Un islam reconcilié avec les chrétiens arabes: Propositions de Monseigneur Georges Khodr 311076993X, 9783110769937

L'auteur part du principe que les racines du vieux contentieux entre l'islam et le christianisme ont des appar

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Un islam reconcilié avec les chrétiens arabes: Propositions de Monseigneur Georges Khodr
 311076993X, 9783110769937

Table of contents :
Table de matières
Table de translittération de l’alphabet arabe
Table des abréviations
Introduction
I Georges Khodr, vie et pensée théologique
II Une lecture révisée du passé : l’arabité, les Naṣārā, les croisades
III Lectures nouvelles du Livre de l’islam
IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?
V Évaluation des propositions khodriennes
VI Treize nouvelles propositions
Lexique
Listes des sourates
Bibliographie
Index des auteurs et des noms propres

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Guy-Raymond Sarkis Un islam reconcilié avec les chrétiens arabes

Judaism, Christianity, and Islam – Tension, Transmission, Transformation

Edited by Patrice Brodeur, Alexandra Cuffel, Assaad Elias Kattan, and Georges Tamer

Volume 20

Guy-Raymond Sarkis

Un islam reconcilié avec les chrétiens arabes

Propositions de Monseigneur Georges Khodr

ISBN 978-3-11-076993-7 e-ISBN (PDF) 978-3-11-076999-9 e-ISBN (EPUB) 978-3-11-077004-9 ISSN 2196-405X Library of Congress Control Number: 2021950659 Bibliographic information published by the Deutsche Nationalbibliothek The Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliografie; detailed bibliographic data are available on the Internet at http://dnb.dnb.de. © 2022 Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston Typesetting: Integra Software Services Pvt. Ltd. Printing and binding: CPI books GmbH, Leck www.degruyter.com

Table de matières Table de translittération de l’alphabet arabe  Table des abréviations 

 IX

 1 Introduction  Motivations de ces pages   1 Définition des termes du titre  Les propositions khodriennes  Originalité et démarche   10 I

II

 VII

 3  7

 13 Georges Khodr, vie et pensée théologique  1 Vie de Georges Khodr   13 2 Les multiples sources de la pensée de Georges Khodr  3 L’autre dans la pensée khodrienne   25 4 Les religions dans la pensée khodrienne   29

 16

 36 Une lecture révisée du passé : l’arabité, les Naṣārā, les croisades  1 Le passé dans l’œuvre khodrienne   36 2 L’Afrique du Sud : Exemple d’un passé révisé pour un meilleur vivre-ensemble   39 3 L’arabité   41 4 Les Naṣārā   58 5 Les croisades   74

 92 III Lectures nouvelles du Livre de l’islam  1 Khodr l’interprète   92 2 Une nouvelle lecture du Qur’ān   96 3 Quelques herméneutes contemporains 

 117

 158 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?  1 Marie dans l’œuvre khodrienne   158 2 Le Christ dans l’œuvre khodrienne   160 3 La croix dans les écrits de Khodr   164 4 Maryam dans l’islam   171 5 ‘Īsā dans l’islam   183 6 La crucifixion dans l’islam   199 7 Maryam, ‘Īsā et la croix : des possibles lieux de rencontre ? 

 213

VI  V

 Table de matières

Évaluation des propositions khodriennes   222 1 L’importance de revisiter le passé   222 2 Les propriétés de l’arabité   223 3 L’identité des Naṣārā   225 4 La nature des croisades et le rôle des chrétiens arabes   228 5 Lectures nouvelles du Qur’ān   230 6 Marie/Maryam   234 7 Jésus/‘Īsā   236 8 La crucifixion   240 9 L’auto-révision des propositions khodriennes par Khodr  lui-même   242

 251 VI Treize nouvelles propositions  1 Mettre en place une “christianologie”   251 2 Élaborer un dictionnaire islamo-chrétien théologique arabe  3 Exclure la négociation théologique   255 4 Ériger un “Magistère” musulman   257 5 Oser un “aggiornamento” et une autocritique   259 6 Réactiver la discipline de l’iğtihād   261 7 Approfondir la tradition musulmane   264 8 Se réconcilier avec la modernité   267 9 Défendre les droits de l’homme   268 10 Se référer à la citoyenneté   271 11 Collaborer pour un monde juste   275 12 Créer des occasions communes de prière   275 13 Aimer l’autre   278 Lexique 

 281

Listes des sourates  Bibliographie 

 283

 287

Index des auteurs et des noms propres 

 303

 254

Table de translittération de l’alphabet arabe ‫ء‬



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https://doi.org/10.1515/9783110769999-203

Table des abréviations ASSR CCM  CHM  COMO  CPCO CRRJ CTI ETR GRIC MIDEO MUSJ NTS OLJ POC REMMM RHPR RHR RSR SOP

Archives de Sciences Sociales des Religions Cahiers de Civilisation Médiévale Cahiers d’Histoire Mondiale Courrier Œcuménique du Moyen-Orient Conseil des Patriarches Catholiques d’Orient Commission pour les Relations Religieuses avec le Judaïsme Commission Théologique Internationale Études Théologiques et Religieuses Groupe de Recherches Islamo-Chrétien Mélanges de l’Institut Dominicain d’Études Orientales Mélanges Université Saint Joseph New Testament Studies L’Orient-Le Jour Proche Orient Chrétien Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuse Revue de l’Histoire des Religions Revue de Sciences Religieuses Service Orthodoxe de Presse

https://doi.org/10.1515/9783110769999-204

Introduction Motivations de ces pages Un texte est le fruit d’une réalité qui interpelle l’auteur. Ce dernier est résolu à avoir voix au chapitre, à répondre aux questions qui se posent. Est-ce que la réponse donnée perd de sa valeur lorsque les conjonctures se modifient ? Pas forcément. Un texte est situé dans le temps, il n’en est pas pour autant l’otage. À l’époque de l’élaboration de ces pages, le Moyen-Orient était déchiqueté et englouti dans un cycle de violence à caractère religieux sans précédent. Au nom de “Dieu”, et au nom d’une certaine interprétation de l’“Écriture”, des familles entières ont été chassées de leur terre et foyer, et condamnées à l’errance en raison de leurs convictions religieuses ou origine ethnique ; des citoyens ont été asservis, massacrés, voire réduits à une marchandise négociable. Un islamisme de nature ğihādīy1 et/ou takfīrīy2 aspirait à effacer toute trace de diversité culturelle, religieuse, politique, linguistique et ethnique. Il voulait combattre la ğāhiliyyat [l’ignorance] moderne et instaurer un islam comme norme de tous les éléments de la société. Pour la première fois, une organisation comme l’État islamique contrôlait un vaste territoire de 300 000 km2. Les génocides, que l’on croyait révolus, étaient encore malheureusement d’actualité au 21e siècle, et ne trouvaient face à leur terreur qu’une humanité stupéfaite ou passive, sinon complice par son silence et son indifférence. J’étais mû par le besoin de saisir pourquoi et comment des personnes, au nom de leur foi, en viennent à persécuter et à éliminer des concitoyens à cause de leur appartenance religieuse ou confessionnelle. Les chrétiens d’Orient, ces « errants éternels »3, s’inquiètaient profondément quant à leur avenir, car ils constituaient une cible directe menacée d’extinction. C’est donc à la fois la question de l’avenir et du sens de l’existence de ces derniers qui était – et qui reste – posée. En effet, les chrétiens séculaires du Moyen-Orient, enracinés dans cette région des siècles avant même l’apparition de l’islam, s’interrogent sur leur destinée qui, à l’heure actuelle, n’offre qu’une facette sépulcrale. Ils risquent d’être soit écrasés soit disséminés dans différentes terres d’accueil. Dans les deux cas, ils semblent voués à l’inexistence, à devenir «  un parc à thème visité par les touristes occi-

1 C’est-à-dire recourant à la violence pour la réalisation des objectifs islamiques. 2 Professant une forme d’excommunication à l’égard des apostats et des mécréants. 3 Georges Khodr, « Les chrétiens d’Orient dans un contexte pluraliste », 73. https://doi.org/10.1515/9783110769999-001

2 

 Introduction

dentaux de passage au Proche-Orient »4, à être réduits à un souvenir de l’histoire d’antan rangé aux côtés des civilisations pharaoniques, romaines, aztèques, nabatéennes, etc. Ils sont soumis à un dilemme : « Faut-il partir, comme le veut une tenace tradition d’exode, ou rester, pour garantir la défense d’un certain modèle de civilisation ? »5. Or c’est du sort des chrétiens orientaux que dépend la réponse au pari de la possibilité d’une humanité plurielle dans l’avenir. Les chrétiens et les musulmans au Moyen-Orient, qui se sont côtoyés quotidiennement des siècles durant en défiant les fluctuations de l’histoire, ont la vocation de « montrer que le vivreensemble n’est pas une utopie »6. La réponse dépend, non seulement de l’attitude des chrétiens arabes, mais d’abord de celle de leurs concitoyens musulmans. Ainsi que l’affirme Youakim Moubarac (m.  1995), la protection du chrétien arabe est la responsabilité de « l’hospitalité de l’islam »7. C’est donc l’image même de l’islam qui est en jeu, car « la crédibilité des hommes de foi est mesurable à l’attention qu’ils accordent à ceux qui ne partagent pas leurs convictions et qui sont, de fait, en situation de minorité »8. Les chrétiens du Moyen-Orient peuvent apporter leur contribution, sans prétention ni hostilité, afin d’aider leurs concitoyens musulmans à reconnaître les chrétiens arabes pour ce qu’ils disent d’eux-mêmes et pour ce qu’ils sont vraiment, et à confesser ainsi la légitimité et l’indispensabilité de leur place au sein d’une société arabe diverse et réconciliée. Dans les ouvrages de Monseigneur Georges Khodr justement, j’ai décelé des propositions, offertes sur un ton amical et franc, en vue d’aider les musulmans arabes à s’épargner l’intolérante dérive islamiste, et à apprécier, accueillir et solliciter la présence des chrétiens parmi eux.

4 Bernard Heyberger, « Les chrétiens d’Orient entre le passé et l’avenir », 11. 5 Henri Tincq, in Collectif, Chrétiens en terre d’islam, 157. 6 Benoît XVI, L’Église au Moyen-Orient, § 28. S’il n’y a de paix possible sur terre sans une paix interreligieuse, à plus forte raison elle serait impossible sans celle qu’instaurent le christianisme et l’islam, les deux traditions religieuses dont les fidèles constituent entre le tiers et la moitié de la famille humaine. Les relations entre les chrétiens et les musulmans sont en effet déterminantes pour l’avenir de l’humanité et de la civilisation mondiale, d’autant plus que ces deux religions, en raison de leur “caractère définitif”, prétendent à l’universel et sont intrinsèquement missionnaires. 7 Youakim Moubarac, in Georges Corm (dir.), Youakim Moubarac, un homme d’exception, 310. 8 Michel Younès, in Marie-Hélène Robert – Michel Younès (dir.), La vocation des chrétiens d’Orient, 15.

Définition des termes du titre 

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Définition des termes du titre L’islam L’islam n’est pas monolithique. Il se divise en plusieurs branches dont le sunnisme et le chiisme constituent les deux principales. Au niveau politico-théologique, les sunnites reconnaissent la légitimité de l’ordre de succession des quatre premiers H̱ulāfā’ ar-Rāšidūn [califes bien-guidés] ainsi que du pouvoir de Mu‘āwiya (m. 680) après l’arbitrage de Ṣiffīn. Les chiites estiment, quant à eux, que la direction de la communauté musulmane doit revenir aux gens de la famille du Prophète, c’est-à-dire à ‘Alī (m. 661) et à ses descendants directs. Au niveau théologico-juridique, les sunnites ne reconnaissent que quatre madāhib [écoles juridiques] dans le fiqh [science de la loi]. Les quatre écoles juridiques sont  : 1)  l’école Mālikite, fondée sur l’enseignement de Mālik ibn Anas (m. 795) qui accepte comme sources de droit, après le Qur’ān et la Sunna, le droit coutumier d’Al-Madīnat [Médine] et l’iğmā‘ [consensus] des docteurs d’Al-Madīnat exclusivement ; 2) l’école Ḥanafite, fondée par abū Ḥanīfat An-Nu‘mān (m. 767), qui admet comme sources de droit, après le Qur’ān et la Sunna, le raisonnement par qiyās [analogie] et l’opinion rationnelle personnelle ; 3) l’école Šāfi‘ite, fondée par Muḥammad Aš-Šāfi‘ī (m. 820), qui s’appuie, après le Qur’ān et la Sunna, sur l’iğmā‘ [consensus] unanime des docteurs d’une période donnée sur une question donnée, et sur le principe du qiyās [analogie] en dernier recours ; 4) l’école Ḥanbalite, fondée par Aḥmad ibn Ḥanbal (m. 855), qui se caractérise par son rigorisme et son opposition à toute innovation, et qui appelle à l’observance des seuls critères du Qur’ān et de la Sunna. En résumé, le Mālikisme incarne la continuité de la tradition et la fidélité à une mémoire, le Ḥanafisme est attentif aux faits sociaux, le Šāfi‘isme veille sur l’authenticité des énoncés, et le Ḥanbalisme privilégie l’autorité de la Tradition9. Le droit chiite repose sur l’enseignement de l’imām. Quant aux notes dominantes du chiisme, elles sont : au niveau de la lecture du Qur’ān, le recours à l’exégèse allégorique ; au niveau de la Tradition, l’admission des ḥadīt non prophétiques qui remontent aux imāms ; au niveau du droit, la seule autorité de l’imām pour fixer l’interprétation de la šarī‘at [charia, ou loi islamique] ; au niveau du culte, les pèlerinages aux tombes des premiers imāms10. La question de l’imāmat constitue donc « la grande fracture théologique » entre les

9 Cf. Ali Merad, La Tradition musulmane, 11–12. 10 Cf. Dominique Sourdel, L’islam, 78–79.

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 Introduction

deux branches principales de l’islam11. L’imām, chef temporel et spirituel désigné par Dieu, est, selon les chiites, infaillible. Les chiites sont une minorité dans l’islam (10 à 15%), et vivent généralement dans les pays non arabes (85% des chiites ne sont pas arabes). C’est pourquoi nous nous intéresserons particulièrement dans notre livre à l’islam sunnite.

Les chrétiens du Moyen-Orient La notion de “Middle-East” [Moyen-Orient] a été forgée en 1902 par l’officier de marine et historien américain Alfred T. Mahan (m. 1914), et popularisée par une série d’articles écrits, dans la même année, par Valentine Chirol (m. 1929), directeur des affaires étrangères au Times. Si elle est floue, la localisaiton donnée à cette notion est conçue comme le pendant oriental de l’espace méditerranéen. En 1946, le premier ministre britannique Clement Attlee (m. 1967) définit le Middle East comme «  le monde arabe et certains pays voisins  ». Cinq ans plus tard, le parlementaire britannique Ernest Davies (m. 1991) affirme l’obsolescence de la notion Near East [Proche-Orient], régulièrement employée depuis la fin du 19e siècle en opposition symétrique à l’expression Far East [Extrême-Orient], au profit de celle de Middle East. La France, consternée par l’hégémonie américaine et britannique, continue à utiliser la notion de Proche-Orient en vue de marquer l’idée d’une proximité avec l’Orient arabe. La notion de Moyen-Orient souffre d’imprécision selon son usage dans les différentes aires culturelles, mais elle s’impose dorénavant. Le Moyen-Orient englobe dans l’usage contemporain la région comprise entre la rive orientale de la mer Méditerranée et la ligne que trace la frontière séparant l’Iran d’une part, le Pakistan et l’Afghanistan d’autre part. Ce Moyen-Orient est un point de jonction de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, et fait office ainsi de « carrefour des continents »12. Lieu de fondation des premiers sites urbains et de l’apparition de l’écriture, le Moyen-Orient ne possède pas de compacité géographique – bordé d’un côté par

11 Antoine Sfeir, L’islam contre l’islam, 57. 12 Georges Corm, Le Moyen-Orient, 15. En son sein, trois grands ensembles culturels et linguistiques se distinguent : l’ensemble turc, l’ensemble iranien et l’ensemble arabe. L’espace de notre recherche se limite à ce dernier. Cet ensemble arabe se divise à son tour en trois zones : l’Égypte, les pays du Croissant fertile, et les pays de la Péninsule arabique. Il comprend donc les pays suivants, présentés selon leur ordre alphabétique  : l’Arabie saoudite, le Bahreïn, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Irak, la Jordanie, le Koweït, le Liban, la Palestine, le Qatar, la Syrie, le Sultanat d’Oman et le Yémen.

Définition des termes du titre 

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la mer, de l’autre par le désert, les montagnes et les plaines – ni une homogénéité climatique qui permettent de tracer des frontières précises et naturelles. S’il existe des populations qui se sont islamisées sans s’arabiser linguistiquement ni culturellement, comme les Iraniens, les Pakistanais, les Turcs, ou d’autres peuples, et qui forment le nombre majoritaire de l’islam, il en est d’autres qui se sont arabisées linguistiquement et culturellement sans adhérer à la religion. Il s’agit particulièrement des chrétiens arabes du Moyen-Orient. Leur double appartenance à la civilisation arabe et à la foi chrétienne donne à leur identité un « caractère transversal »13. Il est possible de répartir les chrétiens du Moyen-Orient en vertu de leur patrimoine liturgique et culturel ou de leur communion de foi. Selon le premier paramètre nous pouvons identifier six traditions : syriaque, assyro-chaldéenne, grecque, copte, arménienne et arabe. Selon le second paramètre, nous pouvons reconnaître cinq groupes : les Églises orientales orthodoxes théologiquement non-chalcédoniennes (copte, arménienne et syriaque), les Églises orthodoxes chalcédoniennes (Antioche, Jérusalem, Alexandrie), les Églises catholiques en communion avec Rome (maronite, melkite, arménienne, syriaque, copte, chaldéenne et latine), les Églises et communautés protestantes et évangéliques, l’Église assyrienne d’Orient, théologiquement non-éphésienne. Mouchir Aoun dégage trois modèles d’existence chrétienne arabe14 : celui de l’existence symbolique, dépourvue des racines historiques et se déployant en marge des réalités sociopolitiques et socioculturelles, comme dans les pays du Golfe et l’Arabie Saoudite ; celui de l’existence minoritaire dotée de profondes racines historiques, assumant une responsabilité limitée dans la vie sociopolitique et culturelle, comme en Syrie, Égypte, Irak, Jordanie, Palestine ; celui d’une existence chrétienne qui s’identifie à l’identité nationale et politique et qui assume un rôle primordial dans la vie sociopolitique et socioculturelle : tel est le cas du Liban. Notre travail concerne principalement les chrétiens des deux derniers modèles d’existence. Il vise les chrétiens “du” Moyen-Orient, non les chrétiens “au” MoyenOrient. De même, il ne sera pas question des chrétiens de la diaspora ou de l’expansion lesquels, expatriés en vue d’une meilleure opportunité financière ou en raison d’une intolérance religieuse, forment aujourd’hui le nombre le plus large des fidèles des Églises orientales. Ces chrétiens arabes connaissent des réalités géopolitiques, sociales, démographiques, théologiques, ecclésiales et politiques diverses et plurielles. Ils ont cependant en commun le fait de vivre au quotidien avec les musulmans et ont

13 François Boëdec, « Chrétiens d’Orient. Doutes et angoisses », 504. 14 Cf. Mouchir Aoun, Le Christ arabe, 15.

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 Introduction

parfois été appelés « les chrétiens de l’islam »15. En effet, au Moyen-Orient, chrétiens et musulmans ont partagé, et partagent encore, «  le pain et le sel  », une histoire et des valeurs. C’est à ces chrétiens qu’appartient Monseigneur Georges Khodr, évêque et théologien chrétien arabe, et c’est en leur nom qu’il présente à ses concitoyens musulmans des propositions herméneutiques et théologiques pour un meilleur vivre-ensemble. Il ne s’auto-érige pas en donneur de leçon : c’est surtout en tant qu’ami et passionné de l’islam qu’il parle. Dans son esprit, l’islam est une réalité vivante. Aussi cet islam, dont Khodr plaide la cause, est-il pour lui à la fois un amour et une douleur. Car tout amour amène avec lui une part de souffrance, particulièrement quand l’objet de cet amour ne se montre pas sous son meilleur jour. Une réforme religieuse, si elle veut être sincère, se doit d’écouter, non seulement les requêtes des fidèles qui appartiennent à la communauté, mais aussi les voix des amis. Tel a été le souhait du pape François lorsqu’il a invité les chrétiens d’Orient à aider leurs concitoyens musulmans à offrir une image plus authentique de l’islam16.

Propositions pour une réconciliation Dans les écrits de Khodr, les recommandations pour un meilleur vivre-ensemble islamo-chrétien ne manquent pas. Dans ses éditoriaux hebdomadaires, il aborde des questions politiques, sociales, morales, financières, etc. Toutefois mon choix s’est fixé exclusivement sur quelques-unes des propositions théologiques et herméneutiques. Car je demeure personnellement convaincu que les racines des conflits interreligieux sont d’abord théologiques et herméneutiques, et que le vieux contentieux entre l’islam et le christianisme a des causes structurelles. Si les responsables politiques parviennent, en vue d’intérêts et de calculs personnels dissimulés, à convaincre les masses de répertorier les personnes humaines selon des paramètres religieux, c’est parce qu’un sol théologique et idéologique est fécond et propice à la réception de tels discours. Les discours politiques ne font donc que récupérer une prédisposition qui couve dans des cœurs habités par “une haine religieuse” de l’autre. Les conflits au Moyen-Orient, qui ont des apparences politiques et socioéconomiques, sont des symptômes qui dévoilent très souvent une intolérance religieuse. Ce n’est pas parce qu’il est riche ou instruit que l’autre est tué. Il est tué

15 Michel Korinman, Daech. Menace sur les civilisations, 55. 16 Cf. Pape François, Lettre aux chrétiens du Moyen-Orient, 21 décembre 2014.

Les propositions khodriennes 

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au nom de Dieu et de la foi, ou plutôt d’une certaine vision de Dieu et d’une certaine compréhension de la foi. Il est tué au nom de la lecture de l’Écriture fondatrice d’une religion, lecture qui appelle à imposer la “religion vraie” par la force. Il est tué au nom des faiblesses et des fautes, réelles ou projetées, de ses ancêtres qu’il doit assumer malgré lui. Peu importe qu’il soit fortuné ou misérable, qu’il soit diplômé ou illettré. Ces propositions théologiques et herméneutiques ont pour but de favoriser l’émergence d’un islam arabe réconcilié avec les chrétiens du Moyen-Orient, et donc de préserver « la riche mosaïque du Moyen-Orient »17. Car il faut reconnaître que «  le monde arabe offre aujourd’hui l’image d’un univers disloqué, désenchanté, perplexe, réactionnaire et vindicatif »18. Il y a donc urgence à ce que ses différentes composantes religieuses, ethniques et culturelles se retrouvent, c’està-dire qu’elles se réconcilient dans la vérité et la charité. La réconciliation reconnaît une entente antérieure qui a été blessée, et annonce à la fois un processus purificateur qui mène de la simple coexistence à celle du vivre-ensemble. Il s’agit donc d’aller d’une simple juxtaposition à un véritable mouvement de l’un vers l’autre, à une communion, à un « partage d’humanité »19.

Les propositions khodriennes Les propositions théologiques et herméneutiques de Khodr peuvent être réparties en quatre points essentiels :

Une lecture révisée du passé Monseigneur Khodr dénonce toute lecture idéologique qui se transforme en instrument de guerre ou en obstacle à toute rencontre authentique20. Il met en garde contre toute forme de lecture récupératrice ou déformatrice du passé, qui entend favoriser des intérêts propres, autoriser un mensonge ou justifier vengeance, oppression ou injustice. Il invite à examiner les accusations et à les vérifier en vue de les confirmer, de les corriger ou de les rejeter. Parmi les notions ancrées dans l’inconscient collectif qui pèsent sur le vivre-ensemble dans le monde arabe aujourd’hui, et qui doivent être, selon Khodr, 17 Hassan Ben Talal, « Une disparition du christianisme », 29 août 2016. 18 Mouchir Aoun, Le Christ arabe, 344. 19 Henri Teissier, Église en Islam, 156. 20 Cf. Georges Khodr, Sujets libanais, 190.

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 Introduction

approfondies, figurent les propriétés de l’arabité, l’identité des Naṣārā et le rôle des chrétiens arabes dans les croisades. 1. L’arabité : Face aux avis qui confondent arabité et islam, Khodr veut démontrer que l’arabité est un réceptacle qui intègre et qui synthétise harmonieusement différentes réalités ethniques, culturelles, linguistiques et religieuses. Elle est « une vocation d’inclusion »21, une terre commune où s’épousent les peuples, les ethnies et les communautés religieuses qui y ont planté leur tente. 2. Les Naṣārā : le Qur’ān parle, dans ses pages, des Naṣārā que les interprètes identifient généralement avec les chrétiens22. Or les chrétiens, qui ont reçu dès le début le nom arabe de Masīḥiyūn [de Masīḥ, Messie], ne reconnaissent pas leurs croyances dans les attributions dont le livre de l’islam charge les fidèles de cette communauté et parmi lesquelles figurent la divinisation de la Vierge Marie, l’altération de l’Évangile, l’associationnisme [širk], etc.23 Khodr invite les spécialistes à mieux approfondir les doctrines de ces Naṣārā afin de statuer si celles-ci peuvent être assimilées aux dogmes chrétiens définis par les conciles œcuméniques. 3. Les chrétiens arabes et les croisades  : Khodr est peiné lorsque les chrétiens arabes du Moyen-Orient sont accusés par leurs concitoyens musulmans d’avoir été dans le passé, et encore aujourd’hui, des complices, des alliés ou des collaborateurs des croisés d’antan et des « croisés actuels » par affinité religieuse24. Or les croisés, selon Khodr, n’ont pas été jugés par les chroniqueurs musulmans de l’époque dans leur aspect religieux. Ils n’ont pas été appelés Naṣārā, mais Franğ [Francs]. La confusion entre Occident et christianisme condamne les chrétiens du Mašriq [Orient] pour un péché qu’ils n’ont pas commis, d’autant plus que les chrétiens arabes ont souffert, parfois plus que les musulmans, du joug des croisés.

Des lectures nouvelles du Qur’ān Les auteurs des pires atrocités commises au nom de la religion ont fondé leur action sur les versets de leurs livres sacrés. Il n’est donc pas étonnant que, dans l’Évangile de Luc, Jésus ait répondu au légiste qui demandait que faire pour 21 Georges Khodr, L’arabité, 36. 22 Lors des événements douloureux qui ont été perpétrés par les membres de l’État islamique à Mossoul (Irak), les maisons des chrétiens ont été taguées par la lettre arabe Nūn par laquelle commence le mot Naṣārā. 23 Cf. Georges Khodr, Positions dominicales, 74. 24 Cf. Georges Khodr, « Les chrétiens sont-ils des croisés ? », 28 mai 2011.

Les propositions khodriennes 

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hériter la vie éternelle par ces mots formulés en question  : «  Dans la Loi, qu’y a-t-il d’écrit ? Comment lis-tu » (Lc 10, 26). Khodr invite les musulmans à dresser de nouvelles herméneutiques qui prennent en considération la méthode historico-critique et à s’adonner à des interprétations qui soient ouvertes aux réalités nouvelles du monde25. À la lumière de ces lectures modernes, il sera possible de s’affranchir des données infondées de la tradition, de discerner ce qui est divin et ce qui procède du discours démagogique, d’écarter ce qui entrave l’émergence d’un islam épanoui, et de favoriser un islam qui reconnaisse aux chrétiens une place dans la société. Car le Qur’ān comprend des versets qui invitent à l’acceptation des chrétiens et d’autres qui appellent à leur rejet. C’est pourquoi une lecture est capitale pour effectuer un choix. Khodr va jusqu’à appeler ses interlocuteurs musulmans à remettre en question la notion traditionnelle de la révélation comme tanzīl [descente] en repensant à une possible participation de Muḥammad, c’est-à-dire à acquiescer à la notion de l’inspiration26.

‘Īsā [Jésus] et Maryam [Marie] Khodr qui ne voit pas en Maryam [Marie] un modèle féminin, mais celui de la maryamiyyat [mariamité], c’est-à-dire de l’obéissance et de la disponibilité entière à Dieu, est admiratif de la révérence des musulmans à l’égard de la mère de Jésus. Il est convaincu que la Vierge Marie, si aimée dans l’islam, est « un élément de sympathie » entre chrétiens et musulmans et qu’elle est l’unique personne à créer une unanimité entre eux27. Selon Khodr le Qur’ān reconnaît à ‘Īsā [Jésus] le statut de parole de Dieu tel qu’il est confessé par le christianisme (Āl-‘Imrān 45), qualification que les savants exégètes de l’islam, contre toute évidence linguistique du texte, ont tenté de contester. Cette reconnaissance est confirmée par le fait que Jésus est le seul être sujet des verbes « créer » et « souffler » (Āl-‘Imrān 49), attribués exclusivement à Dieu. Les titres de « serviteur » et de « messager », donnés au Christ coranique, ne diffèrent pas de ceux qui sont conférés au serviteur de Yahvé dans le livre d’Isaïe28. Aussi l’islam est-il une religion très proche du christianisme, voire plus 25 Cf. Georges Khodr, Les chrétiens arabes, 14. 26 Cf. Georges Khodr, « La créativité », 150. 27 Georges Khodr, «  Réflexions religieuses des chrétiens d’Orient face au problème palestinien », 136. 28 Cf. Georges Khodr « La prédication chrétienne à l’homme arabe contemporain », 174.

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 Introduction

proche que le judaïsme postbiblique qui, au long des siècles, a développé une hostilité à l’égard du Christ29. Khodr pense que les figures de Jésus et de Marie peuvent susciter une proximité affective et spirituelle entre les chrétiens et les musulmans.

La crucifixion de Jésus Khodr dépeint la mort du Christ sur la croix comme le plus beau poème d’amour écrit dans l’histoire de l’humanité, et désigne la crucifixion par l’expression d’islām [soumission] du Fils au Père30. Le texte coranique nie, non pas la réalité de la crucifixion, mais la possibilité de vaincre le Christ et d’étouffer son message. C’est pourquoi le Qur’ān affirme que ses ennemis ont été possédés par l’illusion de l’avoir crucifié, c’est-à-dire par l’illusion d’avoir triomphé. Or Khodr reconnaît que les savants musulmans nient la crucifixion parce qu’ils s’opposent à la notion salvifique du christianisme. Par la négation de la croix, l’islam officiel se contredit lui-même et va à l’encontre de son attitude spirituelle fondatrice31. Un Christ qui descend de la croix «  contredit son propre abandon, son “islam” à la volonté du Père dans une consécration et une obéissance sans condition  »32. C’est pourquoi l’islam peut et devrait redonner une place à la croix du Christ qui, par le don entier de sa vie, accomplit l’appel coranique à l’islām [obéissance] absolu et inconditionnel à Dieu. Par conséquent, chrétiens et musulmans pourraient se retrouver au pied de la croix du Christ.

Originalité et démarche L’originalité du présent travail est de suivre deux lignes parallèles qui s’entrelacent très souvent. Dans un premier temps, chaque chapitre débutera par un approfondissement synthétique de la pensée khodrienne sur la proposition théologique ou herméneutique traitée. Par la suite, il y aura l’analyse et la vérification de la proposition en question, en vue de la confirmer, de la rejeter ou de la nuancer. 29 Cf. Georges Khodr, Ce monde ne suffit pas, 138. 30 Cf. Georges Khodr, Lieux de prosternation I, 31. 31 Cf. Assaad Kattan, « Les lignes directrices de la pensée théologique antiochienne contemporaine », 387. 32 Georges Khodr, « La communication du message en terre d’Islam », 384.

Originalité et démarche 

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D’une part, ces pages sont une opportunité de mieux connaître la pensée d’un théologien chrétien arabe de grande renommée au Moyen-Orient, qui, à l’inverse de tant de penseurs chrétiens du Moyen-Orient tributaires d’une théologie occidentale qu’ils se contentent d’importer ou de traduire, a fait le pari d’écrire une théologie contextuelle arabe. D’autre part, notre démarche ne se veut pas l’expression d’une adhésion ni d’un appui aveugle aux positions khodriennes. Il s’agit de vérifier ces dernières, et de juger de leur pertinence. Est-il possible et réaliste, par exemple, que les musulmans appliquent l’interprétation historico-critique et qu’ils repensent la notion musulmane du tanzīl pour adopter celle de l’inspiration tout en restant fidèles à l’islam ? Ces pages ne se confinent pas aux œuvres de Khodr et ne constitue pas un simple développement de sa pensée, mais elles s’appuient sur les réflexions et intuitions khodriennes comme sur un tremplin pour aborder l’islam sous un angle théologique et herméneutique. Par conséquent, elles doivent mener à de nouvelles propositions et ouvertures théologiques et herméneutiques qui remonteront à la surface au fur et à mesure de la progression de notre réflexion. La nature de ce travail est d’abord théologique, même s’il y a une ouverture pluridisciplinaire. De plus, si l’islam est le principal objet d’étude de ces pages, il ne s’agit pas d’un travail d’islamologie ni d’une étude sur le dialogue interreligieux, mais d’une approche théologique chrétienne du fait musulman. En effet, tel que le recommande Rémi Brague, il y a aujourd’hui une urgence à ce que le chrétien qui aborde l’islam soit « à la fois islamologue et théologien »33. Le chapitre introductif entend exposer la vie et les différents traits de la pensée de Khodr, et étudier la place qu’occupe l’autre, fût-il une personne ou une religion, dans sa réflexion théologique. Le deuxième chapitre explique d’abord l’importance, selon Khodr, d’aller à la découverte du passé pour la possibilité de fonder un vivre-ensemble entre les composantes plurielles d’une société. Cette importance sera illustrée par l’exemple parlant de l’Afrique du Sud après l’abolition du régime de l’apartheid. Trois notions, les propriétés de l’arabité, l’identité des Naṣārā et les caractéristiques des croisades, sont ensuite examinées. Le troisième chapitre présentera d’abord l’interprétation que fait Khodr des Écritures. Dans un deuxième temps, cinq problématiques controversées qui tournent autour du Qur’ān seront dégagées et montreront que l’interprétation traditionnelle et les versions officielles à propos du texte coranique sont fortement discutables. Dans un dernier temps, les systèmes herméneutiques de six penseurs musulmans sunnites contemporains appartenant à différentes aires culturelles seront développés.

33 Rémi Brague, in François Jourdan, Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans, 9.

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 Introduction

Le dernier chapitre aborde la place que tiennent le Christ, Marie et la croix dans la vision de Khodr. Par la suite, les figures de Jésus et de Marie dans le Qur’ān et dans la tradition musulmane sont examinées afin de juger si elles peuvent être facteurs d’unité ou de séparation, voire de vérifier s’il s’agit des mêmes personnes qui sont présentées dans les pages évangéliques. Enfin sont analysés les véritables motifs de la négation de la mort de Jésus sur la croix par les musulmans. La conclusion est constituée de deux grandes parties. Il y a d’abord l’évaluation des propositions de Khodr. Ensuite, quelques nouvelles propositions théologiques et herméneutiques, qui auront émergé tout au long des pages de cette recherche, seront exposées afin de suggérer un chemin possible pour une société arabe qui voudrait être à la hauteur des défis du monde d’aujourd’hui et de demain.

I Georges Khodr, vie et pensée théologique 1 Vie de Georges Khodr Georges Khodr, qui a été sur le devant de la scène du christianisme arabe depuis le début des années cinquante, est reconnu par beaucoup comme « l’un des plus éminents penseurs contemporains et chefs d’Église du Proche-Orient »1. Chrétiens et musulmans ont dit et écrit des paroles émouvantes sur cet homme. Au cours d’un hommage organisé en l’honneur de “l’évêque de l’arabité”, un intervenant le décrit comme « un penseur, un homme de lettres, un savant, un blessé de l’infidélité des intellectuels à l’Esprit, un connaisseur de la sagesse des gens simples, un évêque, un docteur et un théologien  ». Quant à l’uléma ši‘īte Sayyed Hānī Faḥṣ (m. 2014), il écrit dans les mélanges offerts que ce dernier est une « icône vivante ». Toutefois Khodr préfère se présenter par ces simples paroles  : «  Je suis un garçon pauvre de Ḥārit An-Naṣārā », expression aux significations complexes et contradictoires. Elle pourrait être traduite par le ghetto des Naṣārā, car s’il ne se trouve que des chrétiens dans ce quartier, c’est parce que les musulmans les y ont isolés au commencement pour éviter de se mélanger avec eux. Les chrétiens étaient tenus de « se réunir en un seul quartier autour de leur église pour être sous la protection du gouvernement musulman  »2. D’ailleurs, signe révélateur, le terme employé dans cette expression pour nommer les chrétiens, Naṣārā, est coranique. Dans la même lignée négative, le ghetto indique aussi le choix qu’ont fait quelquefois les chrétiens de se replier sur eux-mêmes. Or Khodr ne cesse d’exhorter ces derniers à ne pas se cloisonner dans une forteresse, mais à se libérer de la peur, car le Christ veut abattre les murs de séparation qui empêchent les hommes de vivre ensemble. Mais ce ghetto peut aussi être rendu par l’expression Quartier des chrétiens où ces derniers ont vécu ensemble, autour de l’église, unis dans les célébrations liturgiques. Ils y ont mené une vie identique à celle des premières communautés apostoliques. Khodr ressent donc à l’égard de Ḥārit An-Naṣārā à la fois un rejet et une fascination. La notion de Ḥārit An-Naṣārā est toujours liée dans le vocabulaire de Monseigneur Khodr à la pauvreté, car y vivent « des gens simples qui n’ont appris qu’une seule chose dans leur vie : que leur joie entière est d’être des voisins de l’église et de travailler pour gagner leur pain »3. C’est donc la pauvreté christique. Pourtant,

1 Assaad Kattan, « Some aspects of Georges Khodr », 139. 2 Georges Khodr, « Ḥārit An-Naṣārā », 10 mars 2012. 3 Georges Khodr, « Quatre-vingts », 6 juillet 2003. https://doi.org/10.1515/9783110769999-002

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 I Georges Khodr, vie et pensée théologique

Khodr n’a jamais résidé dans Ḥārit An-Naṣārā, car il s’agit pour lui d’une catégorie symbolique. Khodr est né le 6 juillet 1923 à Tripoli, une oasis de la rencontre entre musulmans et chrétiens, « une ville persistante dans la compréhension, constante dans l’espérance, délicate dans la justice »4. Le paradis de son enfance « n’était pas fait de fleurs. Il était en un visage »5. Ce visage est d’abord celui de Mitrī, son père, un homme honnête, simple et sincère. Il est également celui d’Émilie Taysūn, sa mère, femme à la voix belle, mais qui n’a jamais accepté de psalmodier autre chose que des cantiques. Il aimait Bāb L-Ramil, le quartier de son enfance, bordé de mosquées et d’échoppes, et où se mélangeaient les chants byzantins et la prière du muezzin. Inscrit à l’école francophone des frères des écoles chrétiennes (les Lassaliens) à Tripoli, il y fit sa première rencontre avec la culture occidentale et il en fut très marqué. Les frères français, « nationalistes mais non colonialistes », n’étaient pas ouverts à l’œcuménisme et enseignaient un christianisme intimement lié à la morale et à la discipline. Mais c’est aussi au sein de l’école de la même congrégation à Beyrouth que Khodr s’engage dans la société de Saint Vincent de Paul. Depuis cette époque, il est resté sensible à la cause des pauvres. Après le lycée, Khodr s’oriente vers l’Université Saint-Joseph des pères jésuites afin d’effectuer des études de droit. Avec quelques camarades il fonde en 1942 le Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe (MJO), un mouvement d’approfondissement de la foi exprimée par un nouveau langage. À l’automne 1947, le jeune étudiant en droit part à l’Institut Saint-Serge à Paris pour approfondir sa connaissance de la foi en vue de fonder par la suite un centre théologique au Liban. Khodr y eut d’excellents professeurs parmi lesquels Cyprien Kern (m. 1960), Alexandre Schmemann (m. 1983) et Alexis Kniazeff (m. 1991). Dans cet Institut à la vie pauvre, fondé par les émigrés russes qui allient piété et vie académique, le futur théologien fut initié à la fois au patrimoine patristique oriental et à la méthode historico-critique, nouveauté à cette époque pour la théologie orthodoxe. Pour la première fois, Khodr contacte directement l’Occident. Entre l’évêque et ce dernier, il s’agit d’une dialectique de proximité et de distance, une histoire d’attraction et de répulsion. Dans la civilisation de l’Occident, il apprécie particulièrement trois triomphes : le triomphe culturel, le triomphe artistique et littéraire, et le triomphe moral et éthique. Il y admire aussi le respect de la personne humaine. Mais Khodr est aussi conquis par la nature de l’Orient et de l’hospitalité de son

4 Georges Khodr, L’espérance en temps de guerre, 135. 5 Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 41.

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peuple. Il ne pourra donc plus se passer ni de l’Occident ni de l’Orient, chacun ayant ses défaillances, l’individualisme de l’Occident, par exemple, n’étant pas pire que le tribalisme de l’Orient. Il exprime toutefois son regret que les Orientaux n’aient pas mieux profité des valeurs occidentales, d’en avoir appris une langue et non une pensée, d’en avoir reçu des machines et non une inventivité, et d’y avoir puisé des formes de démocratie non une éthique. Ayant obtenu la licence avec un mémoire intitulé  La conception du peuple de Dieu dans l’Ancien Testament, Khodr retourne en 1952 au Liban. Le patriarche Alexandre III Taḥḥān (m. 1958) l’appelle au ministère sacerdotal. C’est ainsi que le 19 décembre 1954 Khodr reçoit l’ordination par obéissance à la hiérarchie ecclésiale. Khodr servira pendant quinze ans (1955–1970) les fidèles de Minā’ à Tripoli avec dévouement et amour. Il acquit la ferme conviction que le prêtre « est appelé à devenir lui-même une prosphore, une offrande agréable à Dieu »6. Le 15 février 1970, le jeune curé de Tripoli est consacré métropolite du diocèse de Ğbayl, Batrūn et du Mont-Liban. Il s’engage à vivre son ministère épiscopal en simplicité, à ne vouloir que ce qui est nécessaire et à ne rien posséder, à délaisser titres, anneaux, mitres, crosses et croix pectorales, à partager les responsabilités avec les laïcs, à ne pas privilégier les riches, à être disponible aux autres et à œuvrer pour la justice sociale. La période qui s’étend de son retour de Paris jusqu’à présent fut féconde et riche en écrits, enseignements et responsabilités ecclésiales qui lui octroyèrent une renommée internationale : éditorialiste dans le quotidien An-Nahār, directeur de la revue An-Nūr (1948–1970), président de la commission théologique au Conseil des Églises du Moyen-Orient (1976–1982) et de la commission « Foi et Unité » (1992–1996) au sein du même Conseil. Il fut mis à l’honneur par l’octroi de doctorats honoris causa : le premier lui fut décerné en 1968 par l’Institut Orthodoxe Saint Vladimir à New York ; le second en 1988 par la Faculté protestante de théologie à Paris ; et le troisième en 2007 par l’Institut Saint-Serge à Paris. Le 31 janvier 2016, le président de la République Libanaise décerne à Monseigneur Khodr le grand cordon et la médaille de l’ordre du Cèdre, la plus haute distinction honorifique libanaise. Dans son discours, le président déclare : « En présence d’une si haute figure du Levant et du monde, d’une mémoire si pleine de la tradition, d’un précieux et si généreux trésor non pour la seule communauté orthodoxe mais pour le Liban et le monde, c’est à s’interroger qui de l’évêque, du grand théologien, du penseur et philosophe, du réformateur social ou de l’éclaireur en ces temps de ténèbres et de renfermement, mérite d’être honoré et

6 Ibid., 182.

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 I Georges Khodr, vie et pensée théologique

reconnu. [.  .  .] Voilà plus d’un demi-siècle que ses sermons, ses articles et ses écrits portant sur la religion, la philosophie ou la société forment verticalement une échelle reliant l’homme à son créateur, et horizontalement le lien entre l’homme et l’homme. On dirait un apôtre ayant reçu mission de faire connaître les humains à Dieu et à eux-mêmes ». Le 3 mars 2018, Mgr Khodr rénonce à sa charge de métropolite. Ayant traversé le seuil de ses quatre-vingt-quinze ans, Khodr ne nie pas les difficultés de la vieillesse, temps du pardon, de la largeur d’esprit, de la diminution de tant de passions, de la reconsidération des choses éphémères. Il continue pourtant à apprécier la vie telle qu’il peut la vivre. Elle est même devenue plus ardente, car « la vie est désir de Dieu qui s’intensifie de plus en plus à l’approche de la fin »7. Ne sachant pas s’il est déjà prêt, c’est-à-dire s’il est suffisamment pur pour rencontrer le Christ, le vieux théologien a toutefois la certitude qu’en fermant les yeux un beau visage attend l’homme, et qu’il se présentera nu et déchaussé devant Dieu qui l’habillera d’une robe de lumière, car l’homme restera pauvre jusqu’à l’éternité8.

2 Les multiples sources de la pensée de Georges Khodr Un théologien orthodoxe d’Antioche À ceux qui confinent l’orthodoxie à l’Europe orientale et à la Russie, Khodr rappelle que Byzance est «  la fille spirituelle  » d’Antioche. C’est à Antioche même que les disciples du Christ ont porté pour la première fois le nom de chrétiens (Ac 11,26). À ceux qui pensent qu’il n’y a que l’islam dans les pays arabes, Khodr rappelle que les chrétiens sont dans cette région depuis l’ère apostolique, plusieurs siècles avant l’apparition de la religion musulmane. Antioche n’est pas d’abord un espace géographique ou une langue, mais une spiritualité qui se caractérise par l’esprit de pauvreté et par une longue histoire « tissée de sang et de contemplation »9. Dans l’Église d’Antioche sont délaissés « l’expansion hellénique, les traces sémitiques et le génie romain »10.

7 Georges Khodr, « La vieillesse », 7 juin 2008. 8 Cf. Georges Khodr, « Quatre-vingts », 6 juillet 2003. 9 Georges Khodr, « Le christianisme antiochien », 121. 10 Georges Khodr, « L’unicité d’Antioche aujourd’hui », 53.

2 Les multiples sources de la pensée de Georges Khodr 

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Pour définir son Église, Khodr a forgé une expression : « nous sommes d’empire  »11. Par cette expression, il veut montrer que les Orthodoxes d’Antioche ont été chez eux dans cette région aussi bien au temps de l’Empire romain que pendant le pouvoir musulman, parce qu’ils sont les chrétiens de cette terre et parce qu’ils n’amalgament pas appartenance religieuse et fidélité nationale.

Un théologien pasteur La théologie de Khodr a une visée pastorale et catéchétique, ce qui n’amoindrit ni sa profondeur ni son sérieux. En tant qu’évêque, Khodr traite de sujets qui touchent au quotidien des gens. Il écrit sur la théologie, la philosophie, l’histoire, la morale, l’art, la politique, la poésie, etc. Il traite des vertus : la patience, la douceur, l’humilité, la persévérance, le pardon, etc. Il exhorte ses lecteurs à abandonner les vices, à éviter colère, vengeance, vulgarité, haine, perversion. Son objectif principal est de motiver ses lecteurs à une vie meilleure et à les éveiller à la vérité qui est en eux. Il exhorte les fidèles à une praxis cohérente avec leurs convictions et à approfondir leur foi et les enseignements de l’Église. Il surprend parfois par son audace et par sa largeur d’esprit. Il critique par exemple les orthodoxes qui continuent, dans leurs prières liturgiques, à mentionner l’empereur byzantin inexistant. Il incite les Orientaux aux mœurs traditionnelles à entourer de tendresse et de bonté une fille célibataire qui attendrait un enfant. En d’autres termes, la parole de Khodr « met à nu, éveille et interpelle »12. Pour être mieux compris de ses lecteurs et garantir l’effet de ses enseignements, Khodr écrit souvent des pensées sous forme de proverbes et sagesses. Voici quelques exemples : « Il n’y a pas une hiérarchie de malheurs » ; « Dieu t’accorde ce que tu donnes, non ce que tu gardes » ; « La terre appartient à ceux qui souffrent » ; « Ce que tu possèdes t’emprisonne, ce que tu donnes te libère » ; « Le christianisme refuse la jouissance et s’attache à la joie ».

Un théologien de l’Esprit Selon Khodr, la civilisation occidentale est « rationaliste jusqu’à l’aridité, structurée jusqu’au bâillonnement de la poésie, pyramidale jusqu’à l’éviction de l’enfance »13.

11 Georges Khodr, « Les grecs-orthodoxes », 13 mars 2010. 12 Maxime Egger, in Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 16. 13 Georges Khodr, L’espérance en temps de guerre, 210.

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 I Georges Khodr, vie et pensée théologique

Le rationaliste a deux défauts majeurs : il se croit supérieur au commun des mortels et se ferme sur lui-même. Or la raison n’est pas tout et n’est pas suffisante. Elle ne peut, par exemple, permettre à l’homme de savourer la neuvième symphonie de Beethoven, ni admirer un tableau de Rembrandt. Il y a deux questions auxquelles la raison et la science ne peuvent répondre : le mystère de l’amour et le mystère de la mort. Khodr n’épargne pas non plus l’Orient, où règnent souvent tribalisme, désordre, superstition, abandon au destin, etc. Seule la vie spirituelle peut empêcher l’homme de tomber dans les filets de tout extrême. Cette méfiance khodrienne à l’égard d’une théologie académique et rationnelle trouve sa source dans le Christ, qui vient de Capharnaüm ou d’un humble village situé sur les rivages de la mer de Galilée, et non du monde de la culture théologique. Khodr la tient aussi de tous les grands théologiens de l’Orthodoxie qui ont été des saints au cœur pur, et qui ont montré que « la théologie surgit de la prière et la nourrit »14. Khodr met en exergue sa foi dans ses articles et interventions, et en parle avec la passion du nageur parlant de la mer. Il n’a pas posé de catégories théologiques dans le sens académique du terme, mais il « a répandu sa théologie en une homélie continue »15.

Un théologien journaliste Le style que Khodr affectionne le plus est celui des articles. Son œuvre majeure, Et si je disais les chemins de l’enfance, n’est en réalité qu’un ensemble d’articles réunis pour former un livre. Sa théologie est donc, non seulement contextuelle, mais circonstancielle plongeant ses racines dans un contexte socio-politique ponctuel. Il est donc difficile de comprendre le traitement d’un thème sans être au courant de la situation politique, économique, historique, financière et culturelle du Liban et du monde arabe. Par le style journalistique, Khodr peut communiquer continuellement avec ses lecteurs et traiter de sujets multiples. Ses éditoriaux hebdomadaires sont « une contemplation religieuse d’allure mystique, en résonance avec les problèmes politiques et sociaux contemporains »16. L’évêque analyse donc la société orientale, commente les faits divers, soulève des problématiques et engage des débats avec ses interlocuteurs. Par exemple, il émet son avis sur les campagnes électorales

14 Georges Khodr, in Paul Evdokimov, L’Esprit Saint dans la tradition orthodoxe, 8. 15 Pascale Lahoud (dir.), Georges Khodr, évêque de l’arabité, 15. 16 Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 30.

2 Les multiples sources de la pensée de Georges Khodr 

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et les nouvelles lois votées au Parlement, détaille ses voyages aux États-Unis, en Europe ou en Afrique, et partage avec les lecteurs ses impressions sur un livre lu. Il interpelle une figure publique, comme lorsqu’il a blâmé le mufti de la République Libanaise Ḥasan H̱ālid (m. 1989) pour son prêche du vendredi à la mosquée. Il écrit des lettres ouvertes à des amis ou à des personnalités politiques et religieuses. Il partage avec les lecteurs les leçons tirées de ses propres erreurs. Toutefois une théologie journalistique a aussi ses limites. Il y a d’abord l’impossibilité de développer et d’approfondir en quelques lignes les intuitions théologiques. Le lecteur reste donc sur sa faim. De plus, faute de temps ou d’inspiration, Khodr prend le risque de se répéter très souvent. Aussi chaque année évoque-t-il par exemple la figure de sainte Marie l’Égyptienne en reprenant le même article, toutefois en le fardant de quelques ajouts ou retraits. Cependant, deux articles espacés dans le temps et traitant du même sujet reflètent aussi l’image d’un homme dont la pensée et la dimension humaine ont mûri. C’est pourquoi au sein de cette évolution, il y a continuité et fidélité à soi-même. Khodr n’a donc pas un système théologique défini, précis et structuré. Il serait plus juste de parler de pensée théologique que d’une théologie khodrienne. Khodr lui-même reconnaît n’appartenir à aucune école philosophique ni à aucun courant théologique, mais être uniquement un disciple de la Bible.

Un théologien chrétien en dialogue avec les musulmans arabes Khodr a rencontré et côtoyé l’islam dès son enfance à Tripoli et a tissé des liens d’amitié avec les musulmans. Sur sa table de chevet, il disposait d’un Qur’ān qu’il lisait pour y voir « les traces du Christ », parce qu’un chrétien arabe ne peut qu’être ému par ce livre. De plus, dans ses années parisiennes, en découvrant la pauvreté et l’exclusion des immigrés musulmans, il eut la ferme conviction que la souffrance rapprochait les chrétiens et les musulmans du monde arabe. C’est pour ces raisons qu’ils sont liés entre eux à jamais et qu’ils partagent la même destinée : ils vivent ensemble, ils meurent ensemble17. Les chrétiens du monde arabe ont vécu avec les musulmans pendant des siècles, au point que l’islam a fini par devenir « la matrice culturelle et sociopolitique où baignent les Orthodoxes d’Antioche depuis le 7e siècle »18.

17 Cf. Georges Khodr, « Le Fiţr me poursuit », 23 janvier 1999. 18 Assaad Kattan, «  Les lignes directrices de la pensée théologique antiochienne contemporaine », 379.

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 I Georges Khodr, vie et pensée théologique

Professeur de civilisation arabe pendant de nombreuses années à l’Université Libanaise, Khodr raconte l’étonnement de ses étudiants musulmans en voyant un prêtre citer par cœur des versets du Qur’ān, enseigner une autre religion que la sienne et parler avec amour des Arabes et de l’islam. Dans sa relation à l’islam, Khodr ne se laisse toutefois aucunement porter vers un relativisme ou un syncrétisme quelconque, mais il se donne le devoir d’apporter la foi aux autres. Pour faire leur témoignange, les chrétiens arabes doivent d’abord rejeter tout esprit polémique et tout discours apologétique. Ensuite, ils doivent demeurer attachés à leur terre, s’enraciner dans cette dernière, s’y sentir chez eux et parler une langue arabe intelligible et comprise par les auditeurs. Les chrétiens arabes sont donc appelés à « recréer un christianisme non grec et non latin »19. Khodr a rejeté l’idée que la langue arabe fût imperméable au christianisme. Le commandement de porter la Bonne Nouvelle à toutes les nations, que le Christ a enjoint aux disciples, est un appel à aller vers les arabes avec une langue et une sensibilité arabes. Il est d’ailleurs reconnu que Khodr est le théologien chrétien qui a su le plus « plier la langue arabe aux exigences de l’expressivité théologique chrétienne »20. Ce théologien n’hésite pas à s’inspirer des éléments linguistiques et stylistiques du Qur’ān pour rendre le message chrétien plus accessible et plus intelligible aux musulmans. Selon le professeur Assaad Kattan, le recours à la langue coranique se fait dans les écrits de Khodr de quatre manières : – La citation littérale mise entre guillemets. Par exemple dans les versets 22 et 23 de la sourate d’Al-Qiyāmat il est dit : « Il y aura des visages éclatants vers leur Seigneur regardant ». Or Khodr écrit : « Il y aura des visages éclatants vers leur Seigneur regardant, et des corps debout pendant trois heures dans la prière ». – La courte citation inspirée du Qur’ān sans qu’elle ne soit placée entre guillemets, quand l’évêque évoque par exemple les « doués de clairvoyance ». – Le déploiement de termes coraniques qui n’existent pas dans la langue courante ou qui possèdent une autre morphologie dans la Bible. Ainsi, pour évoquer les prophètes, Khodr utilise le terme coranique nabiyyīn au lieu de anbiyā’. – Le recours au style et à la structure coraniques dans des phrases qui se terminent par un pluriel masculin régulier, ou qui commencent par la conjonction Inna. Khodr met en œuvre parfois ce qu’on appelle la dérivation comme lorsqu’il dit : « abomination abominable ».

19 Georges Khodr, L’arabité, 39. 20 Mouchir Aoun, Le Christ arabe, 227.

2 Les multiples sources de la pensée de Georges Khodr 

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S’adressant à la fois aux musulmans et aux chrétiens, Khodr cite conjointement des versets de la Bible et des versets du Qur’ān. Ainsi, pour condamner les enlèvements, il cite des passages de la première épître aux Corinthiens (5, 11 ; 6, 10) et des passages des sourates Al-Anfāl 26 et Al-Qaṣaṣ 57. Dans ses phrases, se mélangent le style coranique et le style évangélique, parce que la plume khodrienne est « imprégnée de christianisme et pétrie de Qur’ān »21. Il emploie des termes à résonnance coranique, comme celui de zināt [décoration] pour signifier la vanité de la vie, nomme le dimanche par «  l’Aḍḥā hebdomadaire des chrétiens », et appelle le Christ par le titre d’An-Nāṣirī [le Nazaréen], terme familier à l’oreille arabe. Toutefois, plus importants que les mots, sont le langage du cœur et la proximité entre les hommes. Mais l’amour suppose la franchise. Aussi Khodr n’épargne-t-il pas certaines critiques à l’islam, dont voici les deux principales. Khodr rejette catégoriquement la notion d’ad-dimmat [la dhimmitude], car « la protection suppose la pitié »22, qui, à son tour, suppose l’humiliation. Ensuite, Khodr regrette que les musulmans ne fassent pas assez d’efforts pour connaître le christianisme depuis ses sources.

Un théologien poète et mystique Sémite, Khodr sait que l’arabe est une langue qui séduit l’entendement, qui enchante l’oreille et qui dévoile le cœur. Sa‘īd ‘Akl (m. 2014), le plus grand des poètes contemporains libanais, reconnaît en l’évêque le seigneur de l’éloquence. Les mots sont comme des notes au sein d’une mélodie qui élève le lecteur ou l’auditeur. Celui qui ne maîtrise pas la langue ne peut que déformer et enlaidir la foi car « la droiture de la doctrine exige la droiture de la langue »23. Poète, Khodr se distingue aussi par la création de néologismes. En voici trois exemples : – Mahğūriyyat [exilitude] décrit l’état de la personne qui, succombant à une grave maladie, éprouve un divorce entre son soi et son corps. C’est aussi l’état de la personne qui n’est pas réconciliée avec elle-même. – Maḥbūbiyyat [amorité] décrit l’état de la personne qui peut aimer avec gratuité son prochain, par l’amour gratuitement reçu de Dieu.

21 Pascale Lahoud (dir.), Georges Khodr, évêque de l’arabité, 200. 22 Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 84. 23 Georges Khodr, « Comment j’ai connu pâque », 28 décembre 2013.

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 I Georges Khodr, vie et pensée théologique

Ṭāwūsiyyat [paonité] décrit l’état de la personne superficielle, imbue d’ellemême et n’hésitant pas à déployer ses possessions, de même que le paon déploie ses plumes, pour impressionner les autres.

Khodr fut décrit comme un poète qui recourt aux métaphores pour reconstruire le monde, un écrivain au verbe lyrique et imagé. Il voit le secret de ses mots en ce qu’il est « un apôtre, non un créateur »24. Aussi les mots sont-ils inspirés par Dieu. Sans l’écoute du souffle divin, un écrivain risque de « prostituer la parole »25. C’est pourquoi à chaque fois qu’il a abordé le pourquoi de son écriture, Khodr a parlé de conception d’embryon et d’enfantement. Parce qu’il est poète, Monseigneur Khodr est aussi mystique, un être liturgique, comme se doit de l’être tout théologien dans l’orthodoxie. S’il aime les mots, il est en même temps conscient que ces derniers restent des tentatives, même quand ils sont inspirés, parce que Dieu est indicible26. Après avoir contemplé le Christ transfiguré, les trois apôtres ont fait silence parce qu’il ne subsiste à l’homme aucune parole après l’apparition de la lumière divine. Les mots sont toujours des traîtres, parfois des idoles, surtout chez l’homme arabe qui aime à se bercer de gracieuses paroles et qui est tenté par « la fascination de la rhétorique, de l’éloquence, des belles images, de la musique du verbe, du balancement des phrases »27. Les mots qui parlent de Dieu suggèrent ce dernier mais ne l’épuisent pas. Ils ne sont féconds que s’ils mènent à un silence qui ouvre la porte vers une relation nuptiale avec le Christ. Khodr a toujours porté une grande affection pour trois mystiques  : Marie l’Égyptienne (m. 421), Rābi‘at L-‘Adawiyyat (m. 801) et Manṣūr L-Ḥallāğ (m. 922). Il aime le silence. Mais peut-on dire ou écrire le silence ? Aussi Khodr préfère-t-il se taire pour être en compagnie du Christ, et pour habiter en lui : « À quoi sert-il de parler de toi [Jésus] si je ne suis pas en toi ? »28, confesse-t-il.

Un théologien passionné du crucifié Le Christ est l’unique constante de la vie de Khodr. L’évêque regrette que les intellectuels et penseurs arabes chrétiens aient rarement parlé du Christ dans leurs écrits, les musulmans l’évoquant bien plus qu’eux. Aussi le Christ de la littérature 24 Georges Khodr, « Dieu écrit », 2 août 2014. 25 Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 73. 26 Cf. Assaad Kattan, Voilier dans des yeux circulaires, 43. 27 Georges Khodr, L’appel de l’Esprit, 205. 28 Georges Khodr, L’espérance en temps de guerre, 84.

2 Les multiples sources de la pensée de Georges Khodr 

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arabe est-il un Christ prophète, un Christ ami de Dieu et des hommes, un Christ compatissant avec les pauvres et les rejetés de la terre, mais rarement évoqué comme le Fils de Dieu incarné pour le salut des hommes. Le Christ khodrien n’est pas uniquement le Christ solidaire de la misère des hommes et de la douleur des souffrants, mais « le Christ de qui tout procède, par qui tout s’explique, et en qui tout trouve consolation »29. Khodr contemple surtout le Christ étendu sur le bois, parole au-delà de toute parole, beauté surpassant toute beauté, parce qu’aucune beauté ne surpasse celle du « visage ensanglanté du Christ »30, parce qu’« aucun poète ne peut composer un poème d’amour comme celui que le Christ a dit avec ses douleurs et son sang »31. Voilà pourquoi Khodr exprime une prédilection pour Isaïe et les chants du serviteur de Yahvé, pour Jean qui chante le trône de la croix, et pour Paul qui n’a rien voulu savoir à part Jésus-Christ crucifié.

Un théologien engagé La théologie n’est pas métier, mais source d’action. Il y a un va-et-vient entre la solitude avec Dieu – qui n’est pas un isolement mais une retraite – et la relation avec les hommes. Une théologie qui ne prend pas parti est froide, désincarnée et déformatrice de la foi. Les prophètes bibliques n’ont pas opté pour la neutralité ni pour la passivité. Croire, c’est agir : l’orthodoxie suppose l’orthopraxie. Khodr a plaidé la cause de l’homme arabe opprimé et a promis de frapper à toutes les portes même si ses mains venaient à se briser. S’engager c’est parfois prendre position contre les siens et les proches parce qu’il s’agit d’être avec les humiliés et de se situer « par rapport à une blessure »32. Toutefois, ce sont d’abord et surtout les pauvres qui ont une place privilégiée dans la vie et le cœur de Khodr. L’évêque théologien puise cette affection pour les pauvres dans le Christ qui, dans sa vie, s’est fait pauvre. La pauvreté n’est pas seulement d’ordre économique, puisqu’il y a des riches qui sont pauvres d’un regard, d’une reconnaissance ou d’une présence. Jésus n’a pas appelé à la pauvreté mais à avoir le cœur libre de tout asservissement. L’opposition se situe donc, non pas entre riches et pauvres, mais « entre

29 Assaad Kattan, Voilier dans des yeux circulaires, 69. 30 Georges Khodr, Ce monde ne suffit pas, 9. 31 Georges Khodr, Monologues, 19. 32 Georges Khodr, L’arabité, 44.

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 I Georges Khodr, vie et pensée théologique

les riches et les esclaves. Car on peut être libre de ce qu’on possède, et on peut être asservi par ce qu’on ne possède pas »33. Les chrétiens ne sauraient agir sans se référer à l’Évangile. Ainsi Khodr critique par exemple le prêtre et théologien colombien Camilo Torres (m. 1966) qui, pour défendre la cause des pauvres et des révolutionnaires, a pris les armes. Pour l’évêque libanais, la forme la plus sublime, la plus convaincante de la lutte contre l’injustice, c’est d’aimer.

Un théologien de la Tradition et de l’ouverture Khodr entretient avec les Pères de l’Église une relation particulière et ressent leur présence avec lui. C’est aux Pères également qu’il se réfère pour appuyer ses positions sociales en faveur des pauvres. Il se considère comme leur fils et héritier. Mais en tant qu’héritier, il est en droit de prendre ce qui est vrai, et de rejeter ce qui n’est pas fondé ni acceptable. Il fait donc preuve de discernement, pour éviter de s’agripper aux petites traditions et aux erreurs qu’ont pu commettre ces mêmes Pères. Ainsi Khodr puise dans la Tradition et chez les Pères, non point des informations, mais une manière d’être, de faire et de dire. Il veut s’inspirer, non répéter ; renouveler, non ruminer. Il s’agit, conformément à leur exemple, « d’habiter à la fois l’éternité de Dieu et l’histoire »34.

Un théologien autobiographique Les textes de Khodr reflètent la présence de sa pensée, de sa sensibilité et de son expérience. L’évêque se raconte et dévoile ses expériences sans pour autant être exhibitionniste. Il expose pudiquement ses joies et ses déceptions personnelles. Toutefois, très souvent l’autobiographique se mélange au fictif, l’historique à l’imaginaire. À quelques moments, on ne sait que croire. Ainsi, d’un côté Khodr narre la réalité telle qu’elle est ; d’un autre côté, il dessine le monde tel qu’il l’aurait souhaité. De plus, il ne cherche pas à parler des événements et des conjectures, mais préfère plutôt en tirer les significations. Par exemple, quand il révèle qu’il allait lire la Bible à ses voisins pauvres et analphabètes, il ne veut pas tant donner une information que nous dire que « la sagesse et le

33 Georges Khodr, « L’appétit de l’argent », 11 novembre 2000. 34 Georges Khodr, Lieux de prosternation II, 68.

3 L’autre dans la pensée khodrienne 

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raffinement sont possibles chez les petites gens »35. Les écrits de Khodr sont des récits où les péripéties servent « de prétexte à une mise en cadre des réflexions de l’auteur »36. Khodr ne fait donc pas une lecture historique, mais une lecture symbolique. Si les faits qu’ils racontent ne sont pas tous exacts, ils sont toutefois toujours vrais parce qu’à travers eux l’auteur apporte une vérité, une leçon, une méditation.

3 L’autre dans la pensée khodrienne L’homme, une image de l’Image La pensée khodrienne a son point d’envol et son aboutissement dans le Christ. C’est donc inévitablement par le biais du Christ que le thème de l’homme peut et doit être abordé. Le Christ, beauté suprême, est le prototype à partir duquel l’homme a été façonné par les mains du Créateur. Cette splendeur du Fils Unique s’est manifestée dans l’Incarnation du Fils en qui se réconcilient et s’harmonisent le divin et l’humain. Khodr ne se contente pas d’affirmer la réconciliation et l’harmonie – la coopération – entre le divin et l’humain dans «  l’hypostase du Christ Dieuhomme » : il va jusqu’à évoquer l’indissociabilité et la connaturalité entre le divin et l’humain en lui. Les actes de Jésus sont divino-humains. L’homme, « unique miracle de l’univers »37, a été créé à « l’image de l’Image », dépourvu de toute division dans son être, et en lien direct avec son Créateur. L’image de Dieu en l’homme est constitutive de son être. Image de Dieu, l’homme n’est pas érigé en idole ni en objet d’adoration : il est reflet de la beauté divine. L’homme est originellement christique, une parole prononcée par Dieu. Avant même l’Incarnation du Fils, le divin et l’humain étaient déjà intimement liés à la fois en Dieu et en l’homme. En d’autres termes, il y avait dès le point de départ « un visage humain de Dieu »38. Khodr se fonde aussi sur la Bible pour critiquer l’anthropologie dualiste. Il réprouve l’anthropologie de la philosophie grecque qui vénère et idolâtre le corps humain en n’y voyant que des muscles, non un mystère. Alors que la Bible affirme explicitement l’unité de l’être, cette philosophie fragmente l’homme. En effet, lorsque l’Ancien Testament évoque la nephesh, il ne s’agit pas de distinguer 35 Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 50. 36 Jad Hatem, « L’épiphanie du visage chez Georges Khodr », 50. 37 Georges Khodr, L’espérance en temps de guerre, 17. 38 Georges Khodr, « La prière dans un monde », 251.

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 I Georges Khodr, vie et pensée théologique

différentes composantes de l’homme, mais de parler de sa totalité. Quand la Bible décrit Dieu qui insuffle l’esprit de vie dans la poussière (Gn 2,5), elle ne cherche pas à assimiler le souffle à l’âme, et la poussière au corps, mais elle témoigne que « l’âme est dans le sang, et le sang est dans l’âme »39. C’est l’homme dans sa totalité qui est à l’image de Dieu. Khodr refuse aussi catégoriquement l’interchangeabilité entre le concept de “personne” et celui d’“individu” dans l’anthropologie grecque. L’homme n’est pas l’individu, mais la personne, l’hypostase [Uqnūm], le visage qui n’existe que dans la sobornost, dans l’exode vers les autres. Il se réalise dans la “pro-existence” et dans son ouverture d’amour aux autres. En l’homme l’image est inamissible. Le péché peut donc corrompre, blesser, voiler et couvrir de poussière l’image de Dieu, mais ne peut l’effacer ni l’éliminer parce qu’elle est inscrite dans l’entité de l’homme, et parce qu’il y a en tout homme, y compris dans le plus grand des criminels, « un fondement divin qui ne meurt jamais », ainsi qu’une splendeur originelle qui ne peut atteindre « le néant spirituel »40. Le visage de l’homme pécheur est un palimpseste où restent gravées, bien que recouvertes, les paroles de Dieu. Dans la pensée de Khodr, comme dans l’enseignement commun des Pères, l’image de Dieu en l’homme est indéracinable et voilée. Khodr exhorte ses lecteurs à discerner cette image divine chez leur prochain. En effet, le visage du Créateur, inaccessible en soi, se dévoile et se transfigure à travers l’homme, tout homme : les proches, les plus petits frères de Jésus (Mt 25,31–46), les souffrants, les persécutés, les pécheurs et les méchants.

L’homme, une icône de Dieu De tradition orthodoxe, Khodr est un fin connaisseur de l’art iconographique qu’il a d’ailleurs traité dans un petit manuel. Sans mépriser les statues ni les tableaux à scènes religieuses, Khodr leur préfère les icônes qui ne doivent pas servir à décorer les murs d’un salon ni à être exposées dans un musée. Khodr, en tant que pasteur, engage les fidèles de son Église à s’abstenir, au mois de décembre, d’installer des crèches dans leur foyer, et à se laisser ravir par l’Icône de la Nativité qui représente l’enfant-Dieu, lumière du monde (Jn 8,12).

39 Georges Khodr, « Le salut dans la matière », 316. 40 Georges Khodr, La vie nouvelle, 312 & 44.

3 L’autre dans la pensée khodrienne 

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Au cours d’une cérémonie liturgique, voyant le célébrant encenser à la fois les icônes et les fidèles, Khodr s’aperçut que l’homme, de quelque appartenance religieuse qu’il soit, est « une icône vivante de Dieu »41. Il n’y a aucune idolâtrie à décrire l’homme comme une icône, parce qu’il ne s’agit pas d’une identification entre l’homme et Dieu. Chemin qui conduit au-delà d’elle-même et qui ouvre à «  la parousie du Transcendant  », l’icône permet «  une communion orante qui n’est justement pas communion eucharistique, substantielle, avec la nature glorifiée du Christ »42. Ainsi, parler de l’homme comme icône, c’est croire et témoigner qu’en l’homme Dieu se rend présent et s’approche, et que tout homme est un mouvement vers le visage du Père. L’icône qu’est l’homme peut être détériorée, abîmée ou déformée, mais elle reste icône parce qu’en essuyant la poussière qui la couvre, l’or y poindra et la lumière y apparaîtra. Par conséquent, « l’icône de Dieu en autrui est un dogme »43, et c’est tomber dans l’apostasie que de mépriser son prochain.

L’homme, un visage Khodr est tellement fasciné par le visage humain que Jad Hatem qualifie sa phénoménologie de prosôpologique44. Dès la première page de son chef-d’œuvre principal, l’évêque reconnaît que le paradis n’est pas fait de fleurs et de verdure, mais qu’il est en un visage. Au Royaume de Dieu les visages se regardent et s’aiment. L’enfer est donc « l’absence de visage »45. Le visage est une théophanie, une manifestation du visage de Dieu, une ouverture vers l’Autre. À l’inverse de la nature qui reflète un Dieu impersonnel, le visage humain manifeste le Dieu vivant, le «  Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob  » (Ac 3,13). Si Emmanuel Lévinas (m.  1995) et Georges Khodr ont parfois été comparés quant à l’importance qu’ils accordent au visage dans leurs pensées respectives, il reste que le premier a opté pour l’éthique, là où le second a opté pour le Christ46. Le visage d’autrui est plus qu’important ou utile, il est aussi indispensable que la respiration. Il est une patrie au sein d’une vie vagabonde et « une oasis

41 Georges Khodr, « L’humilité », 16 octobre 2004. 42 Paul Evdokimov, L’art de l’icône, 169. 43 Georges Khodr, Une année de grâce, 152. 44 Cf. Jad Hatem, « L’épiphanie du visage chez Georges Khodr », 54. 45 Georges Khodr, « Dans le désert », 7 mars 2004. 46 Cf. Pascale Lahoud (dir.), Georges Khodr, évêque de l’arabité, 224.

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 I Georges Khodr, vie et pensée théologique

au milieu de ce grand désert qu’est l’existence  »47. Pour exprimer l’importance de l’autre et l’excellence du visage de l’homme, Khodr a forgé des néologismes et développé la signification de concepts déjà existants : 1. La maḥbūbiyyat [amorité] est l’amour que la personne puise en Dieu et qu’elle transmet à l’autre, y compris à l’adversaire, par le dévouement et le sacrifice, et qui, de ce fait, n’attend aucune réciprocité. 2. La muwāğahat signifie l’affrontement ou la confrontation. Or ce terme trouve son étymologie dans le mot wağih [le visage]. Khodr lui donne cependant une autre acception. La muwāğahat [dévisagement] est l’action du visage qui fait face à un autre visage pour le regarder et se regarder à travers les yeux de l’autre.

L’homme, appelé à la divinisation L’homme, créé à l’image de Dieu et pétri par le souffle de Dieu, est appelé à la divinisation, c’est-à-dire à « accueillir l’afflux d’une lumière incréée qui, tout en le préservant comme créature, l’élève au mont de la Transfiguration pour esquisser sur sa face les traits de Dieu  »48. L’homme perd de son humanité quand il s’éloigne de Dieu. Dans la theosis, l’homme ne se détache donc pas de sa nature, mais il accomplit celle-ci. Citant les Pères de l’Église qui affirment que « le Verbe devient chair afin que la chair devienne Verbe », Khodr rappelle que ce double mouvement de Dieu qui vient vers les hommes pour élever les hommes vers les hauteurs est une singularité du christianisme. Car aucune religion ne croit que les hommes sont « participants de la divine nature » (2P 1,4). L’homme ne peut toutefois s’élever de lui-même jusqu’à Dieu, parce qu’il ne s’agit pas d’une conquête prométhéenne ni d’une métamorphose en démiurge. Il doit se laisser porter par la grâce divine, par l’Esprit Saint, source de la vie des hommes appelés à être porteurs de l’Esprit. Il les guide, les renouvelle et les divinise parce qu’il est « sanctificateur, illuminateur et déifiant »49. Il fait d’eux des êtres nouveaux, des lieux théophaniques.

47 Georges Khodr, « Le troisième millénaire », 1 janvier 2000. 48 Georges Khodr, « Le christianisme arabe », 93–94. 49 Georges Khodr, « L’Esprit Saint dans la tradition orientale », 116.

4 Les religions dans la pensée khodrienne 

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4 Les religions dans la pensée khodrienne L’Église, une maison à ciel ouvert Le caractère institutionnel de l’Église, bien qu’important, n’est pas primordial, car l’Église est d’abord un mouvement. Dans un Moyen-Orient où les Églises gèrent un grand nombre d’institutions – hôpitaux, universités, écoles –, celles-ci peuvent perdre leur raison d’être si la dimension spirituelle venait à être négligée. Parce qu’elle n’est pas d’abord institutionnelle, l’Église n’est pas non plus essentiellement une entité juridique, car « le juridique commence avec le péché »50. L’Église, maison à ciel ouvert, va au-delà des limites visibles. En effet, « le Corps mystique du Seigneur est plus large que le Corps des baptisés »51. Il y aurait donc des “chrétiens” en dehors des frontières visibles. Le baptême de l’eau n’est ni suffisant ni l’unique. Il y a le baptême des larmes, c’est-à-dire celui des personnes qui reflètent l’image du Christ par leur souffrance. Il y a aussi le baptême de « ceux qui sont baptisés dans leur propre sang »52, c’est-à-dire celui des victimes de l’injustice et de la haine. Il existe donc des individus qui ont été baptisés, non pas par l’Église visible, mais par le Christ. Il y a donc des personnes qui sont dans l’Église sans le savoir, des « chrétiens anonymes ». Parmi ces derniers Khodr cite par exemple le mystique musulman Manṣūr L-Ḥallāğ (m. 922). Toutefois, les religions ne se valent pas. L’Église, en raison de sa relation mystique avec le Christ, de l’action de l’Esprit Saint en elle, et de son témoignage du Royaume de Dieu, est l’icône de ce que l’humanité est appelée à être. En s’acquittant de leur mission envers les autres religions, les chrétiens sont appelés à adopter cinq attitudes53 : 1) Être patients en admettant que les chrétiens soient le sel de la terre et non le monde entier, et en attendant que le Christ récapitule en lui tous les hommes. 2) Lire, à la lumière du Christ, les livres sacrés des autres communautés religieuses et y puiser un enrichissement pour la foi des chrétiens ; 3) Aller à la découverte des maîtres spirituels des autres religions ; 4) Admettre que le refus de croire au Christ soit parfois la conséquence du mauvais témoignage des chrétiens ; 5) Annoncer le Christ, et révéler aux fidèles des autres religions le Christ partiellement et implicitement présent dans leurs traditions religieuses.

50 Georges Khodr, L’appel de l’Esprit, 290. 51 Georges Khodr, L’Église dans le monde, 130. 52 Georges Khodr, L’arabité, 43. 53 Cf. Georges Khodr, « Christianisme dans un monde », 201–202.

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 I Georges Khodr, vie et pensée théologique

Quant au salut des non-chrétiens, Khodr l’espère. Il y a en effet tant de personnes qui « brillent par leur pureté, leur transparence, leur sainteté, leur comportement et leur moralité »54 qu’il est impossible d’imaginer que, faute d’adhésion au christianisme, leur destinée soit la damnation. Toutefois, s’il y a un salut hors de l’appartenance à l’Église visible, il n’y a d’autre Sauveur que le Christ Jésus.

L’Esprit Saint et les religions L’Esprit Saint est surtout visible par ses actes et ses effets. Il unit les personnes, crée entre elles une communion et les édifie en Église. Il prodigue les charismes et donne naissance aux saints, aux prophètes, aux prêtres et aux théologiens. Son œuvre se fait surtout visible dans la liturgie où il unit les voix « dans une admirable symphonie » et transforme les croyants en personnes « eucharistiées et pneumatophores »55. Cependant, les fonctions de l’Esprit ne s’arrêtent pas aux frontières visibles de l’Église. L’Esprit œuvre chez les « autres » par ses voies propres. Il fait d’eux des lieux de transfigurations infinies. Il donne à l’homme la possibilité de se libérer de toute angoisse, peur ou inquiétude ; de faire face aux épreuves de l’existence ; et de devenir un être de lumière qui, tel le buisson ardent, brûle mais ne se consume pas. L’Esprit Saint travaille non seulement dans les personnes, mais aussi dans les religions non-chrétiennes. Celles-ci peuvent être des lieux d’une inspiration de son œuvre, sans que cela ne signifie une égalité entre le christianisme et les autres religions quant à la doctrine. Déjà en 1971, Khodr interpelle le comité central du Conseil Œcuménique des Églises en affirmant que, conjointement à la souveraineté directe du Christ sur l’Église, il existe une économie mystérieuse et discrète de l’Esprit Saint qui agit au sein des religions et des cultures non-chrétiennes. Plus tard, il ajoutera que, bien qu’envoyé par le Fils glorifié, l’avènement de l’Esprit Saint dans le monde « n’est pas subordonné au Fils et n’est pas fonction du Verbe »56. S’inspirant de Vladimir Lossky (m. 1958) qui affirme que la Pentecôte n’est pas une ‘continuation’ de l’Incarnation, mais sa conséquence, Khodr en vient à parler de « deux économies » ou d’une « économie propre » à l’Esprit. Le professeur Assaad Kattan fait remarquer l’amalgame théologique auquel peut mener cette idée et souligne que Khodr

54 Georges Khodr, Ce monde ne suffit pas, 111. 55 Georges Khodr, « L’Esprit Saint dans la tradition orthodoxe », 388. 56 Georges Khodr, « Christianisme dans un monde », 200.

4 Les religions dans la pensée khodrienne 

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semble être tributaire de la tournure anti-filioquiste, parfois outrancière, de la pensée de Lossky.

Le Christ qui dort dans la nuit des religions Le Christ khodrien ne peut être limité à l’Église. Il est présent au-delà de toute frontière parce que «  le régime d’incarnation adopté par le Verbe n’épuise pas toute la présence du Verbe »57. Quand une grâce visite un individu, de quelque religion et en quelque circonstance qu’il soit, c’est le Christ lui-même qui est reçu. De même, tout martyr ou homme persécuté pour une cause qu’il considère juste est « en union avec le Christ »58. Une expression khodrienne rend compte de cette idée : « Le Christ présent dans la nuit des religions ». Prononcée pour la première fois lors d’une rencontre du Conseil Œcuménique des Églises en 1971 à Addis-Ababa, elle est une reformulation du thème patristique des semina Verbi. Là où la dignité humaine est valorisée et défendue, il y a une trace du Christ. Toutes les beautés apparues au fil de l’histoire sont le fruit de la présence mystérieuse du Christ. Toute vérité qui se manifeste dans un lieu, une communauté ou une institution a son origine dans le Christ, même si les hommes qui la goûtent n’en sont pas conscients. Le Christ est donc d’abord présent là où sa vérité est vécue, non pas là où son nom est explicitement invoqué. Car avant d’être un nom, il est « une valeur, un acte, une conversion du cœur vers la douceur, l’humilité, la simplicité et le grand combat pour le bien des opprimés »59. Ce Christ présent dans la nuit des religions sommeille. Aussi la mission des chrétiens est-elle « d’éveiller le Christ qui dort »60, à l’exemple de la bien-aimée du Cantique des cantiques qui parcourt la ville et qui sillonne rues et places à la recherche de celui que son cœur aime (Ct 3, 1–3). Il s’agit donc d’aider les fidèles des autres religions à découvrir le Christ caché qu’ils ne voient pas, bien que présent avec eux, et à rencontrer celui qu’ils ne connaissent pas mais dont les chrétiens possèdent le nom, à la manière de l’apôtre Paul qui, à l’aréopage

57 Georges Khodr, « Paradoxe de l’Église », 50. 58 Georges Khodr, « Christianisme dans un monde », 198. Khodr donne comme exemple de martyrs non-chrétiens les mystiques musulmans. Cependant, il est difficile de savoir si, selon lui, les martyrs qui meurent pour une cause qu’ils considèrent juste, mais qui ne l’est pas en réalité, s’unissent à leur tour au Christ. Ainsi tout acte, y compris le plus abominable, celui commis au nom de l’ignorance, risquerait de recevoir justification. 59 Georges Khodr, in Georges Massouh, « Étapes sur les regards des orthodoxes antiochiens sur l’islam et les musulmans au vingtième siècle », 57. 60 Georges Khodr, « Christianisme dans un monde », 202.

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 I Georges Khodr, vie et pensée théologique

athénien, chercha à donner le visage du Christ au dieu inconnu que les habitants de la ville adoraient (Ac 17,23).

Les religions dans l’économie divine Khodr entretient avec les Pères de l’Église une relation singulière, les cite très souvent, et se considère comme leur héritier en s’inspirant d’eux avec liberté et respect. À leur exemple, il s’accroche à la vérité entière, parce qu’une hérésie n’est pas dénuée de vérité mais contient « une vérité amputée »61. Il y a trois Pères que Khodr affectionne particulièrement quand il vient à parler de la place des religions avant l’Incarnation du Christ : 1) Justin (m. 165) et l’idée du Logos spermatikos ; 2) Clément d’Alexandrie (m. 215) et l’idée de la philosophie comme Ancien Testament, voire un « troisième Testament », un « second Ancien Testament » pour le monde grec ; 3) Origène (m. 254) et l’idée des anges, à travers lesquels Dieu est entré en contact avec les peuples non hébraïques. L’Ancien Testament n’est pas l’unique chemin vers le Christ, et les fidèles des différentes traditions religieuses peuvent puiser dans leurs propres livres sacrés et patrimoines des valeurs et des signes chrétiens enfouis. Les différentes civilisations et traditions religieuses, bien qu’incomplètes, ont aussi été un chemin de préparation au Christ. Au lieu de parler de « semences », Khodr préfère parfois parler d’« ombres du Christ qui se profilent »62 à la fois dans l’Ancien Testament et dans les traditions religieuses, ces ombres qui n’ont accédé à la lumière qu’avec l’Incarnation du Fils. Qu’en est-il toutefois des religions encore existantes ou apparues postérieurement à l’Incarnation de Jésus ? L’alliance cosmique établie par Dieu avec l’humanité entière à travers Noé, qui précède et qui déborde la Loi mosaïque, demeure valide pour les peuples étrangers à l’alliance abrahamique et leur apporte une « signification salvatrice »63. Le thème des « semences du Verbe » reste donc d’actualité et s’applique aux religions qui ont émergé après le Christ. Aussi Khodr appelle-t-il les chrétiens à ne pas rejeter en bloc une religion, une doctrine philosophique ou politique comme ils l’ont fait avec la pensée marxiste, mais à trier le bon grain de l’ivraie (Mt 13, 24–30), c’est-à-dire à découvrir ce qui s’accorde avec la vérité du Christ.

61 Georges Khodr, L’espérance en temps de guerre, 105. 62 Georges Khodr, « Le christianisme, l’islam et l’arabité », 105. 63 Georges Khodr, « Christianisme dans un monde », 197.

4 Les religions dans la pensée khodrienne 

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Les chrétiens doivent aider les fidèles des autres religions à discerner le « Christ anonyme » caché dans leurs Écritures, et, par là, à le rencontrer personnellement. Les chrétiens sont donc appelés à mettre en exergue « la suprématie et la transcendance » de la révélation accomplie par le Christ, car les religions non-chrétiennes restent marquées par l’imperfection. Parmi les différentes religions, l’islam a une place privilégiée par rapport au christianisme, parce que le Qur’ān parle de Jésus, fils de Marie64. D’autant plus qu’au Moyen-Orient les chrétiens et les musulmans qui ont subi les mêmes injustices, douleurs et tyrannies, ne se connaissent pas à travers les livres, mais qu’ils partagent ensemble même vécu et destinée. Quelle est donc l’attitude de Khodr par rapport aux religions ? Dans la théologie des religions, il est commun de distinguer trois attitudes différentes : – L’exclusivisme qui rejette les autres religions ; – L’inclusivisme qui reconnaît un lien possible entre les fidèles d’autres religions et le Christ ; – Le pluralisme selon lequel les religions sont d’accord sur le but qu’elles visent, le salut, et sur le chemin qui y mène. Khodr s’engage dans le courant inclusiviste favorisé par le retour aux Pères de l’Église, et par la redécouverte du thème des ‘semences du Verbe’. La théologie khodrienne des religions est optimiste, positive et voit les autres religions dans la ligne de la pédagogie divine. Cette théologie inclusiviste et christocentrique porte le chrétien à mieux aimer l’autre, parce que « l’amour est autrement vécu, son contenu est autre, selon que le christianisme est exclusif ou inclusif »65.

L’antijudaïsme khodrien ? Quelques chrétiens arabes, en raison de leur aversion pour l’État d’Israël, tombent dans le piège d’une « résurgence marcioniste »66 et repoussent l’Ancien Testament qu’ils ne connaissent que par bribes. Khodr cherche à les prévenir que l’Ancien Testament n’est pas un livre politique, encore moins un registre de cadastre qui légitime la propriété d’une terre. Dans certains de ses articles, l’évêque met ses lecteurs en garde et leur demande d’éviter toute équivoque qui porte à confondre «  la laideur du sionisme et la beauté des juifs  »67, l’État d’Israël et la religion 64 Cf. Georges Khodr, « Paradoxe de l’Église », 63. 65 Georges Khodr, « Christianisme dans un monde », 191. 66 Georges Khodr, « La place de l’Ancien Testament », 22. 67 Georges Khodr, La Palestine récupérée, 80–81.

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biblique. Car les sionistes se définissent comme tels sans être religieux. En effet, le sionisme, néologisme apparu pour la première fois le 1er avril 1890 sous la plume de Nathan Birnbaum (m. 1937) dans son journal Selbstemanzipation, est une idéologie et un mouvement politique qui visent l’établissement d’un État souverain en terre de Palestine. Son objectif premier n’est donc pas religieux. D’ailleurs, les rabbins du 19e siècle étaient, dans leur majorité, hostiles au sionisme dans lequel ils voyaient «  un nouveau faux messianisme  » formé de juifs mécréants, incapables d’attendre le salut de Dieu qui mettrait fin au châtiment de l’exil. Étant lui-même sémite, Khodr ne peut cultiver un antisémitisme ni un racisme condamné par la foi chrétienne et contraire à « l’arabité pure et blanche », qui se veut lieu de diversité. Il affirme lui-même qu’il condamne à la fois l’antisémitisme et le philosémitisme. Son antisionisme est une option théologique et métaphysique. Car le sionisme, selon Khodr, a un seul visage, à savoir une philosophie « basée sur l’exclusion de l’autre »68. En effet, son affection pour les Palestiniens ne résulte pas d’une affinité religieuse ou culturelle, mais de leur statut de victimes d’une injustice qui les rapproche du Christ ensanglanté, souffrant et étendu sur le bois de l’humiliation. Pourtant, il semble que Khodr abandonne parfois la distinction entre sionisme et religion juive, et qu’il s’en prend directement aux juifs et à leurs croyances. Aussi paradoxal que cela puisse être, non seulement l’évêque fait rarement preuve de la même douceur et ouverture à l’égard du judaïsme qu’il ne le fait pour les autres religions, mais aussi il balaie de la main l’exhortation à ne pas amalgamer politique et religieux. Il recommande même aux chrétiens d’Occident de refuser tout dialogue bilatéral avec les juifs – un dialogue qu’il accepte pourtant volontiers avec l’islam –, sous prétexte que « l’échange judéo-chrétien reste hypothéqué par le sionisme » et qu’il aurait toujours des visées hostiles aux musulmans69. Khodr condamne “une judaïsation” de la théologie occidentale. Il proteste contre l’expression de Jean-Paul II (m. 2005) qui décrivit le peuple juif comme « le peuple des promesses et des bénédictions », et contre sa demande du pardon. Car d’un côté, l’initiative du pape ferme les yeux sur les offenses des juifs à l’égard des chrétiens et de leurs croyances, et d’un autre côté elle « favorise les seuls juifs » en oubliant les injustices perpétrées contre Orthodoxes et Arabes. Sans aller jusqu’à employer l’expression de « peuple déicide », inventée au 2e siècle par Méliton de Sardes (m. 180), Khodr n’accepte pas d’innocenter les juifs de la crucifixion de Jésus, comme le fait, selon lui, l’Église catholique dans Nostra

68 Georges Khodr, « Juifs et Arabes », 8. 69 Georges Khodr, « Réflexions religieuses des chrétiens d’Orient face au problème palestinien », 136.

4 Les religions dans la pensée khodrienne 

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Ætate. Khodr recourt aux termes « judaïser » et « retour au Dieu de l’anathème », quand un chrétien justifie une violence au nom de la foi. Il se dit ne plus être étonné que les juifs commettent des crimes puisque «  c’est leur histoire  »70. Il frôle le négationnisme en affirmant que les victimes juives de la Shoah sont au nombre de six millions « selon le chiffre habituel en Occident »71. Contrairement au pape Jean-Paul II qui déclarait le 13 avril 1986 dans la synagogue de Rome que la religion juive est « intrinsèque » à la religion chrétienne, et que les deux religions entretiennent des rapports qui ne peuvent exister avec aucune autre religion, Khodr pense que l’islam est plus proche du christianisme en raison de la place unique que Jésus occupe dans la foi des musulmans, contrairement aux juifs qui lui vouent des sentiments hostiles. En effet, s’il y a entre chrétiens et juifs « une communion dans la messianité, il n’y a aucune communion dans le Messie de Nazareth »72. Selon Pamela Chrabieh, Khodr adopte « une position clairement anti-israélienne, souvent amalgamée à de l’antijudaïsme »73. Or il est difficile de confondre l’antijudaïsme qui se place sur un plan religieux et l’antisémitisme qui est un concept des temps modernes remontant à Wilhelm Marr (m. 1904). Si dans le premier cas il y a racisme, l’antijudaïsme chrétien a « une dimension religieuse et théologique [. . .] d’ordre doctrinal »74. Les mêmes Pères, qui ont été accusés d’avoir entretenu « l’enseignement du mépris » à l’égard des juifs, ont combattu l’antijudaïsme radical des marcionistes et gnostiques qui opposaient le Dieu des juifs à celui des chrétiens. Toutefois l’antijudaïsme, motivé par des sentiments de méfiance et d’hostilité, ne déculpabilise pas ceux qui l’ont propagé.

70 Georges Khodr, « Les enfants de la Palestine », 26 juillet 2014. 71 Georges Khodr, Ce monde ne suffit pas, 124. 72 Georges Khodr, « Réflexions religieuses des chrétiens d’Orient face au problème palestinien », 136. 73 Pamela Chrabieh, «  Théologies libanaises du dialogue islamo-chrétien. Georges Khodr et Mahmoud Ayoub », 123. 74 Sébastien Morlet, « L’antijudaïsme au IVe siècle », 167.

II Une lecture révisée du passé : l’arabité, les Naṣārā, les croisades 1 Le passé dans l’œuvre khodrienne Le passé est omniprésent dans la vie quotidienne des hommes, et particulièrement chez le moyen-oriental qui « se noie dans les sables mouvants de l’histoire »1. Bien qu’il semble éphémère, le passé ne meurt pas. Il laisse ses empreintes, observables ou voilées, à la fois dans les cœurs et les relations, les caractères et les comportements. Khodr soutient que le regard porté par les hommes vers le passé est inéquitable, voire arbitraire. L’histoire est souvent écrite par les puissants, alors que « les déshérités et les souffrants voient leurs noms effacés du livre de l’existence »2. Il est possible de manipuler le passé et de le noyer dans le mensonge en faisant, à partir de ses impulsions, alliances et adversités, une lecture qui ourdit des complots contre des visages. Cette manipulation du passé est une forme de persécution non avouée. En plus d’être mensonge et abus, la récupération ou l’altération de l’histoire provoque des blessures qui ne se cicatrisent pas, étouffe toute rencontre possible et empêche toute marche vers l’avant. Car c’est souvent par le biais d’un passé fictif ou déformé qu’un groupe légitime une injustice avantageuse, une adversité néfaste, ou un a priori infondé. Le passé se transforme en champ de bataille et en « cimetière de l’avenir »3. Les hommes projettent sur des concitoyens les fautes de leurs ancêtres. Khodr s’arrête sur trois manières de récupérer l’histoire : 1. Les idées préconçues  : Alors que l’homme en Occident préfère vérifier les données, l’Oriental se laisse émerveiller par les contes. Les idées préconçues varient d’un individu à un autre, ou d’une collectivité à une autre. La mémoire collective, en plus d’être déformée, devient ainsi source de séparations et de conflits. Par exemple, Khodr affirme que les chrétiens accusent l’islam d’avoir opprimé les minorités, alors que celui-ci a été à certaines périodes et dans certaines régions plus tolérant que le pouvoir chrétien en Occident. De leur côté, les musulmans affirment que la conquête musulmane s’est faite au MoyenOrient sans violence, alors que les habitants ont, en fait, ouvert leurs portes

1 Georges Khodr, Sujets libanais, 197. 2 Georges Khodr, La vie nouvelle, 197. 3 Georges Khodr, Pensées et avis dans le dialogue islamo-chrétien et le vivre-ensemble II, 212. https://doi.org/10.1515/9783110769999-003

1 Le passé dans l’œuvre khodrienne 

2.

3.

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aux guerriers pour avoir la vie sauve, non par joie d’accueillir ces derniers. Par conséquent, la purification de la mémoire exige une purification du langage. L’idéalisation du passé : Les Orientaux sont victimes de la nostalgie maladive des époques d’antan. Ils oublient que tout temps est défectueux et qu’aucune période n’est d’or. L’idéalisation du passé permet parfois de forger des légendes pour en tirer une gloriole ou compenser une décadence4. Par exemple, au lieu de reconnaître l’insuffisance dont souffre la langue arabe par rapport aux avancées scientifiques et technologiques, les Orientaux continuent à clamer que celle-ci est « la langue du paradis ». Or, en se réfugiant dans les « identités perdues », l’homme se déconstruit et en s’attachant aux formes du passé il s’exile aussi de l’histoire5. Le passé sélectionné : Une vérité amputée défigure plus qu’un mensonge, parce qu’elle se fonde sur des demi-vérités érigées en absolu. Aussi est-il important de guérir la mauvaise mémoire par « la mémoire de la bonté »6, c’est-à-dire de se rappeler que l’autre ne peut être réduit à ses laideurs, encore moins à celles de ses ancêtres.

Et pourtant, Khodr est tombé lui-même quelquefois dans les pièges dont il avait prévenu les lecteurs. En effet, son talon d’Achille apparaît quand il se positionne face à l’histoire des Orthodoxes. Le voyage dans le passé ne s’opère pas dans l’intention de sillonner les labyrinthes de l’histoire, car la vie n’est pas « un site archéologique à fouiller ni un livre à feuilleter »7. L’exploration du passé est au service d’un présent à vivre pleinement, et d’un futur à construire, parce qu’il arrive souvent que le passé prenne le futur en otage et qu’il devienne un obstacle à un avenir authentique. Or l’identité première d’un peuple réside, non pas dans ses mémoires, mais dans ses aspirations. Le passé a ainsi pour fonction principale de motiver la construction d’un futur plein d’avenir. D’ailleurs, une lecture chrétienne du passé ne peut se limiter aux événements en tant que tels, mais doit y percevoir des épiphanies du Verbe. Par conséquent, ce qui importe dans le passé n’est pas d’abord l’histoire des hommes, mais « l’histoire de Dieu avec les hommes »8. Il s’agit donc moins d’explorer que de discerner. Les Libanais n’ont pas un passé unifié : ils viennent d’horizons divers et ont élu domicile sur une même terre, à des périodes successives. Toutefois, il y a 4 Cf. Georges Khodr, Positions dominicales, 150. 5 Cf. Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 174. 6 Georges Khodr, Pensées et avis dans le dialogue islamo-chrétien et le vivre-ensemble II, 108. 7 Georges Khodr, Discussion dominicale IV, 99. 8 Georges Khodr, Positions dominicales, 151.

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 II Une lecture révisée du passé : l’arabité, les Naṣārā, les croisades

un besoin urgent d’effectuer une  lecture intégrale et juste du passé commun, proche et lointain, des différentes communautés religieuses, laquelle permettrait la réconciliation et le rapprochement des chrétiens et des musulmans. Il ne sert donc à rien d’esquiver les sombres pages de l’histoire, parce que c’est en confrontant les douleurs que les cœurs malades peuvent guérir, aimer et recevoir l’amour. Cette révision de l’histoire, notamment de l’histoire ensanglantée, exige amour de la vérité et détachement. Le simple retour sur les événements n’est pas suffisant, parce que subsiste nécessairement leur interprétation. Or l’objectivité totale est difficile, voire impossible, chacun ayant des difficultés à mettre de côté ses penchants, ses affections et sa ‘aṣabiyyah [cohésion groupale]. Par exemple, dans la narration de la prise de Constantinople en 1453 par Mehmet II Al-Fātiḥ [le Conquérant], les Turcs parlent de conquête, alors que les Grecs déplorent une chute. Une société ne saurait être réconciliée par des compromis sur la vérité et des arrangements qui se veulent populaires, parce que c’est ajouter l’insulte à la blessure. Tel n’a-t-il pas été le cas du dossier des déplacés de la montagne libanaise, quand l’occupant et le délogé ont reçu la même somme ? Le premier a été payé pour quitter la maison dont il s’est approprié par la violence, et le second pour reconstruire ce qui lui a été usurpé ? Il n’y a pas eu de véritable réconciliation dans la société libanaise après la guerre civile, parce que les Libanais ont évité – ou ont été empêchés – d’effectuer ensemble une lecture des événements. Sous prétexte du dicton mensonger selon lequel « Dieu pardonne le passé », et dans la logique trompeuse qui veut qu’il n’y ait « ni vainqueur ni vaincu », la guerre du Liban s’est terminée par l’échange d’éloges entre les différents protagonistes qui, après s’être combattus, ont fini par gouverner ensemble. Or la voie de la justice est inéluctable pour arrêter l’hémorragie et cicatriser les blessures. Cette voie atténue la souffrance de la victime, et permet au bourreau de prendre le chemin de la repentance, chemin obligatoire pour tout pardon, et par la suite d’aller de l’avant. La découverte du passé est donc thérapeutique, parce qu’elle pousse l’homme à reconnaître ses torts et qu’elle permet un pardon qui ne peut faire fi de la justice. La paix ne peut en effet s’ériger sur l’oubli du crime9. 9 Cf. Georges Khodr, « 2001 », 23 décembre 2000. Jean-Paul II exprime la même idée : « Il n’y a pas de paix sans justice ; il n’y a pas de justice sans pardon » (Message pour la journée mondiale de la paix 2002). Nostra Ætate 4 exhorte chrétiens et musulmans à oublier le passé. Gerald O’Collins écrit à ce propos : « Comme beaucoup d’autres personnes, je trouve que l’invitation à “oublier le passé” n’est pas pertinente » (Gerald O’Collins, The Second Vatican council on other religions, 103).

