plus radicalement opposée — ou confondue avec la SPA lorsqu’on lui demande la localisation d’un refuge, ou encore avec le LOF (Livre des origines français) quand on lui demande conseil pour choisir une race de chien. Il y a deux problèmes plus gênants que ces erreurs d’identification. D’une part, on constate une tendance générale à ranger tous les organismes de promotion du bien-être animal parmi les mouvements radicaux, ce qui dissuade une partie du public de découvrir leurs objectifs et d’écouter leurs arguments. D’autre part, ces organismes se livrent souvent des batailles d’opinion qui les empêchent d’afficher une position commune et ainsi de peser dans le choix du législateur. Pour se faire valoir, ces as­sociations tendent à investir beaucoup d’énergie et de moyens dans leur communication au détriment d’un travail de fond voué à proposer des mesures efficaces et acceptables. Par exemple, il arrive fréquemment que les abolitionnistes bloquent toute discussion lors des col­ loques interassociatifs. Toutefois, il existe un large consensus pour exiger l’adoption de mesures draconiennes voire fatales pour les systèmes industriels. Grâce à des réclamations communes, d’autres activités humaines à la source de maltraitances sont en bonne voie d’être assujetties à un durcissement juridique : la tauromachie (difficile à stopper ou à changer car constitutive de cultures locales), l’abattage rituel (un sujet glissant car, dès qu’on le critique, on est accusé de racisme) ou l’utilisation « d’animaux d’agrément », comme détenir chez soi un écureuil dans une cage. Ces pratiques disparaîtront peut-être, à défaut de transformation radicale (une tauro­ machie sans versement de sang, par exemple), grâce à une diffusion élargie, au sein du public, des connaissances liées à la biologie ou aux souffrances animales, mais les 137

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moments où elles deviendront effectivement proscrites seront peut-être très différents. Des jeux d’influence Pour faire mouche, c’est-à-dire pour convaincre le législateur, le promoteur du droit animal doit d’abord parvenir à faire évoluer les mentalités. S’appuyer sur les connaissances scientifiques est un moyen pour ce faire (choisi par LFDA) ; faire appel à la compassion en est un autre (privilégié par la SPA et par la Fondation 30 millions d’amis). Une fois que la loi est votée, il peut y avoir des effets « boule de neige », qui vont entraîner d’autres avancées ou qui vont inciter d’autres pays à prendre des dispositions semblables. On voit cela aujourd’hui dans certains pays d’Asie. Au Brésil, les poulets destinés au marché européen sont mieux traités que les autres, et une « contamination » de meilleures pratiques y est tout à fait envisageable. Le promoteur se doit aussi d’agir pour que la nouvelle loi ne soit pas abrogée ou rendue caduque par une autre disposition ; il devient alors défenseur du droit. Ainsi, par exemple, il existe un grand risque de voir les négociations portant actuellement sur le Traité de libre-échange transatlantique (Tafta) déboucher sur une régression juridique : afin de parvenir à un accord, l’Union européenne pourrait s’aligner sur les dispositions et les normes des États-Unis, qui sont moins contraignantes en matière de protection animale. La crainte d’un tel événement est d’autant plus vive que les négociations ont lieu en comités restreints : aucun organisme promoteur ou défenseur du droit animal n’y est convié. D’une façon générale, ce sont dans les alcôves et dans les batailles internes des commissions que se joue finalement le devenir du droit des animaux domestiques 138

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comme celui de l’expérimentation animale. En effet, les comités d’éthique concernés par cette expérimentation connaissent eux aussi des conflits d’intérêts, collectifs ou personnels. C’est ainsi que des techniques qui permettent d’éviter l’utilisation d’animaux vivants dans certaines études expérimentales restent inconnues des scientifiques intéressés ! Autre exemple de situation conflictuelle : la dissection au collège et au lycée, dont la nécessité pédagogique est depuis longtemps controversée, a été restreinte en juillet 2016 aux invertébrés (céphalopodes exclus) et aux vertébrés faisant l’objet d’une commercialisation destinée à l’alimentation, dans le but de « sensibiliser [les élèves] au respect du vivant », mais elle reste autorisée sur les autres animaux afin « d’enrichir la connaissance qu’ont les élèves du vivant ». Une circulaire similaire avait été publiée en novembre 2014 puis annulée par le Conseil d’État en avril 2016. La barrière de l’intérêt supérieur En dépit des révélations de maltraitances et des appels à la cessation de l’expérimentation animale lancés par des associations de protection des animaux, les autorités des pays européens considèrent aujourd’hui, comme la majeure partie de la communauté scientifique, que l’éviction de la souffrance animale est devenue une nécessité mais que cette expérimentation doit impérativement être poursuivie en l’absence de méthode alternative. Elle considère en effet que son arrêt serait trop préjudiciable à la santé humaine, tant la recherche médicale et la pharma­cologie ont besoin d’animaux pour améliorer ou valider leurs modèles et leurs médicaments, et qu’elle serait en outre dommageable à l’amélioration des soins que l’on peut prodiguer aux animaux eux-mêmes. 139

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Les méandres du bien-être animal Des dispositions somme toute modestes En matière de productions animales, c’est le mode industriel qui est le plus concerné par les réglementations. Il existe ainsi des normes européennes relativement détaillées pour les conditions d’hébergement des animaux. Sur le terrain, ces normes semblent à peu près respectées, mais elles demeurent minimalistes et la restriction des causes potentielles de souffrance ne sont pas des garanties de bien-être. Il est ainsi peu probable que les poules et les lapins industriels se sentent soudain à leur aise depuis que la taille minimale légale des cages des batteries a été augmentée ! La référence en matière de bien-être animal émane de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE). Celle-ci énonce cinq libertés fondamentales, qui cor­ respondent à celles qu’a proposées le Farm Animal Welfare Council en 1979 (cf. p. 112) et dont les quatre premières sont de ne pas subir des entraves ou des souffrances causées par l’homme. D’autres définitions encore à l’étude portent sur la possibilité d’avoir des émotions positives ou sont, comme la cinquième, relatives à l’expres­ sion de comportements spécifiques : pouvoir interagir avec ses congénères comme dans les situations les moins contraintes par l’homme, par exemple. Cette définition du bien-être et les prescriptions adressées aux acteurs de l’élevage pour y satisfaire constituent une avancée modeste mais indéniable en faveur de la protection des animaux. Néanmoins, dans les faits, ces acteurs en ont une lecture sélective. Certains d’entre eux estiment avoir fait un effort suffisant après l’installation de dérivatifs à l’ennui des porcs (des chaînes suspendues 140

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qu’ils peuvent mordiller, par exemple) ou de brosses rotatives pour les vaches. Une expérimentation menée aux États-Unis en 2010 tend en effet à montrer que ces brosses, en plus de plaire aux vaches (elles les utilisent volontairement et souvent) conduisent à la fois à une légère augmentation de la lactation et à une réduction des mammites (inflammations douloureuses de la mamelle dues à une infection bactérienne). Que cette influence soit avérée ou démentie, la démarche compte. Cela dit, la généralisation de tels artifices fait figure de goutte d’eau et pourrait apparaître comme un moyen de rendre les vaches industrielles heureuses, tandis que ce dont elles manquent clairement, c’est de pâturer ! Des avancées en aquaculture La connaissance du bien-être des animaux aquatiques et la maîtrise des conditions d’élevage ou d’abattage accusent quelques retards par rapport à celles des animaux terrestres. Cet état de fait est dû principalement à la relative jeunesse de l’aquaculture par rapport à l’élevage terrestre (en Europe, la domestication d’animaux aquatiques a environ 100 ans ; celle d’animaux terrestres a 100 siècles !). Néanmoins, en France, la plupart des producteurs, réunis dans le Syndicat français d’aquaculture marine et nouvelle, a adopté une charte d’élevage définie en col­ laboration avec des chercheurs. Cette charte porte sur la qualité des aliments, sur la qualité de l’eau, sur une restriction de l’usage de médicaments et sur une limitation de la densité des individus, qui varie avec l’espèce. Elle est très largement respectée parce que les animaux d’élevage aquatiques sont particulièrement exposés aux maladies et 141

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que le rapport bénéfice-coût des investissements nécessaires à ce respect est globalement positif. Il faut reconnaître que la prise en compte du bien-être des animaux aquatiques n’est pas facilitée par le peu de relations que nous avons avec eux et par la perception que nous avons généralement de ces animaux, moins La mauvaise image de l’élevage aquatique L’aquaculture a, de nos jours encore, une image relativement mauvaise, suscitée notamment par l’utilisation effrénée d’antibiotiques par le passé et par le « scandale des perches du Nil » mis en scène en 2004, dans un film intitulé Le Cauchemar de Darwin. Ce documentaire présentait les conséquences dramatiques de l’exploitation de ces poissons dans le lac Victoria, en Afrique. Très voraces, les perches introduites dans les années 1960 ont décimé les quelques 200 espèces de poisson locales. Leur commerce, qui bénéficie principalement aux pays du Nord, a donné lieu à une urbanisation sauvage à proximité du lac, ainsi qu’à une forte augmentation de la violence, de la prostitution et de trafics divers (armes, drogues, etc.). Le consommateur tend à considérer que le poisson sauvage des étals est systématiquement meilleur, qu’il a eu une alimentation plus saine et qu’il a eu une vie plus heureuse que le poisson d’élevage, or voilà qui est très douteux. En effet, d’une part, la mer est un milieu rude pour nombre de ses habitants ; elle connaît de nombreuses pollutions, qui tendent à se multiplier ; les méthodes de pêche sont encore, bien souvent, très brutales (sans parler de leurs dommages collatéraux tels que les blessures ou les décès de poissons non ciblés, de tortues, de dauphins)… D’autre part, la qualité des eaux de l’aquaculture et celle des aliments utilisés sont aujourd’hui contrôlées strictement dans de nombreux pays et les conditions d’abattage, ainsi que le respect de la chaîne du froid, sont souvent meilleurs dans cette filière que dans celle de la pêche d’animaux sauvages. Il existe néanmoins des différences substantielles parmi les installations aquacoles, comme parmi les systèmes terrestres, avec parfois de fortes densités d’animaux et des manipulations rudes en bassin (avec une épuisette plutôt qu’avec une aspiration douce, par exemple).

