The Alps—a place for utopias over time Au XVIIIe siècle, les Alpes ont donné lieu à une nouvelle forme de contemplatio
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French Pages 224 Year 2018
Table of contents :
Table des matières/ Préface
Les Alpes ou la sublimation urbaine
Introduction
Du sublime comme principe d’autodépassement : peut-on le promouvoir sans le trahir ?
1. Naissance du sublime alpin
2. Cristal, cristallisation
3. Paysage thérapeutique
4. L'enjeu de l'enfance
5. Mouvement, ivresse et vertige
6. « Sublimer » 30 000 lits
Conclusion
Postface : Machines du sublime
Crédits images
Bibliographie
Index des personnes et des lieux
Remerciements
Sublimes Visions
Edition Angewandte Collection de l'Université des arts appliqués de Vienne Éditée par Gerald Bast, recteur
Susanne Stacher
Sublimes Visions
Architectures dans les Alpes
Birkhäuser Basel
Mentions légales Auteur : Susanne Stacher, docteur en architecture et aménagement
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Ce livre est également paru en e-book (ISBN PDF 978-3-0356-1504-3)
Monica Studer, Christoph van den Berg, « Geröll » (éboulis), 2005.
ainsi qu’en langue allemande (Sublime Visionen, Architektur in den
Pour toutes les autres illustrations : voir jaquette
Alpen, ISBN print 978-3-0356-1498-5, ISBN e-book 978-3-0356-1500-5) et en langue anglaise (Sublime Visions, Architecture in the Alps, ISBN
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print 978-3-0356-1499-2, ISBN e-book 978-3-0356-1506-7).
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Table des matières
10 Paul Scheerbart, Architecture de verre, 1914
66
6
Matthias Boeckl – Préface
11 Bruno Taut, Architecture alpine, 1919
68
8
Philippe Potié – Les Alpes ou la sublimation urbaine
9
Introduction
12 Rudolf von Laban, le danseur dans le cristal
70
d’autodépassement
13 La mystique du cristal dans les films de montagnes –
72
19
1 Naissance du sublime alpin
14 Leni Riefenstahl, « La lumière bleue », 1932
74
23
• Émergence du sublime naturel
28
• Les montagnes, symboles de la liberté
15 Buckminster Fuller, les coupoles géodésiques et
75
29
• Les montagnes, décor et objet d’exploration
36
• Montagnes artificielles. Du sublime au pittoresque
37
• Les citadins à la conquête des Alpes.
39
• La dimension physique du sublime
42
1
de la Révolution française, 1794
3 Paysage thérapeutique
43
2
Des montagnes artificielles dans les « temples
• « L’homme nouveau » et la nature qui guérit
de la Raison », 1793
• Philosophie de la vie, naturisme et associations...
84
44
3
Wolfgang Hagenauer, château de bains de
• Le Monte Verità ou les contradictions de l’utopie
87
Wildbad Gastein, 1791–1794
• Le soleil au service de la santé
90
Le panorama de Robert Barker construit par
• L’architecture de la santé
91
l’architecte Robert Mitchell, Londres, 1793–1864
18 Les cabanes aérées de la colonie de réforme de la vie
94
13
Baldine Saint Girons – Du sublime comme principe Arnold Fanck, « La montagne sacrée », 1926
Le sublime, leitmotiv de la réception alpine
46 47
4 5
la vision cosmique du monde, 1949–1981 16 Gerhard Garstenauer, des sphères cristallines pour 17 Andrea Deplazes et Studio Monte Rosa EPF Zurich,
6
49
7
50
8
« La Montagne » et le culte de la liberté
Louis Daguerre, Diorama, 1822 « Village suisse », Exposition nationale suisse, Genève, 1896 ; Exposition universelle de Paris, 1900 Giovanni Segantini, projet de panorama de l’Engadine, Exposition universelle de Paris, 1900 Dreamland, Coney Island, New York, 1904–1911
9
Valerio Olgiati et Bonzi Verme Peterli, projet de panorama sur le Gornergrat, 2011
81
Monte Verità, 1900 –1924 96
1917 20 Emil Fahrenkamp, Hôtel Monte Verità – déclin
98
et renaissance, 1926 –1929 21 Juraj Neidhardt, projets pour un sanatorium
99
à Davos, 1930 22 Les soleils artificiels de la « plage alpine »,
51
77
refuge du mont Rose, 2009
19 Rudolf von Laban, Danse du soleil sur le Monte Verità, 48
76
les remontées mécaniques de Sportgastein, 1972
100
le Panhans et le Südbahnhotel, 1932 –1933 23 Rudolf Gaberel, transformation de sanatoriums à Davos :
102
sanatorium allemand, sanatorium du Midi. 55
2 Cristal, cristallisation • Le cristal dans l’histoire culturelle
57
• Le cristal dans la théorie de l’art
59
• Le cristal dans l’architecture – l’architecte,
62
• L’âme des cristaux « vivants » dans l’architecture,
créateur utopiste la danse et le cinéma 64
• Le cristal dans l’architecture alpine des années 1950 à nos jours
24 Pol Abraham et Henry Jacques Le Même : projet du
104
sanatorium de Plaine-Joux, plateau d’Assy, 1927–1929 25 Pol Abraham et Henry Jacques Le Même : sanatorium
106
pour enfants du Roc des Fiz, plateau d’Assy, 1932 26 Villaggio Sanatoriale di Sondalo, 1932 –1940
108
27 A. Farde, P. Souzy, solarium tournant de J. Saidman,
110
Aix-les-Bains 1930, Jamnagar 1934, Vallauris 1935 28 Peter Zumthor, thermes de Vals, 1990 –1996
112
Matthias Boeckl – Préface
prodigieuse et hautement vulnérable, mais en usant de stratégies intelligentes pour ne pas la détruire. Cela exige
Le présent ouvrage est le fruit d’une thèse préparée à
des trésors de créativité et de technicité. L’architecture
l’Universität für angewandte Kunst de Vienne et à l’École
moderne a relevé ce défi, beaucoup de ses grandes figures
nationale supérieure d’architecture de Versailles. Le sujet
se sont intéressées et s’intéressent encore à la construction
auquel il est consacré, la montagne, est un objet central et
en montagne. Cela a donné des structures efficaces et des
complexe des débats de l’architecture moderne, qu’il éclaire
symboles puissants.
au prisme de différentes disciplines. C’est la première fois
Dans les pages qui suivent, Susanne Stacher explore l’histoire
que cette thématique fait l’objet d’un traitement – inspiré
de ce débat à la lumière du sublime, outil toujours opératoire
de la tradition encyclopédique des Lumières – exhaustif et,
qu’elle applique aux disciplines les plus variées, de la philo-
de par son caractère de somme et grâce à l’expertise d’une
sophie aux beaux-arts en passant par la médecine, la place
architecte qualifiée, d’une telle clarté.
centrale revenant à l’architecture. Mais ce livre est aussi un
Comment notre rapport à la montagne alpine en est-il venu
ouvrage de référence sur la remise en question et la fragile
à jouer un rôle si important dans les discussions de la moder-
légitimation de la modernité par elle-même devant cet envi-
nité ? La réponse se trouve dans le caractère ambivalent de
ronnement, aujourd’hui menacé, qui depuis des millénaires
ce rapport. D’un côté, les forces indomptées de la nature, au
a fortement marqué notre ADN.
cœur du continent qui a inventé la modernité, représentaient pour la dimension rationnelle de cette dernière un énorme défi : à l’instar de la civilisation urbaine, cet espace naturel
Matthias Boeckl, professeur à l’Université des Arts appliqués
potentiellement dangereux devait lui aussi être conquis et
de Vienne
contrôlé à grande échelle. Mais d’un autre côté, l’expérience de ces forces naturelles a toujours déclenché en nous des réactions archaïques d’une forte intensité émotionnelle. Encore aujourd’hui, quand on prend le téléphérique, qu’on laisse la vallée pour atteindre en quelques minutes un sommet enneigé aux à-pics vertigineux, à plusieurs milliers de mètres d’altitude, au milieu de montagnes qui s’étendent jusqu’à l’horizon, on ne peut échapper à ces émotions élémentaires et profondément bouleversantes. Leurs traces, présentes dans toute l’histoire intellectuelle européenne, ont été rassemblées par les Lumières dans le concept complexe de sublime. Depuis, les Alpes ont pu, malgré l’industrialisation croissante, conserver jusqu’à nos jours des restes d’authenticité. Jadis décor terrifiant, la montagne s’est transformée de plus en plus en une ressource précieuse, magique et curative. Ce faisant, elle n’a pas tardé à faire prendre conscience à la modernité de ses limites : la civilisation techniciste ne peut ni remplacer ni reproduire artificiellement les fonctions émotionnelles et sensorielles du cerveau humain. Cette tension a eu un fort impact sur la production artistique de la modernité, qui, on le sait, a toujours voulu inventer des espaces de vie globaux. En montagne, elle est mise à l’épreuve : elle doit tirer parti de cette ressource à la fois
6
115
4 L’enjeu de l’enfance
117
• France : Sous les yeux immédiats de l’Être suprême
121
• Suisse : Élèves de la nature, quelles heures bénies vous passez !
122
• Autriche : Construisez des écoles à la campagne, à côté des écuries, à côté du tas de fumier
124
• Corps dociles
125
• Italie : Une « sublime politique de paix »
128
• Allemagne : Rupture dans l’« art allemand »
129
• Pouvoir et terreur, critères du sublime ?
132
29 Adolf Loos, école Schwarzwald au Semmering, 1911–1912
133
30 Henry Jacques Le Même, pension d’enfants Chez Nous, Megève, Haute-Savoie, 1935
134
31 Henry Jacques Le Même, collège et internat Le Hameau, Megève, 1933
135
32 Alfons Rocco et Jakob Licht : maison de cure Prasura,
136
33 Hannes Meyer, foyer pour enfants de Mümliswil,
138
34 Vittorio Bonadé Bottino, colonia montana Tina Nasi
Arosa, 1928 Jura, 1938–1939 Agnelli, Fiat, Sauze d’Oulx, 1937 140
166
43 Le corps dénudé de Charlotte Perriand face
167
à la montagne 44 Charlotte Perriand et Pierre Jeanneret, refuge bivouac,
168
1938 45 Werner Tscholl, Timmelsjoch Experience, 2009
170
46 Zaha Hadid, tremplin de saut à ski du Bergisel, 2002
172
6 « Sublimer » 30 000 lits
175
• La société de consommation à la conquête des Alpes
178
• Des stations de montagne crées ex nihilo
180
• Le spectacle grandiose des réalisations humaines
183
• La fin de l’euphorie du tourisme de masse
183
• Intensité
185
47 Clemens Holzmeister, hôtel Drei Zinnen/Tre Cime,
186
Sesto/Sexten, Tyrol du Sud (1926), 1929–1934 48 Le Corbusier, station de ski de Vars,
188
Hautes-Alpes, 1939 49 Marcel Breuer : Flaine, Haute-Savoie, 1960–1977
190
50 Candilis, Prouvé, Perriand, Woods, Josic, Piot, Suzuki :
193
35 Gino Levi-Montalcini, colonia montana IX Maggio, Bardonecchia, 1937
142
42 Alfons Walde, nudité et érotisme dans la neige
36 Lois Welzenbacher, pension d’enfants Ehlert, 1931–1932
station de ski de Belleville, Savoie, 1962 51 Charlotte Perriand : La Cascade, Versant Sud, La Nova,
147
5 Mouvement, ivresse et vertige
149
• Les Alpes, terrain d’expérimentation
150
• Mouvement
152
• Le tourisme des sports d’hiver et l’aménagement
194
Les Arcs 1600 et 1800, 1968 –1981 52 Jean Prouvé, Reiko Hayama, Serge Binotto,
197
hôtel Les Arcs 2000, 1970 53 Ross Lovegrove, Alpine Capsule, Dolomites, 2008
198
technique des Alpes 153
• Mouvement et dynamisme en architecture
Conclusion
201
154
• Ivresse
Paolo Amaldi – Machines du sublime
203
Crédits images
205
Bibliographie
211
Index des personnes et des lieux
221
Remerciements
223
• Vertige 157
37 Arnold Fanck, « L’ivresse blanche », 1920 –1931
158
38 Franz Baumann, téléphérique de la Nordkette, Tyrol,
160
39 Maurice Braillard, téléphérique du mont Salève,
162
40 Gio Ponti : Albergo Sportivo Paradiso del Cevedale, 1935;
1928 1932 réseau de téléphérique dans les Dolomites, 1941–1942 165
41 Carlo Mollino, téléphérique Plan Maison-Furggen, Val d’Aoste, 1950
Philippe Potié – Les Alpes ou la sublimation urbaine
d’une telle expressivité, en laissant se développer une écriture émancipée d’un surmoi trop civil. Aux corps qui exultent sous
Les Alpes que Susanne Stacher nous invite à parcourir sont
le soleil répondraient ces architectures exacerbées, radicales.
un sublime amplificateur de la vie urbaine. L’écho des vallées
La course en montagne à laquelle nous convient ces pages
profondes, loin d’atténuer le bruit et la fureur de la ville, en
saisit la vitalité de cette architecture qui réécrit ses projets
redouble les effets et la donne à voir dans le reflet d’un miroir
de civilisation en se libérant de ses contraintes dans un geste
grossissant. Le paysage ne joue pas ici un rôle apaisant ; tout
d’émancipation violent et libertaire, sublime.
au contraire, sa surnature semble stimuler une sururbanité. À l’opposé d’un hameau de la Reine qui rejoue la paix des campagnes loin des agitations des civilités, les « cités » alpines
Philippe Potié, professeur à l’École nationale supérieure
surjouent à l’extrême les passions de la ville. Étrangement,
d’architecture de Versailles
les Alpes agissent ici comme un accélérateur de projet, un intensificateur émotionnel. Tout se passe comme si cette géographie hors norme autorisait un travail aux limites, voire hors limites. Le sublime, catégorie trop connotée jusqu’alors pour être convoquée, retrouve dans ces pages une actualité qui en redécouvre la pertinence. Comme l’étymologie l’indique, le terme désigne un combat aux frontières, une remise en question des usages et des formes. Cette mise en danger met à nu la brutalité des désirs, des sociabilités comme des formes, et il est remarquable que les objets analysés paraissent hypertrophier les obsessions du siècle dans des architectures « mégalisées ». Depuis la surmondanité du grand hôtel du XIXe siècle jusqu’au surhygiénisme du sanatorium, en passant par le libertarisme de la communauté de Monte Verità, les Alpes stimulent le déploiement d’ardeurs citadines que plus rien n’entrave. Aux révélations émotionnelles et spirituelles que les corps y découvrent répondent des architectures tout aussi hyperboliques et superlatives. Le porte-àfaux de Breuer semble mettre en déséquilibre le monolithe de l’église de la Tourette quand Gustav Gräser, nu dans le jardin du Monte Verità, semble pousser Thoreau dans les retranchements naturistes des bois de Walden… quand un peu plus loin la tour de Fiat pour une colonie d’enfants renvoie les panoptiques de Bentham à de pâles esquisses de centralisation des corps et des âmes. Il y a quelque chose de pulsionnel dans l’expression de ces volumes qui érigent victorieusement leurs lignes en ouvrant le champ d’une expérience esthétique exacerbée. Susanne Stacher nous invite à repenser une théorie du sublime pour redéployer cet art des accentuations et des tonalités puissantes, des contrastes volontaires. Les Alpes, parce que Nature et Culture s’y opposent fortement, offriraient ainsi la possibilité
8
Introduction Architecte, passionnée de randonnée et amoureuse des Alpes,
climatique idéal pour la guérison du corps ; dans les années
je me suis souvent demandée pourquoi les Alpes nous atti-
1920 et 1930, ils s’enivraient de mouvement, comme le montre
raient à ce point. Nous allons y chercher les montagnes,
le film « L’ivresse blanche » ; dans les stations de ski des
apprécier des villages souvent intacts, nous abreuver d’une
années 1960, les touristes venus en masse font l’expérience
nature encore sauvage - et nous détruisons tout cela par notre
d’une parfaite domination de la nature ; plus tard, individus
simple présence et par les bâtiments que nous construisons,
(ou couples) encapsulés, ils se coupent du monde dans des
sans lesquels nous n’aurions pas accès à cet univers.
bulles de verre transparentes, comme dans l’ Alpine Capsule (2008) de Ross Lovegrove. Toutes ces démarches, des débuts
Le tourisme de masse et les édifices imposants qui ont été
du tourisme à aujourd’hui, peuvent sembler foncièrement dif-
bâtis dans les Alpes depuis le XIX siècle n’empêchent pas
férentes, mais n’ont-elles pas malgré tout des caractéristiques
les voyageurs d’y affluer : « Avec près de 5 millions de lits,
similaires ? N’y a-t-il pas entre elles un « dénominateur commun »,
500 millions de nuitées et 120 millions de vacanciers, les
une sorte d’ADN partagé ?
e
Alpes représentent l’une des plus grandes régions touristiques du monde. Un quart du tourisme mondial se joue ici. »
À y regarder de plus près, tous ces projets, toutes ces
(BauNetzWoche, 19 mars 2015, en rapport avec notre expo-
constructions ne me semblent pas si « neutres » : le « concept
sition « Dreamland Alps »1.) Alors, que vient-on chercher
fort » qui les sous-tend est lié à une représentation très précise
dans les Alpes ?
de ce à quoi doit ressembler notre vie avec et dans la « nature sauvage ». Avec l’affirmation progressive de notre relation
Si nous examinons les différentes raisons qui au cours de
à l’environnement naturel, la montagne est devenue un lieu
l’histoire ont poussé les citadins à se rendre dans les Alpes,
idéal de projection de visions impliquant une autre forme
nous obtenons un tableau d’une étonnante hétérogénéité,
d’existence. Situées en marge du monde, les montagnes ont
dont l’architecture porte l’empreinte très nette. Cet ouvrage
souvent un caractère « insulaire », et à l’instar des îles géo-
présente des architectures conçues par des citadins pour des
graphiques, elles sont devenues le territoire par excellence
citadins en montagne : au XIXe siècle, ils voulaient faire l’ex-
de toute utopie. Il est étonnant de constater qu’un certain
périence du sublime dans les grands hôtels ; dans la colonie
type d’expérience limite entre ici en jeu et implique tout autant
Monte Verità, ils voulaient réaliser l’utopie d’un renouveau
l’esprit que le corps. À elle seule, la séparation spatiale de
radical au beau milieu de la « nature sauvage » ; dans les so-
l’homme et de la nature pose avec acuité la question du
lariums et les sanatoriums, ils recherchaient l’environnement
rapport à la frontière.
2
9
Introduction
Cette question nous ramène aux XVIIIe et XIXe siècles,
Face à la grande hétérogénéité des architectures réalisées ou
lorsque le sublime était la catégorie centrale dans la réception
planifiées depuis l’avènement du tourisme, j’ai voulu observer
des Alpes, comme l’attestent les tableaux, les récits de
quelles visions portent les différents projets, et quels peuvent
voyage et les écrits philosophiques de cette époque. Mêlant
être leurs liens avec le sublime. Après avoir durablement
fascination et effroi, le sublime s’apparente à un état émotionnel
marqué l’histoire culturelle des Alpes, le concept de sublime
transcendantal, voire extatique, qui implique un dépassement
ne pouvait que se refléter dans leur architecture spécifique.
de ses propres limites, comme l’indique le latin sub limen
Mais de quelle manière, et comment ce processus s’est-il
(jusqu'à la limite, suspendu dans les airs), étymologie possible
transformé au cours des siècles ? Dans quelle mesure le
du terme.
sublime a-t-il transformé notre rapport aux montagnes, et par quels biais les considérations philosophiques sur la
Si l’on ne cantonne pas ce concept à un passé révolu, mais
nature ont-elles créé un terrain idéal pour des constructions
qu’on le considère comme un élément essentiel de notre
visionnaires, depuis la naissance du tourisme jusqu’à
existence, alors le sublime peut devenir un outil d’interprétation
l’époque présente ?
de l’architecture créée dans les Alpes par des citadins, pour des citadins. Sa définition n’étant pas rigide, puisqu’elle a au
Une architecture du sublime ?
contraire connu de multiples évolutions et réinterprétations
Afin d’expliquer ce qui a motivé les citadins à bâtir diverses
au cours de l’histoire, les différentes architectures qui coexistent
architectures dans les Alpes, il nous faut dans un premier
dans les Alpes peuvent se lire comme l’expression de cette
temps examiner de près le phénomène de l’« expérience du
mutation, et nous renseignent sur l’état d’esprit qui accom-
sublime ». Cette analyse porte sur la nature, sur la signification
pagnait ces différentes époques et phénomènes sociaux.
symbolique que la culture lui a donnée et sur l’imaginaire des hommes, mais aussi sur le corps, qui joue ici un rôle non
Le lien spécifique entre le sublime et les Alpes
négligeable.
Le sublime est un concept général qui peut se rapporter aux
Pour mieux comprendre comment ces facteurs sont liés les
océans, aux volcans, aux catastrophes naturelles ou même à
uns aux autres, on peut s’appuyer sur la théorie du psychana-
toutes les montagnes ; néanmoins, la plupart des textes phi-
lyste Jacques Lacan, qui conçoit le rapport entre le réel, le
losophiques l’ont utilisé en référence aux Alpes. Il y a à cela
symbolique et l’imaginaire comme une entité indissoluble 3.
des raisons historiques, géographiques et politiques : les
Selon lui, l’imaginaire joue un rôle clé pour le corps 4, car il
Alpes ont été nettement plus fréquentées dans l’histoire que
représente le premier pas vers le plaisir physique 5. Lacan
les Pyrénées, par exemple, les Carpates ou les Apennins, car
illustre sa thèse à l’aide du nœud borroméen, dont les entre-
elles étaient sur la route du Grand Tour qui menait les aristo-
lacs complexes représentent la structure du sujet, composé
crates anglais en Italie.
de trois unités s’influençant réciproquement et ancrées
Vers la fin du XVII siècle, avec l’intérêt croissant manifesté
chacune dans les deux autres : le symbolique 6, par exemple,
par les philosophes pour la « nature sauvage », un changement
relève autant de l’imaginaire que du réel.
e
de perspective s’est produit : auparavant « effroyables », les montagnes sont devenues « sublimes ». Historiquement,
Partant de l’unité du réel, du symbolique et de l’imaginaire,
les Alpes ont été au cœur de cette évolution, et ont donc
on peut se demander s’il ne faut pas supposer aussi, à côté
assumé une certaine fonction pionnière dans le développe-
de l’expérience purement spirituelle du sublime, une « phy-
ment du tourisme. Dans la mesure où ma réflexion est avant
siologie du sublime ». Tout, ici, est autant moral que physique :
tout axée sur la dimension phénoménologique, tant dans le
dans le sublime, le réel communique avec l’imaginaire. L’objet
choix du territoire étudié que dans la sélection des projets,
en soi, par exemple l’océan, n’est pas qualifié de sublime,
j’ai exclu de cette étude les autres régions montagneuses
comme le constate déjà Emmanuel Kant : « Son aspect est
d’Europe. Dans ce contexte, le statut du projet (construction
terrible, et il faut que l’esprit soit déjà rempli de diverses
existante, projet ou simple vision) importe peu : juxtaposés,
idées 7 » pour éprouver pareil sentiment (nous y reviendrons
comparés, les exemples se complètent et se font écho.
dans le chapitre 1). Le sublime présuppose un certain état Introduction
10
d’esprit, une disposition psychique et une certaine humeur,
Les effets réciproques entre le réel, le symbolique et l’imagi-
et il est toujours porteur d’une signification symbolique
naire (entre l’architecture et la nature [le réel], sa teneur
(le « suprême », l’« absolu », l’« insaisissable »…).
symbolique et nos désirs ou visions [l’imaginaire]) s’expriment par une interaction permanente avec le corps.
Par l’imaginaire, la nature matérielle (le corps) nous terrasse tout en nous élevant. Pour l’exprimer par une analogie : nous
Nous pouvons alors formuler notre problématique de la façon
percevons une limite, et en même temps la possibilité de la
suivante : de quelle manière la dimension spirituelle du sublime
dépasser (par le sentiment chez Burke, par la raison chez
s’est-elle déplacée vers une expérience-limite physique, et
Kant, voir chapitre 1). La « sublimation » est donc un acte de
comment cette mutation se reflète-t-elle dans l’architecture ?
dépassement de soi qui se compose de deux étapes : d’abord terrassés, nous nous élevons ensuite au-dessus de cet état
L’architecture nous intéresse aussi bien en tant que « cadre »
(non pas au sens psychologique, mais transcendantal).
construit d’une contemplation de la nature qu’en tant qu’« enveloppe » destinée à protéger le corps qui l’occupe –
Le sublime est difficile à appréhender ; il n’est pas possible
et elle est aussi, sous un autre aspect, un « dispositif dyna-
d’affirmer simplement « cette montagne (ou cette architecture)
mique » confrontant le corps à la nature. L’architecture ne
est sublime », car la contemplation d’un objet fait toujours
doit pas être considérée uniquement comme le « résultat »
intervenir deux composantes : la perception subjective
d’une société pensante, désirante et projetante, mais aussi
(la manière dont je le vois) et la teneur symbolique objective
comme un « medium » ayant une influence sur nous. De ce
(ce que cet objet représente culturellement, les contenus
point de vue, l’architecture n’est pas seulement le miroir
dont il est chargé). Le sublime est à la fois la condition et son
d’une société en perpétuelle évolution, apte à nous renseigner
expérience, le principe et son effet (on ne peut en faire l’ex-
sur son évolution : elle contribue aussi activement à cette
périence que par ses effets, non par la chose en soi). C’est la
évolution.
montagne (avec toute sa teneur symbolique), mais aussi son expérience (la sensation d’un frisson excitant, en supposant
Plan
qu’on y soit réceptif). Pour pouvoir parler du sublime, les phi-
À travers six thèmes transversaux, nous montrerons les
losophes (Kant inclus) doivent se servir de divers exemples,
« déclinaisons » possibles du sublime.
ce qui montre qu’on ne peut le rendre sensible et compré-
Le chapitre introductif, intitulé « Naissance du sublime alpin »,
hensible qu’en recourant à des objets concrets.
retrace la manière dont le sublime a influencé notre regard sur les Alpes, et quelle a été la part de l’architecture dans
Si l’on se propose d’étudier comment l’architecture peut
ce processus.
contribuer à déclencher l’expérience du sublime, il faut se demander de quelle manière elle agit sur les personnes et
Dans le chapitre « Cristal, cristallisation », nous examinerons
comment elle peut éventuellement engendrer des expériences
comment le principe du « cristallin » s’est transposé de
limites. Dans ce processus, l’esprit et la psyché jouent un rôle
l’histoire culturelle et artistique à l’architecture, et quel rôle
central, mais le corps aussi : au bout du compte, c’est lui qui
a joué ici le sublime naturel, qui est à l’origine des aspects
voyage, parcourt les montagnes ou escalade les sommets,
transcendantaux du cristallin.
c’est lui qui nous amène dans des situations extrêmes – et
Le chapitre suivant, « Paysage thérapeutique », présentera
c’est aussi pour lui que l’architecture existe, une architecture
les Alpes comme lieu propice à la guérison, où se dévelop-
qui se transforme selon qu’il s’agit d’un corps statique,
pent de nouvelles typologies architectoniques au service du
contemplatif, d’un corps allongé, convalescent, ou d’un corps
corps. De quelle manière ces diverses méthodes curatives
sportif en activité frénétique. L’architecture s’adapte aux
ont-elles établi un lien avec le soleil, symbole mythique du
différents besoins et engendre en permanence de nouvelles
sublime, et en quoi l’architecture en porte-t-elle la trace ?
typologies qui résultent de la façon dont le corps l’utilise.
Le chapitre « L’enjeu de l’enfance » est consacré aux colonies
11
Introduction
de vacances construites dans les Alpes en application de
1 L’exposition « Dreamland Alps » a été conçue et réalisée par
différentes théories politiques. Une analyse comparative nous
Susanne Stacher et ses étudiants de l’École supérieure nationale
permettra d’étudier comment les programmes idéologiques,
d’architecture de Versailles (ENSA-V). Depuis 2013, elle a été présentée
entre utopie et dictature, se manifestent dans l’architecture.
dans différentes villes des Alpes (Innsbruck, Meran, Munich, Chambéry,
Nous interrogerons la signification prise dans ce contexte par
Salzbourg, Saalfelden, Bellinzone, Saint-Jean-de-Maurienne, Modane,
le « sublime », récupéré à des fins politiques par le fascisme.
Annecy). 2 Pour une meilleure lisibilité, nous utiliserons systématiquement la
Le chapitre « Mouvement, ivresse, vertige » thématisera une
forme masculine.
autre « expérience du sublime » suscitée par le corps, surtout
3 Jacques Lacan, conférence RSI, 18 mars 1975, 3f. : « Les nœuds c’est
dans les Alpes, dont la plus emblématique est l’expérience
quelque chose d’assez original, avec peut-être – j’en suis sûr –
enivrante de la limite et de son dépassement, que diverses
l’ambiguïté de l’originel. (…). Les trois ronds me sont donc venus
architectures rendent possibles - et mettent en scène.
comme bague au doigt, et j’ai tout de suite su que le nœud m’incitait à énoncer du symbolique, de l’imaginaire et du réel, quelque chose
Enfin, le chapitre « Sublimer 30 000 lits » abordera la problé-
qui les homogénéisait. »
matique du tourisme de masse à partir des années 1960.
4 Ibid. : « Nous voilà donc là, dans ce qui rend plus sensible que tout
La question centrale sera ici de savoir comment la société de
le rapport du corps à l’Imaginaire et ce que je veux vous faire remarquer,
consommation, qui permet une domination parfaite de la
c’est ceci : peut-on penser l’Imaginaire, l’Imaginaire lui-même en tant
nature, a transformé notre rapport à la montagne, et ce qu’il
que nous y sommes pris par notre corps, peut-on penser l’Imaginaire
reste de « sublime » dans les « greffons urbains » transplantés
comme Imaginaire pour en réduire, si je puis dire, de quelque façon
en montagne.
l’imaginarité ou l’imagerie, comme vous le voulez. » 5 Ibid. : « […] l’Imaginaire, c’est le pas-de-jouissance. De même que pour le Symbolique, c’est très précisément qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre qui lui donne sa consistance. » 6 Chez Lacan, le symbolique renvoie à la langue, au discours, mais
Le propos de ce livre est de montrer de quoi sont faites nos
aussi au pouvoir.
visions actuelles de la nature, et comment elles s'expriment
7 Emmanuel Kant, Critique du jugement (1790) 1846, livre II,
concrètement. L’architecture alpine révèle l’évolution du
« Analytique du sublime » [=Kant (1790) 1846], « Du sublime dynamique
rapport entre l’homme et la nature au cours de l’histoire, et
de la nature », § XXIII, « Passage de la faculté de juger du beau à celle
incite à réfléchir au présent et à l’avenir, en gardant à l’esprit
de juger du sublime », 140.
que les ressources de la nature sont limitées et menacées par le développement continu du tourisme.
Introduction
12
Baldine Saint Girons – Du sublime comme principe
jian shui bu shi shui ; ce qu’on peut traduire par : « On voit
d’autodépassement : peut-on le promouvoir sans le trahir ?
les montagnes non plus comme montagnes ; on voit les eaux non plus comme eaux ». Que se passe-t-il ? Le sublime refuse
Écrire, tenter de rendre compte de l’effervescence dans la-
toute chosification de la transcendance, en même temps qu’il
quelle jette le sublime, n’est-ce pas déjà le trahir, l’exaspérer
exige une suspension, un effacement, un dépassement du
de façon artificielle, le priver de sa puissance originaire et de
moi. Il n’y a plus de substance, il y a des flux. Ainsi Rousseau
sa stupéfiante autonomie ? Comment s’approprier le sublime
prétend-il ne vraiment « voir » que ce qu’il se rappelle et
ou le capter dans une œuvre ? Si le sublime est bien ce qui
n’avoir d’ « esprit », au sens social et abstrait du terme,
me traverse et traverse les choses, s’il me dépasse et me
« que dans ses souvenirs 3 ».
transporte, alors il me fait découvrir ma limite non plus
L’écriture, alors, ne serait qu’un pis-aller, une médiation indigne
comme la borne qui termine et fait cesser mon être, mais, au
de son objet. Même si elle sert à présenter une image de son
contraire, comme ce qui le convoque, le défie en profondeur,
auteur qui lui ressemble davantage (« moi présent, on n’aurait
le pousse au commencement et au recommencement.
jamais su ce que je valais 4 »), il y a au fond quelque chose de
Toute la difficulté du sublime tient à ce qu’il nous jette dans
servile dans son procédé, que souligne Senancour en digne
un ailleurs, qui, bien que parfois ressenti comme une forme
émule de Rousseau :
d’enfer, s’apparente finalement à un « nouveau paradis » : ce
« Il eût fallu écrire ce que j’éprouvais ; mais alors j’eusse
paradis alpestre qu’évoque inoubliablement Rousseau. Les
bientôt cessé de penser de façon extraordinaire. Il y a dans le
choses inanimées prennent alors un empire inédit sur notre
soin de conserver sa pensée pour la retrouver ailleurs, quelque
âme, les impressions s’accroissent et les idées vont et viennent
chose de servile, et qui tient aux soins d’une vie dépendante.
à leur guise, « quand il leur plaît, non quand il me plaît ». D’un
Ce n’est pas dans les moments d’énergie que l’on s’occupe
côté, le moi est suspendu ; de l’autre, le lieu devient « surnatu-
des autres temps et des autres hommes 5. »
rel », atopique, inclassable. Impossible alors de tout consigner,
« Penser de façon extraordinaire », accéder à des « moments
que ce soit sur-le-champ ou après-coup. Le désir du renou-
d’énergie », qu’est-ce donc ? Ce n’est pas penser sans images
vellement l’emporte sur le simple goût de conserver.
ni sans mots, mais penser avec des images et des mots qui
« [Ces impressions et ces idées] ne viennent point ou elles
jaillissent de façon torrentielle. Ce n’est pas se remplir d’une
viennent en foule, elles m’accablent de leur nombre et de
énergie constante, mais sentir une énergie supérieure qui
leur force. Où prendre du temps pour les écrire ? En arrivant,
passe à travers soi. Rousseau et Senancour ont formé notre
je ne songeais qu’à bien dîner. En partant, je ne songeais
sensibilité. Comme eux, nous revendiquons un rapport im-
qu’à bien marcher. Je sentais qu’un nouveau paradis m’atten-
médiat avec un paysage alpin, non surédifié, accessible à la
dait à la porte ; je ne songeais qu’à l’aller chercher . »
sensibilité, ouvrant à plus grand que soi et donnant cours à
Impossible, à plus forte raison, de prendre conscience de
une forme de pensée proprement inouïe.
tout ce qui se donne soudain à voir ou même mieux qu’à
Pourtant, rien de moins solitaire et de plus médiatisé que
voir, à violemment pressentir :
notre accès actuel à la haute montagne : que subsiste-t-il donc
L’horizon présente aux yeux plus d’objets qu’il semble n’en
de cette merveilleuse « liberté alpestre » tant revendiquée
pouvoir contenir ; [...] le spectacle a je ne sais quoi de ma-
dans la seconde partie du XVIIIe siècle et au début du XIXe
gique, de surnaturel, qui ravit l’esprit et les sens ; on oublie
siècle, comme alternative à une vie trop sociabilisée, réglemen-
tout, on s’oublie soi-même, on ne sait plus où on est .
tée et uniformisée ? Le sublime de Rousseau et de Senancour
1
2
serait-il déjà un « vieux sublime », un sublime dépassé ? Existe-t-on plus intensément ou n’existe-t-on plus ? Voit-on encore ou ne voit-on plus ? Un proverbe chinois évoque la
Du sublime poétique et rhétorique au sublime naturel
disparition de ce qui se donne avec le maximum d’intensité,
Pour répondre à cette question, il importe de se référer à
ou encore l’effondrement formel de ce qui surgit dans une
un sublime très ancien : le sublime poétique et rhétorique de
dynamique qui le rend inappropriable : jian shan bu shi shan ;
l’Antiquité gréco-latine. Cette référence possède un double
13
Préface
avantage : elle permet de comprendre que ce qu’on appelle
pour rencontrer des espaces plus conformes à ceux que
« le sublime naturel » n’a rien de premier, mais qu’il est une
nous découvre la science nouvelle.
conquête de l’histoire ; et elle oblige à introduire entre le
Ce besoin est celui des savants qui, tel Horace-Bénédict de
sublime et nous des « machines » du sublime, des prothèses
Saussure passe de la vision actuelle du massif du Mont-Blanc à
de toutes sortes, parmi lesquelles « la nature », considérée
l’hallucination de sa morphogenèse (« Je voyais cette chaîne
comme l’ensemble des êtres et des choses non créés par
primitive composée de feuillets [...]. Je vis ces matières s’arran-
l’homme, n’a été que tardivement considérée comme essen-
ger horizontalement par couches concentriques 7 ») : un nouvel
tielle.
espace-temps se donne à l’intuition, telle la matérialisation
Le sublime que recherche Longin au Ier siècle après J.-C. se
d’un rêve scientifique, brusquement éclos.
donne bien comme cime et point le plus haut, mais comme
« Mais ce besoin est aussi celui de l’homme vulgaire, sou-
cime et point le plus haut du discours. L’idée de hauteur, en
cieux de trouver sinon une illustration, du moins une vision
tant que dimension physique opposée à la largeur et à la
du monde davantage en accord avec la nouvelle cosmologie.
longueur, est bien présente dans le hypsos grec. Et elle est
Voilà, en effet, qui ne va pas de soi, comme le souligne éner-
sensible également dans l’adjectif latin sublimis, qu’on dérive
giquement Théophile Gautier. »
de sub, qui marque le déplacement vers le haut, et de limis,
« Quand on habite les villes ou les plaines, il est facile d’oublier
« oblique, de travers », ou bien, au contraire, de limen, limite,
qu’on circule à travers l’insondable espace, emporté par une
seuil. Dans les deux cas, la verticale domine et l’idée de hau-
planète gravitant autour du soleil avec une prodigieuse vi-
teur s’associe à celle de profondeur. Mais nous sommes dans
tesse. […] Les données, si précises pourtant, de l’astronomie
le registre de la métaphore ; et il faut bien se garder de natu-
semblent presque chimériques, et il vous prend des envies
raliser indûment le sublime antique. Cela pour deux raisons.
de revenir au système de Ptolémée, qui faisait de notre chétif
D’une part, si l’emblématique du sublime naturel s’élabore
habitacle le noyau même de l’univers 8. »
déjà chez Longin, c’est seulement dans une incise, au chapitre
La vexation ou l’humiliation cosmologique – cette première
XXXV de sa lettre-traité : il n’appartient pas aux simples
et fondamentale entame du sujet, la Kränkung qu’évoque
rivières, mais aux grands fleuves, le Nil, le Danube, d’inspirer
Freud en liaison avec les progrès de la culture – est un coup
l’étonnement du sublime. Et pas aux simples montagnes,
porté à l’amour de soi (Eigenliebe) ou, mieux, au « narcissime
mais aux volcans. Mais le vaste, l’imprévisible et le terrible,
universel 9 ». L’illusion de la toute–puissance des pensées s’en
sont des principes, dont l’illustration par les éléments de la
trouve ébranlée. C’est à ce traumatisme qu’il faut revenir,
nature est secondaire.
pour comprendre la profondeur de la révolution subie :
D’autre part, Longin a beau vanter « l’amour invincible que la
l’homme n’a, en effet, pas seulement perdu « sa place dans
nature nous a inculqué pour le grand et le divin », c’est aussi-
le monde », il a perdu « le monde même qui formait le cadre
tôt pour affirmer que « même la totalité du monde ne suffit
de son existence et l’objet de son savoir », comme l’écrit
pas à la contemplation et à la pensée auxquelles l’homme
profondément Alexandre Koyré10.
s’applique 6 ». Cime du discours, le sublime est, d’abord, chez
Que signifie, dans ces conditions, l’ivresse des Alpes ?
Longin l’écho d’un grand esprit : c’est à la fois un don de la
Si, chacun à leur manière, Rousseau et Senancour mettent en
nature et un principe d’autodépassement.
question le sublime de l’écriture, voire de la parole, c’est au profit d’un nouveau sublime qu’on aurait trop vite fait de
Du sublime naturel en rétroaction de l’humiliation
confondre avec un ineffable hypostasié, crédité d’une exis-
cosmologique
tence autonome. Ce sublime est celui de la solitude assu-
Force est de reconnaître que la question du sublime naturel
mée, racontée à soi-même ; il nous découvre la puissance
ne naît à proprement parler qu’à la fin du XVII siècle chez
du corps affrontant les escarpements et surmontant la fatigue,
Burnet, Dennis ou Shaftesbury, en relation avec la révolution
la stimulation profonde due à l’inhalation d’un air vif et
galiléo-copernicienne. L’espace euclidien et ptolémaïque
glacial, l’effervescence d’une pensée vivifiée par des visions
tend alors à paraître insuffisant, faux, étriqué ; il faut le quitter
d’une splendeur sans cesse renouvelée.
e
Préface
14
La cime à atteindre n’est plus celle du discours : il s’agit de
(synthesis), mais celle qui possède déjà dignité et élévation.
susciter en soi l’intense vie physique et spirituelle qui lui
Il nous faut donc concevoir les perpétuels allers et retours
donne son sens, de délaisser un monde de plus en plus com-
entre un usage principiel du sublime et des usages différenciés,
plexe et artificiel pour retrouver à travers soi quelque chose de
resserrés, correspondant à ses modes d’actualisation, ici et
l’unité originaire. « Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant
maintenant.
vécu, tant été moi, si j’ose dire ainsi que dans les voyages que j’ai fait seul et à pied », déclare Rousseau, rappelant combien
Le sublime architectural alpin : invention plastique –
la marche – la marche longue et solitaire, en montagne ou en
invention verbale
vallée – réussit à intoner la pensée et lui donner son rythme 11.
Il y a trois personnages dans le livre de Susanne Stacher : le sublime, les Alpes et… l’architecture. Non pas la littérature
Du sublime comme principe de lui-même
et la philosophie, mais l’architecture et le projet architectural
Maintenant, la référence à l’antiquité gréco-latine n’a pas
alpins du XIXe au XXIe siècle, brillamment assistés du dessin,
seulement l’avantage de nous faire comprendre les effets de
de la peinture ou de la danse, de la photographie, du cinéma.
la révolution cosmologique sur le renouvellement de la
Il s’agit de confronter l’histoire de l’architecture à ce qu’on
conception du sublime ; elle nous oblige également à réfléchir
pourrait appeler « l’architecture naturelle des Alpes » qui
sur le rapport du sublime à ses moyens ou plutôt à ses véhicules
semble d’abord la dépasser et l’annihiler, mais n’en réussit
privilégiés (qui ne sont pas infaillibles, tels des moyens, mais
parfois pas moins à la mettre au défi, à la stimuler, à l’inspirer.
dotés d’une relative contingence), sur ses effets et sur ses
Ces deux temps sont, de facto, caractéristiques du sublime :
principes.
d’un côté la stupeur et l’inhibition qu’elle engendre ; de l’autre,
Pourquoi la question du sublime est-elle si difficile ? Il me
la mobilisation de l’énergie physique et mentale – ou de ce
semble que cela tient au fait que le sublime est à la fois prin-
que Susanne Stacher appelle « l’ADN du sublime » – un ADN
cipe et médiation : il est le principe de lui-même et de ses
mentalisé et spiritualisé.
propres prothèses : le discours, la peinture, l’architecture, la
Opposons avec Susanne Stacher le « Promeneur au-dessus
nature… D’un côté, le sublime-origine, plus ou moins my-
de la mer de nuages » de Friedrich au « Regard dans l’infini »
thique ; de l’autre côté, l’ensemble des machines qu’il utilise
de Hodler. Le premier se présente carrément de dos, d’aplomb
pour apparaître : les différents discours (poétique, rhéto-
sur une éminence rocheuse qui constitue un piédestal – celui
rique, historique, philosophique), les différents arts (peinture,
des grands hommes éternisés par la sculpture – mais qui em-
sculpture, architecture, musique) et les différents paysages.
pêche aussi le spectateur de voir une grande partie du pay-
La difficulté méthodologique qui m’est devenue familière
sage. Le promeneur a la majesté d’un seuil, au sens propre
dans mes recherches sur le sublime tient à ce que nous nous
du terme, mais d’un seuil qui serait paradoxalement à la fois
mouvons dans un cercle. Le sublime surgit à partir de ce qui
infranchissable et mobile. Il « architecture » le paysage et
est déjà sublime ; il a pour caractéristique de s’employer lui-
tend à s’y réifier. Vu de dos et dépourvu donc de ses organes
même. C’est lui qui produit l’expérience et les signifiants qui
essentiels d’expression, nous conduit-il vers le paysage ou
le découvrent ; et ce qui le découvre participe forcément de
bien en constitue-t-il la tache aveugle ? Est-ce un initiateur
lui-même, est donc déjà sublime. C’est très net chez Longin :
ou un gêneur ? Nous oscillons d’abord entre deux positions.
la source première du sublime n’est pas la pensée en général,
Le sublime naît d’un conflit qu’il nous faut surmonter ; mais
mais la force de conception qui atteint son but (to peri tas
l’aspect d’initiation finit par prévaloir.
noeseis adrepêbolon). Sa deuxième source n’est pas la passion en général, mais la passion véhémente qui crée l’enthousiasme
À cette « figure de dos » sombre et très habillée, plantée sur
(sphodron kai enthousiastikon pathos). Quant à ses sources
son rocher noir et appuyée sur son Alpenstock, s’oppose
techniques, ce ne sont pas de simples figures, mais des figures
chez Hodler la figure de face, dénudée, d’un jeune garçon,
au tour déjà heureux ; non l’expression comme telle, mais l’ex-
dominant son rocher couleur de chair, les mains sur la poitrine.
pression déjà noble ; non la seule synthèse ou orchestration
Cette figure est décentrée : c’est celle, encore fragile, de
15
Préface
l’homme nouveau, à l’état naissant, comme l’explique Susanne
La force du livre de Susanne Stacher est de montrer comment
Stacher. Qu’a-t-on perdu ? Qu’a-t-on gagné ?
le sublime constitue un véritable principe qui anime des aspirations très différentes, presque inévitablement détour-
Un second diptyque s’établit entre le Voyageur de Friedrich
nées de leur fin par la quête du profit, la mégalomanie, le
et l’étonnante Alpine Capsule de Lovegrove, reprise et expli-
conformisme, le goût de paraître, etc. Si les Alpes attirent
quée en fin de parcours. Deux types d’hommes nouveaux
encore aujourd’hui près d’un quart du tourisme mondial, n’est-
semblent, en effet, surgir à l’aube du XX siècle : celui qui
ce pas que l’appel des cimes – si étouffé et déformé soit il
apparaît face à nous, dans un effet de miroir, tel que l’a conçu
résonne toujours en nous au sens propre et au sens figuré ?
e
la nature, nu, sans habits, sans outils, et celui qui se montre équipé pour dominer le monde. Si sublime il y a dans ces deux nouveaux cas, ce n’est certainement pas le même que
Baldine Saint Girons, professeur à l’Université de Paris-
celui du romantisme, lequel concerne avant tout un spectateur,
Nanterre
non un acteur, que celui-ci soit ingénu ou, au contraire, très armé. Quel rapport établir entre la régression chez Hodler et l’avancée architecturale des capsules spatiales ? Cette question est entre autres poursuivie dans cet ouvrage. La tentative la plus clairement revendiquée consiste à nouer ensemble six aspects fondamentaux de notre rapport aux Alpes en les regardant à travers « le prisme du sublime ». Ainsi Susanne Stacher cherche-t-elle à montrer l’étrange parenté qui s’affirme entre des aspirations philosophiques, un désir de cristallisation ou d’accroissement selon des formules géométriques, le raffinement des mises en scène thérapeutiques, l’élaboration de programmes éducatifs (à tendance plus ou moins fasciste), la valorisation de l’escalade et des sports de vitesse, ou la structuration générale de l’accueil hôtelier. Toutes sortes de descriptions très concrètes, telles celles de la Fiat à Sauze d’Oulx, de Monte Verità ou encore des falaises taillées et des dômes cristallins de Bruno Taut, enchanteront le lecteur, comme si, à cette aube de l’exploitation des Alpes, se redessinait toute l’histoire de l’humanité. Le sublime ne fait que passer : il se fait admettre et se dérobe Le sublime commande la quête et l’invention de figures de lui-même qui puissent s’élever à sa hauteur. Il apparaît ainsi structuré comme un risque : risque de l’énorme, du grotesque de l’obscur, du rudimentaire, etc. Sans doute rien, sinon la haute conscience que nous en formons, ne le garantit contre des utilisations à des fins détestables. Mais cela ne l’empêche pas, en tant que principe, de nous relancer sans cesse des défis.
