Écriture des origines, origines de lécriture: Hélène Cixous
 900441732X, 9789004417328

Table of contents :
Table des matières
Sigles et abréviations
Notices sur les auteurs
Introduction
Kathleen Gyssels et Christa Stevens
Chapitre 1
Le legs empoisonné
Hélène Cixous
Chapitre 2
Au commencement, toujours, le Paradis : la figure du jardin dans l’œuvre d’Hélène Cixous
Christa Stevens
Chapitre 3
Totems et tabous : les récits d’enfance d’Albert Memmi et d’Hélène Cixous
Kathleen Gyssels
Chapitre 4
Motjuif et maujuif chez Hélène Cixous
Maxime Decout
Chapitre 5
Possible car impossible : paradoxes et complexifications du retour aux origines chez Hélène Cixous
Catherine Phillips
Chapitre 6
« Ce serait autre chose » : Si près ou quels (re)tours ? Enrager la mort
Hervé Sanson
Chapitre 7
Écrire à partir des pertes
Metka Zupančič
Chapitre 8
Osnabrück, Berlin: « villes promises » et villes vécues. Les dessous du dialogue d’Hélène Cixous et Cécile Wajsbrot dans Une autobiographie allemande
Annelies Schulte Nordholt
Chapitre 9
L’Amour de l’orange aussi est politique. Genèse, vision et assimilation dans les œuvres d’Hélène Cixous et de Clarice Lispector
Oriane Petteni

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Écriture des origines, origines de l’écriture

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2019 | doi:10.1163/9789004417335_001

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CRIN

Cahiers de recherche des instituts néerlandais de langue et de littérature françaises Direction Franc Schuerewegen Marc Smeets Conseil de rédaction Emmanuel Bouju (Rennes) Marc Escola (Lausanne) Karen Haddad (Paris) Sjef Houppermans (Leyde) Jean Kaempfer (Lausanne) Michel Pierssens (Montréal) Nathalie Roelens (Luxembourg) Jean-Marie Seillan (Nice) Sylvie Thorel-Cailleteau (Lille)

VOLUME 66

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Écriture des origines, origines de l’écriture Hélène Cixous Textes réunis et présentés par

Kathleen Gyssels Christa Stevens Avec un inédit d’Hélène Cixous

LEIDEN | BOSTON

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Illustration de couverture: Hélène Cixous à la Maison Heinrich Heine, Paris. Photographie de K. Gyssels. Library of Congress Cataloging-in-Publication Data Names: Gyssels, Kathleen, editor. | Stevens, Christa, editor. Title: É criture des origines, origines de l’écriture : Hélène Cixous / textes réunis et présentés par Kathleen Gyssels, Christa Stevens. Description: Leiden ; Boston : Brill-Rodopi, 2019. | Series: CRIN, 0169-894X ; volume 66 | Includes bibliographical references. Identifiers: LCCN 2019042138 (print) | LCCN 2019042139 (ebook) | ISBN 9789004417328 (hardback) | ISBN 9789004417335 (ebook) Subjects: LCSH: Cixous, Hélène, 1937---Criticism and interpretation. Classification: LCC PQ2663.I9 Z636 2019 (print) | LCC PQ2663.I9 (ebook) | DDC 848/.91403--dc23 LC record available at https://lccn.loc.gov/2019042138 LC ebook record available at https://lccn.loc.gov/2019042139

Typeface for the Latin, Greek, and Cyrillic scripts: “Brill”. See and download: brill.com/brill-typeface. issn 0169-894X isbn 978-90-04-41732-8 (hardback) isbn 978-90-04-41733-5 (e-book) Copyright 2019 by Koninklijke Brill NV, Leiden, The Netherlands. Koninklijke Brill NV incorporates the imprints Brill, Brill Hes & De Graaf, Brill Nijhoff, Brill Rodopi, Brill Sense, Hotei Publishing, mentis Verlag, Verlag Ferdinand Schöningh and Wilhelm Fink Verlag. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, translated, stored in a retrieval system, or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording or otherwise, without prior written permission from the publisher. Authorization to photocopy items for internal or personal use is granted by Koninklijke Brill NV provided that the appropriate fees are paid directly to The Copyright Clearance Center, 222 Rosewood Drive, Suite 910, Danvers, MA 01923, USA. Fees are subject to change. This book is printed on acid-free paper and produced in a sustainable manner.

Table des matières Table des matières

Table des matières Sigles et abréviations Vii Notices sur les auteurs Viii x Introduction 1 Kathleen Gyssels et Christa Stevens 1 Le legs empoisonné 8 Hélène Cixous 2 Au commencement, toujours, le Paradis : la figure du jardin dans l’œuvre d’Hélène Cixous 18 Christa Stevens 3 Totems et tabous : les récits d’enfance d’Albert Memmi et d’Hélène Cixous  40 Kathleen Gyssels 4 Motjuif et maujuif chez Hélène Cixous 67 Maxime Decout 5 Possible car impossible : paradoxes et complexifications du retour aux origines chez Hélène Cixous 81 Catherine Phillips 6 « Ce serait autre chose » : Si près ou quels (re)tours ? Enrager la mort  96 Hervé Sanson 7 Écrire à partir des pertes 112 Metka Zupančič 8 Osnabrück, Berlin: « villes promises » et villes vécues. Les dessous du dialogue d’Hélène Cixous et Cécile Wajsbrot dans Une autobiographie allemande 124 Annelies Schulte Nordholt 9 L’Amour de l’orange aussi est politique. Genèse, vision et assimilation dans les œuvres d’Hélène Cixous et de Clarice Lispector 141 Oriane Petteni

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Table Des Matières

Sigles et abréviations Sigles et abréviations

Sigles et abréviations AA Benj. Corr. De DM Gare H HCL JA Jour HCL Lett. Los MA Méd. Neut. Os Ph R RFS Sort. SP ST T VJ VP

Une autobiographie allemande Benjamin à Montaigne Correspondance avec le Mur Dedans Le Détrônement de la mort Gare d’Osnabrück à Jérusalem Homère est morte… L’Heure de Clarice Lispector Jours de l’an Le Jour où je n’étais pas là L’Heure de Clarice Lispector « Lettre à Zohra Drif » Abstracts et Brèves Chroniques du temps I. Chapitre Los « Mon Algériance » Le Rire de la Méduse Neutre Osnabrück Philippines Hélène Cixous. Photos de racines. Les Rêveries de la femme sauvage « Sorties » Si près « Le Sexe ou la tête » Tombe Un vrai jardin « Villes promises »

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Notices sur les auteurs

Notices Sur Les Auteurs

Notices sur les auteurs Maxime Decout est professeur à Aix-Marseille Université et membre junior de l’IUF. Il est l’auteur de six essais : Albert Cohen : les fictions de la judéité (Classiques-Garnier, 2011), Écrire la judéité (Champ Vallon, 2015), En toute mauvaise foi (Minuit, 2015), Qui a peur de l’imitation ? (Minuit, 2017), Pouvoirs de l’imposture (Minuit, 2018) et l’Album Romain Gary (Bibliothèque de la Pléiade, 2019). Il a dirigé les numéros d’Europe consacrés à Perec (2012), Gary (2014) et Modiano (2015). Il a été en charge de l’édition de La Disparition, des Revenentes et du Voyage d’hiver pour la publication des œuvres de Perec dans la Bibliothèque de la Pléiade (2017). Il est le créateur et le co-directeur avec Nelly Wolf depuis 2014 du séminaire Écrivains juifs de langue française à l’Université de Lille. Kathleen Gyssels enseigne les littératures africaine, caribéenne et africaine américaine à l’Uni­ versité d’Anvers. Comparatiste, elle étudie dans Filles de solitude: essai sur l’identité antillaise les autobiographies fictives de Simone et André SchwarzBart (L’Harmattan, 1996) et les nombreuses intersections entre diasporas noire et juive. Après Passes et impasses dans le comparatisme postcolonial caribéen : Cinq traverses (Champion, 2010), elle publia Marrane et Marronne : la coécriture réversible d’André et Simone Schwarz-Bart (Rodopi, 2014), et ‘Black-Label’ ou les déboires de Léon-Gontran Damas (Passage(s), 2016). Deux monographies sur le troisième homme de la Négritude sont sous presse. Ses articles sur des thèmes juifs ont été publiés dans European Judaism, Prooftext, Yod, Pardès et Journal for Jewish Identities. Un nouveau projet de recherche traitera de l’in­ visibilité des juifs dans la littérature des Caraïbes dans les quatre traditions ­linguistiques. Oriane Petteni est doctorante en philosophie (aspirante FNRS) à l’Université de Liège. Elle achève actuellement une thèse de doctorat sur la vision dans l’idéalisme ­allemand et la philosophie française poststructuraliste. Elle a publié plusieurs ­articles au croisement entre philosophie et littérature, par exemple sur le ­Terrier de Franz Kafka et le système hégélien ou sur l’argot chez Hugo, Céline et ­Derrida et, plus récemment, « Photologie, linéarité et modernité politique. Du geste philosophique derridien » (Éthique, Politique, Religions, 2018) et « ‘Os Desastres de Sofia’ de Clarice Lispector, ou la réécriture entrelacée d’un

Notices sur les auteurs

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triple rapport traditionnel : Homme-Femme, Maître-Élève, Divinité-Humain » (­Cahiers du GRM, 2014). Catherine Phillips est chargée de cours au Département d’études langagières à l’Université de Toronto à Mississauga. Ses recherches portent sur la littérature française extracontemporaine, sur l’œuvre d’Hélène Cixous, sur la problématique de l’altérité, et sur l’apprentissage expérientiel, coopératif, et centré·e sur l’apprenant·e dans l’enseignement du français langue seconde ou étrangère. Le manuel de français intermédiaire Mise au point auquel elle a contribué les leçons et exercices de grammaire a été publié en hiver 2017, et son étude de l’intertextualité proustienne dans l’œuvre récente de Cixous est sortie dans le volume Cixous depuis 2000 (Brill, 2017). Chercheuse, pédagogue et auteure, elle joue également ses morceaux engagés et poétiques sur scène à Toronto. Hervé Sanson docteur ès lettres, spécialiste des littératures francophones du Maghreb, est chercheur associé à l’ITEM (CNRS). Auteur d’entretiens avec Habib Tengour, intitulés La Trace et l’écho. Une écriture en chemin (Le Tell, Blida, 2012), il a coordonné en 2013 un numéro de la revue Europe sur la littérature du Maroc. Il a collaboré à l’édition critique et génétique des Portraits d’Albert Memmi, publiée en 2015 chez CNRS éditions, sous la direction du professeur Guy Dugas. Par ailleurs, il a publié en 2017, en collaboration avec Albert Memmi, Penser à vif. De la colonisation à la laïcité, aux éditions Non-Lieu. Enfin, il coordonne sur le plan scientifique l’édition critique et génétique des nouvelles de Mohammed Dib, à paraître chez CNRS éditions en 2020, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain. Annelies Schulte Nordholt a fait des études de philosophie et de littérature française à Paris et à Amsterdam. Elle enseigne la littérature française à l’Université de Leiden, Pays-Bas. Auteur de monographies sur Blanchot et sur Proust, elle a publié de nombreux articles sur la littérature moderne et contemporaine et l’essai Perec, Modiano, Raczymow. La génération d’après et la mémoire de la Shoah (Amsterdam, Rodopi, 2008). Elle travaille actuellement sur la représentation de l’espace urbain dans la littérature d’après-guerre, et prépare une monographie sur le thème des lieux chez Georges Perec. A paraître également sur l’œuvre d’Hélène Cixous : « Hélène Cixous et l’écriture de la postmémoire. Gare d’Osnabrück à Jérusalem », in  Judéités sans Judaïsme après la Catastrophe, Francesca Dainese & Elena Quaglia éds., La Giuntina, Firenze, 2019.

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Notices Sur Les Auteurs

Christa Stevens a fait des études de littérature française à Nimègue et à Paris, où elle a longtemps suivi le séminaire d’Hélène Cixous. Elle est l’auteure de L’Écriture solaire d’Hélène Cixous. Travail du texte et histoire du sujet dans Portrait du soleil (Amsterdam, Rodopi, 1999), ainsi que de nombreux articles sur l’œuvre cixousienne. Elle a également travaillé sur la littérature africaine et caribéenne francophone et a plus récemment publié des articles sur des aspects de judéité dans les textes de Piotr Rawicz et d’André Schwarz-Bart. Après avoir enseigné les littératures française et francophone dans différentes universités néerlandaises, elle travaille actuellement dans l’édition universitaire et codirige la collection « Francopolyphonies » aux éditions Brill.  Metka Zupančič est professeure émérite de français – langues modernes à l’Université d’Alabama à Tuscaloosa. Spécialiste de la littérature française, francophone et translingue du XX e et du XXI e siècle, elle a publié en 2013 l’essai Les Écrivaines contemporaines et les mythes. Le remembrement au féminin (Karthala), après les volumes Hélène Cixous : texture mythique et alchimique (SUMMA Publications, 2007) et Lectures de Claude Simon. La polyphonie de la structure et du mythe (Les Éditions du GRÉF, 2001). Parmi les ouvrages collectifs qu’elle a dirigés en français et en anglais, le dernier s’intitule La Mythocritique contemporaine au féminin. Dialogue entre théorie et pratique (Karthala, 2016). Ses articles portent principalement sur la littérature des femmes contemporaines, dont Hélène Cixous, Julia Kristeva, Ágota Kristóf, Chantal Chawaf, Jeanne Hyvrard, MarieSissi Labrèche, Andrée Christensen, etc., toujours principalement dans une optique mythocritique, comme dans le cas de Chitra Banerjee Divakaruni et d’Ananda Devi.

Introduction Introduction

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Introduction Kathleen Gyssels et Christa Stevens In der Luft da bleibt deine Wurzel, da in der Luft Celan, Die Niemandsrose

⸪ 1 «  Revenons » Vient de paraître : 1938, nuits1. « C’est le quatrième livre qui me ramène à Osnabrück », écrit Hélène Cixous dans le « prière d’insérer » qui accompagne ce livre. Poursuivant l’incitation qui ouvre l’essai Philippines2 – « Revenons » –, l’auteure revient en effet à cette ville de Basse-Saxe d’où est originaire sa mère, Eva (Ève) Klein, alors qu’elle l’a déjà fait dans Osnabrück, Gare d’Osnabrück à Jérusalem et Correspondance avec le Mur3. Elle y revient dans le sillage d’autres textes où elle avait fait le retour aux deux villes algériennes, Oran et Alger, où se trouvent ses propres racines. Comme chez Perec dans ses Revenentes, le revenir cixousien n’est certainement pas un retour à une adresse concrète comme celle évoquée par le titre Philippines. Il est avant tout une réponse à une adresse faite à elle, par une porte qui s’ouvre4, par ce qui lui revient et que l’auteure, aux premières pages des Rêveries de la femme sauvage, désigne comme « le Venant » : « la possibilité de retourner […], donc l’obligation ». Dans la « rêvécriture » d’Hélène Cixous, le revenir n’est pas une action intentionnelle, mais un facteur de la subjectivité, de l’inconscient et de la mémoire, une réponse faite 1 Paris, Galilée, 2019.  2 Paris, Galilée, 2009. 3 Osnabrück, Paris, des femmes, 1999 ; Gare d’Osnabrück à Jérusalem, Paris, Galilée, 2016 ; Correspondance avec le Mur, Paris, Galilée, 2017. Bien que ce livre se joue à Jérusalem, il fait partie des « contes et légendes d’Osnabrück », selon l’auteure dans son entretien avec Francis Lippa à Bordeaux, le 23 mai 2019 (https://www.youtube.com/watch?v=MfnIlzK1cl8). Citons aussi le livre d’entretiens avec Cécile Wajsbrot, Une autobiographie allemande, Paris, Christian Bourgois, 2016. 4 Voir notamment l’incipit des Rêveries de la femme sauvage (Paris, Galilée, 2000) : « […] une porte vient de s’entrebâiller dans la galerie Oubli de ma mémoire » ; voir aussi l’exclamation « ‘Ferme cette porte’ » au début de Benjamin à Montaigne (Paris, Galilée, 2001) où le passé osnabrückien joue aussi un grand rôle.

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Gyssels And Stevens

à des lectures, une écoute du signifiant, bref un rêvenir en même temps qu’une revenance, intarissable, qui fait œuvre. C’est donc dans l’œuvre que le retour aux origines se fait. Il est donc d’abord algérien, symboliquement inauguré au tournant du millénaire par Les Rêveries de la femme sauvage (2000), mais annoncé dès les années 90 par une série de fictions (Jours de l’an, 1990 ; L’Ange au secret, 1991 ; OR. Les lettres de mon père, 1997) et par de courts textes sur l’enfance algérienne. Le travail mené en parallèle par Jacques Derrida, l’ami philosophe de toujours, sur la langue, le système colonial et l’histoire des juifs français d’Algérie, s’est étendu aux événements contemporains concernant la guerre civile algérienne. Tout ceci a sûrement incité ce que la critique littéraire a vu comme un revirement dans l’œuvre cixousienne. Or, en réalité, la référence aux origines n’a jamais été absente des textes des années 70 et 80. Elle est présente dès Dedans5, son premier « roman » comme l’indique la couverture et préfigure Les Rêveries de la femme sauvage. Elle est mentionnée dans l’essai « Sorties » dans La Jeune Née (1975), sans doute le texte cixousien le plus cité6. L’auteure y met en évidence, dès les premières pages, que sa prise de conscience politique féministe est liée à sa prime enfance et à sa scolarité dans l’Algérie coloniale : « j’ai appris à lire, à écrire, à hurler, à vomir, en Algérie »7. C’est dans ce texte aussi qu’elle livre, dans une note, un bref résumé de ses origines : « Mon père, sépharade – Espagne-Maroc-Algérie – ma mère askhenaze – Autriche-Hongrie-Tchécoslovaquie (son père) + Allemagne (sa mère) traversant par hasard un Paris éphémère… »8 Citons parmi ces textes annonciateurs deux autres publications encore : « De la scène de l’Inconscient à la scène de l’Histoire » (1990) et Photos de racines (1994). Dans le premier article, Cixous désigne explicitement les sources autobiographiques de son écriture : « Mon écriture est née en Algérie d’un pays perdu, de père mort et de mère étrangère »9. Dans la section « Albums et légendes » de Photos de racines, commentant les photos de famille10, elle souligne­ 5 6 7 8 9 10

Paris, Grasset, 1969. Hélène Cixous et Catherine Clément, La Jeune Née, Paris, Union générale d’éditions, coll. « Féminin futur », 1975, pp. 115-246 ; republié dans Hélène Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, Paris, Galilée, 2010. Ibid., p. 128. Ibid., p. 244. Dans Françoise van Rossum-Guyon et Myriam Diaz-Diocaretz (éds), Hélène Cixous, chemins d’une écriture, Amsterdam et Paris, Rodopi et PU de Vincennes, 1990, p. 16. « Albums et légendes », dans Hélène Cixous et Mireille Calle-Gruber, Hélène Cixous, Photos de racines, Paris, des femmes, 1994. L’auteure se montre ici précurseur du concept de Post-Memory et sœur de Marianne Hirsch qui a scruté les photos de famille dans le même désir d’inventorier puis de remémorer les « disparus ». Voir Marianne Hirsch, The

Introduction

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combien l’histoire de ses parents et grands-parents algériens et européens est inséparable de sa propre écriture : « ce que je raconte ici (oublis et omissions compris), c’est ce qui pour moi n’est pas dissociable de l’écriture. Il y a une continuité entre mes enfances, mes enfants, et le monde de l’écriture – ou du récit »11. Ainsi l’auteure, après de longues années dédiées à la « venue à l’écriture », à la subjectivité dans ses rapports avec l’inconscient, et au chant de l’amour et de la puissance poétique, s’ouvre à l’appel de la mémoire dans la ­fidélité aux racines. 2

Généalogies et géographies entrelacées

Origine : le mot automatiquement déploie une multitude de sens tous entretissés, à commencer par celle de la famille. Pour Hélène Cixous, l’origine familiale est double, comme on vient de le voir, avec les deux branches paternelle et maternelle, africaine et européenne, sépharade et ashkénaze. Sur la courte durée prime la disparition du père, le docteur Georges Cixous, en 1948, aux suites de la tuberculose. Sa mort précoce jette la famille dans la pauvreté12 et l’exclusion sociale. Les premiers textes d’Hélène Cixous se conçoivent autour de la personne disparue du père, remplacée par une série d’autres figures – dieux, amants, corps, noms et concepts – jusqu’à ce qu’il réapparaisse sous forme autobiographique dans les grandes fictions des années 90 déjà citées. Sur sa mère, qui forme avec la grand-mère osnabrückienne, fugitive de l’Allemagne hitlérienne, le facteur d’étrangeté dans le cercle familial, l’auteure longtemps n’a pu écrire que de façon « succincte », comme elle l’avoue dans un article de 199113. Ceci n’empêche pas Ève Klein – et à travers elle la grand-mère Rosi Jonas – de jouer plus tard, et jusqu’à maintenant, son grand rôle dans l’écriture cixousienne, d’abord sous forme anecdotique et, différence importante quant à la figure paternelle, à partir d’une présence réelle dans la vie de l’auteure, puis, après sa disparition en 2013 à l’âge de 103 ans, par d’autres voies de communication. Ces origines familiales doubles, transnationales, nous ramènent à la question de l’origine linguistique, forcément plurielle. Née dans une famille

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Generation of Postmemory. Writing and Visual Culture after the Holocaust, Columbia University, 2012. « Albums et légendes », op. cit., p. 206. Ainsi l’évoque déjà le titre de sa nouvelle « Pieds nus », dans Leïla Sebbar (éd.), Une enfance algérienne, Paris, Gallimard, 1997, pp. 53–63. Hélène Cixous, «  En octobre 1991… », dans Mireille Galle-Gruber éd, Du féminin, SainteFoy et Grenoble, Le Griffon d’argile et PU de Grenoble, 1992, p. 133.

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Gyssels And Stevens

multi-langue – français du côté de Georges Cixous, hispanophone de par la grand-mère Reine Cixous, et allemande du côté maternel – la jeune Hélène grandit dans un entourage social marqué par le clivage linguistique : d’un côté, le français de « l’algériefrançaise », langue de l’école républicaine où s’effectue l’« anéantissement de l’être algérien »14, mais aussi de la littérature que la jeune Hélène découvre à son plus grand plaisir ; de l’autre côté, l’arabe et le berbère parlés dans la rue, par les domestiques, par les femmes qui viennent accoucher dans la clinique de la mère devenue sage-femme, par tous ceux dont l’auteure écrit dans Les Rêveries de la femme sauvage « auxquels nous étions liés pensions-nous par toutes les parentés et communautés d’origine, de destin, d’états d’esprit, de mémoire, de toucher, de goût »15, mais dont l’histoire et la politique coloniales les a séparés à jamais. Ajoutons-y l’anglais parlé par une partie de la famille maternelle qui a trouvé refuge en Angleterre et que la jeune Hélène part étudier, d’abord chez sa tante à Londres, puis, signant son départ définitif, à l’université en France ; puis l’hébreu, la langue fantôme que les juifs assimilés d’Algérie ont perdue, ensemble avec le ladino, et que le père, pourtant athée, a voulu offrir à ses enfants moyennant un professeur d’hébreu (comme un professeur d’arabe), n’était-ce qu’il était mort trop tôt pour réaliser ce projet. C’est par ailleurs ce même père, passeur entre les langues et joueur de mots16, qui a sensibilisé sa fille aux sonorités de la langue et au travail du signifiant qui caractérisent son écriture. 3

Écriture résilience dans la ré-jouissance

De La Jeune Née à « Mon Algériance » et au-delà, Cixous affirme que sa pensée, et donc son écriture, « est née avec la pensée que j’aurais pu naître ailleurs »17 et que, aux yeux de l’Histoire, ce ne sont que de « hâtives et frêles racines » qui la lient à la terre algérienne si chérie. Elle a assumé pourtant « cette étrange ‘chance’ »18 qui a déterminé son histoire personnelle – sa naissance en tant que franco-juive-germanophone en une Algérie colonialiste et bientôt vychiste – en une véritable opportunité lui permettant d’élaborer une pensée et une écriture « pour la vie ». C’est par ailleurs par ce défi que l’auteure se distingue par 14 15 16 17 18

Les Rêveries de la femme sauvage, op. cit., p. 144. Ibid., p. 44. Voir Hélène Cixous, « The names of Oran », dans Anne-Emmanuelle Berger (éd.), Algeria in Others’ Languages, Ithaca, Cornell University Press, 2002, pp. 184-194. « Mon Algériance », Les Inrockuptibles, no 115, 20 août au 2 septembre 1997, pp. 71-74. « Sorties », op. cit., p. 128.

Introduction

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exemple de la deuxième génération d’auteurs de la post-Shoah, largement plongée dans la dépression. Pour elle, il s’agit de dépasser l’écriture du deuil, de ramifier les traumatismes (mot peu fréquent dans son lexique), les « morsures »19 encourues à l’art curatif comme une jouissance. C’est là qu’on retrouve l’oulipien Perec qui pareillement plie et joue de l’écriture, afin que s’accomplisse malgré tout la signification à travers et dans la jouissance. Référons à cet effet à l’incipit de Gare d’Osnabrück à Jérusalem, où la narratrice rappelle que la littérature commence « par une rivière qui court comme un lièvre en faisant pipi, en plaisantant, en cultivant des jeux de mots sur ses bords », c’est-à-dire dans les marges et ses à-côtés. 4 Présentation Dans ce volume, publié à l’occasion de ses 80 ans,20 ce sont ces origines d’écritures et écritures d’origines qui sont fouillées et revisitées, tant il est vrai que la recherche cixousienne est amplement riche. Celle-ci se déploie à l’image de l’œuvre, hybride, en même temps que cohérente et « cyclique », enracinée dans l’Histoire et dans une terre, en même temps que rhizomatique, défaisant les bords et les frontières. Adoptant un départ légèrement biographique, le volume ouvre par une contribution de Christa Stevens sur la figure du jardin et les scènes auxquelles elle se prête à travers l’œuvre cixousienne. Réapparaissant régulièrement dans les textes de l’auteure, réécrit ou remodelé, le jardin, figure qui relève de l’enfance de l’auteure, est le lieu d’une véritable scène primitive qui hante l’écriture cixousienne depuis ses débuts et en détermine la position politique et poétique. À son tour Kathleen Gyssels compare Les Rêveries de la femme sauvage d’Hélène Cixous et Le Scorpion d’Albert Memmi dans la perspective des blessures d’enfances malmenées à cause d’exclusions d’ordre ethnoreligieux. Les deux récits montrent les différentes étapes de l’ex-communion et de la ségrégation comme une « morsure » primordiale, autre scène véritable qui, mise en écriture, fait œuvre.

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Voir l’article de Kathleen Gyssels dans ce volume. À l’origine de ce volume se trouve le colloque Écriture des origines/Origines des écritures: mémoires et histoires dans l’œuvre récente d’Hélène Cixous, organisé par l’Institut des études juives à l’Université d’Anvers en mai 2017. Nous remercions Vivian Liska, Jan Morrens et Évelyne Ledoux-Beaugrand pour leur aide et soutien dans la programmation.

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Gyssels And Stevens

Maxime Decout se penche sur un facteur identitaire chez Cixous, la judéité, assumée mais soumise par l’auteure à une pluralisation permanente, mise en « différance » qui passe par un rapport aux langues et à la lettre. Il analyse notamment le mot même de « juif », distinguant « motjuif » et « maujuif », par lequel l’écriture cixousienne se met toujours en rapport avec l’histoire des expulsions et des persécutions des juifs. Le terme d’« origines » implique aussi le retour aux origines, que l’auteure a réalisé par un voyage en Algérie dont elle fait le récit dans Si près (2007). Deux auteurs se sont intéressés à ce voyage de retour à la fois inévitable qu’impossible. Catherine Phillips fait une analyse des paradoxes et des complexifications du retour aux origines quand l’idée de l’origine unique et même du commencement est contestée, comme dans l’œuvre d’Hélène Cixous. Hervé Sanson montre à quel point la narratrice se mesure et se heurte au « récit-deson-retour-en-Algérie » qui l’oblige à repenser et à réarticuler son identité et sa relation au pays. Il montre notamment à quel point l’écriture cixousienne prétend « enrager la mort » et tirer de la mort, à commencer par celle inaugurale du père, des éléments pour une éthique « pour la vie ». Metka Zupančič à son tour analyse la question de l’origine chez Cixous dans son rapport avec la perte et la mort, s’intéressant plus spécifiquement aux ­récits de la mort de la mère qui, au niveau de l’écriture comme de l’œuvre, engendre d’autres pertes comme celle de l’aimé dans Chapitre Los. Celles-ci nécessitent de nouveaux engendrements pour rendre possible l’immortalisation du disparu et la continuation de l’écriture. Annelies Schulte Nordholt se penche sur la double « autobiographie allemande » d’Hélène Cixous et de Cécile Wajsbrot et leur rapport respectif à l­’Allemagne et à la langue allemande. Ce rapport se cristallisant autour d’une ville, Osnabrück pour Cixous et Berlin pour Wajsbrot, l’auteure cherche à cerner la signification spécifique que les auteurs attribuent à leurs villes respectives : villes imaginées et rêvées, villes vécues, ou encore villes promises ? Oriane Petteni enfin revient sur un texte plus ancien d’Hélène Cixous, Vivre l’orange, et sur son rapport à l’auteure brésilienne Clarice Lispector et prend la question de l’origine par le biais d’une temporalité primaire, proto-historique et proto-langagière qui favorise une écriture-amour valorisant indifféremment tous les êtres de la création. Le volume ouvre par un inédit d’Hélène Cixous, « Le Legs empoisonné ». Nous remercions l’auteure pour sa grande générosité. Qu’elle trouve ici l’expression de notre gratitude pour cette précieuse contribution.

Introduction

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Bibliographie Cixous, Hélène, Dedans, Paris, Grasset, 1969. Cixous, Hélène, « De la scène de l’Inconscient à la scène de l’Histoire », dans Françoise van Rossum-Guyon (dir.), Hélène Cixous, chemins d’une écriture, Amsterdam et Paris, Rodopi et PU de Vincennes, 1990, pp. 15-34. Cixous, Hélène, « En octobre 1991… », dans Mireille Galle-Gruber (éd), Du féminin, Sainte-Foy et Grenoble, Le Griffon d’argile et PU de Grenoble, 1992. Cixous, Hélène, « Albums et légendes », dans Hélène Cixous et Mireille Calle-Gruber, Hélène Cixous, Photos de racines, Paris, des femmes, 1994. Cixous, Hélène, « Mon Algériance », Les Inrockuptibles, no 115, 1997, pp. 71-74. Cixous, Hélène, « Pieds nus », dans Leïla Sebbar (éd.), Une enfance algérienne, Paris, Gallimard, 1997, pp. 53–63. Cixous, Hélène, Osnabrück, Paris, des femmes, 1999. Cixous, Hélène, Les Rêveries de la femme sauvage, Paris, Galilée, 2000. Cixous, Hélène, Benjamin à Montaigne, Paris, Galilée, 2001. Cixous, Hélène, « The names of Oran », dans Anne-Emmanuelle Berger (éd.), Algeria in Others’ Languages, Ithaca, Cornell University Press, 2002, pp. 184-194. Cixous, Hélène, Philippines, Paris, Galilée, 2009. Cixous, Hélène, Gare d’Osnabrück à Jérusalem, Paris, Galilée, 2016. Cixous, Hélène, Correspondance avec le Mur, Paris, Galilée, 2017. Cixous, Hélène, 1938, nuits, Paris, Galilée, 2019. Cixous, Hélène et Catherine Clément, La Jeune Née, Paris, Union générale d’éditions, coll. « Féminin futur », 1975, pp. 115-246 ; republié dans Hélène Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, Paris, Galilée, 2010. Cixous, Hélène et Cécile Wajsbrot, Une autobiographie allemande, Paris, Christian Bourgois, 2016. Hirsch, Marianne, The Generation of Postmemory. Writing and Visual Culture after the Holocaust, Columbia University, 2012.

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Chapitre 1

Le legs empoisonné Hélène Cixous Un jour des derniers temps, mon ami Jacques Derrida me disait : « si je ne suis plus là, tu pourras continuer à lire mes livres ». Je grimaçais d’horreur. C’était un dit de vérité à venir, un verdict, une annonce amère. Une phrase à deux tranchants. Mise à mort et promesse. Ablation et substitution. La mort pour moi, la survie pour les livres. C’était une phrase affligée par la jalousie de soimême : tu me trahiras avec moi. Je te demande de me trahir avec mes livres. Moi parti, remplace-moi par mon ombre plus grande et plus forte que mon petit moi. C’était une phrase cruelle exprès, cruellement vraie. Révoltée par la réalité : tu liras Derrida disait-il et rien ne m’en reviendra, tu ne m’en diras rien, tu le liras lui, ce moi après moi. Il parlait d’une voix posthume, prophétique : je me vois déjà te voir je te vois déjà lire mes livres en mon absence, derrière mon dos, après moi disait-il. Et cette scène blessée blessante, j’en ai la vision, je la prévois et je l’ordonne. Je la laisse à me lire. Et comme dirait Hamlet the Ghost à Hamlet l’orphelin Remember me, souviens-toi quand même de moi, ce moi – ce me auquel je suis attaché plus et moins qu’à mes livres. Quand tu diras mon nom ne m’oublie pas. Quand tu répéteras mes mots au présent-sans-présence de l’énonciation, dans une scène peuplée de témoins de (mon) remplacement de moi par mes tablettes et mes paroles, je préférerais que tu te souviennes de l’homme et l’ami que je suis encore au moment où je te dis ces paroles divisées par l’imminence. Mais d’un autre côté j’aimerais bien que tu lises mes livres comme si tu en entendais la haute voix. (Évidemment je ne le croyais pas.) Il faut imaginer l’état d’âme : Il laissait ses livres à la place de sa personne. Et parmi son œuvre immense, ses innombrables méditations sur les mystères tragiques et philosophiques de l’héritage. C’était le temps où l’héritier qu’il était, et savait devoir être, bon gré mal gré, se préparait à « faire des héritiers ». Son rêve était de tout faire pour que les héritiers (proches, connus) se sentent libres des charges que cause tout héritage. On rêve toujours de pouvoir laisser la liberté en héritage. C’est le rêve par excellence, comme si c’était ­possible  ! Un autre rêve : celui de l’auteur en vérité Par exemple laisser ses livres à la guise de la postérité. Ainsi du testament de Stendhal, La Vie de Henry Brulard

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2019 | doi:10.1163/9789004417335_003

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Je compte sur vous, lecteurs qui venez beaucoup plus tard et que je ne connais pas, pour recueillir mon héritage. Quand mon père est mort, brutalement, j’avais dix ans, j’ai harcelé ma mère, je voulais qu’elle me dise ce qu’il avait laissé pour ses enfants. J’avais besoin d’un legs, un remède à la décapitation, il avait dû laisser une phrase, trois mots peut-être. Ma mère ne se souvenait pas. Je n’acceptais pas cette mort post­ hume. Je secouais ma mère. Souviens-toi ! Ou invente ! Je voulais quelque chose, une bénédiction, une promesse, une loi, un charme puissant. Il s’agissait de mots viatiques, de lumignons sacrés, pour accompagner tout le chemin à vivre après lui, avec lui. Ma mère n’avait rien à dire. C’est une femme qui ne ment pas. Rien ni plus ni moins comme Cordelia. Au bout de quelques mois, j’ai dû cesser d’attendre. Mon père était un homme de parole et de mots, c’était des mots extraordinaires qu’il me donnait tous les jours. Un jeudi, plus de mots, langue coupée. Jeudi, un jour-mot. Ma mère était action, au lieu de mots, actions, dons continuels sans aucun ornement et sans épice. Mon père a laissé des dettes. Un jardin qui nous a nourris. Des biens spirituels en abondance, toutes ses traces étaient justes et généreuses. Nul message, le jardin pour testament. Les noms des plantes. On ne peut pas bien s’en aller vivre sans visa de mots magiques. Sans plus tarder, j’ai commencé à m’envoyer les lettres que je n’avais pas reçues de mon père. C’est comme cela que j’ai hérité de Georges mon père le besoin géorgique de déterrer les mots, de descendre sous le taire, de nettoyer, d’arroser, et d’écouter ce qui erre le long du silence. J’ai toujours aimé Virgile et par conséquent Dante. Outre ce rien indécis et ouvert comme tout, mon père a laissé une bibliothèque. Il ne l’a ni donnée, ni léguée, il l’a laissée avec cet abandon, ce suspens de la volonté dernière, qui fait le don idéal, celui que l’on n’a pas fait exprès. Alors ce legs laissé sans le su, je l’ai pris, je m’en suis constitué l’héritage par excellence, le bien attribué par le sort, béni pour avoir été lu par mon père, et ramassé, lui mort, sur ses étagères. Je n’en finirais pas de composer le lai de la Bibliothèque : j’ai lu, depuis mon père et sans son injonction, il m’a laissée lisant le tout de la littérature, le bon et le mauvais, le sublime et le détritus, son compost, sa litièrature. Sans maître, sans conseil, sans loi. J’ai tout dévoré. J’ai rien oublié. Je crois que j’ai mangé mon père jusqu’aux moelles. Hériter pour la vie, si c’était possible, je crois que ce serait cette opération : absorber, consommer, transsubstantier le Laissé, en forces vitales pour soi. Sans dette. Et entre tous les legs nourriciers, recevoir et faire son miel d’une Bibliothèque. Cela me fait penser à la première grande scène d’héritage à laquelle j’ai assistée, quand j’avais six ou sept ans, c’était dans la Bible, Omi ma grand-mère

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allemande me la racontait pour me persuader de finir d’avaler un plat de lentilles, le legs d’Isaac, et ça ne passait pas, je lui trouvais, à cette affaire qui eût dû être menée par l’amour, un goût étrangement pervers de transmission de travers, de bien malmené, d’injustice justifiée, de dure sagesse divine, c’était toute une épouvantable comédie des erreurs, des leurres, des déceptions, de détournements de fonds, d’usurpation, de trafic d’influence, d’escroquerie légitime, de lutte des clans, de semences de ressentiments, ça a commencé comme ça notre monde géopolitique, par un héritage contesté, une histoire sans vergogne de frères ennemis, par une alliance divisée de père à fils et fils, fils contre fils, par la propriété c’est le vol béni, par la peau lisse (pardon…) contre la peau hirsute, Jacob contre Esaü, par un père roi vénérable et aveugle, un père aimant donc aveugle, et c’est ce même petit Isaac qui avait failli être un agneau, qui, à l’âge de cent cinquante ans, était devenu un bon vieillard infirme défaillant et comme toujours agi par le Grand Autre, et qui trompé par des ruses extraordinaires par sa femme, son fils, sa cécité, accordait sa bénédiction (avec tous les articles de l’acte qui l’accompagnent : puissance politique, richesses, domination) non pas à Esaü son fils auquel il destine son héritage, mais à Jacob le fils auquel il décerne par « erreur » le tout – quoique avec un petit frémissement d’incertitude : c’est bien toi Esaü ? – par méprise, accidentellement. Et toute cette première version de déconstruction généralisée, est agencée autour de repas fatidiques. Donne-moi à manger ce que j’aime, dit le vieil Isaac aveuglé, et je te donnerai ma parole et mes biens sans limites. Lait pour legs. Je ne sais pas si ma grand-mère voulait que je mange l’abhorrée purée de chou ou si elle voulait que j’avale l’âpre Bible à petites cuillerées. Nous ne goûtons rien de pur. Vous héritez, vous ne méritez pas. Nous héritons. Nous hésitons. Nous ne savons pas ce qui nous vaut cet héritage. Ce qu’il nous vaut Nous destinons. Nous destinerrons Nous désignons notre successeur et c’est un autre qui prend sa place C’est comme la fable du Nachlass de Kafka, celle qu’il n’a pas écrite, l’histoire de ses œuvres posthumes, qu’il n’a laissées à personne et dont les vieilles filles de la secrétaire de Max Brod ont hérité. Et le sujet de cette fable est : hériter par fraude et ruse du Grand Déshérité, et après ? Ce n’est pas à moi que s’adressait la Bibliothèque, mais puisque je l’ai trouvée, reçue, et cultivée, c’est donc à moi qu’elle était destinée. Ainsi va le sort. Nous devons hériter, c’est écrit là-haut nous ne pouvons pas faire autrement, l’héritage nous attend, il arrive qu’il nous tombe dessus, nous ne pouvons pas l’éviter.

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Mon père avait laissé ses livres. Je me suis mise à lire après lui, sans lui, toute la collection Nelson par ordre alphabétique. À la place de mon père, l’étagère. Ah ! mais j’oublie le principal : la bénédiction-malédiction que mon père m’a laissée sans me la donner, et sans mot dire c’est sa mort. Il m’a donné la mort, à vivre, à penser, à intérioriser à expectorer, à suivre, à saluer et démentir à essayer et répéter, à approfondir, à traire et pourtraire, la mort c’est-à-dire les infinis, les immortalités toutes les quêtes et les pèlerinages et avec sa mort, avec la mort pour cause, pour école, pour continent, personne d’autre que moi après sa mort n’ayant réclamé cet héritage-là, ma mère n’ayant pas demandé même le plus petit objet, mon frère devenu médecin comme son père, j’ai pris en moi son corps ses noms, les lettres de son nom, son exemple et son spectre. À l’époque d’Isaac il n’y avait probablement pas encore de bibliothèque, mais l’idée du livre à venir était toujours déjà là, depuis l’exode, et tous les épisodes rocambolesques de cette épopée de l’appropriation et de l’exappropriation étaient notés, et selon le principe de la littérature qui est de tout dire et de rappeler au sujet qu’il est créé, mené et décrété par des forces qu’il attire et ne commande pas. Qui sait, quand il décide, de qui il effectue le projet, quand il se marie, qui en lui le marie, que sais-je qui suis-je ce n’est pas moi, c’est pas-moi, ce n’est pas moi ici qui vais répétant cela, c’est Montaigne Socrate Kafka qui m’ont été envoyés en mégarde par mon père lequel avait hérité de Victor Hugo complet Je n’ai jamais rien décidé, dit Jacques Derrida, je suis décidé. On me décide. Ça me décide. À ma naissance, j’ai été décidé juif. Par la suite chaque fois que j’ai été décidé, j’ai œuvré à me dé-décider et me redécider sans rien laisser à l’abandon de mon archi-héritage Ourselves we do not owe, dit Olivia de Twelfth Night. Nous-mêmes nous ne nous possédons pas nous-mêmes. Nous ne naissons pas, nous sommes nés, nous sommes porteurs et messagers, nous sommes un chapitre d’un livre à maints auteurs Mais revenons aux trucages shakespeariens de la famille Isaac. Plus tard les bibliothèques ont hérité de cette histoire qui les fonde, qu’elles le sachent ou pas : elles sont les gardiennes testamentaires. Ceux qui écrivent ont toujours affaire à une scène d’héritage, toujours disputé, de bénédiction désirée, convoitée, arrachée, reçue, détournée, perdue bref de mémoire, de blessure, de généalogie. On grimpe sur l’échelle des livres et des innombrables drames qui nous ont précédés, et avec ces archives à jamais brûlantes, on refait une nouvelle édition, d’un autre point de vue.

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Je mange des lentilles, j’avale des livres, je me tâte, suis-je du parti d’Esaü ou du parti de Jacob ou du parti de – que dis-je, je suis une fille, où est mon parti ? Ah ! alors il faut une suite à la Bible. Mais pour revenir à la littérature (Bibliothèque). La littérature est en soi une bibliothèque qui garde toutes les ruminations, les énigmes, les colères, les épreuves, les méditations philosophiques, que nous causent les mystères de l’héritage. Selon le Joyce de Finnegans Wake, l’archilivre de tous les livres, l’héritier l’irritier de toutes les querelles d’irritage depuis la Bible, elle, la littérature, avait toujours déjà recommencé à suivre son cours, se devançant se redevantçant toujours elle-même, juste avant Adam et Eve et juste devant l’Église Adam and Eve de Dublin, et not yet had a Kidscad buttended a bland old isaac, et une peau de chevreau voyou n’avait pas encore roulé un pauvre vieil aveugle, que la guerre que se livre à elle-même l’humanité autour des droits héréditaires administrait le destin éternellement fratricide Car hériter c’est toujours aussi, déshériter. Y a-t-il une famille, une tribu, un peuple, qui n’entretienne quelque part en son sein un sentiment d’injustice, et le besoin de porter plainte et rivalité contre le prochain ? My shemblable my freer, mon faux semblable, mon permitateur Si j’oublie que Jean-Jacob Rousseau eut un frère plus âgé que lui de sept ans, c’est que lui-même l’oublierait presque, son malheureux Esaü, victime de l’affection que les parents avaient pour le Jean-Jacques, et d’une négligence qui le pousse vite dès la septième page hors du livre en quelques lignes, « et voilà comment je suis demeuré fils unique ». J’avais un frère plus âgé que moi de sept ans. Il apprenait la profession de mon père. L’extrême affection qu’on avait pour moi le faisait un peu négliger, et ce n’est pas cela que j’approuve. Son éducation se sentit de cette négligence. Il prit le train du libertinage, même avant l’âge d’être un vrai libertin. On le mit chez un autre maître, d’où il faisait des escapades comme il en avait fait de la maison paternelle. […] Enfin mon frère tourna si mal, qu’il s’enfuit et disparut tout à fait. Quelque temps après on sut qu’il était en Allemagne. Il n’écrivit pas une seule fois. On n’a plus eu de ses nouvelles depuis ce temps-là, et voilà comment je suis demeuré fils unique. L’Esaü Rousseau disparaît sans même jamais avoir été nommé par l’unique héritier. L’enfant JJ celui qui est aimé, aimé pour deux, aimé pour trois, puisqu’il

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est aussi doublement aimé par le père d’être le fils et le reste de la mère, laquelle en lui donnant le jour lui laisse aussi sa mort en échange de sa vie, cet enfant reçoit au berceau tous ces dons qui font le bonheur et tous les malheurs de sa vie. Pour commencer le don par excellence : un cœur sensible, est le seul qu’ils me laissèrent. Mais voilà que ce cœur que le Ciel, (pas Dieu) leur a départi est cause des douleurs de l’héritier. Trop de cœur, et venu du Ciel, voilà un héritage incommodant. À cela s’ajoute bientôt un autre don-poison : « Ma mère avait laissé des romans ». À la place de maman, les romans. Et d’absorber maman sous forme de romans dans d’interminables festins pris en commun avec le père, les deux orphelins, insatiables, envoûtés, Nous nous mîmes à les lire après souper, mon père et moi […] bientôt l’intérêt devint si vif, que nous lisions tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation. […] Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : « Allons nous coucher ; je suis plus enfant que toi. » Il y a bien de quoi devenir soi-même bizarre, et roman vivant. Avoir eu des romans pour mère ! Et voilà comment le legs de maman bu comme un philtre transforme un enfant en chevalier de la Manche. Le trait inattendu de cette histoire, c’est que le père prend la place du frère chassé au néant et devient le cohéritier mais inoffensif du légataire. Le plus-enfant-que-toi. J’en viens à me demander s’il ne faut pas pour qu’il y ait héritage qu’il y ait plus d’un candidat, afin que le thème de l’élection et de la sélection-élimination puisse affirmer toutes ses conséquences de lésion. Car hériter c’est toujours déshériter l’autre, disais-je Mais hériter c’est souvent être déshérité. Parfois l’héritage vous déshérite jusqu’à l’os. C’est le cas de Kafka, le héros furieux de la revendication au père. On connaît sa lettre au géant. La judéité voilà la seule chose, et (ou) le seul lieu, qui eût pu offrir aux combattants une promesse de salut, la seule chance entre toutes les déterminations de l’ensemble père et fils de se retrouver tous deux ensemble à l’intérieur d’un champ sublime et même la seule chance d’en sortir amis, le seul sujet qui aurait pu échapper à la Nichtigkeit, à la fatalité du Rien du Tout. Oui, seule la judéité justement partagée aurait pu les rendre l’un à l’autre au-delà d’elle-même Et c’est raté ! Ebensowenig Rettung vor Dir fand ich im Judentum. Hier wäre ja an sich Rettung denkbar gewesen, aber noch mehr, es wäre denkbar gewesen,

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dass wir uns beide im Judentum gefunden hätten oder dass wir gar von dort einig ausgegangen wären. Aber was war das für Judentum, das ich von Dir bekam! Je me suis tout aussi peu délivré de toi dans le judaïsme. Là pourtant, la délivrance eût été concevable en soi, plus même, il eût été concevable que nous nous fussions retrouvés tous deux dans le judaïsme ou même que nous en fussions sortis unis. Mais que m’as-tu transmis en fait de judaïsme ! Mais pour que ce drôle de messie, de sauveur qui les eût sauvés ensemble du judaïsme, arrive, il eût fallu que le père ait bien transmis l’héritage dont il était lui-même l’héritier et non le propriétaire. Et que m’as-tu transmis du judaïsme ? Même pas l’ombre. Le néant, le nichts du judaïsme, le judaïsme de foire, la farce, tu vas dans la baraque du temple au stand de tir et tu ris quand tu vois s’ouvrir le tabernacle miteux, d’où l’on sort les vieilles poupées sans tête, et c’est ça le Glaubensmaterial, le bric-à-brac-à-croire que tu m’as refilé, une blague ein Spass Später, als junger Mensch, verstand ich nicht, wie Du mit dem Nichts von Judentum, über das Du verfügtest, mir Vorwürfe deshalb machen konn­ test, dass ich (schon aus Pietät, wie Du Dich ausdrücktest) nicht ein ähnliches Nichts auszuführen mich anstrenge. Es war ja wirklich, soweit ich sehen konnte, ein Nichts, ein Spass, nicht einmal ein Spass. Plus tard, adolescent, je ne comprenais pas que toi, avec le fantôme de judaïsme dont tu disposais, tu puisses me reprocher de ne pas faire d’efforts (j’aurais dû en faire, ne serait-ce que par respect, disais-tu) pour développer. Car pour ce que je pouvais en voir, c’était vraiment une bagatelle, une plaisanterie, pas même une plaisanterie. Or, à peine le père, ce tonitruant, eût-il compris que le fils, qu’il comptait bien avoir expulsé de la lignée, était humblement et sincèrement désireux de faire partie de la partie de cartes familiale – – qu’il venait à la table avec au cœur « le vrai langage de la prière qui est adoration et communication intense en même temps c’est-à-dire relation au prochain », à peine ce Chronos découvre-t-il que le fils rêve de relation-au-prochain et pour cela s’est mis à lire les écrits juifs, que ces textes sont proclamés illisibles, le judaïsme est eckelhaft, dégoûtant, répugnant, Jüdische Schrifte eckelten dich an, ça te donne envie de vomir, mon judaïsme issu de ton judaïsme

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est lourd de la malédiction paternelle, le judaïsme c’est moi dit le père, le judaïsme du Père c’est le commerçant prospère, le fils du millionnaire Fuchs, les affaires – le judaïsme de quartier, et quand même celui-là a encore une bonne part de judaïsme mais qui arrive épuisé, agonisant, vieil automate brisé entre les mains tremblantes de l’enfant. La loi de ce père c’est de croire en la vérité absolue d’une certaine classe juive, c’est-à-dire en lui-même, un Hermann Judentum. Que peut faire le fils châtié, abhorré, avec un tel Glaubensmaterial, sinon s’en débarrasser au plus vite ? Et c’est ce Los werden, ce détachement d’urgence, qui est paradoxalement die pietätsvollste Handlung, le plus pieux des comportements, l’acte de la foi. Renoncement précipité à l’héritage afin de ne pas être complice et otage de la dégradation du sacré, oui. Mais renoncement divisé. Comment ne pas être juif ? Voilà la question bifide. Comment ne pas être juif afin d’être juif ? Comment c’est, être sans être, cette condition (humaine) fautière, exappropriée, cette vie pleine de Nichts, où il n’est pas une « chose » qui ne m’arrive sauf retirée, pensée, situation, profession, pas un lien qui ne soit cisaillé, inévitablement cette vie se vide et finit en maladie ? Suis-je, même ? Si, à cette minute, je suis, serai-je, à la suivante ? Comme je n’étais sûr de rien, confie le fils-Rien, le non-héritier, comme j’attendais de chaque minute confirmation de mon existence, comme il n’y avait rien qui fût en ma possession réelle, incontestable, exclusive et déterminée par moi seul, comme j’étais en vérité ein enterbter Sohn, un fils déshérité, un défils déficitaire, naturellement je me mis à douter de ce qui m’était le plus proche, le corps lui-même. Aber da ich keines Dinges sicher war… nichts in meinem eigentlichen, unzweifelhaften, alleinigen, nur durch mich eindeutig bestimmten Besitz war, in Wahrheit ein enterbter Sohn, wurde mir natürlich auch das Nächste, der eigene Körper unsicher. Et voilà comment le corps, ultime château, le quitte et s’effondre sur cet expropriétaire. Car on n’échappe pas au pouvoir de l’héritage même si l’on en est déshérité. L’héritage nous tient. Par la langue, par la trace, par le traumatisme, par la condamnation prénatale, par la grâce, par la souffrance, nous sommes dans sa prison pour dettes nous devons, nous sommes devancés, nous ne naissons pas libres, nous naissons libres de nous libérer La ruse vitale de Kafka, appelons ça l’aporie d’Anschel : il s’agit de fuir pour demeurer, de renoncer pour se réapproprier, de s’arracher à la généalogie pour se greffer sur le corps de la littérature. Fuite toujours à recommencer. D’autres

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ont été les héros tragiques de la fuite pour garder. Et parmi ces fugitifs par fidélité, ces réfujuifs, on retrouve naturellement Jacques Derrida, son tourment philosophique et sa marche à la vie animée par les forces toujours déchirées et déchirantes de la fidélité dans l’infidélité. L’infidélité est une fidélité tragique. Peut-être Jacques Derrida aura-t-il eu encore plus de difficulté que Kafka à traiter avec la fatalité de l’héritage. Comment en effet s’affranchir joyeusement de ce judaïsme d’Alger élimé, incertain, balbutiant et déshérité depuis des générations, que le père qui n’est pas un géant transmet sans autorité ? Nous ne goûtons rien de pur. J’ai dit ça tout à l’heure. C’eût pu être une phrase de Jacques Derrida. Mais cela c’était la matière et le titre d’un essai de M ­ ontaigne dont nous sommes tous, que nous le sachions ou pas, les héritiers. Tout nous est donné-retiré, retiré-rendu, les dieux nous vendent tous les biens qu’ils nous donnent, on ne peut pas se racheter, quand Jacques Derrida rêve de cesser d’être juif, c’est dans un rêve juif, il est à la table de la révolte avec Kafka, et ils goûtent ensemble le rien de pur. C’est bon c’est pas bon c’est ça qui est enivrant. Cependant Montaigne fait face à l’assaut de l’héritage comme suit : oui, il est l’héritier de son père, et l’héritier impur, son contraire, son successeur en sens inverse. Du père Pierre légateur il fait le portrait dans l’essai De L’Ivrognerie. Pierre Eyquem est de la génération des adonnés au vin. Un don-poison. Michel choisit le sexe. Fin d’Eyquem. Michel se re-nomme Montaigne. Du père il reconnaît recevoir « la qualité pierreuse », maladie et mort. Si le père arme le château et renforce le militaire, le fils choisit pour défense le désarmement. Un pari sur le pacifisme. Et qui marche ! Mais y a-t-il des héritiers heureux ? Si j’avais le temps je parlerais du tour de passe-passe de Thomas Bernhard : en voilà un qui aura été comblé et pour cause. On ne peut pas imaginer moins de père. Mais je n’ai pas le temps. Peut-on échapper à l’héritage ? Moi-même j’ai bien fini par me rendre à Jérusalem, où je ne voulais surtout pas aller. Pour payer une infime part de ma dette à l’égard de ma généalogie multimillénaire, minimissime, pour répondre : oui, à la question êtes-vous coupable ? À la question : êtes-vous juive ? je mets : oui, je décide et consens à répondre sur le formulaire, oui, alors que mon amour de la Vérité compliquée, mon besoin vital de pousser la pointe de la pensée au cœur du combat des paradoxes, mon alliance avec l’inconnu c’est-à-dire le pays de l’écriture, le courageusement infidèle, toutes mes obsessions vitales, veulent que je dise non pas oui

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mais : juive je le suis par vent de nord-nord-ouest, ou par mauvais temps, mais par beau temps clair sans rafales de vent, ou quand je suis en mes libertés dans les rêves, je ne réponds que : rien ni plus ni moins. En tant que chat, ou écureuil, ou ancien chien je ne suis pas plus juive que le cheval ni moins, j’aime les vaches comme ma mère, pour la fatalité de la vie je m’identifie aux poules, je n’ai guère de difficultés à reconnaître mon âme dans celle d’une poule, j’ai les mêmes battements de cœur, mais à tous les juifs qui sont juifs se sentent juifs, juifs des avants et juifs des après, je reconnais que je dois un trésor inestimable d’angoisses et de tourments, l’usage illimité de la tragédie et ce qui va avec l’exercice de la douleur : l’esprit de révolte, la jubilation, l’eau du rire qui jaillit au milieu du brasier et jusqu’à l’avant-dernière minute dans les camps d’extermination, la nostalgie perplexe du désert, la fréquentation des zones d’exclusion et le don nomadique, la façon d’allonger perpétuellement le cou au maximum pour scruter l’horizon, comme si le présent était là-bas dans le lointain futur ou au contraire la façon de creuser des puits sous son lit à la recherche de pensées ou êtres perdus et peut-être conservés dans les souterrains du temps, toutes ces herbes amères tous ces sucs et ces miels spirituels dont l’écriture se régale

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Stevens

Chapitre 2

Au commencement, toujours, le Paradis : la figure du jardin dans l’œuvre d’Hélène Cixous Christa Stevens Résumé Cet article offre une analyse de la figure du jardin et les scènes auxquelles elle se prête à travers l’œuvre cixousienne. Réapparaissant régulièrement dans les textes de l’auteure, réécrits ou remodelés, le jardin, figure qui relève de l’enfance de l’auteure, est le lieu d’une véritable scène primitive qui hante l’écriture cixousienne depuis ses débuts et en détermine la position politique et poétique. Sont étudiés notamment Dedans, Un vrai jardin, Illa, Philippines, et les évocations du Jardin d’essai algérois dans les textes sur et de Jacques Derrida.