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valorisante que celle de maintes espèces terrestres, à l’exception des mammifères marins. L’idée selon laquelle ces animaux sont moins sujets à la souffrance que les animaux d’élevage terrestres se fait ainsi persistante ; c’est aussi pourquoi le bien-être des animaux de l’aquaculture est sans doute, pour les producteurs, moins tangible que chez leurs confrères des élevages agricoles. Pourtant, nombre d’entre eux se disent attachés à leurs animaux et soucieux de leurs conditions de vie. Les travaux scientifiques montrent aujourd’hui clairement que les poissons développent des réponses au stress et des stratégies d’adaptation physiologiques ou comportementales très similaires à celles des vertébrés terrestres. Si, dans la pratique, leur bien-être reste principalement appréhendé en termes de peu de maladies, de faible mortalité et de facultés d’adaptation complexes à mesurer, il fait pourtant l’objet de critères multiples et relativement bien définis, mais ceux-ci demeurent moins nombreux et moins éprouvés que ceux des animaux terrestres. Ces critères correspondent à ceux que l’association anglaise Fisheries Society of the British Isles a publié en 2002, en s’inspirant des cinq principes de liberté des animaux d’élevage formulés en 1965 par l’Anglais Roger Brambell, et en les adaptant à l’élevage piscicole : –– les poissons doivent être nourris avec une alimentation complète, en adéquation avec les exigences de leur espèce et de leur âge ; –– ils doivent vivre dans une eau de bonne qualité avec un débit suffisant et avec une température et une luminosité adéquates ; –– ils doivent faire l’objet d’une attention particulière afin de prévenir l’apparition d’infections et de maladies ; –– ils doivent vivre dans un espace suffisamment grand pour leur espèce afin d’exprimer leurs comportements 143

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naturels. Ils doivent également être en contact avec des congénères dans le but d’entretenir des liens sociaux s’il s’agit d’une espèce vivant en banc. Le milieu d’élevage doit être enrichi et adapté selon l’espèce17 ; –– les conditions entraînant un niveau d’anxiété très élevé comme la peur, la douleur ou des manipulations exces­ sives doivent être minimisées le plus possible. C’est ainsi qu’outre un label Bio, les productions aquacoles peuvent bénéficier d’un label « Bien-être ». Ce label est particulièrement recherché par les aquaculteurs des pays d’Europe du Nord, tels que la Suède et le RoyaumeUni. Il est porteur de bénéfices accrus pour les entreprises qui l’obtiennent car les consommateurs de ces pays y sont globalement sensibles. Au Royaume-Uni, les associations et les institutions ont une influence très substantielle dans l’amélioration des pratiques. D’une part, la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals, équivalent de la SPA française, est particulièrement avancée dans l’aide à la prise en compte des directives européennes sur le bien-être animal ; d’autre part, c’est le ministère de la Justice qui est en charge de suivre l’application de ces directives (en France, c’est le ministère de la Recherche qui s’en occupe ; ce n’est pas moins bien « sur le papier » mais sa capacité d’influence est sans doute moindre). Les efforts en matière de réduction des souffrances des animaux aquatiques, dans la pêche comme en aqua­ culture, portent tout particulièrement sur les conditions de mise à mort. Traditionnellement, les poissons exondés (extraits de l’eau) agonisent dans un mélange d’eau et de 17  Afin de pallier l’absence d’activités que cette espèce pratique spontanément dans son milieu naturel. Par exemple, dans les systèmes industriels, on donne aux porcs des chaînes à mordiller car, lorsqu’ils sont en plein air, ces animaux creusent le sol et mordillent des brindilles ou des racines.

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glace, mais une directive européenne visant à interdire cette pratique est actuellement à l’étude. De plus en plus souvent, on les place dans une eau plus froide que celle où ils évoluent d’habitude, afin de les anesthésier. Des normes strictes d’abattage ont été déjà largement adoptées en ce sens en Norvège : après réfrigération, les poissons sont tués à l’aide d’un pistolet électrique et saignés en moins d’une minute, contre un maximum de trois minutes indiqué dans la directive européenne. Ces nouvelles pratiques ne sont pas seulement un enjeu de bien-être mais aussi une garantie de qualité de la chair et de durée de conservation. En effet, des études physiologiques ont montré que, comme chez les mammifères, des conditions d’abattage brutales (confinement extrême ou prolongé, pêche à l’épuisette, exondation sans anesthésie…) provoquaient chez les poissons une augmentation de leur pH sanguin, de la teneur en hormones de stress et en autres substances potentiellement néfastes pour la texture et le goût, notamment le glucose qui favorise la rigor mortis (raideur cadavérique), donc la dureté de la chair. De telles expériences ont également montré que le refroidissement de l’eau avant l’abattage conduit à une diminution de ces effets indésirables. Quant à la durée de conservation, à titre d’exemple, des travaux réalisés aux Pays-Bas ont indiqué qu’une réduction significative des facteurs de stress et de la température de l’eau avant la mise à mort permettait de quintupler cette durée chez le turbot. Les restaurateurs sont de mieux en mieux informés de telles relations de cause à effet, et certains d’entre eux se montrent très moteurs dans l’amélioration des pratiques. Les mesures européennes en faveur de la préservation du bien-être des animaux aquatiques portent aujourd’hui sur les poissons et sur les céphalopodes (poulpes, calamars, 145

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seiches…). Quant aux décapodes (crabes, homards, langoustes, crevettes, écrevisses, etc.) et aux bivalves (moules, palourdes, huîtres, etc.), ils ont été pendant un temps intégrés dans la liste des espèces encadrées par la directive européenne, mais les lobbies sont parvenus à les en faire sortir. Malgré tout, les décapodes devraient prochainement en faire de nouveau partie et la réintégration des bivalves est à l’étude. L’établissement « d’indicateurs opérationnels » de bien-être dans l’aquaculture est un travail particulièrement complexe : les espèces concernées ne sont pas aussi bien connues que les animaux d’élevage terrestres ; les conditions de leur observation ne sont pas souvent simples (c’est pourquoi les scientifiques sont appelés à travailler en collaboration étroite avec les aquaculteurs, afin d’éprouver leurs hypothèses) ; enfin et surtout, les espèces et les variétés concernées sont bien plus diverses que chez les animaux d’élevage terrestres, et leurs réponses à dif­ férents stress peuvent être tout aussi diverses. Des freins culturels Plus on va vers le sud de l’Europe et moins les dispositions en faveur du bien-être animal sont largement adoptées ; tel est le cas en particulier pour les animaux aquatiques. Certains pays méditerranéens, comme la Turquie et Chypre, produisent en majorité des produits de la mer bas de gamme, ce qui n’est guère moteur pour le changement. Néanmoins, cette situation évolue progressivement, notamment en Grèce. Comme pour les animaux terrestres, les pays européens restent globalement à la pointe dans la réduction des souffrances des animaux aquatiques. Par comparaison, le Brésil, grand pays aquacole, fait figure de mauvais élève, 146

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comme d’autres grands pays. En particulier, les ÉtatsUnis se distinguent par une négation persistante des souffrances animales. On trouve encore, dans des revues scientifiques américaines, des articles qui affirment que les poissons — et même les rats — ne souffrent pas. Elles sont ainsi en décalage avec la grande majorité de la production scientifique internationale (cette différence tend néanmoins à s’estomper). En Chine et dans d’autres pays d’Asie, de nombreux animaux, tels que les seiches, sont encore découpés vivants. L’abandon de cette pratique reste difficile à envisager car la brièveté du délai entre la mort et la consommation de l’animal est considérée comme un gage de qualité du produit très important. Mais ne nous voilons pas la face : cette attitude n’a rien de très exotique ; en France et ailleurs où l’on mange les huîtres crues, on tient à les croquer vivantes. Et l’on ébouillante les crustacés vivants ! Comment se fait-il qu’on exige maintes précautions de la part des pêcheurs et des aquaculteurs en faveur du bien-être animal tout en laissant les consommateurs tuer des millions d’animaux de façon ultra douloureuse ? C’est que, dans ce domaine, le consommateur final reste en dehors de toute législation (les exigences s’imposent mieux dans les milieux professionnels que dans les foyers !). Cela changera peut-être, sur un long terme, mais il paraît plus probable qu’aucun animal vivant ne soit plus vendable légalement et que seuls des vendeurs agréés aient le droit de procéder à la mise à mort. Le bien-être scientifico-industriel Le bien-être animal fait l’objet de définitions officielles mais il reste ambigu. Pour les welfaristes, c’est un leitmotiv, une quête infinie de règles qui préserveraient les animaux 147

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de toute souffrance ou trouble causé par les humains. Pour les zootechniciens, c’est l’absence de stress sus­ ceptible d’entraver les productions animales. Pour les industriels, c’est un ensemble de normes généralement bien fondées mais dont le respect est coûteux. Pour les abolitionnistes, c’est un concept inutile et même nocif car il vise à dédouaner la domestication des souffrances qu’elle inflige, et il n’a de réalisation possible que sans élevage ni aucune autre forme d’exploitation. Pour les vrais éleveurs, le bien-être de leurs animaux, c’est un ensemble de signes qui les convainc que leurs partenaires de travail ont une « vie bonne » (nous développons cette notion plus loin). Le bien-être animal est aujourd’hui un domaine scientifique et pédagogique partie prenante de la production animale, mais la problématique qu’on lui assigne vise peu à comprendre les animaux et à donner des outils pour améliorer substantiellement leur vie : elle cherche surtout à rendre socialement acceptable leur exploitation industrielle, et cela sans remettre en cause ses principes productivistes. Les industriels savent que si leurs animaux vont mieux, leur production peut s’en trouver améliorée, mais aller mieux n’implique pas de vivre bien. Le constat est même celui d’un échec ! Cela fait une trentaine d’années que le bien-être animal a investi le champ des sciences, que l’Union européenne finance maintes études sur la douleur, sur les conditions de vie et sur le stress des animaux, et que les zootechniciens ou les services vétérinaires distillent des bonnes pratiques aux opérateurs, mais tout cela n’a pas, semble-t-il, conduit à des améliorations substantielles. La douleur, ce n’est pas vraiment le problème de l’élevage, et l’on ne peut guère réduire le stress des animaux ou satisfaire leurs besoins naturels tant qu’ils demeurent enfermés et entassés comme 148