Préface
16
1 Jean-Jacques Rousseau, Confessions, dans : Œuvres complètes, livre IV, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959–1995 [=Rousseau (1732) 1959–1995], I, p. 165. 2 Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, I, 23, éd. citée, II, 79 : « L’horizon présente aux yeux plus d’objets qu’il semble n’en pouvoir contenir: [...] le spectacle a je ne sais quoi de magique, de surnaturel, qui ravit l’esprit et les sens ; on oublie tout, on s’oublie soi-même, on ne sait plus où on est. » 3 Rousseau (1732) 1959–1995, 115. 4 Ibid., 116. 5 Senancour, Oberman, présentat., notes, dossier, par Fabienne Bercegol, Paris, GF Flammarion, 2003, p. 95 : « Il eût fallu écrire ce que j’éprouvais ; mais alors j’eusse bientôt cessé de penser de façon extraordinaire. Il y a dans le soin de conserver sa pensée pour la retrouver ailleurs, quelque chose de servile, et qui tient aux soins d’une vie dépendante. Ce n’est pas dans les moments d’énergie que l’on s’occupe des autres temps et des autres hommes. » 6 Longin, Du sublime, chap. XXXV, 3. 7 Saussure, Premières ascensions au mont Blanc, François Maspero / La Découverte, 1979, pp. 151-152 : « Je voyais cette chaîne primitive composée de feuillets [...]. Je vis ces matières s’arranger horizontalement par couches concentriques. » 8 Théophile Gautier, Le Moniteur universel, 16 juin 1862, repris dans Impressions de voyage en Suisse, Lausanne, L’Age d’Homme, 1985, p. 83 et 84 : « Quand on habite les villes ou les plaines, il est facile d’oublier qu’on circule à travers l’insondable espace, emporté par une planète gravitant autour du soleil avec une prodigieuse vitesse. […] Les données, si précises pourtant, de l’astronomie semblent presque chimériques, et il vous prend des envies de revenir au système de Ptolémée, qui faisait de notre chétif habitacle le noyau même de l’univers. » 9 Voir Freud, L’Introduction à la psychanalyse, 1916, chap. 18, et Une difficulté de la psychanalyse de 1917, trad. française de Bertrand Féron, L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1985. 10 Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini (anglais 1952, français 1962), trad. Raissa Tarr, Gallimard, 1973, 73 : « Yet, in my opinion they are concomitants and expressions of a deeper and more fundamental process as the result of which man – as it is sometimes said – lost his place in the world, or, more correctly perhaps, lost the very world in which he was living and about which he was thinking, and had to transform and replace not only his fundamental concepts and attributes, but even the very framework of his thought. » 11 Rousseau (1732) 1959–1995, 162.
17
Préface
John Closterman, « Maurice Ashley-Cooper et Anthony Ashley-Cooper, 3e comte de Shaftesbury », 1702.
1
Naissance du sublime alpin Qu’on se figure d’énormes prismes de glace, blancs, verts, violets, azurés [...]. On dirait une ville d’obélisques, de cippes, de colonnes et de pyramides, une cité de temples et de sépulcres, un palais bâti par des fées pour des âmes. 1 Victor Hugo, Fragment d’un voyage aux Alpes, 1825
Au début du XVIIIe siècle, les Alpes sont peu à peu devenues
comme géante, haute et démiurgique. La nature semble
un lieu idéal de projection de diverses idées philosophiques,
dotée d’une énergie phénoménale dont témoignent son acti-
utopiques ou visionnaires. En bouleversant la représentation
vité et sa mobilité cosmique. Le regard positif que l’on porte
qu’on se faisait jusqu’alors du monde, la révolution coperni-
désormais sur les montagnes fait des Alpes un objet de tout
cienne a aussi entraîné un changement de paradigme dans la
premier plan pour l’esthétique, tandis que l’on commence
conception de la nature : d’« effroyable », la montagne est
parallèlement à se passionner pour leur étude scientifique et
devenue « sublime ». Ce caractère nouveau a découlé de la
leur conquête physique – passions auxquelles s’ajoutera par
mise en cause du géocentrisme, du « passage d’un monde
la suite l’engouement pour les activités sportives.
clos à un univers infini », ainsi que l’a formulé Alexandre
La nature sauvage, en particulier celle qui impressionne par
Koyré (1892–1964), car l’homme « a perdu sa place dans le
son caractère infini (le vaste océan, les hautes montagnes)
monde, ou, plus exactement, il a perdu le monde même qui
devient l’expression d’un ressenti intense mêlant effroi et
formait le cadre de son existence et l’objet de son savoir ».
fascination. Ces sentiments opposés, qui en confrontant des
Le sublime permet alors de penser le nouveau monde qui
extrêmes suscitent une expérience limite, représentent le
surgit des ruines de l’antique cosmos, et dans ce processus,
fondement même du sublime, comme l’indique à elle seule
la montagne joue un rôle important, comme le montre cette
l’origine du mot, dérivé du latin sublimis (jusqu’au seuil,
citation de Théophile Gautier (1811–1872) : « Quand on ha-
élevé dans les airs). Ce concept implique ainsi un jeu avec les
bite les villes ou les plaines, il est facile d’oublier qu’on circule
limites et leur dépassement, qui s’articule de différentes ma-
à travers l’insondable espace, emporté par une planète gravi-
nières au cours des siècles, et demeure d’actualité aujourd’hui.
2
tant autour du soleil avec une prodigieuse vitesse . » Or ce 3
n’est pas le cas à la montagne : « les grandes montagnes aident
Pseudo-Longin : le sublime frappe comme la foudre
à faire comprendre que la terre est bien réellement un corps
Le concept philosophique de sublime est issu à l’origine de
céleste suspendu dans l’éther […]. »
la rhétorique grecque, et ce n’est que par la suite qu’il a été
Vers la fin du XVII siècle, trois catégories de sublime se dé-
appliqué à une certaine vision de la nature. Il a été théorisé
gagent peu à peu dans l’appréhension de la nature, perçue
pour la première fois dans De sublimitate, ou Traité du sublime
e
19
Naissance du sublime alpin
(en grec Peri hypsous), ouvrage signé de Dyonisius Longinus,
Longin n’est devenu célèbre que grâce à la version française
auteur ou rhétoricien de la Grèce antique dont on ignore au-
qu’en a donnée Nicolas Boileau (1674), peut-être parce que
jourd’hui encore l’identité et qui passa à la postérité sous le
celui-ci publia la même année L’Art poétique, qui donnait
nom de Pseudo-Longin4. Pseudo-Longin évoque les discours
aux caractéristiques du sublime une dimension réellement
et les poèmes qui font voler en éclats les règles de la rhéto-
perceptible : dans cette introduction à l’art poétique, le su-
rique et enthousiasment les auditeurs : « [le sublime] donne
blime occupe une place à part, car c’est lui qui doit enthou-
au discours une certaine vigueur noble, une force invincible,
siasmer le lecteur et marquer son esprit, dans la droite ligne
qui enlève l’âme de quiconque nous écoute . » Il s’agit d’une
de Pseudo-Longin10. Dans sa préface au traité de Pseudo-
puissance oratoire qui ébranle au-delà des limites rationnelles
Longin, Boileau mentionnait que « par Sublime, Longin n’en-
et se soustrait aux critères de la critique, qui ne peuvent
tend pas ce que les Orateurs appellent le style Sublime :
s’appliquer qu’aux règles conventionnelles de l’esthétique.
mais cet extraordinaire & ce merveilleux qui frappe dans le
La technique acquise par l’orateur n’est d’ailleurs pas décisive,
Discours, & qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte11. »
bien moins en tout cas que son talent naturel. Pseudo-Longin
C’est ainsi que vers la fin du XVIIe siècle, le concept de su-
était fasciné par la puissance et l’effet des discours, des récits
blime développé par Pseudo-Longin se retrouve sur le devant
et des poèmes qui « renversent tout comme un foudre » :
de la scène, tout comme son concept de nature, qui amène,
« Car [le sublime] ne persuade pas proprement, mais il ravit,
notamment dans l’Angleterre des Lumières, l’idée positive
il transporte, & produit en nous une certaine admiration mêlée
d’une « nature sauvage ». Dans cette nouvelle façon d’appré-
d’étonnement & de surprise, qui est toute autre chose que
hender la réalité, les Alpes aussi vont jouer un rôle important
de plaire seulement, ou de persuader. […] Mais quand le su-
– mais le chemin doit encore être frayé. Le sublime « naturel »
blime vient à paraître où il faut ; il renverse tout comme un
commencera à se forger sur un terrain préparé par des récits
foudre, & présente d’abord toutes les forces de l’Orateur
de montagne de Pétrarque et de Conrad Gessner, pour n’en
ramassées ensemble . »
citer que quelques-uns12. Dans leurs descriptions, il est parti-
Le sublime suscite des émotions extrêmes, entre effroi et
culièrement intéressant de voir que cette expérience implique
5
6
fascination, la sensation de « suspension » étant ici fonda-
tout autant le corps, l’esprit et l’âme, car le sentiment du
mentale. Pseudo-Longin identifie « cinq sources du grand »
sublime ne naît pas dans une sphère purement spirituelle,
qui comprennent non seulement l’élévation de l’esprit, mais
mais au contraire en lien constant avec le corps.
7
aussi le pathétique et l’enthousiasme, facteurs essentiels pour enflammer un discours :
Pétrarque, ou quand l’ascension engage le corps, l’esprit
« La seconde [source du grand] consiste dans le pathétique :
et l’âme, 1336
j’entends par pathétique, cet enthousiasme, & cette véhé-
C’est à Pétrarque que l’on doit l’un des premiers textes
mence naturelle qui touche & qui émeut. […] En effet c’est
contenant des réflexions sur l’ascension d’une montagne.
comme une espèce d’enthousiasme & de foreur noble qui
Il nous a été transmis sous la forme d’une lettre. Pétrarque y
anime l’oraison, & qui lui donne un feu & une vigueur toute
évoque à l’attention d’un ami son ascension du mont Ventoux,
divine8. »
en 1336, qu’il décrit comme une expérience tout autant spiri-
Pseudo-Longin soutient à l’occasion que le naturel est un
tuelle que physique. Désireux de voir l’étendue de la contrée
facteur important du sublime (en rapport avec l’utilisation de
où il séjourne, Pétrarque a décidé de gravir en compagnie de
la figure de style de l’hyperbate). L’art doit se retrancher der-
son frère ce mont abrupt, pyramidal. Tandis qu’il progresse
rière la nature :
sur des sentiers difficiles, des doutes l’assaillent, qu’il tente
« Et à dire vrai, l’art n’est jamais dans un plus haut degré de
de surmonter par la métaphore de la vertu, en comparant
perfection, que lorsqu’il ressemble si fort à la nature, qu’on le
l’effort physique à l’effort spirituel qui impose d’emprunter
prend pour la nature même ; & au contraire la nature ne réussit
des chemins étroits et caillouteux :
jamais mieux que quand l’art est caché . »
« Ce que tu as éprouvé tant de fois dans l’ascension de cette
En dépit de traductions antérieures, le traité de Pseudo-
montagne, sache que cela arrive à toi et à beaucoup de ceux
9
Naissance du sublime alpin
20
Altichiero da Zevio, « Francesco Petrarca et Lombardo della Seta », vers 1376.
qui marchent vers la vie bienheureuse ; mais on ne s’en aper-
cours des fleuves, les circuits
çoit pas aussi aisément, parce que les mouvements du corps
de l’Océan, les révolutions
sont manifestes, tandis que ceux de l’âme sont invisibles et
des astres, et ils se délais-
cachés. La vie que nous appelons bienheureuse est située
sent eux-mêmes18. »
dans un lieu élevé ; un chemin étroit, dit-on, y conduit.
Pétrarque fait immédiate-
Plusieurs collines se dressent aussi dans l’intervalle, et il faut
ment le lien avec sa propre
marcher de vertu en vertu par de glorieux degrés. Au sommet
expérience : « Je fus frappé
est la fin de tout et le terme de la route qui est le but de notre
d’étonnement19 », écrit-il,
voyage13. »
décidant de cesser d’admi-
Il est intéressant de noter le parallèle que fait Pétrarque entre
rer le splendide panorama
chemin de croix physique et chemin de croix moral : de même
qui s’ouvre devant ses yeux :
que le corps peine en gravissant la montage, l’âme souffre
« Alors, trouvant que j’avais
également dans son accession à la vertu. Après être pénible-
assez vu la montagne, je
ment arrivé au sommet, Pétrarque se demande toutefois si
détournai sur moi-même mes regards intérieurs, et dès ce
en définitive, il n’est pas plus difficile d’élever le corps que
moment on ne m’entendit plus parler jusqu’à ce que nous
l’âme :
fussions parvenus en bas20. »
« Et plût à Dieu que j’accomplisse avec mon âme le voyage
La lecture de saint Augustin a modifié sa perception de la
après lequel je soupire jour et nuit, en triomphant enfin de
montagne, qui pendant la descente lui paraît tout à coup mo-
toutes les difficultés, comme j’ai fait aujourd’hui pour ce
deste : chaque fois qu’il se retourne pour regarder le sommet,
voyage pédestre ! Je ne sais si ce que l’on peut faire par l’âme
il lui semble à peine haut d’une coudée. Il oppose alors la
agile et immortelle, sans bouger de place et en un clin d’œil,
petitesse de la montagne à la grandeur de la nature humaine -
n’est pas beaucoup plus facile que ce qu’il faut opérer pendant
tant qu’on ne la plonge pas « dans la fange des souillures
un laps de temps, à l’aide d’un corps mortel et périssable, et
terrestres », s’empresse-t-il d’ajouter.
sous le pesant fardeau des membres14. »
Saint Augustin avait perçu l’attirance et la séduction exercées
Il parvient cependant, « passant rapidement par la pensée
par la nature infinie, et appelé à l’introspection morale et
des choses matérielles aux choses immatérielles », à achever
religieuse (contre la vana curiositas [vaine curiosité] et la
sa pénible ascension. Arrivé au sommet, ce qu’il aperçoit
concupiscentia oculorum [concupiscence des yeux]21). Homme
l’impressionne : « Tout d’abord frappé du souffle inaccoutumé
de son temps, Pétrarque était encore disposé à suivre cette
de l’air et de la vaste étendue du spectacle, je restai immobile
injonction. L’idée d’une nature sublime ne s’imposerait
de stupeur. Je regarde ; les nuages étaient sous mes pieds.
qu’avec l’avènement du modèle héliocentrique.
[…]15. » Pétrarque décrit ensuite les nuages et les sommets enneigés qu’il aperçoit au loin ainsi que le paysage du côté
Conrad Gessner, quatre saisons en une seule journée, 1541
de l’Italie, sa patrie, qu’il a dû quitter dix ans auparavant et
200 ans plus tard, l’humaniste zurichois Conrad Gessner
dont il se languit à présent. Perdu dans ses pensées, il songe
(1516 –1565) évoque dans une lettre datée de 1541 le
à son passé agité et joyeux et écrit : « Pendant que j’admirais
« grand spectacle de l’univers » et de toutes ses merveilles,
tout cela, tantôt ayant des goûts terrestres, tantôt élevant
parmi lesquelles l’homme « représente un être supérieur,
mon âme à l’exemple de mon corps, je voulus regarder le
voire l’Être suprême lui-même22 ». Il porte un regard identique
livre des Confessions de saint Augustin16. » Il s’agit là d’un
sur le spectacle des montagnes, qui le bouleverse, car il voit
cadeau de l’ami à qui cette lettre (posthume)17 est destinée.
en elles l’œuvre du grand architecte (summus illius architectus).
Pétrarque raconte alors comment, ouvrant le livre, il tombe
En compagnie de Benedict Marti (vers 1522-1574), il réalise
par hasard sur le célèbre passage dans lequel saint Augustin
l’ascension du mont Pilate (1 920 m), du Stockhorn (2 192 m)
appelle l’homme à se détourner de l’admiration de la nature
et du Niesen (2 366 m), à la suite de quoi, plein d’enthou-
pour se livrer à l’introspection : « Les hommes s’en vont admi-
siasme, il se dit décidé « chaque année à faire l’ascension de
rer les cimes des montagnes, les vagues de la mer, le vaste
quelques montagnes, ou en tout cas d’une » :
21
Naissance du sublime alpin
Tobias Stimmer, « Portrait de Conrad Gessner », 1564.
« […] à la période où les plantes sont dans toute leur force
et d’étonnantes ouvertures des montagnes, des cavernes
vitale, et ce afin de les connaître, d’autre part pour exercer
cachées, de la glace dure au plus fort de l’été. Je n’en dirai
mon corps de manière honorable et enfin pour la délectation
pas plus : on a là le théâtre du seigneur, avec des monu-
de l’esprit. Car grand est le plaisir, grandes sont les satisfac-
ments (sans distinction) à la longévité, et les délectations que
tions que l’esprit, quel qu’il soit, trouve à admirer le spectacle
procurent l’admirable sagesse et l’extraordinaire26. »
incommensurable des montagnes et à lever en quelque sorte
Pour Marti, la magie inhabituelle des montagnes fait d’elles
la tête de l’autre côté des nuages . Je ne sais comment la
l’expression de la sagesse divine, tandis que Gessner y voit
raison se trouve ébranlée de ces étonnantes hauteurs et em-
l’ordre suprême du « sage architecte ». Lorsque tous deux
portée vers la contemplation de l’architecte suprême (in
gravissent le mont Pilate (2 132 m), Gessner est impressionné
summi illius architecti considerationem) . »
par les différents étages auxquels les plantes présentent des
23
24
Dans sa tentative de saisir
développements différents, comme si l’on changeait de saison :
l’univers montagneux, en-
« Nous pouvons ainsi diviser les hautes montagnes des Alpes
core inexploré, mais qui
en quatre régions. Au degré le plus élevé règne en permanence
pourtant fait bel et bien
l’hiver, avec de la neige, de la glace et des vents froids. Vient
partie du cosmos, Gessner
ensuite la région du printemps […], puis l’étage de l’automne,
évoque à la fois « l’exercice
où trois saisons se côtoient, l’hiver, le printemps et un peu de
du corps » et « la délecta-
l’automne ; et enfin le niveau inférieur, où l’on trouve aussi un
tion de l’esprit ». L’étude de
bref été, soit les quatre saisons27. »
la nature a pour but de
Tandis que dans la zone inférieure, les cerises sont mûres
comprendre le jeu des élé-
(comme à la fin du printemps), plus haut, ce sont les mûres
ments, mais stimule aussi
(comme à l’automne), constate Gessner, impressionné par la
les perceptions sensorielles,
possibilité que lui donne la montagne de traverser quatre
comme Gessner le note lui-
saisons en une même journée, au même endroit. De ce phé-
même. Il admire la « diver-
nomène, il déduit toute une cosmogonie, une théorie géné-
sité de la nature, qui dans
rale du fonctionnement du monde et son architecture.
les montagnes se révèle en
Gessner a contribué à donner une charge émotionnelle posi-
quelque sorte dans un seul
tive aux montagnes, l’étude scientifique de la nature rejoignant
et unique sommet », « le
ici la conception néo-platonicienne de Dieu. Pourtant, ses
plaisir de l’esprit s’ajoutant harmonieusement au plaisir de
expériences et ses études n’ont pas été intégrées à l’encyclo-
tous les sens : car quel autre type de volupté, dans les limites
pédie Cosmographia universalis28 de Sebastian Münster
de la nature, pourras-tu trouver qui soit plus vraie, plus grande
(1544), rédigée à Bâle, qui rassemblait toutes les connaissances
et plus parfaite que tous les nombres absolus ? » Pour
géographiques, botaniques, minéralogiques et anthropolo-
Gessner, les montagnes font partie d’un ordre parfait, c’est
giques de l’époque. Dans cet ouvrage, la montagne est encore
pourquoi il les compare à une abstraction, celles des nombres
décrite comme topos horribilis . Les recherches de Gessner
absolus. Mais par leur appartenance à la nature, les montagnes
n’ont pas trouvé d’écho, car dans son admiration du « grand
surpassent encore les nombres en grandeur comme en per-
spectacle du cosmos » et des « hauteurs inaccessibles de la
fection, car contrairement à eux, elles touchent les sens.
montagne », il était en avance sur son temps. Non seulement
Quant à son compagnon, Marti, il se demande comment il
il a ouvert la voie à l’ensemble des cosmogonies dans les-
est possible de ne pas aimer les montagnes, et souligne leur
quelles les montagnes jouent un rôle central, mais il a aussi
caractère intemporel et extraordinaire :
préparé l’avènement du sublime.
25
« Si tu désires voir des choses anciennes, tu y trouveras des monuments de longévité, des abîmes, des escarpements, des rochers suspendus dans les airs, des crevasses profondes
Naissance du sublime alpin
22
Conrad Gessner, dessin de fragaria vesca tiré de Historia Plantarum, 1542.
Dieu évolue, Dieu agit désormais à la fois sur la nature et sur l’homme. Il en résulte une transformation du regard porté sur la nature sauvage, et donc sur les montagnes : tout ce qui existe sur Terre, y compris la nature, incontrôlable, avec tous les orages, toutes les avalanches et autres catastrophes naturelles qui se produisent en elles, est dorénavant perçu comme une partie intégrante de ce cosmos agité. Avec la conception d’un « cosmos harmonieux », un nouveau rapport à la nature émerge, qui va de pair avec un certain type de religiosité. À partir du moment où la nature sauvage est considérée comme un élément du cosmos maintenu en mouvement perpétuel par le démiurge, le grand architecte, plus rien n’interdit d’éprouver de la passion pour « […] les cimes des montagnes, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, les circuits de l’océan, les révolutions des astres […]29 » dont saint Augustin préconisait de se détourner. L’introspection qu’il exigeait se mue alors en une réflexion sur soi qui trouve son expression dans la vision d’une nature sublime. L’esthétique étant encore inséparable de la science, de la
Émergence du sublime naturel
philosophie, de l’éthique et de la religion, cette perception d’une nature sublime n’a pu s’imposer qu’avec le nouveau modèle héliocentrique.
Deux ans après la parution de la lettre de Gessner, c’est-à-dire en 1543, Nicolas Copernic (1473–1543) publie l’ouvrage ré-
La « New Science » et la conception nouvelle de la nature
volutionnaire dans lequel il affirme que la terre est une planète
La nature sauvage passe peu à peu au premier plan de
parmi d’autres et qu’elle tourne avec elles autour du soleil.
l’esthétique, portée par les tenants du mouvement anglais
Dans l’ouvrage Astronomia Nova, paru de 1609 à 1618,
New Science (1640 –1700, appelé aussi « New Philosophy »)
Johannes Kepler (1571–1630) avait exposé que les mouvements
qui s’inscrit dans le mouvement des Lumières et emprunte
des planètes autour du soleil suivaient des trajectoires légè-
certaines de ses doctrines à l’Antiquité30. Bien qu’une première
rement elliptiques obéissant à des règles mathématiques.
traduction du traité de Pseudo-Longin ait déjà été réalisée en
Après avoir observé une supernova en 1604, il avait mis un
1554, du vivant de Gessner, par Francesco Robertello31 à Bâle,
terme à la croyance en une voûte céleste fixe. Dans De motu
le concept de sublime ne s’impose qu’avec la deuxième
corporum in gyrum (1684) et Philosophiae Naturalis Principia
traduction de Nicolas Boileau parue en 1674, qui trouve une
Mathematica (1687), Isaac Newton (1643 –1727) apporte une
large audience et ouvre la voie au changement perceptif par
preuve mathématique aux lois de Kepler. Il ramène les lois de
lequel les montagnes cessent d’être effroyables pour devenir
la pesanteur qui s’appliquent sur Terre à une formule univer-
sublimes.
selle qui décrit l’attraction réciproque de deux corps et peut
La conception de la nature de Pseudo-Longin (« la nature est
aussi s’appliquer à l’univers et aux planètes. Preuves à l’ap-
l’art suprême ») a été reprise à la fin du XVIIe siècle dans
pui, la Terre est désormais unie par des liens universels à un
l’Angleterre révolutionnaire où elle s’est imposée dans l’es-
cosmos en mouvement qui ne connaît rien d’extérieur à lui-
thétique, associée à une conception nouvelle de l’identité et
même. Ce cosmos est considéré par les néo-platoniciens
de la liberté, et affirmée comme antipode à la rigueur géo-
comme un système bien ordonné maintenu en mouvement
métrique des jardins à la française typiques de l’absolutisme.
perpétuel par le « démiurge ». La conception chrétienne de
Cette nouvelle conception de la nature s’exprime notamment
23
Naissance du sublime alpin
dans l’art du jardin anglais, où l’aspect naturel supplante la
Angleterre. Le chemin leur fait traverser les Alpes, expérience
parfaite domestication, et où la nature sauvage devient le
décisive dont son œuvre Telluris Theoria Sacra (parue en
théâtre de nouvelles expériences et de nouveaux sentiments
1681 en latin et en 1684 en anglais sous le titre The Sacred
portés par une pensée éclairée.
Theory of the Earth33) portera l’empreinte. L’ouvrage est une
En Angleterre, John Milton, issu d’une famille protestante et
cosmogonie spéculative consacrée à la formation de la Terre
au début de sa carrière proche de l’église anglicane, publie
et inspirée de la théorie luthérienne du péché originel34. Elle
en 1667 Paradise Lost, dans lequel il décrit l’expulsion hors
formule l’hypothèse que la terre était à l’origine un œuf lisse,
du paradis sous un jour positif : en effet, c’est elle qui a donné
parfait (ovum mundi) qui aurait éclaté lors du déluge et aurait
à l’homme la possibilité de choisir sa destinée. (L’archange
été inondé, ce qui aurait donné naissance aux montagnes.
Michaël parle à Adam d’une possible rédemption de l’huma-
Dieu aurait détruit d’un coup le « cadre de l’ancien monde »
nité par Jésus-Christ et, tout en le chassant du paradis, lui
et créé sur ses ruines un monde nouveau, dans lequel nous
adresse ces paroles de consolation : peut-être trouveras-tu
vivrions encore aujourd’hui35. Les « vastes plaines infinies,
« en toi un autre paradis, bien plus heureux32. »)
aussi lisses que l’océan tranquille36 », auraient été remplacées
L’ecclésiastique Thomas Burnet, en revanche, reste attaché à
par d’« immenses amoncellements sauvages, laids, de roches
la doctrine du péché originel, et en 1681, il fait de la montagne
et de terre37 ». Ces « ruines du monde détruit38 », dénuées de
l’expression d’une punition divine suite à l’expulsion hors du
symétrie et de proportion, sont censées rappeler le péché
paradis. Pour John Dennis, par contre, dès 1693, les montagnes
originel à l’homme, et leur laideur en fait un avertissement
incarnent le « miracle du nouveau monde ». Cette évolution
divin : « […] elles sont les plus grands exemples de la confu-
de la conception de la nature se profile aussi dans les écrits
sion que nous trouvons dans la nature ; nulle tempête, nul
du néoplatonicien Anthony Ashley-Cooper, 3e comte de
séisme ne met les choses en plus grand désordre39. » Thomas
Shaftesbury, qui voit dans la nature sauvage l’expression de
Burnet illustre sa cosmogonie par une série de schémas en
Dieu et un élément d’un cosmos harmonieux. Joseph Addison
plan, en coupe et en perspective axonométrique. Ils repré-
associe aux montagnes suisses une notion de liberté qui
sentent la formation des montagnes et la rupture de l’ovum
renvoie symboliquement à la monarchie constitutionnelle
mundi, lors de laquelle, selon la thèse de l’auteur, les frag-
anglaise, fondée en 1688.
ments de la croûte terrestre auraient donné naissance aux
Quelques extraits de textes de ces quatre philosophes an-
cinq continents.
glais montreront comment les Alpes, en l’espace d’à peine
Burnet avait toutefois un rapport ambigu aux Alpes : malgré
cinquante ans, ont perdu la connotation négative, la marque
sa théorie de la punition, il ressentait une certaine fascination
du péché originel qui les entachait pour devenir un topos de
envers elles, car elles lui donnaient l’impression d’être un «
la liberté. Il est intéressant de constater que ces considéra-
autre monde ». Pour l’illustrer, il joua avec la représentation
tions philosophiques recourent, sous des formes variées, à
suivante : si l’on déplaçait un homme endormi d’un pays plat
l’allégorie du vol : des corps endormis, volants ou flottants
vers les Alpes, l’homme s’éveillant entouré de montagnes au-
permettent de mettre en scène et de dramatiser l’effet de
rait l’impression d’être dans un « pays enchanté », voire dans
surprise produit par le paysage sauvage au moment du réveil.
un « autre monde » : « […] d’immenses corps s’amassent
Ce vol imaginaire aboutit à l’esquisse d’un monde rêvé, para-
dans la confusion […]. Des roches nues sont éparses autour
disiaque, mais aide aussi à instaurer la distance nécessaire à
de lui, de profondes vallées s’ouvrent sous lui, béantes. [...] Il
la contemplation philosophique.
entend le tonnerre rouler depuis l’abîme et aperçoit de noires nuées en dessous de lui. Face à un tel spectacle, il lui
Thomas Burnet, le réveil au milieu des Alpes, 1681
serait difficile de croire qu’il est encore sur la même Terre.40 »
Le jeune théologien Thomas Burnet (1635 –1715), qui avant
Comme Pétrarque avant lui, Burnet n’en est pas moins en-
la « Glorious Revolution » gagne sa vie comme tuteur d’un
chanté du panorama, de l’horizon lointain, de la proximité
jeune homme de la noblesse, entreprend avec son élève un
du firmament et des étoiles, et lui aussi pense alors à Dieu :
voyage en Italie, conformément aux usages de l’époque en
« Il y a quelque chose de grand et de majestueux dans la
Naissance du sublime alpin
24
Thomas Burnet, dessin de l’ovum mundi (lat. 1681) tiré de The Theory of the Earth, 1697, 46, 92.
John Faber, « Thomas Burnet, maître de la chartreuse », d’après un tableau de Sir G. Kneller (1697), 1752.
nature de ces choses qui inspirent à l’esprit de hautes pensées et passions, et naturellement, nous songeons immédiatement à Dieu et à sa grandeur.41 » Burnet rapproche ce sentiment exalté de l’infini : « […] l’INFINI, qui contient toutes choses trop grandes pour notre compréhension, qui remplissent et dépassent l’esprit avec excès, et produisent un genre agréable d’hébétude et d’admiration42. » Mais comme Pétrarque se tournant soudain vers l’introspection, il ajoute immédiatement une mise en garde, son expérience de la montagne n’étant pas compatible avec la théorie du péché originel : « Nous ne devons pas admirer leur grandeur ni leur étendue, car nous sentons qu’elles sont les ruines d’un monde détruit43. » Entre la théorie et son expérience personnelle de la montagne, Burnet balance. Étant donné que la nature, selon Luther (qui s’oppose en cela à Zwingli), est entachée du péché originel, il tente de faire remonter la formation des montagnes sauvages au déluge. Les « ruines » que sont les montagnes ne peuvent donc être qu’effroyables, mais Burnet en perçoit néanmoins toute la splendeur puisqu’elles inspirent « de grandes pensées à l’esprit ». Même si l’on voit se dessiner ici les caractéristiques fondamentales du sublime, qui repose sur l’association de propriétés et de sentiments contraires tels que l’étonnement, l’admiration, l’infinitude, la peur, la terreur, l’excès et l’hébétude, Burnet ne parvient pas à les mettre en rapport avec sa foi. John Dennis, les montagnes, plus grandes merveilles du « nouveau monde », 1693 Peu après la parution de L’Art Poétique de Boileau et de sa traduction du traité de Pseudo-Longin (tous deux publiés en 1674), John Dennis (1657–1734) esquisse dans son œuvre Miscellanies, in Verse and Prose (1693) une nouvelle image, positive, des montagnes sauvages, qui est aussi une critique
25
Naissance du sublime alpin
John Vandergucht, « Mr John Dennis », 1734.
directe de la théorie du déluge élaborée par Burnet. Ce
dans la concomitance des sentiments contraires que s’articule
faisant, il transpose les caractéristiques fondamentales du
l’esthétique du sublime que l’on voit émerger avec cette
sublime, qui jusqu’alors n’avaient été appliquées qu’à la
nouvelle vision du monde.
rhétorique et à la poésie, à la contemplation de la nature.
John Dennis évoque en conclusion la théorie très débattue
La traversée des Alpes à dos de mule qu’il entreprend dans
de Thomas Burnet : « Mais si ces montagnes ne sont pas une
sa jeunesse à l’occasion de son Grand Tour lui procure des
création, mais le produit de la destruction universelle […],
sentiments exaltés et mêlés, dans lesquels l’expérience de la
alors ces ruines de l’ancien monde sont les plus grandes
peur et de l’effroi se double d’un plaisir d’ordre esthétique .
merveilles du nouveau51. » Contrairement à Burnet, pour lequel
Dennis compare les paysages doucement vallonnés, agréa-
les montagnes étaient encore une punition divine, il ne tourne
bles et plaisants, aux montagnes hostiles qui frappent les
pas son regard avec pessimisme vers le passé, mais vers
voyageurs d’étonnement et les impressionnent encore bien
l’avenir, et c’est pour cette raison que les montagnes sont à
plus : « Car les Alpes sont des œuvres qu’elle [la nature] sem-
ses yeux « les plus grandes merveilles du nouveau monde »
ble avoir conçues et réalisées avec fureur. Cependant, elle
qui reste encore à explorer.
44
nous émeut moins lorsqu’elle tente de nous
Anthony Ashley Cooper, 3e comte de Shaftesbury, le
plaire45. » L’aspect sauvage,
survol des montagnes à la manière de Pégase, 1709
« irrégulier et nu » des mon-
Le jeune Anthony Ashley Cooper, 3e comte de Shaftesbury
tagnes l’impressionne au
(1671–1713), donne à ses réflexions philosophiques sur Dieu
plus haut point : « Ruines
et le monde la forme d’un dialogue socratique qu’il met dans
sur ruines en amoncelle-
la bouche de deux protagonistes survolant les montagnes.
ments monstrueux, le ciel et
Il aborde ici une expérience personnelle, sa traversée des
la terre confondus . » Plein
Alpes lors de son Grand Tour, qui a influencé ses idées philo-
de sentiments confus, il
sophiques. Celles-ci portent la marque du rationalisme des
associe cette vision terrible
Lumières transmis par John Locke, chargé de son éducation.
à l’idée de destruction :
Mais le jeune homme refuse la perspective strictement ratio-
« Nous marchions à présent,
naliste de son tuteur, qui repose sur une morale abstraite, et
dans le plus pur sens du
entend la compléter par l’expérience sensible.
terme, au bord extrême de
Andrew Ashfield et Peter de Bolla ont formulé la démarche
la destruction ; un faux-pas
de Shaftesbury de la manière suivante : « les idées morales
et la vie comme les décom-
ne peuvent aucunement être exprimées par des mots si elles
bres auraient été soudain
ne nous sont pas mises sous les yeux au moyen d’objets sen-
détruits . » À ce spectacle,
sibles analogues52. » Ce qui en quelque sorte résume claire-
il ressent « […] une peur
ment la problématique du sublime : « […] construire par
prodigieuse, une joie terri-
analogie une structure pour faire l’expérience du sublime qui
46
47
ble, et en même temps j’étais infiniment content, je trem-
relie les affects aux causes53. » Shaftesbury tente de faire le
blais48 ». Selon Dennis, la haute montagne suscite l’épouvante,
lien entre l’enthousiasme et la raison, démarche très novatrice
parfois même le désespoir, mais aussi une joie immense
pour l’époque. La passion et l’enthousiasme deviennent par
« compatible avec la raison, une joie qui incite à la médita-
là même un nouveau type d’expérience de la nature.
tion ou l’améliore49 ». Il compare cette expérience visuelle à
Dans Les moralistes (ouvrage publié pour la première fois en
la musique : « […] la vue effroyable des précipices et des
1709), l’auteur présente ses réflexions philosophiques sous la
eaux écumantes qui se précipitent au fond d’eux procurait à
forme d’un dialogue socratique entre Théoclès, le professeur
l’œil une consolation semblable à celle que procure à l’oreille
(John Locke), et Philoclès, son élève (qui s’exprime à la pre-
ces musiques où l’effroi va de pair avec l’harmonie . » C’est
mière personne). L’élève doit accompagner son maître dans
50
Naissance du sublime alpin
26
« Anthony Ashley-Cooper, 3e comte de Shaftesbury, homme politique, philosophe et écrivain anglais », 1702.
ses envolées intellectuelles abstraites, mais Philoclès lui de-
Ici, le sublime naturel a déjà des contours très nets : l’étonne-
mande des exemples concrets afin d’illustrer l’édifice abstrait
ment (astonishment) prend le pas sur la perception habituelle ;
de son enseignement : comment, sinon, pourrait-il le suivre à
on est ému, et tout ce qui se trouve autour fait l’effet d’un
travers toutes les zones climatiques de la planète, d’un pôle
enchantement lourd de ten-
à l’autre, des régions froides aux régions arides ? À la condi-
sions, comme l’exprime avec
tion que son professeur parle des phénomènes terrestres,
force la phrase « Silence it-
il se déclare prêt à s’envoler avec lui, tel un « Pégase ailé »,
self seems pregnant […]58 »
tant qu’ils ne s’approchent pas trop de la lune et qu’ils restent
(Le silence lui-même semble
proches de la surface de la terre. Tous deux entreprennent
sur le point d’enfanter [litté-
ainsi un voyage imaginaire autour de la Terre qui a une finalité
ralement : semble enceint]).
éducative et met la philosophie en lien avec l’étude de la
Pour Shaftesbury, Dieu est
nature, la géographie et la religion. La figure mythologique
dans la nature et le cosmos :
de Pégase permet au philosophe d’avoir une vision à la fois
connaître la nature permet
globale et pénétrante des différents phénomènes du monde.
de saisir et de comprendre
Il décrit la nature sauvage des montagnes par des phrases à
Dieu. Le questionnement, la
couper le souffle :
quête active du savoir propre
« […] là où de gigantesques formations rocheuses s’empilent
aux sciences naturelles prend
et semblent soutenir la voûte céleste lointaine. – Vois de quel
ainsi la relève de la foi telle
pas tremblant les pauvres humains s’avancent au bord de
qu’on la concevait jusqu’alors.
l’abîme incommensurable ! D’où ils jettent un regard au fond
Pour Shaftesbury, tout ce qui fait partie de la nature est bon,
du précipice, emplis d’une chancelante terreur, se méfiant
y compris l’homme (dans son système, l’idée de péché originel
même du sol qui les porte, tandis qu’ils entendent tout en
n’est plus d’actualité). Cette vision s’accompagne d’une
bas le vacarme creux des torrents et voient l’éboulement des
perception de la nature qui fait la part belle au sentiment,
rochers qui les surplombent, auquel s’ajoutent des arbres en
puisqu’il glorifie la nature et lui donne un statut divin :
pleine chute, suspendus racines en l’air, paraissant entraîner
« Ô puissante nature ! Sage suppléante de la Providence !
d’autres ruines à leur suite55. »
Toi à qui le Créateur a donné ses pouvoirs ! Ou toi, divinité
Face à cette désolation, « l’homme le plus insouciant, saisi
omnipotente, Créateur suprême ! C’est toi que j’invoque,
par la nouveauté de tels objets, devient pensif et considère
et toi seul que je vénère59. »
docilement les perpétuelles transformations de la surface de
La moindre œuvre de la nature offre des scènes bien plus
cette Terre », écrit le jeune philosophe, impressionné par le
impressionnantes et un spectacle plus noble que ce que l’art
caractère éphémère des choses. Cette « nature pareille à
pourra jamais produire, affirme le philosophe avec admiration.
une ruine » lui inspire des sentiments mêlés :
Il oppose la nature sauvage au labyrinthe artificiel des jardins
« La lumière faible et lugubre est tout aussi terrifiante que
princiers et parvient à la conclusion qu’elle lui plaît beaucoup
l’ombre elle-même, et le profond silence de ces endroits fait
plus, même avec les objets et animaux terrifiants qui s’y trou-
taire les hommes qui sursautent au moindre écho rauque des
vent, car eux aussi font partie de cet harmonieux cosmos, et
sons vibrant dans les spacieuses cavernes des forêts. À lui
sont donc eux aussi utiles60.
seul, l’espace stupéfie. Le silence lui-même semble sur le
Shaftesbury défendait la vision d’une « nature divine », ce
point d’enfanter, tandis qu’une puissance inconnue agit sur
qui le distinguait des déistes anglais qui n’acceptaient que
l’esprit et que des objets incertains excitent les sens en éveil56. »
de purs principes rationalistes et considéraient Dieu comme
Après ces émotions fortes, le regard de Théoclès s’apaise, et
un simple mécanicien du cosmos. Pour Shaftesbury, la méca-
il prend congé du sublime : « Theocles was now resolved to
nique devait forcément avoir un « esprit » capable de mettre
take his leave of the Sublime » (Théoclès était maintenant
en mouvement toute la machine du cosmos, et c’est là qu’il
résolu à prendre congé du sublime.)
localisait le concept de Dieu. Il s’opposait à la monotonie
54
57
27
Naissance du sublime alpin
« Le très honorable Joseph Addison Esq., l’un des secrétaires d’État de sa Majesté », vers 1712.
rationaliste prédéterminée, qui selon lui ne pouvait conduire
en cime, avant d’atterrir finalement au sommet de la plus
qu’à l’athéisme. Le relief des espaces sauvages était source
haute montagne :
de mystères, de surprises, de merveilles et d’effroi, et il
« Je me plaisais au beau milieu des Alpes, et comme il est
voyait dans leur « folie », et pas seulement dans l’harmonie
d’usage en rêve, il me semblait sauter à chaque instant d’un
de l’ordre, l’expression divine de la sagesse, affirmant que
sommet à l’autre, jusqu’à ce que finalement, après avoir ainsi
l’imprévisible nous émeut et
progressé dans les airs entre les cimes de plusieurs mon-
nous incite à réfléchir :
tagnes, je parvins au cœur même de ces rochers brisés et de
« Il nous faut des énigmes,
ces précipices. Il me sembla alors apercevoir un prodigieux
des prodiges, de la matière
cirque montagneux dont les pointes dépassaient des nuages
à étonnement et à frissons !
et qui délimitaient un vaste espace que je considérai avec
L’harmonie, l’ordre et l’unité
grande curiosité63. »
font de nous des athées ; ce
Après ces bonds dans les airs, le narrateur embrasse le pano-
sont les irrégularités et les
rama qui s’offre à lui depuis ce sommet et décrit sa vision :
dissonances qui nous per-
d’un côté, des montagnes blanches inhospitalières s’élèvent,
suadent de l’existence
de l’autre, de vastes prairies fertiles recouvrent les flancs des
d’une divinité ! Le monde
reliefs, exerçant sur l’observateur le plus vif attrait64. Addison
est pur hasard quand il suit
s’empare alors de l’opposition entre ces deux paysages pour
son cours bien réglé, mais
faire intervenir le concept de liberté au beau milieu de ce
une œuvre de sagesse quand
paradis :
il devient fou ! »
« Je fus au plus haut point étonné de découvrir un tel paradis
C’est dans cette tension
au milieu du paysage sauvage, froid et gris, qui le surplom-
que réside pour Shaftesbury
bait ; mais finalement, je trouvai que cette heureuse contrée
le sublime : la conception
était habitée par la déesse de la liberté ; sa présence atténuait
d’une nature-dieu où le
les rigueurs du climat, enrichissait le sol infertile, et compen-
61
bien et le mal sont unis, et où le prétendu chaos est reconnu
sait largement l’absence de soleil65. »
comme faisant partie intégrante de l’ordre global. Dans la
Ce vol imaginaire au-dessus d’Alpes à la fois effrayantes et
vision philosophique qu’il tente de transmettre à travers le
paradisiaques débouche sur une vision de la liberté caractéri-
vol de Pégase au-dessus des montagnes, raison et émotions
sée par une description sensuelle du paysage. Dix ans après
convergent.
sa traversée du massif, l’auteur transpose ses impressions sur un plan philosophico-politique et parvient à la conclusion que c’est la liberté qui sépare ces deux paysages opposés :
Les montagnes, symboles de la liberté
tandis que le côté aride est gouverné par le régime oppressif de Louis XIV, le côté fertile correspond à la Suisse libre. Cette
Joseph Addison, les Alpes suisses, symbole de la liberté, 1710
(il était proche des Whigs) et de critiquer en creux l’absolu-
Joseph Addison (1672–1719), écrivain, poète et homme
tisme français. La « déesse de la liberté » (dotée d’une voix
d’État anglais, traversa les Alpes en 1701. En 1710, il s’empara
d’ange, vêtue d’hermine blanche, un lion apprivoisé à ses
du thème du voyage initiatique dans la revue The Tatler et
pieds) apparaît quelques pages plus tard sous les traits d’un
en fit le récit à la manière d’un rêve imaginaire. Lui aussi
« Genius66 » de la monarchie constitutionnelle anglaise.
donna à cette allégorie la forme d’un dialogue socratique
Les montagnes suisses sont ainsi devenues le symbole de la
intitulé « The table of Cebes » (Cébès, élève de Socrate) :
liberté de l’Angleterre post-révolutionnaire, le sublime jouant
épuisé par la lecture, le narrateur s’assoupit et rêve qu’il vole
dans ce processus un rôle important et tout à fait nouveau :
au-dessus des Alpes, sautant comme en apesanteur de cime
son ambiguïté complexe, entre effroi et fascination, se trouve
62
1
allégorie permet à Addison d’exprimer ses opinions politiques
« La Montagne » et le culte de la liberté de la Révolution française, 1794
28
Charles-Simon Pradier, « Horace-Bénédict de Saussure », 1810.
ici scindée afin de représenter symboliquement deux formes
passa l’essentiel de sa vie dans les Alpes de Styrie, du Tyrol
de gouvernement opposées (oppression vs liberté) par deux
et de Salzbourg. Amoureux de la montagne, il parcourut à
types de paysages de montagnes différents correspondant
pied quasiment tous les massifs autrichiens, fit l’ascension de
chacun à une certaine nation et au régime qui la gouverne.
glaciers, et demanda à ses peintres de cour de le représenter
Après l’instauration de la monarchie constitutionnelle en
dans ces situations. Il étudia les montagnes et les mit au ser-
Angleterre dès 1688, la France se rebelle à son tour contre
vice de l’homme afin d’améliorer les conditions d’existence
l’absolutisme un siècle plus tard, et fête en 1789 l’avènement
des paysans de montagne. Sa biographie fait converger
de la République. De nouveau, les montagnes sont utilisées
quête du progrès, volonté d’industrialisation et passion pour
comme symbole de la liberté, cette fois-ci sous une forme
la nature et la montagne, ce qui fait de lui un représentant
artificielle, et incarnent les nouvelles valeurs : « liberté, égalité,
typique des Lumières. La fin du XIXe siècle, au contraire, a vu
fraternité ». Icônes symboliques de la révolution, elles sont
dans ces passions un couple de contraires inconciliables, car
dressées sur les places publiques lors des grandes fêtes et
avec l’industrialisation croissante, les « saines montagnes »
couronnées par la statue de la raison (projet 1). On planifie
ont commencé à faire figure de monde idéal, antithèse des
aussi leur installation dans les nefs des églises, où elles
villes polluées, où les citadins malades pouvaient aller se
incarnent ce qui est désormais le but ultime, la montagne,
réfugier.
dont l’Église, par une inversion caractéristique des valeurs, n’est plus que l’« antichambre » (projet 2).