À la mémoire de Mara Negrón, en souvenir de nos pérégrinations cixousiennes au mois de juin



J’ai toujours senti que ma vie était liée de toutes ses forces à l’être d’un jardin, que les sens de mon destin avaient été rassemblés dans l’essence d’un jardin, j’ai senti un jardin m’appeler de tous ses signes, me héler en ses quatre langues élémentaires, quand je ne parlais que terre et odeurs […].1

⸪ À l’aube de la création il y eut, pour Hélène Cixous, le Paradis2. Dès les années 90, lorsque son écriture prend une tournure plus explicitement autobiogra1 Hélène Cixous, Illa, Paris, des femmes, 1980, pp. 139-140. 2 Je remercie Kathleen Gyssels et Annelies Schulte Nordholt de leur lecture attentive et de leurs suggestions. © Koninklijke Brill NV, Leiden, 2019 | doi:10.1163/9789004417335_004

La figure du jardin dans l’oeuvre d’Hélène Cixous

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phique, et plus récemment encore dans Philippines3 (2009), titre qui rend hommage à son « point de départ » (Ph 9, et passim), la rue Philippe à Oran, l’auteure qualifie sa petite enfance de paradisiaque : « À Oran, j’avais un très fort sentiment de paradis, alors même que c’était la guerre et que ma famille était atteinte de partout : par les camps de concentration au Nord, par Vichy en Algérie ».4 L’allusion biblique, courante, identifie cette enfance comme heureuse malgré tout, mais chez Cixous elle se charge encore d’une signification supplémentaire : elle renvoie aussi à un Eden tout terrestre, un « jardin superbe »5 que l’auteure, jeune enfant, a bien connu puisqu’il se trouvait tout près de la rue Philippe. L’importance de ce paradis initial se lit dans le motif du jardin qui traverse l’ensemble de son œuvre, de son premier roman Dedans (1969), en passant par la nouvelle « Un vrai jardin » (1971) et des fictions comme Vivre l’orange (1979), Illa (1980) ou encore L’Ange au secret (1991), à Philippines. Dans ce dernier livre, l’auteure consacre le jardin comme une figure archétypale et génératrice de son écriture6 : Je vis sur l’hypothèse qu’il y aurait un seul Jardin immense depuis le commencement des temps dont l’enclos en forme de cercle contiendrait un ensemble J de jardins qui tournoient dans les temps des temps et se posent çà et là dans l’instant d’un jardin étranger. (Ph 13) Tout comme le paradis biblique, le jardin de Cixous est le lieu des premières délices et des premières jouissances ; tout comme le jardin d’Eden aussi, il constitue la scène où le premier couple – ici la jeune Hélène et son frère Pierre7 – font leurs premiers apprentissages de la vie, du bien comme du mal. L’incipit de Philippines évoque ce paradis ambivalent où, sous la clarté du soleil

3 Hélène Cixous, Philippines. Prédelles, Paris, Galilée, 2009. Ci-après : Ph. 4 Hélène Cixous, « Albums et légendes », dans Hélène Cixous et Mireille Calle-Gruber, Hélène Cixous, Photos de racines, Paris, des femmes, 1994, p. 196. 5 « the terrestrial paradise […] a superb garden ». Voir Hélène Cixous, « Preface. On stigma texts », préface à la nouvelle édition de Stigmata. Escaping Texts, Londres, Routledge, (1998) 2005, p. 11. 6 Voir aussi : Ginette Michaud, « L’avenir de la scène primitive : Entretien avec Hélène Cixous », Spirale, no 231, mars-avril 2010, pp. 21-27. 7 Christa Stevens, « Hélène Cixous et le livre du frère : de Tours promises aux Rêveries de la femme sauvage », in Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael, Relations familiales dans les littératures française et francophone des XX e et XXI e siècles. La figure de la mère, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 353-365 ; idem, « Promenades côte à côte du premier couple », dans Bruno Clément et Marta Segarra (dir.), Rêver croire penser. Autour d’Hélène Cixous, Paris, CampagnePremière, 2010, pp. 49-56.

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méditerranéen et la protection des arbres, les premières vérités humaines s’apprennent et les premiers traumas s’engendrent : Revenons. Journées de soleil net, pur, régnant, premiers moments où l’on voit toutes les réalités en vrai, à commencer par le cœur embrouillé des hommes et l’arène brûlante des premières guerres et l’extraordinaire beauté des arbres qui regardent la tuerie humaine, nouveauté, et la douleur sans voix du veau écorché. (Ph 9) « La douleur sans voix du veau écorché » qui clôt cette évocation de beauté et de violence constitue une référence au Bœuf écorché, un tableau de Rembrandt que Cixous admire comme une « peineture » de « notre humanité anonyme […] de notre mortalité »8. Comme elle considère ce tableau aussi comme l’autoportrait ultime du peintre hollandais9, la transformation du bœuf rembrandtien en veau cixousien suggère qu’elle l’entende aussi comme son propre autoportrait d’enfant blessée, mise à nu, pour ne pas dire anonymisée et déshumanisée. Sans donner les détails des souvenirs qui s’entrechoquent ni de cette « douleur sans voix », cette  phrase, au rythme épuisant, suggère que, pour l’auteure d’aujourd’hui et de toujours, la blessure est restée ouverte, vivante. Elle alimente son écriture qui, à son tour, en porte les « stigmates »10 dans sa nécessité même et sa fidélité à certains thèmes et motifs. Dans Philippines, l’auteure montre que, si elle n’a de cesse de « revenir » au jardin primordial d’Oran, en réalité c’est la mémoire du jardin et notamment ses « signes » perçus dans la vie quotidienne – une allée d’arbres, l’odeur de certaines fleurs – ou relevés dans ses lectures, qui l’y font revenir. Pourquoi, dans les Carnets de Proust, l’expression « ‘Tiens ferme ta couronne’ » (Ph 10, 102) l’émeut-elle tellement ? C’est que « son cercle contient autant de trésors qu’une tasse de thé magique » (Ph 11). Pourquoi chérit-elle l’émouvant mais peut-être pas si grand roman Peter Ibbetson de George du Maurier11 ? Parce que ce livre, et surtout le film qui en a été tiré12, évoque une série de jardins – ceux 8 9 10 11 12

« our anonymous humanity », « portrait of our mortality ». Hélène Cixous, « Bathsheba or the interior Bible », dans Stigmata. Escaping Texts, Londres, Routledge, 1998, p. 15. Hélène Cixous, Peinetures. Écrits sur l’art, éd. par Joana Masó et Marta Segarra, Paris, éd. Hermann, 2010, pp. 16-17. D’après le titre de son recueil Stigmata, op. cit. George du Maurier, Peter Ibbetson (1891), trad. Raymond Queneau, Paris, Gallimard, 1946. Peter Ibbetson de Henry Hathaway, 1935, avec Gary Cooper et Ann Harding. Hélène Cixous a montré un fragment de ce film lors du colloque « Hélène Cixous. Croire rêver. Arts de pensée » en 2008, quand elle a prononcé le texte qui est devenu Philippines.

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où jouent les enfants, celui dont rêvent les amants – et de grilles – celles qui séparent les jardins voisins des enfants, les barres de la cellule où Peter Ibbetson se trouve emprisonné – qui sont comme la « préfigure éblouissante du Jardin du Cercle Militaire » (Ph 49), le jardin oranais en question. Et pourquoi encore, dans un texte de Freud consacré à l’histoire de la psychanalyse13, s’émerveille-t-elle de la notion à première vue anodine de « l’importance du point de départ » ? C’est que le père de la psychanalyse, parlant de son point de départ à lui – la découverte du symptôme comme expression du refoulé –, ajoute que « ‘[…] le refoulé est pour le moi un pays étranger situé au-dedans de lui […]’ » (Ph 30) et dévoile ainsi à cette lectrice son propre « pays étranger intérieur » (Ph 75), celui qui, trouvé et perdu à son « point de départ » oranais, n’a de cesse, par un processus d’intériorisation comme l’explique Freud, de revenir à elle – ressassement qui fait œuvre. 1

Le premier jardin

Le « superbe » jardin du Cercle militaire à Oran aura donc été le premier jardin d’Hélène Cixous. On vient de voir à quel point ce mot même de « cercle » hante sa mémoire et, par un travail du signifiant, se trouve disséminé dans ses textes, dans des contextes et avec des significations différentes. Il est présent dès les premières pages de son premier roman Dedans, où il est question d’une « maison encerclée »14 ; il revient dans « la maison cerclée »15 de l’amie Françoise dans Les Rêveries de la femme sauvage et il réapparaît dans Philippines, dont le titre évoque, outre l’adresse oranaise, la « philippine », l’amande jumelle qui représente, aux yeux de l’écrivaine, le premier couple Hélène et Pierre : « J’étais deux enfermée dans l’impénétrable Cercle, mon frère faisait l’autre philippine, deux graines dans une même coquille » (Ph 95).16 D’autre part, l’image du cercle, forme-symbole de la perfection, de l’infini et de l’intériorité, offre des connotations qui soutiennent toutes le motif paradisiaque : « l’enclos en forme de cercle » du Jardin immense, hypothétique, évoque la 13 14 15 16

Sigmund Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, trad. Anne Bermann, Paris, Gallimard, 1936, p. 78 ; cité dans le texte. Hélène Cixous, Dedans, [Paris, Grasset, 1969] des femmes, 1986, p.11. Ci-après : De. Hélène Cixous, Les Rêveries de la femme sauvage. Scènes primitives, Paris, Galilée, 2000, p. 122. Ci-après : RFS. Récemment encore, dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem, il réapparaît à travers son corollaire « proustien », la « couronne », dans le « Zuckerkrönchen » (la couronne de sucre), qui est le nom affectif par lequel Oncle André et sa femme Selma appelaient leur fille chérie (p. 49, 59, passim).

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représentation en rond et la forme fermée des horti conclusi médiévaux et, antérieurement à ceux-ci, les « mondes clos » des jardins de la Mésopotamie, appelés justement « paradis » (du proto-iranien paridaiĵah : verger clôturé). Détail intéressant, l’« enclos » paradisiaque se retrouve également dans l’enfance de l’écrivaine : lorsque les parents s’installent à Alger, ils trouvent leur nouvelle maison dans le quartier Clos-Salembier. Chez Cixous, le réel fait appel, lance ses signes et tisse des liens qui se retrouvent inscrits dans le texte. Et tout comme le terme de paradis en hébreu, « pardes/ PaRDeS »17 dans le judaïsme rabbinique comme dans la Cabale fait référence à quatre niveaux d’interprétation possibles dans l’étude de la Torah, le discours paradisiaque s’affirme avant tout comme texte, comme invitation à l’interprétation. En dépit de son nom, le jardin du Cercle militaire à Oran n’était pas rond, mais il formait bel et bien un enclos : une immense grille en fer l’entourait. Il était clôturé aussi d’une autre manière, conformément au caractère privatif qu’offre une deuxième signification du cercle : le jardin était strictement réservé aux officiers militaires français et à leurs familles. Dans le contexte colonial et bientôt vichyste qui marquait sa jeune enfance, cela impliquait qu’il était défendu aux « indigènes » et aux juifs18. Pour l’enfant de trois ans que l’auteure était à l’époque, cette interdiction a sans doute intensifié son caractère désirable. C’était donc à sa grande joie qu’un jour cette interdiction s’est levée : son père venait d’être mobilisé comme médecin-lieutenant de l’armée française et, de ce fait, sa famille reçut le droit d’entrée. C’était dans les années 1939-1940. Dehors c’était la guerre ; dans le jardin, rêvé comme un locus amoenus, c’était le bonheur des fleurs et des parfums. Puis, comme dans le récit biblique, le paradis oranais s’est perdu. Les autres enfants du jardin ont fait comprendre à la petite Hélène qu’elle ne saurait faire partie de leur petit cercle à eux et, un jour, très vite, ils l’ont traitée de « juive » – identité inconnue de l’enfant – et de « menteuse », les deux étant synonymes à leurs yeux. A partir de L’Ange au secret (1991), dans le chapitre « Tentative d’assassinat au trognon », Hélène Cixous livre les détails de cette histoire que, une vingtaine d’années plus tôt, elle avait déjà évoquée dans Un vrai jardin, bien que transformée, mise à distance. La part antérieure de son œuvre d’ailleurs ne manque pas d’allusions à cet événement qui, au cours des années, s’est consacré comme une véritable scène primitive. Citons, à titre d’exemple, dans 17 18

Voir les références de Jacques Derrida au concept de « PaRDeS », notamment dans « Circonfession », dans Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991, p. 106. Ainsi le confirme encore Hélène Cixous lors de sa lecture « Un vrai jardin – A Real Garden » faite au Garden Marathon de la Serpentine Gallery à Londres, le 15 octobre 2011. Voir . Consulté le 15 novembre 2018.

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La Venue à l’écriture (1977) : « j’ai appris à parler français dans un jardin d’où j’étais sur le point d’être expulsée parce que juive »19 ; ou encore, dans « De la scène de l’Inconscient à la scène de l’Histoire » (1990) : « À trois ans j’ai su, parmi les fleurs et les parfums, qu’on pouvait tuer pour un nom ou une différence »20. Dans ses différents textes, l’auteure associe cette première expulsion – autre signifiant qui travaille son œuvre – à d’autres expériences douloureuses qu’elle a vécues avec sa famille : l’humiliation de son père médecin sous les lois antijuives, la persécution de sa famille maternelle en Europe, la mort prématurée de son père, le racisme et l’antisémitisme ambiants de l’époque coloniale et, enfin, son exil pas si volontaire, comme on peut le lire à la fin des Rêveries de la femme sauvage, en l’année qui coïncide avec le début officiel de la guerre d’indépendance algérienne. « Au commencement, il y avait pour moi et il y a pour moi le Paradis Perdu »21, déclare l’auteure, assumant cette perte initiale comme la source de son écriture. Sans doute elle lui fut destinale, car elle la voit inscrite dans le nom d’Oran même : entendu et lu comme hors-en, ce signifiant énonce la position à la fois intérieure et extérieure que l’auteure occupe par rapport à sa ville natale et, dès lors, l’ambivalence de son identité algérienne, marquée par une double appartenance et non-appartenance. L’entendant en revanche comme or-an, l’auteure reçoit le signifiant comme une chance d’écriture : « J’ai entendu le nom d’Oran, et par Oran je suis entrée dans le secret de la langue. J’en suis sortie entrée. J’ai découvert que ma ville faisait fruit par la simple addition de moi : Oran-je – Orange »22. 2

Un deuxième paradis, retrouvé et reperdu

« Nous sommes du même jardin »23, note Hélène Cixous à propos de Jacques Derrida, son grand ami, premier lecteur et co-auteur occasionnel. Biographiquement cette assertion ne saurait être vraie – les deux auteurs se sont seulement connus à Paris, en 1964 – et pourtant elle l’est. Derrida l’affirme lui-même dans le deuxième long texte qu’il consacre à l’œuvre de son amie, « H. C. pour 19 20 21 22 23

Hélène Cixous, La Venue à l’écriture, Paris, des femmes, 1977. Hélène Cixous, « De la scène de l’Inconscient à la scène de l’Histoire », dans Françoise van Rossum-Guyon et Myriam Diaz-Diocaretz (éds), Hélène Cixous, chemins d’une écriture, Paris/Amsterdam, Rodopi/PU de Vincennes, 1990, p. 16. Ibidem. En gras dans le texte. Ibid. En gras dans le texte. Mireille Calle-Gruber et Hélène Cixous, Hélène Cixous, photos de racines, Paris, des femmes, 1994, p. 90.

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la vie, c’est-à-dire… », évoquant un « jardin béni »24 que, même si les deux écrivains n’y sont jamais allés ensemble, chacun garde dans sa mémoire d’enfance et dont ils ont « souvent parlé en souriant, sur le ton de ce que j’appelle, moi, ma nostalgérie, elle son algériance »25. Ce jardin ne saurait être celui du Cercle oranien – Derrida a passé son enfance à El Biar. L’ancien Algérois « devine » qu’il s’agisse du « Jardin d’Essais »26 (actuellement le Jardin d’essai du Hamma) à Alger, et on trouve la preuve dans Illa, où la narratrice évoque une promenade émerveillée dans un « Jardin d’essais » (Illa 135-144). Présenté comme un souvenir d’enfance, la visite de ce jardin est sans doute autobiographique – rappelons qu’en 1946 les Cixous se sont en effet installés à Alger, « afin d’échapper [aux] brutalités et à leurs conséquences mnésiques » de « Vichy-à-Oran » (RFS 61). Par ailleurs, ce jardin figure également, sans être nommé cette fois-ci, dans son premier roman Dedans, où la narratrice se souvient d’une promenade qu’elle a faite, enfant, avec son père pour aller « au parc zoologique de l’autre côté de la ville » (De 45), parc qui, en effet, faisait partie du Jardin d’Essai historique.27 Déterré de l’oubli par Derrida, le Jardin d’essai rentre dans l’écriture d’Hélène Cixous, notamment dans ses textes consacrés au philosophe écrits après la disparition de celui-ci en 2004. Dans Insister (2006), l’auteure rappelle que, depuis leur rencontre, Derrida et elle se sont toujours montré leurs manuscrits et autres « trouvailles » que, dans l’esprit du jardin, elle qualifie d’« échanges enfantins [qui viennent] comme à la suite ou à la place de l’Algérie »28. Dans Si près, publié l’année suivante après un retour au pays natal fait en l’absence de l’ami, Cixous fait encore une fois honneur à leurs souvenirs partagés en citant l’« ultime rendez-vous, au Jardin d’Essai »29 que le philosophe lui a donné par écrit, en 2002, dans H.C. pour la vie c’est à dire30, à la fin du feuillet « prière d’insérer ». Le thème du paradis originel perdu, si cher aux deux auteurs, rejoint ici cette autre conception du paradis, juive et chrétienne, du paradis re24 25 26 27 28 29 30

Jacques Derrida, « H. C. pour la vie, c’est-à-dire… », dans Mireille Calle-Gruber (dir.), Hélène Cixous, croisées d’une œuvre, Paris, Galilée, 2000, p. 133. Réédition en livre : H. C. pour la vie, c’est-à-dire…, Paris, Galilée, 2002. Ibid. Ibid. « Nous traversions toute la ville, depuis la maison jusqu’en bas de la colline, au ras de l’eau » (De 45) traduit bien sa situation en pente légère (en vérité il est étendu sur cinq terrasses successives) du jardin qui descend jusqu’au littoral. Hélène Cixous, Insister. À Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2006, p. 87. Hélène Cixous, Si près, Paris, Galilée, 2007, p. 173 (en italique dans le texte). Cet ouvrage est la réédition en livre du texte homonyme paru dans Hélène Cixous. Croisées d’une œuvre.

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nouvelé, promis, à venir, alors que ce texte publié deux ans avant la mort du philosophe, fait de ces lignes un véritable adieu de la part du grand ami. Dans « Ce corps étranjuif », paru dans le volume Judéités. Questions pour Jacques Derrida, Cixous désigne le jardin algérois comme son « deuxième paradis et le dernier, celui après lequel il n’y en eut plus à perdre »31. Le discours autobiographique de l’enfance heureuse se déclarant ici épuisé, l’écriture poétique et le travail du signifiant vont prendre le relais. Car le « Jardin d’essai » – historiquement un jardin botanique où on fait des «  essais  », des expéri­ mentations pour acclimater et multiplier des plantes étrangères – devient par métonymie un lieu où l’enfant fait ses premiers apprentissages, «  s’essaie  » pour ainsi dire. Et comment le faisaient-ils, « lui comme moi comme lui » – énoncé qui souligne les origines partagées et la parenté de l’écriture future de ces écouteurs de la langue en germe ? […] nous fîmes la découverte de tous les essais qui poussent à l’oreille et à l’âme, Jardin d’essai adoré à la lettre, avec ses allées de palmiers, de yuccas, de bambous, de d et de c, des c’est, car jamais nous n’allâmes en ces allées sans nous sentir lire et lus dans la symétrie magique des forêts, longeant des palais de palmes et de sons, marchant, la main dans la main du père au milieu de l’homophonie française.32 Les « essais qui poussent à l’oreille et à l’âme » se réfèrent à la fois à la nature luxuriante d’un jardin à l’époque déjà plus que centenaire et aux noms des plantes et des arbres lus pendant la promenade sur les plaques signalétiques et prononcés à haute voix, l’apprentissage du monde, du langage et de soi-même (« lire et lus ») se conjuguant dans un émerveillement partagé. Avec le jeu des homophonies « d », « c » et « c’est », tirées du mot « d’essai » « adoré à la lettre », l’auteure reprend un travail du signifiant qu’elle a commencé une bonne vingtaine d’années plus tôt, dans Illa justement. Dans cette fiction antérieure, le « Jardin d’Essai » fait fleurir un « jardin-des-c’est » (Illa 139), des étants, qui à leur tour transforment l’endroit en un « jardin d’Esse » (Illa 141), c’est-à-dire d’être ou même de l’être, nom qui célèbre le jardin comme lieu de la vie dans son « essence » (Illa 139). Dans son texte de 2003, l’auteure fait aussi intervenir « la version Décès du Jardin », qui est à la fois un souvenir discret du père disparu qui la promenait dans le jardin, l’évocation de sa tombe au cimetière-jardin de Si près et, enfin, un rappel de la précarité de la vie, de ces « c’est » 31 32

Hélène Cixous, « Ce corps étranjuif », dans Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly (éds)., Judéités. Questions pour Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2003, p. 70. Ibid.

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chantés dans Illa. Déployant de la sorte les possibilités signifiantes d’« essai », l’auteure déclare, avec un grand clin d’œil à Montaigne, qu’« un jardin d’Alger fut le premier essai de notre littérature »33. Et « qu’est-ce qu’on essayait dans ce jardin » ? On essayait d’être. Et de survivre. Et de sauvegarder. Et de donner naissance. Et de voir arriver, depuis la clôture qui avait vue sur mer, les voiles qui promettent et menacent.34 Avec les verbes « être », « sauvegarder », « donner naissance », « voir arriver », la scriptrice élabore un vocabulaire dans lequel on reconnaît l’éthique poétique « pour la vie », expression de Jacques Derrida, qui est au cœur de l’écriture cixousienne. Mais on lit aussi que, déjà, ce parti pris se trouve « menacé » de derrière la « clôture », terme qui rappelle que le jardin cixousien, même s’il se veut cet enclos paradisiaque, n’est jamais séparé de son extérieur et se trouve, depuis l’expérience « Oran/hors-en », toujours impliqué dans la dialectique dedans-dehors. En effet, tout comme le jardin du Cercle militaire, le Jardin d’essai n’est pas le lieu isolé du locus amoenus : il fait partie de la ville, de la cité. Mara Negrón, dans son analyse du jardin cixousien, rappelle que le jardin est « une frontière pensée et décidée comme toutes les frontières mais où la ville tente de raconter de forme civilisée notre rapport primitif à la culture et aussi à la « polis », donc au politique »35. Enclave semi-, sinon pseudo-naturelle, le jardin contraste donc avec la ville, avec la « polis » qui, tout en l’englobant, continue à le déterminer. Ceci est d’autant plus vrai pour un jardin d’essais qui, historiquement, est un lieu hautement connoté, lié au monde colonial. Au XIX e siècle, on établissait ce genre de parcs botaniques dans les colonies où ils servaient, entre autres, à approvisionner la colonie et la métropole en graines et de plantes, à embellir les quartiers européens nouvellement construits et à exposer la richesse végétale apportée des quatre coins du monde. Ils étaient donc destinés à glorifier et à justifier le projet colonial. Dans ce contexte, le jardin d’essais est très précisément le corollaire du « jardin étranger » mentionné dans Philippines (Ph 13, supra). Injection exogène au sein d’une terre indigène, empreinte extérieure 33 34 35

Ibid. Ibid. Mara Negrón, « Au jardin c’était la guerre », Expressions maghrébines, vol. 2, no 2, hiver 2003, p. 33. Voir aussi : Claudine G. Fisher, « Hélène Cixous’s A True Garden : An Introduction », Paragraph, vol. 23, no 3, pp. 248-251.

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laissée en son for intérieur, le Jardin d’essais est « étranger » au sens fort du terme. Le jardin du Cercle militaire à Oran, situé à l’ancienne Place d’Armes (actuellement Place du 1 Novembre), l’est encore davantage avec ces noms qui affichent le fondement militaire du projet colonial. Dans ce contexte, l’éthique « pour la vie » que traduisaient les essais spécifiques du jardin – « On essayait d’être. Et de survivre. Et de sauvegarder. » – dévoile le fondement historique et idéologique contre lequel elle prend position. Ainsi il est significatif que Cixous, dans Illa, souligne la primauté de ses apprentissages faits au jardin du Cercle : « J’ai une enfance oranienne qui se souvient des plantes aux pieds de la colline à l’intérieur du Jardin d’Essais » (Illa 135). Parallèlement, quand Derrida désigne le jardin d’essai comme le lieu où les deux auteurs, enfants, faisaient leurs expériences respectives « de la vie la mort », cette définition à première lecture générale, archétypale, ne devrait pas cacher que, pour Derrida, elle s’ancre aussi dans un vécu spécifique – Alger sous Vichy –, dont le philosophe fait le récit dans ses écrits des années 1990 et 2000. Aussi, dans les jardins marqués par l’entreprise coloniale, les expériences de l’expulsion et de la perte se démarquent-ils des expériences similaires que racontent les mythes et la Bible : elles se retrouvent aussitôt politisées, au sens large (lié à la polis) et au sens restreint (lié à la pratique du pouvoir) du terme. Et si, comme le rappelle encore Derrida, ces jardins sont le lieu d’accueil de « tous les arbres vivants du monde »36, en réalité ils manquent au principe de l’hospitalité qui constituerait leur fondement et leur essence ; même les « paradis » perses, ces anciens jardins qui continuent à enchanter notre imaginaire et dont Xénophon rappelle qu’ils étaient « remplis de tout ce que la terre produit de beau et de bon », devaient ce caractère accueillant à l’ordre du roi37. Image du pouvoir royal, le paradis était une institution de la polis, tout comme le jardin biblique, institué sous l’autorité de l’Eternel, l’était peut-être aussi. 3

Un vrai jardin

Qu’est-ce qu’« un vrai jardin » ? La question s’impose à cause de la nouvelle du même titre qu’Hélène Cixous publia en 197138. L’adjectif suggère qu’il y aurait des jardins moins vrais ou même faux ; à son tour, l’article indéfini singularise

36 37 38

Jacques Derrida, « H. C. pour la vie, c’est-à-dire… », op. cit., p. 133. Voir Bénédicte Cuperly, « Un monde clos en Mésopotamie », Le Monde de la Bible, no 213, « Paradis perdus, promis », juin-août 2015, p. 36. Hélène Cixous, Un vrai jardin, [Paris, L’Herne, 1971] Paris, des femmes, 1998. Ci-après : VJ.

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ce jardin-ci par rapport à celui qui, à travers son œuvre, est désigné comme « le vrai » jardin, c’est-à-dire le premier. Avant qu’elle le consacre comme l’important biographème que l’on sait, l’œuvre cixousienne, notamment les textes parus aux Éditions des femmes, offre encore d’autres exemples de « vrais » jardins qui font d’autant plus figure d’Eden qu’ils sont présentés comme perdus. Ainsi, dans Vivre l’orange, ce « jardin des Rencontres » […] que nous habitons encore avant toute perte, avant toute habitude, avant toute satisfaction, muettes à l’ouverture de la mémoire, avant tout souvenir-oubli, avant tris, chiffres, calculs, reculs, passé, […] quand nous n’avons pas encore perdu nos dons originaires, nos biens irréfléchis, non découverts, nos dons innocents, actifs, quand, heureuses avant toute pensée du bonheur, riches, avant toute pensée de valeur, nous jouissons de nos richesses d’avant tout avoir […].39 Figure plutôt abstraite il est vrai, ce jardin est néanmoins « vrai » à cause de sa richesse et de son opulence que la narratrice décrit un peu plus loin sous forme d’une juxtaposition inédite, pour ne pas dire surréelle, d’éléments appartenant à des domaines naturels différents40 : « chaque roche orange ronde de l’ensemble, […] pierre après pierre, chaque montagne, chaque orange, chaque pierre de plante, chaque fruit de ciel »41. Ce jardin est également « vrai » parce qu’il se situe dans un temps antérieur, celui de l’enfance mythique ou de l’âge d’or, où l’être humain qui s’y promenait « savait » encore d’un savoir non-acquis, authentique et innocent, savait voir vraiment ce qui s’offrait devant lui et réaliser ainsi des « Rencontres » véritables. Illa, avec son « vrai » Jardin d’essai, évoque une problématique similaire. Ici, la narratrice se rappelle son désir d’enfant pour le jardin, qui est un désir de découverte et d’émerveillement devant ce qui est autre : « voit, une petite fille, un arbre. Oui, voir commence ainsi : est-vu ! – dans une petite fille – un arbre […] » (137). Cette disponibilité de l’enfant à voir l’arbre, à se laisser imprégner par sa nouveauté et, à son tour, à s’offrir elle-même au regard de l’arbre et « garder vrai » (136) la rencontre, se tient loin du regard informé du promeneur traditionnel d’un jardin d’essai, qui (re)connaît les arbres, sait les classifier, les 39 40 41

Hélène Cixous, Vivre l’orange, [Paris, des femmes, 1979], réédité dans L’Heure de Clarice Lispector, Paris, des femmes, 1989, p. 71. Voir Elizabeth Anderson, H.D. and Modernist Religious Imagination, Londres, Bloomsbury, 2013, p. 129. Vivre l’orange, op. cit., p. 51.

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nommer en s’aidant des plaques signalétiques : un tel regard ne saurait vraiment voir l’arbre et être véridique à son tour. Comme dans Vivre l’orange, ce chant du jardin constitue une interrogation poétique sur une problématique qui, à cette époque de son écriture, est prégnante pour l’auteure : la relation entre l’art et la vie. Comment l’art, et plus spécifiquement l’écriture, peuvent-ils rendre compte de la vie et du vivant, toujours en surplus et en excès, alors que le langage est déjà formaté et l’imagination préconçue ? Comment, en écrivant, rendre compte du réel sans se l’arroger, se l’approprier, le falsifier ? Pour « garder vrai un jardin d’essais » (Illa 136), défi que se lance la narratrice, il faudrait une écriture qui soit une ouverture complète à ce qui se présente, qui laisse advenir au lieu de saisir, qui suit l’autre dans la plus grande fidélité, sans exclusions ni aveuglements volontaires. Ici, la narratrice est reconnaissante des apprentissages qu’elle a faits, toute jeune, dans le jardin : [J’ai eu une] enfance absolument fidèle au monde : naturellement. Je me souviens qu’elle s’est promenée longuement selon les indications des allées, selon l’ordre des choses, aussi longuement que la nature à l’œuvre dans le jardin le suggérait […]. Elle ne pensait pas aux plantes, elle demeurait parmi elle, et obscurément, sentait pousser, sentait se dilater, s’étendre souterrainement, sentait respirer, respirer. Ce qui s’essayait mystérieusement dans le jardin se passait en elle dans le même mystère. Elle ne faisait pas attention, elle était toute attention. (Illa 135-136) Cette sagesse sensorielle de l’enfant qui prime la connaissance, s’en écarte même, est un savoir-être (avec) le jardin, un savoir qui unit l’être de l’enfant aux autres êtres – plantes, bêtes, pierres, terre – qui l’entourent et dont il fait partie. Dans sa « primitivité », cet enfant ressemble en effet à l’homme du jardin d’Eden d’avant la Chute qui, alors qu’il connaissait (car Dieu le lui avait appris) sa différence par rapport aux autres êtres paradisiaques, vivait avec eux dans une même conscience d’être. Ce savoir-être, apanage de l’enfance, se perd quand l’être humain apprend à faire la distinction entre lui-même et les autres, à se les rendre extérieurs, étrangers à lui-même. Cependant, comme le rappelle la narratrice, ce savoir-vivre du jardin ne se perd pas pour toujours et survit, à l’âge adulte, dans la mémoire de l’enfance : C’est elle [l’enfance] qui sait en moi, comment se tenir dans un jardin sans l’éloigner, sans s’exclure, sans le perdre : sans chercher à le gagner ; comment vivre un jardin, se tenir en son milieu, être naturellement en son règne et le garder. Sans essayer de se l’approprier, de l’inventorier, de

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le déraciner, l’extraire de son sol, le traiter de parc municipal, loin des plantes, de le dénaturer, faire taire ses langues, ses rumeurs les plus profondes, au mépris de son immense culture vivante. (Illa 136) Ce plaidoyer pour le respect et le maintien de l’« immense culture vivante » du jardin fait de celui-ci la figure de tout vivant, à garder et à sauvegarder, conforme à la position poético-politique de l’auteure. À cultiver aussi, à commencer par l’écriture poétique. Car, comme toujours chez Cixous, c’est à travers une autre culture, à savoir celle du signifiant et le jeu de mots, que se divulguent les leçons du « jardin-de-sait » (Illa 138) qui, dès lors, se transforme en un vrai « jardin-des-c’est » (Illa 139). Ainsi la volupté de nommer les « c’est », tel que faisait le premier homme de la Genèse, trouve son corollaire dans celle du toucher et goûter aux mots. Quel contraste alors entre ces jardins où se cultive le vrai et celui d’Un vrai jardin, le court récit que l’auteure publia relativement tôt dans son œuvre et qui, par son genre et par sa voix énonciative – celle d’un petit garçon –, constitue un texte à part dans son œuvre. Non que ce « vrai jardin » n’en soit pas un : le « je » narratif l’affirme dès le départ – « c’était un vrai jardin » (VJ 11) –, il désigne les « coléoptères » et les « lépidoptères » (VJ 13), termes d’entomologiste qui rappellent le plaisir des mots expérimenté dans le Jardin d’essai, et il évoque les délices qu’il en tire : « la terre sentait bon » (VJ 11), il suce et croque des insectes, et il prend plaisir à « sentir la terre me frotter le ventre et les organes » (VJ 28). Cette découverte du jardin par les sens est motivée par sa myopie42 : ne pouvant voir clairement que de très près, il vit avec son entourage au plus près, dans les graines de sable et les pattes et les ailes d’insectes mortes, au point de s’identifier à l’humus du jardin : J’avais même parfois la certitude que le jardin et moi nous étions faits de la même substance, sable et terreau frottaient mes os, mousses fougères violettes et strelitzias me poussaient dans la peau, m’étiraient les membres. Au printemps je laissai les chenilles m’arpenter, en processions rousses et molles et quand elles me faisaient des anneaux mouvants à mes doigts écartés, ma peau avait la rigidité d’une écorce. (VJ 32-33)

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Cette myopie est une référence autobiographique. Dans son entretien avec Ginette Michaud, l’auteure évoque les « émotions érotiques extrêmement érotiques » qu’elle a eues dans son premier jardin parce qu’elle l’a expérimenté de tout près, en rampant, et grâce à sa myopie qui laissait toute la place au toucher et à l’odorat. Art.cit., p. 22.

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Cette identification avec le jardin s’appuie sur la notion du dedans qui, avec son corollaire, le dehors, est mise en évidence dès le début du récit : Je pénétrai sans méfiance, c’était un vrai jardin ; dès la grille on voyait que la terre existait. Puis la grille se ferma doucement et l’on était dans le jardin. Dehors et assez loin, les gens allaient à la guerre. (VJ 11) Grâce à sa grille, le jardin forme donc un enclos qui s’oppose nettement à son dehors, connoté par la violence. Ce dehors ne joue aucun rôle dans le récit, sauf par le bruit des bombes qui se font entendre de loin. Le garçonnet n’a même aucun souvenir du dehors : il ne se rappelle pas de « ce qu’il avait dû y avoir derrière moi quand j’avais été devant la grille du jardin » (VJ 18), ni de son nom, ni de ses origines, ni notamment de son père, dont l’absence est soulignée. Par la suite, le « dedans » du jardin est connoté du féminin : le terme est mis en rapport avec l’utérus – « j’avais dû être avec quelqu’un, peut-être même dedans » (VJ 13) – et avec l’érotisme inconnu des cuisses de femmes que l’enfant aperçoit de sa position accroupie (VJ 29). Le jardin n’est pourtant pas le lieu sécurisé et paisible que suggère l’idée d’un « vrai jardin » : les bombes, tombées par erreur dans le jardin, finissent par tuer le garçon, mais avant cette fin fatale, les cuisses des femmes, naguère encore rêvées comme protectrices et énigmatiques, servent comme un attrape-enfant (VJ 29) ; les personnes présentes dans le jardin, des gardiens et des bonnes, au lieu de cajoler l’enfant seul, tiennent des propos méchants à son sujet, le désignant comme une « cochonnerie » (VJ 13) qu’il ne fallait pas laisser traîner ou comme un « ça » à enlever – « enlève-moi ça de là » (VJ 19). Déjà dépourvu de nom et de père qui puisse garantir son identité, le garçon sent qu’il est soumis à un « processus de régression » : « Naguère j’étais encore en marge du règne animal, on me refoulait maintenant dans l’indéfinissable » (VJ 20). Comme ce processus douloureux double aussi le devenir-jardin du garçon, l’osmose que celui-ci vit révèle ici toute son ambivalence. Le titre d’Un vrai jardin serait-il alors ironique ? Une lecture qui tienne compte du contexte biographique de l’auteure permettrait de tirer une telle conclusion : le traitement que subit le garçonnet rappelle – ou prédit si l’on tient compte de sa place dans la chronologie de l’œuvre cixousienne – les événements du Jardin du Cercle militaire, les insultes et l’expulsion du jardin comme du pays natal. Le trope du jardin, reposant chez Hélène Cixous toujours sur l’ambivalence de constituer un espace à la fois sauvage et cultivé,43 à la fois naturel-vrai et marqué par la polis, inclusif et séparateur, se trouve 43

Voir Anderson, op. cit., p. 129: « a space that is both wild and cultivated ».

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menacé par la « culture » et voué à la perte. Allégorie dès lors de la scène sociale où les noms codifient les individus et faussent leur identité, Un vrai jardin n’offre d’autre issue que sa fin fatale, où la mort du sujet symbolise son retour à la matière primaire, sa transformation en graine de sable, sans identité, sans nom : « j’étais le jardin, j’étais dedans, j’étais fait de diamants uniques, et je n’avais pas de nom » (VJ 38). 4

Le jardin Enfer

Les Rêveries de la femme sauvage, le récit où Hélène Cixous ouvre enfin grandement la fenêtre sur son enfance algérienne, présente un troisième exemple du trope ambivalent du jardin : espace investi de désir et de nostalgie paradisiaque, il est aussi une scène de haine et de violence. Le jardin en question est celui de la nouvelle maison familiale à Alger, où le père, meurtri par les épreuves de « Vichy-à-Oran », décida d’installer la famille « dans le but d’oublier et de commencer une vie délivrée » (RFS 61). Afin de « nous nicher et nous élever », il trouva au quartier de Clos-Salembier une maison qui avait le double avantage de disposer « d’un jardin et du voisinage désiré par lui » (RFS 61). L’« arabizarre » qu’était le père aux dires de sa fille, ce « véritable arabe sous les fausses apparences d’un jeune et beau médecin français, [étant] d’ailleurs juif » (RFS 46), installa ainsi sa famille dans un « quartier sans Français » (RFS 46) mais riche d’« une vaste société extrêmement misérable mais algérienne, algérienne donc désirable et naturellement misérable » (RFS 61) : La maison était juchée au milieu du jardin en haut à l’écart de la Ville et à l’embouchure du Ravin de la Femme Sauvage où s’entassaient sans eau et sans logis des dizaines de milliers de misérables, et c’est là que mon père nous dépose dans le but de tisser des liens algériens. (RFS 62) Ce projet d’intégration et, surtout, de retrouvailles avec les « arabes », ces « êtres dont nous étions lamentablement amoureux, auxquels nous étions liés pensions-nous par toutes les parentés et communautés d’origine, de destin, d’états d’esprit, de mémoire, de toucher, de goût » (RFS 44), tourna à l’échec quand, dès la mort du père deux ans plus tard, Clos-Salembier se transforma « en un lieu d’expulsions multiples et interminables » (RFS 61) – l’allusion biblique souligne la continuité du motif paradisiaque et la gravité des événements44. La narratrice détaille les origines sociales, politiques et culturelles de 44

Notons que la narratrice, instruite par sa mère sage-femme, met le terme d’« expulsion » aussi en rapport avec la délivrance. Elle relève également le synonyme « expectoration »,

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cette expulsion : d’un côté ils étaient « filtrés et rejetés comme Français » (RFS 58), de l’autre ils avaient à faire avec le « racisme fondateur français […] les antisémitismes […] l’antiveuvisme […] la guerre des sexes » (RFS 43). C’est de ce magma de causes historiques, culturelles et politiques que l’Algérie, selon la narratrice, est devenue un « pays malade et maudit de haine et totalement impossible » (RFS 47), un pays invivable, qu’elle-même décida de quitter aussitôt que possible. Dans les souvenirs qu’échangent la narratrice et son frère à l’âge adulte, le jardin de la maison familiale contient assez littéralement des signes avant-coureurs de la mission impossible du père. Auparavant, la villa avait été occupée par un militaire qui avait laissé des sabres dans l’écurie. La première nuit, quand un « bruit infernal » (RFS 68) s’est fait entendre sur la véranda, le père a pris un de ces sabres pour voir ce qui se passait, mais ce n’était qu’une fausse alarme : des chats qui jouaient sur des feuilles mortes. Dans l’enchaînement des souvenirs, ces chats bruyants rappellent les cadavres de chats régulièrement jetés dans le jardin par les voyous et que le voisin enterrait près de la partie potager du jardin : « Le carré droit du jardin, celui des dahlias et des chrysanthèmes, dis-je, fèves, haricots verts, petits pois, dit mon frère, ce carré plein de chats crevés » (RFS 69). A leur tour, les sabres et les chats crevés évoquent, respectivement, un bâton de fer qui traîne toujours « comme une invitation » (RFS 33) dans le jardin et le rat que le frère, un jour d’intense rage, a tué avec ce bâton – ce rat remplaçant le chêne que le frère initialement avait voulu abattre n’était-ce que cet arbre avait été planté par le père disparu, auquel il ne fallait donc pas toucher. Le terme de « chêne », mis en italique par la scriptrice, est quelques lignes plus loin relayé par « la chaîne de la métonymie » (RFS 33-34), remarque métatextuelle qui souligne le travail du signifiant comme une fonction de l’écriture de la mémoire qui, dans ces scènes de petites violences, se déploie par la substitution sacrificielle : « Un sang pour un autre » (RFS 34). Petites violences en apparence, car la narratrice les identifie comme des parties intégrales du « moulin à tuer », c’est-à-dire de la maladie algérienne à laquelle même cette famille ne peut échapper : « je nous vois tous les quatre45 tournoyés comme une famille de mouches dans un entonnoir. Quelle grandeur et quelle petitesse. » (RFS 34) L’aménagement du jardin – un enclos entouré de murs, d’un grillage et d’un portail –, son appartenance à l’intérieur de la maison mais avec ouverture possible au dehors, sont importants dans deux histoires capitales des Rêveries de la femme sauvage, à commencer par celle du vélo. Après la mort du père, quand les relations avec le voisinage commencent à se compliquer, les deux enfants 45

allusion aussi à la maladie dont souffrait le père, la tuberculose. Les quatre, c’est-à-dire la mère, les deux enfants et la grand-mère d’Osnabrück.

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souhaitent vivement avoir un vélo, car il serait « le moyen le plus simple et le plus urgent de sortir de notre incarcération […] l’outil de la conquête du pays » (RFS 22). La mère certes en achète un, mais à la grande stupéfaction de son fils, elle choisit un vélo pour femmes, croyant servir les deux enfants à la fois. Aussi est-ce la jeune Hélène qui sort la première avec le vélo, mais parce qu’on lui cause un accident, elle l’abandonne pour toujours. Ainsi elle n’aurait « jamais connu l’Algérie », lui reproche le frère adulte. Celui-ci par contre, ayant réussi à surmonter sa honte première, a réalisé de multiples sorties avec la bicyclette, une bande d’enfants du quartier à ses trousses comme preuve de son initiation et acceptation algériennes. Ainsi, constate la narratrice, le vélo « a commencé à nous séparer, malgré lui malgré moi » (RFS 39) : « à mon frère il donne l’Algérie […] à moi : rien » (RFS 51). Cette séparation se fait selon des lignes de partage sexuels dans le domaine familial et public : le frère reçoit le dehors, la conquête du pays, à la sœur reste le dedans, la ré-incarcération dans le cercle familial, plus précisément dans le jardin, d’où elle guette le portail et le retour de son frère victorieux. La seule Algérie qu’il lui fut permise de connaître était la bonne Aïcha, même si, comme elle le déplore, cela se faisait toujours dans le jardin au Clos-Salembier et jamais dans le chez elle de l’Algérienne : dans ce petit périmètre de ciment dit la courette, je me serrais contre le corps d’Aïcha et elle me laissait en riant serrer son pays pendant un mince instant sans suite autre que les centaines de portes du Clos-Salembier qui par-delà le grillage du jardin tournaient vers nous leurs paupières baissées. (RFS 14) La deuxième histoire, antérieure à celle du vélo, concerne le chien Fips. Comme le vélo, le chien était vivement désiré par les enfants, mais autrement : il serait le troisième enfant de la famille, leur « bébé, un enfant de notre père mourant » (RFS 74), donc déjà aussi, implicitement, un substitut de celui-ci. Mais alors que le vélo promettait la sortie et l’ouverture au monde, le chien inaugure une situation de repli : une fois la venue du chien annoncée, « nous nidifions. Nous aménageons le carton à chaussures. Tout le jardin y participe, feuilles sèches de bougainvillées, duvet de poules, accroupis devant la boîte nous couvons l’idée de chien sur la terre comme au ciel » (RFS 74). Le jeune chien, pas plus grand qu’un chat, n’est pourtant pas du genre à se laisser faire : d’un bond puissant, il « franchit les piques du haut portail et ensuite sans fléchir ni ralentir survole tout le quartier jusqu’au terminus du trolley » (RFS 74), arrivant donc à faire ce dont les enfants, avant la venue du vélo, sont incapables. Cette fuite du chien met à nu à quel point « nous voulions l’incarcérer dans notre tendresse » (RFS 74), lui faire partager leur sort, mais « Le Chien est dehors, il

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n’entre pas dans notre boîte » (RFS 74). Par la suite les enfants, trop jeunes aussi pour s’occuper d’un animal, se désintéressent de lui et le laissent aux soins du père. Avec la mort ce celui-ci, la situation du chien empire : enfermé car intenable, il s’enrage de plus en plus à cause des pierres et des détritus jetés par-dessus des murs du jardin qui tombent sur le grillage de sa cage, et mène « une vie ratée46 enfermée dans la cage » (RFS 51). Avec le recul, le narratrice se rend compte à quel point le chien, l’animal à la fois apitoyé et craint, était en réalité celui « à l’imitation duquel mon frère et moi ne savions pas consciemment alors que nous vivions » (RFS 14). En effet, la situation du chien est la leur même, et doublement : Pour Le Chien le malheur est à double tour. Il subit notre sort et le sien par-dessus le marché. Nous sommes enfermés et là-dessus nous l’enfermons. Il subit le double malheur d’être nous et de ne pas être nous. Nous bouclons notre propre frère, pour Le Chien c’est l’enfer, nous-mêmes nous mettons aux fers l’héritier de notre père, il n’y a plus de loi, le monde est à l’envers et Le Chien est trahi. (RFS 76-77) Dans ce fragment, l’insistance phonique des signifiants frère-enfer-envers-fer, qui rappelle le « bâton de fer » et son corollaire le « sabre » trouvés dans le jardin (supra), crée un réseau sémantique où s’affirme, d’abord, la parenté du chien avec le sujet écrivant – « mon petit frère fauve enfiévré » (RFS 77) – et avec la famille – « Le Chien est nous-même » (RFS 51) –, puis sa similitude avec l’Algérie des misérables, comme dans le fragment suivant qui jouxte la transfiguration du chien/Chien et son épiphanie : […] c’est le destin du Chien selon moi qui est la métaphore et le cœur de toute l’histoire, la transfigure de la famille et le résumé de nos Algéries […] Voilà mon frère me dis-je et Le voilà. Voilà Le Chien mon frère nié, le plus misérable des dieux et le plus divin de tous les misérables qui s’écriaient ou hurlaient jappaient dans l’amphithéâtre algérien balayé de vents bleus violents. (RFS 73) Dans le récit de la tragédie au jardin, le travail sur la lettre f (et son partenaire plus doux v) transforme Fips le chien, « le fauve » (RFS 73) ainsi que le père l’appelait à cause de son caractère « furieux », en « La Fureur » (RFS 73), en une figuration des Erinyes de la famille, en même temps qu’il change le jardin en 46

Dans le réseau des signifiants qui se font écho, ce « ratée » n’est pas sans rappeler le rat abattu par le frère.