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des sardines en boîte. Pire, comme en témoignent des observateurs (vétérinaires, chercheurs…) et des opérateurs, dans certains cas la situation des animaux s’aggrave. On bat sans doute moins les vaches mais on les prend toujours davantage pour des choses, pour des machines ; on multiplie les contraintes administratives ou sanitaires, qui manquent de pertinence dans les petits élevages… et les grandes porcheries demeurent immondes. Dès qu’une bête a un problème, pas d’infirmerie, plus de véto : on sort un kit d’euthanasie (un caisson d’asphyxie au CO2 ou un appareil d’électrocution) et hop, terminé ! Pas de pitié, pas de vague ; tout doit être lisse. A fortiori, les abattoirs ne veulent plus de bêtes malades ou boiteuses. Pas de vilain canard et pas de temps à perdre. Mais — crotte de bique ! — que faire à présent de cette encombrante carcasse ? Bref, selon la zootechnie (ou plutôt « l’éthologie appliquée aux productions animales »), œuvrer pour le bienêtre animal, c’est concilier productivité et bonnes conditions de vie ; dans l’industrie animale, c’est avant tout l’art de cacher le mal-être, y compris celui des opérateurs qu’on enjoint de prendre davantage soin des bêtes mais qui sont à peu près obligés de faire le contraire. On renforce ainsi une situation paradoxale : tandis que nous nous émouvons du sort de quelques animaux sauvages en mauvaise posture dans une contrée lointaine (une baleine échouée sur une plage, un panda malade dans un zoo…), des millions d’animaux domestiques vivent mal à nos portes, dans le silence et dans une large indifférence. Offrir une « vie bonne » Bien qu’on ne sache guère ce que pense l’animal de son utilisation, il paraît à la fois raisonnable et naturel (spontané, intuitif) de se figurer qu’il y consent d’autant 149

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plus qu’il bénéficie d’affection, de protection et de confort. Animaux et éleveurs sont ainsi impliqués dans le cycle vertueux du don et de la réception, dans la vie individuelle comme dans celle de la famille ou du troupeau. Les éleveurs témoignent de ces rapports de don qui font « circuler la vie » entre le troupeau et leur communauté : d’une part, ils donnent la vie aux animaux, ils leur donnent leur affection, leur bienveillance, leur confiance et, in fine, ils reprennent cette vie pour nourrir les humains, donc pour entretenir leur propre vie ; d’autre part, les animaux donnent leur confiance, leur affection et leur labeur en acceptant les règles du travail. D’ailleurs, penser que les animaux n’ont ni volonté ni cœur à l’ouvrage, c’est comme croire qu’ils n’ont pas de sentiments, d’expressivité ou de curiosité à notre égard : c’est se fourvoyer ; c’est ne pas avoir vécu avec eux. Qu’ils soient d’élevage ou de compagnie, tous les animaux domestiques sont demandeurs de liens avec les humains, d’affection et d’activité. Grognements, bêlements, beuglements, aboiements, mouvements de la tête ou du corps… ils ne cessent de communiquer entre eux, de s’adresser à nous avec leur propre langage et de nous écouter, par le nôtre, par nos intonations, nos gestes, nos caresses. C’est ainsi que leur vie peut être dite bonne : quand elle ne subit pas de souffrance dénuée de sens et quand elle satisfait les besoins du troupeau comme ceux de l’animal individuel (qui doit pouvoir courir, explorer, humer le sol, fouler l’herbe, voir le soleil, entendre les oiseaux, trouver sa place et de la bienveillance parmi ses congénères et aux côtés de l’homme), de telle sorte que chaque animal puisse « vivre sa vie ». Son sens, elle le prend dans cette réalisation individuelle et surtout dans la vie collective, quand elle sert la vie en général. Les éleveurs ont de ce fait un sentiment de dette envers leurs animaux. 150

De l’éthique au bien-être animal

La reconnaissance du don de la vie bonne est au cœur de la dimension relationnelle du travail en élevage. Elle se pose en contrepoids de la seule rationalité instrumentale du travail, celle qui rend efficace le travail mais qui ne lui confère pas de sens, celle que cultive la zootechnie et qui gouverne l’industrie animale. Bien mourir, c’est avant tout avoir bien vécu Ainsi peut-on également envisager l’idée d’une « mort bonne ». La mort de l’animal, aussi regrettable soit-elle, peut nous paraître acceptable dès lors que sa vie nous a paru bonne. L’élevage peut même rendre la vie de l’animal meilleure que sans l’homme, car dans la nature, à l’origine, tous les animaux d’élevage sont des proies : nous leur offrons la possibilité de ne pas vivre continuellement aux aguets d’attaques mortelles. Quiconque a observé des vaches dans une étable ou des brebis dans une bergerie a eu l’occasion de constater leur grande quiétude. Penser la mort, c’est penser le passage de la vie à la mort, définir les critères de la mort bonne et choisir une place pour les morts parmi les vivants. Aujourd’hui, dans les sociétés occidentales, la mort bonne est inconsciente, indolore, propre et rapide. Mais surtout, elle est occultée, elle est taboue, donc elle ne peut pas être bonne : les mourants sont esseulés, confinés dans des établissementsmouroirs, les corps sont incinérés… et les petits abattoirs ruraux où les éleveurs accompagnaient leurs animaux sont fermés les uns après les autres. Or les travaux des anthropologues ont montré combien l’abattage des animaux doit être ritualisé pour pouvoir être sensé et assumé. Tout éleveur ritualise peu ou prou le départ de ses animaux pour l’abattoir (quant à l’abattage rituel, qui égorge sans anesthésie, il est considéré comme insupportable par 151

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la plupart des éleveurs et des opérateurs, tant il met en évidence la souffrance des animaux). Les dangers de l’arrêt de l’élevage La notion de vie bonne et la profondeur de notre relation de travail avec les animaux (exposée dans le deuxième chapitre) sont très peu abordées dans les écoles d’agri­ culture et dans les médias. On tend plutôt à discréditer l’élevage et à le faire disparaître, soit au nom du profit, soit au nom de la libération animale. On le dénigre aussi sous prétexte qu’il est néfaste pour l’environnement et qu’il cause des souffrances aux animaux, sans forcément distinguer l’industrie animale du véritable élevage. Pour les éleveurs, cette absence de discernement est injuste ; elle brouille le sens de leur travail et de leur métier. Aujourd’hui, les produits animaux sont présentés comme dangereux pour l’environnement, pour les animaux eux-mêmes et pour la santé des humains, tandis qu’un milliard de personnes restent sous-alimentées. Faut-il donc cesser tout élevage et, en toute logique, abandonner tout autre « asservissement d’animaux », tel que celui de nos chiens (qui, d’ailleurs, mangent des produits issus de l’élevage) ? Doit-on souhaiter ne plus vivre avec les animaux, comme le fit Claude Lévi-Strauss en imaginant une société quasi dépourvue d’alimentation carnée, dans laquelle les animaux seraient rendus à la sauvagerie et chassés18 ? Mettre fin à l’élevage ferait disparaître les éleveurs et les animaux d’élevage. Nous couper ainsi des animaux, les exclure de notre monde social, ce serait peut-être finalement enlever de l’humanité à l’homme. 18  La consommation de viande serait dans ce cas exceptionnelle.

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4 Quelles seront nos relations aux animaux en 2050 ?

Au vu des problèmes exposés dans ce livre, il se peut que l’amateur de viande envisage ses futurs repas avec pessimisme ou se dise que ses petits-enfants ne con­ naîtront peut-être pas la joie du steak-frites. Il est aussi probable, compte tenu du poids des lobbies et des traditions, que le défenseur des animaux, qu’il soit végan ou welfariste, ne se sente guère plus optimiste quant à la réalisation prochaine de son vœu fondamental. Il faut cependant réaliser que les stratégies de com­ munication des uns et des autres tendent à exacerber et à opposer radicalement les différentes opinions, au point, par exemple, que manger de la viande et vouloir défendre le bien-être des animaux paraissent incompatibles. Mais le sont-elles vraiment ? Probablement pas. Il est difficile de bien décrire un ensemble aussi vaste et complexe que celui de nos utilisations d’animaux ; il l’est encore plus de proposer une prospective fiable sur les changements et les nouveautés à venir dans ce domaine au cours des trois prochaines décennies. Aussi s’agit-il seulement, dans ce dernier chapitre, de proposer différents 153

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scénarios, sans doute stéréotypés et imprécis, mais néanmoins plausibles. Avant cet exercice et après avoir présenté quelques innovations en marche, telles que la viande artificielle, qui visent à limiter les volumes et les effets néfastes des productions animales industrielles — et à dégager de nouveaux profits —, on défendra l’idée qu’améliorer les conditions de vie ou de mort des animaux nécessite de mieux évaluer les liens entre les besoins et les activités des animaux domestiques et les nôtres.