2 L’Afrique du Sud : Exemple d’un passé révisé pour un meilleur vivre-ensemble 

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2 L’Afrique du Sud : Exemple d’un passé révisé pour un meilleur vivre-ensemble Dans un article intitulé « Mémoire et pardon : l’Église libanaise et la réconciliation nationale dans l’après-guerre », Ziad Fahd explique qu’au sortir de la guerre libanaise, l’immunité aurait dû se mériter par la reconnaissance des crimes et l’acceptation des nouvelles règles démocratiques, à l’instar du processus suivi par l’Afrique du Sud après l’abolition de l’apartheid. Sans cette purification de la mémoire, « les morceaux de la mosaïque libanaise ne seront pas faciles à recoller »10. Michael Lapsley, prêtre anglican mutilé par les agents de l’apartheid, parle même pour le cas de l’Afrique du Sud d’« une parabole pour un monde en manque d’espoir »11. Il est donc bénéfique de s’arrêter sur cette « parabole » pour se rendre compte de l’importance de la révision du passé en vue d’un meilleur vivre-ensemble au Moyen-Orient. L’épilogue de la Constitution intérimaire de 1993 parle de la réconciliation comme d’« un besoin de compréhension mais pas de vengeance, un besoin de réparation mais pas de représailles, un besoin d’ubuntu mais pas de victimisation  ». Cette Constitution reconnaît donc les blessures du passé et l’exigence d’une guérison. Par conséquent, elle appelle à l’instauration d’une commission qui puisse assurer un pont historique entre un passé marqué par des souffrances et des injustices non exprimées, et un avenir fondé sur une vie paisible menée côte à côte. La Commission Vérité et Réconciliation (CVR) fut donc instaurée dans l’objectif de la restauration du vivre-ensemble. Le choix de ses dix-sept commissaires, nommés par Nelson Mandela (m. 2013) et dirigés par l’évêque Desmond Tutu , ne s’est pas porté principalement sur des juristes et des avocats. Barbara Cassin parle même d’« un imbroglio juridico-politico-éthico-religieux »12 qui rend « unique » l’expérience de l’Afrique du Sud. La Commission se divise en trois comités distincts : 1) le Comité des violations des droits de l’homme devant lequel les victimes racontent leur histoire ; 2) le Comité de réhabilitation et de réparation chargé d’assister les victimes ; 3) le Comité d’amnistie. Les membres de la Commission ont dès le départ écarté deux options : « Ni procès de Nuremberg, ni amnésie nationale  »13. Il fallait écarter à la fois toute

10 Ziad Fahed, «  Mémoire et pardon  : l’Église libanaise et la réconciliation nationale dans l’après-guerre », 32. 11 Michael Lapsley, Redeeming the past, xi–xii. 12 Barbara Cassin (dir.), Vérité, réconciliation, réparation, 39. 13 Desmond Tutu, Il n’y a pas d’avenir sans pardon, 21.

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 II Une lecture révisée du passé : l’arabité, les Naṣārā, les croisades

justice du vainqueur où on devient facilement un persécuteur, et toute amnistie générale qui veut passer l’éponge. Entre la chasse aux sorcières et l’oubli, Desmond Tutu opte donc pour une troisième voie, celle d’une «  justice restauratrice  », d’«  une justice qui se veut “reconstructive” et non plus “rétributive” »14. Cette voie, qui n’est pas sans vérité ni sans charité, se préoccupe de l’accession à la vérité et à la réconciliation dans la lignée de la tradition africaine de l’ubuntu, c’est-à-dire la reconnaissance que l’homme n’existe qu’avec et par les autres, qu’il n’existe que dans un vivre-ensemble. Or la personne humaine ne peut retrouver l’ubuntu que « dans et par le discours ». La Commission exhorte donc à un face-à-face et donne la parole à la fois aux victimes et aux coupables [les perpetrators], parce que le langage soigne et libère la personne. Le criminel doit solliciter de plein gré sa comparution pour raconter publiquement ses violations et montrer un signe de vraie repentance. Il n’y eut pas d’amnistie générale ou englobante [blanket amnesty], incapable de distinguer agresseurs et victimes. L’amnistie n’est pas non plus individuelle : elle est l’amnistie de l’acte. La loi de juillet 1995 définit les conditions d’un acte amnistiable comme suit : – Les criminels sont des “requérants” qui se présentent d’eux-mêmes, et font un aveu complet [full disclosure] et public [public disclosure] des crimes qui leur sont imputables. – L’acte criminel commis doit être associé à un objectif politique. – L’acte doit avoir eu lieu entre le 1er mars 1960 (période du massacre de Sharpeville) et le 11 mai 1994 (élection de Nelson Mandela). – Les moyens doivent être proportionnels à l’objectif. Il faut aussi savoir que la loi parle, non pas uniquement d’actes, mais aussi d’omissions ou d’infractions. L’homme qui ferme volontairement les yeux n’est pas plus vertueux que l’homme criminel. En effet, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le philosophe Karl Jaspers (m. 1969) avait parlé de la culpabilité “métaphysique” qui concerne tous ceux qui sont restés sans réagir face au nazisme. Le 29 octobre 1998, Desmond Tutu remet solennellement au président Nelson Mandela le Rapport de la Commission. Dans le volume V, le Rapport recommande les réparations et les réhabilitations des victimes par un versement financier, un soutien psychologique, une assistance médicale et éducative, ou des gestes symboliques. Malheureusement, la réponse de l’État fut très lente. Or sans les réparations il ne peut y avoir ni guérison ni réconciliation, sachant que ces réparations sont

14 Barbara Cassin (dir.), Vérité, réconciliation, réparation, 15 & 41.

3 L’arabité 

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indispensables mais insuffisantes, car elles ne peuvent apporter qu’une paix temporaire ». En effet, la réconciliation est, non pas un événement, mais un processus. La Commission pouvait exiger, non pas le pardon, mais la réconciliation et un minimum de volonté de coexistence. En effet, seule la personne humaine peut décider d’accorder son pardon. Ce pardon ne peut être donné ni reçu sans avoir la force de regarder le passé sans peur, pour ne pas être retenu en otage, car une page ne peut être tournée qu’une fois lue. Un pardon ouvre donc un futur à la mémoire. *** Moyennant cet exemple du peuple réconcilié par la confrontation des blessures de l’histoire, nous avons voulu montrer l’importance de la révision du passé, non pas d’abord par le désir de connaître, mais dans le but de vérifier et, quand il le faut, de corriger certaines de nos convictions. Celles-ci, parce qu’elles sont fausses ou partiellement vraies, nous empêchent de rencontrer l’autre ou de l’apprécier pour ce qu’il est. Pour une vraie rencontre et un meilleur vivre-ensemble entre les chrétiens et les musulmans du Moyen-Orient, Khodr invite ses lecteurs à explorer et à réinterroger l’histoire afin de vérifier quelques convictions considérées parfois comme certaines et évidentes. Parmi les questions de l’histoire à approfondir selon Khodr, il en est trois qui nous semblent prioritaires et indispensables : – La notion de l’arabité : La civilisation arabe est-elle synonyme de l’islam, ou bien est-elle plus large qu’une religion ? – L’identité des Naṣārā : Les Naṣārā du Qur’ān peuvent-ils être identifiés aux chrétiens attachés à la foi telle qu’elle est définie par les conciles œcuméniques ? – La nature des croisades : S’agit-il vraiment d’un conflit interreligieux ? Et quel rôle les chrétiens du Moyen-Orient y ont-ils joué ? Dans ce chapitre, nous allons approfondir ces trois questions, conscients que nous ne pouvons les explorer sous toutes les facettes, chacune de ces questions pouvant être l’objet d’un projet d’une recherche doctorale.

3 L’arabité L’arabité dans l’œuvre de Khodr Khodr, qui a enseigné la civilisation arabe à l’Université Libanaise, décrit sa rencontre avec la langue arabe comme avec son premier amour, et précise qu’il y recourt quand il s’isole avec Dieu.

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 II Une lecture révisée du passé : l’arabité, les Naṣārā, les croisades

L’évêque n’est pas partisan du panarabisme, mouvement bourgeois et primaire qui découle, selon lui, de l’occidentalisation des esprits15. Khodr n’envisage donc pas l’arabisme sous un angle politique. Il privilégie la réflexion sur le contenu spirituel et culturel des pays arabes ». Il parle donc d’arabité, terme forgé, selon lui, par Léopold Senghor (m. 2001), pour décrire l’aire culturelle pluraliste où peuvent vivre ensemble des hommes, « fussent-ils Arabes ou non »16. Cette « arabité blanche » assume harmonieusement la pluralité et la diversité des réalités ethniques, culturelles, scientifiques, linguistiques et religieuses. En effet, avec l’expansion de l’islam, la civilisation arabe s’est libérée du désert pour aller à la rencontre d’autres civilisations et cultures déjà présentes dans les terres où elle a élu domicile. Elle s’est ouverte aux peuples conquis et, de peur de disparaître, a intégré en elle toutes leurs richesses. L’arabité est donc un concept qui exprime cette vocation d’inclusion. Elle est un processus serein et équilibré qui s’ouvre à tout ce qui est beau, vrai et pur. Elle est « un patrimoine arabe plein de la sève sémitique et de la réflexion grecque, sensibilisé à la Perse, la Syrie et l’Égypte, et qui se veut une promesse de modernité et de liberté, dans un espace islamique qui n’ignore plus le souffle chrétien »17. Cette arabité, qui s’est déployée dans le cadre de référence socioculturel qu’est l’islam18, ne peut toutefois y être identifiée ni en porter le visage exclusif, parce que les musulmans en apportant leur religion ont, en retour, «  hérité la civilisation des Orthodoxes, des Syriaques et des Coptes »19. En effet, les chrétiens d’Antioche, qu’ils soient byzantins ou suryān [syriaques], sont arabes. Ayant préféré être gouvernés par les pauvres de la Presqu’île arabique plutôt que de rester sous le joug des Byzantins commencé à s’arabiser peu à peu depuis le 8e siècle, et ont écrit et prié en arabe au 11e siècle. Il n’est donc pas possible de soutenir que l’arabe soit « réfractaire » ou « imperméable » au christianisme20. Les chrétiens arabes, dont beaucoup d’Occidentaux ignorent jusqu’à l’existence, ne sont donc pas des « hôtes » dans l’arabité, mais ils y sont enracinés. Les chrétiens ont enrichi la culture arabe. Dès les périodes omeyyade et ‘abbāsīde, ils ont œuvré au progrès de la traduction et de la médecine, comme

15 Cf. Georges Khodr, L’arabité, 37. 16 Georges Khodr, «  Le christianisme et les Arabes  », 12. L’arabité ne se limite donc pas à la langue arabe. 17 Georges Khodr, «  Réflexions religieuses des chrétiens d’Orient face au problème palestinien », 136. 18 Cf. Pamela Chrabieh, « Théologies libanaises du dialogue islamo-chrétien. Georges Khodr et Mahmoud Ayoub », 119. 19 Georges Khodr, Les chrétiens arabes, 18. 20 Cf. Georges Khodr, « Le christianisme et les Arabes », 10.

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Yūḥannā bin Māsawiyyah (m.  857) et Ḥunayn bin Isḥāq (m.  873), tous deux nommés à la tête de Bayt L-Ḥikmat [La Maison de la Sagesse]. Ils ont apporté un important concours à l’élaboration de la philosophie islamique. Lors de la Nahḍat [Renaissance arabe] du 19e siècle, ils ont été les pionniers dans les domaines de la presse, la langue, la poésie, la littérature et la pensée. Grâce à leur engagement, ils ont montré qu’il y avait une troisième terre habitable qui n’est « ni l’islam ni le christianisme, mais la terre de l’arabité  »21. Malheureusement, ces penseurs chrétiens de la Nahḍat, généralement héritiers des Lumières, de la laïcité, de la franc-maçonnerie et du socialisme  – Šeblī Šemayyel (m.  1917), Faraḥ Antūn (m. 1922), Amīn Rīḥānī (m. 1940) –, n’ont permis qu’un unique accès à l’Occident. Hommes de lettres chrétiens arabes, ils ne possédaient cependant pas de littérature arabe chrétienne. L’arabité, devenue un slogan, n’est plus malheureusement une terre de rencontre entre les diverses composantes du monde arabe. D’un côté, des musulmans confondent arabité et islam. D’un autre côté, des chrétiens, bien que bilingues et trilingues, ne savent plus exprimer leurs pensées en arabe, et renient tout lien avec l’arabité de peur qu’ils ne soient assimilés à l’islam. Pour rejoindre à nouveau l’homme contemporain, l’arabité doit donc retrouver trois de ses traits principaux : 1. Une société pluraliste  : l’arabité est une terre commune qui réconcilie chrétiens et musulmans. Les musulmans apprécient la poésie de chrétiens comme Ğerğis Zeydān (m. 1914), Bšāra L-H̱ūrī (m. 1968), Sa‘īd ‘Aql (m. 2014), et les chrétiens écoutent les vers et les chansons de musulmans comme Nizār Qebbānī (m.  1998), Sāyid Darwīš (m.  1923) et Um Kaltūm (m.  1975), sans distinction confessionnelle. Le chrétien oriental se plaît à lire le Qur’ān, et le musulman est ému par la douceur de ‘Īsā [Jésus]22. Il s’agit, non pas d’une assimilation, mais d’une rencontre qui assume les différences, et dans laquelle chaque communauté religieuse accède à l’arabité sans renoncer à son histoire et à ses particularités. Aussi Khodr appelle-t-il les musulmans à rejeter tout fanatisme qui force les chrétiens à émigrer. Il serait en effet honteux pour tous les Arabes de parler, un jour, de l’église de la Résurrection « comme un guide touristique parle des ruines de B‘albak »23.

21 Georges Khodr, Ce monde ne suffit pas, 92. 22 Cf. Georges Khodr, Pensées et avis dans le dialogue islamo-chrétien et le vivre-ensemble II, 171. 23 Georges Khodr, « 2011 », 1 janvier 2011. Selon Pamela Chrabieh, Khodr réduit le pluralisme de l’arabité à l’islam et au christianisme, sans laisser de place aux autres religions, aux athées, agnostiques, etc.

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2. Une société laïque : Khodr évite le terme arabe « ‘elmāniyyat », qui peut être traduit à la fois par laïcité et sécularisme. Tout en affirmant le droit de l’homme à l’athéisme, il n’appelle pas à une laïcité à la française, mais à une laïcité qui  s’inspire du droit de Hammourabi et qui permet la croissance de la vie spirituelle24. 3. Une société humaine  : Au sein de l’arabité, la fraction existe, non pas entre chrétiens et musulmans, mais entre riches et pauvres, parce que la « division verticale » n’est pas religieuse, mais plutôt sociale et économique. L’injustice et la misère ne distinguent pas les hommes selon leur appartenance religieuse. Aussi chrétiens et musulmans sont-ils invités à s’engager ensemble « dans un destin d’arabité au service des déshérités »25.

La civilisation de l’arabité L’histoire préislamique de la Šibh L-Ğazīrat L-‘Arabiyyat [Péninsule arabique], berceau des arabes, est encore en grande partie énigmatique, y compris pour l’origine obscure du terme « arabe ». Sa plus ancienne occurrence provient d’un texte qui évoque la victoire du roi assyrien Salmanasar III à Qarqar (Syrie) en 853 av. J.-C., contre une coalition de rois aidés par mille chameliers de « Ğindibū du pays d’Arbāi’ ». Une hypothèse rattache “arabe” à un terme sémitique, ‘Arabah, qui désigne la steppe s’étendant au sud de la mer Morte. Une autre origine sémitique du terme, ‘Ereb, évoquerait un brassage désordonné, une appellation dévalorisante donnée par d’autres que les nomades auraient repris par la suite pour se désigner eux-mêmes26. En effet, les Sud-arabiques, sédentaires, organisés en États et ouverts à Byzance et à la Perse, méprisaient les nomades Nord-arabiques qui parlaient le proto-arabe et qu’ils appelaient arabes. Ces derniers étaient appelés les « Arabes scénites » – Sarakênoi en grec – c’est-à-dire « ceux qui vivent sous la tente ». Aussi le mot arabe désignait-il les nomades de la Péninsule arabique, les bédouins27. Après la diffusion de l’islam, mené par un Saracène qu’est Muḥammad, les Sud-arabiques furent arabisés. Perses et Grecs donneront alors le nom d’“Arabes” à tous les habitants de la Šibh L-Ğazīrat L-‘Arabiyyat sans exception. 24 Cf. Georges Khodr, Discussion dominicale IV, 30. 25 Georges Khodr, « Réflexions religieuses des chrétiens d’Orient face au problème palestinien », 136. 26 Cf. Maxime Rodinson, Les Arabes, 25. 27 Bernard Lewis donne au mot “arabe” une troisième racine sémitique possible ‘Abar, qui exprime le déplacement, et donc le nomadisme.

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Toutefois, avant l’expansion de l’islam, les Arabes se trouvaient déjà en Syrie, en Palestine et en Mésopotamie. Deux critères utilisés parfois pour définir la notion d’arabe sont donc à écarter : 1) L’islamité : les Arabes existaient avant le message muḥammadien. 2) L’ismaélité  : une descendance d’Ismaël28, fils d’Ibrāhīm, est une approche théologique non fondée sur des données historiques. Les plus anciens documents connus en arabe remontent aux trois derniers siècles avant notre ère et ont été découverts à Qaryat al-Fāw. Si la langue est arabe, l’écriture y est sabéenne ou sud-arabique. Il y a aussi des documents qui datent du 2e au 4e siècle ap. J.-C., de langue arabe mais écrits en caractère nabatéen. C’est en cette écriture qu’est rédigée l’épitaphe du tombeau de Imru’ L-Qays (m. 328) qui se proclame « roi de tous les Arabes », même si nous ignorons ce qu’il entendait exactement par cette expression. Les principaux anciens témoignages de graphie arabe sont : – Un texte qui date de l’an 512 sur l’architrave de la porte d’un sanctuaire dédié à saint Serge dans le village de Zabad (Alep). – L’inscription de Ğabal Usays (Sud-Est de Damas) qui date de l’an 528 et évoque Ḥārit, le roi Ġasānide qui défit Mundir le roi Laẖmide. – L’inscription de Harrān, une dédicace bilingue (gréco-romaine) d’un martyrium consacré à saint Jean-Baptiste, et qui date de 568. – L’inscription découverte dans la localité d’Um L-Ğimāl (Nord de la Jordanie) qui remonte au 6e siècle. Dieu y est invoqué par le vocatif Allāh et non Al-’Ilah. C’est donc au 6e siècle que remontent des inscriptions en langue arabe avec un alphabet propre, « incontestablement l’ancêtre de l’alphabet que nous appelons “arabe” »29, qui pourrait être qualifié de syro-arabe. Ces inscriptions sont en grande partie dues à des chrétiens de Jordanie et de Syrie. À l’ordre du jour, on ne s’entend pas sur l’origine de l’écriture arabe. Certains chercheurs, qui s’appuient sur les inscriptions de Zabad et Ğabal Usays, soutiennent la possibilité d’une réélaboration de l’alphabet syriaque oriental en Mésopotamie (probablement à Al-’Anbār, sur la rive gauche de l’Euphrate). Une autre hypothèse opte pour le développement de l’alphabet des Arabes nabatéens de Pétra effectué entre le 4e et 6e siècle en Syrie et en Arabie du Nord-Ouest.

28 Certains penseurs ont parlé d’une descendance abrahamique, par Ismaël pour les Arabes du Sud, et par Qahtan pour les Arabes du Nord. 29 Christian-Julien Robin, « La réforme de l’écriture arabe à l’époque du califat médinois », 326.

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Il y a toutefois une quasi-unanimité que la langue se serait diffusée par le relai de Ḥīrat (Irak), ville renommée pour ses moines nestoriens, vers l’Arabie occidentale. En effet, au 6e siècle, les scribes de la cour des souverains des Banū-Laẖm [Lakhmides] à Ḥīrat écrivaient pour la première fois des textes en arabe supratribal qui empruntait à plusieurs dialectes. Deux noms de poètes de Ḥīrat, ‘Amr bin Qultūm et Ḥārit bin Ḥalzat, figurent sur la liste des auteurs des Mu‘allaqāt [les Suspendues, c’est-à-dire un ensemble de qaṣīdas préislamiques]. L’arabe du Qur’ān est d’ailleurs à mi-chemin entre celui « supratribal » de Ḥīrat et le dialecte du Ḥiğāz. Qu’en est-il du rôle des chrétiens dans la civilisation arabe postislamique ? L’arrivée des musulmans au Moyen-Orient représentait un soulagement pour les Églises nestorienne et monophysite libérées du joug des Byzantins. Les fidèles de l’époque n’avaient pas perçu les conquérants sous l’angle religieux. Thomas le Presbytre, prêtre jacobite du 7e siècle, désigne les conquérants, non pas par le terme de musulmans, mais par l’expression syriaque «Tayyayeh d-Mḥmt » [Arabes de Muḥammad]. Les Suryān du 7e siècle utiliseront deux autres termes : 1. « Mahġrāyeh » issu probablement du terme arabe Muhāğirūn par lequel les conquérants se désignaient eux-mêmes pour exprimer leur volonté d’effectuer leur Hiğrat [émigration] « dans le chemin d’Allah » (Al-Ḥağğ, 58) ; 2. « Hāġarah », par rapport à Hāġar [Agar], mère d’Ismaël. Les conquérants, éblouis par ce qu’ils découvraient, demandèrent « aux populations conquises de leur transmettre le savoir des civilisations passées »30. Se tissèrent alors des relations intellectuelles et spirituelles, ainsi qu’un « intermariage culturel et humain »31, lesquels permirent l’émergence d’une nouvelle civilisation synthétique. Ainsi la civilisation qui suivit s’est greffée sur les cultures byzantine, perse, syriaque ou hellène déjà existantes. Cette synthèse culturelle est même visible dans l’architecture. Par exemple, le Dôme du Rocher est une réalisation parfaite de l’idée du plan centré, inauguré par l’orchestre du théâtre grec, du temple romain et des églises paléochrétiennes et byzantines centrées autour d’une croix. Deux grands centres se distingueront, celui de Bagdad et celui de Cordoue qui offrait au monde, selon Malek Chebel, un « modèle d’humanisme » rarement atteint. Toutefois, nous nous arrêterons dans notre recherche à l’Orient. L’apport des chrétiens commença dès l’époque omeyyade, aux niveaux administratif, artistique, architectural, littéraire et scientifique. Mais c’est surtout sous

30 Samir Khalil, Rôle culturel des chrétiens dans le monde arabe, 10. 31 Georges Corm, Histoire du Moyen-Orient, 31.

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le règne des ‘Abbāsīdes que la nouvelle civilisation arabe atteindra son éclat. Les ouvrages de science et de philosophie sont traduits et « incorporés » à la culture arabe grâce aux chrétiens, et en particulier les Nestoriens qui représentent 62% des traducteurs. Dès la première période de l’ère ‘abbāsīde, émerge donc un vaste mouvement de traduction en arabe à partir du sanskrit, du perse, du syriaque et du grec en vue de « la plus grande et la plus large expérience d’une civilisation universelle »32. Déjà en 773, abū Ğa‘far L-Manṣūr (m. 775), le second calife ‘abbāsīde, demande à traduire des traités astronomiques indiens du 5e siècle av. J.-C. À l’époque, la langue arabe, langue de gouvernement et de commerce, de science et de philosophie, de religion, de droit et de littérature, était à son apogée, car, selon Bernard Lewis, « ni le grec sclérosé, ni le latin abâtardi, ni les langues vernaculaires encore primitives [. . .] ne pouvaient rien offrir qui fut même de loin comparable »33. En 832, le calife abū L-‘Abbās L-Mā’mūn (m. 833) crée à Bagdad Bayt L-Ḥiqmat [La Maison de la Sagesse], pour qu’y soient traduits en langue arabe les livres de médecine, de mathématiques, de philosophie, d’astronomie, etc. Or les traducteurs étaient, en grande majorité, des chrétiens qui n’ont pas voulu rester spectateurs devant la mise à jour progressive de la civilisation arabe. Par conséquent, les chrétiens orientaux ont été des passeurs et des canaux qui ont introduit la composante étrangère dans la civilisation arabe, parce qu’auparavant ils avaient traduit cet héritage culturel en syriaque. Parmi les traducteurs du temps des ‘Abbāsīdes, émergent quelques noms, dont Tawāfīl ibn Tūmā [Théophile d’Édesse] (m. 785), un astrologue maronite à la cour du calife Muḥammad L-Mahdī (m. 785) ; Ğerğes Yaḥyā L-Batrīq (m. 806) traducteur de livres de médecine et de philosophie ; Al-Ḥağğāğ bin Maṭar (m. 833), un Nestorien d’Al-Kūfat qui traduisit du syriaque les Éléments d’Euclide ; Yaḥyā bin ‘Adī (m.  974), jacobite originaire de Tikrīt, chef de file de l’école aristotélicienne dans le monde arabe, célèbre pour son manuel d’éthique intitulé Tahdīb l-’aẖlāq [La correction des mœurs] et qui se fonde sur le ‘aql [la raison] et le tamyīz [le discernement]. Ḥunayn ibn Isḥāq (m. 873), un chrétien nestorien surnommé “Maître des traducteurs”, réalisa une révolution copernicienne dans la traduction en imposant un mouvement ternaire et non binaire. Avant lui, la traduction était littérale. Ḥunayn insistera sur la nécessité de comprendre le texte originel, de le repenser, de l’assimiler et enfin de l’exprimer d’une manière nouvelle et adaptée à la culture

32 Cf. Collectif, Conférence du patrimoine arabe des chrétiens et des musulmans dans la Terre Sainte,147. Il est à préciser qu’il n’y a pas eu de traduction de textes théologiques chrétiens. 33 Bernard Lewis, Europe-Islam. Actions et réactions, 20.

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arabe. Il faut donc que le traducteur connaisse parfaitement les deux langues et qu’il soit compétent dans le sujet traité. Il a traduit quatre-vingt-seize ouvrages de médecine, et aurait été jeté en prison par Al-Mā’mūn (m. 833) pour avoir refusé de préparer un poison pour tuer l’ennemi de ce dernier. Un autre traducteur célèbre est le Melkite Qusṭā bin Lūqā (m. 912), « modèle unique de l’humaniste arabe »34. Ce “savant polyvalent” traduisit et écrivit des ouvrages de mécanique, de géométrie, de mathématiques, d’astronomie, de médecine, d’histoire et de théologie. Il composa aussi, à la demande du vizir abū Muḥammad bin Al-Ğarrāḥ (m. 882) le Risālat fī tadbīr safar l-ḥağğ, premier traité destiné aux pèlerins à Al-Makkat [La Mecque]. Si la langue arabe supplante l’araméen, le grec, le copte ou le latin dans le califat, elle en retient en retour des mots et des notions. Il est en effet très pénible de rendre des concepts mathématiques, philosophiques, médicales dans une langue consacrée « à l’image et à la sonorité »35. Aussi certains traducteurs préféraient-ils traduire en passant par l’intermédiaire syriaque, c’est-à-dire d’une langue sémitique en une autre langue sémitique. Les traducteurs ont innové dans trois domaines de la langue arabe : 1. Le lexique : Les traducteurs ont créé de nombreux néologismes pour exprimer l’idée originelle à travers deux procédés : 1) Conserver le mot grec (ou perse) et lui donner une forme adaptée au système phonétique de l’arabe. 2)  Traduire le mot grec par un mot déjà existant en arabe, en ajoutant par exemple la particule négative lā pour rendre les termes grecs avec le préfixe privatif a. 2. La morphologie : L’innovation de substantifs abstraits en calquant du syriaque des suffixes inconnus en arabe tels que ānīy, īyat, ānīyāt. Grâce à ces innovations, l’arabe poétique fut transformé en langue de civilisation. 3. La syntaxe : L’introduction, dans la langue arabe qui se prête mal à l’ontologie, d’une copule à travers le verbe kāna [exister], et le verbe wuğida [se trouver]. De même, influencés par le grec ou le syriaque, le mubtadā’ [le sujet], et non le verbe, est placé en tête de phrase. Le mouvement de traduction entrepris par les chrétiens a eu plusieurs conséquences : – L’accès des musulmans aux sciences et à la philosophie de l’Antiquité grecque. Ainsi, abū Yūsuf L-Kindī (m. 873), premier philosophe arabe et musulman, a travaillé sur les versions traduites.

34 Samir Khalil, « Rôle des chrétiens dans la Nahda », 557. 35 Dominique Urvoy, Histoire de la pensée arabe et islamique, 155.

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L’émergence d’une philosophie naturelle, aristotélicienne et néo-platonicienne dans une civilisation qui privilégiait la révélation comme source de savoir. Les Suryān ont privilégié le ‘Aql [la Raison] et la Sophia grecque36. La conservation, grâce aux traductions arabes, de manuscrits grecs de l’Antiquité perdus dans leur version originelle (ex. des livres d’anatomie de Claude Galien, les Mécaniques du Héron d’Alexandrie, etc.).

L’arabisation n’était donc pas un simple transfert d’une science ou d’une pensée réduisant la langue à un « instrument véhiculaire », mais un réel travail de créativité37. D’ailleurs, les traducteurs n’étaient pas uniquement des Naqqālat [transmetteurs], mais des penseurs et des humanistes. Leurs œuvres traduites ne sont que « les prolégomènes » à leur œuvre de médecins, de mathématiciens, de philosophes, etc. Les éléments helléniques transmis par la traduction ont non seulement été « juxtaposés au savoir arabe traditionnel », mais ont entraîné « des modifications dans le raisonnement même  »38. La philosophie, en particulier celle stoïque et aristotélicienne, marqua à la fois la théologie et le vocabulaire musulmans. Nombreux sont les penseurs et philosophes musulmans qui eurent des chrétiens pour maîtres et initiateurs. Par exemple, Al-Fārābī (m. 950), « produit des écoles syriaques », eut des maîtres nestoriens comme Ibrāhīm L-Marwāzī et Yūḥannā bin Ḥaylān à Ḥarrān, et par la suite Mattā bin Yūnis à Bagdad. Lors des premiers temps de l’expansion de l’islam, les chrétiens apprenaient à lire l’arabe aux enfants des musulmans. Les Nestoriens furent aussi les maîtres incontestés en médecine. Dans l’histoire des sciences arabo-musulmanes écrite par Fuat Sezgin, la moitié des médecins mentionnés sont chrétiens. Les Baẖtīṣū, une famille nestorienne, furent médecins à la cour de Bagdad de 765 à 1058. ‘Abdallah ibn Aṭ-Ṭayyib (m. 1043), moine nestorien et philosophe, fonde une véritable école de médecine à Bagdad au 11e siècle. Dans le livre Al-Buẖalā’ [Livre des avares] d’Al-Ğāḥiž (m.  867), un médecin explique son insuccès par le fait de ne pas porter un nom chrétien comme Ṣalīb, Ğibrā’īl, ou Yūḥannā. Il est donc manifeste que «  ceux qui ont fait la civilisation [arabe] d’alors furent essentiellement des non-Arabes et des non-musulmans [des chrétiens en particulier], c’est-à-dire les peuples conquis »39, et non les Arabes venus de l’Ara-

36 Cf. Samir Khalil, « Les Suryan et la civilisation arabo-musulmane », 51. 37 Cf. Jacques Berque, « Vers une culture arabe contemporaine », 733. 38 Dominique Urvoy, Histoire de la pensée arabe et islamique, 157. 39 François Jourdan, Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans, 61.

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bie. Al-Fārābī est d’origine turque, ibn Sīnā [Avicenne] est d’origine persane, ibn Rušd [Averroès] est d’origine berbère. Se créera ainsi la distinction entre les arabophones [Awlād l-‘arab] et ceux qui appartiennent à l’ethnie arabe [A‘rāb] venus de l’Arabie. L’homme arabe ne sera plus le descendant des conquérants, mais celui qui, musulman ou non, œuvre pour « l’épanouissement d’une culture riche et diversifiée, littéraire, scientifique, philosophique, entièrement écrite en arabe »40. Ainsi, « c’est l’arabisme et non le mahométisme qui a d’abord triomphé »41, car avant que l’islam ne s’impose, c’est la langue arabe qui a fait fortune auprès des peuples conquis. Les chrétiens arabes ont donc collaboré au « patrimoine arabe culturel, littéraire, linguistique, civilisationnel, politique »42. Et c’est essentiellement grâce à leur contribution que l’arabe devint au temps des ‘Abbāsīdes « la langue de la haute culture cosmopolite »43. La langue arabe s’impose progressivement avec les ‘Abbāsīdes comme langue de communication et de culture, comme « langue religieuse, langue de gouvernement, langue officielle et de bureau, langue de grand commerce et des échanges lointains, langue de civilisation littéraire et scientifique »44. Au 11e siècle, les Arabes se moquent de l’ignorance des croisés. C’est, entre autres moyens, à travers les traductions et les commentaires effectués par les savants arabes que l’Occident a mieux connu les auteurs antiques grecs. Les Arabes musulmans payaient ainsi leur dette en donnant aux chrétiens d’Occident ce qu’ils avaient jadis reçu des chrétiens suryān d’Orient. Thomas d’Aquin (m. 1274) a découvert le patrimoine grec antique par l’intermédiaire des traducteurs et philosophes arabes. Lors du concile de Vienne (1311–1312), les évêques catholiques exigeront dans le 24e décret que les universités catholiques enseignent la langue arabe, langue de la science et de la culture. L’influence de la civilisation arabe en Occident se fait sentir dans la mise en œuvre de mots d’origine arabe. À titre d’exemple, les termes algèbre, zéro, chiffre, zénith, sirop, alchimie, élixir, etc., font partie désormais des langues d’Europe. La civilisation arabe a aussi donné de grands philosophes et savants, comme ibn Sīnā [Avicenne] (m. 1037), ibn Rušd [Averroès] (m. 1198), et ibn H̱aldūn [ibn Khaldoun] (m. 1046). L’influence des Arabes, qui ont introduit, entre autres systèmes, le système décimal, se manifeste dans les sciences. Par exemple, Kitāb l-qānūn fī aṭ-ṭib [Livre 40 Abdallah Laroui, « Héritage et renaissance civilisationnelle dans le monde arabe », 210. 41 Philip Hitti, Précis d’histoire des Arabes, 54. 42 Riad Rayyes, Le christianisme et le nationalisme arabe, 31. 43 Georges Corm, Histoire du Moyen-Orient, 25. 44 Maurice Lombard, L’Islam dans sa première grandeur, 21.

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de la Loi concernant la médecine] d’ibn Sīnā fut jusqu’au 17e siècle le manuel de base de l’enseignement de la médecine en Europe. La civilisation arabe était durant de nombreux siècles un phare pour l’humanité, « un creuset civilisateur et le carrefour fondamental de tout l’oekuméné »45. À la fin du 10e siècle, les chrétiens n’ont plus le monopole de la philosophie. Les musulmans vont les supplanter et s’affranchir d’eux. Au 12e siècle, le mouvement de l’Aufklärung du monde arabe va s’interrompre. C’est pourquoi on a écrit que « l’islam a connu sa Renaissance avant son Moyen Âge ». Au 14e siècle, le milieu philosophique et théologique pluri-religieux et pluriculturel se dissout en raison de la distance qui se crée entre la philosophie et la théologie, du repli confessionnel et identitaire, et de la naissance des sciences expérimentales que la civilisation arabe n’était pas disposée à assimiler. Cette période évoque aussi le début de l’Empire ottoman (1299–1923), durant lequel le monde arabe, frappé de sclérose, connaît la période la plus creuse de son histoire. Oiseau de mauvais augure, en février 1258, les trente-six bibliothèques de Bagdad ont été brûlées par les troupes mongoles de Hulagu Khan (m. 1265). Le despotisme du pouvoir ottoman a éveillé au fil du temps, toutefois d’une manière plus forte au 19e siècle, chez les peuples conquis, musulmans et chrétiens, la conscience d’une identité arabe. Dans cette Renaissance, c’est la langue arabe, non l’islam, qui devient un facteur de cohésion face aux envahisseurs. L’interpellation du chrétien Ibrāhīm L-Yāziğī (m. 1906) demeure célèbre : « Réveillez-vous, Arabes, vite debout ». Aussi cette Renaissance arabe a-t-elle reçu plusieurs désignations  : al-Yaqažat [l’éveil], al-Iḥyā’ [le retour à la vie], al-Ba‘t [la résurrection] et an-Nahḍat [le relèvement], terme le plus répandu. Cette Renaissance sur les plans culturel, artistique, politique et littéraire est une mouvance qui ne peut être circonscrite à un événement précis  ; elle s’est construite au fur et à mesure sur plusieurs étapes. Toutefois, un des événements particulièrement significatif fut la campagne de Napoléon Bonaparte en Égypte, entre 1798 et 1801. Muḥammad ‘Alī [Mehmet Ali] (m.  1849), vice-roi d’Égypte, fasciné par les savants qui accompagnaient le général corse, s’entoure de conseillers étrangers et envoie des Égyptiens se former en France. L’un deux est l’imām Rifā‘at Rāfi‘ Aṭ-Ṭahṭāwī (m. 1873) qui, marqué par son séjour parisien, préfigure le renaissant arabe qui cherche à rattraper le retard de son pays. Les chrétiens ont joué eux-aussi un rôle majeur dans la Nahḍat. Un événement fondamental a été la bulle Humana sic ferunt du 5 juillet 1584, dans laquelle le pape Grégoire XIII (m.  1585) a consacré la fondation du Collège Maronite de Rome. Les pères Michel Hayek (m.  2005) et Samir Khalil pensent qu’avec cette

45 Hichem Djaït, in Maurice Lombard, L’Islam dans sa première grandeur, 9.

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fondation ce sont les bases de la Renaissance arabe qui furent jetées. Formés à Rome et initiés aux arts, aux sciences, à la théologie et à la littérature syriaque et arabe, ces jeunes prêtres maronites s’efforceront de transmettre à leurs concitoyens ce qu’ils ont appris en Occident et fonderont les premières écoles de type occidental. Si les Maronites ont imprimé le premier livre arabe avec des caractères syriaques [le karšūnī], c’est au couvent melkite de Saint-Jean-Baptiste à H̱inšārat, à la fin du 17e siècle, qu’est introduite la première imprimerie en caractère arabe dans le monde arabe. Les missionnaires occidentaux, franciscains, carmes, capucins et jésuites, arrivent à Alep entre 1620 et 1625 et fondent des écoles dans les autres grandes villes du Moyen-Orient. À Alep, au 18e siècle, l’évêque maronite Ğermānos Farḥāt (m. 1732), « véritable père de la seconde Renaissance arabe »46, œuvre pour un renouveau culturel et spirituel des chrétiens du monde arabe. Il cherche à les ré-arabiser, et rédige à cet effet une grammaire arabe Baḥt l-maṭālib, fondée entièrement sur l’Évangile. Au 19e siècle pourtant, les intellectuels chrétiens, jadis formés en grande partie par le clergé et influencés par la pensée occidentale, rompent avec les institutions ecclésiales. Ces « chrétiens » de la Renaissance arabe sont parfois considérés comme des athées ou des zanādiqat, parce qu’ils ont introduit les nouvelles idées du darwinisme, du matérialisme et du communisme. Ces “chrétiens” de la Nahḍat, pour la plupart des Syro-Libanais, oseront en effet aborder des thèmes brûlants comme le rationalisme, le nationalisme et le socialisme. En effet, les chrétiens, importants protagonistes de la Nahḍat, ont été des « médiateurs entre l’héritage arabe et la civilisation moderne »47 et ont participé avec leurs confrères musulmans à faire à la fois une lecture moderne de l’héritage arabe et une lecture arabe de la civilisation moderne. Les deux pôles de la Nahḍat sont donc l’arabisation et la modernisation. Influencés par les idéaux des Lumières et de la Révolution française, les renaissants arabes se placent par-delà les divisions confessionnelles, ethniques, sociales. Ils ont « sauvé l’arabe culturel de son particularisme religieux pour en faire une langue moderne, nationale, littéraire et scientifique »48. La potence du chef ottoman Ğamāl Pāšā [Jamal Pacha] (m. 1922) ne distinguera d’ailleurs pas le 6 mai 1916 chrétiens et musulmans.

46 Samir Khalil, Rôle culturel des chrétiens dans le monde arabe, 47. 47 Collectif, Les chrétiens du monde arabe, 62. 48 Jean Corbon, L’Église des Arabes, 44.

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La Nahḍat arabe s’est donc constituée autour de trois assises principales  : 1) La volonté de profiter des acquis de la civilisation moderne ; 2) La préservation de la langue arabe ; 3) La réalisation de l’État arabe moderne. Les chrétiens de la Nahḍat ont lancé le théâtre (Marūn Naqqāš), le cinéma, le roman (Ğamīl Medawwar, Faraḥ Anṭūn), la poésie contemporaine (Nāṣīf L-Yāziğī, Amīn Rīḥānī, Ğibrān H̱alīl Ğibrān). Le premier grand théoricien du nationalisme arabe est le maronite Nağīb ‘Āzūrī (m. 1916), disciple de Maurice Barrès (m 1923). Ils ont été aussi les chefs de file dans le domaine de la presse et ont fondé plusieurs périodiques arabes, tels que Al-Ğinān en 1870 par Buṭros L-Bustānī, Al-Ahrām en 1875 par les deux frères Salīm et Bšārah Taqlā, Al-Muqtaṭaf en 1876 par Ya‘qūb Ṣarrūf et Fāris Nimr, Al-Hilāl en 1892 par Ğirğī Zaydān qui a été, par ailleurs, le premier à écrire une histoire de la littérature et de la civilisation arabes selon des méthodes modernes. Quelques familles chrétiennes, Al-Bustānī et Al-Yāziğī à titre d’exemples, se sont distinguées grâce à leur collaboration au réveil d’une arabité moderne. Buṭros L-Bustānī (m.  1883), surnommé Al-Mu‘alim Buṭros [Maître Buṭros], est l’archétype du renaissant. Il a traduit la Bible en arabe, rédigé un dictionnaire intitulé Dā’irat al-ma‘ārif [Dictionnaire de la connaissance], et écrit la première encyclopédie arabe moderne intitulée Muḥīṭ l-muḥīṭ [L’Océan des océans] en onze volumes, dont six ont paru durant sa vie. Avec Nāṣīf L-Yāziğī (m. 1871), il fonde Al-Waṭaniyyat [la Nationale], une école rejetant toute discrimination politique, confessionnelle, sociale ou financière, où les sciences étaient enseignées en arabe. Y a-t-il eu toutefois un christianisme arabe ? Car certains historiens et penseurs continuent à affirmer qu’il y a « une allergie réciproque de l’arabité et du christianisme »49, et que par conséquent la langue arabe a refusé de se christianiser et le christianisme de s’arabiser. Le christianisme a, dès le commencement, trouvé une place, quoique ténue, dans le monde arabe. L’Arabie était représentée au premier concile œcuménique de Nicée (325) par Nicomaque de Boṣrā, Kyrion de Philadelphia (aujourd’hui Amman), Gennade de Ḥašbūn, Sévère de Suwaydā’ et Sopratos de Ṣanamayn. Les prélats arabes de l’ère préislamique étaient appelés « les évêques des tentes » et portaient des titres comme « évêque des bergers, évêque des tribus, évêque des Arabes du désert ». Au Yémen, des évêques ont été martyrisés en 524. Les thèmes chrétiens de la poésie et la littérature préislamique sont toutefois minces, voire inexistants. Dans son livre Les savants arabes chrétiens en Islam, Louis Cheïkho (m.  1927) a tenté de présenter les poètes chrétiens arabes avant

49 Ibid., 39.

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 II Une lecture révisée du passé : l’arabité, les Naṣārā, les croisades

l’islam à partir de leurs noms. Mais  les résultats de cette méthode sont discutables. Après l’arrivée de l’islam au Moyen-Orient, la langue arabe a été progressivement adoptée par les chrétiens de la région, « non par force ni coercition, mais par choix et affinité »50, dans les divers domaines de leur vie, et elle est devenue l’outil de l’expression théologique ecclésiastique, liturgique et de la vie quotidienne, en supplantant le grec et le syriaque. Concernant la Bible, nous n’avons pas de trace des premières traductions arabes, mais nous savons que dès l’époque préislamique, juifs et chrétiens ont accès à des paragraphes arabes de leurs textes sacrés. Péthion ibn Ayyūb, bibliste nestorien du 9e siècle, traduit à partir du syriaque les livres des prophètes et celui de Job. Au 10e siècle, se développe le mouvement de traduction en arabe des différents livres de la Bible. À la suite de ces traductions, les théologiens arabes s’adonneront aux commentaires bibliques. À titre d’exemple, ‘Abdallah ibn At-Tayyīb (m. 1043), moine nestorien, commente au 11e siècle tous les livres de la Bible dans son grand ouvrage intitulé Firdaws an-naṣrāniyyat [Le paradis du christianisme]. Au niveau de la production théologique, c’est au monastère de Saint-Sabas (Palestine) en 768 qu’a été écrit le premier traité sur la Trinité, dans lequel l’auteur anonyme expose aux musulmans la foi en la Trinité à partir de citations coraniques et des analogies de la nature. Cette littérature religieuse arabe, en grande partie théologique, cherche à initier et à affermir les chrétiens dans leur foi. Toutefois, elle prend surtout la forme de l’apologétique. ‘Abdel-Masīḥ L-Kindī (m.  873), théologien nestorien, compose Ar-Risālat [L’Épître], ouvrage dans lequel il répond aux attaques relatives à la Trinité et à l’Incarnation développées par des savants musulmans. Yaḥyā ibn ‘Adī (m. 974), médecin et philosophe jacobite, répond dans son apologie aux philosophes mu‘tazilītes abū ‘Īsā L-Warrāq et abū Yūsuf L-Kindī (m.  873)51. Un autre apologète est Tāodoros abū Qurrat [Théodore abu Qurrah] (m. 830), évêque melkite de Ḥarrān (Turquie), qui représente le premier grand nom de la théologie chrétienne d’expression arabe. Son contemporain, le théologien jacobite Ḥabīb abū Ra’īṭat At-Tikrītī [abu Raïta] (m. 835) compose des tracts théologiques arabes destinés aux musulmans. L’apologie peut aussi prendre la forme de la controverse, c’est-à-dire d’une discussion orale (disputatio). La plus célèbre reste celle qui a eu lieu entre le catholi50 Pierre Lory, in Dominique Chevallier – André Miquel, Les Arabes, du message à l’histoire, 216. 51 Les ouvrages chrétiens composés en arabe de l’époque sont aussi des apologies adressées à d’autres chrétiens. Ainsi, Tāodoros abū Qurrat [Théodore abu Qurrah] se met au service de la foi chalcédonienne (cf. Sidney Griffith, «  The monks of Palestine and the growth of Christian literature in Arabic », 23).

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cos nestorien Timothée 1er (m. 823) et Al-Mahdī (m. 785), troisième calife ‘abbāsīde. La littérature apologétique n’a toutefois eu aucun effet sur les destinataires déjà convaincus de leur propre foi, et n’a été lue que par quelques intellectuels. Les ouvrages chrétiens déploient un lexique différent de celui des écrits musulmans, parce que les auteurs chrétiens empruntent des termes chrétiens au grec, au syriaque et au copte. De plus, les divisions des Églises ont rendu impossible la création d’un vocabulaire théologique chrétien commun. Certaines particularités subsistent selon les traditions théologiques, « ici une facture byzantine, là une tournure maronite, là-bas la poétique mésopotamienne »52. Par exemple, abū Qurrat désigne la personne divine par le terme Wağih [visage] et refuse catégoriquement le terme Šaḥṣ [personne ou individu], privilégié par abū Ra’īṭat. Si le 13e siècle est celui des encyclopédies chez les musulmans, le phénomène était apparu deux siècles plus tôt chez les chrétiens avec deux grandes encyclopédies irakiennes : Kitāb l-mağdal [Le Livre de la Tour] écrit par le Nestorien ‘Amr ibn Mattā, et Kitāb l-muršid [Le Livre du Guide] écrit par le Jacobite Yaḥyā ibn Ğarīr. En conclusion, le rapport du christianisme et de la langue arabe, bien qu’ambigu, remonte à l’époque préislamique. Le patriarche melkite Maximos IV Sayegh (m. 1967), rappellera judicieusement que l’arabisme n’est pas le fief des musulmans, puisque les chrétiens étaient arabes avant l’islam. Aujourd’hui, le monde arabe fait face à plusieurs défis, dont deux nous semblent être les plus fondamentaux : 1 L’intolérance religieuse L’arabité, jadis lieu de rencontre et d’unité, voire identité commune et partagée par les chrétiens et les musulmans, est aujourd’hui dépréciée, soit au nom d’une ouverture à la modernité et à la mondialisation, soit en raison du fanatisme religieux. Dans le monde occidental, les médias et l’opinion publique oublient très souvent que l’arabité n’est pas astreinte à l’islam. Ils confondent Arabes et musulmans, et pensent que les deux termes sont équivalents et interchangeables. Par exemple, l’historien Fernand Braudel (m. 1985) regroupe les civilisations arabe, persane et turque sous la même dénomination islamique, et nie par conséquent les diversités linguistiques, géographiques et religieuses de la civilisation arabe. Une majorité de musulmans et de chrétiens arabes se laissent entraîner par cet amalgame et oublient qu’ils partagent ensemble la même histoire et le même destin.

52 Jean Corbon, L’Église des Arabes, 46.

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Des musulmans, au nom d’une fidélité répétitive aux Salaf [Aïeux, Anciens], et en raison du vide créé par la défaite du panarabisme, rejettent tout ce qui vient de l’Occident pour se cramponner aux seuls fondements islamiques. La référence à l’islam comme élément d’unification et de légitimation a pris le dessus sur l’appartenance à l’arabité. Des organisations et groupes ğihādīstes armés commettent des massacres, et des voix musulmanes s’élèvent pour appeler à l’imposition de la šarī‘at [Loi islamique] et à l’application des restrictions sur les ahl l-dimmat [dhimmis] que sont les chrétiens arabes. Ceux-ci, angoissés par le déclin de leur nombre, et tiraillés entre intégration et affirmation identitaire, refusent parfois de se nommer arabes et évoquent une descendance phénicienne, chaldéenne, perse, etc. Or il n’est ni sage ni bien fondé que les chrétiens arabes remettent en doute leur héritage et leur identité arabes, parce que cet héritage et cette identité sont, non pas une option, mais un cadre civilisationnel et culturel partagé avec les musulmans de leurs pays. Nul ne peut contester aujourd’hui l’affinité qui prévaut entre langue arabe et islam. Tout musulman dans le monde est « quelque peu spirituellement arabe »53, et porte une affection particulière à cette “langue sacrée” qui n’a pu accéder à l’universalité que par l’expansion de l’islam. Farīd Esack raconte que les élèves musulmans de l’Afrique du Sud n’osaient jeter une page endommagée de leur livre de lecture arabe. Aussi, tout individu arabe, y compris le chrétien, l’irreligieux ou l’athée, porte en estime le Qur’ān, et il est, culturellement parlant, musulman. Or cette donnée ne doit pas instiller dans les esprits l’idée d’« une union consubstantielle entre islam et arabisme »54. L’arabité existait, selon l’Émir Fayšal L-Hāšimī (m. 1933), « avant Moïse, avant Jésus, avant Mahomet »55. Il est donc plus qu’important, à l’heure où tant d’Occidentaux ignorent même jusqu’à l’existence de chrétiens arabes ou croient y reconnaître les descendants des croisés, de rappeler, à la fois à l’Occident et aux citoyens du Moyen-Orient, que « les musulmans du Levant ne viennent pas tous d’Al-Makkat, que les chrétiens ne viennent nullement de Rome »56, et que la civilisation arabe est l’une des premières civilisations à illustrer que l’égalité entre les hommes n’est pas synonyme d’uniformité.

53 Louis Gardet, Les hommes de l’islam, 27. 54 Dominique Urvoy, Histoire de la pensée arabe et islamique, 196. 55 Collectif, Les chrétiens du monde arabe, 85. 56 Riad Rayyes, Le christianisme et le nationalisme arabe, 36.

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2 Déchéance de la civilisation arabe Malheureusement, lointain est le temps où l’arabe était parmi les langues « comme le printemps parmi les saisons »57. Aujourd’hui, ils sont prisonniers de l’ignorance et ploient sous le poids d’une déchéance qui n’est pas moindre que celle de la période creuse traversée après l’invasion mongole. Le rapport arabe sur le développement humain publié en 2003 par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) révèle que la transmission du savoir dans le monde arabe est fondée sur « le style autoritaire » qui pousse l’individu arabe à sombrer dans la passivité et à ne pas développer ses compétences. Deux chiffres parlent de la réalité arabe  : cinquante-trois journaux sont édités pour mille habitants, c’est-à-dire cinq fois moins qu’en Europe ; chaque année cinq fois plus de livres sont traduits en grec qu’en arabe, sachant que la langue grecque n’est parlée que par onze millions de personnes alors qu’il y a plus de trois cent millions d’Arabes. D’ailleurs, dix mille œuvres ont été traduites en arabe depuis la fondation de Bayt L-Ḥikmat [La Maison de la Sagesse] (832), c’est-à-dire autant que les ouvrages traduits chaque année en espagnol. La conclusion qui s’impose est que « ”l’islam d’Averroès” est bien mort »58. Une nouvelle Nahḍat n’est possible que par la libération de toute mainmise d’une religion sur la société et la culture. Dans ce contexte, les chrétiens du Moyen-Orient peuvent donner à la civilisation arabe, aujourd’hui en crise, des colorations nouvelles. Leur vocation est d’être un pont entre arabité et modernité à travers la fidélité et la créativité, l’enracinement et l’ouverture : enracinement dans l’arabité pour ne pas être des Occidentaux de plus, et ouverture à la modernité pour ne pas être des Arabes de plus. La langue arabe porte encore une grande vitalité. Elle est, comme l’hébreu, une langue de révélation divine ; comme le grec, une langue de science et de philosophie  ; comme le latin, une langue de droit  ; comme le français, une langue d’élégance ; comme l’anglais, une langue de commerce59. De plus, alors que les éléments d’autres civilisations, assyrienne, phénicienne, perse, égyptienne, grecque, romaine, ne sont plus guère que des souvenirs, la civilisation arabe reste aujourd’hui vivante. Ainsi, une culture et une langue qui portent un si grand héritage et qui se caractérisent par «  la puissance spirituelle, l’extraordinaire élan poétique et la force missionnaire »60, peuvent à coup sûr retrouver la vitalité d’antan et se présenter au monde d’aujourd’hui en quête, non seulement de savoir, mais de ren57 Jacques Attali, Phares, 197. 58 Guy Stremsdoerfer, « Islam et culture arabe », 4. 59 Cf. Bernard Lewis, Les Arabes dans l’histoire, 175–176. 60 Dominique Chevallier – André Miquel, Les Arabes, du message à l’histoire, 9.

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 II Une lecture révisée du passé : l’arabité, les Naṣārā, les croisades

contres et d’échanges interhumains, comme les constituants d’une civilisation qui reflète une diversité réconciliée.

4 Les Naṣārā Les Naṣārā dans l’œuvre khodrienne Khodr refuse d’identifier les chrétiens aux Naṣārā du Qur’ān : « Nous ne sommes pas des Naṣārā  ; nous sommes des Masīḥiyyūn [chrétiens]  »61. Les chrétiens arabes ont porté, de tout temps, le nom de Masīḥiyyūn que les disciples reçurent à Antioche (Ac 11,26). Ils ne se sont jamais désignés par le terme coranique de Naṣārā. Muḥammad, qui n’a pas côtoyé une communauté organisée de chrétiens selon les études d’Henri Lammens (m. 1937), ne peut avoir une idée claire de ce qu’était l’Église. Il a probablement rencontré des Jacobites de la province de Nağrān. D’où les analogies entre les versets coraniques et les enseignements de Qas bin Sā‘idat, (m. 600), un évêque nağrānite62. Pourtant Khodr penche pour l’emploi de l’appellation Naṣārā quand il veut mentionner les chrétiens, tout en lui donnant une signification distincte de celle du Qur’ān. Il s’inspire d’éléments linguistiques coraniques pour rendre son discours plus accessible aux musulmans. Les Naṣārā sont « les judéo-chrétiens parsemés dans la Šibh L-Ğazīrat L-‘Arabiyyat » [Péninsule arabique]63, plus exactement les ébionites qui attendaient la venue d’un nouveau prophète, qui contestaient la divinité du Christ et qui rejetaient les enseignements de l’apôtre Paul. Ces judéo-chrétiens arabes se référaient à des Évangiles apocryphes dont d’importants passages sont perceptibles dans le Qur’ān. Il serait même possible de dresser « d’une manière synoptique des textes coraniques et des textes apocryphes chrétiens »64. Khodr reproche donc au Qur’ān la lacune de méconnaître les chrétiens, et aux musulmans celle ne faire aucun effort pour connaître le christianisme sur le plan académique et scientifique. Les savants musulmans contemporains sont même moins disposés que leurs aïeux à explorer le christianisme à partir des textes chrétiens. Šayẖ Muḥammad abū Zahrat (m. 1974) n’accepte que le Qur’ān

61 Georges Khodr, « Le pasteur », 29 janvier 2000. 62 Cf. Georges Khodr, Les chrétiens arabes, 6. 63 Georges Khodr, « L’Évangile dans le récit des musulmans », 15 novembre 2003. 64 Georges Khodr, « La nature de l’islam », 42.

4 Les Naṣārā 

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comme source fiable pour connaître le christianisme, et Sayyid Quṭb (m. 1966) se fonde sur l’Évangile apocryphe de Barnabé. Les musulmans sont appelés à reconnaître la légitimité de la présentation que les chrétiens font d’eux-mêmes. Par exemple, Khodr n’apprécie pas l’expression « Ahl L-Kitāb » [Les Gens du Livre] par laquelle les musulmans définissent les chrétiens. Malgré la bonne intention, cette expression définit mal le christianisme. Celui-ci n’a-t-il pas « existé pendant une longue période du premier siècle sans aucun livre »65 ? Les chrétiens sont les Ahl l-Wağih [Gens d’un visage], celui du Christ. Par conséquent, aux musulmans – qui vénèrent le Qur’ān comme étant un livre, non pas inspiré, mais “descendu” tel quel des cieux – Khodr affirme : « Le Christ est le Qur’ān des chrétiens »66. Pour montrer la distinction entre chrétiens et Naṣārā, Khodr développe trois exemples : la Trinité, la divinité du Fils, et l’Incarnation divine. 1. La Trinité : il est possible de parler de la Trinité dans le contexte moyen-oriental, car les musulmans «  ne sont pas plus monothéistes que ne l’étaient Pierre, Jean et Jacques »67. Toutefois, pour éviter tout malentendu, il convient d’adopter un langage compréhensible pour l’auditeur arabo-musulman. Aux musulmans qui accusent les chrétiens de širk [associationnisme], Khodr affirme que la foi en la Trinité n’est ni trithéisme, ni associationnisme, ni idolâtrie. Car il ne s’agit pas d’appliquer à la Trinité un nombre. Croire en la Trinité c’est croire que Dieu est Amour (1Jn 4,8). L’exhortation coranique à ne rien associer à Dieu n’est pas une affirmation antitrinitaire, mais un refus de diviniser l’argent, le pouvoir, les passions humaines, etc. La critique musulmane fait souvent référence au verset coranique qui dit que sont impies ceux qui disent « Allah est le Messie, fils de Marie » (Al-Mā’idat 72). Or les chrétiens n’ont jamais tenu de tels propos puisque pour eux « le Messie n’est pas un prédicat d’Allah »68. De plus, les chrétiens n’ont jamais adoré Marie, comme les en accuse le Qur’ān (Al-Mā’idat 116). Il s’agit en réalité de la condamnation d’une croyance polythéiste de l’Arabie préislamique, des enseignements des collydriens, ou des ébionites qui parlent de l’Esprit Saint au féminin. Aussi le Qur’ān « n’est pas aussi anti-triadologique qu’on l’a toujours cru »69. Toutefois, entre l’islam et le christianisme le contraste restera d’abord lié à la compréhension de l’unicité à partir de l’expression : Dieu est un.

65 Georges Khodr, Voyage dans des visages, 77. 66 Georges Khodr, in Pascale Lahoud (dir.), Georges Khodr, évêque de l’arabité, 206. 67 Georges Khodr, « Le credo, essai d’interprétation dans un milieu non-chrétien », 531. 68 Georges Khodr, « La nature de l’Islam », 44. 69 Georges Khodr, « Les chrétiens d’Orient dans un contexte pluraliste », 65.

60  2.

3.

 II Une lecture révisée du passé : l’arabité, les Naṣārā, les croisades

La divinité du Fils : pour contester la divinité du Christ, la sourate d’Al-Iẖlāṣ affirme que Dieu n’a pas enfanté [yaled]. Or le christianisme n’accorde pas au Christ le titre de Walad Allah [Enfant de Dieu] qui laisserait croire que Dieu serait un géniteur, mais celui d’Ibn Allah [Fils de Dieu], c’est-à-dire le Fils unique bien-aimé par qui tout a été fait70. De plus, la sourate d’Al-Iẖlāṣ s’adresse aux gens de la Ğāhiliyyat [période de l’ignorance préislamique], qui croyaient que les anges étaient fils et filles de Dieu. Quant aux versets coraniques où il est dit que « Dieu ne s’est donné aucun enfant » (Al-Mu’minūn 91 ; Maryam 88), Khodr y voit la condamnation de l’adoptianisme que le christianisme condamne à son tour. En effet, les chrétiens ne croient pas qu’il y ait eu un Ittiẖād [attribution], c’est-à-dire que Dieu ait haussé le Christ au niveau de la divinité. Il n’y a donc dans le Qur’ān « aucune parole explicite contre la christologie de l’Église »71. L’Incarnation divine : la religion musulmane se méfie de toute doctrine remettant en cause at-tanzīh l-’ilahī [la transcendance divine]. Or d’un côté l’Incarnation divine n’a aucun lien avec la ḥulūliyyat [les doctrines panthéistes] condamnées par l’islam. D’un autre côté, les musulmans considèrent qu’il serait ni raisonnable ni digne que Dieu revête un corps alors qu’ils croient, en contrepartie, qu’il s’est revêtu de paroles : « Les mots, la langue et les livres, ne sont-ils pas un corps ? »72 La foi en la divinité de Jésus n’est donc pas un affront à Dieu ou une offense à son unicité, mais la certitude que Dieu qui aime infiniment les hommes, vient à leur rencontre et qu’il se donne à eux en son Fils unique.

Les Naṣārā sont-ils les chrétiens ? L’Arabie préislamique connaît une diversité de croyances et de pratiques religieuses, y compris des formes de monothéisme comme celui du ḥanafisme, une tendance monothéiste de la religion arabe. Allāh, vénéré à la Ka‘bat, est reconnu comme le « Dieu Suprême » par des chrétiens, des juifs et des païens. Les habitants de l’Arabie préislamique faisaient commerce avec différents pays. C’est donc à travers le commerce caravanier et maritime des Arabes que circulaient les idées religieuses en Arabie. Il est fort probable que le jeune caravanier Muḥammad soit entré en contact avec des juifs et qu’il les ait écoutés parler de leurs croyances.

70 Cf. Georges Khodr, « Le fils unique », 30 janvier 2010. 71 Georges Khodr « La prédication chrétienne à l’homme arabe contemporain », 174. 72 Georges Khodr, « La parole et le corps », 29 mars 1987.

4 Les Naṣārā 

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Dans leurs déplacements vers la Palestine et la Syrie, les commerçants arabes devaient passer par le territoire des Ġasāsinat [Ghassanides], des Arabes chrétiens monophysites. Leur roi Al-Ḥārit V ibn Ğabalat (m.  569), aidé par l’impératrice Théodora (m. 548), avait œuvré pour le sacre comme évêque de Jacques Baradée (m. 578), fondateur de l’Église monophysite. Les Ġasāsinat secondaient l’Empire byzantin contre l’Empire perse dont les vassaux étaient les Banū-Laẖm [Lakhmides]. La ville d’Al-Ḥīrat (Irak), capitale du royaume des Banū-Laẖm, a longtemps été un refuge pour les chrétiens “hétérodoxes” qui fuyaient les persécutions byzantines. C’est de cette ville que partiront, à la fin du 4e siècle, les missions chrétiennes vers Baẖrayn et ‘Umān. À la suite du concile de Séleucie (486), le nestorianisme était devenu prépondérant dans Al-Ḥīrat. Toutefois, les monophysites, fuyant les persécutions de l’Empereur Justin 1er (m. 527) au début du 6e siècle, auraient été aussi très actifs dans cette ville. Ainsi s’expliquerait en grande partie, selon Jan M. F. Van Reeth « la christologie complexe du Coran »73, une christologie à la fois nestorienne et monophysite, parce que les caravaniers d’Al-Ḥīrat, se rendaient régulièrement dans Al-Makkat préislamique. Le manichéisme a été aussi introduit très tôt dans Al-Ḥīrat d’où il s’est répandu vers le Ḥiğāz [le Hedjaz]. Les chrétiens sont aussi présents au Sud de l’Arabie, dans la province de Nağrān. Ils sont restés célèbres en raison des persécutions qu’ils subirent du roi converti au judaïsme Du Nuwās (env. m. 527). Le monophysisme y subsista jusqu’après l’apparition de l’islam. À l’ordre du jour, nous n’avons aucune preuve d’une traduction arabe, « entière ou partielle, de la Bible ou du Nouveau Testament » au 7e siècle, même s’il est probable qu’il y ait eu une traduction ad hoc et non-officielle, pleine d’araméismes74. En réalité, le christianisme n’a pas eu le succès escompté en Arabie pour deux raisons majeures  : d’un côté, il était perçu par les Arabes comme la religion des ennemis, des Byzantins, des Perses, à titre d’exemple  ; d’un autre côté, les divisions théologiques des chrétiens ont affaibli leur mission. Les Arabes furent toutefois touchés par la prédication de la foi chrétienne dès le début. Parmi les tribus arabes chrétiennes, il y a les Ṭay’, les Tanūẖ, les Ṣāliḥ, les Taġlib, etc. Cependant, celles-ci n’étaient pas en réalité rattachées à une doctrine, mais « elles adoptaient la foi d’une personnalité chrétienne qui leur a rendu service et qui représente pour elles un profit  »75. Leur «  conversion  » au christianisme ne se fondait donc pas d’abord sur des convictions religieuses et théologiques, mais 73 Jan Van Reeth, in Daniel de Smet – Mohammad Ali Amir-Moezzi, Controverses sur les Écritures canoniques de l’Islam, 91. 74 Cf. Ibid., 87. 75 Alfred Havenith, Les Arabes chrétiens nomades au temps de Mohammed, 101.

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 II Une lecture révisée du passé : l’arabité, les Naṣārā, les croisades

sur une affinité culturelle et une allégeance politique. C’est d’abord « à toutes les sectes et à tout vent de doctrine » que l’Arabie a été ouverte. Épiphane de Salamine (m. 403) écrivit qu’elle était le rendez-vous de toutes les hérésies [Arabia hæresium ferax]. Par ses déserts et sa position géographique, l’Arabie a été « un lieu d’asile pour tous ceux qui étaient l’objet de persécutions ou de condamnations »76. Les deux chroniqueurs Sebèos (6e siècle), évêque arménien, et Jacob (m. 708), évêque suryān d’Édesse, racontent que le jeune Muḥammad aurait fait du commerce en Palestine et en Phénicie où il aurait rencontré des chrétiens. De même, des personnes de son entourage immédiat ont voyagé à l’extérieur de l’Arabie et connu de près les chrétiens de l’Empire byzantin. Muḥammad a eu aussi des contacts avec des chrétiens de l’Arabie, mais il est probable que sa connaissance des textes bibliques lui soit parvenue par communication orale et non par la fréquentation de textes écrits, ni par la participation à la liturgie chrétienne. Cependant, il ne semble pas que Muḥammad ait été sensible aux problèmes réels et profonds que recouvraient les débats doctrinaux dans la Grande Église. Le Qur’ān ignore les Masīḥiyyīn ou le terme d’Église. Il met en œuvre l’expression Ahl L-Kitāb [Gens du Livre] (32 fois) qui désigne tout à la fois juifs, chrétiens et musulmans. Les chrétiens sont aussi appelés une fois les Ahl L-Inğīl [Gens de l’Évangile] (Al-Mā’idat 47), et une autre fois Al-ladīna ittaba‘ū ‘Īsā [Ceux qui ont suivi Jésus] (Al-Ḥadīd 27). Mais le terme le plus célèbre est celui de Naṣārā dont les quatorze occurrences ne se trouvent que dans les versets médinois77. Muḥammad Ṭabarī (m. 923) en donne trois origines78 : 1. La racine NṢR qui a donné le terme nuṣrat, c’est-à-dire le fait de se porter de mutuelles assistances ; 2. Le village d’An-Nāṣirat (Nazareth) ; 3. La question que Jésus a posée à ses disciples : « Qui seront mes auxiliaires [Anṣārī] envers Allah ? » (Aṣ-Ṣaf 14). Les Naṣārā seraient selon la majorité des islamologues des judéo-chrétiens orthodoxes ou hétérodoxes ayant trouvé refuge dans les déserts de l’Arabie, hors des frontières de l’Empire romain et loin des pressions de “l’Église officielle”. Aussi est-il important de connaître les courants judéo-chrétiens. Le mouvement des disciples de Jésus s’est situé au 1er siècle à l’intérieur du judaïsme. G. P. Luttenkhuizen suggère donc de parler de « judaïsme chrétien primitif ». Car dans la première génération de l’Église, chaque croyant était judéo-chrétien.

76 Roger Arnaldez, À la croisée des trois monothéismes, 54. 77 Cf. Geoffrey Parrinder, Jesus in the Qur’ân, 153. 78 Cf. Jane Dammen McAuliffe, Qur’ânic Christians, 95.

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Dès les premières années, prévalut une conception différente de la délimitation de la communauté par rapport au judaïsme. Le livre des Actes illustre d’ailleurs un conflit entre deux tendances de la première Église. L’assemblée de Jérusalem (48–50) sera donc l’événement qui cherchera une solution et qui émettra une lettre de compromis appelée « décret apostolique » (Ac 15, 23–29). Or les judéo-chrétiens79, y compris Orthodoxes, ne pouvant maintenir la double appartenance, ont été marginalisés, à la fois par les chrétiens en raison de leurs pratiques, coutumes et liturgie, et par les juifs en raison de leur foi en Christ et de leur lecture biblique. Cette double marginalisation mena à l’éclatement des communautés judéo-chrétiennes en plusieurs groupes qui n’ont pas une christologie unique, ni un accord sur les observances mosaïques. Aussi est-il plus convenable de parler de christianismes judéo-chrétiens. La rupture qui a été évitée lors de l’assemblée de Jérusalem s’est donc produite au deuxième siècle. Il y a eu trois principales communautés judéo-chrétiennes : 1. Les nazaréens [ou nazoréens] sont des chrétiens dans leurs croyances, mais ils se distinguent par leur attachement aux pratiques juives. Ils ont un Évangile particulier dénommé l’Évangile des Hébreux [ou des Nazaréens] qui n’est « ni canonique ni apocryphe »80. Le mouvement nazaréen fut marginalisé au 2e siècle par la Grande Église. 2. Les ébionites, en fait des «  jacobiens antipauliniens  »81, sont hétérodoxes car ils reconnaissent la messianité de Jésus, mais non sa divinité. Il semble qu’ils aient fait dissidence du mouvement nazaréen au 1er ou au 2e siècle pour des raisons doctrinales. Leur nom viendrait de l’hébreu et signifierait «  les pauvres ». Fidèles à la Loi mosaïque, ils pratiquent des ablutions quotidiennes, prient dans la direction de Jérusalem, s’abstiennent de toute alimentation carnée et rejettent le célibat. Ils forment, non pas une Église hiérarchisée, mais plutôt des communautés dispersées et autonomes. L’Évangile des Ébionites est un remaniement de l’Évangile de Matthieu. 3. Les elkasaïtes ne croient pas que le Christ est le Fils de Dieu, observent la Torah, prient dans la direction de Jérusalem, rejettent les sacrifices, ne mangent pas de viande, méprisent le célibat, et pratiquent de nombreux rites baptismaux en dehors du premier baptême. Le mouvement elkasaïte a probablement donné naissance au manichéisme. Car Mani (m. 276) a été, pendant vingt-quatre années de sa vie, membre d’une communauté elkasaïte.

79 Le terme judéo-christianisme est un néologisme attribué à F. C. Baur (m. 1860) en 1831. 80 Simon-Claude Mimouni, Les chrétiens d’origine juive, 155. 81 Ibid., 22.

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J. Daniélou (m. 1974) donne donc trois acceptions du terme « judéo-chrétiens »82 : 1. Les juifs qui, comme les ébionites et les elkasaïtes, croient que Jésus est le Messie mais non le Fils de Dieu ; 2. Les chrétiens de la première communauté hiérosolymitaine qui ont reconnu la divinité de Jésus et sont restés attachés à certaines formes de vie judaïques ; 3. Une pensée chrétienne qui s’exprime dans des cadres empruntés au judaïsme et qui est adoptée par des païens convertis au christianisme. Faute de sources, le mystère demeure quant à la date de la disparition de ce phénomène complexe qu’est le judéo-christianisme. Les nazaréens se sont probablement fondus dans “la Grande Église”. Quant aux groupes ébionite et elkasaïte, qui ont subsisté après la naissance de l’islam, il n’est pas improbable qu’ils aient préféré s’expatrier au-delà des frontières de l’Empire romain. Une grande majorité d’historiens suppose l’implantation du judéo-christianisme dans l’Arabie à la veille de la naissance de l’islam, sans qu’il y ait une preuve qui confirme une telle hypothèse. Les différents savants et théologiens pensent donc généralement que les Naṣārā du Qur’ān sont, non pas les chrétiens de la Grande Église, mais des judéo-chrétiens hétérodoxes. En effet, si le Qur’ān se prononce, à l’instar du judaïsme rabbinique, contre la divinité du Christ, il déploie aussi sur la personne de Jésus des tendances «  christianisantes  » moyennant des titres comme Kalimat Allāh [Verbe de Dieu] et Masīḥ [Messie] qui reflètent quelque chose qui va « au-delà du simple respect »83. On attesterait là des traces de croyances judéo-chrétiennes. Un autre indice est l’importance que le texte coranique accorde aux citations de l’Évangile de Matthieu, plus qu’aux autres Évangiles84. D’après certains chercheurs, le christianisme connu par Muḥammad serait l’ébionisme. Car le Qur’ān ignore des prophètes bibliques importants tels Élie, Isaïe, Jérémie et Ezéchiel que les ébionites ne prenaient pas en considération. De même, à l’exemple des ébionites, la tradition islamique accuse les juifs d’avoir altéré la Bible. D’autres historiens identifient les Naṣārā du Qur’ān aux elkasaïtes, car ces derniers se tournaient dans leurs prières vers Jérusalem, direction de la prière des musulmans dans les premières années. Ils proscrivent le vin, et ils affirment que le Livre révélé était « tombé » du ciel. Selon Youssef Durra Haddad (m. 1979), en professant la descente du Verbe de Dieu sur Jésus dès sa conception et la naissance virginale du Christ, le Qur’ān est anti-ébionite et anti-elkasaïte, et 82 Cf. Jean Daniélou, Théologie du judéo-christianisme, 17–19. 83 Jacques Jomier, in Martiniano Roncaglia, « Éléments ébionites et elkésaïtes », 114. 84 Mt 13,1–9 et Al-Fatiħ 29, Mt 12,32 et An-Nisā’ 116, Mt 13,14–15 et Al-A‘rāf 179, Mt 25,1–12 et AlĦadīd 12–15.

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ne connaît que le judéo-christianisme orthodoxe, c’est-à-dire le groupe nazaréen. Ernest Renan (m. 1892) pense aussi que les Naṣārā sont les nazaréens, en raison d’une proximité étymologique entre les termes qui les désignent. Daniel de Smet décèle derrière le profil des Naṣārā le mouvement manichéen venu d’Al-Ḥīrat au Ḥiğāz. Un grand nombre de Qurayšites auraient adhéré à un manichéisme modéré nommé Al-Ḥanīfiyyat [le hanifisme]. Un parallélisme qui montre une forte ressemblance entre l’islam et le manichéisme a souvent été mis en lumière. Mani et Muḥammad se sont attribué le titre de « sceau des prophètes », ont nié la crucifixion de Jésus et ont accusé les juifs et les chrétiens d’avoir altéré les Écritures85. Le Qur’ān se réfère plus aux différents écrits apocryphes qu’aux Évangiles canoniques. Les figures néotestamentaires dans le Qur’ān semblent dériver en partie d’Évangiles apocryphes de l’enfance. Sur la vie de Marie, le Qur’ān s’inspire d’abord du Protévangile de Jacques, tenu en haute estime dans l’Église d’Orient et chez les ébionites : la vie d’Anne, la naissance et la consécration de Marie, le tirage au sort de l’homme qui prendra Marie en charge, l’approvisionnement de Marie en nourriture par les anges et l’annonciation à Marie. Le Qur’ān et le Pseudo-Matthieu répandent les mêmes informations sur les miracles de Jésus pendant son enfance : Jésus parle dans le berceau, il modèle et vivifie des oiseaux d’argile. Le Qur’ān, à l’instar des Actes de Jean, affirme que l’homme suspendu sur la croix n’est pas Jésus mais un sosie. Enfin, le récit de la prosternation des anges devant Adam (Al-Ḥiğr 28–31) se trouve dans La Vie d’Adam et d’Ève, écrit apocryphe du 5e siècle. Les traditions vétérotestamentaires sont plus nombreuses que celles du Nouveau Testament dans le texte coranique. Il s’agit très souvent de traces judaïques extra-bibliques. Par exemple, dans Al-Kahf 66–82, Moïse est désemparé devant le fait que le serviteur de Dieu ait réparé un mur en ruine d’un homme inhospitalier. Ce serviteur explique alors le bien fondé de sa conduite. Or, dans un ancien récit rabbinique, Élie explique aussi à Rabbi Josué qu’il avait consolidé le mur pour cacher un trésor enfoui sous le mur. De même, la sourate Al-Anbiyā’ (62–63) raconte l’histoire du père d’Abraham prenant le bâton et brisant les idoles de son père qui se trouve dans le Bereshit Rabba, un midrash de la Genèse du 5e siècle. Ces influences rabbiniques expliquent pourquoi L’Enseignement de Jacob (7e siècle) et Les Secrets du Rabbi Simon bin Yohay (8e siècle) affirment que l’islam est apparu dans ses débuts comme un messianisme juif.

85 Cf. Dominique Urvoy, Histoire de la pensée arabe et islamique, 61. Frédéric Lenoir rappelle que le manichéisme, s’était doté, comme le fera l’islam, de cinq piliers, dont trois sont commun aux deux traditions religieuses : la prière, l’aumône et le jeûne (Cf. F. Lenoir, Dieu, 153–154.

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An-Naḥl 103 évoque l’accusation portée contre Muḥammad pour s’être fait donner les textes coraniques par un bašar [être charnel], laquelle est rejetée par le Qur’ān du fait que ce bašar, étant barbare, ne parle pas l’arabe. Cette accusation suppose qu’il y avait à Al-Makkat des gens qui connaissaient les histoires tirées de la Bible. Il est des islamologues, tel C. C. Torrey (m. 1956), qui pensent que Muḥammad aurait eu accès aux versets bibliques et à la connaissance du christianisme grâce à « l’être charnel » qu’est Zayd bin Tābit (m. 660), scribe personnel du prophète, qui, selon l’historien ‘Umar bin Šabbat (m. 877), était « un juif avec ses deux mèches de cheveux »86, c’est-à-dire avec les papillotes qui sont le signe de l’appartenance judaïque. Ubay ibn Ka‘ib (m. 649), autre compagnon de Muḥammad, était, selon Ad-Dahabī (m. 1348), un rabbin qui aurait introduit chez les Arabes les īsrā’īliyyāt [les fables rabbiniques] des tribus juives du Yémen. Ibn Isḥāq (m. 767) pense que « l’être charnel » du verset coranique serait plutôt Ğabr, un esclave abyssinien qui lisait l’Évangile en éthiopien. Shlomo Pines (m.  1990) présente une thèse. Pinès a étudié un texte arabe polémique écrit contre les chrétiens du 10e siècle par le mu‘tazilite ‘Abd L-Ğabbār L-Hamadānī (m. 1025) intitulé Tatbīt dalā’il nubuwwat sayyidinā Muḥammad [Établissement des preuves de la prophétie de notre maître Muḥammad]. Or Pinès pense qu’Al-Hamadānī a inséré dans son traité, avec « maladresse et négligence  »87, les points de vue d’un traité d’un milieu judéo-chrétien hostile à la Grande Église. Par exemple, il reproche aux chrétiens d’avoir abandonné quelques commandements vétérotestamentaires, entre autres le sabbat et la direction de la prière, alors qu’un musulman considère que la Loi mosaïque a été abrogée par le message de Muḥammad. Dans son texte, Al-Hamadānī répète le leitmotiv selon lequel les Naṣārā, en adoptant des habitudes païennes de la culture romaine, ont trahi la religion du Christ. Or certaines de ces accusations ne peuvent dériver que de courants judéo-chrétiens : la prière en direction de Jérusalem, le jeûne de cinquante jours, le repos dominical au lieu du samedi, la non-imposition de la circoncision. Al-Hamadānī aurait donc inséré dans son manuscrit un autre texte qui affirme que les chrétiens de la seconde génération ont altéré les enseignements de Jésus : mélange de judaïsme et de paganisme, rejet des commandements mosaïques qui répugnaient aux Romains, adoration de la croix imposée par Constantin. Les textes qu’Al-Hamadānī a insérés dans son traité appartiennent à un milieu religieux qui croit au Christ sans confesser sa nature divine et qui insiste sur l’ob-

86 Claude Gilliot, « Un non-musulman et un chercheur », 43. 87 Shlomo Pines, The Jewish Christians of the early centuries of Christianity according to a new source, 2.

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servance de la Loi mosaïque. Ils ont vraisemblablement été écrits en syriaque aux alentours de Ḥarrān entre le 5e et le 7e siècle. Les judéo-chrétiens, auteurs des textes originaux, auraient vécu dans la clandestinité parmi les Nestoriens, puisqu’ils connaissent les Évangiles canoniques, et auraient émergé, avec l’apparition de l’islam, dans l’espace public pour exprimer leurs croyances. Cette étude de S. Pinès réconfronte l’idée que l’islam des origines aurait donc eu des contacts avec les communautés judéo-chrétiennes ébionites. Selon Joseph Azzi, Waraqat ibn Nawfal, cousin germain de H̱adīğat, épouse de Muḥammad, était à la tête du nazaréisme-ébioniste massivement présent à Al-Makkat. Or Muḥammad L-Buẖārī (m. 870) rapporte que Waraqat écrivait « le Livre arabe », c’est-à-dire qu’il traduisait l’Évangile selon les Hébreux en arabe. En parallèle, il préparait Muḥammad à lui succéder et à unifier les nazaréens d’Al-Makkat. Il devint donc son «  directeur de conscience  », l’initia à la prière et au jeûne, et le forma à la lecture du « Livre hébreu » qu’il traduisait en arabe. Waraqat n’avait pas l’intention de fonder une nouvelle religion, et Muḥammad ne s’était pas proclamé prophète. C’est le Qur’ān de ‘Utmān et les biographes postérieurs qui ont transformé les intentions et les objectifs véritables de Waraqat et de Muḥammad. Le « Qur’ān » de Waraqat et de Muḥammad, qu’Azzi appelle « le Qur’ān d’AlMakkat», était donc une traduction arabe et une lecture facilitée du « Livre Hébreu ». Il était « un abrégé facile à retenir ou une sorte de condensé suffisant pour rappeler la Torah et l’Évangile »88. Dans ce « Qur’ān d’Al-Makkat », les musulmans sont en réalité les nazaréens qui se sont unifiés en une seule communauté. Il y a d’ailleurs dans le Qur’ān et chez les ébionites une foi identique : la profession d’un Christ qui est simple prophète, non pas Fils de Dieu, et qui n’a pas été crucifié ; l’obligation des ablutions rituelles ; la prohibition de la consommation du vin et de la viande de porc ; l’incitation au mariage, etc. Or à la mort de Muḥammad, l’esprit clanique resurgit. Aussi le calife ‘Utmān (m. 656), en vue de recréer l’unité, modifia-t-il le Qur’ān par des suppressions et des ajouts, et fit des nazaréens [Naṣārā], qui étaient les vrais musulmans, des gens « injustes comme les juifs, polythéistes comme les païens »89. Le Qur’ān de ‘Utmān confond donc chrétiens et nazaréens qui deviennent des peuples conquis. La suggestion de Azzi sur l’intention de Waraqat de désigner Muḥammad  comme son successeur ne s’appuie sur aucune évidence, d’autant moins que la valeur historique de l’indication d’ibn Hišām (m. 834) selon laquelle Waraqat ibn Nawfal aurait été judéo-chrétien demeure discutable.

88 Joseph Azzi, Le Prêtre et le Prophète, 106. 89 Ibid., 265.

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Édouard-Marie Gallez distingue «  le judéo-christianisme véritable [orthodoxe] et sa dérive messianiste »90 qu’il appelle judéo-nazaréisme, à la fois antirabbinique et anti-chrétien. Celui-ci s’identifie avec le mouvement des ébionites qui ont délaissé leur appellation dès le 4e siècle pour privilégier celle de “nazaréens”, dérivant de l’araméen nāsrāye ou nesroyo. Les judéo-nazaréens ne croient pas à la divinité de Jésus et nient sa crucifixion. Ils se tournent vers Jérusalem pour prier et interdisent la consommation du vin. Ils reprochent aux juifs le rejet du Messie et la falsification de l’Écriture, et aux chrétiens la divinisation de Jésus. Ils prétendent être « les “vrais” juifs et les “vrais” chrétiens », et se réfèrent à une figure fondatrice reconnue par les juifs et les chrétiens, Ibrāhīm [Abraham]. Les judéo-nazaréens veulent rétablir le Temple [ou Maison de Dieu] pour rendre possible le retour matériel du Messie. Muḥammad, convaincu par les judéonazaréens de Yatrib, mena en 629 une première tentative, infructueuse, de conquête de la Palestine. En 637, ayant réussi à occuper Jérusalem, les Arabes et les judéo-nazaréens ont alors tenté de reconstruire le Temple évoqué par le Qur’ān (Al-Baqarat 127). Comme le retour du Messie ne se réalisa pas, les proto-musulmans se sont sentis trompés par leurs mentors judéo-nazaréens. Ils ont alors cherché à effacer toute trace judéo-nazaréenne. Or « un souvenir collectif se détourne plus aisément qu’il ne s’efface  »91. Aussi la solution étaitelle d’identifier les Naṣārā [judéo-nazaréens] aux chrétiens, et de produire une expression coranique qui illustre l’idée de « polythéisme arabe préislamique ». Par un glissement de sens, les mušrikūn [associateurs] devinrent les polythéistes préislamiques, et les chrétiens devinrent les Naṣārā qui sont, de ce fait, supprimés de l’existence. Dans les feuillets coraniques primitifs, le terme Naṣārā désigne les judéo-nazaréens, alors que dans le texte coranique actuel il semble désigner les chrétiens. Dans Al-Ma’idat 82 par exemple, il y a encore une trace, mal maquillée, qui montre la distinction réelle entre Naṣārā et chrétiens. Le Qur’ān actuel n’est donc pas le Qur’ān d’origine. D’ailleurs, il y a eu la destruction systématique infligée par le pouvoir califal aux manuscrits du 1er siècle de l’islam. Gallez pense que la figure même de Muḥammad, tombée dans l’oubli, a été ressuscitée pour donner une identité et une unité à la communauté musulmane. La première mention n’apparaîtra qu’en 696, sur les pièces de monnaie en or qui montrent ‘Abd L-Mālik (m. 705) tirant son épée au nom de « Muḥammad, Rasūl Allah [Messager de Dieu] ».

90 Édouard-Marie Gallez, Le messie et son prophète 1, 247. 91 Édouard-Marie Gallez, « Gens du Livre », 177.

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Si Gallez a le mérite de puiser à toutes les sources, il reste qu’il s’y réfère « d’une manière très confuse »92 et qu’il interprète certaines données dans la perspective d’une conclusion déjà élaborée. L’islam serait-il donc une religion judéo-chrétienne  ? Certains islamologues estiment que l’islam a fait sienne les idées judéo-chrétiennes fondamentales et qu’il appartiendrait à une mouvance de chrétiens restés pré-nicéens. Yūḥannā bin Sarğūn [Jean Damascène] (m. 749) n’avait-il pas déjà classé l’islam comme « une hérésie chrétienne » dans le voisinage de l’arianisme ? Ernest Renan (m. 1892) le rattache à l’esséno-ébionisme, et Adolf von Harnack (m. 1930) à une forme du judéo-christianisme gnostique. Hans Joachim Schoeps (m. 1980) pense que le judéo-christianisme s’est conservé et prolongé dans l’islam, et que « la combinaison ébionite de Moïse et de Jésus a trouvé son accomplissement dans Muḥammad »93. Claude Gilliot soutient la thèse que l’auteur – ou les auteurs – du Qur’ān de la période mecquoise ont traduit « le lectionnaire non arabe » ou des éléments de lectionnaires non arabes qui contenaient des sélections des quatre Évangiles et du psautier94. Il se réfère à Günter Lüling (m. 2014) qui pensait que le Qur’ān était un palimpseste montrant « les traces d’hymnes chrétiens préislamiques » que Muḥammad aurait remaniées. Par exemple la Memrā syriaque attribuée à Jacques de Saroug (m. 521) évoquait le récit des sept Dormants d’Éphèse et la foi d’Alexandre le Grand qui se trouvent aussi dans le Qur’ān. Quant au style coranique, il ressemble à celui du psautier : changements abrupts de sujets et allusions à des récits et thèmes incompréhensibles sans le Pentateuque et les livres historiques. C’est pourquoi Hartwig Hirschfeld (m. 1934) affirme que Muḥammad semble imiter les psaumes. Par exemple le verset « Guide-nous sur le chemin ascendant » (Al-Fātiḥat 6) serait une réminiscence de « Conduis-moi sur un chemin de droiture » (Ps 27,11). Le Qur’ān, qui ne nie pas que Muḥammad ait pu recevoir un enseignement d’informateurs (An-Naḥl 103), soutient que le message coranique est délivré dans une langue arabe claire [mubīn]. Ce qui laisse penser qu’il veut se distinguer d’un lectionnaire non arabe. Aussi, à la suite de Geo Widengren (m.  1996), Claude Gilliot pense qu’à l’origine Muḥammad a tenté de « créer un livre saint arabe »95, un Qur’ān correspondant à la Qeryānā chrétienne syriaque.

92 Guy Stroumsa, « Jewish Christianity and Islamic Origins », 82. 93 Hans-Joachim Schoeps, in Alfred Havenith, Les Arabes chrétiens nomades au temps de Mohammed, 76. 94 Cf. Claude Gilliot, « Des indices d’un proto-lectionnaire dans le “lectionnaire arabe” dit Coran », 297. 95 Ibid., 305.

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Muḥammad aurait donc associé les croyances d’un milieu judéo-chrétien, c’est-à-dire d’« un islam abrahamique chrétien primitif » à un paganisme arabe ancien pour combattre le christianisme hellénistique. Il est important d’approfondire les avis coraniques à l’égard des chrétiens. L’attitude du Qur’ān à l’égard des chrétiens est très ambiguë. Il semble qu’il y ait eu une évolution d’une manifestation de sympathie qui a changé en durcissement. En effet, dans la période mecquoise, le Qur’ān appelle à un dialogue affable avec les chrétiens (Al-‘Ankabūt 45–47), alors que dans la période médinoise se manifestent dans les rapports islamo-chrétiens des tensions (Āl-‘Imrān 64–71), voire un appel à combattre ceux qui n’ont pas cru en l’appel de Muḥammad (At-Tawbat 29). Or de tels appels [« Qu’Allah les [les chrétiens] tue » At-Tawbat, 30] peuvent justifier l’intolérance et les massacres au nom de la foi. Si l’amitié avec les chrétiens semble être possible, il n’en reste pas moins que ces derniers sont accusés d’être des égarés et extravagants dans leur religion (Al-Mā’idat 77). Abū L-Qāsim Az-Zamaẖašrī (m. 1143) et abū At-Tanā’ L-Alūsī (m. 1854) pensent que dans la Fātiḥat [La Liminaire], ceux à qui Dieu a donné ses bienfaits [Alladīn an‘amta ‘alayhim] sont les musulmans, l’objet du courroux divin [Maġḍūb ‘alayhim] sont les juifs, et les égarés [Aḍ-Ḍālīn] sont les chrétiens. Dans l’œuvre de Muḥammad Ṭabarī (m. 839), le christianisme est à la fois une bid‘at [hérésie] et un kufr [infidélité]. Ṭabarī accuse les chrétiens de divers maux, dont l’associationnisme, la divinisation de Jésus, la falsification de l’Évangile et le refus d’adhérer à l’islam. La détérioration du «  vrai christianisme  » a mené à des divisions en sectes. Aussi Ṭabarī répartit-il les chrétiens en deux catégories96 : la catégorie des « chrétiens musulmans » qui, fidèles aux enseignements de Jésus, ont embrassé l’islam, et celle des « chrétiens désobéissants » que sont les Jacobites, les Nestoriens et les Melkites. Or l’amabilité du Qur’ān s’exprime uniquement envers les premiers. Si les chrétiens sont donc dits plus proches des musulmans que d’autres (AlMā’idat 82–85), Ṭabarī, abū Bakr Ar-Rāzī (m. 935) et abū Ḥayān L-Ġarnāṭī (m. 1344) soutiennent qu’il s’agit des « chrétiens authentiques du Qur’ān »97 qui, en entendant la révélation musulmane, répandent des larmes et demandent à adhérer à l’islam (Al-Mā’idat 83). Les chrétiens que loue le Qur’ān sont donc « les chrétiens unitariens du passé qui suivaient une religion censée avoir été celle de Jésus »98. Par conséquent, Alfred Havenith (m. 2004) affirme que les éloges des chrétiens dans le Qur’ān sont en réalité « un leurre, un piège, une moquerie ou parfois

96 Cf. Abdelmajid Charfi, « Le christianisme dans le Tafsīr de Tabarī », 151–152. 97 Jane Dammen McAuliffe, Qur’ânic Christians, 288. 98 Jacques Jomier, Le Coran, textes choisis, 67.

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une hypocrisie »99. Car il y aurait deux christianismes : les Naṣārā [judéo-chrétiens] qui croient dans la mission de Muḥammad, et les chrétiens des conciles œcuméniques. Les accusations à l’égard des « chrétiens inauthentiques non musulmans » qui ont propagé une forme corrompue de la religion de Jésus tournent généralement autour de deux thèmes  : At-Taḥrīf [l’altération] de l’Évangile, et Aš-Širk [l’associationnisme]. 1 At-Taḥrīf [L’altération] de l’Écriture Le Qur’ān soutient que juifs et chrétiens ont travesti la vérité au moyen du faux (Āl-‘Imrān 70–74) et ont détourné le discours de ses sens [yuḥarrifūn l-kalimat] (An-Nisā’ 46). Cette altération des Écritures peut prendre la forme d’une dissimulation [kitmān] (Al-Baqarat 174), d’une substitution [tabdīl] (Al-A‘rāf 162), un travestissement [talbīs] (Āl-‘Imrān 71), d’une torsion de la langue dans la lecture [layy] (An-Nisā’ 46), d’un oubli [nisyān] (Al-Mā’idat 13), d’une déformation de l’interprétation. Si la conséquence de l’altération des Écritures est les divisions [l’hostilité et la haine] des chrétiens (Al-Mā’idat 14), la définition d’une altération est une donnée évangélique en contradiction avec le contenu du Qur’ān qui est « la marque de la véracité [taṣdīq] des messages antérieurs et l’exposition [tafṣīl] de l’Écriture » (Yūnus 37). En effet, les musulmans conçoivent la Torah et les Évangiles comme des « proto-Corans »100. Les différents exégètes et théologiens musulmans ont souvent essayé d’énumérer ces altérations. Muḥammad Ṭabarī (m.  839) et abū ‘Abdallah L-Qurṭubī (m.  1273) parlent du prolongement de la période de jeûne  ; ibn Katīr (m.  1373) évoque l’autorisation donnée par l’empereur Constantin à consommer de la viande de porc et à se tourner vers l’Orient  ; Muḥammad ‘Abduh (m.  1905) et Sayyid Quṭb (1966) dénoncent les conciles œcuméniques qui ont donné un sens littéral à l’expression « le Christ est Fils de Dieu ». Faḍl Raḥmān Ansari (m. 1974) pense que le Nouveau Testament est altéré parce qu’il recèle entre les quatre Évangiles des contradictions101. Il regrette que la religion chrétienne soit devenue païenne et idolâtre : les chrétiens ont imaginé Jésus à l’image des « dieux-soleil » enfantés d’une vierge, morts et ressuscités, comme Dionysos né le 25 décembre, et comme Mithra, « le prototype parfait de Jésus-Christ ». ‘Abd L-Ğabbār L-Ḥamadānī

99 Alfred Havenith, Les Arabes chrétiens nomades au temps de Mohammed, 38. 100 Jane Dammen McAuliffe, « L’abrogation du judaïsme et du christianisme », 128. 101 Cf. Muhammad Fadlur Rahman Ansari, Islam and Christianity, 39.

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(m. 1025) pense que ce ne sont pas les Byzantins qui se sont convertis au christianisme, mais les chrétiens qui se sont byzantinisés [An-Naṣārā tarawwamat]102. Cette conviction musulmane de l’altération de l’Évangile explique le succès du Pseudo-Évangile de Barnabé, lancé sur le marché arabe en 1908 sans la traduction de la préface explicative et reçu comme le véritable Évangile. D’autant plus que Barnabé est une figure a priori sympathique aux musulmans parce qu’il s’était heurté à l’apôtre Paul, principal accusé de l’altération. Cet Évangile est un apocryphe écrit entre le 14e et le 16e siècle par un auteur qui ignore la géographie de la Palestine et qui présente un portrait de Jésus conforme à celui du Qur’ān. Les accusations d’altération tournent généralement autour d’un point fondamental  : dissimuler que l’Évangile appelle à suivre Muḥammad. D’après le Qur’ān, Jésus aurait annoncé l’avènement de Muḥammad : « Je vous annonce un Prophète qui viendra après moi dont le nom sera Aḥmad » (Aṣ-Ṣaf 6). En effet, l’islam se fonde sur un monoprophétisme qui veut que les messages de tous les prophètes culminent dans celui de Muḥammad. Les commentateurs musulmans adoptent l’une des deux voies pour résoudre le problème de l’altération de l’Évangile. Soit ils admettent que les Évangiles, falsifiés, ne contiennent plus cette annonce, soit ils perçoivent l’annonce dans les textes existants en identifiant Muḥammad au Paraclet. Or l’une des explications de cette confusion entre Muḥammad et le Paraclet serait la similitude de la « carcasse consonantique » des deux termes grecs Paraclitos [le Consolateur] et Periclitos [le Renommé, l’Illustre], ce dernier rendu en arabe par Aḥmad. 2 Aš-Širk [l’associationnisme, le polythéisme] Le message de Muḥammad repose sur le tawḥīd [l’unicité] de Dieu qui n’a pas d’associé [lā šarika lahu] (Al-An‘ām 163), ni d’égal [lam yakun lahu kufuwān aḥadu] (Al-Iẖlāṣ 4), ni de parèdre [lā tağ‘alū lillahi andādān] (Al-Baqarat 22). Cette unicité absolue affirmée dans le Qur’ān peut être définie comme une monolâtrie. Or, même si des versets semblent distinguer les mušrikīns [associateurs, polythéistes] et les chrétiens (Al-Ḥağğ 17, Al-Baqarat 105), le Qur’ān ou du moins les musulmans confondent ces derniers (Al-Ma’idat 72–73, Al-Iẖlāṣ 1–4). La foi en la Trinité et en la divinité du Christ est perçue par le Qur’ān comme une infidélité [kufr] (Al-Ma’idat 17). Dans le Qur’ān, la filiation divine de Jésus est entendue comme « une insupportable filiation biologique »103. Or le verbe ittaẖada [prendre un enfant] (Maryam 35) ne peut exprimer la génération éternelle, mais une adoption que le christianisme 102 Abdelmajid Charfi, La pensée islamique, rupture et fidélité, 207–208. 103 Claude Gilliot, « Un non-musulman et un chercheur », 31.

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lui-même condamne. De même, le verbe yaled [enfanter] (Al-Iẖlāṣ 2) a une résonnance charnelle : la paternité divine est comprise sous le modèle de l’expérience humaine, c’est-à-dire réalisée avec une partenaire sexuelle. Muḥammad Ṭabarī (m. 923), par exemple, ne fait aucune distinction entre walad [enfant] et ibn [fils]. Or le concile de Latran (1215) avait clairement affirmé que « Dieu n’a pas enfanté et n’a pas été enfanté ». De même, les chrétiens ne disent pas, comme les accuse le Qur’ān, qu’« Allah [Dieu] est le Messie » (Al-Ma’idat 76), parce que « ces deux mots ne sont pas interchangeables »104. Les chrétiens n’ont jamais soutenu que Dieu est le Christ, mais que le Christ est Dieu. À propos de la Trinité, le Qur’ān parle du nombre talātat [trois], de triade (An-Nisā’ 169, Al-Ma’idat 77), ou de deux divinités « en dessous d’Allah » que sont Jésus et la Vierge Marie qui est citée à la place de l’Esprit (Al-Ma’idat 116). Les textes coraniques n’attaquent donc nullement le dogme de la Trinité professé par les chrétiens, parce que pour ces derniers, Jésus n’est pas un second Dieu à côté de Dieu. De plus, l’Église a fermement condamné au 6e siècle deux hérésies que le Qur’ān accuse les chrétiens d’adopter : 1) Le trithéisme d’une déviance de l’École d’Édesse qui soutenait qu’il y avait dans la Trinité autant de natures, de substances, de déités que de personnes ; 2) La mariolâtrie des Collyridiens. Des théologiens et historiens ont cherché à comprendre la raison pour laquelle il est dit que les chrétiens placent Marie au sein de la Trinité. Alfred Havenith (m. 2004) explique que l’absence, dans le passé, de points diacritiques qui permettent de distinguer entre elles les consonnes, et de signes de vocalisation qui permettent de noter les voyelles a mené à l’amalgame. Comme il n’était pas possible de distinguer le R [‫ ]ر‬du Z [‫ ]ز‬et le Ḥ [‫ ]ح‬du Ğ [‫]ج‬, il est probable que le terme RŪḤ [‫روح‬, Esprit] ait été confondu avec ZAWĞ [‫زوج‬, Épouse]105. La découverte du visage des chrétiens dans le Qur’ān est délicate et semée d’embûches. De même est ambiguë l’attitude que le Qur’ān adopte à leur égard. Cette ambiguïté reflète les relations de Muḥammad avec les chrétiens qui étaient cordiales au commencement, mais qui se sont durcies face à leur refus d’adhérer à la nouvelle religion. Cette ambiguïté peut aussi s’expliquer par le fait que le Qur’ān est bienveillant dans son jugement moral sur les chrétiens mais sévère quant à leur doctrine. Le judéo-christianisme, orthodoxe ou hétérodoxe, a-t-il eu un impact sur les textes coraniques ? La réponse à cette question est nettement positive, bien qu’il soit difficile de se prononcer sur la portée réelle de cet impact. Toutefois l’islam, qui a émergé dans un milieu religieux culturel et politique complexe, n’a pas puisé

104 Denise Masson, Le Coran et la révélation judéo-chrétienne, 200. 105 Cf. Alfred Havenith, Les Arabes chrétiens nomades au temps de Mohammed, 24.

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à une seule source. Muḥammad a probablement entendu « un ensemble hétéroclite de doctrines »106 qui lui parvenaient pêle-mêle au gré des rencontres. Aussi le Qur’ān adopte-t-il des positions diverses qui peuvent même sembler contradictoires entre elles. Par exemple, contrairement aux judéo-chrétiens orthodoxes il rejette la divinité de Jésus, et contrairement aux ébionites, il reconnaît sa naissance miraculeuse de la Vierge Marie. Il n’y a pas dans le Qur’ān une seule forme de christianisme, parce que dans l’Arabie du temps de Muḥammad, ainsi que le pense Martin Hartmann (m. 1918), le christianisme est « un nom collectif pour des doctrines très diverses »107. Il est toutefois incontestable que les chrétiens d’Arabie du 7e siècle n’appartiennent pas à la Grande Église des conciles œcuméniques mais qu’ils sont des Arabes vaguement christianisés. C’est pourquoi les objections coraniques ne portent pas en réalité contre le christianisme tel qu’il est. Il est par conséquent « regrettable » que les musulmans ne s’appuient que sur le seul Qur’ān comme source de connaissance du christianisme. Car le Qur’ān imagine le christianisme authentique comme une sorte d’arianisme, un christianisme islamisé qui rejette les dogmes de l’Église. Les chrétiens ne s’y reconnaissent pas. Bien plus, le Qur’ān combat « non les “faits dogmatiques” chrétiens eux-mêmes, mais des approximations équivoques de la vérité »108. Il rejette donc des « croyances [pseudo-]chrétiennes » rejetées par les chrétiens eux-mêmes. Les Naṣārā  du Qur’ān ne sont ni des chrétiens de l’histoire ni de la communauté vivante des chrétiens qui se définissent comme tels. Les chrétiens ne peuvent se reconnaître dans les versets coraniques. Par conséquent, il est impropre et incorrect de traduire le terme Naṣārā par celui de « chrétiens ».