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en-fer et son corollaire l’Algérie, à travers le réseau des associations, en « ce pays d’enchaînés, cette chaîne d’enchaînement, ce déchaînement d’enchaînés qui à leur tour enchaînent », que la narratrice, au bout de compte, ne pensait qu’à « fuir », sachant que « je fuyais son visage épouvantable » (RFS 77). Sans doute l’histoire de Fips, « ma transfigure sauvage » (RFS 73), reprend allégoriquement la scène première du jardin oranais : les thèmes de l’exclusion et de la violence l’attestent, tandis que le motif de l’incarcération sur place reprend à l’envers celui de l’expulsion, transformant le paradis initial en enfer. Le travail élaboré sur le signifiant enfin montre que le récit autobiographique s’est définitivement émancipé en texte. 5

En guise de conclusion : « Revenons à notre point de départ »

Revenons à Philippines, ce texte capital où l’auteure fait son autoanalyse de lectrice et de rêveuse de jardins. Sa découverte de la place primordiale et originaire qu’occupe le jardin dans son œuvre passe d’abord par la reconnaissance de ses « signes » : Mes signes : des grilles ; une pierre47 […] Un grésillement d’été. L’infini d’un sable. Un vrai jardin. Un Peuple de ficus peuplés de martinets. J’ajouterai ici : le hurlement désespéré d’un chien […] (Ph 18) Tout en reconnaissant qu’elle n’a pas toujours reconnu ces détails « par lesquels un destin se traduit en réalité » (Ph 18), elle affirme qu’ils sont les « accessoires très puissants qui commandent la genèse et décident, comme le ficus ruminalis, qu’ici fut construite dans un temps oublié ma ville natale magique, cette construction d’une scène préhistorique » (Ph 22). Comme toujours chez Cixous, ces signes qui engendrent le travail de la mémoire ne sont pas toujours des objets de la réalité : des signifiants inscrits depuis toujours dans ses textes, comme à son insu, peuvent faire l’affaire, ou encore leur dissémination poétique, comme dans « un grésillement d’été » (supra). Le simple signifiant d’« été », de par sa sonorité,  détient une autre mémoire encore : « Pourquoi ? D’avoir été. Où ? Aux commencements de la Léthérature » (Ph 23). Au seuil du livre, le sous-titre «  prédelles  » annonce l’importance du jardin, puisqu’il donne à entendre « pré d’elle(s) », ou encore « près d’elle(s) », expression qui évoque, au féminin, le rapprochement et la proximité. Originairement, le terme « prédelle » vient du lexique de l’art religieux, où il désigne 47

Pierre est aussi le prénom de son frère. Dans la chaîne des associations, ce prénom du frère, appelé Pete, renvoie aussi à Peter Ibbetson.

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le soubassement peint d’un retable, dont l’iconographie est en relation avec le sujet principal du tableau. Dans Philippines, il revient dans une référence à la première scène du film Peter Ibbetson, avec une citation du livre de George du Maurier en note en bas de la page, support littéral du texte cixousien. La scène du film en question concerne « le double enclos de deux beaux jardins égaux  »  ; la citation dans la note décrit une «  prédelle  » encadrant l’enclos « où est présenté en détail l’Eden » (Ph 61). Comme l’auteure dans Philippines se consacre plus précisément à interroger la lecture comme un phénomène de « ‘réponse’ télépathique » (Ph 17) où « le cerveau de X et le cœur de H » (Ph 13) entrent dans une relation mystérieuse, ce sous-titre de « Prédelles » se comprend aussi comme une allusion aux différents récits, essais (voir supra) et film qui « répondent » à l’écrivaine par leurs propres signes-signaux, même si ceux-ci ne concernent que « l’arrière-pensée, le murmure de la peine et de l’indignation […] les phrases […], les signes, les détails […] le décor de l’action » (Ph 18). L’auteure en conclut que ces signes lui révèlent les raisons profondes de son amour de certains livres : « c’est cela que je veux par-dessus tout : qu’un livre fasse rêve et me ramène aux enfances : la petite, la prime, la deuxième, la quatrième, etc. Lire, n’est-ce pas, ce n’est que ça : revenir à soi dans la préhistoire aux temps légendaires où nous faisions à quatre pattes et huit télépathes les tours du monde pour voir où il s’ouvre. » (Ph 50) La prédelle, associée par l’auteure à la philippine (supra) et la mandorle, l’amène à une autre découverte, à savoir le désir du dedans et son envers inévitable désigné comme « l’enfernement au paradis » (Ph 94 ; italique dans le texte), jeu de mots oxymoronique qui reprend l’allusion biblique. La grille qui entoure l’enclos du jardin, relayé et célébré dans Philippines par ses métonymies « philippine » et « mandorle », évoque le désir d’entrer, d’être dedans ; or l’expérience primaire que l’auteure a faite montre justement qu’une fois entrée, une fois dedans, on n’y est pas. Car ainsi va la loi du jardin : « Les jardins gardent. Se gardent. Se gardent de garder. » (Ph 94) Cet apprentissage fait dans l’enfance, et que l’auteure définit comme l’exclusion sur place, ouvre littéralement son premier roman, où le « dedans » du titre traduit en réalité la position du dehors, de l’exclu : Ma maison est encerclée. Elle est entourée par le grillage. Dedans, nous vivons. Dehors ils sont cinquante mille, ils nous encerclent. Dedans je suis quand même chez nous : je suis sûre qu’ils n’oseront pas rentrer. (Ph 11) A quel point ce double bind « dedans-dehors » est constitutif de l’œuvre cixousienne, un fragment de Dedans le montre également, où le dedans se définit comme une prison, association que l’auteure explicite seulement dans

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Philippines (Ph 97) ; ce fragment comprend une préfiguration de la philippine, cette amande jumelle qui donne refuge au couple. Dans l’œuvre cixousienne, il s’agit du premier couple en vérité, celui formé par le sujet-écrivant et le père disparu, mais ressuscité comme amant : Viens, dit-il, allons en prison, nous deux ensemble, sans elle sans eux, moi tout seul je te ferai seule toi seule tu feras la nuit de tes lèvres sur mes yeux et je te verrai par-delà les murs et les temps. Si tu veux de moi je t’étreindrai et nous créerons les nouvelles histoires, si tu ne veux pas je te demanderai pardon. Tu seras en haut et en bas et je serai dedans. Dehors le mystère des choses s’asséchera, les générations reflueront morts sur mots sous le soleil, mais dedans nous aurons cessé de mourir. (De 209) Si, à l’instigation de l’auteure, nous sommes ainsi revenus à son point de départ, c’est pour montrer à quel point la figure du jardin, décor d’une scène primitive, a été « destinale », dans les termes de l’auteure, pour son écriture : « Je suis le résultat d’un Jardin adorable et absolument impénétrable qui m’a initiée au mystère de l’enfernement au paradis. On n’entre pas. Tu n’entreras pas. Je n’entrai pas. Nous n’entrions pas. » (Ph 94) Mais c’est cette interdiction même qui fait que l’auteure cherche à s’en sortir, poétiquement et politiquement. Bibliographie  Anderson, Elizabeth, H.D. and Modernist Religious Imagination, Londres, Bloomsbury, 2013. Calle-Gruber, Mireille et Hélène Cixous, Hélène Cixous, photos de racines, Paris, des femmes, 1994. Cixous, Hélène, Dedans, Paris, Grasset, 1969 ; réédition : Paris, des femmes, 1986. Cixous, Hélène, Un vrai jardin, Paris, L’Herne, 1971 ; réédition : Paris, des femmes, 1998. Cixous, Hélène, La Venue à l’écriture, Paris, des femmes, 1977. Cixous, Hélène, Vivre l’orange, Paris, des femmes, 1979 ; réédité dans L’Heure de Clarice Lispector, Paris, des femmes, 1989. Cixous, Hélène, Illa, Paris, des femmes, 1980. Cixous, Hélène, « De la scène de l’Inconscient à la scène de l’Histoire », dans Françoise van Rossum-Guyon et Myriam Díaz Diocaretz (dir.), Hélène Cixous, chemins d’une écriture, Paris/Amsterdam, Rodopi/PU de Vincennes, 1990, pp. 15-34. Cixous, Hélène, Les Rêveries de la femme sauvage. Scènes primitives, Paris, Galilée, 2000. Cixous, Hélène, « Ce corps étranjuif », dans Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly (éds), Judéités. Questions pour Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2003, pp. 59-83.

La figure du jardin dans l’oeuvre d’Hélène Cixous

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Gyssels

Chapitre 3

Totems et tabous : les récits d’enfance d’Albert Memmi et d’Hélène Cixous Kathleen Gyssels Résumé Dans Les Rêveries de la femme sauvage et Le Scorpion, ou la Confession imaginaire, Hélène Cixous et Albert Memmi donnent à lire les blessures d’enfances malmenées à cause d’exclusions d’ordre ethnoreligieux. Jamais mis en relation, les récits d’enfance respectifs montrent les différentes étapes de l’ex-communion, de l’enclos ségrégé à l’école comme « morsure » primordiale, scène primitive. Entre assimilation et aliénation, le sujet se compense par l’écriture et l’exil. De plus, chacun s’est choisi un « totem » pour exorciser cet « enclos ». Memmi choisit le scorpion, tandis que Cixous s’accompagne du chien Fips pour affronter les revers d’une enfance entre plusieurs marges, trouvant son « centre » dans l’écriture.



Comment se séparer ? Tout le temps où je vivais en Algérie mon pays natal je rêvais d’arriver un jour en Algérie, je poursuivais l’Algérie et elle n’était pas loin, j’habitais d’abord à Oran puis à Alger au Clos-Salembier au bord du Ravin de la Femme Sauvage et elle m’échappait sur sa terre sous mes pieds elle me restait intouchable, je me serrais contre le corps d’Aïcha et elle me laissait serrer son pays en riant pendant un mince instant sans suite autre que les centaines de portes qui par-delà le grillage du jardin tournaient vers mon frère et moi leurs paupières baissées. Le plus insupportable c’est que nous étions assaillis par les êtres mêmes que nous voulions aimer, dont nous étions lamentablement amoureux, auxquels nous étions liés par toutes les parentés de destin, de mémoire, de toucher, de goût, il y avait erreur et confusion de tous les côtés je voulais être de leur côté mais c’était un désir de mon côté de leur côté le désir étant sans côté, je pouvais passer des heures accroupie à quelques mètres d’eux sans bouger, espérant démontrer mes bonnes intentions, une

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2019 | doi:10.1163/9789004417335_005

Les récits d’enfance d’Albert Memmi et d’Hélène Cixous

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patience que je n’eus jamais avec le camp des Français. Moi, pensais-je, je suis inséparabe.1

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Cixous, hors-champ

Jamais à ma connaissance on a rapproché les œuvres d’Hélène Cixous de celles d’Albert Memmi. Pourtant, dans les études postcoloniales, ce duo de penseurs – sans avoir tout à fait le même « background » – n’a cessé de penser le rapport à l’Autre sous la colonisation française au Maghreb. Bien que les juifs algériens, à la différence des juifs tunisiens, aient été « émancipés » citoyens français par le décret Crémieux (1870), Cixous s’est toujours sentie exclue et en même temps « inséparabe » de « l’arabitude » (RFS 51, 129), comme elle l’exprime de manière touchante et par un mot porte-manteau dans la citation en exergue. Dès l’enfance, son désir de fusion avec sa nourrice Aïcha et sa famille étendue a été frustré puisqu’il s’est heurté à un rejet plus ou moins violent. Ce sentiment n’est pas étranger à Memmi. Tous deux ont offert l’auto-ethnographie de leurs enfances clivées, réfléchissant conjointement à la condition juive qui implique une double négation : ni arabes, ni tout à fait français, ils se trouvent dans le tiers espace que Homi K. Bhabha identifie pour le colonisé exilé2. Là où Bhabha l’illustre par d’éminents auteurs anglophones (V.S. Naipaul, Salman Rushdie, Derek Walcott), les francophones échappent à son attention (à part Frantz Fanon qu’il traduit), de même que l’origine religieuse. En même temps, ce qui relie encore nos deux auteurs et penseurs, c’est le refus de s’inscrire dans l’autobiographie tout en ne pouvant y échapper : c’est le cercle fameux – ou vicieux – auquel les confine le récit d’enfance. C’est à ce paradoxe que je m’intéresserai ici. Comparant leurs récits d’enfance respectifs, je plaiderais qu’on inclue ­Hélène Cixous dans le canon des voix postcoloniales et dans celui des études et cultures diasporiques juives3. À vrai dire, elle trouverait sa place aussi bien parmi les voix maghrébines que juives et me semble faire figure de « postcolo1 Hélène Cixous, « Prière d’insérer », Les Rêveries de la femme sauvage. Scènes primitives, Paris, Galilée, 2000. Nous y référons en utilisant le sigle RFS. 2 Homi K. Bhabha, The Location of Culture, London, New York: Routledge, 1993. 3 Bryan Cheyette, « On Being Ill/Disciplined », Wasafiri, March 1, 2009 : en ligne. Consulté le 24 mars 2009.

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Gyssels

nial Jew »4 à côté de son profil fortement féministe. Je la placerais volontiers parmi ces auteurs qui ont redéfini une judéité laïcisée, parce qu’ayant fait les frais des politiques identitaires, des sectarismes et des discours religieux, de l’intolérance à l’égard de la femme et plus particulièrement de la musulmane et/ou de la juive dans une société hétérodoxe (à la fois au sens religieux et « genré »). En tant que juive laïque et Algérienne de France, de surcroît Orientale venue de par sa mère d’Osnabrück, comment échapper à ce que Malouf appelle les « identités meurtrières »5 ? Car l’origine est à la fois une volonté d’appartenir et une désappartenance, un désir de ne pas se souscrire à et de se circonscrire à cet espace où l’on est né, de voir plus loin et de changer d’horizon et d’air. Cixous dresse le bilan de l’intersectionnalité avant que cette notion ne fasse son entrée en France6, interrogeant les intersections entre « genre », sexe et « race », entre « classe », âge et même handicap, entre les grands systèmes ordonnant les sociétés et les mondes, colonialisme, islam et judaïsme. Tiraillée entre ces origines mutuellement exclusives, écartelée entre une féminité synonyme de soumission et d’obéissance, Cixous a préféré quitter cet enclos7 par méfiance de toute orthodoxie : de la religion au patriarcat, de l’hétéronormativité sexuelle à l’exclusivité de la Shoah comme mémoire victimaire, des conflits entre diasporas et Israël. Indiquant les nombreuses tensions nées de l’intolérance religieuse, de la stratification sociale, mais aussi d’une mentalité misogyne, elle regarde sans doute plus loin que Memmi. Ce dernier semble plus connu qu’elle, du moins en France. Car si l’on mesure leur célébrité hors France, l’œuvre cixousienne a bien voyagé dans l’Amérique du Nord et le monde anglosaxon. À la différence de Memmi qui a fait l’objet de nombreuses publications sur sa « mitoyenneté »8, Cixous n’est pas incluse dans le bastion masculin d’intellectuels de gauche français et francophones. Memmi, en revanche, s’est fait connaître comme disciple de Frantz Fanon9, cité d’un seul souffle avec Sartre 4 Tel que le revendique Cynthia Ozick, auteure d’une œuvre à maints égards comparable avec l’écriture cixousienne. Lawrence Friedman, Span: Journal of the South Pacific Association for Commonwealth Literature and Language Studies, 36, 1992 : en ligne. 5 Amin Malouf, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998. 6 Kimberlé Crenshaw, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre, vol. 39, no. 2, 2005, pp. 51-82. 7 Voir l’article de Christa Stevens dans le présent volume. 8 Albert Memmi, Penser à vif : de la colonisation à la laïcité, textes réunis et présentés par Hervé Sanson, Paris, Éd. Non Lieu, 2017. Olivia Harrison, Transcolonial Maghreb: Imagining Palestine in the Era of Decolonization, Stanford, Stanford University Press, 2015 ; Ella Shohat, On the Arab-Jew, Palestine and Other Displacements, New York, Pluto Press, 2017. 9 Le Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur (Paris, Buchet-Chastel, 1957) préfacé dès la seconde édition par J.P. Sartre, porte entièrement la marque de Frantz Fanon qui en semble l’instigateur.

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et du protégé de ce dernier, le romancier africain américain Richard Wright. En revanche, Cixous est associée à Derrida, la sommité déconstructionniste avec qui elle co-publia certains titres et qui, plus que Memmi, reste l’essayiste dont diverses disciplines tirent le plus grand profit. Dans la mesure où l’accent sur le lien oppressif qui lie l’(ex-)colonisateur à l’(ex-)colonisé joue un rôle central dans leurs écritures respectives, Cixous sut y ajouter une dimension de plus, le féminisme. A l’inverse de Memmi aussi, elle s’est montrée plus créative avec la langue et le style et c’est cette versatilité qui complique aussi de la classer à l’une ou l’autre « chapelle ». Saluée par Judith Butler en tant que fondatrice de la mouvance qui défait le genre10, co-militante de Michel Foucault11, elle n’en demeure pas moins marginale dans l’orbite postcoloniale12. Cixous demeure indécidable, comme l’a vu parmi d’autres Segarra13 ! Certes, Cixous partage avec Derrida la conscience aiguë de l’irréductible être-multiple, de l’identitéhybride et de l’univers multilingue14. Leurs combats contre les impérialismes, les terrorismes, la torture, la xénophobie, la misogynie, etc., font d’eux des penseurs profondément militants. Comme Derrida toutefois, cette position solitaire, cette impossibilité d’être cataloguée, l’arrange, voire l’amuse, comme elle a pu le déclarer à plusieurs reprises. Se proclamant juifemme dès 197515, elle n’eut de cesse de s’interroger sur l’appartenance algérienne et juive, démêlant sa propre position en consacrant en 2001 un portrait à son premier lecteur, Jacques Derrida16. Pressentant sa disparition, Derrida, son aîné de sept ans, revint simultanément sur ses origines juives dans « le dernier entretien » et dans de nombreux articles. La double appartenance juive et maghrébine se rajoute à de nombreux autres critères séparatistes : française et francophone, européenne et ashkénaze, allemande par l’héritage maternel et algérienne, sépharade par l’héritage paternel, Cixous désormais orpheline du côté du père connaîtra en revanche une longue coexistence avec sa mère et grand-mère allemandes à Alger… 10 11 12 13 14 15 16

Judith Butler, « Comprendre plutôt que classer », Le Monde, samedi 1 octobre 2011, pp. 4-5. Voir le numéro spécial de Points, Les Maîtres à penser, hors-série, no 16, juin- juillet 2014, pp. 34-35. Sa « compagne de luttes » y est présentée à la même page avec « l’ami métaphysicien », Deleuze. Voir Kathleen Gyssels, « Le legs d’Hélène Cixous aux Antilles à travers l’œuvre de Daniel Maximin : des -posts différends », Il Tolomeo, sous presse. Marta Segarra, « Au-delà des genres : Hélène Cixous, écrivain ‘indécidable’ », Nouvelles Romancières francophones du Maghreb, sous la direction de Marta Segarra, Paris, Ed. Karthala, 2010, pp. 43-54. Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’Autre, Paris, Galilée, 1996. Voir Christa Stevens, « Hélène Cixous, auteur en ‘algériance’ », Expressions maghrébines, vol. 1, no. 1, été 2002, pp. 77-92. Hélène Cixous, Portrait de Jacques Derrida en jeune saint juif, Paris, Galilée, 2001.

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Les Rêveries de la femme sauvage. Scènes primitives met en relief l’énorme solitude de cette fille qui grandit avec peu d’amis, à peine un quartier (voisinage) et très peu de figures tutélaires autour d’elle (RFS 70). Cette même désolation et ce même décor de violence (d’où le sous-titre « Scènes primitives ») caractérise d’autres récits d’enfance aux colonies : pensons à Marguerite Duras, pour ne donner que cet exemple. Même mascarade parentale ou trahison des veuves par un système colonial qui de plus est extrêmement misogyne (RFS 30), même précarité, même animosité aussi de la part de Français plus fortunés, même animalité presque des hommes français et arabes, colons et colonisés à l’égard de la femme. L’esprit sexiste dans le milieu colonial et la culture arabe, l’intolérance religieuse de certains, et l’instruction franco-française de l’école lui ont appris les multiples dangers d’assignation à résidence, identitaire, ou autres. La vigilance est de mise, si bien que la racine-multiple deviendra (bien avant que Glissant ne la théorise en empruntant la notion à Gilles Deleuze avec qui Cixous, par ailleurs, si l’on voulait invoquer ici un autre philosophe de sa génération, collègue et ami rhizomait17) son terreau d’écriture. Autre parallèle avec l’enfance durassienne, orpheline de père, la sœur investit le frère d’une haute mission, qu’il ne saura remplir. Si elle se rabat sur le frère, le rapport est toutefois décevant et parmi les « scènes primitives », révélatrices au sens freudien de la différence, figure celle de la dispute violente autour du « sexe » de la machine : vélo de fille ou vélo d’homme ? Bien que cela n’entraîne en rien l’utilité de l’engin, l’extériorité sur-marquerait la personne qui l’utilise. Autant lui pense en systèmes et classifications (le Vélo doit être un vélo d’homme s’il ne veut pas se ridiculiser), autant elle transgresse allègrement les barrières, et s’invente des stratagèmes pour déjouer les obstacles (un exemple est l’appareil photo qui ne fonctionne plus mais avec lequel elle s’imagine prendre des photos irréparables, afin de rendre « inexistants » les profs du Lycée, RFS 149). Du côté de Memmi, Le Scorpion ou le Testament imaginaire18 nous en dit peu sur les liens entre le narrateur et sa fratrie. Ici, il s’agit davantage d’encrer et 17

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J’emprunte à dessein le verbe néologique à Glissant qui récupère la pensée deleuzienne et guattarienne, voir à ce titre un numéro spécial sur Guattari et Glissant, dans Chimères no 90, 2019. L’idée dont discutent Deleuze et Cixous dans une conférence de 1973 sur « Littéra­sophie et philosofiture » rejoint le fameux Pour une littérature-monde de Michel Le Bris et Jean Rouaud (Paris, Gallimard, 2006), marqué par la toute-puissance de ­Glissant : seules les écritures nomades seraient intéressantes, alors que, pour Deleuze, la littérature française lui parut extrêmement codée, sage, même lorsque l’auteur voyage. Le Scorpion ou la confession, p. 24. Nous renvoyons à cette édition par le sigle S. Notons que la réédition en Folio n’a pratiquement plus les illustrations de l’édition d’origine, où il

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d’ancrer la lignée des Memmi depuis la nuit des temps jusqu’à leur dissémination en Tunisie. Dans ce qui suit, je rapproche le récit cixousien de l’enfance d’un enfant juif tunisien, un « Tune » : leurs récits d’enfance délimitent la ségrégation spatiale en fonction de critères religieux et ethniques. Tous deux disent leur étrangeté par le choix d’un animal haï et toutefois familier, domestiqué, mi-vénéré et répudié. Animal-totem, il s’agit de Fips le chien pour Cixous qui chérit « [s]on petit frère fauve enfiévré » (RFS 77) et du scorpion du titre du récit memmien. C’est la morsure de cette enfance abrogée et abjecte, revisitant le contour, incontournable, d’une triple autreté19 (ethnique, religieuse, genrée) dans ces années de formation qui sera examinée dans la section suivante. 2

La chiennerie du Clos-Salembier et l’enclos de l’Oukala

Un premier dénominateur commun qui relie les deux récits est la perception de l’espace. Les deux récits convergent dans la démonstration du « tournant spatial »20 : cet espace qui leur est familier leur est progressivement rendu étranger. Au lieu de devenir leur « chez soi », ils se sentent délogés, déterritorialisés. Pour des auteurs d’origine juive au Maghreb, l’espace est compartimenté entre colonisés et colonisateurs, juste quelques couloirs de passage, des ouvertures aménagées pour que les premiers puissent aller s’exécuter chez les seconds. Les zones réservées aux juifs et aux non-juifs sont étanchement délimitées. Par conséquent, l’interdiction de traverser ces frontières inspire à l’enfant juif un sens d’exclusion. L’exil commence dès l’enfance, dans l’enceinte familiale séparée de la rue, des barreaux délimitant clairement la place, leur place. Cette ségrégation est omniprésente dans Les Rêveries : le portail, par exemple, revient plusieurs fois dans le récit séparer la narratrice (qui, remarquons-le, ne se donne pas de nom) et la rue (même s’il protège aussi, pensons

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s’agissait de commenter aussi les habits des Arabes et des juifs. Ne subsistent que quelques pages intercalaires représentant des sourates, la « Kinderbeutel » et la « petite main de Fatima », deux symboles communicants dans l’une et l’autre sphère maghrébine. De surcroît, pour Cixous (et Derrida), leur nationalité française les met à part, le décret Crémieux accordant aux juifs algériens la nationalité française, à la différence des juifs marocains et tunisiens. Sous Vichy, ce décret a été aboli, si bien que les juifs d’Algérie se virent privés de leurs droits. Ronnie Scharfman, « Narratives of Internal Exile: Cixous, Derrida and the Vichy Years in Algeria », in Postcolonial Theory and Francophone Literary Studies, éds. Adlai Murdoch and Anne Donadey, University Press Florida, 2005, pp. 87-101. « Spatial turn ». Voir Henri Lefebvre (1974), La Production de l’espace. Paris, Anthropos, 2000.

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à l’incident avec le colporteur, « Yadibonfromage », RFS 113). Entre elle et la maison de son amie, une vraie Française, il y a le Portail, la grille, la porte : Françoise est venue chez elle, mais jamais l’inverse (RFS 121). Le Portail matérialise ce venin qui risque de l’empoisonner à vie. Ce qu’elle identifie pendant les dix-huit ans qu’elle y a vécus (RFS 89) est un tocsin puissant, l’antisémitisme dans toutes ses déclinaisons qui fait d’Alger et d’Oran non pas des « Paradis Perdu/s », mais des « Enfer/s Perdu/s » (RFS 121). Bien qu’il n’y soit pas question d’une communauté juive à laquelle la famille Cixous aurait participé, qu’elle n’ait pratiqué ni les coutumes ni les rites, c’est la perception du dehors qui l’aliène et qui la met à part. Ainsi, l’interdiction de pénétrer dans la maison de Françoise tient au simple fait de « la bizarre coupure radicale entre nos maisons » (RFS 122) qui était l’antisémitisme. Avec son titre qui fait un clin d’œil à Rousseau, Les Rêveries opère un double démenti : d’abord, au lieu de se déplacer, un sentiment d’immobilité s’empare de la narratrice, confinée, un peu comme dans « femmes d’Alger dans leur appartement »21, à un espace bien circonscrit. L’impression de calme et de lenteur que dénote une balade est ensuite démentie par la narratrice qui, munie d’une bicyclette, s’enfuit à toute vitesse du milieu étouffant. Cette même ségrégation lézarde la topographie familière : les « barreaux et les barbelés autour du terrain vague «  (RFS 127) séparent son habitat, et sont autant de cicatrices dans le paysage, miroir des déchirures dans l’âme et fondement de l’écriture, depuis sa « venue à l’écriture »22. Memmi aussi fait éclater dès les premiers chapitres du Scorpion ou la confession imaginaire23 la marginalisation progressive de sa famille à mesure que les affaires de son père déclinent et périclitent. Sans qu’il ne fasse écho de la ghettoïsation des juifs dans la ville de Tunis, Memmi se souvient des déménagements multiples de sa famille à Tunis, toujours vers des quartiers plus « populaires », voire marginaux :

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Assia Djebar, Femmes d’Alger dans leur appartement, Paris, Albin Michel, 1980. Émilie Notard, « Les (mur)mur/e/s de cette féminité détestée dans Nos silences de Wahbia Khiar », in Scènes des genres au Maghreb. Masculinités, critique queer et espaces du féminin/masculin, Claudia Gronemann et Wilfried Pasquier (dir.), Amsterdam-New York, Rodopi, 2013, p. 38. L’édition Folio ne comprend que quelques illustrations, toutes fort importantes par rapport au texte. Surtout celle de la feuille de l’almanach juif avec la Kinderbettsel ou la « main de Myriam » correspond à la « main de Fat[i]ma » chez les Musulmans. Elle réfère à la légende des dix plaies d’Egypte : avant sa sortie d’Égypte, Moïse avait ordonné à ses disciples de peindre avec du sang de mouton la porte de toutes les maisons juives. Pour gagner du temps, ils marquèrent seulement les maisons avec leurs mains trempées de sang. Depuis, ce symbole est censé éloigner le mauvais sort.

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Mon père transporta à l’Oukala son mépris silencieux et cette ironie amère qui le faisaient craindre, admirer et éviter par les autres. Il semblait vaguement d’un autre sang, d’une autre caste, et à sa suite je crus d’abord pour moi-même, et bien que tous mes efforts fussent pour combler cette distance insupportable qui nous séparait des autres habitants de l’Impasse. Lui n’essaya même pas de la réduire et, en un sens, il se conduisait réellement comme s’il venait d’ailleurs.  […] et me voici de nouveau à l’Impasse, à laquelle décidément je ­reviens sans cesse. (S 24) Malgré le masque du père, qui cache sa déception derrière une posture fière, le fils est poursuivi par cet endroit insalubre vers lequel le ramène sa mémoire. De plus, leur souterrain de la maison familiale donne sur une impasse et sert de poubelle aux passants, et même de petits animaux massacrés y sont retrouvés. Ces provocations et cette intimidation qu’a subies le jeune Memmi rappellent la hantise, côté Cixous, du co-voisinage harcelant, marqué de « chats crevés » qui continuent à être jetés dans leur jardin (RFS 68). Chez l’un et l’autre, il se produit un terrible choc de se découvrir étranger, doucement prié de s’exclure : le sentiment d’être banni, de ne pas être invitée affleure dans Les Rêveries de la femme sauvage. Il faudra une bonne dose d’autodérision pour sublimer l’affront. Narratrice moqueuse24, Cixous décrit Clos-Salembier comme un quartier mal famé, impasse, comme ces zones portuaires avec ses ruelles et ses tronçons de rue abandonnés. Son habitat fut donc « extraordinairement situé dans une petite rue malodorante […] peuplé de marins (ceux que Jean Genet a dû admirer) »25, avoue-t-elle dans un entretien à propos de « Pieds nus » à sa consœur Leïla Sebbar26. Cette expérience d’être logée dans un quartier malpropre, périphérique, lui fera toute sa vie sympathiser avec les hors-la-loi, les pieds nus, tel Jean Genet.

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Éric Loret, « « Si franche, Cixous. Le sublime et l’autodérision: entre oui-oui et Homère, les souvenirs d’enfance algérienne de la déesse de la différence sexuelle » (compte-rendu des Rêveries de la femme sauvage, Libération, 3 février 2000, . Consulté le 1er mai 2017. Dominique Le Boucher, Une enfance pour voir l’autre. Une enfance algérienne, Paris, Galli­ mard, 1997. Dossier : Hélène Cixous sur « Pieds nus », . Hélène Cixous, « Pieds nus » dans le collectif Une enfance algérienne, éd. par Leïla Sebbar, Paris, Gallimard, 1999.

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L’école est pour tous deux la deuxième étape dans la marginalisation judéomaghrébine sous l’Empire français. Lieu d’assimilation, elle pousse à l’interrogation aiguë, avoue Memmi dans Le Nomade immobile : L’entrée au lycée coïncidant avec ma première communion, je faisais une double entrée dans le monde : celle dans la communauté [non juive] et celle de l’Occident. C’est grâce au lycée, […] que je deviendrais ce que je serais dorénavant. […] J’y ai appris à mettre en question tout ce qui m’entourait ; le passé où je ne voulais plus vivre, et le futur où je n’étais pas sûr de pouvoir vivre.27 L’enclos lycéen institutionnalise la mise au ban en même temps que la voie de salut hors de la Hara (quartier juif). Elle rend officielle l’ex-communion, là où le voisinage arabe le leur faisait sentir de manière officieuse. C’est un chapitre obligé dans chaque récit d’enfance postcolonial (pensons à la profusion d’exemples antillais, africains, malgaches, etc.). Dans l’enceinte de l’école la différence inassimilable – alors même que tout le programme vise l’assimilation – se manifeste alors même que l’école devient par l’initiation à la littérature la « porte étroite » permettant l’évasion. Cixous était « par erreur dans un lycée sans juives » (RFS 123) et cela lui paraît sur le tard salutaire, puisque loin d’elle la volonté de s’afficher comme une juive pratiquante ou ­laïcisée. Encore faut-il qu’elle soit pleinement acceptée par les lycéennes ­françaises (et leurs mères), ce qui ne va pas de soi. Ces stratifications ethniques et religieuses engendrent « ces défenses, ces rejets, ces portes » et rendent Oran-Alger et l’Algérie entière malades (RFS 123). Après l’école, la camaraderie du fait de son autreté devient pareillement impensable : attirée par Françoise, la jeune Hélène se sent douloureusement coupée d’elle, par la séparation « radicale entre nos maisons » (RFS 122). Cette ségrégation est d’autant plus blessante que la jeune Cixous s’éprend de Françoise, la Française d’Algérie avec qui la mère ne tolère aucun rapprochement. Elle lui interdit toute amitié, tout « accès » : Je suis dans cette position de cage comme dans un rêve et je ne dors plus jamais. Et moi, détaché d’eux et attaché au fil de fer, que suis-je moi-même ? (RFS 77 ; italique dans le texte)

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Albert Memmi, Le Nomade immobile, Paris, Arléa, 2000, p. 42.

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De ce confinement vient son algériance28 et sa destinerrance29, c’est-à-dire que l’écriture tout inspirée des « revenentes » (proche de l’Oulipien Perec30), pose la question de sa destination, et donc de son destinataire31. Il n’en va pas autrement dans l’œuvre et le travail de Memmi qui vit le destin, lui aussi, d’être étranger chez lui : dans le milieu hostile, voire ouvertement antisémite, il perçoit un mal viscéral qui gangrène la société tunisienne : « J’ai vécu le racisme d’une manière quotidienne. […] j’ai appartenu à une communauté indigène et colonisée », confie-t-il à la revue Migrants-Formation en 198332. Cixous se sait et se sent l’éternelle « détachée » : leur être-autre, leur altérité les a orientés vers l’écriture-sauvetage, seule sortie possible hors de l’enclos qu’est le repli sur soi, la haine de soi. Il leur faut sortir de cette « chambre à air » qui risque sinon de devenir « chambre mortuaire »33. Afin de se soustraire au climat suicidaire, tous deux sont de voraces « lisants34 » : Je lisais au Clos-Salembier parce qu’il était absolument impossible de survivre sans livre, […] (RFS 82) La déchirure qu’implique naître et grandir en tant que juif au Maghreb, et la nécessité d’en guérir par le remède qu’est l’écriture, sont communs aux deux auteurs : « Impossible de survivre sans livre », confesse-t-elle (RFS 82), les livres « nous transportent », ensemble avec le Vélo : instruments d’une liberté volée, d’une échappade qui lui donne la « force malgérienne » (RFS 111). Au moment où ils réalisent que grandir en tant que juif en Algérie ou Tunisie signifie une 28 29

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Hélène Cixous, « Mon Algériance », Les Inrockuptibles, no 115, 20 août au 2 septembre 1997, pp. 71-74. À la page 72, elle donne l’origine berbère du patronyme Cixous. Pour Derrida, il s’agit de ce mouvement perpétuel de et dans l’espace qui rend impossible toute inclusion du sujet, son « engloblement » comme son exclusion, précise Évelyne Grossmann. Évelyne Grossmann, « Appartenir, selon Derrida », Rue Descartes, vol. 52, no 2, 2006, pp. 6-15. Georges Perec, Les Revenentes, Paris, Julliard, 1972. Cixous perdit son père à l’âge de dix ans, puis son fils trisomique, les deux prénommés Georges et reposant au cimetière à Alger. In Jacques Derrida, La Carte postale : de Socrate at Freud et au-delà, Paris, Aubier-Flammarion, 1980. Albert Memmi, entretien publié dans Migrants-Formations, no. 57, juin 1984. Memmi en fait la démonstration dans son roman La Statue de sel, préfacé par Albert Camus en 1953 (Paris, Ed. Corréa). Nadia Setti, « Sur-écoute : l’écriture supplémentaire », dans Elizabeth Berglund Hall, Frédérique Chevillot, Eilene Hoft-March et Maribel Penaver Vicea (dir.), Cixous After Cixous /après 2000, Leiden, Brill, 2017, pp. 153-166. Daniel Ferrer, « Cixous : je suis d’abord une lisante », Continents Manuscrits, no. 7, 2015, en ligne. .

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part de douloureuse automutilation, ils survivent grâce aux « rêveries solitaires » (RFS 53, italique dans le texte). Aussi les deux auteurs partagent-ils le désir prégnant de quitter ce quartier impropre35 et avec lui ce pays ingrat (à leur égard). À défaut de se suicider (éventualité plusieurs fois évoquée : « ce malheur appelé suicide involontaire », RFS 15), le sujet judéo-maghrébin s’exilera dans l’écrit : Je partirai, je laisserai toute l’Algérie Clos-Salembier derrière moi, je ne reviendrai plus jamais, même en pensée, tout ce qui existe autour de moi ici, pensais-je en lisant, et dans l’exaltation de la lecture, aura disparu à jamais, je ne souffrirai plus jamais, je n’aurais plus mal aux aveugles, aux Arabes, aux culs-de-jatte, il n’y aura plus trace de chien, ni de lycée, ni de trolley, ni de bidonville, tout sera effacé, emporté, anéanti, pensais-je, mais de temps à autre je pensais le contraire, et parfois j’aimais ce que je haïssais en dépit de moi en dépit de tout. (RFS 79) Au fil du temps, néanmoins, tous deux récupèrent cette partie de leur être ségrégé en se choisissant un animal totémique. 3

Frères humains, Chien et Scorpion

Dans les deux récits, un animal, l’un domestique, l’autre, symbole au contraire du « péril en la demeure » habitent l’enfance. Il s’agit de bêtes mordantes, anxiogènes, bien que le chien est dans l’enfance cixousienne le compagnon fidèle au point de lui donner le rang de personnage. Mais si le Chien Fips fait son entrée (RFS 14), l’animal thériomorphe fait son entrée dès l’incipit. La scène primitive se meuble dans l’ouverture du Scorpion. L’insecte éponyme du titre, qui crève au grand plaisir des spectateurs, pose la blessure au seuil du récit autofictionnel. Cette première incision catalyse l’inspiration et sert de symbole pour la scène primitive, au double sens de violence et de première confrontation à l’irréconciliable autreté qui brise net l’idylle d’un monde et d’une famille (étendue ou non) cohérents, d’un paradis d’enfance. Dans l’un et l’autre cas, ils rappellent le narrateur à sa vulnérabilité mais également à la nécessité de cicatriser la déchirure initiale. Car si la cicatrice ne se guérit pas, on restera

35 Dans Les Damnés de la terre, Fanon avait décrit ce partage de l’espace décidé par le maître, cette topographie coloniale universelle, indiquant la hiérarchie spatiale que Fanon a connue à la Martinique d’abord puis à Alger.

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marquée à vie. Hélène porte des stigmates36, dont une sera donnée paradoxalement par son compagnon et partenaire dans cette vie misérable et malheureuse, portant les mêmes stigmates : J’étais déjà cousue de cicatrices, j’avais déjà la cicatrice du portail, la cicatrice de Fips, la cicatrice du volubilis bleu, la cicatrice de la marelle, chaque fois une violente ouverture du corps […]. (RFS 52) Dans Totem et tabou, Freud maintient que l’orphelin surmonte la mort du père en poursuivant les coupables (imaginaires ou réels) : la mort rend toujours l’âme irascible et avide de vengeance. L’enfant commence tout-à-coup à avoir peur de certains animaux et à fuir le contact et même l’aspect de tous les représentants d’une espèce donnée. On voit alors se reproduire le tableau clinique de la zoophobie, une des affections psycho-névrosiques les plus fréquentes à cet âge et, peut-être, la forme précoce d’une affection de ce genre. La phobie porte en général sur des animaux pour lesquels l’enfant avait témoigné jusqu’alors le plus vif intérêt et elle ne présente aucun rapport avec tel ou tel animal particulier. Le choix des animaux susceptibles de devenir objets de phobies n’est pas très grand dans les villes. Ce sont des chevaux, des chiens, des chats, plus rarement des oiseaux, bien souvent de très petites bêtes comme les scarabées et les papillons. Quelquefois ce sont des animaux que l’enfant ne connaît que par ses livres d’images ou par les contes qu’ils [sic] a entendus ; ils deviennent l’objet de l’angoisse irraisonnée et démesurée qui accompagne ces phobies. On réussit rarement à découvrir l’accident ou l’évènement qui a déterminé cet extraordinaire choix de l’animal, objet de la phobie.  La mort étant le plus grave malheur pouvant frapper l’homme, on pense que les décédés ne peuvent être qu’au plus haut degré mécontents de leur sort. D’après la conception des peuples primitifs, on ne meurt que de mort violente, causée soit par la main de l’homme, soit par un sortilège ; c’est pourquoi la mort rend toujours l’âme irascible et avide de vengeance.37 36 37

Hélène Cixous, « Stigmata or Job the Dog », in Stigmata. Escaping Texts, Londres / New York, Routledge, 1997, pp. 181-194. Sigmund Freud, Totem et tabou. Interprétation psychanalytique de la vie sociale des peuples primitifs (1912), Paris, Gallimard, 1993 pour la traduction française, p. 149. De mauvais esprits poursuivant ceux coupables de mort subite, violente.

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Avec Lévi-Strauss38, le narrateur du récit d’enfance se choisit son animal fétiche, un proche presque pareil. Bien que muet, privé de langage, Fips cristallise les batailles menées par l’adolescent/e. Cixous élit parmi ses doubles animaliers (chats, chiens) Fips qui devient un personnage intégral dans Les Rêveries de la femme sauvage, cyclique dans Le Jour où je n’étais pas là39, textes qui s’enchevêtrent et se rappellent par ailleurs40. Serviteur domestique (protégeant les lieux), fidèle en tout temps, ce chien sert de miroir de soi, bien qu’incapable de langage articulé, comme le rappelle Derrida dans L’Animal que donc je suis41, il reste fidèle à son maître quoi qu’il arrive. Par l’intermédiaire de leur totem respectif, ils symbolisent leur « lutte avec l’ange », soit leur combat avec la mort sous diverses formes et ce, à des moyens différents de leur trajectoire. Compagnon du quotidien, ami indéfectible malgré les hostilités venues de dehors, Fips lui révèle une part immuable d’elle-même : l’animalité, la sauvagerie bestiale, la rage. Elle se rend compte de « l’instinct chien », c’est-à-dire l’obstination à demeurer quoi qu’il arrive, accroché à cet emplacement. Sans qu’elle n’éprouve du remords envers son compagnon qui l’a pourtant blessée, elle s’entend avec son souffre-douleur, comme noué à elle dans un nœud. S’en prenant à ses semblables à peine dissemblables, Fips perturbe l’ordre alors même qu’il ne fait qu’obéir à ses pulsions et instincts innés et acquis : compagnon de l’homme, l’animal est bien plus l’intime de l’humain que le scorpion, bête anxiogène dans toutes les cultures42. Il n’empêche que l’une et l’autre bestiole s’associent à un incident marquant, qui va en quelque sorte servir d’aiguillon et d’épiphanie, permettant de saisir sa propre position au milieu des autres. Un moment de bascule se produit grâce à et avec ce double animalier. Dans Les Rêveries, Fips la blesse dans un sursaut instinctif, la mordant jusqu’à lui déchirer le pied (RFS 80) : De cette morsure je vais mourir, car elle ne me lâche plus elle s’enfonce sans fin et pénètre jusqu’à mon cœur, nous entrons dans l’éternité de la folie, pensai-je, la tête environnée de nuées écarlates. Les dents duraient. Nous étions devenus inséparables. Nous ne bougions plus, attelés à la douleur. La Terre renversée sur le côté. […] Le Chien me fait mal du 38

Claude Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui, Paris, Presses Universitaires de France, 2002. 39 Paris, Galilée, 2000. 40 Marta Segarra, « Hélène Cixous’s Other Animal: the Half-Sunken Dog », New Literary History, vol. 37, no. 1, hiver 2006, pp. 119-134. 41 Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006. 42 Freud, Totem et tabou, op.cit., p. 151.

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mauvais côté, je ne m’élance pas dans les flammes pour le sauver. (RFS 80-81). Chez Memmi, l’intrus (le scorpion a la particularité de s’immiscer dans les lieux et les cachettes et de s’y blottir, invisible) se tue de son dard lorsqu’il est pris d’assaut et qu’il ne voit plus d’autre issue que la mort. Là où le Chien symbolise sa situation de juive encagée, le scorpion qui se donne la mort dans l’incipit saisissant de La Confession imaginaire symbolise dans la culture méditerranéenne et judaïque l’hérétique43 : Il avança d’une saccade, fit volte-face, repartit aussi brusquement, s’arrêta pile. Il n’y avait plus de doute : la chose inouïe était partout, le mur de braises était sans faille. Il s’immobilisa au milieu de ce piège monstrueux, abandonnant toute révolte, cette brusquerie sauvage qui affolait les gens de plaisir. […].  Enfin, l’arme se dressa lentement, immense, accaparant tout l’équilibre du corps, tous les regards sur cet étrange monument cuirassé […] terminé par la lame courbe, acérée, atroce. Et tout à coup […] l’arme avait frappé la tête. (S 11) Or, cette croyance du scorpion symbole d’hérésie est aussitôt démentie : quelques paragraphes plus loin dans cette « ouverture » magistrale de l’autofiction, le narrateur nous détrompe. Ce jeu sadique de l’immolation n’est qu’une mise en scène, puisque le narrateur rompt le fil narratif et fait remarquer que : Bon, seulement, c’est faux : les scorpions ne se suicident pas. C’est une légende qui traîne dans les cafés maures et les histoires des femmes. (S 12, italique dans le texte) Au lieu de nous imprégner de la mimésis, le narrateur nous dessille les yeux : l’holocauste de la bestiole haïe pour son venin est un divertissement pour grands et petits, fidèles et infidèles. La « lit-té-ra-ture » (le mot est tronqué) 43

Claudine Sagaert, « L’utilisation des préjuges esthétiques comme redoutable outil de stigmatisation du juif. La question de l’apparence dans les écrits antisémites du XIX e siècle à la première moitié du XX e siècle », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 7, n° 4, 2013, pp. 971-992. . Marcel Bulard, « Le scorpion symbole du peuple juif dans l’art à la fin du Moyen Âge », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, no 1, 1934, pp. 31-32. Consultés le 2 mai 2018.

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s’affiche comme un jeu de ratages et de reprises, de retours et de rectifications aussi. Le narrateur fait semblant de raconter un récit truffé de folklore, mais finalement il n’en est rien : ici avec un ingrédient que le narrateur dédaigne quelque peu, et qui concerne l’oralité et l’oraliture maghrébines (légendes, histoires des femmes, histoires des Maures comme pour mieux s’en démarquer). Il l’a orchestré pour marquer dûment son « entrée en matière » ! Voulant satisfaire notre avidité sadique de tueries et de morts rituelles (pensons à l’arène avec des taureaux et la tauromachie, très bien analysée par Michel Leiris44), il a obtenu un effet agrandissant qu’il met aussitôt à plat comme pour mieux convaincre le lecteur de l’extrême pouvoir qu’il détient. Agrandi par le jeu des ombres (S 11-12), le scorpion devient un monstre effrayant, dragon à la queue énorme qui dévoile en tout spectateur son désir de mort tapi au fond de lui. Le spectacle réactualise la hantise de l’Autre mis à mort par la foule assoiffée de sang : « mythe négatif du juif » que Memmi avait déjà commenté dans Portrait d’un Juif45. Scène primaire et primordiale, la mise à mort presque rituelle garantit que chacun des spectateurs et par conséquent potentiels narrateurs, sorte transi de l’histoire. Entre transi et « transcrit », la différence est minime : l’auteur-scribe se fera un devoir d’organiser son « autodafé » autour du moment déclencheur. Dans son recueillement autobiographique, il déroule ensuite moins ses propres souvenirs que ceux d’Émile dont les notes laissées dans la cave lui ont été remises par son mari : « en dépouillant ces papiers, [n]ous ne 44

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Leiris juge la qualité d’une écriture à la capacité de l’écrivain à se mettre lui-même en danger, à faire de l’œuvre un acte : « Toutefois, il y a pour le torero menace réelle de mort, ce qui n’existera jamais pour l’artiste, sinon de manière extérieure à son art (ainsi, pendant l’occupation allemande, la littérature clandestine, qui certes impliquait un danger mais dans la mesure où elle s’intégrait à une lutte beaucoup plus générale et, somme toute, indépendamment de l’écriture elle-même). Suis-je donc fondé à maintenir la comparaison et à regarder comme valable mon essai d’introduire « ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire » (p. 14) ? Le fait d’écrire peut-il jamais entraîner pour celui qui en fait profession un danger qui, pour n’être pas mortel, soit du moins positif ? » Il termine ainsi ce texte de 1945-1946 : « Je suis bien loin, certes, de cette corne authentique de la guerre dont je ne vois, en des maisons abattues, que les moins sinistres effets. [...] Il resterait, néanmoins, cet engagement essentiel qu’on est en droit d’exiger de l’écrivain, celui qui découle de la nature même de son art : ne pas mésuser du langage et faire par conséquent en sorte que sa parole, de quelque manière qu’il s’y prenne pour la transcrire sur le papier, soit toujours vérité. Il resterait qu’il lui faut, se situant sur le plan intellectuel ou passionnel, apporter des pièces à conviction au procès de notre actuel système de valeurs et peser, de tout le poids dont il est si souvent oppressé, dans le sens de l’affranchissement de tous les hommes, faute de quoi nul ne saurait parvenir à son affranchissement particulier. » Michel Leiris, De la littérature considérée comme une tauromachie, 1939, in L’Âge d’homme, Paris, Gallimard, 1946, pp. 9-22. Op. cit., p. 92.

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cherchons pas la même chose, l’éditeur et moi » (S 13). Nous assistons moins à la fidèle relation d’Albert Memmi détricotant son enfance tunisienne, que celle qui lui a été léguée par un proche. Mais la scène est encore là, me semble-t-il, pour rappeler l’acte de naissance du juif, à savoir la circoncision : l’être-juif se découvre brusquement, au moyen d’une incision dans la chair même, marqué comme l’Autre, le juif. Dans Circonfession46, Derrida l’appelle à juste titre ce stigmate enfoui au tréfonds de l’être. Dans son deuxième roman, Ajar (1955), Memmi fait du rituel de la circoncision du nouveau-né la première discorde entre les époux et par ricochet entre leurs familles respectives : jeune Alsacienne, chrétienne blonde aux yeux bleus, elle refuse ce rite de passage qui scelle l’alliance juive. L’irréductible différence entre le père et son fils, les nombreux malentendus entre les familles de chacun ruinent peu à peu leur couple47. L’enfant juif dans un couple mixte demeurerait le non-assimilable, l’inassimilable. Dans La Statue de sel, le protagoniste est tiraillé entre la triple identité fragmentaire (juif, français, berbère) et sent l’agressivité monter chaque fois que quelqu’un lui parle de son identité : « Quand on me parle de moi, a priori, je me sens agressé, mon poil hérisse, et j’ai envie de mordre48. » Ces propos sont conformes à la bête qui, au Moyen Age chrétien, symbolisait la félonie et la perfidie juives. L’iconographie représente cette haine de soi (« Selbst­hasse ») que maint juif confesse avoir éprouvé à des instants précis de sa vie49 aux prises avec l’ultra-orthodoxie s’est auto-immunisée : tel le poison du scorpion, cette irritation peut lui envenimer la vie, si bien que François Lyotard, sans qu’il ne soit juif lui-même, propose d’enlever la majuscule à « Juif »50 afin de laïciser la société française et de déségréger le monde. Dans le puissant début de la narration memmienne, la bestiole tient le premier rôle dans une scène fatidique : l’incipit du Scorpion joue sur la fascination qui émane de la bête sauvage qui, capturée et menacée, choisit de se porter le coup fatal : entre autodafé (peine imposée aux juifs de la péninsule ibérique sous l’inquisition) et l’« autofiction », la Confession imaginaire développe l’idée de la nécessaire amputation d’une partie de soi si on veut « s’en sortir » : la 46 47 48 49

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Jacques Derrida, Circonfession, Paris, Galilée, 1996. Albert Memmi, Ajar, Paris, Corrêa, 1955. Réédition Paris, Ceres édition 2012, pp. 98-99 : « Si je ne donnais pas son nom à son petit-fils circoncis, comme j’avais reçu celui de mon grand-père, j’éteindrais cette survivance, j’étoufferais l’écho. » Albert Memmi, La Statue de sel, op.cit., p. 108. Claude Lanzmann indique deux moments de haute trahison envers sa propre mère (au nez busqué) et de ses camarades résistants, dans ses mémoires, Le Lièvre de Patagonie, Paris, Gallimard, 2012. Kathleen Gyssels, sous presse avec Marc Quaghebeur, Résilience dans les littératures francophones, Peter Lang, 2021. François Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1983.