Des alternatives agroalimentaires Des idées à entendre Entre ne rien changer et cesser toute production de viande, il existe des alternatives. Toutes ne sont pas également pertinentes mais la société aurait sans doute à gagner si elle les considérait d’un peu plus près — pour peu que les médias l’y aident ! Une première voie paraissant largement positive réside dans une chasse au gaspillage. On estime en effet que 30 % des denrées alimentaires ne sont pas consommées et finissent à la poubelle. Or, comme l’indiquent d’éminents agronomes tels Marion Guillou et Gérard Matheron, il paraît possible de diminuer ce gâchis rapidement, largement et à moindres coûts, grâce à quelques efforts d’organisation. Une autre piste consiste dans l’élargissement ou dans un ré-élargissement des races d’animaux consommés. Jusqu’au début du xxe siècle, on mangeait du chien en Europe ; il n’y pas longtemps encore, beaucoup de Français consommaient du cheval ; en Amérique du Sud, on 154

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mange des cochons d’Inde… Et pourquoi ne pas élever et consommer des rats ? Ce serait peut-être plus facile et moins cher que de fabriquer de la viande arti­ficielle en grandes quantités. Certes, à chaque culture ses préférences ou ses répulsions alimentaires, mais l’on peut aussi s’habituer à maintes nouveautés… Sans doute pas à tout, néanmoins ! Une enquête publiée en 2013 par des chercheurs de l’université de Gand (Belgique) auprès de consommateurs européens montre que 72 % de ceux-ci sont enclins à manger moins de viande ; 73 % d’entre eux se sont déclarés prêts à consommer des substituts de viande plus écologiques ; en revanche, seulement 5 % se sont dit prêts à consommer des aliments à base d’insectes. Pour la bonne bouche, citons ce chercheur japonais, Mitsuyuki Ikeda, qui a annoncé en 2011 la disponibilité d’une technique de purification de protéines extraites des boues d’épuration (riches en excréments humains), qui permettrait de fabriquer un aliment comestible et bon pour la santé : le « cacaburger » ! Voilà qui peut rappeler le Soleil Vert du film d’anticipation du même nom, réalisé par Richard Fleischer en 1973, où les gens sont nourris avec des barres énergétiques vertes sans savoir qu’elles sont issues de cadavres. Une modernisation vers l’agroécologie Une autre voie d’amélioration, réaliste, consiste dans la modernisation résolument écologique des productions de masse. Il est notamment possible de rendre les systèmes industriels moins polluants, par la captation de méthane et d’autres rejets organiques, par l’utilisation de panneaux photovoltaïques, par la réduction de l’emploi de produits de synthèse… On a commencé à le faire. 155

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La modification génétique et le clonage des animaux, perçus négativement et interdits en Europe mais plutôt bien accueillis aux États-Unis (car souvent considérés comme plus sûrs sur le plan sanitaire), pourraient aussi contribuer à réduire les impacts environnementaux des productions animales. Par exemple, il est envisagé de créer des porcs dont les rejets de phosphore seraient très diminués et des volailles résistantes à la grippe aviaire ou aux bactéries salmonelles… L’enjeu est aussi de développer la sélection des animaux et des outils de production toujours mieux adaptés aux conditions locales. En Mongolie, pays peu peuplé et riche de vastes étendues d’herbe, le feedlot (parc d’engrais­ sement) restera beaucoup moins pertinent que le pâturage en mode d’élevage très extensif. En France, les espaces actuellement alloués au pâturage semblent insuffisants pour faire paître la totalité du cheptel. Aussi, à défaut d’abandonner les exploitations industrielles pour revenir massivement à un élevage traditionnel, on peut y développer un élevage « écologiquement intensif », qui rendrait les animaux plus efficaces en augmentant, en moyenne par tête, le rapport entre la quantité de viande produite et la quantité de méthane (un gaz à effet de serre) émis. Une telle évolution appelle une sélection génétique accrue des animaux et une optimisation de leur alimentation. Il s’agit aussi de diminuer le recours aux intrants tels que l’eau et de mieux utiliser les coproduits de l’agriculture (tourteaux de colza, pulpes de betteraves, drêches de céréales, etc.). A fortiori, l’étude publiée en 2016 par une équipe de recherche de l’université de Wageningen, aux Pays-Bas, tend à montrer que si on utilisait tous ces coproduits, on pourrait satisfaire les deux tiers de nos besoins en protéines, ce qui correspond tout à fait aux 156

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proportions recommandées pour une alimentation équilibrée : 21 g de protéines d’origine animale, pour un total de 60 g de protéines par jour et par habitant. Dans ce cas, toujours selon cette étude, les risques de conflit d’usages des terres cultivables resteraient longtemps très limités. Toutes ces améliorations rentrent dans le concept d’agroécologie (ou, tout au moins, dans sa version techniciste), qui porte également sur l’élevage des animaux aquatiques.

Des substituts de viande Bientôt de la viande in vitro ? Le monde devrait compter plus de 9 milliards d’êtres humains en 2050, soit près de 30 % de plus qu’en 2017. Or, compte tenu de la grande difficulté des nations à endiguer le boom démographique et de l’augmentation de la demande moyenne de viande par habitant, qui devrait flamber en Afrique, c’est peut-être de 100 % qu’il faudra augmenter la production de produits carnés au cours des trois prochaines décennies, toutes choses égales par ailleurs, selon une estimation de la FAO19. Face à ce défi et face à l’exigence croissante, au moins en Occident, de réduction des problèmes liés à l’industrie animale, l’idée de produire de la viande artificielle a pris de l’ampleur sur la scène médiatique. Ainsi, en 2013, les travaux du Néerlandais Mark Post ont suscité de nombreux articles de presse, après qu’il a présenté et fait déguster à Londres un échantillon de sa petite production, 19  FAO, 2009. L’agriculture mondiale à l’horizon 2050, www.fao.org (consulté le 01.11.2016).

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largement sponsorisée par le dirigeant de Google et dont le coût de fabrication a été estimé à 250 000 €. Qu’a fait M. Post, au juste ? Il a cultivé pendant six mois, en laboratoire et dans des boîtes de Petri, quelques dizaines de grammes de cellules musculaires bovines, avant d’y ajouter un colorant et d’en faire une petite galette façon hamburger. Était-ce pour autant de la viande ? Non, si l’on considère la structure du produit, qui ne ressemble guère à celle d’un muscle. En France, les travaux de culture cellulaire sont inscrits dans un programme scientifique de compréhension et de maîtrise de la croissance des cellules musculaires. En dépit des savoir-faire acquis par de nombreux labora­ toires de biologie dans la culture in vitro de ces cellules (qui nécessite l’utilisation de fongicides et d’anti­­bio­tiques), on n’a pas encore vu de grands progrès réalisés dans le développement de procédés industriels. C’est que les défis à relever ne sont pas minces, mais les avancées pourraient s’accélérer à la faveur de lourds investis­sements en recherche-développement. Les trois défis de la viande artificielle Le premier défi pour réaliser un produit synthétique qui ressemble à de la viande est d’isoler et de cultiver les cel­ lules appropriées. Parmi les verrous à lever figurent la disponibilité de lignées de cellules souches d’animaux d’élevage, la maîtrise de la prolifération de ces cellules et de leur différenciation (en myoblastes puis en myotubes, les deux principaux types de cellules musculaires) et la production à grande échelle de fibres musculaires « matures ». Le deuxième défi porte sur la formulation des milieux de culture. De nombreux nutriments (glucides, acides aminés, lipides, vitamines…), facteurs de croissance et 158

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hormones sont nécessaires pour maintenir la viabilité des cellules et leur permettre de proliférer. Les cellules souches sont cultivées dans un milieu contenant des nutriments et du sérum de veau fœtal ou de veau nouveau-né, ou encore de cheval, or la nature exacte des facteurs présents dans le sérum, qui assurent la croissance et la différenciation des cellules, est encore en partie inconnue ! Un problème annexe mais important est que les cellules musculaires ne sont pas capables de synthétiser ellesmêmes les acides aminés indispensables à notre organisme. Environ deux tiers de ces acides utilisés par les ruminants pour leur métabolisme sont d’origine microbienne. La synthèse de la viande artificielle nécessitera donc de les introduire artificiellement dans le milieu de culture. S’ils ne sont pas produits par l’industrie chimique, ces acides aminés devront provenir d’autres sources de protéines d’origine animale, végétale, fongique ou microbienne. Le troisième défi est de produire, en grande quantité, un tissu le plus semblable possible aux muscles des animaux d’élevage, quant à sa structure et à ses propriétés nutritionnelles, ce qui n’a pas encore été rapporté dans la littérature scientifique. On sait en cultiver sur des surfaces planes, mais les produits obtenus ont une épaisseur trop faible (le carpaccio, c’est bien, mais cela pourrait lasser, à force !). Pour obtenir des volumes importants, il faut mettre au point d’autres techniques, qui passent probable­ment par des suspensions de cel­ lules dans un milieu liquide, mais qui n’existent pas encore aujourd’hui. Une innovation récente permet néanmoins de travailler en volume plutôt que sur des surfaces : c’est l’imprimante 3D. Ce système comporte deux cartouches (similaires aux cartouches d’imprimante à jet d’encre) et deux têtes 159

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d’impression pour, d’une part, projeter les cellules du tissu à concevoir (foie, poumon, vaisseau sanguin…) et, d’autre part, construire la matrice soluble (un hydrogel) qui leur servira de support. Une fois imprimées, les cel­ lules fusionnent pour former un tissu musculaire vivant. Cette technique a été initialement développée à des fins médicales pour reconstruire des tissus et des organes pour la transplantation. Des prototypes destinés à la production de viande artificielle sont en développement (par la firme américaine Memphis Meats, par exemple), mais rien ne prouve encore qu’ils puissent aboutir de façon satisfaisante. La méfiance envers la nouveauté En 2015, une chercheuse de l’université de Murdoch, en Australie, et deux chercheurs français de l’Inra ont publié une synthèse d’études récentes portant sur l’intérêt des nouveautés annoncées ou déjà disponibles, perçu chez les professionnels de la filière viande ou chez les consommateurs de viande. Il apparaît que ces professionnels doutent de l’accessibilité, à moyen terme, des moyens de production de masse de viande artificielle ou de viande issue d’animaux clonés ou génétiquement modifiés, pour des raisons de faisabilité technique et surtout de coûts. Tel n’est pas le cas, en revanche, pour les nouveaux produits à base de protéines végétales ou d’insectes, considérés comme relativement peu chers à produire et donc appelés à prendre des parts de marché substantielles, au moins dans le bas de gamme (hamburgers, saucisses, etc.) ou dans les plats préparés. Il existe déjà de nombreux suc­ cédanés (de chorizos, de pâtés ou de fromages, par exemple) très sembables aux produits originaux et dont les coûts sont économiquement viables. 160