5 Les croisades Khodr évoque les croisades Khodr manifeste sa tristesse à l’idée que des chrétiens aient pu tuer d’autres peuples et oublier « la douceur et la mansuétude infinies de Jésus »109. Car les croisades englobent toute déclaration de guerre au nom du Christ, toute diffusion du christianisme par la force des armes.

106 Roger Arnaldez, À la croisée des trois monothéismes, 55. 107 Tor Andrae, Les origines de l’islam, 10. 108 Jean-Mohammed Abd-El-Jalil, Marie et l’Islam, 65. 109 Georges Khodr, « Le seul don », 16 septembre 2006.

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Les croisades ont laissé des séquelles très profondes dans l’inconscient collectif des musulmans du Moyen-Orient qui ne peuvent oublier l’image du chrétien conquérant et violent. En effet, les musulmans du Moyen-Orient considèrent que l’Occident est le « Dār l-masīḥiyyat » [domaine du christianisme]110, et, par conséquent, que le croisé occidental, modèle du tyran, est le chrétien qui a envahi les terres de l’islam. Or Khodr rappelle que les Arabes appelaient les croisés par le terme de Franğ [Francs], non de chrétiens. En identifiant les Franğ des croisades aux fidèles chrétiens, les musulmans d’aujourd’hui font donc porter aux chrétiens du Mašriq « les péchés de l’Occident », d’un Occident dont ils les rendent « collaborateurs, alliés ou complices  »111. N’est-ce pas là le point de vue des responsables d’AlQā‘idat qui, comme Ayman Až-Žawāhirī, sont convaincus que les Coptes sont des croisés ? Des chrétiens d’Orient ont pourtant été eux-aussi victimes des Franğ. Les croisades ont même consacré une séparation brutale entre l’Occident chrétien et l’Orient chrétien. En effet, le grand schisme a vraiment eu lieu, d’après Khodr, lors de la suppression du patriarcat d’Antioche en 1098, tout comme lors du sac de Constantinople par les croisés en 1204. Les chrétiens orientaux n’ont pas participé aux croisades, mais ils en ont été, autant que les musulmans, des cibles. Lors des massacres d’Al-Quds [Jérusalem] perpétrés par les croisés, «  des chrétiens d’Orient ont été égorgés et leur sang s’est mélangé à celui des musulmans »112. Les chrétiens orientaux ne sont donc pas des ṣalībīyūn [croisés] mais des maṣlūbūn [crucifiés]113. Lorsque de son côté Ṣalāḥ Ad-Dīn (m.  1193) a libéré Jérusalem en 1187, qu’il a accordé aux chrétiens orientaux la liberté confisquée par les croisés et qu’il a permis à la hiérarchie orthodoxe chassée par les soldats occidentaux de reprendre sa place, le sentiment d’unité a crû chez les chrétiens et musulmans natifs de la même terre. Les chrétiens d’Orient ont davantage craint le Latin que le musulman. Les chrétiens d’Antioche et de Jérusalem avaient même auparavant pris leur distance avec l’Empire byzantin. Par exemple, Mansūr bin Sarğūn, le grand-père de Jean Damascène (m. 749), a été nommé par le calife Mu‘āwiyyat (m. 680) pour constituer une flotte capable d’affronter les Byzantins. Il est donc injuste de faire payer aux chrétiens arabes le prix des bêtises occidentales et de les considérer comme des intrus dans la région du Moyen-Orient. 110 Cf. Georges Khodr, Pensées et avis dans le dialogue islamo-chrétien et le vivre-ensemble II, 70. 111 Georges Khodr, « Les chrétiens sont-ils des croisés ? », 28 mai 2011. 112 Georges Khodr, L’espérance en temps de guerre, 30. Cette affirmation relève plus de l’ordre de l’affectif que de celui historique. 113 Ibid., 211.

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Khodr s’oppose à tout acte et à toute parole de violence, y compris en cas de légitime défense. Il condamne particulièrement «  toute théologie de la “guerre sainte” », toute violence commise au nom de Dieu. Dieu n’est pas « le Grand Inquisiteur »114, ni un chef des armées qui accorde une victoire à un homme contre un autre, parce que seul son amour est victorieux  et parce qu’il est le Dieu de la paix. Il « n’entreprend ni ne bénit aucune croisade [. . .], ne brûle pas les hérétiques, ne viole pas les consciences »115. Dieu s’étant manifesté au prophète Élie non dans l’ouragan, ni dans le feu, mais dans le murmure d’une brise légère (1R 19,11–12), Khodr a interdit dans les églises de son diocèse les tableaux qui représentent celui-ci brandissant une épée à la main. Il convie aussi les musulmans à se libérer de l’image d’un Dieu qui serait «  un chef d’État-Major des armées monothéistes »116 combattant les incrédules, et à ne pas s’appuyer sur des versets coraniques tels que « Dieu t’aura bien secouru à Badr » (Āl-‘Imrān 123). Khodr, qui condamne la violence, n’appelle toutefois pas à la passivité, parce que l’impassibilité est aussi un péché. Il est important de prendre position et d’être ferme. L’évêque s’en prend souvent aux théologiens occidentaux qui ont cherché à justifier la violence. Il s’attaque aux arguments d’Augustin d’Hippone (m. 430) qui a posé les fondements de la notion d’une guerre juste. Il ne comprend pas qu’un grand mystique comme Bernard de Clairvaux (m. 1153) ait pu justifier la guerre. Il ne peut non plus comprendre que Thomas d’Aquin (m. 1274) ait fondé la théologie de la mise à mort des infidèles. L’Église d’Occident a interdit la liberté et a érigé les tribunaux de l’Inquisition. Dans l’Orient chrétien c’est l’État, non l’Église, qui a eu recours aux armes, bien que des fidèles orthodoxes aient chanté que «  la Théotokos était la muraille de l’empire »117. Basile de Césarée (m. 379) a imposé une pénitence aux soldats qui avaient tué, et il a refusé de considérer la mort dans un champ de guerre comme un martyre. Jean Chrysostome (m. 407) a interdit de tuer les hérétiques. Évoquant les croisades à chaque fête de la croix glorieuse, Khodr met en exergue l’impossibilité catégorique de toute affinité entre la croix de Jésus et la violence. Il évoque les différentes déformations de la signification de la croix au fil de l’histoire : la croix apposée sur le labarum des soldats, la croix pectorale de l’évêque en signe de pouvoir et d’autorité, et la croix ornementale portée par les jeunes filles. Constantin a fait de la croix « un signe de la ṣālībiyyat [état de “crucificateur”] au lieu d’un signe de la maṣlūbiyyat [état de crucifié] »118. Les Franğs 114 Georges Khodr, L’appel de l’Esprit, 22. 115 Ibid., 17. 116 Georges Khodr, « Libérer Dieu de ses peuples », 20 juillet 2002. 117 Georges Khodr, L’appel de l’Esprit, 228. 118 Georges Khodr, Lieux de prosternation II, 19.

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en ont fait le signe du combat des « infidèles ». Or la croix ne peut être un motif d’exclusion, mais un chemin vers l’autre, à la fois vers le créateur et le prochain, un arbre qui étend ses branches verticalement vers le ciel et horizontalement vers tous les êtres humains. La croix est un lieu de paix et de réconciliation où le Dieu des armées est mort à tout jamais. Malheureusement, les croisades évoquent pour les musulmans arabes la croix que les soldats ont cousue sur leur habit en vue de conquérir, d’humilier et de tuer. Or la croix n’est pas un instrument avec lequel l’homme tue les autres, mais un lieu où il meurt, offre sa vie et accueille la souffrance des hommes.

Les croisades et les chrétiens d’Orient Les croisades constituent un moment émotionnel toujours présent et sont unanimement ressenties par les arabes « comme un viol »119. Les croisades sont encore présentes dans le vocabulaire humain, à la fois religieux et politique. Dès qu’il y a un conflit entre l’Occident et le Moyen-Orient, ou entre des groupes chrétiens et des groupes musulmans, le mot de “croisades” ressurgit. Ali Ağca a donné au pape le titre de “commandant suprême des croisés”. George W. Bush a parlé, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, de “retour des croisades”. Alors que le général Henri Joseph Eugène Gouraud (m. 1946) se serait rendu, après la prise de Damas en 1920, sur la tombe de Ṣalāḥ Ad-Dīn (m. 1193) et aurait dit : « Nous voici de retour, Monsieur le Sultan ! », le vicomte Edmund Allenby (m. 1936) refusera le rapprochement entre son entrée à Jérusalem en 1917 et les croisades. Les croisades semblent donc être intimement liées à la politique au MoyenOrient. C’est pourquoi penseurs et politiciens les identifient à l’agressivité impérialiste de l’Occident. C’est pourquoi aussi des dirigeants arabes canalisent le mécontentement de leur peuple contre l’Occident en s’identifiant à Ṣalāḥ Ad-Dīn (m. 1193). Les croisades ont généralement une résonnance négative et sont considérées comme le symbole de l’intolérance. William Robertson (m. 1793) en parle comme d’« un singulier monument de la folie humaine »120. Pourtant les croisades sont encore l’objet d’une diversité des relectures. Les historiens ne s’accordent pas sur le sens à leur donner : un pèlerinage armé, une expédition militaire, un élan populaire, etc. ? Il est toutefois important de ne pas décontextualiser les événements qui se sont déroulés entre 1095 et 1291, et de

119 Amin Maalouf, Les croisades vues par les Arabes, 304. 120 Jonathan Philipps, Une histoire moderne des Croisades, 378.

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se rappeler qu’à l’époque, non seulement la religion, mais aussi toute la société a approuvé des actions violentes pour imposer ce que chaque groupe ou camp considérait être sa vérité. Il est donc indispensable de « ne pas sortir du domaine de l’histoire pour entrer dans celui du mythe »121. Les croisades ne représentèrent pas pour les Arabes un choc redoutable. Par exemple, le calife ‘abbāsīde Al-Mustažhir (m. 1118) et les musulmans n’ont pas sursauté lors du sac de Jérusalem par les croisés (1099), et n’ont ressenti aucune menace lors de la création des États latins tout au long du littoral syro-palestinien. Les principales chroniques des croisades sont occidentales ; les sources arabes sont presque inexistantes. Vis-à-vis des événements, une lacune profonde marque donc le point de vue des Arabes, musulmans et chrétiens. Pour nommer les croisés, les Arabes, musulmans et chrétiens, ont utilisé le terme de Franğ [Francs] dont ils désignent tout soldat occidental, qu’il soit français, anglais, allemand, italien, ou autre. L’historien ‘Iz Ad-Dīn ibn L-Atīr (m. 1232) parle par exemple de « Franğ allemands ». De même, pour les conflits, les chroniqueurs arabes de l’époque parlent de guerres ou d’invasions franques. Une source chrétienne arabe évoque également les passages et les « exodes des Franğ » qui viennent d’outre-mer. Le terme Franğ n’a aucune connotation religieuse. En effet, les musulmans réservent le terme habituel Naṣārā aux seuls chrétiens d’Orient afin d’éviter toute confusion des chrétiens locaux et des soldats venus d’Occident. Quelques historiens musulmans comme Al-Abīwardī (m.  1113) et ibn ‘Arabī (m. 1240) ont appelé les croisés du nom de Rūm [Byzantins], évoquant ainsi leur alliance avec l’empereur de Constantinople. Car, lors du concile de Plaisance (mars 1095), l’empereur A. 1er Comnène (m. 1118) avait sollicité l’aide du pape Urbain II (m. 1099) et l’envoi de guerriers et de mercenaires, afin de repousser les assauts des musulmans. D’après la terminologie de l’époque, nous pouvons déduire que les événements des croisades ne furent par perçus par les Arabes sous un angle religieux, mais comme des agressions barbares. Les musulmans de l’époque ne pouvaient comprendre les motivations religieuses des croisés, entre autres les promesses d’indulgence, d’autant moins que les croisés n’avaient aucune motivation de convertir les ennemis. Ils plaçaient cet affrontement « sous le signe de la “Realpolitik” »122, et regardaient les soldats de l’Occident, non comme des chrétiens, mais tels des envahisseurs animés d’ambitions guerrières et des étrangers par excellence. La formation de quatre États latins d’Orient confirma, auprès des musulmans, les objectifs plutôt profanes que religieux de certains croisés. Un siècle

121 Georges Tate (dir.), Les Croisades, 176. 122 André Vauchez, in Collectif, À l’origine des croisades, 62.

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après la fin officielle des croisades, ibn H̱aldūn (m. 1406) voit dans les croisades davantage une manifestation de l’impérialisme occidental que l’expression d’un prosélytisme religieux de la part des Franğ. Quelle était pourtant la réelle motivation des croisés ? Le conflit demeura-t-il politique et militaire ou se transforma-t-il en conflit islamo-chrétien ? Alors que le concile de Clermont (novembre 1095) devait poursuivre les réformes de Grégoire VII (m. 1085), Urbain II (m. 1099) surprit les évêques et abbés convoqués en rappelant Jérusalem et les chrétiens d’Orient opprimés par les musulmans. La reconstitution approximative du texte relatif à la croisade donnerait ce qui suit : « Quiconque, mû par sa seule piété, et non pour gagner honneur ou argent, sera parti pour libérer l’Église de Dieu qui est à Jérusalem123, que ce voyage lui soit compté pour toute pénitence ». Le caractère de l’entreprise n’est pas politique mais « proprement religieux, originellement désintéressé, entièrement international »124. C’est pourquoi les auditeurs, convaincus que le Christ lui-même réclamait leur aide, ont massivement répondu à l’appel. Il n’était donc question ni de la conversion des musulmans ni de la création d’États latins en Orient. Le pape trace deux grands objectifs à la croisade : 1) lutter contre les Turcs qui commettent des exactions à l’égard des chrétiens d’Orient et des pèlerins, bien que le danger des Salğūqīdes en Asie déclinât déjà ; 2) libérer Jérusalem, premier centre chrétien de pèlerinage, et de lui rendre sa vocation chrétienne. Cette mention de la Ville sainte est une raison majeure du succès de la première croisade qui sera parfois appelée iter hierosolymitanum [voyage vers Jérusalem]. Le pape Urbain II a-t-il appelé à une “guerre sainte”, à une lutte armée de la chrétienté contre “l’islamité” ? Certains historiens pensent que l’appel de Clermont s’inscrit dans le cadre de la dispute de la direction politique de l’Occident, qui a tourné à l’avantage du pape. Les croisades seraient donc un creuset où se mêlaient « le souci d’expansion territoriale, l’extension du pouvoir pontifical et le désir du salut »125. D’autres historiens évoquent de leur côté une guerre sainte. La prédication papale a évoqué l’indulgence pour les croisés, considérant que ces derniers entamaient un pèlerinage vers un lieu saint. Les croisades, surtout la première, furent d’ailleurs perçues comme un « pèlerinage armé », ou plutôt un pèlerinage de masse mené par des guerriers. Les “croisés” se considéraient tels des soldats du Christ marqués par le signe de la croix [cruce signati], comme étant 123 Une autre version proposerait la traduction suivante : « Quiconque partira à Jérusalem pour libérer l’Église de Dieu ». 124 René Grousset, Les Croisades, 19. 125 Jonathan Philipps, Une histoire moderne des Croisades, 15.

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à la fois des peregrini [pèlerins] et des milites Dei [guerriers de Dieu]. Les “pèlerins” étaient convaincus de mener «  une guerre “saintissime”, [.  .  .] un service vassalique envers le Christ-roi, une réalisation prophétique »126. C’est la foule, non les chevaliers, qui, après la prise d’Antioche (1098), force la reprise de la marche vers Jérusalem. Lors de la levée de la première “armée”, une innombrable multitude de paysans, de crève-la-faim et de gens sans armes sont partis pour l’Orient en vue d’obtenir «  un passeport pour la vie éternelle  »127. Guibert de Nogent (m.  1124) laisse entendre que le pape aurait exprimé la sainteté de l’expédition et l’obtention de la palme du martyre pour ceux qui y trouveront la mort. Le terme occidental de “croisade” est apparu au 13e ou au 14e siècle128. En revanche, jusqu’au milieu du 19e siècle, il n’existait pas de mot arabe pour désigner les croisades. René Grousset (m. 1952) parle de « contre-ğihād », tandis que huit siècles plus tôt, Al-Qaḍī L-Fāḍil (m. 1199), avait déjà baptisé la croisade de ğihād. L’initiative du pape Urbain II était originalement sous-tendue par un probable enchevêtrement d’intérêts. Il y a eu à la fois un élan intense et sincère suscité par une mystique collective et le besoin de redorer le blason de la papauté dans les querelles qui l’opposaient au pouvoir politique. De nombreux motifs non-religieux ont émergé par la suite. Une fois les croisés installés au Levant, se manifestèrent des préoccupations économiques et politiques, ainsi que « des motivations éloignées de l’idéal primitif »129. Les croisades furent animées donc de motivations d’ordre politique et économique, après qu’elles furent d’abord un acte de foi . L’idéologie des croisades a fini par servir de « paravent à des réalités singulièrement différentes »130. Les croisades réveillèrent dans le monde musulman la notion ancienne de ğihād. À partir de la seconde moitié du 12e siècle, apparaissent chez les auteurs arabes des termes à portée religieuse qui montrent que le conflit, d’abord considéré sous un angle politique et militaire, prend l’allure d’un affrontement entre le christianisme et l’islam, entre la croisade et le ğihād. Les auteurs arabes vont alors présenter les Franğ en termes d’opposition religieuse, tels que Kuffār [infidèles] ou Mušrikūn [associateurs], en vue de mobiliser les forces politiques et militaires musulmanes autour du thème du ğihād. Deux chefs vont émerger : Nūr Ad-Dīn Zenkī (m. 1174) et Ṣalāḥ Ad-Dīn (m. 1193). 126 Jean Flori, La croix, la tiare et l’épée, 265. 127 Henri Tincq, Les catholiques, 85. 128 Cf. Gwenolé Jeusset, Saint François et le Sultan, 21. 129 Louis Boisset, « Foi, pouvoir et violence », 70. 130 René Grousset, Les Croisades, 21.

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Nūr Ad-Dīn Zenkī (m.  1174) continue l’œuvre de son père ‘Imād Ad-Dīn (m. 1146) et prône des principes simples consistant à asseoir une seule religion (l’islam sunnite), un seul État et un seul objectif (le ğihād). Il est le premier chef musulman à faire du ğihād une théorie complète, et à prôner la nécessité du rétablissement de l’unité politique de l’islam. Ayant unifié la Syrie et conquis l’Égypte fāṭimide, Nūr Ad-Dīn, « subjugueur des hérétiques » et « vainqueur des infidèles et des polythéistes », mena d’abord un combat contre les chiites, pour s’occuper ensuite des croisés. Encouragé par l’échec de la deuxième croisade (1147–1149), Nūr Ad-Dīn appelle au ğihād contre les Franğ. Dans sa titulature, l’épithète d’AlMuğāhid [le combattant du ğihād] lui sera décerné. D’ailleurs, le poète ‘Imād Ad-Dīn Iṣfahānī (m. 1201) s’adressera à lui par ce vers : « Purifie Jérusalem de la souillure de la croix ». Ṣalāḥ Ad-Dīn (m. 1193), héros préféré des Arabes, se pose en héritier de Nūr Ad-Dīn en portant à son apogée le ğihād mené par ce dernier. Ayant aboli le califat fāṭimide chiite et réalisé l’unité syro-égyptienne, Ṣalāḥ Ad-Dīn se tourne vers les Franğ qu’il écrase à Ḥittīn (1187), pour ensuite cueillir en une immense rafle toutes les villes franques : Acre, Jaffa, Jérusalem, etc. Au lendemain de la prise de Jérusalem (1187), Ṣalāḥ Ad-Dīn n’hésite pas à donner une portée religieuse à son exploit en écrivant que près d’un siècle, cette ville fut emprisonnée aux mains de l’infidélité, affligée de la souillure du polythéisme. La reconquête de Jérusalem est le signe de la victoire de l’islam sur la religion des infidèles. Le chef musulman sollicitera plus tard l’aide du calife almohade abū Yūsuf L-Manṣūr (m. 1199) contre les Franğ pour que les croix soient brisées, que l’appel à la prière fasse taire les cloches et que le Qur’ān efface l’Évangile. Durant les croisades, la ligne de démarcation entre les deux camps n’a pas toujours été religieuse. Souvent les divisions politiques l’emportaient sur l’idéologie religieuse. Les alliances se nouaient entre Franğ et musulmans, sur des intérêts qui n’ont rien à voir avec des affinités religieuses, afin de combattre d’autres Franğ alliés à d’autres musulmans. Voici quelques exemples. Le vizir fāṭimide Al-Afḍal Šāhnšāh (m. 1121) avait envoyé après la chute de Nicée (1097) une délégation égyptienne chargée de féliciter le Basileus et de proposer aux Franğ une éventuelle alliance ainsi que le partage de la Syrie en deux. En effet, il considérait que les États latins d’Orient pourraient représenter une protection contre les Salğūqīdes. Riḍwān bin Tataš (m. 1113) se range aux côtés de Tancrède d’Antioche (m. 1112) pour combattre les armées de Ğawālī (m.  1109), l’atabeg de Mossoul, allié aux troupes de Baudouin II d’Édesse (m. 1131), donnant ainsi la plus grande preuve que dans les conflits les ennemis s’allient les uns contre les autres. Lorsque Muḥammad 1er bin Malekšāh (m.  1118) lève une armée de soldats sous la commande d’officiers salğūqīdes et qu’il appelle les musulmans au devoir

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du ğihād, les chefs de la Syrie musulmane se rangent aux côtés de Baudouin 1er de Jérusalem (m. 1118) contre le sultan. En effet, ils redoutaient bien davantage leurs coreligionnaires de l’Irak et d’Iran que leurs voisins chrétiens d’Occident. Mu‘īn Ad-Dīn Unur (m. 1149) propose en 1140 au roi de Jérusalem Foulques V d’Anjou (m. 1143) un traité d’alliance en bonne et due forme, pour contrer ‘Imād Ad-Dīn Zinkī (m. 1146), le gouverneur de Mossoul et d’Alep qui voulait unifier la Syrie musulmane et coordonner les efforts contre les Franğ. Quant à l’Empire byzantin, il se positionnait au gré de ses propres intérêts. Il ne voyait pas dans les musulmans des adversaires différents des Sassanides ou des Bulgares. Lorsque Tancrède de Hauteville (m. 1112) refusa de remettre la principauté d’Antioche à Alexis 1er Comnène (m. 1169), celui-ci, humilié, proposa en 1110 au calife Aḥmad L-Mustažhir (m. 1118) une alliance contre les Franğ. Les croisades ont permis aux Franğ de rencontrer et de connaître les musulmans. Cette coexistence s’est surtout établie avec la génération des Franğ nés en Orient et surnommés les poulains. Ces derniers ont montré « à l’égard des idées, des coutumes, voire de la foi musulmane, un libéralisme qui scandalisera le pèlerin »131. En effet, les Franğ étaient au début des croisades méprisés par les musulmans et les Byzantins. Ces derniers parlaient de barbares, et d’« un ramassis de peuples frustes, misérables, inconstants, versatiles et cupides  »132. Les chroniqueurs musulmans décrivent les croisés comme étant des animaux doués de courage et d’esprit combatif. Usāmat ibn Munqid (m. 1188) évoque le manque d’hygiène des Franğ, l’ignorance de leurs médecins et la légèreté de leurs femmes. Les Franğ déjà établis en Orient se sont adaptés de façon étonnante à l’Orient et ont montré un intérêt pour l’apprentissage des langues orientales. Foucher de Chartres (m. 1127) écrit en leur nom : « Occidentaux nous fûmes, et nous voilà transformés en Orientaux »133. Les musulmans, pour leur part, n’ont pas montré ce même intérêt pour le latin. Toutefois, s’il y eut cohabitation et que se tissèrent des alliances entre des croisés et des musulmans pendant deux siècles, les Franğ ne s’étaient pas fondus dans la population locale. Il n’y a pas eu de réelle proximité entre eux, parce que les deux communautés se supportaient, certainement plus par nécessité que par sympathie. Il s’agit plus vraisemblablement d’adaptation aux circonstances, de réalisme et de tolérance. En effet, les croisades n’ont servi ni aux Franğ ni aux

131 Ibid., 22. 132 Jean Flori, La croix, la tiare et l’épée, 225. 133 Louis Boisset, « Foi, pouvoir et violence », 17.

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musulmans « à connaître et apprécier les aspects les plus nobles de leur foi respective »134. L’une des figures atypiques qui illustre le rapprochement des Franğ avec les musulmans est Frédéric II Hohenstaufen (m. 1250). Excommunié par le pape Grégoire IX (m. 1241), il est à la fois un islamophile, « plus qu’à demi Oriental »135, un chrétien convaincu et un croisé sincère. Il rétablit par le traité de Jaffa, signé le 18 février 1229, le droit des chrétiens à fréquenter les lieux saints, non par la guerre, mais en comptant sur son amitié avec Al-Kāmil Nāṣir Ad-Dīn (m. 1238), neveu de Ṣalāḥ Ad-Dīn et sultan d’Égypte. Il s’agit probablement du moment le plus ironique des croisades : « Un croisé excommunié, dira-t-on, prit possession de la tombe du Christ ». Si les ennemis ont consenti bon gré mal gré à se plier quelques fois à la Realpolitik, il reste que les croisades ont gravement marqué les esprits de leurs massacres. L’expédition de Pierre l’Ermite (m. 1115) a été une vaste entreprise de pillages organisés et de massacres des juifs en Rhénanie. Des sources de l’époque prêtent à quelques croisés, appelés les Tafurs, des actes de cannibalisme lors du siège de Ma‘arret An-Ni‘mān (1098) en vue de survivre. Lorsque Ṣalāḥ Ad-Dīn (m.  1193) tarda à satisfaire les clauses de la capitulation de Saint-Jean-d’Acre (1191), Richard Cœur de Lion (m. 1199) ordonna l’exécution de 2700 prisonniers devant le camp du sultan musulman. Cet acte de brutalité constitua l’un des incidents les plus controversés de toute la période des croisades. Les agissements des soldats croisés lors de la prise de Jérusalem (1099) restent probablement jusqu’aujourd’hui l’un des symboles de la cruauté humaine. Sanguinaires, ils passent au fil de l’épée un nombre de musulmans et de juifs qui se trouvaient dans la ville. La violence des croisés s’est aussi exercée à l’égard de leurs coreligionnaires. Lorsqu’ils prirent Constantinople (1204), ils pillèrent la ville, massacrèrent et commirent les pires atrocités. Le pape Innocent III, (m.  1216) se réjouissant d’abord à l’idée que Dieu ait rendu « humble l’orgueilleux, obéissant le désobéissant, catholique le schismatique », changea de ton par la suite quand, horrifié, il apprit les atrocités du pillage de la métropole. Les Byzantins préféreront en 1453 ouvrir leur capitale à Mehmet II Al-Fātiḥ (m. 1481) que de faire appel aux chrétiens occidentaux136. 134 Francesco Gabrieli, Chroniques arabes des Croisades, 17. 135 Cf. Philip Hitti, Précis d’histoire des Arabes, 169. 136 Cf. Georges Corm, Histoire du Moyen-Orient, 58 : « Désormais [après 1204], la coupure est si irrémédiable entre la chrétienté d’Orient et celle d’Occident que les Byzantins préféreront au XVe siècle ouvrir et remettre leur capitale, Constantinople, au sultan turc Mehmet II que de faire appel à nouveau à l’aide de la chrétienté romaine ».

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 II Une lecture révisée du passé : l’arabité, les Naṣārā, les croisades

Les croisés ne furent pas les seuls auteurs d’atrocités injustifiables. Par exemple, plus de vingt mille membres de la croisade populaire seront emprisonnés à Nicée et massacrés sans pitié par les musulmans. De même, l’image d’un Ṣalāḥ Ad-Dīn (m. 1193) bienveillant et indulgent n’est pas très fidèle à la réalité historique. Après la bataille de Ḥaṭṭīn (1187), Ṣalāḥ Ad-Dīn confia la tâche de l’exécution des Templiers et des Hospitaliers capturés aux ṣūfīs qui ne savaient pas manier une lame. Le carnage fut atroce et se prolongea indûment. Lors du siège de Jérusalem, le chef musulman promit de rendre le mal pour le mal en massacrant les Franğ qui s’y trouvaient. Ce n’est que lorsque Balian d’Ibelin (m. 1193) menaça d’assassiner les cinq mille prisonniers musulmans de la cité, de détruire Qibbet Aṣ-Ṣaẖrat [Dôme du Rocher] et Masğid L-Aqṣā [Mosquée Al-Aqṣā], et de guerroyer jusqu’à la mort, que Ṣalāḥ Ad-Dīn renonça aux massacres prévus. Mais quels ont été l’attitude et le positionnement des chrétiens orientaux ? Les chrétiens d’Orient ont-ils conçu des affinités avec leurs coreligionnaires venus d’Occident ou ont-ils éprouvé une solidarité avec leurs concitoyens musulmans ? Cette question est capitale, car dans la confusion entre Occident et chrétiens d’Orient, ces derniers sont accusés de complicité avec les politiques occidentales ou les agressions des croisés. Les livres traitant du rôle et de l’attitude des chrétiens orientaux durant les croisades sont rares. Cette rareté est probablement un signe que ces oubliés et méconnus de l’histoire n’ont pas été des protagonistes primordiaux dans les événements qui y ont eu lieu. Les réactions des chrétiens orientaux furent très diverses. Si les Melkites et les Jacobites ont adopté une attitude plutôt prudente, les Arméniens et les Maronites ont formé une exception en raison du bon accueil qu’ils ont réservé aux Franğ. La communauté arménienne se montra solidaire avec les Franğ, auprès desquels elle obtint une position privilégiée. Selon les chroniques de l’époque, Antioche est tombée aux mains des Franğ (1098) grâce à la complicité de Firouz, chrétien d’origine arménienne converti à l’islam. Les Arméniens ont donc laissé éclater leur joie lors de la prise de la ville. Ils n’étaient toutefois pas unanimes dans leur appui aux Franğ. Par exemple, quelques Arméniens d’Édesse ourdirent en 1112 un complot avec Mawdūd ibn At-Tuntakīn (m. 1113) pour lui livrer la ville. De même, les Arméniens du sud de l’Anatolie demandèrent à Ṣalāḥ Ad-Dīn de les protéger contre Frédéric Barberousse (m. 1190). C’est d’ailleurs le catholicos Grégoire IV Tgha (m. 1193) qui porta la nouvelle de sa mort au sultan ayyūbīde. En réalité, le bon accueil que les Arméniens ont réservé aux croisés n’exprime pas autant l’amour à leur égard qu’une opportunité de se libérer de l’emprise des Byzantins et des musulmans à la fois. Il est donc difficile de parler de confiance. Les deux bords échangeront des accusations réciproques de déloyauté et de convoitise. Les Arméniens étaient aussi motivés par la volonté de constituer une puissance régionale autonome. La dynastie arménienne des Roupénides s’allia

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aux croisés pour accéder à une forme d’indépendance de Byzance et du pouvoir salğūkīde. Par la suite, le pouvoir musulman n’a pas cherché à tout prix à se venger de la population arménienne. Par exemple, lorsque Ṣalāḥ Ad-Dīn conquit Jérusalem (1187), il confirma les Arméniens dans la possession de la cathédrale SaintJacques. De même, la Chronique de 1234 raconte que Balak ibn Bahram (m. 1124), atabeg d’Alep, ne permit à personne dans son domaine de nuire aux Arméniens, « même en parole »137. Ce n’est que lorsqu’ils prirent parti avec Baudouin II de Jérusalem (m. 1131) en 1123 qu’il tua les Arméniens de Kharpout. Toutefois, Nūr Ad-Dīn (m. 1174) fit payer cher à la population arménienne du comté d’Édesse la loyauté que celle-ci avait témoignée aux Franğ. Les Maronites, des montagnards de peu d’envergure, firent aussi bon accueil aux Franğ et virent en eux des “cousins” qui leur donnaient une occasion de sortir de leur isolement. Ils leur fournirent donc dès le début guides et archers et les félicitèrent pour la conquête de Jérusalem (1099). Toutefois, appréhendant la vengeance des musulmans, quelques voix maronites s’élevèrent contre ce rapprochement, entrèrent en dissidence et aidèrent, en 1289, les Mamelūks à reprendre Tripoli. Les Byzantins orthodoxes considéraient les Franğ comme des usurpateurs et des exaltés dangereux. Bien que séparés par la religion, ils avaient avec les musulmans une meilleure proximité. Michel III d’Anchialos, patriarche de Constantinople, écrivait que la soumission aux Turcs musulmans est moins à craindre que la domination latine. L’auteur anonyme jacobite de la Chronique de 1234 accuse l’empereur byzantin Alexis 1er Comnène (m. 1118) d’avoir fait alliance avec les Turcs pour anéantir la croisade populaire, et Manuel 1er Comnène (m. 1180) d’avoir livré les troupes allemandes de Conrad III (m. 1152) aux musulmans pour être massacrés. En contrepartie, les princes croisés n’ont pas agi de leur mieux pour collaborer avec les Byzantins et ont remplacé la hiérarchie byzantine par une hiérarchie latine, sous prétexte qu’un Grec ne saurait avoir une autorité spirituelle sur les Latins. Il n’est donc pas étonnant que le clergé de rite byzantin ait prié, lors du siège de Jérusalem (1187), pour la victoire de Ṣalāḥ Ad-Dīn qui, une fois ayant conquis Jérusalem, a restauré le patriarcat orthodoxe. D’ailleurs, l’un des principaux conseillers de celui-ci était un prêtre orthodoxe s’occupant des contacts avec les Franğ et les communautés chrétiennes orientales. Le désaccord, latent depuis des siècles, entre les Byzantins d’Orient et les Franğ d’Orient, s’est transformé en hostilité déclarée.

137 Ephrem-Isa Yousif, Les syriaques racontent les croisades, 101.

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 II Une lecture révisée du passé : l’arabité, les Naṣārā, les croisades

Les Suryān, jacobites et nestoriens, minoritaires dans la région, ne se sentaient pas en danger à la fin du 11e siècle, et vivaient au sein « d’une société multiconfessionnelle très remarquable »138. Si les croisés marchèrent vers l’Orient en y imaginant une chrétienté tyrannisée et attendant de Rome la délivrance, des auteurs chrétiens tels Matthieu d’Édesse (m. 1144) et Michel le Syrien (m. 1199) vantent l’ordre, la sécurité et la justice sociale pour toutes les confessions sous le règne du sultan salğūkīde Malik Šāh 1er (m. 1092), et de son vizir Nižām L-Mulk (m. 1092) qui font preuve de compassion et de mansuétude envers les chrétiens. Toutefois, ils ont toujours éprouvé une aversion à l’égard des Byzantins et se considéraient victimes de « leur cruauté, de leur méchanceté, de leur colère, de leur zèle cruel »139. Cette haine était tellement profonde qu’ils ont salué avec satisfaction l’issue de la bataille de Manzikert (26 août 1071), le plus grand désastre de l’histoire byzantine. En effet, les chrétiens d’Orient préféraient les Turcs musulmans salğūkīdes aux chrétiens de Byzance. En outre, ces mêmes chrétiens qui, selon le moine Matthieu d’Édesse (m.  1144), ont vu dans les musulmans au 7e siècle, malgré quelques réserves, un moindre mal que les chrétiens de Byzance, ont aussi placé leur espoir sur les Franğ pour les libérer du joug de ces derniers. Les Franğ ont donc tiré bénéfice de la haine que les chrétiens orientaux portaient envers Byzance. Les Suryān nestoriens et jacobites ne s’intéressaient donc pas aux motivations idéologiques et politiques des Franğ auxquels ils reprochaient leur attitude hautaine et leur manque de stratégie. Se trouvant en mauvais termes avec les Byzantins, ils eurent parfois une position bien neutre et d’autres fois des rapports cordiaux avec les Franğ qui leur laissèrent l’entière liberté de culte et de juridiction. Michel le Syrien (m.  1199), patriarche jacobite d’Antioche, écrivait que les croisés, à la différence de Byzance, considéraient comme chrétien quiconque vénérait la croix. Ayant fondé des espoirs sur les Franğ, les Jacobites et les Nestoriens ressentirent la prise de Jérusalem par Ṣalāḥ Ad-Dīn (1187) comme un deuil national. Au début des croisades, les chrétiens orientaux d’Antioche ont fait cause commune avec les Franğ contre les Turcs. Les chrétiens suryān orthodoxes (Nestoriens) de Bagdad et de Mossoul, sous le patriarcat d’Ishoyab V (m. 1175), accueillirent à bras ouverts les croisés, et considérèrent les Franğ tués au combat comme des martyrs. Si les Franğ ont consenti à respecter la hiérarchie et la liturgie de quelques Églises orientales, comme les Églises arménienne, jacobite, maronite, ils l’ont fait avec condescendance et ont porté, en divers occasions et lieux, atteinte aux rites

138 Claude Cahen, Orient et Occident, 20. 139 René Grousset, Histoire des Croisades I, LIX.

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non-latins. Les chrétiens d’Orient découvrirent avec le temps que les croisés ne leur accordaient aucun privilège et ne les traitaient pas d’une meilleure façon que les musulmans. Les chrétiens d’Orient sont restés citoyens de second niveau et n’ont jamais appartenu à la classe dirigeante. Il n’est donc pas surprenant que les chrétiens d’Orient des environs d’Antioche ouvrent leurs portes à Alp Arslān (m. 1114). Lorsque ‘Imād Ad-Dīn Zenğī (m. 1146) s’introduit dans la ville d’Édesse (1144) où les chrétiens arméniens, jacobites et nestoriens s’étaient pourtant regroupés autour des croisés, il arrête leur massacre et le pillage des églises. Quant aux croisés, ils se livrèrent, deux ans plus tard, au sac des boutiques et des maisons des musulmans et des chrétiens de la même ville. En outre, après avoir unifié Mossoul et Alep, Zenğī s’empare de Damas, restitue aux populations chrétiennes leurs biens et leur remet les églises latines. Lorsqu’en 1148, les troupes de Josselin II de Courtenay (m.  1159) et les Arméniens allèrent piller le couvent jacobite de Bar Sawma, les moines cherchèrent protection auprès de l’émir musulman de Mélitène. Les chrétiens d’Orient ont donc fini par être exaspérés par les agissements des Franğ, qui ne se mélangeaient pas aux populations locales, et qui menaient des guerres sans trêve en entretenant l’insécurité. Leur élan de ferveur à l’égard des croisés s’attiédit, et fit place à l’indifférence, voire à une certaine hostilité. Les chrétiens d’Orient sont soumis lors des croisades (1095–1291) à une double oppression : celle des Franğ qui les soupçonnent de sympathie avec les musulmans et qui les traitent en sujets de rang inférieur, et celle de leurs compatriotes musulmans qui voient en eux des alliés potentiels des envahisseurs. Il est donc possible de parler du drame des communautés chrétiennes orientales. Les croisés n’avaient pas les chrétiens orientaux en grande estime ; ils n’avaient aucune idée concrète de leur variété et les classaient dans un seul groupe, celui de « ceux qui n’obéissent pas à Rome »140. Lors de leur première victoire à Antioche (1098), les chefs croisés annoncent au pape leur victoire sur les Turcs, mais non encore sur les hérétiques. Les chevaliers occidentaux ne cherchent pas d’abord à soutenir les chrétiens persécutés, mais à instaurer le pouvoir pontifical. Si l’expédition des croisades était originellement destinée à secourir les chrétiens orientaux et qu’elle était dotée de privilèges spirituels, les croisés mettront l’accent sur ce second thème. Au fil des événements, les musulmans regardent aussi les chrétiens d’Orient avec suspicion et les soupçonnent d’être une «  cinquième colonne pour les Franğ »141. Dès le début de la croisade, alors que les croisés s’approchaient d’Antioche, Yāġī Siyān, l’émir de la ville, expulsa les chrétiens parce qu’il redoutait

140 Kenneth Setton, A history of the Crusades V, 70. 141 Emmanuel Sivan, L’Islam et la croisade, 181.

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 II Une lecture révisée du passé : l’arabité, les Naṣārā, les croisades

leur possible connivence avec les envahisseurs. De même, à la suite de la prise d’Antioche, les chrétiens de Jérusalem ont subi les violences du pouvoir musulman, au point que le patriarche melkite Syméon II (m. 1106), et l’évêque jacobite Cyrille Sa‘dūn durent fuir la ville. Nūr Ad-Dīn (m. 1174), accusant les chrétiens d’Édesse de complicité avec les Franğ, déporta ces derniers et détruisit la ville. Il avait renvoyé de son entourage tous les chrétiens et leur avait établi le port de signes vestimentaires pour appliquer le droit musulman. Lorsque Ṣalāḥ Ad-Dīn (m. 1193) prit Jérusalem, l’auteur de la Chronique de 1234 raconte que les églises devinrent des étables pour les chevaux, que les religieuses furent livrées à l’impureté, et que les chrétiens byzantins et suryān ne purent rester dans la ville que moyennant la capitation. Toutefois, même aux heures de grande effervescence anti-franque, Ṣalāḥ Ad-Dīn exigera des gouverneurs de garantir les ahl l-dimmat [dhimmis] contre l’injustice et de respecter leur liberté de culte. La campagne mongole a été perçue comme une guerre sainte menée contre l’islam et faisant pendant aux expéditions franques. Cette impression a été renforcée parce que Doqūz H̱atūn (m. 1265), l’épouse de Hulagu Khan (m. 1265), et Ketboğa Noyan (m. 1260), le principal lieutenant de ce dernier, étaient des chrétiens nestoriens. Par conséquent, lorsque les troupes mongoles envahirent Alep en 1260, les sujets chrétiens de la ville ont uni leurs forces aux leurs. Héthoum 1er d’Arménie (m. 1270) en personne aurait alors incendié la grande mosquée d’Alep ; il s’allia aux soldats mongols qui pénètrent en vainqueurs dans Damas. Quelques mois plus tard, les soldats mamelūks commandés par Až-Žāhir Baybars (m.  1277) et par Al-Mužaffar Quṭuz (m. 1260) entrèrent en libérateurs dans la ville en liesse, organisèrent des raids punitifs contre les chrétiens et mirent le feu aux églises. Six ans plus tard, Baybars massacre les Suryān du bourg de Qara (Syrie) qui s’étaient alliés aux Mongols. De même, le sultan mamelūk Al-Mansūr Qalāwūn (m. 1290) obligea, la veille de la bataille de Ḥoms (1281), les fonctionnaires chrétiens de Damas à embrasser l’islam. Il massacrera huit ans plus tard la population chrétienne de Tripoli. Les autorités mamelūkes qui remplacent les Ayyūbīdes, remettront donc en vigueur les mesures discriminatoires contre les ahl l-dimmat [dhimmis] et feront payer à tous les chrétiens le prix de la collaboration avec les envahisseurs. En conclusion, les chrétiens orientaux, mis à part les Arméniens, n’ont généralement été ni associés ni opposés aux Francs culturellement très éloignés d’eux. « Instruits par l’expérience »142, ils ne voyaient dans les croisés que la subs-

142 Georges Tate (dir.), Les Croisades, 135.

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titution d’une domination à une autre. Si donc chrétiens d’Occident et d’Orient cohabitèrent ensemble, ils ne se mélangèrent pas. Dans les affrontements entre musulmans et Franğ, les préoccupations politiques l’emportent sur les affinités religieuses  quant au positionnement des chrétiens orientaux. Aussi ces derniers ont-ils manifesté généralement leur loyauté envers les pouvoirs en place, « afin de ne pas passer pour une cinquième colonne »143. Pourtant, malgré cette attitude, ils ne furent pas exemptés de suspicion. Les musulmans les considérèrent comme des chevaux de Troie dans le monde arabe, et les Franğ les regardèrent comme « des alliés “naturels” peu fiables, toujours décevants, adeptes du double jeu »144. Si alors les différents papes qui ont appelé à la croisade avaient à cœur la défense des chrétiens d’Orient, les agissements des Franğ, militaires et religieux, n’ont fait que contribuer à leur ruine. Les croisades ont donc laissé des chrétiens désabusés et affaiblis, et « un héritage de sentiments anti-chrétiens »145. Pendant des siècles, les chrétiens orientaux ont été victimes de la vindicte et de l’oppression des autorités musulmanes. Lors des invasions mongoles au 13e siècle, de nombreux chrétiens ont misé sur la victoire des troupes de Hulagu Khan (m. 1265), bien disposées à l’égard des chrétiens. Les conséquences ont été désastreuses par la suite. Plus tard, considérés par les musulmans comme des «  traîtres en puissance  »146, les chrétiens orientaux vont « soit se replier sur eux-mêmes, soit avoir une disponibilité opportuniste à toute chance d’appui extérieur »147. *** Dans ce chapitre nous avons voulu signaler l’impératif d’une lecture révisée de trois notions fondamentales à savoir les caractéristiques de l’arabité, l’identité des Naṣārā et la nature des croisades, en vue de relations saines et d’un vivre-ensemble serein entre les musulmans et les chrétiens du Moyen-Orient. Les fidèles des deux religions sont appelés à remettre en question certains a priori dont ils greffent ces trois notions, et à prendre du recul afin de les regarder avec une meilleure clairvoyance et intelligibilité.

143 Dominique Urvoy, Histoire de la pensée arabe et islamique, 499. 144 Bernard Heyberger, Chrétiens du monde arabe, 33. 145 Philip Hitti, « The Impact of the Crusades », 211. 146 André Vauchez, in Collectif, À l’origine des croisades, 63. 147 Jean Corbon, L’Église des Arabes, 53.

90  1.

 II Une lecture révisée du passé : l’arabité, les Naṣārā, les croisades

L’arabité est une terre de rencontre entre les fidèles des deux religions. Si la civilisation arabe a un lien privilégié avec l’islam, il reste qu’elle ne se réduit pas à ce dernier, parce qu’elle dépasse les limites d’une religion. L’arabité est une composante de l’identité culturelle, religieuse et humaine des chrétiens et des musulmans du Moyen-Orient. Fruit de la participation de toutes les composantes religieuses, intellectuelles et ethniques de la société, elle peut et doit refléter la diversité qui la caractérise. Aussi est-il important : – que les musulmans réalisent et reconnaissent que des non-musulmans, d’une manière particulière des chrétiens, ont fortement et activement œuvré à la construction de l’arabité ; – que les chrétiens d’Orient ne rejettent pas leurs racines et leur appartenance arabes pour s’incorporer exclusivement, dans un repli identitaire, à une civilisation déterminée, fût-elle phénicienne, chaldéenne ou byzantine, sous prétexte de se distinguer de l’islam.

2. Le terme Naṣārā est plus qu’un simple vocable linguistique. Il est chargé de significations et de croyances véhiculées par les versets coraniques, telles que le polythéisme, la divinisation de Marie, širk [associationisme], la falsification de l’Écriture, etc. Or, en lisant ce que ces versets affirment sur la foi et habitudes des Naṣārā, les chrétiens n’y retrouvent pas leurs croyances et coutumes, et ne s’y reconnaissent pas. Nommer les chrétiens par ce terme mène donc très souvent à des malentendus, voire parfois à des accusations. Aussi est-il important : – que les musulmans admettent et acceptent qu’ils ne peuvent pas imposer aux autres, d’une manière particulière aux chrétiens, de se reconnaître dans ce qu’ils ne sont pas en réalité, et de projeter sur eux des croyances qui ne sont pas les leurs ; – que les chrétiens d’Orient présentent leur foi à leurs concitoyens musulmans dans un langage et des catégories arabes intelligibles. 3. Les expéditions de la croisade sont généralement jugées dans le monde arabe et en Occident sous l’angle exclusif d’un conflit islamo-chrétien, dans lequel les chrétiens orientaux auraient participé activement aux côtés de leurs coreligionnaires occidentaux dans l’oppression de leurs concitoyens musulmans. Les chrétiens arabes ont été longtemps regardés – et ils le sont encore très souvent  – comme de traîtres collaborateurs avec les chrétiens étrangers contre les musulmans. Or les chroniques de l’époque et les recherches historiques montrent que de telles accusations ne sont pas fondées, parce que le conflit a été perçu à ses débuts comme politique et économique, et que les envahisseurs ont été appelés Franğ [Francs] et non Naṣārā ou chrétiens. Des

5 Les croisades 

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alliances ont été nouées entre croisés et musulmans et ont affronté d’autres alliances mixtes, au gré des intérêts politiques et économiques. Des massacres ont été commis par les soldats des deux bords. Aussi est-il important : – que les musulmans admettent que les chrétiens orientaux, se trouvant dans la région avant l’apparition de l’islam, n’ont pas collaboré plus que les musulmans avec les Franğ ; – que les chrétiens d’Orient n’hésitent pas à exprimer les douleurs et les oppressions infligées par les princes des deux camps, à clairement condamner l’invasion des armées occidentales, et à refuser à celles-ci toute représentation légitime du christianisme – donc à refuser d’appeler les soldats Franğ par le terme de croisés – parce que la foi chrétienne ne peut cautionner aucune violence.

III Lectures nouvelles du Livre de l’islam 1 Khodr l’interprète Le christianisme ne s’identifie pas d’abord à une structure religieuse, mais trouve son fondement dans l’événement-Jésus. Le Christ, qui n’a rien écrit, est lui-même le Livre de Dieu1. Pour les chrétiens, Dieu s’est pleinement exprimé, non dans un texte, mais dans une personne incarnée dans la faiblesse d’un corps qui a transformé la révélation de Dieu de communication en communion2. Par conséquent, avant d’être les “Gens du Livre” [Ahl L-Kitāb], les chrétiens sont les “Gens du Christ” [Ahl L-Masīḥ]. Les musulmans croient, en leur grande majorité, que le Qur’ān est la parole incréée de Dieu, munzalat [descendue] auprès des hommes. C’est pourquoi ce livre ne représente pas pour eux ce que les Évangiles sont aux chrétiens. C’est le Christ qui est « le Qur’ān des chrétiens »3. Les mots, aussi riches et précis qu’ils soient, trahissent toujours la vérité qu’ils veulent exprimer et finissent par en être « la cage ou le masque »4. Ils voilent le mystère divin autant qu’ils le révèlent. C’est pourquoi Khodr parle d’inspiration kénotique et d’exinanition5. Si le christianisme n’est pas une religion du livre, il a été transmis dans un livre. Les mots de ce livre « ne sont pas une dictée divine ni l’enregistrement de la voix de Dieu  »6, comme peuvent le penser les victimes d’une «  psychologie monophysite ». L’inspiration divine n’est pas un tanzīl [descente littérale], mais le lieu d’une « synthèse théandrique, une rencontre de l’homme et de Dieu »7 dans laquelle l’Esprit Saint ne manipule ni ne violente les évangélistes. S’inspirant de la formule chalcédonienne (451), Khodr explique qu’entre Dieu et les rédacteurs des Évangiles il n’y a ni séparation ni confusion. Un texte reste muet s’il n’est pas interprété. Or il n’existe aucune lecture pure et dépouillée  d’un texte religieux. Les hérésies chrétiennes et le christianisme “orthodoxe” se réfèrent à une même Bible, mais ils sont divisés quant à son interprétation. C’est pourquoi ce n’est pas la religion en tant que telle qu’il faut accuser des crimes perpétrés par ses fidèles, mais l’interprétation que ces derniers font de 1 Cf. Georges Khodr, Lieux de prosternation I, 223. 2 Cf. Georges Khodr, in Collectif, La Parole de Dieu, 118. 3 Georges Khodr, Pensées et avis dans le dialogue islamo-chrétien et le vivre-ensemble II, 224. 4 Georges Khodr, La vie nouvelle, 20. 5 Georges Khodr, in Collectif, La Parole de Dieu, 137. 6 Georges Khodr, « Antioche », 16 février 2013. 7 Georges Khodr, in Collectif, La Parole de Dieu, 113. https://doi.org/10.1515/9783110769999-004

1 Khodr l’interprète 

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leur livre saint. Parmi les lectures déviantes de la Bible auxquelles succombe le chrétien oriental, il y a : 1. Une lecture littérale : L’homme oriental est « nuṣūṣīy [textuel] », c’est-à-dire prisonnier de la littéralité des textes8. Les chrétiens orientaux, qui regardent le texte biblique comme le musulman regarde le Qur’ān, sont appelés à croire que les Évangiles sont, non pas un reportage journalistique, mais des livres théologiques qui font « pénétrer les hommes dans le mystère christique »9. L’intérêt premier n’est donc plus de savoir si les mots des Évangiles sont des ipsissima verba, mais de déceler le visage du Christ qu’ils veulent transmettre. 2. Une lecture politisée : Certains partis libanais demandent d’extirper l’Ancien Testament de la religion chrétienne parce qu’il cautionnerait la création de l’État d’Israël. Cette confusion politico-religieuse qui conduit au rejet de l’Ancien Testament est une « résurgence marcionite »10. La “lecture sioniste”, qui veut récupérer la Bible pour justifier une option politique, est tout autant condamnable parce qu’elle transforme l’Ancien Testament en une histoire du peuple d’Israël, non en une histoire des œuvres de Dieu dans un peuple. 3. Une lecture hors-contexte : Les croyants qui citent au cours d’une discussion un verset biblique pour appuyer leur argument déforment le message biblique. Une interprétation juste exige « une méthode académique rigoureuse » pour repérer ce qui relève de la dimension culturelle et sociale de l’époque de l’auteur inspiré et ce qui relève de la volonté de Dieu. Il faut aussi, pour saisir les intentions des textes, rejoindre « deux modes de penser : celui de l’évangéliste chrétien et celui de son auditeur »11. L’interprète doit donc accepter d’être à l’écoute du temps qui est aussi « un livre de Dieu »12, pour raconter l’Évangile par de nouvelles paroles. Mais le contexte est aussi textuel. Khodr donne l’exemple d’un verset coranique accroché dans les boutiques de Tripoli. Les mots que parcouraient les clients disaient : « Biens et enfants sont la parure de la vie d’ici-bas » (Al-Kahf 46). Or les vendeurs altéraient la signification de ce verset qui disait par la suite : « Mais les perdurables et salutaires valent mieux auprès de ton Seigneur pour la rétribution, mieux pour l’espérance ». 4. Une lecture concordiste : Un fidèle ne peut trouver dans la Bible les découvertes scientifiques, car dans la Bible, « Dieu nous informe sur lui-même et ses mœurs »13. 8 Cf. Georges Khodr, La Palestine récupérée, 35. 9 Georges Khodr, « Ce Noël », 24 décembre 2005. 10 Georges Khodr, « La place de l’Ancien Testament », 22. 11 Georges Khodr, L’appel de l’Esprit, 59. 12 Georges Khodr, « Confessions, doctrines et laïcité », 11 février 2012. 13 Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 138.

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 III Lectures nouvelles du Livre de l’islam

C’est uniquement en référence à Jésus que les Écritures peuvent être comprises, parce qu’elles sont avant tout « un témoignage » et « un tabernacle » qui fait irradier la présence du Sauveur. Jésus est la clé de leur lecture et leur exégète. La foi chrétienne n’est pas uniquement communiquée par les livres inspirés, mais aussi à travers la vie des chrétiens. Une exégèse et une herméneutique de la Bible mène à une praxis de paix et à la rencontre avec Dieu. Car si la Bible raconte le cheminement de Dieu avec l’humanité, elle est aussi une anamnèse qui permet à chaque âme de revivre « sacramentellement les moments décisifs de l’histoire du salut  », et donc de vivre une vraie rencontre avec Dieu14. L’Esprit donne au croyant qui lit et qui accueille la parole de devenir à son tour « un être-parole qui transmet par des actes concrets le message divin [. . .] et qui permet à ce message de ne pas rester prisonnier du livre »15. Khodr invite aussi les musulmans à lire les Évangiles pour connaître la vraie foi des chrétiens. Les premiers doivent toutefois franchir trois obstacles16 : 1. Un « dépaysement réel et existentiel » : La multiplicité de livres, d’auteurs, de genres littéraires, d’époques de rédaction contraste avec le Qur’ān révélé à travers un seul canal humain dans un contexte géographique homogène, et dans un seul espace historique. 2. Le nombre d’Évangiles : Habitué à lire dans le Qur’ān qu’il y a un évangile, le musulman voit dans la multiplicité des Évangiles la preuve de la perte de l’authenticité du message originel. 3. La notion chrétienne d’inspiration : Le musulman croit que la révélation est une dictée divine à un scribe, non une synergie divino-humaine. Dans la lignée de la doctrine patristique des semina verbi, Khodr reconnaît qu’il y a dans le Qur’ān une « présence partielle » du Christ. Étudiant, il avait le Qur’ān sur sa table de chevet pour y chercher « les traces du Christ »17. Toute personne qui connaît la langue arabe ne peut qu’être émue par le Qur’ān et se familiariser avec ce livre. Cette proximité doit se faire plus forte pour le chrétien parce que c’est un livre plein d’amour pour Jésus. Khodr tissa donc, dès sa jeunesse, un lien amical avec le Qur’ān et se mit à pratiquer « le style coranique »18. Généralement, Khodr reste fidèle à la théologie inclusive et cherche souvent à trouver un sens chrétien du Coran. Quand les exégètes musulmans ne s’entendent pas sur le sens d’un verset, Khodr opte pour la lecture la plus proche du 14 Cf. Georges Khodr, in Collectif, La Parole de Dieu, 125 &152. 15 Georges Khodr, « Le paganisme ou le monothéisme », 2 juin 2007. 16 Cf. Georges Khodr, « La communication du message en terre d’Islam », 378–380. 17 Georges Khodr, in Collectif, Évêques et moines, 122. 18 Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 85.

1 Khodr l’interprète 

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christianisme. Toutefois, il ne cherche pas à christianiser le Qur’ān mais sa foi influençait son intelligence du texte coranique. Aussi ressent-il une plus grande proximité avec les versets de la période mecquoise, dont le contenu ne diffère pas avec l’enseignement moral du christianisme. Par conséquent, il n’appuie aucunement la théorie du nasẖ [l’abrogation]. Khodr aime citer avec révérence et respect les versets coraniques pour donner du poids à ses idées19. Par exemple, lors de la guerre civile libanaise, il cite les propos du fils d’Adam qui prévient son frère Caïn de ne pas le tuer (Al-Mā’idat, 28), avant de conclure que tous les êtres humains, enfants d’Adam, sont frères et qu’ils ne peuvent s’entretuer. Khodr invite les musulmans à ne plus percevoir la révélation comme une transmission verbale littérale, mais à appliquer une lecture historico-critique du Qur’ān. Aucune religion ne peut éviter de faire une critique textuelle de ses livres saints. L’herméneutique est en réalité « le second tanzīl [dévoilement] qui vivifie et renouvelle le premier tanzīl en le libérant de la servitude du littéralisme et du régionalisme »20. Khodr est déçu de l’idée que la lecture musulmane du Qur’ān soit encore anhistorique et détachée de la pensée et de la psychologie de Muḥammad. Il a forgé l’expression «  dhimmitude intellectuelle  » en vue de mieux décrire cette peur ancrée dans l’islam à l’idée de pratiquer l’approche historico-critique du Qur’ān. Pour exprimer que le chrétien est ouvert à l’étude critique de la Bible alors que le musulman reste encore littéral, Khodr dit que « le chrétien habite le temps, alors que le musulman habite la vérité »21, c’est-à-dire une idée sans lien avec le contexte historique. Cette ouverture à une nouvelle herméneutique ne peut se faire sans une ouverture à la pensée occidentale qui se distingue par l’analyse et la critique historique. Une lecture moderne historico-critique du Qur’ān ne se veut pas agressive ni soucieuse de nier son caractère sacré et révélé ; elle est la reconnaissance que « toute parole est l’enfant de son temps »22. Muḥammad a participé à la rédaction

19 Selon Georges Massouh, sur six cent quatre-vingt-treize articles recensés, il y en a quatrevingt-deux articles où on peut trouver cent soixante-trois citations coraniques. Ces citations traitent surtout des attributs de Dieu, de la relation entre l’homme et Dieu, de la vie sur terre et au paradis, de Jésus, de l’amitié avec les chrétiens, de la tolérance et de la condamnation de la violence (Georges Massouh, Monseigneur Georges Khodr, 33–36). 20 Georges Khodr, in Adnān Mokrānī, Méditations mariales, 5. 21 Georges Khodr, Pensées et avis dans le dialogue islamo-chrétien et le vivre-ensemble II, 173. 22 Georges Khodr, « Le christianisme arabe et l’Occident », 14.

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 III Lectures nouvelles du Livre de l’islam

du Qur’ān puisque Al-A‘rāf 157 affirme que  la lumière est descendue «  avec  » Muḥammad [An-nūr al-ladī unzila ma‘ahu] et non « vers » lui [lahu]23. Cette herméneutique moderne, affranchie de l’exégèse traditionnelle, n’a pas pour unique but d’accomplir un aggiornamento, mais d’élargir la compréhension du texte coranique et de donner une meilleure profondeur à la religion musulmane. Car il ne suffit pas aux musulmans de condamner la violence commise au nom de l’islam  : ceux-ci doivent donner à leur condamnation des fondements puisés dans une lecture du Qur’ān.

2 Une nouvelle lecture du Qur’ān Le Qur’ān dans l’islam Le Qur’ān n’est pas la Bible des musulmans : il occupe dans l’islam la place qui est celle de Jésus dans le christianisme. Si le chrétien est appelé à imiter le Christ “avant” l’acceptation de la Bible, le musulman est en revanche appelé à l’acceptation du Qur’ān “avant” l’imitation de Muḥammad. Le Qur’ān est pour le musulman « une réelle présence »24. C’est pourquoi la communauté musulmane, cimentée par le livre sacré, a été nommée « le peuple du Qur’ān ». Le Qur’ān atteste même être le seul miracle qui justifie la véracité de la mission de Muḥammad. Il se désigne lui-même comme étant « la lumière » (Al-A‘rāf 157), « le vrai » (Al-Isrā’ 81), « le critère » (Al-Furqān 1), « une édification, une guérison du dedans des poitrines, une guidance et une miséricorde » (Yūnus 57). Par conséquent, le Qur’ān tient deux rôles dans la vie des musulmans : il est à la fois un guide et une source de bénédiction. Le Qur’ān est « la base de la pratique religieuse, la source de la législation, la révélation suprême, le livre exemplaire ». Il couvre tous les aspects de la vie. Car Dieu n’y a pas omis la moindre chose (Al-An‘ām 38) et l’a fait descendre en « explicitation de toute chose » (An-Naḥl 89). Le terme Qur’ān revient à plus de soixante-dix reprises dans le livre musulman. Il est défini avec les qualificatifs de Mağīd [Magnanime] (Al-Burūğ 21), de Karīm [Noble] (Al-Wāqi‘at 77), de Ḥakīm [Sage] (Yā’-Sīn 1), et de ‘Ağab [prodigieux] (Al-Mursalāt 1). Le Qur’ān a reçu d’autres désignations puisées dans le texte coranique : At-Tanzīl [La descente], Ad-Dikr [Le rappel], Al-Bušrā [La bonne nouvelle],

23 Georges Khodr, « La créativité », 150. 24 Ali Merad, L’exégèse coranique, 3.

2 Une nouvelle lecture du Qur’ān 

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Al-Furqān [Le critère, le discernement], L-Kitāb [Le livre], Kalām Allah [La parole de Dieu], Al-Waḥī [La révélation], et Al-Āyat [Le signe]. Le terme Qur’ān serait probablement un emprunt au syriaque Qeryāna, qui désigne la récitation faite au cours d’un office religieux. Le terme Qāri’, inexactement rendu par “Lecteur”, devrait être traduit par “Récitant”. Le sens du mot Qur’ān recouvre donc une réalité fondamentalement orale, parce qu’il n’est pas lu, mais récité et prié. Les sujets évoqués dans le Qur’ān sont multiples et abondants. Il y a toutefois un thème central, « le kérygme coranique par excellence »25, dont tous les autres thèmes ne sont que le dérivé ou les corollaires : l’unicité d’Allah qui n’a ni šarīk [associé] (Al-An‘ām 163), ni kufūw [égal] ni andād [rival] (Al-Baqarat 22). Le Qur’ān vient en effet réactiver la confession initiale d’Israël  : «  Écoute, Israël  : Yahvé notre Dieu est le seul Yahvé » (Dt 6,4). Le genre littéraire du Qur’ān est difficile à identifier ; il n’est « ni de la poésie, ni de la prose ; c’est du Qur’ān »26. Il ne s’y trouve ni une « hétérogénéité du contenu », ni une « hétérogénéité du style »27. L’ordonnancement des six mille deux cent trentesix versets n’est ni chronologique ni thématique. L’expression du Qur’ān est allusive et a un caractère « souvent elliptique et brisé »28. À l’exception du récit de Joseph qui forme un tout suivi, le Qur’ān n’a pas de modèle narratif clair. Voltaire parlait d’« une rhapsodie sans liaison, sans ordre, sans art ». À la différence de la Bible, le Qur’ān « conte, plutôt qu’il ne narre »29 ; car la foi biblique est événementielle alors que la foi coranique est plutôt notionnelle. Le texte coranique s’illustre par sa présentation désordonnée et l’abondance d’allusions, et se présente comme « un recueil d’oracles, de sentences théologiques, de louanges, de brefs récits prophétiques, de paraboles, de préceptes légaux et rituels »30. Aussi les lecteurs ne se promènent-ils pas dans le Qur’ān, mais ils le gravissent, et finissent par être « proprement et divinement découragés et frustrés », s’ils entreprennent de « relier le “quoi” au “quand” et au “où” »31. Quoiqu’il en soit, le Qur’ān ne se lit pas d’un seul trait, mais tel un lectionnaire, « par morceaux » et « à petites doses »32.

25 Jacques Berque, Relire le Coran, 21. 26 Taha Hussein, in Ali Merad, L’exégèse coranique, 270. 27 Alfred-Louis de Prémare, Aux origines du Coran, 26. 28 François Déroche, Le Coran, 44. 29 Antoine Moussali, La croix et le croissant, 11. 30 Michel Cuypers – Geneviève Gobillot, Le Coran, 44. 31 Kenneth Cragg, in Farid Esack, Coran, mode d’emploi, 103. 32 Michel Cuypers – Geneviève Gobillot, Le Coran, 46.

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 III Lectures nouvelles du Livre de l’islam

Le texte coranique lui-même insiste à diverses reprises qu’il est «  arabe  » [Qur’ānan ‘arabiyyān] (Yūnus 2, Ar-Ra‘d 37), voire en «  claire langue arabe  » [lisānun ‘arabiyyun mubīnun] (An-Naḥl 103). Par conséquent, l’islam, “religion du Qur’ān”, est attaché à une langue sacrée qui est l’arabe. Les savants musulmans traditionnels voient dans le Qur’ān la plus haute expression de la langue arabe. Or ce point de vue a d’abord un fondement théologique. Car le texte coranique contient des étrangetés et des faiblesses, et il est parsemé « de syriacismes, d’hébraïsmes, de mots persans, grecs, voire latins »33. Selon ces Orientalistes, l’arabe coranique n’est pas l’arabe classique ni un dialecte mecquois particulier ni un parler spécifique à une tribu, mais « un parler tout proche de la koïnè poétique »34, « une sorte de “hochsprache” compris dans tout le Ḥiğāz »35. Christoph Luxenberg pense qu’il s’agit plutôt d’une langue mixte arabo-araméenne. Abū ‘Abdallah Aš-Šāfi‘ī (m. 820) et Ṭabarī (m. 923), ayant remarqué les « similitudes » entre certains termes coraniques et des termes étrangers, ont développé le concept de “tawāfuq” [coïncidence], tandis que d’autres savants musulmans affirment que le Qur’ān se réfère à tous les parlers en vue d’assurer l’universalité du message coranique. La question de la traduction du Qur’ān a été, et est encore, un sujet de discorde parmi les savants musulmans. Déjà, abū Muḥammad ibn Qutaybat (m. 899) s’y opposait car les langues des non-Arabes ne sont pas aussi riches en métaphores que la langue arabe. Des savants musulmans, tel que Rašīd Riḍā (m. 1935), considéraient que la lettre et le contenu du Qur’ān étaient indissociables et révélés et que, par conséquent, celui-ci était intraduisible. D’autres personnalités, particulièrement celles en lien avec l’Université d’Al-Azhar, ont affirmé sans réserve que, si l’interprétation est autorisée, la traduction devrait l’être aussi. Il est incontestable que tout texte traduit perd de sa richesse et de son élégance. Cela s’applique au Qur’ān, dont «  la beauté de la langue arabe se fane dans les traductions, comme une fleur coupée de ses racines »36. Aussi les musulmans dénoncent-ils en général la « vanité de toute tentation humaine d’égaler la perfection du verbe coranique »37. Toute traduction reste dans le domaine de la tentative ou dans les limites d’un commentaire. Le terme de “traduction” est donc évincé par l’expression “essai d’interprétation”, parce que le texte traduit n’est qu’une glose de significations du livre original. C’est pourquoi les musulmans ont

33 Jan Van Reeth, « Nouvelles lectures du Coran », 181. 34 Régis Blachère, Le Coran, 65. 35 Farid Esack, Coran, mode d’emploi, 104. 36 Jacques Risler, La civilisation arabe, 43–44. 37 Ali Merad, L’exégèse coranique, 116.

2 Une nouvelle lecture du Qur’ān 

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recommandé vivement que le texte arabe soit imprimé à côté du texte coranique traduit. Face à une majorité de fidèles qui ne connaissent pas l’arabe, ou pour assurer une meilleure propagation de l’islam, les savants musulmans reconnaissent dorénavant l’inéluctabilité de la traduction du Qur’ān. C’est pourquoi paraît en 1781 pour la première fois à Saint-Pétersbourg en Russie une traduction due à une initiative purement musulmane. Les autorités musulmanes restent toutefois fermement opposées à l’utilisation de toute traduction dans le rituel. Aussi tout musulman a-t-il l’obligation de connaître au moins la Fātiḥat et trois versets supplémentaires en arabe. Le Qur’ān est aujourd’hui accessible dans plus de soixante-dix langues. De plus, avec l’impression de la fameuse édition du Caire en 1924, un pas décisif a été franchi, car auparavant la diffusion du Qur’ān dans les pays d’islam était exclusivement confiée à des copistes. Après cette présentation de la place du Qur’ān dans l’islam, nous allons aborder des questions controversées qui sont soulevées à son propos au sein même de l’islam. La première controverse  concerne la collecte du Qur’ān. Il n’existe pas aujourd’hui d’unanimité entre les musulmans à propos de l’histoire de la collecte du Qur’ān. Celle-ci est loin d’être claire, d’autant moins que le Qur’ān lui-même ne dit rien sur sa propre histoire, et qu’il n’en subsiste à l’heure actuelle aucune trace avant le premier siècle de l’hégire. Le consensus musulman voudrait que, “en termes de contenu”, le Qur’ān ait été mis par écrit et lu dès l’époque de Muḥammad. Par exemple, selon ‘Abdallah ibn Mas‘ūd (m. 650), l’ange Ğibrīl enseignait le Qur’ān au prophète une fois l’an. Il n’existe pas toutefois, à la mort de Muḥammad, un corpus ou un texte continu de la révélation, même s’il est plus que fort probable qu’il existait des extraits mis par écrit ou des recueils de traditions, tels ceux écrits par ‘Ā’iša (m. 678), l’épouse du prophète. Selon la version officielle de la tradition musulmane, lors de la bataille d’AlYamāmat (632), plusieurs qurrā’ [récitants du Qur’ān] qui connaissaient par cœur le Qur’ān trouvèrent la mort. ‘Umar ibn L-H̱aṭṭāb (m.  644), craignant que le texte coranique ne disparaisse, s’en remit au calife abū Bakr Aṣ-Ṣiḍḍīq (m. 634), qui était réticent à mettre par écrit la révélation destinée à l’origine à la transmission orale. Car Muḥammad lui-même n’avait jamais eu un tel projet en tête. C’est pourquoi les musulmans affirment que, si tous les exemplaires du Qur’ān venaient à disparaître, « le texte continuerait à vivre dans le cœur des hommes »38.

38 François Déroche, Le Coran, 84.

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 III Lectures nouvelles du Livre de l’islam

Toutefois abū Bakr finit par confier à Zayd ibn Tābit (m. 665) la tâche de faire l’assemblage de l’ensemble des révélations. Ce jeune médinois qui « savait écrire le syriaque, avait été scribe du prophète et passait pour connaître toute la révélation par cœur »39, recensa des sources orales et écrites où des passages coraniques avaient été notés comme les aktāf [omoplates de chameaux], les aḍlā‘ [côtes de chameaux], des aṣab [partie d’une palme de dattier], des riqā‘ [cuir rouge, peau, parchemin]. Il transcrit le tout sur des ṣuḥuf [feuillets] qu’il remit au calife. Zayd avait posé deux grandes conditions pour admettre un texte dans sa recension : 1) que deux témoins aient attesté avoir entendu le texte récité par Muḥammad ; 2) que le texte ait été à l’origine mis par écrit en présence de ce dernier. À la mort de ‘Umar, successeur d’abū Bakr, sa propre fille Ḥafṣat (m. 661) hérita des ṣuḥuf. Lors de la bataille contre les Arméniens d’Azerbaïdjan, Ḥudayfat bin Al-Yamān (m.  656) fut profondément troublé par les divergences lors de la récitation du Qur’ān par les différents groupes de soldats musulmans, qui s’accusaient mutuellement d’infidélité. Aussi vint-il à Al-Madīnat s’en plaindre au calife ‘Utmān et lui dire : « Rattrape cette “Umma” avant qu’elle ne diverge sur le Livre comme ont divergé les juifs et les chrétiens ». Zayd ibn Tābit fut à nouveau chargé de procéder à la recension du texte coranique. Sous le contrôle de trois Ṣaḥābat [Compagnons] qurayšites, Zayd recense un Qur’ān qui sera appelé par la suite muṣḥaf ‘Utmān [“vulgate ‘utmānienne” ou “codex ‘utmānien”]. Après avoir envoyé quatre copies aux grandes villes de l’Empire musulman, ‘Utmān donna l’ordre de détruire les autres exemplaires. C’est ainsi que nous sommes informés, « comme incidemment »40, de l’existence d’autres recensions. Quelques historiens, généralement des Orientalistes, à leur tête Richard Bell (m.  1952), remettent en question la version officielle et parlent d’une version « confuse, mystérieuse, insaisissable sur des points essentiels »41. Certains vont même jusqu’à parler d’« une des plus grandes supercheries historiques »42. En effet, il est difficile de savoir ce qui remonterait incontestablement au temps de Muḥammad. Maxime Rodinson (m. 2004) présente trois conditions pour déterminer ce qui serait originel : 1. la convergence des traditions ; 2. les détails peu reluisants ; 3. les confidences d’alcôves. Or le seul fait historique qui soit certain est le travail d’une commission à la fixation du canon coranique. En effet, il y a plusieurs incohérences relevées dans les récits traditionnels de la collecte du Qur’ān : 39 Régis Blachère, Introduction au Coran, 31. 40 Alfred-Louis de Prémare, Aux origines du Coran, 67. 41 Régis Blachère, Introduction au Coran, 2. 42 Alfred Havenith, Les Arabes chrétiens nomades au temps de Mohammed, 11.

2 Une nouvelle lecture du Qur’ān 

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3.

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L’invraisemblable destruction systématique par ‘Utmān des textes antérieurs qui remonteraient à l’époque-même de Muḥammad ou de recueils coraniques concurrents. Pourquoi détruire les ṣuḥuf de Ḥafṣat bint ‘Umar si ceux-ci avaient été à la base du muṣḥaf ‘Utmān ? Aussi quelques savants affirment-ils que le but de la commission convoquée par ‘Utmān « n’était pas tant de faire œuvre théologique et dogmatique que de viser la cohésion de la communauté »43, et de « légitimer divers groupes politico-religieux »44. Les buts fixés par ‘Utmān excèdent les possibilités de l’écriture arabe de l’époque  : La scriptio plena qui est complètement vocalisée de la langue arabe et qui vient supplanter une scriptio defectiva n’apparaît qu’au 9e siècle. L’époque de ‘Utmān ne connut pas les points diacritiques – un signe unique rend b, t, t, n et y –, ni la vocalisation dans l’écriture arabe, ni les signes orthoépiques45. Par conséquent, des formes verbales comme yaktubu [il écrit], taktubu [tu écris, elle écrit], naktubu [nous écrivons] se présentent de la même façon. De même, l’absence du alef pour le a ne permettait pas de distinguer les temps de quelques verbes (ex. : qāla [il a dit] et qul [dis !]) ; ni le nombre du singulier et du pluriel (ex. : kalimat [parole] et kalimāt [paroles]) ; le substantif et le nom d’agent (ex. : malik [roi] et mālik [propriétaire]). Par son allure défective, la graphie arabe de l’époque « provoque et entretient des obscurités dans le texte [coranique]  »46. Par exemple, Ar-Rūm 2 peut se lire «  Ġalabiti ar-rūm » [Rome a vaincu] ou « Ġulibat ar-rūm » [Rome a été vaincue]. Le choix d’une lecture influe sur la fixation du texte. Par conséquent, différentes « traditions de lecture » [qirā’āt] s’instaurèrent dans plusieurs villes. Abū Bakr ibn Muğāhid (m. 936) officialise au 10e siècle les sept lectures autorisées. Plus tard, trois autres lectures furent ajoutées. Trois conditions ont été nécessaires pour autoriser une lecture : 1) que celle-ci s’appuie sur des traditions remontant à Muḥammad ; 2) qu’elle corresponde à la forme de la langue arabe originelle du Qur’ān ; 3) qu’elle corresponde à l’écriture du seul muṣḥaf ‘Utmān. En 1924, fut imprimée la fameuse édition du Caire selon la lecture dite de “Ḥafṣ ‘an ‘Āṣim”, laquelle constitue dorénavant le texte de référence quasi-universel47. D’autres Ṣaḥābat [Compagnons] avaient constitué une recension pour leur propre usage. Parmi ces recensions, il y a celles d’Ubay ibn Ka‘b (m. 649), ‘Abdal-

43 Claude Gilliot, « Deux études sur le Coran », 26. 44 Dominique & Marie-Thérèse Urvoy, L’action psychologique dans le Coran, 22. 45 La waslat qui marque l’élision d’une voyelle, la šaddat indique le redoublement d’une consonne. 46 Régis Blachère, Le Coran, 76. 47 L’autre lecture encore en usage aujourd’hui, particulièrement au Maġreb, est celle dite “Warš ‘an Nāfe‘“.

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lah ibn Mas‘ūd (m. 650), ‘Alī ibn Abī Ṭālib (m. 661), Miqdād L-Bahrānī (m. 666), abū Mūsā L-Aš‘arī (m. 672), ‘Uqbat ibn ‘Āmer (m. 678) et ‘Abdallah ibn ‘Abbās (m.  681), dont aucune ne nous est parvenue. Or leurs recueils présentent quelques divergences par rapport à celui de Zayd. Par exemple, dans le codex d’ibn Mas‘ūd, l’ordre des sourates est différent ; en outre, la Fātiḥat [l’Ouverture] et les deux sourates prophylactiques Al-Falaq et An-Nās n’y figurent pas. Ce n’est qu’à partir du 10e siècle que les chiites finirent par admettre la version du muṣḥaf ‘Utmān. La mise en écart de ces Ṣaḥābat de la commission de l’assemblage du codex coranique éveille beaucoup de questions. Il est en effet étrange que des personnes comme ‘Abdallah ibn Mas‘ūd et Ubay ibn Ka‘b, « employés par le Prophète, soit à noter la Révélation soit à rédiger des missives pour les tribus »48, n’aient pas été nommées à seconder Zayd. 4. Un palimpseste trouvé en 1972 à Ṣan‘ā’, au Yémen, postérieur à l’époque de ‘Utmān, confirme la survivance d’un texte coranique présentant des variations en comparaison avec le muṣḥaf ‘Utmān. Le Qur’ān, tel qu’on le connaît aujourd’hui, n’aurait donc pas toujours été l’unique version en circulation. 5. Les divergences des versions de l’histoire de l’assemblage du Qur’ān. L’historien Muḥammad ibn Sa‘d (m. 845) ne dit rien de l’entreprise d’abū Bakr ni d’un rôle quelconque joué par Zayd au temps de ‘Utmān. Les différentes sources offrent des dissimilitudes entre les membres de la commission de Zayd. Un grand nombre de chercheurs pensent aujourd’hui qu’une constitution plus longue et plus complexe d’un Qur’ān officiel fut contrôlée par la famille omeyyade. Les historiens évoquent une troisième phase dans la collecte du Qur’ān pendant le règne du calife omeyyade ‘Abd  L-Malik (m.  705), qui aurait donné le nom “conventionnel” de muṣḥaf ‘Utmān à la version officielle qu’il a imposée. Mālik ibn Anas (m.  795), imām d’Al-Madīnat, affirme que c’est Ḥağğāğ bin Yūsuf (m. 714), gouverneur de l’Irak pendant le règne du calife omeyyade ‘Abd L-Malik (m.  705), qui, le premier, après s’être efforcé d’homogénéiser l’orthographe coranique, aurait envoyé des « exemplaires officiels » du Qur’ān dans les grandes villes de l’empire. Au siècle dernier, deux lignes sur la rédaction coranique ont émergé : – La première hypothèse, représentée par Günter Lüling (m.  2014), suppose l’existence d’un proto-Qur’ān [Ur-Koran]. Lüling distingue trois couches dans le Qur’ān49  : 1. Le “Qur’ān  primitif” qui consiste en la réinterprétation que fit Muḥammad de textes arabes chrétiens provenant de l’Arabie centrale. 2.

48 Régis Blachère, Introduction au Coran, 42. 49 Cf. Claude Gilliot, « Deux études sur le Coran », 23.

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Le “Qur’ān prophétique” dans lequel Muḥammad intègre les textes préislamiques chrétiens. 3. Le “Qur’ān post-prophétique” où les expressions théologiques de Muḥammad ont été totalement remaniées et défigurées pour des raisons pragmatiques politiques. Adolf Von Harnack (m. 1930), Hans Joachim Schoeps (m. 1980) et Christoph Luxenberg mentionnent aussi la possibilité d’une communauté d’origine judéo-chrétienne à l’origine de la rédaction de l’intégralité ou d’une partie du Qur’ān. La seconde hypothèse, représentée par John Wansbrough (m.  2002), considère que le Qur’ān est l’aboutissement d’une élaboration progressive et d’une compilation tardive anonyme, effectuée sur plus de deux siècles par une communauté proto-islamique qui cherche à se doter d’un mythe des origines. Les scribes ont donc mené une activité «  non seulement éditoriale, mais aussi compositionnelle »50.

Les historiens, qui remettent en doute la version officielle musulmane, sont donc presque unanimes sur le fait qu’il n’y a aujourd’hui aucune exactitude quant à la date de l’assemblage du Qur’ān. La deuxième controverse se rapporte au statut de l’incréation du Qur’ān. La controverse à propos de la nature du Qur’ān, parole éternelle de Dieu, n’est pas sans rappeler les débats christologiques des premiers siècles. En effet, de même que les chrétiens croient en l’Incarnation de Dieu, les musulmans croient en l’« inverbation » de Dieu51 : la Parole s’est faite Livre. Deux écoles, la mu‘tazilat et la ḥanbaliyyat, s’affrontèrent sur la question. Les mu‘tazilites ont défendu la thèse de la création du Qur’ān afin de défendre l’unicité et l’immuabilité de Dieu, auxquelles rien ne pourrait porter atteinte, pas même la révélation. C’est pourquoi le mu‘tazilite ‘Abbād bin Suleymān (m.  864) accusait ses adversaires de partager la doctrine des chrétiens. Le calife ‘abbāsīde abū L-‘Abbās L-Mā’mūn (m. 833), mû par ses sympathies mu‘tazilites, promut la doctrine du Qur’ān créé comme doctrine d’État et ordonna que les juges et hauts magistrats y attestent leur adhésion par la signature d’un document. Cette époque d’imposition de l’avis des mu‘tazilites fut appelée la miḥnat [l’épreuve]. En 851, le calife Ğa‘far L-Mutawakkil (m. 861) rompit avec ses prédécesseurs. La doctrine des mu’tazilites fut battue en brèche. La position “orthodoxe” s’affirma alors avec un esprit de vengeance et imposa le dogme du Qur’ān incréé bilā kayfa

50 Guillaume Dye, in Daniel de Smet – Mohammad Ali Amir-Moezzi, Controverses sur les Écritures canoniques de l’Islam, Controverses sur les Écritures, 148. 51 Jacques Berque, Relire le Coran, 108.

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[sans comment]. La victoire des ḥanbalites sera consommée avec ibn Taymiyyat (m. 1328) au quatorzième siècle. Le postulat du Qur’ān incréé et éternel lui reconnaît une transcendance sur l’histoire et empêche toute possibilité de lectures critiques et historiques. La troisième controverse  touche la notion de révélation. En effet, la tradition musulmane a la ferme conviction que les pages du Qur’ān sont les paroles littérales de Dieu lui-même et de lui seul. Le rôle de l’ange Ğibrīl et de Muḥammad n’a été que de transmettre : « Communique, Envoyé, ce qui est descendu sur toi de ton Seigneur » (Al-Mā’idat 67). À la différence des chrétiens qui croient que dans l’avènement de la parole révélée il y a une collaboration étroite entre l’action divine et celles des évangélistes, les fidèles musulmans pensent que le Qur’ān ne procède d’aucun témoignage interprétatif fait par Muḥammad. Le terme arabe généralement utilisé par les musulmans pour exprimer la révélation est celui de tanzīl [descente], qui traduit l’idée d’une dictée faite par Dieu, d’une révélation littérale dans laquelle Dieu lui-même est l’auteur « au sens non métaphorique »52. Le Qur’ān est donc constitué des ipsissima verba Dei. Le messager humain n’a aucune initiative interprétatrice ni rédactionnelle, parce que le processus de la révélation dans l’islam ne peut être entaché d’une moindre altération humaine. Pourtant, dans de nombreux versets du Qur’ān, il y a du mal à savoir si celui qui parle est Dieu, Muḥammad ou une tierce personne. Ainsi, à titre d’exemple, dans Al-Furqān 30 nous pouvons lire « Qāla l-Rasūl » [« Le messager a dit »]. Comment expliquer aussi que le sujet parlant puisse proférer des serments comme « Par ton Seigneur » (An-Nisā’ 65) ? De même, il est étrange qu’une parole éternelle suive Muḥammad dans toutes les circonstances de sa vie et qu’elle lui inspire « les décisions à prendre, les actions à engager, les arguments à employer »53. Les apologètes musulmans insistent pour dire que Muḥammad était un nabī ummī (Al-A‘rāf 158) pour attester que sa fonction n’a été que celle d’une transmission. L’ummiyyat [illettrisme] de Muḥammad, parallèle à la virginité de Marie dans le christianisme, veut prouver que «  la révélation coranique fut pour lui comme un enfantement virginal »54. Toutefois, la notion d’analphabétisme était différente au 7e siècle. Dans une civilisation orale où le savoir se transmet par ouï-dire, être ummī ne signifie pas ne pas savoir lire. Les chercheurs remettent donc en question la plausibilité de l’illet-

52 Claude Gilliot, « Les sources du Coran », 30. 53 Roger Arnaldez, Le Coran, 15. 54 Faouzi Skali, Jésus dans la tradition soufie, 20.

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trisme de Muḥammad, parce que les accusations des Mecquois qui affirment qu’il « consigne sous dictée » (Al-Furqān 5) les versets qu’il annonce supposent qu’il savait écrire. Selon abū Bakr L-Bāqilānī (m. 1013), Muḥammad qui savait écrire, « quoique difficilement », avait rédigé certaines parties du traité de Ḥudaybiyyat (628). Les asbāb an-nuzūl [circonstances de la révélation] racontent qu’An-Naḍr bin Al-Ḥārit (m. 624) a accusé Muḥammad de recopier les « écrits des anciens ». Or le Qur’ān affirme que Muḥammad ne peut suivre la dictée d’un humain, non qu’il ne sache pas écrire, mais celui dont parle l’allégation des contradicteurs est barbare alors que le texte est « en claire langue arabe » (An-Naḥl 103). Des savants rejettent la traduction d’ummī par analphabète ou illettré. Régis Blachère (m. 1973) traduit par « le prophète des Gentils », Denise Masson (m. 1994) par « le prophète des infidèles »55, et Jacques Berque (m. 1995) par « le prophète natif ». Les islamologues occidentaux pensent donc que nabī ummī ne renvoie pas à « prophète illettré », mais à un prophète qui ne fait pas partie des fils d’Israël, un « prophète qui a été envoyé à un peuple n’ayant pas encore reçu – ou accepté – d’Écriture »56. Dans Al-Baqarat 78, les Ummiyūns ne sont pas les analphabètes, mais les peuples qui n’ont pas reçu de livres sacrés, c’est-à-dire les non-juifs. Un nabī ummī est donc un prophète envoyé parmi les Gentils, ou même un prophète qui n’avait lu ni l’Ancien Testament ni les Évangiles. Est-il possible de penser que Muḥammad ait été un instrument passif dans la révélation ? Une tradition rapporte que lorsque Muḥammad finit les versets qui décrivent la formation de l’embryon dans le sein de sa mère (Al-Mu’minūn 12–14), son secrétaire ‘Abdallah ibn Sa‘d (m. 656) se serait écrié : « Béni soit Dieu, le plus beau des créateurs ». Muḥammad déclara alors que cette exclamation était, elle aussi, révélée. Selon une autre version, alors qu’il prenait les révélations sous la dictée de Muḥammad, saisi de doutes, il aurait continué de lui-même à écrire dans le style coranique sans que celui-ci relève l’interpolation. Troublé, ‘Abdallah aurait apostasié. Il aurait été gracié par la suite, grâce à l’intervention de ‘Utmān, et serait devenu haut fonctionnaire dans l’Empire musulman. William Montgomery Watt (m. 2006) affirme que le texte coranique est d’une part l’œuvre d’une partie de la personnalité de Muḥammad différente de son esprit conscient, et d’autre part l’œuvre de la personnalité divine qui s’exprime à travers la personnalité de Muḥammad. Maxime Rodinson (m. 2004) attribue le Qur’ān à une partie plus profonde du subconscient de l’humanité de Muḥammad.

55 La traduction a été modifiée par la censure musulmane libanaise, dans le texte bilingue où la traduction choisie est « le prophète qui ne sait lire ni écrire » 56 Dominique & Marie-Thérèse Urvoy, L’action psychologique dans le Coran, 60.

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La quatrième controverse  se penche sur la doctrine de l’i‘ğāz [inimitabilité]. À plusieurs reprises, le Qur’ān lui-même met à défi les opposants à l’islam de produire un texte semblable. Car «  si les hommes et les génies s’unissaient pour produire rien de semblable au Coran, ils y échoueraient même en se soutenant les uns les autres » (Al-Isrā’ 88). Les musulmans croient fermement à la doctrine de l’i‘ğāz [inimitabilité, insupérabilité] du Qur’ān, qui est une œuvre au-delà des compétences humaines. L’i‘ğāz du Qur’ān est le signe de son origine divine. Par conséquent, il n’est pas étonnant que le même terme arabe āyat désigne à la fois un signe divin et un verset coranique. La doctrine de l’i‘ğāz a pris sa forme définitive et a acquis une signification technique au 9e siècle. Elle reconnaît dans le Qur’ān « un chef-d’œuvre littéraire qui surpasse tous ceux que l’humanité à reçus et révérés »57. Pourtant, il n’y a eu ni dans le passé, ni aujourd’hui, un accord unanime sur le cœur et le fondement de cet i‘ğāz. ‘Abd L-Qāhir L-Ğurğānī (m.  1078), théologien aš‘arite, pense que l’i‘ğāz est dans la perfection du maniement des règles linguistiques. Aussi faut-il lire le Qur’ān en arabe pour l’apprécier. Les mu‘tazilites quant à eux, affirment que l’i‘ğāz est dans le contenu du livre, non dans le style. Car, selon abū L-Ḥasan ibn Ar-Rāwandī (m. 911), la qualité littéraire du texte coranique ne servirait d’argument en sa faveur que pour un arabophone. Toutefois, d’une part les mu‘tazilites ne furent pas les seuls théologiens à ne pas fonder l’i‘ğāz sur le style coranique, et d’autre part certains penseurs mu‘tazilites ont lié l’i‘ğāz du Qur’ān à son éloquence linguistique, à la rhétorique et au style littéraire. Parmi ces derniers, Al-Ğāḥiž (m. 867) explique que le signe attestant la mission de Muḥammad est le Qur’ān, un miracle linguistique. Ḥamīd Ad-Dīn L-Karmāni (m. 1021) pense que l’i‘ğāz ne se limite pas au lafž [l’énoncé], mais qu’il concerne davantage les ma‘ānī [significations] subtiles contenues dans chaque mot. Cette distinction entre énoncé et signification trouve ses racines dans les premiers débats sur la nature du langage  : Celui-ci est-il fondé sur une convention sociale humaine ou sur une inspiration divine ? Cette problématique est apparue suite à l’interprétation du verset coranique selon lequel Dieu apprit à Adam tous les noms (Al-Baqarat 31). Faẖr Ad-Dīn Ar-Rāzī (m. 1209) pense que l’i‘ğāz réside dans la possibilité de tirer à partir de peu de mots d’innombrables enseignements. Quant à ibn Rušd (m. 1198), l’i‘ğāz du Qur’ān est dans sa force de persuasion sur le lecteur.

57 Régis Blachère, Le Coran, 72.

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Aujourd’hui, un large consensus de savants musulmans affirme que le fondement de l’i‘ğāz du Qur’ān n’est pas une caractéristique unique mais « la combinaison d’un ensemble de caractéristiques »58. Les spécialistes du Qur’ān ne s’accordent pas sur la valeur esthétique du style coranique. Si Régis Blachère (m. 1973) pense que le Qur’ān « non seulement vainc la réticence avec laquelle on peut commencer à le lire, mais transforme cette aversion en étonnement et en admiration », Theodor Nöldeke (m. 1930), quant à lui, pense que le texte coranique « ne peut en aucun cas être tenu du point de vue esthétique pour une performance sublime »59. Ce dernier écrit, non sans ironie, que «  le bon sens linguistique des Arabes les a presque entièrement préservés de l’imitation des étrangetés et faiblesses propres à la langue du Coran »60. Les musulmans seraient donc convaincus de son i‘ğāz à force de le lire, de le méditer, de l’entendre. Par conséquent, il s’agit d’un article de foi. Aussi Maxime Rodinson (m. 2004) écrit-il à ce propos : « Un texte dont on a été bercé depuis l’enfance, que l’on a entendu réciter avec ferveur dans les circonstances les plus solennelles et les plus émouvantes, qu’on a soi-même épelé, étudié, dont on s’est peu à peu imprégné, acquiert au bout d’un certain temps une résonance incomparable »61. La cinquième controverse touche le système du nasẖ [l’abrogation]. Le concept du nasẖ se fonde principalement sur le verset coranique dans lequel Dieu affirme : « Nous n’abrogeons [ma nansaẖ] un verset, ni ne le faisons passer à l’oubli, sans en apporter de meilleur ou d’analogue » (Al-Baqarat 106). Ce nasẖ peut prendre la signification d’izālat [élimination], de taġayyur [changement] ou de biṭlān [annulation]. Il y a dans l’islam différents modes du nasẖ62. Dans l’islam, il est plus qu’important de connaître le critère qui permet de décider quel verset est mansūẖ [abrogé] et lequel est nāsiẖ [abrogatif ou abrogatoire]. Une tradition rapporte que ‘Alī ibn Abī Ṭālib (m. 661) aurait interdit à un qāri’ [récitant] de parler dans la mosquée, parce qu’il n’était pas capable de distinguer entre nāsiẖ et mansūẖ. L’acuité de la question augmente en raison de la difficulté de gérer des versets qui sont en contradiction les uns avec les autres63. 58 Farid Esack, Coran, mode d’emploi, 155. 59 François Déroche, Le Coran, 115. 60 Theodor Nöldeke, in Claude Gilliot, « Un non-musulman et un chercheur occidental face au Coran », 45. 61 Maxime Rodinson, Mahomet, 120. 62 1. Nasẖ par le Qur’ān des Écritures juives et chrétiennes ; 2. Nasẖ de versets coraniques oubliés ; 3. Nasẖ de versets coraniques antérieurs qui sont encore compris dans le Qur’ān ; 4. Nasẖ d’une sunna [pratique prophétique] par un verset coranique ; 5. Nasẖ d’un verset coranique par une sunna (Farid Esack, Coran, mode d’emploi, 184). 63 Cf. Jean-Marie Gaudeul, « Vers une nouvelle exégèse coranique ? », 14.

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Il est généralement admis que les versets rigoureux et intolérants, révélés postérieurement, abrogent les versets plus doux et tolérants révélés lors de la période mecquoise. Ainsi, un verset dit “du glaive” (At-Tawbat 5) est réputé avoir “abrogé” cent vingt-quatre autres versets plus anciens. Par conséquent, le système du nasẖ reposerait sur la connaissance de la chronologie des sourates. Or, lors de la collecte du Qur’ān, s’est posée la question de l’ordonnancement des sourates et des versets. Décision fut prise de ne pas ranger les sourates dans l’ordre chronologique de leur version. La synchronie a donc évincé la diachronie. Les savants musulmans ont d’ailleurs pour la plupart vivement critiqué Friedrich Zacharias Schwally (m. 1919), Theodor Nöldeke (m. 1930) et Régis Blachère (m.  1973), qui ont édité un Qur’ān selon l’ordre chronologique de la révélation. Pourtant, abū Baqr L-Bāqilānī (m. 1013) nous informe que certains “anciens” ont préféré écrire les sourates dans leur recueil selon la chronologie de leur révélation. Certains manuscrits coraniques découverts en 1972 à San‘ā’ au Yémen en ont été une preuve concrète. De plus en plus d’exégètes musulmans, tel que Muḥammad ‘Izzat Darwazat (m. 1984), tiennent compte de l’ordre chronologique des versets afin d’intégrer le lecteur musulman dans l’atmosphère de la révélation du Qur’ān. À moins d’une référence directe sur les asbāb an-nuzūl [circonstances de la révélation], la distinction entre un verset mecquois et un verset médinois se fonde « en partie en fonction du style, et en partie en fonction des thèmes politiques et religieux »64. Les versets mecquois sont courts, « parcourus par une profonde intensité poétique »65, commencent par l’apostrophe “Ô humains” et se centrent « sur les grands principes – métaphysiques, eschatologiques, rituels – de la nouvelle religion »66. Dans les versets médinois, généralement longs et commençant par l’expression : “Ô vous qui croyez”, « le fond prime constamment le souci de la forme »67. Les révélations lors de la période médinoise font preuve d’un durcissement à l’égard des non-musulmans. Gustav Weil (m. 1889) fut le premier à répartir les révélations en quatre périodes : 1ère période mecquoise : révélations et rythmes courts contenant des images poétiques ; 2e période mecquoise : révélations longues et poétiques où Dieu est appelé le raḥmān [miséricordieux]  ; 3e période mecquoise : révélations longues et peu poétiques ; période médinoise : révélations reflétant la croissance politique de Muḥammad. Car lors de son séjour médinois, Muḥammad s’est révélé être homme politique et bon chef de guerre. Selon abū Bakr L-Qaffāl (m. 976), un verset mansūẖ [abrogé] était parfait pour un temps particulier, alors qu’un verset nāsiẖ [abrogatif] est valable jusqu’au jour 64 Régis Blachère, Le Coran, 18. 65 François Déroche, Le Coran, 14. 66 Mahmoud Hussein, Penser le Coran, 47–48. 67 Régis Blachère, Introduction au Coran, 179.

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du jugement. Sayyed Quṭb (m. 1966) pense que les versets tolérants de l’époque mecquoise étaient, en vertu de la « pédagogie divine », une étape préparatoire pour l’étape définitive de l’éthique religieuse révélée lors du séjour médinois. Par exemple, le verset qui invite à ne pas user de violence dans les conversions, parce qu’il n’y a «  pas de contrainte en matière de religion  » (Al-Baqarat 256), a été révélé lorsque les musulmans étaient en position de faiblesse et aurait été abrogé au profit du verset qui appelle à traiter rudement les dénégateurs (At-Tawbat 73). Quṭb n’hésite pas à indiquer que les musulmans, lorsqu’ils sont minoritaires, peuvent appliquer les versets mecquois en attendant de devenir majoritaires. D’autres savants musulmans, comme Syed Aḥmad H̱ān (m. 1898) et abū L-A‘lā L-Mawdūdī (m. 1979), ont rejeté l’idée qu’un verset coranique puisse en abroger un autre, et ont affirmé que le nasẖ ne concerne que les textes bibliques. L’application du nasẖ à l’intérieur même du texte coranique n’aurait donc aucun fondement et serait une création des fuqahā’ [juristes]. En effet, chaque verset reste valable et d’actualité pour toute communauté musulmane qui vivrait, aujourd’hui ou dans le futur, dans un contexte similaire à celui où ce verset a été révélé. Muḥammad ‘Abduh (m. 1905), théologien réformiste, pense que les règles du nasẖ ne se réfèrent aucunement à la chronologie de la révélation, car les versets qui ont une valeur universelle et permanente sont relatifs aux grandes vérités de la foi, comme l’unicité de Dieu et la croyance au jugement dernier. Dans la même lignée, Muḥammad Šaḥrūr affirme que les versets coraniques ne peuvent être mis sur le même plan, même s’ils doivent tous être admis. Mahmoud Hussein [nom pseudonyme de Bahgat Elnadi et Adel Rifaat] se réfère aux asbāb an-nuzūl [circonstances de la révélation, ou accrochages de la révélation] transmises par les compagnons pour expliquer les motifs d’un verset abrogeant un verset précédent. Par exemple, comme les premiers fidèles prirent peur en entendant un verset qui déclarait que Dieu jugera les hommes pour leurs pensées (Al-Baqarat 284), un second verset fut révélé par la suite pour affirmer que Dieu ne jugera l’âme que « sur ce qu’elle aura commis » (Al-Baqarat 286). Le système du nasẖ s’explique donc par la volonté divine d’alléger le poids de ses préceptes lorsque les fidèles se trouvent dans l’impossibilité de les appliquer68. Maḥmūd Muḥammad Ṭaha (m.  1985) a développé une théorie quant au système du nusẖ selon laquelle les versets révélés de la période mecquoise sont les versets de base et que leur application a été seulement différée en attendant que les hommes soient préparés à les appliquer. Selon Ṭaha, l’homme, créé libre par Dieu, ne fit pas bon usage de cette liberté et décida d’obéir à son propre désir. Dieu lui retira donc cette liberté afin de l’aider à en apprécier l’importance et de

68 Cf. Mahmoud Hussein, Penser le Coran, 166.

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protéger les intérêts de la collectivité. Cette restriction, et beaucoup d’autres, ne sont pas éternelles, mais pédagogiques, et perdent leur raison d’être quand l’individu est éveillé. Le châtiment est donc “une simple nécessité transitoire”. Plus les hommes faisaient bon usage de la liberté, plus la Loi se faisait souple. C’est pourquoi les interdictions perdirent progressivement de leur rigueur. Il y a donc eu au cours de l’histoire de l’humanité divers šarā’i‘ [Lois] qui ont évolué selon la croissance de la société humaine. La Torah mosaïque appela à organiser les détails de la société humaine ; l’Évangile de Jésus appela à une spiritualité excessive contrastant avec la matérialité immodérée des juifs de l’époque. Enfin, avec Muḥammad, vint l’islam qui représente « le juste milieu entre les deux extrêmes de la carence et de l’excès »69. En islam il y a deux messages. D’abord, il y a celui des versets mecquois qu’inaugure l’apostrophe “Ô humains” et qui visent les musulmans. Car la communauté actuelle des musulmans ne doit pas être confondue avec “la vraie communauté de musulmans” que Muḥammad a été le premier à avoir connue et qui verra le jour quand il y aura une société juste fondée sur l’égalité économique, politique et sociale. Lorsque les humains, invités à adopter l’islam “au sens ultime”, refusèrent de “se soumettre”, les révélations médinoises leur furent données en attendant qu’ils mûrissent. Les principes fondamentaux du droit musulman [al-uṣūl] de la période mecquoise [les «  principes fondateurs »], s’avérant inapplicables, ils furent donc postposés au profit des codes et des règles du droit appliqués [al-furū‘] de la période médinoise [les « principes dérivés  »]70. Les versets médinois révélés postérieurement sont donc pédagogiques. Ils préparent les “croyants” à accéder à “l’islam” et à appliquer les versets mecquois. Par conséquent, les versets mecquois révélés en premier abrogent les versets médinois révélés pour une période provisoire. Malheureusement, les musulmans ont absolutisé les commandements conjoncturels d’Al-Madīnat. Par exemple, le ğihād n’est pas un principe fondateur en islam. Car, lors de la période mecquoise, l’appel à l’islam se faisait par la parole et le bon exemple. Toutefois, le peuple ayant persisté dans l’idolâtrie, des versets de coercition par le sabre furent révélés. L’usage du sabre est comme « un bistouri de chirurgien plutôt que comme un couteau de boucher  »71. Quand les gens auront accédé à l’islam, l’usage du sabre sera superflu. La théorie de Ṭaha qui se fonde sur le principe qui veut que “tout individu est libre à moins qu’il n’abuse de sa liberté” n’a pu s’imposer en dehors de quelques cercles et a été critiquée par des penseurs modernistes. S’il est en effet permis

69 Mahmoud Mohamed Taha, Un islam à vocation libératrice, 107. 70 Cf. Mahmoud Mohamed Taha, L’islam dans son premier message, 27. 71 Mahmoud Mohamed Taha, Un islam à vocation libératrice, 124.