Horace-Bénédict de Saussure, la vue panoramique sur les montagnes, 1776–1796
Les montagnes, décor et objet d’exploration
Horace -Bénédict de Saussure (1740–1799), professeur à l’académie de
La philosophie des Lumières fait donc de la montagne un
Genève, parcourut les Alpes
symbole de liberté et la place au centre de l’attention. Les
pour les étudier. Il posa sur
montagnes incarnent alors une conception très précise de
les montagnes un regard
la nature, comme l’indique le terme de « nature sauvage »
scientifique que l’huma-
(wildness), qui depuis John Dennis n’est plus seulement
nisme avait déjà cultivé
effrayant, mais aussi ensorcelant car inconnu : un territoire à
(ainsi qu’il ressort du texte
explorer. La station thermale de Wildbad Gastein, dans les
de Gessner) et qui avait en-
Alpes autrichiennes, correspondait à cette représentation :
core progressé au siècle des
au XVIIIe siècle, ce lieu était très couru, notamment auprès
Lumières. Saussure publia le
du public anglais, pour les vertus curatives de ses eaux, mais
résultat de ses investigations
surtout pour l’esthétique sauvage du lieu (projet 3).
alpines de 1779 à 1796 dans les quatre volumes de
Si les Alpes suscitent l’intérêt des philosophes et attirent les
son Voyage dans les Alpes67,
premiers flux du tourisme balbutiant, elles donnent aussi
qui connut de nombreuses
envie d’explorer ce nouveau paradis et de le mettre au service
rééditions et fut traduit en allemand et en anglais. Son étude
de l’homme. L’exemple de Wildbad témoigne non seulement
des Alpes a été à l’origine de connaissances variées, dont il
de l’enthousiasme suscité par l’esthétique du monde sauvage,
pensait pouvoir tirer une compréhension des lois de l’univers
mais aussi de son exploitation initiée par la politique réforma-
et de son fonctionnement. Comme l’annonce la première
trice de Jean-Baptiste d’Autriche (1782–1859). À la fois col-
phrase de l’introduction au volume « Voyage autour du mont
lectionneur de minéraux, alpiniste, chasseur, cultivateur,
Blanc », il tenta de déduire des phénomènes qu’il avait ob-
viticulteur, industriel et mécène, Jean-Baptiste d’Autriche
servés une théorie générale de la Terre (cosmogonie) :
Des montagnes artificielles dans les « temples de la Raison », 1793 29
2
Lane, affiche publicitaire pour le panorama du Leicester Square de Londres : « bataille de Trafalgar », 1806, gravure colorée d’après H. A. Barker.
Marc-Théodore Bourrit, « Vue des montagnes que l’on découvre de la cime de Buet », dans : Saussure 1779.
« Le mont Blanc est une des montagnes de l’Europe, dont la connoissance paroitroit devoir le plus de jour sur la Théorie de la Terre68. » Saussure s’intéressait à la géologie, la zoologie, la botanique, la glaciologie, et fit dessiner l’ensemble des animaux, des pierres, des plantes, des cristaux et des glaciers qu’il observa par son compagnon d’expédition, Marc-Théodore Bourrit. Ses recherches météorologiques, notamment, ont fait date en raison des divers instruments de mesure qu’il créa et utilisa lors de ses expéditions. Il parvint entre autres à déterminer l’intensité du bleu du ciel à l’aide d’un cyanomètre de sa confection, composé d’une roue de carton comportant différents tons de bleu numérotés de 1 à 16, et permettant de mesurer la pression atmosphérique. Il tenta ainsi d’établir un « modèle céleste », et fut parmi les tout premiers à monter au sommet du Mont Blanc. La volonté de Saussure de tout étudier, tout mesurer et tout noter ne s’appliquait pas seulement aux montagnes, aux plantes et à la météorologie, mais aussi aux états de son propre corps pendant l’ascension, qu’il observa et décrivit avec précision : plus il approchait du sommet, plus son corps devenait faible, et avait besoin de longues pauses à cause de la raréfaction de l’air : « J’espérais donc atteindre la cime en moins de trois quarts d’heure ; mais la rareté de l’air me préparait des difficultés plus grandes que je n’aurais pu le croire. Sur la fin j’étais obligé de reprendre haleine à tous les quinze ou seize pas ; je le faisais le plus souvent debout, appuyé sur mon bâton, mais à peu près de trois fois l’une il fallait m’asseoir, ce besoin de repos était absolument invincible ; si j’essayais de le surmonter, mes jambes me refusaient leur service, je sentais un commencement de défaillance, […]69 . » Ces nouvelles connaissances s’accompagnèrent d’une transformation du regard qui s’exprima aussi dans la vision de la montagne. Saussure développa un nouveau type de représentation du paysage tel qu’il se révèle depuis la cime d’une montagne : le panorama : « Cette planche a été destinée à donner une idée de la vue des montagnes que l’on découvre de la cime de Buet. Le spectateur est censé être placé au centre de la figure, & tous
dessins panoramiques, dont la vocation était de reproduire
les objets sont dessinés en perspective autour de ce centre,
les paysages à l’échelle. On peut citer ici l’esquisse circulaire
comme ils se présentent à un œil situé dans ce même centre,
du panorama de Palerme réalisée par Karl Friedrich Schinkel,
& qui fait successivement le tour de tout son horizon . »
qui fut transposée ensuite sur une toile de grandes dimensions
Ce mode de représentation devint bientôt le modèle des
exposée dans une rotonde (voir le chapitre « Panorama »).
70
3
Wolfgang Hagenauer, château de bains de Wildbad Gastein, 1791–1794
30
La perspective scientifique de Saussure ne l’empêcha pas
autant fasciné par les montagnes parce qu’elles font naître
d’envisager aussi les montagnes sous l’angle de l’esthétique.
des sentiments puissants, et se proposa d’étudier « ce qui
Le regard qu’il posa sur elles s’inscrit bien dans l’évolution de
provoque en nous ces affections du sublime et du beau73 ».
la réception du sublime alpin : Saussure a dit des montagnes
La passion, l’enthousiasme et l’extase avaient déjà été évoqués
qu’elles étaient un « spectacle » fascinant, dans lequel l’ob-
par Pseudo-Longin, puis ces sentiments extrêmes avaient été
servateur se sent tiraillé par des événements contrastés,
repris par Shaftesbury, qui les avait attribué à la nature sauvage
entre multiples arcs-en-ciel, avalanches, fracas terribles, glaces
tout en cherchant un équilibre entre émotions et raison.
éternelles d’un côté et une « douce image » de l’autre:
Burke s’inspira de ses écrits, mais en se concentrant sur l’affect
« De grands spectacles de tout genre varient à chaque instant
du sublime sans chercher à tempérer l’exaltation par la raison.
la scène ; ici un torrent se précipite du haut d’un rocher,
En cela, il fut un précurseur du préromantisme, dans lequel
forme des nappes & des cascades qui se résolvent en pluie, &
on retrouve une conception très émotionnelle du sublime.
présentent au spectateur de doubles & triples arc-en-ciel, qui
Burke axe son analyse sur les impressions psychologiques et
suivent ses pas & changent de place avec lui. Là des ava-
sensorielles. Il s’efforce de saisir tous les détails et de les
lanches de neige s’élancent avec une rapidité comparable
classer en fonction de leurs effets. Dans la deuxième partie
à celle de la foudre, traversent & sillonnent des forêts en fau-
de son enquête, la liste des chapitres constitue une énuméra-
chant les plus grands arbres à fleur de terre, avec un fracas
tion des causes susceptibles de conduire à l’expérience du
plus terrible que celui du tonnerre. Plus loin, de grands
sublime : la passion, la terreur, l’obscurité, le contraste entre
espaces hérissés de glaces éternelles, donnent l’idée d’une
clarté et obscurité, le pouvoir, la privation, du vaste, l’infini,
mer subitement congelée dans l’instant même où les aquilons
succession et uniformité, des dimensions architecturales, la
soulevaient les flots. Et à côté de ces glaces, au milieu de ces
difficulté, la magnificence, la lumière, la couleur, son et force
objets effrayants, des réduits délicieux, des prairies riantes,
du son, la soudaineté, l’intermittence, les cris des animaux,
exaltent le parfum de mille fleurs aussi rares que belles & salu-
l’odorat et le goût, le toucher, la douleur74. L’auteur insiste
taires, présentent la douce image de printemps dans un climat
notamment sur « le vaste, la magnitude et l’infini » qui inspirent
fortuné, & offrent au botaniste les plus riches moissons71. »
au spectateur terreur et fascination extrême à la fois. Pour
L’œuvre de Saussure se situe à la croisée de la science et de
Burke, le sublime suscite des émotions nettement plus fortes
l’esthétique. Il est patent ici que le sublime s’est bel et bien
que le beau, car il a partie liée avec la douleur.
imposé comme fondement culturel de cette perception.
Burke se demande lesquelles de ces causes peuvent être re-
Parallèlement à l’exploration scientifique des Alpes, la philo-
produites par des moyens artificiels et parvient à la conclusion
sophie et l’esthétique aussi s’intéressent alors de plus en plus
que quasiment toutes le peuvent, exception faite de deux
aux « montagnes sauvages », notamment par le biais des
phénomènes : le vaste et l’infini. Il aborde alors la question
sentiments qu’elles suscitent.
de la grandeur et compare toutes les formes de la nature : « Je suis également porté à croire que la hauteur est moins imposante que la profondeur, et que nous sommes davantage
Edmund Burke et la reproductibilité artificielle du sublime,
frappés lorsque nous abaissons les yeux vers un précipice
1757
que lorsque nous les élevons vers un objet d’égale hauteur
Edmund Burke (1729–1797), philosophe, écrivain et homme
[…]. Un plan vertical engendre plus sûrement le sublime
d’État anglais, fut le premier à considérer le sublime comme
qu’un plan incliné ; et les effets d’une surface rugueuse et
une catégorie esthétique à part entière et à en faire l’antithèse
irrégulière semble plus puissants que ceux d’une surface lisse
du beau, comme la lumière peut être l’antithèse de l’ombre72.
et polie75. »
Dans son œuvre de jeunesse parue en 1757, Recherche
Le principal vecteur du sublime reste néanmoins l’infini :
philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du
« L’infini a tendance à remplir l’esprit de cette sorte d’horreur
Beau, il revient sur les expériences alpines qu’il a faites dix
délicieuse qui est l’effet le plus authentique et le meilleur
années plus tôt. Influencé par Shaftesbury, Burke était tout
critère du sublime76. »
31
Naissance du sublime alpin
Christian Mechel, Marquard Wocher, planches 10 (en haut) et 2 (en bas), tirées de : « Voyage de M. de Saussure à la cime du mont Blanc en août 1787 », 1790.
« C’est dans cette sorte d’infini artificiel qu’il faut chercher, à mon sens, les raisons de l’effet de noblesse produit par les rotondes : qu’il s’agisse d’un bâtiment ou d’une plantation, on ne sait pas où fixer la limite et, dans quelque direction qu’on se tourne, le même objet semble se poursuivre, sans laisser de répit à l’imagination. C’est la disposition uniforme et circulaire qui donne à la rotonde sa plénitude d’énergie, […]77. » Burke se réfère à Addison, qui expliquait l’effet agréable produit par une rotonde par le fait que le spectateur pouvait saisir la moitié de l’espace d’un seul regard (Spectator n° 415)78. Mais pour Burke, la cause tenait au sublime lui-même, qui selon lui est suscité par l’impression d’infini. La théorie de Burke de l’infini artificiel et le mode de représentation circulaire du regard panoramique sur les Alpes d’Horace de Saussure ont fait école. Peu après, le peintre anglais Robert Barker créa le premier tableau panoramique circulaire, qu’il exposa dans une rotonde spécialement construite à cet effet. Il fit breveter son invention en 1787 (projet 4)79. Ce fut la première application spatiale du principe de circularité comme forme de représentation idéale de l’infini ; et conformément à la théorie de Burke, les bords inférieur et supérieur du tableau étaient soigneusement dissimulés dans ce dispositif spatial afin d’éviter toute perception de limite. Kant, critique de Burke : le sublime, expérience spirituelle et morale Immanuel Kant n’aimait pas voyager et ne se rendit jamais dans les Alpes. Sa théorie esthétique, qui opère une distinction entre le beau et le sublime, ne lui fut pas inspirée par des expériences personnelles, comme cela avait été le cas pour les philosophes présentés jusqu’ici : il tenta pour sa part de donner une explication aux expériences faites par d’autres, et de les placer sous l’éclairage de la raison. Son projet consistait à contrôler des sentiments exubérants Mais pour déterminer si l’infini peut être produit de manière
immanents pour les transférer sur le plan spirituel d’une
artificielle, il se penche sur la question de la succession et de
conscience supérieure, où ils pourraient alors servir à l’intui-
la simultanéité. Il souligne qu’aucune limite ne doit être
tion. Kant a critiqué le traité de Burke, qui selon lui ne faisait
perceptible, et en déduit qu’un espace artificiel ne peut être
que poursuivre l’approche de la psychologie empirique, et
perçu comme infini qu’à la condition d’être rond, car alors
fournissait ainsi « matière à des règles d’expérience futures
seulement, aucun obstacle ne vient perturber l’impression
qu’il s’agirait de mettre en relation systématique80 » (l’histoire
d’infinité :
lui a donné raison, puisque l’ouvrage de Burke a effectivement influencé la production artificielle du sublime) ; Burke aurait
4
Le panorama de Robert Barker construit par l’architecte Robert Mitchell, Londres, 1793–1864
32
William McGregor, deux illustrations tirées de « Ascension du mont Blanc », vers 1850.
selon lui étudié « les affects ou mouvements suscités par les spectacles, les représentations poétiques et par les objets de la nature81 », et prétendrait, toujours selon les termes virulents du philosophe allemand, en expliquer les causes, mais sans aller au fond des choses. Cette entreprise ne mériterait donc pas le nom de « philosophie », tout au plus de « psychologie82 ». Kant a ensuite proposé, dans la Critique du jugement (1790), son propre traité philosophique consacré au beau et au sublime, dans lequel, contrairement à Burke, il n’axe pas sa réflexion sur les aspects sensoriels, mais sur la raison. Dans la philosophie allemande, le « sublime » a connu non seulement une mutation linguistique, mais aussi conceptuelle. À la différence des langues latines et anglo-saxonnes, le mot latin sub limen (qui renvoie à une expérience limite) y a été substitué par le terme allemand erhaben, qui implique le fait de s’élever au-dessus de quelque chose. Ce changement conceptuel est caractéristique de l’interprétation allemande du sublime : il s’agit moins de s’affranchir des limites par des émotions violentes, que de s’élever au-dessus de l’impuissance que l’individu peut ressentir face à l’infini de l’océan ou l’immensité des montagnes. Kant insiste sur la puissance spirituelle capable de s’élever au-dessus de la puissance physique de la nature (extérieure, mais aussi intérieure). « Alors bien que l’homme devait succomber à cette puissance83 », il peut s’élever au-dessus d’elle sur le plan spirituel et moral, et prendre ainsi conscience de sa propre existence. Il convient donc de chercher « le sublime non dans les choses de la nature, mais dans nos idées », écrit-il, car le paysage en soi ne peut en aucun cas être sublime : « Ainsi, le vaste Océan, soulevé par la tempête, ne peut être appelé sublime. Son aspect est terrible, et il faut que l'esprit soit déjà rempli de diverses idées pour qu'une telle intuition détermine en lui un sentiment qui lui-même est sublime, puisqu’il le pousse à négliger la sensibilité et à s’occuper d’idées qui ont une plus haute destination84. » Kant fait une distinction entre le sublime mathématique et le
« Des rochers audacieux suspendus dans l’air et comme me-
sublime dynamique. Le premier naît de la grandeur inconce-
naçants, des nuages orageux se rassemblant au ciel au milieu
vable de la nature, le second est le produit du mouvement
des éclairs et du tonnerre, des volcans déchaînant toute leur
de l’esprit suscité par l’ébranlement85. Si le beau va de pair
puissance de destruction, […] ; ce sont là des choses qui
avec une contemplation tranquille, le sentiment du sublime
réduisent à une insignifiante petitesse notre pouvoir de résis-
renverse, subjugue, et n’existe pas sans crainte. Pourtant,
tance, […]. Mais l’aspect en est d’autant plus attrayant qu’il est
l’homme ne doit en aucun cas succomber aux puissances de la
plus terrible, pourvu que nous soyons en sûreté ; et nous
nature, qui doivent uniquement servir à déclencher ses peurs :
nommons volontiers ces choses sublimes, parce qu’elles élèvent
33
Naissance du sublime alpin
les forces de l’âme au-dessus de leur médiocrité ordinaire,
ses propres lois ». Le sublime nous permet de « sortir du
et qu’elles nous font découvrir en nous-mêmes un pouvoir de
monde sensuel », sachant que « raison et sensualité » ne
résistance d’une tout autre espèce, qui nous donne le courage
s’accordent pas ; « c’est précisément dans cette opposition
de nous mesurer avec la toute-puissance apparente de la
des deux que réside la magie par laquelle il s’empare de
nature . »
notre esprit92. » Selon Schiller, la question de la limite joue ici
Sublime signifie donc que l’homme prend conscience de
un rôle essentiel : d’une part en raison de notre compréhension
lui-même comme être pensant et agissant de manière auto-
limitée, incapable de se faire une idée du sublime, d’autre
nome . Grâce à la supériorité intellectuelle qu’il perçoit en
part à cause de notre force vitale qui n’est rien par rapport
lui face à la nature redoutable, les affaires quotidiennes (« les
à la puissance de la nature. Cette prise de conscience de
86
87
biens, la santé et la vie ») lui paraissent soudain insigni-
nos propres limites nous attire avec une « force irrésistible » :
fiantes. Cependant, le sublime a chez Kant aussi une dimen-
« cela serait-il possible si les limites de notre imagination
sion suprasensuelle, saisissable par l’esprit (la raison, l’idée,
étaient en même temps celles de notre compréhension93? »
la libre représentation) :
Friedrich Nietzsche aussi s’est intéressé au sublime comme
« L’étonnement qui confine à l’effroi, l’horreur et le frisson
expérience limite, non sans critiquer l’approche morale de
sacré qui saisissent le spectateur à la vue de masses monta-
Schiller. Dans Ainsi parlait Zarathoustra (publié en édition
gneuses s’élevant jusqu’au ciel, de gorges profondes où se
privée entre 1883 et 1885, et chez E. W. Fritsch à partir de
déchaînent des torrents,[…], ne provoquent […] pas vérita-
1886), Nietzsche introduit l’idée d’un sublime qui n’est pas
blement la peur, mais sont la tentative de nous entraîner à
fondé sur la morale, mais réside dans la pure quête de soi.
ressentir, grâce à l’imagination, la puissance de cette faculté,
Il l’exprime à travers la figure du surhomme, le corps jouant
à unir le mouvement de l’esprit, provoqué par ces spectacles,
ici un rôle crucial, pris dans une union étroite avec les
à son repos, donc à éprouver sa supériorité par rapport à
éléments naturels, comme nous l’expliquerons au chapitre
la nature en nous, et par conséquent, face à la nature exté-
« Paysage thérapeutique ». La théorie de Kant a marqué
rieure […] . »
d’une empreinte durable la philosophie esthétique (et par
88
89
Le vaste doit donc impérativement être vu en relation avec
là même, comme nous le verrons au deuxième chapitre
cette prise de conscience individuelle . La théorie kantienne
« Cristal, cristallisation », la contemplation de la nature et
du beau et du sublime a transformé le rapport aux mon-
la conception de l’art) en Allemagne, mais pas en Angleterre.
tagnes : désormais, ce n’est plus la nature en tant que telle
Outre-Manche, c’est l’approche de Burke qui est restée
qui inspire la peur, mais la représentation qu’on s’en fait.
la référence, comme on peut le constater à travers l’essai
C’est seulement quand l’homme se sent en sécurité qu’il
d’Uvedale Price intitulé An Essay on the Picturesque: As
peut trouver la nature sauvage bouleversante et ressentir le
Compared with the Sublime and the Beautiful (1796).
90
sublime ; cette élévation intellectuelle au-dessus de la nature extérieure effroyable, mais aussi de la nature intérieure, lui
Uvedale Price, le pittoresque et l’« amélioration du
permet de réfléchir à sa propre existence et de relativiser le
paysage », 1796
quotidien. Dans la conception kantienne du sublime s’ancre
Uvedale Price, jeune baron de Herefordshire, était le fils aîné
la possibilité de la connaissance.
du peintre Robert Price, qui en 1741 avait entrepris une expédition sur le glacier du mont Blanc (le récit de ce voyage
Friedrich von Schiller : le sublime interprété comme
était paru en 1743 sous le titre Mercure de Suisse). Peut-être
liberté spirituelle et prise de conscience de nos limites
à cause des expériences paternelles, Uvedale se montra
Dans l’essai Du sublime91, Friedrich Schiller reprend la théorie
intéressé par les tensions nerveuses extrêmes que la nature
kantienne, orientée vers la raison. Il interprète le sublime
sauvage est capable de provoquer ; s’y ajouta l’expérience
comme une forme de liberté intellectuelle, « car les élans
personnelle du sublime qu’il fit lors de son Grand Tour de
sensuels n’ont aucune influence sur la législation de la raison,
176894. Les nombreuses impressions sensorielles qu’il recueil-
car ici l’esprit agit comme s’il n’obéissait à aucune autre que
lit l’incitèrent à réfléchir au charme du paysage, et à éprouver
Naissance du sublime alpin
34
Sir Thomas Lawrence, « Sir Uvedale Price, 1er baronnet », vers 1799.
les conclusions auxquelles il était parvenu en remodelant son
limites et d’échelle. Price
domaine anglais. Son point de vue était celui d’un peintre : il
ajouta que le pittoresque,
se sentait stimulé non par la régularité et la perfection artifi-
quant à lui, ne reposait pas
cielle, mais par le caractère sauvage. Price savait pertinem-
sur la grandeur, mais plutôt
ment qu’il est impossible de produire un effet sublime dans
sur les accidents et les irré-
des jardins artificiels ; en revanche, le pittoresque pouvait
gularités, associés à une
très bien, lui, être recréé.
certaine décadence. Tandis que par sa solennité le su-
Parvenu à l’âge mûr, il donna une forme théorique au savoir
blime se distingue claire-
accumulé au cours de sa longue pratique paysagère dans
ment du charme du beau, le
son Essai sur le pittoresque (Essays on the Picturesque, as
pittoresque est ce qui rend
Compared with the Sublime and the Beautiful : and, on the
celui-ci plus captivant99.
Use of Studying Pictures, for the Purpose of Improving Real
Mais selon Price, ces trois
Landscape95). Comme le titre l’annonce, son objectif déclaré
catégories esthétiques ne
était d’améliorer le paysage réel par l’étude des tableaux .
sont en rien exclusives les
L’essai était conçu comme une introduction théorique à cette
unes des autres, au contraire : le pittoresque peut se rappro-
démarche. L’auteur y défendait l’idée qu’un paysage pouvait
cher tantôt du sublime, tantôt du beau, il peut se présenter
être rendu plus intéressant, plus plaisant, par une intervention
dans toutes les combinaisons possibles, dans les proportions
artificielle, et pouvait même être créé par pur artifice. Pour
les plus variées.
96
lui, la frontière entre nature et art était on ne peut plus fluctuante : l’« art paysager » de Price, à l’instar de la « fabrication
Il est intéressant de constater que Price fait correspondre ces
du sublime » de Burke, était une entreprise ambitieuse pouvant
trois catégories avec différents états nerveux : le sublime
tout à fait être menée par des moyens artificiels pour obtenir
(avec les sentiments de crainte et de terreur qu’il suscite) pro-
l’effet souhaité.
duit selon lui une tension extrême. La passion que fait naître le beau est source d’amour et de complaisance, et agit en
Entre les deux catégories esthétiques antithétiques du beau
relâchant les nerfs internes, produisant une sensation de
et du sublime, Uvedale Price imposa une troisième « proposi-
liquéfaction et de langueur100. Le pittoresque, par contre, se
tion fondamentale » : le pittoresque. À l’origine, cette termi-
situerait juste entre ces états, qu’il tempèrerait : il rendrait le
nologie était d’origine italienne, et qualifiait, au XVIe siècle,
sublime « plus supportable » et le beau « plus accessible ».
un paysage « digne d’être représenté en peinture ». Le pitto-
À partir de l’exemple d’un paysage de montagne romantique,
resque, qui délimite, se situe entre le sublime, qui terrasse,
Price décrit les caractéristiques du pittoresque :
et le beau, qui ravit . Il oscille entre les deux autres catégo-
« […] tandis qu’il [le sublime] nous invite à escalader n’importe
ries esthétiques, et se caractérise par une vive curiosité.
quel promontoire rocheux, et à explorer tout renfoncement
Si le sublime se définit avant tout par son absence de limites,
inconnu, en nous poussant à l’action, il maintient les nerfs dans
dans le cas du pittoresque, l’enjeu est de savoir comment, et
un état de tension maximale ; le pittoresque, en revanche, dès
de quelle manière, des limites sont posées :
lors qu’il est mêlé à l’une ou l’autre caractéristique, corrige la
« L’infini est l’une des causes les plus efficientes du sublime ;
langueur du beau, ou la tension du sublime101. »
c’est pour cette raison que l’océan illimité inspire des senti-
Le pittoresque, selon Price, serait une « coquetterie de la
ments horribles ; pour produire du pittoresque, il faut détruire
nature, qui rendrait le beau plus divertissant, plus varié, plus
ce facteur du sublime, car le pittoresque dépend en grande
ludique, mais aussi d’une douceur moins agréable, moins
partie de la forme et du type de disposition des limites98. »
tendre ». Le pittoresque aurait aussi un effet libérateur sur
Burke avait déjà constaté que le principal facteur du sublime
l’esprit, car il « exciterait la curiosité et laisserait à l’imagination
était l’absence de
suffisamment d’espace, contrairement au sublime, dans
97
35
Naissance du sublime alpin
Johann Gottfried Jentzsch, Wilhelm Rothe, « Vue du pont dit Teufelsbrücke », près du village de Gestinen, canton d'Uri, Suisse, vers 1810.
du dehors en tableau pittoresque d’un désir nostalgique d’infini. Le sentiment de sublime suscité par la nature sauvage relève toutefois du pittoresque dès que l’on tente de le mettre en scène ou de le reproduire de manière artificielle. On le constate dans les grands hôtels et les villas du XIXe siècle, qu’on aimait entourer de parcs paysagers avec fausses grottes. Les Alpes ont connu tous les types d’imitation pittoresque de la nature, avec la création de petits mondes fermés sur eux-mêmes au milieu de la nature sauvage authentique. Dans les villes, on a tenté de reproduire le plus fidèlement possible la nature sous forme de panoramas, de dioramas et de montagnes artificielles. Différents moyens ont été utilisés, dans les diverses reproductions artificielles des montagnes, pour susciter une crainte et une terreur les plus semblables possibles à celles qu’inspiraient les « vraies » Alpes. Dans le panorama, on combinait plusieurs paysages, plusieurs villes ou scènes historiques, indépendamment des liens réels, temporels ou spatiaux, et ce afin de permettre au visiteur de voyager en un laps de temps très court à travers divers espaces et diverses époques. Le panorama a connu un âge d’or au XIXe siècle, mais a longtemps coexisté avec d’autres dispositifs dont le but était également de produire de l’immersion, de différentes manières. Quand on eût constaté que les panoramas parvenaient, certes, à donner une impressionnante sensation d’infini, mais pas la sensation excitante de la peur ni de l’effroi, on inventa le diorama, qui captive le public par lequel l’étonnement entrave l’esprit d’un lien de fer
102
».
d’autres moyens : des jeux d’ombres et de lumières vacillantes
Price était convaincu que de ces trois catégories esthétiques,
glissaient furtivement sous forme d’animations variées sur
le pittoresque était celle qui avait la « plus grande influence ».
des toiles peintes, accompagnés d’éclairs et de tonnerre artificiel. Comme dans le panorama, la musique créait une tension
Montagnes artificielles. Du sublime au pittoresque
supplémentaire, et même des comédiens intervenaient désormais (projet 5)103. L’immersion totale du public était le but ultime de ces mises en scène qui impliquaient le corps entier, et si possible les cinq sens.
5
Dans le cadre de son activité de paysagiste, Uvedale Price
À la fin du XIXe siècle, les montagnes devinrent une attraction
avait constaté que l’élément caractéristique du pittoresque
populaire dans les expositions universelles : en 1896, le pre-
était la limitation, qui rend le sublime « plus supportable » et le
mier « village suisse » fut présenté à l’« Exposition nationale
beau « plus accessible ». En ce sens, la question de la délimi-
suisse » de Genève, avec une immense montagne artificielle
tation concerne toute intervention créatrice sur la nature, et au
en arrière-plan. Le succès fut tel qu’un autre village fut construit
premier chef l’architecture, qui par sa seule existence impose
quatre ans plus tard lors de l’Exposition universelle de Paris.
des limites à la nature. L’architecture de montagne délimite la
Les visiteurs pouvaient marcher dans des villages alpins re-
nature perçue comme sublime : les fenêtres panoramiques
constitués plantés dans un décor montagneux de carton-pâte.
encadrent le paysage et transforment la « nature sauvage »
Dans cette idylle artificielle, des paysans (en réalité des
Louis Daguerre, Diorama, 1822 36
figurants rémunérés) et des animaux étaient chargés de mettre
la fin du XIXe siècle. Les premiers grands hôtels alpins furent
en scène une journée typique. Grâce à cette immersion par-
construits à proximité immédiate des gares et sur les sites les
faite, les visiteurs étaient intégrés au scénario dont ils finis-
plus attractifs (voir le chapitre « Mouvement, ivresse et ver-
saient par faire partie. (Aujourd’hui encore, certains parcs de
tige »). Ici commence l’histoire architecturale de tous les
loisirs fonctionnent sur ce modèle, même si le thème a changé
projets construits dans les Alpes par des citadins afin de sa-
[projet 6].) Le panorama aussi continua à évoluer : pour l’Expo-
tisfaire leur désir de « sublimes montagnes » telles qu’on les
sition universelle de Paris, en 1900, Giovanni Segantini élabora
leur avait fait miroiter.
un projet de panorama de l’Engadine dont le centre ne devait
La vision illusionniste des Alpes transmise par les reproduc-
pas être occupé par une plateforme d’accueil des visiteurs,
tions urbaines fut transposée aux montagnes réelles, ce qui
comme c’était le cas habituellement, mais par une montagne
modifia en même temps leur perception, l’expérience de
artificielle « habitée » par des paysans et des animaux, là
l’original influençant l’expérience de la reproduction et inver-
encore pour s’adresser aux cinq sens des visiteurs (projet 7).
sement. Le sublime devient le leitmotiv de la réception des
L’exhibition de la « pittoresque vie paysanne » était un élément
Alpes, et le pittoresque son modus vivendi : l’homme domi-
incontournable des grandes expositions, et fut utilisée sous
nant de plus en plus la nature par la science et la technique,
cette forme jusqu’à la fin des années 1920. En 1925, par
son sentiment d’impuissance face aux montagnes sauvages
exemple, on pouvait voir à l’« Exposition internationale de la
perdit de son intensité. À la fin du XIXe siècle, les montagnes
houille blanche et du tourisme » organisée à Grenoble, et
ne suscitaient plus l’effroi : elles étaient source de plaisir es-
consacrée à la force hydraulique et au tourisme, un « village
thétique. La vision pittoresque du paysage, plus excitante
savoyard ». Par là même, on faisait connaître les identités
selon Price, prit le pas sur l’expérience du sublime. On tenta
nationales, et surtout régionales, autant qu’on les créait.
donc par diverses interventions de renforcer encore les senti-
Alors que le panorama visait à produire le sentiment du
ments intenses occasionnés par la contemplation des massifs
sublime, le « village suisse » des expositions mondiales était
et de ne pas décevoir les attentes très vives des visiteurs
une imitation pittoresque et la plus fidèle possible de la nature.
(par exemple en créant des parcs paysagers avec grottes, en
Le panorama pouvait donc être considéré comme une
éclairant les montagnes, en créant des décors avec ours em-
« machine à sublime », le diorama et le village idéalisé
paillés et trophées de cerfs dans les halls d’entrée des grands
comme un « théâtre du pittoresque ». Mais toutes ces attrac-
hôtels).
tions, si différentes aient-elles été, reposaient sur le principe
L’objectif proclamé d’Uvedale Price, qui était de « transformer
fondamental de la dissimulation de la limite, car c’est elle qui
le paysage par des images », se réalisa ici à travers la volonté
faisait que l’effet recherché était bel et bien obtenu, ou qu’au
d’« améliorer le paysage » par des interventions humaines
contraire, l’artificialité du dispositif était démasquée.
destinées à rendre l’expérience plus intense en faisant appel aux cinq sens. L’interaction entre image et réalité fut notam-
Les citadins à la conquête des Alpes. Le sublime, leitmotiv de la réception alpine
ment alimentée par les affiches publicitaires de promotion touristique : les Alpes y étaient mises en scène sous une forme paradisiaque pour mieux marquer les esprits. Sous l’effet de ces mises en scène illustrées du paysage, la perception du
Les Alpes ayant fait fureur dans les villes, on assista à un dé-
paysage montagneux se transforma et se retrouva décompo-
ferlement de touristes cherchant à retrouver sur place l’expé-
sée en une succession d’images pittoresques aboutissant à
rience du sublime qui leur avait été proposée dans une mise
une série de motifs décousus. Il en résulta un ensemble de
en scène haute en couleurs. L’essor du tourisme accéléra
clichés très spécifiques d’un monde alpin associé à des utili-
l’exploitation des montagnes : grâce au progrès technique,
sations et des contenus concrets.
les premières stations d’altitude, qui à l’origine n’étaient accessibles que par de petites routes étroites et sinueuses, virent arriver le chemin de fer et les trains à crémaillère vers
« Village suisse », Exposition nationale suisse, Genève, 1896 ;
6
Exposition universelle, Paris, 1900 Giovanni Segantini, projet de panorama de l’Engadine, Exposition 37
universelle de Paris, 1900
7
Friedrich Studer, « Giessbach – Am Brienzersee – Au Lac de Brienz – illumination des chutes chaque soir », affiche publicitaire, 1912.
Karl Bickel, « Trümmelbach – Lauterbrunnen – Suisse, affiche publicitaire pour les chutes d’eau de Trümmelbach », 1929.
Une affiche publicitaire de 1912 illustre cette « amélioration »
fique, mais uniquement la sensation d’être à l’étranger : au
du paysage destinée à offrir une image plus pittoresque : les
lieu des pyramides, constate-t-il alors, « n’importe quel point
cascades de Giessbach, véritable attraction touristique,
du monde » peut être qualifié d’exotique dès lors qu’il « pa-
étaient éclairées chaque soir - après tout, ils devaient rivaliser
raît inhabituel depuis n’importe quel autre point du monde ».
avec les mises en scène impressionnantes des dioramas.
Et Kracauer de pointer l’« exotisation » de la nature sous
Plusieurs grands hôtels s’étaient installés à proximité immédiate
forme de parcs naturels protégés :
des cascades afin de mettre en scène le spectacle de la na-
« Cette relativisation de l’exotique va de pair avec son ban-
ture, et de l’eau qui grondait sous les illuminations, à travers
nissement hors de la réalité, si bien que tôt ou tard, les esprits
des fenêtres panoramiques. Sur l’affiche, la cascade se fond
romantiques seront séduits par les parcs naturels protégés,
grâce à l’illumination avec les grands hôtels et le chemin de
cernés de clôtures, des domaines fermés, féériques, dans les-
fer, eux aussi illuminés, formant ainsi avec les étoiles scintil-
quels on sera en droit d’espérer vivres ces moments extraor-
lantes une unité visuelle indissoluble dans laquelle nature et
dinaires qu’à l’heure actuelle, même Calcutta peine à offrir.
culture fusionnent.
Nous en serons bientôt là104. »
L’attrait du spectaculaire devint peu à peu l’une des premières
La fabrication de ces domaines féériques était déjà pratiquée
motivations de voyage. Siegfried Kracauer, philosophe et ar-
par les grands hôtels alpins, comme en témoignent les af-
chitecte allemand, constata que dans les années 1920, les
fiches publicitaires. La mise en scène des Alpes était à ce
voyageurs ne recherchaient plus ce qu’un lieu avait de spéci-
point stylisée, exagérée, dans le but de produire sur les esprits
Naissance du sublime alpin
38
Otto Baumberger, « Grottes d’Enfer de Baar près de Zoug – merveilleuses grottes de stalactites », affiche publicitaire, vers 1931.
les effets émotionnels recherchés, que souvent, la réalité ne
paysage suisse : le mont Blanc et le goitre. Et maintenant, on
pouvait être qu’un pâle reflet de ce qui était annoncé avec
rentre105 !“ »
force images séduisantes et slogans dithyrambiques.
Twain avait du mal à concilier les descriptions des « sublimes
Les descriptions des guides de voyage contribuèrent elles
montagnes » avec ses propres expériences, parce que la pré-
aussi à créer une image très précise des Alpes, que les tou-
sence d’autres touristes gênait constamment sa perception
ristes voulaient retrouver sur place à l’identique. Dès que
des Alpes. L’expérience solitaire devint une expérience col-
l’impression réelle ne correspondait pas à leurs attentes, ils
lective, la perception individuelle une attraction préprogram-
étaient déçus. Ce phénomène s’explique aussi par l’essor
mée. Désormais, l’expérience ne pouvait plus être sublime
rapide du tourisme alpin, qui dès la seconde moitié du XIXe
(connue d’avance, attendue, elle n’avait plus rien de surpre-
siècle était déjà si développé que la présence de nombreux
nant ni d’effrayant), mais simplement pittoresque.
autres voyageurs émoussait déjà la réception du paysage alpin. En effet, tout le monde voulait voir la même chose, à savoir ce qu’il y avait dans les guides. On en trouve une
La dimension physique du sublime
bonne illustration dans la nouvelle satirique A Tramp abroad (1880) de Mark Twain, dans laquelle il se moque des « tou-
La perception des Alpes n’est pas d’ordre purement esthé-
ristes Baedeker » : « Un vieil Anglais s’assit sur son siège et
tique, visuelle et intellectuelle : l’expérience du sublime est
dit : “ Bien, je suis satisfait, j’ai vu les principales curiosités du
une expérience globale qui implique aussi le corps, ce dont témoigne un récit de voyage de George Sand. En 1847, elle avait traversé les Alpes en diligence, et avait été profondément impressionnée par les cimes et les précipices qu’elle y avait vus. Dans ses mémoires, intitulés Histoire de ma vie (1855), elle parle du vertige ressenti, mais évoque aussi des moments « délicieux » et « non sans charme ». Le paysage sauvage suscita chez elle des émotions extrêmes qui se mêlaient à la douleur d’avoir quitté une personne chère : « C’est en quittant Pierrette, c’est en gravissant une montagne inouïe de rapidité pour les chevaux attelés, c’est en entendant mugir le torrent dans toute sa fureur, que l’âme se resserre et qu’un sentiment d’effroi insurmontable vient glacer le cœur. […] La route serpente aux flancs d’une gorge, aux parois d’un abîme. Les blocs se penchent et surplombent. […] Tout cela m’a paru horrible et délicieux en même temps. J’avais peur, une peur inouïe et sans cause, une peur de vertige et qui n’était pas sans charme. J’étais ivre et j’avais envie de crier106. » Cette citation montre que le sublime est une expérience psychique élémentaire qui va de pair avec des sensations physiques intenses.
39
Naissance du sublime alpin
8
Parcs de loisirs : la traversée des montagnes à toute allure
La vitesse démente achève de les réveiller, et les voilà qui
Les récits de voyages évoquant les expériences psychiques
jouent à la rébellion. Les passagers hurlent de peur de se
et physiques extrêmes que l’on faisait dans les Alpes, qui
fracasser au sol, ils frémissent au bord du monde, l’image du
trouvèrent un large écho, déclenchèrent un mouvement
danger les fait trembler d’effroi. Leur cri est élémentaire […]
d’enthousiasme collectif. Afin de satisfaire ce « désir d’Alpes »,
On dirait presque que tous crient parce qu’ils s’imaginent
divers dispositifs (semblables aux produits de substitution
enfin délivrés. Un cri de triomphe : nous sommes là, nous na-
aux drogues) furent inventés de manière à produire artificiel-
geons dans le bonheur, nous continuons à filer à toute allure.
lement l’ivresse des montagnes et de la rendre accessible à
La vitesse peut être synonyme de mort ; mais c’est en même
un large public. Il ne s’agissait cependant plus de contempler
temps l’accomplissement. Le cri perdure. Dans un vertige in-
et de se laisser bouleverser, comme avec les panoramas, ni
cessant, le jeu touche à sa fin. Les mystères des tunnels obscurs
de vivre le frisson du pittoresque, comme face aux dioramas.
sont explorés à la vitesse de l’éclair, des fronts estompés
Vers 1900, il s’agissait plutôt de permettre au public de se
défilent. Le monde est devenu un gribouillage furieux. Ce ne
jeter inconditionnellement dans un univers artificiel de frayeur
sont plus des ouvriers, de petites gens et des employés qui
sensé engager la globalité du corps, de l’esprit et de l’âme.
voient les rochers s’ébouler sous leurs yeux, les lignes s’em-
On construisit des montagnes artificielles dans les parcs de
brouiller, les morceaux éclater. Ce sont des êtres humains qui
loisirs, par exemple à « Dreamland » à Coney Island, près de
sont en train, pareils à des traits volants, de s’étendre d’un
New York (ouvert en 1904), qui entendait proposer aux visi-
pôle à l’autre. De la montagne à la vallée, des cimes vers les
teurs une expérience immersive totale (projet 8). Le nom de
profondeurs, et encore vers les cimes107. »
« Dreamland » était éloquent : un pays où l’on pouvait vivre
Le déplacement ultrarapide du corps et la frayeur occasionnée
ses rêves, qui nous projetait instantanément dans le royaume
permettaient aux visiteurs de s’affranchir du quotidien. Le
illusionniste des sensations extraordinaires qui jusqu’à présent
franchissement des limites contenu étymologiquement dans
n’était accessible (quoique sous une autre forme) qu’à une
le concept de « sublime », et qui à l’époque des Lumières
certaine couche de la population.
concernait en priorité les émotions, les sens et l’intellect, s’ex-
Peur et frissons étaient ici produits par le recours à la vitesse,
prime donc essentiellement ici dans sa dimension physique.
par des mises en scène saisissantes, et l’effet de réalité était
La relation entre le corps et l’imaginaire a aussi été thématisée
encore accru par l’usage de froid glacial, par des bruits et
par Michel Foucault dans Le corps utopique (1966), qui a
des effets lumineux spéciaux. Les visiteurs étaient plongés
qualifié d’« utopie première » ce désir de « corps incorporel »
dans une sorte d’état second qui leur faisait perdre le sens
pouvant tomber d’une montagne et se relever vivant :
de l’orientation. Pour connaître l’excitation du franchissement
« Et il se peut bien, que l’utopie première, celle qui est la
des limites, les visiteurs devaient abandonner le contrôle
plus indéracinable dans le cœur des hommes, ce soit plus
de leur propre corps, en se livrant docilement à l’ivresse du
précisément l’utopie d’un corps incorporel. Le pays des fées
mouvement et du vertige. Cette « expérience totale »
[…], c’est le pays où les corps se transportent aussi vite que
permettait l’espace d’un instant au visiteur de s’évader du
la lumière, c’est le pays où les blessures se guérissent avec
monde réel.
un baume le temps d’un éclair, c’est le pays où on peut tomber
En 1928, Siegfried Kracauer a décrit dans son essai « Mon-
d’une montagne et se relever vivant, c’est le pays où on est
tagnes russes » le sentiment de plaisir, de rédemption et
visible quand on veut et invisible quand on le désire108. »
d’acceptation sans conditions de la chute (l’abandon de soi)
Ce « corps utopique », qui vole aussi vite que la lumière au-
que l’on peut ressentir dans les parcs de loisirs :
dessus des montagnes, tombe et se relève, est le topos d’un
« La voiture commence à dévaler la pente. Elle tombe dans
rêve récurrent qui traverse toute l’histoire de l’humanité et
le vide, impossible de mesurer sa vitesse. Un unique cri
prend la forme, au début du XXe siècle, du parc de loisirs. La
s’élève. […] Eux, d’ordinaire étouffés par l’agencement rigide
suspension, comme en apesanteur, d’un « corps incorporel »
des choses, ont été libérés par la confusion extérieure, par
se trouve déjà dans les écrits de Shaftesbury et d’Addison au
l’entremêlement de la façade et de l’échafaudage de bois.
début du XVIIIe siècle, à travers le vol imaginaire au-dessus
Dreamland, Coney Island, New York, 1904 –1911 40
des montagnes. Au début du XXe siècle, cette suspension se
(plus facile à observer dehors, dans la réalité), mais la
transforme en expérience physique réellement accessible. Le
dimension temporelle (projet 9).
vol contemplatif cède la place à une chute frénétique, l’aban-
L’« effondrement de la perception du temps et de l’espace109 »
don de soi devient une attraction convoitée qui confronte les
a été considéré dans la philosophie post-moderne de Jean-
hommes au « néant » (voir le chapitre « Mouvement, ivresse
François Lyotard comme une caractéristique fondamentale
et vertige »).
du sublime. C’est à cette expérience que le panorama fait
Il est intéressant de constater que les attractions alpines
allusion en transformant à l’envi l’espace et le temps.
artificielles recourent précisément aux éléments qu’Edmund Burke, 150 ans auparavant, avait énumérés dans son étude des causes pouvant produire l’expérience du sublime : la peur et la frayeur, la soudaineté, l’étonnement et la passion, les cris des animaux, la lumière et l’obscurité, les changements subits, les odeurs et les goûts, les bruits et l’intensité sonore ainsi que l’infini qui résulte de la dissimulation des limites. Les analyses de Burke, qui trouvèrent plusieurs applications pratiques, dans diverses attractions, ont ainsi fait office de « mode d’emploi » pour la production artificielle du sublime. Le panorama, machine à remonter le temps Le cinéma, en particulier les films de montagne à couper le souffle tournés dans les années 1920, n’a pas tardé à surpasser et à remplacer les sensations que le panorama et les autres dispositifs illusionnistes pouvaient procurer. Il a fallu attendre la technologie contemporaine pour que le panorama connaisse une renaissance, quoique sous une autre forme : Jean Nouvel a ainsi conçu une présentation moderne du panorama dans un monolithe, un cube rouillé au milieu du lac Léman pour l’« Exposition nationale suisse » de 2002 : à l’étage supérieur, on pouvait voir « La bataille de Morat », panorama historique peint par Louis Braun en 1894. Juste au-dessous, une fente pratiquée dans la façade permettait d’apercevoir le panorama réel de Morat, tandis que l’étage inférieur accueillait un show multimédias gigantesque consacré à la Suisse actuelle. Le projet de panorama sur le Gornergrat, en face du Cervin, conçu par Valerio Olgiati et Bonzi Verme Peterli, en est lui aussi une réinterprétation : il consistait à faire vivre virtuellement, à travers une vidéo en accéléré de moins d’une demi-heure, les quatre saisons que l’on peut traverser en une journée en gravissant une montagne, comme l’évoquait déjà Conrad Gessner. Le bâtiment panoramique installé au milieu des montagnes ne devait plus mettre en scène la vue circulaire Valerio Olgiati et Bonzi Verme Peterli, projet de panorama sur le 41
Gornergrat, 2011
9
Anonyme, Fête de l’Être suprême du 8 juin 1794.