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Chez les consommateurs, il apparaît globalement une réticence vis-à-vis des produits alternatifs à la viande classique, par aversion pour la nouveauté radicale (notamment lorsqu’elle est issue de technologies nouvelles) ou, dans le cas de la viande de synthèse, par peur d’un défaut de goût ou de texture (ou de « palatabilité », qui désigne la satisfaction perçue par le palais buccal), ou encore par peur d’un manque de garantie pour sa santé. De plus, malgré la bonne réception de l’idée que la production de viande artificielle permettrait de diminuer les souffrances et les morts d’animaux, ce n’est pas parce qu’on est sensible à la condition animale qu’on est prêt à accepter d’en manger. Enfin, à l’heure actuelle, les techniques de fabrication de cette viande ne peuvent se passer de produits animaux, tel le sérum de fœtus de veau, ce qui ne va pas sans poser problème. Ces indications sont toutefois sujettes à caution : certains consommateurs se montrent déjà très favorables au concept de viande in vitro, et quelques publicités habiles, appuyées sur les idées les plus percutantes des détracteurs de l’élevage, sont sans doute capables d’en séduire beaucoup d’autres. De grandes incertitudes écologiques D’autres questions se posent quant à l’intérêt de développer la production industrielle de viande de synthèse. Ceux qui la plébiscitent soutiennent qu’elle réduirait considérablement les dommages environnementaux. Par exemple, un rapport d’étude publié en 2011 par une équipe de l’université d’Oxford suggère que si la viande artificielle était complètement substituée à la « viande naturelle », les ressources utilisées pour produire de la viande pourraient être réduites à hauteur de 99 % pour 161

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les surfaces cultivées, de 90 % pour l’eau utilisée et de 40 % pour l’énergie, sans parler de la réduction de l’émission de gaz à effet de serre. Ces estimations ont été tempérées par la suite, dans une étude moins médiatisée. De plus, là encore, ce n’est pas parce qu’on est sensible à la préservation de l’environnement et ses ressources qu’on est prêt à manger de la viande artificielle, et rien n’est certain en matière de gain environnemental, loin s’en faut ! En effet, on ne connaît ni les ressources ni les coûts requis pour produire à grande échelle cette viande, et notamment pas le coût des dommages environnementaux, parce qu’on ignore les futurs processus industriels retenus — s’ils existent un jour. Et si la viande artificielle fait l’objet de productions massives, qu’est-ce qui va empêcher, plus que dans les autres filières, les multinationales d’en prendre le contrôle (avec des problèmes liés à l’utilisation d’OGM, d’hormones et d’antibiotiques au moins aussi importants qu’avec des productions classiques) et d’en confier la production à des usines délocalisées, employant encore moins de personnels que les exploitations actuelles ? Ce qu’on pourrait gagner en termes de nombre d’animaux utilisés et tués pourrait être perdu en termes de bien-être humain. Enfin — et encore a priori —, un problème commun à tous les procédés industriels de fabrication de viande de synthèse sera le délai après lequel ils seront opérationnels. Mark Post fait partie de ceux qui pensent que ce type de produit sera disponible dans les linéaires avant 2025. C’est possible, moyennant de grands investissements, mais si l’on tient seulement compte des tests à caractère sanitaire que ces nouveautés nécessitent pour obtenir, en Europe, l’autorisation de mise sur le marché (AMM), cet horizon paraît trop proche. 162

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Entre-temps et si, pour des raisons éthiques ou écologiques, on ne souhaite pas augmenter le nombre d’animaux élevés pour l’alimentation humaine, il paraît de mise de développer des substituts de produits carnés, à commencer par de nouvelles exploitations de protéines d’origine végétale déjà disponibles ou qui peuvent l’être rapidement. De nouveaux ersatz végétaux L’idée de fabriquer des analogues de viande à partir de protéines végétales a émergé au début des années 1960 dans les pays occidentaux. Les pays asiatiques, quant à eux, n’ont pas attendu le développement des mouvements antiviandes en Occident pour ce faire : des produits comme le tofu, le tempeh et le miso y existent depuis longtemps. Plus que des raisons religieuses, philo­ sophiques ou éthiques, le principal motif initial de leur démarche était la crainte que l’élevage ne puisse bientôt plus subvenir à la demande croissante en aliments pro­téinés. Ces produits végétaux connaissent un succès très relatif en Occident, parce que la viande classique reste très demandée mais aussi parce qu’en dépit de leur progrès, les techniques de transformation demeurent globalement insuffisantes pour apporter des caractéristiques organoleptiques satisfaisantes. Néanmoins, ils intéressent à la fois les végétariens et les consommateurs de classes sociales relativement fortunées, d’autant plus séduites par des alternatives à la viande que les classes les plus modestes ont davantage qu’auparavant les moyens d’acheter de la viande (la lutte des classes persiste et passe aussi par l’assiette !). Pour autant, les plus riches ne se détournent pas de la viande classique : ils sont très friands de viandes 163

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de luxe et contribuent largement à la préservation des élevages artisanaux de grande qualité. Dans cette veine, une innovation relativement récente perce quelque peu : le quorn (nom d’une marque, à l’origine), une pâte dont les protéines sont produites par des champignons (Fusarium venenatum). Il a cependant fallu attendre une vingtaine d’années entre les premiers essais de production industrielle et la mise sur le marché. Vendu depuis une trentaine d’années en Angleterre et aux ÉtatsUnis, le quorn est présent depuis trois ans seulement dans les rayons de certains supermarchés français. On ne peut pas encore dire qu’il fait un tabac, mais cela viendra peut-être ! Une alternative à six pattes Certains peuples, en Afrique, en Asie et en Amérique latine, mangent depuis longtemps des insectes, bien davantage pour leur saveur qu’en tant que complément alimentaire. Selon une publication de la FAO parue en 201320, ces animaux sont consommés par environ deux milliards de personnes. Il s’agit principalement de coléoptères (31 % des insectes consommés), de chenilles (18 %), de fourmis et de larves d’hyménoptères tels que des abeilles ou des guêpes (14 %), ainsi que d’orthoptères comme les sauterelles, les criquets et les grillons (13 %). Dans le monde, l’élevage et la vente d’insectes sont encore réalisés très majoritairement de façon artisanale et sans encadrement sanitaire, et ces animaux sont souvent consommés entiers, avec une préparation culinaire mais sans transformation radicale. 20  FAO, 2013. La contribution des insectes à la sécurité alimentaire, aux moyens de subsistance et à l’environnement, www.fao.org (consulté le 01.11.2016).

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Dans les pays d’Amérique du Nord et d’Europe, où la consommation d’insectes n’est pas du tout dans les habitudes alimentaires, il reste difficile de s’en procurer. Les entreprises qui élèvent des insectes sont encore rares et celles qui en distribuent ne vendent quasiment que des produits élaborés issus d’insectes (très peu d’insectes entiers). Selon les espèces, les insectes peuvent être consommés entiers ou transformés en pâte ou en poudre ; il est aussi possible d’en extraire des substances d’intérêt nutritif. Ils fournissent des protéines et d’autres nutriments de grande valeur biologique, similaires à celles de la viande et des poissons : ils comportent notamment les mêmes acides aminés. Comme les poissons, ils sont riches en acides gras insaturés. Ils sont également riches en fibres et en oligo-éléments, tels que le cuivre, le fer, le magnésium, le manganèse, le phosphore, le sélénium et le zinc. Ils représentent ainsi une source de compléments alimentaires très intéressante, notamment pour les enfants sousalimentés. Cependant, la plupart des espèces comestibles ont une valeur nutritionnelle très variable d’une espèce à l’autre et selon les différentes périodes de leur vie21. En 2015, l’Anses, Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, a déclaré : « en Europe, cette pratique semble bénéficier d’un engouement croissant et plusieurs projets industriels et programmes de recherche accompagnent ce secteur naissant, malgré une réglementation en vigueur (actuellement en pleine évolution) qui soulève de nombreuses inter­ rogations22. » Ces questions portent sur différents risques, 21  Pour une mise en bouche, lire par exemple le livre de Vincent Albouy, Des insectes au menu ? 22  Anses, 2015. Avis relatif à « la valorisation des insectes dans l’alimentation et l’état des lieux des connaissances scientifiques sur les risques sanitaires en lien avec la consommation des insectes », www.anses.fr (consulté le 01.11.2016).