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d’imposer à un individu ou à une société des « commandements coercitifs pédagogiques » en vue de l’aider à accueillir l’islam, quel est le critère objectif pour décider que le moment est venu de revenir à l’application des versets fondamentaux de la période mecquoise ? Il est en effet possible de se fonder sur la théorie de Ṭaha pour justifier toute action contraignante, voire tyrannique (le ğihād, le voile, la théocratie, etc.), sous prétexte cette action est pédagogique, et que l’objectif est noble. N’y a-t-il pas eu au cours de l’histoire de l’humanité des régimes dictatoriaux qui ont supprimé la liberté de leurs citoyens sous prétexte de les aider ? Si “les versets du sabre” sont, d’après Ṭaha, provisoires, quelle serait la durée de cette période provisoire ? En conclusion, il est possible d’affirmer que malgré la bonne intention qui habite le penseur, sa théorie fuit le vrai problème parce qu’elle affirme que la fin peut justifier les moyens provisoires. Elle donne, par conséquent, à la violence une raison d’être sous prétexte que le but est bénéfique.

Le Qur’ān interprété au fil des siècles Les musulmans ont de tout temps admis le besoin urgent de commenter le Qur’ān. ‘Alī (m. 661) aurait affirmé que le muṣḥaf ne parle pas de lui-même mais par les hommes qui le font parler. Il n’est donc pas étonnant que le “premier exégète” fut Muḥammad, qui éclaircissait certains versets obscurs à ses auditeurs. L’une des missions de Muḥammad est d’« expliciter aux humains ce qui à plusieurs reprises était vers eux descendu » (An-Naḥl 44). Si parfois des versets peuvent en éclairer d’autres, il reste que le Qur’ān a préféré à maintes reprises « l’alternative de l’équivoque à celle de la clarté »72. Il parle lui-même des versets péremptoires [muḥakkamāt] et des versets ambigus [mutašābihāt] (Āl-‘Imrān 7). Aussi le besoin d’expliciter le texte coranique se fit-il sentir très tôt. Par exemple, lorsque le Qur’ān interdit le ribā, s’agit-il uniquement de l’usure ou de tout prêt à intérêt ? Se posa donc la question de savoir si la signification des versets ambigus était accessible ou non aux humains. Se fondant sur ce même verset (Āl-‘Imrān 7), mais par une divergence sur la place d’une virgule, deux courants ont vu le jour. Là où le premier courant lit : « Dieu seul a la science de déchiffrer l’ambigu, et ceux de science bien assise se bornent à dire : “nous y croyons” » [la virgule avant « et ceux de science bien assise »], le second courant préfère une autre lecture : « Dieu seul a la science de déchiffrer l’ambigu et ceux de la science bien assise. Ils se bornent à dire : “nous y croyons” ». Le premier courant pratique le tafsīr

72 Olfa Youssef, Le Coran au risque de la psychanalyse, 19.

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bil-ma’tūr [ou bil-manqūl], c’est-à-dire qu’il s’appuie dans sa démarche sur les données traditionnelles fournies par Muḥammad, par ses Ṣaḥābat [Compagnons] et par les principales autorités qui leur ont succédé. Quant au second courant, il pratique le tafsīr bil-rā’y [ou tā’wīl], c’est-à-dire qu’il s’appuie sur la réflexion personnelle. Le contexte d’un verset coranique se devine parfois dans le verset même. Ainsi, il est clair que le “il” qui a pris l’air sévère et qui s’est détourné sous prétexte que l’aveugle l’abordait (‘Abasa 1–2) est Muḥammad. Toutefois, le Qur’ān n’indique pas le cadre spatio-temporel des versets révélés. Très tôt, les musulmans réalisèrent donc l’importance de recueillir des éléments qui fournissent la possibilité d’expliquer le texte coranique et formèrent le corpus du ḥadīt. Le recueil du ḥadīt est « un corpus énorme de dits, de faits, de gestes, de comportements, voire de silences, attribués au prophète de l’islam durant sa carrière dans les circonstances les plus diverses »73. Ce corpus, désigné également sous le nom de Sunna, comporte : 1) les asbāb an-nuzūl [circonstances ou accrochages de la révélation] ; 2) la sīrat qui constitue plutôt une « bio-hagiographie » qu’une biographie de Muḥammad74 ; 3) et l’histoire de la collecte du Qur’ān. De même qu’il en a été pour le Qur’ān, ainsi les musulmans étaient divisés sur la question de la légitimité de mettre par écrit les paroles et actes de Muḥammad. C’est sous l’impulsion personnelle du calife omeyyade ‘Umar ibn ‘Abd L-‘Azīz (m. 720), que, à l’occasion du centenaire de la Hiğrat [l’hégire] et en vue de sauver de l’oubli des pans entiers de la mémoire collective de la communauté musulmane, les ḥadīt ont été codifiés. Les corpus du ḥadīt que l’islam sunnite officiel reconnaît par unanimité [iğmā‘] sont Al-Ğāmi‘ Aṣ-Ṣaḥīḥ de Muḥammad L-Buẖārī (m.  870) et Al-Ğāmi‘ Aṣ-Ṣaḥīḥ de Muslim ibn L-Ḥağğāğ (m. 875). Quatre autres ont aussi une grande autorité : Sunan de Muḥammad ibn Māğat L-Qazwīnī (m. 887), Sunan d’abū Dāwūd As-Siğistānī (m.  889), Sunan d’abū ‘Īsā At-Tarmidī (m.  893), et Sunan d’Aḥmad An-Nasā’ī (m. 916). Quand un ḥadīt [dire] ou un ẖabar [anecdote] sont rapportés, il est important, pour leur donner du poids, d’énumérer la chaîne de transmission [isnād] qui garantit que ce qui est écrit est vrai et historique. Un transmetteur [nāqil] digne de foi doit être un musulman doué de discernement [‘āqil], d’une honorabilité reconnue [‘ādil], et prudent dans la transmission d’un ḥadīt [ḍābit]. Il n’y a donc que quelques ḥadīt qui sont unanimement reconnus comme des “chaînes d’or”.

73 Alfred-Louis de Prémare, Les fondations de l’islam, 20. 74 Cf. Alfred-Louis de Prémare, Aux origines du Coran, 15.

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Les recueils du ḥadīt ont été utilisés au service de la révélation coranique ; ils éclairent cette dernière et en donnent des illustrations concrètes. Ainsi le ḥadīt a joué dans l’exégèse coranique le rôle du Talmud par rapport au Pentateuque dans la religion juive75. Les musulmans ne sont pas d’accord sur l’autorité à accorder au ḥadīt. Il est des théologiens traditionnels, appelés Ahl L-Ḥadīt, qui affirment l’infaillibilité du ḥadīt qui ne peut être abrogé par le Qur’ān. La doctrine, la théologie, le culte et la jurisprudence sont pour eux dans la “conjugaison” du contenu du Qur’ān avec celui de la Sunna ou ḥadīt. Par exemple, si le Qur’ān affirme l’obligation de la prière dans la vie du musulman, c’est le Ṣaḥīḥ de Muḥammad L-Buẖārī qui mentionne les cinq prières quotidiennes. Muḥammad Ṭanṭāwī (m.  2010), voulant illustrer la normativité du recueil de ḥadīt, explique que sans celui-ci l’islam deviendrait « une religion sans identité »76. Ainsi, « le mode de vie islamique » [the Islamic Way of Life], instauré par la vie du messager de l’islam, est donc inspiré77. Cette “fluidité” entre les deux corpus se fait visible dans certains versets qui ont subsisté sous forme de ḥadīt, mais qui ont disparu du Qur’ān, le cas le plus célèbre étant le verset de la lapidation de la femme adultère. L’une des raisons essentielles de la difficulté d’attribuer un sens à la révélation coranique est la décontextualisation du texte. Aussi le recueil de ḥadīt permet-il de contextualiser la révélation, de comprendre que celle-ci s’est produite dans un « ici et maintenant », et qu’il faut, pour bien comprendre la portée d’un verset aller vers un «  là-bas et alors  »78. Toutefois, si les “exégètes traditionnels” acceptent “le principe de contextualité”, ils reconnaissent aux circonstances historiques « une valeur explicative, mais non causale »79, c’est-à-dire que les circonstances ne provoquent pas la révélation mais qu’elles se présentent comme une coïncidence. Il y a divers moyens de classifier les courants du tafsīr [exégèse] du Qur’ān dans la tradition musulmane. Farid Esack en cite trois80 : 1. Le tafsīr bil-riwāyat [par transmission] qui s’appuie sur les narrations explicatives dans le Qur’ān lui-même et sur les ḥadīt authentiques.

75 Cf. Régis Blachère, Le Coran, 93. 76 Daniel de Smet – Mohammad Ali Amir-Moezzi, Controverses sur les Écritures canoniques de l’Islam, 395. 77 Cf. Émilio Platti, « Le Coran et l’idéologie politique islamiste », 73–74. 78 Kenneth Cragg, in Farid Esack, Coran, mode d’emploi, 65. 79 Mahmoud Hussein, Ce que le Coran ne dit pas, 49. 80 Cf. Farid Esack, Coran, mode d’emploi, 191–196.

114  2.

3.

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Le tafsīr bil-rā’y ou tā’wīl [par opinion] qui s’appuie sur le raisonnement personnel. Deux courants ont généralement adopté cette approche : les chiites et les mu‘tazilites. Le tafsīr bil-išārat [par allusion] adopté par les ṣūfīs qui insistent sur la signification mystique et allégorique, profonde et intérieure du Qur’ān qui peut être découverte par un lecteur au cœur pur.

Dans l’histoire de l’exégèse coranique, il y avait donc généralement deux tendances qui reflètent deux modes de pensée : le tafsīr qui consiste en un commentaire littéral et obvie, et le tā’wīl qui est une explication interprétative. Toutefois très tôt, le mot tafsīr qui apparaît une seule fois dans le Qur’ān (Al-Furqān 33), évince celui de tā’wīl et devient le terme technique pour désigner l’exégèse coranique. Le mot tā’wīl reçut alors une connotation négative et fut synonyme de bida‘ [innovations] ou de awhā’ [aberrations, caprices]81. Les exégètes de l’orthodoxie sunnite citeront, pour appuyer leur point de vue, un ḥadīt nabawī selon lequel Muḥammad aurait affirmé : « Quiconque traite du Qur’ān en usant de son jugement personnel, et est dans le vrai, est cependant en faute ». Si le monde de l’islam n’a pas admis «  une puissance pontificale  » ou des «  assemblées conciliaires  » pour légiférer en matière religieuse, il reste qu’une génération de théologiens-juristes vont instaurer un courant qui s’imposera comme le courant orthodoxe de la compréhension du Qur’ān. Ces exégètes-juristes qui vont émerger au 9e siècle sont d’abord les “Traditionnistes”. Ils appellent, à la suite de Muḥammad Aš-Šafi‘ī (m.  820), au respect de la hiérarchisation des sources du savoir islamique qui sont par ordre décroissant après le Qur’ān, la Sunna [Tradition], l’iğmā‘ [consensus], et enfin l’iğtihād personnel. Le tafsīr traditionnel se caractérise par l’exégèse littérale a-historique, et fait preuve d’absence de toute critique historique et littéraire dans les études coraniques. Une caractéristique constante de cette “exégèse traditionnelle” est son « caractère “linéaire-atomiste” »82 : elle commente les versets les uns après les autres de manière isolée. Les exégètes-juristes refusent toute lecture non conciliable avec la leur. Ainsi, le Qur’ān est devenu deux siècles après l’apparition de l’islam non une communication mais « un volume sanctifié et clos »83 que les musulmans se doivent de croire et d’accomplir. Pourtant, il n’est pas un livre légaliste car il ne traite des

81 Cf. Josef Van Ess, Prémices de la théologie musulmane, 135. 82 Michel Cuypers , « Pour une exégèse contextuelle du Coran », 25. 83 Malek Chebel, L’Islam et la Raison, 71.

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points de droit que de « manière confuse et fragmentaire »84. Sur plus de six mille versets qui forment le Qur’ān, deux cents portent sur le droit. Les théologiens juridiques ont dressé un obstacle incontournable entre le texte coranique et son lecteur. Leur interprétation ayant été sacralisée, les commentaires du Qur’ān seront condamnés à être une répétition continuelle. Après des siècles de sclérose et de psittacisme de l’interprétation de “l’autorité orthodoxe juridique”, des voix vont remettre en question la normativité des lectures entreprises par les exégètes-juristes. L’exégèse coranique prend alors un nouvel essor avec l’émergence du mouvement réformiste animé par Ğamāl Ad-Dīn L-Afġānī (m.  1897), Muḥammad ‘Abduh (m.  1905) et Muḥammad Rašīd Riḍā (m. 1935). Le mouvement réformiste est né de la rencontre avec la modernité et désire lutter contre la décadence des pays musulmans. Il appelle à effectuer un retour aux sources fondamentales, le Qur’ān et la Sunna du prophète et des Salafs [Aïeux, Anciens], sans passer par les exégètes antérieurs. Le mouvement réformiste se fonde donc sur le Qur’ān comme référence focale et unique. Le cri d’AlAfġānī est devenu célèbre : « Le Qur’ān, rien que le Qur’ān ». Toutefois, le mouvement réformiste a tendu davantage à un retour aux sources qu’à une étude critique du texte coranique lui-même ou à l’érection d’un système de pensée. Il n’a donc apporté aucune nouveauté substantielle, ni n’a permis une ouverture sur le monde moderne. Ces réformistes ont probablement permis l’émergence d’un courant de l’islam critique avec des penseurs tels Muḥammad Iqbāl (m. 1935) et ‘Alī Abd Ar-Rāziq (m.  1966), qui demeura enfermé dans des cercles intellectuels, sans portée concrète dans la société. Mais en relativisant l’iğmā‘ et l’iğtihād pour ne donner de la valeur qu’au Qur’ān et à la Sunna, ils ont surtout préparé le terrain à un discours idéologique qui, d’abord résistant au colonialisme, a fini par idéaliser le temps des Salafs [Aïeux, Anciens] comme tel. Influencés par Al-Ġazālī (m. 1111), les disciples des réformistes ont vu dans le Qur’ān la présence de « toutes les sciences et toutes les vérités » (Ṭanṭāwī Ğawharī, ‘Abd Ar-Raḥman L-Kawākibī)85. Ils ont fini par idéaliser le passé en faisant du présent “l’archétype de la corruption” et en appelant à l’instauration d’États islamiques fondés sur la šari‘at religieuse (Ḥasan L-Bannā, Sayyed Quṭb, abū L-A‘lā L-Mawdūdī).

84 François Déroche, Le Coran, 60. 85 Hmida Ennaifer, Les commentaires coraniques contemporains, 51.

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Les héritiers du mouvement réformiste sont donc retournés au Qur’ān comme à une unique source pour adopter « un néo-fondamentalisme légaliste et conservateur »86 et une exégèse a-historique. En raison de toutes les violences, voire des barbaries commises au nom du Qur’ān, ou plutôt au nom d’une lecture qui en est faite, des voix musulmanes et d’autres non-musulmanes appellent de plus en plus à effectuer de nouvelles interprétations, à lire le texte coranique avec les yeux du 21e siècle et à se fonder sur les méthodes des sciences humaines. En effet, l’islam donne aujourd’hui l’image d’«  une réalité monolithique, obscurantiste, incapable de renouvellement »87. Aussi semble-t-il difficile de songer à un islam qui s’adapte “aux conditions de la modernité”, sans mettre en place une nouvelle façon de lire le Qur’ān. C’est, en effet, à travers une nouvelle lecture du texte sacré qu’il peut y avoir une théologie et une praxis nouvelle, parce que tout acte d’interprétation est un acte d’engagement. Ce besoin d’une herméneutique nouvelle et moderne est admirablement exprimé par Malek Chebel (m.  2016) qui affirme que, sans un nouvel iğtihād [interprétation], «  l’islam restera corseté pour longtemps, sans perspective nouvelle ni orientation doctrinale claire. Il sera tel un géant des mers sans capitaine ni gouvernail »88. De nouvelles figures musulmanes et islamologues émergent et affirment que la modernisation de la société musulmane ne se fait pas uniquement dans les domaines scientifiques et techniques, mais aussi et d’abord à travers de nouvelles manières d’interpréter le texte coranique. De nouveaux commentaires et approches du Qur’ān ont été développés par ces exégètes et théologiens, dont voici quelques figures. Muḥammad Aḥmad H̱alaf Allah (m.  1991)89, disciple d’Amīn Al-H̱ulī (m.  1967) qui avait appelé à employer la méthode littéraire intégrant la psychologie et la sociologie dans l’analyse du Qur’ān, distingue exactitude et vérité. Il affirme que le récit coranique est habité, non par des préoccupations historiques, mais par la transmission d’une leçon édifiante et pédagogique. Jacqueline Chabbi90 propose de comprendre le Qur’ān dans le contexte du monde tribal qui en fut le premier réceptionniste. ‘Abd L-Karīm Surūš91, surnommé le “Luther de l’islam”, a élaboré la “théorie de la contraction et de l’expansion”, par laquelle

86 Ali Merad, La Tradition musulmane, 105. 87 Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, 12. 88 Malek Chebel, L’Islam et la Raison, 146–147. 89 Muħammad Aħmad Ĥalaf Allah, L’art narratif dans le Saint Qur’ān (en arabe), Le Caire, 2006. 90 Jacqueline Chabbi, Le Seigneur des tribus, Paris, 1997 ; Le Coran décrypté : Figures bibliques en Arabie, Paris 2008. 91 Mahmoud Sadri (dir.), Reason, Freedom, and Democracy in Islam: Essential Writings of Abdolkarim Soroush, Oxford, 2002.

3 Quelques herméneutes contemporains 

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il appelle à une pluralité d’interprétations et de lectures du texte coranique, lequel ne doit pas être soumis à une interprétation officielle. Marie-Thérèse Urvoy92 aborde le Qur’ān en portant son attention sur la personne de Muḥammad. Michel Cuypers93 explore la rhétorique de la structure du texte coranique en jetant un regard synchronique qui prouve sa construction selon les règles des textes sémitiques plus anciens, et il l’interprète en établissant des relations entre les termes par correspondance, symétrie ou opposition. Nous allons présenter l’herméneutique développée par quelques penseurs musulmans. L’herméneutique est à la fois l’art de l’exégèse, une «  théorie de l’interprétation  »94 qui veut redonner vie à un texte. Elle est les «  principes et méthodes prérequis pour l’interprétation de textes »95. Elle exige donc une ouverture à l’interdisciplinarité. L’herméneutique ne saurait donc se réduire à l’exégèse. Notre choix s’est uniquement fixé sur des herméneutes musulmans sunnites provenant de différents espaces géographiques, linguistiques et culturels. Car les musulmans doivent être les premiers acteurs d’une nouvelle lecture du texte coranique, parce qu’un changement ne peut s’imposer de l’extérieur, mais qu’il doit émaner d’une réforme et d’un mouvement intérieurs. Parmi les herméneutes musulmans du Qur’ān, nous avons choisi Faḍl Ar-Raḥmān Malik (m. 1988), Muḥammad Arkūn (m. 2010), Naṣr Ḥāmid abū Zayd (m. 2010), Muḥammad Ṭālbī, ‘Abdel Mağīd Šarfī et Farīd Esack.

3 Quelques herméneutes contemporains Faḍl Ar-Raḥmān Malik (m. 1988) : une éthique musulmane Faḍl Ar-Raḥmān Malik96 est un musulman et un chercheur. Né en 1919 dans l’Inde britannique, le Pakistan actuel, il a rédigé à l’Université d’Oxford une thèse doctorale sur la philosophie d’ibn Sīnā. Après avoir enseigné à l’Université de Durham en Grande Bretagne et à l’Université McGill au Canada, il est appelé en 1961 par le général Muḥammad Ayūb H̱ān (m. 1974) pour diriger l’Institut de la

92 Dominique & Marie-Thérèse Urvoy, L’action psychologique dans le Coran, Paris, 2007. 93 Michel Cuypers, Le Festin : Une lecture de la sourate al-Mâ’ida, Paris, 2007 ; Michel Cuypers, La composition du Coran, Paris, 2012 94 Paul Ricœur, in Roland Barthes, Exégèse et herméneutique, 47. 95 Jane Dammen McAuliffe, in Andrew Rippin (dir.), Approaches to the History of the Interpretation of the Qur’ān, 47. 96 À ne pas confondre avec ses homonymes que sont le ministre bengalais mort en 1966, le philosophe indien sūfī Fađl Ar-Raħmān Ansari (m. 1974), et le politicien pakistanais actuel fondateur du parti Ğam‘iyyat ‘Ulamā’ L-Islām.

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Recherche Islamique, dont le rôle était d’insuffler au pouvoir une politique religieuse à la fois fidèle aux principes de l’islam et adaptée au contexte changeant du monde moderne. La résistance la plus violente aux travaux d’Ar-Raḥmān vint des conservateurs religieux, notamment à propos des droits de la femme et de la réforme du régime matrimonial. Menacé de mort, il démissionna et partit pour les États-Unis où il enseigne la pensée islamique à l’Université de Chicago, de 1969 jusqu’à sa mort en 1988. Unique musulman à avoir reçu le prestigieux prix Giorgio Levi Della Vida en 1983, il est « un des savants et des penseurs les plus marquants de l’islam du 20e siècle ». Ar-Raḥmān insiste sur l’éthique du Qur’ān. S’il contient quelques règles, le Qur’ān n’est pas un document juridique. Il est une « œuvre d’exhortations morales » et d’éthiques concrètes97. Les règles juridiques, qui ne sont ni universelles ni éternelles, sont au service de l’éthique du Qur’ān. Aussi ne faut-il s’agripper aux commandements et aux injonctions, mais les unir au sein de l’éthique coranique qui veut fonder une société juste et digne et éradiquer toute inégalité socio-économique. La révélation, empreinte de ğamāl [beauté] et de ğalāl [majesté], inspire la foi qui exige un agir. Car le monothéisme exige la justice socio-économique. Les Mecquois du 7e siècle ont eu peur pour la structure sociale mise en péril par l’enseignement de Muḥammad. Reprochant aux musulmans d’avoir développé une éthique inspirée par les seules sources grecques et persanes, et d’avoir pensé le droit islamique indépendamment des règles morales, Ar-Raḥmān propose trois concepts comme fondement de l’éthique coranique98 : 1) L’Imān dont la racine a-m-n exprime la paix et la sécurité que la foi en Dieu procure au fidèle. 2) L’Islām dont la racine s-l-m signifie être en sécurité et être intact. Dans la quatrième forme, il est suivi par la préposition li [à] pour exprimer l’abandon à Dieu. S’abandonner à Dieu c’est donc être en lieu sûr. 3) La Taqwā  dont la racine w-q-w signifie la préservation et la protection. La Taqwā réunit à la fois l’Imān et l’Islām, et permet aux êtres humains de discerner entre le vrai et le faux et de poser des choix conscients que Dieu jugera au dernier jour [al-āẖirat]. Aussi chaque moment est-il en réalité un lieu de jugement.

97 Cf. Fazlur Rahman, « Law and ethics in islam », 8. 98 Cf. Fazlur Rahman, « Some key ethical concepts », 170–183.

3 Quelques herméneutes contemporains 

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La révélation n’est pas une dictée où Muḥammad est réduit à être un canal de transmission et un instrument d’enregistrement. Le Qur’ān reflète les attentes, défis, peines et sollicitudes du prophète et de sa communauté. Par exemple, il est possible de lire que le prophète a été attristé en raison des disputes parmi ses épouses (Al-Aḥzāb 28). Descendue sur le cœur du prophète (Al-Baqarat 97, Aš-Šu‘arā’ 194), la révélation est donc un événement intérieur et spirituel. De même, le messager divin n’est pas un agent extérieur, une réalité objective ou un facteur qui distribuerait des lettres, mais une force ou une faculté qui œuvre dans le cœur du prophète99. Le message coranique est parole de Dieu – sans que le terme de “parole” signifie sonorité ou phonème acoustique [sound] – envoyée au cœur du prophète d’où elle émerge dans le langage, les idiomes et le style propre de ce dernier. En d’autres termes, la révélation est dans la pensée raḥmānienne un processus où Dieu insuffle dans l’esprit [mind] et le cœur de Muḥammad, à travers un messager qui n’a pas une forme extérieure, une parole qui n’est pas son physique ou phonème. Le prophète qui voit la vérité peut alors l’annoncer avec clairvoyance (Yūsuf 108) avec ses propres mots. Toutefois, Muḥammad n’est pas le co-auteur du Qur’ān, car Dieu est l’unique révélateur. Ar-Raḥmān appelle à accorder une place à l’iğtihād, c’est-à-dire à l’innovation, à la liberté et à la créativité dans l’interprétation coranique. Il propose et développe une herméneutique à double mouvement : un voyage vers la période de la révélation pour trouver l’intention cachée derrière les versets coraniques, et un retour vers les temps contemporains pour actualiser le message coranique. Le premier mouvement cognitif et historique part du niveau particulier vers celui général et universel et se subdivise en deux étapes : 1. L’étude de la situation socio-historique objective et factuelle à laquelle répond la révélation. En fait, de même que l’affirme abū Isḥāq Aš-Šāṭibī (m. 1388), le Qur’ān émet des solutions et des règles à des questions concrètes plutôt que des principes généraux. Le Qur’ān n’est donc pas un traité théologique abstrait : il a émergé « de la chair et du sang d’une histoire concrète »100. 2. L’étude de la totalité du texte coranique, parce qu’un verset est en cohérence avec la totalité du livre. D’où la préférence d’Ar-Raḥmān pour l’exposition synthétique des thèmes du Qur’ān.

99 Cf. Fazlur Rahman, Major themes of the Qur’ân, 97. 100 Fazlur Rahman, Islam and Modernity, 144.

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À la suite de ce premier mouvement, l’interprète généralise les réponses particulières en énonçant leur logique comme des principes ayant des objectifs moraux et sociaux universels. Le second mouvement, existentiel et éthique, part du niveau général vers l’application spécifique dans la société d’aujourd’hui. Il s’agit d’un retour à l’époque actuelle en reformulant, adaptant et actualisant les principes généraux et éthiques obtenus. Cette méthode herméneutique soulève plusieurs points : – Éviter d’absolutiser un verset coranique en le détachant de son contexte ou de l’activité de Muḥammad. Ainsi, l’interdiction de l’usure avait pour but d’éviter l’exploitation des pauvres, non de statuer sur la politique financière des banques. De plus, la révélation ne pouvait bouleverser catégoriquement une réalité sans que la population y soit préparée. Par exemple, elle a régulé la polygamie à quatre épouses en appelant à la protection des veuves et des orphelines, tout comme à l’équité financière et affective impossible à pratiquer (An-Nisā’ 3). L’objectif sous-entendu est le bannissement d’une polygamie dès que possible. – Il y a dans le Qur’ān une weltanschauung concrète cohérente et sans contradictions intérieures, laquelle donne à la révélation une unité interne et une orientation claire. – Il est important d’étudier la réalité de la société actuelle, afin que l’interprétation coranique puisse répondre aux attentes des croyants. Car ériger l’avenir sans étudier le présent, c’est traiter un malade sans l’ausculter et sans étudier son passé. – L’iğtihād doit éviter le subjectivisme et chercher le sens objectif du texte. S’inscrivant dans la continuité d’Emilio Betti (m. 1968) et d’Eric Donald Hirsch, et contre l’avis de Hans-Georg Gadamer (m. 2002), Ar-Raḥmān affirme que l’interprète se doit de découvrir l’intention de l’auteur afin de ne pas projeter sa subjectivité sur le texte. Or l’intention divine du Qur’ān repose, non pas sur la lettre, mais sur la loi morale immuable. – Les non-musulmans peuvent coopérer au premier mouvement du système herméneutique, parce qu’il est uniquement historique. Toutefois, le travail interprétatif ne peut être fait que par les seuls musulmans, car il exige la foi en la révélation coranique101. La nouvelle herméneutique est une porte à un projet de réforme. L’islam répond aux quêtes des êtres humains et a pour mission d’« établir, perpétuer, et propager

101 Cf. Fazlur Rahman, « Islamic studies and the future of Islam », 131–132.

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un ordre éthique »102. De son côté, le Qur’ān tient en estime l’intelligence humaine et ordonne aux croyants de demander à Dieu de les « grandir en connaissance » (Ṭa-Ha 114), de les aider à « penser, comprendre, réfléchir et méditer »103. Or il est regrettable que les musulmans aient adopté une attitude répulsive à l’égard du savoir, et qu’ils aient érigé des distinctions arbitraires entre les sciences religieuses et celles non religieuses, entre le savoir estimable et celui mauvais (ex. : la philosophie, la musique, etc.). De plus, le Fiqh qui consistait aux premiers siècles en une approche subjective et intelligente des textes sources a été transformé en un corps de connaissances figées et standardisées. À l’époque moderne, les musulmans ont généralement adopté une attitude apologétique et réactive qui les a empêchés d’adopter des idées modernes et de s’adapter aux changements sociaux. Quant aux musulmans qui ont étudié dans les centres occidentaux, ils ont acquis une mentalité d’Orientalistes qui étudient l’islam comme un fait historique et un corps sans vie. Les modernistes musulmans, disciples de l’Occident ou néo-fondamentalistes, n’ont pas su ériger une manière de penser, ni une philosophie sociale et politique. Aujourd’hui, les ‘Ulamā’, gardiens de la doctrine et de la pratique islamiques, sont inaptes à relever l’islam des débris de l’histoire et ne réalisent pas encore l’urgence d’une réelle réforme. Or les musulmans doivent se libérer à la fois de l’occidentalisation et du fondamentalisme. L’approche innovatrice du Qur’ān est l’élément déclencheur et le fondement de toute réforme de la pensée islamique. Car la fermeture des portes de l’iğtihād en a ouvert d’autres au déclin de la pensée dans le monde musulman. Or, par le retour aux textes fondateurs en maniant les outils offerts par la modernité, les musulmans d’aujourd’hui peuvent être capables de prendre une distance par rapport à l’enseignement officiel, de faire une étude critique, historique et constructive des sources textuelles (Qur’ān, Sunna, Ḥadīt), de distinguer entre islam normatif et islam historique, et de développer «  un conservatisme illuminé »104. Comment évaluer l’herméneutique raḥmānienne ? Faḍl Ar-Raḥmān a abordé, dans ses livres, une multiplicité de thèmes : l’herméneutique du Qur’ān, les sources du droit islamique, la morale et l’éthique dans l’islam, le système éducatif, la réforme de la pensée religieuse. Toutefois, il prend garde de ne pas englober les musulmans sous la même bannière, et il traite chaque aire géographique à part car chacune a ses caractéristiques, son histoire, sa réalité, etc. Ar-Raḥmān reconnaît que les dis-

102 Fazlur Rahman, Islamic methodology in history, 70. 103 Ibid., 154. 104 Fazlur Rahman, Islam, 310.

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parités dans le développement culturel et intellectuel dans les régions musulmanes sont dues à quatre facteurs  : la soumission ou non à une colonie occidentale, la nature de cette colonie, fût-elle française, britannique, hollandaise, ou autre, l’organisation des ‘Ulamā’ et la nature de leur rapport avec le pouvoir politique et, enfin, l’état de l’enseignement religieux105. Ar-Raḥmān aborde le Qur’ān d’abord en tant que musulman profondément croyant et en tant que savant. S’il a quelques affinités avec les idées mu‘tazilites, il en rejette le rationalisme exagéré. S’il condamne le fanatisme et le fondamentalisme, il s’oppose aussi à toute sécularisation. Son herméneutique repose sur le retour à la situation historique concrète de Muḥammad et sur la nature de la révélation qui est, non pas une dictée automatique, mais une inspiration. Car le Qur’ān est, selon l’approche raḥmānienne, à la fois parole de Dieu et parole de Muḥammad. Cependant, les propos d’Ar-Raḥmān ne doivent pas recevoir le sens biblique qui ferait de Muḥammad un co-auteur du Qur’ān. Farīd Esack, dans la lignée gadamérienne, reproche à l’herméneutique raḥmānienne de ne pas tenir compte du double contexte historique et politique de l’interprète. En réalité, Ar-Raḥmān ne condamne pas la subjectivité dans l’interprétation, mais il cherche à la réduire à travers une méthode systématique. Quant à Selami Varlik, il pense qu’Ar-Raḥmān risque d’universaliser sa propre interprétation. Or Ar-Raḥmān n’a pas l’intention d’absolutiser sa méthode ni de lui donner un caractère infaillible. Il veut offrir un guide et un chemin à l’interprète qui aborde le Qur’ān. Si les affirmations d’Ar-Raḥmān sur la notion de révélation sont accueillies et acceptées par les musulmans, la théologie de la révélation serait transformée106. Toutefois, il ne semble pas que le monde de l’islam soit disposé, à l’heure actuelle, à adopter une telle position.

Moḥamed Ṭalbī (m. 2017) : la lecture vectorielle ou finaliste Moḥamed Ṭalbī est l’homme des contrastes. Né en 1921 à Tunis, Ṭalbī est un penseur qui réconcilie en lui les contrastes. À la fois élève de l’école française et du kuttāb [école coranique], personnalité ouverte et radicale, ennemi du relativisme, et de l’intégrisme qui empêchent de penser la foi, abordant le texte coranique en le désacralisant dans un premier temps, il y voit en tant que fidèle musulman l’ultime parole de Dieu aux hommes.

105 Cf. Fazlur Rahman, Islam and Modernity, 43. 106 La pensée d’Ar-Raḥmān, qui a eu un grand écho en Turquie et en Indonésie, est malheureusement presqu’inconnue dans le monde arabe.

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Élève d’Évariste Lévi-Provençal (m.  1956) en histoire, de Régis Blachère (m. 1973) en linguistique, et de Louis Massignon (m. 1962) en islamologie, il soutient en 1968 à la Sorbonne une thèse de doctorat sur les Aġālibat [Aghlabides]. Fin connaisseur de la civilisation arabe, il est aussi très versé dans la philosophie occidentale et la théologie chrétienne. Ṭalbī parle nettement du Qur’ān comme nuzūl [descente], c’est-à-dire d’« une dictée surnaturelle » formulée par Dieu lui-même. Ainsi, « selon son origine », le Qur’ān est consubstantiel à Dieu [kalāmuhu minhu], mais « dans son aboutissement  » il est entièrement parole humaine et il a épousé les méandres et les contours de l’histoire107. La dictée est divine mais l’expression est humaine : c’est une parole théandrique. Le langage coranique n’est donc pas à prendre dans sa littéralité ; il est aussi un langage symbolique, allégorique et métaphorique. Le Qur’ān, ultime révélation de Dieu, n’est pas pour autant au regard des musulmans l’incarnation de Dieu comme l’est Jésus pour les chrétiens. Par conséquent, la langue originelle du Qur’ān est l’arabe, non que ce dernier soit « la langue “maternelle” de Dieu  »108, mais il était parlé par les habitants de l’Arabie. D’ailleurs, à la différence de la Bible, le Qur’ān s’adresse, non pas à un peuple élu, mais à l’humanité dans sa totalité (Sabā 28), à l’homme « dans son universalité, sans distinction de lieu, de race ou de couleur »109. Muḥammad est an-nabbī al-ummī (Al-A‘rāf 157) qui, à l’inverse de Jésus envoyé aux seules brebis perdues d’Israël (Mt 15,24), est le prophète de toutes les nations. Aussi l’islam est-il « la religion la plus œcuménique »110. Le Qur’ān respecte les consciences de ses auditeurs et refuse « l’écrasement de l’esprit et sa démission sous le poids des prodiges »111. Il s’adresse donc à la pensée rationnelle de l’être humain et l’invite à aller à la rencontre de Dieu. Le Qur’ān est la seule Écriture sacrée préservée fidèlement parce que, une fois dicté, il était immédiatement psalmodié et mémorisé par Muḥammad puis par ses Ṣaḥābat [Compagnons] sans que la moindre syllabe soit changée. Aussi est-il le paramètre qui permet de discerner les vérités des textes sacrés antérieurs. Tout en refusant de parler de falsification [tazwīr] consciente et volontaire, Ṭalbī affirme qu’il y a altération [taḥrīf] des Écritures juives et chrétiennes112. Ces altérations sont dues d’abord à la multitude de rédacteurs, ensuite aux écarts temporels entre l’événement et sa mise en écrit, et enfin à la langue de la rédaction de ces textes. 107 Cf. Mohamed Talbi, Réflexions sur le Coran, 21. 108 Mohamed Talbi, Penseur libre en Islam, 99. 109 Mohamed Talbi, Universalité du Coran, 23. 110 Mohamed Talbi, Réflexions sur le Coran, 29. 111 Mohamed Talbi, Universalité du Coran, 28. 112 Cf. Mohamed Talbi, Réflexions sur le Coran, 29.

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 III Lectures nouvelles du Livre de l’islam

Moḥamed Ṭalbī veut revenir au Qur’ān comme unique source qui guide vers la voie droite [as-sirāṭ l-musṭaqīm], sans adopter les interprétations érigées en référence normative et infaillible. Nombre d’idées, telles que l’attitude à l’égard des non-musulmans, le statut de la femme, sont prises par des musulmans des temps médiévaux et déposées dans la conscience collective des musulmans. Elles ne trouvent aucun fondement légitime dans le texte coranique, et sont difficilement conciliables avec la modernité. Aussi Ṭalbī exhorte-t-il les musulmans, libérés une première fois du colonialisme manifeste, à se libérer du «  colonialisme caché »113. En effet, Ṭalbī se désole que des savants musulmans acceptent d’être un magnétophone ou un conteur collectionnant, rapportant et répétant ce que les Salafs [Aïeux, Anciens] ont écrit. Or les temps modernes ont besoin d’un ibn H̱aldūn (m. 1406), non d’un Ṭabarī (m. 923). Ṭalbī appelle, non pas à rejeter les interprétations antérieures, mais à s’y situer dans « un rapport de fidélité dynamique  »114. Car à la différence de la Bible qui parle d’extermination sacrée, il appelle à la paix, au pluralisme, à la liberté et à l’égalité115. Livre achevé et clos, le Qur’ān est un « livre “ouvert” » qui s’adresse à l’homme de tout temps et de tout lieu. Aussi l’iğtihād doit-il être une quête permanente. Or, entre l’option d’une part des ‘ulamā’ [savants] et des fuqahā’ [juristes] qui ont instauré leurs interprétations en norme, d’autre part l’iğtihād sauvage de quelques individus sans aucune formation théologique solide, et enfin un semblant d’iğmā‘ [consensus] qui veut s’imposer en totalitarisme, Ṭalbī trace une nouvelle voie. Toutefois, aucune interprétation n’est la meilleure et aucune n’est infaillible, car nul ne peut avoir « toutes les clés, ni la clé » de lecture du Qur’ān116. Il ne peut y avoir qu’une multiplicité de lectures. Le fondement de l’herméneutique proposée par Ṭalbī est ce que celui-ci appelle la qirā’at ittiğahiyyat [lecture vectorielle] ou la qirā’at maqāṣidiyyat [lecture finaliste], qui se veut aux antipodes de toute lecture intégriste et de toute « lecture stagnante, conservatrice, figée, qui tue la Parole  »117. À la différence du qiyās [l’analogie] qui ne peut résoudre les problèmes de la modernité, l’approche du texte sacré proposée par Ṭalbī se veut dynamique, libre et insiste sur les maqāsid [finalités ou intentionnalités] de Dieu. Pour légitimer le dynamisme de son inter-

113 Mohamed Talbi, Plaidoyer pour un islam moderne, 44. 114 Mohamed Talbi, Réflexions sur le Coran, 70. 115 Cf. Mohamed Talbi, « Interview Mohamed Talbi », 36. Mohamed Ṭalbī refuse d’accorder à la Bible une interprétation dynamique qu’il applique au Qur’ān. Il refuse aux Écritures juives et chrétiennes le même droit qu’il reconnaît au livre de l’islam. 116 Cf. Mohamed Talbi, Réflexions sur le Coran, 19. 117 Mohamed Talbi, Plaidoyer pour un islam moderne, 66.

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prétation, Ṭalbī explique qu’à l’époque fondatrice, on ne parlait pas de l’islam comme šarī‘at [loi], mais comme hidāyat [orientation]118. En tant qu’historien, Ṭalbī aborde les textes du Qur’ān en les mettant dans leurs dimensions historiques et humaines, pour comprendre à la fois la circonstance de la révélation et la tendance du message révélé. Il s’agit ensuite de tracer un sahm muwağğih [vecteur orienté], dont les deux extrémités seraient le point de départ et l’objectif voulu. En discernant la démarche et l’orientation du texte, il devient alors possible d’en deviner la finalité ou l’intention. Par exemple, le Qur’ān n’affirme pas l’abolition de l’esclavage, mais appelle à l’amélioration du statut des esclaves et encourage à leur libération (Al-Baqarat 177). Or, en dessinant un vecteur qui prend comme point de départ la situation de l’esclave avant la révélation musulmane et qui se dirige vers l’exhortation explicite du Qur’ān, il devient possible de continuer dans le sens de la flèche, et de deviner, grâce au mouvement, l’intentionnalité de Dieu : abolir tout esclavage dans la société humaine. Toutefois, il était prématuré que le texte coranique exige clairement cette suppression à l’époque de la révélation. En vue de mieux discerner la finalité du texte coranique, Ṭalbī propose que juifs, chrétiens et musulmans œuvrent pour une lecture commune de leurs textes, parce que le Qur’ān se veut une prolongation de la Bible. Moḥamed Ṭalbī n’est pas le premier interprète musulman à évoquer une lecture qui se fonde sur l’intentionnalité du texte coranique. Avant lui, le juriste andalou abū Qāsim Aš-Šāṭibī (m. 1194) avait développé l’approche vectorielle. Cette approche a le mérite de libérer le lecteur de la littéralité des textes, mais elle n’offre pas de réponse au problème de versets qui s’opposent, ni de solution au système du nasẖ [l’abrogation]. François Jourdan, ayant remarqué cette faille, explique par exemple que, si le Qur’ān affirme clairement le respect de consciences en Al-Baqarat 256, il existe une grande quantité de versets révélés par la suite qui affirment le contraire. L’approche de Ṭalbī se situe donc dans la lignée de l’apologétique qui, au lieu de confronter les problèmes de fond, tente d’affirmer que la révélation coranique a établi un état meilleur que celui de la période préislamique. Aussi Ṭalbī cite-t-il généralement les versets mecquois qui ne rencontrent aucune opposition, et évite d’évoquer les points problématiques. Il explique par exemple qu’An-Nisā’ 92 appelle à l’abolition de l’esclavage, mais il omet de préciser que ce verset n’évoque que les esclaves croyants. Bien qu’il exprime son respect pour toute approche du Qur’ān, Ṭalbī n’hésite pas à critiquer avec virulence quelques Orientalites qui y ont vu une influence biblique ou judéo-chrétienne. Pourtant, il n’hésite pas à son tour à affirmer clairement l’al-

118 Cf. Mohamed Talbi, « Interview Mohamed Talbi », 38.

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tération de l’Ancien Testament et des Évangiles. Parmi les preuves de leur taḥrīf, il évoque la contradiction des doublons, autrement dit les doubles récits de la création, de la généalogie de Jésus, ou autre. Or comment expliquerait-il qu’il y ait aussi dans le Qur’ān des extraits qui se répètent et qui se contredisent, comme l’avait remarqué auparavant H̱alaf Allah (m. 1991) dans les trois récits coraniques de l’appel de Moïse (Ṭa-Ha 11, An-Naml 8, Al-Qaṣaṣ 30) ? Ṭalbī n’en parle pas tout simplement. Ṭalbī succombe parfois aux tentations, dont il met en garde les interprètes. Il affirme par exemple ne se fonder que sur le Qur’ān et évoque quelques pages plus loin l’obligation des cinq prières quotidiennes pour tout musulman, laquelle qui ne se trouve que dans les ḥadīt. De même, il critique l’i‘ğāz scientifique qui frise le ridicule. Pourtant, lui-même vante l’i‘ğāz du Qur’ān qui a parlé de la création de l’homme à partir d’un accrochage (Al-‘Alaq 1–5), avant que la science ne découvre que l’être humain est créé à partir de l’adhérence d’un ovule fécondé sur la paroi d’une matrice. De plus, il est étonnant qu’un aussi grand historien, en vue de prouver que le Qur’ān est l’unique livre sacré gardé fidèlement dès le début, affirme avec confiance que le corpus coranique a été réuni du vivant même de Muḥammad, que la commission instituée par ‘Utmān (m. 656) fut chargée, non de faire un travail de collecte, mais de décider de la “lecture” exacte d’un texte déjà existant. Comment peut-il oublier qu’il y a eu dans l’islam différentes versions du Qur’ān, y compris après le travail de Zayd ibn Tābit (m. 665) ? Enfin, cet homme qui se présente comme une personne ouverte au pluralisme et au dialogue interreligieux a des jugements sévères à propos du christianisme dont il tient à identifier les fidèles avec les Naṣārā, même si ces derniers ne s’y reconnaissent pas. Il ne comprend pas que l’Évangile de Barnabé, pourtant rédigé au 16e siècle, ne soit pas reconnu parmi les livres canoniques, et affirme qu’à l’exception de Muḥammad, il n’y a aucune preuve parfaite et incontestable de l’historicité de Moïse et de Jésus. Si la “lecture vectorielle” de Ṭalbī ouvre une voie possible, elle n’est pas à la hauteur des vrais défis que doit affronter une herméneutique pour un islam du 21e siècle.

Muḥammad Arkūn (m. 2010) : L’islamologie appliquée Muḥammad Arkūn, est le pionnier d’une islamologie contemporaine critique. Né en 1928 dans un village kabyle, fait ses études au collège des Pères blancs à Aït-Larba, où il découvre le christianisme à la fois par le contact humain direct et par les études.

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Après un diplôme sur l’aspect réformiste de l’œuvre de Ṭaha Ḥusayn (m. 1973) à l’Université d’Alger, il s’inscrit à l’Institut d’Études Islamiques de la Sorbonne et consacre sa thèse à ibn Miskaway (m. 1030), philosophe persan du 10e siècle. Il enseigne à l’Université de Strasbourg (1956–1959) où Claude Cahen (m. 1991) l’initie aux idées et aux concepts de l’École des Annales, est professeur associé à l’Université de Lyon (1969–1972), et professeur à l’Université de Vincennes-Paris VIII et à la Sorbonne Nouvelle-Paris III (1972–1992), où il occupe la chaire d’Histoire de la pensée islamique. Se définissant comme un « chercheur penseur enseignant », Arkūn cherche à inscrire la pensée islamique au cœur de la modernité politique et culturelle. C’est pourquoi son œuvre est à la fois historique, philosophique et anthropologique. Arkūn perçoit l’intérêt du Qur’ān pour des millions de fidèles qui l’invoquent pour «  légitimer des conduites, soutenir des combats, fonder des aspirations, nourrir des espérances »119. Pourtant, ce livre demeure mal connu. En effet, source de la vie spirituelle qui irrigue les esprits, présent plus que jamais dans la vie quotidienne des sociétés musulmanes, donnant une âme, une conscience, une raison, un cadre de pensée et un système de valeurs aux croyants, le Qur’ān n’est pas assez approfondi ni assez étudié. Aussi Arkūn offre-t-il une voie pour mieux explorer ce texte. Mais afin de mieux sillonner cette voie, il est auparavant préférable de comprendre les grands traits de la pensée arkūnienne. Dans les trois premiers siècles de l’islam, la pensée musulmane est indivise, empirique, jaillissante, foisonnante et libre de toute contrainte. La “vie exégétique” y est dynamique et productive : les commentateurs amassent des connaissances diverses comme la lexicographie, la philologie ou l’histoire, pour exploiter au mieux le texte coranique. Au niveau du fiqh [droit musulman], les qāḍī [juges] pratiquent un qiyās [analogie] moins rigide et moins systématique que celui défini plus tard par Aš-Šāfi‘ī (m. 820). À partir de 848, avec l’inauguration de la politique anti-mu‘tazilīte d’AlMutawakkil (m. 861), la phase de la réflexion personnelle et libre et de la quête ouverte du sens va être écrasée et figée par les premières systématisations doctrinales et les premières écoles. Celles-ci interrompent “la tradition créatrice”, « absolutisent les énoncés positifs particuliers et “transcendantalisent” toutes les normes contingentes »120. La religion peut fonctionner soit comme une force de contestation de l’ordre établit, soit comme une instance de légitimation manipulée par « les privilégiés

119 Mohammed Arkoun, Lectures du Coran, V. 120 Mohammed Arkoun, La construction humaine de l’Islam, 112 & 138.

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du pouvoir, de l’avoir et du savoir »121. Or, dans le cas de l’islam, les pouvoirs omeyyades et ‘abbāsīdes ont réussi, grâce à la complicité et la collaboration des savants religieux, à imposer une « version orthodoxe » de la révélation qui sacralise l’État califal et qui justifie la répression des révoltes kharijites et pro-alides. L’interprétation même du texte coranique est manipulée à des fins idéologiques et reflète un positionnement politique. Par exemple, contre les théologiens de la qadariyyat qui soutiennent le libre-arbitre et dont la portée politique peut être la possibilité d’un changement du pouvoir, les théologiens de l’orthodoxie officielle sont en faveur de la prédestination qui tranquillise les califes. Le Qur’ān est donc exploité aux niveaux éthico-juridique, métaphysico-scientifique, historique, grammatical et littéraire, et il est transformé en « corpus officiel clos »122. Petit à petit, émerge une  “prison idéologique” qui exclut les voix discordantes et qui impose une seule lecture comme étant « la lecture capitale, orthodoxe et définitive »123. Des “clercs” ont mis en place une « clôture logocentrique et dogmatique »124, qui a représenté un seuil de rupture entre le fait coranique et le fait islamique, a imposé la sphère de l’impensé et de l’impensable et a instauré un imaginaire étranger au monde du Qur’ān. 1. Le fait coranique et le fait islamique : Le fait coranique est transhistorique et ne perd pas de sa force d’interpellation pour l’être humain qui s’interroge sur ses origines, sa destinée et le sens de sa vie. Le fait islamique est l’incarnation approximative et déviante du fait coranique dans l’histoire. Il désigne « les constructions théologiques, juridiques, mystiques et autres élaborées par les hommes après l’installation de l’islam comme instance de référence »125. Ainsi, le fait islamique « a usurpé le sens et la portée du fait coranique par une promotion arbitraire – ou mieux, idéologique – de l’immanent au transcendantal, de l’historique au transhistorique, de l’existentiel à l’existential, de la loi à l’esprit, du code fermé au message ouvert »126. Le passage historique du fait coranique au fait musulman correspond au passage de la religionforces aux religions-formes. Les religions-formes sont la réduction du Qur’ān et de l’expérience à un ensemble de définitions, de normes dogmatiques, de conduites contraignantes. 2. Le pensable, l’impensé et l’impensable : Le pensable est ce qu’il est possible de penser et d’expliciter à l’aide de l’équipement mental disponible dans des 121 Mohammed Arkoun – Louis Gardet, L’islam hier-demain, 145–146. 122 Mohammed Arkoun, Ouvertures sur l’islam, 65. 123 Mohammed Arkoun, La construction humaine de l’Islam, 167. 124 Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, 104. 125 Rachid Benzine, « La pensée libératrice en acte », 16. 126 Youssef Seddik, Nous n’avons jamais lu le Coran, 67.

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circonstances historiques particulières. Toutefois, à chaque époque il y a ce qui ne peut être pensé ni explicité. Il peut s’agir de “l’impensable”, c’està-dire des blocages, des durcissements et des manipulations de la pensée théologique traditionnelle. Il peut aussi s’agir de “l’impensé” soit en raison des limites de l’ordre cognitif, soit parce que la pensée atteint la région de l’indicible. La dynamisation de la pensée islamique contemporaine ne peut se faire sans fixer l’attention sur « les problèmes qu’elle a refoulés, les tabous qu’elle a érigés, les frontières qu’elle a tracées, les horizons qu’elle a cessé ou interdit de regarder »127. L’imaginaire coranique : Le Qur’ān donne à penser et à imaginer. Il propose un ensemble de mirabilia qui veut exprimer « des réalités qu’aucun œil n’a vues, aucune oreille n’a entendues »128, et substitue à l’imaginaire errant et dévoyé un « imaginaire ordonné, finalisé, nourri par la Parole de Dieu »129. D’ailleurs, tout langage religieux est lié à la logique poétique plus qu’à celle rationnelle. Toutefois, avec la promotion de la raison depuis Aristote (m. -322), l’imagination, le merveilleux et le mythe ont été disqualifiés et confondus avec la fable, la littérature populaire, la métaphore séduisante et ornementale. D’ailleurs, jusqu’à présent le terme arabe qui traduit le mot grec muthos est usṭūrat, qui est l’équivalent de « sornettes ». Aussi Arkūn a-t-il forgé le concept arabe de miẖyāl. On constate ainsi un divorce entre un islam qui s’écrit en insistant sur l’appel à la raison et à la cohérence logique, et un islam qui se vit dans la chaleur, la force émotionnelle, la véhémence et l’attachement au merveilleux.

Au lieu d’une réforme qui n’ose pas s’interroger sur le noyau dogmatique de la foi et qui reste dans la continuité du « mytho-historique » et du « mytho-idéologique », Arkūn préfère se livrer à une transgression et à une déconstruction de la raison islamique par le recours aux sciences humaines. Ce travail de transgression et de déconstruction ne vise pas la dévalorisation ni la démolition de la pensée musulmane, mais veut analyser celle-ci afin d’en saisir le message épuré des manipulations idéologiques, et de libérer son noyau originel de toutes les doctrines, pratiques et croyances instaurées à une certaine période de l’histoire. C’est donc un travail de démystification et de désidéologisation des constructions passées, pour réaffirmer l’actualité des grandes intuitions de la pensée islamique. Il est ainsi important de ne pas confondre la révélation

127 Mohammed Arkoun, Lectures du Coran, XII. 128 Ibid., 101. 129 Mohammed Arkoun, Essais sur la pensée islamique, 12.

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coranique avec « les systèmes théologiques, les exégèses ou les codes juridiques que les gestionnaires du sacré en ont tiré à des époques diverses »130. L’analyse du discours religieux commence par une évaluation critique de son épistémè (cf. Michel Foucault) afin d’en déceler les postulats. Car les théologiensjuristes ont érigé un écran, une foi “déjà-là”, et ont construit un «  palais idéologique » qui reflète leurs représentations du monde et de l’homme. Arkūn veut déconstruire ce palais idéologique et établir un paradigme qui va à l’encontre du système sémantique et symbolique mis en place dans l’approche du Qur’ān. Le livre de l’islam doit donc faire « l’objet d’interrogations scientifiques, d’investigations neuves sur son statut linguistique, historique, anthropologique, théologique, philosophique »131. En référence à l’anthropologie appliquée de Roger Bastide (m.  1975), Arkūn veut instaurer une « islamologie appliquée », c’est-à-dire « lire le passé et le présent de l’islam en partant des expressions et des demandes actuelles des sociétés musulmanes »132. Cette islamologie appliquée a donc l’audace sacrilège d’analyser « un ensemble de certitudes sacralisées par un lent travail de mythologisation »133, en tirant profit des sciences sociales, des sciences humaines et de la linguistique. Cette méthode déconstructive se déroule suivant quatre étapes : 1) l’approche linguistique ou sémiotique qui appréhende le texte en dehors de toute croyance religieuse ; 2) l’approche historique qui replace le phénomène dans son cadre socioculturel ; 3) l’approche sociologique qui analyse l’émergence d’un phénomène culturel dans une société ; 4) l’approche philosophique qui obéit à une réflexion religieuse sans a priori théologique. Arkūn dénonce la société musulmane qui présente une disproportion croissante entre la consommation idéologique du Qur’ān d’une part, et d’autre part la pauvreté des études herméneutiques et des commentaires qui restent au niveau de l’apologie et de la manipulation fantaisiste qu’est la lecture concordiste. Aussi, d’un côté une grande partie de musulmans préfèrent suivre les traditionnalistes au lieu de pénétrer dans la modernité ; d’un autre côté, des musulmans universitaires ne trouvent pas dans le discours officiel de l’islam des réponses à leurs questions, problèmes et recherches. Or les interprètes ne peuvent plus négliger de recourir aux apports des sciences humaines et sociales. Car à l’heure actuelle il y a un écart entre ces docteurs qui exercent le Magistère et les spécialistes des disciplines historiques, sociologiques, linguistiques, sémiologiques, etc.

130 Mohammed Arkoun, Ouvertures sur l’islam, 67. 131 Mohammed Arkoun, Lectures du Coran, VI. 132 Mohammed Arkoun, Ouvertures sur l’islam, 14. 133 Mohammed Arkoun, Lectures du Coran, 24.

3 Quelques herméneutes contemporains 

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Le Qur’ān a été et demeure une parole, avant d’être un texte écrit et fixé graphiquement. Le discours coranique insiste sur l’oreille, non pas comme sens physique, mais comme « organe d’écoute d’une parole vivifiante »134. Le terme même de Qur’ān implique un discours récité, donc entendu et non point lu. Or l’interprétation d’un discours oral diffère de celle d’un discours écrit dans la mesure où, dans un échange interpersonnel, la voix, les gestes et le visage du locuteur expriment des significations qui explicitent, nuancent et complètent ce qu’il dit. Un texte écrit fait perdre une bonne partie de significations que recèle un dialogue vivant. Cette substitution d’un texte ou d’un corpus officiel clos à un discours oral a eu deux conséquences : elle a banalisé le livre sacré en le mettant à la portée de tous, et elle a placé les musulmans, le peuple du Livre, dans une situation herméneutique. L’herméneutique et l’interprétation sont donc, non pas un simple exercice intellectuel, mais des composantes structurelles de toute religion qui se fonde sur un livre révélé135. Un texte religieux n’existe et ne dure que dans sa réception, c’est-à-dire par la participation active de ses lecteurs. Or l’accès à ce fondement coranique de l’islam se fait par trois stades importants de l’approche herméneutique : un moment linguistique, un moment anthropologique et un moment historique. 1 Un moment linguistique Une approche linguistique, selon Arkūn, ne peut se limiter à considérer les unités isolées telles que le phonème, le mot, la proposition ou le verset, mais à considérer le texte dans sa totalité en tant que « système de relations internes », afin d’en saisir le mode de penser. Car le discours coranique se fonde sur des soubassements anthropologiques, sociologiques et psycho-socio-culturels136. Si Arkūn encourage la traduction du Qur’ān, il demeure que l’approche linguistique ne peut être conduite qu’à l’intérieur de la langue arabe, afin de découvrir « une orchestration à la fois musicale et sémantique des concepts-clés puisés dans un lexique arabe commun  »137. Or ce lexique s’est transformé au fil des siècles. Il est donc important, pour éviter tout désordre sémantique, de définir à partir de documents, de l’archéologie, de la voie ethno-linguistique, des mythes et des rites du Proche-Orient ancien, le système de la langue arabe entre 550 et 632, voire d’établir un dictionnaire du Qur’ān, parce que le texte coranique subvertit totalement le sens de mots arabes existant antérieurement. L’étymologie

134 Mohammed Arkoun, Essais sur la pensée islamique, 29. 135 Cf. Mohammed Arkoun, De l’interprétation à la critique de la raison islamique, 14. 136 Cf. Mohammed Arkoun, La construction humaine de l’Islam, 154. 137 Mohammed Arkoun, Lectures du Coran, 6.

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 III Lectures nouvelles du Livre de l’islam

seule ne peut fixer le sens d’un mot, car celui-ci doit être replacé dans le réseau lexicologique et dans le système de l’œuvre. Le Qur’ān investit même les mots qu’il emprunte au syriaque, à l’hébreu, à l’éthiopien ou à d’autres langues dans l’ensemble de l’épistémè coranique et dans un système de pensée. Le texte coranique surprend par son désordre. En effet, il n’obéit pas à un critère chronologique, rationnel ou formel. Ce désordre cache toutefois un ordre sémiotique profond qui, à travers les différents niveaux de discours, fût-il législatif, narratif, sapiential, prophétique, religieux ou symbolique, obéit à une même structure fondamentale. Cette structure est un dialogue qui repose sur un modèle actantiel invariable : un énonciateur divin, transcendant et omniprésent [Allah], qui emploie le pluriel de majesté et qui s’adresse sur le mode impératif à un “tu”, celui de l’allocuté-énonciateur [Muḥammad], qu’il veut élever à un “je” conscient. Muḥammad, sans être transmetteur passif, se comporte en locuteur à l’égard de l’énonciateur (An-Nās 1) et en médiateur à l’égard des destinataires collectifs (Al’Isrā’ 107) que sont les croyants [vous] et les infidèles [ils]138. Or les fonctions sémiotiques et grammaticales d’Allah sont aujourd’hui renversées au profit du mot “islam”. Aussi ce n’est plus Allah qui est, dans le discours officiel des religieux, l’acteur omnipotent et omniscient, mais l’islam, ou plutôt « toutes les constructions théologiques, juridiques, mystiques et autres que les hommes ont élaborées après l’installation de l’islam comme instance de référence et de gouvernement »139. 2 Un moment anthropologique Le langage coranique est performatif, c’est-à-dire qu’il donne au lecteur l’impression d’être pris dans ce qu’il dit, de faire ce qu’il dit en le disant, et d’être créé selon les déterminations du texte lorsqu’il le ré-énonce. Par exemple, le récitant de la Fātiḥat est habité par la crainte d’être lui aussi un égaré ou un réprouvé. Le discours coranique mène le lecteur à accomplir un «  constant mouvement ascendant et descendant », à travers quatre sphères de significations : le mystère [ġayb], l’autre vie [āẖirat], les merveilles des cieux et les merveilles de la terre140. Ainsi, le Qur’ān est habité par une intention dynamisante qui cherche, non pas à donner des solutions aux problèmes quotidiens et pratiques de l’existence humaine, mais à susciter chez l’être humain un type de regard sur soimême, sur les autres et sur le monde, et à l’inciter à prendre conscience de ses

138 Cf. Mohammed Arkoun, La pensée arabe, 14. 139 Mohammed Arkoun, La construction humaine de l’Islam, 88–89. 140 Cf. Mohammed Arkoun, Lectures du Coran, 6.

3 Quelques herméneutes contemporains 

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situations-limites en tant qu’être vivant, mortel, parlant, intelligent, politique et historique141. 3 Un moment historique L’histoire ne se confond pas avec les circonstances accidentelles de la révélation, parce que l’histoire visée n’est pas d’abord événementielle. Elle n’est pas non plus une description exhaustive des faits constatables et chiffrables, ni un compte rendu narratif factuel. L’histoire, qui s’écrit avec toutes les disciplines scientifiques et humaines, c’est aussi la psychologie historique et la critique historique. Par exemple, pourquoi le discours officiel de l’islam a-t-il affirmé une nette séparation de la Ğāhiliyyat [période de l’ignorance préislamique] et le post-islam, alors qu’il y a eu en réalité une interférence et une coexistence des cultes populaires, des croyances et des visions mythologiques et des dialectes avec la culture, l’État et la religion de l’islam ? Arkūn critique l’approche qui veut distinguer révélations mecquoises et révélations médinoises, parce qu’il est erroné de penser que chaque sourate puisse correspondre à une unité textuelle, et qu’il est malaisé de faire une répartition claire fondée sur des critères formels, thématiques et historiques. De plus, l’unité du texte, qui pourrait être brisée dans la forme linguistique, est maintenue grâce « à la pratique rituelle et à la récitation liturgique »142. Les circonstances de la révélation aident à connaître la situation du discours prononcé, mais elles ne constituent que les prétextes, une sorte de petite histoire de chaque verset. En effet, la situation contingente manifeste un avenir spirituel, et le cas particulier est transcendé et universalisé par le dire, qui suggère plus qu’il ne définit. Que penser de l’herméneutique arkūnienne ? Arkūn traite de « méthode de la dérision »143 toute prétention affirmant fixer le sens du texte coranique d’une manière définitive. Il entend défendre la possibilité d’une pluralité d’approches, de plusieurs «  lectures du Qur’ān  ». Il désire ardemment que l’herméneutique musulmane fasse usage des outils des sciences humaines et sociales. Il appelle à une herméneutique qui s’ouvre à la “multidisciplinarité” et à l’”interdisciplinarité” à la fois, et qui intègre en même temps « l’exigence théologique des croyants, l’impératif philologique de l’historien positif, la perspective de l’anthropologue et le contrôle du philosophe »144.

141 Cf. Mohammed Arkoun – Louis Gardet, L’islam hier-demain, 141. 142 Mohammed Arkoun, Lectures du Coran, 102. 143 Ibid., 5. 144 Dominique Urvoy, Histoire de la pensée arabe et islamique, 645.

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 III Lectures nouvelles du Livre de l’islam

Constatant une consommation de plus en plus croissante du texte coranique par les musulmans dans leur vie quotidienne, il est déçu que ce même texte ne soit pas soumis à l’étude. Bien plus, le commentaire exégétique traditionnel est sacralisé sans aucune remise en question. Aussi Arkūn, adepte de la déconstruction, ne craint-il pas de tout bousculer, et de passer au tamis de la critique toutes les données sans exception. C’est pourquoi le geste arkūnien repose sur trois opérations  : la transgression des savoirs théologiques et exégétiques canonisés et légués par les orthodoxies ; le déplacement des questionnements anciens et des structures d’une tradition figée vers de nouveaux espaces d’intelligibilité ; et le dépassement des discours conformistes et des cadres scolastiques145. Toutefois, trois points majeurs n’ont pas aidé la pensée arkūnienne à connaître une ample résonnance : 1. L’absence de systématisation  : La pensée d’Arkūn se répand sur l’étendue d’innombrables articles, dans lesquels il a développé et précisé au fur et à mesure les grands axes de sa pensée, sans en montrer l’application. S’ils sont parfois assemblés dans un livre, comme dans Lectures du Coran, Pour une critique de la raison islamique, et Essais sur la pensée islamique, ces articles n’érigent pas pour autant un système exhaustif et précis. C’est pourquoi sa pensée a été décrite moyennant la métaphore du rhizome qui n’a ni centre ni hiérarchie, mais qui est un enchevêtrement inextricable d’aspects dont il est difficile de cerner l’origine. 2. La complexité des concepts : Les universitaires du monde arabe ne sont pas encore préparés dans leur cursus d’études à s’ouvrir aux exigences de l’épistémologie critique. Il leur est difficile de comprendre, par exemple, les concepts d’épistémologie qu’Arkūn a repris des œuvres de Michel Foucault (m. 1984) et de Jacques Derrida (m. 2004). Par conséquent, les notions arkūniennes leur semblent insaisissables, obscurs et hors de portée. C’est pourquoi la pensée arkūnienne a été plutôt étudiée dans les universités occidentales par des étudiants non-musulmans. 3. La démarche épistémologique : Arkūn fait passer le travail de la raison avant celui de la foi. Il ne s’agit nullement d’une déclaration d’incroyance, mais d’une rupture épistémologique avec les cadres de la pensée traditionnelle. Or dans les centres de formation théologique dans le monde musulman, le poids idéologique est un grand obstacle à la possibilité d’une telle approche. Il est d’ailleurs des voix musulmanes qui ont accusé Arkūn de priver le Qur’ān de son mystère divin, là où en réalité le penseur algérien ne faisait que lui restituer toute son humanité.

145 Cf. Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, 98–99.

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‘Abdel-Mağīd Aš-Šarfī : L’interprétation qui répond aux exigences de la modernité Ancien doyen de la faculté des sciences humaines et sociales de l’Université de Tunis, ‘Abdel-Mağīd Aš-Šarfī enseigne la civilisation arabe et la pensée islamique. En 2005, il est nommé président de l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts, connue sous le nom de Bayt L-Ḥikmat. Aš-Šarfī œuvre aussi au développement et au renforcement du dialogue islamo-chrétien, et il est l’un des fondateurs du Groupe de recherche islamo-chrétien (GRIC). Les musulmans vénèrent le Qur’ān, qui est pour eux la parole de Dieu annoncée à la créature, gardée dans les cœurs, appréciée pour son style, écoutée en raison des enseignements moraux et des valeurs humaines que Dieu prodigue, et citée afin d’appuyer un point de vue ou de justifier un agir. Si une production littéraire cherche à éveiller le beau à travers les expressions et le style, le Qur’ān entend répondre “aux questionnements anthropologiques profonds” à propos de la vie, de la mort et de la destinée. Avant d’être un recueil écrit, le Qur’ān est le message oral que Muḥammad a adressé à ses contemporains. D’ailleurs, le terme de “kitāb” [livre] ne s’applique dans le texte coranique à rien de matériel « qu’on puisse toucher, transcrire, ouvrir à telle page, renfermer, placer dans une armoire ou sur un rayonnement »146. Après une première période de recherche et de liberté, une ère de stagnation et de conservatisme commença au 11e siècle. Trois événements majeurs de l’histoire de l’islam primitif ont déterminé cette transformation : 1) l’action d’abū Bakr, qui a combattu les tribus récalcitrantes dans le paiement de l’impôt légal, a fourni une justification de la contrainte en matière religieuse ; 2) les conquêtes musulmanes ont constitué une grille de lecture de l’action défensive de Muḥammad, pour en faire une guerre offensive qui légitime la violence  ; 3)  la grande discorde à la fin du règne de ‘Utmān a accru la méfiance de toute divergence147. L’interprétation du Qur’ān servit alors à la consécration des intérêts, des préférences et des tendances du groupe majoritaire, qui voulut légitimer des institutions humaines, appuyer un parti politique et aliéner les opposants. C’est pourquoi, les lectures des traditionnistes n’ont pas été exemptes « de supercherie, de falsification, de déformation, d’oubli, de négligence et de tout autre élément humain »148. En effet, il n’y a aucune interprétation innocente, parce que celle-ci obéit, non seulement aux règles grammaticales et stylistiques de la langue d’ori-

146 Abdelmajid Charfi, L’islam entre le message et l’histoire, 59. 147 Cf. Abdelmajid Charfi, La pensée islamique, rupture et fidélité, 90–91. 148 Abdelmajid Charfi, L’islam entre le message et l’histoire, 146.

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 III Lectures nouvelles du Livre de l’islam

gine, mais aussi au contexte et aux intérêts – inconscients parfois – du lecteur. C’est ainsi que furent justifiées l’infériorité du statut de la femme ou la polygamie, accordant le divorce trois fois là où le Qur’ān ne parle que de redoublée (AlBaqarat 229). Toutefois, il n’y a pas eu unanimité entre les traditionnistes qui appartenaient à des groupes divers. Par exemple, Mālik ibn Anas (m. 797) et abū ‘Abdallah Aš-Šāfi‘ī (m.  820) admettaient la prière de l’homme auprès de la femme, alors que Nu‘mān abū Ḥanifat (m. 767) la considérait illicite. Les deux premiers réservaient la répudiation aux hommes, alors que celui-ci la permettait aussi à la femme. Les sources de ces désaccords s’expliquent par deux raisons : d’un côté, les traditionnistes, en raison de la rareté des détails dans le Qur’ān, ont eu recours à des ḥadit contradictoires ; d’un autre côté, ces choix reflètent parfois l’existence de coutumes tribales ou une mentalité de la société d’alors. Tandis que dans les premiers siècles le corps social était le catalyseur des solutions, abū ‘Abdallah Aš-Šāfi‘ī (m. 820) fixa au 9e siècle les fondements du fiqh [droit musulman] : le Qur’ān, la Sunna, l’iğmā‘ [consensus] et le qiyās [raisonnement par analogie]. Or ces quatre fondements ont été un moyen de renforcer la mainmise du “groupe orthodoxe majoritaire” : 1. Le Qur’ān a été réduit à un catalogue de recettes toutes prêtes et à un recueil contenant des législations atemporelles applicables immuablement partout et en tout temps. 2. La Sunna a été élevée à un statut semblable au texte révélé, en raison de l’insuffisance de « versets juridiques » dans le Qur’ān. 3. L’iğmā‘ est devenu non l’iğmā‘ de la communauté musulmane entière, mais celui des ‘ulamā’ [théologiens] sunnites uniquement, voire celui d’une époque. 4. Le qiyās a eu pour résultat de ne porter l’attention que sur le passé. Les interprétations des traditionnalistes ont été imposées par leurs auteurs comme une protection contre la dislocation de l’unité des musulmans, et ont abouti à « un système idéologique d’exclusion »149. Elles ont fini par acquérir une valeur d’infaillibilité. Ainsi dans l’islam, seule religion qui a exclu “théoriquement” toute notion de médiation entre Dieu et les hommes, émergèrent “des hommes de religion” qui ont assumé des fonctions pseudo-ecclésiales et sacerdotales, en se portant garants de la religion pure et en s’estimant qualifiés pour parler au nom de Dieu. Les musulmans ne liront le Qur’ān que par leur biais au lieu de fréquenter directement le texte coranique. Par exemple, ils croient généralement que le Qur’ān

149 Abdelmajid Charfi, La pensée islamique, rupture et fidélité, 42.

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impose la circoncision alors qu’il ne l’évoque pas. L’institutionnalisation inévitable de la religion musulmane en vue de son insertion dans l’histoire moyennant le processus de la confessionnalisation, de la dogmatisation et de la ritualisation, a donc abouti à une perversion du message prophétique150. Les musulmans ne peuvent rester dans le cadre du système ancien qui est devenu dorénavant un fardeau écrasant pour la pensée islamique. Il n’est plus possible que la fonction de l’interprétation du Qur’ān soit la prérogative des seuls « gestionnaires du sacré »151. Si le texte coranique s’adresse aux hommes de tout lieu et de tout temps, il doit être présenté selon les catégories culturelles actuelles. Sa compréhension ne peut rester figée à l’interprétation des Salafs [Aïeux, Anciens], qui n’avaient évidemment pas accès au savoir et aux découvertes scientifiques modernes. Le lecteur musulman d’aujourd’hui est donc appelé à considérer le texte coranique comme un discours vivant, s’adressant directement à lui et apportant des réponses aux questions qui l’habitent. Il y a toujours «  une dialectique entre le texte et la réalité  »152. Si le texte religieux apporte des retombées nouvelles sur l’agir des individus, la réalité a, elle aussi, des influences considérables sur l’interprétation et la réception de ce même texte. Par exemple, depuis que la démocratie s’est imposée comme valeur, les versets Āl-‘Imrān 159 et Aš-Šūrā 38, qui appellent à un régime de concertation, ont été mis en exergue. Malheureusement, les musulmans du monde arabe sont réticents à l’interprétation renouvelée des textes religieux. Même les interprétations des réformistes n’ont pas apporté de vrai renouvellement. Les représentants de l’institution religieuse perçoivent tout changement comme « une détérioration et un éloignement de l’islam dans sa pureté  »153. Toute remise en question des constantes et des acquis hérités est considérée par eux comme une particularité de la modernité occidentale. Elle est donc rejetée comme « étrangère, hostile et destructive »154. La peur de toute lecture nouvelle faisant appel aux sciences modernes découle aussi de la confusion entre l’interprétation et la dévotion du Qur’ān. Or les disciplines scientifiques sont indépendantes de tout lien dogmatique et n’ont pas pour visée de confirmer ou de réfuter l’acte de foi en la révélation du texte.

150 Ibid., 27. 151 Ibid., 26. 152 Abdelmajid Charfi, Labinat II, 36. 153 Ibid., 19. 154 Ibid., 10.

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Quelles sont donc les caractéristiques de l’interprétation renouvelée ? Il y a trois sortes de lectures de tout texte religieux155 : 1) Une lecture innocente, passive, approximative, émotionnelle et répétitive qu’effectue le croyant lors de la prière ; 2) Une lecture interprétative, archéologique et contextuelle, qui se fonde sur les disciplines scientifiques et linguistiques afin d’aller à la découverte du sens originel ; 3) Une lecture herméneutique, qui cherche à apporter des significations nouvelles en harmonie avec les espérances des croyants contemporains. Or les lectures du Qur’ān doivent obéir à certaines exigences, afin de répondre aux attentes du musulman d’aujourd’hui : – Se soumettre à deux dispositions épistémologiques, à l’apparence contradictoire mais à la réalité complémentaire : d’un côté adopter “l’athéisme méthodique” qui permet d’étudier le texte avec objectivité, et d’un autre côté se solidariser avec les croyants sans se confondre avec eux. – Opter pour une approche historique qui rejette toute lecture essentialiste et qui n’hésite pas à remettre en question les constantes, car « il n’y a pas un islam unique, ni dans le temps ni dans l’espace »156. – Se décider pour une approche comparative, car un même récit peut avoir différentes fonctions selon le contexte. Par exemple, le récit de la création veut montrer l’unicité de Dieu et son alliance avec Israël dans la Bible, exprimer la nécessité de la Rédemption après le péché dans les Évangiles, affirmer la puissance de Dieu et l’intendance de l’homme sur la terre dans le Qur’ān. – Recourir aux diverses disciplines linguistiques et aux sciences humaines. – Se libérer des interprétations auréolées des ancêtres, tout en les prenant en considération. Il s’agit de n’être « ni hostile ni soumis » aux Salafs [Aïeux, Anciens]. – Admettre que le texte coranique porte un nombre illimité d’interprétations possibles et valables. D’un côté, le texte lui-même résistera aux lectures qui vont à l’encontre de sa nature. D’un autre côté, le temps est le garant de la sélection des interprétations fondées, solides et convaincantes. – Éviter l’influence de la théologie [kalām] et de la jurisprudence islamique [fiqh] sur l’exégèse, qui doit acquérir son autonomie. Par la suite, les théologiens seront appelés à prendre en considération les résultats des interpréta-

155 Cf. Abdelmajid Charfi, Labinat I, 106–111. 156 Abdelmajid Charfi, L’islam entre le message et l’histoire, 19.

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tions et des herméneutiques, pour en exprimer les implications religieuses et morales aux auditeurs. Accepter de prendre en considération l’ordre chronologique et thématique du texte coranique. Prendre en considération l’économie du texte coranique. Il n’est donc pas permis d’interpréter chaque verset isolément, sans se référer à la logique qui porte et qui oriente le texte. Discerner ce qui dans le texte a une valeur permanente et ce qui perd de son actualité, ce qui fait partie de l’identité de l’islam et ce qui n’en revêt que l’habit et la forme. Par exemple, quand on découvre que la pratique de la «  période d’attente  » de la femme répudiée ou de la veuve visait à s’assurer que celle-ci n’était pas enceinte, elle devient inutile aujourd’hui avec les moyens scientifiques qui sont à la portée des hommes. Reconnaître les droits de l’homme, la liberté de croyance et d’expression tout comme le le pluralisme idéologique. Repenser et approfondir la notion de la révélation, considérée par les traditionnistes comme une descente à Muḥammad, qui ne fut qu’un transmetteur passif. S’appuyant sur une réflexion de Ğalāl Ad-Dīn As-Suyūṭī (m. 1505) qui affirme que l’ange Ğibrīl apportait les significations que Muḥammad comprenait et exprimait par la suite dans la langue des Arabes, Aš-Šarfī affirme que c’est un point de départ pour un renouvellement de l’approche de la notion d’inspiration dans l’islam157. Tenir compte de trois données fondamentales : d’abord des différentes sensibilités islamiques qui ont des prolongements vivants jusqu’à aujourd’hui, ensuite tenter de définir avec les autres religions monothéistes un nouveau statut du message qui transcenderait les blocages actuels, et enfin s’ouvrir autres traditions religieuses de l’humanité158.

À la différence des autres penseurs de la réforme qui optent pour les langues occidentales en raison des terminologies et pour accéder à la communauté académique internationale, ‘Abdel-Mağīd Aš-Šarfī a le mérite d’avoir choisi de s’exprimer en arabe afin de rendre ses idées accessibles aux lecteurs arabes qui sont les premiers concernés par ses écrits. Aš-Šarfī appelle les musulmans à aller directement au texte coranique. Il souhaite une interprétation individuelle qui ne passe par aucun détour et qui ne se soumet à aucune autorité, car un iğtihād qui veut retrouver les enseignements

157 Ibid., 42. 158 Cf. Abdelmajid Charfi, La pensée islamique, rupture et fidélité, 46–47.

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 III Lectures nouvelles du Livre de l’islam

du message prophétique doit remettre en question toutes les évidences et les données incontestables. L’approche du Qur’ān ne doit pas être conditionnée par les dogmes imposés par les juristes et les traditionnistes. Toutefois, Aš-Šarfī ne met pas toutes les lectures sur un même plan d’égalité car il est important, selon lui, qu’il y ait « une harmonie entre le texte et toute interprétation »159. Ces idées valurent à Aš-Šarfī les attaques de son compatriote Moḥamed Ṭālbī qui, après lui avoir nié son statut de penseur musulman, le taxa de « Nietzsche de l’islam » qui, influencé par ses maîtres Orientalistes, veut assassiner le Dieu des musulmans160. Un tel jugement qui ne laisse place à aucune nuance est surprenant. Il faut toutefois admettre qu’il est difficile, voire impossible, de ne partir d’aucune donnée ni d’aucun présupposé. L’homme, et en particulier le croyant, ne peut approcher le livre saint de sa religion en faisant le vide dans sa tête. De plus, Aš-Šarfī semble projeter la réalité occidentale sur la société arabe qui est selon lui laïque et séculière. Or le monde arabe n’est pas libre de toute influence religieuse. Aš-Šarfī veut s’attaquer à toute stagnation et à tout totalitarisme qui paralyse la pensée arabo-musulmane. Aussi considère-t-il que chaque musulman a le droit d’aborder personnellement le texte coranique, sachant que toute lecture n’engage que son auteur.

Naṣr Ḥāmid abū Zayd (m. 2010) : une interprétation qui s’oppose au discours idéologique Naṣr Abū Zayd est né le 10 juillet 1943 au village égyptien de Qaḥāfat près de Tanta, dans une famille de paysans pauvres. Après un diplôme en lettres à l’Université du Caire et une initiation à l’herméneutique à l’Université de Pennsylvanie, il obtint en 1981 un doctorat sur le thème de l’interprétation ṣūfīe du Qur’ān dans l’œuvre d’ibn ‘Arabī (m. 1240). Il fut, de 1985 à 1989, professeur visiteur à l’Université d’Osaka au Japon, où il enseigna la langue et la littérature arabes, ainsi que la pensée islamique. Lors de l’examen pour sa promotion au grade de professeur en 1993, émergea à la suite de la critique de ses écrits par ‘Abd L-Šabūr Šāhīn (m. 2010), membre du comité examinateur, « l’Affaire abū Zayd » qui prit des tournures dignes d’un roman kafkaïen. Le débat du cadre d’un discours [ẖiṭāb] académique se déplaça à celui de la prédication [ḥiṭābat] dans les mosquées et dans l’arène publique et

159 Abdelmajid Charfi, Labinat II, 48. 160 Cf. Mohamed Talbi, Pour que mon cœur s’apaise, 43 & 84.

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médiatique. Le 14 juin 1995, la Cour d’appel déclare abū Zayd apostat et décrète l’annulation de son mariage. Ses détracteurs appelèrent même le gouvernement à appliquer la peine de mort. Abū Zayd et son épouse quittèrent l’Égypte et se réfugièrent aux Pays-Bas. Nommé professeur associé de langue arabe et des études islamiques à l’Université de Leyde, il fut le premier titulaire de la chaire ibn Rušd à l’University of Humanistics à Utrecht, dont la vocation est de contribuer à bâtir des ponts entre l’islam et l’humanisme. Abū Zayd observe une crise générale de la pensée arabo-islamique et du discours religieux qui trouve ses racines dans cinq fondamentaux erronés161 : 1. L’amalgame entre la religion [ou le texte] et la pensée religieuse [ou la lecture du texte]. Le discours religieux majoritaire revêt des masques de sainteté, assimile l’islam au patrimoine et présente ses thèses comme des postulats indiscutables. 2. Le rattachement des phénomènes à un principe unique en niant les lois causales. L’appel à islamiser les sciences, les lettres et les arts n’est en réalité qu’une grande tromperie. Voilà pourquoi, au lieu de la modernisation de l’islam, c’est d’abord l’islamisation de la modernité qui est recherchée. 3. Le recours à l’autorité des Anciens et d’un patrimoine trié. En vue de préserver leurs autorité et privilèges, les tenants du discours religieux officiel s’appuient sur les enseignements des Salafs [Aïeux, Anciens]. Or non seulement les défis sociaux, culturels et civilisationnels qu’il faut affronter diffèrent de ceux du passé, mais les Anciens n’étaient pas unanimes dans les débats religieux. 4. L’intolérance intellectuelle. Depuis Aš-Šāfi‘ī (m.  820), la place du raisonnement et de l’effort personnel dans la pensée islamique a été réduite. Est soumis à la censure tout savoir qui n’a pas l’aval de l’autorité religieuse officielle. Ainsi, le débat de la pensée [tafkīr] est supprimé au profit de l’apostasie [takfīr] de toute voix différente. 5. Le rejet de la dimension historique. Les Ahl L-Sunna [Gens de la Sunna] regardent l’histoire comme un mouvement décadent à tous les niveaux. Cette crise du discours arabo-islamique est maintenue par le pouvoir religieux et politique à travers trois canaux : les médias, les chaires de mosquée et l’inculture de la grande masse. Par conséquent, le monde musulman vit «  une espèce de schizophrénie intellectuelle et sociale »162. Alors que le progrès technologique envahit tous les

161 Cf. Nasr Abou Zeid, Critique du discours, 139–156. 162 Ibid., 200.

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aspects de la vie quotidienne, la conscience religieuse n’a pas évolué depuis le 10e siècle. Par exemple, un médecin est capable de mener un travail de pointe au laboratoire et de garder une “conscience mythologique” dans tous les autres aspects de la vie. Deux issues semblent possibles à l’heure actuelle : ou bien opter pour le savoir actif de l’Occident afin de vivre dans le présent, tout en étant étranger à ses origines, ou bien s’attacher au patrimoine tel quel mais en se détachant du présent. L’homme arabe vit donc un conflit, où il se doit de choisir entre l’exil affectif et l’exil intellectuel. Or le renouveau ne peut se faire ni par une simple adaptation ni par l’emprunt de chemins modérés. Ces choix ne font que consacrer les éléments les plus rétrogrades de l’héritage culturel. Quant à la notion de consensus, elle ne peut être une solution parce qu’il y a un grand risque que ce consensus ne soit confiné qu’à celui des membres du cercle des décisions [Ahl l-ḥal wal-‘iqad], ou qu’il ne soit fondé que sur les intuitions163. Il est urgent dans ces conditions de reconnaître le droit à la pluralité politique et religieuse ; d’élaborer une conscience scientifique qui repense toutes les données ; de développer l’analyse critique qui détruise toute sacralité entourant les idées ; de donner aux fidèles les instruments pour ne pas tomber dans la passivité. Or l’herméneutique des textes fondateurs est primordiale et déterminante dans ce chemin. Tout Arabe, musulman ou non, voit dans le Qur’ān le plus grand et le plus sacré des livres arabes, le texte par excellence. Il est un axe central de la civilisation arabo-islamique. Par conséquent, cette civilisation est à la fois une civilisation du texte et une civilisation de l’interprétation. À la différence de la civilisation pharaonique qui a été celle de l’au-delà, et de la civilisation grecque qui a été celle de la raison, la civilisation arabo-islamique est une civilisation du texte, parce que le texte coranique y a tenu un rôle prépondérant et qu’il a été une pierre angulaire dans l’édifice de ses connaissances et de son savoir164. Le Qur’ān est un texte producteur de significations et de valeurs, c’est-àdire qu’il est un facteur de changement dans la vie des hommes qui y ont cru. Toutefois, parce qu’elle est une civilisation du texte, la civilisation araboislamique est aussi celle de l’interprétation. Car un texte – tout texte – n’est pas explicite en soi mais demande à « être reçu, décodé, interprété », s’il ne veut pas rester sans signification165. D’ailleurs, Abū Zayd cite expressément dans chacune 163 Cf. Naṣr Abū Zayd, Le concept du texte, 272. 164 Cf. Nasr Abou Zeid, Critique du discours, 13. 165 Cf. Naṣr Abū Zayd, in Sylvain Camilleri, «  Esquisse d’un tournant phénoménologicoherméneutique », 85.

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de ses œuvres une réflexion fameuse de ‘Alī bin Abī Ṭālib (m.  661), qui aurait dit : « Le Qur’ān est muet, ce sont les hommes qui parlent en son nom ». Par cette réflexion, ‘Alī mettait en garde contre toute « projection » sur le texte, qui risque d’être manipulé s’il n’y a pas de paramètres de lecture. Ainsi, le conflit d’interprétations est apparu dès la période de la grande Fitna. Abū Zayd distingue tafsīr [commentaire ou exégèse] et tā’wīl [interprétation ou herméneutique]166, et donne sa faveur au second. La racine arabe du mot tā’wīl est “āla” qui implique à la fois retour à l’origine et accès à l’objectif. Comme l’explique Henry Corbin (m.  1978), le tā’wīl c’est revenir vers un sens vrai et originel du texte, détourner l’énoncé de son apparence extérieure et retourner à sa vérité167. Ainsi, le tā’wīl est un mouvement réciproque par lequel l’objectif ne peut être atteint que par l’identification de sa raison d’être. Quant au tafsīr, il est l’exégèse, c’est-à-dire l’application concrète du tā’wīl. Dans la pratique, il est la “traduction”, qui veut dire reprise ou paraphrase du texte. Or l’autorité religieuse officielle, après avoir accaparé la pensée théologique et opprimé toute voix discordante ou opposée, a mené à la suppression du terme tā’wīl au profit de celui de tafsīr. Abū Zayd appelle donc à la revivification du tā’wīl, afin de redonner un nouvel élan à la civilisation arabo-islamique et d’élaborer un discours religieux contemporain. Aussi ne faut-il pas avoir peur de la diversité des lectures. Abū Zayd refuse à la fois la lecture idéologique et la lecture idolâtrique du Qur’ān : 1. La critique de la lecture idéologique du Qur’ān : Abū Zayd dénonce tout discours idéologique qui, au lieu de s’imposer par les arguments persuasifs et le savoir scientifique, puise son autorité par l’alliance avec le pouvoir politique. L’autre nom qu’il donne à ce discours idéologique est celui de talwīn [littéralement “coloriant”], qui signifie discours tendancieux, parce qu’il s’agit plutôt de manipulation que d’interprétation168. Une pensée idéologique finit, à force d’être répétée, par être canonisée et sacralisée. D’un côté, le pouvoir politique soumet à sa cause la pensée religieuse et intellectuelle en vue de se donner une légitimité. Généralement, le pouvoir politique penche plutôt vers les discours qui appellent à la fixation et à la stagnation, parce qu’une pensée dynamique ne cadre pas avec la stabilité d’un pouvoir qui espère se prolonger. D’un autre côté, un courant théologique se fait complice du pouvoir politique et s’approprie les textes, en y puisant les arguments qui défendent ses 166 Abū Zayd parfois d’utiliser le concept arabe tā’wīliyyat, néologisme qu’il a lui-même forgé (Naṣr Abū Zayd, Les problématiques de la lecture, 16). 167 Cf. Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, 35. 168 Cf. Jean-Marie Gaudeul, « Vers une nouvelle exégèse coranique ? », 27.

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positions et qui soutiennent ses intérêts pour contrer les avis différents. L’alliance sacro-sainte de la religion et de la politique dans l’histoire de l’islam a commencé dès le décès de Muḥammad (m. 632), lorsque Muhāğirūn et Anṣār, réunis à Saqīfat Banī Sā‘idat, ont uni les pouvoirs religieux et militaire sous l’autorité de Qurayš169. Il y a donc deux catégories de savants. Le savant apologétique tourne dans l’orbite du pouvoir politique, même s’il s’oppose à ce pouvoir en place. Le “savant insoumis” refuse de se plier à la démagogie du pouvoir et de la majorité. Il se fonde sur trois principes : la liberté, la rationalité et la conviction que Dieu est juste170. Un des discours idéologiques qu’abū Zayd craint le plus, parce qu’il est le moins visible, est celui des réformateurs lesquels, dans un esprit de conciliation et de modération, sélectionnent des éléments de différents systèmes de pensée selon un critère utilitaire et en vue de créer un large espace d’unanimité. Aussi abū Zayd appelle-t-il, non seulement à une réforme, mais également à une révolution (tawrat) qui remette en question toutes les interprétations. La critique de la lecture idolâtrique du Qur’ān  : Dans les premiers siècles, les musulmans étaient partagés sur la nature du Qur’ān. Cette question fut longtemps débattue entre les traditionnistes et les mu‘tazilites. Ces derniers pensaient que la parole ne relevait pas des attributs éternels de l’essence de Dieu tels que le savoir, la puissance, mais des attributs de ses actes, lesquels attributs se rattachent à sa relation avec la création. Croire en l’éternité du Qur’ān, c’est de ce fait, selon eux, tomber dans le polythéisme. Or la doctrine du Qur’ān incréé et éternel a mené à la rigidité des textes religieux, en les soustrayant à toute réflexion herméneutique et théologique. Il est d’ailleurs étonnant que le discours officiel de l’islam ait adopté à propos de la nature du Qur’ān la même position qu’il dénonce comme blasphématoire et polythéiste chez les chrétiens, quand il s’agit de leur foi en la nature double du Christ171.

L’origine divine du Qur’ān n’écarte pas le fait que le texte soit un produit culturel et historique [muntağ taqāfī watārīẖī], qu’on peut et doit étudier en le resituant dans la culture et la réalité de l’époque de son élaboration, et donc de ses destinataires. En effet, Dieu ne peut communiquer avec les hommes que dans un langage qui leur est compréhensible.

169 Cf. Naṣr Abū Zayd, Discours et herméneutique, 130. 170 Ibid., 203. 171 Cf. Nasr Abou Zeid, Critique du discours, 66–67.

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Abū Zayd critique par conséquent l’approche descendante qui part de la transcendance vers le concret, c’est-à-dire de Dieu [émetteur du texte], puis de Muḥammad [premier récepteur], et enfin des conditions de la réception du message [circonstances de la révélation, versets mecquois ou médinois, versets abrogeants ou abrogés]. Cette approche anhistorique conduit à des discours moralisateurs qui mêlent le langage du savant à celui du prédicateur, et à des réponses toutes faites sans lien avec les questionnements contemporains172. Abū Zayd préfère le mouvement ascendant, qui évite la confusion entre les versets liés à des événements historiques précis et les versets ayant une valeur permanente. Il est, en effet, des versets qui reflètent, aussi bien dans les aspects linguistiques que dans le contenu, la réalité de la société arabe antéislamique. Toutefois, il y a dans le Qur’ān une avancée par rapport à l’époque. Car tout en étant un produit culturel, le Qur’ān est aussi un producteur et vecteur d’une nouvelle culture en appelant à une nouvelle manière d’être et de penser. L’étude du contexte se fait à deux niveaux : celui global qui embrasse le contexte social, politique financier, religieux, intellectuel et culturel de la société lors de la révélation ; et celui graduel qui respecte les étapes de la révélation et de la formation du Qur’ān173 : 1. Le niveau global : Le discours coranique n’est pas sans lien avec les discours de son époque. Il en subit les influences, partage avec eux les mêmes problématiques et affronte les mêmes défis. Abū Zayd appelle à une approche littéraire du texte coranique174, qui a été vivifiée par Muḥammad ‘Abdūh (m. 1905), développée par Ṭaha Ḥusayn (m. 1973), structurée par Amīn L-H̱ūlī (m. 1966) et pratiquée par Šukrī ‘Ayād (m. 1999) et Muḥammad H̱alafallah. Il est donc important de lire le Qur’ān en lien avec les textes circulant dans la péninsule arabique du 7e siècle. Mais le Qur’ān tient à marquer sa particularité, parce qu’il a avec eux une analogie [tamātul], non une identification [taṭābuq]. C’est pourquoi, pour marquer cette différence, les musulmans ont préféré parler d’āyat et de sūrat, non de vers ou de qaṣīdat. 2. Les versets mecquois et les versets médinois  : Les différences de contenu et d’expression entre les versets de la période mecquoise et ceux de la période médinoise reflètent, non seulement un déplacement géographique, mais aussi une démarcation entre les deux périodes historiques de la révélation. Aussi des versets révélés à Al-Makkat après la Hiğrat sont-ils médinois, parce que le critère n’est pas géographique. L’événement de la Hiğrat est donc une

172 Cf. Naṣr Abū Zayd, « Les textes religieux », 86. 173 Cf. Naṣr Abū Zayd, Discours et herméneutique, 258–259. 174 Cf. Naṣr Abū Zayd, Le concept du texte, 30.

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3.

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transformation de la révélation du statut d’avertissement à celui de message qui établit les bases d’une société nouvelle. La théorie du nasẖ : Le texte coranique est « le fruit d’une interactivité avec une réalité historique vivante  »175. Il s’agit, non pas de contradiction entre des versets qui ne s’accordent pas synchroniquement, mais d’adaptation de la révélation à l’évolution de la réalité et des destinataires. Les asbāb an-nuzūl : Les versets ont été généralement révélés dans des circonstances particulières qui permettent de comprendre leur portée et contenu, mais qu’il n’est pas toujours possible de connaître. Aussi le texte devient-il son propre critère.

Influencé par les écrits de Friedrich Schleiermacher (m. 1834), abū Zayd explique enfin qu’il est indispensable de prendre en considération l’horizon social et culturel de l’interprète qui cherche des réponses à ses questions conscientes ou inconscientes. Cette prise en considération permet de rejeter toute interprétation idéologique, parce que, située dans un cadre spatio-temporel, l’interprétation ne peut être d’une objectivité absolue. De la rencontre du contexte historique du texte et de celui du lecteur émerge un nouvel horizon au Qur’ān. Le pluralisme herméneutique est donc pleinement légitime. Le Qur’ān, qui est un texte linguistique appartenant à une structure culturelle déterminée, doit être étudié à la lumière des sciences du langage, aussi bien de la phonétique que de la morphosyntaxe, de la lexicologie que de la sémantique. Cette étude linguistique permet de dépasser toute lecture idéologique. En effet, les savants investis de l’autorité religieuse, qui pensent que la langue est « une simple nomenclature statique »176, ne peuvent pas se libérer d’une lecture littéraliste. La langue s’acquitte de deux fonctions principales : la communication d’une information et la représentation symbolique du monde et des idées177. C’est pourquoi, influencé par les linguistes Roman Jakobson (m.  1982) et Youri Lotman (m. 1993), abū Zayd considère que le Qur’ān est un message qui établit une relation de communication entre un émetteur [mursil] et un récepteur [mursal], par le truchement d’un code [šifrat] compréhensible par les deux parties, c’est-à-dire moyennant le système linguistique de la péninsule arabique du 7e siècle. D’ailleurs, avant d’être un texte, le Qur’ān est un ou des discours polyphonique(s), où l’orateur oscille entre un “je”, un “nous”, un “il” et un “tu”178. 175 Ibid., 85. 176 Nasr Abou Zeid, Critique du discours, 47. 177 Cf. Naṣr Abū Zayd, Le texte, le pouvoir, la vérité, 102. 178 Naṣr Abū Zayd, Rethinking the Qur’an, 11&19.

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Se situant dans la lignée de Ferdinand de Saussure (m. 1913), abū Zayd pense que la relation entre mot et sens est arbitraire et conventionnelle. Il reprend les deux notions saussuriennes de “signifié” et de “signifiant”, qui rappellent que le signe linguistique n’unit pas une chose et un nom, mais qu’il est concept et image acoustique. En d’autres termes, le signe linguistique ne conduit pas à une donnée objective, mais à des concepts et images qui se trouvent dans la pensée, consciente et inconsciente, de la personne ou de la communauté. Cela permet d’interpréter métaphoriquement des images qui, à l’époque de la révélation, ont pu être compris littéralement. Abū Zayd distingue enfin entre le “sens” [dalālat] qui est stable et qui a un caractère historique déterminé par le contexte linguistique et extralinguistique de l’époque de la révélation, et la “signification” [maġzā] qui est mobile, parce qu’elle a un caractère contemporain qui varie suivant les horizons de la lecture. Comme tout texte, le texte coranique est donc gouverné par la dialectique de sa matérialité immuable et de sa signification changeante, entre le contexte du texte et son actualisation179. Il y a donc un mouvement circulaire entre le sens et la signification : le premier nourrit le second, et le second aide à découvrir la dimension du premier. Abū Zayd n’aurait pas eu la notoriété qu’il a connue sans « l’affaire abū Zayd ». Les gens ont plus lu à propos de son histoire tragique qu’ils n’ont lu les œuvres de celui devenu désormais le prototype de savant qui, malgré l’oppression de l’alliance politico-religieuse qu’il a condamnée dans ses écrits, a payé le prix de la fidélité à ses convictions. Il est aussi l’illustration de la réalité tragique du monde arabo-islamique. Abū Zayd n’est donc pas d’abord des idées, mais une figure et une manière d’être et de penser. La pensée d’abū Zayd peut être résumée ainsi  : «  La forme finale du texte est parole divine mais ‘humanisée’, adaptée à la créature, insérée dans l’histoire humaine »180. Abū Zayd croit fermement, en tant que musulman, à l’origine divine du Qur’ān. Dieu s’est dévoilé [kašafa] dans ce livre, afin que ceux qui le lisent puissent faire la découverte [iktišāf] du révélateur. Toutefois, en survenant dans le temps, le texte est entré dans le champ de l’historicité et est devenu « un texte linguistique, un texte historique et un produit culturel »181. Par conséquent, le Qur’ān peut et doit être un objet d’étude en permanence. Or, malheureusement, l’interprétation du Qur’ān s’est figée en raison de la mainmise sur l’interprétation faite par l’alliance politico-religieuse. Abū Zayd

179 Cf. Naṣr Abū Zayd, in Jean-Marie Gaudeul, « Vers une nouvelle exégèse coranique ? », 27. 180 Ibid., 26. 181 Naṣr Abū Zayd, in R Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, 181.