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morsure doit absolument être surmontée, le venin extrait et donc le pays abandonné51. La scène captivante est toutefois aussitôt démontée et démystifiée : le narrateur précise notamment qu’il s’agit d’une légende. Que la narration soit irriguée de plusieurs sources, souvent contradictoires, est un trait postmoderne : le récit d’enfance refuse d’être complaisant avec ces clichés sur l’oralité et le narrateur se refuse d’être celui qui, pris de court, ceint de flammes, se décide à se darder, soit à se piquer pour que mort s’ensuive. Sa délivrance, il la trouvera dans la destinerrance : sa résistance à l’auto-immolation, il la puisera dans la désaffiliation et l’éloignement du cercle de haineux. De même, la narratrice des Rêveries a « le Chien gravé dans la membrane de sa mémoire » (RFS 73). Qu’elle faille succomber à la guerre des sexes, à l’attaque frontale contre les juives au Lycée, ou encore à l’accumulation de -ismes (antisémitisme et racisme, anti-veuvisme [RFS 43]), l’écriture chaque fois lui sert d’antidote, d’anticorps. Chez l’auteur de La Statue de sel et d’Ajar, les assistants de la scène se délectent tout en redoutant l’instant où la bête s’immobilise, l’arme dressée « immense, accaparant tout l’équilibre du corps » et puis : l’arme avait frappé la tête ! (S 11) Là-dessus, le narrateur s’empresse de rectifier aussitôt le tir : Seulement, c’est faux : les scorpions ne se suicident pas. C’est une légende qui traine dans les cafés maures et les histoires de femmes. […] le DESESPOIR ReVEUR DU SCORPION ! le scorpion RAMeNE A LUI-MEME ! (S 12) Précisant, en italique, qu’il s’agit d’une légende, le narrateur démystifie aussitôt son jeu, car la littérature agit comme l’ombre : elle agrandit les détails. Associant les versions arabes (« maures ») et féminines (« histoires de femmes »), le narrateur inconnu encore feint de souscrire à ces versions fantasques d’un réel surprenant, de faits dérangeants ou décapants. Il n’empêche que l’image forte atteint tout de suite son effet sensationnel : le lecteur se plaît à assister à ce moment de suspens. En effet, il s’agit d’une scène d’autant plus captivante 51

Albert Memmi, Testament insolent, Paris, Odile Jacob, 2009, p. 107 ; il revient sur la féminité rayonnante. « négation de la féminité » et sur la laïcité (opposant Levinas à Jankelevitch), p. 241. Dans L’Homme dominé, son chapitre sur la femme reprend des commentaires sur Le Deuxième Sexe de Simone De Beauvoir (n’acceptant aucunement le droit à l’avortement). Au lieu de se pencher sur la condition de la femme arabe, Memmi se résume à cerner leurs « manques et fragilités » comme pour les autres dominés.

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que l’image est déformée, agrandie, donc spectaculaire par l’ombre du dard projetée sur le mur de la kasbah. Par conséquent, le narrateur attire l’attention sur sa totale liberté de forcer le trait, d’agrandir le détail, et même de désinformer comme bon lui semble. Le narrateur (et son double, l’auteur), dès le seuil du texte, nous met en garde contre cette, et d’autres, mystifications. Cette liberté de mener en bateau le narrateur à la page initiale du roman revient à la toute fin du récit lorsque, au dernier chapitre, intitulé « L’abcès » (S 256-66), le narrateur semble crever l’abcès de sa propre imagination débordante. De fait, il insiste sur le fait que le scorpion n’est pas mort, bien qu’on ait voulu le croire. Autrement dit, le narrateur bat en brèche une légende, instrumentalisée pour alimenter la haine entre juifs et Arabes, alors que sémites, ils sont frères et que la haine séculaire est une fable montée par les leaders spirituels respectifs (musulmans et chrétiens) à l’égard des juifs. Ce truchement arrange les dirigeants du pays et le colon français puisqu’elle hypothèque l’unité et donc la résistance à l’Empire français. Qui plus est, la guerre dans ces contrées orientales sème par ricochet l’islamophobie et l’antisémitisme, un double poison tant dans les pays concernés qu’en diaspora. Cette fable d’enfance se ramifie donc, comme sous la plume cixousienne, dans le politique. S’évadant de leurs pays, les membres poursuivis se retrouvent face-à-face avec le vieil ennemi dans la France de leur exil et dans le pays-hôte de leur choix. Avec la globalisation les inimitiés se sont exportées à l’échelle de la planète. Par la diaspora, la République française et l’Europe entière connaissent ses vagues d’islamophobie et d’antisémitisme, de recrudescence des intolérances religieuse. Comme dans d’autres récits d’enfance postcoloniaux, la fin de ce malaise identitaire, de la crise d’adolescence aussi, de cette difficile mue de l’enfant chrysalide qui grandit à force de coups, coïncide avec le départ du pays natal pour un pays-hôte, la « métropole »52. Chez Cixous, l’enclos l’enferme et l’étouffe, de même que le chien s’ennuie dans sa cage, tourne en rond : l’animal est son double, ses angoisses et ses questions, la narratrice les projette sur le fidèle chien de garde. Cixous opte pour le ton dubitatif et démêle le puzzle d’identités entre-choquantes : est-ce que je suis juif, se demandait Le Chien, et arabe, et chien, ami, frère, ennemi, papa […] (RFS 77) Même scénario que celui qui caractérise tant de colonisés qui végètent, coupés de toutes ambitions, résignés. Le sauvetage résiderait-il dans l’assimilation, politique française imposée à l’ère de la décolonisation? Le modèle s’impose à 52

Le prix Nobel 2001 par exemple quitta Trinidad pour « Oxbridge ». V.S. Naipaul, Miguel Street, Londres, A. Deutch, 1959.

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l’un et à l’autre53. La jeune « rêveuse » reste une « sauvage » aux yeux des mères françaises qui protègent leurs filles de son influence. Dans Le Scorpion, tout rentre dans l’ordre avec le départ de ce pays où la cohabitation pose et posera problème. Quitter la Tunisie revient à tuer cette part en lui, à rompre avec le cordon ombilical. Sur le pont du bateau de la Compagnie Générale Transatlantique le voyageur devient l’écrivain qui donne « au moindre fait un écho, un retentissement » (S 13). Memmi incorpore de nombreuses réflexions métalittéraires qui brouillent fait et fiction, légende et invention : très critique envers la part de vérité et la véridicité qui s’emmêlent selon le plaisir de l’auteur, il commente « cette manie de donner au moindre fait un écho, un retentissement moins clair que le fait lui-même… Mais c’est peut-être cela la lit-té-ra-ture ? » (S 13, italique dans l’original). L’écriture ne tient qu’à cette douloureuse analyse de soi, doublée d’une mission familiale : par la mise en abyme, l’on apprend que le narrateur a perdu son beau-frère et que la veuve de celui-ci l’a chargé de « désencaver » l’histoire insue, en mettant de l’ordre dans ses feuilles (S 13). En d’autres mots, ce qu’on vient de lire n’est pas tellement son histoire à lui (ce serait bien trop égocentrique, voire européocentriste), mais celle, héritée et hérétique, d’un renégat, de quelqu’un qui ne s’en est pas « sorti ». Dès lors, il s’agit bien d’une confession imaginaire donc ce récit qu’on vient de lire. C’est le topos du manuscrit trouvé, attesté dans de nombreux romans (L’Enfant de sable avec le Journal d’Ahmed54). Finalement l’on apprend par ce « Portrait de l’artiste en J.H. », une allusion à The Portrait of the Artist as a Young Man, que le narrateur ne veut devenir ni artisan, ni ophtalmologue, mais écrivain. Plutôt de corriger la vue et donc la vision, le regard qu’un individu pose sur l’entour, le nomade s’injecte l’antidote par lequel accéder au paradis. Il emmêle le romanesque et l’autofiction, son cahier de notes et le « reste » : Comment départager ce qui appartient au roman, au Journal et au reste ? (S 14) Raconter l’enfance juive-tunisienne ne sera ni linéaire, ni rectiligne, ni homogène (différentes traditions littéraires et différents matériaux s’y assemblent). Dans la matérialité de ce texte, la coupure de presse (juive) et l’inscription calligraphique des sourates55 décorent le manuscrit, comme au Moyen Age où 53 54 55

Comme dans L’Amant de Marguerite Duras, Paris, Minuit, 1983. Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1983. La sourate 27 : « Y a-t-il un dieu à côté de Dieu ? » question répondue par l’oncle Makhlouf qui instruit Imilio : « Il n’y a qu’un seul Dieu mais l’on peut réagir à son appel de diverses façons. » Sur la couverture de l’édition Folio, on reconnaît le conteur en même temps que le sage qui enseigne les Livres à Imilio.

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des manuscrits s’illuminaient par des lettres dorées, des majuscules coloriées avec des dessins. Le texte de Memmi devient inter-artistique, autre souci permanent chez l’auteure Cixous, travaillant avec des peintres (Pierre Alechinski) et des photographes ou travaillant sur des peintres comme Luc Tuymans, Adel Abdessemed, collaborant avec des plasticiennes et photographes comme l’Américaine Alexandra Grant, sur la graphie et la calligraphie. Pour sa part, Memmi rêve lui aussi d’une « œuvre totale », du moins dans l’édition originale du Scorpion : l’art calligraphique millénaire y est à l’honneur avec des belles sourates, une coupure d’un journal tunisien en caractères arabes, et une main de Fatima. Sous son apparence plus « classique », le récit memmien embrasse toutefois trois niveaux d’exégèse juive, interconnectés ; différents intertextes puisés à différentes sources calligraphient de ce fait une vie « éparse », composite, à envergure tant poétique que prosaïque, religieuse que laïque. L’embarras d’être de nulle part et de ce fait à-part pointe dans la découverte d’être finalement une inter-dite. De la même façon, Imilio décrypte l’entreprise rédactionnelle comme un truchement partiel et partial à souhait : A quoi joues-tu maintenant, Imilio ? Vas-tu intervenir dans Le Scorpion ? […] Pourquoi les écrivains scotomisaient une partie de la vie ? la salive […] le sang […] ? pourquoi ne jamais décrire le sang ? Quel champ immense oublié dans la littérature. (S 85) Bien que pareil passage laisse augurer la « détabouisation » du féminin, Memmi échoue à parler pour et par la femme. Dans L’Homme dominé56, il ne comprend pas la décision qu’est celle de de Beauvoir de sacrifier la maternité pour parfaire une carrière de philosophe et d’écrivaine. C’est là une différence générationnelle sans doute. Memmi, de dix-sept ans l’aîné de Cixous, s’est confiné à la question du multiculturalisme et de l’intolérance religieuse dans les sociétés modernes, pendant que Cixous s’est branchée à de nouveaux champs de savoir (études du genre, études féministes). L’indistinction homme/femme s’entame dès l’enfance : ce que lui apprend la mésaventure avec la fameuse bicyclette de femme, cadeau empoisonné selon le fils qui rougit et s’en trouve comme émasculé, est significatif à cet égard. L’enfance, là encore, aura été le terrain de cette expérience discriminatoire : les enfants lui lancent une caisse dans les roues, car une fille ne se déplace pas à bicyclette dans l’Oran d’alors. Jamais son frère, offensé et humilié, ne pardonne à la mère de lui avoir offert un objet incongru, castrateur presque : 56

Albert Memmi, L’Homme dominé, Gallimard, 1968, chapitre « La femme » où il commente Le Deuxième Sexe. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 1954.

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– Offrir un vélo de fille à son fils, crie mon frère, c’est un crime. Et à mon avis, crie-t-il, un crime définitif. […] Et pourquoi pas une robe alors, s’écriet-il, et à ces mots des pleurs acides s’élancent de ses cils. ― [Notre mère] m’ampute, et elle [ma vie] est amputée. (RFS 35). Qu’une mère émascule ainsi son propre fils est inconcevable, alors que la narratrice savoure l’émancipation au prix d’une ex-communion. 4

Ex-communion et Impasse

Dans leurs enfances respectives, Cixous et Memmi qui ont pu se croiser à Paris, comme si « entre eux règne l’impasse »57, partagent avec Derrida (et les juifs égyptiens Edmond Jabès et Tobie Nathan par exemple) l’interstice et l’exil tant intérieur qu’extérieur ; à part l’épisode avec les deux pigeons qu’apporte la mère chez le rabbin pour les faire tuer rituellement, l’on en apprend peu sur le judaïsme dans Les Rêveries. Que Cixous ait choisi la scène où l’animal prêt à être sacrifié échappe de peu au couteau rabbinique, suggère son aversion pour ces pratiques : l’un s’envole, et l’autre doit sur le coup être relâché, selon la tradition (RFS 142). Il est clair aussi que Memmi préserve plus que Cixous l’attache religieuse, face à laquelle elle se montre plutôt indifférente. Le religieux (par affinité ou vécu) dans le contexte arabe empiète sur l’adhésion à la pleine citoyenneté. Dans Le Scorpion, le narrateur se complaît à rappeler l’origine du patronyme, Memmi, et les différentes strates confessionnelles qui sont venues se greffer sur ce nom de famille. Par les aléas de l’Histoire, précise Memmi, une branche chrétienne est attestée avant l’ère chrétienne ; de même, parmi les Memmi, une branche musulmane et une branche juive se sont disséminées à travers l’Afrique du Nord. Cette dernière est restée « au demeurant peu fécond[e] : sept familles en tout aujourd’hui et pour tout le pays » (S 29). Son arbre généalogique58 est rhizomatique, avec des branchements latéraux pour 57 58

Bruno Chaouat, « Impasse : entre Albert Memmi et Jacques Derrida », Le Coq-Héron, no 184, 2006, pp. 88-99. Pour la branche chrétienne, Memmi se pose la question si Silvio Memmi, le neveu de Lippio Memmi, un de ses aïeux s’est converti à l’islam : « A-t-il abjuré le christianisme ? C’est probable, puisqu’on ne trouve pas trace, dans nos pays, de Memmi chrétiens […] tous les Memmi sans exception étaient Africains ? […] ils descendaient du peintre livournais. J‘étais amusé, comme tout le monde, à constater des cheveux blonds vénitien, des yeux bleus ou verts, chez tel ou tel de mes neveux ou nièces, au milieu d’une assemblée d’yeux et de cheveux parfaitement noirs. » (S 33). Marcel Bénabou m’apprend toutefois que « memmi » veut dire « l’aveugle », ce qui décoiffe l’auteur qui divise feu les adeptes de l’OuLiPo, lesquels le trouvent bien rigide et finalement très peu original. Dans L’Étoile du

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visualiser les descendants d’un même couple et horizontaux, verticaux et « coupés ». Du côté cixousien, la narratrice parle d’une structure tentaculaire qui la rend de plus en plus « la Fugitive »59 : « du besoin de l’Algérie, de la réalité intérieure de ce pays qui était notre pays natal et pas du tout nôtre, de la chair, de l’habitat, de l’arabité de l’arabitude, du trésor plein de trésors auquel nous n’avions pas accès » (RFS 57). Quant à la religion, elle pèse moins lourd pour les deux irréligieux qui s’entourent d’ailleurs de frères d’âmes. Un passage dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem60  est hautement révélateur à cet égard : Qu’est-ce qu’un Jeune Saint Juif ? S’agissant de Jacques Derrida, l’inventeur de la différance, le poète de la danse de l’écrit avec l’ouïe, ouïe si souvent inouïe, on aura bien entendu, par homophonie, que ce portrait est en douce celui d’un jeune sainjuif, je veux dire un singe juif, s’il y en a, et pourquoi n’y aurait-il pas de singe saint ou de saint singe ? Et pas paronomase on aura eu raison de voir se glisser, parmi ces saints Je, la silhouette fulgurante de Saint-Just, figure de l’exigence révolutionnaire, et signifiant (du) rebelle à toute limite :  Mais tout aura commencé en 1930 par J, par Juif, le mot juif en français au sein de la langue française. Qu’est-ce que ça veut dire « juif » ? Qui peut dire, sans tremblement, de langue et de pensée, « je suis juif » ? Oh! cette phrase et ce verbe être au présent, toujours au présent.61 Sans conduire à une suridentification du juif ni à son contraire, un insignifiant si bien qu’il leur semble légitime d’enlever la majuscule62, Memmi et Cixous garderont la trace juive comme une balise culturelle, transgénérationnelle qui

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matin, A. Schwarz-Bart remarque que tous les phénotypes se sont brassés dans cette région méditerranéenne. André Schwarz-Bart, L’Etoile du matin, Paris, Seuil, 2009, avec une Introduction de Simone Schwarz-Bart. L’imprimerie juive célèbre, Urzan père, 40, rue des Maltais existe encore. Spécialisée dans les « feuilles de l’accouchée », elle vend des affiches qui devaient éloigner le mauvais œil de la maman qui accouchait. Ces affiches représentent des poissons, des porte-clefs, des mains de Fat(i)ma(h), appelée aussi Hamse­­kah (et la feuille Kindbettzettel ou en yiddish : Kimpetsell). Marcy Brink-Danan, « Anthropological Perspectives on Judaism: A Comparative Review », Religion Compass, vol. 2, no 4, 2008, pp. 674-688. Mireille Calle-Gruber, « La fugitive » dans « Algérie à plus d’une langue », Études littéraires, vol. 33, no 3, automne 2001, pp. 76-81. Cixous complète la longue série d’auteurs qui ont fait contre un retour aux sources, souvent avec beaucoup de ressentiment : Marianne Hirsch, Henri Raczimow, Rachel Ertel, Régine Robin, etc. Hélène Cixous, Portrait de Jacques Derrida en jeune saint juif, op. cit. Jean-Luc Nancy, « Avertissement », dans Jacques Derrida, Le Dernier des Juifs, Paris, Galilée, 2014, p. 11.

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les relie aux ancêtres malmenés, lancés sur les chemins de l’exil, voire assassinés. Memmi va jusqu’à les retracer loin dans le temps, jusqu’aux premiers siècles de notre ère, c’est-à-dire à l’empire romain. Les sédiments religieux accumulés dans la fabrique de leur identité respective sont devenus des marqueurs culturels. Si tous deux réclament le pays judéo-arabe et ex-colonie française comme pays d’origine, sans pouvoir l’appeler « patrie », ils sont toutefois d’infatigables archivistes pour ce qui est du passé intangible, des mémoires des petites gens. Patronymane, Memmi cherche avidement les plus lointains branchements entre juifs et romains, entre Arabes et Français. Fier d’avoir identifié une branche musulmane et une branche juive, il remarque toutefois que cette dernière resta « au demeurant peu fécond[e] : sept familles en tout aujourd’hui et pour tout le pays » (S 29), compte-t-il dans son arbre généalogique63. Du côté cixousien, l’obsession patronymique pointe dans Photos de racines, dans la mesure qu’elle scrute cette origine du côté maternel, pendant qu’elle rappelle l’origine berbère de Cixous. Memmi, en revanche, se montre féru de science numismatique et fier d’un patronyme inscrit sur des pièces de monnaie retrouvées dans des fouilles romaines datant du temps ante-colonial. Dès lors, Le Scorpion retrace l’origine de sa famille en la rattachant à l’époque romaine et de la colonisation en Afrique du Nord : intuition : J’ai toujours été persuadé […] que nous sommes originaires du cœur de cette contrée. (S 24) Venus du centre, les Memmi ont atterri à Tunis. Né dans la cité phocéenne, il s’est trouvé en marge, perception aiguë par l’emplacement de la maison familiale, par les « quartiers juifs » localisés dans une circonscription bien délimitée. Il s’est senti dans un « cul de sac de soi-même », dans une impasse géo-temporelle. Butant contre des formes d’antisémitisme au quotidien, ensemble avec les nombreuses manifestations de sexisme dans une société musulmane, Les Rêveries de la femme sauvage (RFS 43) également donne la mesure de ce double emprisonnement. À la différence de Cixous, Memmi s’achoppe sur le genre. Là où l’insubordination féminine raviva le sentiment d’insécurité

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Des « branches s’étaient rejointes et mêlées à nouveau » (S 33). Dans Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs (Paris, Payot, 1990), J. L. Amselle rejette l’idée d’une pureté « raciale », même en Afrique précoloniale. L’éloge de la mixité caribéenne est de ce fait un mythe, car les différentes populations qui sont venus s’établir aux Amériques sont déjà elles-mêmes mixtes. Marcy Brink-Danan « Anthropological Perspectives on Judaism: A Comparative Review », Religion Compass, vol. 2, no 4, 2008, pp. 674688.

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et de déracinement chez Cixous64, les nombreuses grossesses et le proxénétisme (RFS 104), la servitude des bonnes et le rôle de nourrices violentant la narratrice, l’intersectionnalité reste un blanc dans la galerie des « dominés » chez Memmi65. 5

Conclusion : intersectionnalités forcloses

Retournant à leurs origines, creusant les épisodes-clefs de leurs enfances respectives, Cixous et Memmi se sont découverts des colons qui se refusent, qui se fardent et se dardent… et qui ont été obligés de se couper de ce lieu d’origine périlleux au point de tourner le dos au pays natal. Que ce soit sous l’image du scorpion ou du chien, tous deux ont extirpé une partie de ce venin qui a nom « Algériance » ou « le mal de Tunisie », respectivement. De l’« alliance » juive qui leur semblait envenimer la vie sur place, ils ne revendiqueront l’aptitude à voir ailleurs, à penser plus loin. Pour avoir tous deux souffert les contre-coups des classifications socio-ethnique, religieuses et généalogiques, Memmi et Cixous ont de ce fait acéré leur regard critique à l’égard de l’identité à racine unique : l’identité-rhizome, l’identité multiple et transculturelle. Installés à Paris, tous deux ont fait carrière dans des universités parisiennes66 et innové

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Memmi restera sourd quant à l’émancipation de la femme colonisée dans L’Homme dominé. Scrutant Le Deuxième Sexe de de Beauvoir, il n’arrive à comprendre sa revendication de l’avortement. Cixous, bien qu’elle rejette ce titre beauvoirien, a des longueurs d’avance, ayant vécu dans la chair l’expérience de mère et d’aimante, de mère éprouvée par l’enfant stigmatisé en mort en bas âge (Le Jour où je n’étais pas là, op.cit.) son témoignage sur la mort de son fils trisomique), et le désir pour le même genre, sans être pour autant lesbienne. Incompréhensible. De surcroît, dans L’Homme dominé, l’Africaine et l’Algérienne reste hors de sa focale. Autrement dit, Memmi semble quelque peu envenimé dans le désir mimétique de couples d’intellectuels où la femme, malgré tout, reste ancillaire ; il donne d’autres exemples (Elsa Triolet et Louis Aragon, et Richard Wright dont la seconde femme, juive polonaise, Ellen Poplar, reste à l’écart). Par « intersectionnalité », les féministes et spécialistes du queer entendent l’emmêlement et l’intersection de plusieurs facteurs conduisant ou intensifiant le malaise identitaire ou la mésaventure postcoloniale. Kimberlé Crenshaw-Williams, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre, art. cit. Penseurs anti-establishment, antisystème, ils se méfient des systèmes et des pouvoirs : Paris 8 est son université, Poétique sa revue (cofondée avec Todorov et Genette, pendant que Memmi s’est déclaré déçu de l’éducation parisienne dans Ajar (Paris, Gallimard, 1984 ; Le Nomade immobile, Paris, Arléa, 2000). Lire à ce propos Azucena Macho Vargas et Ana Soler, « Analyse des espaces dans les romans memmiens », MLN, 127 (2012) : 909-923.

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des curricula eurocentristes67. Fugitifs et stroboscopiques68, « insolents » et hérétiques, les récits cixousiens et memmiens, malgré l’apparent conciliabule qui règne dans la critique académique les concernant, se parlent par le désir partagé d’en finir avec les tabous et stigmas entourant l’origine juive. Bibliographie Amselle, Jean-Loup, Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot, 1990. Beauvoir, Simone de, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 1954. Ben Jelloun, Tahar, L’Enfant de sable, Paris, Seuil, 1983. Bhabha, Homi K., The Location of Culture, Londres-New York, Routledge, 1993. Brink-Danan, Marcy, « Anthropological Perspectives on Judaism: A Comparative Review », Religion Compass, vol. 2, no 4, 2008, pp. 674-688. Bulard, Marcel, « Le scorpion, symbole du peuple juif dans l’art à la fin du Moyen Âge », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, no 1, 1934, pp. 31-32. Butler, Judith, « Comprendre plutôt que classer », Le Monde, 1 octobre 2011, pp. 4-5. Calle-Gruber, Mireille, « La fugitive », dans idem (éd.), « Algérie à plus d’une langue », Études littéraires, vol. 33, no 3, automne 2001, pp. 76-81. Chaouat, Bruno, « Impasse : entre Albert Memmi et Jacques Derrida », Le Coq-Héron, no 184, 2006, pp. 88-99. Cheyette, Bryan, « On Being Ill/Disciplined », Wasafiri, 1 mars 2009. Cixous, Hélène, « Stigmata or Job the Dog, in Stigmata. Escaping Texts, Londres / New York, Routledge, 1997, pp. 181-194. Cixous, Hélène, « Mon Algériance », Les Inrockuptibles, no 115, 20 août au 2 septembre 1997, pp. 71-74. Cixous, Hélène, « Pieds nus », dans Leïla Sebbar (éd.), Une enfance algérienne, Paris, Gallimard, 1999. Cixous, Hélène, Les Rêveries de la femme sauvage. Scènes primitives, Paris, Galilée, 2000. 67

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« Ma vraie désillusion, cependant, […] ce fut la Sorbonne : il y eut maldonne complète. Mes condisciples venaient se livrer à des travaux pratiques, parfaire un métier et acquérir un titre professionnel. Je n’aurais pas pu dire en clair ce que je cherchais. En tout cas, j’y subis une défaite décisive : la ruine de l’image que je m’étais faite de la philosophie » (S 90). L’auteure de Neutre et de Dedans ferait entrer « différents thèmes en connexion, et les mots forment des figures variables, suivant les vitesses précipitées de lecture et d’association. » Gilles Deleuze, « Hélène Cixous ou l’écriture stroboscopique », L’Île déserte, Paris, Minuit, 2003, p. 321.

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Motjuif et maujuif chez Hélène Cixous

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Chapitre 4

Motjuif et maujuif chez Hélène Cixous Maxime Decout Résumé La judéité dans l’œuvre d’Hélène Cixous est soumise à une pluralisation permanente. Coupée de tout héritage culturel ou religieux qui lui donnerait un contenu concret, elle est une « différance » qui passe par un rapport aux langues et à la lettre. Le mot « juif », dès qu’il surgit dans les textes, engendre de manière signifiante une perturbation du langage, imposant paronomases, déplacements de lettres ou mots valises, qui signalent tant les coupures, les divisions que le nomadisme. Mais, du « motjuif » au « maujuif » (Si près), l’œuvre n’oublie jamais une dimension plus concrète et incarnée de cette judéité qui se définit par sa composante historique liée aux persécutions.

Liée tant aux origines algériennes qu’aux origines allemandes, tant au côté séfarade qu’au côté ashkénaze, tant au père qu’à la mère, la judéité, ou plutôt les judéités, chez Hélène Cixous, affichent leur caractère résolument pluriel, mouvant et instable. Elles ne cessent de faire irruption dans les textes, le plus souvent fugitivement mais de manière plus appuyée depuis les années 90, et s’expriment, un peu comme chez Derrida, selon deux modalités complémentaires : une logique de l’indéchiffrable et de la non identité à soi, et une logique de la blessure. Privée d’héritage culturel ou religieux, la judéité chez Cixous ne peut se penser comme un savoir, en lien avec les traditions du judaïsme, ou une assise, en rapport avec un territoire. Elle est d’abord une origine nomade, déterritorialisée, une « différance »1 et une « destinerrance »2, une véritable question qui bouleverse aussi le rapport aux langues et à la lettre. C’est l’évolution de ces modalités d’apparition de la judéité et de ses enjeux qu’il s’agit ici de retracer3.

1 Voir Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967. 2 Hélène Cixous, Si près, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2007, p. 28. Désormais SP. 3 Pour une autre approche de cette question, voir entre autres Jeannelle Laillou Savona, « Retour aux sources : Algérie et judéité dans l’œuvre d’Hélène Cixous », Études littéraires, n° 333, 2001, pp. 95–108.

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2019 | doi:10.1163/9789004417335_006

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Decout

Le tohu-bohu des signifiants

La plupart des rappels de l’enfance, en particulier en Algérie, soulignent que la judéité est indissociable de sa dimension historique et de son lien à l’antisémitisme. Ainsi des lois de Vichy appliquées en Algérie et qui contraignent le père à arrêter sa pratique de la médecine, ainsi de cette année 1940, date fatidique qui marque le commencement des catastrophes4, ainsi de la place de la jeune fille et de ses parents dans une société algérienne constituée de classes étanches. Dès le départ, l’Algérie n’est pas une terre d’intégration et d’accueil. Elle est un pays qui reste un dehors, qui dérègle les rapports de l’exclusion et de l’inclusion. « Mon exalgériance natale fatale […], c’est mon retrait originaire » (SP 123), affirme Hélène Cixous. « Lorsque l’on ne peut pas être autrement que du côté de l’autre côté, on n’a pas d’autre côté que l’autre côté » (SP 124) : là se tient une instabilité première et fondatrice. La narratrice s’éprouve donc, en Algérie, et tout particulièrement au lycée, comme autre et étrangère, de la même façon que sa camarade Zohra, l’Arabe, elle aussi exclue mais de l’autre côté. Dans cette altérité en écho, c’est la pluralité des origines qui se découvre à partir du regard de l’autre, « l’être nici niça judéique ex-défrancisée refrancisée qui était mon image vue par le point de vue Fromentin français, l’autre tournée comme l’être arabe musulmane expensionnaire du Lycée Fromentin » (SP 28-29). Ce Lycée, incarnation du regard français sur l’autre, est une sorte de lieu hors lieu au sein de l’Algérie, de lieu singulier où les relations qui prévalent à l’extérieur sont à la fois modifiées et confirmées. « Le Lycée Fromentin était le nom de l’apparence de monde, […] où l’individu en transit détaché de ses origines, détaché du présent où l’on séjournait, cherchait comment en finir avec ce présent d’apparence, cette apparence de monde » (129). Il fait partie de « ces lycées à fermetures françaises » (111), lieux de la discrimination qui occasionnent « la rage de ne pas voir de sortie exAlgérie au Lycée Fromentin » (110). L’école ne fonctionne plus comme un système d’intégration et une échappatoire à cette société où règnent les hiérarchies et les discriminations. Elle vient rejouer, autrement, les distinctions qui prédominent en Algérie. Avec cette conséquence qui est tout le contraire de l’idée d’une école permettant de se soustraire à sa condition sociale, comme dans La Statue de Sel de Memmi : « Je voulais quitter la classe pour commencer à quitter l’Algérie » (97). Si bien que cette Algérie est une sorte de révélateur d’une extériorité presque consubstantielle, d’une non-appartenance originaire, par le regard de l’autre et par la pression qu’elle exerce, 4 Voir Hélène Cixous, OR. Les lettres de mon père, Paris, des femmes, 1997, p. 158.

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par le dehors qu’elle concrétise et qui s’accroît d’une force centripète inexorable. Mais le lycée importe malgré tout par les deux liens qu’il consacre : celui avec les autres exclus, comme Zohra l’Algérienne, et celui avec la langue française. La Chanson de Roland, fragment de culture française découvert en Algérie, déclenche les premiers élans littéraires et autorise une connivence avec Zohra, même si ce texte demeure suspect en raison de sa partialité affichée puisque « la chanson n’a de larmes que d’un côté » (SP 94), puisqu’elle « est si belle elle se conduit ignominieusement » (94-95). Proust, rencontré là-bas lui aussi, fascine en revanche la jeune lycéenne parce qu’il est un « héros de la langue française et de la pensée passant par le français » (31). Il suscite un rapport affectif et incontournable avec cette langue, « la langue que je désirais le plus au monde adopter, dont j’adorais les richesses paradoxales, les mines d’amphibologie, les œillades, les duplicités » (32). Magnificence du langage et capacité à s’exprimer au-delà de l’exprimable qui se renforcent d’une autre révélation associée au nom de Proust, celle d’un « droit de l’inconscient » (123), celui qui prime sur toute autre logique chez Hélène Cixous expliquant : « Je suis procédée par métaphore, je me bats avec mes broussailles. La broussaille est mon héritage algérien. Ni droit du sang ni droit du sol – droit de l’inconscient. » (123) Un nœud vient de se serrer de manière définitive, entre une logique, fondée historiquement et socialement, de l’exclusion, de l’ostracisation, et son revers tout puissant, associé à l’inconscient et au langage, à la pluralisation, à la « différance ». C’est au croisement de ces déterminations multiples que le rapport à la judéité se constitue. D’autant que le mot « juif » n’est pas un mot ordinaire. C’est un mot extrêmement chargé dans ses significations et sur lequel pèse comme un interdit : « ma mère prétend qu’il ne faut jamais dire le mot juif devant les étrangers »5. Interdit évidemment historique, lié aux persécutions, mais qui prend ici une forme linguistique symptomatique. Car les judéités, en tant que pluralisation des origines et des identités, sont liées à ou déclenchent une mouvance linguistique : « Fuis-je, ce n’est pas seulement pour faire résonner le secret du mot juif dans ma langue, c’est pour me ressusciter »6. La fuite, signifiant caché qui est intimement associé au mot « juif », en raison des persécutions et de l’exil, ne peut se faire entendre que dans la répétition de cette situation archétypale, et la narratrice y trouve aussi un moyen pour « se ressusciter », pour faire revenir en elle une judéité incertaine et labile. Or ce 5 Hélène Cixous, Le Jour où je n’étais pas là, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2000, p. 143. Désormais Jour. 6 Hélène Cixous, Jours de l’an, Paris, des femmes, 1990, pp. 119-120. Désormais JA.

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mouvement ne semble suscité ou du moins galvanisé que s’il affecte d’abord le langage, comme avec le palindrome phonique entre « juif » et « fuis-je ». En l’absence d’héritage religieux ou proprement culturel, et même linguistique avec le yiddish7, la judéité s’incarne dans les mots, met en route paronomases, déplacements de syllabes ou de lettres, néologismes et mot-valise : Et que le Juif, lorsque blanc occidental européen, le corps dans l’Histoire, il sort la tête, et crie (aussitôt-cri-aussitôt Juif, perdu-entendu comme J’uif, en quelques lettres posé-coupé, Juif, pris-enchaîné-coloré-rougejuif).8 J’ai quatre bouches à dire Je en même temps, sans compter l’inconscient qui parle Je par cent sur ma figure, et qui extérieurement ne se distinguent pas de ma peau, cette colle mortelle de mots pilés, mêlés, étalés en poison sur ma vie psychique, ces épouvantables adjectifs occultes dont je ne connais pas du tout le sens mais dont je vois les effets violemment ruineux partout, tous, pour la plupart, recensés autour du mot pire, le mot juif, le motjuif le maujuif, une colle de mots remâchés en recrachats sur l’être. (SP 102) Ces désordres linguistiques, qui nouent toujours la blessure historique au signifiant « juif », le « maujuif » au « motjuif », affectent directement le « je », c’est-à-dire non seulement le sujet mais aussi l’instance énonciatrice dont la langue est à la fois perturbée et désignée comme perturbée. L’ébranlement de la syntaxe et de l’orthographe, qui confine presque à l’illisible, est le stigmate du caractère opaque et toujours désorienté de la judéité, tout en réaffirmant que la voie d’accès à cette origine, qui a pour contenu sa propre mouvance et ses souffrances, demeure celle de l’inconscient, une voie ouverte par la déprise du langage avec ses carcans, ses normes et ses automatismes. De ce point de vue, le mot « juif » rejoint certains signifiants-clefs de l’œuvre, foyers de miroitement ou de bouleversement quasi systématiques de la langue, comme le mot « Algérie » ou les dérivés du verbe « naître »9 : 7 Voir Hélène Cixous / Cécile Wajsbrot, Une autobiographie allemande, Paris, Christian Bourgois, 2016, pp. 65-66. Désormais AA. 8 Hélène Cixous, Neutre, Paris, des femmes, 1998 [1972], p. 45. Désormais Neut. 9 « Comment naître en Algérie sans en être au matin, comment n’être ni d’Algérie ni de France » (SP 35), Arabes « parmi lesquels j’étais née sans en naître » (35), « ce mot Né me hante depuis des dizaines d’années. Il en est ainsi des lexèmes fantômes. » (71) Sur ce sujet, voir Mireille Calle-Gruber, « Nêtre », dans Genèses Généalogies Genres, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2006, pp. 37-57 ; Ginette Michaud, Battements – du secret littéraire. Lire Jacques Derrida et Hélène Cixous, vol 1, Paris, Hermann, coll. « Le Bel aujourd’hui », 2010, p. 161.

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dans l’indistinction en partie sépharade en partie ashkénaze en partie juif, une autre encore arabe, une autre partie germanique, toutes ces parties qui se partagent mes cellules comment me géographent-elles l’être (SP 102)  dans le fouillis psychique de mes tatouages, est-elle l’index séph- ou ash- de pouce ash- ou séph- de doigts séphash ou ashséph jusqu’où, jusques à quand (102)  ouinonmais sépharade-maisashkénaze, sépharashkénazerade par-ci par-là pour le reste anagramme (103)  Je m’exsuis. Je le reconnais je suis maisnée, c’est quand c’est ma faute qui n’est pas la mienne. Je suis maislée. (103) « Juif », tout comme les termes qui s’y rattachent, est un mot instable, une sorte de mercure qui fuit et irradie, l’un de ceux qui, sitôt écrits, se déforme et défait l’organisation de tout le texte qui l’accompagne. Si bien que le mot « juif » demeure un terme au signifié non pas absent mais irréductible, non définissable ou désignable par un mot ou un concept uniques ou monovalents. Flottant, mouvant, il est affilié aux notions d’obstacle, de fuite, de souffrance ou même de faute. C’est un signifiant fantôme au signifié vagabond : « c’est l’hiver il fait froid tout devient juif » (Neut. 143). Cette substitution ou ce lapsus évincent tout autre adjectif et signifient implicitement en associant le terme au sens de celui qu’ils suppriment (gris, triste, sombre…). Mais ils jouent aussi d’un surcroît de sens, d’une sorte de signification insaisissable qui est portée par le geste même d’inscrire le mot « juif » à la place d’un autre et qui nous parle d’obsession, d’inexorable et de douleur. 2

« La broussaille est mon héritage »10

Nous sommes cependant confrontés à des signifiants surchargés de sens que l’Histoire leur a tragiquement imposés et qu’il semble presque inutile de mettre au jour tant l’implicite pèse sur nous. Aussi les signifiants de la judéité font-ils régulièrement effraction dans les textes, en l’absence d’explication, selon deux modes qui se conjuguent souvent : le jaillissement et la comparaison. C’est en particulier l’image de l’Égypte et du passage de la mer rouge qu’on rencontre à plusieurs reprises, dans Neutre notamment, ou dans OR, comme un élément culturel et mythique à même d’introduire et de faire signifier la question de la judéité en regard de l’exil et de la survie. 10

SP 123.

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Le premier mot de Neutre, après ses exergues, est « Holocauste… » (Neut. 19), sorte de mot-silence, de mot qui fait silence, qui à peine écrit interrompt tout autre langage. La suite du texte le confirme : les verbes qui suivent sont privés de leur « je », en particulier le « suis », certainement à cause de ce mot inaugural. Et cette brève strophe de s’achever ainsi : « en viens à engendrer moi-même, / qui suis-je ? » Il y a ici un précaire retour du « je » mais sous forme de question qui nous dit que, de l’holocauste au sujet et à l’instance énonciatrice, se trame un lien qui est une ligne sinueuse et brisée. D’autant que le texte formule un programme paradoxal : « délire la cendre ou les cendres en tous les sens alors » (19). Un projet, de délirer ou de défaire la lecture, qui est certes celui d’un renouveau de la perception du récit mais qui, on le voit, ne peut se déprendre, malgré sa tension vers un certain formalisme, d’une implication historique forte et où les termes « cendres » et « holocauste », pour surprenant qu’ils soient, viendront fracturer le texte à diverses reprises. « Holocauste : / Le Nombre y brûle. / Reste le nom » (38), lit-on : le nom en effet qui, seul, sans commentaires superflus ou informulables, scande un texte que rien ne prédisposait à cette évocation oblique. Autre désir, même secousse : le texte voudrait « citer ensemble Ism/Raël / Rendre la Palestine, à chacun des frères Ism/Raël » (Neut. 29). C’est cette fois une question politique plus actuelle qui émerge et qui fait entendre l’espoir d’une réconciliation d’un peuple dans un partage du signifiant11. Mouvance fertile qui se rejoue plus loin, de manière tout aussi incongrue : « Mozart ta mort m’apporte par jet d’o en a, et par éclipse totale et z au moulin de gaza » (35-36). Cette chaîne d’associations phoniques fait glisser de a à z et de Mozart à « gaza », au double sens du nom propre Gaza12 mais aussi du passé simple de « gazer ». C’est bien grâce aux « sons-fantômes » (36) que la productivité du signifiant se déploie, dans une double postulation de destruction du langage et de construction d’autres significations puisque « si la lettre perfore et ravine, elle fait nid du même trou » (72). Ces associations sont le point de départ d’une logique de la comparaison qui permet tant à la question de la judéité de signifier de manière moins implicite que de signer l’obsession dont elle est l’enjeu et la nécessité de lire le présent face à elle, de lire en rhizome ce qui ne peut jamais relever d’une identité en

11 Dans Jours de l’an aussi, la confusion entre le sort des arabes et des juifs, à l’œuvre dans Si près, épouse une logique analogue : « je trouverai la tente des Arabes ou la tente des Juifs, comment savoir, je ne sais jamais, quand je vois leur colonne sortir de cette terre, qui je vois, si ce sont mes juifs ou mes arabes. » (JA 129) 12 Un nom qui revient à la page 161.

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tant que telle, d’une étanchéité, mais d’une sensibilité à la pluralité et à l’altérité. À côté de la question palestinienne ou du sort des Arabes, c’est aussi avec la situation des femmes que la logique de la comparaison et du jaillissement s’impose13. « Chez les juifs, on a le droit de pécher pour sauver sa vie […]. La destruction gronde : on pèche, on semble n’être pas juif, on n’est pas juif, la destruction passe, on naît juif une deuxième fois. Être juif, c’est cela. Et chez les femmes aussi. Survivre est notre vocation. » (JA 119) De la négation à l’affirmation, c’est une même communauté de destin historique qui donne un contenu à la judéité, et qu’on retrouve dans Vivre l’orange. Le texte, consacré à Clarice Lispector et à une symbolique instable autour d’un objet qui se refuse à toute signification réductrice, l’orange, bascule subitement vers la question de « ne pas oublier l’Iran »14, et vers celles-ci : La question de l’Iran m’éloigne-t-elle des questions qui se rapprochent de moi ? (HCL 33)  Qu’y a-t-il de commun entre cette question et celles sans lesquelles je ne peux faire un geste, avec lesquelles je ne peux faire un geste sans pleurer, mes propres questions de douleur dans l’appartenance ? La question des juifs. La question des femmes. La question des juifemmes. (35)  Juis-je juive ou fuis-je femme ? Jouis-je judia ou suis-je mulher ? […] Fuis-je femme ou est-ce que je me ré-juive ? (35) Tumulte linguistique à nouveau mais qui permet de confondre deux plans à même d’échanger leurs signifiants comme « les étoiles, cousues sur la poitrine du ciel ou sur la mémoire ou sur les seins des juifemmes » (HCL 91). Car c’est surtout en raison de leur manière commune d’affecter, au sens fort, le sujet, et son écriture, que femmes et juifs se retrouvent : « Je sens des juifs passer au fond de mon écriture, chanter des psaumes anciens en silence derrière ma mémoire, je sens des femmes écrire dans mon écriture, accoucher, donner du lait » (35). De ces collusions, des signifiants et des signifiés, sourd un impératif qui va connaître des transformations successives dans l’œuvre : celui de la mémoire. Même si « certaines nuits, nous avons peur si nous allons à la fenêtre, qu’elle 13 14

Sur cette question et celle des signifiants qui gravitent autour de la judéité, voir Christa Stevens, « Judéités à lire dans l’œuvre d’Hélène Cixous », International Journal of Francophone Studies, vol. 7, n° 1-2, 2004, p. 81 Hélène Cixous, L’Heure de Clarice Lispector précédé de Vivre l’orange, Paris, des femmes, 1989 [1979], p. 25. Désormais HCL.

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n’ouvre plus que sur des chambres à gaz » (89), le regard ne peut pas être détourné de l’horreur : Tout ce qu’il ne faut pas oublier, pas refuser de savoir, de garder blessé en mémoire : la mort, la boucherie, l’indifférence, pour pouvoir arriver devant une orange pleine de vie, il faut penser six millions de cadavres, trois mille têtes nucléaires, ne pas oublier, un milliard d’enchaînés, un milliard d’emmurées, pour mesurer la force mondiale d’un sourire. (7779) Un scandale, ou une disproportion, doivent être surmontés, entre l’horreur de l’Histoire, passée ou présente, et la beauté et l’évidence de la vie, qu’elles prennent les traits d’une orange ou d’une fleur. Mais un danger guette : « il nous semble que connaître une rose aujourd’hui, dans le silence qui suit l’holocauste des oranjuives, presque seule, et connaître encore une rose, sentir son parfum, […] c’est devenir folle » (91) ; « nous avons peur de ne plus savoir voir une rose pour une rose. Car nous regardons après l’holocauste » (93). Clarice Lispector veille toutefois et « rappelle tout ce qu’il ne faut pas oublier » (99). « À l’école de Clarice, nous apprenons à être contemporaines d’une rose vivante, et des camps de concentration » (101), nous apprenons à supporter cette insupportable conjonction de venir après les camps dans un monde qui, par sa vitalité, ne semble pas permettre d’en formuler ne serait-ce que la possibilité. Le Jour où je n’étais pas là nous offre une autre version de cette tendance à l’effraction, la confusion et la comparaison où l’impératif de la mémoire se reformule. Dès l’ouverture de ce livre consacré au deuil de l’enfant trisomique et à la culpabilité face à sa mort, cet enfant, qui n’a pas été sauvé, fait refluer dans le texte des images et des souvenirs d’abandon, en particulier celle du chien à trois pattes « que je n’ai pas sauvé » (Jour 24). La comparaison avec le statut des Juifs organise dès lors la perception et est récurrente (71-72), facilitée par les discussions avec Ève et Omi, ainsi que des allers-retours entre Georges le fils et Georges le père. Constatant qu’on préfère dire « trisomique » plutôt que « mongolien », le texte précise par exemple que pendant la guerre, en Algérie, il y avait des « termes conseillés » (67) comme israélite ou indigène. De sorte que certains éléments, même en l’absence de comparaison explicite, sont lus en regard de l’Histoire des Juifs pour le lecteur comme l’idée d’un « crime contre la maternité » (95). Cette analogie s’exacerbe aussi physiquement, à la vue du nez de l’enfant, un nez sans précédent dans la famille, « ce nez sans exemple, sans ancêtre » (57). Face à l’impossibilité d’expliquer sa provenance, une question se pose :

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« serait-ce pas une espèce de nez-juif ? »15. Ce recours à un déterminisme biologique justifie un retour à soi : « Mon nez et moi nous formons une relation vitale, une relation destinale » (58). La narratrice relate alors la tentation qu’elle a éprouvée, plus jeune, de se le faire amputer, couper, dans une forme de haine de soi16, qui plus est sur un conseil de sa mère (59). Mais à ce momentlà, ce nez demeure une signature ou un héritage, qui la rattache à son père : « ce nez-là, mon héritage, mon père, je ne veux pas m’en séparer », « j’ai craint de me couper mon père » (59). Pendant des années en effet, en Algérie, la jeune femme a caché ce nez pour sortir, s’est changée en une sorte de cryptojuive. Et ce récit enchaîne sans transition avec une conversation entre Éri et la mère qui rappelle que « tout est de la faute de Hitler » (60), charriant une évocation de l’antisémitisme et de l’opération du nez de la tante Éri se souvenant aussi qu’elle avait fait refaire « la clé de la Synagogue » (63). Les images prolifèrent et s’enchaînent, s’enchevêtrent, s’embroussaillent, complexifiant peu à peu les niveaux sémantiques par lesquels le récit se bâtit. Clef et nez viennent en effet rétroagir sur l’interprétation du statut de l’enfant : « après la crise de nez, un enfant avec la clé de la Synagogue sciée nature » (63), un enfant qui devient même « la clé de ma synagogue intérieure, l’instructeur de ma foi » (65). L’enfant trisomique est proprement un nœud et un révélateur pour une judéité secrète, tue, tapie, et ce pour plusieurs raisons : la culpabilité de l’abandon, le corps difforme, le nez, le fait d’enterrer l’enfant et la faute, le lien avec le père, lui qui s’appelle aussi Georges, jusqu’à ce pédiatre étonnamment juif qui formule le diagnostic-verdict condamnant l’enfant mongolien (66). Le récit s’engage dès lors dans une réflexion sur avoir sauvé ou non, accuser ou pardonner, élargissant la culpabilité d’une mère à la culpabilité d’une descendante des déportés : Je suis une femme qui a toujours des tribunaux dans la tête, tout cela parce que je n’ai pas été déportée, cela ne peut ni se regretter ni ne pas se regretter ni se dire, cela ne peut qu’essayer d’user les épines des roses, essai sempiternel, ma mère non plus n’a pas été déportée, et elle ne se déporte jamais de son chemin tout droit, sans regret et sans regret de regret. Tandis que moi, séparée de la déportation par un pré verdoyant et une 15 16

Sur cet aspect, voir Sarah-Anaïs Crevier Goulet, Entre le texte et le corps. Deuil et différence sexuelle chez Hélène Cixous, Paris, Champion, coll. « Bibliothèque générale et comparée », 2015, pp. 194-201. Sur cette haine de soi attribuée aux Juifs, voir Theodor Lessing, La Haine de soi : le refus d’être juif [Der jüdische Selbsthaß], Paris, Berg International Éditeurs, 2001 [1930], Sander L. Gilman, Jewish Self-Hatred, Anti-Semitism and the Hidden Language of the Jews, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1986.

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mer très bleue, j’ai toujours sous le crâne des juges qui m’abandonnent à une cuisante absence de châtiment. (25) C’est sur le mode de la déchirure que ces remarques percent. Elles arrivent par associations alors qu’elles ne forment pas le centre de gravité du récit. Basse continue inquiétante et lancinante, cette évocation traverse un drame personnel et familial qui s’ouvre sur la tragédie collective. Pendant plusieurs pages, c’est le difficile chemin qui conduit la narratrice à voir un film sur Eichmann, formant une sorte de préambule ou de portail historique au récit sur le fils. C’est le premier mai que celle-ci ira voir, entraînée par son fils, le film qu’elle ne veut surtout pas voir, Un spécialiste d’Eyal Sivan et de Rony Brauman, composé à partir d’images d’archives du procès d’Eichmann tournées par Leo Hurwitz en 1961. « C’est un devoir je le sais » (31), « c’était le travail que j’avais à faire ce jour-là » (32) : injonction essentielle au savoir et à la mémoire. Une véritable épreuve qui consonne avec toutes les autres impossibilités rythmant l’œuvre au sujet des voyages vers l’origine, qu’il s’agisse d’aller à Jérusalem, à Osnabrück ou en Algérie. La narratrice se rend au cinéma à reculons, presque en fuyant, pour ne pas y aller, « dans la tradition de Jonas, l’ancêtre de ma famille, le prophète dérisoire, incarnation de la récalcitrance inutile, celui qui sait pour rien, le premier des Juifs en général, le premier des Juifs d’Osnabrück en particulier, celui qui se rend. Mais en allant en sens inverse, comme tous les Jonas. » (37) Contrairement donc à Abraham qui regarde de face, mais en restaurant d’un coup un double lien : avec sa famille maternelle, celle d’Osnabrück, et avec une sorte d’attitude juive dont on trouve un archétype fondateur dans la Bible. Citant ensuite les paroles d’Eichmann qui touchent justement sa responsabilité (40-42), le texte fait pénétrer la question du témoignage historique à l’intérieur du drame personnel ; il permet, par l’archive, une sorte de médiation d’un témoignage et d’un savoir impossibles chez celle qui n’a pas été déportée. La référence historique, à la manière d’un trauma, revient par flashes dans le texte, comme une hantise, récurrente, par fragments ou épisodes. D’autant mieux que « je suis toujours sous l’influence du premier film de mon existence. 1942, la guerre, le bonheur dans la guerre, la délivrance des Juifs par les Alliés » (37). La narratrice va par exemple vérifier que la date de naissance d’Eichmann ne tombe pas « l’un des jours consacrés à une personne chère » (34). Une peur d’être contaminée par les images du film, par Eichmann lui-même, par le mal, s’installe, en raison de cette « excessive facilité que j’ai d’attraper l’autre » (35), de cette « excessive réception aux miasmes spirituels » (36), qui caractérisait déjà Montaigne lui-même.