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liés notamment à des substances allergènes ou toxiques (des venins ou des résidus de pesticides, par exemple). En Europe, théoriquement, tout nouveau produit doit faire l’objet d’une autorisation de mise sur le marché. Or, quant aux insectes, aucune n’avait été officiellement délivrée en 2015, selon le journal Le Monde. Des insectes ou des produits à base d’insectes étant déjà consommés, il existe donc une tolérance en même temps qu’un défaut d’encadrement juridique précis pour une telle auto­risation. L’Anses, en attendant la mise en place de normes spéci­ fiques et d’un encadrement adapté, recommande « la prudence aux consommateurs présentant des prédispositions aux allergies. En effet, les insectes et de nombreux arthropodes (acariens, crustacés, mollusques, etc.) pos­ sèdent des allergènes communs. » Toutefois, selon la FAO, l’ingestion d’insectes ne présente pas de risque spécifique avéré, et notamment pas celui de contracter une zoonose (maladie transmise d’animaux aux humains) comme la grippe aviaire et l’encéphalite spongiforme bovine, et aucun cas de telle contagion n’est actuellement connu. Les avantages a priori des insectes Ces animaux, présents partout, se reproduisent et se développent rapidement. Ils offrent ainsi une grande disponibilité. On dénombre aujourd’hui quelque 1 900 espèces comestibles (qui peuvent nourrir non seulement l’homme mais aussi un animal d’élevage comme le porc), mais seulement une dizaine d’espèces intéressantes, c’està-dire valables sur un plan alimentaire et exploitables à la fois de façon rentable et sans dommage notable pour l’environnement et les écosystèmes. Selon la FAO, développer cette consommation par l’élevage est l’un des moyens de favoriser la « sécurité alimen166

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taire humaine et animale » (il faut sans doute comprendre « subvenir aux besoins en aliments de bonnes qualités nutritives et sanitaires d’une population mondiale fortement croissante », à supposer que les aliments classiques Le pionnier français de l’insecte à manger En France, en 2016, le marché des insectes alimentaires comptait environ 70 acteurs économiques mais il s’agit presque uniquement d’importateurs-revendeurs. Il n’y avait alors qu’une seule société productrice : Micronutris, située près de Toulouse. Des entreprises concurrentes étaient cependant en cours de montage. Micronutris a produit jusqu’à sept espèces différentes sur son site pilote avant de se concentrer sur les deux espèces qui offraient le meilleur compromis entre richesse nutritionnelle, respect de l’environnement et facilité d’élevage : le grillon domestique et le ténébrion meunier, aussi nommé « ver de farine ». Sa production a atteint 25 tonnes en 2016. Ses clients ont deux motivations : la curiosité (ils sont alors intéressés principalement par des produits élaborés tels que des biscuits ou des chocolats aromatisés et contenant des protéines d’insectes) et la volonté de manger moins de viande. Les produits concernés par cette seconde tendance —  croissante  — sont moins « ludiques » : ils ne font pas l’objet d’un design poussé. En revanche, ils ont une haute valeur nutritionnelle. Il s’agit notamment de barres énergétiques. C’est grâce à l’interrogation d’environ 500 000 personnes (principalement sur des stands de salons en France) que Micronutris a ajusté son offre. Quarante pourcents des sondés se sont déclarés intéressés par la consommation d’insectes (on en rapporte 35  % aux États-Unis) ; 20  % s’y montrent réfractaires et 40  % n’expriment pas d’avis, principalement à cause d’un manque d’informations, selon leurs dires. Deux personnes sur cinq intéres­sées, cela suggère un marché potentiel énorme ! Néanmoins, en Europe, il ne semble pas y avoir de marché substantiel pour les insectes entiers, ni à court terme ni à moyen terme. Les produits privilégiés ressemblent aux produits consommés habituellement, tels des barres énergétiques ou des biscuits.

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ne puissent le faire, ce qui n’est pas démontré), tout en utilisant modérément les ressources de l’environnement et en améliorant la situation économique et sociale de nombreuses populations. C’est pourquoi la FAO l’encourage depuis quelques années, selon une politique alimentaire qui tend à favoriser des aspects comptables par rapport à des aspects qualitatifs tels que les relations entre les humains et les animaux domes­tiques — une qualité inaccessible aux insectes ! Les insectes offrent un taux de conversion alimentaire faible, donc intéressant. Ce taux est le nombre de kilogrammes de nourriture qu’il faut fournir aux animaux pour produire un kilogramme d’aliment pour l’homme. En moyenne, il est voisin de 2 pour les insectes comme pour les poulets, proche de 1,5 pour les poissons, de 3 pour les porcs et de 8 pour les bovins. De plus, ils peuvent se nourrir de déchets organiques (déchets alimentaires et humains, compost, lisier, etc.) et les transformer en protéines utilisables pour l’alimentation du bétail. Leur production nécessite moins d’eau que l’élevage conventionnel pour un kilogramme de produit. Elle est susceptible d’émettre beaucoup moins de gaz à effet de serre (on parle de 100 fois moins) ; elle utilise moins de surface au sol (7 fois moins, au minimum) et elle est moins dépendante du terrain. Enfin, la collecte, l’élevage et la vente d’insectes peuvent offrir de nouvelles sources de revenus aux populations défavorisées car ces opérations sont relativement aisées et ne nécessitent pas d’investissements lourds. Si les producteurs industriels de produits à base d’insectes sont encore rares en Occident, c’est non seulement parce que la demande y reste faible mais aussi parce que la mise en place d’un outil de production adapté reste encore toute une aventure. Pour « élever » des insectes, il 168

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faut en effet réaliser des manipulations nombreuses et précises sans disposer de matériel spécifique éprouvé ni de procédures de production standard, et cela tout en respectant les normes en vigueur (mais qui ne sont pas particulièrement adaptées à l’élevage de si petits animaux). Il est donc très difficile, pour une entreprise qui démarre, de trouver rapidement de l’efficacité. L’adaptation du respect des normes sanitaires et de traçabilité est sans doute l’aspect le plus complexe à gérer. À titre d’exemple de contrainte coûteuse, les aliments donnés aux insectes, élaborés principalement à partir de farines de céréales, ne sont jamais exempts d’œufs d’insectes qui peuvent proliférer et qui, le plus souvent, sont des prédateurs des espèces élevées. Pour empêcher cette prolifération, il faut congeler la nourriture.

Repenser nos relations aux animaux Une révision de l’animal domestique Aux voies alternatives évoquées précédemment, il convient d’ajouter celles qui permettraient de continuer à manger de la viande — de bonne qualité, tant qu’à faire —, à bénéficier d’autres produits animaux et, grâce à ces consommations, de continuer de vivre avec les animaux, mais dans une vie bonne, telle que nous l’avons décrite. Ces voies-là nécessitent des changements de point de vue, à commencer par réviser le statut des animaux, notamment par rapport au travail, et les relations que ce travail comporte. Par exemple, la récente tendance à attribuer davantage de valeur à un animal sauvage, tel qu’un loup, qu’à un animal domestique, comme une brebis, a quelque chose 169

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d’incohérent. Certes, vouloir préserver l’espèce loup est tout à fait louable, mais dès lors qu’on a domestiqué les moutons, qu’on les a pris sous son aile et qu’on les utilise tout en tissant des liens avec eux, les protéger de la peur et des crocs de loups — ou en tout cas respecter l’éleveur qui tient à eux — paraît la moindre des choses. De telles incohérences pourraient être réduites en désignant les animaux domestiques comme étant ceux avec lesquels nous voulons vivre et parvenons à avoir une relation de travail. Y seraient compris les animaux « de compagnie », « d’aveugles », « de spectacle », « de secours »… car eux aussi travaillent pour ou avec nous. Nous élevons aussi ces animaux-là ; la seule chose qui les distingue des animaux d’élevage actuellement désignés comme tels, c’est le résultat de leur collaboration, c’est un genre de production : une production de services. Il faudrait aussi repenser l’organisation du travail, pour les humains comme pour les animaux. Permettre à ces derniers d’avoir une vie bonne, dans un habitat adéquat. Cesser la course au profit par le gain de temps, qui laisse toujours moins de place pour la qualité du travail et donc pour la reconnaissance que le travail appelle. Laisser, par exemple, le temps de mener les bêtes au pâturage, de les brosser, de leur parler, car cela apporte du bonheur aux éleveurs (un bonheur qu’ils disent partagé par les animaux) et parce que les en priver fait perdre le sens de leur travail, et la perte de sens conduit à la maladie ou à la violence. Des vies et des morts dignes Les animaux de la filière industrielle sont abattus de plus en plus jeunes : les porcs à 5 mois et demi, les veaux à 3 mois (après avoir été nourris avec du lait artificiel, 170

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tandis qu’on pourrait les laisser sous leur mère et ne prendre qu’une partie du lait). Pourquoi ? Pour aug­ menter les cadences, donc les rendements, et donc les bénéfices. Dans les élevages, en revanche, les animaux sont réformés plus tard et ne sont pas tués juste après leur réforme (leur « mise à la retraite ») — enfin, pas tous. Car l’éleveur souhaite qu’ils vivent longtemps ; il aimerait les garder, pourvu qu’il puisse « financer leur retraite » ; il ne renie pas leur place voire leur utilité au sein du troupeau ou ailleurs, par exemple pour entretenir les sous-bois. Quant aux abattoirs, peut-il y en avoir de bons ? Oui, très probablement. Les travailleurs y auraient, eux aussi, le temps qu’ils jugent nécessaire à leur tâche. Ces abattoirslà ne seraient plus cachés ; ils seraient proches ou mobiles, comme il en existe en Suisse. Ils deviendraient accessibles à chaque éleveur pour accomplir jusqu’au bout — s’il le souhaite — la vie bonne de son animal, et leur proximité éviterait aux animaux de subir un grand stress par un changement radical d’environnement ou par un transfert long et inconfortable. Il pourrait y avoir, de nouveau, une multitude de petits élevages et de petits abattoirs, à la ferme ou dans des camions… et plus aucune exploitation industrielle. Il est possible que les produits animaux s’en trouvent globalement renchéris pour le consommateur final, mais cela n’est pas certain, compte tenu de la réduction de la distance entre producteurs et consommateurs. C’est là une voie alternative que, probablement, d’aucuns récuseront sur la seule base de ses accents anticapitalistes, mais l’élevage n’est pas à côté de la vie et de notre travail : comme pour toute autre activité, l’éventuel « surcoût », ce serait celui de la vie bonne, celui de la vie digne. 171