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appelle donc à étudier le texte coranique scientifiquement, littérairement et linguistiquement, en rejetant tout discours dogmatique et en ne laissant aucun champ inaccessible à la critique de la raison. Ainsi, d’un côté une place et une légitimité sont redonnées à la diversité d’interprétations, et d’un autre côté l’islam est libéré de toute récupération par un quelconque groupe idéologique. Toutefois, abū Zayd a confronté une amère vérité : le monde arabo-islamique n’est pas encore préparé à une nouvelle herméneutique, en raison de l’ignorance des règles linguistiques et de l’idolâtrie du texte religieux. C’est pourquoi les idées d’abū Zayd ont été incomprises par la masse. Initié aux systèmes des grands linguistes et herméneutes comme Friedrich Schleirmacher (m.  1834), Wilhelm Dilthey (m. 1911), Martin Heidegger (m. 1974), Hans-Georg Gadamer (m. 2002) ou Paul Ricœur (m. 2005), abū Zayd a probablement utilisé un vocabulaire occidental inaccessible, non seulement au commun des hommes du monde arabe, mais aussi aux universitaires. Ces catégories occidentales n’ont pas aidé son œuvre à être mieux accueillie et appréciée. De plus, l’appel, non à un renouveau ni à une réforme, mais à une révolution intellectuelle qui n’exclut aucun des domaines de l’impensé, a probablement provoqué l’inquiétude et l’hésitation d’un grand nombre de penseurs qui n’étaient pas encore disposés à franchir un tel seuil. Toutefois, abū Zayd restera « l’un des symboles de la lecture herméneutique »182 dans le monde arabo-islamique.

Farīd Esack : Une herméneutique de combat Né en 1959 dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, Farīd Esack est un théologien, écrivain et activiste de grande renommée. Obligés de vivre dans le quartier Bonteheuwel réservé aux non-blancs, Farīd, ses cinq frères et sa mère, une ouvrière abandonnée par ses deux maris successifs, allaient frapper aux portes des voisins pour quémander un pain. Il sera à jamais attendri par la compassion dont font preuve ses voisins chrétiens et Monsieur Frank, le juif du quartier. Cette solidarité humaine interreligieuse le rendra méfiant à l’égard de toute théologie exclusiviste. Farīd connaît une enfance religieuse et combative. À dix ans, il enseigne dans une madrasa locale. Il est emprisonné, alors qu’il est encore écolier, en raison de son engagement dans le National Youth Action (NYA). À quinze ans, il reçoit une bourse pour poursuivre ses études islamiques au Pakistan. Il y fréquente les réunions du Mouvement des Étudiants Chrétiens (MEJ) animé par le frère lassal-

182 Hmida Ennaifer, Les commentaires coraniques contemporains, 85.

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lien Norman Wray (m. 2014), qui l’introduit à la pensée de Faḍl Ar-Raḥmān Malik (m. 1988) et de la théologie de la libération. De retour en Afrique du Sud, il participe à la fondation en 1984 de Call of Islam (COI), le mouvement islamique le plus actif dans le combat contre l’apartheid et l’inégalité et pour la promotion de la solidarité interreligieuse. Il est aujourd’hui professeur d’études islamiques à l’Université de Johannesburg en Afrique du Sud. Se décrivant lui-même comme guidance (Al-Baqarat 2), critère (Al-Furqān 1), rappel (Al-Ḥiğr 9), guérison (Yūnus 57), lumière (Al-A‘rāf 157), le Qur’ān « c’est Dieu qui parle »183. Les musulmans le mémorisent par fragments qu’ils récitent lors des prières quotidiennes et en diverses occasions telles que funérailles, naissance ou maladie. Malheureusement, ils n’interagissent pas avec lui au niveau intellectuel. Les savants musulmans, terrifiés à l’idée de commettre une quelconque erreur dans leur approche du Qur’ān, se contentent de répéter l’œuvre d’un commentateur orthodoxe classique, voire d’un commentaire sur un commentaire. Or les fidèles musulmans devront tôt ou tard confronter les questions de l’érudition littéraire et historique critique, c’est-à-dire faire une approche herméneutique. Cette herméneutique traite trois questions conceptuelles majeures : la nature du texte, la signification de la compréhension du texte, la détermination de l’horizon de l’interprète et de ses auditeurs sur la compréhension et l’interprétation du texte184. Les savants musulmans doivent donc approfondir trois thèmes  : le lien intrinsèque entre le texte et son contexte, le rôle de l’interprète dans la production d’un sens, et la corrélation entre la production du texte, son interprétation et sa réception. Une herméneutique naît de la rencontre d’un texte et d’un contexte présent. Car un contexte attire l’attention du lecteur, savant ou simple croyant, sur des enseignements existants, mais non saisis dans le texte jusqu’à nouvel ordre. Par exemple, le contexte d’oppression du régime de l’apartheid a poussé les croyants à discerner les exhortations coraniques qui appellent à s’identifier aux victimes et à s’engager pour la justice humaine, sociale et économique (Al-Ma’idat 8). Le peuple est donc un acteur principal et déterminant dans la discipline de l’herméneutique. Tel a été le cas de l’Afrique du Sud. En effet, les futurs ‘Ulamā’, envoyés dès leur prime adolescence au Proche-Orient ou dans le sous-continent indo-pakistanais pour poursuivre des études religieuses, étaient coupés de leur environnement et ignorant des problèmes contemporains. Or les musulmans sud-africains, gagnés par la frustration, ont décidé d’aller directement au message coranique. Ainsi,

183 Farid Esack, Coran, mode d’emploi, 149. 184 Cf. Farid Esack, « Contemporary religious thought in South Africa », 217.

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l’herméneutique a trouvé une place dans le discours théologique musulman en Afrique du Sud. La révélation coranique s’est déployée au long d’une période de vingt-trois ans, telle la réponse que donne Dieu aux problèmes immédiats et aux défis sociaux et religieux auxquels la communauté devait faire face à long terme. Aussi la révélation coranique est-elle une révélation progressive [tadrīğ] qui dresse « le portrait d’une divinité activement engagée dans les affaires de ce monde et de l’humanité »185. Cette contextualité du message coranique ne remet pas en question son universalité. L’herméneute doit relier la signification issue de l’époque de la révélation aux besoins d’aujourd’hui et la contextualiser en fonction de la réalité contemporaine. Aussi l’important n’est-il pas uniquement ce que Dieu dit, mais ce qu’il veut dire aux croyants. Bien que les savants de « l’orthodoxie officielle » acceptent généralement le principe de contextualité en instaurant la discipline des asbāb an-nuzūl [circonstances de la révélation] et le principe du nasẖ [l’abrogation], ils ont été réticents à explorer la relation entre la révélation et la réalité sociale du Ḥiğāz au 7e siècle, en raison de leur attachement à la doctrine de l’éternité et de l’inimitabilité du Qur’ān. Or la notion de la création du Qur’ān ne doit pas être confondue avec celle de la temporalité186. Quant à i‘ğāz [l’inimitabilité] du texte coranique, il n’y a pas un accord unanime sur ce qui constitue son cœur et son fondement. Il ne peut toutefois s’agir de la langue. Tout interprète désireux d’aborder un texte est habité par des précompréhensions et ne peut échapper à sa propre histoire, c’est-à-dire à l’appartenance à une classe sociale, à un sexe, à une race, à une culture ou à une période. Esack illustre cette conviction en comparant le Qur’ān à une belle femme abordée par différents hommes187  : l’amoureux sans esprit critique, comme tout musulman ordinaire, qui est habité par l’extase sublime ; l’amoureux érudit tel que Mawdūdī, qui veut expliquer les vertus et la noblesse de sa bien-aimée ; l’amoureux doué de sens critique comme Faḍl Ar-Raḥmān ou Muḥammad Arkūn qui, tout en vénérant sa bien-aimée, accepte de réfléchir sur certaines questions ; l’ami de l’amoureux, comme Wilfred C. Smith ou Kenneth Cragg, qui sont accusés par les catégories extrêmes d’être soit proches des non-musulmans soit des musulmans ; le voyeur comme John Wansbrough ou Andrew Rippin, qui se dit désintéressé mais qui veut prouver que la bien-aimée n’a pas de pedigree arabe sans tache et qu’elle est la progéniture illégitime de parents juifs ou judéo-chrétiens  ; le polémiste,

185 Farid Esack, Coran, mode d’emploi, 178. 186 Cf. Farid Esack, Qur’ân: Liberation & pluralism, 49. 187 Cf. Farid Esack, Coran, mode d’emploi, 17–26.

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tel le fanatique d’une autre religion, qui cherche à convaincre les autres de la laideur de cette femme par rapport à sa propre amante, ou comme le séculariste qui considère que celle-ci est mauvaise. Avant d’être exégèse, toute lecture du Qur’ān est donc “eiségétique”, c’est-àdire qu’elle est une interprétation dirigée et subjective. Car aucune recherche n’est innocente et aucun lecteur n’est une tabula rasa. La subjectivité et la partialité de l’interprète prouvent l’impossibilité d’une interprétation universelle ou absolue. Chaque interprétation reste donc de l’ordre de la tentative. Toutefois, toute lecture n’est pas légitime. Aussi Esack donne-t-il les clés d’une herméneutique. Il y a six clés ou principes pour toute interprétation du Qur’ān188 : 1. La Taqwā [la piété, l’intégrité] qui protège le texte de toute appropriation aléatoire, de tout obscurantisme théologique et de toute idéologie qui s’oppose à la vision islamique. 2. Le Tawḥīd [l’unicité de Dieu] qui rejette l’idolâtrie d’une race, d’un groupe, d’une idée, etc. 3. Les Nās [le peuple] qui sont les premiers interprètes et destinataires du texte coranique. Toute interprétation doit redonner aux êtres humains leurs droits et servir leurs intérêts. 4. Les Mustaḍ‘afūn fi l-Arḍ [les opprimés de la terre] qui sont les marginalisés, les pauvres et les victimes. Ils doivent être libérés de leur joug, affranchis de toute injustice et rhabillés de leur dignité. 5. Le ‘Adl et le Qist [la justice et l’équité] qui sont l’objectif du Qur’ān. Celui-ci condamne la neutralité complice et veut combattre toute forme d’oppression et d’animosité. 6. Le Ğihād et le ‘Amal [le combat et la praxis] qui sont la preuve concrète d’une foi sincère. La Taqwa et le Tawḥīd sont les critères doctrinaux et moraux servant à évaluer les autres principes ; Les Nās et les Mustaḍ‘afūn sont les lieux de l’activité interprétative ; le ‘Adl et le Ğihād représentent la méthode et l’éthos qui contextualisent le texte coranique dans la société. Ensemble, ces six principes aident le croyant à trouver dans le Qur’ān une inspiration et une guidance. Ils encouragent également les musulmans à se libérer de tout exclusivisme religieux, à manifester donc une solidarité interreligieuse et à savoir apprécier le non-musulman qui veut lui aussi combattre l’injustice189.

188 Cf. Farid Esack, Qur’ân: Liberation & pluralism, 83–108. 189 Cf. Farid Esack, « Contemporary religious thought in South Africa », 221.

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 III Lectures nouvelles du Livre de l’islam

Durant le régime de l’apartheid, il y eut au sein de l’islam sud-africain, comme dans les autres religions, les adeptes de l’acquiescement [accommodation] et ceux de la révolte. Aucun de ces deux positionnements n’était neutre. Car dans une situation d’injustice, le silence, la passivité ou le quiétisme des musulmans pour préserver le statu quo, éloigner la fitnat [discorde], ou éviter un pire mal (l’apartheid plutôt que le communisme) sont une complicité et une collaboration avec le pouvoir injuste. Toute vraie spiritualité se concrétise dans une politique, c’est-à-dire mène à un engagement dans la polis et dans la vie concrète des hommes. Dans la lignée du théologien chrétien de la libération, l’Uruguayen Juan Luis Segundo (m. 1996), Esack aborde le texte religieux à partir de la réalité. Son interprétation est donc conditionnée par une praxis politique prioritaire, qui veut libérer la société sud-africaine d’un pouvoir discriminateur et tyrannique. Car dans la pensée esackienne, la théologie est toujours un acte second. Esack appelle donc à lire le Qur’ān à partir de «  l’option préférentielle des mustaḍ‘afūn fi l-arḍ » [les opprimés sur la terre] (An-Nisā’ 97, Al-Anfāl 26)190. Pour fonder cette option, il retourne à un paradigme historico-religieux préislamique, celui de l’Exode traité dans Al-Qaṣaṣ191, reconnu par le message coranique. Ce paradigme solidaire de l’Exode, plus approprié à l’Afrique du Sud de l’apartheid, met en exergue plusieurs thèmes192 : – Dieu et Moïse n’abandonnent pas les israélites infidèles avant l’arrivée en Terre promise. – Dieu distingue le kufr du pharaon et celui des israélites. – La liberté est une condition nécessaire pour l’adoration de Dieu. – La responsabilité prophétique de Moïse est d’être solidaire avec les israélites, non de les prêcher. – Moïse n’a pas offert aux israélites un baume pour guérir les blessures, mais il a été solidaire avec eux. Car la solidarité est plus efficace que la charité. – La solidarité avec les israélites n’exige pas l’hostilité au pharaon. Ce n’est qu’après l’entêtement de celui-ci que Moïse a eu recours à la violence. – La solidarité du prophète avec les opprimés et les marginalisés contre les mutrafūn [privilégiés] et les mustakbirūn [arrogants] ne contredit pas l’universalité de sa mission. En effet, le combat de l’injustice donne aussi à l’oppresseur l’opportunité de se libérer du mal et de retrouver son humanité.

190 Cf. Farid Esack, Qur’ân: Liberation & Pluralism, 103. 191 Cf. Farid Esack, « The Exodus paradigm in the Qur’ân », 87. 192 Cf. Farid Esack, Qur’ân: Liberation & Pluralism, 197–202.

3 Quelques herméneutes contemporains 

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Or l’application de ce paradigme exige de s’unir à tout être humain qui veut combattre l’injustice. C’est pourquoi les membres du Call of Islam ont rejoint les rangs du Front Démocratique Uni (UDF), afin de lutter contre le régime de l’apartheid et le parlement tricaméral. Cette coalition respectait les particularités de chacune de ses composantes. L’engagement commun des fidèles de toutes les religions de l’Afrique du Sud pour combattre l’exploitation économique et la discrimination raciale a créé une solidarité religieuse qui a transformé chaque personne. Le Qur’ān, qui dénonce la notion de peuple élu ou de l’exclusivisme religieux des communautés chrétiennes et juives du Ḥiğāz (Al-Ğum‘at 6, Al-Mā’idat 18), ne rejette pas le non-musulman. Il porte en estime les croyants qui n’appartiennent pas à la communauté sociologique de l’islam. Le texte coranique proscrit donc une wilāyat [alliance, collaboration], non pas avec les non-musulmans pour une cause juste et vertueuse, mais avec le kāfir [apostat]. Or le kāfir, qui a été identifié dans le discours officiel de l’islam au non-musulman diabolisé et rejeté, est, selon le texte coranique, celui qui, volontairement et consciemment, mène une vie qui fait preuve d’ingratitude à l’égard des bienfaits reçus de Dieu. C’est pourquoi il faut mettre en valeur le paradigme abyssinien plus adéquat à la réalité plurireligieuse de l’Afrique du Sud. En effet, lors des premières persécutions perpétrées par les Qurayšītes, un groupe de musulmans a trouvé refuge auprès des chrétiens d’Abyssinie. Ce paradigme reflète une solidarité commune que doivent vivre musulmans et non-musulmans ensemble. L’herméneutique d’Esack, inspirée de la théologie chrétienne de la libération, est pleinement contextuelle et profondément enracinée dans la triste réalité de l’Afrique du Sud, sous le régime raciste de l’apartheid. Si le contenu de son interprétation se confine généralement aux limites d’une réalité spatio-temporelle bien déterminée, la méthode est valable partout et en tout temps. En effet, derrière cette herméneutique, il y a des convictions : la lecture du texte coranique à partir de l’expérience, l’accès à l’orthodoxie par l’orthopraxie, et le rejet de l’universalité de toute interprétation. Il y a aussi des objectifs : à la fois œuvrer, avec les fidèles d’autres religions, pour une société plus humaine, et être attentif à l’appel du Qur’ān. Avec Esack, le Qur’ān, qui exhorte les musulmans à la solidarité interreligieuse et à combattre l’injustice, n’appartient plus aux seuls musulmans, mais « à toute l’humanité en quête de vérité »193. Aussi Esack espère-t-il que ce livre ne s’asteindra plus aux seules limites d’une communauté religieuse qui est l’islam. De même, Dieu ne saurait être le privilège d’une communauté religieuse ou politique,

193 Rachid Benzine, Farid Esack, Coran, mode d’emploi, 11.

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 III Lectures nouvelles du Livre de l’islam

ni monopolisé par un groupe humain, parce qu’il n’est pas le plus grand [greatest], mais plus grand [greater]194. Les réflexions esackiennes ne sont pas le fruit d’une spéculation académique ou d’une théologie en chambre, mais celui d’un homme épris par l’humanité. Toutefois, ayant fait le choix de se concentrer d’abord sur la praxis et sur le combat concret de l’injustice, Esack n’insiste pas suffisamment sur le fait que tout mal s’origine dans les profondeurs de l’homme. De plus, surgit la tentation, dans son combat contre l’injustice, de départager les hommes entre bons et méchants, et d’omettre qu’en tout homme il y a un mélange de bon grain et d’ivraie. Il est donc important de se rappeler que c’est d’abord en guérissant les cœurs humains de toute haine et de tout égoïsme que la perspective d’une société juste peut se profiler à l’horizon. Aussi la praxis ne prime-t-elle pas toujours sur la foi, parce qu’elle peut n’être qu’extérieure. Une injustice est effacée à la fois en améliorant le système et en éduquant les hommes qui en sont les auteurs. *** Le musulman ordinaire a l’habitude de “consommer” le Qur’ān dans sa vie quotidienne, sans se préoccuper de le soumettre à l’étude ou à l’examen scientifique. Il en récite des versets à toute étape de sa vie, et s’extasie quand il en écoute la psalmodie, sans toutefois prendre la peine de le lire directement ou entièrement. La connaissance indirecte qu’il en a est celle des commentaires classiques adoptés par la tradition islamique officielle. Aussi ce texte, source d’inspiration de millions de croyants, a-t-il été figé par une lecture qui ne répond pas aux exigences de la modernité et qui autorise dans quelques cas une praxis et des points de vue repréhensibles. N’est-ce pas à partir d’une lecture du Qur’ān que des crimes, des actes terroristes, une tendance au mépris du non-musulman sont justifiés et consolidés ? Des voix musulmanes, de plus en plus nombreuses, s’élèvent donc et appellent à des herméneutiques à la fois nouvelles et fidèles aux valeurs de l’islam. S’ils s’accordent avec les fondamentalistes à revenir au Qur’ān, ils divergent sur la manière d’opérer ce retour. Or, d’un côté, les ‘Ulamā’ officiels et traditionnels ne semblent pas être résolus ni favorables à une telle démarche ; d’un autre côté, la masse des musulmans, idéologisée par les discours lancés de la chaire de la mosquée et à travers des émissions médiatiques, n’est pas disposée à accueillir une réforme ou une évolution qui, à leurs yeux, est une subversion de l’islam ou l’aboutissement d’un complot de l’Occident. C’est pourquoi les “nouveaux penseurs de l’islam” qui, au nom de l’attachement à leur foi musulmane, ont accepté de relever le défi d’ouvrir de nouvelles perspectives aux approches du 194 Cf. Farid Esack, On Being a Muslim, 19.

3 Quelques herméneutes contemporains 

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texte coranique sont, non des religieux ni des amateurs, mais des universitaires spécialisés dans les sciences humaines. Formés dans les centres universitaires d’Occident, ils attestent l’incapacité des institutions islamiques traditionnelles à fournir un enseignement scientifique et religieux aux assises solides et rigoureuses195. Ces penseurs appartiennent à différentes aires géographiques de l’islam, à savoir au Moyen-Orient, au sous-continent indo-pakistanais, au Maġreb et à l’Afrique australe. Ils n’ont généralement aucun lien direct. Toutefois, ils condamnent unanimement la fixité que l’alliance politico-religieuse islamique au 9e et 10e siècle a instaurée dans la lecture du Qur’ān, et ils dénoncent la réduction de l’islam dynamique et créatif des origines à celui d’une tradition qui s’est imposée au monde de l’islam. Ils rejettent l’absolutisation d’une tradition musulmane historique qui donne l’impression d’être l’unique visage de l’islam. Ces penseurs sont donc le signe du malaise que ressentent les intellectuels musulmans face à un patrimoine qui ne répond pas aux exigences modernes. Ils ne rejettent cependant pas cette tradition, et ils appellent à de nouvelles lectures qui se poseraient, non pas “contre” les lectures traditionnelles, mais “à côté” de celles-ci196. Car ils affirment la possibilité et la nécessité d’effectuer une approche du Qur’ān avec d’autres yeux. En effet, toute lecture d’un texte reste une lecture et ne peut en aucun cas s’identifier au texte. C’est pourquoi il n’est pas possible d’une part qu’un texte ne soit pas interprété, et d’autre part qu’une lecture s’autoproclame comme unique et définitive. Ces penseurs musulmans formés en Occident ont proposé de nouvelles interprétations du Qur’ān prônant l’application des préceptes des sciences humaines, notamment de la sociologie, de l’anthropologie, de la linguistique et de l’histoire. Ils n’ont toutefois pas cherché à copier un modèle occidental, ni à importer des idées toutes faites, mais ils ont désiré incorporer dans la pensée islamique les découvertes des sciences modernes. Leurs idées ont toutefois provoqué l’ire des savants religieux traditionnels, qui ont réussi à dresser la masse des musulmans contre ces « traîtres », ces « apostats » et ces « professionnels de l’agression intellectuelle ». Aussi les penseurs musulmans ont-ils été parfois contraints de s’exiler pour éviter l’incarcération, voire la mort – cas notamment d’abū Zayd et de Raḥmān – ou bien ont-ils refusé de revenir à leur pays d’origine pour avoir la possibilité de développer leurs recherches dans un milieu serein. Ils ont diffusé leurs théories à travers les centres académiques de l’Occident, tels que la Sor195 « L’enseignement religieux en pays d’islam, resté tributaire de données et de catégories largement dépassées par les rapports de l’histoire, de la sociologie, de la psychologie, de l’anthropologie, de la philosophie, etc., sans parler de la physique, de la chimie, de la biologie et de la science en général » (Abdelmajid Charfi, La pensée islamique, rupture et fidélité, 13–14). 196 Cf. Sylvain Camilleri, « Esquisse d’un tournant phénoménologico-herméneutique », 80.

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 III Lectures nouvelles du Livre de l’islam

bonne, l’Université de Chicago ou l’Université de Leyde, où ils ont exercé leur enseignement, ou dans des livres qui ne peuvent point être à la portée du musulman moyen. De la tension qui se manifeste contre les théories de ces nouveaux penseurs, il est clair que le Qur’ān est et demeure « une Écriture controversée »197. Les idées de ces penseurs ont mis en exergue des problématiques qui devraient être approfondies et étudiées dans l’islam : 1. La nature de la révélation : Les paroles du Qur’ān sont-elles dans leurs formes «  descendues  » et révélées telles quelles par Dieu, ou bien l’agent humain qu’est Muḥammad a-t-il eu un rôle plus grand que celui d’un simple réceptacle passif ? 2. Est-il possible encore d’affirmer l’éternité du Qur’ān et, par conséquent, de lui refuser une dimension circonstancielle ? 3. Quelles ont été les conditions de l’assemblage du texte coranique [muṣḥaf] qui existe aujourd’hui ? Ces questions d’arrière-plan théologique et exégétique sont fondamentales, car elles révèlent les résistances musulmanes contre la méthode historico-critique, et la “tolérance” de la seule analyse rhétorique. En effet, accentuer la sacralité de l’expression du message coranique a mené à la peur de toute innovation herméneutique, considérée comme un blasphème. La difficulté qu’éprouvent les musulmans à adopter une approche critique du Qur’ān est comparable à celle que « de nombreux chrétiens éprouvent à admettre une opinion critique sur la vie de Jésus »198. Et pourtant, l’avenir de l’interprétation du texte coranique et le visage de l’islam de demain dépendent des réponses qui seront proposées à ces questions. Or il semble qu’à l’heure actuelle les musulmans ne soient pas prêts, intellectuellement et religieusement, à entreprendre ce que l’exégèse biblique a entrepris il y a plus d’un siècle dans le christianisme. En effet, en raison de la place du Qur’ān en islam, l’herméneutique apparaît comme le point le plus sensible et le plus délicat des débats actuels. Le destin de ces penseurs a pareillement révélé la présence de difficultés et de défis à la fois extérieurs et intérieurs : 1. Les médias donnent la parole aux fondamentalistes plutôt qu’aux scientifiques musulmans, qui ne peuvent diffuser leurs idées qu’à travers les chaires des universités et les livres inaccessibles à la masse. 2. Ces penseurs sont isolés les uns des autres. Il ne s’agit donc pas d’un mouvement structuré et coordonné. D’une part, ce phénomène révèle l’éveil d’un

197 Farid Esack, Coran, mode d’emploi, 282. 198 Roland Meynet, Rhétorique sémitique, 35–36.

3 Quelques herméneutes contemporains 

3.

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malaise et le désir de changer le statu quo. D’autre part, l’éparpillement des voix isolées, au moment où on exige un front uni, empêche la possibilité d’une réforme proche. Néanmoins, il est vrai que toute nouvelle donne commence toujours par l’œuvre de quelques individus avant-gardistes. Les débats et désaccords qui émergent parmi ces penseurs sont le signe d’une honnêteté intellectuelle. Par exemple, F. Esack reproche à F. Raḥmān la négligence de la praxis, et à M. Arkūn sa neutralité et son élitisme. En revanche, il est déplorable qu’un penseur comme M. Ṭalbī en vienne à catégoriser son confrère A. Šarfī en lui déniant son droit d’être musulman. Une réforme n’est pas possible si l’on continue à lancer des anathèmes contre celui qui pense autrement.

Les “nouveaux penseurs de l’islam” ne s’entendent pas sur la nécessité de réaliser un changement par la modération ou par un ébranlement, par une réforme ou une révolution. L’islam doit-il donc être modernisé ou repensé ? Ils sont toutefois unanimes pour affirmer que, si Muḥammad est le dernier des prophètes, et l’islam la dernière des religions, aucune interprétation ne peut être la dernière.

IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ? 1 Marie dans l’œuvre khodrienne Mère du Seigneur, la Theotokos est aussi la mère de tous les hommes, chrétiens et non-chrétiens, qui aiment le Christ. Celui qui rencontre le Christ aime sa mère, la glorifie et l’honore. Tout en condamnant les dérives populaires et les exagérations poétiques qui truffent quelquefois les chants et les célébrations liturgiques, Khodr précise que la vraie piété chrétienne à l’égard de Marie n’est aucunement une adoration. Il s’agit d’une glorification à cause du Fils de Dieu, du Christ, de son Fils à elle. Marie est toujours représentée et vénérée avec Jésus, car elle « ne possède pas la gloire en elle-même », mais s’efface derrière celle de son Fils1. Elle est, non pas aux côtés du Christ, centre de la foi chrétienne, mais en lui. Il n’y a dans l’Église orientale aucun dogme concernant Marie personnellement, sinon le titre de “Mère de Dieu” [Theotokos], qui lui a été attribué par les Pères du concile d’Éphèse (431), pour réfuter les déclarations de Nestorius (m. 451). En réalité, ce titre concerne, non pas directement Marie, mais le Christ. Les Pères de l’Église ont voulu attester que l’enfant qui était dans le sein de la Vierge était à la fois Dieu et homme. Marie, elle aussi sauvée par son Fils, n’est donc ni déesse ni objet de la foi des chrétiens. Si elle a coopéré à l’initiative de Dieu – parce que l’Incarnation de Jésus n’est pas un acte divin à sens unique, mais le résultat de « l’harmonie entre Dieu et l’homme  »2 –, elle n’est pas pour autant “co-rédemptrice”. Elle ne peut être actrice du salut, étant elle-même entièrement humaine et sauvée. Toutefois elle demeure déjà dans la gloire divine et, à la différence des autres êtres humains, elle ne sera pas, précise Khodr, soumise au jugement divin au dernier jour parce qu’elle est pure3. Khodr propose Marie comme modèle de foi dans sa maternité et sa virginité. La maternité de Marie est d’abord le signe dont les chrétiens apprennent qu’ils doivent enfanter, par l’obéissance et la foi, le Christ dans le monde. Ce n’est pas parce qu’elle est sa mère physique que Jésus loue Marie dans l’Évangile, mais parce qu’elle écoute la parole de Dieu, la garde et la médite dans son cœur (Lc 11, 28). Quant à la virginité de Marie, elle n’est pas restreinte à l’aspect corporel, mais elle est le signe de l’appel aux fidèles à délaisser les passions pour se

1 Cf. Georges Khodr, « Marie », 13 août 2005. 2 Georges Khodr, « L’humanité du Seigneur », 185. 3 Cf. Georges Khodr, « La fête de la dormition de la Vierge », 13 août 2011. https://doi.org/10.1515/9783110769999-005

1 Marie dans l’œuvre khodrienne 

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consacrer uniquement à Dieu. Car « la profondeur de la virginité de Marie est de n’avoir rien associé à Dieu »4. Aussi Khodr préfère-t-il parler de la consécration de Marie à Dieu [tabattul], plutôt que de sa virginité [‘iḏriyyat]. Car la consécration signifie le don exclusif de soi à Dieu. Marie s’est offerte totalement et pleinement à Dieu. Les trois étoiles, qui ornent son front et ses épaules de Marie sur les icônes, étaient à l’origine des croix indiquant « une femme crucifiée sur la croix du grand amour, une femme transformée par l’amour en un buisson ardent qui ne se consume pas »5. Khodr refuse donc de réduire Marie à la seule dimension féminine. Marie n’est pas Astarté, ni un modèle pour les femmes dans leur rôle de mère ou d’épouse ; elle est un exemple pour tout croyant. Alors que Ḥawwā’ [Ève] incarne la ḥawwā’iyyat [l’èvéité], c’est-à-dire la tentation et la rébellion contre Dieu, Maryam [Marie] incarne la maryamiyyat [la mariamité], c’est-à-dire la disponibilité et l’obéissance à Dieu et l’ouverture à la seule semence divine6. Ève est « le symbole de l’offense, Marie celui de la paix profonde. Ève est la tempête, Marie est le calme »7. Or la vocation du chrétien est d’incarner la maryamiyyat, c’est-à-dire d’enfanter le Christ aux autres et de s’unir entièrement à Dieu. Pour illustrer la consécration entière et la soumission libre de Marie au Seigneur, Khodr cite un verset coranique dans lequel Marie dit : « J’ai fait vœu au Tout miséricorde de jeûner. Je ne parlerai ce jour à personne » (Maryam 26). Quand il évoque Marie, Khodr aime à citer les versets coraniques. Celui qu’il affectionne tout particulièrement est celui dans lequel les anges s’adressent à Marie en lui disant : « Marie, Dieu t’a élue et t’a purifiée : Il t’a élu sur les femmes des univers  » (Āl-‘Imrān 42). Lorsqu’il présente des condoléances à des amis musulmans, il est ému par l’initiative que prend le récitant de cantiller la sourate de Maryam. Khodr a toujours été admiratif de la révérence des musulmans pour Marie. Cette révérence rendue à la mère du Christ crée un lien entre chrétiens et musulmans. Khodr pense donc que « le visage de Marie si clair et si aimé en Islam reste un élément de sympathie entre les deux religions [le christianisme et l’islam] »8. Il est même convaincu que Marie est l’unique personne qui unit tous les arabes, musulmans et chrétiens.

4 Georges Khodr, « Marie », 15 août 2014. 5 Georges Khodr, Lieux de prosternations II, 45. 6 Cf. Georges Khodr, La vie nouvelle, 89. 7 Georges Khodr, Lieux de prosternations II, 80. 8 Georges Khodr, « Réflexions religieuses des chrétiens d’Orient face au problème palestinien », 136.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

2 Le Christ dans l’œuvre khodrienne Passionné et captivé par Jésus le Nazaréen qui est « plus grand »9, Khodr évoque ce dernier dans tous ses textes. Ne pouvant appartenir à aucun groupe, le Christ dépasse le cadre de l’institution ecclésiale et de ses origines juives ; il n’appartient ni aux chrétiens qui l’adorent, ni aux musulmans qui le vénèrent comme prophète10. Il est universel. Luc cite Adam parmi ses ancêtres (Lc 3, 38), pour montrer qu’il est parent à tout homme. Quant à sa lignée abrahamique chez Matthieu, elle ne peut être réduite à une parenté sanguine, car elle est une filiation de foi (Gal 3, 7). Jésus est allé à la rencontre de tous les hommes et il a appelé au rapprochement entre les peuples, abattant ainsi tous les murs de cloisonnement. Des personnes étrangères à l’alliance scellée avec Abraham ont préparé le chemin au Christ, dont « Melchisédech en raison de son sacerdoce, et Job en raison de ses souffrances »11. Toutefois, on ne saurait comprendre la mission du Christ, si on le dépouille de son appartenance au peuple juif. Pour traduire l’universalité du Christ, Khodr a forgé une expression  : «  Le Christ présent dans la nuit des religions  ». Il signifie par cette expression que « toute vérité, toute pureté, toute grandeur, tout idéal » dans ce monde sont suscités par le Christ. Toute vérité vient du Christ lui-même, même si ceux qui en vivent n’en sont pas conscients. Le Christ abolit les frontières érigées au fil de l’histoire. Il est le compagnon discret et invisible qui chemine auprès des deux amis12 et de tout souffrant. Lui seul peut donner un sens à la vie de l’homme, de tout homme, parce qu’il est « la liberté de l’esclave, la joie de l’humilié, la santé du malade, la beauté du laid, l’écoute des sourds, la voix des muets, la lumière des aveugles, l’appui des handicapés, le printemps des vieux, l’espace de tous les âges »13. Les hommes, chrétiens ou non-chrétiens, croyants ou non croyants sont unanimes pour la pureté incommensurable émanant du Christ, et reconnaissent qu’il n’y a aucune distance entre ce qu’il a dit et ce qu’il a vécu. Les chrétiens confessent que le Christ est plus qu’un idéal : il est la source de vie et le centre de l’homme. 9 Par la formule du takbīr, «  Dieu est plus grand  » [Allahu Akbar], les musulmans louent la magnificence de Dieu et affirment qu’il est au-delà de tout ce que l’homme peut connaître ou exprimer. Le Christ, tel qu’il apparaît dans les écrits de Khodr, est aussi « plus grand ». 10 Georges Khodr, Lieux de prosternations II, 116. 11 Ibid., 148. 12 Cf. Georges Khodr, L’espérance en temps de guerre, 138. (Khodr cite le poème de T. S. Eliot (m. 1965) : « Quel est donc ce troisième qui marche à ton côté ? / Lorsque je compte, il n’y a que nous deux / Mais lorsque je regarde au loin la route blanche / Il y a toujours un autre qui glisse à ton côté » (T. S. Eliot, La Terre vaine, Paris, 2006, 89). 13 Georges Khodr, Lieux de prosternations I, 228.

2 Le Christ dans l’œuvre khodrienne 

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Tant que l’homme n’a pas trouvé le Christ, il reste en recherche de lui-même. Khodr affirme que les chrétiens sont les disciples de Jésus non d’un livre, qu’ils sont passionnés d’un visage, celui du Christ dont « le corps déchiqueté est parole sans lettres »14. Plein d’amour pour ses interlocuteurs, y compris ceux qui veulent lui faire du mal, Jésus était miséricordieux sans cacher la vérité. Il avait le don de dire la vérité entière aux hommes dans « sa douceur, sa sincérité, sa droiture, sa justice et sa sainteté »15, afin de les pousser à la conversion. Il est l’homme parfait dont les mœurs sont les mœurs de Dieu. Lui seul peut regarder le visage de Dieu sans honte, parce qu’aucun péché ne peut lui être imputé. Selon Khodr, dans le dialogue avec les autres religions et surtout avec l’islam, tout discours chrétien à propos du Christ doit partir de son humanité. Car c’est ainsi que les disciples l’ont découvert et que les Évangiles le racontent. Les références de Khodr sur l’humanité de Jésus, en plus des Évangiles, sont la première lettre de Jean et le concile de Chalcédoine (451) qui confesse les deux natures divines et humaines de Jésus sans confusion et sans division. Il n’y a point dans la vie du Christ une attitude prométhéenne ou un quelconque adoptianisme. Jésus n’a pas désiré atteindre une divinité dont il aurait été privé, parce qu’il est « un être qui descend, non qui monte » (cf. Éph 14, 9). Le Christ n’est pas le surhomme nietzschéen. En vrai homme, il a progressé dans les connaissances humaines et ne « trichait » pas en recourant à sa nature divine pour élucider les difficultés et les problèmes quotidiens. La croissance de Jésus dans son humanité ne signifie pas le passage d’un état d’imperfection à un état plus parfait, car en évoluant il avait à chaque stade de sa vie la stature parfaite : il était l’enfant parfait, l’adolescent parfait, l’homme parfait. Ainsi, « comme un bourgeon qui s’épanouit au soleil, son humanité s’épanouissait lentement à la chaleur de l’harmonie divino-humaine en lui en tant que Fils de Dieu incarné »16. Il y avait donc en lui une harmonie entre la volonté divine et la volonté humaine. Dans son dialogue avec les musulmans, Khodr parle du Christ à partir de l’anthropologie, c’est-à-dire comme le Nouvel Adam, une image qui leur est plus accessible. Le premier Adam, à qui le monde a été confié, s’est rebellé, alors que Jésus, Nouvel Adam, a pris sur lui cette mission et dans sa pleine liberté a obéi au Père. Le Christ est le Nouvel Adam, parce qu’il est l’image originelle de la vocation de l’homme. Aussi Khodr exprime-t-il son incompréhension à l’idée que les paroles

14 Ibid., 261. 15 Georges Khodr, L’espérance en temps de guerre, 82. 16 Georges Khodr, « L’humanité du Seigneur », 187.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

de Pilate, présentant Jésus à la foule, soient traduites en arabe par « voici l’homme [rağul, mâle] », et non par « voici l’être humain »17. Nouvel Adam, Jésus est le premier homme, le vrai, le plus accompli dans sa relation au Père et dans sa responsabilité envers les hommes. Il était humble et vrai. Ayant en horreur l’esprit conquérant, il a choisi de vaincre par l’amour. Ni argent, ni pouvoir, ni sexualité n’avaient de prise sur lui. Il était entièrement obéissant au Père. Il conjuguait harmonieusement les contraires, en étant à la fois catégorique et agréable, révolutionnaire et respectueux, fort et tendre18. Il était proche « de ceux qui étaient écrasés et dédaignés par les puissants, des malades et des paralytiques, de ceux qui souffraient dans leur corps ou qui avaient l’âme affligée, des infirmes et des petites âmes qui, sur cette terre, étaient humiliés par les grands »19. Les deux vertus du Christ sur lesquelles insiste Khodr sont l’humilité et la douceur, car le Christ les a explicitement appliquées à lui-même, quand il a déclaré être doux et humble de cœur (Mt 11,29). L’islam, qui considère que la chair humaine est indigne de Dieu, voit dans la foi en la divinité de Jésus un acte d’idolâtrie [širk], qui porte atteinte à la transcendance [tanzīh] de Dieu20. Les chrétiens qui croient en l’Incarnation divine ne sont pas panthéistes [al-ḥulūliyyat], parce qu’ils croient aussi en la doctrine de la création. Dans l’incarnation il n’y a pas de mélange des deux natures du Christ, mais « proximité, caresse, interpénétration sans fusion »21. Pourquoi les musulmans considèrent-ils déraisonnable et indigne que Dieu revête un corps alors qu’ils croient qu’il s’est revêtu de paroles dans un livre  ? «  Les mots, la langue et les livres, ne sont-ils pas un corps ? »22 En tant que chrétien, Khodr considère que le Qur’ān est kalām [paroles], et le Christ est al-Kalimat [la Parole], «  source et  unique critère de la vérité des paroles  »23. Il appuie son argumentation sur le verset coranique qui affirme que Jésus est une kalimat (Āl-‘Imrān 45), tout en coordonnant son complément au masculin, et non au féminin, comme le voudrait la logique grammaticale. Selon Khodr, le mot « parole » dans ce verset traduirait le Logos grec. Les musulmans et les chrétiens sont donc en désaccord sur la divinité du Christ. Ils doivent pourtant en aborder le sujet dans leur dialogue. Les chrétiens

17 Georges Khodr, « Vers la semaine sainte », 3 avril 2004. 18 Cf. Georges Khodr, Lieux de prosternations I, 136. 19 Georges Khodr, Lieux de prosternations II, 117. 20 Cf. Georges Khodr « La prédication chrétienne à l’homme arabe contemporain », 174. 21 Georges Khodr, « De la création », 28 septembre 2013. 22 Georges Khodr, « La parole et le corps », 29 mars 1987. 23 Collectif, Visage et éblouissement, 60.

2 Le Christ dans l’œuvre khodrienne 

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sont appelés à en parler, sans compromis ni concession, afin que l’islam soit « pleinement conscient de ce qu’il rejette »24. Il est en effet possible d’évoquer la divinité de Jésus dans les dialogues islamo-chrétiens, parce que les musulmans sont monothéistes comme les disciples juifs de Jésus, qui ont pourtant fini par croire au Christ. Il ne sert à rien de s’appuyer sur les miracles et les prodiges de Jésus pour prouver sa divinité. Jésus, à qui l’on ne peut imputer aucun péché, n’a pas d’attributs moindres que ceux de Dieu. Les musulmans se réfèrent surtout à la sourate d’Al-Iẖlāṣ, pour rejeter la filialité divine de Jésus. Dans cette sourate, il est dit que Dieu n’a pas enfanté [yalid], verbe qui laisserait entendre que Dieu serait un géniteur charnel. Le Christ n’est pas appelé dans le christianisme walad Allah [Enfant de Dieu], mais ibn Allah [Fils de Dieu], ce qui revient à dire qu’il est le Fils bienaimé25. Al-Iẖlāṣ s’adresserait donc plutôt aux gens de la Ğāhiliyyat [période de l’ignorance préislamique], qui croyaient que les anges étaient fils et filles de Dieu. Quant au verset coranique où il est dit que « Dieu ne s’est jamais attribué d’enfant [lam yattaẖid waladān] » (Al-Isrā’ 111), il inspire à Khodr la condamnation de l’adoptianisme que le christianisme rejette aussi. Il n’y a donc en réalité dans le Qur’ān aucune parole explicite contre la christologie de l’Église. La nature humaine du Christ n’a pas été écrasée ni effacée, mais soumise en tout moment à Dieu. Évoquant l’image du buisson ardent qui brûle sans être consumé, Khodr explique que le feu divin brûle dans la nature humaine tout ce qui est en lien avec le mal et le péché, sans la réduire en cendres26. Vrai homme et vrai Dieu, Jésus  a vécu à la fois l’autorité et l’esclavage. Au lieu de “communication des idiomes”, Khodr préfère parler de « périchorèse des idiomes divins et humains »27, dans laquelle le divin et l’humain sont en harmonie. Dorénavant, il n’y a pas de séparation entre sacré et profane, car rien n’est plus étranger à Dieu sinon le péché. En réponse à la plainte de Job, qui appelait à un arbitre qui le rapproche de Dieu (Jb 9, 32–34), Jésus, qui n’est pas étranger à Dieu ni à l’homme, unit ces « deux êtres qui souffrent d’un état de séparation que tous deux regrettent »28. Plus qu’un arbitre, il est médiateur (1 Tm 2, 5–6). Aussi le drame entre le pécheur et Dieu est-il résolu, car dans le Christ la volonté divine et la volonté humaine coopèrent ensemble. Dans le Christ incarné, Dieu ne vient plus dorénavant à la rencontre des hommes par prophètes et intermédiaires, mais il fait irruption dans son Fils en 24 Georges Khodr, « La communication du message en terre d’Islam », 382. 25 Cf. Georges Khodr, « Le fils unique », 30 janvier 2010. 26 Cf. Georges Khodr, « L’humanité du Seigneur », 189. 27 Georges Khodr, « Le salut dans la matière », 318. 28 Georges Khodr, « L’humanité du Seigneur », 184.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

personne. Il ne s’agit plus de révéler, mais de se révéler soi-même, de s’exprimer dans le mystère d’un visage . Jésus, à l’image de qui l’homme est créé, est devenu lui-même homme. En lui, Dieu et l’homme se sont unis et sont devenus inséparables comme le sont le feu et le fer, quand le forgeron plonge dans l’eau l’épée qui devient incandescente29. C’est pourquoi Khodr regrette de constater que la fête de Noël, instituée à la date d’une ancienne célébration païenne qui vénérait le soleil, a été paganisée à nouveau, vidée de ses significations théologiques et transformée en fête chrétienne sociale. Les chrétiens qui commémorent la naissance du Christ se contentent, pour la plupart, d’un changement de façade. Ils portent des habits neufs qui cachent de vieilles rancunes. Aujourd’hui comme hier, les « Joseph et Marie », perdus sur les routes, ne trouvent pas de place dans l’auberge (Lc 2, 7).

3 La croix dans les écrits de Khodr Dans une région où les symboles religieux sont facilement transformés en emblèmes pour se démarquer des autres, Khodr rappelle que la croix n’est pas adorée par les chrétiens. Car la croix n’a aucune importance sans le crucifié. Contrairement aux Calvinistes qui arborent la croix sans le Christ, les Orthodoxes préfèrent les croix en icône, sur laquelle le Christ est peint, parce qu’une icône est « un passage, par l’Esprit et la foi, vers celui qui est peint dessus »30. La croix du Christ est belle, parce que le crucifié qui y a été suspendu est beau. Dans le corps déchiqueté du Christ, les chrétiens lisent « un poème d’amour écrit par les douleurs et le sang »31. Cette beauté du crucifié admirée par les chrétiens n’a rien de l’harmonie et de l’équilibre selon l’esthétique hellénique. C’est celle du serviteur de Yahvé, qui n’a « ni beauté ni éclat » (Is 53,2), pour attirer les regards ou pour séduire. La croix, instrument de souffrance, est le lieu où le Fils souffre une passion d’amour et de miséricorde. Le « tout est accompli » (Jn 19,30), prononcé par Jésus quelques instants avant de mourir, ne fait pas uniquement écho aux prophéties, mais indique aussi que « tout ce qui a été dit et pensé en philosophie, dans la littérature et dans les arts, trouve sa raison d’être et sa gloire dans ce corps suspendu sur le bois »32. La mort de Jésus sur la croix n’est pas un simple événement de sa vie ; elle en est l’apogée. C’est surtout sur la croix que l’on déchiffre que Jésus a assumé 29 Ibid., 188–189. 30 Georges Khodr, « La fête de l’exaltation de la croix », 10 septembre 2005. 31 Georges Khodr, « Ô Christ de Nazareth », 19 avril 2003. 32 Georges Khodr, « L’entrée à Jérusalem », 16 avril 2011.

3 La croix dans les écrits de Khodr 

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la nature humaine dans son état le plus terrible, en traversant l’obscurité de la mort. Le choix de la mort est « le choix éternel de Dieu »33, par lequel Dieu dit sa proximité avec les hommes et leur donne la vie. La croix ne peut être séparée d’aucun événement de la vie de Jésus, parce que chaque moment de sa vie est un don de soi aux hommes. Les événements de sa vie sont une seule pâque, parce qu’en eux il a exprimé par diverses manières, mais dans un seul mouvement d’amour, son étreinte pour les hommes. Toutefois, ces événements ont atteint leur sens plénier sur la croix. Ainsi, à l’Incarnation, l’enfant est un roi sans trône, car c’est la croix qui sera son trône  . Les langes qui emmaillotent le petit enfant renvoient au suaire qui enveloppera le corps inanimé du crucifié. Ce n’est pas Bethléem, mais le Golgotha, le lieu de la vraie naissance de Jésus. La croix «  s’est dessinée sur le corps du Christ dès sa naissance  »34. Preuve en est que, si seuls Matthieu et Luc racontent l’événement de la Nativité, tous les évangélistes transmettent celui de la crucifixion. Dès le commencement, Jésus est né pour la mort et avec la mort. La mort sur la croix n’a pas été une contrainte, mais un choix libre d’obéissance, car nul ne prend la vie du Christ : c’est lui qui la donne de son propre gré (Jn 10,18). La croix est incompréhensible sans l’amour du Christ, car ses souffrances n’ont de valeur que parce qu’elles sont l’expression de son amour. Aux musulmans qui peuvent penser que la crucifixion est indigne du Seigneur, il faut affirmer que le Christ, en répondant par l’amour, a surpassé l’humiliation souhaitée par l’homme. Le corps humilié reflète son amour. La croix est le lieu de la maḥbubiyyat [l’amorité]35, qui ne connaît pas « les chocs, les peurs, les déceptions, les douleurs, l’usure et la précarité de l’amour humain »36. Sur la croix, le Christ crucifié, non seulement révèle et raconte l’amour de Dieu aux hommes, mais il est lui-même, dans sa beauté et dans sa vérité, cet amour. Aussi, le christianisme, avant d’être une religion, des doctrines et des lois morales, est « un amour passionnel »37. Khodr évoque souvent le thème de la croix dans un contexte de dialogue critique avec l’islam. La croix, objet de scandale pour les juifs (1 Cor 1, 23), l’est aussi pour les musulmans, qui restent ainsi étrangers à l’essentiel du message évangélique. Car admettre la crucifixion c’est, pour l’islam, accepter l’échec de Dieu qui refuse que ses serviteurs et messagers ne soient maltraités et tués. Or, en niant la crucifixion, l’islam retire au Christ le sens de sa mission. Khodr tente alors de 33 Georges Khodr, « La Pâque, toujours et encore », 5 mai 2007. 34 Georges Khodr, Lieux de prosternations II, 180. 35 La transmission de l’amour du Père aux hommes. 36 Georges Khodr, Lieux de prosternations I, 140. 37 Ibid., 140.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

redonner une place à la croix dans la religion musulmane, non pas d’abord à partir des Évangiles, mais à partir de la foi musulmane et du Qur’ān. Il interprète donc la croix comme un islām [soumission] de Jésus à son Père38. Par son islām jusqu’à la mort, le Christ accomplit pleinement l’appel de la religion musulmane à l’obéissance absolue, à l’islām [soumission] inconditionné à Dieu. Selon Assaad Kattan, cette intuition khodrienne trouve sa source dans la traduction arabe de l’Évangile, où il est dit que le Christ aslama [remit] son esprit entre les mains du Père (Lc 23,46)39. Il n’y a aucun homme aussi “soumis” [muslim, musulman] dans le sens coranique du terme que le Christ. Par son islām au Père jusqu’à la mort, Jésus réalise « la vocation à la foi initiale et ultime de cette religion [la religion musulmane] fondée sur l’idée de l’absolue obéissance à la volonté de Dieu »40. En niant la possibilité de la crucifixion, l’islam nierait la possibilité d’une soumission totale à Dieu, nierait sa raison d’être et irait donc à l’encontre de son attitude spirituelle fondatrice. En parlant du Christ comme d’un muslim [soumis], Khodr ne fait pas pour autant de celui-ci un fidèle de la religion musulmane. L’islam pense que la croix est une invention de l’imagination religieuse chrétienne. Or, répond Khodr, la mort du Christ est le fait le plus historique de sa vie. Mais l’important est la signification donnée à cette mort. La croix mène à une ouverture vers la vie éternelle. Les souffrances du Christ n’ont rien en commun avec l’héroïcité des anciens stoïques, et ne se réduisent pas au sens sacrificiel de l’Ancien Testament. Khodr tente de donner une interprétation différente de celle donnée traditionnellement aux versets coraniques qui disent : Ils ne l’ont [Jésus, fils de Marie] pas tué, ils ne l’ont pas crucifié  ; mais l’illusion les en a possédés [šubbiha lahum]. Ceux qui là-dessus controversent ne font qu’en douter, sans avoir en l’espèce d’autre science que de suivre la conjecture [až-žan] . . . Ils ne l’ont pas tué en certitude, mais Dieu l’éleva vers Lui » (An-Nisā’ 157–158). Les commentateurs qui parlent de la substitution de Jésus par un sosie se fondent sur des Évangiles apocryphes, sont influencés par la secte gnostique de Basilide, ou font écho à l’enseignement des docètes qui « avaient tendance à nier que Jésus ait été réellement mort, ou à croire à une substitution de personne41.

38 Khodr a évoqué la croix comme islām pour la première fois en 1989, dans l’article « La communication du message en terre d’Islam ». 39  « Contemplant donc la croix comme islām, Khodr n’aborde pas la religion musulmane à partir de la figure d’Abraham qu’elle vénère et ne la réduit pas à être un chemin qui mène à la plénitude du christianisme, mais il perçoit l’islam lui-même comme « un moment christique » (Assaad Kattan, « Les lignes directrices de la pensée théologique antiochienne contemporaine », 388). 40 Ibid. 41 Georges Khodr, « La nature de l’Islam », 44.

3 La croix dans les écrits de Khodr 

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Or, en interprétant le šubbiha lahum comme une substitution du Christ par quelqu’un d’autre, trois grands problèmes ont émergé : d’abord, que Dieu aurait puni un autre homme pour une faute qu’il n’a pas commise  ; ensuite, que les chrétiens auraient vécu dans l’illusion pendant six siècles ; enfin, que les évangélistes, témoins directs de l’événement, auraient menti en rapportant les faits42. Khodr se fonde alors sur les écrits d’ibn Qutaybat (m. 889) et d’abū Ğa‘far Ṭabarī (m. 923), pour dire que l’expression « ils ne l’ont pas tué en certitude » se rapporte, non pas à Jésus, mais au terme až-žan, ou la conjecture, lequel est au masculin singulier en arabe43. Ainsi, les ennemis du Christ croient avoir éliminé le Christ à jamais et n’ont pas encore tué cette conjecture. Quant à l’expression šubbiha lahum, elle signifierait qu’ils ont vraiment tué le Christ mais n’ont pu l’éliminer, parce que la mort du Christ sur la croix est, non pas la fin, mais l’apogée de sa mission. En d’autres termes, les ennemis de Jésus étaient dans l’erreur, en croyant pouvoir éliminer Jésus et sa mission par le meurtre et la crucifixion. Khodr reste toutefois conscient que, contrairement au ṣūfisme, l’islam traditionnel n’est pas disposé à admettre actuellement cette thèse. Cependant, il y a là l’ouverture d’une brèche qui pourrait être un lieu de dialogue dans le futur. Car le refus de la crucifixion dans l’islam est dogmatique, comme cela sera longuement développé par la suite. Khodr critique toute attitude doloriste face à la croix et rejette toute justification du désir de souffrance pour se rapprocher de Dieu. Si la souffrance était une valeur, pourquoi donc le sacrement de l’onction des malades a-t-il été institué ? Le Christ, en signe du Royaume qui vient, guérit les malades. La croix, elle non plus, n’est pas en soi « une fleur, mais un déchirement et une laideur »44. Le chrétien n’est pas un partisan de la souffrance, mais il embrasse le Christ qui s’offre à lui. Le chrétien ne sollicite jamais les souffrances, le martyre étant une souffrance provoquée par les impies. Le disciple de Jésus est appelé à arracher la souffrance et à combattre toute injustice. Car la Pâque totale, où le Christ boira du fruit nouveau de la vigne du Royaume (Mt 26, 29), s’accomplira quand il n’y aura plus un être qui souffre, qui est dans le malheur ou dans le péché. Toutefois une maladie, un manque ou une épreuve peuvent devenir « “résurrectionnelles” par cette patience qui est l’acceptation de la sagesse de Dieu qui

42 Cf. Georges Khodr, « L’Évangile dans le récit des musulmans », 15 novembre 2003. 43 Ainsi, si on devait garder le terme de conjecture, la traduction française de ces deux versets, selon l’interprétation de Monseigneur Khodr, serait celle-ci : « Ils ne l’ont pas tué, ils ne l’ont pas crucifié ; mais l’illusion les en a possédés [šubbiha lahum]. Ceux qui là-dessus controversent ne font qu’en douter, sans avoir en l’espèce d’autre science que de suivre la conjecture [až-žan] qu’ils n’ont pas tuée. Mais Dieu l’éleva vers ». 44 Georges Khodr, Lieux de prosternations I, 64–65.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

habite en l’homme »45. C’est là le signe d’une foi mûre qui puise son espérance dans le Christ en croix. Khodr pense que la théologie occidentale a malheureusement transmis le dolorisme, et que les missionnaires latins ont développé la spiritualité de la mortification et le désir de la souffrance salvatrice. Ainsi, s’expliquent l’admiration pour les stigmates du Christ sur le corps de François d’Assise et la popularité du chemin de croix dans la tradition latine. Le dolorisme est même visible dans l’art en Occident. Par exemple, Le Christ en croix de Georges Rouault (m. 1958) « ne dépasse pas l’humanité écrasée ; Il demeure dans les limites de ce monde, dans l’expression : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?”46 Cette exaltation de la souffrance nourrit la méfiance des musulmans à l’égard de la croix et les provoque à considérer le christianisme comme une religion de l’affliction. Un retour à l’Évangile de Jean, c’est-à-dire à l’association de la théologie de la croix et de la théologie de la gloire, s’avère nécessaire. Le Christ a transformé le bois du supplice en trône glorieux. C’est le Christ souffrant, non la souffrance, qui donne le salut. La « croix de la joie »47 est le lieu de la victoire sur le péché et la mort. C’est la victoire du Christ. La croix est la croix de la joie, parce qu’elle est la croix du Christ. C’est pourquoi Khodr aime citer un chant de la liturgie byzantine qui dit : « Que se réjouissent tous les arbres de la forêt plantés dès le commencement parce que leur nature a été sanctifiée du fait que le Christ s’est étendu sur le bois ». Le Christ n’a pas cherché à expliquer les douleurs, car expliquer c’est justifier et donner une raison d’être. Il a cependant promis d’être notre compagnon dans les souffrances. La croix a été quelque peu discréditée dans le monde arabe à cause des croisades. Elle évoque « l’image d’hommes qui font le signe de la croix et le dessinent sur leurs habits [. . .] et qui, non seulement ont tué, mais ont aussi égorgé »48. Khodr condamne les croisades et critique l’adoption de la croix par l’empereur Constantin (m. 337) comme symbole de son armée. Ce dernier a dénaturé la vraie signification de la croix, en la détournant de sa réalité comme maṣlubiyyat [état crucifial ou état de crucifié] vers celle de ṣālibiyyat [état crucificateur]49. La croix ne donne pas la victoire à un homme contre un autre et n’est pas une idéologie politique. Par sa mort sur la croix, Jésus a discrédité tout dieu guerrier qui combattrait à la tête de l’armée de Josué, des troupes musulmanes, des soldats croisés ou de l’empire byzantin. 45 Georges Khodr, La vie nouvelle, 204. 46 Georges Khodr, L’appel de l’Esprit, 209. 47 Georges Khodr, Lieux de prosternations I, 7. 48 Ibid. 49 Cf. Georges Khodr, Lieux de prosternations II, 19.

3 La croix dans les écrits de Khodr 

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Khodr aime citer le vers adressé par le poète égyptien musulman Aḥmed Šawqī (m. 1932) au général Edmund Allenby (m. 1936) : « Ô conquérant d’Al-Quds [Jérusalem], mets ton épée de côté, car la croix n’était pas de fer mais de bois ». Le Christ était fort, mais non violent. Il a vaincu par sa douceur et sa pauvreté. Par son offrande sur la croix, le Christ  «  a définitivement aboli toute théologie justifiant la mise à mort, toute sanctification d’aventures militaires liées à des idéologies, tout anathème pouvant créer des ghettos, toute doctrine autorisant la vengeance, toute volonté de promotion de la vérité divine par la coercition ainsi que tout appel à l’utilisation des armes en référence à Dieu »50. Dans une prière adressée au Christ, Khodr dit  :  «  Apprends Seigneur aux hommes que tu as versé ton sang pour qu’il n’y ait plus sur terre l’effusion du sang d’un innocent ». La croix condamne la persécution, non seulement des chrétiens, mais de tout homme. Les chrétiens véritables sont doux à l’image de leur Seigneur. Ils « ne sont jamais des “crucificateurs”, mais des crucifiés en portant la cause de l’homme souffrant et en faisant de sa souffrance la leur »51. La crucifixion est inséparable de la Résurrection. Le Christ est le même, le Vendredi saint et le dimanche de Pâques, car le Christ est déjà « vainqueur dans ses souffrances et vivant dans sa mort »52. Il est la Résurrection et la vie, même sur la croix. En effet, la mort « meurt quand elle engloutit le Vivant par excellence »53. Imprégné de la théologie johannique, Khodr décrit la croix comme le trône glorieux du Christ, parce que l’instrument de la mort du Christ est aussi l’instrument de la vie. La dialectique de la croix est que celle-ci est symbole à la fois de mort et de Résurrection. Par exemple, les chrétiens de l’Asie Mineure célébraient aux premiers siècles la Résurrection du Christ le vendredi 14 Nisan du calendrier juif, c’est-à-dire le jour de la crucifixion de Jésus. Les deux événements de la crucifixion et de la Résurrection ne sont donc pas deux événements indépendants qui se succèdent. Car la souffrance en tant que telle est absurde et une Résurrection sans la croix est un non-sens. C’est pourquoi les fidèles de l’Église byzantine chantent que « le bois de la mort balbutie le tombeau vide », et représentent le crucifié avec les yeux ouverts et vêtu d’une tunique royale. D’ailleurs, lors de la Transfiguration, Moïse et Élie parlaient avec Jésus de sa montée vers Jérusalem, c’est-à-dire de sa crucifixion (Mc 9, 28–36). Ainsi, la souffrance est annonciatrice de la croix lumineuse. C’est dans la crucifixion que le croyant, noyé dans les douleurs, puise l’espérance. La Résurrection du dimanche confirme la victoire de la

50 Georges Khodr, L’appel de l’Esprit, 249. 51 Georges Khodr, « La fête de l’exaltation de la croix », 11 septembre 2004. 52 Georges Khodr, « Souffrances et Résurrection », 14 septembre 2013. 53 Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 155.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

croix du vendredi ; elle manifeste le salut accompli et annonce la victoire comme après la signature de l’armistice. Aux musulmans qui voient dans la crucifixion l’humiliation d’un messager de Dieu, Khodr explique que la Résurrection a révélé que personne ne peut éliminer le Christ ou l’emprisonner dans les tréfonds de la terre. À l’imām Musā Ṣadr, qui pensait que le christianisme est tragique à cause de la croix, Khodr explique que la croix n’emprisonne pas le croyant entre quatre murs, parce qu’elle est « un mi‘rāğ [ascension] vers la Résurrection »54. Tout homme est appelé à voir dans la croix un signe d’espérance non d’échec, et une ouverture sur la lumière. Le Christ, en acceptant librement la mort sur la croix, veut donner aux hommes le salut. Sa mort sur la croix est un événement salvifique, qui donne aux hommes la vie, la vraie. Khodr déplore que certaines théologies, n’ayant pas interprété correctement certains termes de l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau Testament, aient déformé la signification salvifique de la mort du Christ. Ainsi Khodr qualifie-t-il la conception anselmienne du salut d’hérésie occidentale du Moyen Âge parce qu’elle donnerait une signification trop juridique à la mort du Christ et insisterait sur la nécessité de ses souffrances pour « apaiser un Dieu courroucé »55. Or l’Incarnation et la crucifixion ne sont pas motivées, selon Khodr, par le péché de l’homme, car il y a en Dieu un « dessein sacrificiel qui se situe en dehors ou sans cette contingence historique du mal »56. La théologie anselmienne a aussi abouti à l’émergence d’un art religieux macabre, qui n’hésite pas à exposer le cadavre du Christ. Or, après la mort et l’ensevelissement du Christ, les évangélistes n’évoquent jamais un cadavre, mais parlent toujours du corps du Christ que la corruption n’a pas touché. Le salut donné sur la croix signifie que le Christ qui est la vie, a pénétré le monde de la mort pour tuer la mort et pour donner la vie aux hommes. Lorsque Jésus, avant de mourir, crie que tout est accompli (Jn 19,30), il évoque le dessein salvifique du Père. Après avoir prononcé ces paroles, le même verset indique que Jésus a remis l’Esprit. Il s’agit en fait de l’Esprit Saint que le Christ remet au monde et qui accomplit sa mission. Formée de deux axes de bois, l’un vertical et l’autre horizontal, la croix rappelle à l’homme sa vocation à s’élever vers Dieu et à aller à la rencontre des hommes, à l’exemple du crucifié qui, par ses bras étendus, embrasse toute la terre. 54 Georges Khodr, Ce monde ne suffit pas, 293. Khodr utilise le terme arabe qui évoque la montée de Muħammad aux cieux, en compagnie de l’ange Ğibrīl [Gabriel], sur une monture appelée Burāq. 55 Georges Khodr, « La prédication chrétienne à l’homme arabe contemporain », 176. 56 Georges Khodr, L’appel de l’Esprit, 19.

4 Maryam dans l’islam 

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L’ouverture de Jésus à tous les hommes, notamment aux pauvres, aux pécheurs et aux ennemis, a été l’une des causes de sa mise à mort. En contemplant le Christ sur la croix, les fidèles comprennent donc qu’ils n’existent qu’en étant tournés vers les autres. Il ne sert donc à rien d’« ériger une croix sur les coupoles si les Églises ne manifestent pas que les pauvres en elles sont les seigneurs »57. La croix est donc une voix qui appelle en tout temps les fidèles à résider « dans la nudité du Christ »58, c’est-à-dire en chaque lieu où l’homme a besoin d’une présence. La croix du Christ renvoie donc à tout crucifié et à tout homme souffrant qui aspire à la Résurrection dans la lumière, car c’est là qu’habite le Seigneur.

4 Maryam dans l’islam Maryam tient une place particulière dans les cœurs des musulmans qui, au long des siècles, ont vu dans « la vierge, la vertueuse, la pure »59 un modèle d’obéissance, de foi et de piété, et, selon certains, la première personne à traverser le seuil du paradis. Un historien franc des croisades exprime l’émerveillement de ses compagnons à la vue de musulmans cairotes tenant en grande estime une fontaine où la Vierge aurait pris l’habitude de laver les langes de son fils, lors de leur séjour égyptien. Ibn Ar-Rūmī (m.  896) invitera ses disciples à acquérir une âme « assez pure et assez pleine d’amour », comme celle de Maryam60. Les chroniqueurs musulmans rapportent que, lorsque les premiers musulmans prirent refuge en Abyssinie six ans avant la Hiğrat vers Al-Madīnat, le monarque chrétien, profondément ému en entendant la récitation de quelques versets de la sourate de Maryam, refusa de livrer les expatriés aux émissaires mecquois. Cette vénération trouve son origine dans le Qur’ān qui parle d’elle dans soixante versets. Si toutes les figures féminines y sont mentionnées en relation à un homme, c’est-à-dire en leur qualité d’épouse, de mère, de sœur ou de fille, comme la femme d’Ādam (Al-A‘rāf 19), la femme d’Ibrāhīm (Qāf 29), la mère et la sœur de Mūsā (Al-Qaṣaṣ 7.11), Maryam est la seule à y être évoquée par son nom propre. Celui-ci est le quatrième nom le plus répété (trente-quatre fois) après celui de Mūsā (cent soixante-neuf fois), d’Ibrāhīm (soixante-neuf fois) et de Nūḥ (quarante-trois fois). Il précède celui d’Ādam, de Ya‘qūb, d’Ismā‘īl, d’Ayūb, voire de ‘Īsā son propre fils (vingt-cinq fois). Ses occurrences sont plus nombreuses dans le Qur’ān que dans le Nouveau Testament. 57 Georges Khodr, Lieux de prosternations II, 172. 58 Georges Khodr, « Dieu ne réside que dans la nudité », 7. 59 Ronald Messier, Jesus. One man. Two faiths, 35. 60 Faouzi Skali, Jésus dans la tradition soufie, 117.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

Les savants musulmans, tel que abū Ḥasan L-Atīr (m.  1233), font remonter l’étymologie de son prénom à l’hébreu, laquelle signifierait Al-‘Ābidat [l’adoratrice] ou Al-H̱ādimat [la servante]. En effet, Maryam est décrite dans le Qur’ān comme étant min l-Qānitīn [une dévote], c’est-à-dire faisant partie des orants qui prient et adorent du matin au soir. Muğāhid ibn Ğabr (m. 722) aurait affirmé que Maryam restait debout en prière, jusqu’à ce que ses chevilles enflent. Les versets principaux concernant Maryam se trouvent dans Āl-‘Imrān et Maryam. Le texte coranique évoque des récits mariaux racontés dans les Évangiles canoniques tels que l’Annonciation et la Nativité de Jésus ; en omet d’autres comme sa présence aux noces de Cana, ses apparitions occasionnelles durant le ministère de Jésus, sa présence au pied de la croix ; et livre des informations qui sont voisines de celles des évangiles apocryphes, concernant sa conception, sa consécration, l’Annonciation ou l’accouchement. Bien que la première sourate soit médinoise, donc plus tardive que la seconde qui est mecquoise, nous suivrons, non pas l’ordre chronologique, mais thématique, de la révélation. Āl-‘Imrān

Maryam Naissance et consécration de Maryam

35 – Lors la femme de ‘Imrân dit : « Seigneur mien, je Te voue, libéré (de tout autre lien) [muḥarrarān], ce que porte mon sein. Accepte(le) de moi. Tu es l’Entendant, le Connaissant 36 quand elle l’eut mis au monde, elle dit  : «  Seigneur mien, je l’ai mis au monde, dans l’état de fille » . . . – Dieu seul peut savoir ce qu’elle avait mis au monde – .  .  . «  garçon n’est point comme fille  ! Je l’ai dénommée Marie. Je la place sous Ton secours, elle et sa progéniture à venir, contre Satan le lapidé [aš-Šayṭān ar-rağīm] ». Maryam au temple 37 Donc son Seigneur l’accueillit d’accueil gracieux et la fit pousser de belle poussée, sous la responsabilité de Zacharie. Chaque fois qu’il allait la voir dans le Saint des saints [al-miḥrāb], il trouvait auprès d’elle une attribution [rizqān]. Il dit : « Ô Marie, d’où cela te vient-il  ? – Cela vient de Dieu  », dit-elle  – Dieu attribue à qui Il veut sans compter.

4 Maryam dans l’islam 

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42 Lors les anges dirent : « Marie, Dieu t’a élue [iṣṭafāqi] et t’a purifiée [ṭahharaki] : Il t’a élue sur les femmes des univers [‘alā nisā’ l-‘ālamīn] 43 Marie, sois dévote envers ton Seigneur, incline-toi et te prosterne avec les prosternants ». Annonciation faite à Marie 45 Lors les anges dirent : « Marie, Dieu te fait l’annonce d’une Parole de Lui venue. Son nom est le Messie Jésus, fils de Marie, prodigieux dans cette vie et dans l’autre, et du petit nombre des rapprochés (de Dieu) 46 il parlera aux hommes du berceau comme à l’âge adulte, et sera du nombre des justifiés ». 47 – « Mon Seigneur, dit-elle, comment enfanterais-je sans qu’un homme ne m’ait touchée ? – C’est ainsi », dit-Il – Dieu crée ce qu’Il veut. S’Il décrète une chose, il Lui suffit de dire : « Sois », et elle est.

16 Rappelle dans l’Écrit Marie. Lors elle s’isola des siens dans un lieu oriental [makānan šarqiyyān] 17 et se couvrit encore d’eux par un voile. Nous lui envoyâmes Notre Esprit, qui revêtit pour elle la semblance d’un humain [bašarān] parfait 18 elle dit  : «  Mon refuge contre toi soit le Tout miséricorde, si tu es de ceux qui se prémunissent ! » 19 « Je ne suis, dit-il, qu’un envoyé de ton Seigneur, venu te faire présent d’un garçon tout pur » 20 « Comment, dit-elle, aurais-je un garçon, quand nul époux ne m’a touchée, et que je ne suis pas une gaupe [baġīyyān] ? » 21 il dit : « C’est ainsi. Ton Seigneur dit : “C’est pour Moi bien facile” », afin de faire de lui un signe pour les hommes et par miséricorde de Notre part. Et ce fut chose accomplie. 22 Elle le conçut, et s’isola avec lui en un lieu lointain [makānan qaṣiyyān] Naissance de ‘Īsā 23 les douleurs la firent s’adosser au fût du palmier  ; elle dit  : «  Qu’avant cela ne suis-je morte, et ne suis-je oubliable oubliée ! » 24 il l’appela de sous elle : « N’aie chagrin. Le Seigneur a mis sous toi une gloire [sariyyān] 25 secoue vers toi ce fût de palmier, pour en faire pleuvoir des dattes mûres toutes cueillies 26 mange et bois, rends à ton œil la fraîcheur. Au premier humain que tu verras, dit : “J’ai fait vœu au Tout-miséricorde de jeûner. Je ne parlerai ce jour à personne” ».

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

27 Elle revint à son peuple, portant l’enfant. Ils dirent  : «  Marie, tu as commis une chose épouvantable ! 28 sœur d’Aaron, ton père n’était pas homme de mal, non plus que ta mère une gaupe ! » 29 Elle désigna l’enfant. Ils dirent : « Comment parlerions-nous à qui n’est qu’un enfant au berceau ? » 30 or il dit : « Je suis un esclave de Dieu. Il m’a conféré l’Écriture, Il m’a fait prophète 31 m’a rendu béni où que j’aille, m’a recommandé la prière, le prélèvement purificateur, pour tant que je vivrai 32 et d’être pieux envers ma mère. Il n’a pas fait de moi un impérieux misérable. 33 Salut sur moi du jour de ma naissance au jour où je mourrai, comme au jour où vivant je ressusciterai » . . .

Nous allons d’abord aborder la naissance de Maryam (Āl-‘Imrān 35–37.42–43). La mère de Maryam est mentionnée non par son nom, mais comme “la femme de ‘Imrān”. Le nom de son époux et père de Maryam fait écho à Amram (Ex 6, 20), père de Moïse et d’Aaron dans la Bible. Ce rapprochement se renforce lorsque Maryam est appelée par les siens «  sœur de Hārūn [Aaron]  » (Maryam 28). Le Qur’ān confondrait-il donc Maryam, mère de ‘Īsā, et Myriam du livre de l’Exode, son aînée de douze siècles ? En faisant remarquer la contradiction historique, les commentateurs musulmans, perplexes, ont fourni plusieurs explications. Un premier groupe a déclaré l’existence de deux ‘Imrān, deux Hārūn et deux Maryam. Un deuxième groupe a précisé que l’expression « fille de ‘Imrān » (Āl-‘Imrān 35, At-Taḥrīm 12) ne devrait pas être lue dans sa littéralité, mais comprise comme “descendante de ‘Imrān”. Quant à l’expression “sœur de Hārūn”, elle référerait, non à une fraternité physique, mais à une appartenance à la même lignée, ou à un lien de parenté. Enfin un autre groupe minoritaire, particulièrement des Wahhābites, avance l’idée que Myriam, sœur d’Aaron et de Moïse, aurait vécu douze siècles. Dans la même voie ouverte par Roger Le Déaut (m.  2000) dans un article publié en 1964, Édouard-Marie Gallez s’illustre par une double approche théologique et biblique, en vue de démontrer que les deux personnages ont un trait commun qui les unit à l’intérieur de la tradition judéo-chrétienne. Dans la première lettre aux Corinthiens, le Christ est comparé au rocher servant de puits qui suivait les Hébreux dans le désert (1Cor 10, 4 ; cf. Nb 21, 4–20). Le Pseudo-Philon attribue ce bienfait à la ferveur de la prière de Myriam, sœur de Moïse. Or au 1er siècle, Marie, mère de Jésus, est considérée par les judéo-chrétiens comme la

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“nouvelle Myriam” qui a apporté l’eau vive du salut qu’est son Fils. Cette analogie a été reprise par le Protévangile de Jacques qui, selon Gallez, serait la source des récits sur Maryam dans le Qur’ān61. Il est à préciser qu’Aphraate le Sage persan (m. 345) et Grégoire de Nysse (m. 394) avaient aussi évoqué le parallélisme entre les deux figures. La femme de ‘Imrān invoque Dieu et promet de vouer le fruit de ses entrailles comme un don muḥarrarān [« libéré »] (Āl-‘Imrān 35). Bien que le texte coranique ne le précise pas, elle est stérile, comme la tradition le suppose. Selon abū ‘Abdallah L-Qurṭubī (m. 1273) et Naṣir Ad-Dīn L-Bayḍāwī (m. 1286), c’est en voyant un oiseau donner la becquée à sa couvée, qu’elle s’attendrit et fit vœu à Dieu, s’il lui accordait un enfant, de le consacrer à le servir au temple. Maryam a donc été consacrée, avant même d’exister, à être un don muḥarrar, c’est-à-dire selon Muqātil ibn Sulaymān (m.  767), à être une personne détachée des soucis mondains et entièrement dévouée à servir le temple de Dieu. Le futur enfant sera donc « affranchi de tout ce qui n’est pas tourné vers Dieu, sincèrement adonné à son culte, l’adorant dans le Temple, cloîtré dans son enceinte, gardant tout son temps libre pour faire oraison en présence du Seigneur »62. D’ailleurs, la tradition musulmane accordera à Maryam le titre de Batūl, traduit généralement par le terme de “Vierge”. En réalité, la racine b-t-l sous-entend la rupture et évoque la tige coupée de l’arbre. Ainsi at-tabattul signifierait, non pas uniquement la virginité, mais le détachement du monde et l’abstention du mariage, pour se dévouer entièrement à la prière (Al-Muzzammil 8). Plus tard, le ṣūfisme développera l’image de Maryam, dont le cœur est constamment tourné vers Dieu. C’est un garçon que la femme de ‘Imrān espérait avoir en faisant son vœu, car seul un mâle pouvait être admis pour une consécration semblable. Elle exprimera également son grand étonnement, voire son désenchantement, lorsqu’elle se sera aperçue qu’elle a mis au monde une fille (Āl-‘Imrān 36). Toutefois, elle finit par se soumettre au verdict divin. La femme de ‘Imrān place ensuite sa progéniture [duriyyat] sous la protection de Dieu contre « Satan le lapidé [aš-Šayṭān ar-rağīm] » (Āl-‘Imrān 36). Muḥammad L-Buẖārī (m. 870) et Muslim ibn L-Ḥağğāğ (m. 875), fort d’un ḥadīt de ‘Abd Ar-Raḥmān abū Hurayrat (m.  676), notent que Muḥammad aurait affirmé que tout nouveau-né fait entendre son premier vagissement, parce qu’il est piqué par Aš-Šayṭān [Satan]. Maryam et ‘Īsā ont été l’unique exception dans l’histoire de l’humanité et ils ont donc été exempts de toute tache. Selon une autre tradition transmise par Wahb ibn Munabbih (m. 738), le jour de la naissance de ‘Īsā, les

61 Cf. Édouard-Marie Gallez, in Anne-Marie Delcambre (dir.), Enquêtes sur l’islam, 139–147. 62 Roger Arnaldez, Jésus fils de Marie, prophète de l’islam, 39.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

démons, pris de peur, alertèrent Iblīs [le démon] que les idoles avaient été renversées. Iblīs s’envola sur terre, mais ne put atteindre le nouveau-né, qui était entouré d’un cercle d’anges. Avouant sa défaite, il affirma que pour la première fois une femme avait mis au monde un enfant sans sa présence63. Selon Roger Arnaldez, ces deux récits, provenant d’une source judéo-chrétienne, suggèrent le dogme de l’Immaculée Conception. Par la conception et la naissance sans intervention d’un homme, ‘Īsā et Maryam ont donc dépassé la loi naturelle et la loi de la grâce, parce qu’ils sont sans péché. Faẖr Ad-Dīn Ar-Rāzī (m. 1209) conteste le bien-fondé de ces récits, parce que l’ange ne sème pas de mal avant l’âge de sept ans, qu’il n’y a pas de péché originel, et que Maryam et ‘Īsā ne diffèrent pas des autres prophètes. D’après la tradition musulmane, ‘Imrān meurt pendant la grossesse de son épouse ; celle-ci décédera à son tour trois ou cinq ans plus tard. Zakariyyā réclame alors son droit à prendre en charge la jeune orpheline, parce qu’il est l’époux d’Išā‘, tante maternelle de cette dernière. Selon ‘Ismā‘īl As-Suddī (m. 745) et Qatadat bin An-Nu‘mān (m.  758), il y eut, pour trancher le différend entre les prétendants, un tirage au sort dans le Jourdain, évoqué brièvement dans le Qur’ān (Āl-‘Imrān 44). Seul le calame de l’oncle de Maryam surnagea ou remonta le courant à trois reprises. Ce fait est raconté aussi dans le Protévangile de Jacques et dans l’Évangile du Pseudo-Matthieu. Maryam grandit donc « sous la responsabilité » ou tutorat [kafālat] de Zakariyyā (Āl-‘Imrān 37), qui la déposa dans une cellule appelée miḥrāb, parce qu’elle est le lieu du combat [muḥārabat] contre le diable. Unique individu à visiter le miḥrab, Zakariyyā trouvait auprès de Maryam une nourriture [rizqān]. Selon la tradition musulmane, il s’agissait de fruits de l’été en hiver et de l’hiver en été, ou de la multiplication de la provende qu’il avait apportée auparavant. Lorsqu’il entendit Maryam répondre que sa nourriture venait de Dieu, qui attribue à qui il veut sans compter, le vieil homme se dit : « Celui qui fit cela pour Marie sera capable de vivifier les entrailles de mon épouse pour enfanter » (Āl-‘Imrān 38). Sa foi devint plus confiante et il implora le Seigneur de lui accorder une progéniture vertueuse [duriyyat ṭayyibat], qui sera Yaḥyā l’avérateur [Al-Muṣaddiq] de la parole de Dieu [kalimat min Allah], qu’est ‘Īsā (Āl-‘Imrān 38–39). Ces faits rapportés par le Qur’ān et la tradition musulmane se rapprochent du récit du Protévangile de Jacques selon lequel Anne, femme de Joachim, âgée et affligée par sa stérilité, aperçoit un nid de passereaux dans le laurier. Se mettant à gémir, elle promet à Dieu, si elle porte un enfant, de l’offrir à Dieu. Lorsqu’elle devint orpheline, la petite fille fut confiée à Zacharie par un tirage au sort. Ce

63 Cf. Jean-Mohammed Abd-El-Jalil, Marie et l’Islam, 19.

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dernier la place à l’âge de trois ans au temple, où elle recevait sa nourriture de la main d’un ange. Il y a aussi de grandes similitudes avec le récit biblique sur la naissance de Samuel  : Anne, l’épouse d’Elcana et homoyme de la femme de ‘Imrān dans la tradition musulmane, affligée en raison de sa stérilité, invoqua Dieu en faisant vœu, s’il lui accordait un fils, de le consacrer au service du temple (1 S 1–11). Plus tard, cet enfant consacré à Dieu avant sa naissance comme l’a été Maryam, se couchera, comme elle, dans le temple (1 S 3, 3) où le Seigneur va l’appeler. Le Qur’ān évoque aussi l’Annonciation faite à Maryam (Āl-‘Imrān 45–47  ; Maryam 16–22). Dans la sourate d’Āl-‘Imrān, les anges qui apparurent à Maryam dans le miḥrāb affirmèrent que Dieu l’a élue [iṣṭafāqi], qu’il l’a purifiée [ṭahharaki] et qu’il lui avait donné une prééminence sur les femmes des univers [‘alā nisā’ l-‘ālamīn] (Āl-‘Imrān, 42) : 1. La notion de “pureté”, fondamentale dans l’islam, est une condition sine qua non pour les actes de prière et d’adoration. Les commentateurs musulmans s’accordent à situer la pureté de Maryam sur les plans physique (absence de menstruation), relationnel (absence de tout contact avec un homme), et spirituel (absence du péché et du kufr]. Quelques savants musulmans, expliquant que les femmes ne pouvant diriger la prière au masğid en raison de la menstruation, ont affirmé que Maryam aurait été habilitée à le faire. 2. L’élection de Maryam « sur les femmes des univers » (Āl-‘Imrān 42) par Dieu se présente comme un écho de la déclaration d’Élisabeth à celle qui est « bénie entre toutes les femmes » (Lc 1, 42) ; elle a donné place à de larges commentaires dans les ḥadīt. Maryam est-elle la femme exceptionnelle de son temps ou de toute l’histoire de l’humanité ? Quatre noms sont en effet toujours cités dans la liste des grandes femmes de l’univers : Āsiyat, fille de Muzāḥim et femme de pharaon, Maryam fille de ‘Imrān et mère de ‘Īsā, H̱adīğat fille de H̱uwaylid et épouse de Muḥammad, et Fāṭimat fille du prophète et épouse de ‘Alī64. Si les savants musulmans sont unanimes sur les noms de la liste, ils diffèrent sur l’ordre. Pour abū ‘Abdallah L-Qurṭubī (m.  1273), Ismā‘īl Ḥaqqī (m. 1217) et abū Isḥāq At-Ta‘labī (m. 1035), Maryam est le sommet. Muḥammad Ad-Damīrī (m. 1405) explique que Maryam est aux femmes ce qu’Ādam est aux hommes : la créature la plus noble et la plus honorable65. Abū Ğa‘far

64 Les premières listes contenaient uniquement Āsiyat et Maryam, citées dans le Qur’ān en contre-exemple des épouses de Nūħ et de Lūţ traitées, elles, de dénégatrices et de mécréantes (At-Taħrīm 10–12). Āsiyat a invoqué Dieu pour la sauver d’un peuple inique, et Maryam la vierge a été dévote. 65 Cf. Gino Ragozzino, Maryam, 47.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

Ṭabarī (m. 923) rapporte un ḥadīt selon lequel « H̱adīğat aurait reçu la prépondérance chez les femmes de son peuple, et Maryam l’a reçue sur les femmes du monde »66. Abū L-Qāsim ibn ‘Asākir (m. 1175), citant ‘Abdallah ibn ‘Abbās (m. 687), remplace la conjonction de coordination “et” [wāw] par l’adverbe “ensuite” [tumma], qui exprime une succession par ordre de préséance, plaçant Maryam en première place. Certains interprètes vont jusqu’à affirmer que Maryam, élue au-dessus de toutes les femmes de l’univers [‘ālamamīn], est supérieure à toutes les créatures, anges, humains et animaux. Il faut d’ailleurs rappeler que Maryam est déclarée, par les anges, deux fois élue dans le même verset, la première référence suggérant une élection dans l’absolu. Dans la sourate d’Āl-‘Imrān, l’apparition à Maryam a lieu dans le miḥrāb au temple, tandis que dans celle de Maryam elle a lieu à l’est [makānān šarqiyyān], où la jeune fille s’était isolée loin des siens, en se couvrant d’un voile [ḥiğāb]. Le voile symbolise dans le Qur’ān une séparation d’ordre sacral, un éloignement vers un lieu de retraite. Ce lieu oriental [makānan šarqiyyān] se confond-il avec le miḥrāb ? Dans ce cas, celui-ci serait une pièce construite par Zakariyyā à l’est du temple. Ou bien s’agit-il du lieu lointain [makānan qaṣiyyān] où Maryam enfantera ‘Īsā ? Il pourrait alors être situé, selon la tradition musulmane, à Bayt-Laḥm [Bethléem] comme le pense Wahb ibn Munabbih, à Dimašiq [Damas] selon ‘Abdallah ibn Salām, à Ar-Ramlat selon ‘Abd Ar-Raḥmān abū Hurayrat, ou à l’endroit où la terre se rapproche le plus du ciel, comme le dit Qatādat ibn An-Nu‘mān. Mais l’Orient c’est aussi le lieu de l’aurore et de la naissance de la lumière. S’il n’y a pas de consensus sur le lieu de l’Annonciation, il reste que le temple et le désert, «  localisations plus spirituelles que topographiques  »67, illustrent deux modalités de la présence de Dieu. Une autre différence enregistrée entre les deux sourates touche l’identité du messager divin. La sourate de Maryam parle, non pas d’anges, mais de l’Esprit de Dieu [ruḥanā], qui a revêtu la “semblance d’un humain parfait”, car c’est uniquement en s’humanisant qu’il pouvait approcher la jeune fille. Un exégète musulman le décrit sous les traits d’un jeune homme, imberbe, au visage resplendissant, aux cheveux frisés, d’une forme parfaite. D’autres soutiennent qu’il a pris les traits d’une personne déjà connue par elle. Toutefois, les commentateurs musulmans rejettent d’un même accord toute identification de ce messager avec l’Esprit Saint de la doctrine chrétienne. Entre autres propositions déjà faites, 66  ‘Abdallah ibn Ğa‘far (m. 680) témoigne avoir entendu ‘Alī ibn Abī Ţālib affirmer que Muħammad aurait dit : « Maryam fille de ‘Imrān, est la meilleure femme de son temps, et Ĥadīğat fille de Ĥuwaylid est la meilleure du sien ». 67 Michel Dousse, Marie la musulmane, 94.

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ils optent généralement pour l’ange Ğibrīl. Abū ‘Abdallah L-Qurṭubī (m.  1273) affirme que l’Esprit est celui de Jésus, parce que Dieu crée d’abord l’esprit d’un être humain, ensuite son corps68. Henri Michaud (m. 1961), passionné de langues sémitiques, préfère rapprocher le terme bašar [humain] de celui de mubaššir [annonciateur], qui porte à Maryam la bonne nouvelle69. Envoyé par le Seigneur, celui-ci vient faire présent d’une progéniture qui est, selon la sourate Maryam, un garçon, comme le dit l’Évangile de Luc, tandis que dans la sourate Āl-‘Imrān les anges annoncent la naissance d’une parole [kalimat], comme dans le Protévangile de Jacques. À l’exemple de Zakariyyā, reconnaissant sa vieillesse et la stérilité de son épouse (Āl-‘Imrān 40), Maryam, dans les deux sourates, demande au messager s’il est possible de concevoir sans intervention d’homme. Il ne s’agit pas d’un doute sur le pouvoir de Dieu, mais d’un questionnement informatif. La réponse est similaire à celle que l’ange donna à Marie dans l’Évangile de Luc, qui affirma que «  rien n’est impossible à Dieu  » (Lc 1, 37)  : C’est pour Dieu «  bien facile  » (Maryam 21), car il « crée ce qu’Il veut » (Āl-‘Imrān 47). Par conséquent, situé dans la même lignée des Évangiles de Matthieu et de Luc, le Qur’ān admet que l’enfant a été conçu sans l’intervention d’un homme. Si le Qur’ān garde un silence sur le procédé de la conception de ‘Īsā, les commentateurs musulmans évoquent l’insufflation de l’Esprit de Dieu en Maryam. Toutefois, ils ne s’accordent pas sur le lieu d’accès de ce souffle vers le sein de Maryam. Abū Ğa‘far Ṭabarī (m. 923) offre plusieurs possibilités : par la fente de sa tunique, par la manche de son vêtement ou directement par la bouche70. La figure de Joseph, fiancé de Marie, est absente dans le texte coranique. La tradition musulmane remédiera à cette absence. Selon quelques commentateurs, après que Zakariyyā fut incapable d’assurer la subsistance de Maryam, Yūsuf [Joseph] fut désigné à sa place par un tirage au sort. D’autres auteurs en font un parent ou un compagnon au temple, voire la forme que revêtit l’Esprit apparu à Maryam. Mais la scène la plus connue va dans la même direction que l’Évangile de Matthieu, et elle est rapportée par abū Ğa‘far Ṭabarī (m. 923) et Faẖr Ad-Dīn Ar-Rāzī (m.  1209). Peiné que Maryam soit enceinte, Yūsuf l’interroge si le blé pourrait pousser sans semence, l’arbre croître sans pluie et l’enfant être conçu sans père. Maryam répond par l’affirmative à chaque question : Dieu a fait pousser les céréales et les arbres sans semences ni pluie le jour de la création, et créa Ādam sans mâle ni femelle71. Le soupçon quitta alors le cœur de Yūsuf. 68 Cf. Ida Zilio-Grandi, « La Vierge Marie dans le Coran”, 75. 69 Cf. Henri Michaud, Jésus selon le Coran, 20. 70 Cf. Yvonne Haddad – Jane Smith, « Virgin Mary in Islamic Tradition », 167. 71 Cf. Roger Arnaldez, Jésus fils de Marie, prophète de l’islam, 110–111.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

Cependant, dans les commentaires qui ignorent l’existence de Yūsuf, c’est vers Zakariyyā, seul homme à être en contact avec Maryam, que les doigts d’accusation furent pointés. Abū Ḥasan L-Mas‘ūdī (m. 956), abū Ğa‘far Ṭabarī (m. 923) et ‘Alī ibn L-Atīr (m. 1233) racontent une légende selon laquelle Zakariyyā, suspecté d’adultère avec la jeune Maryam, fut poursuivi par ses coreligionnaires. Lorsqu’il se cacha dans le creux d’un arbre, Satan tira un pan de sa robe à l’extérieur. Aussi, devinant sa cachette, les poursuivants coupèrent l’arbre et tuèrent leur proie. Le Qur’ān ne donne aucun détail sur l’âge de Maryam lors de la conception, que les commentateurs situent entre treize et vingt ans. Quant à la durée de la grossesse, les exégètes pensent qu’elle ne s’était pas accomplie selon le temps habituel. Aussi parlent-ils d’une grossesse allant de quelques mois jusqu’à trois heures, voire une seule, comme le pensent ‘Abdallah ibn ‘Abbās, Ğalāl Ad-Dīn As-Suyūtī, abū Qāsim Az-Zamaẖšarī. En effet, selon quelques exégètes, étant donné que les accusations n’ont pas été adressées avant l’enfantement, la conception ne pouvait être longue parce qu’elle aurait été visible. Le Qur’ān mentionne la naissance de ‘Īsā (Maryam 23–33). La Nativité bénéficie dans le Qur’ān d’une « atmosphère pieuse et extraordinaire »72. Contrairement à une conception miraculeuse, l’accouchement se fait naturellement. Lorsque les douleurs indiquèrent le temps d’enfanter, Maryam s’adossa contre le tronc d’un palmier. Elle fut chagrinée, désira la mort et souhaita être oubliée (Maryam 23). Il n’y a pas là un manque de confiance en Dieu ou une faiblesse de la foi, selon les exégètes musulmans, qui évoqueront deux raisons principales à cette frayeur. La première est, dans la logique du texte, la peur d’être accusée d’adultère. D’ailleurs, quelques versets plus loin, le nouveau-né défendra sa mère, face aux siens qui pensèrent qu’elle avait “commis une chose épouvantable”. La seconde cause de cette affliction, soulevée particulièrement par abū L-Qāsim L-Qušayrī (m. 1072), Ismā‘īl Ḥaqqī (m. 1127) et Faẖr Ad-Dīn Ar-Rāzī (m. 1209), est la peur anticipée de Maryam à l’idée du širk [blasphème] des futurs Naṣārā, qui l’adoreront avec ‘Īsā son fils. Il s’agit donc du chagrin que susciteraient les calomnies des juifs et les errements doctrinaux des chrétiens. Pour apaiser son chagrin, une voix – celle de l’Esprit de Dieu, c’est-à-dire de Ğibrīl selon la majorité des exégètes, ou celle de l’enfant dans son sein selon quelques-uns – l’appela de « sous elle » [min taḥtihā] et lui rappela que Dieu avait mis sous elle un sarriy, qui peut être une rigole ou un ruisseau, puisqu’elle boira quelques instants plus tard, ou encore la gloire – choix opéré dans la traduction de Jacques Berque (m. 1995) – qui serait dans ce cas le nouveau-né. Cette confusion entre l’eau et le Christ n’est pas sans rappeler Jésus qui, dans l’Évangile johan-

72 Mounir Khaouam, Le Christ dans la pensée moderne de l’islam et dans le christianisme, 114.

4 Maryam dans l’islam 

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nique, appelle ceux qui ont soif à venir à lui pour boire (Jn 7, 37). Cette même voix, après avoir dissipé la tristesse de Maryam, lui demanda ensuite de manger des dattes mûres, qui tomberont après avoir secoué le palmier, et de boire. Maryam n’avait pourtant ni faim ni soif. Il s’agit soit de prendre de la force pour enfanter, soit d’être rassurée à la vue d’un miracle, car, selon abū Ğa‘far Ṭabarī (m. 923) et abū Ḥasan L-Atīr (m. 1233), on était en hiver, saison où les arbres ne portent pas de dattes. Ce palmier stérile qui donne des fruits a été comparé plus tard à Maryam qui donne des fruits, sans semence d’homme. Une tradition persane veut aujourd’hui encore qu’une nouvelle mère reçoive trois dattes en référence à Maryam. Apaisée, Maryam fait vœu à Dieu Ar-Raḥmān de jeûner, de garder le silence et de renoncer à se justifier face à son peuple, confiante que son enfant prendra sa défense, ce que fit ce dernier lorsque les parents et compatriotes de sa mère auront reproché à celle-ci, par une question, d’avoir commis l’adultère. L’enfant parle et proclame l’innocence de sa mère contre toute calomnie. À plusieurs endroits, le Qur’ān blâme sévèrement les accusations d’adultère proférées dans les milieux juifs contre Maryam (An-Nisā’ 155). D’ailleurs, lorsque l’Esprit lui affirma être venu lui faire présent d’un garçon, Maryam atteste qu’elle n’est pas une baġīy [gaupe]. En Effet, selon Celse des groupes juifs affirmaient que le père de Jésus aurait été un soldat romain nommé Pantera. D’où vient la tradition de la Nativité sous un palmier ? Vraisemblablement, de l’Évangile du Pseudo-Matthieu 10, 24–26 qui narre les mêmes détails. L’enfant Jésus, ayant appris le désir de sa mère de manger des fruits du palmier, ordonne à celui-ci de s’incliner pour la nourrir. Lorsque l’arbre se redressa, une source limpide et fraîche jaillit de ses racines. Toutefois, un autre récit, étrangement ressemblant, est celui qui fait partie de la mythologie grecque : Létos, enceinte de Zeus, fuit la colère d’Héra, épouse de celui-ci, et se réfugie dans l’île de Délos où elle s’assoit sous un palmier, auprès de la rivière Inopos, et met au monde ses jumeaux Apollon et Artémis. L’histoire de Maryam chagrinée, qui part au désert, rappelle aussi celle d’Agar chassée avec son fils unique (Gn 21, 14–21). Ces derniers errent dans le désert avec un pain et une outre d’eau, jusqu’à ce que Dieu, entendant l’affliction de la femme abandonnée, lui fît entrevoir un puits, celui de Zamzam d’après la tradition musulmane. Le Qur’ān n’évoque pas la visite des Mağūs [Mages], bien que des historiens musulmans, tel que ‘Alī L-Mas‘ūdī (m. 956), écrivent que le roi de Qurayš envoya trois messagers. Quant à la fuite en Égypte, abū Ğa‘far Ṭabarī (m.  923) et Taqī Ad-Dīn L-Maqrīzī (m. 1442) y voient une référence, lorsque Dieu affirme avoir recueilli Maryam et ‘Īsā « sur une spacieuse et jaillissante colline [rabwat] » (Al-Mū’minūn 50). D’autres exégètes y ont vu le paradis. Il est toutefois difficile de reconnaître dans cette rabwa, localisée par les exégètes à Ar-Ramlat, à Dimašiq, à Al-Quds ou à Al-Iskandariyyat, l’Égypte ou le paradis.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

Maryam jouit dans le Qur’ān de plusieurs faveurs. À deux reprises, il y est dit que Dieu fit de Maryam et de son fils un signe [āyat] conjoint pour les univers (Al-Anbiyā’ 91 ; Al-Mū’minūn 50). Ce privilège n’est donné à aucun autre être humain. Le mot āyat, utilisé environ trois cent quatre-vingt-deux fois dans le Qur’ān, s’applique aux phénomènes naturels qui reflètent la bonté de Dieu (Baqarat 164), à un fait hors de l’ordinaire qui prouve l’authenticité d’un prophète ou d’un messager (Az-Zuẖruf 46), et à des extraits du Qur’ān (Fuṣṣilat 3). L’āyat se réfère donc toujours à Dieu (An-Nisā’ 56, Al-An‘ām 21, Yūnus 20), et il est, ainsi que l’affirment Az-Zamaẖšarī et Ṭabarī, un événement qui atteste la puissance de Dieu. ‘Īsā et Maryam ne forment pas deux signes comme le sont le jour et la nuit (AlIsrā’ 12), mais un seul parce qu’il s’agit selon les exégètes comme Ar-Rāzī et AzZamaẖšarī de la conception du fils par la mère sans l’intervention d’un homme. Ainsi, d’un côté, Maryam est toujours, dans le Qur’ān, « en union et en lien avec son fils »73. D’un autre côté, la virginité de Maryam qui « sut fortifier son sexe » [Aḥṣanat farğahā] (At-Taḥrīm 12) est reconnue dans l’islam, bien qu’il y ait des savants musulmans, tel que Sayyid Aḥmad H̱ān (m. 1898), qui nient que Maryam soit demeurée vierge. Les croyants sont donc appelés à saisir dans la conception miraculeuse de ‘Īsā par Maryam un signe de la puissance de Dieu, qui intervient dans l’histoire des hommes. Un grand débat a été ouvert sur la possibilité d’attribuer la dignité prophétique [nubūwwat] à la personne de Maryam. Certains penseurs, tels abū Muḥammad ibn Ḥazm (m. 1064), abū ‘Abdallah L-Qurṭubī (m. 1273) et Maḥmūd L-Ālūsī (m. 1854), reconnaissent en Maryam un prophète, alors que d’autres, comme Faẖr Ad-Dīn Ar-Rāzī (m. 1209), Naṣir El-Dīn L-Bayḍāwī (m. 1286) et Naṣīr Ad-Dīn Aṭ-Ṭūsī (m. 1274), sont catégoriquement déterminés à en rejeter la possibilité. Ce refus se fonde sur le verset coranique dans lequel Dieu affirme n’avoir envoyé « que des hommes [illā riğālān] » (Yūsuf 109). Pourtant, la première partie de la sourate de Maryam raconte le cycle de six appels précédés à chaque fois par le même appel « Udkur fi l-Kitāb [Rappelle dans l’Écrit] » : Zakariyyā (2), Maryam (16), Ibrāhīm (41) et Mūsā (51), Ismā‘īl (54) et Idrīs (56). Ce cycle d’appels est conclu par un verset qui affirme : « Tels furent les gratifiés de Dieu parmi les prophètes [alladīna an‘ama Allahu ‘alayhim min an-nabiyyīn] de la postérité d’Adam » (58). Maryam ferait donc partie de la liste des prophètes élus par Dieu. Certains savants musulmans, tel que Muḥammad bin ‘Āšūr (m.  1973), ont fini par expliquer que Dieu l’ayant élue [iṣṭafāhā] comme il avait élu Ādam, Nūḥ et Ibrāhīm dont elle est d’ailleurs la descendante (Āl-‘Imrān 33–34), Maryam est

73 Nilo Geagea, Mary of the Koran, 150.

5 ‘Īsā dans l’islam 

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nabiyyat [prophétesse], mais qu’elle n’est pas rasūlat [messagère], parce qu’elle n’a été envoyée à aucun peuple. D’ailleurs, Maryam est «  un être de vérité  » [ṣiddīqat] (Al-Mā’idat 75) comme l’étaient Ibrāhīm (Maryam 41), Idrīs (Maryam 56) et Yūsuf ibn Ya‘qūb (Yūsuf 46). Elle est l’unique femme à recevoir ce titre dans le Qur’ān. Un « être de vérité » [aṣ-ṣiddīq] est un témoin de Dieu (Al-Ḥadīd 19). Elle est une ṣiddīqat, parce qu’elle a cru aux signes de Dieu, qu’elle a accueilli sa parole, et qu’elle s’est éloignée de la désobéissance. Le Qur’ān ne donne aucune information sur la fin de la vie de Maryam. Ṭabarī, fondé sur des sources chrétiennes, affirme qu’elle mourut à l’âge de cinquante, six ans après l’élévation de son fils. Ğalāl Ad-Dīn As-Suyūṭī (m. 1505) affirme qu’elle aurait été enterrée dans l’église d’Al-Ğasmāniyyat (Gethsémani), tandis que ‘Alī ibn ‘Asākir (m. 1176) place sa tombe à Damas.