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Enquête et archéologie

La judéité, on le voit, est de l’ordre du surgissement, de la pulsion, de l’analogie et de la pluralisation ; elle affleure sans cesse, ne se fige jamais, et échappe donc à tout contrôle d’ordre pleinement rationnel. Liée à la blessure et à l’Histoire, elle pose de manière diverse et complexe la question du témoignage et du témoin, en se rappelant sans cesse et en se constituant comme une épreuve pour la parole, le savoir et la mémoire qui perturbe l’instance énonciatrice. Une dimension non maîtrisable qu’Hélène Cixous souligne puisque veille en elle non pas un « devoir » de mémoire mais plutôt « un instinct » (AA 51) de mémoire. Mais celui-ci a évolué dans l’œuvre en parallèle de la question de la judéité. Si Hélène Cixous se définit comme « archéologue » ou « paléontologue de traces en cours de disparition » (AA 50), cette démarche doit nous apparaître comme l’aboutissement de l’instinct mémoriel qui sillonne l’ensemble des œuvres et qui, en regard de la judéité, se tourne plus complètement vers l’archéologie ou l’enquête généalogique à partir d’Osnabrück. L’une des plus longues sections de ce récit est en effet la grande scène d’évocation des morts par Ève17. Celle-ci est comme emportée par un souffle qui s’accélère progressivement et qui se confond avec le déplacement dans l’espace et les coups de pédale sur le vélo, éparpillant les impressions, les faits et les paroles échangées entre la mère et la fille. Il faut le noter : l’écriture change radicalement. Surgissent des noms, des dates, des détails précis, qui servent à reconstituer partiellement l’histoire d’une famille juive, son errance, ses déplacements, les séparations, les départs, le tout scandé par l’incise « dit ma mère » qui affirme sa position de témoin, contrairement à sa fille, presque réduite au silence et au statut d’auditeur. Ève, si réfractaire au culte des morts, est incapable d’interrompre ce flot de paroles qui déverse un trop-plein de souvenirs, longtemps gardés silencieux. « Je fais des pierres tombales de toutes ces personnes qui ont disparu, ça me fait mal au cœur s’il en manque » (Os 140), explique-t-elle. La voilà donc partie à la recherche du nom qui manque, en quête d’une impossible exhaustivité, pour rendre au moins un nom, quelques dates, des parcelles d’existences, à chaque disparu : Il y avait un peuple qu’elle avait gardé, une vaste race de noms sur des vi­ sages qui lui faisait une traîne bien vivante encore lorsqu’elle s’asseyait dans le salon et qu’elle faisait l’appel, tous ces noms ont vécu pendant cinquante ans autour de mon imagination, c’était une vie mouvementée ils sont venus souvent mais sans visage. (126) 17

Hélène Cixous, Osnabrück, Paris, des femmes, 1999, p. 131-150. Désormais Os.

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Sans visage, mais pas sans corps car « ils étaient dans sa chair elle faisait l’appel et ils répondaient, ceux qui étaient morts dans les camps aussi, elle leur donnait encore sa chair pour demeurer. Andreas Jenny Paula Moritz Hete Zalo Zophi Michael Benjamin » (128). Une énumération qui vaut comme l’annonce d’une poétique de la nomination encore à venir et qui prendra toute son importance dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem, véritable enquête généalogique sur les disparus, épousant cette forme devenue l’une des formes modernes du témoignage sur la déportation, comme dans Dora Bruder de Modiano, Les Disparus de Daniel Mendelsohn ou Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus d’Ivan Jablonka. Mais, en 1999, le premier réflexe de la narratrice, parvenue « au confluent des générations » (Os 145), n’est pas encore d’accueillir toute cette mémoire, suggérant à sa mère d’y mettre un terme. « Ça n’intéresse personne toutes ces vies et toutes ces morts » (Os 141), se dit-elle. Il faudra donc aller à Osnabrück, partiellement à reculons et donc dans la tradition des Jonas, ce dont il n’est pas encore question, pour donner la parole à ces disparus, pour en faire le récit, pour mêler la voix de la narratrice à celle de la mère et les faire revivre au sein de la tragédie de l’Allemagne nazie. Gare d’Osnabrück à Jérusalem ressuscite d’abord des micro-récits sur les disparus, faits par la mère et où l’on retrouve l’incise « dit ma mère » qui rappelle la levée des morts dans Osnabrück18. Le témoignage d’Ève revient plusieurs fois, complété par des récits d’Omi et de la narratrice, dans un feuilletage de récits et de paroles, où l’enquête de la fille, ses discussions, les archives consultées, les photographies, les documents, reconstituent par fragments l’histoire de ces disparus et nous confrontent, plus directement que dans les autres récits, avec la violence de l’Histoire et avec la démarche d’investigation elle-même. Les victimes sont nommées, le récit, qu’il soit assumé par l’une, l’autre ou les voix qui traversent le texte, leur rend des lambeaux d’existence. Mais jamais cette enquête ne se rêve toute puissante. Elle avoue ses faiblesses, les blancs qu’elle ne saurait combler, et fait du texte un monument aux disparus, auxquels on redonne non seulement un nom, une vie et une mort, mais aussi la parole et à qui, c’est peutêtre le plus essentiel, l’on s’adresse : je me demanderai toujours ce que Fraulein von Längecke sera devenue comment elle est morte, elle ? […] comment a-t-elle été tuée, je fais ici même un monument de papier blanc  à la mémoire de Fraulein von Längecke oubliée et tirée de l’oubli  (Gare 37) 18

Hélène Cixous, Gare d’Osnabrück à Jérusalem, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2016, pp. 15-22. Désormais Gare.

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Monument de papier blanc qui donne la réplique au monument de chair qu’était Ève pour les disparus et aux pierres tombales qu’elle érigeait par sa parole non écrite. Le blanc entre les lignes invite à plusieurs lectures. Il joue d’abord le rôle d’une pause et d’une relance où l’on lit : « je fais ici même un monument de papier blanc […] à la mémoire de Fraulein von Längecke ». Et cet espace vide est aussi une interruption de la parole, un silence qui pourrait être lui-même ce monument de papier blanc, cet indicible du témoignage et de l’hommage. Mais ce blanc est encore une coupure qui isole le « à la mémoire de » pour le faire résonner comme une phrase autonome, c’est-à-dire cette fois une véritable dédicace, ou même une adresse directe, signifiant que c’est tout le récit qui est dédié « à la mémoire » de Fraulein von Längecke et des Juifs déportés, auxquels je dédie moi aussi ces lignes. Bibliographie Calle-Gruber, Mireille, « Nêtre », dans Mireille Galle-Gruber et Marie-Odile Germain (dir.), Genèses Généalogies Genres. Autour de l’œuvre d’Hélène Cixous, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2006. Cixous, Hélène, Neutre, Paris, des femmes, 1998 [1972]. Cixous, Hélène, L’Heure de Clarice Lispector précédé de Vivre l’orange, Paris, des femmes, 1989 [1979]. Cixous, Hélène, Jours de l’an, Paris, des femmes, 1990 Cixous, Hélène, OR. Les lettres de mon père, Paris, des femmes, 1997. Cixous, Hélène, Osnabrück, Paris, des femmes, 1999. Cixous, Hélène, Le Jour où je n’étais pas là, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2000. Cixous, Hélène, Si près, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2007. Cixous, Hélène, Gare d’Osnabrück à Jérusalem, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2016. Cixous, Hélène et Cécile Wajsbrot, Une autobiographie allemande, Paris, Christian Bourgois, 2016. Crevier Goulet, Sarah-Anaïs, Entre le texte et le corps. Deuil et différence sexuelle chez Hélène Cixous, Paris, Champion, coll. « Bibliothèque générale et comparée ». Derrida, Jacques, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967. Gilman, Sander L., Jewish Self-Hatred, Anti-Semitism and the Hidden Language of the Jews, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1986. Laillou Savona, Jeannelle, « Retour aux sources : Algérie et judéité dans l’œuvre d’Hélène Cixous », Études littéraires, n° 333, 2001, pp. 95–108. Lessing, Theodor, La Haine de soi : le refus d’être juif [Der jüdische Selbsthaß], Paris, Berg International Éditeurs, 2001 [1930].

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Decout

Michaud, Ginette, Battements – du secret littéraire. Lire Jacques Derrida et Hélène Cixous, vol 1, Paris, Hermann, coll. « Le Bel aujourd’hui », 2010. Stevens, Christa, « Judéités à lire dans l’œuvre d’Hélène Cixous », International Journal of Francophone Studies, vol. 7, n° 1-2, 2004, pp. 81-93.

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Chapitre 5

Possible car impossible : paradoxes et complexifications du retour aux origines chez Hélène Cixous Catherine Phillips Résumé Puisqu’Hélène Cixous complique la notion d’origines, il est logique que son œuvre traite pareillement le retour à celles-ci. Cette étude du voyage à Oran et à Alger dans Si près et à Osnabrück dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem fait le relevé des contraintes, détours et impossibilités qui font le risque de ces voyages, mais qui assurent en même temps leur réussite particulière. Il s’agit finalement de leur caractère différé : on n’arrive qu’à proximité, et reste peu longtemps, chaque texte, et chaque voyage, contenant le germe de sa suite.

1

Introduction: la complexification des origines informe celle des voyages de retour

La recherche des sources est une problématique-clef de l’œuvre d’Hélène Cixous. Depuis ses premiers textes, l’auteure complique la question d’origines, et voit le retour à un lieu originaire stable et unique comme impossible, leurre falsificateur. Pensons à ses essais et fictions où elle conteste la notion violente de l’origine unique en faveur d’une multiplicité plus fidèle aux complexités de la vie, de la langue, du texte et du sujet. Pensons encore à sa recherche d’une poétique littéraire qui vise à différer le début d’une fiction à travers de multiples « commencements »1, à peindre la non-unicité du moi, et à jouer sur l’inter­ textualité fondamentale de l’écriture. Dans son essai « Le Sexe ou la tête ? » (1976), par exemple, elle conteste le mythe de l’origine pour favoriser « le commencement ou plutôt les commencements, la manière de commencer [...] de

1 Selon le titre d’une des premières fictions de l’auteure (Les Commencements, Paris, Grasset, 1970).

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2019 | doi:10.1163/9789004417335_007

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tous les côtés à la fois »2 en même temps qu’elle critique le retour à l’origine comme un « revenir-à-soi » (ST 90) identitaire « spéculaire » (ST 90) du sujetun classique. Il s’agit plutôt de « donner le départ » (ST 90) dans un « détachement gratuit » (ST 91) qui « se métaphorise comme errance » (ST 91) et permet l’expression dans l’écriture de l’altérité inhérente à la subjectivité. L’impossibilité du retour aux origines s’explique aussi par l’exclusion, qui dicte que « tu ne passeras pas »3. Référence à la célèbre fable de Kafka, la femme devant la porte de la loi dans « Sorties » (1975) ne passera pas, pas plus que le feront les juifs algériens, comme on le verra. Cixous a souvent évoqué l’errance et l’exil interne et externe des juifs algériens informés de l’antisémitisme et de la politique colonialiste en Algérie, et elle décrit la situation complexe des juifs sous Vichy, exclus des jardins, des écoles, des fonctions et de leur statut mêmes quoique privilégiés, dans le régime colonial, par rapport aux habitants arabes pauvres comme ceux du Ravin de la Femme Sauvage4. Il semble que l’effervescence plurielle d’une réalité insaississable et en mutation continue, et la violence politique et métaphysique qui la dominerait, collaborent pour déconseiller, différer, entortiller et interdire le retour. Malgré ces saillantes entraves, cette recherche des sources semble ces dernières décennies s’intensifier et s’expliciter chez Cixous. En atteste le traitement renouvelé de la famille de la narratrice avec des personnages plus explicites, plus clairement tirés de la « biographie » de l’auteure que ne l’étaient les figures intrasubjectives de ses textes plus anciens. Les récits de voyages de retour constituent un autre exemple. Parmi ces voyages la narratrice pensait ne jamais faire celui en Algérie, dont l’inévitabilité se serait ainsi scellée. Parallèlement, la réticence de la narratrice à écrire plus ouvertement au sujet de la mère assure un tel traitement à l’avenir, corrélation de situations soulignée par Mairéad Hanrahan5. Citons en particulier Si près (2007), fiction qui figure le voyage de la narratrice à Oran, son lieu de naissance, et à Alger, pour trouver la tombe de son père, et Gare d’Osnabrück à Jérusalem (2016), qui traite de sa visite d’Osnabrück, ville natale de sa mère. Les astuces de la littérature saurontelles conduire et faire réussir ces quêtes de retour de par leur impossibilité 2 Hélène Cixous, « Le sexe ou la tête ? », Elles con-sonnent. Femmes et langages II, Cahiers du Grif no 13, Bruxelles, octobre 1976, pp. 5-15, republié dans Le Langage des femmes, Cahiers du Grif, Bruxelles, Éditions complexe, 1992, pp. 85-93, p. 90. Désormais ST. 3 Hélène Cixous, « Sorties », dans Hélène Cixous et Catherine Clément, La Jeune Née, Paris, Union générale d’éditions, coll. « Féminin futur », 1975, pp. 115-246 ; republié dans Hélène Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, Paris, Galilée, 2010, p. 145. Désormais Sort. 4 Voir Hélène Cixous, Les Rêveries de la femme sauvage, Paris, Galilée, 2000. Désormais RFS. 5 Mairéad Hanrahan, Cixous’s Semi-Fictions. Thinking at the Borders of Fiction, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014, pp. 162-165.

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même ? Comme nous l’établirons dans cette analyse, ces expéditions sont présentées avec décalages, détours et contradictions. Elles semblent avoir lieu trop tard et s’effectuer à l’aide de la fiction et du rêve, qui complètent et dépassent la réalité qu’ils rendent sans pour autant être moins réels. Si « [t]out est à côté »6, on ne peut jamais revenir nulle part, mais une littérature savamment ludique inscrira ce voyage qu’on fait, y compris le voyage intérieur et créateur (« le voyage dans le voyage »7). Par ailleurs, grâce à celui-ci, il peut y avoir des miracles, telles que les épiphanies proustiennes ou la permission de revoir l’ami décédé dans Hyperrêve8, qui font en sorte qu’on arrive quand on n’y croyait pas. Surtout si c’était ou semblait trop tard, tordu ou impossible, on dira, comme la narratrice de Si près : « J’ai trouvé » (SP 209). 2

L’exclusion du pays « d’origine » et la difficulté d’y « retourner »

Chez Cixous, toute notion de retour en Algérie se complique d’emblée par la transformation que le pays inévitablement a subie depuis son départ en 1954 (SP 88), décision qui, dans l’autobiographie de l’auteure, ne vient que sceller le départ auquel elle se savait destinée depuis une expérience traumatisante vécue à l’âge de trois ans  : «  Cette destination, destinalité, décision, étaient si fortes que j’ai pu dire : quand j’avais trois ans je suis partie »9. Il faut citer d’autres facteurs encore qui compliquent la notion du retour, dont la multiplicité, et l’interaction dialogique, des racines familiales – algérienne, allemande, juive – et des langues parlées ou entendues de l’enfance10. À cause des circonstances familiales, le lieu de naissance cixousien est au départ pluriel. « Au moment où je suis née à Oran, j’ai été adoptée par Osnabrück. Mon entendement a commencé par deux O [Oran et Osnabrück] et deux A. Je vivais en Algérie Allemagne ou en Allemagne Algérie anagrammatiquement, en plusieurs langues » (VP 100)11. Il est aussi le lieu des exclusions et séparations constitutives originaires, internes et externes, caractérisant le rapport du juif 6 7 8 9 10 11

Hélène Cixous, Tours promises, Paris, Galilée, 2004, p. 256. Hélène Cixous, Si près, Paris, Galilée, 2007, p. 162. Désormais SP. Paris, Galilée, 2006. Hélène Cixous, « Mon Algériance », Les Inrockuptibles, no 115, 20 août au 2 septembre 1997, pp. 71-74. Désormais MA. p. 73. Voir aussi l’article de Christa Stevens dans ce volume. Voir notamment Hélène Cixous, « Villes promises » dans Ex-Cities, éd. par Aaron Levy et Jean-Michel Rabaté, Philadelphia, Slought Books, 2006, pp. 89-133, p. 112. Désormais VP. Il est intéressant de noter que, petite fille, elle aurait caché au monde et à elle-même « une petite fille secrète, inquiète [...] qui savait bien qu’en vérité elle était née ailleurs » (MA 171, c’est nous qui soulignons).

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au pays colonisé. Malgré les « mouvements familiaux et sociaux [qui] étaient des tentatives d’entrer, d’être admis » (MA 171), « [ê]tre dedans était » néanmoins « aussi être dehors » et « [e]ntrer donnait sur une exclusion » (MA 171). D’où donc le thème qu’Hélène Cixous considère comme le sien : Mon thème : comment entrer, comment arriver à entrer, comment sortir du dehors dans lequel on est enfermé à l’intérieur du dedans? (VP 102).12 L’exclusion constitutive qui empêchait l’« être dedans », le fait de s’y trouver, complique alors le retour à ce pays qui aurait sensibilisé Cixous dès le départ aux questions de marginalisation et de domination (Sort. 84-85). « En Algérie je n’ai jamais pensé que j’étais chez moi, ni que l’Algérie était mon pays, ni que j’étais française »13. Initialement citoyenne française sans le sentir, privilégiée et exclue dans le quartier arabe pauvre le Clos-Salembier, « [l]’inhabitable » qu’elle habitait sans être habitante (MA 172), l’auteure et les siens, suite à l’établissement des lois anti-juives du régime de Vichy, perdent leur statut et deviennent « des sans-papiers, sans loi, sans toit, sans identité »14 lors d’une expulsion du « vrai jardin » (Lett. 183)15, même si Cixous souligne un certain soulagement de ne plus se situer du côté des colons français oppresseurs16. Après la guerre, quand la jeune Hélène poursuit sa scolarité au lycée Fromentin très français, l’importance vitale pour la jeune fille de l’admission récente dans sa classe de trois filles arabes s’est heurtée à la politique coloniale qui a fait en sorte qu’ « [i]l n’y eut pas de nous » (Lett. 186)17. Comme elle chérissait ces filles et plaignait les pauvres du Clos-Salembier, l’auteure voulait profondément que naisse l’Algérie ; pour elle-même, elle « ne pensai[t] qu’à partir » (MA 17), avec « [l]a certitude de ne jamais revenir », « [s]ans regret » (MA 174), départ qu’elle a pris aussi « comme une naissance » (MA 173, c’est nous qui soulignons). En effet, quand Cixous quitte l’Algérie en 1954 lors de la guerre d’indépendance, dans l’esprit de la « promesse : l’Algérie aux Algériens. Pas à moi bien sûr » (Lett. 183), elle atterrit en France, qui n’est 12 13 14 15 16 17

Il n’est pas du tout surprenant que la narratrice des Rêveries de la femme sauvage déclare avoir rêvé d’enfin arriver en Algérie tout le temps qu’elle y vivait (RFS 9). Mireille Calle-Gruber et Hélène Cixous, Hélène Cixous, photos de racines, Paris, des femmes, 1994, p. 206. Hélène Cixous, « Lettre à Zohra Drif », Lectora: Revista de Dones i Textualitat no 7, 2001, pp. 183-194, p. 183. Désormais Lett. Il s’agit de la Place d’Armes et du Cercle Militaire, le premier jardin dont la narratrice aurait été éjectée avec la venue au pouvoir du régime de Vichy. Voir entre autres Lett. 186. À moins d’une indication contraire, il s’agit des italiques du texte original.

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pas non plus son pays18, pour dire également : « Je ne m’y trouve pas » (Lett. 183). « L’Algérie m’avait donné le départ. Mais la France ne pouvait me donner l’arrivée » (Lett. 184). On peut bien se demander comment revenir dans un lieu dont on a été exclu, qu’on a quitté pour naître, et où on n’a donc jamais été, un lieu dont l’auteure problématise, à travers les voyages translinguistiques de la traduction et du plurilinguisme dont elle a hérité (voir MA 173), toute idée d’arrivée en faveur d’une passance, d’une langue à l’autre, « d’un continent à l’autre » (MA 173), sans besoin de chez-soi (MA 174), sans fin ni arrivée, car « [t]out n’a jamais fait que partir et commencer » (MA 173), découlant des circonstances familiales et historiques. [...] c’est en ‘arrivant’ en France sans arriver à m’y trouver que j’ai découvert : [...] de façon pour moi originelle je suis toujours passante, en passance [...]. Je veux l’arrivance, le mouvement, l’inachever dans ma vie. C’est aussi de partir que j’écris. (MA 173-174) Ce mouvement perpétuel sans début ni clotûre qui découle du départ de l’Algérie informe la poétique de l’œuvre de Cixous. 3

L’impossible possibilité du retour et l’obligation résultante de retourner

Il faut affirmer que la séparation implique quand même un rapport, et, ainsi que Hanrahan le souligne19, ne sépare pas l’auteure et ses narratrices de l’Algérie, mais figure déjà une sorte de retour. « Partir (pour) ne pas arriver d’Algérie, c’est aussi, incalculablement, une façon de ne pas avoir rompu avec [ce pays] » (MA 174). Notons le terme-clef « inséparabe » des Rêveries de la femme sauvage (RFS 45 et suivante), où le voyage en Algérie se passe sur le plan de la mémoire et du récit. Le retour n’est pas le résultat d’un choix, mais plutôt du hasard et du devoir, formulé en ouverture du texte : « une porte vient de s’entrebâiller dans la galerie Oubli de ma mémoire, et pour la première fois, voici que j’ai la possibilité de retourner en Algérie, donc l’obligation » (RFS 9). Dans Si près, récit d’un retour effectué en réalité, l’idée d’aller en Algérie fait d’abord peur à la narratrice, 18

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En effet, elle « n’eu[t] jamais besoin d’un pays terrestre, localisé » (MA 173), et trouve que se trouver nulle part est « une chance [...], une liberté qui oblige à [...] tisser un tapis volant » (MA 171). Notons bien que cette image suggère la nécessité d’une créativité onirique et littéraire qui fait fie de l’impossible. Op. cit., p. 175.

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peur de manquer le pays et donc de le perdre (SP 23)20. Ici non plus, y aller n’est pas une intention, comme la narratrice n’a pas le dessein de commencer à écrire de « la Chose Algérie » mais ne peut plus empêcher celle-ci de se manifester (SP 19). C’est plutôt une hypothèse qu’elle a énoncée sans se croire et avec laquelle elle joue. « J’irai peut-être à Alger » (SP 16). Cette hypothèse finira par se réaliser, car, comme on l’a vu, la possibilité même du retour oblige. Dans ce cas, une deuxième obligation se fait sentir : « Si je vais à Alger, comment ne pas aller à Oran » (SP 22) ? Le voyage se fera bien que « presque tout » (SP 109) pousse la narratrice à ne pas le faire, malgré l’étonnement et l’éclatement de sa mère, qui lui rétorque un « Sansmoi! » (SP 48), et nonobstant l’impossibilité de le faire: « Je n’irai pas à Alger sans ma mère. Il est trop tard. C’est l’heure, pour la première fois, je pourrais et cela est impossible » (SP 126). « J’ai voulu arriver en Algérie [...] mais c’était impossible » (SP 18). Le verbe au passé composé dans cette formule suggère que l’action d’arriver a bien eu lieu par-delà toute complication, ce que le texte continue par con­firmer. « Si bien que j’ai atteint l’impossibilité, et cela sans l’avoir calculé » (SP 18) ; une absence d’intentionnalité importe dans cette réussite. Regardons maintenant de près les complications et les contradictions par lesquelles se fait ce voyage impossible. 4

Figurer le retour autrement : le rêve et la littérature rendent l’impossible Algérie

L’impossibilité d’un vrai retour nécessite que la narratrice se figure le voyage autrement : « Il n’y a pas de retour. Ce serait autre chose. Une sorte de visite, j’irais et je me laisserais visiter » (SP 42). Ce verbe réfléchi au sens passif évoque l’importance de l’ouverture aux lieux et aux autres pendant le voyage, ainsi que l’insuffisance de la volonté pour le réussir21. La chronologie et la directionnalité en jeu sont convenablement paradoxales : « ‘Retourner’ on ne sait pas ce que c’est : revenir en avant » (SP 120) ; « j’avance en arrière [...] je mets trentecinq ans pour partir arriver à Alger » (SP 73). Quant au récit du voyage, la narratrice trouve « le plus important [...] l’effet de Détour-retournant de ce texte » 20 21

Elle craint perdre et le paradis du Jardin d’Essai d’Alger, ville où elle n’a « jamais été », où « je ne [me] suis jamais trouvée » (SP 68), et l’enfer du Jardin du Cercle Militaire d’Oran (voir SP 22), ville où « ont commencé [dans l’enfance] le doute et l’égarement » (SP 179). De concert avec ce mouvement dans l’œuvre de fiction, dans la conclusion de « Mon Algériance », tandis que l’auteure déclare, « Je n’y reviendrai jamais », c’est l’Algérie qui « revient ».  Cette Algérie qu’enfant elle avait désirée lui est revenue plus tard en France, à sa grande surprise, s’adressant à elle, ce qu’elle n’aurait jamais espéré ni prévu, avec la force intime de l’« Algériance » (MA 174).

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(SP 33, nos italiques). Insistons aussi sur ce dernier mot texte : n’ayant jamais pensé arriver réellement en Algérie (SP 19), elle a néanmoins essayé « d’arriver à [s]’approcher de la Chose par les puissants moyens de la littérature » (SP 19), qui ne manquent pas du tout de réalité : « savoir ne pèse rien à côté de vouloir, inventer, maintenir [...] C’est ce que je veux et peux (sentir) qui est la vraie réalité » (SP 19). Écrire aide à opérer aussi bien qu’à documenter le retour impossible, et l’écriture constitue elle-même une manière de voyager, avec la langue comme véhicule (voir SP 73). Alors, même s’il semble que la narratrice ait visité un aéroport et pris un avion (SP 118-119) et se soit déplacée à Alger et à Oran, faisant le voyage qu’elle n’aurait jamais imaginé faire sans sa mère (SP 156), « accompagnée de son non-consentement » (SP 77) et de ses recommandations au restaurant La poissonnerie de l’Amirauté, on ne doit pas oublier l’apport littéraire et onirique explicite au retour et au texte qui le rend. Le récit de ce pèlerinage est parsemé d’imbrications de rêves22, de souvenirs, de récits de visite et de récits du récit. Citons la discussion de la rencontre de Monsieur Aïssa, commerçant tapissier du Clos-Salembier qui reconnaît le nom de famille Cixous et que la narratrice passerait à sa mère au téléphone (que ce soit réellement ou par contact littéraire) « comme dans un rêve » (SP 149). À cause des détails du lieu, tels un coq blanc et un chien qui aboie, qui coïncident entre le présent et le passé de cet endroit précis, elle déclare, « Donc je rêve. Donc je ne rêve pas : c’est bien un rêve qui se passe en réalité » (SP 149). Le rêve et le texte littéraire opèrent des miracles de sorte que, à la longue, « [l]’Algérie, l’autre, l’inventée, la rêvée, a quand même réussi à l’emporter » (SP 213). La visite de cette Algérie inventée est rêvée dans toutes les complications, bien trop nombreuses pour discuter exhaustivement ici, dont le voyage est parsemé et la narratrice se délecte. « Je me demande qui, sauf J. D., aurait pu [...] imaginer tout ce qui a pu se passer [...] comme remous, mutations, séismes, remaniements, retournements pour toujours pendant ces huit jours passés en Algérie » (SP 141-142). Par exemple, elle a refusé de prendre « les non-escaliers du 54 rue Philippe » (SP 161) à Oran. Dans l’ancien quartier des Derrida, El-Biar à Alger, elle est allée « d’Obstacle en Refus » (SP 173), tournant en rond avec un « contrechauffeur » (SP 173-4), revenant toujours à la « Pizzeria » (SP 175 et suivante) avant de trouver, lors de sa « dernière chance » (SP 175), un vieil homme qui l’aide à déceler la porte verte devant laquelle elle était déjà passée et qui lui dit : « En ce moment vous êtes exactement où vous n’arrivez pas à vous trouver » (SP 178). Même en se présentant « devant la porte secondaire » (SP 181), elle a « raté » (SP 172 et 182) son « entrée au Jardin d’Essai » (SP 172) d’Alger, « fermé pour cinq ans » (SP 183) et gardé de policiers, qu’elle visite 22

« Y aller comme en rêve, ce serait l’idéal » (SP 23).

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« rapidman » (SP 183) selon la prononciation du gardien complice, « c’est-àdire trop vite » (SP 183). « Mais quand même j’ai touché au ciel », dit la narratrice (SP 184). Finalement, son pèlerinage au cimetière Saint-Eugène, plein de difficultés et d’angoisses (SP 194), se complique magistralement. La narratrice lutte, épuisée, à cause d’un « autoensevelissement » (SP 197) d’où elle réussit enfin à sortir pour continuer d’accéder au cimetière juif, dont l’entrée est condamnée (SP 195), en passant « par l’entrée catholique » (SP 197). Ayant surmonté ses difficultés à avouer le nom et la date de la mort de son père, la narratrice apprend que « Personne ne s’appelle comme ça à cette date » (SP 201), et elle n’a pas l’adresse de la tombe, car une « [t]ombe sans adresse » est « le principe de ce livre » (SP 199). Néanmoins, c’est une visite fructueuse, car elle voit, il lui semble, la tombe d’« Eugène Derrida » (SP 201), peut-être l’oncle paternel de l’auteur, et continue plus loin seule, pour entendre son père au « téléphone surnaturel », et enfin le retrouver « là. Au cyprès » (SP 203). Elle s’allonge sur le granit rouge pour communier, et appelle son frère : « Je suis avec papa » (SP 208). Il n’est pas clair si la tombe à laquelle la narratrice est guidée est marquée. Quand la narratrice affirme par la suite au téléphone à sa mère « J’ai trouvé » (209), de façon intransitive, on sait que l’objet de la quête, l’absence d’une vraie Algérie, même de la « vraie tombe », à retrouver, n’importent pas : « c’est la construction absolue. Nous avons trouvé l’absolu » (SP 209). L’absolu l’emporte malgré et de par cette extrême proximité du titre. « Je suis si près. On ne peut pas être plus près » (SP 207). Il suggère un décalage infini de toute fin ou de tout revenir, le à côté de l’être là, qui ne les empêche pas à la longue. Après, malgré et de par toute mésaventure et impossibilité, c’est dans cette proximité radicale que se font les retrouvailles et la découverte de la tombe du père. « Près du cyprès je me trouve, moi qui étais à perte de toi, et je te trouve » (SP 209-210). Insistons sur l’importance de ce mouvement double qui s’effectue dans une intersubjectivité favorisant la réussite au-delà des empêchements et des impossibilités. La narratrice serait en Algérie, et elle dit non seulement « je te trouve » mais, tout tranquillement et peut-être avec encore plus d’importance, « je me trouve ». 5

Le Voyage échelonné à Osnabrück : départ grâce à autrui, arrivée grâce au rêve et à la littérature

Comme l’exploration et l’expédition algériennes se décalent entre Les Rêveries de la femme sauvage, Si près et d’autres livres et articles, couches ou étapes d’un processus ouvert, le voyage en Allemagne, à Osnabrück, rebondit entre plusieurs textes. Il est le corollaire de la proximité qui diffère toute arrivée,

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assurant l’avance et l’ouverture, et des notions d’« arrivance » (MA 174) et de commencements qui importent à l’auteure et informent sa poétique. Ce voyage se niche même dans le retour en Algérie, car, tel que l’exprime l’auteure dans « Villes promises », enfant elle a toujours vécu « [d]ans Oran Osnabrück cachée » (VP 99). Il se préfigure, entre autres, dans la fiction Osnabrück (1999), à la fin de laquelle la narratrice propose fermement d’y aller avec sa mère. « Nous irons [...] Il est temps [...] Nous y serons dans le prochain livre [...]23 » ; le voyage de la mère et de la tante est en effet exploré dans la fiction Benjamin à Montaigne (2001) publiée deux ans après. C’est par faire le récit de leur pèlerinage que la narratrice les y accompagne, mais le sien se réalise à partir de Gare d’Osnabrück à Jérusalem (2016), et rebondit dans les fictions subséquentes, Correspondance avec le mur (2017) et 1938, nuits (2019) ; sur le plan des essais, c’est dans Une autobiographie allemande (2016), correspondance avec Cécile Wajsbrot, que l’auteure discute son voyage à Osnabrück. Il est important de noter que c’est quelqu’un d’autre qui donne l’élan du départ. La mère et la tante, par exemple, reviennent invitées parmi « [l]es sept Juifs d’Osnabrück »24 par le maire de la ville dans un geste « de bonne volonté » (Benj. 130) qu’elles se sentent obligées d’accepter malgré elles, « [l]es sœurs Jonas voulant aller à Osnabrück en voulant n’y pas aller » (Benj. 125), selon l’« involonté » (Benj. 125). Par la suite Ève et Éri, sans qui la narratrice croit ne pas pouvoir y aller, ne veulent pas faire le voyage à trois car elles y sont déjà allées25. Dans Une autobiographie allemande, Wasjbrot explique avoir suggéré qu’elle et Cixous y viennent faire la lecture publique d’un entretien qu’elles avaient publié dans la revue Sinn und Form en 201426. « En faire le prétexte de faire venir Hélène à Osnabrück » (AA 12). Cixous commente ainsi l’invitation : Cécile m’a halée, conduite, rendue à la fois à ma ville et mon histoire prénatales. Et à ceux de mes propres textes engendrés par la langue allemande, ma mère, que moi-même j’avais laissés endormir de l’autre côté du Léthé [...] Cécile, c’est [...] le prénom de ma chance allemande [...]. (AA 16)

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Hélène Cixous, Osnabrück, Paris, des femmes, 1999, p. 230. C’est nous qui soulignons. Hélène Cixous, Benjamin à Montaigne, il ne faut pas le dire, Paris, Galilée, 2001, p. 129. Désormais Benj. Voir Hélène Cixous, Gare d’Osnabrück à Jérusalem, Paris, Galilée, 2016, pp. 41-3. Désormais Gare. Hélène Cixous et Cécile Wajsbrot, Une autobiographie allemande, Paris, Christian Bourgois, pp. 11-12. Désormais AA.

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De concert avec cette mention de l’œuvre de l’auteure, c’est dans les fictions de l’époque que la narratrice fait enfin le voyage à cette ville où sa mère l’avait régulièrement « amenée » toute sa vie en racontant des anecdotes de son passé (Gare 13) et qui, certains jours, est « dans [son] enfance à Oran » (Gare 14). La narratrice de Gare d’Osnabrück à Jérusalem voit le voyage à Osnabrück non pas comme le sien mais comme « celui de [sa] mère, qui [lui] revenait en héritage » (Gare 22). Celle dont le refus de l’accompagner retarde le voyage jusqu’à ce qu’elle intériorise ce report (Gare 18) devient la raison principale de le faire, car son décès augmente l’importance et l’urgence de voir Osnabrück de la vie. « Je le dois à Ève, me semble-t-il », dit la narratrice (Gare 43) ; comme dans le cas de l’Algérie, le devoir l’emporte encore sur le vouloir et la volonté27. En plus de leur déroulement décalé et de leur élan en partie externe, les voyages en Algérie et à Osnabrück, et l’effort de les rendre textuellement, partagent plusieurs complexités et difficultés. Arriver, par exemple, continue de se montrer problématique, impossible ou paradoxal. Ève ayant à sa façon « donné le départ » (voir Lett. 184), on voit « le problème. Arriver. Arriver à arriver à Osnabrück [...] C’est comme arriver à arriver à Osnabrück en arrivant à ne pas y être arrivé » (Gare 20-21). Il est intéressant de noter que, par contraste avec le cas de l’Algérie, rien dans ce passage ne relie la difficulté à arriver à l’exclusion ou à la persécution des juifs d’Osnabrück, y compris des membres de la famille maternelle. Par ailleurs, ce voyage, dont la vérité est difficile à raconter, dépasse, dément, trompe et détrompe sans cesse la narratrice (Gare 98). Comme le voyage en Algérie, il doit se faire en partie grâce au rêve, au souvenir (« de mémoire [...] ou de construction » ? demande-t-elle [Gare 94]) et à « la liberté de la fiction » (Gare 135), avec ses pouvoirs ludiques et jeux de langue(s). Il est impossible à accomplir sans l’apport des fantasmes (Gare 20), qui créent des réalités d’autant plus solides (voir Gare 133), de la littérature (Gare 20) et de la « vérité inventée » du livre (Gare 76). « Je finirai bien par y arriver, me dis-je [...] à force de l’imaginer » (Gare 15) déclare la narratrice, invoquant une puissance du texte qui fait en sorte que la ville où elle se trouvera à la longue est « une ville de la littérature [où tout est] métaphore et métonymie. Invention et citation » (Gare 91). Dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem, qui, selon l’ambiguïté du titre, est une gare où il s’agit d’une gare, point de départ et d’arrivée, « le commencement et la fin pour chacun des destins de la famille » (Gare 112), le voyage se traduit et se fait.

27

C’est d’autant plus ironique car tant qu’il était impossible que la narratrice fasse le voyage sans sa mère, après la mort de celle-ci et alors après toute possibilité de voyager avec elle, le voyage devient nécessaire, ce qui transcende son impossibilité.

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Récits de famille et retrouvailles intersubjectives

De même qu’Ève a nourri la narratrice d’histoires d’Osnabrück, ce texte comprend une importante proportion de courts récits de famille, souvent de courts épisodes, à-côtés et divagations, y compris sur plusieurs personnages qui se sont eux-mêmes déplacés, avec des pérégrinations à détours mystérieux, échelonnées et même tragiques. Ces membres de la famille intériorisés, avec leurs voyages compliqués qui nourrissent celui de la narratrice, suggèrent le moi intersubjectif qu’on trouve souvent chez Cixous28. Parmi eux, notons particulièrement Andreas Jonas, rejeté de sa fille chérie Irmgard qu’il voulait aller voir en Palestine et déporté lors de son retour à Osnabrück, son fils Hans Günther qui est parti au Chili et a gardé le silence sur le passé de la famille que sa fille Inès ne connaît donc pas, et Marga, nièce d’Omi qui est allée vivre treize ans en Angleterre pour déménager ensuite à Jérusalem. En plus, le récit de voyage comprend les exploits de la narratrice à Osnabrück : elle rencontre le maire, qui prononce un discours et lui fait signer le livre d’Or de la ville (Gare 96) ; elle explore celle-ci et, pendant une promenade, de façon bien proustienne, trouve «  du bout de [son] pied droit un pavé différent des pavés indigènes [...] un pavé parlant [...] ici [...] pour [lui] faire ouvrir les yeux (Gare 100) ; elle s’adresse aux « [c]hères pierres de mémoire » (Gare 101), et dans une superposition du présent et du passé, « en tant que poète [elle lit] dans les rues et sur les trottoirs ce que [sa] mère et Omi ne pouvaient pas [lui] dire avec leurs propres bouches » (Gare 147). Cet épisode confirme le rôle du fantasme et de la littérature dans la constitution du voyage, ainsi que celui de l’intersubjectivité et de la famille intériorisée. Le texte fait allusion aux pavés commémoratifs appelés Stolper­steine, ou pierres d’achoppement, installés dans plusieurs villes, y compris Osnabrück, en mémoire des victimes du nazisme29, qui renseignent et inspirent la narratrice et font revenir le passé comme les pavés inégaux qui déclenchent un épisode de mémoire involontaire chez Proust. La narratrice se sent en compagnie des siens, allant en taxi avec une Ève et une Éri internes à la ­Friedrichstrasse où Andreas et Else Jonas, déportés et assassinés, ont vécu (Gare 102-107), et après le voyage, se sent héberger « une foule de gens semi-enfouis, 28

29

Il est probable que l’expression la plus connue de cette préoccupation de l’auteure est la célèbre déclaration de « La Venue à l’écriture », « Hélène Cixous, ce n’est pas moi, c’est ceux qui sont chantés dans mon texte » (57). Dans Hélène Cixous, Madeleine Gagnon et Annie Leclerc, La Venue à l’écriture, Paris, U.G.E., 10/18, 1977, republié dans Hélène Cixous, Entre l’écriture, Paris: des femmes, 1986, pp. 7-69. Voir Dominique Dufourmantel, « Osnabrück ancrée dans l’ ‘Histoire de l’Europe et des Juifs’ »,  Cercle d’étude de la déportation et de la Shoah - amicale d’Auschwitz, le 2 juin 2017. , consulté le 27 mai 2019.

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semi-perdus » en plus d’Ève, Éri, Omi qu’elle avait compté retrouver (Gare 149). Ces retrouvés reflètent sur le plan interne le contact renouvelé entre la narratrice et les membres de famille Marga et Inès au milieu et « après la fin » (Gare 158) du livre respectivement, évoquant la continuation d’un processus ouvert. Il semble alors que malgré les problèmes d’arrivée et grâce aux astuces du texte et du rêve, cette expédition que la narratrice avait longtemps pensé ne jamais entreprendre (Gare 20) ait bien réussi. « C’était un [...] rêve-miracle et un rêve-réalité. J’avoue, je ne nie pas, cette fois je crois avoir été à Osnabrück » (Gare 143). Enfin, de son titre à ces retrouvailles après le livre, il est sûr qu’elle comprend la graine de la suite. 7

« [U]ne Ville qui [...] est déjà une autre Ville »30: d’Osnabrück à Jérusalem

Puisque dans la littérature, on trouve toujours « une Ville qui dès l’origine et en tant qu’Origine est déjà une autre Ville » (Benj. 28), comme dans Oran se cache Osnabrück (VP 99), celle-ci aussi est déjà une autre ville : elle est un peu Jérusalem, ou comme le dira Marga dans Correspondance avec le mur, « Yerushalaïm »31, cette ville éternelle, perdue, promise, retrouvée, cruciale aux cultures et au peuple juifs. C’est Gare d’Osnabrück à Jérusalem, selon ce titre descriptif mais aussi prémonitoire, qui désigne un deuxième terminus de la quête, ville symbolique nichée dans la ville allemande. « Chaque ville perdue ou condamnée est la première Jérusalem », affirme l’auteure dans « Villes promises » (VP 131). La narratrice est allée à Osnabrück « comme on va à Jérusalem, la ville que l’on passe sa vie à se promettre » (Gare 87), cité sainte et symbolique, inspiration et horizon intouchable du voyage, en plus de véritable destination future : la ville symbolique et la ville réelle se côtoient de façon fructueuse dans cette fiction. D’une part, donc, y aller est toujours un acte promis, différé ; d’autre part, à cause du différé, ce voyage, comme le livre, ouvert, contient et oblige sa suite, par exemple, à cette ville du Moyen-Orient où la narratrice se sent déjà « [u]n peu » (Gare 154). « Lorsque j’ai décidé d’aller à Osnabrück, [ditelle,] j’ai par suite accepté d’aller à Jérusalem avec la pensée que je n’irais pas » (Gare 154). Nous savons maintenant que si elle dit une telle chose, il est fort probable qu’elle y ira, sinon tout de suite. « J’y arriverai [...] mais peut-être pas dans ce livre. / Ici s’arrête le livre d’Osnabrück, juste en face du mont Moriah. 30 31

Benj. 28.  Hélène Cixous, Correspondance avec le mur, Paris, Galilée, 2017. Voir, entre autres, p. 154. Désormais Corr.

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Le livre de Jérusalem avait déjà commencé » (Gare 155). Correspondance avec le mur (2017), suivi récemment de 1938, nuits (2019), quatrième texte de fiction consacré à la ville de la famille maternelle, prend richement la relève de Gare d’Osnabrück à Jérusalem. Elle comprend des discussions du rapport et du voyage entre les deux villes ainsi que du rapport et du passage entre les deux textes (voir, entre autres, Corr. 21, 35, 64, 135, 144). Dans la Prière d’insérer, la scripteure H.C. rend même explicite le principe du passage de livre en livre : « Après la Gare d’Osnabrück à Jérusalem, je m’attendais, un livre menant à un autre [...], à me trouver devant (écrire) La Ville. J’étais juste en face du mur du mont Moriah. J’étais devant le mur de la première page » (Corr. Prière d’insérer 1). Dans cette fiction on retrouve notamment Marga, qui, vers la fin de sa vie, invite la narratrice à venir la voir à Jérusalem, et agit ainsi en catalyseur externe du voyage de concert avec l’inévitabilité interne de celui-ci : « Voilà que par sa lettre prophétique j’apprends que j’irai à Yerushalaïm l’année prochaine » (Corr. 152). Sur le plan de la non-fiction, dans « Mon Algériance », l’auteure avait remarqué, « La phrase ‘l’an prochain à Jérusalem’ m’émeut et me fait fuir » (MA 174). Comme dans le cas de l’Algérie et d’Osnabrück, l’œuvre rattrape enfin ce qu’elle fuyait, et continue. 8

Conclusion : mise au point et point de départ

Dans les exemples de ces pèlerinages, on voit que, chez Hélène Cixous, le retour aux origines se fait malgré et de par son impossibilité non pas en contournant mais en intégrant ses empêchements et complexités. Celles-ci, comme le décalage, l’intersubjectivité, l’ouverture, l’arrivance, la proximité, rappellent les caractéristiques de « l’écriture féminine » et de la femme-écriture qui déborde, est excessive et « ne tient pas en place » (Sort. 125) des textes cixousiens des années 70. Elles rappellent également la conception du sujet pluriel, qui héberge ses autres, et la critique de l’auteure du phallogocentrisme. Ces retours qui s’opèrent à travers leurs difficultés et au-delà de l’exclusion politique ou sociale qui les informe reflètent donc de près des principes et des pratiques de longue date chez Cixous. Pour résumer, comme nous l’avons démontré, les deux voyages semblent d’abord être impossibles et arriver trop tard, leur impulsion ne provient pas d’un acte de volonté, mais d’un sens d’obligation, ils se font et s’écrivent grâce aux astuces du rêve, du fantasme et de la littérature, et ils se marquent de maints détours, déboires et drôles de directionnalités, des sinuosités des chemins des membres de la famille, autant de complications qui rendent et respectent le caractère épineux et risqué de l’entreprise pèlerine, politique et

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littéraire. On a vu que la pluralité des origines et destinations, Oran cachant Osnabrück promettant Jérusalem, assure l’ouverture et le mouvement, l’élan de la suite, de concert avec les principes de passance et d’arrivance qui découlent du départ d’Algérie (voir MA 73-74). Comme ces retours décalés ont déjà commencé, préconisés dans des textes antérieurs, ainsi voyons-nous que ces arrivées à proximité, si près, sont purement provisoires, et contiennent la graine d’un nouveau livre et d’un nouveau départ, car, résume l’auteure dans « Mon Algériance », « [t]out n’a jamais fait que partir et commencer » (MA 173). Alors, il est temps de le faire aussi ; bouclons cette étude en proposant quelques prochaines pistes de recherches et de réflexion. Évidemment, dans un premier temps, il faut sonder les prochaines strates du traitement d’Osnabrück dans les fictions Défions l’augure (2018) et 1938, nuits (2019), ainsi que celui de Jérusalem dans Correspondance avec le mur, confirmant et révisant les analyses et les conclusions en conséquence. En plus, il serait intéressant de mettre le contenu, et l’allemand, de l’entretien que Cixous et Wajsbrot ont lu à Osnabrück en rapport avec les essais et fictions qui discutent le voyage de l’auteure et de la narratrice. À plus grande échelle, comment un « livre de Jérusalem » (Gare 155) approfondira et transformera la problématique de la Ville promise et l’exploration de la judéité dans l’œuvre de Cixous se pose, entre beaucoup de questions possibles. Notamment, et finalement, on peut se demander si une autre destination, symbolique et/ou réelle, nommée ville ou non, en rapport avec des origines ou non, se niche déjà dans Jérusalem, et si oui, laquelle, en attendant et puis en interrogeant le récit de la suite. Bibliographie Calle-Gruber, Mireille et Hélène Cixous, Hélène Cixous, photos de racines, Paris, des femmes, 1994. Cixous, Hélène, Les Commencements, Paris, Grasset, 1970. Cixous, Hélène, « Sorties », dans Hélène Cixous et Catherine Clément, La Jeune Née, Paris, Union générale d’éditions, coll. « Féminin futur », 1975, pp. 115-246 ; republié dans Hélène Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, Galilée, 2010. Cixous, Hélène, « Le sexe ou la tête ? », Elles con-sonnent. Femmes et langages II, Cahiers du Grif no 13, Bruxelles, octobre 1976, pp. 5-15, republié dans Le Langage des femmes, Cahiers du Grif, Bruxelles, Éditions complexe, 1992, pp. 85-93. Cixous, Hélène, « La Venue à l’écriture », dans Hélène Cixous, Madeleine Gagnon et Annie Leclerc, La Venue à l’écriture, Paris, U.G.E., 10/18, 1977 ; republié dans Hélène Cixous, Entre l’écriture, Paris: des femmes, 1986, pp. 7-69. Cixous, Hélène, Entre l’écriture, Paris: des femmes, 1986.

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Cixous, Hélène, « Mon Algériance », Les Inrockuptibles no 115, 20 août-septembre 1997, pp. 71-74. Cixous, Hélène, Osnabrück, Paris, des femmes, 1999. Cixous, Hélène, Les Rêveries de la femme sauvage, Paris, Galilée, 2000. Cixous, Hélène, Benjamin à Montaigne, il ne faut pas le dire, Paris, Galilée, 2001. Cixous, Hélène, « Lettre à Zohra Drif », Lectora: Revista de Dones i Textualitat no 7, 2001, pp. 183-194. Cixous, Hélène, Tours promises, Paris, Galilée, 2004. Cixous, Hélène, « Villes promises » dans Ex-Cities, éd. par Aaron Levy et Jean-Michel Rabaté, Philadelphia, Slought Books, 2006, pp. 89-133. Cixous, Hélène, Hyperrêve, Paris, Galilée, 2006. Cixous, Hélène, Si près, Paris, Galilée, 2007. Cixous, Hélène, Gare d’Osnabrück à Jérusalem, Paris, Galilée, 2016. Cixous, Hélène, Correspondance avec le mur, Paris, Galilée, 2017. Cixous, Hélène et Cécile Wajsbrot, Une autobiographie allemande, Paris, Christian Bourgois, pp. 11-12. Dufourmantel, Dominique, « Osnabrück ancrée dans l’ ‘Histoire de l’Europe et des Juifs’ »,  Cercle d’étude de la déportation et de la Shoah – amicale d’Auschwitz, . Hanrahan, Mairéad, Cixous’s Semi-Fictions. Thinking at the Borders of Fiction, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014.

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« Ce serait autre chose » : Si près ou quels (re)tours ? Enrager la mort Hervé Sanson Résumé Avec Si près, publié en 2007, Hélène Cixous se mesure et se heurte au récit-de-sonretour-en-Algérie. Comment rapporter dans un livre « l’expérience même », celle qui vous met à l’envers de vous-même ? Comment traduire littérairement le retour en Algérie, tout en préservant le secret même, celui qui fonde l’entreprise littéraire ? Le retour-en-Algérie suscite dès lors une interrogation à nouveaux frais de l’identité et une redéfinition de la relation unissant la narratrice à ce pays, matrice de tous les semis lexicaux. À partir de quelques motifs et lieux fondateurs de l’itinéraire de la narratrice apparaissant dans la fiction intitulée Si près, cet article tâche de montrer combien l’écriture de Cixous prétend « enrager la mort », c’est-à-dire depuis la mort même – et d’abord celle augurale du père, extraire des forces de vie de la disparition même des êtres qui nous sont chers. Une éthique-pour-la-vie en somme.

… « Le verbe être me fait toujours rire, que dire de je suis ou de je ne suis pas je ne les supporte qu’interrogés, courbés sous le vent, ou conjuguant le suivre et la poursuite. D’où peut-être ma résistance, vaguement perçue, à l’idée de Retour. Un mot néfaste, connoté de la tragédie – Israël. Comme si l’on avait eu lieu. » H. Cixous, « La fugitive », Études littéraires, vol. 33, n° 3, 2001, p. 75.



« Partir (pour) ne pas arriver d’Algérie, c’est aussi incalculablement, une façon de ne pas avoir rompu avec l’Algérie. Je me suis toujours réjouie d’avoir été sauvée de toute « arrivée ». Je veux l’arrivance, le mouvement, l’inachever dans ma vie. C’est aussi de partir que j’écris. J’aime la phrase :

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2019 | doi:10.1163/9789004417335_008

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j’arrive, son interminable et subtile messianicité. Le mot messiance me vient depuis l’Algérie. » H. Cixous, « Mon algériance », Les Inrockuptibles, 1997.