1 « La Montagne » et le culte de la liberté de la Révolution
la droite (appelée « le marais »), issue des milieux financiers,
française, 1794
était établie dans les quartiers de la plaine de la rive droite
À l’époque de la Révolution, la laïcité proclamée de la France
de la Seine.
nécessita le recours à des symboles forts pour remplacer la religion existante par une « religion révolutionnaire » fondée
La « montagne » ne tarda pas à devenir un symbole de liberté
sur les nouveaux principes de liberté, d’égalité et de fraternité.
pour la jeune république. Le 8 juin 1794 (le 20 prairial de l’an II),
C’est dans ce contexte que les montagnes furent élevées au
pour la « fête de l’Être suprême », toutes les villes françaises
rang de symbole de la liberté.
installèrent des tertres artificiels sur leurs places. À Paris, il se trouvait sur le Champ de la Révolution (autrefois appelé le
Depuis l’instauration de la monarchie constitutionnelle, les
Champ-de-Mars) et était couronné par l’« arbre de la liberté »,
« montagnards » désignaient les parlementaires favorables à
à côté duquel trônait la « statue de la raison », juchée sur une
la République qui siégeaient à gauche sur les bancs les plus
colonne de style classique. Robespierre, en tête du cortège
élevés de l’Assemblée. Cette appellation pourrait remonter
des députés de la Convention, avait mené la foule avec force
aux Lettres écrites de la montagne, de Jean-Jacques
chansons et musique. Un hymne à l’Être suprême fut entonné
Rousseau, qui était l’une des références intellectuelles du
pour cette cérémonie, qui s’acheva sur des coups de canon
mouvement révolutionnaire. Écrites en 1763 et 1764, elles
et un immense feu d’artifice.
avaient été brûlées à Paris et à La Haye par le pouvoir absolutiste. Mais ce nom s’explique sans doute aussi par la topographie géographique du mouvement, dont le siège se trouvait sur la montagne Sainte-Geneviève à Paris, tandis que
Alexandre-Théodore Brongniart, projet de montagne pour la Fête de la Raison dans la cathédrale Saint-André, Bordeaux, 1793.
2 Des montagnes artificielles dans les « temples de la Raison », 1793 Le régime de Robespierre, appelé la « Terreur » à cause des poursuites et exécutions massives qu’il pratiqua, était d’un anticléricalisme radical. Le décret du 23 novembre 1793 avait interdit l’exercice des « cultes religieux », les églises avaient été retirées aux religions et converties en « temples de la Raison ». L’architecte Alexandre-Théodore Brongniart (1739–1813), très actif à l’époque de la Révolution, et qui avait construit le Théâtre de la Montagne à Bordeaux, se vit confier la mission de transformer une cathédrale gothique, la cathédrale SaintAndré de Bordeaux, en « temple de la Raison110 ». Pour la Fête de la Raison du 10 décembre 1793 (le 20 frimaire de l’an II), il envisagea une transformation radicale de cet édifice sacré111, désormais utilisé en sens inverse : on devait accéder au corps de la cathédrale par une ouverture percée dans l’abside avant de se diriger vers ce qui était auparavant l’entrée principale. Le chœur servirait dorénavant d’antichambre au nouvel objet du culte, la montagne artificielle, érigée à l’intersection de la nef et du transept. Un chemin sinueux menait à son sommet, qui culminait au niveau de la tribune des orgues, et où trônait une statue de la Liberté. Grottes artificielles, buissons et bosquets l’ornaient, rappelant un jardin paysager pittoresque112. Le jardin français ne pouvait servir de modèle, car son architecture stricte et baroque était l’expression de l’absolutisme et ne répondait pas aux considérations démocratiques. Le projet prévoyait d’éliminer tout ce que l’édifice avait de sacré et de placer au centre de l’attention une colline artificielle symbolisant le nouvel ordre social. Symbole visuel de l’élévation, la montagne incarnait le sublime et devait représenter les idéaux de la République. Le sublime devint ainsi l’instrument politique d’une nation qui non seulement cherchait à atteindre cette élévation sur le plan politique et social, mais aussi à la mettre en scène visuellement. En peu de temps, la quête initiale de liberté se commua en pompeuse célébration d’un régime hostile au catholicisme, ce qui s’explique notamment par la politique anti-révolutionnaire du pape.
43
Naissance du sublime alpin
Johann Huber (d’après Johann Peter Krafft, 1817), « L’archiduc Johann sur le massif du Hochschwab », 1839.
3 Wolfgang Hagenauer, château de bains de Wildbad
un projet que l’archevêque Ladislaus Pyrker le convainquit de
Gastein, 1791–1794
financer, et qui consistait à amener l’eau thermale de la
Les pouvoirs curatifs du site de Gastein étaient connus de
source jusqu’à Hofgastein (1828–1830).
longue date en raison de son extraordinaire situation près
L’archiduc Jean-Baptiste d’Autriche, un jeune frère de l’em-
d’une cascade, de ses
pereur, tomba amoureux des bains de Gastein lors de son
sources et de ses galeries.
premier séjour en cure, en 1822, et se fit construire en 1828
Les bains thermaux avaient
une petite villa à proximité, dans laquelle il se rendit tous les
eu une première heure de
ans en compagnie de sa femme, Anne Plochl, comtesse de
gloire au XVIe siècle, avant
Méran, fille d’un maître de poste d’Aussee.
que la peste, les tremblements de terre, les incendies
De l’archiduc Jean-Baptiste, l’histoire a retenu son importante
et les inondations n’entraî-
contribution au développement de la Styrie. François II / Ier
nent son déclin. Vers la fin
avait interdit à son frère de séjourner au Tyrol, car il soutenait
du XVIIIe siècle, la station
les insurgés tyroliens. Jean-Baptiste aimait les montagnes,
fut remise en service à l’ini-
qui étaient à ses yeux le symbole de la liberté, comme il le
tiative de l’archevêque de
nota un jour dans son journal :
Salzbourg, Hieronymus von
« Où la liberté s’est-elle maintenue, où s’est-elle affirmée, où
Colloredo, qui y fit construire
peut-on encore trouver cœur, courage, amour de la patrie,
entre 1791 et 1794, sur des
foi, fidélité, innocence, simplicité des mœurs, si ce n’est à la
plans de Wolfgang Hage-
montagne113 ! »
nauer, un château de bains de style classique, où l’ar-
À Gastein aussi, cette notion de liberté, qui allait de pair
chevêque résida pendant
avec une vision des Alpes comme lieu de pureté et d’authen-
ses cures estivales de 1794 à 1800. En 1807, le château fut
ticité, attira le tourisme international, alors en plein essor. Les
transformé en thermes publics, on lui adjoignit des galeries
Anglais, notamment, appréciaient le caractère sauvage des
de cure accessibles par un pont menant de l’autre côté de la
bains naturels, et un « café anglais » fut créé en leur honneur,
cascade, jusqu’en 1857 où il fut démoli et reconstruit
comme on peut le voir sur une image de 1850. Les bains fu-
jusqu’au premier étage. De la décoration princière d’origine
rent visités par de nombreuses personnalités célèbres, parmi
en serpentine vert foncé (marbre de Gastein), il ne reste
lesquelles Franz Grillparzer, Arthur Schopenhauer, Franz
aujourd’hui que le portail classique.
Schubert, Wilhelm von Humboldt, l’empereur François Joseph Ier, l’empereur Guillaume Ier, Bismarck, l’impératrice Elisabeth
Ferdinand III, qui avait échangé le grand-duché de Toscane
et bien d’autres ; entre 1871 et 1905, la fréquentation tripla.
contre l’électorat de Salzbourg, développa la station thermale
Pendant son premier long séjour à Bad Gastein, l’impératrice
en créant en 1804 un commissariat des bains et en instaurant
Elisabeth (1837–1898) composa un poème mélancolique qui
un service de diligences postales entre Salzbourg et Gastein.
disait son espoir d’une guérison totale, du corps comme de
Lors de sa visite du pays de Salzbourg, qui avait été attribué
l’âme, dans la source chaude et pour ainsi dire « mystique »
à l’Autriche en 1805, l’empereur François II puis I passa lui
des montagnes sauvages de son pays natal :
er
aussi à Gastein afin de se rendre compte des nouveautés dont le site, désormais situé sur le territoire de la monarchie austro-hongroise, avait besoin. Il comprit l’importance économique des sources thermales et fit reconstruire les conduits pour protéger les eaux des souillures. Enfin, il décida de lancer
Naissance du sublime alpin
44
Th. Ender, J. Kuwasseg, « Wildbad Gastein » (bain dans la nature à Gastein), feuille d’une collection sur Bad Gastein et ses environs, 1850.
Gastein
Gastein
Nur kranke Glieder dachte ich zu bringen,
Je ne croyais apporter que des membres malades
wo mystisch deine heißen Wasser springen,
là où tes eaux brûlantes mystiquement jaillissent,
geheimnisvoll versagend und ertheilend,
refusant leur aide ou mystérieusement l’accordant,
hier jede Hoffnung raubend, dort heilend.
anéantissant tout espoir ici, guérissant là.
Doch wie der Hirsch von trauter Heimatstelle,
Mais tel le cerf familier à nos terres natales,
den Pfeil im Herzen, sich flüchtend an die Quelle,
qui la flèche dans le cœur trouve refuge à la source,
So bring ich dir ein Herz, zu Tode verwundet;
laisse-moi t’apporter un cœur blessé à mort :
vernarben mag’s, doch ob es je gesundet?
il cicatrisera peut-être, mais guérir, le pourra-t-il jamais ?
Brief von Kaiserin Elisabeth, 1. Juli 1886
Lettre de l’impératrice Élisabeth, 1er juillet 1886
45
Naissance du sublime alpin
Robert Mitchell, panorama du Leicester Square (1792), dans : « Plans et vues en perspective », coupe transversale, 1801.
Johann Baptiste Isenring, panorama du Gäbris.
4 Le panorama de Robert Barker construit par l’architecte Robert Mitchell, Londres, 1793 –1864
dans la pièce par le bas afin de ne pas interrompre la circularité de la forme. Barker demanda en outre, par souci
En 1787, le peintre irlandais Robert Barker (1739 –1806) créa
de rentabilité, que deux tableaux panoramiques soient expo-
le premier tableau panoramique circulaire, intitulé « View of
sés simultanément. Les tableaux qui revêtaient les parois intérieures de la rotonde, inaugurée le 25 mai 1793, représentaient des villes lointaines, des paysages ou des scènes historiques. L’immersion temporaire dans un autre environnement ou une autre époque permettait aux visiteurs d’échapper, l’espace d’un instant, au quotidien, et pour un shilling seulement (par tableau), de « voyager » dans des lieux qui en réalité n’était accessibles qu’aux personnes fortunées. Un rituel particulier avait été mis en place, un mode d’accès spécialement conçu pour renforcer l’effet de surprise produit par le tableau : après avoir franchi l’entrée, les visiteurs étaient projetés de l’obscurité à la lumière. Ils devaient emprunter un couloir sombre et un escalier courbe pour atteindre la première plateforme, où la splendeur du paysage panoramique les subjuguait, baignée d’une lumière vive tombant dans la pièce par
Edinburgh », qu’il exposa dans cette même ville. Le 19 juin
un bandeau vitré continu inséré dans la toiture. Cette vue
de cette année, il fit breveter son invention, qu’il commença
saisissait les visiteurs, qui avaient l’impression d’être au beau
par appeler « La Nature à Coup d’Œil » avant de créer en
milieu d’un monde virtuel.
1792 le terme « panorama », composé à partir de deux racines
Ensuite, les visiteurs reprenaient le couloir, puis un autre
grecques : pan (tout) et horama (regard). Il était à la recherche
escalier en colimaçon qui les amenait à une seconde plate-
d’une forme capable d’« organiser l’expérience visuelle
114
».
forme, légèrement plus petite, placée au-dessus de la première.
Afin de pouvoir présenter ses tableaux panoramiques dans
On voyait ici une autre scène, la plupart du temps des ta-
une salle d’exposition adéquate, il chargea en 1792 l’architecte
bleaux avec des scènes différentes de celle de l’autre salle,
Robert Mitchell de concevoir une rotonde en bois pour
donnant aux visiteurs l’impression d’effectuer un voyage
le Leicester Square, à Londres, conformément à ce qu’impo-
d’une ville lointaine vers un paysage, ou un voyage dans le
sait son brevet : dans cette construction cylindrique, les ta-
temps. Des ventilateurs placés sous la plateforme créaient
bleaux panoramiques devaient être disposés de telle
des mouvements d’air, ce qui donnait l’impression d’une
manière que les spectateurs, debout sur une plateforme cen-
brise fraîche115 . À l’expiration du brevet, en 1802, de nom-
trale, ne distinguent ni le bord supérieur, ni le bord inférieur
breux artistes se mirent eux aussi à peindre de tels panoramas,
de la toile. La plateforme devait se trouver à une certaine
qui rencontraient un vif succès auprès du public et étaient
distance du tableau pour ne pas gêner la contemplation. La
transportés d’un lieu à un autre. Une musique évocatrice ac-
lumière devait pénétrer par le haut, et les visiteurs entrer
compagnait la découverte des paysages panoramiques,
Alexis Donnet, « Diorama et Waxhall », feuille 23, coupe (en haut) et plan (en bas), 1837–1840.
5 Louis Daguerre, Diorama, 1822
1839, représentait le fameux « Éboulement de la vallée de
Louis Daguerre (1787–1851) inventa en 1822 le diorama, pour
Goldau116 ». D’un côté de la toile, on pouvait voir la montagne
lequel il créa des images à effets spéciaux en collaboration
avant la catastrophe, et de l’autre côté, la dévastation qui
avec Charles Marie Bouton. Tous deux étaient les assistants de
suivit, avec les rochers éboulés. Dès 1823, un an seulement
Pierre Prévost, premier peintre français de panoramas, et pei-
après la construction du premier diorama à Paris, Daguerre
gnaient aussi des décors de théâtre. Pendant cette période,
en ouvrit un second à Londres, près de Regent’s Park, sur des
ils s’initièrent à de nouvelles techniques dont leur invention
plans de l’architecte Augustus Charles Pugin. Le spectacle
ultérieure porte la marque : la peinture en transparence,
connut un grand succès, car le public avait l’impression d’être
récemment créée, et qui suscitait beaucoup d’attention, et
au beau milieu des événements.
la mise en scène de l’espace théâtral par des effets de lumière, de plus en plus répandus à partir de 1803. Le diorama mis au
À partir de 1830, les artistes anglais Clarkson Stanfield et
point par les deux associés était un dispositif en trois dimen-
David Roberts développèrent de coûteux dioramas avec effets
sions qui mettait en scène le paysage et produisait une
acoustiques et interventions d’acteurs afin de renforcer cette
sensation illusionniste grâce à une double scène à l’italienne.
impression d’immersion totale.
Les tableaux, présentés dans une architecture spécialement conçue à leur intention, nécessitaient des dispositifs techniques très complexes, et devaient pour cette raison être installés de façon fixe. De ce fait, ce n’est pas la scène qui tournait sur son axe comme au théâtre mais l’espace réservé au public, qui pouvait accueillir 350 personnes, généralement debout. Ainsi, deux tableaux différents de grand format pouvaient être présentés à la suite, et même trois plus tard en Angleterre, pendant une durée de quinze minutes chacun. L’avant-scène, d’une largeur de 7,3 mètres et d’une hauteur de 6,4 mètres, dissimulait les bords de la toile au public pour ne pas perturber l’effet de réalité du décor. La toile peinte des deux côtés, partiellement transparente, et qui selon l’effet voulu était recouverte de peinture couvrante ou translucide, était animée d’éclairages changeants. L’un des côtés de la toile représentait par exemple un paysage de jour, l’autre côté le même paysage de nuit. Le public voyait le côté tourné vers lui, qui figurait le paysage de jour, quand la lumière éclairait ce côté de la toile ; mais pour montrer l’image qui ornait l’autre côté, celui-ci était éclairé, en quelque sorte à contre-jour et par le haut, pour qu’on ne voie aucun contour d’éventuels acteurs. Les transitions pouvaient être progressives lorsque les deux côtés de la toile étaient éclairés simultanément. S’y ajoutaient divers effets spéciaux produits au moyen de filtres colorés, et même le feu était parfois utilisé. Le diorama de Daguerre installé dans le 10e arrondissement de Paris, près de la place de la République, et qui brûla en
47
Naissance du sublime alpin
« Le Village Suisse », avec la Grande roue en arrière-plan, Exposition universelle de Paris 1900, carte postale en couleur.
6 « Village suisse », Exposition nationale suisse, Genève, 1896 ; Exposition universelle de Paris, 1900
Comme pour le panorama et le diorama, l’illusion créée
Dans les grandes expositions, l’« identité suisse » s’exhibait
devait pouvoir s’imposer sans entraves. Les limites étaient
sous la forme d’un village suisse « typique » dans lequel tout
donc dissimulées et les objets étaient imités le plus fidèlement
était artificiel. Sur un terrain de 23,191 m2, les architectes
possible. La vie à la campagne était mise en scène avec le
Paul Bouvier et Aloys Brémond (avec l’aide de l’architecte
plus grand réalisme, et les prétendus habitants agissaient
Edmond Fatio et du peintre Francis Furet) construisirent pour
comme s’ils étaient sur une scène de théâtre (à l’instar des
l’Exposition nationale suisse à Genève 56 maisons et chalets
acteurs censés accroître l’effet de vérité dans le diorama).
(originaux reconstitués ou imitations de plâtre), ainsi que trois
Intégrés au tableau, les visiteurs pouvaient tranquillement
fermes avec écuries, des « mazots » originaux et une église.
regarder les paysans et les artisans vaquer à leurs occupa-
Le décor était constitué d’une montagne artificielle de 40
tions. Ce type d’« expérience existentielle » était au XIXe
mètres de hauteur avec une cascade qui déversait 166 litres
siècle un moyen apprécié de susciter des émotions par le
d’eau par seconde (soit environ 6 millions de litres par jour)
biais de l’exotisme.
dans la vallée. Pour la touche de couleur locale, 353 « habi-
Suite au grand succès rencontré à Genève, on réitéra la re-
tants » étaient vêtus de costumes divers, tandis que 33 socié-
constitution d’un « village suisse » à l’Exposition universelle
tés suisses présentaient leurs produits et que 22 policiers
de Paris, en 1900, cette fois-ci selon les plans des paysagistes
veillaient au bon déroulement de l’exposition.
Henry Correvon et Jules Allemand (qui avaient déjà créé le
Plus d’un million de personnes visitèrent ce « village suisse »,
« jardin suisse » à l’Exposition nationale suisse, quatre ans
parfois jusqu’à 40 000 par jour. Même ceux qui s’étaient au-
auparavant). Les 21 000 m2 du terrain occupé par le village
paravant montrés sceptiques, voire sarcastiques, en sortirent
se trouvaient à côté du Champ-de-Mars, juste à côté de l’axe
convaincus par ces reproductions d’une scrupuleuse fidélité,
principal de l’exposition. Une grande roue dépassait cette
comme le nota non sans enthousiasme Gaspard Vallette,
fausse montagne, conférant à l’ensemble un petit côté
chroniqueur de la Commission du Village suisse, pour qui on
grotesque dont témoignent les cartes postales de l’époque.
avait « l’illusion absolue de la vérité » dans « les merveilles de ce coin de Suisse vraie transplantée au milieu des architec-
Comme les architectes du « village suisse » tenaient à ce qu’il
tures somptueuses de l’Exposition117 ».
soit le plus authentique possible, ils firent démonter des maisons dans des villages reculés de Suisse pour les reconstruire à Paris. Les différentes parties du village et les différents types de maisons portaient les noms de capitales régionales suisses, ce qui permettait de flâner dans les rues de Berne et de Lausanne sans avoir besoin de s’y rendre. Ce village aussi était animé par la présence de 300 « paysans » et de divers « artisans » (sculpteurs sur bois, brodeuses et dentelières) en costumes traditionnels. « Le village suisse, c’est la Suisse à Paris », pouvait-on lire dans une brochure publicitaire. Cet artefact représentait l’identité nationale, perçue comme une « synthèse animée de cet original petit pays, dont les beautés naturelles font chaque été l’admiration de milliers de touristes accourus de tous les points du monde. »
Naissance du sublime alpin
48
Photo de Giovanni Segantini, 1898.
7 Giovanni Segantini, projet de panorama de l’Engadine,
Mais ce projet ne fut jamais
Exposition universelle de Paris, 1900
réalisé, les commanditaires
Le peintre Giovanni Segantini (1858–1899), originaire d’Arco,
de Segantini (les hôteliers
dans le Trentin (qui faisait alors partie de l’empire austro-hon-
de Saint-Moritz) y ayant
grois), projeta en 1900 de créer un panorama alpin pour l’Ex-
renoncé pour raisons finan-
position universelle de Paris. Son ambition était de construire
cières (à elle seule, la loca-
une rotonde de fer d’une surface totale de 3 850 m « dans la
tion du site aurait coûté un
plus pure tradition du panorama du XIX siècle afin de pré-
million de francs). Le peintre
senter la reconstitution des beautés naturelles de l’Engadine au
créa alors un monumental
2
e
moyen d’un illusionnisme pictural et plastique
118
». L’accès à
triptyque des Alpes dont les
ce panorama de l’Engadine (« Symphonie alpine ») et le point
parties s’intitulent « La Vita »
de vue d’où il devait être observé étaient particuliers et diffé-
(Devenir), « La Natura »
raient des édifices précédents : à la place du couloir, de
(Être), « La Morte » (Dispa-
l’escalier en colimaçon et de la plateforme d’observation,
raître), et qui devait être
l’artiste prévoyait une montagne au flanc de laquelle un chemin
montré à l’Exposition uni-
s’élevait en spirale. Ce sentier aurait eu l’avantage d’offrir au
verselle en lieu et place du
visiteur, obligé de progresser en tournant, de nombreux as-
panorama. À force de pein-
pects du paysage au cours de sa brève ascension. Arrivé au
dre en montagne dans des
sommet, il aurait pu laisser vagabonder son regard à 360
conditions climatiques diffi-
degrés et saisir d’un coup l’intégralité du spectacle, un seul
ciles, il tomba malade et
et même paysage représenté au fil des quatre saisons. Par
mourut. Ce triptyque est
cette ascension circulaire, le visiteur aurait symboliquement
aujourd’hui exposé au Musée Segantini construit en 1908 à
effectué un voyage cyclique dans le temps, qu’il aurait aussi
Saint-Moritz par Nicolaus Hartmann, dans une rotonde spé-
ressenti physiquement. Ce panorama ne devait pas seulement
cialement conçue à cet effet, allusion au bâtiment circulaire
offrir un mode de contemplation spécifique, comme c’était
dont le peintre avait réalisé la maquette (à l’échelle 1/10)
déjà le cas avant, mais surtout une expérience globale fondée
pour son projet de panorama de l’Engadine à l’Exposition
sur une immersion totale. Des figurants déguisés en paysans
universelle de Paris.
et de vrais animaux devaient « habiter » cette montagne artificielle pour renforcer l’effet de vérité.
49
Giovanni Segantini (1858 –1899), « La morte » (la mort), triptyque des Alpes, extrait, 1898–1899.
Giovanni Segantini, « La Natura » (la nature), triptyque des Alpes, extrait, 1898 –1899.
Dreamland, « Luna's Mountain Torrent », Coney Island, New York, 1906 (en haut).
8 Dreamland, Coney Island, New York, 1904 –1911
Dreamland, « Touring the Alps », Coney Island, New York, 1907-1911 (en bas).
éruption » et arriver, après une deuxième descente, au beau
Parmi les attractions majeures du parc d’attractions new yorkais
milieu d’un lac de montagne artificiel dont l’eau éclaboussait
Dreamland figuraient différentes montagnes artificielles qui
les passagers au freinage. En 1907, un accident grave eut
chacune à sa manière, suscitaient l’enthousiasme du public.
lieu : un wagon dérailla dans la descente à l’entrée d’un
Elles permettaient de connaître l’ivresse de la vitesse, de
tunnel et de nombreux visiteurs furent blessés.
savourer des sensations plus contemplatives, et l’une d’entre elles proposait un paysage enneigé entièrement climatisé qui
« Coasting through Switzerland », conçu par l’architecte
saisissait tous les sens.
Thomas J. Ryan, était logé dans une salle hermétiquement close. En façade du bâtiment, on apercevait des peintures
« Over the Great Divide
119
» était une installation à couper le
de sommets alpins enneigés qui annonçaient vaguement ce
souffle qui jouait sur la frayeur. Une montagne de carton-pâte
que l’on trouvait à l’intérieur, à savoir le premier paysage
servait de point de départ à un spectaculaire parcours de
entièrement climatisé proposant une fraîche atmosphère de
montagnes russes. Un train électrique commençait par em-
montagne qui contrastait avec la chaleur de Manhattan.
mener les passagers, par une abrupte montée, jusqu’à une
Comme la plupart des voyages de rêve, celui-ci débutait
hauteur de 15 mètres, pour ensuite dévaler la pente vers la
aussi par le franchissement d’un seuil, marquant la séparation
« vallée », passer par des tunnels et des gorges et emprunter
entre le monde extérieur et intérieur. Le public montait à
un pont de 21 mètres qui menait à une deuxième montagne.
bord d’une voiture rouge dont les sièges soufflaient de l’air
Les wagons la gravissaient pour atteindre un « volcan en
froid, parcourait 150 mètres de tunnel en longeant des alpinistes encordés occupés à gravir un sommet – jusqu’à ce que l’une des cordes ne se rompe subitement et qu’un homme de l’équipe ne soit précipité dans le vide sous les cris horrifiés du public120). Les scènes pittoresques qui suivaient, inspirées par la « vie suisse », permettaient d’oublier le choc initial. Une vue sur le mont Blanc représentait l’apogée du voyage, qui s’achevait confortablement sur une pente douce. « Touring the Yellowstone » offrait encore une autre expérience : l’entrée était située au pied d’une montagne miniature, où un train attendait les visiteurs. Une fois qu’ils y avaient pris place, il commençait à vibrer pour suggérer le déplacement, alors qu’en réalité, c’est le paysage qui défilait. Ce paysage était peint sur des bandes de 1,2 kilomètres de long, sur lesquelles toutes les curiosités possibles et imaginables étaient représentées dans un ordre qui faisait fi de leur situation géographique réelle : Fort Yellowstone, Hot Springs Terraces, Black Glass Mountain, Upper Geyser Basin, Old Faithful Geyser et Morning Glory Pool. La plupart des attractions de Dreamland ont été détruites par un incendie en 1911.
Naissance du sublime alpin
50
Valerio Olgiati et Bonzi Verme Peterli, « Panorama du Gornergrat », image en perspective (en haut) et coupe (en bas), 2011.
9 Valerio Olgiati et Bonzi Verme Peterli, projet de panorama
L’enveloppe de ce « bloc erratique121 » en béton brut blanc
sur le Gornergrat, 2011
était structurée de nervures légèrement en relief rappelant le
Le projet de panorama sur le Gornergrat de Valerio Olgiati
veinage des minéraux, ancrant ainsi visuellement l’édifice
& Bonzi Verme Peterli (non réalisé) était conçu pour rendre
dans la géométrie du paysage.
encore plus intense l’« expérience de la montagne ». Cette Valerio Olgiati a déclaré dans une interview portant sur son iconographie autobiographique qu’il cherchait à créer une architecture « en dernière instance non référentielle », capable d’engendrer du nouveau. Cette intention pouvant difficilement être concrétisée, il disait pouvoir « seulement » concevoir une architecture abstraite, et si possible dense et riche 122. C’est pourquoi il avait voulu affranchir le bâtiment destiné au « Peak Gornergrat » de toutes références culturelles et stylistiques pour l’inscrire dans un principe d’abstraction géométrique dont le plan se composait d’un cercle et d’un carré. Les attentes des visiteurs devaient être déjouées par cette absence de références stylistiques. Un autre type de déstabilisation provenait de la percée zénithale (rappelant l’archétype construction devait se trouver à 3 100 mètres d’altitude, face
du panthéon) et de l’espace intermédiaire ouvert sur le ciel,
au Cervin, où s’ouvre une vue à 360 degrés sur plus de vingt
qui les confrontait directement aux éléments naturels. Ce
sommets des Alpes, dont le mont Rose et le Liskamm.
cube panoramique introverti avait quelque chose d’archaïque et de mystérieux ; intemporelle, sa forme abstraite semblait
Comme ce panorama ne devait pas être situé en ville, comme au XVIIIe siècle, mais au milieu des montagnes, les architectes avaient conçu un nouveau type de panorama : Une rampe en spirale conduisait les visiteurs dans une salle de projection circulaire de 20 mètres de diamètre, où ils découvraient un film sur les transformations du Cervin au fil des saisons qui donnait l’impression de remonter dans le temps ou de voyager vers l’avenir. Le bâtiment, monolithique, n’était pas hermétiquement fermé, afin de renforcer l’expérience visuelle par les éléments extérieurs : des ouvertures zénithales placées au centre du bâtiment et aux quatre coins entre le toit rond (qui recouvrait la salle de projection circulaire) et la forme carrée des murs extérieurs, permettaient à la lumière, la pluie, la neige et le brouillard, l’air chaud ou froid de pénétrer dans le bâtiment, mêlant ainsi la réalité virtuelle au monde réel.
51
Naissance du sublime alpin
tenir tête aux montagnes.
1 Victor Hugo, « Fragment d’un voyage aux Alpes » (1825), dans : Œuvres complètes de Victor Hugo, En voyage, tome II, Librairie Ollendorff, Paris, 1910, 12. 2 Alexandre Koyré, From the Closed World to the Infinite Universe, Johns Hopkins Univ. Press, Baltimore 1957, Introd., 2, cité d’après Saint Girons 2005, 97. 3 Théophile Gautier, « Vue de Savoie et de Suisse », dans : Le Moniteur universel (16 juin 1882), imprimé dans : Impressions de voyage en Suisse, L’âge d’Homme, Lausanne,1985, 83, cité d’après Saint Girons 2005, 97. 4 Longinus (grec : Λογγῖνος Longĩnos), De sublimitate (Περὶ ὕψους Perì hýpsous). Cet ouvrage a été tout d’abord attribué au philosophe médiéval Cassius Dionysius Longinus (213–273), puis à Denys d’Halicarnasse (1er siècle av. J.-C.). Source : Grube 1957, chap. XVIII. 5 Longinus, « Traité du sublime ou du merveilleux dans le discours », dans : Nicolas Boileau Despréaux, Œuvres diverses du sieur D *** avec le traité du sublime ou Du merveilleux dans le discours. Traduit du grec de Longin, 1674 [=Longinus 1674], chap. I (préface). 6 Ibid., chap. I (préface). 7 Ibid., chap. VI, « Les cinq sources du grand » : les cinq sources du grand sont : l’élévation de l’esprit, le pathétique et l’enthousiasme, les figures tournées d’une certaine manière, la noblesse de l’expression, la composition et l’arrangement des paroles dans toute leur magnificence et leur dignité. 8 Ibid., chap. VI, « Les cinq sources du grand ». 9 Ibid., chap. XVIII, « Les hyperbates ». 10 Marjorie Hope Nicolson, William Cronon (éd.), Mountain gloom and Mountain Glory. The Development of the Aesthetics of the Infinite (1959), University of Washington Press, Seattle, Londres, 1997, 31 sq. 11 Longinus (1674) 2018, chap. I (préface). 12 Cf. William Barton, Mountain Aesthetics in Early Modern Latin Literature, Routledge, 2017. 13 François Pétrarque, L’ascension du mont Ventoux (1364), traduction de Victor Develay, Paris, Librairie des Bibliophiles 1880 [=Pétrarque (1364) 1880], 18. 14 Ibid. 21 | 15 Ibid. 22 | 16 Ibid. 30 17 Heinz Hofmann, « War er oben der nicht? », dans : Neue Zürcher Zeitung, 24.12.2011. Neue Zürcher Zeitung, 24.12.2011 : Hofmann montre que la lettre de Pétrarque n’a pas été écrite juste après l’ascension mais bien des années plus tard : « La symbolique théologique et philosophique, le dense entrelacs d’allégories littéraires qui caractérise cette lettre impliquent un développement intellectuel que Pétrarque n’a achevé que vers 1352/53. » 18 Pétrarque (1364) 1880, 31. 19 Ibid. 20 Ibid. 21 Ruth, Dieter Groh, Weltbild der Naturan-
eignung, zur Kulturgeschichte der Natur, Suhrkamp, Francfort/M, 1991, 36. 22 Ibid., 112. 23 Conrad Gessner, « Libellus de lacte et operibus lactariis », Zurich 1541, cité d’après : Jens Awe, « Berge mit Licht- und Schattenseiten » (2007), dans : Walter Regel, Hartmut Köhler (éd.), …Hoch gerühmt … fast vergessen … neu gesehen …, Der italienische Maler und Poet Salvador Rosa. Studien zur Neubewertung, Königshausen u. Neumann, Wurtzbourg, 2007, 88, latin : « […] monitium moles immensa spectaculo admirari et caput tanquam inter nubes attollere ? » 24 Ibid. 88, latin : « Nescio quo pacto altitudine stupenda mens percellitur, raptiurque in summi illius architecti considerationem. » 25 Ibid., 89, latin : « Quod quaeso aliud intra naturae quidem limites, honestius, maius & omnibus absolutius numeris oblecta-mentiens genus inuenies ? ». 26 Ibid., 89. 27 Johannes Conrad Gessner, Ein Beytrag zur Geschichte des wissenschaftlichen Strebens und der Glaubensverbesserung im 16. Jahrhundert. Aus den Quellen geschöpft v. Johannes Hanhart, Steinerische Buchhandlung, Winterthour, 1824, 179 sq. 28 Cf. Sophie Linon-Chipon, Daniela Vaj, Relations savantes : Voyages et discours scientifiques, Pups 2005, 182 sq : Gessner s’intéressait à la Cosmographia universalis (Sebastian Münster, éd. Henri Petri, 1572), qui rassemblait toutes les informations relatives à la Terre comme les cartes, les instruments de mesure et les conclusions scientifiques, mais il n’avait pas été invité à participer à ce travail. 29 Saint Augustin, dans : Pétrarque 1880, 31. 30 Cf. Dimitris Levitin, Ancient Wisdom in the Age of the New Science, Cambridge University Press, 2015. 31 Francesco Robertello, Dionysi Longini rhetoris praestantissimi liber de grandi sive sublimiorationis genere; cum adnotationibus, Bâle 1554. Réédition (et traduction du grec ancien au latin) et notes critiques aujourd’hui perdues sur le Peri hypsous de Longin. 32 John Milton, Paradise Lost, a poem in twelf books (1667), Birmingham, imprimé par John Baskerville pour J. and R. Tonson, Londres (1667), 1758, livre VII, 409, ligne 465 : « Whether in Heav’n or Earth, for then the Earth Shall all be Paradise, far happier place Than this of Eden, and far happier days. » et : livre XII, 414, ligne 585 : « Of all the rest : than wilt thou not be loath To leave this Paradise, but shalt possess A Paradise within thee, happier far. » 33 Thomas Burnet, The Theory of the Earth, containing an Account of the original of the Earth, and of the general changes which it Hath Already Undergone, Or is to Undergo Till the Consummation of All Things (1681/89 lat. ; 1684/90 angl.), imprimé par R.N., 3e éd.,
Londres 1697 [=Burnet (1684) 1697], tome 4. 34 L’ouvrage de Burnet suscita toutefois quantité de critiques. Newton lui-même lui écrivit pour lui demander d’étayer sa cosmogonie spéculative par une thèse scientifique (concernant la durée des jours), ce que Burnet refusa résolument. 35 Ibid., 53. 36 Ibid., 47. 37 Ibid., 95. 38 Ibid., 100. 39 Ibid., 98. 40 Ibid., 96. 41 Ibid., 94. 42 Ibid., 94 sq. 43 Ibid., 100. 44 Cf. Gilbert Paul, John Dennis, His Life and Criticism, Colombia University Press, New York 1911; voir aussi : Hope Nicolson 1974. 45 John Dennis, Miscellanies, in Verse and Prose, imprimé pour James Knapton, Crown in St. Pauls Church-Yard, Londres, 1693, 138. 46 Ibid., 139. 47 Ibid., 134. 48 Ibid., 134. 49 Ibid., 138 sq. 50 Ibid., 139. 51 Ibid., 139. 52 Andrew Ashfield, Peter De Bolla (éd.), The Sublime : A Reader in British EighteenthCentury Aesthetic Theory, Cambridge University Press, 1996, 60. 53 Ibid. 54 Anthony Ashley Cooper, 3rd Earl of Shaftesbury, The Moralists, a Philosophical Rhapsody (1709), tome. III, sect. 1, dans : Standard-Edition, Wolfram Benda [ed.], Christine Jackson-Holzberg, Patrick Müller, Friedrich A. Uehlein. Frommann-Holzboog, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1981 [=Shaftesbury (1709), 1981], tome II, 1, 299. 55 Ibid., tome II, 1, The Moralists, III, 1310 . 56 Ibid., tome II, 1, The Moralists, III, 1, 310 sq. 57 Ibid., tome II, 1, The Moralists, III, 1, 312 : italiques de Shaftesbury. 58 Ibid., tome II, 1, The Moralists, III, 1390. 59 Ibid., tome II, 1, The Moralists, III, 1, « Meditation », 346. 60 Ibid., tome II, 1, The Moralists, III, 1, « Meditation », 308 : « The wildness pleases. We seem to live alone with Nature. We view her in her inmost Recesses, and contemplate her with more Delight in these original Wilds, than in the artificial Labyrinths and feigned Wildernesses of the Palace. The Objects of the place, the scaly Serpents, the savage Beasts, and poisonous Insects, how terrible soever, or how contrary to human Nature, are beauteous in themselves, and fit to raise our Thoughts in Admiration of that Divine Wisdom, so far superior to our short Views. » 61 Ibid., tome II, 1, The Moralists, II, 5, « Atheisms from Superstition », 239. 62 La revue The Tatler avait été fondée par Sir Naissance du sublime alpin
52
Richard Steele en 1709 (elle cessa de paraître en 1711). Addison y publia de nombreux articles. 63 Joseph Addison, The Tatler, n° 161, 20 avril 1710, 157. 64 Ibid., 158. 65 Ibid., 158. | 66 Ibid., 158. 67 Horace-Bénédict de Saussure, Voyage dans les Alpes, sur l’histoire naturelle des environs de Genève, tome 1, 2e partie, Voyage autour du Mont-Blanc, Neuchâtel, Samuel Fauche 1779 [= Saussure 1779] 68 Ibid., 408. 69 Ibid., 247. 70 Ibid., 495. Explications du tableau VIII. 71 Saussure 1779, Préliminaire, XV/XVI. 72 Cf. Vanessa L. Ryan, « The Physiological Sublime: Burke’s Critique of Reason », dans : Journal of the History of Ideas, tome 62, n° 1, 2001, 265–279. 73 Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757), Baldine Saint Girons (trad. et éd.), Vrin, Paris 2009 [=Burke (1757) 2009], 117. 74 Ibid., chapitres de la deuxième partie. 75 Ibid., 143. 76 Ibid., 144. 77 Ibid., 146. 78 Addison compare le panthéon romain à une cathédrale gothique : cette dernière, pourtant de plus grande dimension, paraît nettement plus petite que le Panthéon, à cause de son ornementation surabondante. Cf. Burke (1757) 2009, 146. 79 Le peintre Wenceslaus Hollar, originaire de Prague, avait déjà réalisé en 1647 un tableau panoramique depuis le sommet d’un clocher et l’avait intitulé « Long View of London from Bankside ». Ce tableau se composait de six estampes, dont l’assemblage mesurait 2,7 mètres. Il était cependant présenté à plat et non dans une pièce ronde. 80 Kant, « Handschriftlicher Nachlass, Erste Einleitung in die Kritik der Urteilskraft » dans: Akademieausgabe von Immanuel Kants Gesammelten Werken. Bände und Verknüpfungen zu den Inhaltsverzeichnissen (1789), Korpora 2018 [=Kant (1789) 2018], chap. X. « Von der Nachsuchung eines Prinzips der technischen Urteilskraft », 238. (T.A.D.) 81 Ibid., 238. 82 Ibid., 238. 83 Kant (1790) 1846, « Du sublime dynamique de la nature », § 28, « De la nature considérée comme une puissance », 169. 84 Ibid., § 23, « Passage de la faculté de juger du beau à celle de juger du sublime », 140. 85 Ibid., § 27, « De la qualité de la satisfaction attachée au jugement du sublime », 160 sq. 86 Ibid., § 28, « De la nature considérée comme une puissance », 168. 87 Ibid., 168 sq. 88 Ibid., 169 sq. 89 Ibid., 181.
53
Naissance du sublime alpin
90 Ibid., 182. 91 Friedrich Schiller, Vom Pathetischen und Erhabenen. Schriften zur Dramentheorie, Klaus L. Berghahn (éd.), Reclam n° 18673, 2009, 99 sq. 92 Ibid., 105. 93 Ibid., 104. 94 Cf. Charles Watkins, Ben Cowell, Uvedale Price (1747–1829) : Decoding the Picturesque The Boydell Press, Woodbrigde, 2012. 95 Uvedale Price, Essays on the picturesque, as compared with the sublime and the beautiful: and, on the use of studying pictures, for the purpose of improving real landscape (1796) imprimé pour J. Mawman, Londres 1810 [=Price (1796) 1810], tome 1, Google Books 2012. 96 Gerhard Hard, « Zu Begriff und Geschichte der “Natur“ in der Geographie des 19. und 20. Jahrhunderts », dans : Natur als Gegenwelt, Karlsruhe 1983 : expression du XVIIIe siècle : « un paysage qui avait l’air d’avoir été inventé par Claude Lorrain. » 97 Price (1794) 1810, 84. (T.A.D.) 98 Ibid., 84. (T.A.D.) 99 Ibid., 86. (T.A.D.) 100 Ibid., 87 : « Astonishment is that state of the soul, in which all its motions are suspended with some degree of horror: the sublime also, being founded on ideas of pain and terror, like them operates by stretching the fibres beyond their natural tone. The passion excited by beauty, is love and complacency; it acts by relaxing the fibres somewhat below their natural tone, and this is accompanied by an inward sense of melting and languor. » (T. A.D.) 101 Ibid., 88. (T. A.D.) 102 Ibid., 89. (T. A.D.) 103 Anno Mungen, Bilder-Musik. Panoramen, Tableaux vivants und Lichtbilder als multimediale Darstellungsformen in Theater- und Musikaufführungen vom 19. bis zum frühen 20. Jahrhundert, 2 vol., Gardez Verl., Remscheid, 2006. 104 Siegfried Kracauer, « Die Reise und der Tanz » (1925), dans: Das Ornament der Masse, Suhrkamp, Francfort/M, 1977, 41.(T. A.D.) 105 Marc Twain, A Tramp abroad (1880), American Publishing Company, Chatto & Windus, Londres, Projekt Gutenberg, chap. « Meeting a Hog on a Precipice ». 106 George Sand, Histoire de ma vie (1847– 1855), 1856, tome VIII, chap. X, 120 sq. 107 Siegfried Kracauer, « Berg- und Talbahn », dans : Aufsätze 1927–1931, Suhrkamp, Francfort/M, 1990, 117 sq. 108 Michel Foucault, Le corps utopique, suivi de Les Hétérotopies (1966), Nouvelles Ed. Lignes, Paris, 2009, 10 sq. 109 Jean-François Lyotard, « Le sublime et l’avant-garde », dans : L’Inhumain : Causeries sur le temps, Galilée, Paris, 1988, 101 sq. 110 Odile Lesaffre, « Une fête révolutionnaire en province : la fédération de Lille (6 juin 1790) »,
dans : Michel Vovelle (éd.), Les images de la Révolution Française, France XIX-XX, Publications de la Sorbonne, 1982, 149. 111 Christian Taillard, « Le mobilier de la cathédrale St. André de Bordeaux, du milieux du XVIIIe siècle au milieu du XIXe siècle », dans : Agostino, V. Marc (éd.), La cathédrale Saint-André, reflet de neuf siècles d'histoire et de vie bordelaises, Presses Universitaires de Bordeaux, 2001, 134. 112 Sylvia Pressouyre, « Brongniart à Bordeaux et à La Réole (1793 –1795) », dans : Bulletin Monumental, tome 124, n°1, année 1966, 87 sq. 113 Klaus Albrecht Schröder, Maria Luisa Sternath-Schuppanz (éd.), Von der Schönheit der Natur. Die Kammermaler Erzherzogs Johann, Albertina Verl., Vienne, 2015, 82. 114 Cf. Stephan Oettermann, The Panorama : History of a Mass Medium, Zone Books, New York 1997, 7. 115 Ibid. 116 Louis Daguerre, Historique et Description des procédés du Daguerréotype et du Diorama par Daguerre, Paris, Ed. Suisse Frères, 1839, 75 sq. 117 Gaspard Vallette, Le Village Suisse à l’Exposition nationale suisse, éd. Commission du Village Suisse, Genève, 1896. 118 Annie-Paule Quinsac, « Der Fall Segantini. Schwankungen in der Rezeptionsgeschichte und die Bedeutung seines Werkes heute », dans : Giovanni Segantini. 1858–1899, catalogue d’exposition, Kunsthaus Zürich, 1990, 21. 119 Jeffrey Stanton, Coney Island, 1997 (18.11.2010), URL: http://www.westland.net/ coneyisland/articles/independentrides.htm 120 Rem Koolhaas, New York délire, Parenthèses, Paris, 1978, 61. 121 Gian-Marco Jenatsch, « Maschine und Kaaba » (Hoher Kasten und Peak Gornergrat), dans : WBW n° 10, 2004, 91. 122 Valerio Olgiati, cité d’après Laurent Stalder, Sandra Bradvic, dans : Valerio Olgiati, Englisch Texts, Quart Publishers, 2014, 8 sq. file:///C:/Users/stacher/Downloads/Valerio_ Olgiati_E_ES.pdf
Andrea Deplazes et Studio Monte Rosa EPF Zurich, refuge du mont Rose, 2009.
2
Cristal, cristallisation On retrouve ainsi dans certains édifices la finitude eurythmique des cristaux et d’autres formes parfaitement régulières de la nature (comme les tumulus ou les pyramides).
So ist bei gewissen Bauwerken die eurythmische Abgeschlossenheit der
Microcosmes existant entièrement
Krystalle und andrer vollkommen regelmäßiger Formen der Natur wieder-
en eux-mêmes, symboles de l’univers,
zufinden [wie Grabkegel und Pyramiden …]. Sie sind […] als vollständig
qui ne connaît rien d’extérieur à
für sich bestehende Mikrokosmen, als Symbole des Alls, das nichts außer
lui-même, ils impressionnent
sich kennt […], sehr eindrucksvoll.
profondément.