5 ‘Īsā dans l’islam Il y a dans le Qur’ān, non un récit de la vie de ‘Īsā, mais des références à son histoire, dispersées tout au long du livre. Le Qur’ān affirme explicitement que Dieu donne à certains envoyés la précellence sur d’autres et qu’il les élève en degrés (Al-Baqarat 253). Parmi eux, le nom de ‘Īsā est cité. Il est conforté par l’Esprit de sainteté, et les preuves [al-bayyināt] lui ont été conférées. Cet Esprit qui le conforte est, d’après les exégètes musulmans, l’ange Ğibrīl qui entretenait une relation particulière avec lui. Quant aux preuves [bayyināt], il s’agirait selon abū L-Qāsim L-Qušayrī (m. 1073) des lumières intenses que seul ‘Īsā a reçues parmi les prophètes. Ṭabarī opte plutôt pour l’Ingīl, tandis qu’Ar-Rāzī évoque les miracles. ‘Īsā est un «  prodigieux [wağīh] dans cette vie et dans l’autre  » (Āl-‘Imrān 45). Dans ce monde sa wağāhat [noblesse, honneur] est dans la prophétie, alors qu’elle est, dans l’autre vie, dans l’intercession. ‘Īsā fait en effet partie « du petit nombre des rapprochés de Dieu [mina l-muqarrabīn] » (Āl-‘Imrān 45). Ces muqarrabūn sont les premiers à entrer dans les jardins du bonheur (Al-Wāqi‘at 10–12). Selon Ar-Rāzī, cette application réservée généralement aux anges (An-Nisā’ 172) élève ‘Īsā à leur rang. D’autres savants affirment que cette désignation est à rapprocher de muqarrib, c’est-à-dire d’« un personnage investi d’une charge sacerdotale », un être digne d’être exaucé74. Parmi les prophètes nommés dans le Qur’ān, la tradition musulmane a privilégié six d’entre eux en leur accordant un titre. Ādam est Safiy Allah [l’élu de Dieu],

74 Cf. Ali Merad, « Le visage du Christ : un regard coranique », 10.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

Nūḥ est Nabiy Allah [le prophète de Dieu], Ibrāhīm est H̱alīl Allah [l’ami de Dieu], Mūsā est Kalīm Allah [celui qui dialogue avec Dieu], ‘Īsā est Rūḥ Allah [l’esprit de Dieu], et Muḥammad est Rassūl Allah [le messager de Dieu]. Toutefois, ‘Īsā est l’unique prophète auquel nul péché n’est imputé. Selon Nāṣir Ad-Dīn L-Bayḍāwī (m.  1286), en annonçant à Maryam un «  garçon tout pur  » [ġulāmān zakiyyān] (Maryam 19), l’Esprit de Dieu avait certifié cette réalité. En effet, le Qur’ān affirme qu’Ādam oublia le pacte accordé par Dieu (Ṭa-Ha 121), Nūḥ, Musā, Dāwūd et Sulaymān implorèrent le pardon à Dieu (Nūḥ 28, Al-Qaṣaṣ 16, Ṣād 25.35), Ibrāhīm prit la lune et le soleil pour Seigneur (Al-An‘ām 76–78), et que Muḥammad a commis des péchés (Al-Fatiḥ 2). ‘Īsā est l’unique auquel nul péché n’est imputé. Il est d’ailleurs qualifié d’exemple [matal] pour les hommes (Az-Zuẖruf 57). Son nom est ‘Īsā. Son nom honorifique [laqab] est Masīḥ. Son ascendance [nasab] est ibn Maryam [fils de Maryam]. Or les trois termes posent problème : 1) ‘Īsā : Le nom même de ‘Īsā est le « premier mystère » dans le Qur’ān75. En effet, non seulement les chrétiens se sont de tout temps servis du nom de Yasū‘, mais le terme coranique, sous « cette forme bizarre et déconcertante »76, n’a aucune signification en arabe. C’est pourquoi plusieurs hypothèses ont été soulevées. Selon certains Orientalistes, parmi lesquels Ludovico Marracci (m. 1700), Theodor Nöldeke (m. 1930), Henri Lammens (m. 1937) et Samuel Zwemer (m. 1950), ‘Īsā serait une arabisation de l’hébreu Ésaü (‫)ע ָשו‬. ֵ En effet, dans la littérature rabbinique, les chrétiens sont désignés comme « les fils de ‘Īsū [Ésaü] », à la différence des juifs qui sont « les fils de Jacob ». Selon le talmudiste juif Louis Ginzberg (m. 1953), la figure Ésaü-Édom, symbolisant l’adversaire-type d’Israël que fut l’Empire romain, a été transférée aux chrétiens byzantins héritiers de cet Empire. C’est dans cette lignée que Léon Askhénazi (m. 1996) parlait d’un Ésaü qui ne serait pas Ésaü et qui se prendrait pour Israël. Aussi Muḥammad, après avoir fréquenté les juifs d’Arabie, aurait adopté le nom aux allusions perverses que ces derniers avaient pour le Christ et les chrétiens. Si une telle origine s’avérait juste, il est impossible que Muḥammad et les musulmans, qui portent une grande vénération au Christ, aient été conscients de la déconsidération que ce terme porte à son égard. Il faut se rappeler que des dissensions ont éclaté entre musulmans et juifs à Al-Madīnat pour plusieurs raisons, entre autres, pour l’affirmation juive d’avoir vaincu le Christ. Une autre théorie, appuyée principalement par Hartwig Derenbourg (m. 1908), affirme que ‘Īsā dériverait, par changement phonétique, du syriaque Yešu‘.

75 Henri Michaud, Jésus selon le Coran, 15. 76 Michel Hayek, « L’origine des termes ‘Isâ al-Masîh », I, 228.

5 ‘Īsā dans l’islam 

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Une troisième théorie indique que Muḥammad aurait purement et simplement inventé ce terme, inexistant dans aucune source préislamique, à partir de l’appellation grecque, en lui donnant une assonance avec Mūsā [Moïse]. Or le prénom ‘Īsā dans la période mecquoise n’étaient pas accompagné du terme Mūsā. De plus, dans ses vingt-cinq occurrences dans le Qur’ān, il n’est mentionné qu’à cinq endroits avec Mūsā. Aucune explication de l’origine du nom n’est donc satisfaisante. Toutefois, un nom est toujours porteur de sens. C’est pourquoi le non-emploi du terme arabe Yasū‘ qui signifie « Dieu sauve » et qui est mis en œuvre par les chrétiens est en soi un signe indicateur de l’identité de ‘Īsā dans le texte coranique. 2) Ibn Maryam  : La désignation de ‘Īsā par cette ascendance matrilinéaire, qui n’est utilisée qu’une seule fois dans le Nouveau Testament (Mc 6, 3), est la plus fréquente dans le Qur’ān (vingt-quatre fois). Par cette ascendance allant à l’encontre de la pratique arabe qui préfère se référer au père, il y a un renvoi, selon abū L-Qāsim Az-Zamaẖšarī (m.  1143) et Nāṣir Ad-Dīn L-Bayḍāwī (m.  1286), à la naissance miraculeuse de ‘Īsā, conçu sans l’intervention d’un homme. D’ailleurs, par déférence au Masīḥ conçu sans père, les musulmans hésitent à donner à quelqu’un la kunyat [surnom] d’abū ‘Īsā [père de ‘Īsā]. Abū Dawūd As-Siğistānī (m. 888) rapporte que ‘Umar ibn H̱aṭṭāb (m. 644) aurait frappé son fils pour s’être donné cette kunyat. Cependant, le fait que ‘Īsā n’ait pas de père n’a pas de portée christologique et ne signifie pas, pour autant, qu’il soit fils de Dieu : ‘Īsā est « un éternel orphelin » qui n’a ni père terrestre ni père céleste77. Avant lui, Ādam vint au monde sans père ni mère, et ne fut pas divin. D’ailleurs, le Qur’ān précise que ‘Īsā, à l’exemple d’Ādam, a été créé par le « Sois » de Dieu (Āl-‘Imrān 59). Ils sont tous deux créés directement par Dieu, l’un de la terre et l’autre de Maryam, bien que le corps de Maryam soit plus noble car elle est l’élue parmi les femmes des univers (Āl-‘Imrān 42). ‘Īsā est le fils d’une Maryam vénérée, mais qui n’est pas cependant la Théotokos (Θεοτόκος). Le parallélisme entre Ādam et ‘Īsā montre le caractère exceptionnel de ces deux figures prophétiques, qui représentent deux moments uniques dans le destin de l’humanité  : «  la création de l’un en marque l’avènement  ; celle de l’autre en symbolise le couronnement spirituel »78. Une grande différence pour les chrétiens est que Jésus, à la différence d’Adam, est sans péché (Rom 5, 17–19). L’expression “ibn Maryam” est donc «  l’épicentre de la rupture entre islam et

77 Cf. Michel Hayek, Le Christ de l’Islam, 65. 78 Hmida Ennaifer – Maurice Borrmans, « Jésus selon les musulmans », 11.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

christianisme  »79, parce qu’elle signifie pour le premier que ce fils est créé par Dieu directement, tandis que pour le second elle est l’expression de la foi en son engendrement divin. Elle est polyvalente, parce qu’elle se veut à la fois polémique et honorifique : elle dénonce les chrétiens qui y voient une filiation divine, et elle redonne une considération face aux juifs qui y voient une naissance illégitime. Cette désignation, qui insiste sur l’humanité de ‘Īsā, efface et exclut, ainsi que l’affirme sans ambages Sayyid Quṭb (m. 1966), le titre de Fils de Dieu et de Fils de David. ‘Īsā est uniquement un être humain et ne peut être adoré (At-Tawbat 30–31). Le Qur’ān rejette en effet que Dieu «  ait  enfanté  » [walada] (Al-Iẖlāṣ 3) ou «  se soit donné  » [ittaẖada] un enfant (Maryam 35), c’est-à-dire qu’il rejette respectivement une paternité par acte sexuel ou par adoption. Or ces deux perceptions sont officiellement condamnées par l’Église. Si certains savants musulmans acceptent un sens métaphorique à la filiation divine de ‘Īsā, et qu’ils pensent qu’un sens littéral lui a été donnée par Paul et les conciles œcuméniques, il en est d’autres qui, comme abū Utmān L-Ğāḥīž (m. 867), rejettent une filiation adoptive [ou spirituelle] parce que seuls deux partenaires peuvent être amis. 3) Al- Masīḥ : Le terme Masīḥ, objet de onze récurrences, ne fait pas référence à une dimension religieuse, messianique et eschatologique et n’a nullement « les aspects salvifiques pour l’humanité  »80. Il est compris comme un second nom propre à côté de celui de ‘Īsā, et non une épithète ni une définition de son identité. Bien qu’il ait été porté dans l’ère préislamique par des chrétiens comme nom de baptême ou dans leurs noms composés, il était vraisemblablement inconnu par Muḥammad dans la première période de la révélation, puisqu’il ne fait son apparition que dans les versets médinois. Mises à part quelques exceptions comme Az-Zamaẖšarī et Al-Bayḍāwī qui admettent une origine étrangère, les commentateurs le ramènent à une racine arabe. Aussi ces derniers aboutissent-ils à « des interprétations multiples, contradictoires parfois »81. Il est des commentaires qui évoquent la possibilité de plus d’une cinquantaine de significations différentes. Les exégètes préfèrent généralement le faire dériver de la racine M-S-Ḥ, qui a donné le verbe masaḥa [oindre]. Il peut être compris dans la forme passive : ‘Īsā a été purifié de tout péché – le Qur’ān exhorte les croyants, en cas de manque d’eau, à s’effleurer [masaḥa] avec un sol sain pour se purifier (An-Nisā’ 43). Il a été

79 Gérard Mordillat – Jérôme Prieur, Jésus selon Mahomet, 108. 80 Mikel De Epalza, Jésus otage, Jésus otage, 201. 81 Michel Hayek, « L’origine des termes ‘Isâ al-Masîh », II, 374.

5 ‘Īsā dans l’islam 

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oint [couvert] par les ailes de Ğibrīl à sa naissance pour le protéger du toucher du diable. Il a été oint de bénédictions et de bonheur. Il a été oint de l’huile sacrée, comme il était de coutume pour les prophètes. Mais ce verbe peut aussi se conjuguer dans la forme active : ‘Īsā oignait de sa main les yeux des aveugles-nés, pour leur rendre la lumière, et il oindra [essuiera] la sueur de la peur des visages des croyants. Abū Ḥasan L-Balādirī (m. 892) va jusqu’à dire que ‘Īsā essuyait [masaḥa] la poussière des routes avec les bords de la longue robe qu’il portait. Une autre racine est S-Y-Ḥ, dont dérive le verbe sāḥa [errer, pérégriner]. ‘Īsā était l’errant et le pèlerin qui ne s’arrêtait jamais, allant de ville en ville sans avoir un endroit où poser sa tête (Mt 8, 20  ; Mc 9, 58), pour annoncer l’Évangile. Il « arpentait » la terre. Il était aussi le proscrit persécuté, fuyant ses ennemis d’un village à un autre. Cette étymologie est celle pour laquelle optent les ṣūfīs, dont l’idéal est de mener une vie d’errance et de pérégrination. Ils parleront de ‘Īsā comme d’un « pérégrinant » [sayyāḥ], d’un « chef des errants » [imām as-sā’iḥīn]82. Le Qur’ān accorde à ‘Īsā plusieurs titres ‘Īsā est « une parole de Dieu venue [kalimat min Allah] » (Āl-‘Imrān 45). Ar-Rāzī (m. 925) en donne plusieurs explications, dont aucune n’a la même résonnance dans le christianisme. ‘Īsā serait parole, parce que Dieu l’a créé par la parole “Sois”, parce qu’il a parlé au berceau, parce qu’il a annoncé la vérité, parce qu’il a confirmé les dits des prophètes, parce que le terme de “parole” est synonyme de celui de “grâce”. Par conséquent, “parole” n’a qu’une application métaphorique à ‘Īsā. ‘Īsā est aussi parole, parce qu’il est annoncé par les prophètes et parce qu’il apporte aux hommes une parole de Dieu qui les guide et qui les illumine. Voire, il est en personne cette parole qui reflète la volonté de Dieu. Le terme kalimat [parole], appliqué à ‘Īsā dans le Qur’ān, n’a donc pas une portée métaphysique, mais il décrit un être né par l’ordre de Dieu. Il n’y a donc aucune référence à une relation ontologique entre ‘Īsā et Dieu. Pour en écarter toute interprétation qui aille dans le sens de la foi chrétienne, ibn Qayyim Ğawziyyat (m. 1350) écrit : « ‘Īsā fut créé par le “Sois !”, mais il n’est pas le “Sois !” ». ‘Īsā est aussi appelé dans le Qur’ān Rūḥ Allah [« Esprit de Dieu »]. Les savants musulmans y voient toujours un lien avec Ğibrīl qui a insufflé en Maryam. Ils en écartent tout sens d’âme individuelle, parce que l’âme individuelle est an-nafs (Al-Fağr 27). Le Qur’ān reconnaît en ‘Īsā un nabīy [prophète] (Maryam 31) soumis et obéissant à Dieu, en face de qui il n’a aucun privilège. Sa mission se confine à Israël son peuple (Aṣ-Ṣaf 6), et non à l’humanité entière comme Muḥammad (Al-Anbiyā’ 107). 82 Cf. Roger Arnaldez, Jésus fils de Marie, prophète de l’islam, 212.

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Il est aussi un rasūl [messager] (An-Nisā’ 156, Aṣ-Ṣaf 6). En effet, les musulmans distinguent celui qui est uniquement nabīy et celui qui est aussi rasūl [messager]. Ce dernier, en plus de son état de nabīy qui appelle à la foi et à la vérité, est porteur d’une Écriture ou d’une législation. L’Écriture que ‘Īsā apporte est l’Inğīl [Évangile] (Al-Ḥadīd 26–27). Le Qur’ān n’évoque jamais la possibilité de quatre Évangiles. Par cet Inğīl, ‘Īsā confirme la Torah et apporte la sagesse [al-ḥikmat], pour élucider quelques différends qui existent parmi les juifs (Az-Zuẖruf 63). ‘Īsā atteste dans l’Écriture juive tout « l’ensemble des dogmes fondamentaux du monothéisme qui restent identiques d’une révélation à l’autre »83 : le Dieu Unique, Créateur, Législateur et Juge. Quant aux points de divergence que ‘Īsā a résolus, il s’agit de rendre licites certaines choses qui avaient été interdites (Āl-‘Imrān 50). Selon ‘Abdallah ibn Wahb (m. 813), ‘Īsā a d’un côté dénoncé les lois instituées par les responsables religieux juifs, et d’un autre côté il a aboli des interdictions de bonnes choses émises par Dieu en châtiment des fautes commises par les juifs (An-Nisā’ 160–161). Les différents commentaires citent généralement le remplacement du sabbat par le dimanche, et l’autorisation de la consommation de la viande de chameau interdite par Mūsā (Dt 14, 7). En outre, on s’entend sur la présence dans le cœur des disciples de ‘Īsā des sentiments de « tendresse et miséricorde » (Al-Ḥadīd 27), parce que la loi apportée par ‘Īsā, allégeant certains préceptes sévères, est plus douce [alyan] et qu’elle prescrit l’amour entre les hommes. S’il gratifie ‘Īsā de privilèges particuliers, le Qur’ān rappelle cependant que tous les prophètes sont «  les tenants d’une religion unique  »84. Ceux-ci ne peuvent donc se contredire. C’est pourquoi leur témoignage doit être dans la logique de la mission de Muḥammad. D’ailleurs, ‘Īsā a annoncé l’avènement d’un envoyé dont le nom sera Aḥmad [illustre] (Aṣ-Ṣaf 6). Un petit nombre d’Orientalistes, tel que William Montgomery Watt (m. 2006), donnent au terme Aḥmad une signification adjectivale : l’envoyé annoncé aura un nom illustre, mais les exégètes musulmans y voient l’annonce de l’avènement du prophète de l’islam. Selon une tradition musulmane, Dieu aurait révélé à ‘Īsā que la nation qui recevra la miséricorde divine est « la nation de Muḥammad, une nation de savants, de gens craignant Dieu [ . . . qui] disent : “Il n’y a de dieu que Dieu” »85. Ludovico Marracci (m. 1700), traducteur de la Bible en arabe et du Qur’ān en latin, explique la confusion entre Muḥammad et le Paraclet (παράκλητος) promis par Jésus (Jn 14, 16), par la similitude consonantique des deux termes grecs Paraclitos [le consolateur] et Periclitos [l’illustre], ce dernier rendu en arabe par Aḥmad.

83 Ibid., 146. 84 Ibid., 144. 85 Tarif Khalidi, Un musulman nommé Jésus, 215.

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‘Īsā est ‘Abd Allah [esclave de Dieu]  : «  Je suis un ‘abd Allah [esclave de Dieu] » (Maryam 30) sont les premières paroles prononcées par l’enfant ‘Īsā. Il montre ainsi qu’il est une créature, un adorateur gratifié par Dieu (Az-Zuẖruf 59). Le terme d’esclave appliqué à ‘Īsā n’a pas la même connotation que la notion biblique de  ‘ebed de Yahvé (Is 53, 1–8), ou celle appliquée à Jésus qui lave les pieds de ses disciples (Jn 13, 1–15). Dans le Qur’ān, il est synonyme de créature et situe ‘Īsā dans « un statut de dépendance, d’obédience à l’égard de Dieu »86. Si l’Évangile de Luc présente une christologie de service où le Christ est subordonné à son Père, ainsi que l’a montré Hekki Räisänen (m. 2015), il reste que la notion lucanienne du Christ-Serviteur est intrinsèque à la foi au Christ-Sauveur et qu’elle n’a donc pas les mêmes implications que celles coraniques87. ‘Īsā n’a pas dans le texte coranique « un rapport à Dieu qui rappelle, même de loin, le statut de proximité qu’il a dans le christianisme »88. Il y a donc une distance entre Dieu et lui (Al-Mā’idat 72) ; il n’est pas Dieu (Al-Mā’idat 17), ni fils de Dieu (At-Tawbat 30). Dans le Qur’ān, ‘Īsā insiste sur l’unicité de Dieu : rien ne doit lui être associé (Al-Mā’idat 72). En d’autres termes, il demande à ses disciples de ne pas l’adorer ni d’adorer sa mère (Al-Mā’idat 117) ; il prêche un pur monothéisme. ‘Īsā nie fermement avoir annoncé être le Fils de Dieu ou autre chose qu’une créature humaine. ‘Īsā et Maryam sa mère sont des êtres humains, puisqu’ils ont besoin de s’alimenter (Al-Mā’idat 75). D’ailleurs Dieu, s’il le désirait, pourrait anéantir ‘Īsā et sa mère (Al-Mā’idat 17). Les musulmans sont catégoriques dans leur opposition à l’Incarnation divine, qui va à l’encontre de l’unicité et de la transcendance de Dieu. Ils considèrent que la croyance en la divinité de ‘Īsā (Al-Mā’idat 17) est un kufr [mécréance], pire que l’athéisme ou l’idolâtrie. Le ‘Īsā du Qur’ān, par une « véritable gifle pour les chrétiens »89, se démarque de leur doctrine et il est purifié des perversions de leur enseignement. Les miracles de ‘Īsā dans le Qur’ān manifestent son statut de nabīy et de rasūl, mais non son statut divin. D’ailleurs, les deux versets qui relatent les miracles de ‘Īsā reprennent en refrain – une fois à la première personne par la bouche de ‘Īsā, et une deuxième fois, à trois reprises, dans la bouche de Dieu s’adressant à ‘Īsā à la deuxième personne – que les miracles ont été accomplis « avec la permis-

86 Ali Merad, « Le visage du Christ : un regard coranique », 5. 87 Hans Küng se plaît à développer l’hypothèse que le Qur’ān serait témoin d’une christologie primitive de Jésus serviteur de Dieu de l’Église judéo-chrétinne, qui a été écartée par l’Église hellénistique (Cf. Hans Küng (dir.), Le christianisme et les religions du monde, 179–180). 88 Geneviève Gobillot, « Jésus selon les mystiques musulmans », 71. 89 Anne-Marie Delcambre (dir.), Enquêtes sur l’islam, 47.

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sion de Dieu » [bi’idni Allah] (Āl-‘Imrān 49), ou « avec ma permission » [bi’idnī] (Al-Mā’idat 110). Les miracles de ‘Īsā cités dans ces deux versets du Qur’ān consistent à  : parler dès le berceau, fabriquer une forme d’oiseau avec l’argile, guérir l’aveugle et le lépreux, rendre la vie aux morts, informer ce qui est thésaurisé dans les demeures. Enfin, dans un autre lieu, ‘Īsā fait descendre, à la demande de ses disciples [Al-Ḥawāriyyūn] une table du ciel (Al-Mā’idat 112–115). Conçu sans l’intervention d’un père, ‘Īsā accomplit, en parlant au berceau (Maryam 30–33), le miracle « le plus important et le plus explicite » du Qur’ān90. À la différence des autres prophètes qui le sont devenus, ‘Īsā serait donc né prophète. D’ailleurs, il ne reçoit pas l’Écriture à travers un messager divin (AnNaḥl 2, Ġāfir 15), mais celle-ci lui est enseignée directement par Dieu (Āl-‘Imrān 48). Dans le discours qu’il tient au berceau, l’enfant ‘Īsā s’attribue à lui-même ses qualifications : 1) il est serviteur de Dieu [‘abd Allah] ; 2) il apporte l’Écriture [al-Kitāb] qui lui a été conférée ; 3) il est fait prophète [nabīy] par Dieu ; 4) il est rendu béni [mubārak] par Dieu ; 5) il observera la prière [aṣ-ṣalawāt] et le prélèvement purificateur [az-zakawāt] toute sa vie ; 6) il est pieux envers Maryam ; 7) il n’est pas un impérieux misérable [Ğabbārān Šaqiyyān], mais un humble soumis ; 8) il est couvert du salut [salām] à tous les moments de sa vie. Par conséquent ce prodige, qui n’a été accordé qu’à quatre nouveau-nés dans l’histoire de l’humanité selon ibn ‘Asākir, a « une triple signification »91 : 1) innocenter sa mère de toute accusation d’adultère ; 2) prouver sa mission d’envoyé de Dieu qui « l’a fait prophète ». C’est pourquoi dans les deux fois où ce miracle est cité, il est dit que Jésus parlera « du berceau comme à l’âge adulte [fi l-mahdi wa-kahlān » (Āl-‘Imrān 43, Al-Mā’idat 110) ; 3) protester contre les futures croyances des chrétiens en sa divinité en s’affirmant, non tel « un impérieux misérable », mais tel un « esclave de Dieu » [‘abd Allah]. ‘Īsā modèle les oiseaux en soufflant [nafaẖa] sur l’argile [aṭ-ṭīn] (Āl-‘Imrān 43) ou en créant [ẖalaqa] (Al-Mā’idat 110). Dans la première sourate, il s’agit du même verbe qui décrit la création par Dieu d’Ādam et de ‘Īsā quand il insuffle en eux la vie (Al-Anbiyā’ 91). Dans la deuxième sourate, c’est l’unique fois où le verbe “créer” [ẖalaqa] est attribué à un être humain. Toutefois, il ne s’agit pas d’une création ex nihilo. C’est pourquoi le verbe ẖalaqa a plutôt le sens de “façonner” et de “donner une forme”92. Contrairement à ce qui se lit souvent dans la tradition musulmane, rien n’indique dans le Qur’ān que le miracle du modelage

90 Roger Arnaldez, Jésus fils de Marie, prophète de l’islam, 126. 91 Jean-Mohammed Abd-El-Jalil, Marie et l’Islam, 44–45. 92 Ibid., 49.

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et de la vivification des oiseaux ait été accompli lors de l’enfance de ‘Īsā. Mais il y a, semble-t-il, une influence des Évangiles apocryphes comme l’Évangile de Thomas et l’Évangile arménien de l’Enfance qui situent ce miracle à cette période de la vie de Jésus. C’est pourquoi d’ailleurs dans La Vierge de Riom qui date du 14e siècle, l’enfant Jésus tient un oiseau dans sa main. Toutefois, à la différence de ces Évangiles qui mentionnent des moineaux, Ṭabarī et Ar-Rāzī parlent d’une chauve-souris, parce que cet oiseau, constitué uniquement de chair, est le plus difficile à modeler et à faire envoler. Le Qur’ān indique que ‘Īsā a fait vivre des morts, sans donner de plus amples précisions. Ar-Rāzī cite trois individus morts que ‘Īsā aurait vivifiés, deux d’entre eux font écho aux cas narrés dans les Évangiles canoniques : la résurrection de La‘āzar [Lazare] (Jn 11, 1–57) et la résurrection du jeune fils de la veuve, laquelle correspond à celle du fils de la veuve de Naïm (Lc 7, 11–17). Cependant, au lieu de la résurrection de la fille de Jaïre (Mt 9, 18–26 ; Mc 5, 21–43 ; Lc 8, 40–56), Ar-Rāzī parle de celle de Sām ibn Nūḥ [Sem, fils de Noé]. Après la revivification des morts, la guérison des aveugles et des lépreux est le second miracle qui est cité par les Évangiles canoniques. Selon Ṭabarī, le Qur’ān cite la cécité et la lèpre parce qu’il s’agit de maladies incurables. ‘Īsā nomme ce qui est accumulé dans les demeures. Aucune information n’est donnée sur le contexte de ce miracle. Toutefois, la tradition musulmane a comblé le vide en développant différentes versions. Selon Muḥammad ibn Isḥāq (m. 768), l’enfant ‘Īsā, doté d’une science innée qui lui permettait de devancer son maître, racontait à ses camarades ce que leurs parents faisaient ou cachaient dans leur maison. Les parents défendirent alors à leurs enfants de fréquenter le petit sorcier, les enfermèrent dans une pièce, et répondirent au petit ‘Īsā que des pourceaux s’y trouvaient. Lorsque ‘Īsā s’écria « Qu’il en soit ainsi », les enfants étaient métamorphosés en ces animaux. Selon Ar-Rāzī, ‘Īsā informait ce que les parents thésaurisaient, parce que l’accumulation était interdite par la loi juive. Dans cette idée, résonnerait l’écho de l’interdiction de faire des réserves de manne dans le désert (Ex 16, 1–36). Le dernier miracle évoqué est celui de la table pourvue (Al-Mā’idat 112–115). Les Ḥawāriyyūn [apôtres] demandent à ‘Īsā de faire descendre une table du ciel [mā’idat mina l-samā’]. Comprenant leur manque de foi, ‘Īsā leur demande de se prémunir envers Dieu. Ils répliquent qu’ils veulent apaiser leur cœur et savoir s’il dit vrai. ‘Īsā invoque Dieu en lui demandant de faire descendre cette table. Dieu acquiese, mais il prévient d’infliger un châtiment sans précédent à quiconque dénierait l’événement. Les commentateurs chrétiens ont toujours été déconcertés face à ce miracle, dont ils n’arrivent pas à trouver avec assurance le récit équivalent dans les Évangiles. Deux propositions ont été suggérées, sans qu’aucune soit vraiment retenue  : l’institution de l’eucharistie ou la multipli-

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

cation des pains et des poissons, suivie du discours sur le pain qui descend du ciel (Mt 14, 12–21 ; Jn 6). Car les commentaires musulmans affirment généralement que les aliments sur la table étaient des pains et des poissons dont, selon certains, la chair avait le goût de tous les aliments. Un autre rapprochement a été fait avec le psaume 78 où, en référence à Exode 16, 3–4, le peuple tente le Seigneur en réclamant de manger à sa faim et en demandant  : «  Dieu peut-il apprêter une table au désert ? » (Ps 78, 18–20). D’ailleurs, dans l’une des versions que donne Ṭabarī, la table aurait été enlevée lorsque certains, par crainte que la table ne redescende pas le lendemain, ont fait des réserves. Cette version fait écho au peuple errant qui ne peut garder jusqu’au matin de la manne et des cailles données par Dieu (Ex 16, 1–36). Les commentaires musulmans de ce récit ont donné place à une quantité de versions : 1) les enfants d’Israël ont demandé une table garnie, après que ‘Īsā leur eut promis que Dieu leur accorderait leur requête s’ils jeûnaient trois jours ; 2) ‘Īsā demande à Dieu de faire descendre une table garnie, en vue d’inaugurer sa prédication ; 3) les disciples n’osèrent en manger par peur d’un châtiment, parce que ‘Īsā leur dit que seul peut en manger celui qui en a réclamé la descente. Les malades et les pauvres furent alors conviés. En mangeant de la nourriture qui ne diminuait pas, ceux-là furent guéris et ceux-ci en eurent à suffisance à vie. Les disciples regrettèrent leur réticence, et les riches, reniant l’événement, furent métamorphosés pour un temps en pourceaux. Cette dernière version mélange à la fois la parabole des invités aux noces (Lc 14, 7–14) et le récit de la guérison du démoniaque (Mc 1, 1–20). Dans cet événement au contexte imprécis, trois points attirent l’attention des croyants : 1) il s’agit d’un signe (āyat) de la puissance de Dieu, à qui rien n’est impossible ; 2) cette table céleste est source de célébration et de joie (‘īd). C’est pourquoi certains commentateurs ont affirmé que la nourriture était des fruits du paradis ; 3) les croyants ne doivent pas exiger un miracle pour croire les paroles d’un prophète. Après avoir abordé la figure de Īsā dans le Qur’ān, il est important de se pencher sur la tradition musulmane. Les musulmans aiment et vénèrent ‘Īsā. Il est l’unique exemple de « figure centrale » d’une religion – le christianisme – à être adoptée et reconnue comme une « figure constitutive » par une autre religion, qui est l’islam93. Dans les ḥadīt, Muḥammad évoque rarement ‘Īsā. Trois récits méritent toutefois d’être rapportés : 1) lors du mi‘rāğ [ascension au ciel], Muḥammad aurait vu ‘Īsā au second ciel, tandis que Mūsā et Ibrāhīm étaient respectivement au sixième

93 Cf. Tarif Khalidi, Un musulman nommé Jésus, 14.

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et septième94  ; 2)  lors du Jugement divin, ‘Īsā, bien que n’ayant commis aucun péché, confesse avoir besoin d’un intercesseur qui ne peut être que le prophète de l’islam ; 3) Muḥammad aurait affirmé que, s’il avait eu plus de yaqīn [certitude, confiance], ‘Īsā aurait marché, non seulement sur l’eau, mais aussi dans les airs. Ces extraits montrent que ‘Īsā, qui jouit de respect dans l’islam, reste une créature humaine et, en tant que rasūl, il ne peut avoir une prééminence sur Muḥammad. La tradition musulmane, inspirée de l’image coranique d’un ‘Īsā qui a accompli des signes et des miracles, est prodigue dans la description des faits extraordinaires celui-ci aurait réalisés. Voici quelques exemples. ‘Īsā apprenait la science d’un mois en un jour. Confié par sa mère à des teinturiers, il déposait les vêtements dans une seule couleur, mais retirait chaque pièce selon sa couleur propre. En écho au signe des noces de Cana (Jn 2, 1–11), le jeune ‘Īsā de douze ans transforma l’eau en vin aux noces du fils d’un gouverneur, pris au dépourvu par des invités syriens qui ne s’étaient pas annoncés. Comme les savants musulmans ne pouvaient se fonder sur le Qur’ān et la Sunna, lesquels s’étendent peu sur les activités de ‘Īsā, ils s’inspireront principalement des livres du Nouveau Testament qu’ils ont lus après leur contact avec les chrétiens de Syrie. Quelques savants de l’islam, tels que abū Utmān L-Ğāḥiž (m.  868) et ‘Abd L-Ğabbār L-Ḥamadānī (m. 1025), rejettent catégoriquement tout recours aux récits évangéliques95. D’autres préfèrent les accepter en leur donnant une interprétation musulmane. Il s’agit donc d’une « reconnaissance tactique »96 des Évangiles, en vue de nier la divinité de ‘Īsā. Ainsi, ce dernier est approché et tenté par le démon (cf. Mt 4, 1–10), se rend sur la montagne pour prier (cf. Lc 6, 12), reconnaît que nul n’est bon sinon Dieu seul (Mc 10, 17–19) et avoue qu’il ne peut accorder à aucun de siéger à ses côtés dans le monde à venir. Ces exemples tirés des Évangiles insistent sur la nature humaine de ‘Īsā. Taqī Ad-Dīn ibn Taymiyyat (m. 1328) donne trois arguments tirés des Évangiles pour nier la divinité de ‘Īsā  : l’ange n’annonce pas à Maryam qu’elle portera en son sein le créateur  ; au baptême, la voix céleste déclare que ‘Īsā est un élu ; sur la croix, il expérimente l’absence de Dieu. Le récit des mages est développé dans l’œuvre de Ṭabarī et les présents offerts sont rattachés à l’image musulmane de ‘Īsā. L’or reflète son statut de prophète ; la myrrhe, qui guérit les blessures, exprime son activité thaumaturgique ; 94 Selon Al-Buẖārī, Muħammad aurait décrit ‘Īsā ainsi : de taille moyenne, un torse large, les cheveux bouclés et le teint clair mêlé de rouge. 95 Pourtant Al-Ğāħiž (m. 867) s’inspire de passages évangéliques et parle de ‘Īsā qui fréquente les prostituées, parce qu’un médecin visite les malades (cf. Mt 9, 9–13), et qui répond aux injures par le bien. 96 Abdelmajid Charfi, La pensée musulmane dans sa réponse aux chrétiens, 326.

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et l’encens, dont la fumée s’élève, annonce qu’il sera élevé vers Dieu. Al-Ġazālī s’est fondé sur les récits évangéliques qu’il connaît admirablement bien pour composer sa Réfutation excellente de la divinité de Jésus-Christ. Certains ajouts sont parfois greffés aux passages évangéliques, qui sont alors refaçonnés dans le moule de la doctrine musulmane. Par exemple, ‘Abd Allah ibn Mubārak décrit un ‘Īsā qui, non seulement ne sait pas l’heure du dernier jour, mais qui est terrifié quand il en est fait mention. C’est donc la nature humaine de ‘Īsā qui est mise en exergue. ‘Īsā, qui tient un langage qui n’est pas du tout celui des Évangiles, finit par n’être « rien de plus qu’un bon musulman »97. D’ailleurs, dans la tradition musulmane, ‘Īsā respecte et accomplit les cinq piliers de l’islam, sachant qu’il se rendra en pèlerinage à Al-Makkat à la fin des temps. Il arrive que des musulmans reprennent des récits évangéliques, toutefois en éliminant la figure du Christ ou en les islamisant complètement. Par exemple, le plus petit des frères de Jésus qui avait faim ou soif et qui était étranger ou nu (Mt 25, 31–46) devient le frère musulman, alors que les ouvriers de la onzième heure dans la parabole (Mt 20, 1–17) deviennent les musulmans qui reçoivent de Dieu un meilleur salaire que juifs et chrétiens. Les savants musulmans adoptent donc une triple attitude à l’égard des renseignements sur ‘Īsā dans les Évangiles98. Le premier groupe, qui comprend à titre d’exemple abū Ḥasan L-Mas‘ūdī, n’accepte pas de s’y référer si le Qur’ān et la Sunna n’en parlent pas ; le deuxième, celui de Ṭabarī, s’y réfère, toutefois en les incorporant dans des catégories musulmanes ; le troisième groupe, celui d’Aḥmad L-Ya‘qūbī, rapporte les éléments évangéliques en affirmant que ceux-ci diffèrent des textes coraniques. De manière générale, les musulmans qui s’appuient sur les Évangiles dans une perspective musulmane reconnaissent que ce n’est pas l’Écriture qui a été falsifiée, mais son interprétation. Par exemple, Muḥammad ‘Abduh (m. 1905) pense que les chrétiens ont altéré le sens [taḥrīf l-ma‘nā) et gauchi les propos de ‘Īsā qui parlait moyennant paraboles et métaphores. Il explique que les propos de ‘Īsā, quand celui-ci affirme être un envoyé « du seul vrai Dieu » (Jn 17, 3), prouvent que les Évangiles enseignent l’unité divine et la subordination des messagers. Mais la conviction d’une Écriture qui a été elle-même altérée a pris le dessus, lorsque les musulmans ont découvert l’existence dans le passé de groupes chrétiens, tels que les Ariens, opposés à la foi dans la Trinité ou dans la divinité de Jésus. C’est pourquoi d’ailleurs les signataires de la lettre des cent trente-huit théologiens

97 Roger Arnaldez, Jésus dans la pensée musulmane, 68. 98 Cf. Abdelmajid Charfi, La pensée musulmane dans sa réponse aux chrétiens, 261–266.

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musulmans adressée le 13 octobre 2007 à Benoît XVI écrivent que les chrétiens eux-mêmes ne se sont jamais tous accordés entre eux sur la nature de Jésus. Les musulmans dénigrent généralement Paul – un «  juif rusé et malhonnête » selon ‘Abd L-Ğabbār L-Ḥamadānī (m. 1025)99 – et l’accusent d’avoir altéré et travesti la foi chrétienne originelle annoncée par ‘Īsā. Il aurait transformé, selon Rašīd Riḍā (m. 1935) une religion fondée sur le monothéisme le plus pur et le plus rationnel en religion païenne. Quelques siècles plus tard, l’empereur polythéiste Constantin (m.  337), lors du concile de Nicée (325), aurait appuyé la minorité chrétienne qui croyait que le Masīḥ était de la même substance que le créateur. Aussi des savants musulmans du 20e siècle comme Muḥammad Riḍā, Muḥammad abū Zahrat, Muḥammad Ata Ur-Rahim prennent-ils l’Évangile de Barnabé, qui aurait dévoilé la supercherie paulinienne, comme premier point de référence pour refuser la doctrine chrétienne. Or les érudits occidentaux garantissent que cet écrit, traduit en arabe en 1908 par le chrétien H̱alīl Sa‘dat, est tardif et faux, ce que les musulmans ont du mal à admettre, en continuant à le considérer comme un document scientifique. ‘Īsā est aussi present dans les écrits ṣūfīs. Dans la tradition ṣūfīe, ‘Īsā est le type même de l’ascète, le modèle de pauvreté et «  le type non-conformiste qui réprouve la vie corrompue de ses contemporains »100. Il est un « proto-ṣūfī »101, détaché de sa famille, portant une robe de laine [ṣūf], errant [sā’iḥ] sans foyer, allant d’un lieu à un autre, sans jamais demeurer dans une maison. À la tombée de la nuit, « sa lampe était la lune, son ombre la noirceur de la nuit, son lit la terre, son oreiller une pierre, sa nourriture la plante des champs ». Selon abū Ṭālib L-Makkī (m. 996), ‘Īsā aimait être appelé par le titre de miskīn [pauvre]. Lorsque Satan le prévint qu’il n’avait pas encore renoncé à la pierre qui lui servait d’oreiller, ‘Īsā s’en débarrassa. Une autre fois, voyant un homme se peigner la barbe avec ses doigts, il jeta son peigne. La pauvreté de ‘Īsā est en réalité une richesse, car ainsi que l’affirme abū Nu‘aym L-Aṣfahānī (m.  1038), si la pitance du ‘Īsā est la faim, son feu les rayons de soleil, sa monture ses deux jambes, il n’y a point homme sur terre qui soit plus riche que lui102. Selon Al-Ġazālī, lors du jugement dernier, ‘Īsā sera reconnu comme l’homme le plus pauvre de l’humanité. ‘Īsā aurait affirmé que le monde terrestre est un pont qui sert de passage vers l’au-delà. Aussi ne faudrait-il pas y bâtir une demeure, car cela serait construire

99 Cf. Oddbjørn Leirvik, Images of Jesus Christ in Islam, 114. 100 Roger Arnaldez, Jésus fils de Marie, prophète de l’islam, 213. 101 Oddbjørn Leirvik, Images of Jesus Christ in Islam, 84. 102 Cf. Michel Hayek, Le Christ de l’Islam, 142.

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une maison sur les vagues de la mer ou « sur le chemin de l’inondation »103. Ces paroles ont été gravées à la porte de la mosquée de Fathpûr-Sîkrî, cité construite par l’empereur Ğalāl Ad-Dīn Akbar (m. 1605) pour célébrer ses victoires. À côté de la pauvreté, l’autre caractéristique qu’attribue à ‘Īsā la littérature ṣūfīe est le combat contre les passions charnelles. Or le dédain des plaisirs mondains et de la richesse matérielle se transforme parfois en rejet de la vie elle-même car, selon ibn Abī d-Dunyā (m. 894), ‘Īsā découvre que « celui qui n’a pas été créé est plus heureux que celui qui l’a été »104. ‘Īsā appelle à la pauvreté totale. Dans un ḥadīt rapporté par ‘Abdallah ibn Mubārak (m. 797), il invite ses disciples à être eux-aussi itinérants et à ne pas se préoccuper des soucis terrestres, à l’exemple des oiseaux et des bovins qui ne moissonnent ni ne labourent, mais qui sont nourris par Dieu. Car c’est tomber dans le piège de Satan que d’aimer ce monde. En effet, à l’inverse de la richesse, la pauvreté peut être atteinte sans désobéissance à la loi de Dieu. Le ‘Īsā de la mystique musulmane n’appelle pas uniquement à une pauvreté matérielle, mais aussi à un détachement et à un désintéressement dans la foi. Abū Ṭālib L-Makkī (m. 996) rapporte un récit dans lequel ‘Īsā enseigne que les amis de Dieu sont ceux qui l’adorent, non par désir du paradis ni par crainte de l’enfer, mais par amour de lui. Si ‘Īsā est reconnu comme un maître spirituel, voire comme le plus profond, il garde ses traits coraniques et il s’écarte du Christ des Évangiles. La littérature ṣūfīe reprend quelques thèmes à l’Évangile, cependant par « un processus d’islamisation  », c’est-à-dire sans citer les sources, et parfois même en islamisant ‘Īsā. En effet, celui-ci récite des versets coraniques et prie à la façon musulmane, en faisant les ablutions et en exécutant deux rak‘āt [prosternations]. Il pratique la prière de l’istiṣqā’ [les rogations] en temps de sécheresse. ‘Īsā est le médecin qui fréquente les malades que sont les pécheurs (cf. Lc 5, 31), qui chasse les marchands du Temple (cf. Jn 2, 13–21), qui a un cœur tendre et qui se tient en piètre estime (cf. Mt 11, 29). À celle qui bénit le ventre qui l’a porté (cf. Lc 11, 27), il répond qu’est béni celui à qui Dieu a enseigné son Livre et qui meurt sans être arrogant. De même, il appelle ses disciples à faire l’aumône en laissant la main gauche ignorer le geste de la main droite, à se parfumer durant le jeûne (cf. Mt 6, 1–8), à faire le bien à l’égard de ceux qui leur font tort (cf. Mt 5, 43–48). Il leur demande de suivre son exemple en cuisinant les uns pour les autres (cf. Jn 13, 1–17). Parfois, différents versets de la Bible sont associés dans une seule et même réplique. Ainsi ‘Īsā explique que l’homme, arrivant nu dans le monde et en en

103 Tarif Khalidi, Un musulman nommé Jésus, 233. 104 Ibid., 125.

5 ‘Īsā dans l’islam 

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repartant de même (Jb 1, 21), ne doit pas se préoccuper du lendemain qui apportera ses propres soucis. Avec Muḥyī d-Dīn ibn ‘Arabī (m. 1240), la figure de ‘Īsā s’est détachée de l’ensemble des prophètes. Elle reçoit le titre de H̱ātam l-Awliyā’ [Sceau des saints], que lui avait déjà donné abū ‘Īsā At-Tarmidi (m. 892). Les ṣūfīs lui donnent des titres qui expriment l’admiration qu’ils lui portent. Il est “guide spirituel”, “maître de bienveillance”, “prophète de Dieu”, “ibn Maryam”, “esprit de Dieu”, “ami de Dieu”, “maître de vertu”. Toutefois, si elle est importante dans la littérature ṣūfīe, la figure de ‘Īsā n’est pas pour autant centrale. Il est le H̱ātam l-Awliyā’ [Sceau des saints], mais Muḥammad est H̱ātam l-Anbiyā’ [Sceau des prophètes]. Contrairement à une idée répandue, ‘Īsā n’est pas considéré tel « un maître » dans le ṣūfīsme ni « la source exemplaire » de la vie mystique105. Il n’est d’ailleurs pas l’homme sans péché. Il avoue par exemple à Yūḥannā As-Sābiq [Jean-Baptiste] qu’il est parfois incapable de retenir sa colère. Il exprime son impuissance avec les mêmes mots que Paul a employés pour lui-même : il ne peut se débarrasser de ce qu’il hait ni atteindre ce qu’il désire. Alors que le Jésus du Nouveau Testament affirme qu’il « est » avant que le monde ne fût (Jn 8, 58), le ‘Īsā du ṣūfīsme rappelle que le monde existait avant lui et continuera d’exister après sa mort. Il n’est donc pas le Christ des Évangiles, mais un Christ musulman. C’est pourquoi, en récompense de son ascétisme, ‘Īsā recevra au jour de la Résurrection cent ḥūrīyat [houris], créées spécialement pour lui. Dieu donnera pour ses noces un banquet de quatre cent mille ans106. Une telle image de ‘Īsā honoré par le mariage est en harmonie avec la vocation idéale de l’homme dans l’islam. ‘Īsā est aussi invoqué dans quelques œuvres arabes égyptiennes modernes. En effet, à la suite de la seconde guerre mondiale, particulièrement durant l’ère nassérienne où le panarabisme prédominait contre le discours islamique, il y eut en Égypte différentes publications et romans qui évoquent la figure de ‘Īsā dans ses aspects humanistes. – ‘Abbās Maḥmūd L-‘Aqqād (m. 1964), écrivain et philosophe, écrivit en 1953 une biographie de ‘Īsā intitulée ‘Abqariyyat l-Māsīḥ [Le génie du Messie]. Il se fonde uniquement sur les quatre Évangiles canoniques, tient compte des dernières découvertes de l’exégèse biblique et s’inspire des portraits tracés par Ernest Renan (m. 1892) et Emil Ludwig (m. 1948). ‘Īsā y est « l’éducateur de la conscience, le défenseur des pauvres et le prophète de la bonté »107. Il

105 Roger Arnaldez, Jésus dans la pensée musulmane, 17. 106 Cf. Jacques Jomier, « Jesus as seen by a Muslim », 400. 107 Maurice Borrmans, « Il Gesù dell’Islam », 82

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

a « le verbe éloquent et l’esprit prompt, joignant à la solidité de l’exposé, des arguments tirés des textes sacrés »108. Dans son discours, transparaît l’amour du beau et de la nature. Il n’approuve pas le légalisme et le juridisme de son époque. Il appelle à accomplir la loi d’amour, y compris celle de l’ennemi, qui permet de se donner en offrande, sans réclamer de compensation. Selon Al-‘Aqqād, Paul n’a pas altéré le message de ‘Īsā. Bien au contraire, il l’a fidèlement porté au monde entier. Dans une scène qui reprend la légende dostoïevskienne du Grand Inquisiteur, Al-‘Aqqād imagine que, si ‘Īsā retournait sur terre, il reprocherait à certains de ses adeptes leur hypocrisie, désavouerait ce qui est parfois imposé en son nom, et enseignerait, à nouveau, à l’humanité que c’est le sabbat qui est fait pour l’homme. Le ‘Īsā ‘aqqādien est un homme, rien qu’un homme. Muḥammad Kāmil Ḥusayn (m.  1977), un chirurgien, écrit en 1954, non un roman, mais un récit philosophique  et moral intitulé Qaryat žālimat [Cité inique], dans lequel il médite sur les événements du “Vendredi saint”, ainsi que sur les émotions et remords des différents protagonistes concernés par la condamnation de l’innocent qu’est ‘Īsā. Le livre s’ouvre par ces mots admirables : « Ce jour-là était un vendredi ! Mais il ne ressemblait à aucun autre jour. Ce jour-là les hommes s’égarèrent très loin dans l’erreur, jusqu’à toucher le crime extrême  ». Ḥusayn veut montrer que, par sa décision de tuer le Christ, la coalition politico-religieuse a décidé de tuer la conscience humaine et d’éteindre sa lumière. Or, sans la guidance de leur conscience, juge secret de l’âme humaine, les hommes glissent dans la folie et dans le mal. C’est pourquoi les événements du Vendredi saint se répéteront interminablement, chaque fois que l’homme transgresse les limites de la conscience. Ḥusayn aborde aussi différentes problématiques comme celle de la concertation des disciples sur la possibilité de recourir à la violence pour libérer leur maître. Dans son essai, Ḥusayn, qui exprime son admiration pour le Sermon sur la montagne, insiste sur l’aspect moral de l’enseignement de ‘Īsā, sans aborder les points de la doctrine. Il écrit explicitement qu’une personne, quelle que soit sa religion, est avec ‘Īsā, lorsqu’elle aime Dieu et les hommes. Le ‘Īsā ḥusaynien n’est pas divin, mais il est la figure de l’homme idéal. H̱ālid Muḥammad H̱ālid (m. 1996) publie en 1958 Ma‘an ‘alā aṭ-ṭarīq, Muḥammad wal-Masīḥ [Ensemble sur la route : Muḥammad et le Masīḥ]. Il y parle de l’appel du Masīḥ pour une justice sociale et un amour désintéressé. La problématique du livre est le choix que doivent prendre les hommes entre

108 Maurice Borrmans, Jésus et les musulmans d’aujourd’hui, 164.

6 La crucifixion dans l’islam 





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Barrabas et le Masīḥ, c’est-à-dire entre la vérité et l’erreur, l’amour et la haine, la paix et la guerre, la vie et l’extinction. ‘Abd L-Ḥamīd As-Saḥḥār (m.  1974), romancier et cinéaste, écrit en 1918 Al-Masīḥ ‘Īsā ibn Maryam [Le Masīḥ ‘Īsā fils de Maryam], dans lequel il raconte la vie de ‘Īsā en fidélité au cadre coranique, mais en y introduisant des passages évangéliques qui ne s’opposent pas à la christologie islamique. Le ‘Īsā saḥḥārien est « le symbole de libéralité et d’amour »109. Toutefois, il n’a pas réussi à établir le règne de Dieu par la non-violence, contrairement à Muḥammad qui était à la fois prophète religieux et chef politico-militaire. Il est enfin intéressant d’évoquer le cas unique de Fatḥī ‘Utmān (m. 2010), qui écrivit en 1961 une biographie intitulée Ma‘ l-Masīḥ fi L-Anāğīl l-arba‘at [Avec le Masīḥ selon les quatre Évangiles], dans laquelle il intègre les données du Nouveau Testament, mettant en exergue les désaccords entre le Qur’ān et les Évangiles, et appelant les lecteurs à effectuer un choix.

6 La crucifixion dans l’islam Alors que les Évangiles affirment clairement qu’« ils le crucifièrent, et deux autres avec lui, un de chaque côté, et Jésus au milieu » (Jn 19, 16–18), les musulmans s’accordent généralement que ce fut quelqu’un qui n’est pas ‘Īsā ibn Maryam. La conviction chrétienne de la crucifixion du Christ relève pour beaucoup de musulmans du « mythe du Calvaire »110. Abū Muḥammad ibn L-Ḥazm (m. 1064) va jusqu’à accuser d’infidélité à l’islam quiconque reconnaît la crucifixion de ‘Īsā. Contrairement à ce que pense le commun des fidèles chrétiens, les ṣūfīs, y compris Manṣūr L-Ḥallāğ (m. 922) qui a été lui-même crucifié, ne reconnaissent pas non plus la crucifixion de ‘Īsā. Martin Kähler (m. 1912) affirmait que les Évangiles étaient des histoires de la passion précédées d’une introduction développée sur la vie de Jésus. Il est possible de dire que dans le Qur’ān, le récit de la crucifixion n’occupe que la place restreinte d’une annexe de quelques versets, ajoutée au cycle de la naissance et des miracles de ‘Īsā. Voici donc le court passage coranique qui évoque l’événement de la crucifixion : Pour leur [les Gens du Livre] rupture de leur engagement, pour leur déni des signes de Dieu, pour leur assassinat de prophètes à contre-vérité, pour leur paroles : “Nos cœurs sont opaques” . . . – Non pas ! Seulement Dieu y posa le sceau de la dénégation, et Ils ne sont pas 155

109 Ibid., 179. 110 Anonyme, « Le scandale de la croix », 2.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

croyants, ou si peu ! 156 pour avoir dénié, pour avoir proféré sur Marie une calomnie énorme, 157 pour avoir assuré : “Nous avons tué [qatalnā] Jésus le Messie fils de Marie”, l’Envoyé de Dieu ! . . . Ils ne l’ont pas tué [mā qataluhu], ils ne l’ont pas crucifié [mā ṣalabuhu], mais l’illusion les en a possédés [šubbiha lahum]. Ceux qui là-dessus controversent ne font qu’en douter sans avoir en l’espèce d’autre science que de suivre la conjecture [ittibā‘ ad-dann] . . . Ils ne l’ont pas tué en certitude [mā qataluhu yaqīnān] 158 mais Dieu l’éleva vers Lui – Dieu est Tout-Puissant et Sage. (An-Nisā’ 155–158)

Dans l’explication de ces quatre versets, les commentateurs musulmans ont opté pour l’un des trois choix : 1) Le premier choix, le moins approuvé, veut que ‘Īsā ait été crucifié par les juifs. Toutefois, ces derniers sont restés dans l’illusion qu’en éliminant ‘Īsā, messager de Dieu, ils avaient eu le pouvoir de tuer sa réalité profonde. ‘Abdallah ibn ‘Abbās (m. 687), Sa‘īd ibn Ğubayr (m. 714) et abū Zakariyā L-Farrā’ (m. 830) affirment que le suffixe pronominal du verbe tuer [qataluhu] se réfère à la “conjecture”. Les juifs n’auraient donc pas tué la conjecture, c’est-à-dire la prétention d’avoir vaincu ‘Īsā en le tuant. 2) Le deuxième choix est celui de la théorie de l’illusion, selon laquelle seule la nature humaine a été crucifiée. Parmi les tenants de cette théorie, il y a eu des groupes ismaéliens, particulièrement les Iẖwān aṣ-ṣafā, selon lesquels le šubbiha lahum  signifierait que les juifs ont tué le nāsūt [l’humanité] de ‘Īsā mais n’ont pu porter atteinte à son lāhūt [sa divinité ou sa dimension spirituelle]. L’argument en est l’exhortation que fait Jésus à ses disciples à ne pas craindre ceux qui tuent le corps, mais ceux qui font périr l’âme (Mt 10, 28). Cette approche a toutefois été rejetée par la presque totalité des savants musulmans. 3) Le troisième choix, adopté par la majorité des musulmans, est celui de la théorie de la substitution, volontaire ou punitive, qui établit qu’un sosie de ‘Īsā a été crucifié à sa place. Dans son commentaire, Faẖr Id-Dīn Ar-Rāzī (m. 1209) explique que, par l’affirmation “ils ne l’ont pas tué”, le texte coranique ne nie pas l’événement d’une crucifixion, mais qu’il indique fortement qu’un autre que ‘Īsā a été tué à sa place. Répondant ensuite aux objections, les unes disant que ce serait un acte indigne de Dieu, d’autres soulevant la possibilité d’élever ‘Īsā au ciel sans projeter sa ressemblance sur un tiers, Ar-Rāzī explique qu’il s’agit d’un miracle exceptionnel que Dieu a accompli en secret, pour laisser à l’homme la possibilité d’y croire ou non. Néamoins, certains savants musulmans ont protesté contre la théorie de la substitution. Le premier fut ibn Qutaybat (m.  889), selon qui les juifs n’étaient pas assurés du meurtre du Masīḥ ; il s’agissait d’une conjecture. Au même titre, abū

6 La crucifixion dans l’islam 

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L-Qāsim Az-Zamaẖšarī (m. 1144) fut le premier à analyser grammaticalement l’expression šubbiha lahum, pour s’opposer à la théorie de la substitution. En effet, se demande le savant, qui en est le sujet : ‘Īsā, le substitut ou le “il” impersonnel [l’équivalent du pronom it en anglais], c’est-à-dire l’événement de la crucifixion ? Paradoxalement, après avoir répondu qu’au niveau grammatical, le texte ne pouvait mentionner un substitut, il opte pour la théorie de la projection de l’apparence de ‘Īsā sur une tierce personne. Faẖr Id-Dīn Ar-Rāzī (m. 1209) aborde la théorie de la substitution aux niveaux philosophique et théologique. Cette théorie soulève deux problématiques : celle d’abord d’ouvrir la porte à un sophisme qui remet en question toute possibilité d’une information certaine, et qui permet ensuite de douter de tout témoignage historique. Les mu‘tazilites critiquent la théorie de la substitution, parce qu’elle accrédite une injustice infligée à un homme mourant à la place de ‘Īsā. C’est pourquoi certains ši‘ītes, en vue de blanchir Dieu de toute injustice, affirment que les ennemis de ‘Īsā, n’ayant pu saisir ce dernier, ont cherché à remédier à la situation en capturant un homme qui lui ressemblait et qu’ils l’ont crucifié. Les théories musulmanes de la substitution ressemblent sur certains points à certaines théories des mouvances chrétiennes hétérodoxes. En effet, la crucifixion, supplice romain pratiqué auparavant dans la civilisation perse, était destinée aux esclaves et aux Romains accusés de haute trahison et déchus de leur citoyenneté. Aussi cette mort, la plus pitoyable selon Flavius Josèphe (m. 100), était-elle synonyme d’humiliation et de déshonneur. Car, en plus de porter la barre horizontale jusqu’au lieu de l’exécution, et d’endurer sous le regard railleur de la foule une agonie lente, le condamné à mort n’avait pas droit à l’ensevelissement. C’est pourquoi la crucifixion de Jésus s’est présentée auprès des premiers auditeurs de la prédication chrétienne comme un obstacle à la foi au Christ. D’où l’importance le cri de l’apôtre Paul, proclamant que le Messie crucifié était « scandale pour les juifs, folie pour les nations païennes » (1Cor 1, 23). Aussi y-a-t-il eu au cours de l’histoire du christianisme des groupes qui ont cherché à réinterpréter, atténuer, voire supprimer la mort de Jésus en croix. Les Pères apostoliques, notamment Ignace d’Antioche (m.  107) et Polycarpe de Smyrne (m.  155), vont condamner les enseignements de ces groupes et les rattacher aux inspirations du diable. Le manichéisme considère qu’il y a eu une apparence de mort de Jésus sur la croix. Cérinthe, par exemple, croyait que le Christ, qui avait habité le corps de l’homme Jésus lors du baptême, l’avait quitté avant la crucifixion. Selon Irénée, Basilide, un gnostique du second siècle, enseignait que Simon de Cyrène, métamorphosé en Jésus, a été crucifié par ignorance et erreur. Dans l’Apocalypse de Pierre, un écrit gnostique découvert en 1945 parmi les codex de Naga‘ Ḥamādī,

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Jésus dit à son apôtre : « Celui que tu vois au-dessus de la croix, joyeux et riant, c’est le Jésus vivant. Mais celui dont ils clouent pieds et mains est son aspect physique, c’est-à-dire le substitut ». Dans ce dernier passage, il s’agit, non seulement d’une substitution, mais aussi d’un dédoublement de Jésus. Un autre courant réputé pour avoir contesté la crucifixion est le docétisme, selon lequel l’humanité de Jésus n’était qu’une illusion dès le point de départ. Dans sa réponse aux docètes, Cyrille de Jérusalem (m.  387) soutiendra qu’une crucifixion en apparence n’apporte qu’un salut illusoire. Quant aux adoptianistes, ils croyaient que le Christ divin a habité à un moment de sa vie le corps de Jésus. Il pouvait donc déserter ce corps à tout moment, sans rien changer dans les apparences. Y a-t-il une influence de ces courants judéo-chrétiens et gnostiques sur l’attitude de l’islam ? Certains Orientalistes, comme Henri Michaud (m. 1961) et Giuseppe Rizzardi, évoquent la possibilité d’un lien avec la version docète qui nie également la crucifixion du Christ, d’autant plus que le terme coranique šabah est la traduction du grec dokeo [apparence]. Michel Hayek (m.  2005) privilégie lui aussi un tel lien, en raison de la présence de ce groupe à Nağrān, la veille de l’islam. Henri Michaud et Joachim Gnilka voient une influence gnosticisante, non dans la théorie de la substitution, mais dans celle de l’illusion. François Jourdan suggère que ce sont les commentateurs, non le Qur’ān, qui ont emprunté les théories de la substitution ou de l’illusion aux mouvances gnostiques. Il serait difficile de se prononcer sur de telles hypothèses, car ces courants croyaient fortement à la divinité du Christ et considéraient que son humanité n’était qu’une façade n’ayant rien de concret, tandis que l’islam insiste sur l’humanité de ‘Īsā et condamne toute croyance en sa divinité. Rappelons que le docétisme, par contre, nie la crucifixion pour préserver la divinité du Christ. Des non-musulmans ont parfois proposé une explication des versets coraniques sur la crucifixion. Yūḥannā Ad-Dimašqī (m. 749) a été le premier chrétien à affirmer que les musulmans nient la crucifixion du fils de Maryam ou du moins affirment que c’est son ombre qui aurait subi la crucifixion. Le catholicos nestorien Timotāwos 1er (m. 823), dans son débat avec le calife ‘abbāsīde Al-Mahdī (m. 785), soutient que les quatre versets doivent être lus à la lumière de Maryam 33 et Āl-‘Imrān 55111, qui reconnaissent sa mort. Selon lui, le passage coranique dévoile qu’il a “semblé” aux juifs être responsables de la mort de ‘Īsā, alors qu’il s’agissait en réalité de la volonté de Dieu.

111 « Salut sur moi du jour de ma naissance au jour où je mourrai, comme au jour où vivant je ressusciterai » (Maryam 33) ; « Jésus, voici que je te recouvre [mutawaffika], t’élève vers moi, te purifie de ceux qui t’ont dénié » (Āl-‘Imrān 55).

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D’autres penseurs expliquent que le verset coranique ne nie pas la crucifixion de ‘Īsā, mais qu’il refuse que ‘Īsā l’ait été par les juifs. En effet, ‘Īsā a été en réalité crucifié par les Romains, puisque les juifs condamnaient à mort par lapidation112. Selon le Talmud de Babylone, Jésus aurait été tué avant d’être pendu au bois, ainsi que le prévoit la Loi mosaïque (Dt 21, 22–23). C’est donc son cadavre qui a été crucifié. Le Qur’ān permet le châtiment de la crucifixion (Al-Mā’idat 33). Mais les écoles juridiques de l’islam ne sont pas d’accord si le verset coranique prescrit la mise à mort par crucifixion ou par exposition d’un cadavre sur la croix. Par conséquent, An-Nisā’ 157 signifierait que ‘Īsā n’a pas été tué par les juifs avant la crucifixion, puisqu’il précise qu’ils ne l’ont pas tué et crucifié. Claud Schedl (m. 1986) affirme qu’aucun sosie n’a été crucifié, mais que l’illusion consiste en ce que les juifs n’ont pas cru que Jésus était le messie attendu. Mais que dit exactement le texte coranique dans An-Nisā’ 155–158  ? Ces versets, célèbres par leur ambiguïté113, sont médinois et, dans un contexte de polémique antijuive, démentent que les juifs aient éliminé ‘Īsā. Ils citent quatre motifs principaux qui ont poussé les juifs à vouloir crucifier ‘Īsā (An-Nisā’ 155–156) : 1) la rupture de leur engagement, c’est-à-dire leur incroyance ; 2) l’opacité [incirconcision] de leurs cœurs, sur lesquels Dieu posa le sceau de la négation ; 3) l’assassinat des prophètes ; 4) la diffusion d’une calomnie sur Maryam. Les trois premières accusations sont fort proches du discours d’Étienne qui, lors de son martyr, accuse ses assaillants d’avoir le cœur fermé à l’alliance et d’avoir tué les prophètes (Ac 7, 51–52). Quant à la quatrième accusation, elle suggère que les juifs auraient imputé à ‘Īsā, d’après Az-Zamaẖšarī, d’être « le sorcier fils de la sorcière » et « le bâtard enfant de l’adultère ». Le désaccord concerne l’interprétation des deux petits mots šubbiha lahum, qui constituent «  le pot noir de la navigation exégétique  »114. Le verbe šubbiha, un parfait de la troisième personne du singulier masculin et un passif de deuxième forme, prête à confusion quant à son sujet et permet de ce fait des interprétations conflictuelles. Cette forme verbale, qui se présente comme un véritable hapax dans le Qur’ān – vu que les autres emplois du verbe de la même racine sont tous à la sixième forme au sens de “se ressembler” – est une amphibologie qui laisse à comprendre soit une tournure pronominale dont le sujet serait une personne [il leur est apparu ainsi, il lui fut ressemblé pour eux], soit une tournure impersonnelle dont le sujet serait un “neutre”, désignant l’opération elle-même [cela leur est apparu ainsi]. Dans le premier cas, le sujet serait “être crucifié”, dans le second cas, il

112 Cf. François Jourdan, La Bible face au Coran, 36. 113 Cf. Michel Hayek, « L’Islam face au Christ », 5. 114 Gérard Mordillat – Jérôme Prieur, Jésus selon Mahomet, 42.

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serait “être une crucifixion”115. En d’autres termes, il s’agit dans le premier cas de “‘Īsā en apparence”, et dans le second cas  d’“une crucifixion en apparence”116. C’est pourquoi ce verset fut l’objet d’un tel débat parmi les musulmans. ‘Abd L-Mağīd Šarfī explique que ce passage coranique ne permet pas de trancher si ‘Īsā a été crucifié ou non. Cependant, même au cas où le sujet du verbe serait ‘Īsā, il n’est aucunement affirmé ni signifié que la substitution d’un sosie eut lieu. La théorie de la substitution trouve donc sa source, non dans le texte coranique, mais dans le choix théologique adopté par les commentateurs. Ce choix se fait visible d’ailleurs dans les traductions. Car les deux mots šubbiha lahum  sont «  difficiles certes à interpréter, plus difficiles encore à traduire »117. Or comme toute traduction est inévitablement portée par une interprétation, les versions non arabes reflètent les positions différentes des traducteurs. Voici quelques exemples de traduction française des deux mots qui manifestent clairement le “choix théologique adopté” : « un homme qui lui ressemblait fut mis à sa place » (A. Kasimirski, 1844) ; « son sosie a été substitué à leurs yeux » (R. Blachère, 1949)  ; «  c’était une ressemblance pour eux  » (É. Montet, 1954)  ; « on leur apporta quelque chose de ressemblant » (M. Hamidullah, 1959) ; « cela leur est seulement apparu ainsi » (D. Masson, 1967) ; « quelqu’un lui a ressemblé devant eux » (J. Grosjean, 1972) ; « ce n’était qu’un faux-semblant » (H. Boubakeur, 1985) ; « c’était seulement quelqu’un d’autre qui, pour eux, lui ressemblait » (A. Chouraqui, 1990) ; « l’illusion les en a possédés » (J. Berque, 2002), « c’était son sosie » (M. Chebel, 2009). Les différences sautent aux yeux. Chaque traducteur, selon le choix qu’il fait, se positionne, presque malgré lui, face aux théories. L’unique affirmation indéniable de ce passage coranique est que ‘Īsā n’a pas été crucifié, ni tué par les juifs. C’est pourquoi Maḥmūd Ayyūb affirme que le Qur’ān ne nie pas la mort, ni la crucifixion de ‘Īsā, mais il s’élève contre l’arrogance des hommes à penser qu’ils ont un pouvoir sur Dieu et sur ses messagers. Les paroles “ils ne l’ont pas tué, ils ne l’ont pas crucifié” ne décrivent donc pas un événement, mais elles certifient que l’affirmation d’un pouvoir humain contre Dieu est une illusion118. Cette “interprétation spiritualiste” est toutefois demeurée marginale et écartée par la doctrine orthodoxe classique. L’unique point faisant l’unanimité de tous les courants musulmans est que Dieu a triomphé des intrigues des ennemis de ‘Īsā, qui ont voulu le tuer et, de ce fait, éliminer son message.

115 Henri Michaud, Jésus selon le Coran, 65. 116 François Jourdan, La mort du Messie en croix dans les Églises araméennes I, 271. 117 Roger Arnaldez, Jésus fils de Marie, prophète de l’islam, 202. 118 Cf. Mahmoud Ayoub, « Towards an Islamic christology II » 117.

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Il est important d’énumérer les versions de crucifixion transmises dans la tradition musulmane, bien qu’il soit impossible de les citer toutes. Ṭabarī, lui seul, en raconte onze, mais les deux premières versions de substitution remontent selon lui à Wahb ibn Munabbih (m. 737), grand connaisseur du judaïsme et du christianisme. Dans la première, lorsque les juifs entrèrent dans la maison où se trouvaient ‘Īsā et dix-sept disciples, ces derniers revêtirent l’aspect de leur maître et, après qu’ils furent tous menacés d’être tués, l’un d’eux, en vue d’obtenir “aujourd’hui” le paradis, se porta volontaire à être arrêté119. Dans la seconde version, l’un des disciples vint auprès des chefs juifs et proposa de les guider vers ‘Īsā, en contrepartie d’une somme d’argent. Mais le disciple-traître prit lui-même l’aspect de ‘Īsā, et fut arrêté avant d’être crucifié. Dans l’une des versions transmises par Muḥammad ibn Isḥāq (m.  767), lorsque David, roi des juifs, donna l’ordre de tuer ‘Īsā, Serğios, le treizième disciple que les chrétiens ne reconnaissent pas, se porte volontaire à prendre les traits de ‘Īsā et à mourir à sa place. Selon Ar-Rāzī, de nombreux exégètes affirment que les chefs juifs, n’ayant pu arrêter ‘Īsā élevé au ciel, crucifièrent un quidam pour calmer la colère de la foule. Une fois le visage du substitut transformé en celui de ‘Īsā, Dieu ou Ğibrīl élève ce dernier au ciel par le toit ou par une lucarne. La désignation du substitut est soit volontaire soit punitive. Parfois, elle n’est ni l’un ni l’autre, mais elle tombe sur l’unique disciple qui accompagne ‘Īsā lors de son arrestation. Dans le cas d’une substitution punitive, le choix tombe sur l’ennemi ou le traître. La ressemblance de ‘Īsā est alors jetée sur la personne mandatée par les chefs juifs, pour pénétrer dans la maison et l’arrêter. Dans le cas d’une substitution volontaire, un disciple s’offre de son gré pour remplacer son maître. Les exégètes ont longtemps discuté l’identité du sosie. Il peut être un disciple qui aime son maître, un disciple traître, un soldat qui vient l’arrêter ou qui le surveille en prison, ou Simon de Cyrène. Il s’appelle Natyānūs (Muḥammad L-Kalbī), Yahūdā le gardien (Muqātil ibn Sulaymān), Titānyūs (Ar-Rāzī et Bayḍāwī), Titālyānūs (ibn Atīr), Serğios (Ṭabarī et ibn Isḥāq). Les savants musulmans qui ont évoqué le thème de la crucifixion puisent généralement des arguments dans les Évangiles canoniques. Il s’agit parfois de jeter simplement les soupçons sur les versions des livres chrétiens. Par exemple, ibn Ḥazm (m.  1064) affirme que les disciples, qui ont abandonné leur maître, et Marie-Madeleine, qui n’a regardé que de loin, ne

119 Cette insistance sur “l’aujourd’hui” rappelle la promesse de Jésus au malfaiteur crucifié à ses côtés : « Amen, je te le dis : aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis » (Lc 23, 42). Les autres savants musulmans préfèrent parler de la métamorphose d’un seul apôtre, non de tous.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

peuvent se porter témoins de l’événement. Récemment, l’ancien grand muftī de la République libanaise Ḥasan H̱ālid (m. 1989), après avoir affirmé que le Qur’ān niait “sous forme apodictique” la crucifixion de ‘Īsā, qui a été remplacé par un substitut, ajoute que les différentes versions des Évangiles confirme l’incertitude de la crucifixion. Mais il s’agit de manière générale de fonder la négation de la crucifixion sur les données mêmes des Évangiles canoniques, en les retirant de leur contexte. Šihāb Ad-Dīn L-Qarāfī (m. 1285) affirme que, si ‘Īsā a eu la faculté de se métamorphoser lors de la Transfiguration et qu’il se soit imposé sous un autre aspect aux disciples d’Emmaüs, il a pu aussi prendre une autre apparence lors de la crucifixion d’autant plus qu’il ne pouvait adopter une attitude indigne d’un prophète, en craignant la mort et en croyant que Dieu l’avait délaissé. Judas, s’apercevant s’être trompé de personne, fut pris de remords et s’en alla auprès des chefs en leur disant : « J’ai péché en livrant à la mort un innocent » (Mt 27, 4). ‘Abd L-Ğabbār L-Ḥamadānī (m. 1025) avait affirmé deux siècles et demi plus tôt le même motif du suicide de Judas. ‘Abd L-Karīm L-H̱aṭīb (m.  1985), savant égyptien cherchant à prouver que ‘Īsā n’a pas été crucifié, se fonde sur les contradictions des Évangiles qui, du fait de leur multiplicité, ne peuvent qu’être inexacts. Ses arguments, tirés des écrits chrétiens sont les suivants : la peur de ‘Īsā à l’idée de mourir et son désespoir sur la croix, les désaccords des quatre récits, la soif du crucifié alors que ‘Īsā avait la force de jeûner quarante jours et nuits, le besoin d’un guide qui conduise les soldats à lui. Al-H̱aṭīb explique enfin que la théorie de la substitution est appuyée par l’événement de la Transfiguration, qui prouve que ‘Īsā peut changer de forme. Ce qui corroborre cette possibilité, c’est qu’il a été arrêté la nuit et défiguré par les coups. Rašīd Riḍā (m. 1935) et Sayyid Quṭb (m. 1966), qui considèrent que le dogme chrétien de la Rédemption est un produit du paganisme, font aussi référence aux désaccords des Évangiles pour prouver l’invraisemblable de la crucifixion de ‘Īsā. Se fondant sur l’Évangile de Barnabé, ils affirment que le substitut a été Judas qui, pris de remords, se porta volontaire à mourir à la place de son maître. Les disciples, n’ayant rien su, ont alors inventé la version de son suicide. Aḥmed Deedat (m.  2005), missionnaire et orateur sud-africain, est célèbre pour ses prêches. Si ses travaux n’ont pas de grande valeur scientifique, ils ont exercé cependant leur influence sur les musulmans anglophones. S’attaquant à la crucifixion de ‘Īsā, qu’il appelle par un jeu de mot « cruci-fiction »120, Deedat développe une narration musulmane établie sur les données évangéliques. Lors

120 Ahmed Deedat, L’affaire de la crucifixion, 8.

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de la cène, ‘Īsā demande à ses disciples de se procurer deux épées, pour affronter les quelques juifs qui se préparent à l’arrêter. Ils s’en vont ensuite au Jardin des Oliviers, le meilleur endroit pour assurer leur défense. Or, en voyant les juifs accompagnés de soldats romains, ‘Īsā se rend compte de l’inutilité de toute résistance et change de stratégie en se livrant à eux. Ses bourreaux le nouèrent sur la croix. En lui perçant ensuite le côté avec une lance, ils le sauvèrent sans le savoir, parce qu’ils ont permis à la circulation sanguine de se réactiver. D’où l’étonnement de Pilate à l’idée que ‘Īsā ait pu succomber à ses souffrances en quelques heures. Les disciples ayant fui, seuls Joseph d’Arimathie, Nicodème et MarieMadeleine s’apperçurent, en l’enterrant, que le maître était encore en vie, mais n’en dirent mot pour éviter que les soldats romains ne le tuent. Le lendemain, ‘Īsā se déguisa en jardinier de peur d’être reconnu, et demanda à Marie-Madeleine de ne pas le toucher à cause des blessures. Lorsqu’il alla à la rencontre de ses disciples qui furent pris de frayeur, ‘Īsā les apaisa en expliquant qu’il n’était pas un fantôme. Enfin, Deedat revient au signe de Jonas, dans l’intention d’expliquer que la similitude réside, non pas dans la durée de trois jours et trois nuits, mais dans la survie de Jonas englouti par la baleine. Moḥamed Ṭālbī pointe du doigt sur les divergences entre les généalogies de Matthieu et Luc, pour affirmer l’existence de deux Jésus, « le fils de Marie » (Mt 1, 16) et « le fils de Joseph » (Lc 3, 23). C’est ce dernier qui aurait été crucifié. Les différentes versions de la crucifixion attestent que les commentateurs ont eu accès aux Évangiles canoniques, dont ils s’inspirent, avant d’arranger quelques éléments qu’ils construisent dans une optique musulmane. Les scénarios, en réalité bien divergents, sont le fruit de l’imagination de leurs auteurs, vu qu’ils sont complètement absents du texte coranique. Leur point d’accord est toutefois que ‘Īsā n’a pas été crucifié ni suspendu mort sur la croix. Qu’en est-il de la crucifixion dans la littérature arabo-musulmane moderne ? Les écrivains et penseurs arabes modernes cités auparavant, évitent généralement d’aborder le thème la crucifixion de ‘Īsā. Dans ‘Abqariyyat l-Māsīḥ, après avoir raconté l’entrée à Jérusalem, la purifiction du Temple, et l’imploration que fait ‘Īsā à Dieu pour que le sort fatal lui soit épargné, ‘Abbās Maḥmūd L-‘Aqqād achève la biographie en disant : « Ici se termine le domaine de l’histoire, et commence celui de la foi  ». Muḥammad Kāmil Ḥusayn, dans Qaryat žālimat, qui parle pourtant des événements du Vendredi saint, ne prend pas position par rapport à la crucifixion de ‘Īsā. Il n’entreprend ni de confirmer, ni de réprouver, mais il laisse planer le doute. Il accorde au lecteur le choix de prendre une option selon sa foi. Il explique toutefois que ce ne sont pas les juifs qui seraient les uniques responsables, mais tout être humain qui, dominé par le mal, accepte de crucifier sa conscience. Dans Al-Masīḥ ‘Īsā ibn Maryam, le romancier ‘Abd L-Ḥamīd As-Saḥḥār reste fidèle au cadre du Qur’ān et privilégie

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

la substitution de ‘Īsā par Judas qui, ne tentant pas de révéler la métamorphose, garda le silence, « résolu à ne plus rien dire et à supporter cette dure épreuve, afin d’être purifié et de mériter de siéger avec le Messie dans le Royaume des cieux ». C’est avec l’exode palestinien de 1948, commémoré sous le nom d’an-nakbat [la catastrophe], que des poètes irakiens et palestiniens abordent ‘Īsā comme les symbole des souffrances de leur peuple expulsé de sa terre. Le premier poète à comparer la figure de ‘Īsā aux souffrances du réfugié arabe obligé de quitter ses terres est le palestinien Miṣbāḥ L-‘Ābūdī (m.  1975). Badr Šākir As-Sayyāb (m. 1964), poète irakien, compose un poème sur ‘Īsā après la crucifixion. Ce ‘Īsā, porte-parole du poète, explique qu’il est mort pour que les hommes mangent en son nom, pour que son sang coule dans chaque cœur et pour que la ville accède à la vie. Il dédie un autre poème à Ğamilat Bū-Ḥayrid, militante algérienne torturée par l’Organisation de l’armée secrète (OAS), et compare ses souffrances à celles du Masīḥ. Un autre poète irakien, ‘Abd L-Wahhāb L-Bayātī (m.  1999), reprend le thème du Masīḥ révolutionnaire, qui combat les forces du mal en se sacrifiant sur la croix qui est symbole et promesse d’une terre nouvelle. Aussi écrit-il dans un poème : « Sa croix : deux branches vertes fleuries. Ses yeux : deux étoiles. Son front  : colombe. Sa marche  : chanson. Hier il passa par ici. Le jardin refleurit. Les enfants se réveillèrent .  .  . Quelle merveille  !  ». Samīḥ L-Qāsim (m.  2014), poète palestinien, compare les souffrances de son peuple déplacé en 1948 aux souffrances de la croix, parce qu’elles sont les souffrances d’un peuple innocent. Maḥmūd Ṣubḥ fait de même en 1976, lorsqu’il explique dans un poème que mille Judas appellent à la crucifixion de l’homme arabe sur le bois de la mort. Il est remarquable que ces poètes de la première moitié du 20e siècle aillent à l’encontre de la tradition musulmane, et qu’ils évoquent le thème de la crucifixion de ‘Īsā. Toutefois, ils ignorent l’enseignement doctrinal et l’identité divine de ce dernier, car la crucifixion est pour eux le symbole d’une vie humaine offerte pour une cause juste et humaine, non un événement salvifique. Il est indéniable que le passage coranique qui évoque la crucifixion ne s’adresse pas à des chrétiens, ni ne véhicule un message anti-chrétien. Il se positionne d’abord et uniquement contre des juifs qui se seraient vantés d’avoir crucifié et tué le Christ, prouvant ainsi que celui-ci n’était pas l’envoyé de Dieu. Ce passage, qui exprime donc la vénération et l’amour que l’islam porte à l’égard de ‘Īsā, est christophile121. C’est par amour pour ‘Īsā que sa crucifixion est rejetée. Alfred Havenith (m.  2004) imagine même que les juifs d’Al-Madīnat auraient

121 Cf. Henri Michaud, Jésus selon le Coran, 71.

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menacé de tuer Muḥammad, comme ils l’avaient fait pour le Christ auparavant. Le Qur’ān rejette la prétention juive d’avoir fait disparaître le Masīḥ et d’avoir triomphé de Dieu en tuant son messager. Car la mort de ‘Īsā sur la croix signifie son échec, voire sa malédiction selon la Torah (Dt 21, 22–23) et, par conséquent, la défaite de Dieu. La crucifixion est avant tout un blasphème contre la toute-puissance de Dieu, qui ne peut délaisser ses prophètes. Ainsi, lorsque le peuple voulut brûler Ibrāhīm, Dieu transforma le feu en froid (Al-Anbiyā’ 68–69), et lorsqu’un conseil délibéra pour mettre à mort Mūsā, Dieu le sauva du peuple d’iniquité (Al-Qaṣaṣ 20–21). François Jourdan lie le refus de la crucifixion de ‘Īsā au fait que dans l’islam Dieu ne peut subir un échec temporel et laisser les pécheurs gagner. En effet, la mort de ‘Īsā sur la croix signerait pour les musulmans la défaite de Dieu, et signifierait l’effondrement de la théologie coranique, fondée sur la promesse divine d’une victoire temporelle donnée aux prophètes. Certaines anciennes traductions arabes des propos pauliniens font mention du Messie crucifié comme folie pour les ḥunafā’, au lieu de l’habituelle « folie pour les nations païennes » (1 Cor 1, 23). Or les ḥunafā’ sont, dans le Qur’ān, les adhérents au monothéisme naturel qui ont une grande proximité avec l’islam. D’un autre côté, comme il est impossible de se fonder uniquement sur l’exégèse du texte coranique pour affirmer la dénégation de la crucifixion de ‘Īsā, il est indéniable que ce rejet a aussi des motivations principalement théologiques. Ce n’est pas tant l’événement de la crucifixion en soi que rejette et renie la tradition de l’islam – et non le Qur’ān –, mais la portée, la signification et les implications théologiques que les chrétiens lui donnent, en affirmant une mort sacrificielle, substitutive et salvifique pour les hommes. L’islam refuse la doctrine du salut et le mystère de la Rédemption. Or, ne pouvant nier le fait historique de la crucifixion, la théorie de la substitution est, selon Todd Lawson, le meilleur moyen de nier la rédemption de l’humanité par la mort de ‘Īsā sur la croix. Dans l’islam, seule la foi sauve, et chaque personne est uniquement responsable de ses propres œuvres. C’est pourquoi la désobéissance d’Ādam n’a pas introduit la corruption et la mort dans la nature humaine (cf. Rom 5, 12), mais elle s’est limitée à sa seule personne (An-Nisā’ 112). D’ailleurs, Muḥammad Kāmil Ḥusayn, qui dans son livre laisse au lecteur le choix de décider si le Masīḥ a été crucifié ou non, explique que la grande différence entre l’islam et le christianisme n’est pas sur le fait historique de la crucifixion, mais « quelque chose de beaucoup plus profond, la crucifixion suppose l’idée de rédemption, c’est-à-dire que quelqu’un souffre et meure pour sauver les autres »122, ce que l’islam ne peut tolérer dans sa structure théologique. En niant une crucifixion qui serait rédemptrice, l’islam réaffirme en même temps que ‘Īsā

122 Mounir Khaouam, Le Christ dans la pensée moderne de l’islam et dans le christianisme, 261.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

n’est pas le Fils de Dieu, mais un prophète humain. Muḥammad Ṣidqī (m. 1920), qui déplore l’image d’un Dieu faible dans la foi chrétienne, affirmait que si la mort du Masīḥ était salvifique, pourquoi ne s’était-il pas plutôt tué lui-même  ? Quant à Rašīd Riḍā (m. 1935), allant dans le même sens, il se demande si Dieu ne pouvait pas agir “autrement” que ne le disent les chrétiens. Les savants musulmans pensent généralement que la notion de rédemption est d’origine païenne. Il est donc possible d’affirmer que le rejet de la crucifixion de ‘Īsā n’est pas d’ordre historique et factuel, mais qu’il est un positionnement théologique fondé sur deux refus principaux : le refus de la doctrine chrétienne de la Rédemption et le refus d’un échec possible de l’envoyé de Dieu face aux pécheurs. Car pour l’islam « il est contraire à la saine raison que quelqu’un meure pour les autres, tout comme il est indigne de Dieu de laisser mourir ses Envoyés dans l’échec »123. Mais est-ce que ‘Īsā est mort ? Le Qur’ān affirme expressément que Dieu a élevé ‘Īsā au ciel lorsque les juifs ont voulu le crucifier (Nisā’ 158). Un autre passage coranique affirme même que Dieu, en élevant ‘Īsā, s’est montré « le plus fort en stratagèmes  » contre les machinations de ceux qui ont voulu le tuer (Āl-‘Imrān 54–55). Il n’est toutefois pas possible de rapprocher “l’élévation” de ‘Īsā à la Résurrection. De même, il est plus approprié de parler, non d’ascension, mais d’élévation, voire d’assomption, parce que ‘Īsā ne s’est pas élevé (Ac 1, 9), mais qu’il “fut élevé” par Dieu au ciel. Toutefois, est-il auparavant mort ou non ? ‘Īsā est certainement mortel. Il évoque lui-même sa mort (Maryam 33) avec les mêmes mots utilisés pour Yaḥyā (Maryam 15). Mais les savants musulmans ne sont pas d’accord si son élévation s’est accomplie avant ou après sa mort, parce que le Qur’ān, ne donnant aucune information explicite sur ce sujet, laisse la question de sa mort ouverte. ‘Abdallah Yūsuf ‘Alī (m. 1953) affirme donc que la fin de la vie de ‘Īsā est entourée par autant de mystère que sa naissance miraculeuse. L’attitude quant à la mort de ‘Īsā dépend de l’interprétation du verbe tawaffā mise en œuvre dans les versets où Dieu dit à ‘Īsā : « Je mutawaffīka et t’élève vers moi » (Āl-‘Imrān 55), et dans celui où ‘Īsā s’adresse à Dieu : « J’étais leur témoin tant que je fus parmi eux. Et quand tawaffaytanī, c’est Toi qui fus leur surveillant » (Al-Mā’idāt 117). Dès le début, les exégètes musulmans ont eu des difficultés à s’entendre sur sa signification. Ṭabarī et Ar-Rāzī soulèvent beaucoup de significations qui ont été proposées : « Je prolongerai ta vie jusqu’à ta mort », « je te libère des passions humaines » – interprétation préférée et adoptée par les ṣūfīs tel qu’abū L-Qāsim L-Qušayrī (m. 1074) –, « je t’élève à moi », « je te prends dans ta totalité, corps et âme », « je te fais mourir mais ne laisserai pas tes ennemis le faire », « je ferai

123 Maurice Borrmans, « Les musulmans devant le mystère de la croix », 5.

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comme si tu étais mort  », «  je te capture  », «  je te ferai endormir et t’éleverai durant ton sommeil  », etc. S’appuyant sur Al-Firqān 10, où il est dit que Dieu élève à lui la bonne parole et l’action salutaire, certains commentateurs pensent que Dieu éleva à lui, non pas ‘Īsā, mais ses actes, ses mérites et son honneur. Al-Bayḍāwī rapporte d’autres explications données : « Je réaliserai ta finalité », « je t’endormirai pour te prendre à moi », « je détruirai en toi les désirs qui t’empêchent de t’élever au monde spirituel », « je te ferai mourir durant sept heures, et t’élèverai au ciel »124. Les ṣūfīs traduisent le terme innī mutawaffīka par l’expression innī qābiḍuka [je vais te saisir, t’empoigner]. Le qabḍ [empoignement] est dans le ṣūfīsme la demeure mystique où ‘Īsā vit en union avec Dieu125. Ibn ‘Arabī s’étonne que ‘Īsā, qui a ressuscité parmi les morts, puisse mourir et raconte que, lorsque Muḥammad rencontra ce dernier lors de son ascension nocturne au ciel, il le vit dans son corps. Généralement, les commentateurs musulmans expliquent donc le verbe tawaffa “au sens métaphorique” de faire endormir, en se fondant sur Al-An‘ām 60 et Az-Zumar 42. Pourtant, les autres occurrences du terme wafāt, lesquelles dépassent la vingtaine, signifient la mort. C’est pourquoi il y a des musulmans, tels ibn ‘Abbās, Muḥammad ‘Abdū, Rašīd Riḍā et Muḥammad Ṭālbī, qui traduisent le verbe tawaffa par celui de mumituka [faire mourir]. Ils soulignent que le Qur’ān nie la mort de ‘Īsā sur la croix, mais non sa mort naturelle avant qu’il ne soit élevé au ciel. En effet, si le verbe tawaffa possède une signification voisine du verbe “élever”, pourquoi le verset utiliserait deux verbes qui donnent l’impression de deux actions successives ? Aussi Christoph Luxenberg affirme-t-il clairement que dans Al-Mā’idat 117 ‘Īsā évoque sa mort, et dans Āl-‘Imrān 55 Dieu certifie qu’il le fera mourir puis qu’il l’élèvera. De plus, quand le verbe tawaffa a Dieu pour sujet, il signifie « ordinairement » faire mourir. C’est le sens qu’acquiert ce verbe lorsque Dieu dit aux hommes : « Que ceux d’entre vous qui sont par Dieu récupérés [yutawaffawna] laissant des veuves » (Al-Baqarat 240). En parlant de Dieu comme « le plus fort en stratagèmes », qui a élevé ‘Īsā lorsque les fils d’Israël ont cherché à le tuer (Nisā’ 158), le Qur’ān ne signifie-t-il pas que Dieu a décidé de ne pas leur permettre de le vaincre, mais de le faire mourir lui-même ? Ces différents arguments montrent qu’il est difficile, à partir du texte coranique, d’arriver à un accord unanime. Les traductions du terme Innī mutawaffika (Āl-‘Imrān 55) dans les principales versions françaises du Qur’ān attestent que sa signification peut être ambiguë : « Je

124 Geoffrey Parrinder, Jesus in the Qur’ân, 106. Ibn Munabbih parle d’une mort-sommeil qui a duré trois heures. 125 Cf. Roger Arnaldez, Jésus dans la pensée musulmane, 31–35.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

te ferai subir la mort et je t’élèverai à moi » (A. Kasimirski, 1844) ; « Je vais te rappeler à moi » (R. Blachère, 1949) ; « C’est moi qui te ferai mourir » (É. Montet, 1954) ; « Je vais t’achever et t’élever à moi » (M. Hamidullah, 1959) ; « Je vais te rappeler à moi » (D. Masson, 1967) ; « Je vais te rappeler à moi » (J. Grosjean, 1972) ; « Je vais te rappeler à moi » (H. Boubakeur, 1985) ; « Je t’assume » (A. Chouraqui, 1990) ; «  Voici que je te recouvre, t’élève à moi  » (J. Berque, 2002), «  Je te rappellerai à moi » (M. Chebel, 2009). Un premier groupe majoritaire (8/10) opte pour un verbe au sémantisme vague et neutre comme rappeler, assumer, achever, recouvrer, qui n’explicite pas si ‘Īsā est mort ou non. Kasimirski se positionne clairement en faveur du décès du prophète de Dieu avant qu’il ne soit élevé. Quant à Montet, non seulement il mentionne que ‘Īsā est mort, mais il accentue que cette mort est décidée par Dieu qui, fort en stratagèmes, a empêché les juifs de parvenir à tuer son envoyé. Toutefois, il n’y a aucun indice qui laisse deviner s’il s’agit d’une mort temporaire ou définitive, ou si c’est uniquement l’âme ou la totalité de ‘Īsā qui est objet de l’élévation. Le Qur’ān n’évoque nulle part explicitement le retour de ‘Īsā. Un des arguments cités par les tenants de la thèse de son retour, après lequel il mourra, est le verset obscur qui affirme que chaque croyant des Gens du Livre doit « croire en lui avant sa mort » (An-Nisā’ 159), c’est-à-dire, selon eux, avant la mort de ‘Īsā qui a été élevé vivant par Dieu. Or le possessif du verset coranique est ambigu et peut concerner chaque croyant appelé, avant de mourir, à croire en ‘Īsā comme prophète. Un second argument est fourni dans un autre verset obscur qui affirme que le Fils de Maryam est « science de l’Heure » (Az-Zuẖruf 61), c’est-à-dire selon Ṭabarī qu’il doit apparaître pour signaler l’Heure finale. Enfin, un ḥadīt affirme que le Masīḥ, élevé au ciel, reviendra à la fin du temps dans « une sorte de deuxième parousie »126, pour tuer Al-Masīḥ ad-Dağğāl [l’Anti-Christ], briser la croix, tuer le porc, restaurer la justice et mourir en tant que musulman. ‘Īsā affrontera donc, à la tête d’une armée de musulmans, Al-Masīḥ ad-Dağğāl, Yā’ğūğ et Mā’ğūğ [Gog et Magog], les ennemis de Dieu près du Jourdain, ou sur le mont d’Afīq à Jérusalem, ou près du minaret blanc à l’est de Damas. Il invoquera Dieu pour qu’il les extermine. Par la suite, il y aura une période de paix durant laquelle ‘Īsā sera le juge127. Il manifestera sa foi musulmane128. En effet, ainsi que l’affirme le Qur’ān (Al-Mā’idat 115–117), ‘Īsā démentira avoir dit aux hommes de le tenir lui et sa mère pour deux dieux. ‘Īsā est tellement musulman qu’il tuera le porc et qu’il brisera la croix (Al-Buẖārī, ibn Ḥanbal, Aṭ-Ṭayālisī). Il 126 Michel Hayek, Le Christ de l’Islam, 15. 127 La tradition musulmane concédera cette fonction au Mahdī. 128 Selon le ṣūfī Al-Qāšānī (m. 1335), ‘Īsā devrait retourner sur terre pour adhérer publiquement à l’islam, et de ce fait, s’élever au septième ciel.

7 Maryam, ‘Īsā et la croix : des possibles lieux de rencontre ? 

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est difficile de savoir s’il s’agit d’un indice de la négation de la crucifixion, d’une dénonciation de la vénération de la croix, ou de la fin de l’injustice et du mal. ‘Īsā accomplira ensuite la ‘umrat [petit pèlerinage] à Al-Makkat, priera derrière Muḥammad et confirmera la loi du Qur’ān. Il sera ensuite enterré à Al-Madīnat avec les musulmans.

7 Maryam, ‘Īsā et la croix : des possibles lieux de rencontre ? Maryam : une femme vénérée mais absente Le Qur’ān évoque la consécration, la naissance et l’enfance de Maryam que le Nouveau Testament ne mentionne pas. Les sources de ces données coraniques sont probablement à chercher dans quelques extraits des Évangiles apocryphes (Protévangile de Jacques et l’Évangile arabe de l’Enfance). Cette méconnaissance des écrits canoniques expliquerait la confusion entre Maryam, mère de ‘Īsā, et Myriam, sœur de Mūsā. Dans le Qur’ān, comme dans les Évangiles, Maryam s’illustre par sa dévotion, sa foi, son obéissance et son silence éloquent. Elle est aimée et vénérée par les musulmans qui se sentent offensés si quelqu’un venait à dire du mal d’elle. Il y a dans leur vie quotidienne «  une certaine présence mariale  »129, qui permet aux chrétiens et aux musulmans de se retrouver dans l’affection sincère qu’ils lui portent. Toutefois, Maryam ne tient pas une place primordiale dans la vie ou dans la pensée de ces derniers. Auréolée de vénération et source d’une inspiration spirituelle, elle n’est pas pour autant le modèle pour les femmes musulmanes appelées à se réaliser, y compris spirituellement, dans le mariage (An-Nūr 33, Ar-Rūm 35). Aussi une imitatio Mariæ est-elle inexistante dans l’islam130. Fāṭimat, fille de Muḥammad, représenta par exemple un meilleur idéal. Chrétiens et musulmans reconnaissent la conception virginale de Maryam, mais ils sont en désaccord sur son «  pourquoi  »  : là où les premiers voient un lien à l’identité divine de Jésus, les seconds voient un signe de la puissance de Dieu. Aussi cette mère du Masīḥ ne peut-elle être confondue avec la Theotokos chrétienne, car entre les deux religions il y a l’obstacle de l’incarnation. L’expression “Mère de Dieu” représente aux yeux des musulmans « un défi horrible à la transcendance divine »131. Le même Qur’ān, qui condamne les calomnies des juifs

129 Jean-Mohammed Abd-El-Jalil, in Victor Courtois, Mary in Islam, 62. 130 Cf. Aliah Schleifer, Mary the Blessed Virgin, 13. 131 Jean-Mohammed Abd-El-Jalil, Marie et l’Islam, 70.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

contre Maryam, exhorte fermement les chrétiens à fuir toute exagération et à se libérer de leur mariolâtrie. S’il y a donc un matériel marial dans le Qur’ān, il n’y a pas une mariologie. Car celle-ci sous-entend une christologie et une ecclésiologie.

Entre ‘Īsā ibn Maryam et Jésus fils de Dieu L’islam est l’unique religion non-chrétienne à reconnaître officiellement au Christ respect, honneur et amour. Un chrétien ne peut rester insensible à la vénération que vouent le Qur’ān et les musulmans à ‘Īsā, dont ils ne prononcent jamais le nom sans ajouter l’eulogie ‘alayhi s-salām [paix sur Lui]. Les traits de ‘Īsā dans le Qur’ān sont analogues à ceux qui sont dessinés dans les Évangiles apocryphes. Il s’agit probablement d’empreintes des idées propagées par les groupes chrétiens hétérodoxes dans l’Arabie de l’époque. Les passages coraniques sur ‘Īsā sont concis et ne permettent pas de construire une christologie. Contrairement au cas de Maryam, il n’est pas ce personnage de chair que les Évangiles présentent, mais «  une silhouette dont on ne perçoit pas les contours, la trace d’un personnage, [. . .] une ombre »132. Les versets coraniques concernant ‘Īsā se rangent sous deux rubriques : d’une part, les données affirmatives qui lui accordent les caractéristiques musulmanes du prophète ; d’autre part, les données négatives qui contestent la christologie chrétienne qui n’est qu’« un tissu d’absurdités, d’invraisemblances et d’inconséquences »133. Michel Hayek explique que l’islam se situe « face à » ‘Īsā. Ce « face à  » a une signification contradictoire, car il suggère une proximité à cette personne, mais aussi une opposition et un refus net et catégorique au Jésus de la foi des chrétiens. D’où le sentiment des musulmans que ‘Īsā est “l’autre” qui est à la fois “le leur”134 : “l’autre”, parce qu’il est différent du Jésus des Évangiles, mais “le leur” parce qu’il est une figure pleinement coranique. Si les musulmans parlent de ‘Īsā avec amour et respect, ils le font aussi « différemment ». ‘Īsā est entièrement intégré dans la prophétologie de l’islam. Il n’est pas le Christ des Évangiles « plus ou moins retouché. Il est entièrement musulman »135. Il a les traits essentiels de Nūḥ, d’Ibrāhīm, de Mūsā et de Muḥammad. Il occupe même une place secondaire par rapport à ces derniers, et n’a que peu d’in-

132 Gérard Mordillat – Jérôme Prieur, Jésus selon Mahomet, 16. 133 Roger Arnaldez, Jésus fils de Marie, prophète de l’islam, 16. 134 Cf. Hmida Ennaifer – Maurice Borrmans, « Jésus selon les musulmans », 2. 135 Roger Arnaldez, Jésus fils de Marie, prophète de l’islam, 221.

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fluence sur la vie et dans la foi des musulmans136. C’est pourquoi la christologie n’existe pas en dehors du « cadre de la prophétologie »137. ‘Īsā est uniquement un prophète et un mesager. L’avis de Georges Tartar (m. 2003), qui veut que le Qur’ān accorde à ‘Īsā une primauté niée plus tard par la tradition musulmane, n’est donc pas, à notre avis, bien fondé. Le ‘Īsā coranique, à l’exemple de tous les autres prophètes, n’est qu’un précurseur de Muḥammad. Son nom apparaît majoritairement dans la période médinoise où l’islam se présente comme l’accomplissement du judaïsme et du christianisme. C’est de cette période que datent aussi les contestations virulentes contre la divinité de ‘Īsā et la foi des chrétiens. Annonçant la venue de Muḥammad, ‘Īsā tient donc par rapport à ce dernier le rôle que tient Jean-Baptiste par rapport à Jésus dans les Évangiles. Même le ‘Īsā des ṣūfīs reste inférieur à Muḥammad. Le premier ayant marché sur l’eau, et le second ayant fait le voyage nocturne, ibn ‘Arabī (m.  1240) en conclut que le saint de type ‘īsāwīte marcherait sur les eaux, tandis que le saint de type muḥammadien peut voler dans les airs. Aussi ibn ‘Arabī affirme-t-il que ‘Īsā, qui est le “Sceau des saints”, est lui-même « scellé sous le scellage du sceau muḥammadien »138. Un autre ṣūfī, Muḥmmad An-Nifarī (m. 965), explique que ‘Īsā est le type de la beauté et Mūsā le type de la grandeur, tandis que Muḥammad réunit les deux perfections. Quelques titres chrétiens, à titre d’exemple “Parole”, “Masīḥ” ou “Esprit”, et quelques miracles des Évangiles repris par le Qur’ān laissent croire de prime abord que ‘Īsā est doté de privilèges dont aucun autre être humain n’a été gratifié. Ils sont en réalité vidés de leur signification chrétienne et interprétés dans la perspective coranique. À ‘Īsā ils ne reconnaissent aucunement un autre statut que celui de créature humaine. ‘Īsā «  demeure entièrement, et uniquement, homme »139. Il n’est pas « engendré, non pas créé », mais « créé, non pas engendré ». Là où les chrétiens discernent les signes de la divinité du Christ, les musulmans perçoivent la subordination d’une créature à Dieu. Aussi l’un de ses titres est-il celui de ‘abdallah [esclave de Dieu], qui n’a aucune portée péjorative, mais qui entend le présenter dans les limites d’une créature humaine. Ses miracles, accomplis avec la permission de Dieu, représentent dans l’islam la puissance de Dieu qui appuie son prophète. Les discordes ne sont donc pas sur les faits, mais sur leur interprétation et leur intégration dans un système théologique.