⸪ Y a-t-il jamais retour ? Jamais un livre n’aura échappé ainsi, couru, fui avec une telle célérité : le Livre court après le Livre1. Et les retours, nous le verrons, sont pluriels : retour en Algérie, et plus spécifiquement retour à Alger, et à Oran, mais aussi retour à la mémoire algérienne, et d’abord paternelle. Retour enfin au « roman personnel », comme l’on parle du roman national. Tombe2, publié en 1973, porte en ses flancs Si près3 (mais aussi, selon une filiation plus directe, Manhattan. Lettres de la préhistoire), paru trente-quatre ans plus tard en 2007. Voici ce qu’en écrit Hélène Cixous dans « Mémoires de Tombe », le préambule de 2008 à la réédition de Tombe : Longtemps après, après bien des livres et des morts, je vais à Alger, c’est en 2006, je retrouve la Tombe des Tombes, la tombe de mon père, qui est aussi la tombe et le berceau des Tombes qui sont les coffres à secrets de mes livres, en train de rêver sous un cyprès. Le cyprès est aussi un dieu en Inde. Nous sommes des métonymies, nous nous accrochons, mortels vivaces que nous sommes, comme des lierres aux rivages des livres naufragés. (T 20) Le cyprès, nous y reviendrons. La métonymie parcourra ces pages. L’idée du voyage précède le voyage, et l’annonce de l’Apocalypse dévore le Livre. C’est comme si la narratrice voulait gagner encore un peu de temps, un sursis encore un – de grâce. L’idée ne suffirait-elle pas ? Faut-il la traversée ? C’est ainsi que le voyage en Algérie, réel, n’intervient qu’à la page cent trente-neuf de la fiction Si 1 J’utilise ici la majuscule pour désigner le livre, tout comme Hélène Cixous le fait parfois lorsqu’elle en fait un personnage à part entière de ses fictions. Sur le Livre comme personnage, Cixous précise dans « Mémoires de Tombe », le préambule à la réédition de Tombe (voir note 2) : « Le Livre est lui-même un personnage du livre. Je vois le Livre jeune, comme je me vois moi-même jeune dans un rêve. » (T 26) 2 Tombe (désormais T) a paru pour la première fois aux éditions du Seuil en 1973. Il a été réédité par le même éditeur en 2008 dans la collection « Réflexion ». Toutes nos références renvoient à la dernière édition. 3 Si près, Paris, Galilée, 2007. Dorénavant SP.

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près, laquelle narre précisément « le retour en Algérie ». C’est un livre qui s’emploie à la déconstruction de ce syntagme figé, « le-retour-en-Algérie ». Qu’estce revenir, lorsqu’on n’en a jamais été ? 1

De la résistance du Livre

Que de périphrases, de tours métonymiques, de précautions oratoires, pour ne pas formuler l’informulable ! Le voyage à Alger (« J’irai peut-être à Alger », SP 16) masque le voyage en Algérie, pays indépendant qui a expulsé la mère de la narratrice en 1971. Dès lors, le voyage à Alger tronque le voyage en Algérie, et tâche à mutiler l’impensable en omettant la syllabe finale – « rie » –, occultant l’idée même de joie attachée au pays natal. Mais le voyage à Alger masque aussi le voyage à Oran, cité magique, matrice de tous les semis lexicaux de l’œuvre cixousienne, de toutes les redistributions et substitutions linguistiques. Dans l’approche infiniment sensible de la phrase cixousienne, tactile car pleine de tact, l’annonce progresse par à-coups : C’est alors que j’ai dit que j’irais peut-être à Alger. Il n’y avait aucune urgence à le dire, que je sache. S’il y en avait une, elle m’était cachée. J’ai dit, avec une voix distraite, sans couleur : J’irai peut-être à Alger. (SP 16) D’emblée la phrase s’estrange, lorsque l’événement de l’ordre de l’inouï est sur le point d’être proféré, elle gagne un corps de police autre, et emprunte le tour du mode conditionnel. Davantage : l’adverbe double l’hypothétique désir, lui confère tonalité spectrale. Par suite, la reprise de l’annonce-de-l’événement acquiert un poids, une densité supplémentaire par le passage au futur de l’indicatif et le retour aux caractères romains. Tout autant que par l’usage des deux points soulignant l’effet d’annonce, bien qu’atténué. Bien que la phrase soit proférée d’une voix paradoxalement atone, assourdie, ce n’est pas un futur franc qui afficherait un consentement sans réserve qui la porte ; c’est un futur affaibli dont il est question ici, un futur modalisé qui porte la trace de son propre vacillement. Or, le lieu par excellence n’est autre qu’Alger : lieu de la tombe, celle de Georges, le père-enfant, l’éternel souffleur de l’œuvre. Dans le cimetière juif d’Alger, destination ultime de ce périple qui se joue de toutes les pré-dictions, u-topos que l’on ne gagne que par quelque transfiguration de la scène du réel (il faut traverser le cimetière chrétien pour avoir quelque chance d’atteindre le cimetière juif, plus abandonné que les abandonnés), la tombe au terme de la procession des tombes du texte, donne le la de la quête entreprise : une phrase,

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un schibboleth4 donne le sens de cette traversée, de ce retour qui n’en est pas un : « On peut être inconsolable »5 (SP 212). C’est l’immense gain de ce voyage déjouant tous les pronostics : faire d’une douleur, d’une absence, d’une perte la force d’un allant, d’un élan heuristique propre à l’éthique-pour-la-vie d’Hélène Cixous6. Cette séquence du dialogue post-mortem entre le père et la fille (la fille-mère et le père-fils, la traversée des temps suscitant tous les renversements), placée sous le sceau de l’appel entêtant du père (« si près ») répété à plusieurs reprises, convoque l’arbre de vie éternelle, symbole du souvenir, qui constitue une balise essentielle pour retrouver la sépulture. Dans « Mémoires de Tombe », Cixous rappelle l’essence divine du cyprès en Inde, pays qui lui est cher (T 20). Ainsi la référence au cyprès du lycée Fromentin en amont de la narration appelle-t-elle le cyprès du cimetière juif (« Le cyprès est mon facteur mystique », SP 86), et nous donne à comprendre ceci : la force de l’homonymie, les plis et replis du vocable, et ses potentialités disséminantes dans le texte cixousien fondent précisément le legs de l’humus algérien. L’Algérie est bien ce pays qui sème. Semeur de lettres tout d’abord. Et qui délivre ses messages par des intermédiaires faisant la jointure entre réel et imaginaire : le cyprès du lycée Fromentin, jouant de son homophonie et de sa proximité (ci-près) avec l’appel post-mortem du père (si près), figure déjà entre 1950 et 1954 ce mode de locomotion vers le père défunt : Comment cette conduite adressée à des images invisibles grimpe au moyen d’un tuteur réel, vivace, concret, voir le cyprès s’élever c’est me trouver au commencement de l’immense chemin qui mène à mon père si loin mais pas si loin, je tiens l’infini par un bout, je pose ma main sur son pied. (SP 87)

4 Sur le concept de « schibboleth », je renvoie à Jacques Derrida et à son ouvrage Schibboleth. Pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1986. 5 Les italiques sont dans le texte. 6 Cette expression fait écho au dialogue récurrent entre Jacques Derrida et Hélène Cixous. Dans H. C. pour la vie, c’est-à-dire…, Derrida écrit : « Entre elle et moi, c’est comme si c’était une question de vie ou de mort. La mort serait de mon côté, la vie du sien. // Je chercherais à être convaincu de la vie par elle, me préparant à recevoir la grâce au lieu du coup de grâce, mais je suis et reste pour la vie convaincu de mort (au sens de convicted et de convinced), convicted, c’est-à-dire à la fois fautif et accusé, reconnu coupable, prisonnier ou détenu après un verdict, ici de mort, mais aussi convinced, convaincu par la vérité de la mort, d’un dire vrai (veridictum), d’un verdict quant à la mort. Elle, de son Côté, avec un grand C, c’est pour la vie elle est convaincue de la vie pour la vie. » (Paris, Galilée, 2000, p. 140)

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Ce sera cela, la résistance du Livre : un retour annoncé qui se rature lui-même, car il nie tous les attendus de ce type de traversée. Ainsi que la narratrice le reconnaîtra : Plus tard, quand je rentrerai à Paris, j’établirai la liste des lieux dont j’aurais juré qu’ils m’étaient vitalement chers, et où je n’aurai pas été, à ma surprise. (SP 139) C’est précisément ce à quoi s’emploie la fiction intitulée Si près : à pratiquer les mille et une ruses de l’évitement, afin de départager « aller » et « retourner ». Déjouant ainsi la charge émotionnelle intense que le second verbe contient – ainsi que sa connotation fatidique. L’écriture même est consciente des pièges qui lui sont tendus. On touche à la limite. On touche (à la limite) :  Jamais je n’ai rencontré un livre qui m’oppose une résistance aussi lourde, vivace, rocheuse, j’use un titan par page. Il faut, me dis-je, que je me sois présentée devant l’Interdit. (SP 141) Mais tout d’abord cela commence par une date : l’origine est celle-ci, c’est la date du coup porté à la mère, au vivant même. À l’autre corps de la narratrice : Le 14 août 2005 j’ai porté un coup à ma mère, c’était naturellement involon­taire, moi-même je ne le ferais jamais […]. (SP 9) L’annonce-du-retour-en-Algérie, soumise à fragmentation, joue sa mise en différé ; l’événement s’affole, la nouvelle se diffracte, rue à hue et à dia : ce qui est d’abord assumé à la première personne est mis aussitôt sous rature, le tour impersonnel « c’est » vient in-déterminer l’origine de l’acte, du coup porté ; le troisième segment de la proposition s’inscrit en sens contraire de ce qui précède. C’est un voyage qui dès sa mise-en-parole vous met à l’envers de vousmême. C’est ensuite le maillot de bain de la mère qui vient faire diversion, faire écran contre l’impensable. L’« instinct de vie » de la mère contrecarre la nature du coup porté. La magnificence de la mère-au-maillot, image de l’éternel recommencement, prend le pas, a la préséance sur le « vieux temps remis debout », pour emprunter la formule de Michelet, la convocation d’un passé charriant ses vestiges. L’annonce de l’événement-à-venir met la mère hors d’elle-même, la transporte, suscitant des hypothèses, des effets contraires : d’un côté, une révolte, un refus quasi physique, qui lui redonnent ardeur, énergie, mobilisation salutaire ; de l’autre côté, risque d’une accélération du processus de vieillissement et ainsi anticipation de la ruine inéluctable de l’être.

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L’Algérie est encore vecteur, corps conducteur de leçons : ici, celle du pharmakon7. Ce qui nous guérit nous tue, ce qui nous tue recèle des chances de salut. L’ambivalence même. Dès lors, comment se défier des attendus du Livre, c’est-à-dire de l’Œuvre ? Comment avec Algérie ne pas faire œuvre ? C’est précisément ce que la mère reproche à sa fille : répondre à une commande – intérieure, extérieure ou provenant de l’inconscient lui-même, mais rencontrant les attentes des thuriféraires de l’œuvre : – Tous ces Gens qui t’entourent, ils veulent que tu écrives, disait ma mère qui s’est toujours trompée en pardonnant à mon besoin d’écrire impardonnable par l’obscure figure divine des « Gens », ma mère ne peut pas croire que sa fille soit le seul auteur de sa folie, elle préfère penser que je suis l’esclave des « Gens » plutôt que l’esclave de mon propre choix, et comme seuls des dieux peuvent pousser au crime une fille et une mère – que je suis mal – aux dieux ma mère prête les figures humaines des « Gens » parmi lesquels se pressent Tezamis, Tonéditeur et Tesflatteurs. Ils veulent que tu écrives TonretourenAlgérie. (SP 90) Comment déjouer la posture auctoriale, ne pas flétrir Algérie du sceau de l’inauthenticité, du calcul des sensations ? Comment éviter le « colloque grotesque » (SP 90) auquel TonretourenAlgérie ne manquerait pas de donner lieu ? L’hypothèse d’un voyage en Algérie conduit alors à l’hypothèse d’une dissociation d’avec l’écriture ; comment rendre compte d’un tel aller, comment « faire cuire sa vie » (SP 91) ? L’on se souvient de la formule de Duras dans le préambule à La Douleur : Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte.8 L’effroi de la narratrice réside dans cette exhibition, cette exposition en public que représente par excellence le colloque, en lieu et place d’une intériorité confondante dont la complexité puise aux facultés d’inversion et de passage attachées au pays nommé « Algérie » : 7 Sur le concept platonicien du pharmakon, je renvoie à l’ouvrage de Derrida, La Dissémination, publié aux éditions du Seuil en 1972, et plus particulièrement au texte « La pharmacie de Platon », aux pages 77 à 214. 8 Marguerite Duras, La Douleur, Paris, P.O.L., 1985, p. 11.

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[…] je voyais venir ce colloque, au lieu d’Alger le colloque, si Alger devait me conduire à un colloque au lieu de me conduire dans les zones d’indétermination de ma vie intérieure, je n’irais pas.  Je n’irai pas plus loin, me dis-je, je n’irai donc pas à Alger. Ou bien je n’écrirai pas. Ou bien j’écrirai que je ne suis pas allée à Alger. On ne peut quand même pas faire cuire sa vie. Je ne pourrais plus vouloir aller à Alger. J’avais peur de manger Alger. (SP 90-91) Comment couper court au récit de voyage ? En lui substituant une traversée spéléologique des temps et des espaces : les croisées, superpositions, décalages, décrochages, glissements, confusions, ruptures sont restitués à l’occasion de cet autre chose qu’est le-voyage-en-Algérie (Cixous évoque sa « contretemporanéité algérienne » (SP 32), qu’elle lie à la lettre à Zohra Drif). « Ce voyage n’est pas un voyage. Est un forage. » (SP 137) 2

Lignes de faille identitaires

La narratrice fait le passage : 1958 et 2006 sont joints par le motif de la lettre, celle qui précisément s’avère être la lettre impossible, la lettre blanche que la narratrice porte en elle durant plus de quarante ans. Cette « Lettre à Zohra Drif », sa condisciple du lycée Fromentin, finalement rédigée en 1998, se présente en fait comme l’impossibilité de la lettre, et illustre la théorie derridienne de la destinerrance9 de toute correspondance. Dans Si près, Cixous explicite l’impossibilité de cette lettre : J’écrirai une lettre, elle sera impossible, chère Zohra je t’écris, de quel point de vue moral politique éthique philosophique je n’en ai aucune idée, j’ai toujours rêvé de faire sauter les trains et les murs si tu le fais je ne doute pas d’être heureuse car la chose inadmissible est admissible le sang que tu parles est le même dans ma langue, ensuite l’idéal serait faire sauter les séparations je voulais te dire mais ma voix était séparée de moi il aurait fallu commencer une phrase par nous je ne doute pas de l’impos­ sible, ce que j’ai désespéré de mieux tu le fais, je suis du côté gauche de ton rêve, tu réalises presque tous les désirs irréparables que j’étais si triste d’avoir pour rien, si je ne suis pas tu es (2007 : 24-25).

9 Sur le concept de destinerrance, qui traverse l’œuvre de Derrida, je renvoie à La Carte postale : de Socrate à Freud et au-delà, Paris, Aubier-Flammarion, 1980, pp. 8-9.

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La difficulté est majeure ; elle concerne l’énonciation, la position de l’énonciateur mais aussi son rapport spécifique au destinataire. Qu’est Zohra Drif pour Hélène Cixous ? Quelle ligne de partage s’établit entre elles ? L’impossible précisément réside dans ce « nous » qu’il aurait fallu employer pour inaugurer la missive. Comment former « nous », lorsque d’une part, l’on appartient à la communauté majoritaire d’Algérie, opprimée parmi les opprimés, « indigène », privée de droits politiques, et d’autre part, à la minorité juive d’Algérie, française depuis le décret Crémieux (1871), et encore, à demi, puisque la narratrice est de mère juive allemande ? Le destin historique a séparé celle qui est inséparabe10 (RFS, 45) de son impossible (com)patriote : la culpabilité se nourrit à l’aune de cette fracture abyssale survenue trois générations en amont ; quand bien même cette culpabilité est annulée en partie par les lois antijuives de Vichy, et la privation de la citoyenneté française durant deux ans pour tous les Juifs d’Algérie. D’où le côté gauche de la narratrice, qu’il faut entendre selon tous les plis du sens : face à Zohra Drif, Hélène n’est pas du bon côté, ne peut épouser le mouvement rectiligne de l’Histoire, elle se sent gauche, maladroite, mal assurée face à cette incarnation du refus. Zohra, lorsqu’elle devient cette résistante de la Casbah, durant la bataille d’Alger au tournant de l’année 1957, se substitue dans l’esprit de la jeune Hélène à l’Algérie en lutte pour son indépendance. C’est ainsi qu’en 2006, l’idée du retour-en-Algérie ne peut se dissocier de la lettre spectrale à Zohra Drif, éternelle revenante imposant sa page blanche. En être, c’est donc : être placée du côté de la justice. Mais c’est une idée-deZohra dont il est question : il faut distinguer entre la vraie Zohra, de chair et d’os, celle avec ses limites, et l’Histoire qu’elle finit par incarner : […] pendant que je vivais dans la lettre, tantôt à ma place, tantôt à la place de Zohra du moins celle que je m’imaginais être Zohra, un bonheur me prenait, que je n’avais et n’ai jamais connu ailleurs. » (SP 25) L’imagination de Zohra puise son référent implicite dans l’histoire des Juifs d’Algérie : le décret Crémieux ayant séparé Juifs et Arabes sur la terre natale commune, la lettre à Zohra, « la seule à être parvenue à l’ineffaçable » (SP 26), répare en partie l’injustice du sort dont l’on hérite, saluant le geste augural accompli par Zohra Drif quelques années après la cohabitation dans la classe du 10 Dans Les Rêveries de la femme sauvage, Cixous écrit : « […] dès qu’il y avait Français j’étais exultation arme où il y avait Arabes j’étais espoir et plaie. Moi, pensais-je, je suis inséparabe. C’est une relation invivable avec soi-même. » (Paris, Galilée, 2000, p. 45) L’italique est dans le texte.

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lycée Fromentin. Dès la mise en mouvement de Zohra, les anciens maléfices, à défaut d’être levés, sont du moins atténués. L’injustice recule, et la culpabilité native que porte la narratrice en tant que membre d’une minorité privilégiée par le colonisateur, même si ce privilège disparaît sous Vichy durant deux années, tend à s’estomper. L’adresse introuvable de Zohra figure précisément le non-rapport des diverses communautés dans l’Algérie coloniale : Zohra se mue alors en métonymie d’une Algérie inatteignable, dans le temps d’Algérie, en Algérie même. Faute d’adresse, la lettre dans sa nécessité impossible même, ne peut être écrite ; elle exerce son entêtante spectralité et nourrit l’arrivance qu’évoque Cixous à plusieurs reprises, et notamment dans son texte « Mon algériance »11. Ce que l’écrivaine nomme ainsi désigne non seulement le mouvement dynamique qui réfute toute logique d’appropriation sous-tendant une fixation identitaire (laquelle s’exprime aussi bien par rapport à l’Algérie en tant que nation, que par rapport à la France), mais aussi une position d’excentrement que Cixous a maintes fois formalisée dans son œuvre : ainsi dans Dedans, publié en 1969, lorsqu’elle décrit sa position à l’extérieur, séparée par un grillage des enfants arabes, empêchée de pouvoir pénétrer dans le royaume interdit12. Dans Si près, l’auteure réinvestit cette métaphore spatiale de l’excentrement, le « dedans de dehors »13 , mais elle la traite à nouveaux frais en convoquant la salle de classe du lycée Fromentin. Hélène est située à un angle de la salle au premier rang ; Zohra quant à elle se trouve à l’angle exactement opposé, au fond de la classe (« l’être inversement symétrique à moi », nomme-t-elle Zohra, SP 68). Cette symétrie inversée ne donna jamais lieu à un quelconque échange, mis à part ce mot sous scellés, « Non credo », en souffrance, dont Hélène ne peut être sûre qu’il soit arrivé à destination. Mot-schibboleth d’une entente tacite bien qu’informulée, informulable, entre les deux lycéennes, « Non 11 12

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Hélène Cixous, « Mon Algériance », 1997, pp. 70-74. Hélène Cixous, Dedans, Paris, Grasset, 1969 ; réédité par des femmes, 1986, p. 14. Sur cette question de l’algériance et de l’excentrement du sujet, je renvoie à l’article éclairant de Martine Boyer-Weinmann, « L’exalgériance natale d’Hélène Cixous, Si près, 2007 », dans Thomas Augais, Mireille Hilsum et Chantal Michel (éds), Écrire et publier la guerre ­d’Algérie. De l’urgence aux résurgences, Paris, Kimé, 2011, pp. 299-312. Dans un entretien avec Jacques Derrida publié dans Le Magazine littéraire en 2004, Hélène Cixous déclarait à propos de l’expérience de Derrida : « Ce qui rassemble nos dissemblances, c’est une expérience thématisée du dedans de dehors. […] Je fis l’Expérience : on peut être dedans sans être dedans, il y a un dedans dans le dedans, un dehors dans le dedans et ceci à l’infini. » (Aliette Armel, « Du mot à la vie : un dialogue entre Jacques Derrida et Hélène Cixous », Le Magazine littéraire 430, 2004, pp. 22-29). Hélène Cixous évoquait déjà en 1969 dans Dedans cette expérience-limite de l’inversion, du brouillage des limites, et la porosité du positionnement spatial.

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credo », inscrit dans une langue tierce, le latin – langue neutre qui désamorce les germes de guérilla linguistique – et qui ne souffrait pas de réponse (« Ce billet n’était pas une lettre, d’ailleurs. », SP 32), répond à un « froncement de sourcils » de Zohra (SP 30), putatif, flottant entre projection et réalité. L’échange, non perceptible selon les codes usuels de communication, est pourtant suggéré, en atteste l’inscription commune des deux formulations attenantes à l’une et l’autre protagonistes, en italiques. « Non credo » devient l’étendard d’une défiance vis-à-vis de la Bible de la tradition philosophique française : le Discours de la méthode et son incipit sûr de son bon droit, scandé avec assurance par le professeur du lycée Fromentin, morceau de France en Algérie, « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » (SP 29) est mis à la question. Ce partage si confiant se voit précisément contesté par Hélène et Zohra, chacune à leur manière. Le bon sens cartésien se heurte à la réalité de la situation de l’Algérie-sous-la-France ; Hélène traque déjà dans la classe du lycée Fromentin, en écho aux duplicités de la langue française (SP 31), l’invisible sous l’apparent des choses : En Algérie, et plus particulièrement au Lycée Fromentin où je croyais être dans un fragment de France plus adéquat à la chose-France, plus adhérent à l’esprit de France, qu’une ambassade, chaque énoncé venu de l’histoire, de la culture, du pays-France où je n’avais jamais été, où je n’étais pas née ni personne de mes familles, et cependant où coulait la langue que je désirais le plus au monde adopter, dont j’adorais les riches­ ses paradoxales, les mines d’amphibologie, les œillades, les duplicités, me paraissait dissimuler un indice, une explication ou une cause de la maladie partagée par la grande majorité des habitants, répandue, sournoise, dans les esprits, dans les rues, les commerces, les établissements, les intérieurs, la chose du monde la mieux partagée c’est-à-dire la pire c’était l’hypocrisie, comme seconde nature. (SP 31-32) En tant que dé-naturalisée sous Vichy du fait des lois antijuives, Hélène rejoint la cohorte des mal-nés, et d’abord celle des déconsidérés de la République française, ceux à qui l’on ne permettra jamais d’être pleinement « français », de l’être de plein droit. Le billet « Non credo » traduit cette incroyance – déjà éprouvée à l’aube de sa vie – dans l’adéquation des grands principes de la culture et de la nation française et la réalité d’un gouvernement en l’exercice du pouvoir, qui plus est en colonie. C’est à ce titre que ce que l’on nomme le « roman national » fait l’objet d’un examen attentif de la part de la narratrice ; emblématique apparaît ainsi la Chanson de Roland, étudiée en classe de lettres alors qu’Hélène et Zohra sont condisciples. Cet épisode du roman national et

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notamment sa seconde partie, la mort de Roland et de son fidèle chevalier, Olivier, lors de la bataille de Roncevaux menée contre les Sarrasins (en fait, des Basques), ont nourri la conscience historique et identitaire de générations d’écoliers français, et posé les bases d’un imaginaire phantasmatique à propos de l’Autre par excellence, c’est-à-dire l’Oriental, ici le Mahométan en l’occurrence. La position excentrée d’Hélène quant à ce que son propre père nomme « la pureté française » (SP 97) lui permet de procéder à une lecture subversive, souterraine, « pirate » (SP 93) de la chanson de geste médiévale. L’évocation des sentiments éprouvés par la narratrice lorsqu’elle étudie la Chanson de Roland permet d’établir la distinction entre Zohra, au froncement de sourcils tranché, franc, assuré, et les déchirements d’Hélène, prise entre son désir illimité de s’approprier la langue et la culture françaises, et son sentiment d’illégitimité, doublé de son élan vers son frère arabe. Le rapport à cet épisode fondateur du roman national est indémêlable. Je détestais adorer mais je n’aimais pas détester adorer, je n’aimais pas la complication d’âme que j’éprouvais dès que je m’engageais dans ces cols je me sentais accusée et j’étais coupable, oui je l’étais, je le sentais, j’étais coupable de ces méandres, de ces obscurités, de ces divisions, de cette souterraineté qui m’enveloppait en pleine classe, de ce cri de désaveu que je ne jetais pas et qui se retournait contre moi en moi. (SP 93) La syntaxe adopte alors un tour particulier : la « complication d’âme » de la narratrice à l’écoute de la chanson nourrit l’amphibologie de la langue qu’évoquait le récit précédemment ; la phrase n’en finit pas de tourner sur elle-même, coude infiniment, tire à hue et à dia, emprunte cette facture souterraine, en résonance avec « la souterraineté » des perceptions contradictoires qui étreignent Hélène. La phrase mêlant Hélène et Zohra, et ne pouvant les départager, sur ce plan est exemplaire : « Je m’agitais seule, tête baissée, les sourcils froncés, indéchiffrable, Zohra, comme une lettre fermée. » (SP 93) Les sourcils froncés, sont-ce ceux de « je » ou de « Zohra » ? Qui expose ainsi son indéchiffrabilité ? La phrase, en une facture palinodique, voit devant derrière. Le lecteur, l’enfourchant, doit envisager les deux côtés. Celui d’Hélène tout comme celui de Zohra. Cette course, cette fluidité de l’écriture et sa faculté visionnaire14 performent dans l’ouvrage qui nous occupe la mobilité énonciative du sujet et partant, identitaire. Seule la « lettre fermée » relève du côté de Zohra. Le statut 14

Sur cette question, il convient de lire l’étude de Mireille Calle-Gruber, « La vision prise de vitesse par l’écriture », chapitre un de son essai Du café à l’éternité. Hélène Cixous à l’œuvre, paru en 2002 (Paris, Galilée, pp. 29-43).

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d’indigène attribué à Zohra, du fait de son autochtonie vaincue, ne peut que la contraindre au mutisme – pour l’heure. Amis ennemis : tout est perverti, tout est sujet à caution. C’est la loi du vice versa (SP 95) qui frappe tous azimuts : une mobilité folle advient qui conduit la narratrice à embrasser une « infidélité ouverte dans la fidélité » (SP 95) ; le mode de survie à Fromentin exposé par la narratrice (« On pensait de côté et par en dessous », SP 97) en tant que nonmembres (elle et Zohra) de la communauté nationale de plein droit qu’incarnait le lycée irradie dans la langue, dans la conception de langue, qui abordée de biais, déjouant le prêt-à-penser du langage hérité, s’érige résolument contre une « pensée droite » de la langue incarnée par une tradition théorisée par Rivarol. Pour ce qui est du non-rapport hautement signifiant, empli de non-dits, entre Hélène et Zohra, situées aux deux angles de la classe du lycée Fromentin, le langage se mettant en place relève de la lecture des corps, corps tous deux contraints, gênés dans un épanouissement impossible à atteindre en colonie, en Algérie française, corps en attente : Sans le regard en dessous de Z.D., sans une réserve dans la voix, que j’interprétais comme les symptômes d’un retranchement (sans ma compulsion à déchiffrer tous les signes de tous les corps et de tous les visages du livre de mon entourage), sauf une moue où je croyais voir un mors, mais elle se dissipait, je n’aurais pas commencé peut-être à vivre Algérie sur hypothèses. (SP 97) Corps contraints, disions-nous : à la veille du 1er novembre 1954, corps en attente également. D’érection et d’insurrection pour Zohra, de fuite, d’échappée pour Hélène. 3

De tombe en tombe

La ligne de fracture entre la mère et la fille passe par la tombe : lorsque la mère refuse sur un mode absolu d’entendre parler d’Algérie – « Jamais-d’-Algérie. » (SP 47) jappe-t-elle – la fille avoue, laisse échapper bien plutôt : « Je veux aller voir la tombe de papa. » (SP 51) La phrase tombe, se posant sur l’incompréhension première de la narratrice, et suscite le désir que celle-ci ne pouvait imaginer avoir. Dès lors la tombe est recouverte par la réaction tranchée, catégorique de la mère ; selon la mère, la tombe n’abrite rien, « Rien du tout, dit ma mère. Au bout de quelque temps. » (SP 80) Le cimetière, personnifié dans sa réalité terriblement concrète, se substitue alors à la tombe de papa : « Et ma mère a

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dit : “Le cimetière n’a pas besoin de toi.” » (SP 52) L’ancrage achevé dans le réel de la mère, la place, nous le savons, du côté du vivant, dans l’immédiateté de l’instant vécu. C’est à ce titre que la substitution peut avoir lieu : ce qui est passé n’a plus lieu d’être, et c’est ainsi que le cimetière, en lieu et place de « la tombe de papa », vient jouer sa partie. Dans la joute verbale unissant et séparant conjointement mère et fille, une personnification – massive, intimidante – croise le fer avec la métonymie première. Mais la tombe emprunte mille et un visages ; Hélène Cixous écrit dans « Mémoires de Tombe », son avant-propos à la nouvelle édition de Tombe en 2008 : Tombe est un nom propre impératif !  En tant que tumba elle appelle la chute mais elle peut être précipitée vers le haut. D’ailleurs à l’origine, à la racine grecque puis latine, tombe tumule, gonfle, monte, lève.  […]  En tant que tumber, c’était le cri des jongleurs, des tournoyeurs et danseurs qui acrobatent entre la vie et la mort. Il y a de l’écureuil dans Tombe.  J’avais totalement oublié, perdu, invisité cette Tombe, ce livre, selon le sort et la tradition du thème de la tombe dans ma vie.  Par chance, je venais de retrouver tombe, comme on retrouve terre, la tombe de mon père, c’est-à-dire mon père tombé et relevé au cimetière Saint-Eugène à Alger, par le printemps 2006, lorsque René me proposa de faire reparaître Tombe. Je note que René a l’avantage incalculable d’avancer sous protection d’un tel prénom, surtout s’agissant de quelqu’un comme moi, que le signifiant impressionne et imprime. Ressusciter Tombe !  Toutes les tombes de ma vie sont nées de la Tombe de mon père. Jamais revu la Tombe depuis cinquante ans. (T 8-9) L’attention aiguë au signifiant et aux mille et un plis de sa dissémination dans le tissu du texte constitue l’un des paramètres de base de l’écriture cixousienne : il faut suivre les mouvements d’ascension et de chute de tombe, ses mille et une acrobaties, dans le Livre Si près. On y tombe de haut – plus d’une fois ! Et notamment lorsque le jeu de piste engagé par la narratrice aux prises avec le Temps superpose deux cartographies hétérogènes par nature. La modification des noms des rues – et le passage d’une langue à l’autre – tend à altérer la topographie des lieux, gênant toute identification possible. La géographie de l’Algérie française n’est pas/plus celle de l’Algérie indépendante. Mais il y a davantage : la mémoire du corps entre alors en scène. Les corps ne s’y reconnaissent pas. Il ne suffit pas d’un changement nominal. Ainsi lorsque la narratrice dans la première phase de son séjour, à Alger donc, recherche l’ancien

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domicile de la famille Derrida dans le quartier d’El-Biar. Entre la passagère et son chauffeur c’est un langage de sourds qui advient : – Prenez place d’El-Biar dis-je, allez jusqu’au Cimetière. – Il n’y a pas de de cimetière dit le contrechauffeur. – Ensuite dis-je la ruelle d’Aurelles de Paladines. – Il n’y a pas de rue d’Aurelles, dit l’autre, pas de Paladines, ElBiar je connais dit-il. Si j’avais eu mon corps du Clos-Salembier j’aurais suivi mon instinct, mon corps et moi nous aurions épousé les courbes, flairé les routes, mais je n’ai pas le corps d’El-Biar où je ne suis jamais allée. (SP 173-174) Le cimetière n’est pas le même pour tous : il est Cimetière pour l’une ; il est cimetière pour l’autre. Les contre-paroles s’échangent, à vive allure. Le militaire français, officier de la conquête française, ne dit rien à l’Algérois de 2006 dans l’Algérie indépendante, seule est bien vivante la Pizzeria. Troc de majuscules initiales : la Pizzeria vaut bien le Cimetière Chrétien. C’est lorsque tous les recours ont été épuisés que l’inattendu survient : après le renoncement, « une heure après la fin » (SP 178), l’impensable surgit : Ce monsieur là-bas : Votre Dernière Chance. Le plus vieux du quartier. La Dernière Chance est mince. Je ne lui cachai rien. À son tour il révèle. Je suis vieux, moi seul connais les sésames du quartier, j’ai soixante-deux ans, j’habite chez ma sœur, je suis la légende, dit-il. Vous êtes dans la rue qui fut jadis la rue que vous cherchez. En ce moment même vous êtes exactement où vous n’arrivez pas à vous trouver. Alors l’impossible jette un cri et disparaît. (SP 177-178) C’est l’impossible-même qui fait voies dans la phrase : à ce titre, le monsieur Dernière Chance est bien une légende (« ce qui doit être lu », selon l’étymologie latine legenda). L’aporie s’empare de l’ordonnancement syntaxique ; présent, passé simple s’entremêlent (« Vous êtes » ; « qui fut » ; « que vous cherchez »), tordant le cou à la logique phrastique usuelle, à l’ordre temporel et la règle de succession, les débordant. Dès lors la phrase précédant l’épiphanie de l’impossible tire possibilité de l’impossible même. L’Algérie au terme de cet autre chose qui n’est pas retour, c’est l’aporie même qui réfute l’art pour millefeuilleter les temps qui la constituent. L’Algérie comme œuvre d’art ? Non. Comme Fruit des Temps. Ce Pays plus beau que les œuvres d’art, richepauvre, fierangoissé, frappéradieux, n’est pas mon pays. C’est mon humus. Ma stèle hyperfunéraire. Je suis un caillou de granit rouge. La tombe me garde en rêve et me résume. (SP 213)

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L’humus qui est la couche supérieure du sol, créée et modifiée par la matière organique résultant de l’action combinée des animaux, des bactéries et des champignons, délivre aux racines des plantes les éléments nutritifs indispensables à la croissance des végétaux, mais lorsqu’il est asphyxié ou enfoui par labour, il se dégrade et devient toxique. Perte, disions-nous en amont. Mais perte qui fructifie. « On peut être inconsolable » (SP 212). C’est ce que la tombe visitée du père au cimetière d’Alger nous enseigne : c’est en sens que la stèle peut être qualifiée d’« hyperfunéraire », le caractère excessif que marque le préfixe (« au-dessus, au-delà », selon l’étymologie du grec ancien, (ὑπερ) notifiant ce supplément de vie, ce surplus de présence que la tombe ne suppose pas – au premier abord. Le terme du voyage (qui en contient tant, « Quels voyages on fait », SP 212) que la narratrice a entrepris bute sur la tombe paternelle, qu’après une progression épique vers le haut (car la chute peut être aussi cette précipitation en hauteur, nous souffle Cixous) et « un flot de larmes » (SP 203), elle vient recouvrir de son corps allongé. Le front de granit paternel, ce « reste » (SP 206) que la mère ne reconnait pas, emportée dans son élan à vivre, devient le lieu des échanges d’énergies, des fluides, entre la survivante et le « sain et sauf » (SP 205) reposant parmi le désastre du cimetière, et ses dizaines de tombes éventrées. L’éthique-pour-la-vie d’Hélène Cixous commande d’enrager la mort ; c’est-à-dire : débusquer la réserve de vie qui demeure malgré la disparition de ceux qui nous sont chers. – Je ne pouvais pas supporter de voir mémé s’allonger sur la tombe dit mon frère. Quand elle asseyait sur papa son énorme corps de bête sauvage enragée par la mort, quand elle jetait longuement ses rugissements, quand elle accouchait de son mort en lâchant sur toute la terre des urines de sang, je ne pouvais pas le supporter, dit mon frère. Maintenant si j’étais seul je le ferais, je crois que je le ferais. (SP 210) La tombe qui fait office de chute du récit, et qui couve « l’immortel chagrin » (SP 212), propice à tous les recommencements, préserve et de la fin et du retour. « Mémoires de tombe » performait ce retour évité, ce non-retour : « Par chance, je venais de retrouver tombe, comme on retrouve terre, la tombe de mon père […] », puis quelques lignes plus loin, « Jamais revu la Tombe depuis cinquante ans. » (T 9) Il faut bien que Tombe s’annule pour que tombe(s) fructifie(nt). Du côté de la vie jusque dans Tombe (T 30) a-t-elle écrit.

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4 Coda  Ainsi, en écrire ? Que peut la critique face à cet objet qui s’échappe sans cesse, qui « a repris son vol » ? (SP 213) Que peut le méta-texte face à ce « paradis personnel unique et destinal » (prière d’insérer), ce royaume sacré, le Pardes, disait Derrida (SP 172) ; comment le saisir sans y toucher ? – Tu sais ce qui s’est passé pour moi avec l’Algérie ? dis-je à mon frère. Elle est repartie. Elle s’est sauvée. Je m’en réjouis dis-je, j’avais peur qu’elle reste. (SP 213) Par conséquent lever la clôture, définitivement impossible, garder la réserve de rêve, et suspendre Pour recommencer – aller peut-être au Jardin d’Essai (SP 214) Bibliographie  Armel, Aliette, « Du mot à la vie : un dialogue entre Jacques Derrida et Hélène Cixous », Le Magazine littéraire 430, 2004, pp. 22-29. Boyer-Weinmann, Martine, « L’exalgériance natale d’Hélène Cixous, Si près, 2007 », dans Thomas Augais, Mireille Hilsum et Chantal Michel (éds), Écrire et publier la guerre d’Algérie. De l’urgence aux résurgences, Paris, Kimé, 2011, pp. 299-312. Calle-Gruber, Mireille, Du café à l’éternité. Hélène Cixous à l’œuvre, Paris, Galilée, 2002. Cixous, Hélène, Dedans, Paris, Grasset, 1969 ; réédité par des femmes, 1986. Cixous, Hélène, Tombe, Paris, Seuil, 1973 ; réédité en 2008. Cixous, Hélène, « Mon Algériance », Les Inrockuptibles, 1997, pp. 70-74. Cixous, Hélène, Les Rêveries de la femme sauvage, Paris, Galilée, 2000. Cixous, Hélène, « La fugitive », Études littéraires, vol. 33, n° 3, 2001. Cixous, Hélène, Si près, Paris, Galilée, 2007. Derrida, Jacques, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972. Derrida, Jacques, La Carte postale : de Socrate à Freud et au-delà, Paris, AubierFlammarion, 1980. Derrida, Jacques, Schibboleth. Pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1986. Derrida, Jacques, H. C. pour la vie, c’est-à-dire…, Paris, Galilée, 2000. Duras, Marguerite, La Douleur, Paris, P.O.L., 1985.

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Chapitre 7

Écrire à partir des pertes Metka Zupančič Résumé Les origines multiples de(s) écriture(s) cixousienne(s) sont en étroit rapport avec la perte. La mort comme départ et comme arrivée lance les écritures de type différent ; le départ anticipé des êtres chers pousse à la frénésie scripturale. Ainsi, la perte de la mère entraîne à sa suite toutes les autres pertes. Une fois la mère physiquement disparue en 2013, qu’arrive-t-il à l’écriture? Dans un processus d’engendrement, la fille se transforme en mère pour l’agonisante de cent-trois ans. L’écriture devient alors un accouchement, capable, on l’espère, de ramener à la vie ces êtres comme aspirés dans cette danse cosmique des disparitions et des retours promis.

Tout comme l’indique le premier mot, ou presque, dans Le Détrônement de la mort, « Lost », un mot que Cixous relève dans The Tempest de Shakespeare, en reprenant la dernière partie de l’exclamation « All is lost! Lost »1, les origines multiples de l’écriture cixousienne toujours plurielle sont en étroit rapport avec la perte, « the loss ». C’est évidemment le mot que j’entends dans l’œuvre cixousienne de 2013, Chapitre Los (dont le titre complet est Abstracts et Brèves Chroniques du temps I. Chapitre Los)2. Donc, la mort comme départ et comme arrivée, en tant que thématique prédominante, provoque chez l’écrivaine des réflexions (écrites) de type différent sur ce sujet. En même temps, le départ anticipé des êtres chers pousse à la frénésie scripturale – le processus intense en lien étroit avec ces séparations anticipées, d’où naît le besoin et l’urgence de noter ce qui s’échappe. À travers les mots, Cixous cherche alors à redonner vie à ceux-celles qui sont déjà parti·e·s ou qui pourraient disparaître prochainement. Ainsi, elle constate qu’au moment où l’on croit perdre ces êtres, ils-elles nous reviennent en force : « je me prépare à la mort de maman » ; « je la perds, finalement elle me revient » (Los 13). J’y vois en fait un des phénomènes mar1 Hélène Cixous, Le Détrônement de la mort. Journal du Cahier Los, Paris, Galilée, 2014, p. 22. Désormais DM. 2 Hélène Cixous, Abstracts et brèves chroniques du temps. I. Chapitre Los, Paris, Galilée, 2013, dorénavant Los.

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2019 | doi:10.1163/9789004417335_009

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quants (et paradoxaux) chez l’écrivaine : c’est comme si la perte de la mère entraînait à sa suite toutes les autres pertes, mais aussi toutes les autres réapparitions, dans les textes que Cixous leur dédie : « tous mes morts aimés reviennent l’un après l’autre » (DM 23). Une des questions que nous posent ces œuvres – que l’on sait si riches et en même temps si énigmatiques – est de savoir ce qui arrive, à cette écriture (mais peut-être aussi à la personne qui écrit), une fois qu’un être aimé, proche, disparaît physiquement, comme c’était le cas de la mère, Ève, concrètement en 2013. Nous savons que cette perte a engendré Homère est morte…3 ; toutefois, Chapitre Los nous met face à face avec une autre perte, antérieure à la disparition de la mère. Il s’agit de la disparition d’« un ami plus qu’un ami, un amant plus qu’un amant, un camarade d’aventures » (Los 13). Dans le livre, il est nommé exclusivement Carlos (avec des variantes-combinaisons que nous verrons plus loin dans le présent essai). Il n’est pas difficile de s’imaginer qu’il s’agit de l’écrivain mexicain de grande envergure, Carlos Fuentes. Même si on n’a pas nécessairement accès aux archives et aux témoignages directs portant sur cette amitié importante, l’évidente affinité s’impose. Toutefois, peu de réactions critiques semblent signaler ce détail, dans les comptes rendus du Chapitre Los4. En revanche, de nombreuses indications textuelles permettent la déduction à ce sujet, compte tenu des renseignements que Cixous nous apporte sur le personnage qu’elle décrit. Quant à l’allure de sa personne, on trouve par exemple « Imagines-tu Carlos sans moustache ? » (Los 42). Ce qui est intellectuellement plus prégnant pour les développements dédiés à ce « revenant scriptural », ce sont les détails portant sur sa propre manière d’écrire et de s’engager non seulement dans le dialogue avec Cixous mais aussi bien dans le monde littéraire, français et bien sûr international. 1

L’écriture, pour donner vie

Mais là n’est probablement pas l’enjeu principal, et ma question sur ce qui arrive à l’écriture, une fois les êtres chers trépassés, est peut-être une fausse question. En fait, chez Cixous, rien de ce qui a été vécu, senti, remémoré – ne disparaît, une fois que ces éléments, ces êtres, ces événements sont enregistrés, 3 Hélène Cixous, Homère est morte…, Paris, Galilée, 2014, dorénavant H. 4 Parmi les comptes rendus, le seul, à ma connaissance, qui mentionne le nom de Fuentes, est celui d’Éric Loret, « Les morts pour le dire. Hélène Cixous évoque la figure de Carlos Fuentes dans une suite musicale et fauve. » Libération, 23 janvier 2013, , consulté le 15 avril 2017.

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inscrits dans le monde « autre », celui de la littérature. Voilà principalement ce que je vais tenter de montrer dans le présent essai. Ce qui m’intéresse en premier lieu, par exemple dans Homère est morte…, c’est que la fille (évidemment, pour notre propos, il s’agit toujours et avant tout de celle qu’on rencontre dans les textes écrits) devient mère pour l’agonisante de cent-trois ans, comme dans « ma mère enfant » (H 26). Dans un processus d’engendrement à l’envers, la fille est « perchée au berceau tombal » (H 43), pour donner la mort comme on donne la vie, lors de cette « grossesse mortelle », « cet accouchement terminal » (H 32). Il semblerait qu’il n’y ait finalement que la littérature pour tenir compte de ce processus – la littérature qui est comme obligée d’en rendre compte. Dans Homère est morte…, la naissance vers la mort est présentée comme un acte à deux, avec la fille se déchirant en voyant sa mère partir. Leur séparation n’est cependant pas définitive, puisque la mère, dans un autre acte à deux, continue à tenir la main de sa fille, malgré son trépas (H 27). Ainsi, le livre fini, dans sa version finale (si, au fond, il peut y avoir une finalité à ce processus) devient textuellement la fusion entre les deux. Pour insister sur cet acte à deux, la fille y intègre aussi les cahiers de sage-femme de sa mère (du temps où elle résidait encore en Algérie), ceux d’« un accouchement réussi » (H 32). Voilà encore un point sur lequel je voudrais insister : l’écriture devient dans ce sens un accouchement qui serait capable, on l’espère, de ramener à la vie ces êtres comme aspirés dans la danse cosmique des disparitions et des retours promis. 2

Kleos aphtiton et l’écriture cixousienne

Évidemment, la question que je me pose est de savoir par quels moyens la littérature, celle de Cixous d’abord, et puis la littérature en général, depuis des millénaires, opère ce renversement. Il s’agit de la mutation possible, c’est-àdire la transformation de la perte, de la mort et du deuil, vers la continuité, autrement dit, l’immortalisation. Dans son article sur Jours de l’an, Çağri Eroğlu constate que chez Cixous, « l’écriture » s’avère être « le seul moyen pour affirmer l’immortalité de ce qui est de nature mortelle »5. J’adhère évidemment à cette perception de l’œuvre cixousienne, tout en suggérant qu’une telle attitude scripturale et ce genre d’écriture s’inscrivent notamment dans une tradition qui est loin d’être nouvelle et qui remonte jusqu’à l’Antiquité grecque. 5 Çağri Eroğlu, « La naissance de l’auteur : Jours de l’an d’Hélène Cixous », Ankara University – The Journal of the Faculty of Languages and Geography, vol. 52, no 1, 2012, p. 209, , consulté le 17 avril 2017.

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Selon le classiciste Gregory Nagy, le souci d’assurer « la gloire éternelle » aux défunts, ce qu’on appelle en grec «  kleos aphthiton  », domine toute la littérature grecque, surtout celle des épopées et des récits héroïques6. Ce qui est important pour mon propos, c’est que ce principe, kleos, est nécessairement rattaché aux mots, aux récits qui servent à perpétuer les actes glorieux (ou que nous percevons comme tels) : autrement dit, il n’y a pas d’immortalité sans la littérature. Mais quels sont ces actes « glorieux » qui assurent l’entrée au Panthéon, au domicile de ceux et de celles qu’on considère comme « grand·e·s », dans cet espace qui est en étroite relation avec le Parnasse – littéraire, celui où demeurent les Muses ? Car les Muses, quoi qu’on en dise, sont certainement indispensables dans ce processus, elles qui guident la création (littéraire)  : pour pouvoir établir les multiples relations dialogiques avec tous les êtres qui lui sont proches, Cixous a nécessairement recours aux mots, les mots porteurs d’émotions, de souvenirs. Dès qu’on évoque la mémoire, préservée dans les mots, dans les récits, on doit inévitablement se fier à la protection de Mnémosyne, la grande déesse titanesque, la mère des neuf Muses. Puisque le pouvoir de la mémoire est placé sous l’égide de cette dernière, l’écrivaine profite ellemême en quelque sorte de tous ces pouvoirs qui lui permettent de rassembler ce qui semblait être perdu. Dans ce contexte, Ève, la mère, est sans doute une héroïne des temps modernes : ce n’est pas par hasard qu’elle devient une « Homère », de par ses récits qui faisaient d’elle l’encyclopédie vivante et témoin des événements majeurs qui ont secoué tout un siècle. Ayant donné vie à Hélène, cette mère, Ève – qui, en plus, était sage-femme, comme on le sait – reste pour toujours l’instigatrice du processus scriptural lié aux naissances répétées. Elle a surtout légué à sa fille le « rire » d’un Isaac mythique sauvé à plusieurs reprises et qui a su se réinventer dans des situations souvent très compliquées. En dehors de la mère, et en ce qui concerne la myriade des noms, des présences presque corporelles qui traversent toute l’écriture cixousienne, on peut avancer qu’ils appartiennent à des « héros » et des « héroïnes » même doublement inscrit·e·s, dans l’éternité. Il faut souligner que la plupart de ces gens, de leur vivant, ou peut-être parfois après leur trépas, se sont d’abord affirmés par leurs propres « productions », leurs propres œuvres, pour ensuite se faire ressusciter à travers le dialogue intratextuel qu’établit avec eux l’écrivaine à l’intérieur de ses œuvres. Pour le propos de cet essai, je vais me restreindre uniquement à celui qui, comme je l’ai indiqué, reste « Carlos » tout au long du Chapitre Los (2013) et aussi dans Le Détrônement de la mort. Journal du Chapitre Los (2014). À ce sujet, le titre de ce 6 Gregory Nagy, « Heroes and the Homeric Illiad », Greek and Roman Myths of Heroes. , consulté le 30 avril 2017.

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deuxième ouvrage (en complément du premier et en miroir par rapport à celui-ci) est en soi révélateur et significatif. Il indique tout un programme auquel souscrit l’écriture cixousienne, le projet de dompter le plus difficile et l’inéluctable : la mort. Dans ce deuxième ouvrage, Le Détrônement, Carlos est placé en excellente compagnie de ceux et de celle (au singulier, vu qu’une seule femme y est évoquée) dont la liste se retrouve à la fin du Chapitre Los : « William Blake – Emily Brontë – Georg Büchner – Hernán Cortès – John Donne – Jakob Lenz – Ovide – Marcel Proust – William Shakespeare – Stendhal » (Los s.p. [99]). D’après mes observations, on est cependant loin du compte de tous les noms et des citations dans ce volume. Les actes glorieux qui méritent l’élévation, à savoir l’inscription parmi les « immortel·le·s », aux yeux d’une intellectuelle, d’une écrivaine, ce sont donc leurs paroles, leurs écrits. Comme nous l’apprend encore Gregory Nagy, kleos signifie, dans la tradition grecque, non seulement l’acte « héroïque » mais aussi le contexte dans lequel cet acte est raconté, le médium qui aide à transmettre les exploits à la postérité. Ainsi, chez Cixous, les héros-les héroïnes deviennent leurs propres doubles « fameux » au sein de cette écriture en expansion constante et qui continue à défier les dangers d’extinction, de disparition. En outre, Cixous elle-même, en se dédoublant dans ses livres, devient « littéralement » et « littérairement » ce kleos, en même temps l’acte héroïque et l’incarnation du témoignage de ce dernier. C’est ce qui arrive principalement lorsqu’elle ressent le besoin urgent d’écrire « le shadow book du Chapitre Los », au moment où elle se rend compte que « je venais de me vaincre et d’être ressuscitée » (DM 9). En effet, comme elle l’explique dans les premières pages de ce court volume, « 1) Ce livre doit la vie à la mort. ⁄ 2) Ce livre doit la vie à la mort. La mort vit aussi » (DM 11). Notons que le même constat est répété sous 1) et sous 2), après quoi on lit la phrase qui suit, « La mort vit aussi ». Le dernier paragraphe, composé de deux courtes phrases significatives, résume ce qui y est évoqué tout au long. Il confirme aussi ma lecture des deux livres qui, comme je l’ai signalé plus haut, se font écho, Chapitre Los et Le Détrônement de la mort : « On ne meurt pas. On vient et va entre deux absences de mémoire » (DM s.p. [78]). D’ailleurs, dès la 3e page du « prière d’insérer » du Chapitre Los on lit : « En vérité, il doit sa mise en liberté littéraire littéralement à la mort. La vie que donne la mort, ou plutôt qu’elle rend, cette vie née de la mort, ce serait la littérature ? »

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Isaac et autres recours aux mythes

Et nous voilà au cœur de ces passages, ces déambulations entre les mondes que seuls les poètes (dans le sens des « poetai », faiseurs de mots) sont autorisés à effectuer – pour comprendre combien la mort fait naître les livres : [A]insi, c’est à la mort que certains livres prennent vie (feu, source). Le double goût de l’eau du Léthé : une gorgée pour oublier la vie, une gorgée pour avaler la mort. L’eau de l’oubli. Eau double. Double eau. La Mort et son double et vice versa. (DM 11) Dans la pensée antique grecque, les poètes sont d’office considérés comme les adeptes d’une tradition qui leur permettait de s’aventurer dans l’au-delà et d’en revenir sans oublier leurs expériences. Par conséquent, chez Cixous, les traversées répétées du Léthé (voir la citation supra) placent cette écriture encore et toujours dans le domaine de l’orphisme. Comme le constate aussi René de Ceccatty, l’orphisme « concerne le dialogue avec les morts », ce qu’il évoque au moment de la parution de Si près – d’après lui, l’œuvre célèbre « deux présences absentes », celles du « père et de Jacques Derrida »7. Mais, « Jacques Derrida n’est pas mort dans ce livre. Il est en étroite communication avec la rédaction même du livre »8 – comme, d’ailleurs, il en sera d’abord pour Ève dans Homère est morte… et ensuite pour Carlos dans Chapitre Los ainsi que dans Le Détrônement de la mort. Ceccatty l’a bien compris, depuis ces années où il fréquente assidument cette écriture : L’œuvre d’Hélène Cixous, on le sait, est hantée par une quête de la mémoire, de « la vie au-delà de la vie ». Son livre, nous dit-elle, mais elle pourrait le dire de tous les autres, « héberge les inoubliés ».9 S’il y a un dieu ou plutôt un être suprême qui permet ces élévations, il n’est autre, chez Cixous, qu’Isaac, un personnage tout à fait particulier – celui qui revient si fréquemment dans son œuvre, ce « dieu qui rit », comme en explique la signification Esther von der Osten-Sacken10. Isaac, chez Cixous, c’est le nom 7

René de Ceccatty, « Si près d’Hélène Cixous », Le Monde des Livres, 13-9-2007, , consulté le 15 avril 2017. 8 Ceccatty, « Si près… ». 9 Ceccatty, ibid. 10 Esther von der Osten-Sacken, Théâtres de l’écriture dans l’œuvre d’Hélène Cixous, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2000, p. 126, note 4.