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Quatre scénarios 1. Des végans et des animaux « libérés » Les animaux auraient des droits bien plus étendus qu’aujourd’hui ; ils pourraient même avoir le statut de citoyen. En particulier, leur captivité serait prohibée et toute chasse ou pêche interdite. Il n’y aurait plus de cirque ni de zoo, mais seulement des refuges pour animaux blessés ou malades. Il n’y aurait plus de troupeaux de viande sur pattes mais « des Marguerite, des Suzanne et des Lilas », ainsi que l’imaginait en 2007 Annie Hubert, anthropologue de l’alimentation et de la santé. Comme les cochons et les poules, les ruminants gambaderaient où bon leur semblerait ; ils auraient des refuges à disposition. Il serait interdit de les utiliser, et même de prélever du lait à notre bénéfice tant que celui-ci pourrait nourrir leurs pro­génitures. Et seuls les œufs non fécondés pourraient être mangés. Dans une version très sécuritaire sur le plan sanitaire, les animaux grégaires seraient parqués dans des zones réservées et nous pourrions leur apporter des soins comme nous le faisons aujourd’hui pour des animaux sauvages, au moins afin d’endiguer les menaces de zoonoses. Mais ces animaux-là existeraient-ils encore ? Il est probable, dans ce scénario, que nombre d’espèces domestiques disparaîtraient rapidement : leurs effectifs réduits par le manque d’utilité se trouveraient très exposés aux maladies — consanguines, notamment —, largement incapables de s’adapter au manque de soins humains et aux attaques de prédateurs. Quelques-unes d’entre elles parviendraient sans doute à perdurer en redevenant sauvages, comme l’a fait le lapin au Moyen Âge, en France et ailleurs en Europe centrale et septentrionale (notre 172

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lapin de garenne est issu de lapins domestiques). En conséquence, nos bocages et nos pâturages disparaîtraient aussi, pour laisser la place à des paysages envahis de broussailles — ou ravagés par les feux à cause de ces broussailles — et vides de vie paysanne, ou alors très partiellement entretenus et à grands frais. Les chances de survie des animaux qui nous donnaient jusqu’à présent du lait et des œufs paraissant ainsi très faibles, nous deviendrions tous des végétaliens (plutôt que des végétariens, car la consommation régulière d’œufs et de lait requiert de tuer beaucoup d’animaux). Disparaîtraient également la plupart des relations —  parfois très affectives — que nous connaissons aujourd’hui avec les animaux. 2. Une viande rare et des animaux domestiques heureux Il y aurait encore des animaux domestiques mais plus aucune industrie animale avec son cortège de souffrances animales et humaines. Nous pourrions continuer de manger de la viande, mais moins qu’avant, car celle-ci serait moins disponible et peut-être plus chère — mais de meilleures qualités gustative et nutritive. La moindre disponibilité des produits carnés naturels n’augmenterait pas forcément la proportion de végétariens dans la mesure où les maltraitances animales, qui incitaient certains à ne pas en manger, auraient considérablement reculé. Éventuellement — mais pas nécessairement —, nous mangerions davantage de substituts de viande classique : produits issus d’insectes, viande synthétique... Nous consommerions moins de lait et d’œufs, puisque les animaux d’élevage seraient moins nombreux, et l’on ne pourrait plus acheter d’animaux aquatiques vivants pour les manger. 173

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Les petits élevages seraient beaucoup plus nombreux qu’aujourd’hui et nos relations avec les animaux s’en trouveraient plus fréquentes, revalorisées et pérennisées. Les animaux évolueraient dans des milieux adaptés à leurs besoins spécifiques et leur nourriture serait la plus naturelle possible. Leur mort regagnerait du sens. Comme les élevages, les abattoirs seraient strictement réglementés et contrôlés. Mobiles ou installés à proximité des fermes, ils seraient remis à la portée des éleveurs, lesquels retrouveraient de l’autonomie. Les autres utilisations (secours, compagnie, divertis­ sement… qui sont autant de relations de travail avec les animaux) et la chasse — mais ni les combats d’animaux ni la tauromachie actuelle — resteraient autorisées, bien que réglementées plus strictement qu’aujourd’hui. Comme dans l’élevage, elles seraient davantage contrôlées. Il y aurait une généralisation des formations destinées à enseigner les connaissances nécessaires à la vie en commun avec des animaux et à la préservation de leur confort et de leur santé. Dans ce scénario, les dégradations de l’environnement et de la biodiversité induites par l’utilisation des animaux seraient largement endiguées. 3. Des flexitaristes et des animaux moins malmenés Comme dans le cas précédent, mais moins sévèrement, les utilisations des animaux seraient davantage réglementées au niveau international afin d’empêcher des souffrances inutiles. Nous modérerions nos usages et notre consommation d’animaux davantage par l’évolution des connaissances et des mentalités que par des limitations imposées par la loi. 174

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Au nom de la préservation de la liberté d’entreprise et de commerce, les exploitations industrielles resteraient autorisées mais seraient soumises à une réglementation et à des contrôles plus stricts. En raison de la réduction volontaire de la consommation de viande (notamment pour des raisons de santé) et de la préférence des consommateurs pour les produits les plus sains possibles et issus d’animaux bien traités (d’où l’expression « viande heureuse », utilisée de façon ironique par les abolitionnistes, ou celle de « saucisses bien élevées », utilisée par la société Fleury Michon), les produits industriels trouveraient une place moins grande sur le marché. Comme dans le cas précédent, les abattoirs seraient très contrôlés et d’accès plus facile. Les conditions de travail y seraient plus dignes qu’actuellement. Les autres utilisations d’animaux seraient, elles aussi, davantage réglementées, mais moins que dans le scénario précédent. Il resterait possible d’acquérir un chien aussi facilement qu’aujourd’hui ; en revanche, il serait interdit de mettre un oiseau en cage ou un poisson dans un aquarium, sauf pour les soigner. Les dégradations de l’environnement et de la biodiversité seraient partiellement réduites. 4. Rien ne change, jusqu’à ce que… Sans évolution substantielle des réglementations liées aux animaux, les industries animales continueraient de prospérer, et les conditions de vie des animaux d’empirer globalement, comme celles des travailleurs. Les monoélevages, les monocultures et les dégradations de l’environ­ n ­ ement seraient accrus, ce qui aurait pour conséquence, à plus ou moins long terme, une raréfaction extrême des espèces animales et végétales, donc la mort d’un grand nombre d’écosystèmes, ainsi qu’une alimentation 175

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toujours plus manufacturée et uniformisée. La qualité et la quantité de nos relations avec les animaux continueraient de décliner. Mangeurs de viande contre végans, abolitionnistes contre défenseurs du statu quo, industriels contre petits producteurs — si toutefois il en restait ! —, patrons contre salariés… les conflits ne cesseraient de s’envenimer. Idem pour les crises sanitaires, alimentaires, environnementales ou rurales, qui atteindraient un niveau suffisamment grave pour qu’un changement de pratiques à grande échelle ne soit finalement plus une option mais une obligation. Mais pourrions-nous alors revenir en arrière ? Que nous resterait-il à manger ? Et avec quels animaux pourrions-nous vivre ?

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Mieux vivre avec les animaux Compte tenu de la résonance inédite trouvée actuel­ lement en société par les mouvements de protection des animaux ou de préservation des ressources terrestres, on peut supposer que les préoccupations environnementales et le souci des conditions de vie ou d’abattage des animaux vont s’enraciner durablement pour devenir partie intégrante de la culture dominante et faire alors diminuer la consommation moyenne de produits carnés, surtout celle de la viande industrielle. Néanmoins, le poids des lobbies, la ténacité des habitudes et l’inertie des organisations étatiques ou économiques laissent aussi penser que ce changement sera lent et que l’évolution la plus probable dans les trois prochaines décennies soit proche du troisième scénario présenté précédemment. Nous aurions une industrie animale persistante, plus contrainte qu’auparavant dans ses productions animales (espace alloué à chaque animal, qualité des aliments, utilisation de produits de synthèse, cadences de production ou d’abattage, contrôles sanitaires…) mais tirant un profit croissant de nouveaux substituts, viande synthétique comprise. Serait imposée une interdiction progressive de la chasse et de pratiques objec­tivement douloureuses, tels que le gavage, les corridas et certains usages en laboratoires. Enfin, les droits de possession d’animaux domestiques seraient limités à quelques espèces seulement, dont le chien, le chat et le cheval, avec, au 177

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moins quant à ce dernier, la nécessité de suivre une formation et d’obtenir un permis « de détention »23. Il est peu risqué de parier sur une extension des droits des animaux parce que les sociétés humaines n’ont de cesse de légiférer contre toutes les formes de souffrance et de mise à mort. « On peut juger de la grandeur d’une nation par la façon dont les animaux y sont traités. » Cette proposition de Gandhi n’a sans doute pas fini d’être rappelée sur la place publique et dans le concert des nations, mais il est une autre grandeur à défendre : c’est la richesse des relations tissées entre humains et animaux, des relations affectives qui, dans la grande majorité des cas, n’existent que par un engagement des animaux dans une forme de travail. Interdire leur utilisation serait condamner nombre d’entre eux au néant ; ce serait aussi nous priver — en particulier nos enfants — d’une part importante de notre vie émotionnelle et psychique, de notre intégration à la nature, et non pas seulement nous priver de ressources matérielles. Même si les dispositions futures ne visaient que les seuls intérêts économiques ou sanitaires des populations humaines, il est probable qu’elles auraient à la fois des conséquences bénéfiques pour les animaux et des répercussions contraignantes sur notre quotidien. L’amateur de viande pourra continuer de déguster des steaks-frites, si savoureux, si requinquants… — et éviter ainsi la dépression — mais cet acte perdra sans doute de son caractère anodin et fréquent. Le choix de tout un chacun reste lié à des décisions collectives, mais celles-ci ne sont pas limitées à des couples d’options antagonistes : manger l’animal ou ne pas le 23  Ainsi que le suggère La filière équine française à l’horizon 2030, rapport prospectif publié en 2012 par l’Inra.

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Mieux vivre avec les animaux

manger ; utiliser l’animal ou ne pas l’utiliser... Elles portent plus fondamentalement sur notre volonté commune, inscrite dans le droit autant que dans les usages, de vivre avec les animaux. Et vivre avec, c’est élever, c’est jouer, c’est aimer ou détester, c’est collaborer, c’est utiliser et aider… ce peut être aussi tuer ou se faire tuer. Dans ce cadre, la viande peut apparaître tel un coproduit de notre riche relation aux animaux. Aussi, pourvu qu’on ne fasse pas souffrir l’animal destiné à nous nourrir, qu’il ait une vie bonne et que son élevage soit inscrit dans une gestion durable des ressources, les problèmes posés par cette utilisation pourraient relever essentiel­ lement de la morale individuelle et cesser d’être un terreau de crise sociétale. On se focalise et l’on se crispe actuel­ lement sur la viande, mais si crise il y a, celle-ci n’est pas cantonnée à la sphère alimentaire : toutes nos relations avec les animaux, — avec tout ce qu’elles comportent d’émotion et d’affection — sont en jeu et c’est aujourd’hui que nous décidons de leur devenir.