136 Mūsā est cité dans cinq cent deux versets, Ibrāhīm dans deux cent quarante-cinq versets, Nūħ dans cent trente-et-un versets, ‘Īsā dans quatre-vingt-treize versets. 137 Olaf Schumann, Jesus the Messiah in Muslim Thought, xiii. 138 Roger Arnaldez, Jésus dans la pensée musulmane, 181. 139 Mohamed Talbi, « Le christianisme vu par l’islam », 429.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

Dans leur refus des dogmes christologiques du christianisme, les musulmans se fondent généralement sur trois données  : 1)  le Qur’ān qui exclut la divinité de ‘Īsā, parce qu’elle va à l’encontre de l’unicité [tawḥīd] et de la transcendance [tanzīh] de Dieu ; 2) les données des Évangiles interprétées selon une «  messiologie musulmane  »  ; 3)  la raison humaine qui est offusquée par les données illogiques de la foi chrétienne. Il semble que Muḥammad, non habitué à la réflexion métaphysique et au vocabulaire hellénistique, ait pensé en termes sémitiques, et qu’il ait interprété la génération du Fils dans le sens charnel et généalogique (Al-Iẖlāṣ). Le Qur’ān va jusqu’à projeter sur la croyance chrétienne des doctrines que le christianisme a explicitement condamnées. Par exemple, il critique les chrétiens qui disent  : «  Dieu s’est donné un enfant [ittaẖada waladān] » (Al-Baqarat 116). Or il s’agit de l’adoptianisme que l’Église officielle a aussi condamné. Il est toutefois déconcertant que les mêmes musulmans révoltés par la croyance en la divinité du Masīḥ aient cultivé autant de récits qui ne conviennent pas à son humanité. Dès son enfance, ‘Īsā sait lire avant d’aller à l’école et n’a pas besoin, en s’initiant à une profession, de se plier aux ordres de la nature. Les théologiens musulmans sont scandalisés de lire le nom de femmes pécheresses notoires dans la généalogie matthéenne de Jésus. Aussi inattendu que cela puisse paraître, le Jésus divin des Évangiles a un visage plus « humain » que le ‘Īsā du Qur’ān : il a sommeil, a faim, pleure, a peur, se met en colère, etc. La tradition musulmane intégrera à l’image coranique d’un Masīḥ musulman, proclamant le monothéisme et annonçant la venue de Muḥammad, des informations puisées dans les Évangiles mais soumises aux normes coraniques. C’est un ‘Īsā pleinement musulman qui émerge. D’ailleurs, ce ‘Īsā est tellement musulman qu’il doit, selon la tradition musulmane, revenir sur terre pour accomplir son devoir d’homme en se mariant. La tradition ṣūfīe fera de lui un itinérant mystique et pauvre, qui demeure toutefois aussi pleinement musulman. Avec l’émergence de la Nahḍat puis du panarabisme, c’est l’image de  ‘Īsā, parfait modèle d’un humanisme combattant pour une cause sociale et politique et d’un martyr qui apparaît dans la littérature arabe. Les poètes et écrivains se sont arrêtés sur sa dimension humaine et ont vu en lui un humaniste et un altruiste. Les enseignements de ‘Īsā qu’ils retiennent, particulièrement ceux que contient le Discours sur la montagne, ont un caractère moral et sapientiel. Les enseignements qui ont une dimension doctrinale sont délaissés. C’est pourquoi certaines voix affirment qu’une approche éthique de la christologie peut constituer un lieu de rencontre et d’accord entre islam et christianisme140.

140 Cf. Oddbjørn Leirvik, Images of Jesus Christ in Islam, 246.

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Depuis l’impopularité du panarabisme et la montée des mouvements fondamentalistes dans les pays arabes, ‘Īsā est négligé dans les productions religieuses et littéraires. De plus, l’aversion d’une grande partie de musulmans à l’égard de l’Occident, souvent assimilé au christianisme, les poussent à accorder moins d’importance à ‘Īsā et sa mère. Par conséquent, ces deux figures sont actuellement inexistantes dans la littérature et les arts arabes. La figure commune du Christ-Masīḥ constitue donc à la fois un pont et un fossé, « un lien très fort et une pomme de discorde » entre chrétiens et musulmans141. Le Christ-Masīḥ est une pierre d’achoppement et une barrière qui sépare ces derniers. Le Jésus des chrétiens est, selon les propos de Syméon à Marie, « un signe de contradiction » (Lc 2, 34). Pour les chrétiens, c’est la personne même de Jésus qui est le message de Dieu – ce que le Qur’ān considère être un širk – ; pour les musulmans, ce sont les enseignements de ‘Īsā qui priment, car celui-ci n’est qu’un messager. Le choix, même involontaire et inconscient, d’un nom qui diffère de celui qui est dans les Évangiles est en soi révélateur, car le nom est porteur d’un sens dans la tradition sémitique. Par conséquent, la dualité des noms « approfondit le stress et la tension dans la dichotomie du prophète/sauveur »142. Jésus c’est “Dieu sauve”, alors que ‘Īsā n’a aucune signification. Il n’est donc pas juste de parler d’homonomie des noms. Le ‘Īsā coranique se démarque expressément du Jésus du Nouveau Testament. Il est difficile d’approuver les propos d’Ali Merad, selon qui les deux visages, évangélique et coranique, du fils de Maryam « se complètent plutôt qu’ils ne s’opposent ou ne s’excluent »143. Il est difficile de voir dans le Qur’ān, qui accorde à ‘Īsā le statut de prophète, « un cinquième Évangile »144, et de s’attendre à trouver dans l’islam « le Jésus qui a dit de lui-même : Je suis la voie, la vérité et la vie »145. Si la spiritualité de Jésus/‘ Īsā, c’est-à-dire sa personnalité humaine, peut être “comme” un bien commun pour les chrétiens et les musulmans, le ‘Īsā du Qur’ān n’est pas l’équivalent du Jésus des Évangiles. Les divergences sur ce sujet butent contre des obstacles qui semblent être, à l’heure actuelle, insurmontables.

141 Mohamed Talbi , « Le christianisme vu par l’islam », 437. 142 Maurice Borrmans, « Attitudes chrétiennes devant la présentation islamique de Jésus », 12. 143 Ali Merad, « Le visage du Christ : un regard coranique », 1. 144 Henri Michaud, Jésus selon le Coran, 9. 145 Roger Arnaldez, Jésus dans la pensée musulmane, 61.

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

La croix peut-elle avoir une place en l’islam ? Le Qur’ān affirme que le Masīḥ « ne méprisait pas [lan yastankifa] d’être un adorateur de Dieu » (An-Nisā’ 172). Ce verbe est presque identique au terme de l’hymne de la première communauté chrétienne qui affirme que Jésus « ne retint pas jalousement [harpagmos] le rang qui l’égalait à Dieu, mais qu’il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur » (Ph 2, 7) [la kénose]. La servitude de Jésus comme l’atteste la théologie paulinienne le mène à s’abaisser et à devenir obéissant jusqu’à la mort sur la croix, et par voie de conséquence, jusqu’à l’exaltation par Dieu qui le proclame Fils et Seigneur. Quant à la servitude de ‘Īsā dans le Qur’ān, elle fait de lui un prophète qui ne peut offrir sa vie en rédemption, parce que justement il n’est pas Fils, mais serviteur et esclave. ‘Īsā est alors, non pas exalté, mais élevé par un Dieu fort en stratagèmes, qui veut lui épargner la souffrance et la mort. En effet, pour les chrétiens, l’obéissance de Jésus jusqu’à la mort sur la croix traduit  son attitude éternelle  de Fils à l’égard du Père. Là où le christianisme contemple la gloire de Jésus, l’islam y repère l’échec invraisemblable d’un prophète, et donc de Dieu. Les musulmans ont la même position que celle de l’apôtre Simon Pierre, qui ne pouvait se résigner à l’idée que Dieu tolère la crucifixion du Christ (Mt 16, 21–22). Il n’est donc pas étonnant qu’un grand penseur musulman comme abū ‘Alā’ L-Ma‘arrī (m. 1057) considère que la foi chrétienne en la crucifixion est la plus grande ironie de l’histoire humaine. Ibn Ḥazm (m. 1064) avoue qu’il n’aurait jamais cru que « l’intelligence ait une telle capacité de démence », pour croire à la doctrine chrétienne, de la crucifixion s’il n’avait pas entendu luimême les propos des chrétiens. Les mots de Paul qui parle de la sagesse de la croix comme d’un scandale et d’une folie pour les hommes (1 Cor 1, 23) restent d’actualité pour l’islam. Le texte coranique est ambigu sur la crucifixion et sur la mort de ‘Īsā. Nous avons vu que les expressions šubbiha lahum et tawaffa sont obscures. Elles laissent place à l’hésitation, au doute et au mystère. Aussi nul ne peut revendiquer avec assurance en donner une signification linguistique et une interprétation théologique définitives. La tradition musulmane a pourtant tranché le débat, en considérant que cette crucifixion n’a pas eu lieu – bien qu’il y ait eu des voix isolées qui se sont démarquées de la position majoritaire. Or les savants musulmans ne se sont pas fondés sur le livre de l’islam, mais ils se sont positionnés face aux doctrines des chrétiens qu’ils ont rencontrés. Alors que le Qur’ān en abordant l’événement du Golgotha est jaloux, face à la prétention des juifs d’Al-Madīnat, de la magnificence de Dieu, lequel ne peut subir un échec ni abandonner son prophète à l’opprobre, les savants de l’islam se dressent avant tout contre la dimension salvifique et rédemptrice de la mort

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du Jésus chrétien. Réalisant l’importance de la croix du Christ dans le christianisme qu’ils ont appelé, par ironie, « la religion de la croix », les apologètes ont comparé la croix à une idole. L’un des arguments classiques pour s’attaquer à la glorification de la croix par les chrétiens a été que, de même que la croix a porté le Christ humilié, ainsi celui-ci a été porté par un âne lors de son entrée triomphale à Jérusalem. Pourquoi donc les chrétiens ne vénéreraient-ils pas un baudet ? Le savant égyptien Fatḥī ‘Utmān (m. 2010) affirme clairement que le refus de la crucifixion est plus une question d’interprétation que de fait, un refus théologique. Pourquoi, en effet, le Qur’ān rejetterait-il la crucifixion de ‘Īsā, alors qu’il reconnaît à d’autres endroits que les fils d’Israël ont tué des prophètes (AlBaqarat 61, Al-Mā’idat 70), sans que ces meurtres soient conçus comme un échec divin ? Le texte coranique laisse ouverte la question de la crucifixion de ‘Īsā. Les propos coraniques sur la crucifixion ne sont pas tout court une négation des faits historiques. Ils manifestent d’abord que les ennemis de ‘Īsā n’ont pu l’exterminer. Ils attestent que les juifs sont dans l’illusion d’avoir crucifié et tué ‘Īsā. Or cette affirmation est aussi partagée par les chrétiens, lorsque Jésus dit à ses disciples que nul ne peut lui enlever la vie, mais qu’il la donne de lui-même (Jn 10, 18). D’un autre côté, le fait que les juifs n’aient pas éliminé la personne de ‘Īsā peut signifier qu’ils n’ont pu écraser le messager de Dieu. Si le peuple a crucifié ‘Īsā, il ne peut s’enorgueillir de l’avoir éliminé. Il y eut d’ailleurs dans l’islam des mouvances minoritaires, particulièrement celle ismaélienne des Iẖwān aṣ-Ṣafā’ [les Frères de la Pureté], qui ont reconnu que les juifs n’ont tué que le corps de ‘Īsā, non son esprit ni son message. Le Qur’ān lui-même rappelle que ceux qui furent tués sur le chemin de Dieu ne doivent pas être pris pour morts, car « ils vivent en leur Seigneur » (Āl-‘Imrān 169). Toutefois, une telle interprétation spirituelle ne peut s’identifier avec la foi chrétienne, parce que ‘Īsā est dans l’islam, non pas le Fils de Dieu, mais un prophète. Sa mort sur la croix, si elle est reconnue par l’islam, sera la mort d’une juste victime qui offre sa vie pour sa cause. Elle serait une mort digne, mais non une mort qui donne la vie. Par conséquent, la crucifixion ne peut en aucun cas être un lieu de salut, parce que les sources musulmanes et les musulmans n’évoquent jamais la Résurrection de ‘Īsā. Or c’est l’identité du crucifié, non le bois, qui fait de la mort une porte menant au Royaume de Dieu. C’est pourquoi Ḥusayn Naṣr pense que l’unique question qui sépare réellement le christianisme et l’islam est celle de la crucifixion du Christ. En réalité, cette question est d’abord un positionnement par rapport à la personne du Christ : celui-ci est-il le Sauveur ou un simple envoyé de Dieu ? En effet, si les musulmans reconnaissent que ‘Īsā est vivant, il s’agit d’« une vie première avec sursis » et ‘Īsā devra donc mourir à

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 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?

son retour146. Quant aux chrétiens, ils confessent que Jésus est ressuscité dans son corps glorieux, pour une vie en pleine gloire. Les chrétiens sont appelés à « renouveler le regard qu’ils portent sur le crucifié  »147, pour que les musulmans y voient, non plus un lieu de souffrance et d’échec, mais une expression d’amour et de don de soi. Car « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13). La piété populaire, particulièrement celle occidentale, porte souvent un regard doloriste sur la crucifixion. Il est donc important que le christianisme, dans son dialogue avec les musulmans, revienne à la tradition orientale et qu’il représente la croix comme un lieu de gloire et de joie. C’est alors qu’une distinction fondamentale émergera entre le succès [al-intiṣār] et la victoire [al-ġalabat]. Répondre à la haine aveugle par l’amour et le pardon est un échec dans la logique humaine, mais non une défaite. Car il s’agit de la victoire sur le cercle vicieux du mal qui engendre un autre mal. De plus, cette victoire se manifeste par la Résurrection du crucifié. En effet, les chrétiens ne peuvent jamais séparer la croix de la Résurrection, sans laquelle la foi chrétienne est sans contenu (1 Cor 15, 14). La Résurrection vient confirmer à la fois l’identité et le message de Jésus : il est le Fils envoyé par le Père. C’est pourquoi, après avoir expliqué aux Corinthiens que par le Christ ressuscité les hommes accèdent à la vie éternelle, Paul affirme avec fierté : « Ô Mort, où est ta victoire ? » (1 Cor 15, 55). Quel avenir pour le dialogue concernant la croix  ? Le professeur de missiologie Lamin Sanneh affirme que, dans le dialogue entre les religions, celui islamo-chrétien est le plus déterminant. Dans le dialogue islamo-chrétien, la question la plus fondamentale est celle de la crucifixion de Jésus parce qu’elle est le fondement et le cœur du christianisme148. Dans ce thème de la croix, trois niveaux peuvent être discutés selon Kenneth Cragg (m. 2012)149 : 1) la croix comme reflet du péché des hommes qui les pousse à la haine et au rejet de l’appel de Dieu ; 2) la croix comme expression de la miséricorde de Dieu, parce que Jésus ne répond pas au mal par le mal, mais par l’amour et l’offrande de soi ; 3) la croix comme révélation de la volonté de Dieu, qui « a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais obtienne la vie éternelle » (Jn 3, 16). Si les musulmans sont disposés à reconnaître les deux premiers niveaux, ils ne peuvent en accepter

146 Cf. Maurice Borrmans, « Les musulmans devant le mystère de la croix », 8. 147 Maurice Borrmans, « Les musulmans devant le mystère de la croix », 8. 148 Cf. Lamin Sanneh, in David Emmanuel Singh, Jesus and the Cross, vii. 149 Cf. Kenneth Cragg, The Call of the Minaret, 294–304.

7 Maryam, ‘Īsā et la croix : des possibles lieux de rencontre ? 

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le troisième, car la négation d’une crucifixion qui apporte le salut est conforme à la logique du Qur’ān. En effet, des penseurs et poètes musulmans adhèrent aujourd’hui à la croix comme symbole du juste martyrisé par les bourreaux. Ils en sont même attirés. Par exemple, lors d’une compétition artistique organisée en 2002 par le centre culturel luthérien à Bethléem pour dessiner des images du Christ, les musulmans, à l’exception d’un seul, ont représenté un Christ crucifié comme symbole de la souffrance des palestiniens. Quant à Olaf Schumann, il propose d’évoquer dans le dialogue islamo-chrétienne la croix comme symbole du Christ qui obéit fidèlement et totalement à Dieu en acceptant la croix. En effet, dans le Nouveau Testament, Jésus vient accomplir la volonté de Dieu (He 10, 5–6), qui est sa nourriture et sa mission (Jn 4, 34). Il accepte par obéissance à son Père de boire la coupe de la mort qu’est la croix (Mt 26, 39). Toute la vie de Jésus est dans les Évangiles un acte continu de soumission au Père. De même, l’obéissance ou la rémission à la volonté de Dieu [tawwakul] est, en islam, une vertu de l’homme qui se dépossède de son moi narcissique pour se soumettre à la loi de Dieu, à l’opposé d’Iblīs [diable] qualifié de mutakabbir [orgueilleux]. Cette obéissance aux commandements de Dieu est signifiée par les prosternations quotidiennes du musulman dans ses prières. Toutefois, l’obéissance de Jésus n’est pas simple docilité ou soumission, mais elle a une valeur de salut. L’obéissance de Jésus est salvifique, car ainsi que l’affirme l’apôtre Paul, par cette obéissance « la multitude sera rendue juste » (Rom 5, 19). Telle est la signification chrétienne de l’obéissance filiale du Christ-Seigneur, qui donne sens au mystère de la croix, mystère face auquel les musulmans continuent généralement d’adopter une de ces attitudes : le refus ou l’incompréhension150. De fait, la croix reste encore le scandale de la foi chrétienne.

150 Cf. Maurice Borrmans, « Les musulmans devant le mystère de la croix », 1.

V Évaluation des propositions khodriennes 1 L’importance de revisiter le passé L’histoire des hommes est généralement écrite par les vainqueurs et les puissants. Or ceux-ci mutilent et confisquent le passé, proche et lointain, en vue de légitimer une mainmise de nature psychologique, sociale, religieuse, financière ou politique sur leurs “adversaires” qui souvent, par lâcheté, par habitude ou par ignorance, finissent par se plier à leur sort. Ce passé amputé et enchaîné devient par la suite un poids qui alourdit les mémoires en mal de guérison. Il transmet un héritage de haine, et il alimente les incompréhensions entre les hommes – dans notre cas entre musulmans et chrétiens – par les souvenirs douloureux. Il se dresse en obstacle à toute rencontre vraie et constitue « un facteur d’éloignement aussi bien symbolique que réel »1. C’est pourquoi, selon l’exhortation de Monseigneur Khodr, un retour serein aux événements et aux convictions est plus qu’indispensable pour assurer une rencontre entre les différentes composantes de la société arabe plurielle. Ce retour serein, s’il veut être productif, doit recourir à tous les outils nécessaires, et notamment aux sciences humaines et sociales, et s’armer d’intentions nobles. Car il n’a pas seulement en vue d’appréhender les vérités historiques par la curiosité de connaître, mais aussi et d’abord d’y puiser les enseignements qui permettent de ne pas réitérer les erreurs d’antan et de construire une humanité plus humaine, dans laquelle les hommes n’ont pas peur de se retrouver et de s’apprécier mutuellement. Il n’y a donc aucune motivation justicière qui porte cette re-visitation. Celle-ci est plutôt portée par le besoin thérapeutique de s’affranchir des séquelles de l’histoire. Or le monde arabe, égaré dans les labyrinthes de l’histoire et noyé dans des notions héritées, a plus que jamais besoin d’une telle entreprise. Car jusqu’à présent, les arabes préfèrent malheureusement nourrir leur imaginaire de « mythes hérités d’un passé que chacun [voudrait] exemplaire pour soi et diabolique pour l’autre »2. C’est pourquoi Pierre Claverie (m. 1996) appelle à démystifier l’histoire pour rentrer dans l’histoire concrète.

1 Fadi Daou – Nayla Tabbara, L’hospitalité divine, 17. 2 Pierre Claverie, in Gwenolé Jeussset, Saint François et le Sultan, 10. https://doi.org/10.1515/9783110769999-006

2 Les propriétés de l’arabité 

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2 Les propriétés de l’arabité La langue arabe, aux origines encore imprécises et énigmatiques, a émergé avant l’apparition de l’islam. Les inscriptions et témoignages les plus anciens de cette langue sont, non seulement hors de l’espace de la Šibh l-Ğazīrat l-‘Arabiyyat [Péninsule arabique], mais en rapport direct avec le christianisme. L’hypothèse la plus appuyée par les historiens est qu’elle aurait connu une diffusion large à travers le relais d’Al-Ḥīrat, une ville fortement christianisée, connue chez les Suryān sous le nom de « la ville des Arabes ». Quant à la civilisation arabe, elle n’a pas soudainement jailli, mais elle s’est lentement formée au gré de l’histoire. C’est d’abord à travers l’expansion des musulmans, préférés par les chrétiens non-chalcédoniens aux tyranniques Byzantins, que cette culture s’est diffusée géographiquement sur de larges terres. Toutefois, c’est grâce aux apports des peuples autochtones, en majorité des non-convertis à la nouvelle religion, qu’elle a connu son éclat. En effet, cette civilisation arabe n’arriva pas toute constituée, mais élaborée par la collaboration de plusieurs peuples. Les chrétiens d’Orient y ont joué, d’une manière particulière, un rôle de premier plan. Ils ont été les passeurs et les canaux qui ont introduit et acheminé dans la civilisation arabe différentes disciplines scientifiques et philosophiques jusqu’alors ignorées par les nomades d’Arabie. Les traducteurs – des chrétiens en grande majorité – ont mis à la portée des nouveaux arrivants un savoir qui leur était inaccessible à l’époque. Ils ont aussi modernisé la langue arabe en innovant dans le lexique, la morphologie et la syntaxe, et en en faisant une langue scientifique, culturelle et philosophique. Le rôle de ces traducteurs ne peut être confiné à celui de “transmetteurs”, car ils ont d’abord été de grands penseurs et humanistes. C’est d’ailleurs grâce aux œuvres qu’ils ont traduites que l’Occident a pu redécouvrir les auteurs antiques grecs et connaître la Renaissance. Avec le temps, les chrétiens du Moyen-Orient ont progressivement adopté la langue arabe, à la fois dans leur vie quotidienne et dans leur liturgie. Par conséquent, l’arabe, comme langue et culture, a connu un succès auprès des peuples avant la religion de l’islam. Les conquérants arabes ont adopté et intériorisé les cultures, les cadres mentaux et les valeurs morales des populations autochtones. Il y a donc eu «  un double processus de colonisation et d’assimilation  »3. Ainsi, les civilisations anciennes «  ont préservé leur identité soit sous une forme souterraine,

3 Bernard Lewis, Histoire du Moyen-Orient, 68.

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 V Évaluation des propositions khodriennes

soit sous une forme ostensible »4. Par conséquent, une distinction doit être faite entre les Arabes de l’Arabie et les Arabes de l’arabité. Cette arabité est non seulement une synthèse de différentes cultures, mais elle est aussi la création de nouvelles sciences et disciplines comme la trigonométrie et l’algèbre. C’est pourquoi un autre nom de l’arabité pourrait être la « sémité ». Khodr parle même de la mašriqiyyat [orientalité], afin de manifester les différentes facettes culturelles de l’arabité. Lorsque l’Empire ottoman a paralysé le monde arabe, les chrétiens et les musulmans du 19e siècle se sont unis, non par le lien de l’islam ou d’une quelconque ethnie, mais par celui de l’arabité pour faire face au pouvoir absolutiste et pour œuvrer à une Nahḍat [Renaissance] de la civilisation arabe anesthésiée. La Nahḍat fut donc « unificatrice » des diverses confessions, ethnies et nations dans l’aire arabophone. Les chrétiens, en particulier les émigrés en Égypte et ceux qui se sont installés dans les deux Amériques, y seront à nouveau d’importants protagonistes. Ils fonderont les premières écoles de type occidental, s’investiront dans la presse, la politique et la science, et importeront la civilisation moderne. L’islam lui-même se libérera pour un certain temps de sa rigueur et fixité par la naissance d’un courant réformiste. Toutefois, ce mouvement unificateur et réformateur de la Nahḍat ne touchera pas le commun des gens et restera confiné aux élites intellectuelles. L’arabité peut donc constituer un lieu de rencontre entre les chrétiens et les musulmans du Moyen-Orient, parce qu’il s’agit d’une réalité inclusive et synthétique, d’un « creuset chronologique et géographique, [d’]un plan d’intersection, [d’]une immense conjoncture, [d’]un fabuleux rendez-vous  »5 parmi les Arabes, quelles que soient leur origine, ethnie, religion, réalité sociale et langue. En effet,  les différents groupes et communautés peuvent se rencontrer dans le creuset unique de la civilisation arabe, tout en gardant les particularités propres à leurs différents patrimoines. Toutefois, l’arabité fait aujourd’hui sa traversée du désert. C’est pourquoi si elle veut connaître une nouvelle Nahḍat, elle doit relever plusieurs défis, dont voici les deux principaux : – L’arabité doit accepter de ne pas se confiner à l’islam. En effet, il semble que la délimitation entre civilisation arabe et religion musulmane ne soit pas toujours admise. Des mouvements islamistes ont diffusé auprès d’une large tranche de l’opinion publique l’idée d’une consubstantialité entre l’islam et la civilisation arabe. Par conséquent, des chrétiens se démarquent de cette

4 Hichem Djaït, La crise de la culture islamique, 52. 5 Maurice Lombard, L’Islam dans sa première grandeur, 259.

3 L’identité des Naṣārā 



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civilisation pour ne pas être assimilés à l’islam. Si l’arabité est indissociable de l’islam, elle en est aussi plus large. L’islam, il est vrai, est le « cadre institutionnel et l’horizon métaphysique »6 et « l’arrière-fond culturel »7 de l’arabité. C’est pourquoi l’identité socioculturelle de l’arabité est souvent appelée islamité. Certains penseurs prennent parfois le choix de distinguer religion et civilisation arabe en utilisant le même terme, mais avec une minuscule pour la première [islam] et une majuscule pour la seconde [Islam]8. L’arabité est appelée à redevenir un foyer multiculturel qui ne fait pas cas des origines religieuses, sociales et ethniques de ses résidents pour y être admis. Ainsi, émergera à nouveau la reconnaissance d’une société arabe plurielle. L’arabité est aujourd’hui en état de somnolence culturelle et scientifique. D’un côté, les Arabes chantent les succès de leurs ancêtres ; d’un autre côté, ils ploient sous le poids de l’ignorance et de l’inculture. S’ils profitent des découvertes technologiques et scientifiques occidentales, ils n’ont pas de centres de recherche importants, et ils ne sont pas innovateurs. L’arabité est donc appelée à s’ouvrir et à s’initier aux valeurs de la modernité, afin d’aller de la réalité d’une réception passive à celle de la créativité.

3 L’identité des Naṣārā Le Qur’ān ne mentionne nulle part les termes Masīḥiyyūn [chrétiens] ou Kanīsat [Église], par lesquels les chrétiens arabophones se désignaient eux-mêmes. Il parle des Naṣārā. Avant le 7e siècle, la Šibh l-Ğazīrat l-‘Arabiyyat était renommée pour être « le rendez-vous des hérésies chrétiennes » qui vivent en marge de la Grande Église. Il est fort possible – bien que les historiens ne donnent aucune preuve qui scelle leur thèse – que Muḥammad ait rencontré des judéo-chrétiens hétérodoxes qui avaient trouvé refuge dans les déserts de l’Arabie9. Les avis se partagent généra6 Mohammed Arkoun, La pensée arabe, 28. 7 Mouchir Aoun, Le Christ arabe, 135. 8 « Il y a d’une part l’islam, non commun avec un “i” minuscule, la religion de la remise de soi intégrale (c’est le sens du mot arabe) entre les mains de Dieu ; il y a d’autre part l’Islam, non propre avec un “i” majuscule, la civlisation marquée par l’islam, mais dont la longue histoire et la vaste géographie couvrent des phénomènes qui n’ont pas grand-chose à voir avec la religon. En parallèle, mais là nous avons déjà des mots pour le dire, sans devoir recourir aux majuscules ou aux minuscules, on distingue entre le christianisme comme religion et la chrétienté comme espace de civilisation » (Rémi Brague, Au moyen du Moyen Âge, 20–21). 9 « L’idée qu’a l’islam d’être une réforme rétablissant la religion d’Abraham renforce une vision des rapports entre l’islam et le judéo-christianisme primitif qui manque de preuves historiques

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 V Évaluation des propositions khodriennes

lement entre les ébionites, les elkasaïtes, les nazaréens, voire les manichéistes. Les arguments se fondent sur les concordances du Qur’ān et des écrits chrétiens apocryphes adoptés par les mouvements judéo-chrétiens, tels que le Protévangile de Jacques, le Pseudo-Matthieu, les Actes de Jean, et sur la parenté des quelques prescriptions coraniques et celles de ces derniers, comme la prière en direction de Jérusalem, la proscription du vin, celle de la consommation de la viande porcine et le mépris du célibat10. Il est probable que le prophète de l’islam ait rencontré des “christianismes”, non un seul courant. Les différentes théories qui tentent d’identifier les Naṣārā prouvent que le chapitre sur leur identité est loin d’être clos. L’attitude du Qur’ān à l’égard des Naṣārā – que les musulmans identifient aux chrétiens – est ambiguë et ambivalente. Une évolution se fait en effet visible entre la période mecquoise, qui manifeste une sympathie et qui encourage les fidèles musulmans à tisser des amitiés avec les Naṣārā (Al-Mā’idat 82), et la période médinoise qui durcit le ton en conviant à les éviter (Al-Mā’idat 51), voire en appelant à les combattre et à les tuer (At-Tawbat 29–30). Cette métamorphose reflète probablement les relations avec les interlocuteurs « chrétiens » qui n’ont pas adhéré à la nouvelle religion. D’ailleurs, l’amabilité coranique se manifeste en réalité à l’égard des « Naṣārā [chrétiens] musulmans » ou des « chrétiens coraniques »11 qui, en entendant le message de Muḥammad, ont les yeux qui épanchent des larmes et qui sont prêts à adhérer à l’islam (Al-Mā’idat 82–85). Car les chrétiens qui n’ont pas cru en la nouvelle religion sont, selon l’islam, inauthentiques et infidèles aux enseignements du Christ. Les chrétiens de la Grande Église sont ainsi accusés par le Qur’ān et les musulmans d’avoir commis deux grands blasphèmes : le taḥrīf [altération] de l’Évangile, et le širk [polythéisme, associationnisme]. En effet, les musulmans sont convaincus que le Nouveau Testament auquel se réfèrent les chrétiens a été altéré et qu’il est donc un faux12. Le critère de

exactes mais repose sur le terrain solide d’une origine commune. [. . .] Sans nouvelles preuves substantielles tirées de fouilles archéologiques ou dues à des découvertes de manuscrits, il sera difficile d’établir une ligne de dépendance directe par-dessus un hiatus de presque cinq cents ans entre le christianisme juif et l’islam. Il faudra plutôt reconnaître que des traditions hétérogènes sont parvenues à Muhammad, non seulement par l’intermédiaire de chrétiens juifs (comme les elkasaïtes, les ébionites), mais par celle d’autres chrétiens marginalisés (comme les tenants du monarchianisme, du sabellianisme, du monophysisme, du nestorianisme) déclarés anathèmes par l’Église officielle » (Gerhard Böwering, « Le christianisme mis au défi » 138–139). 10 Ces similitudes poussent quelques islamologues à estimer que l’islam lui-même appartiendrait à une mouvance judéo-chrétienne orthodoxe. 11 Jane Dammen McAuliffe , Qur’ânic Christians, 287. 12 Quelques musulmans affirment que cette altération est dans la déformation de l’interprétation. Il s’agit toutefois d’une minorité.

3 L’identité des Naṣārā 

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toute altération est toute donnée évangélique qui serait en contradiction avec le contenu coranique. L’un des enseignements qui aurait été dissimulé par les chrétiens est l’annonce par le Christ de la venue de Muḥammad (Aṣ-Ṣaf 6). La seconde infidélité des chrétiens est d’être tombés dans le širk [associationnisme] – seul crime irrémissible (An-Nisā’ 48) –, lorsqu’ils ont confessé la divinité de Jésus et qu’ils ont adoré la Trinité (At-Tawbat 31). Le principal auteur de l’altération et de l’infidélité aux exhortations du Christ est, au regard des musulmans, l’apôtre Paul. C’est pourquoi quelques savants musulmans désigneront le christianisme officiel par le terme de « paulinisme »13. Pourtant, les objections coraniques ne portent pas contre le christianisme tel qu’il est vraiment, mais visent des sectes détachées du christianisme. Par exemple, la Trinité que les chrétiens sont accusés d’adorer n’a rien à voir avec la foi chrétienne, car il s’agit soit de trois divinités [talātat] (An-Nisā’ 169) ou d’une Trinité qui englobe la Vierge Marie (Al-Mā’idat 116). Or le christianisme a fermement condamné le trithéisme et la mariolâtrie comme des hérésies non-chrétiennes. C’est pourquoi les musulmans ont une conception erronée des chrétiens, quand ils se fondent uniquement sur le texte coranique et qu’ils identifient leurs croyances à celles des Naṣārā. C’est malheureusement le cas dans la plupart des centres musulmans d’enseignement religieux. Toutefois, même si les croyances des Naṣārā dénoncées dans le Qur’ān ne correspondent pas à celles des formulations chrétiennes, il reste que la foi chrétienne et la foi musulmane ne se rejoignent pas sur une variété de questions fondamentales. Les dogmes chrétiens constituent généralement « des impensés majeurs de l’islam »14. Par exemple, le mystère trinitaire ne s’aligne pas à la foi monothéïste stricte. Car l’islam invite à adorer non seulement le Dieu Un, mais le Dieu Unique. S’il est difficile de démontrer que les Naṣārā sont des judéo-chrétiens, ils ne peuvent pas non plus être identifiés aux chrétiens. Ils sont tout au plus des Arabes vaguement christianisés, car leur christianisme qui émerge dans les pages coraniques est primaire et hérétique. Ainsi, «  l’islam naissant est passé à côté du véritable christianisme. Suffisamment près pour en parler, mais suffisamment loin pour n’avoir pas pénétré son message essentiel »15. Les croyances et doctrines de ces Naṣārā sont en effet pré-nicéennes et ariennes ; elles ne sont pas celles des Évangiles et des conciles œcuméniques. Les chrétiens ne s’y reconnaissent pas. C’est pourquoi il est à notre avis recommandé, pour écarter toute confusion, de ne plus désigner les Masīḥiyyūn [chrétiens] par le terme de Naṣārā.

13 Cf. Kenneth Cragg, The Call of the Minaret, 283. 14 Abdelwahab Meddeb, Pari de civilisation, 39. 15 Robert Caspar, Pour un regard chrétien sur l’islam, 125.

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 V Évaluation des propositions khodriennes

4 La nature des croisades et le rôle des chrétiens arabes Les croisades sont encore ancrées dans la pensée et le vocabulaire des musulmans arabes. Le terme revient sur les lèvres dès qu’il y a un conflit possible avec l’Occident, identifié généralement avec le christianisme. Ces croisades sont présentées comme un modèle des conflits et de la méfiance entre les musulmans et les chrétiens. En réalité, elles n’ont repris un regain d’intérêt dans les discours des musulmans arabes qu’à partir du 19e siècle, parce que les expéditions des Franğ ont été tenues pour « la préfiguration de l’impérialisme européen agresseur du monde “arabo-musulman” »16. Les croisades ont donc été regardées sous l’angle de la colonisation et des agressions de l’Occident dans les temps modernes. C’est pourquoi il est important, lorsqu’on parle d’un événement antérieur, de le situer dans le contexte de son époque, plus particulièrement quand il s’agit des croisades qui ont eu lieu plus de neuf siècles plus tôt. Les “croisés” étaient motivés au départ par des visées religieuses et spirituelles  : obtenir indulgence, offrir le secours aux chrétiens de la Terre sainte, achever la libération de Jérusalem. Ils étaient convaincus de mener une œuvre sainte et d’agir en « soldats de Dieu et du Christ ». Ils percevaient donc leur entreprise comme un “pèlerinage armé”. Ces “idéaux” primitifs vont se dissiper sur le terrain, pour laisser place à des convoitises politiques et économiques17. Les barrons refuseront fermement dès la prise de Jérusalem que le gouvernement de la Terre sainte leur échappe au profit d’un royaume chrétien gouverné par le pape. Toutefois, les croisades n’ont pas provoqué un grand sursaut auprès des musulmans. L’historiographie arabe de l’époque ne révèle aucune réaction musulmane lors de la prise de Jérusalem en 1099. Les Arabes de tout bord n’ont pas appréhendé ces expéditions comme une offensive du christianisme contre l’islam, mais comme des tentatives de reconquête. C’est pourquoi ils ont désigné les soldats venus d’Occident non pas par le terme de Naṣārā, utilisé habituellement pour définir les chrétiens, mais par celui de Franğ [Francs], qui n’a aucune connotation religieuse. Cette désignation est en soi un indice qui révèle que les affrontements de l’époque étaient perçus sous un angle non pas religieux, mais politique et militaire. Les envahisseurs, d’abord auxiliaires de l’ennemi byzantin et ensuite opérant pour leur propre compte, n’ont pas semblé différents des

16 Jean Flori, La croix, la tiare et l’épée, 25. 17 Un nombre d’historiens sont d’avis que l’appel du pape Urbain II obéit d’abord à des considérations d’ordre politique : celles de renforcer l’autorité de ce dernier et de rassembler sous sa conduite les différents peuples d’Occident.

4 La nature des croisades et le rôle des chrétiens arabes 

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autres envahisseurs du monde musulman que sont les nomades des steppes du Nord ou des déserts du Sud, les Géorgiens du Caucase, les Normands et les Galiciens d’Espagne18. Ce n’est qu’un siècle et demi après le début des croisades que la notion de ğihād a surgi comme un catalyseur qui incita les musulmans à unir leurs rangs face aux soldats étrangers. C’est alors qu’une nomenclature à caractère religieux, comprenant des appellations comme Kuffār [infidèles] et Mušrikūn [associateurs], va faire son apparition. Deux chefs vont s’illustrer dans la mobilisation des musulmans sous la bannière du ğihād : Nūr Ad-Dīn Zenkī (m. 1174) et Ṣalāḥ Ad-Dīn (m. 1193). Par exemple, sur le dôme du Rocher, les musulmans inscriront après la reprise de Jérusalem (1187) que « Ṣalāḥ Ad-Dīn a purifié cette ville des Mušrikīn [associateurs] ». Tout au long des événements, les camps qui s’affrontaient n’étaient pas formés selon des affinités religieuses. Des alliances se nouaient entre Franğ et musulmans contre d’autres alliances mixtes. Car l’appétit du pouvoir poussait les protagonistes des deux camps à recourir à « l’ennemi » logique, pour combattre et éliminer un frère de sang qui se posait au travers d’une ascension vers le pouvoir. Les Franğ ont été mieux aidés par des musulmans que par des chrétiens locaux. Qu’en est-il des chrétiens d’Orient ? Les chroniques des croisades n’évoquent qu’exceptionnellement leur positionnement dans les conflits. Cette rareté est un indice qui révèle qu’ils n’ont pas joué un rôle de premier plan. D’après les quelques sources de l’époque, les chrétiens d’Orient ont eu des réactions différentes à la fois entre eux, ainsi qu’au fil des événements. Les Arméniens ont réservé un bon accueil aux Franğ, voyant en eux l’opportunité de se libérer du joug des Byzantins et de constituer une puissance régionale autonome. Les Orthodoxes byzantins n’avaient pas une appréciation positive des Franğ et ressentaient à l’égard des musulmans une meilleure proximité. Cette déconsidération était réciproque. En effet, les Franğ n’hésiteront pas à remplacer la hiérarchie byzantine par une hiérarchie latine. Quant aux Suryān, ils ont de tout temps éprouvé un sentiment d’antipathie à l’égard des Byzantins, qui les considéraient comme des hérétiques. Ils leur préféraient les musulmans salğūkīdes, parce que ces derniers se montraient plus compatissants. Aussi ont-ils, au départ, salué l’arrivée des Franğ, auxquels ils n’avaient pourtant adressé aucun appel. À la différence des Byzantins, les chrétiens croisés venus d’Occident ont respecté, bien qu’avec condescendance, la hiérarchie et la liturgie des Suryān, en leur laissant la liberté de culte et de juridiction. Il s’agissait donc pour ces derniers d’un moindre mal. Toutefois, avec le temps, blessés par le mépris des Occidentaux qui les regardaient comme des chrétiens schismatiques

18 Bernard Lewis, Europe-Islam. Actions et réactions, 28–29.

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 V Évaluation des propositions khodriennes

qu’il fallait ramener dans le giron du pape, voire comme des citoyens de second niveau auxquels il ne fallait pas accorder un statut juridique supérieur à celui des indigènes musulmans, et excédés par la violence des soldats croisés, les Suryān virent leur enthousiasme décroître. Ils se sentirent par la suite plus proches de leurs concitoyens musulmans et considérèrent les victoires des musulmans comme un premier pas vers l’« affranchissement du joug religieux franc »19. Or le drame des Suryān est d’avoir été à la fois soupçonnés par les Franğ de ressentir une sympathie pour les musulmans locaux, et par ces derniers d’être des alliés naturels des envahisseurs. Leur positionnement à l’égard des Franğ, auxquels ils n’étaient ni véritablement associés ni fermement opposés, se fondait en réalité sur des préoccupations d’ordre, non pas religieux, mais politique. Non seulement ils collaborèrent avec les Franğ moins que différents chefs musulmans, mais, selon Georges Corm, ils « souffrirent le plus » parmi les différents protagonistes du conflit. Les croisades dont l’un des objectifs était de porter secours aux chrétiens orientaux conduisirent en réalité à la détérioration de leur situation. Ils en paient le prix jusqu’à aujourd’hui. Le réel “crime” des chrétiens d’Orient a été leur soutien immodéré et leur collaboration étroite avec les troupes mongoles qui déferlèrent sur le monde arabe. Cette collaboration « effaça le bénéfice de leur longue réserve à l’égard des croisés »20. C’est pourquoi les autorités mamelūkes leur feront payer très cher cette trahison. Les croisades restent encore un symbole de la cruauté humaine. Dans l’inconscient collectif, les croisés ont été coupables de barbarie et de massacres, voire d’actes cannibales. Or il est important de rendre compte que les protagonistes des deux bords ont commis des atrocités inhumaines. De plus, si les croisades ont été perçues comme une guerre sainte par leurs auteurs que sont les Occidentaux, il est important de savoir que pour les chrétiens d’Orient, la foi n’a pu être liée à la violence. Ces derniers ne peuvent que regretter que la religion ait pu servir d’agent de guerre, et que les prêches d’ermites et de moines aient jeté sur les routes un grand nombre de pauvres gens.

5 Lectures nouvelles du Qur’ān Le Qur’ān a été, est et restera la grande constante en islam. Or nombre de thèses, présentées à son propos par le discours musulman traditionnel comme évidentes et intouchables, doivent être en réalité reconsidérées, rediscutées et approfon-

19 Youssef Courbage – Philippe Fargues, Chrétiens et Juifs dans l’Islam arabe et turc, 99. 20 Youssef Courbage – Philippe Fargues, Chrétiens et Juifs dans l’Islam arabe et turc, 100.

5 Lectures nouvelles du Qur’ān 

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dies. Nous avons illustré cette réalité à travers cinq thèmes qui, jugés par les autorités musulmanes comme des fondements incontestables, sont en réalité sujets de controverse. Nous en citons trois : – La version officielle de la collecte du Qur’ān contient des imprécisions, des points douteux, et même des incohérences : le choix des membres du comité chargé de faire la recension du texte coranique, l’écart des recensions d’autres Ṣaḥābat [Compagnons], la destruction de sources antérieures, etc. – La nature éternelle et non-créée du Qur’ān : les musulmans n’ont pas toujours affirmé cette doctrine. Il y a eu de longs et violents débats entre les différentes écoles, notamment entre la mu‘tazilat et la ḥanbaliyyat. La grande question qui se pose à ce niveau est la possibilité de concilier l’unicité de Dieu et l’éternité du Qur’ān. – La doctrine de l’i‘ğāz : il n’y a pas eu dans le passé, ni encore aujourd’hui, un accord unanime sur la nature de l’ i‘ğāz. S’agit-il de la langue ou du contenu ? De la réponse à cette question dépendra à l’avenir la possibilité de réciter ou non le livre saint dans différentes langues lors des prières. Au début de l’islam, les exégètes, dans leur approche du Qur’ān, ne se sont pas limités au tafsīr et à la répétition des Salaf [Aïeux, Anciens]. Ils ont aussi pratiqué le tā’wīl, c’est-à-dire l’interprétation qui s’appuie sur la réflexion personnelle, en vue d’adapter les enseignements de l’islam aux nouvelles réalités, et de trouver des réponses aux questions qui émergeaient au fur et à mesure. Ce n’est que plus tard que la discipline de l’iğtihād [interprétation] a été restreinte à un cercle limité et devint de moins en moins créative et ouverte. Quatre écoles fondées sur des enseignements d’exégètes-juristes furent consacrées. D’un côté, une lecture littérale, juridique et a-historique s’est imposée dans les écoles coraniques. D’un autre côté, les musulmans ont abordé, non pas le texte coranique en soi, mais par le biais des interprétations des traditionnalistes qui ont acquis un statut de sacralité. Une interprétation officielle s’est donc élevée comme une incontournable cloison entre le croyant et le livre. Au 19e siècle, porté par le courant de la Nahḍat [Renaissance arabe], un mouvement réformiste a appelé à un retour aux seules sources fondamentales de l’islam, c’est-à-dire à l’approche directe du Qur’ān et de la Sunna. Toutefois, n’ayant pas élaboré une méthode de pensée et n’ayant pas eu recours aux outils des sciences sociales et humaines, ce mouvement a d’un côté mené à l’idéalisation du passé, et donc au mépris du présent, et donc au mépris du présent, et d’un autre côté a préparé le chemin à un néo-fondamentalisme et à un discours idéologique rigide. Aujourd’hui, face aux dérapages commis au nom d’une certaine lecture du Qur’ān, des voix musulmanes et d’autres non-musulmanes appellent à de

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 V Évaluation des propositions khodriennes

nouvelles interprétations qui seules peuvent, non seulement redorer l’image de l’islam, mais aussi offrir aux musulmans une orientation moderne, une foi rajeunie, une théologie vive, et une nouvelle manière d’être et d’agir. En d’autres termes, ces voix ont soif de valeurs, non de règles. Car le fondement primordial de tout aggiornamento d’une religion est l’interprétation de son livre saint. Or seuls les musulmans peuvent être les acteurs d’une telle initiative. C’est pourquoi nous avons présenté des essais d’herméneutique élaborés par quelques savants musulmans contemporains. Ar-Raḥmān a développé, en vue d’une réforme de la pensée islamique, une herméneutique qui favorise une nouvelle éthique musulmane. Ṭālbī a appelé à une lecture vectorielle qui invite à ne pas s’arrêter sur la littéralité du texte, mais à en discerner l’intention et la finalité. Arkūn a mis en place une islamologie appliquée, qui entend épurer et libérer la pensée islamique de toute manipulation et prison idéologiques imposées par l’autorité politico-religieuse. Aš-Šarfī a appelé à une interprétation qui rejoigne les attentes des musulmans d’aujourd’hui, en étant à leur écoute et en recourant aux savoirs et aux découvertes modernes. Abū Zayd a mis en place une herméneutique qui refuse toute soumission passive au discours idéologique et qui aborde le texte dans ses dimensions linguistique, historique et culturelle. Esack a élaboré une herméneutique qui mène à une praxis de libération, en faveur des opprimés de la terre, et qui exige l’union avec tout être humain qui veut combattre l’injustice. Les sujets évoqués dans le chapitre sur l’appel à de nouvelles interprétations du Qur’ān ont conduit à plusieurs conclusions : – Une nouvelle interprétation exige de repenser et de rediscuter des données et des affirmations qui sont souvent présentées par le discours officiel comme incontestables. Les cinq questions controversées que nous avons exposées sont des exemples non exhaustifs. Cependant elles montrent qu’une telle initiative est inéluctable. – La base de toute réforme de l’islam doit partir de l’ouverture des portes de l’īğtihād. En effet, le musulman justifie ses actes et avis à partir du texte coranique, ou plutôt à partir de l’interprétation qu’il en fait. C’est pourquoi, un islam ne peut opter pour le choix d’une société moderne et défendre un vivre-ensemble avec les autres religions qu’en ayant le courage d’interpréter le Qur’ān à partir de la réalité nouvelle et avec l’aide des sciences sociales et humaines. Malheureusement, à l’heure actuelle « les cadres religieux constituent un obstacle à l’herméneutique. – Si l’islam se définit comme la religion du livre, ou plus précisément la religion du Qur’ān, il est par conséquent la religion de l’interprétation parce qu’un texte a besoin qu’on le fasse parler. Affirmer qu’il n’y a pas d’interprétations nouvelles possibles, c’est dresser une clôture autour du livre, nier qu’il puisse

5 Lectures nouvelles du Qur’ān 









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apporter une parole neuve aux hommes de chaque temps et lieu, et « enfermer cette lumière trop lumineuse sous des tonnes et des tonnes de terre ! »21. Les musulmans sont appelés à approfondir la notion de la révélation du Qur’ān. S’agit-il d’une dictée ou d’une inspiration ? La révélation a-t-elle un lien avec l’espace ou le temps ? Muḥammad a-t-il eu un autre rôle que celui d’être un transmetteur passif ? Les herméneutes musulmans contemporains remettent unanimement en question la lecture traditionnelle officielle, imposée par des théologiens-juristes qui se sont acquittés de fonctions pseudo-sacerdotales et qui se sont alliés au pouvoir politique. Leur interprétation est littérale, a-historique et a transformé le Qur’ān en livre juridique. Cette interprétation a favorisé l’apparition et le succès de courants fondamentalistes et intolérants à la fois à la modernité et à l’ouverture aux autres. En effet, l’aggiornamento se heurte au poids du passé. L’interprétation ne doit pas être l’apanage exclusif d’une caste de religieux. Tous les fidèles doivent avoir l’opportunité d’y coopérer. Car il n’y a de religion vivante que là où il y a des croyants qui pensent leur foi. Cette possibilité est d’autant plus facile dans l’islam qui rejette l’idée d’“hommes de religion”. Toutefois, toute interprétation ne gagne sa légitimité que si elle respecte les fondements et les assises de la foi musulmane. Les musulmans d’aujourd’hui ont tendance à “consommer” idéologiquement le texte coranique au lieu de l’étudier. En effet, ils en récitent des bribes ou connaissent ce qu’en disent les interprétations officielles. C’est pourquoi le Qur’ān est, paradoxalement, à la fois omniprésent et absent dans la vie des croyants musulmans. Or ces derniers sont invités à reconnaître que l’étude du Qur’ān ne va pas à l’encontre de leur foi. Car jusqu’à présent, les musulmans du monde arabe ont été répulsifs à l’égard des herméneutes musulmans contemporains, qu’ils ont généralement accusés de trahison à la foi des Salafs [Aïeux, Anciens], voire excommuniés sous prétexte d’apostasie. Il y a donc chez le musulman ordinaire une censure intérieure. Aussi les “nouveaux penseurs de l’islam” vivent-ils « soit dans la clandestinité, soit dans la marginalité, soit ils ont été exécutés »22. Un fait est à ce niveau parlant : lorsque le Groupe de Recherches Islamo-Chrétien (GRIC) décida de traiter le thème de l’Écriture et de la notion de l’inspiration, les universitaires musulmans algériens choisirent de se retirer, pour ne pas mettre en péril leur relation avec leur communauté.

21 Abdennour Bidar, Lettre ouverte au monde musulman, 10. 22 Guy Stremsdoerfer, « Islam et culture arabe », 4.

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 V Évaluation des propositions khodriennes

Une interprétation ne peut être solide et convaincante, sans le recours aux outils de la modernité et des sciences humaines et sociales. La négligence de ces disciplines dans l’enseignement des centres religieux se fait visible dans le fait que la presque totalité des herméneutes musulmans contemporains ont entamé, non point des études religieuses, mais des spécialisations dans des disciplines scientifiques. De plus, ils ont généralement fait leur parcours universitaire, non dans les pays arabes, mais en Occident. Cette dure réalité reflète la déficience à la fois du niveau des études religieuses et de celui de la formation académique dans le monde arabe. Les nouveaux herméneutes musulmans sont le signe évident d’un malaise que ressentent beaucoup de musulmans face à un islam rigide, violent et intolérant qui a éclos à cause, entre-autres, des interprétations littérales, a-historiques et légalistes. Or leur voix reste encore minoritaire, et, de ce fait, n’a pas une grande efficacité. Il est donc difficile de parler d’une réforme structurée ou d’un travail collectif, mais « de multiples entreprises, conduites séparément et simultanément  »23. Ces herméneutes sont, non seulement seuls, mais isolés. Ils sont toutefois les prémices de la naissance potentielle d’une « nouvelle conscience islamique »24.

6 Marie/Maryam Maryam apparaît comme « une des plus belles figures de l’histoire musulmane »25, et occupe dans l’islam une place privilégiée en modèle d’obéissance, de foi, de piété et de pureté. Les occurrences de son nom sont à la fois plus nombreuses que celles de son fils dans le Qur’ān, et plus nombreuses que les siennes propres dans le Nouveau Testament. Maryam est l’unique figure féminine dont le nom est cité dans le texte coranique et qui constitue même le titre de la 19e sourate. Toutefois, les noms coraniques du père et du frère de Maryam, respectivement ‘Imrān [Amram] et Hārūn [Aaron], laissent fortement penser que le texte coranique confond entre Marie mère du Christ, et Myriam sœur de Moïse. Cette confusion aurait probablement sa source dans la tradition judéo-chrétienne. D’ailleurs, les passages mariaux du Qur’ān, plus abondants que ceux des Évangiles, se rapprochent – ou sont peut-être inspirés – des récits chrétiens apocryphes, notamment du Protévangile de Jacques, de l’Évangile du Pseudo-Matthieu et de

23 Jean-Marie Gaudeul, « Vers une nouvelle exégèse coranique ? », 30–31. 24 Abdou Filali-Ansary, Réformer l’islam ?, 271. 25 Michel Hayek, Le Christ de l’Islam, 65.

6 Marie/Maryam 

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l’Évangile arabe de l’Enfance. Par exemple, dans le Qur’ān comme dans ces écrits, Maryam grandit dans un miḥrāb [cellule] du Temple, où elle reçoit une nourriture par un ange divin. Non seulement Maryam est consacrée à Dieu avant sa conception par sa mère, mais elle forme avec son fils, selon la tradition de l’islam, une exception unique dans l’histoire de l’humanité : tous deux sont les seuls êtres humains à ne pas avoir été piqués par le diable à leur naissance, et donc à être exempts de toute tache. Serait-il possible de parler du dogme de l’Immaculée Conception, ainsi que le laissent entendre quelques théologiens chrétiens, voire quelques musulmans ? La réponse ne peut être qu’hésitante. Elle serait positive dans la mesure où aucun péché ne peut être imputé à Maryam, parce que sa pureté est totale. Mais elle serait aussi négative, dans la mesure où l’islam est fermement opposé aux notions du péché originel et de l’économie salvifique réalisée par le Christ. C’est pourquoi Michel Hayek dit que ce dogme peut trouver dans les versets coraniques « un point d’appui plus ou moins lâche », selon l’interprétation qui leur est donnée26. Cependant, la vénération que les musulmans portent à l’égard de Maryam n’en fait pas un modèle de vie quotidienne pour les femmes musulmanes, parce que le célibat n’est pas un statut apprécié dans l’islam. Maryam n’est donc pas un exemple à suivre en tout. Le Qur’ān accorde explicitement une prééminence de Maryam sur les femmes de l’univers. En effet, lors de l’Annonciation, les anges lui dirent : « Allahu iṣṭafāqi ‘alā nisā’ l-‘ālamīn [Dieu t’a élue sur les femmes de l’univers] » (Āl-‘Imrān 42). Le texte coranique est d’ailleurs singulièrement sévère à l’égard de certains milieux juifs, qui accusaient Maryam d’adultère (An-Nisā’ 155). Il affirme clairement que Maryam a conçu son enfant sans l’intervention d’un homme. C’est pourquoi son fils et elle sont ensemble, en raison de cette conception miraculeuse et unique dans l’histoire de l’humanité, une « āyat l-l‘ālamīn [signe pour les univers] » (Al-Anbiyā’ 91), un signe de la puissance de Dieu. Si chrétiens et musulmans reconnaissent la conception virginale de Marie/Maryam, il y a une grande divergence sur son pourquoi. Là où les musulmans voient uniquement l’œuvre de la puissance de Dieu, les chrétiens voient la divinité de l’enfant conçu. C’est pourquoi le titre de Theotokos [Mère de Dieu], titre marial le plus fondamental et le plus important dans le christianisme et défini comme dogme au concile d’Éphèse (431), est, non seulement absent en islam, mais il est fermement condamné et rejeté. Que penser par conséquent de la célébration unique islamo-chrétienne de la fête de l’Annonciation au Liban ? En effet, Muḥammad Noqqarī et Nağī Ḥūrī,

26 Ibid.

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 V Évaluation des propositions khodriennes

à l’époque respectivement directeur de Dār l-Fatwā et président des anciens de l’école des jésuites à Ğamhūr, proposent au gouvernement libanais de consacrer le 25 mars, jour de la fête de l’Annonciation, en tant que solennité nationale islamo-chrétienne, en faisant de la figure de Marie un élément de cohésion nationale. Le choix de cette fête se fonde sur le fait que cet événement est à la fois narré dans l’Évangile et dans le Qur’ān. Le 18 février 2010, le Conseil des ministres décrète que le 25 mars sera un jour chômé. L’événement de l’Annonciation est devenu depuis une fête nationale à caractère spirituel, commune aux musulmans et aux chrétiens. La fête donne place à différentes célébrations dans lesquelles les fidèles des deux religions lisent des passages d’Āl-‘Imrān et de l’Évangile de Luc et élèvent des chants et cantiques. Un “Ave Maria islamo-chrétien” a été inspiré par l’occasion. Le logo qui célèbre cette fête représente le profil de Marie dont le voile prend la forme du croissant de l’islam. Le choix de Marie comme figure de rencontre, voire de cohésion islamo-chrétienne, ou selon les mots de Khodr comme élément de sympathie entre les deux religions, est en soi pertinent. Toutefois, la préférence pour la fête de l’Annonciation est contestable, parce qu’elle peut prêter à confusion. En effet, les fidèles des deux bords, qui ne sont pas souvent versés dans la foi, peuvent penser que l’événement raconté à la fois dans le Qur’ān et dans les Évangiles est porté par un même fondement théologique. Or la signification de l’Annonciation est en réalité un point fondamental de mésentente entre christianisme et islam. Car les chrétiens y célèbrent d’abord et uniquement l’Incarnation divine par Marie, qui devient de ce fait Mère de Dieu. Il aurait été plus logique et plus théologiquement fondé d’insister non sur l’Annonciation, mais sur Marie comme modèle de piété, d’obéissance et de disponibilité dans la foi au Créateur. C’est ce que Khodr appelle justement la maryamiyyat, néologisme qu’il a lui-même forgé.

7 Jésus/‘Īsā Le Qur’ān n’offre pas un récit continu de la vie de ‘Īsā, mais des indications éparpillées et clairsemées qui permettent, non pas de dessiner un visage complet, mais de tracer un portrait qui « manque de contours, voire de contenu »27 et d’en tirer « une idée et une émotion »28. C’est pourquoi le chrétien se heurte à quelques mystères, au nom même tout d’abord de ‘Īsā qui n’a aucune signification en arabe et qui est différent de Yasū‘, nom que les chrétiens ont de tout temps utilisé et

27 Hans Küng, in Hans Küng – Josef Van Ess, « L’islam et le christianisme », 162. 28 Youssef Seddik, Le grand malentendu, 74.

7 Jésus/‘Īsā 

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dont la racine hébraïque signifie “Dieu sauve”. Il est aussi appelé ibn Maryam [Fils de Maryam], d’un côté pour souligner qu’il n’est pas de semence humaine et qu’il n’a donc pas de père, et d’un autre côté pour réfuter qu’il soit Fils de Dieu, blasphème impardonnable dans l’islam. En effet, l’islam donne au terme de “fils” « une résonnance charnelle »29. Quant à celui de Masīḥ [Messie], il n’a dans le Qur’ān aucune dimension messianique. Les savants musulmans n’ont jamais pu s’entendre sur son étymologie qui, en hébreux, est pourtant évidente. Le Qur’ān confère à ‘Īsā deux titres expressifs pour les chrétiens. Il est Kalimat min Allah [Parole de Dieu] et Rūḥ Allah [Esprit de Dieu]. Mais dans le premier cas, il s’agit d’affirmer qu’il est, à l’exemple d’Ādam [Adam], directement créé par Dieu (Āl-‘Imrān 59), et dans le deuxième cas, il s’agit d’un lien avec l’ange Ğibrīl qui a insufflé en Maryam. Les titres “christologiques” sont donc vidés de leurs significations chrétiennes. Il s’agit de qualités plutôt que de titres. Ainsi, même dans le cas où le Qur’ān décerne à ‘Īsā les mêmes titres et privilèges que ceux des Évangiles, leur interprétation est un lieu de discorde et le signe d’une fracture radical. ‘Īsā est nabīy [prophète], mais aussi rasūl [messager], parce qu’il apporte une Écriture qui est l’Inğīl [Évangile], non pas à l’humanité entière comme c’est le cas de Muḥammad, mais au seul peuple d’Israël (Aṣ-Ṣaf 6). La conception prophétique de ‘Īsā, différente de celle de la Bible, entre dans le contexte coranique. À l’exemple des autres prophètes, ‘Īsā a appelé au monothéisme (Al-Mā’idat 72) et a annoncé l’avènement de Muḥammad, le sceau des prophètes (Aṣ-Ṣaf 6). Il y a donc affirmation d’“une supériorité indirecte et fondamentale” de Muḥammad sur ‘Īsā, lequel doit s’effacer. Un autre titre vient confirmer son statut de créature, celui de ‘Abd Allah [esclave de Dieu] (Maryam 30). ‘Īsā accomplit des miracles «  avec la permission de Dieu  » (Āl-‘Imrān 49). Certains de ces miracles ont leurs parallèles dans les Évangiles canoniques ou dans les écrits apocryphes, d’autres sont inconnus en dehors du Qur’ān. Toutefois, ces miracles ne manifestent nullement son identité divine, mais son statut de prophète qui agit par la force de Dieu. ‘Īsā va même jusqu’à se démarquer explicitement de la foi des chrétiens (Al-Mā’idat 116–117). Les propos coraniques sur ‘Īsā se partagent en deux catégories. D’un côté, les propos affirmatifs qui lui accordent les caractéristiques d’un prophète musulman, et d’un autre côté des propos négatifs qui contestent la “démesure” de la doctrine des chrétiens. Comme dans le cas de Maryam, le Qur’ān semble défendre le Christ, contre le rejet des juifs d’Al-Madīnat en confessant qu’il est prophète, et condamner les chrétiens pour leurs excès religieux, en soutenant qu’il n’est que prophète.

29 Jean-Mohammed Abd-El-Jalil, Marie et l’Islam, 68.

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 V Évaluation des propositions khodriennes

La tradition musulmane ajoute quelques détails qui indiquent que les musulmans sont entrés en contact avec les chrétiens d’Orient. En effet, la carence des faits sur ‘Īsā dans le texte coranique ne reflète qu’« un portrait sans nuances »30. C’est pourquoi les savants musulmans ont été incités à s’inspirer et à puiser dans le Nouveau Testament des informations qu’ils vont toutefois insérer dans la structure théologique musulmane. ‘Īsā y est vénéré comme prophète, mais il tient une place secondaire et il est une créature humaine. Nous pourrions affirmer, par une analogie qui garde cependant ses propres réserves, que ‘Īsā est à Muḥammad dans le Qur’ān ce que Jean-Baptiste est au Christ dans les Évangiles. C’est un ‘Īsā entièrement musulman. Dans le ṣūfisme, ‘Īsā est le symbole de l’ascète pauvre qui combat les passions charnelles et qui est en pérégrination continuelle. Il garde les traits coraniques en priant à la façon musulmane, et attend dans l’autre monde sa récompense par un banquet qui célébrera ses noces. Il est dans la littérature ṣūfie une figure secondaire par rapport au prophète de l’islam. Lui-même y reconnaît son infériorité par rapport à ce dernier. Le titre de Ḥatm l-Awliyā’ [sceau des saints] qu’il a reçu est de moindre importance par rapport à celui de Ḥatm l-Anbiyā’ [sceau des prophètes] donné à Muḥammad. Il est une figure, non pas centrale, mais périphérique. Dans la littérature arabo-musulmane, ‘Īsā est un homme idéal, exemplaire et un modèle d’humanisme, mais il n’est “rien qu’un homme”. C’est donc la dimension sociale et morale de ses enseignements qui est revalorisée. Si ‘Īsā est respecté et vénéré dans l’islam, il a les traits fondamentaux, non pas du Jésus des Évangiles canoniques, mais de celui des Évangiles apocryphes, et il est entièrement intégré dans les cadres de la doctrine musulmane. On ne trouve en lui « aucun léger écho du sermon de la Montagne, des Béatitudes, ni des différents aspects de l’avis et agir du Christ qui sont importants pour les chrétiens »31. Si les musulmans parlent avec amour et respect de ‘Īsā, il n’en est pas moins vrai qu’ils parlent de lui différemment. En effet, « si les convergences sont quelques fois profondes, les divergences sont aussi fondamentales »32. Le pape Jean-Paul II a affirmé, dans son discours aux jeunes musulmans marocains, que la différence “la plus fondamentale” entre le christianisme et l’islam est dans le regard qui y est porté sur la personne et sur les œuvres de Jésus. L’islam opère une «  récupération réductrice  »33. En effet, si d’un côté il ne rejette pas le Christ et qu’il l’intègre dans son système de croyances, d’un autre côté le Jésus des Évangiles est réduit dans ses caractéristiques fondamentales. Les 30 Mikel De Epalza, Jésus otage, 151. 31 Hans Küng, Islam, 500. 32 Mohamed Talbi, « Le christianisme vu par l’islam », 429. 33 Mikel De Epalza, Jésus otage, 129.

7 Jésus/‘Īsā 

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éléments chrétiens du Christ sont « intégrés dans un système qui bloque la découverte du mystère de Jésus, tel que les chrétiens le comprennent »34. Il est même difficile de dire qu’il s’agit de la même personne, parce qu’il y a un fossé entre ses traits coraniques et ses traits évangéliques. C’est pourquoi il n’est pas approprié de parler de Yasū‘ [Jésus] quand il s’agit de ‘Īsā. Les deux noms désignent deux personnes différentes. Car le nom même est expressif et révélateur : ‘Īsā ne peut être Yasū‘ ; il s’en démarque nettement parce que Yasū‘ signifie le “Sauveur”. Le Christ de la foi chrétienne peut donc difficilement être un lieu de rencontre entre les chrétiens et les musulmans et il n’est pas un point d’appui dans leur dialogue. Il est très difficile d’adhérer aux propos de Khodr, selon lesquels il n’y a aucune parole explicite contre la christologie de l’Église. Car l’islam, s’il veut être fidèle à lui-même, ne peut en aucun cas consentir au Christ des Évangiles. La position khodrienne peut être difficilement soutenable. Il faut reconnaître qu’elle est plus affective que théologiquement fondée. Par exemple, Khodr pense que l’islam occupe une place privilégiée par rapport au christianisme, parce qu’à la différence du judaïsme postbiblique il donne une place à Jésus et qu’il admet sa messianité. Or c’est oublier que le titre de Masīḥ [Messie] n’a aucune signification messianique dans l’islam, et c’est fermer les yeux sur le fait qu’il y a entre judaïsme et christianisme un patrimoine commun – par exemple une histoire du salut, une éthique de l’homme fondée sur les Dix Commandements, un héritage commun tiré de la Loi et des prophètes, la fréquentation commune de l’Écriture, etc – qui fait que la religion juive est d’une certaine manière « intrinsèque » au christianisme. S’il y a donc une rupture entre les deux, en raison de la foi en la divinité de Jésus, il y a aussi une continuité qui n’existe pas avec l’islam, ni avec aucune autre religion. Le Christ de la foi chrétienne ne peut donc être un véritable point de rencontre ni un lieu de rapprochement entre chrétiens et musulmans. C’est pourquoi Khodr recommande aussi dans quelques écrits de présenter le Christ aux musulmans, à partir, non pas de la perspective théologique, mais de l’anthropologie, c’est-à-dire comme le Nouvel Adam qui est l’image originelle et la vocation de l’homme. Dans la même lignée, Mouchir Aoun explique que dans le monde arabe, les musulmans, les chrétiens et les laïcs ont des images différentes du Christ. Ainsi les musulmans considèrent que “le Christ pascal”, c’est-à-dire le Christ des dogmes chrétiens, est le fruit d’une foi outrancière et d’un amour exagéré, tandis que les chrétiens croient que le Christ est la manifestation ontologique de Dieu35. Or « le Christ de la métaphysique théologique » ne peut être expressif ni attractif

34 Henri Teissier, « Le chrétien questionné par l’islam », 807. 35 Cf. Mouchir Aoun, La pensée arabe chrétienne, 168-170.

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 V Évaluation des propositions khodriennes

pour la conscience arabe. C’est pourquoi le contexte arabe islamo-christiano-laïc est sous-tendu d’un besoin de faire «  une approche théologique existentielle  » du Christ, en le présentant comme l’apogée de l’amour. Neuf ans plus tard, Aoun revient à cette idée et propose, dans le cadre de la pluralité interculturelle planétaire actuelle, de saisir le Christ comme « valeur universelle susceptible d’interpeller la conscience humaine planétaire » et de le libérer de « toutes les récupérations culturelles, historiques et juridiques du système religieux chrétien »36. Par un rapprochement entre la théologie et l’anthropologie, il s’agit de présenter le Christ comme le symbole de cette valeur universelle de l’humanité qu’est l’amour, afin que les hommes trouvent en lui un modèle à imiter. Cette approche a le mérite de réconcilier, non seulement chrétiens et musulmans, mais aussi les différentes composantes de la société, autour d’un consensus : celui d’un Christ qui reflète l’idéal humain. Toutefois, c’est une initiative qui reste insuffisante. Car d’un côté, c’est un Christ amputé, ou du moins réduit, un Christ “arien” qui est proposé. En effet, Jésus c’est l’Emmanuel, Dieu parmi les hommes. D’un autre côté, il serait naïf d’exagérer la place de Jésus, y compris comme prophète, dans l’islam ; car Jésus demeure une figure «  secondaire et marginale  »37. Pour les musulmans, c’est Muḥammad, non ‘Īsā, qui est le modèle idéal à suivre38.

8 La crucifixion La tradition musulmane considère que la crucifixion de Jésus dans le christianisme est un mythe et une fable. Se fondant sur An-Nisā’ 155–158, les musulmans ont généralement développé la théorie de la substitution de ‘Īsā. Toutefois, le texte coranique est ambigu et incertain. Il se veut, dans un contexte médinois, un démenti ferme de la prétention des juifs d’avoir tué et crucifié le Christ. Il parle donc d’illusion, sans que nul puisse trancher, en s’appuyant sur la seule analyse grammaticale des versets, si ‘Īsā a été crucifié ou non. Car le sujet du verbe šubbiha [“apparaître” au passif] n’est pas évident : il peut s’agir de l’événement de la crucifixion ou de la personne crucifiée. Cela n’occulte pas cepedant deux certitudes : le texte coranique, d’une part, ne peut aucunement signifier une substitution du Christ, et, d’autre part, il affirme catégoriquement que les juifs n’ont pas tué le Christ.

36 Mouchir Aoun, Le Christ arabe, 382 & 383. 37 Robert Caspar, Pour un regard chrétien sur l’islam, 124. 38 « Vous avez en l’Envoyé de Dieu un beau parangon pour ceux qui aspirent à Dieu, au Jour dernier, et rappellent Dieu sans trêve » (Al-Aħzāb 21).

8 La crucifixion 

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Par conséquent, la théorie de la substitution est d’abord fondée sur une option doctrinale et théologique. Cette théorie était déjà apparue au sein de quelques courants chrétiens hétérodoxes comme les gnostiques, les docètes et les adoptianistes. Toutefois, à la différence de l’islam, ces courants croyaient fortement en la divinité de Jésus dont le corps n’était qu’une apparence, voire un moindre mal. Les musulmans vont élaborer différentes versions qui décrivent la substitution du Christ par un sosie, qui est parfois un disciple qui se porte luimême volontaire pour prendre les traits de son maître et pour mourir à sa place, et parfois un ennemi transformé malgré lui en ‘Īsā. Quelques savants de l’islam vont puiser dans les récits évangéliques des éléments pour appuyer leur point de vue. Ils vont mettre en évidence des contradictions dans les quatre versions de la Passion, et mettre en valeur des détails qui témoignent de l’impossibilité que le Christ soit l’individu crucifié, puisque ce dernier a peur de mourir, qu’il a soif, qu’il crie que Dieu l’a abandonné, etc. Au reniement de la crucifixion de ‘Īsā vient s’ajouter l’affirmation de son élévation au ciel sans passer par la mort. C’est ainsi que le verbe mutawaffīka que lui adresse Dieu dans le Qur’ān (Āl-‘Imrān 55) est généralement interprété dans la tradition musulmane comme le fait d’être élevé et saisi par Dieu. Pourtant, les autres occurrences de ce terme sont toutes comprises dans le sens de mourir. De même, la tradition musulmane va développer le retour de ‘Īsā à la fin des temps, pour combattre Al-Masīḥ L-Dağğāl [l’Anti-Christ] et mourir après avoir attesté son islam. Deux convictions théologiques poussent les musulmans à se prononcer pour la théorie de la substitution, puisque l’événement de la crucifixion ne peut être rejeté au niveau historique et factuel. C’est pourquoi d’ailleurs ‘Abbās Maḥmūd L-‘Aqqād (m. 1964) conclut son récit avant l’événement de la crucifixion et qu’il écrit qu’ici s’arrête le rôle de l’histoire et que commence celui de la foi. Il y a d’abord l’impossibilité que les hommes puissent triompher des messagers de Dieu. Se positionnant contre les revendications juives d’avoir tué le Christ, le passage coranique se veut une expression d’amour pour ‘Īsā qui ne peut subir l’échec, car il ne peut être abandonné par Dieu. L’autre motivation du reniement de la crucifixion de ‘Īsā est le rejet de la foi chrétienne en l’économie salvifique accomplie par Jésus, Fils de Dieu. En effet, d’un côté, l’islam ignore la notion d’une médiation de salut ou d’une rédemption39. D’un autre côté, reconnaître la portée salvifique à la mort du Christ c’est confesser qu’il est, plus qu’un pro-

39 « L’islam et le christianisme », 146. « Plutôt que d’une doctrine de la rédemption, il vaut mieux parler d’une doctrine musulmane de la rétribution dans la mesure où Dieu, au dernier jour, récompensera les justes et châtiera les méchants » (Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, 183).

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 V Évaluation des propositions khodriennes

phète, le Sauveur. Le reniement de la crucifixion est donc l’indice d’un refus plus profond, d’un refus dogmatique. Ainsi, ce qui compte n’est pas tant le fait luimême, mais son interprétation. Y a-t-il donc possibilité que les musulmans reconnaissent un jour la crucifixion de ‘Īsā et qu’ils y voient, comme l’espère Khodr, l’islām [soumission] à la volonté de Dieu  ? Cette reconnaissance, qui irait à l’encontre de la tradition musulmane, est possible dans la mesure où le Qur’ān lui-même admet que des prophètes aient été tués sans y voir l’échec de Dieu (Al-Baqarat 61), et confesse que ceux qui sont tués sur le chemin de Dieu vivent en leur Seigneur (Āl-‘Imrān 169, Al-Baqarat 154). Mais cette soumission de ‘Īsā à Dieu jusqu’à la mort n’est pas équivalente à l’obéissance salvifique du Christ. Car l’islam reconnaît le statut de serviteur à ‘Īsā, lequel statut pour le chrétien a le sens de filiation, que l’islam ne peut sans doute que nier. Quelques écrivains et penseurs musulmans modernes, particulièrement des Palestiniens, ont développé d’ailleurs le thème de la crucifixion de ‘Īsā pour évoquer la souffrance de leur peuple. Mais cette crucifixion n’a, dans leurs écrits, aucune portée doctrinale. Elle est l’image symbolique de la souffrance des justes. La croix du Christ peut donc devenir un jour le lieu de rencontre entre les musulmans et les chrétiens, pour exprimer une solidarité face à la souffrance et à la mort des innocents et des justes. Mais elle ne sera jamais la croix qui donne le salut et la vie que Jésus a apportés aux hommes, car non seulement l’identité de l’islam en serait changée, mais sa raison d’être serait remise en question. La croix du Christ demeure donc pour les musulmans scandale et folie (1 Cor 1, 23).

9 L’auto-révision des propositions khodriennes par Khodr lui-même Khodr est revenu quelquefois, particulièrement dans les dernières années surtout, sur les propositions parsemées dans ses écrits. Si ses mots chantent l’espoir, ils manifestent aussi une pointe d’amertume. L’archevêque décèle les empreintes encore présentes dans l’attitude des individus et des collectivités arabes. Selon lui, l’intégrisme islamique se fonde sur plusieurs assises, entre autres sur une mémoire historique blessée par la domination de l’Occident sur les peuples musulmans. Des interprétations sont plus offensives que le texte coranique lui-même, parce qu’elles ont été élaborées après les guerres arabo-byzantines, les croisades et les colonisations. Khodr va jusqu’à penser que les musulmans portent un regard différent sur les chrétiens, selon qu’ils viennent de pays qui ont connu ou non les croisades. S’il comprend que les musulmans trouvent difficile de surmonter le complexe des croisades, il exprime

9 L’auto-révision des propositions khodriennes par Khodr lui-même 

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sa déception à l’idée qu’ils fassent payer le prix aux chrétiens arabes qui en ont été des victimes, et regrette qu’au lieu de récolter les leçons de l’histoire ils soient encore nostalgiques des temps de l’application du régime de la dimmat. Or, tant que les musulmans ne feront pas de distinction entre christianisme et Occident, ils chargeront les chrétiens de tous les maux de l’Occident et les accuseront d’en être jusqu’aujourd’hui les collaborateurs, les alliés ou les complices40. Un avenir n’est pas possible en continuant à pointer du doigt les péchés des aïeux. Or, les chrétiens du Moyen-Orient ne font pas porter aux sunnites, par exemple, les violences commises par les Mamlūks et les Ottomans41. De même, à l’exception de quelques Libanais et penseurs du Maġrib, les musulmans continuent de se fonder sur le seul Qur’ān comme référence de connaissance du christianisme. Khodr donne l’exemple de Muḥammad abū Zahrat (m. 1974) qui, dans l’introduction de son livre Conférences sur la Naṣrāniyyat, écrit qu’il enseigne le christianisme en se fondant sur l’unique source sûre qu’est le Qur’ān. Par conséquent, les musulmans méconnaissent encore la foi des chrétiens. Pourtant, dans le passé, des théologiens musulmans tels abū Bakr Ar-Rāzī (m. 935) et Al-Ġazālī (m. 1111) ont accepté de citer les Évangiles canoniques pour refuser la foi chrétienne. Par un tel procédé, ils avaient reconnu l’authenticité de ces Évangiles. Selon Khodr, un chrétien arabe ordinaire est plus informé sur l’islam qu’un musulman diplômé en sciences islamiques ne l’est sur le christianisme. Les chrétiens vont jusqu’à se demander si le christianisme est considéré comme une religion tellement médiocre, insignifiante ou absurde, pour qu’il n’y ait dans le monde de l’islam aucun centre pour l’étudier à partir de ses propres sources. Or les chrétiens et les musulmans ne pourront réaliser de rencontre vraie, « si la terre commune de cette rencontre est uniquement la terre coranique »42. Tant qu’il n’y a pas dans l’islam au moins une dizaine de spécialistes qui soient capables de présenter la foi chrétienne comme telle, les chrétiens demeureront des étrangers aux musulmans. Car, comme l’affirme le proverbe arabe, Khodr aime à répéter : « L’homme est l’ennemi de ce qu’il ignore ». En effet, le fanatisme est souvent le fruit de « l’ignorance de la religion de l’autre, ou du moins de l’ignorance de la vérité qui habite son cœur »43. Khodr, qui a souvent parlé de la crucifixion comme d’un islām [soumission] du Fils au Père, reconnaîtra en 2007 dans l’allocution prononcée à la suite du décernement d’un doctorat Honoris causa par l’Institut Saint-Serge que la religion 40 Cf. Georges Khodr, « Les chrétiens sont-ils des croisés ? », 28 mai 2011. 41 Cf. Georges Khodr, « Autrui », 12 février 2011. 42 Georges Khodr, « Les chrétiens sont-ils des croisés ? », 28 mai 2011. 43 Georges Khodr, « Le fanatisme confessionnel », 9 mai 2015.

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 V Évaluation des propositions khodriennes

musulmane n’est pas biblique44, et qu’elle est, de ce fait, étrangère à la notion de l’histoire du salut et « plus particulièrement opposée à la notion même de salut dévoilé sur la croix tout en étant fasciné par le visage humain de Jésus de Nazareth ». Si les musulmans peuvent donc reconnaître dans la crucifixion une obéissance au Créateur, ils ne pourront y discerner un événement salvifique. Entre les chrétiens et les musulmans se dressera donc toujours, selon Khodr, le scandale de la croix. Khodr est convaincu que certains attributs coraniques du Christ vont au-delà de la reconnaissance d’une stricte humanité de celui-ci. Mais ils n’ont jamais été sérieusement explicités par les musulmans, qui gardent toutefois une fascination pour le Christ. De même le Qur’ān parle de Marie « avec des accents d’amour beaucoup plus intense que ce que vous pourriez trouver dans l’Évangile selon Luc »45. Les savants musulmans ne sont malheureusement pas encore disposés à affronter les questions qui touchent à l’histoire du Qur’ān. Ils restent réfractaires à toute méthode de lecture critique des textes religieux et la ressentent comme une volonté de saper les fondements de la foi. En réalité, ils préfèrent faire des interprétations « au gré de leurs intérêts, de leur bon plaisir, de leur paresse ou par peur d’affronter les tribulations du monde »46. Khodr est étonné à l’idée que les savants musulmans qui n’hésitent pas à aborder l’Ancien Testament et le Nouveau Testament, en recourant à la méthode historico-critique, n’osent l’adopter dans leur approche du Qur’ān auquel ils donnent une valeur supra-historique ou trans-historique. Les exégètes musulmans acceptent de considérer le déluge dans le livre de la Genèse comme un mythe, mais non lorsqu’il est évoqué dans le texte coranique. Pourquoi donc les musulmans ont-ils accepté la science des asbāb an-nuzūl [circonstances de la révélation], qui se fonde sur la vie de Muḥammad, et rejeté l’étude du contexte de l’Arabie au 7e siècle ? Pourquoi n’approfondissent-ils pas l’histoire de la collecte du Qur’ān ? L’absence de réflexion sur la relation de l’éternité et de l’histoire dans l’islam en fait « une religion de l’absolu en dehors du temps »47. Khodr qualifie cette lecture littérale de « cage des prescriptions coraniques ». Khodr est même surpris à l’idée qu’il y ait encore des savants religieux convaincus que les découvertes scientifiques sont annoncées dans le texte coranique.

44 Que l’islam ne soit pas une religion biblique n’occulte pas dans le texte coranique les emprunts à la Bible (Cf. Georges Khodr, « La nature de l’Islam », 42). 45 Georges Khodr, « La nature de l’Islam », 40. 46 Cf. Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 171. 47 Georges Khodr, « La nature de l’Islam », 41.

9 L’auto-révision des propositions khodriennes par Khodr lui-même 

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En réalité, la difficulté n’est pas d’abord dans les textes, mais dans leur interprétation, parce que les textes n’existent qu’interprétés et qu’ils ne sont pas rigides. En effet, il est possible de trouver dans le Qur’ān des versets hostiles aux chrétiens et des versets bienveillants, laissant le croyant musulman puiser selon ce qui s’accorde avec ses prédispositions. S’il est intolérant, c’est auprès des versets rigides qu’il va justifier son attitude, et s’il est ouvert aux autres, il mettra en exergue les versets magnanimes. Par exemple, la dhimmitude qui reléguait les chrétiens au rang de citoyens de seconde classe avait pour origine « la loi divine telle qu’elle était interprétée par la communauté musulmane  »48. De même, ce sont des hommes qui ont décidé qu’At-Tawbat 5 qui appelle à tuer les associateurs abroge Al-Baqarat 256 qui interdit toute contrainte en matière de religion. Les livres sont muets. Les hommes, tels des abeilles qui butinent, y puisent ce qu’ils veulent et leur donnent la parole. C’est dans la mesure où les fidèles sont sincères et limpides que toute attitude envers le prochain est humble et aimable. Or il y a dans chaque religion « des personnes aux âmes laides et d’autres aux âmes agréables »49, d’autant plus que dans l’islam qui ne reconnaît pas une autorité référentielle chaque musulman est un imām et un interprète50. S’il y a d’une part un écart entre la révélation et les interprétations, et d’autre part des désaccords entre les différentes interprétations humaines, il est primordial, affirme Khodr, de discerner ce qui, dans l’enseignement de l’islam, est divin, et donc constant, et ce qui est humain, c’est-à-dire sujet à des erreurs. Khodr n’hésite pas à prendre lui-même l’initiative d’interpréter quelques passages coraniques, afin de montrer qu’il est possible d’avoir de nouvelles approches du texte. Il explique par exemple que la mosquée d’Al-Aqṣā dont parle le Qur’ān (Al-Isrā’ 1) ne saurait être le bâtiment qui a été construit dans la période omeyyade mais la ville même d’Al-Quds [Jérusalem]. De même, il cite Al-Ḥadīd 27, pour rappeler que les premiers musulmans lisaient le verset ainsi  : «  Nous mîmes au cœur de ses [‘Īsā] adeptes tendresse, miséricorde et monachisme  ». Ainsi, le monachisme est l’accusatif du verbe qui revient à l’initiative de Dieu. Même au cas où le mot monachisme se rapporterait à l’expression « ils [Naṣārā] l’innovèrent », il n’y a là aucune condamnation. En fait, que le monachisme ait été instauré par les hommes ne signifie pas qu’il soit condamné par Dieu. Khodr se fonde sur Hūd 118 («  Si ton Seigneur l’avait voulu, il aurait fait de tous les humains une communauté unique  »), pour légitimer la diversité religieuse. Il affirme qu’Al-Ḥağ 40 autorise la construction « de campaniles, d’églises, de syna-

48 Georges Khodr, L’arabité, 41. 49 Georges Khodr, « Un conflit humain », 17. 50 Georges Khodr, Pensées et avis dans le dialogue islamo-chrétien et le vivre-ensemble II, 176.

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 V Évaluation des propositions khodriennes

gogues, de mosquées  où résonne sans trêve le rappel du nom de Dieu  !  »51. Il explique que l’attribut divin d’Al-Qahhār [le vainqueur] signifie la victoire, non par la violence, mais par l’amour et la miséricorde. Si les musulmans se montrent aujourd’hui réticents à toute nouvelle lecture du texte religieux, il reste que, selon Khodr, viendra un jour où l’islam, s’il veut préserver l’authenticité de son message, ne pourra faire l’économie d’« une critique textuelle courageuse de ses livres saints »52. Entre chrétiens arabes et musulmans du Moyen-Orient, il y a plus qu’une coexistence  ; il y a un vivre-ensemble. Car non seulement ceux-ci se côtoient, bien plus ils se rencontrent. Ils ne vivent pas sur une même terre comme « une forêt d’hommes »53, mais ils sont en communion. Ce vivre-ensemble islamo-chrétien dans le monde arabe n’est pas un destin de l’histoire, mais un choix libre et assumé. C’est pourquoi à la différence du dialogue islamo-chrétien qui est académique en Occident, le dialogue est dans le monde arabe une affaire de chair et de sang. Les gens s’y rencontrent quotidiennement et tissent des amitiés qui leur permettent de dépasser les obstacles théologiques et historiques. Aussi les chrétiens arabes ont-ils une responsabilité singulière dans le dialogue islamo-chrétien. En raison de leur vie commune avec les musulmans, ils peuvent être « un instrument de dialogue » entre l’islam et l’Occident. D’ailleurs, le vivre-ensemble islamo-chrétien dans le monde arabe ne peut que mener à une nouvelle manière d’être musulman et chrétien. Khodr remarque par exemple que, lors des congrès internationaux de dialogue islamo-chrétien, les Libanais, musulmans et chrétiens, en raison de leur vivre-ensemble, forment un seul groupe, alors que les autres groupes ont plutôt une homogénéité religieuse. C’est pourquoi les chrétiens arabes se sentent offensés, lorsque dans le dialogue islamo-chrétien les interlocuteurs chrétiens viennent uniquement d’Occident. Le dialogue islamo-chrétien se fonde sur le principe de l’honnêteté théologique. Il doit partir du principe que les musulmans, dans leurs propos sur les Naṣārā et sur ‘Īsā, ne confessent pas la foi chrétienne, et que les chrétiens nieraient leur foi en Jésus-Christ s’ils venaient à reconnaître le message de Muḥammad. S’il y a de plus en plus de centres et d’institutions consacrés au dialogue islamo-chrétien, les doctrines sont peu abordées. Il serait donc plus juste de parler d’un «  pré-dialogue théologique  »54. C’est pourquoi Khodr est porté à croire dorénavant que les milieux musulmans sont plus ouverts à un dialogue qui

51 Georges Khodr, « La construction des églises », 22 janvier 2011. 52 Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 138. 53 Georges Khodr, « La vie nouvelle », 3 août 2013. 54 Cf. Georges Khodr, « La nature de l’Islam », 49.

9 L’auto-révision des propositions khodriennes par Khodr lui-même 

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se limite aux valeurs éthiques et morales et à la coexistence entre les hommes, qu’aux questions théologiques et doctrinales. Les musulmans et les chrétiens du Moyen-Orient discutent peu les affaires théologiques et doctrinales, non par peur, mais parce qu’ils pensent qu’il est plus rapide d’arriver à des accords pratiques concernant des valeurs communes que sont par exemple la compassion, la justice et les œuvres caritatives. Ils veulent œuvrer ensemble pour aider à l’émergence d’«  un homme nouveau dans cet Orient  »55. Une justice sociale et économique peut contribuer à minimiser les divisions, parce que les hommes ont soif d’une vie décente, et qu’ils sont fatigués des conflits entre les mustakbirūn [arrogants] et les mustad‘afūn [méprisés]. C’est pourquoi le dialogue, qui se veut efficace et fructueux, n’est pas d’abord une affaire d’académiciens et de théologiens, mais de croyants hantés par la pureté. Or les personnes pures ne sont pas toujours les plus savantes. Khodr est tantôt optimiste, tantôt sévère, dans son appréciation des relations islamo-chrétiennes au Moyen-Orient. D’un côté, il affirme que les musulmans qui vivent avec des concitoyens chrétiens ne peuvent accepter l’intégrisme et le fondamentalisme, et qu’ils sont « les maîtres des autres musulmans dans la tolérance »56. Dix ans plus tard, après avoir vu les massacres de chrétiens irakiens, Khodr affirmera que de telles choses ne peuvent survenir en Syrie. D’un autre côté,  il reconnaît que l’islam des premiers siècles était plus tolérant que celui d’aujourd’hui et que les chrétiens arabes se sentent menacés par l’éveil d’un intégrisme islamique, qui voudrait limiter leur liberté et les soumettre aux restrictions de la šarī‘at [loi islamique]. Khodr ne peut que constater la violence commise au nom de la religion. Selon lui, la violence et l’intolérance religieuses sont d’abord un phénomène des religions abrahamiques. C’est uniquement dans ces religions qu’est concevable « une doctrine de la mort des autres »57. Or l’un des critères fondamentaux que toute religion – les monothéistes en particulier – se doit d’adopter est le rejet catégorique de toute attitude violente, car Dieu, qui est le Dieu de la vie, n’est pas un chef des armées et n’a mandaté aucun être humain pour porter la main sur son prochain. La violence est « la grande défaite de la foi »58. Or Khodr est profondément attristé que les musulmans n’aillent pas au-delà de la condamnation orale de la violence. Il exprime sa consternation, lorsque les autorités musulmanes se contentent d’affirmer que l’islam réprouve de tels agissements, et accuse la lâcheté des régimes politiques qui ne réagissent pas 55 Georges Khodr, « Nous et les musulmans », 22 mars 2003. 56 Georges Khodr, « Les chrétiens de l’Irak et d’ailleurs », 6 mars 2010. 57 Georges Khodr, L’appel de l’Esprit, 224. 58 Georges Khodr, L’espérance en temps de guerre, 236.

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 V Évaluation des propositions khodriennes

par peur de la masse ou des mouvements intégristes. Comment est-il possible, demande-t-il, qu’un milliard de musulmans ne puissent mettre de limites à des croyants qui tuent au nom de la religion ? Et pourquoi aucune mesure n’est prise pour les excommunier de l’Umma, qui n’hésite pourtant pas à manifester et à se révolter lorsqu’un musulman subit une injustice ? Si les musulmans veulent combattre toute violence commise au nom de l’islam, ils doivent entamer une réforme spirituelle, théologique et herméneutique. Ils doivent par exemple interdire que le chrétien soit qualifié d’associateur, qualification qui légitime son meurtre, et doivent appeler au droit de tout homme à vivre selon ses convictions religieuses. Selon Khodr, il ne sert à rien de donner une portée spirituelle au terme ğihād, car il s’agira toujours d’abord d’un combat. Tant qu’il est prononcé, il restera un obstacle entre les musulmans et les chrétiens. En l’an 2004, Khodr interpelle les musulmans dans deux éditoriaux avec des questions directes et franches, dont voici quelques-unes : « Les musulmans peuvent-ils affirmer que le dialogue, non la force, est le moyen de propager la religion ? Peuvent-ils affirmer que tout discours humain ne se comprend que dans son contexte historique ? Peuvent-ils admettre qu’une guerre religieuse ne peut jamais être justifiée puisque la foi est une conviction intérieure ? [. . .] Acceptent-ils que le droit humain le plus simple est de témoigner de sa foi, de choisir sa religion et de changer ses convictions ? [. . .] Peuvent-ils rejeter toute volonté de domination et ouvrir une possibilité à un islam modéré ? »59. Trois mois plus tard, il pose aussi une autre série de questions : « La šarī‘at reconnaît-elle une égalité complète entre un musulman et un non-musulman ? La liberté de religion ? L’égalité entre homme et femme ? Insiste-t-on toujours à amputer la main du voleur même s’il n’est pas musulman ? Est-il possible de parler encore aujourd’hui de l’esclavage reconnu par la šarī‘at ? L’époux doit-il forcément payer la pension alimentaire, même s’il n’est qu’un simple marchand de légumes alors que son épouse serait experte en physique nucléaire ? [. . .] Un chrétien qui, en une minute, proclame son islam et qui signe un document pour épouser une musulmane, a-t-il vraiment adhéré à l’islam, accepté l’obéissance au prophète et décidé d’accomplir les cinq piliers ? [. . .] Un directeur au travail peut-il s’isoler avec sa secrétaire ? »60. Le rejet de la violence se fait aussi par la reconnaissance de la liberté à tous les niveaux, et d’abord de la liberté de religion qui permet à l’homme de garder sa dignité en croyant selon ses convictions. Khodr affirme que les chrétiens ont besoin de vivre avec les musulmans « dans le sens européen du terme liberté »61.

59 Georges Khodr, « L’islam et la violence », 3 janvier 2004. 60 Georges Khodr, « Le pacte musulman au Liban », 13 mars 2004. 61 Georges Khodr, « Les chrétiens de l’Irak et d’ailleurs », 6 mars 2010.

9 L’auto-révision des propositions khodriennes par Khodr lui-même 

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Or il reconnaît que l’islam ignore jusqu’à présent les droits de l’homme. Il s’offusque par exemple de l’atteinte à la liberté au festival de B‘albak en l’an 2000, lorsque les députés musulmans de la région ont interdit des chants du livre du Cantique des cantiques, qui contenaient les termes de “Sion” et d’“Israël”. Aux musulmans qui veulent instaurer le régime islamique à travers la voie démocratique, Khodr lance un appel à respecter deux principes  : 1) ne pas y arriver par la force  ; 2) ne pas permettre l’isolement des chrétiens dans des ghettos, ne pas leur imposer la ğizyat [impôt payé par les ahl l-kitāb] ni les conditions du Pacte de ‘Umar (m. 720) ni les ḥudūd. Il est demandé aux musulmans du Moyen-Orient d’agir avec leurs compatriotes chrétiens à l’exemple des démocraties occidentales, qui permettent aux musulmans de pratiquer librement leur foi, de bâtir des mosquées, d’enseigner la religion musulmane, etc. Les pays arabes, tels que l’Arabie Saoudite, se doivent d’accepter un minimum de respect et de liberté à leurs ressortissants chrétiens, en leur permettant de prier ou de célébrer les liturgies de Noël et de Pâques dans des salles consacrées à cet effet. Khodr appelle donc à l’instauration d’une démocratie qui ne soit pas uniquement appliquée littéralement, mais qui soit guidée par une éthique. Car une démocratie éthique empêche toute « dictature collective »62. La démocratie exige donc que soient reconnus au préalable les droits de l’homme, porte d’entrée vers la modernité. Il y a donc une différence entre une aqaliyyat, minorité qui ne tient pas le pouvoir, et une aqalawiyyat, groupe écrasé au nom de la majorité63. Khodr demande donc aux musulmans de ne plus considérer leurs concitoyens chrétiens comme leurs protégés [dhimmis], car les hommes ne vivent pas ensemble selon un droit divin ou religieux, mais sur les bases d’un contrat civil. Il s’agit donc d’habiter ensemble « la terre de la citoyenneté », où nul n’est élevé, ni abaissé, ni mis au ban. Khodr est convaincu que les musulmans du monde arabe ne peuvent se passer de leurs concitoyens chrétiens car, si cette convivialité venait à disparaître « le retour des Arabes de la civilisation à la vie bédouine serait facilité »64. Les musulmans doivent donc refuser tout fanatisme et encourager les chrétiens à ne pas émigrer, car « il serait honteux pour tous les Arabes que l’on parle un jour de l’église de la Résurrection comme un guide touristique parle de la forteresse de B’albak »65. Il est aussi persuadé que là où il y a un vivre-ensemble islamo-chrétien, les musulmans réprouvent le radicalisme et l’intolérance religieuse. Est-ce vrai ? L’avenir le dira. 62 Georges Khodr, « L’amour un », 1 octobre 2011. 63 Cf. Georges Khodr, Sujets libanais, 239. 64 Georges Khodr, Voyage dans des visages, 32. 65 Georges Khodr, « 2011 », 1 janvier 2011.

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 V Évaluation des propositions khodriennes

Khodr semble donc être tiraillé entre ses désirs et la réalité amère qu’il fait semblant de ne pas voir. Peut-être a-t-il du mal, devant les derniers événements douloureux du Moyen-Orient, à remettre en question des convictions qu’il a toujours défendues contre des interlocuteurs pessimistes. Dans une période où le Moyen-Orient est gagné par un intégrisme de plus en plus violent, Khodr évoquera très peu dans ses éditoriaux hebdomadaires les événements qui ont lieu. Il préférera parler de thèmes liturgiques et spirituels chrétiens66. Est-ce sa manière, lui qui a toujours traité de sujets actuels, de cacher son amertume  ? Toujours est-il que l’archevêque a exprimé le souhait de voir apparaître un jour un « islam éveillé », qui recoure à la raison critique et qui lise le texte coranique selon une méthode historique. Or un souhait, n’est-il pas la reconnaissance de ce qui n’est pas encore ?

66 Voici par exemple les titres des éditoriaux de 2015 : l’Épiphanie, l’amour de Dieu, la Semaine de l’unité, l’Évangile de Zachée, les plaisirs, Dieu lumière du monde, le Jugement dernier, le jeûne, le dimanche de l’Orthodoxie, le Dieu Amour, la vérité, l’amitié avec Dieu, Marie l’égyptienne, les Rameaux, Pâques, l’erreur, l’écriture, le fanatisme confessionnel, l’Ascension, la Pentecôte, Ghassan Tuéni, l’homme, le synode orthodoxe, la naissance, la raison et l’amour, l’espérance, la Transfiguration, Marie, les défunts, le Liban, la croix, l’unité humaine, l’épiscopat, le pouvoir, la colère, le meurtre, la souffrance, le visage divin, l’amitié, la Résurrection, la paix, l’annonce, les aïeux du Christ, la Nativité, une prière à l’enfant Jésus, une année nouvelle.

VI Treize nouvelles propositions Les propositions de Monseigneur Khodr pour un vivre-ensemble islamo-chrétien au Moyen-Orient ont été étudiées étudiées à partir des données disponibles, afin d’en vérifier leurs bien-fondés. Leur approfondissement, tout comme les résultats auxquels nous avons abouti, a porté notre attention sur d’autres propositions importantes à considérer. Car un travail théologique ne se confine pas à scruter la pensée et les écrits d’un théologien, fût-il remarquable, mais à s’y appuyer pour explorer de nouvelles pistes et pour envisager d’autres possibilités. C’est pourquoi nous désirons, en guise d’ouverture à cette étude, apporter notre pierre à l’édifice et présenter, à notre tour, de nouvelles propositions. En effet, les nouvelles idées et problématiques qui ont jailli à partir de nos lectures et de nos découvertes ont révélé que d’autres exigences sont requises des musulmans arabes, si ces derniers veulent œuvrer concrètement à un vivre-ensemble durable et serein avec les chrétiens du Moyen-Orient. Cela ne signifie point que les chrétiens n’ont pas eux aussi à prendre des initiatives, mais notre étude veut d’abord être une parole adressée par un chrétien arabe à ses concitoyens musulmans. Cette parole ne nous accorde pas la stature d’un prêcheur altier, ni ne nous dispense d’être à l’écoute. Mais parce que nous appartenons au même christianisme arabe que celui de Monseigneur Khodr, et parce que nous sommes animé du même amour et de la même tendresse que ce dernier porte à l’islam et aux musulmans, notre parole se veut avant tout respectueuse et amicale. Nous nous limiterons toutefois à ne mentionner que les propositions théologiques et herméneutiques, parce que le vivre-ensemble dépend aussi, sans aucun doute, d’autres facteurs liés aux sphères politique, économique, sociale, éducative, etc.