Gottfried Semper, Der Stil, 1, Textile Kunst, Prolegomena, 1860, XLIII
L’époque romantique a projeté la dimension métaphysique
et écrivains, qui vers 1900 ont créé de nombreuses cosmogo-
et infinie du sublime sur un petit objet métaphorique : le cris-
nies utopiques ou mystiques autour du cristal. Le cristal, qui
tal. L’évolution du sentiment métaphysique du sublime dans
se caractérise par sa géométrie si particulière, permet alors
le romantisme n’a pas été seulement décisive pour la trans-
aux architectes de donner forme à la conception cosmique et
formation de notre conception de la nature, mais aussi pour
métaphysique de la nature, ou d’exister formellement au sein
la « création artistique » dérivée du concept de nature. Le re-
de la « nature sauvage » en intégrant l’architecture à la
gard sublime sur les « montagnes sauvages » avait fait naître
« création abstraite ». Au XIXe siècle, le « principe cristallin »
l’aspiration à saisir la nature par l’art, mais aussi à lui donner
est devenu un topos majeur de l’histoire de l’art dans l’espace
forme, par l’architecture. Le cristal est alors devenu le sym-
germanophone ; mais les conditions qui ont permis cette
bole d’une explication du plan structurel du monde fondée
évolution ont été posées bien avant.
sur la structure et la croissance (une cosmogonie). Dans ce processus, la technique, partie intégrante du projet créateur, s’est vu attribuer un rôle central1. La dimension cosmique et
Le cristal dans l’histoire culturelle
géométrique du cristal a été thématisée par Gottfried Semper (1803 –1879), qui écrivait dans l’introduction à son ouvrage
Depuis l’Antiquité, le cristal avait une dimension transcen-
principal Le style paru en 1860 : « On retrouve ainsi dans
dantale, mais aussi géométrique et mathématique, par la-
certains édifices la finitude eurythmique des cristaux et d’au-
quelle on tentait de saisir les lois régissant le cosmos. Chez
tres formes parfaitement régulières de la nature [comme les
Platon, la quintessence trouvait son symbole géométrique
tumulus ou les pyramides]. Microcosmes existant entièrement
dans le dodécaèdre régulier, le cristal parfait à douze faces.
en eux-mêmes, symboles de l’univers, qui ne connaît rien
Aristote appelait la quinta essentia l’éther3, support de lumière,
d’extérieur à lui-¿même, ils impressionnent profondément ».
chaleur vitale. Pour les alchimistes, la quintessence était le
Cette dimension symbolique a fasciné les architectes, artistes
produit d’une extraction : la matière pure, qui représentait le
2
55
Arnold Fanck, « La montagne sacrée », 1926, Karl (Luis Trenker) dans la tour de glace, photo d’une scène du film.
« Portrait de Fra Luca Pacioli étudiant un cristal » (en bas), extrait (en haut), vers 1495.
monde dans sa totalité et
Johann Gottfried Herder, dans ses Idées pour une philosophie
l’essence fondamentale de
de l’histoire de l’humanité (1784-91), décrivait la cristallisation
toutes les matières , macro-
comme un acte de création s’exprimant en structures géo-
cosme et microcosme tout à
métriques :
la fois, et son symbole était
« La chaîne incommensurable descend depuis le Créateur
le cristal. Léonard de Vinci
jusqu’au germe d’un grain de sable ; car même ce dernier a
(1452–1519), élève du ma-
sa figure déterminée, qui approche souvent des plus belles
thématicien Fra Luca Pacioli,
cristallisations. […] Il fallut une action du feu et du froid plus
illustra pour son maître De
puissante et plus pure encore pour la cristallisation, qui ne
Divina Proportione, une
se modèle point sur la forme des coquillages, telle que la
étude parue en 1509 traitant
présentent les fractures du silex, mais plutôt sur les angles
des proportions parfaites
géométriques5. »
(divines), qui abordait l’en-
Dans son fragment de roman intitulé L’homme qui voyait des
4
semble des structures cristallines. Il étudia les formes des
fantômes (1787– 1789), Friedrich Schiller considère le cristal
cinq corps platoniciens en les associant aux quatre éléments
comme le fragment d’un plan de construction universel.
terrestres (feu : tétraèdre, eau : icosaèdre, air : octaèdre,
Schiller évoque la manière dont l’homme s’efforce de déduire
terre : cube), le cinquième corps correspondant à l’univers
le Créateur de sa propre essence, et illustre sa pensée par le
entier, la quintessence.
cristal, dont le projet de monde, par analogie, ne pourrait être que la cristallisation :
Le cristal, plan structurel
« Donnez au cristal la faculté d’imaginer, et son projet suprême
En raison de sa matrice parfaitement géométrique et de son
de monde sera la cristallisation, sa divinité sera la plus belle
plan de construction intrinsèque définissant son processus de
forme de cristal6. »
croissance, le cristal a été considéré comme le microcosme
Kant lui aussi, dans sa première introduction à la Critique du
d’un ordre universel suprême. À l’époque des Lumières,
jugement (1790), fait référence au cristal car celui-ci, à l’instar d’autres systèmes élaborés, naît d’un processus de croissance préprogrammé de la nature ; c’est un système, une technique, et donc aussi un art : « La nature procède de manière mécanique, comme simple nature, au regard de ses produits vus comme des agrégats ; mais au regard de ces mêmes produits vus comme systèmes, par exemple les formations cristallines, toutes formes de fleurs, ou la structure interne des végétaux et des animaux, elle procède de manière technique, c’est-à-dire en même temps comme art7. » L’empathie avec la nature, premier pas vers la théorie cristalline de l’art À l’époque des Lumières, l’art ne vise plus tant l’imitation la plus parfaite possible de la nature (mimesis) que son interprétation, que Kant attribue au génie de l’artiste. Dans sa théorie esthétique, la Critique du jugement, il se détache du principe de la mimesis pour situer le processus de création à l’intérieur du sujet : la nature, selon lui, est interprétée par
Cristal, cristallisation
56
le génie (la sensibilité) de l’artiste, l’entendement et le goût
ainsi les bases de la théorie de l’empathie dans laquelle les
servant de médiateurs entre la nature et l’art. Par génie, Kant
romantiques voyaient l’impulsion de la création artistique,
entend un talent (un don naturel) « qui donne à l’art sa règle ».
la dimension cosmique jouant ici un rôle important.
Dans la mesure où « il appartient [lui-même] à la nature », le
Robert Vischer (1877–1933) a forgé le terme d’« Einfühlung »
génie est « la qualité innée de l’esprit (ingenium) par laquelle
(empathie), faculté de se projeter à l’intérieur d’un sujet (ou
la nature donne la règle à l’art8 ». À la virtuosité artistique et
d’un objet) qu’il définissait comme un acte psychique consis-
technique de la mimesis, Kant substitue la nature humaine,
tant à emplir les phénomènes sensibles extérieurs de contenus
qui se fait médium entre la nature et l’art par le biais de la
mentaux11. Theodor Lipps (1851–1914) a repris ce concept en
sensibilité, de l’interprétation.
théorisant la réception psychique de l’œuvre d’art, dans la-
L’élargissement kantien du Je de la contemplation sublime
quelle le Je fusionne avec l’objet regardé, suscitant le plaisir
de la nature peut être considéré comme le fondement de
esthétique12. Le regard empathique et métaphysique sur la
l’« empathie » (Einfühlung) avec la nature qui en découle et
nature est transposé de la nature à l’art, et devient un aspect
apparaît au XIX siècle dans l’histoire de l’art allemande.
important de la théorie de l’art dans le romantisme allemand.
e
« Le voyageur contemplant une mer de nuages » (1818), de Caspar David Friedrich, peut être considéré comme l’expression de ce regard sur la nature empreint de sentiments, le
Le cristal dans la théorie de l’art
spectateur ressentant par l’intermédiaire de la figure du marcheur la vue sur les montagnes, dans lesquelles il se projette.
Au XIXe siècle, le cristal s’impose comme thème majeur de la
Tandis que l’époque des Lumières mettait au premier plan
théorie de l’art. La quête artistique cristalline repose sur une
l’homme agissant selon les règles de la morale, faisant de lui
dimension cosmique que l’on retrouve aussi dans le sublime.
le fondement d’une société éclairée, avec le romantisme,
Le médiateur est alors l’homme sensible, doué et inspiré, le
l’homme se replie sur son propre moi qui tente avec force
philosophe, l’artiste ou l’architecte entrant en empathie avec
sentiments de ne faire qu’un avec la nature (et le cosmos).
la nature pour faire acte de création à partir d’elle. Les débats
Arthur Schopenhauer (1788 –1860) s’appuie sur le principe
esthétiques entre philosophes allemands influencent la théorie
kantien de la contemplation sublime de la nature, mais rem-
de l’art et par conséquent aussi la création artistique, en
place l’élévation de soi au-dessus des forces naturelles au
donnant au cristal une signification centrale.
moyen de la raison par une fusion contemplative avec la nature.
Friedrich Wilhelm Schelling (1775 –1854) part de l’hypothèse
Cette union peut conduire au dépouillement (en grec Kénoô κενόω qui signifie « vider ») extatique de soi, une exaltation
que la nature peut être saisie dans sa structure par l’art, et
induite par la méditation contemplative. Dès lors, l’observa-
cristal incarne à ses yeux une loi formelle suprême unissant
teur n’est « plus un individu, c’est le sujet connaissant pur, af-
la nature et l’art. La relation mimétique entre art et nature
franchi de la volonté, de la douleur et du temps ».
reste intacte, mais reçoit une interprétation nouvelle, celle
Schopenhauer cite Lord Byron (1788 –1824), qui de retour de
d’une analogie entre processus créatif et croissance, comme
son Grand Tour demande : « Are not the mountains, ways
Regine Prange l’a formulé avec pertinence13. Cette comparai-
and skies, a part of me and of my soul, as I of them ? »
son entre processus de création artistique et croissance natu-
Le romantisme exalte la dimension métaphysique du su-
relle permet de réunir l’art et la nature.
blime, qui repose sur la fusion avec la nature. Dans la se-
Aloïs Riegl (1858 –1905) voit dans la cristallisation « la loi fon-
conde moitié du XIX siècle, Gustav Theodor Fechner
damentale selon laquelle la nature donne forme à la matière
(1801–1887) introduit une idée empathique d’« âme univer-
morte » et en déduit une « volonté artistique cristalline »
selle ». Tirés de l’idée d’une nature animée dans son entier,
(kristallines Kunstwollen, par laquelle il entend la création
cette âme pénétrant aussi bien les êtres vivants comme les
artistique), qui en unissant la raison à la matière aboutit à une
humains, les animaux et les plantes que les objets inorga-
« quête de béatitude ». La dimension métaphysique du cristal
niques, jusqu’aux atomes et aux corps célestes . Il fournit
devient le symbole de la Création, les structures cristallines
9
e
10
57
Cristal, cristallisation
compare la croissance naturelle à la création artistique. Le
Leonardo da Vinci, première illustration imprimée d’un rhombicuboctaèdre, dans : De divina proportione, 1509.
de croissance, qui obéissent
à la position de l’observateur, en se demandant quel était
à un principe géométrique,
l’effet produit par les cristaux, de l’intérieur et de l’extérieur.
étant considérées comme
De ces structures cristallines, il déduisit la composition symé-
l’expression de la totalité
trique de l’eurythmie, par laquelle il entendait « le principe
cosmique .
d’organisation des formes parfaitement achevées, indiffé-
Au début du XXe siècle,
rentes à l’extérieur ». Leur caractéristique serait d’avoir « un
Wilhelm Worringer (1881–
lien immédiat avec elles-mêmes seulement », et d’être dispo-
1965) dans sa thèse intitulée
sées tout autour d’un noyau ou d’un centre : « L’eurythmie
Abstraction et Einfühlung
consiste en un alignement fini de portions d’espaces de
(1907) affirme une sépara-
forme identique », qui peuvent présenter deux ou trois
tion nette entre le principe
dimensions :« Dans le cas du cercle […] ou de la sphère,
d’empathie et l’abstraction
conçus comme polyèdres ayant une infinité de facettes, cette
cristalline, par laquelle le
régularité devient uniformité absolue, et c’est pourquoi ces
cristal devient une forme
formes ont été considérées depuis la nuit des temps comme
14
d’expression propre dans l’art et l’architecture. Il s’inspire de
les symboles de l’absolu et de la perfection15 ». Dans le cristal,
la théorie de l’empathie de Lipps, mais conteste qu’elle
tous ces facteurs coïncident en un principe d’ordre stable.
puisse être la seule à susciter le plaisir esthétique, et lui
Contrairement à la symétrie, les « formations cristallines
oppose la volonté d’abstraction de l’homme, qu’il fait dériver
régulières parfaitement closes sur elles-mêmes, qui sont de
des structures cristallines. Si l’empathie est produite par la
véritables microcosmes, tirent d’elles-mêmes leur raison
contemplation d’un paysage ou par la perte du soi grâce à
d’être, de sorte que la possibilité de leur être, fût-ce en dehors
l’effet de perspective, l’abstraction cristalline symbolise la
du monde, s’exprime dans leur forme16 ». Réfléchissant à leur
quête d’une union totale avec l’humanité, la nature et le
caractère hermétiquement clos, Semper s’interroge sur les
cosmos – et en fin de compte avec la science et la technique.
effets produits par les cristaux sur l’observateur : fondamen-
Pour Worringer, le principe d’abstraction s’incarne dans la
talement, celui-ci est exclu du principe cristallin ; mais
géométrie du cristal, sans lien avec le temps et l’espace,
lorsqu’il se retrouve au centre du cristal, il devient « inclus »,
dans laquelle il voyait une loi cosmique suprême ne reposant
« encadré ». Semper illustre le principe d’eurythmie par le
pas, à la différence de l’empathie, sur le ressenti de l’individu,
cadre. Tandis que Kant dédaignait le cadre, qui n’était à ses
mais sur une structure absolue et universelle. Sa thèse a
yeux qu’un « ornement » (parerga)17, Semper lui confère
influencé de nombreux artistes, notamment les abstraits et
une autonomie qui va bien au-delà de l’ornementation. Il ne
les expressionnistes.
s’agit pas pour lui d’un phénomène esthétique, mais bien plus essentiel, lié à la fois au parachèvement et à la mesure
Gottfried Semper, l’eurythmie cristalline : perceptions
de l’objet encadré : « Le cadre est l’une des plus importantes
depuis l’intérieur du cristal, 1858
formes fondamentales de l’art. Sans cadre, pas de tableau
Contrairement à ses contemporains, Gottfried Semper
achevé, pas de mesure du grand », car il forme « tout autour
(1803 –1879) ne s’intéressait pas à la dimension émotionnelle
de l’objet encadré une figure fermée sur elle-même18 ».
des cristaux mais à leur aspect structurel, afin d’en tirer des
Les formes cristallines, eurythmiques, incarnent pour Semper
liens avec l’espace, l’architecture et l’art. Après la construc-
un système clos sur lui-même, qui a un extérieur et un inté-
tion du Crystal Palace de Londres en 1851 et la réactivation
rieur. S’il est bidimensionnel, le sujet inclus devient un objet
de la métaphore du cristal qui s’ensuivit, Semper, qui avait
encadré. Mais s’il est tridimensionnel, cette insertion prend
connu cette construction et ressenti l’effet qu’elle produisait,
une autre signification : l’effet de perspective est aboli
tenta de saisir la nouvelle sensation d’espace suscitée par la
lorsque l’observateur se trouve au centre géométrique d’une
dématérialisation des parois et des plafonds. Il étudia la géo-
structure cristalline eurythmique. Semper a sûrement fait lui-
métrie des formes cristallines, s’intéressant plus particulièrement
même l’expérience de ce type de perception en aménageant
Cristal, cristallisation
58
les sections consacrées à la Turquie, à l’Égypte, à la Suède et
principe cristallin a pu inspirer des structures formelles ou
au Danemark pour l’exposition mondiale au Crystal Palace.
être symboliquement associé à une forme existante, comme
S’il n’a pas décrit lui-même ce qu’il a pu ressentir à cette oc-
ce fut le cas avec le « gothique cristallin » (comme on l’appe-
casion, d’autres contemporains s’en sont fait les témoins, par
lait à cette époque). C’est donc la forme qui a permis d’ins-
exemple Lothar Bucher, dont le récit de 1861 insiste surtout
taurer un lien immédiat entre le principe cristallin et l’art ou
sur la surprise due à l’absence de l’effet de perspective :
l’architecture.
« Nous voyons un fin réseau de lignes symétriques, mais sans aucun repère pour apprécier l’éloignement de ces lignes par
De la cathédrale gothique cristalline au palais de cristal
rapport à nos yeux ni la taille réelle de ses mailles. Les parois
pour le peuple
latérales sont trop distantes pour pouvoir être embrassées
Karl Friedrich Schinkel et Caspar David Friedrich peignaient
d’un même regard, et au lieu de rencontrer le mur d’en face,
des cathédrales « cristallines gothiques » (comme on les ap-
l’œil balaie une perspective infinie dont la hauteur s’estompe
pelait alors), symboles nostalgiques d’une identité allemande
dans un fin brouillard bleu […] », tandis que les poutres se
qu’il fallait créer après la fondation de la Confédération ger-
fondent visuellement « dans un lointain arrière-plan où dispa-
manique (qui avait vu le jour en 1815 afin de mettre un terme
raît toute dimension physique, jusqu’à la ligne, et où ne reste
aux guerres nationales à répétition). En ces temps agités,
plus que la couleur19 ».
Schinkel peignait des paysages urbains utopiques, idéaux, en
La foule s’écoule dans cet « espace infini » que Bucher com-
se réappropriant le symbole passéiste de l’église « gothique
pare à un « morceau de songe de nuit d’été en plein soleil
cristalline » afin de l’investir d’une dimension identitaire pour
de midi ». Le principe eurythmique de Semper semble ici
la nouvelle nation allemande (citons par exemple la « Cité
avoir trouvé son incarnation spatiale en trois dimensions,
médiévale au bord d’un fleuve », ou l’« Église gothique sur
le lieu permettant de faire l’expérience du cristal depuis
un rocher au bord de la mer » de 1815). Caspar David
l’intérieur de celui-ci.
Friedrich peignait lui aussi des cathédrales gothiques, édifices presque translucides, cristallins, dont on ne fait que deviner
Le cristal dans l’architecture – l’architecte, créateur utopiste
la silhouette dans les nuages (« Croix et cathédrale dans la montagne », 1812, ou « La cathédrale », 1818). Dans son tableau intitulé « La mer de glace », peint en 1823-24, qui représente un amoncèlement profondément dynamique de
« La lumière veut pénétrer tout l’univers– et vit dans le cristal »
blocs de glace, ce principe cristallin s’exprime avec une
Paul Scheerbart, citation gravée sur la corniche du Pavillon de verre de
monumentalité encore plus affirmée. Un siècle plus tard, en
Bruno Taut, 1914
1922, Walter Gropius a repris ce dynamisme et ces formes
20
expressives pour son « Monument aux morts de mars », un Avant que le cristal ne donne naissance à des formes archi-
hommage aux ouvriers en grève assassinés par les putschistes
tecturales (au sens formel et géométrique), par exemple dans
nationaux-socialistes le 15 mars 1920, conçu à la demande
les projets de Bruno Taut, son principe formel a été projeté
de l’Entente syndicale. Selon Gropius, ce monument devait, «
au XIX siècle de façon rétrospective sur l’architecture gothique.
tel un éclair jaillissant de la tombe, symboliser l’esprit de vie ».
L’art trouvait dans le cristal une possibilité de styliser l’expé-
Au début du XXe siècle, les nostalgies identitaires nationales
rience d’une « nature idéale » – et de l’instrumentaliser à des
projetées jusqu’alors sur les cathédrales « gothiques cristal-
« fins supérieures ». À l’instar du sublime, le principe cristallin
lines » sont transposées vers des utopies politiques cos-
a lui aussi été récupéré à des fins politiques et idéologiques.
miques revendiquant le progrès, la démocratie et la paix.
Tandis que le sublime, à l’époque des Lumières, était érigé
Avec les avancées techniques (par exemple l’invention de la
en principe de liberté, le cristal a tout d’abord été chargé de
brique de verre, qui confère à ce matériau de nouvelles pro-
significations visionnaires nationales, puis de désirs utopiques.
priétés structurelles), ces tendances ont trouvé de nouvelles
Contrairement au concept du sublime, dénué de forme, le
expressions formelles. Le cristallin se hisse au rang de symbole
e
59
Cristal, cristallisation
Bruno Taut (1880–1938), Pavillon de verre, Kölner Werkbundausstellung, vue extérieure (en haut) et espace intérieur avec escalier en cascade (en bas), 1914.
expressionniste, avec du verre multicolore censé faire l’effet d’un kaléidoscope enchanteur. Le programme évolue lui aussi : la fonction auparavant dévolue à l’église est reportée vers les lieux de rassemblement du peuple autour de l’art, de la culture et de la science, ces lieux continuant toutefois à être emprunts de « recueillement » et de « quête d’absolu ». Adolf Behne, historien de l’art allemand, constate à ce propos en 1915 que la cathédrale est « libérée de tout lien avec une finalité », et doit donc être conçue comme l’expression d’une « ivresse artistique », d’un « désir suprême de construction ». Ce déplacement de l’église vers l’architecture de verre d’inspiration cristalline se manifeste par exemple dans cette phrase de Paul Scheerbart, « La cathédrale gothique est le prélude à l’architecture de verre21 », qu’il rêve de voir se diffuser aux quatre coins de la planète, car alors nous aurions « un paradis sur terre et nous n’aurions plus besoin de chercher désespérément le paradis dans les cieux » (portrait 10). Cette vision s’est concrétisée pour la première fois dans le pavillon construit en mai 1914 par Bruno Taut pour l’exposition du Deutscher Werkbund à Cologne, en étroite collaboration avec Scheerbart. Ni nature, ni artefact, ce bâtiment ressemblait à une montagne de cristal vue de l’intérieur : le visiteur y entrait par un socle de béton sur la corniche duquel figurait une phrase de Scheerbart : « Sans un palais de verre, la vie n’est qu’un fardeau. Le verre multicolore détruit la haine. » Un escalier le conduisait ensuite sous la coupole supérieure, dont les losanges translucides, de couleur blanche, laissaient entrer une lumière laiteuse. Un trou central dans le sol en mosaïque de verre ouvrait la vue sur la pièce du dessous, au centre de laquelle se trouvait une cascade éclairée de couleurs vives. De nouveau, un escalier de verre menait les visiteurs vers le niveau inférieur, où ils étaient surpris par les couleurs éclatantes de la pièce. En sortant, leur regard tombait sur un grand kaléidoscope dont les fragments de verre en perpétuel mouvement avaient un effet hypnotique. La lumière était fragmentée en une infinité de points de couleur
10
utopique, le verre prenant une importance de premier plan
qui dansaient sur les murs. Le visiteur se retrouvait à l’inté-
comme matériau d’avenir d’une architecture visionnaire.
rieur d’un cristal transparent animé de couleurs lumineuses ;
Le « gothique cristallin » sert encore de modèle, mais les ar-
il était à la fois enchanté, étonné et déstabilisé, car sa per-
chitectes cherchent avant tout à s’affranchir de son langage
ception spatiale était bouleversée22. Cette création suscita
formel pour aller vers de pures formes cristallines, en s’ap-
l’enthousiasme et le Pavillon de verre fut qualifié de « joyau »,
puyant sur l’architecture de Joseph Paxton et de son Crystal
de « fontaine de jouvence des sensations ». En 1915,
Palace. Ils développent un nouveau langage formel cristallin,
Adolf Behne évoqua dans la revue Kunstgewerbeblatt la
Paul Scheerbart, Architecture de verre, 1914 60
« délicatesse florale » de cette construction, sa « spiritualité
formes géométriques de la nature en cherchant non seulement
insaisissable », qui donnait à voir « la beauté séduisante de
à les reproduire, mais aussi et surtout à les « rendre parfaites ».
l’idéal dans un ravissant éclat de verre » :
Le processus créatif, qui loin de se cantonner à l’art s’étend
« La quête désirante de pureté et de clarté, de luminosité
alors à la nature, s’apparente à une purification : une
éclatante, d’exactitude cristalline, de légèreté immatérielle,
recherche de la forme pure, de la quintessence, du cristal.
d’infinité de la vie, a trouvé pour s’accomplir le verre – la
Dans cette quête d’« absolu », Bruno Taut, dans son ouvrage
matière la plus incorporelle, la plus élémentaire, la plus capa-
illustré intitulé Architecture alpine (projet 11), prévoyait d’éri-
ble d’action et la plus riche en interprétations et en sugges-
ger des pavillons de verre multicolores, mais aussi de perfec-
tions qui soit, la matière qui se fond dans le monde comme
tionner les sommets des montagnes en leur donnant des
aucune autre, qui est la moins rigide face à l’observateur, qui
formes cristallines géométriques précises. Dans cette ap-
au contraire se transforme à chaque fluctuation de l’atmo-
proche résonne la thèse de Worringer, selon lequel l’abstrac-
sphère, offre une infinité de relations, reflète le haut dans le
tion et la « régularité de la géométrie cristalline » pouvaient
bas, donne un supplément d’âme, matière pleine d’esprit et
permettre de s’arracher à la « temporalité et l’arbitraire25 ».
de vie ! Le souvenir de la splendide coupole dont la voûte
Cette idée est peut-être ce qui a poussé les expressionnistes
s’arquait comme un crâne étincelant, de l’escalier irréel,
à donner des formes cristallines à l’architecture et au paysage
céleste, que l’on descendait comme on avance dans de l’eau
de montagne. La forme choisie de l’abstraction, qui pouvait
pétillante, me saisit et ne cesse de me ravir . »
tout aussi bien être géométrique qu’organique (Taut alla
Dans le langage fleuri qui était le sien, Behne souligne le
jusqu’à imaginer des fleurs de verre pour orner les mon-
caractère « vivant » de cet édifice cristallin dont il compare la
tagnes), témoigne de cette nostalgie d’une fusion entre
coupole à un « crâne étincelant », « animé », « plein d’esprit ».
l’homme et la nature.
La qualité cristalline était perçue comme quelque chose de
Au principe d’empathie avec la nature a ainsi succédé un
vivant, en parfaite cohérence avec la découverte des cristaux
principe de transformation active, mais la dimension cosmique
liquides.
du suprême, de l’éternel et de l’infini subsiste. L’expérience
23
des limites inhérente au sublime n’est plus recherchée dans la De la Création de la nature à l’architecte Créateur
contemplation de la nature, mais dans la volonté utopiste de
La conception de la nature de Schopenhauer, le Zarathoustra
parfaire l’existant, qui se manifeste dans l’acte créateur cristal-
de Nietzsche et les récits fantastiques de Scheerbart ont inspiré
lin. Une citation de Taut l’illustre bien : « Nous sommes nous
de nombreux artistes et architectes. Wenzel Hablik, Wassily
aussi ses atomes [de la nature] et suivons sa loi – par la créa-
Luckardt et Bruno Taut imaginèrent des architectures cristal-
tion. L’admirer passivement, c’est sentimental. Créons en elle,
lines, en montagne et dans tout l’univers. Leur œuvre témoigne
avec elle, et décorons-la24 ! » L’artiste-architecte s’efforce de
de l’influence de ces philosophes, notamment de leur quête
perfectionner la nature en lui donnant des formes cristallines
cosmique et utopique d’union avec la nature, mais aussi de
et devient par là même le véritable Créateur, dont la mission
l’œuvre quasi-divine de l’artiste se mesurant aux puissances
est d’élever la nature au rang d’art suprême afin de fonder
de la nature. Les plus hauts sommets des Alpes furent jugés
une société meilleure.
idéaux pour accueillir ces palais cristallins utopiques. Les
Dans les visions expressionnistes, le cristal se retrouve élevé au
montagnes n’inspiraient cependant plus un respect solennel,
rang de cosmogonie qui englobe les montagnes, mais aussi
mais le désir de façonner la nature par des formes cristallines.
l’univers entier. La technique joue ici un rôle clé car dans cette
On peut donc constater une rupture dans la relation à la
conception, elle fait partie intégrante d’une Création désor-
nature, qui ne sert plus de modèle à un processus de création
mais humaine et non plus divine. Dans les visions de Taut, les
artistique fondé sur l’imitation, mais devient un objet auquel
avions et pistes d’atterrissage sont présents au même titre que
il convient de donner forme. La dimension cristalline devient
les fleurs de cristal et les viaducs avec harpes éoliennes.
l’essence même de la création artistique qui cherche à embellir jusqu’à la nature. L’art s’approprie les structures et Bruno Taut, Architecture alpine, 1919 61
11
Ernst Haeckel, dessin d’une radiolaria marine protozoa, acanthophracta, couverture de Kristallseelen (Âme des cristaux), 1917.
L’âme des cristaux « vivants » dans l’architecture, la danse et le cinéma
proposaient de repenser et de renouveler les règles valables jusqu’alors avec autant de radicalité que dans le champ scientifique. Le principe cristallin s’imposa comme source
Quand Otto Lehmann révéla l’existence de cristaux liquides,
d’inspiration, tant pour les aspects structurels que pour les
en 1904, la conception cosmique et émotionnelle du principe
dimensions organique et psychique.
cristallin s’enrichit d’une nouvelle idée, selon laquelle les cristaux étaient vivants. Cette idée fut développée par le natura-
Wenzel Hablik et le verre : quel formidable matériau de
liste Ernst Haeckel (1834–1919), qui avait publié en 1917 le
construction !
livre Kristallseelen (Âme des cristaux), dans lequel on trouve
« Quel formidable matériau de construction28 ! », s’exclama, ravi, le peintre Wenzel Hablik (1881–1934) dans son article « La coupole autoportante », paru en 1922 dans un numéro de la revue Frühlicht consacré à la construction en verre, et dont l’éditeur était Bruno Taut. Après avoir représenté graphiquement toutes les constructions cristallines géométriquement possibles et imaginables, il se prit à rêver d’un nouveau mode de production ; on ne tarderait pas à fabriquer du verre coloré à partir de terre (dans le système de paroi cellulaire à bulles, qui venait d’être inventé pour les bouteilles de bière), sans armature métallique visible : « Des fils de métal brillants, entourés d’une accumulation de petites bulles seront ici et là intégrés au verre comme supports constructifs ou tuyaux comme c’est
ce constat : « Toute substance a une vie, qu’elle soit orga-
12
déjà le cas maintenant dans le cristal de roche, ou les arma-
nique ou inorganique ; toutes les choses ont une âme, les
tures invisibles de fer dans le béton. Nous n’en sommes plus
cristaux comme les organismes26. » Les cristaux, jusqu’alors
très loin29. »
considérés comme inorganiques et donc sans âme, devaient
Hablik pensait que le perfectionnement technique du verre
au contraire être perçus comme des « corps naturels doués
comme matériau de construction ne tarderait pas à arriver.
de vie » et « au regard de leurs propriétés psychomécaniques,
La construction était à ses yeux un processus équivalent à la
aussi doués d’âme ». Dès lors, il ne fallait plus se contenter
cristallisation, c’est-à-dire un processus physique de mise en
de décrire et de classifier les formes cristallines, mais s’atta-
forme moléculaire dans lequel l’action « vivante » des forces
cher à « étudier leur développement ». La science nouvelle
était de nature organique : « Les nombreuses possibilités tech-
qu’il baptisa « psychologie des cristaux » devait étudier « leur
niques existantes nous autorisent en tout cas dès aujourd’hui à
comportement physique et leur comportement chimique au
parler de la "construction" comme d’une cristallisation, d’une
même titre que ceux des organismes », en examinant aussi
interaction de "molécules de diverses matières organisées par
la « direction de leurs mystérieuses forces moléculaires27 ».
des lois", en un assemblage représentant une unité. Plus les
Selon Haeckel, les « formes énergétiques » jouaient ici un
"points d'attraction" des molécules par rapport aux axes vi-
rôle essentiel. Il se référait à la structure récemment décou-
vants des forces sont trouvés de manière sûre, plus la forma-
verte des atomes, à leurs principes de direction ainsi qu’aux
tion qui résultera de ces forces et de cette matière constituera
facteurs environnementaux qui déterminent la croissance des
une unité organique et sûre30 ». Hablik en appelait à « l’esprit
cristaux liquides. Le cristal devint ainsi un support d’identifi-
cosmique » de l’architecte, capable de donner à un simple
cation abstrait pour l’homme.
cube toute une infinité de formes en fragmentant sa géomé-
Les nouvelles théories scientifiques et les études réalisées
trie selon les lois de la cristallisation, faisant ainsi surgir de
par Haeckel sur les cristaux suscitèrent beaucoup d’intérêt
nouvelles formes architectoniques et partant, une nouvelle
chez les architectes, les artistes et les danseurs, qui tous se
forme de vie :
Rudolf von Laban, le danseur dans le cristal 62
Rudolf von Laban, le danseur dans le cristal, dessin
« Même le cube le plus simple (au sens des lois de la cristalli-
attitude tournée vers elle-
sation) se prête à une infinité de variations architectoniques
même, tandis que dans
(comme après tout n’importe quelle forme dont s’empare un
l’hexagone intérieur, enfin,
esprit cosmique), mais dans la "maison-boîte à trous" qui est
l’homme est représenté
de mise de nos jours, rares sont ceux qui savent encore en
comme simple masse33.
tirer parti, et c’est pourquoi notre maison passe pour une ca-
Conformément aux nou-
ricature auprès de tout ce qui porte la marque d’une certaine
velles représentations du
"finesse d'esprit" . »
temps et de l’espace impo-
La dimension organique du principe cristallin devient le sym-
sées par la théorie de la
bole d’une renaissance sociétale. Elle s’exprimait déjà dans
relativité d’Albert Einstein
l’Architecture alpine de Taut, où formes organiques et géo-
(1905 –1916), Laban voulait
métriques se combinaient pour donner naissance à des
représenter l’espace comme
constructions d’un genre nouveau ; mais le texte de Hablik
un principe ouvert et systé-
intègre un nouvel aspect, celui du vivant, et si le verre comme
matiser la tridimensionnalité
matériau de construction a pu lui aussi être qualifié de vivant,
du mouvement, de même
c’est bien sous l’influence des théories de Haeckel sur les
que les formes, les rythmes et les « cheminements dans l’es-
Âmes des cristaux.
pace du corps du danseur ». Le modèle spatial de l’icosaèdre
31
(cristal à vingt faces) devait permettre de saisir les « lois Rudolf von Laban : le cristal vit !
objectives » du mouvement humain et de structurer les direc-
Trois ans après que Haeckel a fait remonter toute forme de
tions de ce mouvement. Laban inscrivait donc ses élèves dans
vie aux structures cristallines, Rudolf von Laban (1878 –1958),
une structure cristalline de taille humaine pour leur apprendre
danseur, chorégraphe et théoricien, écrit fasciné : « Le cristal
les principes directionnels cristallins qui devaient servir de
vit ! ». La cristallographie lui apporte la confirmation scienti-
modèle à leurs mouvements (portrait 12).
fique de ce qu’il cherchait déjà depuis un certain temps dans la danse, à savoir associer des émotions à un principe direc-
La mystique du cristal dans les films de montagne
tionnel de géométrie dans l’espace : « Le processus de cris-
Dans les films de montagne expressionnistes des années
tallisation est excitation et mouvement », écrit-il dans Die
1920 et 1930, le cristal s’impose comme thème cinématogra-
Welt des Tänzers (Le monde du danseur, 1920), s’appuyant
phique. S’il donne lieu à des interprétations moins utopistes
sur les nouvelles avancées de la physiologie qui ne situe plus
que dans l’architecture et moins structuralistes que dans la
le siège de la pensée uniquement dans le cerveau : « "Com-
danse, le cristal se présente ici comme un symbole mystique,
prendre" consiste en fait à suivre une stimulation, une force,
un autre monde brillant d’un éclat mystérieux. Dans le cristal,
par le mouvement, la croissance », en déduit-il. Selon Laban,
l’homme se retrouve uni à la nature. On le voit dans
il y a dans le mouvement des impulsions extérieures et inté-
« La montagne sacrée » d’Arnold Fanck (1926) sous la forme
rieures, « comme les poussées du cristal dans certaines direc-
d’une hallucination provoquée par la peur de mourir lors de
tions ou l’effet de l’imagination humaine dans les multiples
l’escalade d’une paroi rocheuse. Une vision apparaît, telle
directions des pensées, des pulsions et des sentiments32 ».
une dernière lueur d’espoir : celle d’un palais de glace
Pour Laban, le lien entre les structures cristallines et le mouve-
bleutée, abritant un bloc de glace de dimensions surhu-
ment humain (qu’il soit physique ou psychique) est évident.
maines faisant figure d’autel. Le cristal se fait porteur de la
Pour aller plus loin dans son étude, il tente de déduire de ces
nostalgie d’une fusion de l’homme avec la nature, mise en
structures des mouvements de danse, ce qui l’amène à réaliser
scène dans un gigantesque spectacle naturel (portrait 13).
le dessin du danseur dans le cristal : il représente trois niveaux de mouvement : l’hexagone extérieur montre l’être humain étendu et étiré ; l’hexagone intermédiaire reproduit une
La mystique du cristal dans les films de montagnes – Arnold Fanck,
13
« La montagne sacrée », 1926 Leni Riefenstahl, « La lumière bleue », 1932 63
14
Dans « La lumière bleue » (1932) de Leni Riefenstahl, l’union
(et non pas l’art, qui le décevait). Après l’apogée de l’expres-
entre l’homme et la nature est de nouveau au premier plan,
sionnisme, le principe cristallin a continué à se manifester
incarnée par le personnage de Junta, jeune sauvageonne
dans une architecture d’inspiration technique et scientifique.
des montagnes, jouée par Leni Riefenstahl elle-même. Un lien
Avec l’avènement du fonctionnalisme, les aspects techniques
mystérieux l’unit intimement à une grotte de cristaux qui
n’ont pas tardé à devenir le principe essentiel de la création.
exerce sur elle une attirance magique, et dans laquelle s’in-
Dans les années 1960 et 1970, avec la conquête spatiale,
carne sa vie, mais aussi sa chute à partir du moment où les
l’inspiration cristalline s’est réactualisée sous la forme d’un
villageois commencent à dépouiller la grotte de ses cristaux.
lien futuriste et utopique avec l’univers désormais offert à la
Dans ces deux films, l’homme et la nature sont réunis dans le
connaissance. Après les premiers pas humains sur la lune, en
cristal, la transcendance se muant en mysticisme et la vie en
1969, de nombreux artistes et architectes ont thématisé l’ex-
mort (portrait 14).
tension potentielle de l’humanité jusqu’aux sphères du cos-
L’union de l’homme et de la nature, déjà présente dans la
mos désormais conquises par la science.
philosophie de la nature de Schelling et la théorie de l’art de
Cette dimension cosmique et utopique se reflète dans les
Riegl, prend ici une dimension mystique plus marquée, assise
dômes cristallins de l’architecte américain Buckminster Fuller,
sur une conception dualiste du bien (la nature et le cristal) et
qui dans certains de ses dessins s’élèvent au-dessus des
du mal (les villageois et la cupidité).
montagnes blanches sur fond de ciel noir (projet 15). Dans les Alpes aussi, on a songé à étendre le territoire de l’huma-
Le cristal dans l’architecture alpine des années 1950 à nos jours
nité : la technique, qui permettait d’explorer et d’exploiter les dernières zones d’altitude encore intactes, est alors devenue un thème de création. Là aussi, on a utilisé des structures cristallines, comme l’illustrent les dômes géodésiques
La géométrie, la science et la technique sont aussi inhérentes
construits par Gerhard Garstenauer en différentes variantes à
au principe cristallin que la transcendance. Tandis que le cris-
Sportgastein, au début des années 1970 (projet 16). La struc-
tal, forme géométrique symbolique, inspire des constructions
ture cristalline de la pyrite lui a servi de modèle pour conce-
analogues, le « principe cristallin » provient de la théorie de
voir l’extension du village de Sportgastein.
l’art, qui a précédé l’architecture cristalline. Au cours du XXe siècle, celle-ci développe sa propre dynamique et s’éman-
Analogies cristallines et optimisation
cipe de plus en plus des débats théoriques sur l’art menés au
Le principe cristallin n’est ni art, ni nature. Cette ambivalence
XIXe siècle. Le fondement théorique de ce principe reste
a quelque chose de stimulant. La profondeur symbolique et
néanmoins présent dans ces projets dans la mesure où le
la finitude des systèmes cristallins compacts inspirent les
cristal a toujours quelque chose d’intemporel, d’abstrait, et
architectes et les incitent à expérimenter avec ce type de
aussi d’universel dans ses propriétés « cosmiques ».
formes, selon une approche tantôt constructiviste, tantôt formelle : aujourd’hui, le cristallin n’est plus, comme chez Fuller
Science, technique et sphères cristallines
ou Garstenauer, une matrice de lignes et de points d’inter-
Dans les visions cristallines imaginées au début du XX siècle,
section d’une forme parfaite, fermée sur elle-même, mais un
la dimension cosmique a toujours été étroitement liée aux as-
symbole de la nature générateur de forme, et qui grâce au
pects formels et techniques. En réaction au langage formel
principe de l’analogie est capable de contrer le problème de
expressionniste, Worringer avait annoncé en 1922 le passage
l’absence de mesure au milieu de la nature. Vus sous cet
de la « sensualité de l’art » à la « sensualité de la pensée »,
angle, les cristaux ou formes sphériques ne sont pas considérés
scientifique, par laquelle il entendait l’« intellectualisation pure
comme des corps étrangers dans le paysage, mais comme
du principe cristallin » que seule la science pouvait produire
des éléments capables de s’intégrer à la nature. L’imitation
e
des formes naturelles cristallines fait que ce type de construc15
Buckminster Fuller, les coupoles géodésiques et la vision
tions devient une « fractale » du paysage de montagne, un
cosmique du monde, 1949–1981 16
Gerhard Garstenauer, des sphères cristallines pour les remontées mécaniques de Sportgastein, 1972
64
Ross Lovegrove Studio, Alpine Capsule sur le Piz La Ila, Alta Badia, rendu photoréaliste, 2008.
microcosme fabriqué par la main de l’homme au beau milieu
le designer anglais a choisi d’utiliser comme forme architec-
du macrocosme. À cet égard, la vision de Gottfried Semper,
turale une bulle hermétiquement fermée sur elle-même, une
selon laquelle on « retrouve […] dans certains édifices la fini-
forme primitive high-tech qui semble flotter au-dessus du
tude eurythmique des cristaux » qui impressionnent profon-
haut plateau du Piz La Ila. Son ambition était d’offrir une
dément comme « microcosmes existant entièrement en eux-
expérience forte de l’intérieur du cristal, avec vue panora-
mêmes, symboles de l’univers », semble n’avoir rien perdu
mique sur les Dolomites et la voûte céleste. Cette expérience
de son actualité.
contemplative reprend l’empathie avec la nature propre au
Aujourd’hui, ce sont tout autant les analogies symboliques
romantisme et la quête d’une union « cosmique » avec la
que le souci d’optimisation qui motivent les architectes à re-
nature dans le cristal (projet 53). Nous présenterons au
courir aux formes cristallines lorsqu’il s’agit de construire
dernier chapitre ce projet emblématique d’une tendance
dans des régions de montagne encore vierges. Le cristallin,
contemporaine du tourisme de luxe, dans lequel les projets
en tant que principe naturel mimétique, est alors opposé aux
cristallins réapparaissent. On constate ainsi que le thème du
constructions traditionnelles locales. Cherchant une forme
cristal traverse toute l’histoire de l’architecture alpine de ces
d’expression architecturale en haute montagne, les architectes
cent dernières années, et que malgré la différence des moti-
trouvent dans le cristal une solution adéquate, ce qui s’ex-
vations et des contextes, il conserve toute son actualité.
plique entre autres par la nécessité d’une optimisation climatique : par leur compacité, les formes cristallines sont mieux adaptées aux exigences thermiques élevées. Lors du concours interne du « Studio Monte Rosa » de l’École polytechnique fédérale de Zurich, le projet gagnant était un cristal, car seule cette forme pouvait satisfaire tout autant aux impératifs climatiques qu’aux impératifs formels (projet 17). Comme Andrea Deplazes l’a déclaré : « Comment construire au beau milieu d’un paysage de glacier démesuré, sans aucun contexte culturel ? Un chalet serait ridicule30 ! » Union cosmique Aujourd’hui, l’ambivalence du concept de « sensualité de la pensée » forgé par Worringer se manifeste sous une nouvelle forme : d’une part dans le principe rationaliste d’optimisation (du point de vue des aspects constructifs et thermiques), et d’autre part dans la quête d’une forme de « sensualité » qui répond à des besoins allant largement au-delà des nécessités rationnelles. Cette quête pourrait être globalement qualifiée de recherche d’« esthétique ». Dans le romantisme, ce désir nostalgique culminait dans le « dépouillement de soi », qui allait de pair avec un dépassement des limites émotionnelles. Même si aujourd’hui, la conception de l’art et de l’architecture a profondément changé, on pourrait se demander si cette recherche ne perdure pas aujourd’hui encore, et dans quelle mesure l’architecture permet de donner accès à cette expérience. Pour illustrer le bien-fondé de cette interrogation, évoquons le projet Alpine Capsule de Ross Lovegrove : Andrea Deplazes et Studio Monte Rosa EPF-Z, refuge du mont 65
Rose, 2009
17
Wilhelm Fechner, photo de Paul Scheerbart, 1897.
10 Paul Scheerbart, L’Architecture de verre, 1914
Certains passages du texte portent aussi sur le paysage, no-
Pour le poète allemand Paul Scheerbart (1863 –1915), l’art
tamment les montagnes, et leur influence se retrouve dans
allait sauver l’humanité. Il publia Le paradis, patrie de l’art
Architecture alpine de Bruno Taut, dont les dessins ont été
(1887–1888) en réaction aux lois antisocialistes répressives
réalisés pendant la Première Guerre mondiale. Scheerbart
votées en 1878 sous
parle du verre comme d’un élément paysager venant orner
Guillaume Ier. Dans ce roman,
la surface de la terre et la transformer en paradis scintillant.
Scheerbart raconte un
Cette vision de montagnes éclairées artificiellement par des
voyage fantastique et sym-
constructions de verre l’enthousiasmait au plus haut point,
bolique sur la lune, à la re-
et Taut la lui emprunta.
cherche de l’art ; après avoir
« L’illumination des montagnes : bien des choses paraissent
traversé des grottes étince-
fantastiques, qui ne le sont au fond pas le moins du monde.
lantes, le voyage s’achève
Si, lorsque l’on parle d’illuminer les montagnes, on pense à
dans une cathédrale infinie
la chaîne de l’Himalaya, il ne peut s’agir bien sûr que d’une
surmontée de coupoles en
facétieuse extravagance, qu’aucun esprit pratique ne saurait
diamant et de voûtes pour-
tenir pour discutable. Il en va déjà autrement dans le cas des
pres. Ce roman a frappé les
montagnes environnant le lac de Lugano. Il y a là-bas telle-
expressionnistes, qui gravi-
ment d’hôtels désireux de se mettre en valeur, qu’ils seraient
taient autour du mouve-
sans doute enclins à adopter l’architecture de verre, si un
ment Die Brücke, ainsi que
tel choix ne dépassait pas leurs moyens. Or, les dits moyens
Bruno Taut. À partir de
n’étant pas insignifiants, l’illumination des montagnes par des
1897, le verre s’impose
hôtels devenus d’étincelants édifices de verre ne peut plus
comme élément visionnaire
être considérée comme une extravagance. Le chemin de fer
dans les textes de Scheer-
à crémaillère du Rigi peut très facilement être éclairé, au
bart, qui voit en lui le matériau de l’avenir, vecteur idéal de
moyen de projecteurs, d’une façon qui fasse grand effet.
lumière et de couleurs. Ses visions évoquent un monde de
Et – lorsque la navigation aérienne aura vaincu la nuit, la
progrès, des univers utopiques, rêvés, qui trouvent dans le
Suisse offrira aussi, grâce à l’architecture de verre, le chatoyant
verre leur matériau de construction idéal.
spectacle nocturne de ses montagnes étincelantes de lumière. On oublie toujours la rapidité avec laquelle tant de choses
Tandis que Bruno Taut travaille à son projet de Pavillon de
ont changé au cours des derniers siècles. Ainsi, dans les
verre pour l’exposition de Cologne, Scheerbart écrit L’archi-
années trente du siècle passé, le vieux Goethe ne connais-
tecture de verre, qu’il publie en 1914, peu avant la réalisation
sait-il pas le chemin de fer dont les voies, cent ans plus tard
du pavillon, et dédie l’ouvrage à Bruno Taut qui y a participé.