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donné à l’écriture, à l’acte d’écrire, à cet amour unique et omniprésent de la littérature et du processus scriptural qui domine la vie de l’écrivaine, comme on le lit dans l’entrevue entre elle et Mireille Calle-Gruber intégrée dans Photos de racines : M. C.-G. – On est dans le théâtre de l’écrire. Alors : pourquoi nommer l’écriture ? Pourquoi lui donner un nom et lui donner le nom d’Isaac comme tu le fais dans Déluge ? H.C. – Ah ! (silence) M. C.-G. – C’est la première fois, c’est un pas de plus. « J’aime. “Isaac” : c’est le nom que j’ai donné à mon amour, pour qu’il ait un nom. Parce que si je dis simplement j’aime “écrire”, ce n’est pas ça. C’est un tel mystère. C’est l’autre. Ce n’est pas moi. »11 H.C. – [. . .] Peut-être que je ne devrais pas élaborer à ce propos. Est-ce que ça paraît inconcevable ? D’appeler l’écriture « Isaac » ?12 Évidemment, cette définition du rôle que joue Isaac chez Cixous est incontournable ; elle reste souvent citée par les chercheurs (p. ex. chez Ian Blyth)13, sans qu’ils-elles ne s’y attardent vraiment. Je dirais que la définition donnée inscritréinscrit Isaac dans la dimension évoquée ci-dessus, vu qu’il reste sur le plan symbolique, et parmi tant de figures mythiques qui pourraient stimuler l’écrivaine, porteur d’une valeur particulière : il est celui qui a survécu à la mort. Dans Chapitre Los ainsi que dans Le Détrônement de la mort, Isaac relève de ces mêmes dimensions paradigmatiques et revient en force, de la même manière que Cixous le définit dans Photos de racines, comme un être incarné. C’est que « ce nom traduirait l’effet d’incarnation », « la présence de l’écriture vécue » qui a toutefois « une fonction séparante » face aux relations « d’amour, d’amitiés, les relations familiales  » (R 102). À ces constats, Calle-Gruber rétorque, toujours dans Photos de racines, que l’écriture a en même temps « une fonction réparatrice » (R 102) – cependant, pour Cixous, « [e]lle répare l’auteur. Mais elle ne répare pas la relation » (R 103). Dans l’annexe de ce même volume, Photos de racines, Jacques Derrida évoque lui aussi les deux entités déterminantes 11

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N.B. : Calle-Gruber n’identifie pas la source de ce qui est clairement une citation, à savoir un des constats-clé de Déluge (Paris, des femmes – Antoinette Fouque, 1992, p. 134). CalleGruber revient à la même citation, tout en identifiant sa provenance, dans son livre Du café à l’éternité : Hélène Cixous à l’œuvre, Paris, Galilée, 2002, p. 42. Mireille Calle-Gruber et Hélène Cixous, Hélène Cixous : Photos de racines, Paris, des femmes, 1994, p. 101. Désormais R. Ian Blyth (avec le concours de Susan Sellers), Hélène Cixous : Live Theory, Londres et New York, Continuum, 2004, p. 124, note 48.

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auxquelles doit faire face toute écriture, « Réparation et Séparation »14. Que peut-on réparer, à l’aide de la littérature, après toutes les séparations, la plus définitive étant la mort ? Dans Chapitre Los, la séparation anticipée d’avec la mère (« je me prépare à la mort de maman », « je commence à croire maman », Los 13 ; 14) est comme déjouée par une autre mort, annoncée à « la Radio », celle de « Los » (Los 18) ; « célèbre écrivain auteur de vingt-deux romans » (Los 19). Cependant, celui qui va être nommé Carlos – et dont le prénom comporte déjà la dimension de la perte, « Car!los » (Los 21), ne peut pas disparaître : « Carlos perdu : Carlos rendu. C’est l’étrange théorème des résistances aux néants » (Los 23), ce qui, à la même page, s’apparente à Albertine – de Proust – ainsi qu’à Stendhal alias Henry Brulard (Los 23), tous ces êtres « [e]n partie fictifs », « toujours en voie de rayonnement renouvelable » (Los 25). Tout, en fait, est ancré dans cette double jonction de la séparation et des retrouvailles, comme dans ce constat : « Ce qui les séparéunit » (Los 5), dans ce mot-valise qui rassemble les deux concepts opposés. En effet, cette jonction se reproduit sur un autre plan aussi, vu que les personnes «  réelles  » reçoivent dans le livre le même statut que les personnages romanesques, se mélangeant, se rencontrant – et en s’influençant (sans en être conscients, fort probablement) : Carlos est un personnage capital, dans le Livre-que-je-n’écris-pas. Il est aussi vital que Stephen Dedalus, Bloom, Raskolnikov, le petit Kolia Krassotkine, Albertine, Akhmatova, Piotr, tous ces êtres théâtraux qui demeurent dans les rues du Livre et dont je sens rayonner les silhouettes familières à mes fenêtres. Ma famille mentale. Je n’en cite que quelquesuns ici. [...] Tous pensent à la mort, chacun l’attend autrement. (Los 55) Voilà qu’à travers tout ce volume, « les êtres chers qui ont été saisis par la fiction » (Los 14) feront écho à la perte de Carlos-Los-Loss. C’est ce qui permet à Michael Naas, dans son compte rendu du Chapitre Los15, de désigner ce livre – qu’il appelle d’ailleurs « roman » (« novel ») – comme appartenant au domaine de la mémoire et du deuil, « of memory and of mourning »16. Pour sa part, Jean-Marie Barnaud désigne ainsi le poids de ce que suggère le terme « Los » :

14 15 16

Jacques Derrida, « Réparation et Séparation », in Mireille Calle-Gruber et Hélène Cixous, Hélène Cixous : Photos de racines, Paris, Des femmes, 1994, p. 126 ; texte tiré de Fourmis, colloque « Lectures de la différence sexuelle », 1990. Michael Naas, « Hélène Cixous, Chapitre Los (Paris, Galilée, 2013), 98 pp. », Oxford Literary Review, vol. 35, no 2 (novembre 2013), pp. 261-263. Ibid., p. 261.

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Le temps porte en lui l’annonce de sa propre perte : tel est l’un des sens possibles de la « syllabe-foudre », c’est-à-dire « Los » ; mais elle désigne encore la mort, qui fait signe aussi depuis toutes les pertes qui vous font cortège.17 Si Chapitre Los peut être vu de prime abord comme un tombeau à la mémoire de Carlos Fuentes, il est aussi inextricablement associé à tout le domaine qu’incarne Isaac. En effet, au début du livre, lorsque la mère annonce à la narratrice sa mort prochaine, elle lui reproche son rire : « tu ris mais je ne ris pas » (Los 14). C’est au moment où la fille commence à se rendre compte du sérieux probable de la situation qu’elle « cesse de rire » (Los 14) – néanmoins, elle a l’intention d’aller « au cimetière chez Isaac » (Los 17 ; c’est la première évocation de son nom dans ce livre). Les morts qu’elle fréquente ne sont donc pas morts, si c’est Isaac qui veille sur eux. Autrement dit, il est important pour la narratrice de se ressourcer auprès d’eux, pour pouvoir faire revivre d’autres de ses hôtes littéraires (et, bien sûr, ils l’accueillent, eux, en hôtes, tout en étant les invités de ses livres). Inévitablement, c’est ce qui arrive aussi à Carlos, compte tenu de « l’extrême rapidité de sa réapparition » ; avec « les particules de Carlos s’annihilant pour aussitôt se transformer en rayonnements » (Los 24), ce qui relève de « la nature des particules mêmes de Carlos. Los » (Los 24-25). Voilà qu’écrire sur lui peut capter ces « sources d’énergie » (Los 25) – et communiquer avec « la petite foule des êtres taillés dans le tissu mythologique » (Los 25), ce qui en soi leur assure une certaine immortalité. Et de retour à une deuxième mention d’Isaac : « On peut bien vivre mort. Ainsi Isaac » (Los 31). Carlos, tel qu’il vit dans Chapitre Los, est en fin de compte un être composite, ressuscité à partir d’une synthèse d’images, voire de références littéraires : évidemment, il vit à travers les souvenirs que sa disparition réveille chez la narratrice, sans que ces souvenirs puissent se distinguer de ce qu’ils aimantent ou s’approprient. Et même si, dans les lettres envoyées à son amante, il a pu signer par « Los » (Los 20), ce même nom a une autre signification pour Cixous, puisqu’il est immédiatement mis en rapport avec « The Book of Los » (Los 20), l’ouvrage de William Blake (Los 50). René de Ceccatty le synthétise en mettant l’accent sur la dimension mythologique de « Los » et la relation inextricable avec l’imagination, voire l’écriture : En empruntant à William Blake le nom de Los, Hélène Cixous place son nouveau livre sous le signe de la poésie mythologique : le bref Livre de Los 17

Jean-Marie Barnaud, « Chapitre Los. Passions d’Hélène Cixous », Revue.net, no 3, 13 mars 2013. En ligne : , consulté le 15 avril 2017.

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racontait, sous forme symbolique, la genèse de l’imagination, incarnée par la divinité elle-même imaginaire Los, double d’Urizen, divinité de la raison. Hélène Cixous cite Blake, mais n’établit pas le lien direct avec son propre personnage.18 Celui qui « a séjourné longuement à Paris » et qui est « mort brutalement en mai 2012 »19, donc, Carlos, se voit ainsi mythifié, en strates littéraires superposées, ce que ne cesse de réaffirmer le journal de bord du Chapitre Los, c’est-àdire Le Détrônement de la mort. Dans cet ouvrage, grâce à sa propre capacité de se promener (tel un Orphée) entre les mondes, entre la vie et la mort, il est d’ailleurs désigné comme « Carlos Minos. Ou Hadès : maître des portes de la mort » (DM 36). Il se retrouve aussi inévitablement en rapport avec Isaac dont le rôle dans les deux œuvres est au moins multiple (sinon complexe et difficile à cerner). Carlos, juxtaposé à lui, fusionne avec Isaac, pour devenir « Isaacarlos. Carlisaac » (Los 51) et encore, « Carlos, Los, C., C. Los, CarlIsaac » (Los 52). Dans cette fusion littéraire, il devient autre, puisque « l’écriture », comme la décrit Cixous dans Photos de racines, « est vécue comme un tiers dans toute relation duelle » (R 102) et qu’on ne « sai[t] jamais d’une phrase à l’autre comment va le nommer le livre » (Los 52). D’ailleurs, il est aussi « ISAACARLOS, timidaudacieux » (Los 60), toujours double : l’aime-t-elle, l’a-t-elle aimé parce qu’il habite la littérature, parce qu’il représente lui aussi une incarnation de l’écriture ? Toutefois, il faut aussi prendre en considération le rattachement d’Isaac au français : « Mon amour est dans la langue. ⁄ Je n’ai jamais aimé qu’Isaac en français. ⁄ Je n’ai jamais aimé qu’en français » (Los 93). Mais CarlosLos et elle, ils s’aimaient – en anglais. 4

En conclusion : la littérature, pour immortaliser

Pour conclure, je repose une autre question, celle de savoir ce que devient cet amour (pour Isaac) face aux mots destinés à Carlos. Celui-ci n’est peut-être qu’un des grands prétextes pour se poser des questions sur l’importance de la littérature : « Parfois C. est le personnage principal, cela dépend de l’humeur des chapitres, selon que c’est la Guerre, la Paix, ou les deux, ou le temps d’écrire pour se demander, tout en se demandant, ce qui pousse à écrire, ce qui pousse 18 19

René de Ceccatty, « Hélène Cixous, troisième manière », Les Lettres françaises, 14 février 2013, p. 6, inclus dans le dossier de presse des éditions Galilée, , consulté le 15 avril 2017. Ceccatty, « Hélène Cixous, troisième manière », p. 7.

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à s’arrêter d’écrire, de temps à autre » (Los 52). L’important, ce sera alors la continuité de par la lecture, parce qu’après la mort physique, il reste des livres : « on lira plus tard, quand ils ne seront plus » (Los 56). Possiblement, dans le cas de Cixous, ces livres s’inscriront parmi les témoignages de ses voyages entre plusieurs dimensions : « elle descend de l’autre côté au fil de ses rêves » (Los 57) – car le rêve a l’« ambition de prouver qu’il est plus réel que la réalité » (Los 91). Ce que le rêve lui apprend, d’ailleurs, c’est que : « Ces événements ont une volonté littéraire, je le sens. Un désir d’immortalisation » (Los 97). On trouve, à la dernière page du Détrônement de la mort : « Ce lundi 25 Mars 2013 Isaac est revenu, comme en réalité exactement, une fois de plus, dans le monde que je porte en moi » (DM s.p. [78]). S’il est revenu, c’est pour que l’écriture continue, vers d’autres immortalisations, toujours à la poursuite de cet idéal que j’ai évoqué plus haut, de kleos aphthiton – parce que la littérature le permet et l’encourage. Bibliographie  Barnaud, Jean-Marie, « Chapitre Los. Passions d’Hélène Cixous », Revue.net, no 3, 13 mars 2013. Blyth, Ian, avec le concours de Susan Sellers, Hélène Cixous : Live Theory, Londres et New York, Continuum, 2004. Calle-Gruber, Mireille, Du café à l’éternité : Hélène Cixous à l’œuvre, Paris, Galilée, 2002. Calle-Gruber, Mireille et Hélène Cixous, Hélène Cixous : Photos de racines, Paris, des femmes, 1994. Ceccatty, René de, « Si près d’Hélène Cixous », Le Monde des Livres, 13 septembre 2007. Cixous, Hélène, Déluge, Paris, des femmes – Antoinette Fouque, 1992. Cixous, Hélène, Abstracts et brèves chroniques du temps. I. Chapitre Los, Paris, Galilée, 2013. Cixous, Hélène, Le Détrônement de la mort. Journal du Cahier Los, Paris, Galilée, 2014. Cixous, Hélène, Homère est morte…, Paris, Galilée, 2014. Derrida, Jacques, « Réparation et Séparation », dans Mireille Calle-Gruber et Hélène Cixous, Hélène Cixous : Photos de racines, Paris, des femmes, 1994. Eroğlu, Çağri, « La naissance de l’auteur : Jours de l’an d’Hélène Cixous », Ankara University –The Journal of the Faculty of Languages and Geography, vol. 52, no 1, 2012. Loret, Éric, « Les morts pour le dire. Hélène Cixous évoque la figure de Carlos Fuentes dans une suite musicale et fauve », Libération, 23 janvier 2013. Naas, Michael, « Hélène Cixous, Chapitre Los (Paris, Éditions Galilée, 2013), 98 pp. », Oxford Literary Review, vol. 35, no 2 (novembre 2013), pp. 261-263.

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Nagy, Gregory, « Heroes and the Homeric Illiad », Greek and Roman Myths of Heroes. . Osten-Sacken, Esther von der, Théâtres de l’écriture dans l’œuvre d’Hélène Cixous, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2000.

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Chapitre 8

Osnabrück, Berlin: « villes promises » et villes vécues. Les dessous du dialogue d’Hélène Cixous et Cécile Wajsbrot dans Une autobiographie allemande Annelies Schulte Nordholt Résumé Une autobiographie allemande est beaucoup plus qu’un important entretien avec Hélène Cixous. Dans cet échange épistolaire initié par Cécile Wajsbrot, écrit à quatre mains, les deux auteurs écrivent une double « autobiographie allemande », s’ingéniant à aller au fond de leur rapport respectif à l’Allemagne et à la langue allemande. Dans les deux cas, ce rapport se cristallise autour d’une ville : Osnabrück pour Cixous, Berlin pour Wajsbrot. Ville imaginée, rêvée ? Ville vécue au jour le jour ? Ville « promise » ? En analysant les dessous de leur dialogue, dans ce mince volume, le présent article tente de cerner l’harmonie mais aussi les divergences entre les deux auteurs.

A première vue, c’est surtout d’Hélène Cixous qu’il est question dans Une autobiographie allemande : sur la quatrième de couverture, le livre est présenté comme un entretien de Cécile Wajsbrot avec elle, sur son rapport à l’Allemagne et à l’allemand1. Cette « autobiographie allemande », c’est donc avant tout celle de Cixous. Par son écoute patiente et son questionnement incisif, Wajsbrot amène Cixous à « faire son autobiographie allemande ». Mais, l’article indéfini l’indique, il ne s’agit là que d’une de ses autobiographies possibles. Les autres passeraient par d’autres langues, et d’autres espaces. L’entreprise de Wajsbrot est donc en première instance au service de Cixous, visant à la faire parler d’elle-même. Mais Wajsbrot est loin de n’être qu’une journaliste douée, s’effaçant de son entretien. Elle est une écrivaine à part entière, et son entretien avec Cixous est une initiative personnelle, dictée par les échos de sa propre

1 Je remercie Christa Stevens et Évelyne Ledoux-Beaugrand de leur lecture attentive et de leurs suggestions.

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2019 | doi:10.1163/9789004417335_010

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thématique qu’elle perçoit dans l’œuvre de celle-ci2 (AA 9). Cet entretien a sa place dans le questionnement sur le rapport de l’Allemagne à son passé et à son présent qui est au centre de l’œuvre actuelle de Wajsbrot – romans et essais. Rappelons brièvement l’itinéraire de Wajsbrot. Née en 1954, d’origine juivepolonaise, elle appartient à la « génération d’après », appelée à porter le poids de la mémoire de la déportation et des camps3. Dans certaines de ses œuvres – notamment Beaune-la-Rolande (2004) – c’est cette difficile condition qu’elle raconte tout en constatant, à cause du silence des survivants, l’impossibilité de ne rien transmettre et la nécessité de ne pas se définir uniquement à travers les victimes. Déçue par la manière dont la France assume/n’assume pas le passé de Vichy, dans les années 1980-90, elle se tourne vers Berlin où elle sera une résidente régulière à partir de la fin des années 1990, comme écrivaine et comme traductrice de littérature allemande. Son essai récent « Le chant des sirènes », dans Berliner Ensemble (2015), fait l’historique de ses rapports avec la ville de Berlin4. Alors qu’en France rien ne change et que règne la peur de l’avenir et du changement, Berlin la fascine de deux manières : par son rapport exemplaire au passé d’abord (le travail de mémoire par rapport au passé nazi mais aussi celui des deux Allemagnes et du Mur), par son dynamisme ensuite, son aptitude à vivre le présent et sa « croyance en un avenir » (AA 8), malgré les horreurs nazies et communistes. De cette fascination, il résultera plusieurs romans – Caspar Friedrich Strasse (2002), L’île aux musées (2008) – et des essais. Avec Hélène Cixous, Wajsbrot partage donc un rapport privilégié à l’Allemagne – à la culture, à la langue, et à l’Histoire allemande – dont les deux auteurs se sentent proches, malgré un passé familial apte à leur faire appréhender et éviter ce pays. Le sujet de l’entretien qu’elle entame avec Cixous touche de près à son propre questionnement. C’est pourquoi, effacée au début, Wajsbrot prendra de plus en plus la parole au cours de l’entretien, transformant le monologue en dialogue : aux réminiscences et associations d’idées de Cixous, elle juxtaposera ses propres vues sur l’Allemagne et sur la mémoire. Dans les deux cas, le rapport à l’Allemagne se cristallise autour d’une ville – Osnabrück dans le cas de Cixous, Berlin pour Wajsbrot – et d’une langue, l’allemand. Pour Hélène Cixous, on le sait, Osnabrück a longtemps été une ville imaginaire, rêvée à 2 Hélène Cixous et Cécile Wajsbrot, Une autobiographie allemande, Paris, Christian Bourgois, 2016. Désormais, nous utiliserons l’abréviation AA pour désigner ce livre. 3 Voir C. Wajsbrot, « Après coup », dans Témoignages de l’après-Auschwitz dans la littérature juive-française d’aujourd’hui, éd. par Annelies Schulte Nordholt, Amsterdam, Rodopi, 2008, pp. 25-29. 4 Cécile Wajsbrot, Berliner Ensemble, Montreuil, Editions La ville brûle, 2015.

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travers les récits de la mère et de la grand-mère, jusqu’au jour où, en 2015, grâce à Cécile Wajsbrot et après Une autobiographie allemande, elle fait le voyage d’Osnabrück, où les deux auteurs feront une lecture de ces textes, en allemand. Voyage qui à son tour a résulté en son livre récent Gare d’Osnabrück à Jérusalem (2016). Wajsbrot, de son côté, n’a pas le même rapport à Berlin, ville qui n’est pas directement liée à son passé familial. C’est plutôt une patrie d’élection, une ville non promise mais vécue au jour le jour, en cherchant un équilibre entre le passé, le présent et l’avenir. Au cours de l’entretien, nous le verrons, elle interrogera aussi Cixous sur son rapport à l’Allemagne réelle, « ici et maintenant » (AA 33) : comment se rapporter au passé sans perdre de vue le présent, sans se lover dans la nostalgie de ce qui n’est plus ? C’est une question qu’elle tentera de poser tout au long de cet entretien. Cixous y répondra de plusieurs manières, notamment par sa notion de « villes promises »5, qui sera à interroger plus à fond : les « villes promises » pourraient-elles constituer une réponse à cette question ? Ou est-ce là le point où leurs quêtes, si proches, divergent ? La deuxième question centrale de cet entretien, c’est le rapport respectif des deux auteurs à la langue allemande, que nous examinerons dans un deuxième temps. Pour Cixous comme pour Wajsbrot, l’allemand est une langue à la fois adorée et crainte, à cause de son association avec le nazisme. Au-delà des aléas historiques, elles s’interrogent ici sur l’intimité de leur rapport à l’allemand : dans quelle mesure cette langue, qui n’est pas leur langue d’écriture, est-elle pourtant une langue « affective » et même, pour Cixous, une « première langue maternelle » ? Quelle est la place de l’allemand dans la constellation de langues qui est propre à chacune ? 1

Allemagnes « promises » et / ou vécues

Il faut préciser d’abord que ce petit livre n’est pas le résultat d’une interview orale, mais un texte écrit, basé sur un échange épistolaire. Cette forme très libre explique que, de la part de Cixous surtout, il s’agisse d’un texte profondément écrit, poétique par moments, avec un travail sur le signifiant qui le rapproche de ses autres textes. La première question de Wajsbrot : « l’Allemagne, est-ce d’abord pour vous un pays, une ville, une langue ? » (AA 19) semble toute factuelle, innocente à première vue, mais elle contient déjà l’essentiel de l’entretien, ses moments forts : le triple rapport à l’Allemagne, à la ville 5 Hélène Cixous, « Villes promises », in H. Cixous, Ex-Cities, Philadelphia, Slought Books, 2006, pp. 91-133. Désormais VP.

Le dialogue Cixous-Wajsbrot dans Une autobiographie allemande

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d’Osnabrück et à la langue (et littérature) allemande, qui sera aussi au centre de notre étude. 1.1 « Noms de pays, le nom » Cette première question est immédiatement déconstruite par Cixous, qui s’interroge sur la temporalité de son rapport à l’Allemagne : y a-t-il bien un « d’abord », c’est-à-dire un avant et un après ? Nullement, puisqu’elle se sent « toujours déjà [avoir] été entourée d’Allemagne » (AA 19), entourée par une mer primordiale – signifiant où résonne bien évidemment aussi celui de « mère », Eve, la mère d’origine allemande, qui lui a légué la langue allemande. Ainsi, l’Allemagne est d’emblée identifiée avec la mère, avec l’origine. Cependant, avec la grand-mère maternelle, cette mère, exilée d’Allemagne, est réfugiée en Algérie, à Oran : du coup, l’Allemagne n’est plus dans l’Allemagne, elle est un univers – langue, parfums, littérature… – transplanté dans son contraire géographique : « le climat sec et parfumé d’Oran » (AA 20). Cette transplantation s’est effectuée au niveau du pays, et plus concrètement de la ville : Osnabrück est dans Oran, mais inversement aussi, « Oran, ma ville natale, était dans Osnabrück » (AA 21), mutuel emboîtement qui révèle une véritable contamination réciproque entre les deux univers6. Dans l’enfance de Cixous, l’Allemagne et l’Algérie, en apparence lointaines et même opposées, se sont un instant croisées, rejointes, formant une « double terre » (ibid.) dont elle se sent issue. De cette parenté profonde entre les deux pays, le langage porte la marque dans la syllabe initiale commune des deux signifiants : « Dès que je dis ‘Allemagne,’ Algérie se lève et la suit comme son ombre. » (ibid.) Cependant, Cixous en est consciente, il s’agit ici du mot français « Allemagne », et non de « Deutschland », le mot allemand, et malgré la « doublelangue » (AA 22) de son enfance, c’est pourtant le français qui prend la place prépondérante. Mais ce que révèle cette insistance sur le mot « Allemagne », c’est que pour Cixous – comme pour le narrateur proustien – le pays est d’abord un signifiant, avec sa résonance, ses associations d’idées, son imaginaire. Chez elle comme chez Proust, les « noms de pays », avant d’être des pays, sont des noms propres. Ils sont les réservoirs d’un imaginaire inépuisable, d’une onomastique littéraire qui parcourt de nombreux textes de Cixous, dont évidemment Osnabrück (1999) et tout récemment, Gare d’Osnabrück à Jérusalem. Qu’évoque le mot « Allemagne » ? « Encore aujourd’hui, le mot Allemagne a 6 Cette coïncidence momentanée, cette superposition de deux univers éloignés dans l’espace rappelle fortement le fonctionnement de la mémoire involontaire chez Proust, par exemple dans la célèbre scène où, dans l’antichambre des Guermantes, la sensation de la serviette empesée fait un instant fusionner Paris et Balbec (Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Garnier Flammarion, 1986, p. 258).

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pour moi un goût de Dom et de Schlagsahne, ou une fluidité sonore de Schubert. » (AA 22) Notons qu’ici, le mot fait très proustiennement resurgir une sensation mais celle-ci est enveloppée dans un signifiant, allemand cette fois. S’agit-il du goût bien réel des « énormes Torte mit Schlagsahne » mangées à Cologne avec la grand-mère en 1951 (AA 25) ? Sans doute, mais aussi du souvenir, et donc du désir, du rêve de ce goût. Il en est de même pour « Osnabrück » : pur signifiant à l’heure où cet entretien a lieu (avant le voyage de 2015). Ce signifiant, Cixous le caractérise de la manière suivante : « image sonore, casse, fracas de phonèmes » (AA 23). Pourquoi « casse », « fracas » et un peu plus bas, le mot « foudroyé » ? C’est que la ville que son nom fait surgir est une ville du passé, désignée comme « une Pompéi d’avant 79 », c’est-à-dire d’avant la catastrophe qui la détruisit. C’est donc l’Osnabrück d’avant la guerre, d’avant l’exil  : «  une ville juvénile, européenne, jouisseuse, […] on nage, on va au théâtre, on fait du sport, et un matin on est frappé de guerre. Foudroyé. » (AA 23). Cette comparaison de la Deuxième Guerre mondiale avec l’éruption du Vésuve est riche de sens. Elle implique qu’Osnabrück telle qu’elle existe dans la mémoire est une ville engloutie, ensevelie sous les cendres, disparue, avec la disparition de ses habitants juifs, réduits en cendres. Et aussi que la ville est restée figée dans la mémoire, telle qu’elle était en 1939, comme si le temps s’était brusquement arrêté et que la ville eût été frappée d’un coup de baguette magique7. Comme ville du passé, Osnabrück est une ville de la mémoire – nous verrons bientôt quel type de mémoire –, imaginée, mais inaccessible dans l’immédiat, sans la médiation du langage. Cixous en constate elle-même le caractère « mythologique » (AA 23). Elle ne manque pas de souligner la communauté de la voyelle initiale dans les noms de ses deux villes originaires, « Osnabrück » et « Oran ». Allemagne, Algérie, Osnabrück, Oran : l’écriture de Cixous investit les noms propres de son imaginaire. Comme Proust et avant lui Mallarmé, elle rêve de découvrir un rapport intrinsèque entre le signifiant et le signifié, de remédier à l’arbitraire du signe. Comme Mallarmé donnant, par le travail du vers, une tonalité claire au mot « nuit », Cixous parvient, par son écriture, à faire des noms de lieux des expressions profondes de sa géographie intime. Par les mots – noms de pays, mots allemands, littérature – elle se construit donc « [son] Allemagne intérieure » (23). Avec Oran et Manhattan, Osnabrück, comme le constate encore Mireille Calle-Gruber, fait partie de la « géographie

7 Dans cette comparaison avec Pompéi, il y a certes aussi une allusion implicite à l’image de Pompéi dans la Gradiva de Jensen, de Freud, allusion qui serait à développer.

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intérieure » d’Hélène Cixous, de ses « lieux de fascination » qui sont aussi « des lieux de fiction », pour reprendre le titre de son article8. 1.2 « Noms de pays, le pays ». L’Allemagne, « Terre Promise » ? Cécile Wajsbrot, pour qui l’Allemagne est beaucoup plus qu’un vocable, tentera, à plusieurs reprises, d’attirer Cixous vers l’Allemagne « réelle, géographique » (AA 23). Celle-ci y répond d’abord par le récit de son voyage en Allemagne à treize ans, en 1951, avec Omi, sa grand-mère. Voyage qui la mène à Cologne9 et à Bad-Nauheim, mais Osnabrück reste entouré d’un brouillard d’incertitude, puisque Cixous affirme ne pas savoir si elle y a mis les pieds à cette occasion. Incertitude qui sied parfaitement le statut imaginaire, rêvé, de cette ville. Pourtant, vers la fin de l’entretien, Cixous évoque de nombreux voyages qu’elle a faits en Allemagne au cours des années – à Berlin, Francfort, Bonn et Münich – mais toujours accompagnée de sa mère qu’elle appelle ici « [son] Allemagne incarnée » (AA 105). Un peu plus loin, Wajsbrot remarque que, dans ses livres aussi, c’est toujours par l’intermédiaire d’Eve, sa mère, que Cixous parle de l’Allemagne réelle : « L’Allemagne peut-elle n’être, littérairement, qu’un domaine du passé, quelque chose qui ne vous appartiendrait pas ? » (AA 30) Or, si l’Allemagne ne lui appartient pas – quel que soit le sens qu’on donne à ce terme – comment pourrait-elle « y revenir » ? La retrouver ? En interrogeant ce terme d’« appartenance », Cixous souligne d’abord que son rapport à l’Allemagne n’a rien d’un geste d’appropriation volontaire, mais que l’Allemagne, avec toutes ses connotations, lui a été spontanément donnée, par la naissance même, puisqu’il lui vient de sa mère. Si appartenance, et donc identification il y a, c’est tout d’abord entre la mère et l’Allemagne que cela se joue. C’est la mère aussi, non la fille, qui a été exilée, qui a perdu son pays, comme elle le dit avec grande lucidité et précision : « Osnabrück, c’est le paradis perdu, mais pas par moi ; je ne peux donc pas le retrouver. » (AA 31) Nous soulignons ces quelques mots, car ils révèlent que le rapport de Cixous à l’Allemagne et à Osnabrück est un rapport de « postmémoire ». Ce terme désormais connu a été forgé par Marianne Hirsch afin de comprendre la mémoire propre 8 Mireille Calle-Gruber, « Hélène Cixous’s Imaginary Cities: Oran-Osnabrück-Manhattan-Places of Fascination, Places of Fiction », New Literary History, vol. 37, n o 1, hiver 2006, pp. 135-145. 9 Il est question de cette visite dans La Venue à l’écriture : « On m’expulse de la cathédrale de Köln un été. Il est vrai que j’avais les bras nus ou la tête peut-être. Un prêtre me fout dehors. Nue. Je me sentis nue d’être juive, juive d’être nue, nue d’être femme, juive d’être chair et gaie ! » (La Venue à l’écriture (1976), repris dans Entre l’écriture, Paris, des femmes, 1986, p. 21). Nous remercions Christa Stevens de nous l’avoir signalé.

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aux enfants des survivants, qui est une mémoire seconde, secondaire, médiatisée par et dérivée de la mémoire de leurs parents : « La postmémoire caractérise l’expérience de ceux qui grandissent entourés des récits qui précédèrent leur naissance ; leur propre histoire est différée et déplacée par les récits de la génération précédente, investie par des événements traumatiques qui ne peuvent jamais être entièrement compris ni recréés »10. La postmémoire – la « mémoire », le terme le dit, de ceux et de celles qui sont venus après, après la catastrophe – a une force extraordinaire, selon Hirsch, puisque son moteur n’est pas le souvenir mais l’imagination, la puissance créatrice et le désir11. Hirsch évoque le cas de l’écrivain israélien Yoram Kaniuk, qui s’avère fort proche de celui de Cixous. Né en 1939 en Palestine, de parents juifs allemands qui viennent de quitter l’Allemagne, Kaniuk grandit entouré des récits sur le pays d’origine perdu, et sans doute aussi de la langue allemande, qui est celle de ses premières œuvres. Soulignons la dimension fortement spatiale de la postmémoire : pour Kaniuk, les rues du Berlin de ses parents, qu’il ne connaît pourtant que par ouï-dire, sont plus réelles que la rue Ben Jehuda à Tel Aviv, où il habite, de sorte qu’il se sent vivre dans une « petite Berlin, que nous appelions Tel Aviv »12. Pour lui, Berlin fut dans Tel Aviv comme pour Cixous, Osnabrück fut – un temps – dans Oran13. Il en de même pour Hirsch elle-même qui, née en Roumanie, ensuite émigrée aux Etats Unis, a une enfance nourrie des récits et des images de Cernowitz, dont ses parents sont originaires. Mémoire paradoxale puisqu’elle a pour objet un pays, une ville qu’on n’a pas connus, une époque où on n’était pas né, « des rues où on n’a jamais marché, un air qu’on n’a

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M. Hirsch, « Past Lives: Postmemories in Exile », Poetics Today, vol. 17, no 4, hiver 1996, p. 662. Certes, par sa date de naissance et son expérience des lois raciales de Vichy, dans la petite enfance, Cixous n’appartient pas à la « génération d’après » mais bel et bien à celle des survivants, plus précisément à ce que Susan Suleiman a appelé « la génération 1,5 » (cf. « The 1.5 Generation : Thinking about Child Survivors and the Holocaust », American Imago, vol. 59, no 3, automne 2002), qui se situe à mi-chemin entre les victimes directes et la génération d’après-guerre. Son rapport aux persécutions est celui d’un survivant enfant. Comme le montre le « Family Tree Klein from Tyrnau (Slovakia) », dans Hélène Cixous, photos de racines, beaucoup de membres de sa famille maternelle ont été assassinés dans les camps ; dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem, Cixous raconte l’histoire de certains d’entre eux, comme l’oncle Jonas. Je traduis librement de Hirsch, la citation de Kaniuk est également empruntée à l’article cité, p. 660. Motif récurrent non seulement dans Une autobiographie allemande, mais aussi dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem.

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jamais respiré »14. Et pourtant, cette mémoire vient parfois déplacer, supplanter la mémoire propre de l’enfant. Dans tous les cas qu’on vient de voir, la postmémoire est étroitement liée à l’exil, elle est désir, et deuil d’un pays qu’on a perdu. Comme Kaniuk et Hirsch, Cixous est née d’une mère exilée, dont l’univers a été brutalement détruit, mère qui vit dans le deuil de cet univers et de sa langue perdue. Cependant, par cet exil que Cixous partage, dont elle est issue – elle se sent vivre dans « un mystérieux exil originaire » (AA 15) –, l’Allemagne devient à ses yeux une « Terre promise » (AA 32). Par ce terme, Cixous retourne les termes de la question de Wajsbrot sur la prétendue appartenance de l’Allemagne au passé. Car si l’Allemagne est une « Terre Promise », elle est loin d’être quelque chose du passé, comme semblait le suggérer Wajsbrot, mais elle appartient paradoxalement à l’avenir : « Je suis sûrement la citoyenne fantôme de la Terre Promise, plutôt de l’Allemagne promise, donc toujours merveilleusement future. Je la retrouve future. » (AA 32) Magistral tour de main par lequel Cixous replace implicitement son histoire familiale dans le cadre millénaire de l’histoire juive : histoire d’exils successifs, faite de messianisme, d’un intense désir de la Terre Promise. Ce terme de « Terre Promise » pour qualifier l’Allemagne est l’écho de celui de « Villes promises », dans l’essai du même titre15. Cixous y égrène la liste de « ses » villes : avant le surgissement d’Osnabrück, dans ses textes, « il y avait Alger, Pompéi [sic] Manhattan, Prague, autrement dit : Jérusalem, Babel, Ur […] » (VP 94-95). Avec Jérusalem, Babel ou Ur, ces villes ont en commun que ce sont des villes perdues, appartenant par là même à l’imaginaire et au désir : l’Alger de son enfance, le Pompéi d’avant la destruction, la Prague de Kafka... Comme Osnabrück, ce sont des « villes à revenir en rêve, des villes à l’horizon, des Villes à répétition. » (ibid.) Or ce manque, cette perte est précisément, pour Cixous, le moteur de l’imaginaire et de l’écriture : « A force de répéter les noms des Villes désirées et jamais espérées on cause le mouvement de la littérature. L’an prochain à Venise. » (ibid.) Cette dernière phrase constitue une extraordinaire fusion de Proust et de la tradition juive, où à chaque Jour de l’An, et ce depuis l’exil babylonien du peuple juif, on se souhaite « L’an prochain à Jérusalem ! » Dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem, Cixous poursuivra ce rapprochement d’Osnabrück et de l’Allemagne avec Chanaan, la Terre Promise.

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Hirsch, art. cit. p. 660. Notons que Marianne Hirsch, comme Hélène Cixous, a fini par faire le voyage de Cernowitz, dont a résulté son livre, cosigné avec Leo Spitzer, Ghosts from Home: The Afterlife of Czernowitz in Jewish Memory, University of California Press, 2011. Cixous, « Villes promises » (VP), art. cit.

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Pour toutes ces raisons, le rapport cixousien à l’Allemagne semble fondamentalement mélancolique, lié à la perte et au deuil. C’est ce que Wajsbrot tente de suggérer par ses questions sur l’Allemagne réelle, celle d’aujourd’hui : « quelque chose vous y attache-t-il aussi, ici et maintenant ? Et par exemple, comment avez-vous ressenti la chute du Mur ? » (33) En réponse, Cixous donne un bref souvenir de visite à Berlin avant 1989, pour constater ensuite, de manière assez métaphysique, que « le Mur est une figure de la déconstruction », et interroger la notion de zone frontière. Un peu plus loin, Wajsbrot revient à la charge, lui posant la question de la prépondérance du revenir et du retour, dans son écriture : « Pour écrire, vous faut-il revenir, y revenir [c’est-à-dire à des auteurs favoris, à des mots allemands « retrouvés, sauvés »], être dans la compagnie de revenants ? » (AA 52) Ici encore, par une déconstruction du mot « revenir », Cixous va transformer les termes de la question, montrant la fécondité du retour, de la répétition. Certes, souligne-t-elle, elle vit, cet été-là, qui est celui de la mort de sa mère, dans la proximité de celle-ci, dans l’attente perpétuelle de sa « revenance », croyant aux « pouvoirs surnaturels et réels » de « l’amour, l’amitié, la télépathie, l’écriture » (AA 53). Loin d’être un retour du même, quelque chose de stérile, le retour est pour elle une « expérience d’accroissement » donc d’enrichissement : « plus on y revient, plus le sujet prend forces et pouvoirs » (ibid.) Cette conception assez nietzschéenne du retour l’amène alors à intervertir les termes de la question de Wajsbrot : si l’écriture est infini retour à des choses, à des lieux, à des êtres passés, disparus, c’est justement là sa force : « Toute la force à venir, et la force de l’avenir, vient de revenir. » (AA 54). Cixous met ainsi en valeur la puissance créatrice de la mélancolie. Sur cette question du retour et du rapport au passé, Wajsbrot ne prend pas position explicitement, dans ce texte, mais ses questions répétées en disent long sur sa tentative, dans ses textes, de « laisser au passé la place du passé, qu’il n’envahisse pas tout »16. C’est tout le sens des anecdotes qu’elle raconte sur sa vie quotidienne à Berlin (AA 84-87). Comme on l’a dit, Wajsbrot est partie vivre à Berlin par insatisfaction avec la manière dont la France, dans les années 1980 et 1990, ne parvenait pas à « perlaborer » son passé et était par là même plongée dans la stagnation. À Berlin par contre, il ne se passe pas un seul jour sans « une allusion au national-socialisme, à l’extermination. » (AA 86) Pleine d’admiration devant le « Erinnerungskultur » allemand, et extrêmement sensible au passé lourd d’histoire sur lequel on bute à chaque pas, dans cette ville, elle l’est aussi aux manières dont Berlin donne toute la place au présent et à l’avenir. Ainsi, dans Caspar Friedrich Strasse, elle met en scène un 16 Wajsbrot, Caspar Friedrich Strasse, Paris, Zulma, 2002, p. 111.

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écrivain qui doit inaugurer une rue entièrement neuve, à Berlin, qui portera le nom du peintre romantique Caspar David Friedrich. Pourquoi une rue flambant neuve ? Parce que c’est une rue vierge, « sans passé, sans mémoire, un commencement »17. Dans ce roman, elle développe une vaste méditation sur les tableaux de Friedrich, qu’elle voit comme l’emblème de la situation actuelle de l’Allemagne, et encore plus de Berlin, prise entre la mémoire obsédante du passé et la tentative de regarder en avant. C’est là la situation de l’Allemagne depuis la chute du Mur qui, pour Wajsbrot, a marqué la vraie fin de la Seconde Guerre mondiale et le « début d’un commencement d’un nouveau chapitre »18, sans pour autant faire table rase car « comment oublier ? »19. Les immenses ciels des tableaux de Friedrich deviennent alors l’image d’« une ouverture, la place faite pour recevoir ce qui va venir »20. Voilà pourquoi la question sur la chute du Mur de Berlin, posée à Cixous, était loin d’être une question quelconque, pour elle. 2

Le rapport à l’allemand et à la « langue affective »

Mais l’Allemagne, c’est également la langue allemande, et une grande partie de l’entretien vise à approfondir leur commun rapport à l’allemand. Ce rapport se trouve déjà exprimé dans le titre Une autobiographie allemande, avec son adjectif polysémique : autobiographie liée à l’Allemagne mais aussi allemande au sens de « en langue allemande ». C’est d’ailleurs littéralement le cas puisque la première partie de cet entretien – quoique mené en français, par correspondance comme on le sait – a d’abord paru en allemand, dans une revue allemande, Sinn und Form, en mars-avril 2014 (AA 11)21. A cela s’ajoute bien évidemment le fait que ce texte a été lu, dans sa version allemande, par Hélène Cixous et Cécile Wajsbrot, à Osnabrück, en 2015 : « nous étions là, lisant en Allemagne en allemand » (AA 12). Cette formule exprime bien que cet événement est proprement miraculeux, dans le cas de Cixous ; il l’est un peu moins pour Wajsbrot qui est une habituée des podiums littéraires allemands. Mais au-delà de ce niveau littéral, de quelle manière cette double autobiographie est-elle « allemande » ? Au cours de leur entretien, les interlocutrices 17 18 19 20 21

Ibid. Ibid., p. 112. Ibid. Ibid., p. 114. Pour le texte allemand, voir . Ce lien se trouve sur la page Wikipédia allemande de Cécile Wajsbrot.

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racontent, questionnent leurs relations respectives et mutuelles à l’allemand et, comme dans leur rapport à l’Allemagne, tantôt elles se rapprochent, tantôt elles s’éloignent, dans une différence féconde en considérations et en images. Reprenons pour commencer la première question de Wajsbrot : l’Allemagne est-elle pour Cixous « d’abord un pays, une ville, une langue ? » (AA 19) Se refusant à dissocier ces trois notions, Cixous s’empresse de les rassembler dans un mot composé : « une langue-ville-pays » (AA 22) : la langue y est au tout premier plan, avant le pays qui pour elle, on l’a vu, est toujours à distance, pays rêvé, « pays promis ». Si Wajsbrot et Cixous ont un rapport privilégié à l’allemand, ce rapport est d’abord caractérisé par son ambivalence. Toutes deux ont en partage un rapport double à la langue allemande : langue à la fois lourde d’une histoire destructrice, et malgré cela, adorée, cultivée. Pour Cixous, dans son enfance, donc en 1940-44, pendant la guerre, l’allemand était une « langue ennemie, dangereuse » (AA 26), une langue interdite, que sa mère et sa grand-mère, pendant la guerre, avaient « abrité, caché peut-être […] sous la nappe du français » (ibid.), ne parlant plus allemand qu’en français : pas de « Deutschland », on l’a vu, mais seulement le mot « Allemagne ». C’est à cause de cette ambivalence que la jeune Cixous ne fera d’allemand qu’en seconde langue (ibid.). Même ambivalence pour Wajsbrot. Née après, elle grandit pourtant à l’ombre des déportations : l’allemand est d’abord pour elle une langue « menaçante parce que langue dans laquelle fut perpétrée l’extermination » (AA 65). Mais en même temps, dès l’enfance, c’est une langue qui lui est proche parce qu’elle y « reconnaî[t] en partie les sons familiers du yiddish » (ibid.). Nous verrons plus loin l’importance du yiddish dans sa constellation linguistique personnelle. Constatons seulement, pour le moment, qu’il serait difficile de trouver des auteurs juifs-français, avec le contexte familial que l’on sait, plus amoureux de la langue allemande, montrant une telle volonté à aller au-delà de la contamination nazie de l’allemand22. Pour Hélène Cixous, l’apprentissage de l’allemand dans le contexte scolaire est une expérience bouleversante d’extériorisation, d’objectivation de la langue privée, orale qu’elle avait apprise à la maison, dont les contractions, les ellipses et le rythme sont si différents du Hoch Deutsch, de l’allemand écrit (AA 27). Expérience qui débouche sur un véritable bilinguisme, une scission entre l’oral et l’écrit. L’enfant sent l’allemand comme sa langue, jusqu’au jour où, quelques années après la Libération, une prof d’allemand puriste la reprend rudement

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Contamination que Cixous évoque longuement dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem.

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parce qu’elle a utilisé l’adjectif « meschugge » (AA 28)23. Ce seul mot – qui est un des rares mots de yiddish pratiqués dans cette famille juive-allemande très assimilée – suffit à frapper d’illégitimité l’allemand de Cixous et des siens, c’est une énième exclusion antisémite, après le ban jeté sur la famille à Osnabrück d’abord, à Oran ensuite, par les lois anti-juives de 1940. Rejet que l’enfant perçoit à juste titre comme visant sa mère et sa grand-mère, qui incarnent l’allemand, à ses yeux  : «  L’allemand c’est maman, c’est le Heine d’Omi, proclamai-je.  » (AA 28). La mention d’Heinrich Heine, qui est l’incarnation même du poète juif-allemand dénoncé comme métèque par l’Allemagne nazie, est poignante ici, car elle renvoie au sort des Juifs allemands pendant le nazisme. A partir de ce moment-là, Cixous, abandonnant l’allemand scolaire24, se plonge dans la littérature allemande25 : Goethe, Kleist, Kafka, Büchner, Thomas Bernhard26, sans oublier Freud dont la réflexion sur les jeux de mots et les Witz aura l’impact sur son écriture que l’on sait… Mais bien avant cela, il y a les lectures d’enfance, et là, Cixous revient toujours à son premier livre allemand, Max und Moritz27, dont elle cite un long extrait dans « Villes promises » (VP 114-123)28. Pourquoi cet attachement au célèbre album illustré sur les ­gamineries très XIX e siècle de deux petits garçons ? Cet attachement est loin de n’être que sentimental, car Max und Moritz est pour elle le « livre de ma mère » : le premier livre que sa mère lui lit, en le lui traduisant en français. Il appartient donc à un âge « avant la lettre » (AA 59) c’est-à-dire préalable à la lecture, et sa thématique correspond parfaitement à cet âge pré-œdipien des pulsions et des affects : « cruauté, racisme, sadisme, déchaînement des pulsions de mort […] » (AA 35) mais aussi jouissance. Langue maternelle, l’allemand l’est donc profondément pour Cixous au sens où il correspond au stade pré-symbolique, purement sensuel, du langage. Ce langage, fait d’interjections (cf. celles de la grand-mère, AA 36), mais aussi de calembours, de poésie, Cixous l’appelle ici la « pré-langue » (59). Cette notion est proche de ce que, dans La 23

Le rapport d’Omi à l’allemand est également un thème récurrent dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem. 24 C’est ce que semble vouloir dire la phrase « J’entrai dans la clandestinité, je ferais de l’allemand avec les miens, avec Goethe, Kafka, Kleist. » (AA 28) 25 Son livre Prénoms de personne (Seuil, 1974) contient des essais sur ses favoris parmi les écrivains allemands. 26 Dans Prénoms de personne, op. cit., on trouve des lectures détaillées des auteurs de langue allemande qui sont les préférés d’Hélène Cixous, notamment Kleist. Thomas Bernhard revient souvent dans L’Ange au secret (Paris, des femmes, 1991). 27 Wilhelm Busch, Max und Moritz. Eine Bubengeschichte in sieben Streichen (1865). 28 Voir aussi, tout récemment, son « Max und Moritz, et Ma Mère », dans Peter Engelmann (éd.), Stören! Das Passagenbuch, Vienne, Passagen Verlag, 2017, pp. 93-99.

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Révolution du langage poétique, Julia Kristeva appelle « le sémiotique », ce stade « rythmique, déchaîné […], musical, antérieur à la syntaxe », cet espace pré-verbal qui est à l’origine du langage29. C’est dans des termes presque identiques que Cixous décrit son rapport à l’allemand, qui passe par « le toucher, le contact, le rythme, la grammaire orchestrale » (AA 39). C’est pour elle une langue qui « fait jouir, vivre, frissonner » (AA 60), qui est « rythme et chant, respiration et musique de cordes. » (ibid.) Il n’est pas étonnant alors que Cixous considère l’allemand « vraiment comme [s]a langue maternelle, par Omi et [s]a mère. » (59). Donné par la mère, l’allemand pour elle coïncide depuis toujours avec la mère, et donc avec l’origine : « Il y a des années que je prends l’allemand pour ma mère, ou inversement. » (AA 41), d’où la contraction « l’allemand-maman » (je souligne) : comme pour « Allemagne » et « Algérie » (ou « Oran » et « Osnabrück »), cette communauté de phonèmes s’ingénie à motiver le signe linguistique, à le rendre lourd de sens. La position de Wajsbrot par rapport à l’allemand est assez différente. Elle grandit dans une autre époque, les années 1960, à Paris, dans une famille d’origine juive-polonaise où la grand-mère maternelle surtout parle encore largement le yiddish (AA 63). Comme dans le cas de Cixous, c’est donc par la grand-mère qu’une autre langue lui est transmise, différente de la langue ambiante et instituant ainsi une « doublelangue », pour reprendre l’expression de Cixous, qui l’emprunte elle-même à Joyce (AA 22). C’est à cause du yiddish, et pour mieux le comprendre, que la jeune Wajsbrot étudiera l’allemand au lycée, en langue étrangère. Ses études supérieures et son travail de traductrice30 feront de son allemand un véritable « allemand-grande-personne », pratiqué à un très haut niveau, qui ne fera que s’élever par ses séjours successifs à Berlin et sa participation à la vie littéraire allemande. C’est pourquoi Cixous constate que Wajsbrot et elle ont un rapport « symétrique et complémentaire » à la langue allemande (AA 60) : pour la première, l’allemand est langue maternelle mais restée à l’état de « pré-langue », alors que pour la seconde, il est une langue seconde, sans rapport intime à l’enfance et à la vie affective, mais dont la maîtrise va bien au-delà de la « pré-langue ». Reste à savoir comment se joue le rapport de Wajsbrot à sa langue affective. Reconnaissant que sa langue maternelle est le français, elle considère pourtant le yiddish comme sa langue affective (comme l’est l’allemand pour Cixous) : c’est la langue des chansons d’enfance, des noms de plats, de la cuisine (AA 63). 29 30

Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique, Paris, Points Seuil, p. 29. Il faut mentionner ici ses très nombreuses traductions de l’allemand en français, couronnées en 2014 par le prix Eugen-Helmlé de la traduction littéraire.