1 Mettre en place une “christianologie” Pour connaître le christianisme, les musulmans ne se réfèrent généralement qu’aux affirmations du Qur’ān sur les Naṣārā. Or les croyances des Naṣārā et celles des chrétiens sont, sur des points essentiels, divergentes, voire opposées, et rarement réconciliables. Les musulmans ne prennent pas l’initiative de découvrir la Bible, car ils sont persuadés que pour connaître le christianisme le Qur’ān suffit. Or, en partant du seul Qur’ān, les musulmans n’ont jamais pu « entrer dans la logique interne des articles de la foi chrétienne »1, ni saisi les dogmes chrétiens. Le Qur’ān ne connaît 1 Émilio Platti, « Questions de théologie selon l’islam », 358. https://doi.org/10.1515/9783110769999-007

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 VI Treize nouvelles propositions

par exemple aucune des lettres pauliniennes. Les quelques fois où les musulmans ont abordé les Évangiles canoniques, ils y ont puisé des versets et passages qu’ils ont amputés de leur contexte, dans l’intention de discréditer la foi chrétienne. C’est pourquoi le christianisme reste pour eux « un problème résolu sans avoir jamais été posé, dépassé avant même d’avoir été abordé »2. Les musulmans sont appelés à accepter de connaître et de reconnaître les chrétiens, pour ce que ces derniers disent d’eux-mêmes. Il s’agit de connaître l’autre ab intra, c’est-à-dire de « présenter de l’autre une prise de vue telle qu’il s’y reconnaisse »3. Car le premier pas pour un vivre-ensemble est de ne pas projeter sur l’autre ce qu’il n’est pas. Les musulmans doivent donc aller à la découverte des sources chrétiennes comme le Nouveau Testament et les définitions dogmatiques des conciles œcuméniques. Un Fatḥī ‘Utmān (m. 2010) qui publie en 1961 une biographie du Christ intitulée Ma‘ l-Masīḥ fi L-Anāğīl l-arba‘at [Avec le Masīḥ selon les quatre Évangiles] est plus respectueux des chrétiens que Šayẖ Muḥammad abū Zahrat (m. 1974), qui n’accepte que le Qur’ān comme source fiable pour la connaissance du christianisme. L’islam ne peut refuser la présentation que le christianisme fait de lui-même, sous prétexte que ce dernier est muḥarraf [altéré]. En effet, l’islam se situe, non en rupture, mais dans la continuité du judaïsme et du christianisme qu’il prolonge et réctifie. Si des savants musulmans rappellent que les chrétiens se sont donné le droit d’interpréter l’Ancien Testament selon leur foi et qu’ils ne permettent pas aux musulmans ce même droit par rapport au judaïsme et au christianisme, ils oublient que les chrétiens, qui interprètent l’Ancien Testament à la lumière de leur foi en Christ, n’accusent pas les juifs d’avoir altéré leur livre sacré4. Ainsi, à la différence des Évangiles qui utilisent abondamment l’Ancien Testament pour y trouver des signes annonçant le Christ, le Qur’ān n’indique pas de passages bibliques qui évoquent Muḥammad. Il n’est plus acceptable aujourd’hui de projeter sur l’autre ce qu’il n’est pas. Il y a tant d’accusations et de défigurations doctrinales imputées aux chrétiens, qui disparaîtraient s’ils avaient l’occasion d’exposer leur foi dans les

2 Michel Hayek, Le Christ de l’Islam, 11–12. 3 Louis Gardet, Connaître l’islam, 145. 4 « Le christianisme se voit comme l’accomplissement du judaïsme, tandis que l’islam se considère comme la restauration de ce qu’auraient dû être le judaïsme et le christianisme  » (Jane Dammen McAuliffe, « L’abrogation du judaïsme et du christianisme », 129). « Le christianisme ne peut se présenter selon la belle totalité simple qui fait l’apparente force de l’islam. Il se sait et se veut religion seconde, accomplissant sans supprimer ce qu’il accomplit, car s’il détruisait la racine sur laquelle il est greffé, il assécherait sa raison d’être » (Paul Valadier, Un christianisme d’avenir, 185).

1 Mettre en place une “christianologie” 

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centres musulmans d’études religieuses. Les musulmans sont donc invités à donner place dans la formation religieuse à une connaissance objective et approfondie du christianisme, et à encourager l’émergence de spécialistes de la religion chrétienne, ce qui n’existe pas à l’heure actuelle. S’il y avait dans l’islam des “christianologues”, de même qu’il y a dans le christianisme des islamologues, le dialogue gagnerait en sérieux et en réalisme, et maintes accusations seraient épargnées. De même, une distinction entre Occident et christianisme n’est pas encore clairement établie dans l’inconscient des musulmans arabes. Il y a, encore aujourd’hui, un amalgame entre l’Occident et les chrétiens, lequel « s’avère très préjudiciable pour les chrétiens d’Orient »5. Cette confusion n’est pas récente, car déjà au début du 19e siècle, l’imām Rifā‘at Rāfi‘ Aṭ-Ṭahṭāwī (m. 1873) désigne dans son ouvrage les habitants de France par le terme de “chrétiens”. Aussi les chrétiens du Moyen-Orient se voient-ils contraints d’assumer les décisions politiques prises en Occident. Par exemple, lors de l’affaire des caricatures de Muḥammad dans le journal danois Jyllands-Posten, les manifestants libanais musulmans ont saccagé le dimanche 5 février 2006 quelques églises de Beyrouth. Or non seulement le caricaturiste n’était pas chrétien, mais en plus les Églises du MoyenOrient avaient auparavant explicitement condamné les dessins. Ainsi, la confusion de l’Occident et des chrétiens arabes est en soi une caricature de ces derniers. Il est donc important d’un côté de ne pas amalgamer christianisme et Occident politique, et d’un autre côté de ne pas faire des chrétiens arabes le cheval de Troie de l’Occident. Car les chrétiens «  sont fatigués d’avoir à prouver régulièrement leur loyauté à un environnement qui n’arrête pas de douter d’eux »6, d’être trop chrétiens pour les Arabes musulmans et trop arabes pour les Occidentaux. L’appel à la mise en place d’une “christianologie” en islam doit exhorter les chrétiens arabes à faire de leur foi une représentation intelligible pour leurs concitoyens musulmans. En effet, parfois la présentation même de la foi chrétienne n’a pas aidé les musulmans à la comprendre. Car les chrétiens arabes, théologiens ou simples fidèles, tiennent souvent un langage de foi en grande partie obscur pour leurs interlocuteurs musulmans. C’est pourquoi des incompréhensions surviennent. Ils sont donc appelés à arabiser le contenu de leur foi, à parler musulman, à « exprimer les requêtes de la foi dans le moule de la culture arabe contemporaine »7. C’est ce que Khodr appelle l’inscription à l’école musulmane. Cette inscription se fait en donnant trois inter-

5 Dominique & Marie-Thérèse Urvoy, La mésentente, 212. 6 Carole Dagher, in Pierre Blanc, « La place des chrétiens dans les sociétés arabes », 21. 7 Mouchir Aoun, Le Christ arabe, 88.

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 VI Treize nouvelles propositions

pellations à la théologie chrétienne : l’arabité comme réceptacle culturel, l’islamité comme système d’organisation sociale, et la modernité comme perception régissant la vie humaine8.

2 Élaborer un dictionnaire islamo-chrétien théologique arabe L’une des pierres d’achoppement dans les rencontres et les dialogues islamochrétiens est l’inexistence d’un langage philosophique et théologique commun. Or il y a un problème de fond qui se pose au niveau linguistique. Très souvent, les mêmes mots ne metionnent pas les mêmes réalités dans les deux religions. Ces deux traditions religieuses ont des mots et des concepts identiques, fondés cependant sur une intelligence et un paradigme différents. Car derrière les mêmes mots, il y a « un autre univers symbolique »9. Ainsi s’explique parfois l’origine des situations équivoques et des malentendus. Ces malentendus apparaissent par exemple lorsque les gens, en toute bonne foi, qualifient le Qur’ān de la “Bible des musulmans”, les šayẖ [cheikhs] de “prêtres de l’islam”, ramaḍān de “carême musulman”. Or ces termes n’ont pas les mêmes connotations dans les deux religions. Nous avons vu auparavant que l’une des graves équivoques était de désigner les chrétiens par le terme de Naṣārā, qui, en réalité, ont des croyances différentes. De même, par l’expression “parole de Dieu”, l’islam pense majoritairement au Qur’ān comme une parole munzalat [descendue] et dictée littéralement, tandis que le christianisme comprend une parole inspirée, dans laquelle l’élément humain est un vrai auteur (Dei Verbum § 11). Lorsque cette expression est appliquée à ‘Īsā/Jésus, les musulmans comprennent que le Christ a été créé par la parole de Dieu, alors que les chrétiens confessent sa divinité. De même, comment se positionner par rapport aux mêmes titres donnés à ‘Īsā dans le texte coranique et à Jésus dans la foi chrétienne, alors qu’ils n’ont aucunement les mêmes résonnances dans les deux traditions religieuses ? C’est pourquoi il serait recommandable, lorsqu’on évoque des personnages bibliques mentionnés dans le contexte du Qur’ān, de les désigner sous leurs noms coraniques. Ainsi, il est préférable de parler de ‘Īsā, de Maryam, d’Ibrāhīm, de Mūsa ou d’autres, lorsqu’on évoque le contexte coranique, car le livre de l’islam habille ces personnages de valeurs et de conceptions différentes de celles de la Bible10. 8 Ibid., 9. 9 Geneviève Comeau, Grâce à l’autre, 29. 10 Voici ce que Pierre Claverie écrit à ce propos : « Nous croyons en Dieu, ils [les musulmans] en Dieu ; nous avons un Dieu, ils ont un Dieu qui s’est révélé, un Dieu qui est tout-puissant, nous disons Dieu est tout puissant, etc. Nous disons “Voyez, nous avons des bases communes.” C’est

3 Exclure la négociation théologique 

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Il n’est nullement suffisant de parler le même langage, mais de communiquer et de se comprendre. Un dictionnaire philosophique et théologique en arabe établi par un comité islamo-chrétien peut empêcher les confusions, ou du moins les éviter autant que possible.

3 Exclure la négociation théologique La mentalité arabe se distingue par des relations et des discours interhumains imprégnés de courtoisie. Cette affabilité se déplace parfois dans le champ des échanges théologiques. C’est ainsi qu’on en arrive à entendre par exemple des musulmans qui, arguant de leur profond respect pour le prophète ‘Īsā, réclament en retour la reconnaissance de Muḥammad comme prophète, une « réciprocité comme un do ut des »11. Or un vrai vivre-ensemble ne peut se fonder sur le marchandage théologique, ni sur aucun autre compromis d’ailleurs. Les partenaires doivent oser dire et assumer les différences, car un dialogue n’a de sens que s’il porte une parole audacieuse. Le vivre-ensemble exige de ne pas cacher les différences, mais de les situer et de les accepter. Car n’évoquer que les points qui rapprochent aboutit à la création rencontre chaleureuse fictive. De même, il est important de ne pas confiner les échanges islamo-chrétiens aux thèmes sociaux et spirituels, mais d’avoir le courage de se déplacer sur le terrain théologique et doctrinal. Car le dialogue à ce niveau demeure encore très balbutiant. Or c’est par un retour aux origines théologiques que le dialogue et la rencontre entre musulmans et chrétiens peuvent porter des fruits concrets. Les rares débats théologiques entre les chrétiens et les musulmans du monde arabe versent soit dans la polémique soit dans la courtoisie. Dans les deux cas, les résultats ne sont pas constructifs. Car ni le fanatisme ni le relativisme ne favorisent la rencontre vraie des êtres humains. Celle-ci exige à la fois l’honnêteté et l’ouverture. La vérité sans l’amour est intolérante, et l’amour sans la vérité est inconsistant. L’interlocuteur se doit de tenir des propos représentatifs de sa reli-

Faux. Complètement faux ! Chacun met autre chose derrière ces mots » (Pierre Claverie, Petit traité de la rencontre, 35). Dans un autre livre, il répète la même idée et écrit : « Très souvent, nous [chrétiens et musulmans] employons les mêmes mots sans dire les mêmes choses. Nous avons chacun le langage de notre tribu. Nous croyons que l’autre comprend, alors qu’il ne comprend rien ou qu’il comprend tout autre chose » (Pierre Claverie, Humanité plurielle, 11). 11 Michael Fitzgerald, Dieu rêve d’unité, 148.

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 VI Treize nouvelles propositions

gion, non des propos qui réjouissent ou qui blessent s’il veut aller « de la polémique stérile à la controverse noble »12. Ces controverses ont existé par le passé dans le monde arabe. Par exemple, le calife Muḥammad L-Mahdī (m.  785)  et le catholicos nestorien Timotāwos 1er (m. 823) ont entamé ensemble une discussion orale [disputatio] remarquable par sa franchise. Avant eux, le calife ‘abbāsīde abū L-‘Abbās L-Mā’mūn (m. 833) avait commencé son débat avec l’évêque Tāodoros abū Qurrat (m. 830) par les propos suivants  : «  Avance tes arguments et réponds sans peur, car personne ne peut parler pour toi. Que chacun parle avec sagesse pour démontrer la vérité de sa religion ». Ces débats honnêtes et sincères du 9e siècle n’ont pas causé une situation conflictuelle entre les chrétiens et les musulmans, mais ils représentent encore un exemple de rencontres réelles dont a soif la société d’aujourd’hui. Les différences ne doivent pas mener à des différends. Ces débats permettent aussi de réaliser concrètement qu’il n’y a pas un islam ou un christianisme, mais des islams ou des christianismes. En effet, la généralisation et l’essentialisme qui réduisent une religion àune essence monolithique est une injustice à l’égard de ses fidèles. Le refus du compromis théologique sous-entend aussi le respect de l’irréductibilité du judaïsme, du christianisme et de l’islam. Des théologiens regroupent très souvent ces trois religions sous une désignation commune qui n’est ni adéquate ni nuancée. Ils parlent par exemple de “religions du livre” ou de “religions scripturaires” Or non seulement les trois religions n’ont pas une même Écriture, mais chacune d’elles a un rapport singulier avec son livre. De plus, le christianisme se définit dans son rapport à Jésus-Christ, non dans la possession d’une Écriture. Il n’est donc pas une religion du livre, mais la religion de la Parole de Dieu qu’est Jésus-Christ, une religion par le livre. Seul l’islam estau sens strict la religion du livre. Il serait toutefois possible de parler de “religions du livre”, dans la mesure où ces religions sont dans une situation herméneutique. Celles-ci sont parfois désignées comme des “religions abrahamiques”. Le pape Grégoire VII (m. 1085) avait lui-même salué un notable algérien musulman comme son « frère en Abraham », et le pape Jean-Paul II (m. 2005), dans son discours aux jeunes Casablancais, a évoqué Abraham comme un même modèle de foi en Dieu pour les chrétiens et les musulmans. Cette référence commune peut toutefois induire en erreur, car « il ne suffit pas d’invoquer des références communes pour y trouver un principe d’unité »13. En effet, il n’existe pas d’Abraham

12 François Bousquet, in Dalil Boubakeur – François Bousquet, Chrétiens et Musulmans ont-ils le même Dieu ?, 20. 13 Pierre Claverie, Le livre de la foi, 51.

4 Ériger un “Magistère” musulman 

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“objectif” perçu de la même manière dans les trois religions. Étant donné que seuls le judaïsme et le christianisme sont des religions de l’alliance biblique, l’alliance abrahamique accompagnée de la promesse est absente du Qur’ān. Celui-ci est pour les musulmans le modèle des croyants, tandis que pour les juifs et les chrétiens, il est le père dans la foi. Aussi s’agit-il dans l’islam d’Abram plutôt que d’Abraham. Il serait toutefois possible de parler de religions abrahamiques, uniquement dans le sens où il y a une référence à la foi d’Abraham. Les deux exemples – il y en a beaucoup d’autres – montrent l’importance de ne pas regrouper les trois religions sous une désignation qui se veut récupératrice ou conciliatrice sous une fausse réalité. De même, la question se pose quant à l’identité de Dieu dans les deux religions chrétienne et musulmane. S’agit-il d’un même Dieu ? D’autant moins que le Qur’ān condamne explicitement la Trinité chrétienne. Même s’il imagine la Trinité différemment de ce que disent les Évangiles ou les conciles – « Triade, Trithéisme ou Trinité, peu importe »14 – le livre de l’islam condamne la notion même de Dieu Trinité et refuse un langage sur Dieu marqué par les ambiguïtés et les excès. Dans son discours aux jeunes Marocains le 19 août 1985, Jean-Paul II (m. 2005) a affirmé que chrétiens et musulmans croient « au même Dieu, le Dieu unique, le Dieu vivant, le Dieu qui crée les mondes et porte ses créatures à leur perfection ». Son prédécesseur, Grégoire VII (m. 1085) avait préféré préciser qu’ils reconnaissent et confessent – « de façon différente il est vrai » – le Dieu Un. Il serait plus juste d’affirmer que les chrétiens et les musulmans adorent le même Dieu, mais différemment et « selon une intelligence différente de son unité »15.

4 Ériger un “Magistère” musulman Il n’y a pas dans l’islam un Magistère unifié qui puisse légitimer telle ou telle opinion et servir de référence aux musulmans, lorsqu’il y a des questions qui font débat et qui divisent. Ce manque d’autorité unique ou de hiérarchie se fait sentir dans la mesure où il est difficile, voire impossible, de savoir quel islam est vrai et authentique, et lequel est dévié. Les interrogations sur le véritable islam n’aboutissent qu’à des réponses contrastées et divergentes. Cette absence d’autorité favorise parfois une intolérance religieuse, des interprétations littérales et l’éclosion de groupes ğihādistes16. Car aussi contradictoire que cela puisse paraître, aucun 14 Mohamed Talbi, in Maurice Borrmans, Jésus et les musulmans d’aujourd’hui, 224. 15 Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, 181. 16 « La difficulté en islam, c’est qu’il n’y a pas d’autorité magistérielle suprême, pas de régulation incontestée. Ce qui rend possible que des fanatiques se saisissent du texte sacré, l’instru-

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 VI Treize nouvelles propositions

musulman n’est autorisé à parler au nom de l’islam, et pourtant chacun peut le faire. Cette initiative d’un “Magistère” ou d’une autorité religieuse référentielle résoudrait donc la question de la représentativité de l’islam dans les dialogues interreligieux et dans les débats théologiques, en permettant l’existence de ce qu’Antoine Moussali (m. 2003) appelle « la parole autorisée ». Car il arrive qu’un musulman intervienne dans l’arène publique et qu’il se prononce au nom de sa religion sur des questions fondamentales, tandis que ses coreligionnaires ne se retrouvent aucunement dans ses propos. Il y a des voix musulmanes qui ressentent durement cette absence d’autorité dans l’islam. Muḥammad Ṭālbī appelle à créer un centre de coordination et de discussion des opinions, afin de donner une réponse unifiée, lorsqu’émergent de nouvelles problématiques et de nouvelles réalités. Muḥammad Šarfī regrette l’absence d’une « autorité religieuse dont la légitimité soit incontestable », pour harmoniser vision religieuse et compréhension de la réalité. Des théologiens de l’Université tunisienne Al-Zaytūnat ont appelé à un dialogue sérieux et approfondi entre les véritables représentants de l’islam afin qu’ils adoptent une attitude commune face aux interpellations de la modernité. Il revient aux musulmans de décider la forme, la nature et les prérogatives d’une autorité référentielle permanente – ou « autorité enseignante »17 – sur les questions doctrinales, éthiques et sociales. La mise en place de cette autorité favoriserait et l’émergence d’une position précise et éclairante lorsqu’est soulevée une quelconque question sur laquelle l’islam se doit de se prononcer. Ce “Magistère” serait une référence à une saine initiation à l’islam. Car les radicaux qui rejoignent les mouvances islamistes sont de plus en plus des jeunes en rupture, lesquels, après avoir fait des études modernes et vécu une jeunesse à l’occidentale sont devenus, à la suite de rencontres personnelles dans une mosquée radicale ou après avoir surfé sur la toile, des « born again muslims »18. Il s’agit de plus en plus de jeunes qui ne viennent pas du cœur du monde musulman, mais d’Occident, de la périphérie. Plus d’un tiers des combattants de l’État islamique étaient des étrangers. Cette réalité montre l’urgence de créer des centres d’enseignement religieux, qui soient tenus par des instituteurs formés à cet effet, c’est-à-dire qui ont fait un parcours académique de sciences islamiques, reconnu par une “autorité” et les habilitant à annoncer l’islam. Car les prédicateurs qui s’auto-érigent en autorité ont tendance à propager un islam radical.

mentalisent, voire le manipulent jusqu’à “justifier” la décapitation d’otages au nom de Dieu » (Claude Geffré, in Régis Debray – Claude Geffré, Avec ou sans Dieu, 150). 17 Josef Van Ess, in Hans Küng – Josef Van Ess, « L’islam et le christianisme », 71. 18 Olivier Roy, L’Islam mondialisé, 193.

5 Oser un “aggiornamento” et une autocritique 

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Un “Magistère” peut aussi favoriser un dialogue inter-musulman, en particulier entre le sunnisme et le ši‘isme. Si les tensions entre ces deux branches de l’islam ont toujours existé, elles n’ont jamais été aussi vives. Elles s’expriment parfois par des conflits armés, comme en Irak, en Afghanistan, au Pakistan, ou dans d’autres pays, et mènent à une religion profondément déchirée. Il n’est pas exagéré de dire qu’il y a aujourd’hui un islam contre un autre. Il est important que les musulmans dialoguent sur tous les sujets qui posent des problèmes, non pas forcément en vue de s’accorder sur un même avis, mais pour empêcher que les divergences ne deviennent une source de rejet de l’autre et une raison de le combattre. Ce dialogue islamo-islamique est même à la fois plus important et plus difficile que le dialogue islamo-chrétien.

5 Oser un “aggiornamento” et une autocritique La situation actuelle du Moyen-Orient confirme que le fanatisme et l’intolérance restent une réalité omniprésente dans la société arabe. Des mouvements plus ou moins populaires veulent instaurer la « charialand »19 et recourent pour cela au martinet de la morale et à la violence extrême. Cette réalité affecte d’abord les musulmans. En effet, si l’islam est discrédité auprès d’une large opinion publique comme une religion violente, ce sont les musulmans qui sont les premiers troublés par les dérives auxquelles peut mener une certaine interprétation de l’islam et du Qur’ān. En effet, face aux crimes et au fanatisme dont font preuve des groupes islamistes, les premières “victimes” sont d’abord les fidèles de l’islam eux-mêmes, parce qu’ils ont besoin de comprendre pourquoi et comment de telles monstruosités sont sorties du sein de l’islam. Ils se demandent, à partir de là, ce qu’il faut faire pour que de telles dérives ne se répètent pas. Or il n’est pas suffisant de se démarquer, mais il y a l’exigence d’« une prise de position claire et courageuse [. . .] pour condamner de façon unanime et sans aucune ambiguïté ces crimes et dénoncer la pratique d’invoquer la religion pour les justifier »20. Face à toute crise, il y a le risque permanent – quand ce n’est pas de fermer totalement les yeux – de ne s’arrêter qu’aux symptômes sans aller à la source même du problème. Il ne suffit pas d’accuser d’islamophobie ceux qui critiquent l’islam, ou de se réfugier dans l’autodéfense dénuée d’autocritique. Les musul-

19 Malek Chebel, « Islam, ce que je crois », 83. 20 Pape François, Lettre aux chrétiens du Moyen-Orient, 21 décembre 2014.

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 VI Treize nouvelles propositions

mans sont appelés à rejeter et à combattre concrètement toute forme de violence. La crise devient, malgré la douleur qu’elle apporte, une chance pour revisiter certaines données dans la présentation de la foi et pour entamer un aggiornamento. Elle devient une chance pour la foi. Les musulmans doivent se remettre en question et chercher des réponses à des questions cruciales posées à l’islam, dont voici quelques exemples : Pourquoi la civilisation musulmane, qui connut des heures brillantes et qui compta les meilleurs savants, a-t-elle sombré dans la sclérose ? Pourquoi l’islam se résumet-il sur les lèvres des Occidentaux ordinaires en quelques mots réducteurs tels que fanatisme, polygamie, intégrisme, immobilisme, intolérance, manque de démocratie, répression de la femme, etc ? Pourquoi une haute référence religieuse comme celle d’Al-Azhar a-t-elle refusé jusqu’en 2015 de qualifier l’État islamique de groupe apostat ou de non-musulman ? Pourquoi les groupes islamistes ont-ils un tel succès auprès de la population musulmane ? C’est à ce courage qu’appelle ‘Abd L-Nūr Bīdār, philosophe français musulman. Dans une lettre ouverte à ses coreligionnaires, il les accuse de n’avoir pas le courage de regarder en face l’immense problème et de ne pas s’attaquer aux racines du mal qui ronge l’organisme malade de l’islam. Or l’indignation est insuffisante s’il n’y a pas une remise en question, sinon la maladie perdurera. Malheureusement, force est de constater que les milieux institutionnels de l’islam n’entament pas aujourd’hui une réflexion sur ces questions de théologie. Dans les centres d’enseignement de la religion musulmane, « la répétition l’emporte largement sur la création »21. Or “la quiétude de la répétition” ne mène qu’à l’indifférence de celui qui a de faibles convictions et à la violence de celui qui défend la littéralité. Elle n’ouvre pas un espace pour « un autre style de foi fondée sur une certitude qui reste ouverte au questionnement »22. Les idées nouvelles, y compris celles d’universitaires musulmans de renommée internationale, ont de la peine à se faire entendre. La question n’est donc pas d’abord celle des auteurs, mais celle des lecteurs  : pourquoi de grands savants contemporains de l’islam sont-ils si peu lus, voire ignorés, par les musulmans du monde arabe ? C’est donc d’abord de l’ignorance que l’islam souffre. Depuis le milieu du 20e siècle, les penseurs de l’islam ne sont plus les érudits traditionnels en lien avec les institutions d’enseignement islamique, mais des académiciens qui ont une formation scientifique et qui juxtaposent les contenus universitaires non religieux à la tradition religieuse. C’est pourquoi Rachid Benzine parle d’islam des ingénieurs ». Pourquoi les centres d’enseignement religieux n’ont-ils pas su en tirer profit ?

21 Dominique Urvoy, Histoire de la pensée arabe et islamique, 542. 22 Hmida Ennaifer, Les commentaires coraniques contemporains, 105.

6 Réactiver la discipline de l’iğtihād 

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Les “religieux” traditionnels de l’islam n’ont pas pu, ni su, ni voulu produire un système islamique éducatif qui puisse permettre aux musulmans de réaliser une réforme réelle. Les musulmans, au nom de la fidélité, préfèrent imiter les ṣalaf [ancêtres], au lieu de reconnaître que quelques prescriptions reflétant les attentes liées au 7e siècle ne peuvent plus guider les hommes et les femmes du 21e siècle. Un grand nombre de musulmans, y compris de grands savants, continuent à penser qu’ils peuvent trouver dans le texte coranique des prescriptions dans les sphères politiques, financières, sociales, etc. Or tout dialogue avec l’islam est stérile, tant qu’aucune argumentation ne peut prévaloir face au texte coranique. S’il est vrai que le texte religieux porte, en plus de la relation à Dieu, une éthique et une manière d’être, il n’est pas possible d’y puiser des indications sur la gérance d’un État. C’est pourquoi l’intégrisme, fruit de l’ignorance, est devenu la maladie actuelle de l’islam. Il est triste, mais aussi significatif, qu’une grande figure contemporaine de la science du judaïsme telle que Jacob Neusner (m. 2016) écrive dans l’introduction de son livre, où il exprime ses désaccords avec Jésus, la phrase suivante : « Je ne réussis pas à imaginer qu’un juif qui aurait grandi dans un pays musulman écrirait un livre de ce genre sur Muhammad (ou survivrait longtemps à sa publication) »23.

6 Réactiver la discipline de l’iğtihād Le renouveau de l’iğtihād24 est une condition sine qua non pour traverser le seuil de la modernité, réaliser une réforme profonde de l’islam, barrer la route aux dérives islamistes intolérantes, et instaurer un espace favorable à un vivre-ensemble avec les composantes non-musulmanes. Le passage de l’oralité à l’écriture – passage qui avait posé problème dans la communauté musulmane de l’époque – a fixé le texte et a exigé, par ce fait même, des interprétations. Car la civilisation du texte est aussi la civilisation du tā’wīl [interprétation].

23 Jacob Neusner, Un rabbin parle avec Jésus, 29. 24 Nous parlons de renouveau et d’une revivification de l’iğtihād et non d’une réouverture de cette discipline. En effet, l’idée de la “clôture des des portes de l’iğtihād” [Insidād bāb al-iğtihād] répétée par beaucoup de penseurs et d’islamistes trouve son origine chez l’orientaliste islamologue allemand Joseph Schacht (m. 1969) (Cf. Joseph Schachtt, An introduction to Islamic Law, Oxford, 1964). Or l’iğtihād n’a jamais cessé, comme le prouve l’intectuel musulman et professeur à l’Université de Columbia Wael B. Hallaq dans un livre qui porte le même titre que celui dans lequel Joseph Schachtt avait développé la notion de la “clôture de l’iğtihād” (Cf. Wael B. Hallaq, An introduction to Islamic Law, Cambridge, 2009).

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 VI Treize nouvelles propositions

Cet intérêt pour le thème de l’interprétation du Qur’ān se reflète par exemple par le succès auprès des lecteurs occidentaux de romans, comme celui d’Éric-Emmanuel Schmitt intitulé L’homme qui voyait à travers les visages25. Ce roman veut prouver que les terroristes qui commettent des attentats n’ont généralement pas lu le texte coranique, parce que personne ne lit un dictionnaire et qu’aucun texte sacré « n’omet la férocité invraisemblable de Dieu ». C’est pourquoi il y a besoin d’interprètes car « Dieu ne parle pas nos langues ». Le Qur’ān reste encore auprès d’un grand nombre de musulmans largement méconnu. Ses versets sont récités et calligraphiés, mais peu étudiés et approfondis. En effet, les ondulations mélodiques qui portent les mots et les versets réduisent l’attention portée à la sémantique et la syntaxe. Souvent, il n’est pas abordé directement, mais à travers les commentaires. Or les enseignements et les commentaires en islam sont dorénavant encyclopédiques mais n’apportent aucune nouveauté. Le Qur’ān qui, en tant que livre fondateur doit être une source d’inspiration et avoir une « dimension “océanique” »26, est congelé. Une lecture critique du texte coranique ne remet aucunement en jeu la foi en sa sainteté. Car la peur est l’ennemi de la foi, ou du moins le reflet d’une foi précaire. Les herméneutes contemporains de l’islam confessent tous leur foi musulmane. Les chrétiens ont traversé les mêmes défis. En effet, le discours officiel de l’Église a longtemps évoqué l’inerrance de la Bible, qui ne pouvait donc comporter aucune erreur scientifique, a imaginé l’inspiration comme une dictée où l’auteur n’avait d’autre fonction que d’être un instrument passif, et a développé une lecture littérale de la Bible, sans tenir compte du style littéraire, ni du contexte spatio-temporel, ni de la portée d’application du contenu. Or le mouvement des études bibliques n’a en rien diminué la place de la Bible dans la liturgie et la prière. Le style du discours coranique use très souvent « du symbolisme, du figuratif, de la métaphore, de la connotation, du style indirect, de la parabole »27. C’est pourquoi une lecture littéraliste et juridique perd de vue les objectifs et les finalités du texte. Plusieurs critères doivent donc être pris en considération pour une interprétation saine : la connaissance de la langue et de la littérature du 7e siècle en Arabie, la connaissance des circonstances de la révélation, la connaissance de la chronologie des versets, la connaissance de l’étendue de l’application des 25 À notre avis, l’auteur du roman ne traite pas la question avec profondeur. Il adhère à la thèse d’un Dieu pragmatique, qui révèle le Qur’ān pour « corriger les dérapages du christianisme officiel et institutionnel » (p. 321), et qui balaie de la main les versets violents en n’évoquant que les versets de tolérance. 26 Ghassan Finianos, Islamistes, apologistes et libres penseurs, 15. 27 Abdelmajid Charfi, in Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, 229.

6 Réactiver la discipline de l’iğtihād 

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versets, etc. Il n’est donc pas suffisant de se limiter au tafsīr qui désigne le “commentaire littéral et intégral”, dont les sources sont uniquement Muḥammad et ses Ṣaḥābat [Compagnons], mais oser le ta’wīl qui désigne le commentaire interprétatif soumettant le texte à un examen critique. Car sans une interprétation qui se fonde sur la réflexion et sur une intelligence de la foi, le Qur’ān devient « un supermarché où chacun trouve ce qu’il veut »28. Une nouvelle herméneutique exige auparavant que soit repensée la notion de la révélation en islam. Car la conception actuelle de la révélation telle une dictée d’un texte préexistant ne donne aucune issue au problème des versets contradictoires (la théorie du nasẖ), ne permet pas l’assentiment de la traduction du texte, et n’évoque pas le rapport entre le texte et les circonstances de la révélation. Elle ne permet pas non plus le rapprochement entre chrétiens et musulmans. En effet, si l’Écriture est perçue comme une transcription littérale, non comme une parole de Dieu revêtant une enveloppe humaine et un langage puisé du milieu du prophète, il n’y a d’autre issue que d’accuser les chrétiens d’avoir altéré leur livre, lorsqu’il y a des différences entre la Bible et le Qur’ān. Un dialogue sérieux entre chrétiens et musulmans exige donc la réflexion sur l’Écriture et les notions d’inspiration et de révélation. C’est pourquoi Muḥammad Ṭālbī propose la création d’une École coranique moderne ouverte à toutes les sciences. Une telle institution pourrait être l’équivalent de la Commission Biblique Pontificale ou peut-être encore de l’Institut Biblique Pontifical. Le christianisme peut être d’un grand secours à l’islam dans ce domaine, puisqu’il a affronté dans le passé le même défi. En effet, il légiférait à partir d’une conception de la révélation comme vérité immuable et a-historique. Or cette conception de la révélation conduit à une lecture qui, souvent, déforme le fond du texte et peut justifier l’injustifiable. Il n’est pas étonnant que, dans l’Évangile de Luc, Jésus ait répondu au légiste qui demandait que faire pour hériter la vie éternelle par ces mots formulés en question : « Dans la Loi, qu’y a-t-il d’écrit ? Comment lis-tu ? » (Lc 10, 26). Car il y a le texte, mais aussi la lecture qui en est faite. La Bible contient des passages sur l’esclavage ou sur l’exclusion des femmes à titre d’exemple, lesquels, dans le passé avaient poussé les “chrétiens” à justifier l’injustifiable, voire à tuer et à déclarer des guerres saintes29. Les chrétiens s’accordent aujourd’hui à dire qu’il s’agissait d’une lecture déformatrice du texte biblique. Car il y a souvent un écart entre le texte écrit et la manière de le lire.

28 Cf. Michel Cuypers – Geneviève Gobillot, Le Coran, 73. 29 Regis Debré, non sans exagération, va jusqu’à dire : « Au 15e siècle, nos bons chrétiens coupaient les têtes, beaucoup plus que Daech, on brûlait les hérétiques, la torture s’appelait la “question” » (Régis Debré, in Éric Fottorino, Qui est Daech ?, 19).

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 VI Treize nouvelles propositions

Les chrétiens peuvent apporter leur pierre en proposant aux musulmans d’approfondir la notion chrétienne de l’inspiration qui, à la différence de celle du tanzīl, admet une différence radicale entre la Parole éternelle de Dieu et son expression dans la Bible. La parole de Dieu s’inscrit dans un contexte spatio-temporel. Des pistes, proposées par quelques penseurs musulmans, vont dans le sens de la notion de l’inspiration du Qur’ān. À titre d’exemple, ‘Abdel-Mağīd Aš-Šarfī explique que le texte coranique lui-même, tout en insistant sur son origine divine, ne nie pas sa dimension humaine en stipulant qu’il est en « langue arabe » (AnNaḥl 103), donc en langage humain, et dit expressément qu’il a été descendu sur le cœur de Muḥammad (Al-Baqarat 97), une métaphore indiquant que le prophète a formulé lui-même fidèlement un message divin qu’il a reçu. La révélation ne se serait donc pas effectuée au niveau des signifiants et des signifiés, mais à celui des significations. Malheureusement, les savants “officiels” de l’islam n’ont pas encore commencé à « tirer les leçons par eux-mêmes de l’histoire mouvementée mais exemplaire de l’exégèse chrétienne  »30 et à découvrir qu’il est possible de livrer les textes sacrés à la critique historique, sans compromettre leur valeur comme parole divine. Ce passage est toutefois plus difficile dans l’islam, dans la mesure où la remise en question de la nature même de la révélation du Qur’ān est pour le musulman ce qu’est au chrétien une remise en question des déclarations christologiques des conciles œcuméniques. Car le Qur’ān tient dans l’islam la place que tient le Christ dans le christianisme. Une nouvelle intelligence de la révélation coranique serait donc plus qu’une adaptation au monde d’aujourd’hui. Elle serait le signe d’un islam repensé.

7 Approfondir la tradition musulmane Lorsque ‘Alī ibn Abī Ṭālib (m. 661) affirme que le Qur’ān ne parle pas en soi, mais qu’on le fait parler, il indique, d’une part, l’inévitabilité et la multiplicité des interprétations, et il prévient, d’autre part, de la possibilité de la manipulation du texte religieux. Une alliance politico-religieuse a récupéré le message du Qur’ān, en imposant la seule approche juridique et a attribué “une aura de sacralité” à des formulations et institutions produites par le processus historique. Qui s’y opposait devenait à la fois un apostat et un ennemi politique. La dynamique de l’interprétation coranique a été arrêtée.

30 Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, 177.

7 Approfondir la tradition musulmane 

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Les réformistes du 19e siècle et les “nouveaux penseurs de l’islam” sont unanimes à remettre en question cette tradition qui s’est dressée comme un voile entre les croyants et le Qur’ān. En effet, un grand nombre de faits de cette tradition ne sont pas aussi évidents qu’on le croit. Les ḥadīt n’ont été recueillis par écrit qu’à partir de la fin du 8e siècle, c’est-à-dire plus d’un siècle après les événements rapportés. Ainsi Muḥammad L-Buẖārī retiendra sept mille deux cents ḥadīt sur les sept cent cinquante mille réunis, et Muslim ibn L-Ḥağğāğ en retiendra quatre mille sur les trois cent mille réunis. Quelques historiens et penseurs, mettent en doute la fiabilité des ḥadīt, et affirment que la tradition a été « génératrice ou reproductrice de mythes »31. Sa croissance serait « le résultat de la loi de l’offre et de la demande »32. Car il y a parfois un écart, voire une divergence, entre le texte coranique en soi et la tradition officielle. Par exemple, les musulmans sont généralement convaincus de la thèse de la substitution de ‘Īsā sur la croix, alors que le Qur’ān, non seulement ne l’évoque pas, mais n’y fait même pas allusion. Il parle uniquement d’une illusion. De même, les musulmans pensent généralement que le Qur’ān recommande la lapidation de la femme adultère, alors qu’il n’en fait aucune mention. C’est pourquoi certains islamologues occidentaux et penseurs musulmans vont jusqu’à distinguer entre l’islam de Muḥammad et celui de la tradition musulmane. Un examen critique de la tradition est indispensable pour découvrir les influences et intérêts de chaque groupe dans l’institution d’un discours officiel lequel, aujourd’hui, est reçu comme allant de soi, et pour discerner ce qui est vrai et fondé de ce qui est sacralisé. Car la biographie de Muḥammad et de ses compagnons est plus une “bio-hagiographie” qu’un récit historique. Le passé idéalisé des aïeux doit être regardé tel qu’il est. Car dès les premières années de l’islam, des conflits inter-musulmans ont éclaté. Il y a eu parmi les Ṣaḥābat [Compagnons] qui ont côtoyé Muḥammad un climat compétitif et agressif en vue de la détention du pouvoir. Les Ṣaḥābat se sont entretués : la bataille du chameau (656), la bataille de Ṣiffīn (657), la bataille de Karbalā’ (680), etc. Trois des quatre premiers H̱ulāfā’ ar-Rāšidūn [califes bien-guidés] ont été assassinés. Ce constat reflète la violence des querelles pour le pouvoir entre les différentes parties musulmanes. La non-idéalisation des aïeux permet de se libérer de l’héritage polémique à l’égard des autres. Les croyants méconnaissent généralement le passé historique de leur religion. Or cette ignorance les pousse à idéaliser leur héritage et à noircir

31 Youssef Seddik, Nous n’avons jamais lu le Coran, 16. 32 Tarif Khalidi, Un musulman nommé Jésus, 35.

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 VI Treize nouvelles propositions

celui des autres, en les regardant « à travers les loupes déformantes »33 et en les chargeant de l’épithète religieuse d’infidèles. Il est donc important d’approfondir les péripéties de l’histoire, afin de corriger toute caricature et exagération. S’il est vrai que la situation du chrétien et du juif dans le monde de l’islam était meilleure que celle du même juif et du musulman dans l’Europe occidentale, il faut aussi dire que les tribus chrétiennes et juives de l’Arabie n’ont eu d’autre choix que de se convertir à la nouvelle religion ou de quitter le territoire de la naissance de l’islam. De même, chrétiens et juifs furent soumis, durant le califat de Ğa‘far L-Mutawakkil (m. 861), aux restrictions imposées aux ahl l-dimmat [dhimmis], contraints de porter des habits de certaines couleurs, d’accrocher à leurs portails une image qui indiquait leur religion aux passants, de quitter les emplois gouvernementaux, et de s’abstenir d’inscrire leurs enfants aux écoles musulmanes. En revanche, certains chrétiens ont été aussi coupables d’avoir insulté le prophète de l’islam : celui-ci a été comparé à un nouvel Arius ou à la bête de l’Apocalypse, peint comme une idole dans la Chanson de Roland, condamné à l’enfer dans la Comédie divine, et traité de fils du diable par Luther34. Chrétiens et musulmans ont donc une tradition d’incompréhension et d’adversité qui a mené à une mauvaise appréciation et à un défaut de communication. Une assomption de ce passé peut ouvrir la voie à une réelle réconciliation. Telle a été l’initiative du pape Jean-Paul II qui, le 12 mars 2000, a entamé une démarche de repentance et de demande de pardon pour les péchés présents et passés de ceux qui ont porté et qui portent le nom de chrétien. Cet approfondissement de la tradition permet d’aller de l’avant. En effet, toute religion est portée par une tradition reçue et transmise, qui permet une cohésion entre les fidèles d’aujourd’hui et une continuité avec les communautés du passé et de l’avenir. Or les musulmans ont “étreint” leur passé au lieu de construire leur futur. À force de faire vivre le passé au présent, de construire un mythe en regardant par-dessus l’épaule, les musulmans ont oublié la route et ont pris le rétroviseur pour seul repère35. La sacralisation des temps de la première génération de musulmans est devenue un alibi pour faire barrage à la réforme. La fidélité ne se confond pas avec l’imitation, ni ne signifie servilité. La fidélité à Faẖr Ad-Dīn Ar-Rāzī (m. 1209) par exemple n’est pas de répéter ce qu’il a dit et écrit, mais de profiter comme lui des sciences qui sont disponibles pour aborder l’islam et le texte coranique. Les musulmans des premières générations ont effectivement fait preuve de réalisme et de créativité, en adaptant et en modifiant les us et coutumes des pays conquis à la lumière de l’enseignement coranique.

33 Michel Hayek, Le Christ de l’Islam, 12. 34 Cf. Carl Ernst, Following Muhammad, 16. 35 Cf. François Jourdan, Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans, 109–110.

8 Se réconcilier avec la modernité 

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8 Se réconcilier avec la modernité Il n’y a pas un accord unanime sur les critères de la modernité. Toutefois, il est possible de dire que celle-ci est, au niveau sociologique, l’émergence d’un sujet humain rationnel et conscient de son autonomie36. Cette modernité cohabite aujourd’hui avec la postmodernité qui fait que, dans une même société, coexistent les phénomènes de la sécularisation et du retour au religieux. La modernité prend forme dans trois modalités : une modernité scientifique et technique, une modernité politique, et une modernité culturelle. Or la société arabe, bien qu’attirée par les produits de la technologie, n’est pas innovatrice dans les recherches scientifiques. Elle n’adhère pas encore au principe d’un État de droit démocratique, s’il n’est pas fondé sur un principe transcendant ou s’il reconnaît la liberté religieuse. Elle n’accepte pas d’appliquer la méthode historico-critique et les ressources de la linguistique moderne à l’étude des textes fondateurs de l’islam. L’islam peine donc à traverser le seuil de la modernité, qu’il regarde avec suspicion. Car il ne s’agit pas de s’approprier uniquement les manifestations visibles de cette modernité, mais également ses valeurs éthiques et comportementales. Il ne s’agit pas de choisir la modernisation des structures politiques, sociales et économiques, mais la modernisation des valeurs. En réalité, la société arabe, par une « semi-modernité », accepte les possibilités technologiques du monde moderne, mais en néglige les dimensions spirituelles, culturelles et religieuses. Il s’agit de l’apparence d’une modernité, d’une « caricature de la modernité »37, car la mentalité qui régit les institutions et la société est très traditionnelle. En réalité, la forme reflète une modernité, mais le fond reste traditionnel. Déjà, un siècle auparavant, le mouvement réformiste, né de la rencontre avec la modernité et avec la culture européenne, avait visé à adapter l’islam à un monde totalement nouveau et à redonner au monde musulman « une authenticité et un dynamisme qui lui permettent d’occuper dignement sa place dans le concert des nations modernes »38, en luttant contre le despotisme turc, le colonialisme occidental, l’ignorance intellectuelle, et la dictature politique. Toutefois ces réformistes, ayant eu peur que l’accueil des paradigmes modernes ne change l’identité de l’islam, sont demeurés «  prisonniers des solutions proposées par

36 « Le passage à la modernité coïncide avec l’émergence d’un sujet humain conscient de son autonomie et avec la victoire d’une approche rationnelle de tous les phénomènes de la nature et de la société » (Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, 190) 37 Abdennour Bidar, Lettre ouverte au monde musulman, 17. 38 Mohammed Arkoun, La pensée arabe, 102.

268 

 VI Treize nouvelles propositions

l’islam médiéval  »39. Ils ont adopté des positions défensives et réactives face à l’Europe colonisatrice, au lieu d’élaborer des systèmes de pensée. Par manque de conviction, la rencontre avec la modernité fut ratée. Cependant, l’entrée dans certaines exigences de la modernité s’est parfois imposée malgré les réticences d’une autorité religieuse traditionnelle. Par exemple, avec l’expansion de l’islam, la traduction du Qur’ān, longtemps refusée, s’est montrée indispensable. L’islam arabe, qui a été la modernité des 8e et 9e siècles, attend toujours son Descartes qui viendrait aborder avec rationalité les principes les plus sacrés40. Tôt ou tard, il aura à franchir ce seuil comme l’avait fait le catholicisme qui, avant le concile Vatican II, avait adopté, selon Hans Küng, le “paradigme médiéval” et condamné l’introduction des langues vernaculaires dans la liturgie, les sciences modernes, l’application de la critique historique à la Bible, la démocratie et la liberté de conscience et de religion. L’islam devra nécessairement intégrer « ces phénomènes tendant à l’universel que sont la laïcité et la démocratie  »41, et repenser en profondeur la relation entre science et théologie, mythe et histoire, religion et société, éthique et doctrines religieuses. Les symptômes de l’islam arabe montrent que celui-ci a du travail à faire pour adhérer à la modernité  : conservatisme social, mainmise de la mosquée sur la conscience, manque de respect des droits de l’homme et du citoyen, etc. L’islam arabe est en retard sur l’histoire du temps présent. Or il a le devoir, s’il veut favoriser une renaissance, d’accueillir la modernité, notamment ses valeurs humaines.

9 Défendre les droits de l’homme Une clé majeure de la réforme de l’islam est de « sacrifier tout ce qui est incompatible avec les droits de l’homme  », car la fraternité doit être humaine, non éthique, nationale et religieuse42. La controverse philosophique qui a longtemps opposé les relativistes culturels et universalistes s’est déplacée sur le champ des droits de l’homme. En effet, les relativistes ont considéré au siècle dernier que les droits de l’homme, élaborés au sein de l’Organisation des Nations Unies (ONU), représentaient « l’imposition ethnocentrique, à toutes les autres cultures, des valeurs d’une culture particu-

39 Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, 49. 40 Cf. Abdennour Bidar, Un islam pour notre temps, 32. 41 Dominique Urvoy, Histoire de la pensée arabe et islamique, 627. 42 Cf. Abdennour Bidar, Un islam pour notre temps, 13 & 19.

9 Défendre les droits de l’homme 

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lière [occidentale]  »43. Or, pour montrer que ces droits sont inaliénables, René Cassin (m. 1976) avait obtenu que sa Déclaration des droits de l’homme adoptée le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale de l’ONU soit qualifiée d’universelle, non simplement d’internationale. Lors de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme à Vienne en 1993, le débat sur le statut des droits de l’homme a été à nouveau ouvert. C’est pourquoi le cinquième article de la Déclaration finale et le Programme d’action, tout en appelant à « ne pas perdre de vue l’importance des particularismes nationaux et régionaux et la diversité historique, culturelle et religieuse », a affirmé l’universalité, l’indissociabilité et l’interdépendance des droits de l’homme. En 1990, l’Organisation de la conférence islamique (OCI) réunie au Caire a adopté la Déclaration sur les droits de l’homme en islam (DDHI), laquelle tenait à résoudre les conflits entre certains droits de la personne et certaines normes de la šarī‘at musulmane. Tandis que la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) évoque la liberté, l’égalité et la fraternité des êtres humains (art. 1), la DDHI affirme que les êtres humains sont les membres d’une même famille soumise à Dieu (art. 1). Par cette affirmation, la DDHI postule « la servitude théologique de l’homme » et soutient que les hommes « se valent non dans la liberté, mais dans la servitude collective vis-à-vis de Dieu. Une égalité, mais d’esclaves »44. Les croyants non musulmans et les incroyants n’y ont donc pas de place. Au lieu de l’égalité des droits entre l’homme et la femme évoquée dans la DUDH (préambule), la DDHI préfère parler d’égalité dans la dignité humaine (art. 6). La DUDH affirme le droit pour toute personne de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État (art. 13), tandis que la DDHI n’accorde le choix de la résidence que dans le cadre de la Loi islamique (art. 12), faisant sous-entendre que les non-musulmans n’ont pas le droit d’accès à Al-Makkat. La DUDH affirme le droit humain, devant la persécution, de chercher et de bénéficier de l’asile en d’autres pays (art. 14), alors que la DDHI ne l’accorde pas s’il y a un délit selon la Loi islamique (art. 12), c’est-à-dire en cas d’apostasie. La DUDH parle du droit à la liberté d’opinion et d’expression (art. 19), tandis que la DDHI accorde ce droit quand il n’est pas contraire aux principes de la Loi islamique (art. 22).

43 Vira Amirmokri, L’islam et les droits de l’homme, 63. Par exemple, voici ce qu’écrit Muḥammad Ğamāl Dīn, professeur à l’institut supérieur de droit de Riyad, Arabie Saoudite : « Dans les conventions internationales, la définition et l’explication conceptuelle des droits de l’homme s’appuient fortement sur une manière de penser européenne, en ce qui concerne aussi bien les droits individuels que ceux de la communauté. [. . .] Pour la rédaction et le choix des termes de la Déclaration des droits de l’homme, on a utilisé presque exclusivement des concepts européens » (Muḥammad Ğamāl Dīn, « Les droits de l’homme », 96–97). 44 Abdennour Bidar, L’Islam sans soumission, 41–44.

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 VI Treize nouvelles propositions

Ces quelques exemples attestent que les pays à majorité musulmane ont refusé de s’emparer «  du trésor extraordinaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme  » et qu’ils ont même contredit cette dernière. L’élaboration d’une telle Déclaration45 et l’affirmation que la Loi islamique est la seule source de référence pour interpréter tout article qu’elle contient (art. 25) montrent que les musulmans considèrent en grande majorité que « le droit divin est supérieur aux droits de l’homme [. . . lesquels] ne sauraient être tolérés que dans la mesure où ils sont strictement soumis aux lois religieuses de l’islam »46. Ils n’ont donc pas accepté de dépasser « le choc des anthropologies »47. De tous les droits de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), celui qui prime est sans aucun doute « le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion » (art. 18)48. Le pape Jean-Paul II (m. 2005) le décrit comme « une pierre angulaire dans l’édifice des droits humains », la source et la synthèse de tous les droits, « la condition et la garantie de toutes les libertés ». Le pape Benoît XVI rappelle que la liberté religieuse est le sommet de toutes les libertés, un droit sacré et inaliénable, garantissant la liberté de changer religion ou conviction. Or l’islam politique – avancé et développé par quelques penseurs et théoriciens (Riḍā, Al-Bannā, Al-Mawdūdī, Quṭb) après l’abolition du califat (1924) – remet fortement en question ce droit. L’islam actuel ne l’accorde pas « comme un droit universel et indivisible, qui est enraciné dans la dignité de la personne humaine »49, mais uniquement dans la mesure où il est compatible avec la Loi islamique. Dans le monde à majorité musulmane, il est plus juste de parler de tolérance que de liberté religieuse. Or le mot “tolérance” devrait être banni du vocabulaire, parce qu’il est indigne de l’homme. Les chrétiens du monde arabe «  ont tellement souffert de n’être que tolérés  »50. La tolérance reste limitée dans son

45 Il est important, ainsi que le demande Maurice Borrmans, de savoir si une telle Déclaration définit «  les droits de tous les hommes où qu’ils se trouvent de par le monde, selon la vision musulmane, ou seulement les droits de tous les hommes qui sont appelés à vivre dans les seuls sociétés islamiques, ou bien encore les droits des seuls musulmans dans les sociétés islamiques plus particulièrement » (Maurice Borrmans, Dialogue islamo-chrétien, 112). 46 Abderazzak Sayadi, « L’islam face à la liberté de conscience », 644. 47 Maurice Borrmans, Dialoguer avec les musulmans, 40. 48 L’Église catholique n’a pas d’emblée admis cette liberté. Lors du concile Vatican II, La Déclaration sur la liberté religieuse a eu le nombre le plus élevé de votes négatifs jamais atteint pour un autre document. Il s’agissait pour une minorité des Pères du concile de défendre « la doctrine préconciliaire classique basée sur l’argumentation métaphysico-scolastique selon laquelle seule la vraie religion et non pas l’erreur a droit à la liberté » (Mariano Delgado – Benedict Viviano (dir.), Le dialogue interreligieux, 165). 49 Mariano Delgado – Benedict Viviano (dir.), Le dialogue interreligieux, 176. 50 Antoine Moussali, in Annie Laurent (dir.), Vivre avec l’islam ?, 231.

10 Se référer à la citoyenneté 

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champ d’action et doit s’effacer pour laisser place à la liberté qui est « capitale pour permettre aux peuples de vivre ensemble  »51. Il est insuffisant d’accepter les sciences, les technologies et les médias, « sans adopter aussi leur arrière-fond intellectuel et culturel : la liberté de penser et de douter et le droit de critiquer et de remettre en question les autorités religieuses »52. Or l’islam « a des pas à faire en ce domaine »53. C’est dans ce contexte qu’« une herméneutique consensuelle des principes majeurs de la vie commune » que sont les droits de l’homme peut s’offrir telle une voie de salut offerte aux sociétés plurielles54.

10 Se référer à la citoyenneté L’arabisme ou le nationalisme arabe qui a émergé avec la Nahḍat aspirait à créer une communauté culturelle ou politique dépassant les clivages raciaux, religieux et confessionnels. Des chrétiens avaient alors pleinement et activement participé à la revendication des indépendances nationales. Il suffit de citer quelques noms comme ceux de Buṭrūs Ġālī (m. 1910) premier ministre égyptien, de Fāris L-H̱ūrī (m. 1962) premier ministre syrien, et de Bšārat L-H̱ūrī (m. 1964) président de la République libanaise. Ces idéologies nationalistes et socialistes ont échoué et cédé, à partir de la seconde moitié du 20e siècle, à la montée des courants islamistes. Le panarabisme d’obédience laïque, qui est apparu d’abord chez les penseurs chrétiens syro-libanais comme Qonsṭanṭīn Zrayq, Nağīb ‘Āzūrī, Šiblī Šmayyil, Mīšāl ‘Aflaq, et d’autres, s’est effacé devant un panislamisme qui appelle à une communauté unie dans sa soumission aux prescriptions du Qur’ān et de la Sunna. L’époque qui voyait les chrétiens arabes « dirigeants, porte-parole, ambassadeurs, théoriciens, etc »55 fut révolue. Cet islamisme politique s’inscrivit en réaction à l’abolition du califat en 1924. Il a été avancé par Muḥammad Rašīd Riḍā (m.  1935), élaboré essentiellement par Ḥasan L-Bannā (m.  1949), fondateur des Al-Iẖwān L-Muslimūn [les Frères musulmans] et par abū L-A‘lā L-Mawdūdī (m. 1979), fondateur du Ğama‘āti Islāmī 51 Barak Obama, Discours à l’Université du Caire, 4 juin 2009. 52 Hans Küng, Islam, 466. 53 Christian Van Nispen Tot Sevenaer, Chrétiens et musulmans frères devant Dieu ?, 171. Dans Ecclesiam Suam, le pape Paul VI (m. 1978) explique que, dans le dialogue, il y a trois cercles : avec les hommes de bonne volonté il s’agit de faire progresser la paix dans le monde (§ 101–110) ; avec les chrétiens non catholiques il s’agit de l’œcuménisme (§ 113–114) ; et avec les croyants d’autres religions – en l’occurrence les musulmans – il s’agit de faire progresser l’intérêt commun dans le domaine de la liberté religieuse, de la fraternité, de la bonne culture, de la charité (§ 111–112). 54 Mouchir Aoun, Le Christ arabe, 25. 55 Jean-François Colosimo, Les hommes en trop, 122.

272 

 VI Treize nouvelles propositions

[Parti islamique], et a été radicalisé par Sayyid Quṭb (m. 1966), qui s’appuie sur les trois concepts du takfīr [anathème], de la ğāhiliyyat moderne [paganisme] et de la ḥakimiyyat [souveraineté de Dieu], pour rejeter l’idée d’une nation arabe laïque56. Pourtant, il y a eu des voix musulmanes, comme celle de ‘Alī ‘Abd L-Rāziq (m. 1966), qui ont rejeté l’idée d’un modèle islamique du pouvoir fondée sur la révélation. Le panarabisme et le panislamisme se rencontrent dans leur identité anti-occidentale et anti-démocratique et dans l’effacement de la pluralité – ethnique et linguistique dans le premier cas, et religieuse dans le second – au nom d’un fanatisme exclusiviste. Aujourd’hui, il y a un grand écart entre les démocraties occidentales et les sociétés musulmanes, qui légitiment une hégémonie plus ou moins appuyée des autorités religieuses sur la société civile. Il est triste par exemple que, dans une région comme celle de la Péninsule arabique, depuis que le calife ‘Umar ibn H̱aṭṭāb (m. 644) a décrété conformément à une injonction de Muḥammad l’expulsion des juifs et des chrétiens, de ne reconnaître la citoyenneté, voire le droit d’une propriété quelconque, qu’aux seuls musulmans. De même, est-il honteux que les gouvernements turcs et grecs aient signé en 1923 à Lausanne un protocole d’échange de sujets turcs de religion orthodoxe et de sujets grecs de religion musulmane, sachant que les premiers ne parlaient pas le grec, ni les seconds le turc. Les musulmans sont donc appelés à réfléchir au lien qui rattache la politique à la religion. L’islam est-il en même temps une foi et un principe temporel du pouvoir politique ? En d’autres termes, l’islam impose-t-il la religion comme « une pensée globale et totalisante »57, c’est-à-dire comme fondement de la sphère du politique et des institutions sociales, et le texte coranique – ou du moins son interprétation – comme source de la législation  ? Ces questions sont primordiales, dans la mesure où l’avenir et le rôle des différentes composantes de la société civile en dépendent. Les différents paradigmes politiques du passé ont échoué : le panarabisme qui voulait inclure tous les Arabes n’a pu se réaliser ; la panislamisme qui voulait réunir les peuples musulmans dans un empire n’a pas réussi à s’imposer ; l’islamisme qui voulait imposer un régime fondé sur le Qur’ān et la šarī‘at est discriminatoire à l’égard des non-musulmans ; le socialisme arabe qui voulait produire des idéaux humains a mené à l’instauration de dictatures  ; le sécularisme qui voulait effacer toute influence religieuse n’a pas pris en considération la réalité de l’homme arabe. Un nouveau paradigme politique doit être repensé et proposé,

56 Cf. Ghassan Finianos, Islamistes, apologistes et libre penseurs, 58–59. 57 Olivier Roy, L’échec de l’Islam politique, 53.

10 Se référer à la citoyenneté 

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pour permettre aux chrétiens et aux musulmans «  de construire ensemble une société humaine où chacun peut vivre dans la dignité et dans la liberté »58. Chrétiens et musulmans doivent jouir d’une pleine citoyenneté au sein d’une “saine laïcité”. Chaque citoyen doit pouvoir participer à la vie publique dans tous les domaines, « sans aucune distinction fondée sur des convictions religieuses, politiques, de couleur, de race ou de sexe »59. Les citoyens ne peuvent pas être écartés d’une participation entière à la vie de l’État, en raison de leurs origines, de leurs convictions religieuses ou de leurs choix politiques. La mise en place de cette citoyenneté n’exige pas d’importer les systèmes occidentaux ni d’instaurer une laïcité antireligieuse militante. D’ailleurs, pour éviter toute confusion entre laïcité politique et laïcité antireligieuse, Khodr parle de « Ḥekem madanī » [pouvoir civil], par lequel il signifie que chrétiens et musulmans peuvent se mettre d’accord sur des valeurs communes. Cette “saine laïcité” serait un synonyme de l’arabité. Or il y a aujourd’hui, à la fois dans la mentalité occidentale et dans celle arabe, une forte impression qui confond arabité et islam. Il faut avouer que l’arabité « peine actuellement à se détacher de sa Weltanschauung islamique »60. Or l’arabité n’est ni une religion ni une race. De même que la Nahḍat [Renaissance] avait pour tâche de « renouer avec l’Âge d’or de l’Islam et de la culture classique »61, c’est-à-dire avec cette civilisation inclusive et incorporatrice des différentes cultures, une nouvelle Nahḍat doit intégrer tous les éléments de la société, y compris l’élément laïc. Cette arabité a l’islam comme « facteur dominant d’unification »62, mais elle ne s’y restreint pas. Toutes les composantes religieuses et ethniques de la société arabe sont appelées à élaborer une culture qui reflète la diversité. Cette arabité déborde même l’expression en langue arabe. Elle peut accueillir en elle l’œuvre anglaise The Prophet de H̱alīl Ğibrān (m. 1931), tout comme l’apport français de Georges Schéhadé (m. 1989), des Algériens et des Marocains. La sphère religieuse doit être libérée de la mainmise politique. Il arrive en effet que les chrétiens arabes ou d’autres minoritaires soient touchés par le syndrome de Stockholm, « en aimant les dictateurs qui leur promettent protection »63, au lieu de témoigner pour la vérité qui dérange souvent. Les chrétiens du Moyen-Orient sont encore parfois animés par le désir de maintenir le statu quo des millets, mis en place dans l’Empire ottoman. Or la dictature, en écrasant la 58 Christian Van Nispen Tot Sevenaer, Chrétiens et musulmans frères devant Dieu ?, 110. 59 CPCO, Ensemble devant Dieu, § 32. 60 Mouchir Aoun, Le Christ arabe, 363. 61 Mohammed Arkoun, La pensée arabe, 100. 62 Cf. Mohammed Arkoun, La pensée arabe, 3. 63 Jean-François Colosimo, Les hommes en trop, 154.

274 

 VI Treize nouvelles propositions

liberté, en étouffant l’enseignement et la culture, et en empêchant l’abondance, favorise un milieu propice qui pousse les croyants opprimés à chercher refuge et consolation dans un intégrisme religieux violent. La foi mûre exige la liberté, le savoir et le bien-être. Si le discours des islamistes est aujourd’hui dominant, c’est parce qu’il fait face à « des régimes rongés par le népotisme, la corruption et l’incapacité de réaliser le développement promis »64. L’alternative entre la dictature militaire ou la théocratie religieuse des intégristes est erronée, car le meilleur moyen de combattre le fanatisme est la création d’un milieu où sont respectées les attentes humaines. Dans les pays arabes, à très forte majorité musulmane, il y a le risque, au nom de la démocratie, que les voix des minoritaires soient étouffées. Ce n’est pas de persécutions que souffrent les chrétiens, mais de discriminations. Par exemple, l’Organisation de la coopération islamique (OCI), créée en 1969, bien qu’ayant des objectifs non seulement religieux tels que la consolidation de la solidarité islamique, la sauvegarde des lieux saints de l’islam et la défense des droits des musulmans dans le monde, mais aussi politiques et économiques, est la seule organisation confessionnelle dont les membres signataires soient des États qui contiennent de surcroît des citoyens non-musulmans. Les dirigeants des pays scandinaves ou de l’ex-URSS n’ont jamais éprouvé le besoin de se rencontrer régulièrement dans des conférences protestantes ou orthodoxes. Pour transcender l’emprise du nombre sur les minorités, il est possible d’encourager la création officielle dans chaque pays arabe d’une instance consultative interreligieuse, qui se prononcerait sur des questions politiques, morales, culturelles ou financières posant problème. Il y a déjà de tels organismes dans différentes régions du monde. Par exemple en Bosnie-Herzégovine, un conseil interreligieux a été créé en 1997, avec l’aide de la Conférence mondiale des religions pour la paix, qui regroupe les responsables religieux du pays afin d’appeler au dialogue et à la coopération entre les citoyens, quelles que soient leurs appartenances religieuse, politique ou ethnique. De même, un Conseil interreligieux a été créé en Serbie le 17 juin 2010, en vue de promouvoir la paix entre les religions et de s’exprimer sur des questions morales et religieuses. Le Conseil des institutions religieuses en Terre-sainte, établi en 2005, est constitué des autorités religieuses de la Terre sainte. Il cherche à promouvoir le respect de la vie et la dignité de tout être humain, ainsi qu’à empêcher la manipulation de la religion pour des fins belliqueuses. Ses membres veulent être un canal qui entretienne la communication entre les différents groupes religieux et politiques, qui encourage l’instauration de la paix et qui promeuve le dialogue et l’acceptation mutuelle. En 2016, le gouvernement pakistanais a institué

64 Mohamed Charfi, Islam et liberté, le malentendu historique, 13.

12 Créer des occasions communes de prière 

 275

le Conseil international pour l’harmonie interreligieuse, un organisme consultatif qui a pour mission de promouvoir les bonnes relations entre les communautés religieuses du pays et d’examiner certaines questions. De tels organismes, en plus de créer une référence religieuse dans l’arène publique et de favoriser un débat constructif sur des questions contemporaines, permettent à toutes les composantes, y compris aux minorités, d’avoir une représentativité dans la société.

11 Collaborer pour un monde juste Chrétiens et musulmans ne peuvent que se retrouver solidaires pour affronter les problèmes des êtres humains (pauvreté, injustice, analphabétisme. Etc.) et pour éradiquer les fléaux qui empêchent la mise en place d’une société juste. Car la foi c’est aussi une praxis. Les Écritures visent à « susciter un type de regard de l’homme »65. Le christianisme et l’islam sont appelés à humaniser une mondialisation qui tend à sacrifier les identités culturelles et religieuses et qui suscite crispations identitaires et rivalités. Dans la Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes, le concile Vatican II exhorte les chrétiens et les musulmans « à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté » (§ 3). De même, dans l’exhortation apostolique post-synodale Une espérance nouvelle pour le Liban, le pape Jean-Paul II appelle les chrétiens et les musulmans à vivre ensemble des « expériences concrètes de solidarité » (§ 91), c’est-à-dire à redonner la priorité à l’être humain. Car dans un Moyen-Orient où l’homme souffre dans son être intérieur, dans les conditions de sa vie matérielle, dans ses aspirations humaines, politiques et culturelles, il a le besoin d’être « le critère de tout système politique ou social »66. Si christianisme et islam ne peuvent être d’accord sur l’identité de l’être humain, ils reconnaissent que l’homme, sommet des êtres créés (Gn 1, 31 ; Al-Baqarat 34), a une dignité incomparable.

12 Créer des occasions communes de prière Chrétiens et musulmans, qui tiennent la prière en estime, peuvent-ils prier ensemble ? Le choix d’une même prière bute sur de nombreuses difficultés, dont

65 Mohammed Arkoun, in Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, 100. 66 CPCO, Ensemble devant Dieu, § 36.

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 VI Treize nouvelles propositions

voici quelques-unes : 1) Si un accord tombe sur une prière, il reste que les paroles expriment des sensibilités différentes et des interprétations qui peuvent difficilement être rejointes en même temps par les deux partenaires ; 2) Les textes des mystiques musulmans ne peuvent être une option pertinente, car ils sont à la fois contestés par les musulmans et portent sur une méditation philosophique ; 3) Enfin, au-delà des textes, c’est l’attitude même devant Dieu qui est différente dans le christianisme et l’islam. En effet, non seulement la prière des chrétiens trouve sa source dans la Bible tandis que celle des musulmans s’appuie sur le Qur’ān, mais aussi la prière chrétienne est christocentrique, tandis que celle des musulmans reconnaît que Muḥammad est le sceau des prophètes. Le père jésuite Henry Ḥabīb ‘Ayrūṭ (m. 1969) avait fondé en Égypte l’association des Iẖwān l-ṣafā [Frères de la pureté] qui réunissait, de 1941 à 1953, des intellectuels chrétiens et musulmans. Ils achevaient leurs rencontres par cette prière : Nous venons tous à Toi, Seigneur, d’un cœur que remplissent l’agrément et la révérence, en Te suppliant de nous accorder Ton appui constant et Ta lumière qui nous guide dans la voie droite, de nous rendre sincères dans l’adoration que nous Te rendons, dirigés par la guidance de Tes Envoyés et de Tes Prophètes, et de nous faire réaliser ce qui Te plaît, afin que chacun de nous reste fidèle à sa foi et à sa religion, et aime son prochain, et afin que nous allions toujours de l’avant dans la voie du progrès et du succès67.

L’association, mise en sommeil par le régime égyptien, a été revitalisée par Mary Kaḥīl (m. 1979) en 1975. La prière de clôture a été toutefois remaniée. Voici le texte : Dieu, c’est Toi à qui nous nous adressons, c’est Toi en qui nous mettons notre confiance, c’est Toi dont que nous implorons le secours, et c’est Toi que nous supplions  : de nous accorder la force de la foi en Toi, et la bonne conduite par la direction de tes Prophètes et Envoyés. Et nous te supplions, ô Dieu, de rendre chacun d’entre nous fidèle à sa croyance et à sa religion, sans l’étroitesse qui nous fait du tort à nous-mêmes et sans le fanatisme qui fait du tort à nos compatriotes. Nous T’implorons, notre Seigneur, de bénir notre fraternité religieuse, et de faire que la sincérité soit le but qui nous y conduit, la justice le but que nous y poursuivons, et la paix le bien que nous y trouvons : ô Vivant, ô Éternel, ô Toi à qui sont la Gloire et l’Honneur. Amen68.

Cette prière, qui s’inscrit plutôt dans le genre du du‘ā’ [prière d’invocation] que de celui de la ṣalāt [prière rituelle], exprime que la fraternité islamo-chrétienne est ouverte à l’”Autre” et que la prière peut être un terrain de rencontre, voire, selon les mots d’Ibrāhīm L-Bāğūrī (m. 1860), un banquet auquel sont invités chrétiens et musulmans. En effet, si la prière chrétienne et la prière musulmane ne sont pas identiques, elles ne sont pas non plus des réalités complètement différentes. 67 Maurice Borrmans, Prophètes du dialogue, 120. 68 Christian Van Nispen Tot Sevenaer, Chrétiens et musulmans frères devant Dieu ?, 31.

12 Créer des occasions communes de prière 

 277

Certains théologiens chrétiens proposent de choisir des psaumes lors de prières communes, en raison de leurs ressemblances avec maints passages coraniques. Quant au cardinal Jean-Louis Tauran, président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, il exhorte, en raison d’expériences et de convictions différentes de Dieu, de prier en silence pour que le silence devienne prière. Il va sans dire que la prière liturgique ne peut être commune aux fidèles des deux traditions religieuses. Toutefois, la prière d’invocation faite de supplications, de louanges, d’actions de grâce et de demandes de pardon, qui existe à la fois dans le christianisme et dans l’islam, peut être «  la place possible et reconnue pour vivre la dimension de la rencontre »69, ayant pour but de prier les uns pour les autres. Il serait alors possible de créer des rencontres régulières qui répètent l’expérience de la Journée mondiale de la prière pour la paix, qui s’est tenue à Assise le 27 octobre 1986. Voulant éviter toute confusion doctrinale et toute possibilité d’interprétation relativiste ou syncrétiste, le pape Jean-Paul II (m. 2005) avait expliqué, quelques jours auparavant, qu’il ne s’agissait pas de prier ensemble, mais d’être ensemble pour prier. Vingt ans plus tard, le pape Benoît XVI, lors de sa visite en Turquie le 30 novembre 2006, se recueillit aux côtés de l’imām de la Mosquée bleue. Or c’est pour éviter toute confusion et tout syncrétisme qu’il serait plus approprié, au lieu de l’annuelle célébration islamo-chrétienne de la fête de l’Annonciation à Marie qui a lieu au Liban, d’instaurer l’équivalent de la fête de la Thanksgiving [Action de grâce], célébrée annuellement par tous les Américains croyants et incroyants. Bien qu’il n’y ait pas d’unanimité sur l’histoire exacte de cette fête, il semble que son origine remonte à la fois à la célébration annuelle de l’action de grâce rendue à Dieu pour les récoltes de la terre, et au festin commun aux immigrants venus d’Europe et aux indiens Wampanoags qui, au 16e siècle, célébrèrent à Plymouth au Massachusetts leur entraide et solidarité. Le 3 octobre 1789, le président américain George Washington (m. 1799) proclame le Jour d’action de grâce et invite les Américains à exprimer leur gratitude à Dieu pour l’indépendance des États-Unis, à reconnaître la providence et les bienfaits de Dieu Tout-puissant, et à implorer sa protection et sa faveur. Abraham Lincoln (m. 1865) l’instaure comme fête nationale et enjoint aux Américains, divisés par la guerre civile, de demander à Dieu de guérir les blessures de la nation. Cette fête a un côté rassembleur des citoyens américains au-delà des domaines politiques et religieux. N’ayant pas de liens avec une religion déterminée, elle est célébrée par tous les croyants et les incroyants, en gratitude pour les grâces vécues au cours de l’année. Il n’est pas rare de voir des fidèles de traditions religieuses différentes

69 Ibid., 147.

278 

 VI Treize nouvelles propositions

célébrer cette fête ensemble. Tel est le cas des musulmans et des chrétiens de Memphis au Tennessee, qui organisent à l’occasion un repas commun. Les chrétiens et les musulmans du monde arabe peuvent aussi se rencontrer annuellement en vue d’exprimer leur gratitude au Dieu Créateur dont ils reçoivent les grâces, de reconnaître la valeur de la vie qu’il leur offre, de le remercier de la vie commune en société et d’implorer son pardon et sa protection. Une telle fête, qui ne saurait être monopolisée par aucune religion, pourrait unir tous les citoyens arabes.

13 Aimer l’autre Le fondement principal de tout vivre-ensemble reste d’abord l’amour, car aimer l’autre c’est « vouloir durer ensemble dans la différence »70. L’amour unit, en dépit des divergences de croyances et de doctrines théologiques. Seul cet amour, lorsqu’il est sincère et vrai, peut empêcher de projeter sur l’autre un imaginaire collectif, « qui se nourrit de représentations ancestrales, de préjugés non critiqués, de frustrations et de craintes plus ou moins inconscientes »71. Cet amour est d’abord un agir  ; il n’est pas une “parole parlée”, mais une parole de la vie72, une manière d’être et de faire. Cet amour s’exprime dans l’hospitalité mutuelle et dans la convivialité existentielle qui, bien qu’elle n’ait pas toujours été entretenue, est en tout temps espérée. Il ne s’agit pas d’être les uns à côté des autres, ni même les uns avec les autres, mais les uns pour les autres. C’est auprès des chrétiens d’Abyssinie que les premiers fidèles de l’islam ont trouvé refuge, lorsqu’ils étaient persécutés et rejetés. Aujourd’hui, c’est aux musulmans du Moyen-Orient qu’incombe la responsabilité de la “survie” des chrétiens arabes. Or les deux religions chrétienne et musulmane peuvent se rencontrer dans cet amour universel. En effet, le christianisme appelle à refléter et à étendre l’amour infini et inconditionné de Dieu « en dehors de la sphère religieuse ou tribale »73. De son côté, l’islam a apporté une fraternité « plus vaste que celle des tribus, avec le souci des orphelins, des pauvres et des faibles de la société »74.

70 Henri Teissier, Église en Islam, 194. 71 Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, 175. 72 Cf. Robert Caspar, Pour un regard chrétien sur l’islam, 40. 73 Georges Khodr, in Mouchir Aoun, Le Christ arabe, 239. 74 Jacques Jomier, L’Islam aux multiples aspects, 11.

13 Aimer l’autre 

 279

C’est à un tel amour universel que Khodr a exhorté ses lecteurs chrétiens et musulmans dans chacun de ses éditoriaux, comme dans celui qu’il a intitulé Vers notre unité humaine75, dont voici la traduction : Ceux qui s’aiment ne se détournent pas les uns des autres. Ils restent ensemble et tentent de persévérer dans leur engagement grâce à l’amour. Pourtant, il est difficile de s’attacher à l’autre en dépit de ses erreurs et de ses faiblesses. Mais Dieu a révélé que nous étions frères et il nous a appelés à être sa famille, c’est-à-dire à être une famille unie en lui. C’est en aimant les autres que nous faisons d’eux nons frères. Si les divergences de convictions et de tempéraments instaurent une distance parmi les hommes, Dieu nous a ordonné de les considérer tous comme des frères. Nous pouvons vivre ensemble en paix, si nous croyons que Dieu nous aime et qu’il nous exhorte à être unis. C’est une œuvre éprouvante, mais tel est l’appel de Dieu, afin que nous nous apercevions que nous sommes ses enfants. Dès le commencement, il y a eu parmi les gens des tempéraments différents qui se sont intensifiés en raison des épreuves de la vie, mais l’humanité ne peut vivre dans les conflits et l’agressivité. L’amour est une démarche, non un instinct. Nous l’obtenons d’abord par la grâce de Dieu, ensuite par notre propre effort. Cet amour s’accroît donc, si nous y œuvrons et si nous nous ouvrons à l’initiative divine. Nous vivons pour le Seigneur et pour les hommes, et c’est d’abord vers ceux que nous côtoyons que notre amour doit se diriger. Nul d’entre nous n’est en soi un monde qui se suffit à lui-même. Nous aimons les autres et en sommes aimés en retour. C’est ainsi que s’instaure le vivre-ensemble. Plus nous nous rapprochons les uns des autres, plus notre amour grandit. Une société croyante est composée de gens qui s’estiment être frères et qui veulent devenir une seule famille, la famille de Dieu. Nous venons au monde différents les uns des autres, mais nous devenons la famille de Dieu par l’amour. Nos pères et mères ne sont pas les mêmes, mais Dieu nous porte un regard identique et nous inspire le sentiment d’être frères. La vie entre les hommes est constituée de perpétuelles tentatives de rapprochement. La vie est un Tu et un Je qui s’entrelacent, non un Je qui s’impose aux autres. Nous sommes différents les uns des autres, mais nous sommes appelés à nous unir dans nos différences, c’est-à-dire à aimer. Car l’amour seul transcende les divergences. L’unité humaine est impossible à achever. Elle doit être sollicitée si nous ne voulons pas nous entretuer. Nous naissons libres, pour que nous puissions aspirer par amour à l’unité. Notre unité, si nous sommes croyants, est l’œuvre de la grâce de Dieu, mais elle est aussi dans notre désir de faire le bien à tous les hommes. Dieu a créé le monde et nous l’a confié, pour que nous le façonnions par notre amour. L’univers ne grandit pas automatiquement. Ce sont les êtres humains qui le noient de leurs péchés ou qui lui insufflent la vie par leur amour. L’unité humaine s’accomplira par notre amour les uns pour les autres.

75 Georges Khodr, « Vers notre unité humaine », 19 septembre 2015.

Lexique ‘Ālim (pl. ‘ulamā’) : Savant en sciences religieuses. ‘Aql : la Raison. Ahl l-kitāb : Les Gens du livre. Al-Quds : Jérusalem. Asbāb an-nuzūl : Circonstances de la révélation ou accrochages de la révélation. Dimmat (ou dhimmitude) : État de protection accordée par l’autorité musulmane aux minorités chrétienne et juive moyennant des charges et obligations particulières. Banū-Laẖm : Les Lakhmides. Faqīh (pl. fuqahā’) : Juriste musulman. Fātiḥat : La Liminaire ou sourate d’ouverture du Qur’ān Fiqh : Science de la loi musulmane ou jurisprudence islamique. Franğ : Les Francs. Ğāhiliyyat : Période de l’ignorance préislamique. Ġasāsinat : Les Ghassanides. H̱adīt : Communication orale du prophète de l’islam. H̱ātam l-Anbiyā’ : Sceau des prophètes. H̱ātam l-Awliyā’ : Sceau des saints. I‘ğāz : L’inimitabilité du Qur’ān. Iğmā‘ : Consensus ou Unanimité. Iğtihād : Effort d’interprétation. Inğīl : L’Évangile. Kalām : La théologie. Kufr : Mécréance, athéisme, infidélité. Masīḥ : Le Messie. Mašriq : L’Orient. Muṣḥaf ‘Utmān : La vulgate ‘utmānienne, le codex ‘utmānien. Nabīy : Prophète. Nahḍat : La Renaissance arabe. Qiyās : Raisonnement par analogie. Qur’ān : Le Coran. Rasūl : Messager de Dieu. Rūm : Les Byzantins. Ṣaḥābat : Les Compagnons du prophète de l’islam. Salaf : Les aïeux, les anciens, les prédécesseurs. Šarī‘at : La charia, ou la loi islamique. Šibh L-Ğazīrat L-‘Arabiyyat : La péninsule arabique. Sīrat : La biographie du prophète de l’islam. https://doi.org/10.1515/9783110769999-008

282 

 Lexique

Širk : L’associationnisme, le polythéisme, l’idolâtrie. Sunna : La tradition prophétique. Suryān : Les Syriaques. Tā’wīl : Le commentaire interprétatif du Qur’ān. Tafsīr : Le commentaire ou exégèse du Qur’ān. Taḥrīf : L’altération de l’Écriture. Tanzīh : La transcendance de Dieu. Tawḥīd : L’unicité de Dieu. Tanzīl : La révélation ou la descente littérale du Qur’ān.

Listes des sourates I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV XVI XVII XVIII XIX XX XXI XXII XXIII XXIV XXV XXVI XXVII XXVIII XXIX XXX XXXI XXXII XXXIII XXXIV XXXV XXXVI XXXVII XXXVIII

‫الفاتحة‬ ‫البقرة‬ ‫آل عمران‬ ‫النساء‬ ‫المائدة‬ ‫األنعام‬ ‫األعراف‬ ‫األنفال‬ ‫التوبة‬ ‫يونس‬ ‫هود‬ ‫يوسف‬ ‫الرعد‬ ‫إبراهيم‬ ‫الحجر‬ ‫النحل‬ ‫اإلسراء‬ ‫الكهف‬ ‫مريم‬ ‫طه‬ ‫األنبياء‬ ‫الحج‬ ‫المؤمنون‬ ‫النور‬ ‫الفرقان‬ ‫الشعراء‬ ‫النمل‬ ‫القصص‬ ‫العنكبوت‬ ‫الروم‬ ‫لقمان‬ ‫السجدة‬ ‫األحزاب‬ ‫سبإ‬ ‫فاطر‬ ‫يس‬ ‫الصافات‬ ‫ص‬

Al-Fātiḥat Al-Baqarat Āl-‘Imrān An-Nisā’ Al-Mā’idat Al-An‘ām Al-A‘rāf Al-Anfāl At-Tawbat Yūnus Hūd Yūsuf Ar-Ra‘d Ibrāhīm Al-Ḥiğr An-Naḥl Al-Isrā’ Al-Kahf Maryam Ṭa-Ha Al-Anbiyā’ Al-Ḥağğ Al-Mū’minūn An-Nūr Al-Firqān Aš-Šu‘arā’ An-Naml Al-Qaṣaṣ Al-‘ankabūt Ar-Rūm Luqmān As-Sağdat Al-Aḥzāb Sabā’ Faṭir Yā’-Sīn Aṣ-Ṣāfāt Ṣād

https://doi.org/10.1515/9783110769999-009

Ouverture La Vache La Famille de ‘Imrân Les Femmes La Table pourvue Les Troupeaux Les Redans Le Butin Le Repentir (ou la Dénonciation) Jonas Hûd Joseph La Tonnerre Abraham Al-Hijr Les Abeilles Le Trajet nocturne (ou Les Fils d’Israël) La Caverne Marie Taha Les Prophètes Le Pèlerinage Les Croyants La Lumière Le Critère Les Poètes Les Fourmis La Narration L’Araignée Rome Luqmân La Prosternation Les Coalisés Saba Créateur intégral (ou les Anges) Yâsîn En rangs Çâd

284  XXXIX XL XLI XLII XLIII XLIV XLV XLVI XLVII XLVIII XLIX L LI LII LIII LIV LV LVI LVII LVIII LIX LX LXI LXII LXIII LXIV LXV LXVI LXVII LXVIII LXIX LXX LXXI LXXII LXXIII LXXIV LXXV LXXVI LXXVII LXXVIII

 Listes des sourates

‫الزمر‬ ‫غافر‬ ‫فصلت‬ ‫الشورى‬ ‫الزخرف‬ ‫الدخان‬ ‫الجاثية‬ ‫األحقاف‬ ‫محمد‬ ‫الفتح‬ ‫الحجرات‬ ‫ق‬ ‫الذاريات‬ ‫الطور‬ ‫النجم‬ ‫القمر‬ ‫الرحمن‬ ‫الواقعة‬ ‫الحديد‬ ‫المجادلة‬ ‫الحشر‬ ‫الممتحنة‬ ‫الصف‬ ‫الجمعة‬ ‫المنافقون‬ ‫التغابن‬ ‫الطالق‬ ‫التحريم‬ ‫الملك‬ ‫القلم‬ ‫الحاقة‬ ‫المعارج‬ ‫نوح‬ ‫الجن‬ ‫المزمل‬ ‫المدثر‬ ‫القيامة‬ ‫اإلنسان‬ ‫المرسالت‬ ‫النبإ‬

Az-Zumar Ġāfir Fuṣṣilat Aš-Šūrā Az-Zuẖruf Ad-Duẖān Al-Ğātiyat Al-Aḥqāf Muḥammad Al-Fatiḥ Al-Ḥuğurāt Qāf Ad-Dāriyāt Aṭ-Ṭūr An-Nağim Al-Qamar Ar-Raḥman Al-Wāqi‘at Al-Ḥadīd Al-Muğādalat Al-Ḥaẖir Al-Mumtaḥinat Aṣ-Ṣaf Al-Ğum‘at Al-Munāfiqūn At-Taġābun Aṭ-Ṭalāq At-Taḥrīm Al-Mulk Al-Qalam Al-Ḥāqat Al-Ma‘āriğ Nūḥ Al-Ğin Al-Muzzammil Al-Muddattir Al-Qiyāmat Al-Insān Al-Mursalāt An-Naba’

Par vagues Le Croyant (ou l’Indulgent) Ils s’articulent La Concertation Les Enjolivures La Fumée Assise sur les talons Al-Ahqâf Muhammad Tout s’ouvre Les Appartements Qâf Vanner Le Mont L’Étoile La Lune Le Tout miséricorde L’Échéante Le Fer Le Protestataire Le Regroupement L’Examinante En ligne Le Vendredi Les Hyppocrites Alternance dans la lésion La Répudiation L’Interdiction La Royauté Nûn ou le Calame L’Inéluctable Les Paliers Noé Les Djinns L’Emmitouflé Il s’est couvert d’une cape La Résurrection L’Homme L’Envoie L’Annonce

Listes des sourates 

LXXIX LXXX LXXXI LXXXII LXXXIII LXXXIV LXXXV LXXXVI LXXXVII LXXXVIII LXXXIX XC XCI XCII XCIII XCIV XCV XCVI XCVII XCVIII XCIX C CI CII CIII CIV CV CVI CVII CVIII CIX CX CXI CXII CXIII CXIV

‫النازعات‬ ‫عبس‬ ‫التكوير‬ ‫اإلنفطار‬ ‫المطففين‬ ‫االنشقاق‬ ‫البروج‬ ‫الطارق‬ ‫األعلى‬ ‫الغاشية‬ ‫الفجر‬ ‫البلد‬ ‫الشمس‬ ‫الليل‬ ‫الضحى‬ ‫الشرح‬ ‫التين‬ ‫العلق‬ ‫القدر‬ ‫البينة‬ ‫الزلزلة‬ ‫العاديات‬ ‫القارعة‬ ‫التكاثر‬ ‫العصر‬ ‫الهمزة‬ ‫الفيل‬ ‫قريش‬ ‫الماعون‬ ‫الكوثر‬ ‫الكافرون‬ ‫النصر‬ ‫المسد‬ ‫اإلخالص‬ ‫الفلق‬ ‫الناس‬

An-Nāzi‘āt ‘Abasa At-Takwīr Al-Infiṭār Al-Muṭaffifīn Al-Inšiqāq Al-Burūğ Aṭ-Ṭāriq Al-A‘lā Al-Ġāšiyat Al-Fağr Al-Balad Aš-Šams Al-Layl Aḍ-Ḍuḥā Aš-Šariḥ At-Tīn Al-‘Alaq Al-Qadar Al-Bayyinat Az-Zalzalat Al-‘Ādiyāt Al-Qāri‘at At-Takātur Al-‘Aṣir Al-Hamzat Al-Fīl Qurayš Al-Mā‘ūn Al-Kawtar Al-Kāfirūn An-Naṣr Al-Masad Al-Iẖlāṣ Al-Falaq An-Nās

Tirer L’Air sévère Le Reploiement Se fendre Les Escamoteurs La Fissuration Les Châteaux L’Arrivant du soir Le Très-Haut L’Occultante L’Aube La Ville Le Soleil La Nuit L’Éclat du jour Épanouissement La Figue L’Accrochement Grandeur La Preuve Le Secouement Galoper La Fracassante Rivaliser par le nombre Le Temps Le Détracteur L’Éléphant Quraysh L’Aide L’Affluence Les Dénégateurs Le Secours victorieux La Fibre La Religion foncière Le Point du jour Les Hommes

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Bibliographie Bibliographie principale de Georges Khodr Khodr, Georges, « Le christianisme et les Arabes », in Collectif, Les conférences du Cénacle, 22, Beyrouth 1968 8–20. Khodr, Georges, (‫[ )فلسطين المستعادة‬La Palestine récupérée], Paris 1969. Khodr, Georges, (‫ مقاالت وائل الراوي‬،‫[ )حديث األحد‬Discussion dominicale, articles de Wā’el le narrateur], Beyrouth, 1970. Khodr, Georges, L’arabité, Paris, 1970. Khodr, Georges, « Christianisme dans un monde pluraliste : l’Économie du Saint-Esprit », Irénikon 49 (1971/2) 191–202. Khodr, Georges – al., (‫ آراء مسيحيّة في التزام شؤون األرض‬:‫[ )الكنيسة في العالم‬L’Église dans le monde : avis chrétiens sur l’engagement dans les affaires terrestres], Beyrouth, 1973. Khodr, Georges, « Réflexions religieuses des chrétiens d’Orient face au problème palestinien », Contacts 82 (1973) 135–140. Khodr, Georges, « Paradoxe de l’Église », Contacts 89 (1975) 45–66. Khodr, Georges, (‫ تاريخها وقداستها‬:‫[ )األيقونة‬L’icône : son histoire et sa sainteté.], Beyrouth, 1977. Khodr, Georges, « La prière dans un monde sécularisé », Contacts 103 (1978) 251–257. Khodr, Georges, (‫ «[ )المزاعم الصهيونية والتوراة‬Les allégations sionistes et la Tora »], An-Nūr (1978/6) 4–9. Khodr, Georges, « Le christianisme, l’islam et l’arabité », Contacts 110 (1980) 93–110. Khodr, Georges, (‫ «[ )المسيحية العربية والغرب‬Le christianisme arabe et l’Occident », in Élias Khouri (dir.), (‫ دراسات ومناقشات‬:‫[ )المسيحيون العرب‬Les chrétiens arabes : études et discussions], Beyrouth 1981, 81–106. Khodr, Georges, (‫ «[ )فرادة أنطاكية اليوم‬L’unicité d’Antioche aujourd’hui »], An-Nūr (1981/1) 53–54. Khodr, Georges, « Le credo, essai d’interprétation dans un milieu non-chrétien », in Collectif, La signification et l’actualité du IIe concile œcuménique pour le monde chrétien d’aujourd’hui, Genève, 1982, 525–540. Khodr, Georges, « L’Esprit Saint dans la tradition orthodoxe », SOP (supplément) 68 (1982) 377–408. Khodr, Georges, (‫   والقربى‬،‫[ )حديث األحد‬Discussion dominicale, Dieu et la proximité], I, Beyrouth 1985. Khodr, Georges, (‫ الدين واألديان‬،‫[ )حديث األحد‬Discussion dominicale, la religion et les religions], II, Beyrouth 1985. Khodr, Georges, (‫ لبنان والعالم‬،‫[ )حديث األحد‬Discussion dominicale, Le Liban et le monde], IV, Beyrouth 1985. Khodr, Georges, (‫ االنسان في مصيره وأخالقه‬،‫[ )حديث األحد‬Discussion dominicale, l’homme dans sa destinée et sa morale], III, Beyrouth 1986. Khodr, Georges, (‫[ )الرجاء في زمن الحرب‬L’espérance en temps de guerre], Beyrouth 1987. Khodr, Georges, (‫ «[ )الكلمة والجسد‬La parole et le corps »], An-Nahār (29 mars 1987). Khodr, Georges, « Le christianisme antiochien », Contacts 142 (1988) 121–124. Khodr, Georges, « Le renouveau du christianisme antiochien », Contacts 142 (1988) 125–128. Khodr, Georges, « La communication du message en terre d’Islam », ETR 64 (1989/3) 373–391. Khodr, Georges, « L’unité des Églises aujourd’hui », COMO 7 (1989/1) 7–10. https://doi.org/10.1515/9783110769999-010

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Index des auteurs et des noms propres Abd-El-Jalil, Jean-Mohammed 74, 176, 190, 213, 237 Abduh, Muhammad 71, 109, 115, 194 Abi Taleb (ibn), Ali 102, 107, 178, 264 Abou Qurra, Théodore 54–55, 256 Abou Zeid, Nasr 117, 140–148, 155, 232 Amir-Moezzi, Mohammad Ali 61, 103, 113 Amirmokri, Vira 269 Andrae, Tor 74 Ansari, Fazlur Rahman 71 Aoun, Mouchir 5, 7, 20, 225, 239, 240, 253, 271, 273, 278 Aqqad, Abbas Mahmoud 197–198, 207, 241 Arkoun, Mohammed 117, 126–134, 150, 157, 225, 232, 267, 273, 275 Arnaldez, Roger 62, 74, 104, 175–176, 179, 187, 190, 194–195, 197, 204, 211, 214–215, 217 Athir (ibn), Ali 78, 172, 180–181 Ayoub, Mahmoud 35, 42, 204 Azzi, Joseph 67 Benoît XVI 2, 195, 270, 277 Benzine, Rachid 116, 128, 134, 147, 153, 260, 262, 268, 275 Berque, Jacques 49, 97, 103, 105, 180, 204, 212 Bidar, Abdennour 233, 260, 267–269 Blachère, Régis 98, 100–102, 105–108, 113, 123, 204, 212 Blanc, Pierre 253 Boëdec, François 5 Borrmans, Maurice 185, 197–198, 210, 214, 217, 220–221, 257, 270, 276 Boubakeur, Dalil 204, 212, 256 Boukhari, Muhammad 67, 112–113, 175, 193, 212, 265 Bousquet, François 256 Böwering, Gerhard 226 Brague, Rémi 11, 225 Cahen, Claude 86, 127 Camilleri, Sylvain 142, 155 Caspar, Robert 227, 240, 278 https://doi.org/10.1515/9783110769999-011

Cassin, Barbara 39–40 Chaféi, Abou Abdallah 3, 98, 114, 127, 136, 141 Charfi, Abdelmajid 70, 72, 117, 135–140, 155, 157, 193–194, 204, 232, 258, 262, 264, 274 Chebel, Malek 46, 114, 116, 204, 212, 259 Cheïkho, Louis 53 Chevallier, Dominique 54, 57 Chrabieh, Pamela 35, 42–43 Claverie, Pierre 222, 254–256 Colosimo, Jean-François 271, 273 Comeau, Geneviève 254 Corbin, Henry 143 Corbon, Jean 52, 55, 89 Corm, Georges 2, 4, 46, 50, 83, 230 Courbage, Youssef 230 Courtois, Victor 213 Cragg, Kenneth 97, 113, 150, 220, 227 Cuypers, Michel 97, 114, 117, 263 Damascène, Jean 202 Daniélou, Jean 64 Daou, Fadi 222 Debré, Regis 263 Deedat, Ahmed 206–207 Delcambre, Anne-Marie 175, 189 Delgado, Mariano 270 Déroche, François 97, 99, 107–108, 115 Djaït, Hichem 51, 224 Dousse, Michel 178 Durra Haddad, Yussef 64 Dye, Guillaume 103 Ennaifer, Hmida 115, 148, 185, 214, 260 Epalza (de), Mikel 186, 238 Ernst, Carl 266 Esack, Farid 56, 97–98, 107, 113, 117, 122, 148–157, 232 Evdokimov, Paul 18, 27 Fahed, Ziad 39 Fargues, Philippe 230 Filali-Ansary, Abdou 234

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 Index des auteurs et des noms propres

Finianos, Ghassan 262, 272 Fitzgerald, Michael 255 Flori, Jean 80, 82, 228 François (pape), 6, 259 Gabrieli, Francesco 83 Gadamer, Hans Georg 120, 148 Gallez, Édouard-Marie 68–69, 174–175 Gardet, Louis 56, 128, 133, 252 Gaudeul, Jean-Marie 107, 143, 147, 234 Geffré, Claude 241, 257–258, 264, 267, 278 Ghazali, Mohammed 115, 194–195, 243 Gilliot, Claude 66, 69, 72, 101–102, 104, 107 Gnilka, Joachim 202 Gobillot, Geneviève 97, 189, 263 Grousset, René 79, 80, 86 Haddad, Yvonne 179 Hajjaj (ibn), Muslim 47, 102, 112, 175, 265 Hallaj, Mansour 22, 29, 199 Hallaq, Wael B. 261 Hamadani, Abdel Jabbar 71, 193, 195, 206 Hatem, Jad 25, 27 Havenith, Alfred 61, 69, 70–71, 73, 100, 208 Hayek, Michel 51, 184–186, 195, 202–203, 212, 214, 234–235, 252, 266 Hazm (ibn), Ali 218 Hazm (ibn), Muhammad 182, 205 Heyberger, Bernard 2, 89 Hitti, Philip 50, 83, 89 Hussein, Mahmoud 108–109, 113 Hussein, Muhammad Kamil 198, 207, 209 Hussein, Taha 97 Jahiz, Abou Uthman 193 Jean-Paul II 34–35, 38, 238, 256–257, 266, 270, 275, 277 Jomier, Jacques 64, 70, 197, 278 Jourdan, François 11, 49, 125, 202–204, 209, 266 Kähler, Martin 199 Kattan, Assaad 10, 13, 19–20, 22–23, 30, 166 Khaldoun, Ibn 50, 79, 124 Khalidi, Tarif 188, 192, 196, 265

Khalil, Samir 46, 48–49, 51–52 Khaouam, Mounir 180, 209 Küng, Hans 189, 236, 238, 258, 268, 271 Lahoud, Pascale 18, 21, 27, 59 Lammens, Henri 58, 184 Laroui, Abdallah 50 Laurent, Annie 270 Lawson, Todd 209 Leirvik, Oddbjørn 195, 216 Lenoir, Frédéric 65 Lewis, Bernard 44, 47, 57, 223, 229 Lombard, Maurice 50–51, 224 Luxenberg, Christoph 98, 103, 211 Maalouf, Amin 77 Makki, Abou Taleb 195, 196 Masson, Denise 73, 105, 204, 212 McAuliffe, Jane Dammen 62, 70–71, 117, 226, 252 Meddeb, Abdelwahab 227 Merad, Ali 3, 96–98, 116, 183, 189, 217 Messier, Ronald 171 Meynet, Roland 156 Michaud, Henri 179, 184, 202, 204, 208, 217 Mimouni, Simon-Claude 63 Miquel, André 54, 57 Montgomery Watt, William 105, 188 Mordillat, Gérard 186, 203, 214 Moubarac (ibn), Abdallah 196 Moubarac, Youakim 2 Moussali, Antoine 97, 258, 270 Neusner, Jacob 261 Nispen Tot Sevenaer (van), Christian 271, 273, 276 Nöldeke, Theodor 107–108, 184 Nour Al-Din 80–81, 85, 88, 229 Parrinder, Geoffrey 62, 211 Paul VI 271 Philipps, Jonathan 77, 79 Pines, Shlomo 66 Platti, Émilio 113, 251 Prémare (de), Alfred-Louis 97, 100, 112 Prieur, Jérôme 186, 203, 214

Index des auteurs et des noms propres  

Qoutayba (ibn), Abou Muhammad 98, 167, 200 Quchayri, Abou Kassem 180, 183, 210 Qurtubi, Abou Abdallah 71, 175, 177, 179, 182 Qutb, Sayyid 59, 71, 109, 115, 186, 206, 270, 272 Ragozzino, Gino 177 Rahman, Fazlur 117–122, 149–150, 175, 232 Räisänen, Hekki 189 Rayyes, Riad 50, 56 Razi, Abou Bakr 70, 106, 176, 179, 180, 182–183, 187, 191, 200–201, 205, 210, 243, 266 Reeth, Jan Van 61, 98 Renan, Ernest 65, 69, 197 Ricœur, Paul 117, 148 Rida, Rachid 98, 115, 195, 206, 210–211, 271 Rippin, Andrew 117, 150 Risler, Jacques 98 Robin, Christian-Julien 45 Rodinson, Maxime 44, 100, 105, 107 Roy, Olivier 258, 272 Sahhar, Abdel-Hamid 199, 207 Saladin 75, 77, 80–81, 83–86, 88, 229 Sanneh, Lamin 220 Sayadi, Abderazzak 270 Sayyab, Badr Chaker 208 Schedl, Claud 203 Schleifer, Aliah 213 Schoeps, Hans Joachim 69, 103 Schumann, Olaf 215, 221 Seddik, Youssef 128, 236, 265 Setton, Kenneth 87 Sivan, Emmanuel 87 Skali, Faouzi 104, 171 Smet (de), Daniel 61, 65, 103, 113 Smith, Jane 179 Sourdel, Dominique 3

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Stremsdoerfer, Guy 57, 233 Stroumsa, Guy 69 Tabari, Muhammad 62, 70–71, 73, 98, 124, 167, 178–179, 180–183, 191–194, 205, 210, 212 Tabbara, Nayla 222 Taha, Mahmoud Muhammad 97, 109–111, 127, 145, 283 Talbi, Mohamed 117, 122–126, 140, 157, 207, 211, 215, 217, 232, 238, 257–258, 263 Tartar, Georges 215 Tate, Georges 78, 88 Tauran, Jean-Louis 277 Taymiyya (ibn), Taqi El-Din 104, 193 Teissier, Henri 7, 239, 278 Thabit (ibn), Zayd 66, 100, 126 Timothée I (patriarche) 202, 256 Tincq, Henri 2, 80 Tutu, Desmond 39, 40 Urvoy, Dominique et Marie-Thérèse 48, 49, 56, 65, 89, 101, 105, 117, 133, 253, 260, 268 Uthman, Fathi 199, 219, 252 Van Ess, Josef 114, 236, 258 Vauchez, André 78, 89 Viviano, Benedict 270 Wahb (ibn), Abdallah 188 Wansbrough, John 103, 150 Widengren, Geo 69 Younès, Michel 2 Yousif, Ephrem-Isa 85 Youssef, Olfa 111 Zamakhshari, Abou Qassim 70, 180, 182, 185–186, 201, 203 Zilio-Grandi, Ida 179