à peine, enserrent de leur réseau la terre entière. L’illumination
Pour la première fois, Scheerbart y envisage aussi le verre du
des montagnes, cette idée encore extravagante pour nombre
point de vue technique, en lien concret avec son utilisation
de gens, peut connaître elle aussi un développement d’une
dans l’architecture, sur laquelle Taut s’était penché en créant
rapidité semblable35 […]. »
son pavillon de verre. Ce texte peut se lire comme un manifeste pour l’architecture de verre, dont la vocation est de
Avec l’invention de la turbine à vapeur, l’éclairage artificiel se
convaincre la société des propriétés constructives révolution-
diffusa rapidement au début du XXe siècle. Selon Scheerbart,
naires de ce matériau. Mais pour Scheerbart comme pour
des hôtels cristallins et des chemins de fer à crémaillère éclai-
Taut, le verre n’est pas seulement un nouveau matériau de
rés pouvaient transformer les Alpes en paysage fantastique,
construction : il doit aussi apporter la pureté morale à l’huma-
ce qui les aurait rendues encore plus attrayantes aux yeux
nité. Tous deux apprécient sa dimension cosmique, qui fait
des touristes. Ses visions étaient en partie déjà devenues
de lui un lien léger et transparent entre la terre et l’univers.
réalité : en Suisse, l’éclairage était déjà devenu un argument
Cristal, cristallisation
66
Paul Scheerbart, dessin (en bas).
publicitaire dans le tourisme, comme le montre l’affiche pour les cascades illuminées de Giessbach, en 1912. Ce n’étaient toutefois pas des palais de verre que l’on trouvait à proximité immédiate des cascades, mais de grands hôtels pittoresques : l’architecture de verre conçue comme attraction touristique restait à inventer. Scheerbart jugeait cette démarche absolument indispensable, le voyage ayant pris la tournure d’une répétition désespérante : « On voyage aujourd’hui par pure nervosité. On veut voir autre chose. Et, bien que l’on sache que tous les hôtels et toutes les villes, les villages de haute montagne et les stations balnéaires sont désespérément semblables les uns aux autres, on s’y rend malgré tout. On voyage, bien que l’on sache que l’on ne verra pas quelque chose de mieux ailleurs36 ». L’architecture de verre, en revanche, ne manquerait pas selon lui d’attirer les touristes et de donner un intérêt nouveau au voyage : « À l’avenir, on "voyagera" pour aller voir les nouveaux ouvrages de l’architecture de verre, dont aucun ne sera jamais, où que ce soit, semblable à l’autre. Voyager "pour l'architecture de verre" a en tout cas un sens, car on peut sûrement "attendre" d’elle de nouvelles réussites en d’autres lieux. Il est également probable que neuf quotidiens sur dix ne parleront pas d’autre chose. La presse quotidienne a "besoin" du nouveau… et ne sera par conséquent pas hostile au verre37. » Scheerbart voyait dans l’architecture de verre la possibilité d’un changement culturel radical, ce qui, à la fin de son texte l’amena à prédire, en visionnaire utopique, l’avènement d’une « civilisation du verre » : « La civilisation du verre. Tout ce qui a été dit dans cet ouvrage autorise assurément à parler d’une « civilisation du verre ». Le nouveau milieu qu’elle créera transformera complètement l’homme. […] Mais nous voulons également nous efforcer de créer du nouveau – de toutes les forces dont nous disposons… et puissent celles-ci toujours s’accroître38 ! »
67
Cristal, cristallisation
Paul Scheerbart, dessin, planche 5, 1907 (en haut).
Bruno Taut, Architecture alpine, Folkwang Verl., Hagen 1919, folio 14, détail.
11 Bruno Taut, Architecture alpine, 1919
Bruno Taut, Architecture alpine, Folkwang Verl., Hagen 1919, folio 10.
forme : « Nous ne voulons pas être simplement grotesques,
Les « architectures de cristal » visionnaires de Bruno Taut
nous voulons devenir beaux par la force de l’esprit humain.
peuvent être considérées comme la première tentative de
Construisez l’architecture mondiale ! » (Architecture alpine,
concevoir un langage formel affranchi des traditions dans
folio 13)39. Cet acte de volonté architecturale s’exprime en-
l’architecture alpine. En elles résonne en quelque sorte l’écho
core plus radicalement au folio 14, où les montagnes dynamitées sont transformées en une gigantesque succession de terrasses. Des tribunes sont installées au bord du lac de Lugano, où des spectacles « d’aviation, de vol en ballon, de lumières et de jeux d’eau » doivent avoir lieu. Grâce au Créateur humain, la simple montagne devient montagnecristal : « La montagne-cristal : au-dessus la zone de végétation, le rocher est taillé et poli, de manière à former une grande variété de cristaux. » Des dômes scintillants doivent apporter la beauté absolue et faire des montagnes les monuments intemporels d’une société vivant en paix. Le folio 16 a une dimension politique et critique envers la société. Taut en appelle au peuple : « Peuples d’Europe ! Façonnez les biens sacrés – bâtissez ! Soyez une pensée de votre étoile, la Terre, qui veut se parer – par vous ! » Une
de deux siècles de discours théorique sur le beau et le su-
carte des Alpes est reproduite, que Taut appelle « Carte de
blime, puisqu’il s’agit bien de créer par l’architecture quelque chose de « supérieur », la transcendance rejoignant ici la pensée utopique sociale. Pendant la Première Guerre mondiale, les idées de Scheerbart conduisirent Taut à projeter sur le cristal la vision d’un monde utopique opposé au monde réel. Hostile à la guerre, Taut avait décidé de ne pas partir pour le front. Pendant ces années de turbulences, il écrivit et dessina les livres Une couronne pour la ville et Architecture alpine, qui parurent tous deux après la guerre, en 1919. Ce dernier ouvrage propose une série de projets cristallins dans les montagnes fortement inspirés par L’architecture de verre de Scheerbart. Taut tente ici d’opposer à la guerre une vision du monde utopique, fondée sur la paix universelle ; dans ce projet, l’esthétique cristalline cosmique doit toucher l’homme afin de le sensibiliser à un ordre suprême du monde. Les créations cristallines en verre de Taut prennent modèle sur les structures de la nature pour finalement les surpasser par leur beauté. L’objectif est de ramener les formes irrégulières des montagnes à des formes géométriques par la main de l’architecte. Les montagnes elles-mêmes réclament d’être parachevées, les rochers supplient l’architecte de leur donner
Cristal, cristallisation
68
Bruno Taut, Architecture alpine, Folkwang Verl., Hagen 1919, folio 14, détail.
la zone à aménager », ce qui rappelle la dimension gigan-
L’ouvrage illustré Architecture alpine est divisé en cinq par-
tesque de ce projet à cheval sur plusieurs pays. Le peuple
ties, l’échelle devenant de plus en plus grande pour passer
doit participer à l’embellissement des montagnes pour tenter
progressivement du microcosme au macrocosme. La pre-
d’atteindre une visée « plus élevée » : en effet, ce qui est
mière partie est ainsi consacrée à la « maison de cristal »,
utile et pratique mène à « l’ennui », apporte « la querelle, le
la deuxième à l’« architecture des montagnes », la troisième
conflit et la guerre : mensonge, pillages, meurtres, misère,
à l’« aménagement des Alpes », la quatrième à l’« aménage-
sang versé de millions d’innocents. Prêchez l’esprit de paix !
ment de l’écorce terrestre », tandis que la cinquième prend
Prêchez l’idée sociale : vous êtes tous frères, organisez-vous,
une dimension cosmique avec l’« aménagement des étoiles
chacun d’entre vous peut bien vivre, se cultiver et jouir de la
». L’étoile-cathédrale est ici suspendue dans l’espace telle
paix ! » Les masses doivent être associées à une vaste entre-
une boule de cristal (folio 26), tandis que le folio 28 ne porte
prise « qui comble chacun. Une entreprise qui exige du
plus que cette inscription : « Les sphères ! Les cercles !
courage, de l’énergie, et d’immenses sacrifices de sang et
Les roues ! », Taut s’engageant ici dans la voie de l’ultime
d’argent. » La technique ne doit pas servir l’ennui et le conflit
abstraction et du mouvement cosmique ; la trajectoire des
(la guerre), mais « les aspirations de l’esprit humain véritable-
comètes, les étoiles et les cristaux flottent dans l’univers en
ment actif. » La vision de Taut repose sur la soumission de
une forme explosive. Le folio 29 présente des dessins de
l’homme à un principe « supérieur », qui doit s’atteindre par
galaxies : « systèmes de systèmes – mondes – nébuleuses »,
un travail ininterrompu et une création artistique continuelle :
et débouche sur un néant digne de Maître Eckhart :
« […] tout n’est plus que travail inlassable et courageux au service de la beauté, dans la soumission aux valeurs supé-
« Étoiles
rieures ».
Mondes Sommeil Mort Le grand néant CE QUI N’A PAS DE NOM »
69
Cristal, cristallisation
École de danse Laban : exercices de danse dans l’icosaèdre, séquence tirée d’un film muet anonyme et sans titre, 1’41’’, 1928.
12 Rudolf von Laban, le danseur dans le cristal
Les structures cristallines lui servirent de modèles pour l’ap-
Rudolf von Laban (1879–1958, de son vrai nom Rezsö Laban
prentissage de nouvelles formes de mouvements s’appuyant
de Váraljas), danseur, chorégraphe et théoricien de la danse,
sur des principes archaïques universels :
est né à Presbourg, dans l’Empire austro-hongrois des Habs-
« Les deux cristaux réguliers que sont le dodécaèdre et l’ico-
bourg. Son père était un officier hongrois. Après des études
saèdre sont des formes dans lesquelles ces rapports obliques
d’art à Paris, il créa à Munich sa première compagnie de
s’expriment avec une grande pureté. Mais ce qu’il y a d’éton-
danse, et en 1913, suivit Émile Jaques-Dalcroze à Hellerau.
nant ici, c’est que dans ces corps, ces inclinaisons des arêtes
Comme lui, Laban voulait trouver une forme de danse en
sont en relation harmonieuse les unes avec les autres, selon
adéquation avec le corps. Ses exercices expérimentaux ont
des règles bien précises, et ce qui est encore plus étonnant,
fait surgir une nouvelle conscience du corps fondée sur les
c’est que nos échelles usuelles de mouvement, telles qu’on
principes directeurs cristallins (notamment à partir des an-
les observe par exemple dans les prises défensives les plus
nées 1920). Il voyait dans le cristal une structure universelle
subtiles des arts martiaux, présentent exactement les mêmes
dont la géométrie pouvait être trouvée dans des gestes hu-
obliques fondamentales, comme certaines successions d’har-
mains vifs, comme les mouvements de danse ou de combat.
monies dans les polyèdres cités. Ceci nous donne donc une structure spatiale à laquelle nous pouvons rapporter l’aptitude au mouvement harmonieux et disharmonieux du corps humain, et à partir de laquelle nous pouvons aussi décrire et consigner simplement tout mouvement artistique de danse40. » Muni d’un rapporteur et d’un mètre ruban, Laban mesura la position des membres de ses danseurs, les nota et étudia les rapports d’équilibre et les forces à l’œuvre. Il créa un modèle spatial de mouvement fondé sur le rayon des membres et leur position dans l’espace. En reliant tous ces points, il obtint un dodécaèdre, et en déduisit que l’homme était au centre d’un cristal invisible. Il construisit alors des structures cristallines de taille humaine pour y faire danser ses élèves : « Le squelette humain est le cristal des cristaux. Par ses mouvements, le squelette dessine les arêtes et les inclinaisons d’un cristal invisible, qui est le medium, l’enveloppe où s’inscrit cette tension qu’est l’être humain41. »
Rudolf von Laban, dans un icosaèdre conçu par lui-même, archive univ. Leipzig.
Cristal, cristallisation
70
Rudolf von Laban devant la notation chorégraphique de son invention, avec une structure cristalline dans la main.
La cristallographie moderne lui apporta la confirmation de ses intuitions structurales, dont il voyait l’origine dans des rapports de tension : « Toute tension est un cristal invisible. Elle se constitue d’après d’immuables lois formelles42. »
Laban aborda aussi le phénomène de la rupture de la structure, par exemple lors de la chute d’un danseur : « La chute observée suscite une impression de vertige, comme si nousmêmes filions à toute vitesse dans l’espace, sans appui 43. » En s’échappant de la structure, le danseur se heurte à la limite d’un système, l’équilibre stable devient chute, vitesse incontrôlable. Équilibre et déséquilibre, immobilité et vitesse, verticale et diagonale : toutes les formes de mouvements fondées sur des opposés constituent la base de la danse expressive de Laban. Ces analyses structurelles ont débouché sur la « notation Laban », première tentative de consignation du mouvement par écrit (cinétographie). Il développa un système de 1421 symboles abstraits pour noter les mouvements du danseur dans l’espace, mais aussi le niveau d’énergie et le temps. Laban avait une conception de la nature tributaire de la géométrie des lois naturelles, dont les régularités s’appliquaient aussi à l’homme.
71
Cristal, cristallisation
Arnold Fanck, « La montagne sacrée », 1926, photo tirée de la scène d’escalade précédant la chute mortelle.
13 La mystique du cristal dans les films de montagnes –
La dimension mystique de ce film, qui culmine dans cette
Arnold Fanck, « La montagne sacrée », 1926
hallucination, illustre bien la symbolique du cristal dans l’ex-
Le cristal trouva dans les films de montagne allemands un
pressionnisme. Ce palais de glace bâti à grands frais mesu-
nouveau medium, où convergeaient vénération de la nature,
rait 16 mètres de hauteur et dut être reconstruit suite à des
culte du corps et mystique du cristal. Dans La montagne sa-
fluctuations de températures. On retrouve dans sa forme de
crée, tourné en 1926 par Arnold Fanck (1889–1974), le rôle
cathédrale gothique cristalline le vocabulaire architectural ex-
principal, celui de la danseuse Diotime, est joué par Leni
pressionniste. La fusion avec la nature, qui s’exprime au
Riefenstahl. Ancienne élève de l’école de Mary Wigman, elle
début du film par la jeune fille qui danse face aux vagues, et
avait déjà fait une apparition dans le film muet « Les chemins
atteint son paroxysme dans la vision de l’union célébrée à l’intérieur du palais de glace, peut être vue comme une expression typique de la mystique du cristal, teintée d’un sentiment de sublime emprunté au romantisme. Le personnage de Karl relève aussi de cette thématique puisqu’il se retire, tel Zarathoustra, dans les montagnes pour prendre conscience de lui-même (tandis que Vigo s’abandonne à ses sentiments). La spiritualité sublime de Karl culmine dans la vision du palais de glace, où il s’unit en esprit à son aimée dans la lumière bleutée du cristal. L’association mystique de visions sublimes et de désirs cristallins engage ici la globalité du corps, de l’esprit et de l’âme. Ce type de fusion avec la nature s’inscrivait tout à fait dans l’esprit allemand de cette époque. Mais le film a eu aussi beaucoup de succès au-delà des frontières allemandes, notamment auprès du public français, es-
de la force et de la beauté » en 1925. Au début du film, on la
pagnol, portugais, danois, grec, américain, brésilien et
voit danser au rythme des vagues de l’océan, au gré de ses
japonais. En 1931, le critique de cinéma et metteur en scène
émotions, ne faisant qu’une avec la nature, jusqu’à ce qu’elle
Béla Balázs décrivit « La montagne sacrée » en ces termes :
décide de se rendre dans les montagnes. Deux alpinistes qui
« un spectacle puissant de nuages menaçants, de crevasses
la regardent danser tombent amoureux d’elle. Commence
profondes dans des glaciers et de plans à contre-jour », dans
alors le drame de la jalousie. Tandis que Karl, le plus âgé, se
lequel les personnages n’apparaissent que comme autant
retire dans les montagnes pour tirer au clair ses sentiments,
d’ombres, pour « plonger le regard humain tout au fond du
Vigo séduit Diotime. Lors d’une escalade périlleuse, Karl
monde prodigieux des géants. » Siegfried Kracauer, qui
tombe d’une paroi de glace. Pendant qu’il se débat de toutes
flairait un danger dans les flots sentimentaux mystiques de ce
ses forces au bout de la corde, une tempête de neige éclate.
romantisme de la nature, notamment au regard de la radicali-
Dans une hallucination, Karl se voit épouser Diotime dans un
sation du mouvement allemand de la jeunesse et de la mon-
palais de glace : il la conduit à un autel formé par un bloc de
tée du national-socialisme, signa une critique acerbe du film
glace dont la taille impressionnante les dépasse largement
dans la Frankfurter Zeitung :
tous deux, et dont se dégagent des vapeurs mystiques. En
« Ce film créé par Arnold Fanck en un an et demi est un gigan-
voulant s’avancer vers elle, il tombe dans le vide, entraînant
tesque ramassis de fantaisies tirées de la culture du corps,
Vigo qui le retenait par la corde, et les précipite tous deux
d’ode gâteuse au soleil et de baratin cosmique. Même les pro-
dans la mort.
fessionnels les plus endurcis, les plus insensibles aux radotages
Cristal, cristallisation
72
Arnold Fanck, « La montagne sacrée », 1926, photo d’une scène tournée à l’intérieur du palais de glace.
sentimentaux qu’on nous sert tous les jours, sentent ici le sol
« Une course à ski est filmée dans toutes ses phases avec une
se dérober sous leurs pieds. Il y a peut-être ici ou là en Alle-
véhémence inouïe, les traces des skis apparaissent comme
magne de petits groupes de jeunes qui s’efforcent de contrer
par magie. » Mais cette « photographie » magistrale, ces
ce qu’ils qualifient en bloc de mécanisation par une débauche
« tirages artistiques sur papier glacé » sont, hélas, au service
de nature, une fuite panique dans les brumes fumeuses d’un
de « l’esprit délétère de l’action », ajoute-t-il avec sarcasme.
sentimentalisme flou. Comme expression de leur manière de ne pas exister, ce film est une totale réussite. L’héroïne pourrait avoir été inventée par Fidus. La gamine ne peut pas s’empêcher de danser, que ce soit face aux vagues de la mer, ou plus tard en haute montagne, où elle espère trouver pureté, beauté, et Dieu sait quoi encore 44. » Pourtant, Kracauer lui-même se déclare impressionné par les « images de la nature au nom de laquelle toutes ces extravagances se produisent », avant d’arriver au constat suivant :
73
Cristal, cristallisation
Leni Riefenstahl, « La lumière bleue », 1932, Junta dans une pose mystique à l’intérieur de la grotte de cristal brillante, photo tirée du film.
14 Leni Riefenstahl, « La lumière bleue », 1932
Dans De Caligari à Hitler (1947), Siegfried Kracauer écrit :
Le film « La lumière bleue » est sorti en 1932. Il s’agit de la
« Les splendides prises de vue en extérieur soulignent le lien
première mise en scène de Leni Riefenstahl, réalisée avec
indissoluble entre les gens simples et leur environnement na-
Béla Balázs (et Hans Schneeberger derrière la caméra). Leni
turel. […] Tandis que les paysans ne sont liés qu’au sol, Junta
Riefenstahl y tient le rôle
est la véritable incarnation des forces élémentaires ; les cir-
principal, celui de la jeune
constances de sa mort le confirment brutalement. Elle meurt
sauvageonne Junta, unie
dès qu’une réflexion lucide a expliqué, et par là-même détruit
par un lien spirituel à une
la légende de la lumière bleue. Avec la lumière des cristaux,
grotte de cristaux dont
c’est son âme qu’on lui prend. […] Cette jeune fille [relève d’]
émane une lumière bleue.
un régime politique qui se fonde sur l’intuition, vénère la na-
Les soirs de pleine lune,
ture et cultive les mythes45 ». Ce n’est pas le rationnel mais
attirée par une force
l’irrationnel qui triomphe : « De tout cela ne reste que la nos-
presque magique, elle y
talgie de son royaume et la tristesse face à un monde désen-
grimpe pieds nus, tandis
chanté où le merveilleux n’est plus qu’une marchandise 46. »
que les garçons du pays échouent lamentablement à
Kracauer analyse la filiation entre le cinéma de l’ère pré-
gravir cette paroi rocheuse
hitlérienne et les films nazis. À ses yeux, les films de montagne
dont l’éclat est si mystérieux,
sont ceux qui confirment le mieux ce lien puisqu’on y lit une
et trouvent la mort en tom-
« fusion du culte de la montagne et du culte de Hitler47 ». La
bant dans le vide. Junta est
dimension mystique des films de montagne tournés dans
la seule à connaître le secret
l’entre-deux guerres (avec la symbolique récurrente du cristal)
du Monte Cristallo et à
affecta l’interprétation du concept de sublime, que le fas-
pouvoir l’escalader. Jaloux,
cisme s’appropria pour servir ses propres fins. Les films de
les jeunes du village la traitent de sorcière et lui lancent des
montagne mystiques pouvaient être exploités par la propa-
pierres dès qu’elle redescend dans la vallée. Par hasard, le
gande dans la mesure où l’art de susciter des émotions par
jeune peintre viennois Vigo assiste à l’une de ces scènes et
l’image animée pouvait aisément se détourner des mon-
se sent attiré par Junta. Il la suit dans les montagnes, où ils vi-
tagnes pour servir d’autres objectifs. Jusqu’alors inspiré par
vent ensemble. Une nuit de pleine lune, alors que Junta,
les forces de la nature, le sentiment du sublime se transposa
comme prise de somnambulisme, escalade la paroi qui mène
au Führer tout-puissant (voir le sous-chapitre « Corps dociles »
à la grotte, Vigo se réveille et la suit en silence. Il révèle son
dans le chapitre « L’enjeu de l’enfance »). Enthousiasmé par «
secret aux jeunes du village, et ce qui était jusqu’alors objet
La lumière bleue », Hitler gagna Leni Riefenstahl à la cause
de fascination effrayée devient soudain une possible source
de la propagande nazie ; en 1934, elle tourna « Le triomphe
de richesse. Guidés par Vigo, ils trouvent le chemin qui mène
de la volonté », film de propagande sur le congrès du parti
à la grotte et la pillent. À la pleine lune suivante, quand
national-socialiste à Nuremberg, dans lequel les masses nua-
Junta monte à la grotte, la lumière bleue n’est plus là : elle
geuses qui enveloppent l’avion de Hitler ressemblent à celles
rate le chemin et meurt en tombant dans un précipice. Arrivé
que l’on voit dans les films de montagne, comme le note à
trop tard, Vigo ne peut que se pencher au-dessus de son vi-
juste titre Kracauer48.
sage pâle scintillant dans la lune. Le lien mystique qui unit Junta aux cristaux l’apparente à un être de la nature dont le caractère supérieur contraste avec la population villageoise, présentée comme jalouse, cupide et malveillante. Le cristal fait ici figure d’élément symbolique unissant l’homme à la nature.
Cristal, cristallisation
74
R. Buckminster Fuller, « Non-Symmetrical, Tension-Integrity Structure from the Inventions : "Twelve Around One portfolio" », 1981.
Richard Buckminster Fuller, « Laminar Geodesic Dome from the Inventions : "Twelve Around One portfolio" », 1981.
15 Buckminster Fuller, les coupoles géodésiques et la vision cosmique du monde, 1949–1981 Buckminster Fuller s’est intéressé à la question de l’optimisation dès les années 1920, époque à laquelle il développa son fameux principe « Dynamic, Maximum, Tension » passé à la postérité sous la forme abrégée DYMAXION. De 1928 à 1930, il avait déjà conçu la « 4D-house », une maison hexagonale en aluminium, à faible consommation énergétique, préfabriquée en usine et destinée à la production de masse ; tout le mobilier était intégré dans sa coque intérieure. Trois ans plus tard, il mit au point une voiture aérodynamique en forme de goutte avec gestion innovante du carburant. Pendant la guerre, il s’intéressa de plus en plus au macrocosme, et en 1943, il inventa la carte DYMAXION : une carte du monde en deux dimensions composée de triangles et pouvant être pliée en une forme proche d’une sphère. Dans le choix de la disposition, il avait veillé à ne pas interrompre la continuité des surfaces terrestres pour rappeler que les dif-
l’échelle du corps humain, devinrent de plus en plus grandes
férents continents formaient un tout. Cette représentation de
et finirent par atteindre la taille d’éléments inconstructibles :
la Terre servit vingt ans plus tard de plateau de jeu à son
ces visions utopiques contenaient tout Manhattan, transfor-
Worldgame, qu’il inventa en 1961, un jeu de sensibilisation
mant le quartier de New York en un espace intérieur protégé
au « Spaceship Earth » dont il ne nous a pas été donné de
des aléas climatiques par cette sorte de bulle qui l’abritait.
mode d’emploi », qui devait inciter les gens à prendre soin
Dans ses dessins réalisés en 1981, on peut voir des sphères
de la Terre – sans perdants. En 1949, il construisit avec l’aide
cristallines flotter dans l’espace comme autant d’objets cos-
de ses étudiants son premier dôme géodésique d’un diamè-
miques, par-delà les sommets des montagnes, ce qui rap-
tre de 4,3 mètres, recouvert d’un film en vinyle. Son principe
pelle en quelque sorte les visions cristallines de Bruno Taut
structurel se caractérisait par des éléments de tension conti-
inspirées par les Alpes.
49
nus et des éléments de compression discontinus (continuous tension – discontinuous compression), sans moments de brisure ou de flexion. Cette structure étant solide, légère et facile à construire, l’armée américaine chargea la société de construction de Fuller de réaliser une multitude de dômes pour la marine. Des milliers de dômes furent bientôt construits dans le monde entier. En 1953, Fuller réalisa son premier dôme géodésique de grandes dimensions pour Ford, et en 1967, la Biosphère pour l’Exposition universelle de Montréal. Buckminster Fuller travailla d’arrache-pied à la décomposition de la sphère terrestre en structures triangulaires, qui pouvaient être assemblées grâce à des ossatures en acier pour former des dômes géodésiques de toutes les échelles possibles et imaginables formant une sorte d’« espace intérieur mondial ». Ces sphères, d’abord de petites dimensions, conçues à
75
Cristal, cristallisation
Gerhard Garstenauer, sphère cristalline près de la station de ski en forme de dôme de Sportgastein, 1972.
16 Gerhard Garstenauer, des sphères cristallines pour les
sur les sommets environnants et offre un volume intérieur rela-
remontées mécaniques de Sportgastein, 1972
tivement important. Du point de vue technique aussi, la résis-
Gerhard Garstenauer, architecte de Salzbourg, était fasciné
tance à l’air est faible, ce qui évite que la neige ne s’amoncelle
par les formes sphériques, structures parfaites et closes sur
d’un seul côté sous l’effet du vent50 ». Les sphères de verre à
elles-mêmes qui incarnaient à ses yeux l’intemporel et l’uni-
ossature d’aluminium de six mètres de diamètre ont été ap-
versel. Comme il l’a expliqué à l’auteur au cours d’une inter-
portées telles quelles par hélicoptère dans cette zone de
view, il a puisé son inspiration dans les dômes de cristal de
haute montagne, montées sur supports d’acier et ancrées
Taut, mais aussi dans les coupoles géodésiques de Buckminster
dans la roche ; celles de douze mètres de diamètre ont été
Fuller. Après un séminaire d’été dirigé par Konrad Wachsmann,
livrées en deux parties. Leur géométrie a été conçue autour
il a étudié de près la technologie nouvelle de la construction
de cercles principaux horizontaux pour faciliter la division
en barres d’acier pouvant être combinées selon diverses
nécessaire au transport, et l’ancrage dans le sol.
géométries. Garstenauer prévoyait d’utiliser un mode de construction identique pour la station de téléphérique de la SchareckGletscherbahn, cette fois sous forme de demi-sphères. L’objectif était de créer un système universel pouvant convenir à différentes utilisations et qui serait devenue la signature emblématique de Gastein. La station aurait ainsi attiré une population touristique jeune grâce à son architecture moderne. Ses cabines conçues spécialement pour le téléphérique du Stubnerkogel de Bad Gastein, en plexiglas et en forme de super-ellipse (courbes de Lamé), à mi-chemin entre Pop Art et vaisseau spatial futuriste, ont fait fureur dans les années 1970. Le principe cristallin a aussi fasciné Garstenauer pour d’autres raisons: il est organique et capable de se développer, tout en paraissant fermé sur lui-même et achevé à chaque stade de sa croissance51. La structure cristalline de la pyrite lui a servi de modèle pour concevoir la nouvelle station de Quand on fit appel à lui pour créer de nouveaux équipements
Sportgastein: comme le nouveau pôle touristique créé ex
touristiques à Bad Gastein et Sportgastein, il conçut des
nihilo ne pouvait pas être construit en une seule étape, il
coupoles géodésiques en verre : à Bad Gastein, elles prennent
devait pouvoir évoluer, et l’architecte a jugé les structures
la forme de demi-sphères placées sur les toits près de la
cristallines particulièrement adaptées à cette situation.
piscine et du centre des congrès, tandis qu’à Sportgastein,
Ni le téléphérique de la Schareck-Gletscherbahn, ni le projet
des sphères entières signalent l’accès aux remontées méca-
conçu pour Sportgastein n’ont été réalisés. Garstenauer
niques.
voulait parvenir à une synthèse entre l’homme et la nature, l’art et la technique, et la trouva dans le cristal.
Garstenauer explique que dans le contexte vierge de ce paysage montagneux, la forme sphérique abstraite, dépourvue de toute référence, lui semblait adéquate car elle pouvait aussi bien s’appréhender du dessous que de côté ou du dessus : « […] elle ouvre en outre un panorama à 360 degrés
Cristal, cristallisation
76
Andrea Deplazes et Studio Monte Rosa EPF Zurich, plan du rezde-chaussée du refuge du mont Rose (en haut), 2009.
17 Andrea Deplazes et Studio Monte Rosa EPF Zurich, refuge
le long de la face externe du bâtiment, avec des fenêtres pa-
du mont Rose, 2009
noramiques qui ouvrent la vue sur le paysage, tandis que les
Le nouveau refuge du mont Rose est le fruit d’un projet
fenêtres des chambres sont petites pour limiter les déperdi-
conçu et construit entre 2003 et 2009 par des étudiants de
tions de chaleur. L’enveloppe extérieure des facettes du cristal
l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPF-Z) dans le
se compose de plaques de métal et de collecteurs solaires,
séminaire de création d’Andrea Deplazes, en collaboration
selon l’orientation des pans du bâtiment. L’analogie avec le
avec le Club Alpin Suisse CAS, l’université de Lucerne et
cristal résulte ici non seulement d’aspects formels, mais aussi
l’EMPA (Laboratoire fédéral suisse d’essais et de recherche
d’une volonté d’optimisation technique, ce qui ajoute une di-
sur les matériaux). L’ancien refuge étant délabré, on décida
mension nouvelle au discours séculaire sur la forme et le
d’en construire un nouveau, conforme aux exigences énergé-
principe cristallins.
tiques actuelles. Afin de prendre en compte les conditions spécifiques de la haute montagne, ce refuge peut fonctionner en autarcie grâce à des panneaux solaires et un système autonome d’approvisionnement en eau. Andrea Deplazes et ses étudiants ont cherché une nouvelle forme de construction durable dans l’espace alpin : « Il était intéressant de se demander comment construire un refuge en montagne qui ne peut être relié d’aucune manière à la civilisation, en tout cas pas comme nous y sommes habitués en ville : pas de canalisations, pas d’eau courante, pas de raccordement au réseau électrique. Les étudiants sont ramenés à des questions essentielles : qu’est-ce qu’un bâtiment ? Comment fonctionne-t-il ? D’où viennent ces choses que nous utilisons au quotidien sans y penser ? Je trouve très important de comprendre ces aspects fondamentaux52 ». Le projet qui a remporté le concours interne se caractérise par une forme cristalline. Comme l’explique Andrea Deplazes, « face au glacier démesuré qui lui fait face, seule cette forme était capable de s’imposer par son caractère abstrait et intemporel. De plus, sa forme compacte était la plus à même de répondre aux exigences climatiques53 ». Pour construire ce refuge situé à 2 800 mètres d’altitude, tous les éléments ont été préfabriqués puis apportés par hélicoptère sur le site. Une plateforme de bois offre un accès horizontal au refuge. Au niveau de l’entrée, on trouve la salle à manger entièrement en bois, des poutres jusqu’au mobilier. Des veinures artificielles ont été gravées dans la structure porteuse par Gramazio et Kohler à l’aide d’un programme assisté par ordinateur et rappellent symboliquement la sémantique de ce matériau. Les pièces sont disposées en étoile autour d’un noyau central porteur. On y accède par un escalier en cascade qui grimpe
77
Cristal, cristallisation
Le refuge du mont Rose de nuit.
Volume surplombant la falaise avec escalier intérieur montant.
Chambre à coucher au premier étage, avec parement en bois.
Escalier intérieur avec bande vitrée continue.
78
1 Cf. Regine Prange, Das Kristalline als Kunst-
que par leur forme : ainsi les encadrements
fünf Gedankenreigen, éd. Walter Seifert,
symbol. Bruno Taut und Paul Klee. Zur Reflexion
des peintures, les vêtements des statues, les
Stuttgart, 1920 [=Laban 1920], 59.
des Abstrakten in Kunst und Kunsttheorie der
péristyles des palais. Que si l’ornement ne
33 Cf. Evelyn Dörr, « Der Tänzer im Kristall –
Moderne, dans : Studien zur Kunstgeschichte,
consiste pas lui-même dans une belle forme,
Rudolf von Laban und die Gemeinschaftside-
tome 63, éd. Georg Olms, Hildesheim, Zurich,
s’il est destiné, comme les cadres d’or, à
ologie », dans : Reininghaus, Schneider (éd.)
New York, 1991 [=Prange 1991].
recommander la peinture à notre assentiment
Handbuch der Musik im 20. Jahrhundert.
2 Gottfried Semper, Der Stil in den technischen
par l’attrait qu’il possède, il prend alors le nom
Experimentelles Musik- und Tanztheater, éd.
und tektonischen Künsten oder praktische
d’enjolivement et porte atteinte à la véritable
Laaber, 2004, 46.
Ästhetik, Verl. f. Kunst u. Wissenschaft,
beauté. »
34 Andrea Deplazes, « Die neue Monte Rosa
Francfort/M, 1860, vol. 1, Die Textile Kunst,
18 Semper 1860, XXVII.
Hütte », conférence au CCS-Paris, 05.04.2012.
prolégomènes, XLIII [Semper 1860].
19 Lothar Bucher, Kulturhistorische Skizzen
35 Paul Scheerbart, L’architecture de verre,
3 Cf. Gernot Böhme, Hartmut Böhme, Feuer,
aus der Industrie-Ausstellung der Völker,
traduit par Pierre Galissaire, Circé 1995 (1914),
Wasser, Erde, Luft : eine Kulturgeschichte der
Francfort, 1861, 11, cité d’après Prange 1991,
chap. L, « L’illumination des montagnes », 88.
Elemente (1996), Beck’sche Reihe, C. H. Beck
19 sq.
36 Ibid., chap. XCIII, « Les "voyages" d’aujour-
Verl., Munich, 2004, 143 sq.
20 Paul Scheerbart, phrase figurant sur la cor-
d’hui », 137.
4 Cf. Prange 1991.
niche du pavillon de verre de Cologne, 1914.
37 Ibid., chap. XCIV, « Les "voyages"de
5 Herder, Idées pour une philosophie de
Scheerbart proposa cette citation à Bruno
demain », 138.
l’histoire de l’humanité (1784 –1791), trad.
Taut dans une lettre du 8 février 1914 (phrase
38 Ibid., chap. CXI, « La civilisation du verre »,
d’Edgar Quinet, Paris, 1834, 60-61.
n°10), cf. Leo Ikelar, Paul Scheerbart und Bruno
158.
6 Friedrich Schiller, Das philosophische Ge-
Taut : Zur Geschichte einer Bekanntschaft :
39 Bruno Taut, Architecture alpine, traduction
spräch aus dem Geisterseher (1787–1789),
Paul Scheerbarts Briefe von 1913 – 1914 an
de Daniel Wieczorek, éditions du Linteau,
dans : Fricke G. u. Göpfert H. G. (éd.),
Gottfried Heinersdorff, Bruno Taut und
2005, folio 13.
Sämtliche Werke, tome 5, 3e édition, Munich,
Herwarth Walden, Igel Verl. Literatur und
40 Rudolf von Laban, « Der Tanz als
Hanser, 1962, vol. 5, 165. (T.A.D.)
Wissenschaft 1996, 71, 102.
Eigenkunst », dans : Zeitschrift für Ästhetik
7 Kant 1789, chap. VI : « Du caractère appro-
21 « Der gotische Dom ist das Präludium der
und allgemeine Kunstwissenschaft, vol. 19,
prié des formes naturelles comme autant de
Glasarchitektur » Cette phrase de Scheerbart
1925, 363 sq. (T.A.D.)
systèmes particuliers », 511.
était reproduite dans le texte qui accompag-
41 Laban 1920, 98. (T.A.D.)
8 Kant (1790) 1846, chap. « Les beaux-arts sont
nait le « Guide pour l’inauguration du Pavillon
42 Ibid., 31.
des arts du génie », § 46, 252.
de verre » de Bruno Taut (1914).
43 Ibid., 73.
9 Arthur Schopenhauer, Le monde comme
22 Cf. Prange 1991, 72 sq.
44 Siegfried Kracauer, « Der heilige Berg »,
volonté et représentation, traduction
23 Adolf Behne, « Bruno Taut », dans : Neue
1927, dans : Frankfurter Zeitung, n°168,
d’Auguste Burdeau, Librairie Félix Alcan, 1912
Blätter für Kunst und Dichtung, 2, 1919, avril,
4.3.1927, dans : Von Caligari zu Hitler (1947
(1819), livre III, chap. 34, 184.
13 sq.
angl.), éd. Suhrkamp, Francfort/M, 1984, 399
10 Cf. Gustav Theodor Fechner, Elemente der
24 Wilhelm Worringer, Abstraktion und Ein-
sq [=Kracauer (1947) 1984]. (T.A.D.)
Psychophysik (1860), Vorschule der Ästhetik
fühlung. Ein Beitrag zur Stilpsychologie (thèse
45 Kracauer (1947) 1984, « Nationales Epos »,
(1876).
1907, première publ. 1908) 2007, 107 : selon
272 sq. (T.A.D.) | 46 Ibid., 272 sq.
11 Cf. Robert Vischer, Über das optische
Worringer, l’élan vers l’abstraction des
47 Ibid., 271. | 48 Ibid., 271.
Formgefühl. Ein Beitrag zur Ästhetik (1873),
peuples primitifs exprime « le besoin de relier
49 Richard Buckminster Fuller, Operating
voir : Paolo Amaldi, Architecture, Profondeur,
la représentation du modèle de la nature avec
Manual for Spaceship Earth (1963), Estate of R.
Mouvement, 2011, 187.
les éléments de l’abstraction la plus pure,
Buckminster Fuller (éd.), Lars Müller, 2008, 87 :
12 Theodor Lipps, Psychologie des Schönen
c’est-à-dire avec la loi géométrique, de
« Now there is one outstandingly important
und der Kunst (1903), Verl. Leopold Voss,
manière à lui imprimer le sceau de l’éternité et
fact regarding Spaceship Earth, and that is
Hambourg, Leipzig, 1906.
à l’arracher à la temporalité et à l’arbitraire. »
that no instruction book came with it. »
13 Prange 1991, 511.
(T.A.D.)
50 Gerhard Garstenauer, entretien avec
14 Aloïs Riegl, Grammaire historique des arts
25 Bruno Taut, Architecture alpine, traduction
Susanne Stacher, printemps 2016.
plastiques, traduction d’Éliane Kaufholz-
de Daniel Wieczorek, éditions du Linteau,
51 Cf. Gerhard Garstenauer, Interventionen,
Messmer, Klincksieck, 2003 (1897/98).
2005, folio 12.
Architekturzentrum Wien (éd.), éd. Anton
15 Semper 1860, XXVIII et XXIV sq.
26 Ernst Haeckel, Kristallseelen, Kröner,
Pustet, 2002, 116 sq.
16 Ibid., XXIX sq.
Leipzig, 1917, 10 sq.
52 Andrea Deplazes, « Bauen aus
17 Kant (1790) 1846, chap. Ornements (XIV),
27 Ibid., 12.
Leidenschaft », interview filmée par l’EPF-Z,
105 : « Les choses mêmes qu’on appelle
28 Wenzel Hablik, Die freitragende Kuppel,
publiée le 07.11.2010.
ornements, c’est-à-dire les choses qui ne font
dans : Frühlicht, cahier 3, 1922, 173.
53 Ibid.
point partie essentielle de la représentation
29 Ibid.
de l’objet, mais ne s’y rattachent qu’extérieu-
30 Ibid.
rement comme additions, et augmentent la
31 Ibid.
satisfaction du goût, ne produisent cet effet
32 Rudolf von Laban, Die Welt des Tänzers,
Otto Morach , affiche « Le chemin de la force et de la santé passe par Davos », vers 1926.
3
Paysage thérapeutique Je doute qu’aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs pût tenir contre un pareil séjour prolongé, et je suis surpris que des bains de l’air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remèdes de la médecine et de la morale .1 Jean-Jacques Rousseau, Julie, ou La nouvelle Héloïse, 1761
À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, on commence à
soigner l’« homme nouveau ». Celui-ci voit dans le soleil une
considérer les Alpes comme un paysage thérapeutique et à
sorte de substitut de dieu ; il espère grâce à lui se libérer de
créer toute une mythologie autour des montagnes, de l’air
son existence maladive associée à la décadence de la vie
des sommets et surtout du soleil, vu comme une panacée
urbaine et à un sentiment d’aliénation. Le respect craintif
universelle. Le « sublime » ne se rapporte plus désormais à la
qu’inspirait au XVIIIe siècle la puissance de la nature, et qui
nature vierge, mais au soleil élevé au rang de mythe, censé
s’exprimait à travers le sublime, se déplace ainsi au début du
apporter la santé à l’homme. Emblématiques, les affiches des
XXe siècle vers la puissance du soleil, mis au service de diffé-
années 1920 et 1930 témoignent de cet espoir en la puis-
rentes conceptions thérapeutiques.
sance curative de la nature : des représentations contrastées y montrent des montagnes baignées de soleil opposées à des villes obscures, plongées dans l’ombre. Des personnages
« L’homme nouveau » et la nature qui guérit
aux bras grand ouverts tournent leur visage vers le soleil, qui au tournant du siècle devient en quelque sorte un substitut
Le concept d’homme nouveau se rencontre déjà chez Jean-
de religion. Cependant, ce rapport entre dieu et la nature est
Jacques Rousseau, pour qui la nature intacte à l’écart de la
différent de celui porté au début du XVIIIe siècle par
civilisation était un cadre idéal au développement des enfants.
Shaftesbury, qui considérait la nature sauvage comme la
Dans son traité Émile ou De l’Éducation, il écrit : « Émile, sois
manifestation divine d’un cosmos bien ordonné. En effet, au
un homme nouveau », oublie tes malheurs, « l’abîme du
début du XXe siècle, c’est autour de l’« homme nouveau »
néant les a tous engloutis ; mais ce qui est réel, ce qui est
que s’organise la nouvelle vision du monde ; il asservit la
existant pour toi, c’est ta vie, ta santé, ta jeunesse, ta raison,
nature et fait du soleil le symbole mythique de la santé. Les
tes talents, tes lumières, tes vertus enfin, si tu le veux, et par
concepts de dieu et de nature sont transposés des montagnes
conséquent ton bonheur 2. » Dans le discours social, ce concept
sauvages au soleil, dont le rayonnement sert à guérir et
d’« homme nouveau » n’apparaît qu’au tournant du XXe siècle,
81
Paysage thérapeutique
Alfred Soder, ex-libris pour Friedrich Berthold Sutter : homme nu (Nietzsche) en haute montagne assis sur un rocher, 1907.
Arts and Crafts, qui plaidait pour une renaissance de l’artisanat et des arts décoratifs face à la production industrielle de masse. De même, le mouvement de Lebensreform (réforme de la vie), parti essentiellement d’Allemagne et de Suisse, défendait l’artisanat, mais se préoccupait surtout du corps. Lui aussi devait être libéré du joug de la civilisation pour pouvoir prétendre à l’« authenticité », à la « vérité», à la « pureté4 ». Ces notions abstraites qui portent l’empreinte du discours philosophique de l’époque se traduisaient entre autres par la recherche d’une alimentation saine, de l’abstinence, du mouvement et d’un habillement nouveau plus respectueux du corps. Ce mouvement réformateur et ses acquis ne doivent pas être sous-estimés dans la mesure où ils ont ouvert la voie à la libération du corps, à des réformes sociales et à l’émancipation des rapports entre les sexes. Ils ont été à l’origine d’un nouvel élan social fondé sur un renouveau radical, utopique et exalté, dans lequel la nature et le corps libéré focalisaient l’attention. La « volonté » de Schopenhauer, l’« homo natura » de Nietzsche et la « nature nue » C’est dans la philosophie d’Arthur Schopenhauer et de Friedrich Nietzsche que l’on peut trouver la base intellectuelle de ce qu’on appela la « philosophie de la vie » du mouvement réformateur allemand, notamment du point de vue de l’importance donnée au corps. Depuis le milieu du XIXe siècle, l’esprit et l’âme n’étaient plus considérés comme des entités avant d’être largement popularisé dans les années 1920 sous
autonomes, mais au contraire dépendantes du corps, en in-
forme de rupture radicale avec l’« ancienne société » de la
teraction constante avec lui, et faisant partie intégrante de
Fin de siècle, jugée décadente.
l’être humain. Par conséquent, les catégories esthétiques du
Dès le XVIIIe siècle, Rousseau avait pointé la puissance cura-
beau et du sublime ne s’appliquaient plus seulement à l’esprit,
tive potentielle de la nature : « Je doute qu’aucune agitation
à l’art et à la contemplation de la nature, mais aussi au corps.
violente, aucune maladie de vapeurs pût tenir contre un pareil
Comme on peut le voir dans Le monde comme volonté et
séjour prolongé, et je suis surpris que des bains de l’air salu-
comme représentation, ce qu’Arthur Schopenhauer entendait
taire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des
par volonté n’était pas la volonté libre de l’homme, mais la
grands remèdes de la médecine et de la morale3. » Mais
« chose en soi 5 », terme par lequel il désignait l’énergie
l’heure n’était pas encore venue : les Alpes ne furent envisa-
vitale, l’être dénué de raison du monde et de la nature, régi
gées comme « paysage thérapeutique » que sous l’effet de
par les instincts (la capacité pulsionnelle) 6.
l’industrialisation naissante et des maladies qui l’accompagnaient, notamment dans la seconde moitié du XIXe siècle,
Friedrich Nietzsche s’est appuyé sur la philosophie de
lorsque la polarité entre la « nature sublime » et la « ville
Schopenhauer, mais en redéfinissant la place et l’importance
laide » s’affirma.
du corps : pour lui, il n’est pas l’expression immédiate de la
Il faut évoquer à ce sujet John Ruskin et le mouvement anglais
volonté, mais la raison même de celle-ci. « Homo natura »
Paysage thérapeutique
82
(expression utilisée dans Par-delà le bien et le mal, 1886) est
Vénération, altération et marchandisation de Nietzsche
sa réponse à ce débat philosophique : ce n’est pas Dieu qui
Cet arrière-plan philosophique a été déterminant pour la
est identifié à la nature (le « Deus sive natura » de Spinoza),
période d’ébullition du tournant du siècle, notamment pour
mais l’homme, ce en quoi il s’inscrit dans la droite ligne de la
le mouvement de Lebensreform, mais aussi pour l’expression-
conception schopenhauerienne de la nature, « natura sive
nisme et la modernité naissante. L’expérience de la nature
sexus » (la nature identifiée à l’instinct), comme Wolfgang
par le corps et la danse moderne a été l’expression de ce
Riedel le montre en détail . Mais contrairement à Schopen-
renouveau radical.
hauer, Nietzsche voit l’âme comme une simple partie du
Même si Nietzsche plaçait le corps au centre de sa philoso-
corps. Dans le chapitre « Des contempteurs du corps » (Ainsi
phie, il ne s’est pas préoccupé du corps nu. Au contraire, la
parlait Zarathoustra, 1883–1885), il appelle le corps le soi qui
nudité lui faisait horreur, pour des raisons essentiellement
s’élève au-dessus de l’esprit (le moi) :
esthétiques, comme on peut le lire dans le Gai savoir
« "Je suis corps et âme"- ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne
(1882/1887) :
parlerait-on pas comme les enfants ?