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Éloge de la bergerie

La sociologie des relations entre humains et animaux, qui renvoie au champ des Human-Animal Studies dans la littérature scientifique, est un domaine de recherche particulièrement passionnant pour qui s’intéresse à l’élevage et aux animaux domestiques. Pourtant, la majorité des travaux issus de ce champ repose sur un étrange consensus théorique : le postulat que la domestication est le crime originel de l’humanité vis-à-vis des animaux. Toutes nos relations depuis dix millénaires ne seraient que domination, exploitation, massacres qu’il faudrait arrêter au plus vite. J’ai le sentiment que ce postulat et les hypothèses qui s’ensuivent inévitablement sont en grande partie le fait d’une grande ignorance, de la part de nombreux universitaires et intellectuels intervenant dans les débats sur l’élevage ou sur l’alimentation carnée, du réel des liens entre les humains et les animaux domestiques, notamment du réel des liens de travail. Car ce qui nous unit aux animaux domestiques, c’est d’abord le travail. Et comme dans bien d’autres domaines, c’est l’expérience qui reste la première source de connaissances. Pour comprendre l’essence et la réalité incarnée de nos liens aux vaches et aux cochons, il faut vivre avec eux dans le quoti­ dien du travail, les écouter, leur parler, les suivre dans leurs pérégrinations. Il faut vivre avec eux aussi la nuit quand l’inquiétude vous fait lever sans raison et vous conduit à l’étable ou à la bergerie pour arriver à temps pour la naissance prématurée d’un petit. Le sixième sens, l’intuition, la confiance en soi, dans les animaux et dans la vie. Les hypothèses de recherche les plus fécondes viennent de la rencontre avec le réel, avec le travail, c’est180

Éloge de la bergerie

à-dire de la confrontation avec le doute, l’échec mais aussi avec la réussite et la joie. Avant d’être directrice de recherches, j’ai pratiqué différents métiers hors de l’agriculture puis en agriculture. J’ai notamment travaillé dans l’indus­ trie porcine et en agriculture biologique. J’ai beaucoup appris dans tous les cas, mais aucun métier ne m’a autant apporté que le métier d’éleveur. C’est dans les années 1980 que j’ai commencé à faire de l’élevage. Je venais de quitter Paris et j’étais arrivée à la campagne sans rien connaître de la vie rurale, ni des paysans, ni des animaux. Sans rien savoir de ce que je mangeais, sans m’y être même jamais vraiment intéressée. Sur les conseils de paysans du village, j’ai acheté des poussins au marché qui sont vite devenus des poules se poursuivant à grandes enjambées dans le jardin. J’allais chercher leurs œufs dans les nids de paille. Je découvrais le plaisir de vivre avec des animaux et de manger directement grâce à eux. Puis sont venus les poulets, les oies, les canards. Plutôt que d’acheter le poulet prêt à cuire au supermarché, j’ai appris à le tuer, le plumer, le cuisiner. Tuer un animal, même un poulet, n’est pas un acte anodin et cela l’était d’autant moins pour moi qui n’avais pas de culture paysanne. Mais j’ai compris et assumé que pour manger, il fallait donner la vie mais aussi donner la mort. Abattre des arbres, arracher les plantes potagères du sol, tuer les animaux, tout cela participe d’un même ensemble. La vie et la mort sont les deux faces d’une même pièce. Tout ce qui vit mourra et contribuera à d’autres vies. Seul ce qui n’est pas vivant ne meurt pas. Puis sont venus les brebis, les agneaux, le lait et le fromage. Car pour faire du fromage, il faut du lait et donc la naissance de l’agneau et l’allaitement. J’ai compris que, contrairement à ce que croient certains végétariens, manger du fromage et manger de la viande sont deux 181

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actes de consommation équivalents, même s’ils ne sont pas faits par les mêmes consommateurs. Il n’y a pas d’œufs, de lait, de fromages sans production de viandes. Et pour qu’un quidam soit végétarien, il faut bien qu’il existe un autre quidam qui lui consomme la viande que le végétarien ne consomme pas. J’avais des brebis qui avaient des agneaux. Et je ne pouvais pas tous les garder, ni les mâles ni, ultérieurement, toutes les femelles car les surfaces de pâturage dont je disposais étaient limitées. Alors, quand les agneaux sont devenus des moutons, j’ai demandé à un tueur de venir à la ferme (c'est le terme juste qui désigne le professionnel chargé de tuer les animaux à la ferme, le plus souvent les cochons). Nous avons tué mes moutons. J’ai appris à travailler la viande, à préparer la peau pour le tannage. J’ai aussi appris à manger la viande en pleine conscience. Non seulement en ayant présent à l’esprit que cette viande était issue du corps d’un animal à qui j’avais contribué à donner la vie, mais également en percevant son goût excellent — avant de manger mes moutons, je n’en avais jamais mangé d’une telle qualité ! — et sa puissance vitale. Mon expérience en élevage m’a surtout permis de comprendre que si je voulais vivre avec des animaux — et je le voulais car j’aime les animaux — je devais avoir une position morale responsable. C’est pourquoi la première question qui importe n’est pas « faut-il manger de la viande ou non ? » mais « voulons-nous vivre avec des animaux ou non ? ». Si nous voulons vivre avec les animaux, alors acceptons et assumons que leur mort est — le plus tard possible, pour le moins d’individus pos­ sible et le plus dignement possible — une conséquence inévitable de notre relation. Jocelyne Porcher

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Bibliographie Albouy V., 2016. Des insectes au menu ?, Quæ, Versailles, 184 p. Celka M., 2012. L’Animalisme : Enquête sociologique sur une idéologie et une pratique contemporaine des relations homme/animal, thèse de doctorat de l’université Montpellier 3 Paul-Valéry, 477 p. Chansigaud V., 2013. L’Homme et la nature : Une histoire mouvementée, Delachaux et Niestlé, Paris, 272 p. Chansigaud V., 2015. La Nature à l’épreuve de l’homme, Delachaux et Niestlé, 240 p. Chevallier L., Aubert C., 2013. Alors, on mange quoi ?, Fayard, Paris, 288 p. Guillou M., Matheron G., 2011. 9 milliards d’hommes à nourrir : Un défi pour demain, François Bourin, Paris, 432 p. Fischler C., 1990. L’Homnivore, Odile Jacob, Paris, 414 p. Hocquette J.-F. et al., 2013. La viande du futur sera-t-elle produite in vitro ? Inra Productions animales, 26. Jeangène Vilmer J.-B., 2008-2015. L’Éthique animale, PUF, Paris, 128 p. La Fondation Droit animal, éthique et sciences, 2012. Le bien-être animal, de la science au droit, actes de colloque, www.fondation-droit-animal.org (consulté le 01.11.2016). Lestel D., 2011. Apologie du carnivore, Fayard, Paris, 142 p. Mouret S., 2012. Élever et tuer des animaux, PUF, Paris, 212 p. Patou-Mathis M., 2009. Mangeurs de viande : De la préhistoire à nos jours, Perrin, Paris, 420 p. Porcher J., 2011-2014. Vivre avec les animaux : Une utopie pour le xxie siècle, La Découverte, Paris, 159 p. Vigne J.-D., 2012. Les Débuts de l’élevage, Belin, Paris, 192 p.

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En couverture : © CRB98 - Fotolia.com (n° 52348115)

Coordination éditoriale : Véronique Véto-Leclerc Responsable de la collection : Anne-Lise Prodel Édition : Mickaël Legrand / www.vivante-passerelle.net Création maquette intérieure et couverture : Gwendolin Butter Mise en page : Gwendolin Butter

« Ne tuez plus d’animaux ! » Cette requête, Pythagore la lançait déjà il y a vingt-cinq siècles. Entre interdire des pratiques telles que la vivisection, la corrida, la chasse ou l’abattage rituel et nous priver de bons rôtis, pour beaucoup il y a un fossé ! Pour d’autres, il faut bannir toute utilisation d’animaux, même pour se nourrir ; tel est le credo du véganisme, ce courant qui prend du poil de la bête. Pourquoi cette mode végane, alors que les humains vivent depuis si longtemps avec les animaux ? Pour endiguer notre violence, empêcher nos cancers et sauver la planète, paraît-il. On le sait, les fermes-usines génèrent maintes pollutions et souffrances. Le leitmotiv du « bien-être animal » lève pourtant peu le voile jeté sur les opérateurs chargés d’engraisser ou de tuer sous des contraintes toujours accrues ; il peine aussi à rappeler que le véritable élevage est une relation de travail et d’affection, et que s’en passer aurait de graves conséquences sociales et environnementales. Grâce au concours d’une douzaine d’experts, ce livre expose les problèmes et les bienfaits dont la domestication animale est la source. Il permet d’y voir clair dans la cacophonie des discours sur « l’élevage » et il esquisse des scénarios de changement dans notre alimentation et dans nos relations aux animaux. Un ouvrage qui dépasse les clivages pour redonner toutes leurs « saveurs » à ces relations !

Olivier Néron de Surgy est journaliste scientifique et professeur de mathématiques. Auteur ou coéditeur de diverses publications de vulgarisation, il a collaboré avec de nombreux chercheurs et notamment des spécialistes des animaux. Jocelyne Porcher est directrice de recherche à l’Inra de Montpellier. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’élevage, le bien-être animal et les relations homme-animal. Périco Légasse (préfacier) est rédacteur en chef à Marianne, auteur et critique gastronomique ; il s’intéresse en particulier à la valorisation du patrimoine alimentaire. 17 € ISBN : 978-2-7592-2605-4

Éditions Cirad, Ifremer, Inra, Irstea www.quae.com

Réf. : 02567