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À la différence de Cixous, c’est une langue qu’elle a beaucoup entendu mais qu’elle ne parle pas, d’où ce paradoxe douloureux : « c’est un peu comme une langue maternelle que je ne saurais pas parler » (ibid.). « Je ne parle pas la langue que mes parents parlèrent », dit très simplement Georges Perec31 et c’est ce que Wajsbrot, Henri Raczymow, Régine Bobin, Sarah Kofman et tant d’autres écrivains d’origine juive-polonaise pourraient répéter après lui32. Car non seulement le yiddish fut, dans la France occupée, « une langue interdite, celle qu’il ne fallait pas parler sous peine de mort » (AA 63), mais cette langue elle-même fut « assassinée »33 en même temps que les Juifs d’Europe orientale. Pour Wajsbrot, le yiddish est donc une langue perdue, laissant un vide à la place de la langue affective et en même temps instituant une distance – une « étrangeté » (AA 62) – entre elle et le français, dans lequel elle a été élevée. Le français, quoiqu’il soit aussi sa langue d’écriture, sa seule langue – « je n’ai qu’une langue » (AA 74) – lui donne pourtant « le sentiment d’une langue apprise, d’une langue d’école et non d’une langue affective » (AA 63), d’une langue qui n’est pas enracinée dans une origine. Si l’allemand est la langue affective de Cixous, et le yiddish pour Wajsbrot, ces deux langues ont en commun qu’elles ne leur ont été transmises que sous forme de langues fragmentées, dispersées, et dans un sens, perdues, ou passibles de l’être. On pourrait peut-être parler – au sens où l’Allemagne est une « Terre Promise » pour Cixous – de langues « promises » c’est-à-dire sujettes à l’exil et à la ruine, des langues qui ne peuvent être que « retrouvées », « sauvées », puisqu’elles sont d’emblée perdues. Pour Cixous, en effet, l’allemand est une langue menacée : avec le décès de sa mère, l’allemand risque pour elle de devenir une langue « coupée », dont elle se voit séparée (AA 41) D’où sa hantise de collectionner les mots allemands, afin de les « sauver » de l’oubli : « les mots allemands ont un charme particulier pour moi : ils me semblent toujours revenir, être des mots retrouvés, sauvés. » (AA 43) C’est a fortiori le cas pour Wajsbrot : le yiddish est structurellement pour elle une langue perdue, disparue puisqu’elle ne le parle plus. Mise à distance du français, elle se retrouve ainsi « dans un entre-deux de langue », non face à un trop-plein mais face à un tropvide » (AA 63). Cette expression laisse supposer chez elle une autre expérience, plus douloureuse, du langage que chez Cixous. Cette dernière en effet n’en finit 31 32 33

Georges Perec, Récits d’Ellis Island, Paris, POL, 1995, p. 59. Ainsi que Derrida pour qui le français est la seule langue qu’il parle mais en même temps, elle n’est pas « la sienne » (Le Monolinguisme de l’autre (Galilée, 1996). Cf. Régine Robin, Le Deuil de l’origine. Une langue en trop, une langue en moins, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1993, p. 254, essai où elle analyse ce douloureux rapport au yiddish de certains écrivains juifs-français d’après-guerre.

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pas de faire l’éloge du plurilinguisme scriptural qui est le sien : au-delà de cette langue maternelle qu’est l’allemand, c’est la langue tout court – c’est-à-dire ses trois langues, français, allemand et anglais – qui est pour elle la vraie langue affective, dès le moment où elle devient écriture, jouissance : « Je jouis – de l’anglais, en anglais, en allemand – j’aime le français quand je peux en jouir, autrement dit quand il m’arrive, un peu étranger, et d’abord rythme, musiques. » (AA 66). Pour ce qui est de Wajsbrot, c’est dans ses textes de fiction qu’il faudrait analyser son rapport à la langue, travail qui ne saurait être fait ici. Au terme de notre analyse, il est clair qu’Une autobiographie allemande est beaucoup plus qu’un entretien avec Hélène Cixous. Cet échange épistolaire d’une grande intimité débouche sur une autobiographie écrite à quatre mains, une recherche commune des deux auteurs sur leur rapport respectif à l’Allemagne et à l’allemand. Sur ces deux questions, déterminantes pour leur écriture, Cixous et Wajsbrot tantôt s’accordent, tantôt elles découvrent leurs divergences. Divergence sur l’Allemagne qui, pour Cixous, est d’abord un « nom de pays » proustien, un signifiant qui est à l’origine d’un pays virtuel d’une immense richesse. Alors qu’Osnabrück est pour elle une ville largement imaginaire et imaginée, Wajsbrot vit de plain-pied dans le Berlin réel et son œuvre en médite l’état présent et passé. Cependant, la notion cixousienne de « ville promise » nuance cette opposition un peu simple, rendant à Osnabrück son caractère de ville à la fois passée, sujette à la mémoire, et infiniment à venir. Si Wajsbrot et Cixous se sentent si proches – malgré la différence de génération – c’est qu’elles parlent toutes deux depuis la même position d’exil, de perte et de deuil : l’œuvre de Cixous est marquée par la perte de l’Allemagne et de l’allemand, celle de Wajsbrot par celle de l’Europe orientale juive-polonaise et du yiddish. A ces deux univers disparus, elles ne peuvent se rapporter que par la « postmémoire », par les récits transmis et les mots épars d’une langue qui n’est plus à proprement parler la leur, mais qui « travaille » en profondeur leurs textes. Peut-être faut-il même aller jusqu’à dire que ce pays et cette langue disparus produisent, font naître ces textes ou en tout cas le désir d’écrire. C’est certainement le cas de Cixous : « Au commencement de la littérature il y a une ville, une ville-à-détruire. La littérature c’est ça : détruire la ville. La destruction de la ville. Est-ce un bien est-ce un mal ? C’est un mal qui cause un art. Une peine qui cause. La littérature est un champ de destruction, un champ de ruines, le chant des ruines, l’archive chant des ruines » (VP 128). Mais on hésite à attribuer une telle conception fondamentalement mélancolique de l’écriture à Wajsbrot qui, fascinée mais parfois aussi accablée par les traces du passé à Berlin, s’ingénie à « se trouver à la juste distance [du passé], ni trop près (et hypnotisé, happé par

Le dialogue Cixous-Wajsbrot dans Une autobiographie allemande

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les tourbillons du passé), ni trop loin (et indifférent, ou simplement sans intelligence devant la vie) »34. Bibliographie Busch, Wilhelm, Max und Moritz. Eine Bubengeschichte in sieben Streichen, 1865. Calle-Gruber, Mireille, «  Hélène Cixous’s Imaginary Cities: Oran-OsnabrückManhattan-Places of Fascination, Places of Fiction », New Literary History, vol. 37, no 1, hiver 2006, pp. 135-145. Calle-Gruber, Mireille et Hélène Cixous, Hélène Cixous, photos de racines, Paris, des femmes, 1994. Cixous, Hélène, Prénoms de personne, Paris, Seuil, 1974. Cixous, Hélène, La Venue à l’écriture (1976), repris dans Entre l’écriture, Paris, des femmes, 1986. Cixous, Hélène, L’Ange au secret, Paris, des femmes, 1991. Cixous, Hélène, « Villes promises », Hélène Cixous, Ex-Cities (édité par Aaron Levy et Jean-Michel Rabaté), Philadelphia, Slought Books, 2006, pp. 91-133. Cixous, Hélène, Gare d’Osnabrück à Jérusalem, Paris, Galilée, 2016. Cixous, Hélène, « Max und Moritz, et Ma Mère », dans Peter Engelmann (éd.), Stören! Das Passagenbuch, Vienne, Passagen Verlag, 2017, pp. 93-99. Cixous, Hélène et Cécile Wajsbrot, Une autobiographie allemande, Paris, Christian Bourgois, 2016. Derrida, Jacques, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996. Hirsch, Marianne, « Past Lives: Postmemories in Exile », Poetics Today, vol. 17, no 4, ­hiver 1996. Hirsch, Marianne et Leo Spitzer, Ghosts from Home: The Afterlife of Czernowitz in Jewish Memory, University of California Press, 2011. Kristeva, Julia, La Révolution du langage poétique, Paris, Seuil, 1974. Perec, Georges, Récits d’Ellis Island, Paris, POL, 1995. Proust, Marcel, Le Temps retrouvé (1927), Paris, Garnier Flammarion, 1986. Régine Robin, Le Deuil de l’origine. Une langue en trop, une langue en moins, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1993, p. 254, Suleiman, Susan, « The 1.5 Generation: Thinking about Child Survivors and the Holocaust », American Imago, vol. 59, no 3, automne 2002. Wajsbrot, Cécile, « Après coup », dans Témoignages de l’après-Auschwitz dans la littérature juive-française d’aujourd’hui, éd. par Annelies Schulte Nordholt, Amsterdam, Rodopi, 2008, pp. 25-29. 34 Wajsbrot, Berliner Ensemble, op. cit., p. 16-17.

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Schulte Nordholt

Wajsbrot, Cécile, Berliner Ensemble, Montreuil, Éditions La ville brûle, 2015. Wajsbrot, Cécile, Caspar Friedrich Strasse, Paris, Zulma, 2002.

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Chapitre 9

L’Amour de l’orange aussi est politique. Genèse, vision et assimilation dans les œuvres d’Hélène Cixous et de Clarice Lispector Oriane Petteni Résumé Le but de cette étude est de comprendre la signification de la réception de l’œuvre de Clarice Lispector chez Hélène Cixous au prisme du motif de la crise visuelle et gastrique, récurrent chez les deux écrivaines. Je propose de replacer cette thématique dans le cadre plus large de la crise de la représentation initiée par la philosophie allemande post-kantienne et prolongée par la philosophie continentale française de la seconde moitié du XX e siècle. L’article montre de quelle manière le rejet de l’oculocentrisme chez les deux auteures s’articule à un positionnement de type schellingien contre la philosophie de l’histoire hégélienne. Il postule que le déplacement d’une écriture de type narratif vers une écriture « féminine » de la dépense revient à reposer la question de l’historicité à partir du problème génétique, c’est-à-dire mnésique, de l’engendrement du sens.

En 1978, Hélène Cixous rencontre les textes de Clarice Lispector, alors qu’elle « erre depuis dix ans sans rencontrer de réponse1 », en proie à la culpabilité de déployer un mode d’écriture « non-moderne » (HCL 11) comme réglé sur la temporalité et le rythme de l’inconscient. Ce mode d’écriture se soustrait en effet aux fluctuations de l’histoire, à l’urgence de la contemporanéité et au cri des nouvelles alarmantes arrivant par téléphone dans une tonalité grisâtre assombrissant la « lumière de l’instant » (HCL 23). Et pourtant, en pleine révolution iranienne, face à l’urgence politique, Hélène Cixous ne peut s’empêcher de revenir à l’orange natale, ce fruit circulaire et plein, dont le signifiant condense la mythologie personnelle de l’auteure comme une réserve inépuisable de

1 Hélène Cixous, Vivre l’orange/To Live the Orange, Paris, des femmes, 1979, repris dans L’Heure de Clarice Lispector, Paris, des femmes, 1989. Les références à cet ouvrage seront désormais placées dans le corps du texte sous le sigle (HCL) suivi du numéro de page.

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2019 | doi:10.1163/9789004417335_011

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signifiés2. Pourquoi ce choix, alors qu’elle semble à la croisée des chemins, en doute face à un mode d’écriture apparemment peu engagé, dans une période marquée par une grande agitation politique et sociale ? Quel rôle joue la rencontre cruciale avec une tonalité amie, dans une langue étrangère qu’elle comprend de cœur, qui la conforte dans son « besoin d’entrer plus avant dans la voix natale » (HCL 17) et de s’avancer vers « la source des origines » (HCL 17) au moyen de cette « science du sublime » (HCL 27) qu’est l’innocence ? Comment comprendre à ce moment du parcours cixousien la volonté radicale de repartir de l’orange, qui est commencement ? Et en fait de genèse, pourrait-il s’agir de celui du procédé mnésique même ? Dans la mesure où, de l’aveu même de l’auteure, c’est le réservoir textuel lispectorien qui lui donne le courage de poursuivre la remontée vers la « source des origines », une lecture croisée des deux auteures s’impose. Elle nous permettra d’interroger la nature de cette source, son rapport avec l’historicité, ainsi qu’avec le procédé mnésique. Dans l’espace imparti de cet article, je ne pourrais qu’esquisser les constellations de pensées nécessaires selon moi à comprendre les enjeux de la « période lispectorienne » de Cixous. Plusieurs points me paraissent cependant cruciaux à mettre en valeur dans le cadre de cette recherche. Pour commencer, il est important de souligner le nombre remarquable d’occurrences liées au champ lexical de la vision et de la sonorité dans le texte qui consacre la rencontre entre Hélène Cixous et Clarice Lispector. Ainsi la fameuse « science du sublime » qu’est l’innocence passe-t-elle par un ascétisme de la vision cherchant à atteindre un état d’indifférence face au monde phénoménal qu’il me faudra caractériser plus bas. Du point de vue sonore, la présence de voix antiques auxquelles il s’agit d’offrir une oreille attentive est extrêmement prégnante dans le texte cixousien. Celles-ci font écho à la problématique de la phone développée par Jacques Derrida à partir de la phénoménologie husserlienne et heideggérienne3. Mais également, c’est mon hypothèse, à la tradition romantique allemande, qui, aussi bien dans la Naturphilosophie schellingienne que novalisienne, envisage une identité (ou une analogie dans le second cas) entre les processus à la genèse des formations minérales, végé2 « J’ai découvert que ma ville faisait fruit par simple addition de moi. Oran-je – Orange. J’ai découvert donc que le mot avait aussi le mystère du fruit. Je vous laisse poursuivre à l’infini la composition, la décomposition de ce nom ». Hélène Cixous, « De la scène de l’Inconscient à la scène de l’Histoire », dans Françoise van Rossum-Guyon et Myriam Diaz-Diocaretz (dir.), Hélène Cixous, chemins d’une écriture, Amsterdam/Saint-Denis, Rodopi/PU de Vincennes, 1990, p. 15. 3 Voir à ce sujet Jacques Derrida, La Voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967 et Jacques Derrida, « L’oreille de Heidegger, Philopolémologie (Geschlecht IV) », dans Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994.

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tales et organiques et les processus linguistiques, conceptuels et poétiques. La thématique génétique est de fait centrale dans la première confrontation cixousienne avec le texte lispectorien, qualifiée de « rencontre du cœur du nouveau-né » (HCL 9). Enfin, il faut noter que les « crises visuelles » s’accompagnent chez les deux auteures de crises « gastriques » venant perturber le fonctionnement normatif de l’organe assimilateur par excellence, l’estomac. Je montrerai au cours de cette étude comment ce motif de la crise gastrique peut être rattaché aux thématiques postcoloniales derridiennes. Posons pour l’instant l’hypothèse qu’une étude de la mise en crise de l’organe de la vision chez Cixous4 et Lispector pourrait nous permettre de situer les deux auteures dans le cadre de la problématique plus générale qui traverse la philosophie continentale française de la seconde moitié du XX e siècle : l’héritage de la crise de la représentation et du mécanisme initiée par l’idéalisme allemand postkantien. Celle-ci prendra dans la France de la seconde moitié du XX e siècle la forme d’un rejet de l’oculocentrisme et d’un débat renouvelé avec l’idéalisme et le romantisme allemand5. Le rapport de ces courants philosophiques, esthétiques et littéraires avec l’œuvre des deux auteures est beaucoup moins lointain qu’il ne pourrait le paraître. Hélène Cixous évoque ainsi dans son texte sur Lispector la figure d’Hölderlin dont les accointances avec Schelling et Hegel à Tübingen ne sont que trop connues. Elle se penchera également dans ses cours à Vincennes et au Collège de philosophie sur la figure du sulfureux Kleist6 ainsi que sur celle de Blanchot, dont les relations à l’égard de la philosophie hégélienne sont archétypales d’une certaine réception française de la seconde moitié du XX e siècle7. Clarice Lispector quant à elle, dans l’entretien exclusif qu’elle offrit à TV Cultura en 19778, évoque le choc qui lui procura la lecture, à treize ans, de Le Loup des Steppes d’Hermann Hesse, ouvrage fermement ancré dans la tradition romantique allemande dont on retrouve des échos dans la nouvelle quasi-autobiographique de Clarice Lispector « Os desastres de Sofia9 » (Les malheurs de Sophie). L’étude de la crise visuelle devra être couplée avec une interrogation sur les réorganisations pulsionnelles et sensorielles 4 Voir notamment Hélène Cixous, La Pupille, Paris, Cahiers Renaud-Barrault, n° 78, 1971. 5 Voir à ce sujet Martin Jay, Downcast Eye, The Denigration of Vision in Twentieth-Century French Thought, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1994, et Rodolphe Gasché, Le Tain du miroir, Derrida et la philosophie de la réflexion, Paris, Galilée, 1995. 6 Voir également Hélène Cixous, Prénoms de personne, Paris, Seuil, 1974. 7 Voir à ce sujet les séminaires d’Hélène Cixous édités en version anglaise. Hélène Cixous, Reading with Clarice Lispector, éd., trad. et intr. par Verena Andermatt Conley, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1990. 8 . 9 Clarice Lispector, Contos de Clarice Lispector, Lisbonne, Relogio d’Agua, 2006.

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qu’elle présuppose, dans la mesure où le sens de la vue – dans son usage focal et diurne – a été considéré depuis les débuts de la métaphysique occidentale comme l’organe théorique et connaissant par excellence. Dans ce cadre, les troubles dont il pouvait être susceptible, ainsi que les autres sens, étaient relégués à un rang inférieur voire inessentiel d’un point de vue gnoséologique. J’esquisserai alors les enjeux ontologiques et éthico-politiques qui peuvent résulter d’une telle étude, afin de comprendre en quel sens Cixous entend la proposition phare de sa lecture de Lispector, à savoir : « L’amour de l’orange aussi est politique » (HCL 27). 1

La recherche d’une nouvelle économie libidinale

Quelques années après la découverte de Clarice Lispector, Helene Cixous donnera une série de séminaires à Paris VIII-Vincennes et au Collège international de philosophie, accessibles en version anglaise dans l’ouvrage Reading with Lispector de Verena Andermatt Conley10. La thématique de ces cours, où l’analyse du texte lispectorien joue un rôle majeur, porte tout à la fois sur la question de l’écriture féminine, sur la différence sexuelle et sur la recherche d’une nouvelle économie libidinale de la dépense, contrepoint de l’économie restreinte, pour reprendre les termes de Derrida lisant Bataille11. Cette économie de la dépense, comme le proclame Cixous dans son célèbre manifeste « Le Rire de la Méduse »12, ne doit être enchainée à aucun soleil, figuration du phallus, mais doit bien plutôt être cosmique, à l’instar des étoiles réparties dans l’espace infini, sans hiérarchie d’un point par rapport à un autre. Notons ici que l’œuvre de Cixous, longtemps avant d’être acceptée à la publication par les éditions Galilée, trouvera refuge aux éditions des femmes, dirigée par Antoinette Fouque, figure de proue du mouvement français de libération des femmes (MLF). On sait que l’éditrice de talent suivit les séminaires de ­Lacan en 1966 et initia une psychanalyse avec lui, avant de créer le laboratoire Psychanalyse et politique, en réponse à la psychanalyse freudienne et lacanienne, centrée autour du phallus13. Par conséquent, il est possible d’imaginer 10 11 12 13

Reading with Clarice Lispector, op. cit. Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale », dans L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 399. Hélène Cixous, « Le Rire de la Méduse », Paris, L’Arc, 1975, rééd. dans Le Rire de la Méduse et autres ironies, Paris, Galilée, 2010. Les références à cet ouvrage seront désormais placées dans le corps du texte sous le sigle (Méd.) suivi du numéro de page. A ce sujet, voir Sylvie Chaperon, « Antoinette Fouque. Une féminologue », Hermès, La Revue, no 70, 2014, pp. 207-209.

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que l’intérêt de Lacan pour la jouissance féminine, dans le séminaire Encore en 1972-197314 s’inscrive dans le cadre de ces débats. Il est en tout cas certain que la recherche de cette économie libidinale de la dépense, qui ne tourne autour d’aucun phallus, est en dialogue ouvert avec la doxa lacanienne et la réflexion qu’il amorce dans Encore sur le rapport entre jouissance féminine, mysticisme et langage. Cette économie du don et de la dépense sera également évoquée dans l’ouvrage que Cixous consacre à Lispector en 1989, L’heure de Clarice Lispector, à travers la figure d’Eve mangeant la pomme, dont la circularité n’est pas sans rappeler celle de l’orange. La consommation du fruit – à l’encontre de la loi divine – symbolise d’après la lecture cixousienne la jouissance féminine et son rapport transgressif avec le symbolique, l’interdiction, le savoir et la mort qu’elle déclenche : Je me résous donc à qualifier de « féminin » et de « masculin » le rapport à la jouissance, le rapport à la dépense, parce que nous sommes nés dans la langue, et que je ne peux pas faire autrement que de me trouver précédée de mots [...] La première fable de notre premier livre a pour enjeu le rapport à la loi. Entrent deux grandes marionnettes : la parole de la Loi (ou le discours de Dieu) et la Pomme. C’est un combat entre la pomme et le discours de Dieu [...] au commencement de tout il y a une pomme, et cette pomme quand il en est parlé, il est dit que c’est un fruit-à-ne-pas. Il y a pomme, et aussitôt il y a la loi. C’est le premier pas de l’éducation libidinale : on commence par faire l’expérience du secret, parce que la loi est incompréhensible. Pour Eve « tu mourras » ne veut rien dire, puis­ qu’elle est dans l’état paradisiaque où il n’y a pas de mort. Elle reçoit le message le plus hermétique qui soit, le discours absolu [...] Il nous est conté que la connaissance pourrait commencer par la bouche, par la découverte du goût de quelque chose. Connaissance et goût vont ensemble. Cependant que se joue là le mystère du coup de la loi, laquelle est absolue, verbale, invisible, négative [...] et en face de la loi, il y a la pomme qui, elle, est, est, est [...] La Fable nous raconte comment la genèse de la « féminité » passe par la bouche, par une certaine jouissance orale, et par la non-peur de l’intérieur.  (HCL 138) D’entrée de jeu donc, deux organes jouent un rôle important dans le chemin sororal de Cixous et Lispector vers la source des origines : les yeux (la vision, la contemplation), comme nous l’avons déjà évoqué, et la bouche (la consommation, l’appropriation, le rapport à l’intérieur et à la loi). Celle-ci met en place le 14

Jacques Lacan, Encore, Paris, Seuil, 1975.

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rapport ambivalent de Cixous – mais on pourrait élargir le propos à la philosophie derridienne15 – à la question de l’appropriation. Tantôt rapport à l’intérieur, capacité féminine et maternelle de « l’altération non négative par de l’autre » (HCL 142) à travers l’expérience de la grossesse, tantôt mauvaise distance et destruction de l’Autre dans un mouvement identitaire allant de soi à soi, rappelant le procédé d’assimilation colonial qui, pour un juif algérien, ne peut manquer de susciter des souvenirs à fortes connotations négatives. Par conséquent, il est déjà possible de suspecter que les spectaculaires mises en crise littéraires des deux organes assimilateurs soient une manière de gripper le mécanisme huilé de la réduction de soi à soi propre au mouvement annulaire des propositions linguistiques16. Quelques années plus tôt, dans un séminaire à Sainte-Anne, Jacques Lacan déclarait ainsi que : Les planètes ne parlent pas, parce qu’elles n’ont pas de bouche [...] Que les étoiles aussi se trouvent n’avoir pas de bouche et être immortelles, c’est d’un autre ordre – on ne peut pas dire que ce soit vrai, c’est réel [...] il est incontestablement réel que l’étoile n’a pas de bouche, mais personne n’y songerait, au sens propre du mot songer, s’il n’y avait pas des êtres pourvus d’un appareil à proférer le symbolique, à savoir les hommes, pour le faire remarquer. Les étoiles sont réelles, intégralement réelles, en principe il n’y a chez elles absolument rien qui soit de l’ordre d’une altérité à elles-mêmes, elles sont purement et simplement ce qu’elles sont. Qu’on les retrouve toujours à la même place, c’est une des raisons qui font qu’elles ne parlent pas.17 Le psychanalyste français fait jouer aux étoiles le rôle de ce qu’il appelle le « réel », c’est-à-dire de ce qui est, de manière immédiate et indifférenciée. Comme la pomme, dans la citation de Cixous susmentionnée, « est, est, est ». Comme l’orange-orient intérieur « est, est, est ». Ce qui caractérise les corps 15

16 17

Derrida est l’auteur du terme « exappropriation » dont il dit ceci : « Tout existant cherche à s’approprier, à identifier, à reconnaître. C’est la condition du sens et du désir. Mais ce processus est fini. Il bute toujours sur une limite, un interdit. Comme dans le verbe ‘faillir’, il y a simultanément un ‘il faut’ et un ‘j’échoue’, il faut que l’objet me reste étranger, transcendant, autre, pour que je puisse me l’approprier ; mais alors je ne peux pas me l’approprier. Qu’il s’agisse d’un sujet ou d’un animal, ce double mouvement, la tension de cette double loi (double bind) sont nécessaires pour qu’il y ait existence [ex-sistence] ». Jacques Derrida et Bernard Stiegler, Échographies de la télévision – Entretiens filmés, Paris, Editions Galilée INA, 1996, p. 124. À ce sujet, voir Jean-Claude Milner, L’Amour de la langue, Paris, Seuil, 1978. Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 327.

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célestes incandescents selon Lacan, c’est qu’elles restent à la même place, elles ne bougent pas et par conséquent : Il n’y a chez elles absolument rien qui soit de l’ordre d’une altérité à ellesmêmes, elles sont purement et simplement ce qu’elles sont. Qu’on les retrouve toujours à la même place, c’est une des raisons qui font qu’elles ne parlent pas.18 Ce qui se déplace en revanche, c’est le langage humain, les articulations de signifiants, les réseaux symboliques. Cependant, et on retrouve ici la tension que l’on mentionnait plus haut à propos du geste d’appropriation, le langage a tendance à réduire le Réel au silence, en l’enfermant dans sa chaine de signifiants, empêchant par-là, (en ne respectant pas la « bonne distance » dont il sera question plus bas avec Lispector), « qu’arrive » quelque chose, au sens où Lacan l’entend lorsqu’il déclare : On ne sait jamais ce qui peut arriver avec une réalité [...] on est définitivement sûr que les planètes ne parlent pas que depuis le moment où on leur a rivé leur clou, c’est-à-dire depuis que la théorie newtonienne a donné la théorie du champ unifié [...] dans un langage ultra-simple qui comprend trois lettres.19 Cet « événement » ce serait celui de la Parole qui laisserait entendre sa voix, hors – ou plutôt malgré – le langage humain. Je montrerai au cours de cet article que c’est à l’advenue de cette langue - que Lacan appelle lalangue20 - que vise, avec un soin infini, Lispector et dans son sillage Hélène Cixous. Dans son séminaire Encore, qui développe le thème de la mystique et de la jouissance féminine, le psychanalyste français commente L’Éthique à Nicomaque et le rôle de l’âme dans l’amour et la philia :

18 19 20

Ibid., p. 327. Ibid. À ce sujet, voir Jacques Lacan, Encore, op. cit., pp. 174-175 : « Le langage sans doute est fait de lalangue. C’est une élucubration de savoir sur lalangue. Mais l’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue. Et ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage. Lalangue nous affecte d’abord par tout ce qu’elle comporte comme effets qui sont affects. Si l’on peut dire que l’inconscient est structuré comme un langage, c’est en ceci que les effets de lalangue, déjà comme savoir, vont bien au-delà de tout ce que l’être qui parle est susceptible d’énoncer ».

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[...] on âme. J’âme, tu âmes, il âme [...] Tant en effet que l’âme âme l’âme, il n’y a pas de sexe dans l’affaire. Le sexe n’y compte pas. L’élaboration dont elle résulte est homosexuelle, comme cela est parfaitement lisible dans l’histoire.21 En ce sens, non seulement il n’y a pas de rapport sexuel, on ne parvient pas à jouir du corps réel de l’autre, mais on en est réduit – on le réduit – au même que soi : la parfaite amitié en Grèce antique, c’est celle des semblables, des pairs, des hommes libres. L’altérité radicale, culturellement incarnée par la femme, sa corporéité béante et sa matérialité dans l’histoire de la métaphysique et de la scholastique occidentale, est donc exclue de cet amour, qui fonde, rappelons-le avec Politiques de l’amitié22 de Derrida, tout un schème politique du rapport entre citoyens d’un même État. L’altérité radicale, c’est donc ce qui n’est appropriable par aucun discours : l’être, le corps et la femme. Par conséquent, tous trois sont réduits au silence face au langage humain et au possesseur du signifiant, culturellement appelé « l’homme23 ». C’est donc dans ce champ problématique brièvement esquissé, du rapport entre la jouissance féminine, l’oralité, la loi, le langage et le silence que le texte lispectorien servira de basse continue, de « source » à laquelle puiser pour nourrir la réflexion cixousienne. 2

Lispector, Cixous et la dés-identification

Les contiguïtés entre les deux femmes sont nombreuses et se nouent autour de la problématique de la dés-identification : toutes les deux juives, à la lisière entre deux cultures et langues (l’Algérie et le français d’un côté – l’Ukraine et le brésilien de l’autre), femmes écrivaines dans un monde d’hommes, elles savent ce que cela « signifie poétiquement d’être juif […] être celui qui appartient à ce qu’il n’appartient pas24 ». Et de fait, les deux femmes n’auront de cesse de lutter contre les mouvements d’appropriation, d’incorporation et de captation, pour tenter de cheminer vers la neutralité du créateur de tout ce qui est. Celui-ci,

21 22 23 24

Ibidem, p. 107. Italique dans le texte. Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994. Lacan dans le chapitre « Dieu et la jouissance de la femme » de son séminaire Encore, déclare en effet qu’« il n’y a de femme qu’exclue par la nature des choses qui est la nature des mots ». Jacques Lacan, op. cit., p. 94. Hélène Cixous, Portrait de Jacques Derrida en Jeune Saint Juif, Paris, Galilée, 2001, p. 30.

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comme le souligne Benjamin Moser dans sa biographie sur Clarice Lispector25, présente de grandes ressemblances avec le Dieu spinoziste – mais on pourrait aussi évoquer le créateur schellingien de l’incipit des Âges du monde – dont l’amour se partage à égalité envers chaque être, sans préférence pour l’une ou l’autre espèce et sans traitement de faveur pour l’être humain. Cette instabilité identitaire infuse l’œuvre des deux femmes à tel point qu’elle est organiquement liée à la genèse de chaque tissu textuel, sans pour autant que la vie qui bat dans chaque phrase ne soit jamais « racontée » au sens traditionnel d’une mise en scène qui re-présente. Représentation qui supposerait un sujet en face d’un objet. C’est bien plutôt à partir du corps capable d’engendrement26, mutique mais rythmique et vibrant d’une poésie « souterraine » (HCL 19) de chaque instant que s’origine l’écriture des deux femmes dont les oreilles se font « spéléologues » (HCL 19). Ce terme, qui fait signe vers les profondeurs de la terre, rappelle le programme du premier romantisme allemand, notamment Le Brouillon général de Novalis qui avait pour projet de romantiser la nature en faisant du philosophe un poète27 plongeant dans les couches stratifiées de la terre pour en écouter les harmonies intérieures. Novalis considérait les différentes couches de langages, des plus anciennes étymologies aux plus récentes, comme relevant de la science «  oryctognosique  », c’est-à-dire géologique28. Notons alors l’importance du chant, des «  psaumes judaïques  » (HCL 35) et de l’oreille qui « écoute de toutes [ses] pores » (HCL 43) dans l’œuvre susmentionnée de Cixous. Dans ce corps écrivant donc, tout un ré-agencement des 25

Benjamin Moser, Pourquoi ce monde : Clarice Lispector, une biographie, Paris, des femmes, 2012, p. 123 : « Ce sont peut-être ces similarités qui ont amené Clarice à se rapprocher du grand philosophe, trouvant en lui la confirmation de son propre rejet d’un ‘Dieu humanisé des religions’, ce Dieu conscient qui se mêlait activement des affaires humaines. Le spinozisme a dû représenter un soulagement pour elle, que la vie avait rendue parfaitement consciente de l’absurdité de croire aux miracles ou à toute autre intervention. ‘L’idée d’un Dieu conscient est horriblement insatisfaisante’ écrivit-elle ». Notons que le Dieu schellingien des Âges du Monde ou des Recherches sur la liberté humaine remet également en cause cette identification de la divinité à une conscience transparente et omnisciente. 26 Au sujet des rapports entre le corps-donnant-naissance et la Naturphilosophie schel­lin­ gienne, voir Alison Assiter, Kierkegaard, Eve and Metaphors of Birth, London, Rowand & Littlefield, 2015. 27 Novalis, Le Brouillon général, Paris, Éditions Allia, 2000, p. 84 : « La philosophie est la prose. Ses consonnes. Une philosophie lointaine sonne comme de la poésie – parce que chaque appel dans le lointain devient voyelle […] Dans la distance, tout devient poésie – poème. Actio in distans. Montagnes lointaines, hommes lointains, tout cela deviendra romantique, ce qui revient au même – de là vient notre nature poétique primitive. Poésie de la nuit et du crépuscule ». 28 Novalis, Notes for a Romantic Encyclopaedia (Das Allgemeine Brouillon), New York, State University of New York Press, 2007, p. 15.

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divers organes sensoriels, de leur hiérarchie et de leur mode de fonctionnement pulsionnel, est à l’œuvre. L’oreille qui écoute avec un soin infini la Parole de la Nature prend le dessus – pour des raisons liées à l’arrière-fond heideggero-derridéen et romantique allemand esquissé ci-dessus – sur les autres sens. En revanche, l’œil, l’organe théorique par excellence, et l’estomac, l’organe appro­priateur branché à la bouche, d’où émerge la voix et qui croque l’orange, entrent en crise dans un grand nombre de textes des deux auteures. La nausée est ainsi l’élément central d’au moins deux textes de Lispector, l’emblématique Passion selon G.H et la nouvelle quasi-autobiographique « Os desastres de Sofia ». Quant à l’œil, il hallucine, sujet à une « myopie sacrée » (HCL 23), il perçoit à travers le grossissement des larmes ou bien encore il s’infecte comme le raconte l’auteure brésilienne dans l’une de ses chroniques, publiée dans Jornal do Brasil, intitulée « Juste une poussière dans l’œil » : Tout à coup cette douleur intolérable dans l’œil gauche, qui se met à larmoyer, et le monde devient trouble [...] Quatre fois en moins d’un an, un corps étranger a agressé mon œil gauche [...] J’ai dû aller consulter un ophtalmologue de service. La dernière fois, j’ai demandé à cet homme qui réalise sa vocation en prenant soin en quelque sorte de notre vision du monde : Pourquoi toujours l’œil gauche ? Une simple coïncidence ? Il m’a répondu que non. Que même si la vue est tout à fait normale, un des yeux voit mieux que l’autre et c’est pourquoi il est plus sensible. Il l’a appelé œil directeur. Et celui-ci, parce qu’il est plus sensible, attrape le corps étranger et ne l’expulse pas.29 3

L’œil et l’estomac

L’œil, je l’ai déjà mentionné rapidement en introduction, représente symboliquement et au moins depuis Platon l’organe théorique par excellence. Il est le médiateur privilégié du rapport du sujet au monde, le récepteur par excellence des données sensibles30, qu’il soumet à un tri sélectif permettant la reconnaissance des formes, ce qui le place en haut de la hiérarchie sensorielle du moins – et c’est important de le souligner tant l’œuvre lispectorienne réinterroge sans 29 30

Clarice Lispector, La Découverte du monde, Paris, des femmes, 1984, p. 613. Voir à ce sujet Gilbert Simondon, Cours sur la perception, 1964-1965, Paris, PUF, 2014, p. 210 : « L’œil est le meilleur exemple d’un récepteur idéal, c’est-à-dire d’un récepteur dont le « bruit de fond » diminue avec l’amplitude des signaux reçus […] pour l’Homme, la vision est, de tous les sens, celui qui offre les marges d’adaptation les plus considérables ; elle est aussi celui qui peut donner le débit d’information le plus élevé ».

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cesse les frontières avec le monde animal – dans le cas de l’être humain. Jacques Derrida, dans sa conférence « Penser à ne pas voir » souligne que l’improvisation consiste : À s’avancer sans voir d’avance, sans pré-voir [...] l’une des fonctions vitales de l’œil consiste à voir venir, c’est-à-dire à nous protéger contre ce qui vient [...] la perception est aussi une prise manuelle, une façon de saisir, le Begriff, le concept. Donc la vue, les yeux voyants et non pas les yeux pleurants sont là pour prévenir, par pré-conceptualisation.31 Le regard « voyant » – que j’oppose à un regard « aveugle », qui fait un usage distordu du sens de la vue – fonctionne donc sur le même mode que le concept, risquant d’emprisonner l’être naissant dans les griffes du semblable, du déjàconnu, du pré-vu. Cixous, à l’orée de son ouvrage sur Lispector parle ainsi de : Femmes qui parlent pour veiller et pour sauver, non pas pour attraper, avec des voix presque invisibles [...] mais pas pour saisir et dire, des voix pour rester tout près des choses [...] qui sont toujours aussi délicates que les nouveau-nés. (HCL 9) L’œil directeur, reconnaissant, focal, chez nos auteures, s’infecte et laisse l’élément étranger distordre sa vision, sans le rejeter. Dans la nouvelle « Os desastres de Sofia » de Lispector, c’est par la vision que la petite fille entre en contact, face à face, pour la première fois avec le professeur, l’homme, la figure divine dont elle désire depuis l’incipit l’imposition de la loi : « Quand alors seulement, mon regard heurta l’homme. Seul sur l’estrade : il me regardait32 ». Ces deux regards croisés mettent, pour un instant, le monde entre parenthèse, sorte d’épochè où « le monde gigantesque dormait33 ». Le rythme du texte se ralentit très sensiblement, l’écriture s’ajuste sur la pupille, se focalisant en gros plan sur des détails : « La goutte de sueur coula le long du nez jusqu’à la bouche,

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Jacques Derrida, Penser à ne pas voir, Écrits sur les arts du visible, 1979-2004, Paris, Éditions de la différence, 2013, p. 61. Clarice Lispector, « Les malheurs de Sofia », dans Nouvelles, Paris, des femmes, 2017, p. 184. Pour un commentaire complet de la nouvelle, dont est issu une partie de celui-ci, voir Oriane Petteni, « Os Desastres de Sofia de Clarice Lispector, ou la réécriture entrelacée d’un triple rapport traditionnel : Homme-Femme, Maître-Élève, Divinité-Humain », Cahiers du GRM, Les temps et les formes. Sur la dialectique entre esthétique et politique, n° 5, 2014, pp. 1-27. Ibid.

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coupant en deux mon sourire34 ». Parce que l’existence du monde est mise entre parenthèses, cristallisée en silence, les choses sont, uniquement, sans significations données. L’enfant perd le lien entre signifiant et signifié, ou plutôt, comme dans le passé transcendantal schellingien des Âges du monde, signifiant et signifié sont condensés, encore indifférenciés et solidaires l’un de l’autre, dans une réserve infinie de sens possibles, sans qu’un branchement particulier (le mouvement hégélien de l’histoire35) soit privilégié. Les choses sont écrites par l’ignorance d’un œil qui voit en dehors du langage humain et des conventions. Celles-ci ont en effet tendance à émanciper dans un processus d’idéalisation le sens du signifié de la matérialité du signifiant, perdant ainsi le contact avec la corporéité36. C’est pourquoi Lispector décale le procédé de la métaphore (qui resterait dans le système de la désignation, du rapport signifiant-signifié), puisque, lors de l’extase mystique à laquelle elle est en proie dans la nouvelle susmentionnée, le terme comparatif « comme » disparaît au profit de l’existence « est » : « Son regard était une patte souple et pesante posée sur moi. Mais la patte avait beau être douce, elle me paralysait toute comme la patte d’un chat qui se se presser agrippe la queue d’une souris37 ». Il n’y a plus de garant de la séparation stricte entre les choses. Sous le regard extatique, sublimement innocent de la mystique, en proie à la peur sainte face à la divinité, un regard se fait patte ou cafard. Cette épochè est arrêtée brutalement par la mention directe du nom de l’enfant : « C’est alors que j’entendis mon nom ». Nommer les choses revient à réveiller le monde. « Au son de mon nom, la salle était sortie de son hypnose38 ». Le nom s’oppose à l’innocence de la vision mystique et aveugle, qui réclame le silence. Du langage conventionnel vient la désillusion. Le professeur perd son aura, les adjectifs

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Ibid. Dans la Phénoménologie de l’esprit, Hegel décrit le mouvement de l’esprit comme un parcours de ses manifestations historiques progressivement assimilées au cours du temps pour devenir la « propriété acquise de l’esprit universel ». Dans la mesure où le chemin historique a déjà été parcouru et donc « déjà déposé par l’esprit comme des étapes d’un chemin déjà frayé et aplani », le philosophe peut alors « se rendre présent leur contenu : il rappelle [leur] souvenir, sans s’y intéresser ni s’y arrêter ». Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, traduction française de Jean-Pierre Lefebvre, Flammarion, Paris, 2012, pp. 76-77. À propos des liens entretenus entre l’écriture lispectorienne et la philosophie poststructuraliste, voir Earl. E. Fritz, Sexuality and Being in the poststructuralist universe of Clarice Lispector : the différance of desire, Austin, The University of Texas Press, 2001. Ibid. Ibid.

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pour le décrire redeviennent conventionnels « très grand et très laid39 », la vision est contaminée par la désignation des choses. C’est donc cette mémoire-là, « la mémoire contenue dans les choses [et j’aimerai dire « la mémoire contenue dans les corps »40], la mémoire qui contient les choses et sauve leur fraicheur » (HCL 53), dont prend soin le regard halluciné et infecté de Clarice Lispector. Sa pureté, détachée de toute culpabilité ou dette à l’égard de l’historicité fait l’envie de la narratrice de « Vivre l’orange ». La puissante Clarice, son espace animé, plein de fraicheurs et de chaleurs, suppose des femmes, nous supposes vivantes, primitives, complètes, avant toute traduction. (HCL 47) La langue « d’avant-toute traduction », c’est celle d’avant la confusion babélienne, celle, si l’on peut encore parler de language, de la conscience encore indifférenciée qui repose en Dieu (je me réfère ici à l’interprétation schellingienne du mythe de Babel dans ses Leçons inédites sur la philosophie de la mythologie41), une instance encore non-soumise à la machine d’articulation du sens42. Ce regard lispectorien est donc celui qui laisse exister chaque chose 39 40 41

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Ibid. Ce qui est entre crochet est mon propre ajout. F.W.J. Schelling, Leçons inédites sur la philosophie de la mythologie, Grenoble, Éditions Jérôme Million, 1997, d’après Anton Ebertz (Munich 1837) et Andras Chovats (Berlin 1842), p. 59 : « Si la différence entre les peuples est le fruit de la séparation entre ceux-ci, la différence entre les langues n’a pu être elle aussi qu’un événement. Nous ne pouvons supposer avant ces langues qui ont séparé les peuples qu’une seule et unique langue universelle. Cette langue unique s’étant scindée en plusieurs langues, les différentes langues ont engendré différents peuples. Cette naissance de plusieurs langues à partir d’une seule devait s’accompagner d’une crise spirituelle car la langue est l’expression de la conscience humaine ». Hélène Cixous est donc bien consciente de la « déperdition » qu’elle fait subir à la pensée lispectorienne en la « traduisant » et en se l’appropriant. Elle transforme ainsi la pomme de « Maça no escuro » en orange, fruit dont la sonorité fait signe vers la source de ses origines, non sans culpabilité, tout en assumant la nécessité pour son processus d’écriture de puiser à la source lispectorienne. La thématique de la traduction impossible et pourtant nécessaire est également très présente chez Cixous, comme je l’ai indiqué dans cet article. Ces éléments peuvent constituer une réponse aux critiques de la part de certaines critiques littéraires comme Laura Pirott-Quintero dans « Textual Violence in Feminist Criticism. The case of Helene Cixous and Clarice Lispector », InterCulture. An Interdisciplinary Journal, 3, vol. 2, 2005, et Marta Peixoto, Passionate Fictions : Gender, Narrative and Violence in Clarice Lispector, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994, qui accusent Hélène Cixous de travailler contre son propre agenda de respect de la singularité de l’autre dans sa lecture de Lispector. Il me semble que ces auteures ont également leur agenda propre, si l’on observe la conclusion de l’article de Laura Pirott-Quintero: « Our

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selon son être, celui du Dieu spinoziste ou schellingien s’il y en avait un. Il est évident que c’est dans le rapport à l’altérité que se joue tout le décalage de l’écriture lispectorienne et, avec elle, cixousienne. Les deux auteures, en se situant aux extrêmes marges du langage hérité de la tradition, en lui faisant subir distorsions syntaxiques et décalages sémantiques, permettent de rendre compte d’une rencontre avec les « choses », qui ne sont pas encore devenues objets sous l’œil connaissant et parlant d’un sujet propriétaire de l’histoire. Des choses qui partant, ne serait pas encore travaillées pour la consommation et l’assimilation. Une rencontre qui ne mettrait pas en jeu l’incontournable lutte pour la reconnaissance hégélienne43, qui exige que l’un des deux termes de la relation reconnaisse à l’autre une position de maitrise (de sujet) et abdique (se fasse objet) face à lui. J’aimerai, afin de mieux comprendre la signification de l’entrée en crise de l’organe de l’ingestion, l’estomac, mentionner quelques éléments de mon travail actuel sur les rapports entre l’œuvre de Jacques Derrida, l’idéalisme allemand et les études postcoloniales. Je serai brève étant donné l’espace imparti de l’article, mais ces éléments me paraissent cruciaux pour comprendre les enjeux symboliques et politiques liés à ce motif, sachant le rôle fondamental et complexe que la philosophie hégélienne a joué pour la génération de Derrida et de Cixous44, puis plus tard, pour les postcolonial studies inspirées de la French Theory comme chez Gayatri Chakravorty Spivak45. Jacques Derrida, dans un très bel ouvrage intitulé Glas, se livre à un commentaire minutieux de la philosophie de la Nature hégélienne. Il met alors en évidence le rôle que joue l’échauffement (donc la mise au travail de l’énergie

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hope has been to instill a sense of academic responsibility not only in the Latin Americanist critic, but particularly in critics primarily treating US and European literatures who have a cursory knowledge or no knowledge of other, less central literatures. Literary critics are inevitably bound to the academic institutions through the circulation of their critical ideas and writings. Therefore, it is imperative to be aware of potential textual violences committed on the writings of “Others” – women and minorities – in the name of supporting abstract intellectual theories ». Pour pertinent que soit cet agenda, avec lequel je m’aligne, on peut se demander si, à leur tour, leurs lectures des relations Cixous-Lispector ne sont pas une manière de s’approprier cette « amitié » complexe, et thématisée comme telle dans le texte cixousien, en vue de leurs propres préoccupations politiques, par ailleurs légitimes. Selon la lecture canonique qu’en a proposé Kojève et qui devait durablement influencer la réception de la philosophie hégélienne en France. L’on connaît le rôle que joue Hegel dans « Sorties » (dans La Jeune Née, Paris, Christian Bourgois, 1975) et dans Partie (Paris, des femmes, 1976). La pensée française a d’ailleurs eu tendance, cela est patent dans l’œuvre de Gilles Deleuze, à faire jouer Spinoza et Schelling contre Hegel, d’où peut-être un élément d’explication des tonalités spinozistes et schellingiennes des déités cixousiennes et lispectoriennes.

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calorifique) dans le passage de la matière à l’esprit que décrit en fin de compte le processus d’idéalisation « relevant » l’immédiateté brute de la nature et l’élevant au règne spirituel – ce que Hegel désigne par la fameuse Aufhebung. Celleci est comparée à un mouvement permettant « l’assimilation, la digestion, la nutrition, l’intériorisation, l’idéalisation – la relève46 ». Derrida souligne le rapprochement effectué par Hegel avec le mouvement du soleil, qui va de l’Orient (entendu comme immédiateté, matière, abstraction), vers l’Occident (la matière travaillée, relevée, spiritualisée, le feu solaire domestiqué etc.). C’est donc contre ce mouvement d’idéalisation qui part de l’apparition du soleil, pur don de chaleur, en Orient, puis l’enchaîne par la course de l’esprit vers l’Occident, que se positionnent Hélène Cixous et son interlocuteur et ami Jacques Derrida. L’enjeu est alors à l’inverse d’accentuer le moment de la dépense pure (solaire), qui n’est encore enchainée à aucune économie restreinte, et partant, à aucun mouvement d’assimilation. Or ce rejet de l’assimilation, comme le pointe Cixous dans « L’heure de Clarice Lispector » se matérialise dans l’œuvre lispectorienne par la récurrence du mouvement le plus cru de rejet de la consommation : la nausée pouvant aller jusqu’au vomissement. Celle-ci prend possession la narratrice d’« Os desastres de Sofia », lorsque, seule face à l’homme qui la regarde, elle le destitue de son rapport de maitrise47. Cixous, elle, prend l’exemple de la scène inaugurale de la Passion selon G.H où la narratrice, face à la blatte qui laisse échapper son jus, décide de goûter cette matière blanchâtre (qui n’est pas sans rappeler le lait, l’aliment inaugural du nourrisson) et vomit de dégout48 : Aussitôt elle comprend, en passant par le portail de l’erreur, qu’elle s’est trompée, l’erreur c’est qu’elle n’a pas laissé la place à l’autre, et que, dans la démesure de l’amour, elle s’est dit : je vais dominer mon dégoût et aller jusqu’au geste de la communion suprême. Je vais embrasser le lépreux. Mais le baiser au lépreux transformé en métaphore perd sa vérité [...] G.H. fait le geste [...] de l’incorporation [...] Le plus difficile à faire, nous 46 47 48

Jacques Derrida, Glas, Galilée, 1974, p. 262. Pour un commentaire plus détaillé de la scène, voir Oriane Petteni, « Os Desastres de Sofia de Clarice Lispector, ou la réécriture entrelacée d’un triple rapport traditionnel », art. cit. Ce motif du vomissement est très fréquent dans la littérature postcoloniale. On peut penser par exemple à Toni Morrison, Beloved, Paris, Éditions 10/18, 2008. Pour une étude plus détaillée de l’ouvrage, voir Kathleen Gyssels, Sages sorcières ?, Révision de la mauvaise mère dans Beloved (Toni Morrison), Praisesong for the Widow (Paule Marshall), et Moi, Tituba, sorcière noire de Salem (Maryse Condé), Lanham, University Press of America, 2000.

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enseigne le texte, c’est d’arriver jusqu’à la plus extrême proximité en se gardant du piège de la projection, de l’identification. Il faut que l’autre reste étrangissime dans sa plus grande proximité. (HCL 157) L’entrée en crise des deux organes les plus symboliques de l’incorporation par le sujet humain de la matière extérieure est une manière de tenter de courtcircuiter le mouvement hégélien annulaire et unilatéral d’engendrement du sens et de l’historicité figuré par le mouvement du soleil allant de l’Orient à l’Occident, afin de retrouver un état d’indifférenciation encore non-séparé par lesdits organes, dans lequel une infinité de latence possibles de sens sont en réserve. Cet état d’indifférence est celui du « feu divin » pour reprendre les termes de Schelling auquel s’origine tout être et qui marque l’inchoativité de la conscience et de la mémoire. Quelques années plus tôt, Cixous avait ainsi écrit Portrait du soleil, texte incandescent mettant en fusion plusieurs origines, identités et temporalités et s’achevant sur la demande suivante : « Et maintenant, de quel sang signer ça ?49 ». S’il y a donc une « politique » de l’amour de l’orange, il s’agit de la revalorisation de cet amour indifférencié pour tous les êtres de la création, en deçà de l’histoire humaine, qui marque un décalage ontologique par rapport à l’ensemble de la tradition occidentale et en cela, représente un geste politique rompant avec la philosophie de propriétaire hégélienne. La mémoire quant à elle, dans le segment de l’œuvre cixousienne étudié, est traitée de manière génétique, comme condition de possibilité de toute historicité. Ce que Cixous cherche donc à capter, par son écriture « non-moderne » (HCL 11), c’est la temporalité propre au passé transcendantal de la conscience, pour parler comme Schelling, le moment proto-historique et proto-langagier où la conscience est encore tissée à la corporalité et à la matière qui imprime ses mouvements et ses pulsations à la surface du monde phénoménal. Bibliographie Assiter, Alision, Kierkegaard, Eve and Metaphors of Birth, London, Rowand and Little­ field, 2015. Chaperon, Sylvie, « Antoinette Fouque. Une féminologue », Hermès, La Revue, n° 70, 2014, pp. 207-209. 49

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