« L’homme nu est généralement un honteux spectacle - je
Mais celui qui est éveillé et conscient dit : Je suis corps tout
veux parler de nous autres Européens (et pas même des Eu-
entier et rien d’autre ; l’âme n’est qu’un mot pour une par-
ropéennes !) Supposons que les plus joyeux convives, par le
celle du corps. Le corps est un grand système de raison […]8 »
tour de malice d’un magicien, se voient soudain dévoilés et
7
déshabillés, je crois que du coup, non seulement leur bonne Pour Nietzsche, l’esprit est l’outil du corps, car le corps mû
humeur disparaîtrait, mais encore l’appétit le plus féroce en
par les instincts détermine l’esprit : « Le corps créateur se
serait découragé, -il paraît que nous autres Européens nous
créa l’esprit comme une main de sa volonté. » Pour échapper
ne pouvons absolument pas nous passer de cette mascarade
à la détermination instinctuelle du corps, Nietzsche confère
qui s’appelle habillement11. »
au soi une volonté supérieure qui aide l’homme à se dépas-
Quel qu’ait été le refus nietzschéen de la nudité, différents
ser lui-même et à chercher la voie du « surhumain ». Nietz-
groupes ne se privèrent pas d’en faire commerce, après sa
sche met en garde les « contempteurs du corps », leur
mort, quitte à falsifier sa pensée. Un ex libris du graveur Al-
conseillant de servir leur soi plutôt que de mépriser leur
fred Soder datant de 1907 montre ainsi le philosophe nu
corps, faute de quoi celui-ci meurt9. Et Zarathoustra conclut
dans la montagne12. Peu importe que les interprétations de
sur ces paroles décidées : « Je ne suis pas votre chemin,
sa pensée fussent parfois assez fantaisistes : il s’agissait avant
contempteurs du corps ! Vous n’êtes point pour moi des
tout de servir les objectifs et idéologies propres à ces groupes,
ponts vers le Surhumain ! »
qu’ils soient révolutionnaires ou d’inspiration völkisch (c’est-à-
Pour Nietzsche, le fait d’être un corps est essentiel. Il déclare
dire nationaliste, réactionnaire et raciste).
la guerre à la tradition philosophique européenne qui avait jusqu’alors affirmé le primat de la raison, de l’âme et de l’esprit.
Les architectes de l’époque rendirent eux aussi hommage au
La « nature nue » est pour lui l’expression d’une force originelle,
philosophe disparu et l’interprétèrent avec une totale liberté :
d’un état pur, sans fard, dans lequel la « grande passion » qu’il
entre 1898 et 1900, Fritz Schumacher réalisa un projet de
oppose à la « mascarade de la morale » détermine l’homme.
« monument Nietzsche13 » ; Henry van de Velde imagina
La civilisation a pour mission de maîtriser ce que cette nature
même vers 1910–1912 un « temple à la gloire de Nietzsche »
nue peut avoir de terrible en le transformant par la passion
pour la ville de Weimar, qui devait réunir tous les adeptes du
en bonté, sans chercher à condamner le mal ou à le modé-
philosophe dans une construction en deux parties afin d’apai-
rer10. Le corps pulsionnel ouvre un chemin vers la connais-
ser leurs querelles : ce projet prévoyait un élément de tête, un
sance, qui ne repose plus sur la coercition des instincts du
petit « temple de l’esprit » pour l’élite intellectuelle, relié à un
corps, mais sur une « passion » vivante qui trouve dans la
stade immense de forme étirée destiné à la culture physique
danse virevoltante du philosophe son expression imagée.
des masses, comme on peut le voir dans le catalogue de l’exposition Die Lebensreform : Entwürfe zur Neugestaltung von
83
Paysage thérapeutique
Caspar David Friedrich, « Le Voyageur contemplant une mer de nuage », 1818, extrait.
Philosophie de la vie, naturisme et associations de marche dans la nature Au primat donné à l’intellect dans la tradition philosophique des Lumières héritée de Locke, Hume et Kant, désormais passée de mode, succéda « la vie », qui était en quelque sorte son antithèse16. Shaftesbury s’était déjà élevé contre le point de vue strictement rationaliste de son tuteur, Locke, en réclamant des analogies s’adressant aussi aux émotions et en accordant une place importante à l’enthousiasme. Mais des Lumières au romantisme, il restait un pas important à franchir. L’être capable de sensations et de représentations était désormais aussi un être de « volonté », la représentation de la « vie » intégrant cette dimension essentielle. Cette notion représentait un défi pour la vision du monde strictement scientifique, comme Thomas Rohkrämer l’a formulé avec pertinence17: contre la mécanisation et le matérialisme, on défendait tout ce qui pouvait être qualifié de simple, d’élémentaire, de créatif, de vivant et de jeune, arguant du fait que la réalité de notre existence résidait dans l’expérience personnelle immédiate, qui ne pouvait être objectivée ni analysée. La « vie » devait être comprise comme un concept hors de la temporalité, comme l’origine de toutes les formes, le symbole de la puissance créatrice du devenir que la reproduction devait empêcher de sombrer dans l’absurdité18. Leben und Kunst um 190014. Cette répartition en deux caté-
Depuis que Schopenhauer et Nietzsche avaient réhabilité la
gories résultait d’une interprétation extrêmement libre de la
vision d’un temps cyclique, à l’œuvre dans leur idée de
pensée nietzschéenne, et n’était en tout cas pas une idée
l’« éternel retour », on concevait la vie comme un tout orga-
susceptible de lui être directement attribuée. Sur la question
nique, un équilibre dynamique entre le corps et l’esprit, la
des faits et des interprétations, Nietzsche s’était exprimé
pensée et la sensation. C’est à Nietzsche que l’on peut faire
ainsi : d’un côté, écrivait-il, il n’y avait « pas de faits, seule-
remonter la passion et l’importance donnée au corps dans la
ment des interprétations », c’est-à-dire une multiplicité de
recherche d’un plus haut degré de conscience ; son lieu sym-
perspectives ; mais en même temps, il insistait sur l’impor-
bolique est la montagne, l’océan mugissant symbolisant les
tance de la philologie pour pouvoir lire et comprendre les
sentiments violents et les instincts cachés.
faits sans les falsifier par l’interprétation . Cette maxime a 15
été quelque peu négligée.
« Culture du corps libre » : le naturisme et ses objectifs La philosophie de la vie mettait en avant le corps démasqué, dont la nudité était l’expression du vrai et du beau. La nudité devait créer un rapport « pur » au corps, loin de sa « dissimulation » érotique, et non contribuer à l’excitation des instincts. Les différents mouvements dits de réforme avaient, il est vrai,
Paysage thérapeutique
84
Ferdinand Hodler, « Regard dans l’infini », 1903 –1906, extrait.
un même objectif, celui d’un corps libéré, mais leurs intentions différaient en fonction de leur orientation idéologique et politique. L’élément fédérateur était le désir d’instaurer un mode de vie plus « naturel », de retrouver la « nature libre » de l’homme. Ces divergences d’orientation idéologique peuvent être illustrées par le naturisme, qui dans l’espace germanophone a été pratiqué par plusieurs groupes, avec des motivations très différentes. Les adeptes de la réforme de la vie, issus de la bourgeoisie cultivée, étaient en quête d’une union entre l’homme et la nature et projetaient dans cette « culture du corps libre » la possibilité d’un affranchissement radical des contraintes sociales. À l’opposé, les tenants d’un nationalisme völkisch voyaient en elle un outil de « sélection naturelle » pour l’instauration d’un monde « meilleur » (c’est-àdire de race pure), et interprétaient le darwinisme social selon leur propre idéologie (l’homme germanique nu et en bonne santé attirerait la femme germanique nue et en bonne santé). Pour le mouvement ouvrier, qui s’était affirmé en opposition aux mouvements de réforme bourgeois, la nudité et l’hygiène apportaient la santé physique et fortifiaient le corps révolutionnaire du travailleur se préparant à la lutte des classes. Le mouvement ouvrier avait l’ambition de créer des structures sociales anticapitalistes, fondées sur la communauté des outils de production et des biens, et revendiquait l’émancipation, la réforme de la propriété foncière, les projets d’urbanisation et la réglementation des conditions de travail. Il partageait cet objectif avec certains mouvements bourgeois
Le voyageur nu contemplant une mer de nuages
de réforme, qui défendaient eux aussi l’amélioration des
Ce rapport radicalement nouveau entre l’homme et la nature
conditions de vie de la classe ouvrière. Les frontières entre
a aussi transformé le regard porté sur les montagnes, comme
les groupes socialement engagés et les groupes théoso-
on peut s’en rendre compte en comparant deux tableaux :
phiques étaient parfois floues, avec de fréquents chevauche-
85 ans après le « Voyageur contemplant une mer de nuages »
ments, comme au Monte Verità, qui selon les termes de
de Caspar David Friedrich, le tableau « Regard vers l’infini »
Harald Szeemann représenta la « somme de toutes les idéo-
(1903–1906) de Ferdinand Hodler ne présente plus un per-
logies ».
sonnage de marcheur introspectif qui invite le spectateur à
Pratiqué par les réformateurs de toute obédience, le natu-
se perdre dans le sentiment du sublime face à l’infini des
risme conquit la « nature sauvage », et donc aussi les Alpes.
montagnes. Il s’agit cette fois d’un jeune homme entièrement
Forts de cette nouvelle liberté corporelle, ses adeptes
nu qui ne tourne pas le dos au spectateur, mais dirige son re-
prenaient des bains de soleil, nageaient, jouaient au ballon
gard vers lui. Ses mains ne cherchent pas à cacher sa nudité
et faisaient de la gymnastique dans les prairies, les forêts et
au nom d’une quelconque pudeur, mais sont posées sur sa
les montagnes – nus.
poitrine en un geste expressif, comme sous le coup d’une émotion ou d’une révélation. Contrairement au voyageur de Friedrich, placé au centre de l’image, ce jeune homme est
85
Paysage thérapeutique
Anonyme, « Adorateur du soleil » sur le Monte Verità.
positionné dans la partie
idées romantiques telles que le « courage » et la « vertu » et
gauche du tableau, ce qui
cherchaient des émotions fortes. Largement diffusé dans les
d’une part libère la vue sur
panoramas, les dioramas, la peinture, les illustrations de li-
la mer de nuages et d’autre
vres, la littérature, et aussi, à partir des années 1920, dans les
part crée une asymétrie dé-
films de montagne, le sublime permettait d’accéder à des
stabilisante évocatrice d’un
expériences puissantes, capables de marquer les esprits, aux-
vacillement, d’un possible
quelles se mêlait l’idée enthousiasmante d’une possible fu-
basculement, qui souligne
sion avec la nature. Entre adoration du soleil et expériences
la fragilité du corps nu.
élémentaires dans la nature, ces jeunes gens étaient avant
Dans sa pose rigide au som-
tout en quête d’eux-mêmes, même si cette quête passait par
met du rocher, ce corps
l’appartenance à un groupe au sein duquel différentes orien-
semble flotter dans les
tations politiques et religieuses influençaient fortement leur
nuages, entre ici et ailleurs.
pensée.
La confrontation avec le su-
Cette culture était portée par un désir de renouveau radical :
blime apparaît aussi dans le
tous partageaient le même objectif d’un mode de vie naturel,
quatrain de Nietzsche inti-
qui impliquait la non-consommation d’alcool et de drogues, la
tulé « Le voyageur », dans
réforme de l’alimentation et de l’habillement et la culture du
lequel, seul et perdu, il est
corps libre. Dans les groupes plutôt de gauche, cet objectif
confronté à ce même silence
se doublait d’une visée émancipatrice et d’une volonté de li-
infini qui se cristallise dans
bération sexuelle, avec aussi un intérêt prononcé pour l’orga-
la nudité du jeune homme du tableau de Hodler.
nisation démocratique et l’agriculture alternative. Chez les
« "Plus de sentier ! Abîme alentour et silence de mort !"
jeunes plus proches de l’idéologie völkisch, l’hygiène raciale
Tu l’as voulu ! Pourquoi quittais-tu le sentier ?
et la germanité étaient au premier plan. Dans de nombreux
Hardi ! c’est le moment ! Le regard froid et clair !
groupes, des structures sectaires, hiérarchisées, prirent rapi-
Tu es perdu si tu crois au danger . »
dement le pas sur la nostalgie romantique de la nature,
20
comme l’histoire du Wandervogel le montre bien : créé par Idéologie et radicalisation du mouvement allemand de la
un petit groupe de lycéens à Steglitz (aujourd’hui un quartier
jeunesse
de Berlin), ce mouvement connut une croissance rapide et
Le jeune homme nu qui succède au voyageur en habit de
s’orienta à partir de 1911, sous l’influence d’anciens mili-
marche met en évidence un bouleversement qui affecta no-
taires, vers l’idéologie nationaliste völkisch. Le Wandervogel
tamment la culture de jeunesse, apparue vers la fin du XIXe
autrichien, pangermaniste et antislave dès ses débuts, adopta
siècle et marquée par la figure de « l’homme nouveau » dans
en juillet 1913 le « paragraphe aryen » inspiré par Georg von
la nature. La jeunesse, que l’on commença à percevoir
Schönerer, qui interdisait aux jeunes juifs d’adhérer au mou-
comme un groupe distinct rassemblant des individus d’âge
vement.
et de situation déterminée, développa un mouvement important porteur d’une remise en cause radicale des formes so-
Les clubs alpins et la politique d’exclusion
ciales héritées du passé et jugées poussiéreuses .
Dans les clubs alpins aussi, qui avaient vu le jour dans plusieurs
Pour la première fois, des jeunes gens s’organisèrent en de-
pays dans la seconde moitié du XIXe siècle, le nationalisme et
hors de l’école et du travail et constituèrent des groupes.
l’antisémitisme se répandirent et entraînèrent au début du
Désireux de s’échapper du quotidien et de la ville, ils voulaient
XXe siècle une politisation et une radicalisation de plus en
marcher dans la nature, partir à sa conquête, notamment dans
plus marquées. Tout à coup, au beau milieu de ces montagnes
les Alpes, devenues au fil des siècles le symbole de la liberté
dont Rousseau avait fait le lieu idéal de formation pour la
et de l’expérience des limites. Ils étaient animés par des
jeunesse d’un monde éclairé, on se mit à débattre pour savoir
21
Paysage thérapeutique
86
à qui appartenaient les montagnes, et à qui elles n’apparte-
indépendance sous l’appellation Club alpin Donauland.
naient pas. Inclusion et exclusion devinrent ainsi des principes
La politisation croissante et l’idée selon laquelle l’éducation
déterminants des clubs alpins.
de la jeunesse était le meilleur vecteur de l’idéologie poussè-
Cette « appropriation » des montagnes avait débuté par une
rent les associations de randonnée à fonder leurs propres or-
compétition entre nations pour conquérir les plus hauts som-
ganisations de jeunesse dans l’entre-deux guerres : on vit
mets des Alpes, et par la volonté des jeunes clubs alpins
ainsi apparaître en 1925 les Jeunes amis de la nature (Natur-
d’ouvrir au tourisme l’espace montagneux. En 1857, des
freundejugend) en réaction au Wandervogel bourgeois, lar-
alpinistes britanniques avaient créé la première association
gement répandu à l’époque, et deux ans plus tard, le Club
d’alpinistes, baptisée Alpine Club (le Ladies’ Alpine Club vit
alpin fonda la Jeunesse du Club alpin. Ces mouvements
le jour en 1907). En 1862, ce fut la création du Club alpin autri-
attachaient de l’importance à un sain développement dans la
chien, un an plus tard du Club alpin suisse, à l’initiative du
nature, mais aussi à l’éducation politique et idéologique
professeur d’université Rudolf Simler qui avait déclaré que la
(comme on le verra au chapitre « L’enjeu de l’enfance »).
conquête des Alpes ne devait pas être abandonnée aux seuls
L’histoire des associations de randonnée et d’alpinisme, des
étrangers et qu’une association suisse pourrait « sans aucun
mouvements de jeunesse et de certains mouvements réfor-
doute faire mieux et se montrer plus utile à la patrie » (le Club
mateurs montre comment l’« élan vers la nature » se trans-
alpin féminin suisse fut fondé en 1918). En Allemagne, on as-
forma en une « lutte d’appropriation de la nature ». Les
sista en 1869 à la création de l’Association des alpinistes de la
aspirations romantiques se mêlèrent de visées racistes et
bourgeoisie cultivée, qui deviendrait par la suite le Club alpin
nationalistes qui conduisirent à l’exclusion de certains mem-
allemand et fusionnerait quatre années plus tard avec le Club
bres, avant même l’arrivée au pouvoir des nationaux- socia-
alpin autrichien. Le Club alpin français se constitua en 1874
listes. Les montagnes, peut-être à cause de leur situation
dans le but de participer lui aussi à la conquête des Alpes.
isolée, à l’écart toutes les instances, avaient en quelque sorte
Face à la politisation croissante, et pour se démarquer du
leurs propres lois. Cela concernait non seulement la politique
club alpin bourgeois, le mouvement ouvrier créa en 1895 sa
des refuges et cabanes (certains refuges refusaient l’accès
propre association de randonnée, les Naturfreunde (amis de
aux non-membres en raison de leur appartenance religieuse
la nature). Dans leurs statuts, ils se revendiquaient du socia-
ou politique), mais aussi les conditions d’admission dans les
lisme démocratique et plaidaient pour que les montagnes
clubs alpins, dont chaque section pouvait déterminer comme
appartiennent à tous, c’est-à-dire aussi aux masses laborieuses.
bon lui semblait qui pouvait en être membre ou pas.
Tous ces clubs s’engagèrent dans une véritable compétition
Le « paysage thérapeutique » des Alpes, auquel le romantisme
pour s’approprier les Alpes : qui construirait un refuge, où, et
a clairement imprimé sa marque, entre recherche de trans-
pour qui ?
cendance et ambitions nationalistes, met ainsi en évidence
Au tournant du XXe siècle, l’antisémitisme s’affirma dans le
un aspect sombre de l’histoire et fait nettement ressortir le
Club alpin allemand et autrichien (1873–1938), qui adopta
danger inhérent à la fusion de ces deux tendances.
(plus tôt que le Wandervogel) des dispositions d’exclusion : depuis sa création en 1899, la section du Brandebourg n’acceptait que les « citoyens allemands baptisés selon la foi chrétienne » ; la section viennoise fondée en 1905 fut d’em-
Le Monte Verità ou les contradictions de l’utopie
blée réservée aux membres « aryens » et inscrivit dans ses statuts le « paragraphe aryen » en 1907 (soit six ans avant le
Le Monte Verità est considéré comme la mise en œuvre la
Wandervogel autrichien). Quand Eduard Pichl et d’autres
plus radicale de la Lebensreform dans l’espace alpin, où elle
membres à l’idéologie völkisch obtinrent la majorité au
s’est présentée dans toute sa pluralité et ses contradictions.
comité directeur de la section Austria, les membres juifs et
Cette pluralité, justement, nous renseigne sur la composition
libéraux fondèrent la section Donauland qui fut elle aussi
hétérogène du mouvement réformateur, qui a toujours oscillé
exclue du Club alpin en 1924, à la suite de quoi elle prit son
entre ambitions sociales et vénération mystico-religieuse de
87
Paysage thérapeutique
Johann Adam Maisenbach, Rudolf von Laban (à dr.) et ses danseurs, chorégraphie au bord du lac Majeur, Ascona, Monte Verità, 1914.
la nature. Vers la fin du XIXe siècle, une nouvelle conception
de l’esprit. La théorie rejoignait la pratique existentielle car
de la nature s’était imposée, qui d’une part se caractérisait
non seulement on débattait abondamment, mais on expéri-
par la synthèse fusionnelle de l’homme et de la nature, d’au-
mentait aussi toutes sortes de choses avec son corps.
tre part par une aspiration cosmique à une « pureté » dont le
La postface de l’autobiographie d’Ida Hofmann permet de
cristal était une expression.
cerner le caractère global de ses ambitions et son aspiration
Ces deux approches se côtoyaient dans la colonie réforma-
à une « vie supérieure », non sans une certaine tendance au
trice du Monte Verità, qui s’installa en 1900 sur un petit vi-
mysticisme prophétique :
gnoble près d’Ascona, dans le Tessin. (Projet 18) On peut
« Le Monte Verità n’est pas un établissement de santé natu-
voir dans cette colonie, qui fit sensation par son végétarisme
relle au sens habituel, mais plutôt une école de vie supérieure,
et son naturisme radicaux et attira des curieux du monde en-
un lieu où cultiver et développer des connaissances plus
tier, une tentative de nouveau départ radical, tant sur le plan
vastes et une conscience élargie […], fécondé par le soleil de
social que sur celui de la santé, au milieu des montagnes. As-
la volonté universelle qui se révèle en nous22. »
pirant à une vie plus saine et authentique, ses fondateurs
Comparé à ces idéaux élevés à tonalité cosmique, le quotidien
étaient en recherche permanente de vérité afin de parvenir,
de la colonie était plutôt prosaïque : les aliments devaient
comme Ida Hoffmann l’écrit dans ses mémoires, à une « civili-
être produits par les résidents eux-mêmes, la nourriture était
sation supérieure ».
obligatoirement végétarienne. La plupart du temps, on man-
Pour des raisons financières, ses fondateurs transformèrent
geait des soupes, des fruits et des légumes cultivés sur
bientôt la « coopérative végétarienne » – tel était son pre-
place. Les membres de la communauté qui n’avaient jamais
mier nom – en « établissement de santé naturelle », puis en
été confrontés au travail physique ne devaient donc pas seu-
sanatorium, comme on peut le lire dans le prospectus publi-
lement s’adapter au végétarisme : « Le matin, vers six ou
citaire de 1902 où figurait ce descriptif prometteur : « Fondé
sept heures, nous partions pour le travail et nous rentrions le
par des chercheurs de vérité, pour des chercheurs de vérité. »
soir entre cinq et sept heures, morts de fatigue. Hommes et
Cet établissement de santé devait servir au repos temporaire,
femmes maniaient le burin et la bêche, traînaient des pou-
ou en cas de séjour plus long, à une guérison durable.
tres, sciaient et rabotaient. Peu à peu, dans ces conditions,
Les principaux « rituels de purification » comprenaient une
on réalise qu’il est tout aussi difficile pour quelqu’un d’habi-
alimentation strictement végétarienne ainsi que des bains de
tué au travail intellectuel de convertir sa force en travail phy-
lumière, d’air pur et de soleil (selon le modèle mis au point par
sique que l’inverse23. » L’intérêt de la colonie du Monte Verità
Arnold Rikli à Veldes, qu’Henri Oedenkoven et Ida Hofmann
vient aussi du fait que des mouvances idéologiques très dif-
connaissaient pour y avoir fait des cures). De la musique, des
férentes s’y croisaient, entre théosophie et anarchisme, voire
discussions et des conférences stimulaient le développement
parfois communisme. Des tendances qui paraissent aujourd’hui contradictoires, par exemple les pôles apparemment incompatibles que sont la nature et la technique, pouvaient tout à fait converger dans le contexte de l’époque, comme Gernot Böhme24 l’a rappelé : malgré leur lien radical avec la nature, les deux fondateurs, Oedenkoven et Hofmann, mettaient la technique au service de l’humain et furent parmi les premiers à Ascona à faire installer la lumière électrique et l’eau courante.Leurs convictions étaient non seulement marquées par la théosophie et le christianisme primitif, mais présentaient aussi une dimension politique et sociale qui se manifestait par une forme communautaire structurée en coopérative. Ida Hofmann plaçait l’« humanité » au-dessus de toutes les religions et de toutes les appartenances nationales :
18
Les cabanes aérées de la colonie de réforme de la vie Monte Verità, 1900 –1924
88
Salon de thé Monte Verità (en bas).
Maison principale Monte Verità (en haut).
« Les enfants des générations futures ne seront plus élevés en chrétiens, musulmans, bouddhistes ou juifs, en russes, français, polonais ou allemands. Leur première vocation et mission sera d’être « hommes », au sens plein du terme, et alors ils seront d’eux-mêmes égaux aux plus dignes des adeptes de n’importe quelle religion25. » Pour elle, était « humain » celui qui développait sa propre philosophie de la vie en se confrontant individuellement à la nature. Le dénominateur commun de la colonie devait être la réforme de l’habillement et de l’alimentation, mais compte tenu des différences entre les diverses philosophies existentielles des membres, la tâche n’était pas aisée. Bien qu’Ida Hofmann n’ait probablement pas eu d’idées völkisch, elle présentait la « sélection naturelle » comme l’objectif de l’homme moderne en se référant au processus d’« adaptation » théorisé par Darwin : « Jamais l’homme ne pourra redevenir l’homme primitif qu’il a été – toutes les étapes de l’évolution le séparent irrévocablement de ce premier degré de son existence. L’homme d’aujourd’hui aux aspirations idéales n’est pas un « être de nature », mais un « être de culture » au sens de la sélection naturelle et de toutes les améliorations induites par la connaissance des lois naturelles26. » Elle concevait l’adaptation comme un « perfectionnement » de l’homme par la nature, une « existence supérieure » conquise par la culture. Le concept de « race supérieure » n’était pas lié au patrimoine génétique comme dans l’idéologie völkisch, mais à différents niveaux de conscience de la société. Elle s’inspirait en cela du drame d’Ibsen Empereur et
politique de conquête et les guerres ; aux degrés élevé et
Galiléen, qui avait été traduit en allemand en 1888. Ibsen faisait
supérieur, au sens du "troisième empire" d’Ibsen dans Empe-
une distinction entre l’empire de l’Antiquité appartenant au
reur et Galiléen, correspondent l’alimentation sans chair ni
passé, et l’empire du christianisme dont nous sommes issus, afin
sang, le besoin d’une vie morale plus élevée, la recherche d’un
d’aborder le « troisième empire », celui de la vérité et de la
gouvernement plus libre dans le système des États, le règle-
connaissance. Ce qu’il entendait par ce terme était une syn-
ment pacifique des conflits entre individus et peuples, l’aboli-
thèse du paganisme et de la chrétienté. Ida Hofmann s’était
tion progressive des armées, le développement de la person-
passionnée pour cette pièce dont le thème est la quête de
nalité et de l’individualité27. » (On constate ici que les groupes
liberté, et qui accorde une place importante au développe-
völkisch n’étaient pas seuls à se référer au darwinisme social.)
ment individuel et à l’alimentation végétarienne : « La loi de
Rudolf von Laban, qui en 1913 fonda au Monte Verità une
l’évolution perpétuelle ne souffre pas d’exception : il existe
« École pour l’art » (une sorte d’école de danse fonctionnant
donc des individus et des races de différents degrés d’évolu-
pendant les mois d’été, qu’il dirigea jusqu’en 1918), ensei-
tion, du plus bas au plus élevé. Au degré bas correspondent le
gna le mouvement libre du corps, porté par les émotions et
fait de tuer des animaux pour consommer leur chair, les pas-
affranchi des conventions sociales ; il notait pourtant les
sions animales, les systèmes de gouvernement absolus, la
angles des membres et leur amplitude pour inscrire chaque Rudolf von Laban, Danse du soleil sur le Monte Verità, 1917
89
19
Martin Peikert, « Prévenir – guérir – rajeunir – grâce aux stations thermales suisses », 1948.
Après le déclin de la colonie, le baron Eduard von der Heydt racheta le Monte Verità et y fit construire un nouvel hôtel de style moderne, sur des plans de l’architecte allemand Emil Fahnenkamp, juste à côté de l’ancien bâtiment principal. De celui-ci, il ne subsista que le socle de pierre, avec son escalier double. Une nouvelle vie mondaine s’empara des lieux : habillés chic, en maillot de bain ou même nus, les membres de cette nouvelle société apportèrent la preuve que la liberté pour laquelle leurs prédécesseurs avaient dû se battre était désormais acquise (projet 20). danseur dans un cristal servant de modèle structurel aux directions du mouvement : la démarche scientifique et rationnelle
Le soleil au service de la santé
consistant à mesurer et noter coexistait avec la recherche d’un mouvement libre et chargé d’émotions et avec les danses exta-
C’est pendant la première moitié du XIXe siècle que l’on
tiques face au soleil (portrait de danse 19). Il prônait une ex-
commença à s’intéresser aux bienfaits du soleil pour la santé,
pression plus naturelle dans la danse, qu’il recherchait tout
soixante-dix ans après Rousseau. Vincenz Priessnitz (1799–
autant dans la forme cristalline que dans l’osmose entre
1851), agriculteur originaire de Silésie autrichienne et guéris-
l’homme et la nature, et qui se traduisait par des rituels et
seur autodidacte, fit ses premières expérimentations à base
des danses à dimension cultuelle. Pour Laban, la danse enga-
de cures thermales et de séjours au grand air en 1830.
geait à la fois le corps, l’âme et l’esprit, qui devaient s’y mêler
Arnold Rikli (1823–1906), propriétaire suisse d’une teinturerie
harmonieusement : « J’appelle danseur cet homme nouveau
et lui aussi naturopathe, fonda en 1854 à Veldes (aujourd’hui
qui ne tire pas uniquement sa conscience des brutalités de la
en Slovénie) sa première maison de santé ; la lumière, le
pensée, du sentiment ou de la volonté. C’est cet individu qui
grand air et les bains de soleil étaient les principaux traite-
cherche à tisser en toute conscience la clarté de son intellect,
ments. Dans le livre qu’il publia en auto-édition, Que la
la profondeur de son ressenti et la force de sa volonté en un
lumière soit » et la lumière est !, il constatait que « cet état
tout harmonieusement équilibré et néanmoins mobile dans
paradisiaque [produit par les bains de lumière au grand air]
les interactions constantes de ses parties . »
suscitait chez tous les participants une gaieté étonnante, une
Ici résonnent les paroles de Nietzsche, qui voyait dans la danse
vivacité, une conscience de soi supérieure29 ». Il ouvrit d’autres
la possibilité d’une union de l’homme avec la nature, comme
établissements à Laibach, Trieste et Gries, près de Bolzano,
l’exprime la figure du philosophe dansant. La danse expressive
pour traiter des maladies assez graves, avec plus ou moins
lui a emprunté ce principe extatique dionysien et l’a mis en
de succès. Influencé par Priessnitz, Sebastian Knapp et Rikli,
acte. Les divergences idéologiques de la communauté et la
le libraire allemand Adolf Just (1859–1936) était quant à lui
recherche permanente dans laquelle ses membres étaient en-
persuadé que des séjours prolongés dans la nature pou-
gagés se retrouvent dans l’hétérogénéité des architectures pré-
vaient être salutaires, et construisit des cabanes en forêt pour
sentes sur le site, avec de simples cabanes de bois (toutefois
apprécier les bienfaits de l’air et de lumière. Dans son texte
dotées du chauffage et de l’eau courante), un bâtiment
Retournez à la nature !, paru en 1896, il écrivait :
central rappelant un temple d’un style Art nouveau assez
« La lumière et l’air sont les vrais éléments vitaux, particuliè-
particulier, et la mystérieuse Casa Anatta, dont la toiture
rement pour l’homme, qui est la créature vivant à l’air et à la
plate servait à prendre des bains de soleil. Toutes ces construc-
lumière la plus élevée ; la nature a voulu qu’il évolue nu en
tions reflétaient la recherche d’une forme architecturale en
permanence, de nuit comme de jour30. »
adéquation avec le nouveau mode de vie dans la nature que
Les bains de soleil prônés par ces thérapeutes ne furent re-
le groupe défendait.
connus par la majorité de la société que quand la médecine
28
20
Emil Fahrenkamp, Hôtel Monte Verità – déclin et renaissance, 1926 –1929
90
Martin Peikert, « Sanrocco – Maison de cure et de repos – La maison de cure moderne – Lugano », 1948.
officielle fut à son tour persuadée de leurs vertus curatives.
dus vers le soleil. Le motif
Le médecin allemand Alexander Spengler, venu en 1853 à
de la « prière à la lumière »,
Davos, observa que les symptômes de la tuberculose s’amé-
dont le peintre Fidus offrit
lioraient chez les personnes qui séjournaient là-bas, ce qui
différentes variantes, fut re-
l’amena à recommander à partir de 1868 les cures d’air des
produit en des millions
montagnes à Davos, avec un succès grandissant31. En 1882,
d’exemplaires en Alle-
le médecin Robert Koch, père de la bactériologie, découvrit
magne et en Autriche à par-
que les maladies infectieuses se propageaient par des bacté-
tir de 1890. Il apparaissait
ries. Il reçut en 1905 le prix Nobel pour ses études et décou-
dans de nombreux livres et
vertes dans le domaine de la tuberculose. Koch perfectionna
revues, sur des cartes pos-
la microscopie, qui permettait désormais de voir les agents
tales et des affiches, y com-
pathogènes et eut de multiples conséquences pour la méde-
pris sur les prospectus du
cine. Par ailleurs, la radiographie fut découverte en 1895. Ces
mouvement de la jeunesse.
avancées médicales transformèrent profondément le rapport
Les méthodes de thérapie
au corps. D’intenses campagnes sanitaires firent prendre
naturelle et les pratiques du
conscience de l’importance d’une bonne hygiène et de l’ex-
mouvement réformateur eu-
position au soleil, dans une atmosphère non polluée, pour
rent aussi des consé-
guérir les corps malades. En 1889, le médecin Karl Turban
quences esthétiques sur la
ouvrit à Davos le premier sanatorium clos en haute montagne,
médecine officielle et ses
où le traitement misait sur l’effet salvateur du soleil et du climat
institutions. Il est ainsi inté-
d’altitude associé à une cure de repos. D’autres cliniques
ressant de constater que les
spécialisées furent créées par la suite, par exemple la « cli-
sanatoriums et les bains
nique du soleil » à Leysin, ouverte par Auguste Rollier, méde-
thermaux suisses s’emparèrent aussi, pour leurs affiches pu-
cin et créateur de l’héliothérapie, qui accueillait des patients
blicitaires, de l’image de la prière à la lumière, version sécu-
atteints de tuberculose osseuse .
larisée du mythe solaire.
32
En 1919, en cherchant une thérapie efficace pour venir à bout du rachitisme, on comprit l’influence du soleil sur la production de vitamine D par le corps, découverte à la même époque.
L’architecture de la santé
Cette découverte favorisa le naturisme, qui jusqu’à cette date n’était pratiqué que par quelques groupuscules réfor-
Les groupes réformateurs et la médecine officielle dévelop-
mateurs souvent jugés excentriques et diverses organisations
pèrent différentes méthodes de guérison : tandis que les pre-
de jeunesse, et lui procura une certaine considération sociale,
miers défendaient une approche holistique et vénéraient le
notamment en Allemagne et en Autriche. Le corps bronzé et
soleil comme élément cyclique, les médecins voyaient en lui
sportif devint alors synonyme de santé. La nudité, jusqu’alors
une source de rayonnement utile. Pour recevoir leur dose de
objet de la réprobation générale, ne put être moralement
lumière et d’air pur, les patients restaient allongés pendant
acceptée qu’à partir du moment où la médecine officielle la
des heures, par tous les temps et en toute saison, sur des bal-
mit au service de la guérison. Au début des années 1930, les
cons spécialement conçus à cet effet. Accompagnant les théo-
grands hôtels de montagne construisirent à l’attention de ce
ries des médecins et fondateurs des établissements de santé,
nouveau public des piscines de plein air, où l’installation de «
de nouveaux types d’architecture apparurent dans les Alpes et
soleils artificiels » devait permettre d’obtenir le résultat es-
furent perfectionnés avec le temps.
compté même par temps couvert (projet 22). La vénération du soleil trouva son expression picturale dans la
Les soleils artificiels de la « plage alpine », le Panhans et le
célèbre figure androgyne du jeune homme nu, les bras ten-
Südbahnhotel, 1932–1933 Pol Abraham et Henry Jacques Le Même, projet du sanatorium de
22 24
Plaine-Joux, plateau d’Assy, 1927–1929 91
Pol Abraham et Henry Jacques Le Même, sanatorium pour enfants du Roc des Fiz, plateau d’Assy, 1932
25
Jean Saidman au solarium d‘Aix-les-Bains lors d’une séance de radiothérapie, vers 1930.
Le fonctionnement de ces
sur l’action combinée du soleil, du froid et de l’air des mon-
établissements de santé
tagnes afin de conditionner le corps : « Le sanatorium est un
définissait non seulement
instrument de cure, un organe antituberculeux rationnel […],
la forme, mais aussi l’esthé-
une maison scientifiquement agencée, une machine d’hygiène
tique de l’architecture :
thérapeutique faite pour ouvrager, si on peut dire, avec un
parallèlement au déshabil-
maximum de rendement, certaines catégories de tuberculeux
lage du corps, les bâtiments
curables33 . »
furent eux aussi dénudés de
La Montagne magique de Thomas Mann (1912–1924) té-
leurs habits « poussiéreux »
moigne de l’intensité d’une cure en sanatorium, qu’il avait lui-
et de leurs attributs orne-
même expérimentée puisque sa femme Katia avait séjourné
mentaux. Les formes claires
six mois dans un sanatorium de Davos. Le roman illustre la
et pures, symboles progres-
façon dont les patients perdaient peu à peu le contrôle de leur
sistes de l’hygiène, devaient
propre moi et étaient de plus en plus absorbés par la machine
désormais remplacer l’orne-
de l'hygiène jusqu’à ce que même les corps sains tombent
ment, jusqu’alors jugé indis-
mystérieusement malades. Il décrit les longues heures de
pensable en architecture.
repos en extérieur sous un soleil mordant ou par un froid gla-
Les façades ouvertes au soleil et prolongées par des galeries
cial, l’évacuation discrète des défunts pendant la nuit, et l’ad-
de cure donnèrent naissance à un nouveau type d’architec-
ministration de la vie et de la mort dans cette « machine
ture dont le dénuement radical devint la marque par excel-
d’hygiène ».
lence de la modernité. Les exemples les plus représentatifs
Jean Saidman, directeur de l’Institut d’actinologie de Paris, dé-
de cette tendance sont les transformations d’établissements
veloppa un système encore plus radical pour tirer parti de la
de santé réalisées par Rudolf Gaberel dans les montagnes
puissance thérapeutique du soleil. Il conçut des « stations hé-
suisses (projet 23). Le caractère utopique de l’architecture
liothérapiques orientables », pour lesquelles il déposa en août
des sanatoriums se manifesta dans les projets (jamais réali-
1929 une demande de brevet, qui lui fut accordé le 17 janvier
sés) de Juraj Neidhardt pour Davos (projet 21), ou encore
1930. Il décida d’implanter son premier solarium tournant à
dans la ville-sanatorium futuriste de Sondalo, construite dans
Aix-les-Bains, dans les Alpes savoyardes, et confia la construc-
l’Italie mussolinienne, qui se caractérise par une impression-
tion à l’architecte André Farde. Le solarium ouvrit ses portes le
nante architecture de rues en viaducs et un système de télé-
26 juillet 1930 (projet 27).
phériques ramifié (projet 26). Le projet innovant Plaine-Joux
Posée sur un soubassement pittoresque, une structure métal-
de Pol Abraham et d’Henry Jacques Le Même sur le plateau
lique d’allure futuriste tournait en suivant la course du soleil.
d’Assy, dans les Alpes françaises, illustre l’importance primor-
Les patients étaient attachés sur des chaises longues pivo-
diale donnée à la course du soleil pour le développement de
tantes, exposés aux rayons concentrés par des lentilles de
nouvelles architectures dont la vocation était de garantir une
verre, qui les frappaient avec un angle constant de 90°. Les
exposition permanente au soleil (projet 24 et 25).
corps étaient soumis à de nombreuses mesures visant à déter-
Mise au service de la médecine, l’architecture devint, comme
miner la durée maximale d’exposition qu’ils pouvaient suppor-
le formula le neurologue Louis Landouzy en 1900, une « machine
ter sans brûlures. La renommée de ce solarium conduisit à la
d’hygiène thérapeutique » dont le fonctionnement reposait
construction de deux autres : l’un à Jamnagar, en Inde, posé sur un simple socle, et l’autre à Vallauris, près de Cannes, qui fut installé sur le toit d’un nouveau sanatorium héliothérapique
21
Juraj Neidhardt, projets pour un sanatorium à Davos, 1930
dirigé par Jean Saidman. Lors de son inauguration, le 10 février 1935, Charles Haye, Directeur adjoint de l’Assistance et de
23
Rudolf Gaberel, transformation de sanatoriums à Davos : sanatorium
l’Hygiène au ministère de la Santé publique, le compara à un
allemand, 1929, sanatorium du Midi, 1928 –1939
temple : « Devant ce temple magnifique voué au Dieu-Soleil,
26
Les soleils artificiels de la « plage alpine », le Panhans et le
on ne peut s’abstenir d’admirer l’art prodigieux et la rapidité
27
André Farde, Pierre Souzy, solarium tournant de Jean Saidman,
Südbahnhotel, 1932–1933 Aix-les-Bains 1930, Jamnagar 1934, Vallauris 1935
92
avec laquelle Monsieur Pierre Souzy, architecte, fit jaillir du sol
rapeutique », dans lequel le soleil, par ses effets sur le corps,
le vaisseau hôpital qui nous l’espérons, permettra à une quan-
jouait un rôle central. Le rapport entre l’homme et la nature
tité de malades de voguer plus rapidement vers la santé . »
connut ainsi un renouveau radical, voire une redéfinition,
Mais Jean Saidman avait aussi envisagé un projet encore plus
quoique fort différente dans les deux cas : tandis que chez les
grandiose auquel il avait donné le nom quelque peu utopique
réformateurs, le corps devait fusionner avec la nature en se
d’« Actinopolis » (ville des rayons) : un site international de re-
libérant de tous ses attributs culturels, y compris de ses vête-
cherche avec un jardin tropical où les rayons solaires concentrés
ments, ce même corps était tout aussi radicalement exposé
par des lentilles devaient favoriser la croissance des plantes.
aux rayons solaires dans les « machines d’hygiène ». Dans les
Le sanatorium héliothérapique et le solarium s’inscrivaient
deux cas, les limites psychiques, physiques et sensorielles
dans cette utopie technique dont le « Dieu-Soleil » était la rai-
étaient mises à l’épreuve et dépassées, et cette transgression
son d’être. Son « temple » n’était pas au service du corps dan-
était justifiée par la vision d’un renouvellement profond porté
sant dans la nature, comme au Monte Verità par exemple,
par l’objectif du « corps sain ». C’est dans cette expérience-
mais de son contrôle parfait : dans le solarium, ce « temple
limite fondamentale que réside le « sublime » du paysage
magnifique voué au Dieu-soleil », les corps étaient allongés,
thérapeutique. La découverte de l’effet antibiotique de la pé-
tels des offrandes futuristes, sur des chaises longues d’acier
nicilline par Alexander Fleming en 1928, puis le développe-
qui s’orientaient vers le soleil ; ils étaient réduits au statut
ment d’autres antibiotiques, permirent de traiter efficacement
d’objets réceptifs voguant « vers la santé » sous les rayons
la tuberculose et d’autres maladies infectieuses. Mais la péni-
concentrés de l’astre. Cette modernité futuriste exerçait une
cilline ne fut produite industriellement qu’après la Seconde
attraction particulière, comme en témoigne un documentaire
Guerre mondiale, au terme de longues recherches. En 1944,
tourné lors de la construction du solarium : on y voit le créateur
on trouva un puissant antibiotique pour lutter contre la tuber-
de l’invention, le docteur Saidman, debout en blouse blanche
culose, la streptomycine35. Quand le médecin August Bier
sur l’aile pivotante de son solarium. Il tourne le dos à la caméra
montra que l’héliothérapie n’était pas efficace contre la tuber-
et « vogue », dans une posture sublime, au-dessus du paysage
culose, les sanatoriums perdirent subitement leur utilité.
montagneux en un long et lent mouvement circulaire. Suivent
Depuis, ils servent à soigner les allergies, ont été reconvertis,
des images de patients allongés dont le corps nu est exposé
ou tombent tout simplement en ruines.
aux rayons du soleil sous d’immenses lentilles de verre. Dans
En revanche, on continue à construire des bains thermaux,
leur tension dramatique, ces scènes rappellent la station
qui connurent leur âge d’or au XIXe siècle et se répandirent
météorologique futuriste dans « Tempête sur le mont Blanc »
aussi dans les Alpes. Les Alpes restent perçues comme un «
d’Arnold Fanck (1930) ou le « Testament du Dr Mabuse »
paysage thérapeutique » offrant avant tout repos et détente.
34
de Fritz Lang (1933). Cette méthode thérapeutique, qui impli-
Les thermes de Vals en sont un exemple particulièrement inté-
quait le contrôle intégral du corps par des machines, contras-
ressant: Peter Zumthor a voulu y créer une atmosphère essen-
tait radicalement avec la volonté d’union avec la nature qui
tielle, qui stimule tous les sens. Son approche phénomé-
caractérisait la colonie du Monte Verità. Ces approches oppo-
nologique active la perception sensorielle, l’architecture permet
sées de la guérison reposaient néanmoins toutes deux sur une
de ressentir plus intensément les éléments naturels que sont
« sublimation » du soleil à tendance mythologique : l’une culti-
l’eau et la pierre, la lumière et la matérialité haptique créant
vait le rayonnement solaire et cherchait à l’accroître face au
une ambiance bien particulière : la vue, le toucher, l’ouïe et
corps présenté à lui, statique, l’autre vénérait le corps dansant
même le goût sont intensément sollicités (projet 28). Face à l’ar-
dans la lumière, cherchant à abolir ses limites par la danse exta-
chitecture thermale construite dans les années 1980, qui servait
tique. Tandis que les mouvances réformatrices étaient portées
avant tout au divertissement et à l’amusement, ce projet peut
par l’idéal utopique du « retour à la nature », les démarches thé-
être considéré comme pionnier, car il reflète une nouvelle
rapeutiques des sanatoriums, solariums et autres instituts mé-
orientation de la société qui recherche de nouveau un lien
dicaux réduisaient le soleil à son facteur de rayonnement en
plus essentiel, plus archaïque à la nature – y compris à la «
cherchant à l’utiliser au mieux. Ces différentes approches
nature intérieure » de l’homme.
transformèrent toutes la « nature sauvage » en « paysage théPeter Zumthor, thermes de Vals, 1990 –1996 93
28
Côté sud de la maison principale, Monte Verità.
18 Les cabanes aérées de la colonie de réforme de la vie
Côté sud de la Casa Anatta, Monte Verità.
une pièce unique, un rideau séparant séjour et chambre.
Monte Verità, 1900–1924
Le sol était en bois dur, dépourvu de tapis, et le mobilier
Henri Oedenkoven, l’un des fondateurs de la colonie de ré-
spartiate : il se composait d’un simple lit métallique, de
forme de la vie acheta avec Ida Hofmann et les frères Gräser,
chaises cannées, d’un lavabo et d’un secrétaire37. Le seul luxe
près d’Ascona un terrain situé sur une petite colline qui,
était l’eau courante et l’électricité, qui permettait de préparer
conformément aux ambitions affichées, fut baptisée « Monte
la nourriture végétarienne dans un cuiseur à vapeur. Ida
Verità », colline de la Vérité. L’ancien vignoble dut d’abord
Hofmann présentait avec fierté ces équipements modernes :
être défriché avant de pouvoir être occupé. Les travaux en
« Toutes les pièces sont éclairées à l’électricité, ont l’eau
autoconstruction n’avançant que lentement, des artisans et
courante et sont dotées d’un fourneau hygiénique. »
des jardiniers furent embauchés, qui transformèrent rapidement le terrain pierreux en une belle et fertile colonie : « Au
Chaque cabane était prolongée par une terrasse en bois, à
mois d’avril, la première cabane d’habitation était achevée :
peine surélevée par rapport au sol et permettant de passer
une simple charpente en bois pourvu d’une cloison double
sans transition à l’air libre. Les douches et les baignoires ne
sur quatre côtés ; la deuxième ne tarda pas à suivre36. »
se trouvaient pas à l’intérieur mais dehors, car les bains de soleil et d’air pur faisaient partie du rituel de guérison quoti-
L’architecture des petites cabanes de bois était l’expression
dien. Le film « Wege zu Kraft und Schönheit » (Les voies de
de cette nouvelle vie en pleine nature. Elles consistaient en
la force et de la beauté) de Wilhelm Prager (1925) comporte une scène de danse sur le Monte Verità qui restitue bien la joie de vivre de la communauté : une femme vêtue d’une courte blouse blanche danse sur la terrasse d’une cabane et saute dans le jardin en décrivant de grands cercles avec les bras. Cette scène peut être comprise comme un symbole de la nouvelle vie libérée à laquelle aspirait la communauté. Deux maisons se distinguaient des simples cabanes : le bâtiment principal et la Casa Anatta. Le bâtiment principal, construit en 1904, abritait un restaurant, une bibliothèque comportant une salle de travail et de lecture ainsi qu’un salon de musique. On note le soubassement en moellon formant la terrasse, à laquelle conduit un escalier extérieur double et symétrique, dont la rampe portait un symbole théosophique symbolisant le mouvement et le repos. Un avant-toit de type baldaquin à bordure crénelée, soutenu par des colonnes carrées évoquant le classicisme, couvrait la vaste terrasse. Cette maison rappelle aussi bien les tentes ottomanes que les temples grecs. L’intérieur, sobre, présente des éléments dynamiques Jugendstil, et on retrouve le même symbole théosophique aux endroits où la lumière pénètre dans la pièce : en haut de la fenêtre et sur les plafonniers plats et circulaires. Construite à flanc de coteau, la Casa Anatta, seconde maison à se démarquer, a une configuration architechtonique différente :
Paysage thérapeutique
94
Travail de la terre sur le Monte Verità.
Ronde sur le Monte Verità, vers 1910.
sur un socle en moellon repose une construction en bois à
vie en harmonie avec la nature, a déjà trouvé avec cette
double paroi et coffrage horizontal, décalée à l’étage supé-
maison en bois à double paroi une solution comme celle que
rieur pour ménager une vaste terrasse en attique. Comme
nous réclamons aujourd’hui : l’exploitation du toit38 ! » Ce
pour le bâtiment principal, les fenêtres sont arrondies et en-
progrès technique permettait à Oedenkoven d’utiliser le toit
tourées d’un cadre blanc, par lequel elles se détachent du
praticable pour le bain de soleil quotidien que lui dictaient
parement en bois sombre. L’intérieur est habillé de panneaux
ses convictions.
de bois verticaux, qui font paraître les pièces plus hautes qu’elles ne le sont avec leur plafond vouté en bois ; les angles des pièces sont arrondis. Dans la salle principale, un escalier central présente une forme dynamique, qui aspire littéralement les habitants à l'étage, nettement plus petit. Tous ces détails contribuent à créer une atmosphère mystérieuse, soulignée par l’éclairage zénithal de l’étage qui diffuse une lueur chaleureuse dans l’escalier. Les deux maisons étaient pourvues d’une toiture plate, ce qui n’était pas encore très répandu à l’époque. Dans son livre Befreites Wohnen (Habitat libéré) publié en 1929, Sigfried Giedon présentait ces deux bâtiments comme précurseurs de la toiture plate en faisant le commentaire suivant : « Le toit à fonction d’habitation : maison à Ascona vers 1900. Oedenkoven, fondateur d’une colonie prônant un mode de
95
Mary Wigman dansant devant le lac Majeur, Monte Verità.
Johann Adam Meisenbach, photographie de Rudolf von Laban avec son école de danse sur le Monte Verità, 1914.
19 Rudolf von Laban, Danse du soleil sur le Monte Verità,
« récitant », suivi d’un cortège, gravissait la colline. « Le mo-
1917
ment où sa tête dépassait le bord de la prairie était choisi de
À la fin de l’été 1917, le Monte Verità accueillit le « Congrès
manière à ce que, derrière lui, la bordure inférieure du disque
anational », dont les thèmes étaient les suivants : la société
solaire couchant touchât exactement l’horizon. C’est là qu’il
organisée en coopérative, l’éducation moderne, la place de
prononçait les premières phrases de son adresse au soleil couchant », écrivit Laban dans Ein Leben für den Tanz (Une vie pour la danse). La deuxième partie, la pièce Die Dämonen der Nacht (Les démons de la nuit), était prévue pour commencer à minuit : un groupe de danseurs avec des tambours et des flûtes attiraient vers eux les spectateurs, des torches et des lanternes éclairaient le chemin menant au sommet, d’étranges rochers entouraient une prairie circulaire. Cinq feux s’embrasaient, au milieu desquels un groupe de kobolds entamaient une danse sautée. « Apparaissait alors une bande de danseurs masqués. Ces masques étaient de grandes structures faites de branchages et de brins d’herbes, qui recouvraient tout le corps. Anguleuses et pointues, trapues et élancées, ces différentes structures cachaient à la vue des sorcières et des monstres qui s’approchaient furtivement et qui, tout en exécutant des danses sauvages, se mettaient à dévoiler les porteurs de
la femme dans la société à venir, la franc-maçonnerie mys-
masque et à brûler leur déguisement. » Le démasquage re-
tisque, les nouvelles constructions sociales, les danses cul-
mettait le corps dans son « état originel » de nudité – acte
tuelles, rituelles et artistiques des cultures extra-européennes
symbolique de libération vis-à-vis des attributs culturels.
et anciennes, la culture expressive dans l’éducation, la vie et
Au son des tambours et des chœurs, le corps devait se
les arts. Ce congrès était convoqué par Theodor Reuss, maî-
« réunifier » avec la nature.
tre de l’Ordre du Temple de l’Est – un personnage douteux, qui s’était installé en 1917 sur le Monte Verità et professait
« Les spectateurs qui nous avaient rejoints du monde entier
39
une « magie blanche sexuelle ». Le point culminant du
[…] devaient être de nouveau sur place à six heures du matin »,
congrès était le drame dansé en trois parties Sang der Sonne
raconte Laban, car au lever du soleil commençait la danse du
(Chant du soleil, d’après un poème d’Otto Borngräber), mis en
matin : « un groupe de femmes vêtues de manteaux de soie
scène par Rudolf von Laban et joué par ses élèves, parmi les-
amples et multicolores dévalait la pente. Le disque solaire
quels figuraient également Mary Wigman, Katja Wulff,
pointait à l’horizon et embrasait l’habit des danseuses. Dans
Sophie Taeuber et Suzanne Perrottet. Pour la représentation,
la ronde du jour naissant, l’atmosphère sinistre s’évanouissait,
Rudolf von Laban avait dressé une scène en plein air et célé-
laissant place à des vagues humaines déferlant joyeusement,
bra sept jours durant le cycle solaire avec danse, textes et
sans cesse renouvelées, symbole du retour éternel de l’astre
choeurs. La fête commençait par la scène « Die sinkende
du jour42. »
Sonne » (Le soleil couchant), Laban intégrant dans sa mise en scène non seulement la danse mais aussi la nature : pendant
Laban savait mettre en scène le paysage en recourant à la
que le public regardait, assis sur trois grandes pierres au pied
danse et à des accessoires rudimentaires : « Un autel de
d’un groupe d’arbres, il faisait construire un foyer avec des
pierre se dressait dans le ciel couchant, qui s’étirait avec
pierres. Après une ronde solennelle autour du feu, un
clarté et nostalgie au-dessus du lac de plus en plus sombre. »
Paysage thérapeutique
96
Scène de danse sur le Monte Verita.
Jakob Flach dirigeait le chœur et battait la grosse caisse.
Mais les nationaux-socialistes s’intéressaient également à la
Voici comment le marionettiste et peintre décrivait l’action, à
danse et au culte du corps. Comme beaucoup d’artistes,
laquelle lui-même participait avec exaltation :
Laban se laissa lui aussi embrigader pour leurs manifestations de propagande. Goebbels le chargea de créer la danse
« Pieds nus et sans chemise, comme un Bantou ou presque,
d’ouverture des Jeux olympiques de 1936, mais c’est la
avec rien d’autre en tête que le rythme et l’extase, j’encoura-
chorégraphie d’Albert Speer, bien plus mécanique que celle
geai et poussai les êtres profonds à l’extrême, à la folie,
de Laban, qui fut exécutée. Le régime nazi cataloguait son
j’arrachai un tison du brasier et dansai comme un fou autour
projet comme « trop intellectuel44 ». Laban allait bientôt être
des flammes – jusqu’à ce qu’un dernier cri meurtrier du jeune
accusé d’homosexualité et de franc-maçonnerie, après quoi,
Totimo mît fin à cette folie dans un silence de mort . »
prudent, il quitta l’Allemagne et émigra en 1937 en
43
Angleterre. Cette scène rappelle le danseur dionysien de Nietzsche qui, à l’écart des choeurs, s’écroule dans l’herbe et prend conscience de sa solitude apollinienne et, par là même, de son existence. Quelque chose de semblable paraissait se dérouler ici : la transe culminait dans un cri primordial perçant – suivi d’un silence absolu, avant que le cycle de la vie ne reprenne. Les spectateurs étaient fascinés par l’action, par la mise en scène de Laban, les danseurs et musiciens en transe. La nature ne servait pas seulement d’arrière-plan pour les scènes de danse ; dans son cycle jour-nuit, elle-même animait le spectacle. Et le soleil agissait comme un catalyseur de tension dramatique. Le mélange étrange de transcendance, d’archaïsme et d’aspiration utopique au renouveau était une caractéristique de l’expressionnisme. La chorégraphie se déroulait en 1917, en pleine guerre mondiale. La danse « Die siegende Sonne » (Le Soleil triomphant), exécutée à l’aube, peut être aussi comprise comme un symbole du dépassement de la guerre et du « passage à un stade supérieur » utopique – mais mystiquement transfiguré – de l’humanité. Quand après la fin de la Première Guerre mondiale Laban rentra dans l’Allemagne de la République de Weimar et qu’en 1922 il fonda la « Tanzbühne Laban » (et en 1923 l’école Laban) à Hambourg, la danse expressive réalisa une véritable percée dans la société et eut un impact considérable. La danse devint un moyen d’expression de la nouvelle conscience du corps propagée par les nombreux mouvements de Lebensreform (réforme de la vie) qui apparaissaient alors.
97
Paysage thérapeutique
Hôtel Monte Verità d’Emil Fahrenkamp, 1927, photographie 2017.
20 Emil Fahrenkamp, Hôtel Monte Verità – déclin et
le modernisme dans la société : après le départ des Lebens-
renaissance, 1927–1928
reformer (les réformateurs de la vie), une bohème urbaine et
Le déclin de la colonie Monte Verità conduisit à la vente du
chic avait pris possession des lieux. Elle savait apprécier les
terrain. Henri Oedenkoven et Ida Hofmann émigrèrent en
libertés d’une vie réformée : chacun pouvait, à sa guise,
1920 au Brésil pour fonder une nouvelle colonie. L’architec-
s’habiller élégamment, porter d’amples vêtements en lin ou
ture qu’ils avaient initiée sur le Monte Verità était l’expression
ne rien porter du tout ; alcool, tabac et bonne cuisine étaient
de leur mode de vie alternatif, réduit à l’essentiel. Parmi les
les bienvenus.
vestiges de cette colonie qui paraissait à l’époque très excentrique, on retrouve çà et là quelques cabanes et la Casa Anatta ; les baignoires en pierre recouvertes de plantes et les douches en plein air, qui ont rouillé depuis, rappellent le lien étroit qu’ils entretenaient avec la nature. Le rachat du Monte Verità par Eduard von der Heydt en 1926 donna lieu à un nouveau départ, qui se manifesta sur le plan architectural : le bâtiment principal aux allures de temple fut démoli et, entre 1927 et 1929, le nouveau propriétaire fit construire juste à côté un hôtel de style moderne, sur des plans d’Emil Fahrenkamp. Ne resta en place que la terrasse sur son socle de pierre, avec son escalier double menant au jardin. Le nouveau bâtiment blanc aux lignes dynamiques s’étend élégamment à l’ouest de l’entrée, qui jouxte une annexe plus basse construite à l’emplacement de l’ancien bâtiment principal. Un avant-toit à l’arrondi dynamique, reposant sur de minces colonnes rondes en acier, couvre le nouvel accès. Le bâtiment trône tel un bateau arrimé sur l’ancien « Mont de la Vérité ». Les grandes portes-fenêtres du premier étage (situé au-dessus d’un étage utilitaire) s’ouvrent sur un balcon. Celui-ci débouche sur un escalier extérieur, qui longe la façade et conduit directement à l’entrée de l’hôtel. Au-dessus, la façade est en retrait pour laisser place devant les chambres à des loggias étagées sur deux niveaux, qui invitent aux bains de soleil. La cage d’escalier intérieure conduit à la terrasse du toit, qui offre une large vue sur le lac. Avec son mobilier de créateur en tubes d’acier et ses coloris tendres (tons de rose, de bleu clair et de brun), l’aménagement intérieur moderne souligne l’ambiance avant-gardiste du modernisme. Les icônes des premiers temps avaient été remplacées : le temple avait fait place à un hôtel fonctionnel, dont les lignes dynamiques et épurées confirmaient la percée accomplie par
Paysage thérapeutique
98
Juraj Neidhardt, projet I : « Tours élancées » dans le système de vestibules d’un sanatorium de Davos, 1930.
21 Juraj Neidhardt, projets pour un sanatorium à Davos,
sud. À gauche et à droite
1930
du funiculaire s’alignent
Originaire de Zagreb en Croatie (l’ancien Agram de l’Empire
cinq bâtiments, dont
austro-hongrois), l’architecte Juraj Neidhardt fut l’élève de
chaque étage renferme 13
Peter Behrens à la Wiener Akademie der bildenden Künste.
chambres exposées au sud.
Après avoir travaillé quelque temps à Zagreb, il obtint en
« Neutralisation dans la
1930 un emploi dans le bureau de son ancien professeur à
construction comme dans le
Berlin ; deux ans plus tard, il rejoignit Le Corbusier à Paris.
mode de vie », telle est la
Jeune diplômé, il réalisa pour le médecin Paul Wolfer de
devise de ce système.
Davos une étude portant sur de nouvelles typologies de sanatoriums, qui parut dans la revue suisse Das Werk : Archi-
Tour ronde
tektur und Kunst . Neidhardt proposait trois types différents,
Le troisième type consiste
45
qu’il raccordait directement à la station intermédiaire du funi-
en une tour ronde, dont les chambres étaient disposées autour
culaire de Schatzalp :
d’un hall central circulaire, destiné à favoriser la communication. Les balcons forment des anneaux induisant des orien-
Tours élancées
tations variables vers le soleil.
Le premier projet, aux allures d’utopie expressionniste, consiste en cinq tours minces à neuf étages, appelée « Bau-
Critique
maste » (constructions en forme de mât), disposées en demi-
La revue suisse Das Werk : Architektur und Kunst reprocha à
cercle sur un terrain escarpé au milieu d’une forêt de sapins.
ces projets d’être trop formalistes et peu pratiques. L’orienta-
Leur dimension élancée résulte de la taille des chambres des
tion vers la vallée des escaliers aménagés sur les socles pou-
malades, car chaque tour abrite côté nord un escalier qui
vait être, selon elle, source de vertiges à la descente et de
dessert deux chambres (équipées d’une salle de bain privée)
pénibilité à la montée. Elle jugeait que les « Baumaste »
par étage. Celles-ci s’ouvrent, côté sud, sur un balcon avec
étaient anti-économiques, isolaient trop les patients et
vue sur la vallée. Les tours se dressent sur des socles de la
conduisaient à « un manque de contact avec le sol et avec
hauteur d’un étage, qui, d’aspect cubiste-expressionniste,
les voisins ». « Plus encore que dans les sanatoriums français
forment un ensemble expressif. Ces socles offrent chacun
[…] des considérations formelles et peut-être idéologiques
une vaste terrasse en plein air et, par l’intermédiaire d’un es-
semblent avoir ici influencé et troublé la réflexion architectu-
calier qui suit leur pente, sont desservis par un chemin pas-
rale46 », observait la critique, qui faisait allusion au style
sant à leur pied. Un vestibule arrondi, couvert, mais ouvert
expressionniste du projet. Elle rejetait également la tour
sur les côtés, relie les cinq tours les unes aux autres et les
ronde, parce qu’elle n’assurait pas à toutes les chambres la
raccorde à un bâtiment central plus bas, qui abrite les instal-
même orientation au sud. Seul le projet de pavillons, plus
lations communes et les services. L’originalité de ce concept
conventionnel, était jugé « envisageable » par la rédaction,
typologique réside dans la décentralisation et surtout dans
mais cette dernière critiquait la division en dix pavillons indi-
l’« individualisation » des patients : au lieu d’être allongés sur
viduels, qui compliquait l’accès à ces bâtiments situés à
une galerie de cure collective, ils ont chacun leur sphère pri-
différents niveaux . Vu la sévérité des presciptions médicales
vée, sur leur balcon, tandis que le vestibule de plain-pied
et les exigences économiques, il n’était pas simple d’innover.
permet la communication et favorise l’activité physique. Pavillons Plus conventionnel, le deuxième projet repose sur le système habituel des corridors : un couloir intérieur dessert les chambres des patients dotées chacune d’un balcon orienté au
99
Paysage thérapeutique
Atelier Muchsel-Fuchs, « Semmering, plage alpine. Directement relié au Grand-Hôtel Panhans », 1933.
22 Les soleils artificiels de la « plage alpine », le Panhans et le Südbahnhotel, 1932–1933 « Le Semmering est le paradis alpin des Viennois ! », proclamait un slogan publicitaire de 1932. Une affiche d’un jaune et bleu lumineux vantait les mérites du « Semmering, plage alpine. Directement relié au Grand-Hôtel Panhans », dont les deux couleurs symbolisaient le nouveau « paradis alpin », car la « plage alpine47 » offrait à la fois la montagne et la plage. Les palaces, touchés par le krach boursier et la crise économique, s’efforçaient d’attirer un nouveau public, bourgeois celui-là car la noblesse et la haute bourgeoisie n’avaient plus la même solidité financière. Ce grand hôtel fin-de-siècle, désormais un peu poussiéreux, était prêt à s’adapter à l’esprit du temps. C’est ce que réussit à faire le nouveau propriétaire Grand-Hôtel Panhans, l’homme d’affaire international William Zimdin (1880–1951). Un commentateur du Neues Wiener Journal salua en lui le « sauveur du Semmering48 ». Avec Zimdin, le bâtiment existant acquit un nouveau visage, moyennant quelques transformations réalisées par les architectes Anton Liebe et Ludwig Stigler : une façade moderne, une salle de bal circulaire, un bar, un bain maure et une piscine couverte vitrée, qui suscitait l’enthousiasme d’un reporter des Semmeringer Nachrichten : « La grande piscine couverte, qui, au sud, à l’ouest et jusqu’au plafond en parois vitrées, s’ouvre sur un splendide paysage vert, renferme un bassin blanc ivoire de 25 mètres de longueur et de 11 mètres de largeur. […] L’eau de source fraîche miroite
l’hôtelier de nous fournir un temps meilleur. Sur cette mon-
bleu azur dans le bassin et créée sur les parois orangées de
tagne magique, la pluie n’empêche pas d’acquérir, quel que
magnifiques nuances . »
soit le week-end, le teint Riviera ou celui du lac de Wörth. On
49
passe simplement de la table de bridge ou du foxtrott à la Progrès de l’hygiène oblige, l’eau était chauffée, filtrée et
plage en prenant l’ascenseur pour descendre. Et là, qu’il
désinfectée. En été, le vitrage pouvait s’ouvrir entièrement,
fasse beau ou qu’il pleuve, tout fonctionne à merveille selon
tandis qu’en hiver, une « chaufferie à vapeur » tempérait
les désirs du client de l’hôtel. Le soleil est toujours là. Quand
agréablement la piscine : « Au plafond de la piscine, des
il ne brille pas à l’extérieur, le surveillant du bassin allume
lampes à éclairage solaire artificiel offrent une alternative à
tout simplement quelques-unes de ses lampes merveilleuses
la lumière naturelle du soleil quand celle-ci vient à man-
à quartz qui brillent mystérieusement. L’onde lumineuse
quer . » La nouvelle piscine était qualifiée de « lido magique
bleutée scintille et vient se lover autour du short et du maillot
du Semmering » par un autre article, qui évoquait également
de nos belles. Une plage chauffée, au carrelage rouge ou
50
la fréquence du mauvais temps – « Assurément la pluie
jaune, chimiquement nettoyée, et bien mieux que la simple
n’est nulle part aussi agréable que sur le Semmering », ob-
plage d’un authentique lido, vous réchauffe la plante des pieds.
servait-il avec humour – et vantait la nouvelle invention :
Ainsi, on se dore comme au bord de la Méditerranée. Mais là-
« Ici, on ne s’indigne plus du mauvais temps, on demande à
bas, ils n’ont qu’un seul soleil, alors que sur le Semmering on
Paysage thérapeutique
100
Affiche « Semmering – Austria – 1000 m », 1928.
nous en accroche autant que nous en demandons. Il n’y a rien de magique à cela, c’est seulement une manière de corriger la nature. À la longue, c’est comme cela qu’on réussira peut-être à faire passer à cette nature si peu fiable son habitude capricieuse de nous gâcher la saison51. » Le Südbahnhotel tout proche, avec lequel le Panhans était en concurrence permanente, emprunta la même voie. À la même époque il fit construire par Otto Schönthal et Emil Hoppe une piscine couverte généreusement vitrée, dotée d’une décoration moderne avec des carreaux striés dans les couleurs élémentaires rouge, bleu, vert et jaune. Grâce aux derniers progrès de la technique, on essayait de lutter de manière artificielle contre les caprices du climat montagnard, on voulait « corriger la nature » pour augmenter le confort des hommes. Les Semmeringer Nachrichten saluaient la nouvelle vie mondaine du lieu de cure : « Dans les grands hôtels et dans la piscine au cadre si merveilleux règne une activité comme le Semmering n’en a encore jamais vu52. » Soirées Heuriger, soirées hongroises, concours de danse, semaines de golf, tournois de tennis, la célèbre course du Semmering en septembre et surtout l’« élection de la reine de la plage alpine et de ses princesses » organisée à la piscine comptaient parmi les manifestations les plus populaires53. Les bains satisfaisaient la nouvelle conscience du corps : libérés de leur corset et de leur costume, les hôtes prenaient des bains de soleil en costume de bain au « lido alpin ». Cette activité s’accompagnait de musique jazz et de « danse sauvage » en plein air. Le corps à moitié nu dansant et se baignant au soleil était l’expression du style de vie libéré de l’« homme nouveau ».
101
Paysage thérapeutique
Le sanatorium allemand avant transformation, photo.
23 Rudolf Gaberel, transformation de sanatoriums à Davos : sanatorium allemand, 1929, sanatorium du Midi, 1928–1939
Photo du sanatorium allemand après les travaux de transformation de Rudolf Gaberel, 1929.
Les travaux de transformation purent être effectués malgré l’occupation des étages supérieurs, grâce à une structure en
Lorsque Rudolf Gaberel fut chargé de la transformation de la
béton armé indépendante des bâtiments existants. Un article
Deutsche Heilstätte (sanatorium allemand), le bâtiment hété-
paru en 1930 dans la revue suisse Das Werk : Architektur und
rogène existant se composait de trois corps : la partie la plus
Kunst saluait cette innovation, car grâce à un judicieux prin-
ancienne – un bâtiment historique à trois niveaux avec un es-
cipe de construction en porte à faux, la façade autonome
calier extérieur symétrique en avancée, couronné d’une tour
des galeries de cure tenait toute seule, sans piliers extérieurs,
pittoresque – était flanquée de deux ailes latérales néoclas-
qui auraient généré des cônes d’ombre :
siques, qui présentaient des hauteurs sous plafond plus im-
« Toute la structure porteuse [a été] traitée en quelque sorte
portantes et surplombaient le bâtiment principal, bien plus
comme une étagère à livres qu’on aurait placée comme une
petit. Gaberel relia les trois différents corps par une façade
construction autonome devant la bâtisse. En gros, si la
homogène qu’il installa sur le devant, composée de galeries
bâtisse s’écroulait, les terrasses resteraient seules debout.
de cure.
Elles sont soutenues par des lames monolithiques en béton armé de 35 à 40 cm, ancrées dans le sol à environ 1,30 m de profondeur54. » Les terrasses n’ont pas été divisées en compartiments individuels fermés, mais subdivisées par des panneaux de verre brut translucides, « en retrait d’environ 75 cm de la balustrade, pour permettre au médecin de passer ». Ces parois ne protégeaient pas seulement des courants d’air latéraux, elles remplissaient aussi une fonction psychologique : « Car le patient est facilement saisi d’une sensation désagréable, proche de l’agoraphobie, quand on le sort de sa chambre paisible pour le conduire dans un couloir interminable, où il est couché sans défense et exposé comme sur un quai de gare55. » L’ombre produite dans les chambres par les terrasses de cure profondes était un inconvénient. Certes, par rapport au bâtiment précédent, les rayons du soleil ne pénétraient en été que dans une petite partie de la pièce, mais en hiver il n’y avait pratiquement aucune différence : « Cependant, l’ordonnance de la cure exigeant du patient qu’il passe au moins les heures d’ensoleillement sur le balcon, ce problème est vraiment secondaire. » L’article se lance pour finir dans une magnification de la transformation réalisée, qu’il élève au rang d’un symbole salutaire d’humanité : « [Le bâtiment montre] avec ses lignes horizontales parfaitement continues, avec le bleu intense de ses balustrades qui s’accorde joyeusement à la tonalité jaunâtre des murs, et avec son assurance naturelle, un visage digne et franchement sympathique. Au milieu de montagnes pour le moins imposantes, c’est un agréable symbole d’humanité soucieuse de ceux qui souffrent56. »
Paysage thérapeutique
102
Rudolf Gaberel, transformation du sanatorium allemand avec galeries de cure sur trois niveaux.
L’esthétique et le pathos se mêlent pour convaincre les adeptes de l’ancien style, attachées à l’ornemention, de la nécessité de l’hygiène moderne. Des médecins décidaient des usages et développaient avec leurs architectes les nouvelles typologies architecturales correspondantes ; mais le curiste payait et choisissait un établissement de cure selon des critères subjectifs. Si le modernisme a pu s’imposer, c’est parce que pour le patient, le plus impotant était la réputation d’un médecin de cure, comme le constatait avec assurance l’auteur de l’article, et non le style et le confort d’un établissement. Les transformations architecturales des deux sanatoriums de Davos illustrent le remplacement radical de l’ornementation par des « formes pures ». La simplicité suscita un enthousiasme semblable à celui que suscitait auparavant l’ornement, comme en témoigne un article paru en 1944 dans Das Werk : Architektur und Kunst qui traitait de la transformation du sanatorium du Midi opérée par Gaberel : « À partir de constructions extrêmement instables, se décomposant en d’innombrables détails, esthétiquement indéfendables, défigurant le paysage et, en plus, dans un état technique intolérable, l’architecte a créé des bâtiment simples et clairs, à l’architecture fraîche et homogène57. » Les lignes claires du modernisme remplaçaient l’ornementation, on célébrait la purification du « péché architectural » originel (ou « crime », pour reprendre le terme d’Adolf Loos) comme la nouvelle « vérité » : « Grâce à une couverture plate et à des balcons placés systématiquement devant les chambres des patients, on a masqué les péchés architecturaux de l’état originel, ou plutôt, on les a radicalement extirpés », expliquait triomphalement l’auteur de l’article58. En 1944, le style fonctionnaliste, dont le mot d’ordre percutant était « extirper les péchés architecturaux », s’était définitivement imposé.
103
Paysage thérapeutique
Rudolf Gaberel, plan en coupe du sanatorium allemand après transformation avec balcons de cure individuels sur le devant.
R. Soubie, schéma pour le sanatorium de Plaine-Joux de Pol Abraham et Henry Jacques Le Même, 1929.
24 Pol Abraham et Henry Jacques Le Même : projet du
l’architecte Aristide Daniel, avait été construit pour le compte
sanatorium de Plaine-Joux, plateau d’Assy, 1927–1929
du docteur Paul Émile Davy dans le style savoyard sur le
En 1925, le médecin Alexandre Bruno passa commande
modèle des pavillons américains (et agrandi par Lucien
à l’architecte Henry Jacques Le Même d’un nouveau sanato-
Bechmann et Henry Jacques Le Même, associé à Pol Abraham),
rium sur le plateau d’Assy, face au mont Blanc, réservé aux
ces deux derniers voulurent mettre en œuvre une architec-
officiers français. Contrairement au sanatorium de Praz-Cou-
ture plus progressiste pour le sanatorium de Plaine-Joux.
tant, achevé en 1926 à proximité, qui, sous la conduite de L’isolement et l’altitude – l’établissement allait se situer 300 mètres au-dessus du village de cure d’Assy – ainsi que l’intensité de l’ensoleillement furent des critères primordiaux dans le choix du lieu. Un funiculaire long de trois kilomètres devait surmonter les 800 mètres de dénivelé séparant la gare du sanatorium. L’isolement était la promesse d’un air non pollué et d’un calme absolu. L’étude prenait comme point de départ la recherche d’une ventilation parfaite et d’un ensoleillement optimal des chambres, comme l’indique la revue L’Architecte en 1929 : « Le Docteur Bruno s’était surtout fortement soucié de donner aux balcons la meilleure orientation possible. Il fallait que leur disposition ne nuise pas à l’ensoleillement direct et à l’aération des chambres, ce qui est le cas même dans les sanatoriums les plus modernes59. » Dans les sanatoriums les plus répandus à l’époque, les galeries de cure en façade empêchaient les rayons du soleil d’entrer directement dans les chambres des malades. Par ailleurs, pour aménager un maximum de chambres, on concevait des trames de bâtiment de plus en plus étroites, empêchant la lumière de pénétrer dans la profondeur des chambres et limitant aussi la vue. L’originalité typologique du projet de Le Même et Abraham était l’idée de faire pivoter les pièces de 45 degrés pour qu’elles bénéficient d’un ensoleillement permanent. Les angles vitrés des chambres, en saillie par rapport aux façades, accueillaient entre eux des balcons de cure en demi-cercle. Ce type d’angle présente l’avantage d’exposer la chambre aux rayons du soleil du matin au soir. Tandis que l’un des deux côtés peut être régulé par un store, l’autre côté assure toujours la vue sur l’extérieur. Les balcons de cure arrondis n’empêchaient aucunement la lumière du soleil de pénétrer dans les chambres. Par ailleurs, étant situés entre les angles vitrés, ils étaient à l’abri du vent.
Paysage thérapeutique
104
Pol Abraham et Henry Jacques Le Même, perspective intérieure d’un balcon rond avec chambre en arrière-plan.
Plan d’une chambre avec balcon et salle de bain du sanatorium de Plaine-Joux, nouveau dessin, 1931.
Même si la crise économique mondiale (et le retrait de certains actionnaires américains) ne permit pas à cet ingénieux projet de voir le jour, les architectes purent bientôt construire quatre autres sanatoriums sur le plateau d’Assy, dont deux subsistent encore aujourd’hui. Toutefois, pour des raisons de coût, la typologie innovante à angle vitré ne fut pas mise en œuvre. Il n’en reste pas moins que, du fait de sa forme emblématique, ce projet devint une icône architecturale du modernisme.
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Perspective extérieure d’un balcon rond avec angle de chambre du sanatorium de Plaine-Joux.
Côté sud-est du sanatorium du Roc des Fiz vu du toit d’un pavillon, avec galerie de liaison menant au bâtiment principal, 1930.
25 Pol Abraham et Henry Jacques Le Même, sanatorium pour
constant dans tout l’établissement. Il en résultait un réseau
enfants du Roc des Fiz, plateau d’Assy, 1932
de plain-pied qui mettait les enfants en contact direct avec
Trois ans après l’interruption de la construction du sanato-
l’extérieur tout en leur permettant de rester à l’abri pour
rium de Plaine-Joux, Henry Jacques Le Même et Pol Abraham
accéder à la maison principale. Chaque pavillon était
furent mandatés pour la conception du sanatorium pour
raccordé au système de galeries par une de ses extrémités,
enfants du Roc des Fiz. Leur projet précédent, ambitieux,
tandis que l’autre extrémité, arrondie, abritait une salle
avait ouvert la voie à d’autres projets novateurs. Dans le cas
de jeu.
du sanatorium pour enfants, les deux architectes développèrent également une typologie de plan originale, dont les
Leur forme en demi-cercle permettait aux pavillons de capturer
principes organisationnels étaient complètement différents
les rayons du soleil à toute heure du jour et leur conférait un
de ceux de leur projet pionier compact car elle reposait sur
caractère dynamique. D’un point de vue structurel, les
un système ramifié de bâtiments individuels : la maison
pavillons se composaient de demi-arcs en béton armé, qui
centrale abritait le réfectoire, les équipements médicaux et
bifurquaient vers la partie vitrée pour porter la toiture à
deux dortoirs, qui hébergeaient un tiers des enfants.
pupitre en saillie. Celle-ci s’ouvrait côté sud, inondant ainsi
Les quatre pavillons abritaient chacun une trentaine d’autres
les pièces de lumières. Tandis que les baies supérieures
enfants. Des galeries de liaison vitrées et chauffées reliaient
laissaient pénétrer les rayons du soleil jusqu’au fond de la
ceux-ci au bâtiment principal, afin d’assurer un climat
pièce, celles du bas permettaient de voir le paysage et
Paysage thérapeutique
106
Intérieur d’un pavillon du sanatorium pour enfants du Roc des Fiz, 1930.
d’accéder directement à une terrasse en avancée, surélevée par rapport au sol, qui menait dans les prés par des escaliers. En 1970, une avalanche s’abattit sur le sanatorium et causa la mort de 56 enfants et 15 membres du personnel soignant, après quoi le bâtiment fut rasé.
107
Paysage thérapeutique
Pol Abraham et Henry Jacques Le Même, esquisse en perspective du sanatorium pour enfants du Roc des Fiz, plateau d’Assy, Passy, 1930.
Villaggio Sanatoriale di Sondalo, viaducs et pavillon pour malades, 2015.
26 Villaggio Sanatoriale di Sondalo, 1932–1940
Le complexe trône de manière futuriste au-dessus du village
Sondalo, en Lombardie, peut être considéré comme la
de Sondalo, dans la Valteline, et marque le flanc abrupt et
réalisation d’une ville utopique au milieu des Alpes, dédiée
boisé du contrefort sud des Alpes rhétiques occidentales par
entièrement aux malades et hermétiquement fermée, fonc-
de gigantesques travaux d’infrastructure. De grands murs de
tionnant comme une parfaite machine. À la demande
pierre soutiennent les voies qui – comme dans la Rome an-
de l’Istituto Nazionale Fascista per la Previdenza Sociale,
tique – reposent sur des terrasses murées et des viaducs, afin
le pneumologue Eugenio Morelli, originaire de la Valteline,
de surmonter les irrégularités du terrain. Les routes en lacets,
se mit en quête à partir de 1928 d’un lieu approprié pour
largement en saillie par rapport au terrain naturel, gravissent la pente escarpée en décrivant de larges virages et sont bordées, comme des boulevards, de rangées d’arbres prodiguant leur ombre aux promeneurs. Elles sont assorties de rotondes, de jardins disposés en terrasse et de parcs boisés, qui invitent à la flânerie. L’éclairage nocturne produit par d’innombrables lampes leur confère un caractère urbain. Le socle du bâtiment et les terrasses en porphyre forment une unité matérielle avec les viaducs, tandis que les corps de bâtiment au crépi ocre-jaune et ocre rouge se détachent de l’ensemble massif formé par le soubassement. Les pavillons sont dotés de longs balcons en saillie, protégés du soleil par des stores en lamelles de bois arrondies, qui se détachent du paysage – et évoquent des bateaux sur la mer. Cette ville-sanatorium était un microcosme coupé du monde
soigner la tuberculose, et choisit Sondalo, un village enso-
extérieur, avec sa propre centrale électrique et une alimenta-
leillé à 1 000 mètres d’altitude. L’organisme de sécurité
tion en eau autonome. On y trouvait une église, des maga-
sociale confia la construction du complexe à des architectes
sins, un cinéma, un amphithéâtre, des bains thermaux, une
et à des ingénieurs renommés de Rome, dans le style du
station météo, et même une antenne radio privée. Le
Razionalismo. Mussolini voulait expressément faire bâtir un
personnel médical et administratif avait à sa disposition une
complexe monumental et représentatif de la politique sanitaire
piscine, une piste de pétanque et un court de tennis. Comme
italienne et émit le souhait que l’un des pavillons ait la forme
le bâtiment administratif, la centrale électrique était
allongée et les courbes dynamiques d’un bateau de croisière
construite en briques rouges, se démarquant ainsi visuelle-
immaculé. La construction des fondations et des viaducs dé-
ment de l’ensemble. De hautes et étroites fenêtres lui don-
buta en 1932, probablement sous la direction de l’architecte
naient un aspect vertical. Il faisait écho à l’église qui, par sa
romain Mario Loreti et de l’ingénieur Raffaello Mattiangeli
composition cubique en briques et travertin blanc et ses
(bureau technique du CNAS) ainsi que de l’entrepreneur prin-
fenêtres rondes, ressemblait à un bateau.
cipal Daniele Castiglioni60; les installations achevées en 1940 ne furent toutefois mises en service qu’après la fin de la guerre,
La dynamique était aussi créée par un système complet de
en 1946. L’effet iconique souhaité de cette « Atlantide des
téléphérique, qui assurait un approvisionnement rapide.
Alpes » futuriste suscita dès 1939 un intérêt international,
Depuis la terrasse en attique du bâtiment central, de petites
notamment en Suisse. La revue Schweizerische Bauzeitung61
bennes desservaient directement les toits des neuf pavillons
du 2 mars 1940 publia un article sur le sanatorium en cours
de malades, où des monte-charges assuraient la distribution
de construction.
verticale. Ce système novateur et efficace contribuait au
Paysage thérapeutique
108
Viaducs avec bâtiment central (à droite) et église en arrière-plan.
caractère futuriste du site. Sa structure micro-urbaine rappe-
Aujourd’hui, le site est encore utilisé comme complexe
lait les visions de ville futuristes d’Antonio Sant’Elia, le motif
hospitalier (Ospedale Eugenio Morelli), mais certains
omniprésent des arcades le silence métaphysique de Giorgio
pavillons sont vides et délabrés. Des problèmes de brevet
de Chirico, la dynamique des rues la composition en diago-
ont imposé l'arrêt du téléphérique, il a été remplacé dans
nale des tableaux de Mario Sironi. Un journaliste du Corriere
les années 1980 par des tubes de liaison bien moins
della Sera décrivait en 1952 l’ambiance nocturne perçue par
élégants.
un visiteur de passage : « Quand on circule de nuit sur la route de Tirano à Bormio, on pense immédiatement à un établissement mystérieux, à un laboratoire secret ou à une usine étrange. Sur la gauche, où s’ouvre le flanc de la montagne, des milliers de petites lumières s’allument soudain au cœur du velours sombre des forêts de pins et de sapins. On ne peut s’empêcher de penser à une mystérieuse ville du futur ; on se voit – ne serait ce que l’espace d’une seconde – retenu prisonnier dans les murs d’une ville atomique62. »
109
Paysage thérapeutique
Jean Saidman, traitement d’une patiente par radiothérapie au solarium d’Aix-les-Bains, 1930.
27 André Farde, Pierre Souzy, solarium tournant de Jean
noblesse et à la grande bourgeoisie internationales)64. Trois
Saidman, Aix-les-Bains 1930, Jamnagar 1934, Vallauris
mois après sa mise en service, il affichait déjà des chiffres
1935
record : jusqu’au 14 octobre 1930 il compta 4 000 visiteurs,
Jean Saidman, médecin spécialiste de l’actinologie (étude de
dont 500 médecins65. La partie mobile devait être déplacée
l’effet des radiations lumineuses), mit au point des radiothé-
en 1932 sur le toit d’une annexe du complexe thermal qu’on
rapies innovantes qu’il testa tout d’abord dans son cabinet
venait de construire, plus près du public des thermes et de la
parisien. Avec des lampes spécialement conçues, il exposait
cure, mais pour des raisons administratives le projet ne put
les enfants aux rayons ultraviolets pour prévenir le rachitisme.
aboutir.
Dans le sous-sol de son cabinet, il fit aménager une plage de sable artificielle pour les distraire pendant le traitement.
Jean Saidman connut rapidement un succès international et put même exporter ce prototype jusqu’en Inde, où il fut
Inspiré par un prototype de Davos, il conçut (avec l’aide des
inauguré à Jamnagar en 1934. Il caressa le projet de
ingénieurs Carsalade et Regimbeau) un solarium tournant,
construire un grand « sanatorium héliothérapeutique » à
qu’il présenta au Grand Palais en août 1929 au moyen d’une
Vallauris dans le sud de la France, auquel il donna le nom
maquette en carton ; peu après, il déposa une demande de
à consonance utopique d’« Actinopolis » (cité des rayons).
brevet, qui fut accordé le 17 janvier 1930. Le lieu qu’il choisit
Ayant réussi à convaincre les autorités de l’intérêt de son
pour la mise en œuvre de son invention fut la ville thermale
projet et à obtenir les financements nécessaires, il chargea
d’Aix-les-Bains, dans les Alpes françaises et il demanda à un
l’architecte Pierre Souzy de la construction, et l’inauguration
architecte local, André Farde, de déposer le permis de
eut lieu le 10 février 1935. Sur le toit du « sanatorium hélio-
construire, ce qui fut fait le 4 juillet 1929. Les travaux débutè-
thérapeutique », dont Jean Saidman fut élu directeur, un
rent à la mi-avril 1930 et l’inauguration eut lieu dès le 26 juil-
autre solarium tournant fut installé, mais moins grand que
let. Voici comment Saidman décrivait son premier prototype :
celui qui était prévu à l’origine.
« La terrasse surélevée comprend deux ailes latérales, où sont implantées de petites cabines en construction légère. C’est là que les malades, allongés sur des chaises longues ou tout autre support adapté, prennent le soleil. On accède à la cabine de cure par une plateforme centrale, desservie par un escalier et un ascenseur. Le rez-de-chaussée et les autres niveaux de la tour peuvent être utilisés de manière très diversifiée, par exemple comme espaces de contrôle, de vente, de réception, etc63. » Pour servir de socle et de support à la partie rotative, il fit construire par André Farde une tour hexagonale pittoresque, qui stylistiquement contrastait fortement avec sa coiffe futuriste. Pour le traitement, on utilisait des rayons solaires filtrés, mais aussi des lampes à UV ou à infrarouges commandées depuis un poste central, qui accroissaient l’efficacité du traitement. Compte tenu du risque de contagion, la tuberculose n’était pas traitée ; le solarium était fréquenté « principalement par les femmes de la haute société aisée », qui « souffraient de troubles neurologiques » (Aix-les-Bains était depuis la Belle Époque apprécié des curistes appartenant à la
Paysage thérapeutique
110
Jean Saidman, solarium tournant d´Aix-les-Bains, 1930.
Fernand Ottin, projet de suivi pour le solarium tournant de Vallauris, 1946.
De graves difficultés financières et un complot antisémite
En 1946, Fernand Ottin – alors élève de l’École des Beaux-
contraignirent Jean Saidman à fermer le solarium en novem-
Arts de Paris – dessina pour Jean Saidman un nouveau
bre 1937. Le début de la guerre mit un terme à la fastidieuse
solarium pour Vallauris, conçu comme un bâtiment autonome.
bataille judiciaire qui s’ensuivit ; le sanatorium fut ensuite
Mais sa réalisation se heurta au veto de la direction du sana-
utilisé par l’armée comme hôpital militaire. Le solarium d’Aix-
torium. Saidman décéda en 1949 d’un infarctus. Seul subsiste
les-Bains fut occupé à la fin de l’année 1943 par les nazis, qui
aujourd’hui le solarium de Jamnagar, que l’on peut visiter.
finirent par le piller et le détruire.
À Aix-les-Bains, la partie tournante fut démolie en 1965 et seul le socle fut conservé.
111
Jean Saidman, plans du brevet d'un solarium tournant, 1929.
Peter Zumthor, thermes de Vals, Grisons, 1996.
28 Peter Zumthor, thermes de Vals, 1990 –1996
et verticalement. On entre dans l’eau sans aucune transition,
Dans la vallée de Vals, dans le canton suisse des Grisons, il
en s’y glissant comme dans un lac de montagne. L’intérieur
existait déjà depuis 1893 un établissement de bains avec
et l’extérieur sont intimement liés, là non plus il n’y a pas de
hôtel, cabines de bain, douches et petit bassin en plein air,
séparation. À l’intérieur des grands blocs de pierre se trou-
dont la fréquentation diminua progressivement dans les an-
vent des bassins plus petits avec différentes thématiques, qui
nées 1930. Vers 1960, on construisit un nouvel établissement
stimulent l’odorat avec des fleurs, l’ouïe avec des sons médi-
avec un simple bain thermal. En 1990, il était obsolète. Mis-
tatifs, le goût avec de l’eau ferrugineuse bue dans des tasses
sionné par la commune, l’architecte Peter Zumthor conçut de
de cuivre et le toucher grâce à différentes températures
nouveaux thermes selon des critères bien précis : il ne voulait
d’eau. La stimulation sensorielle fait naître une tension, ren-
pas se référer au contexte architectural mais cherchait plutôt
forcée par l’architecture et la lumière ainsi que par la matéria-
à établir « un rapport particulier avec le paysage de la mon-
lité de la pierre et de l’eau.
tagne, sa force naturelle, sa substance géologique et son impressionnante topographie66 ». L’idée que le bâtiment puisse
Il est intéressant de noter que Peter Zumthor compare la ten-
paraître plus ancien que son environnement, – « comme s’il
sion renfermée par un corps architectural aux tensions vi-
avait toujours fait partie du paysage » –, lui plaisait. La di-
vantes de la nature :
mension archaïque de la « nature mystique d’un monde de
« Je pense que les structures et les constructions cachées
pierre en pleine montagne, d’ombre et de lumière, de reflets
d’un bâtiment devraient être organisées de manière à confé-
de lumière sur l’eau […], de pierre chaude et de peau nue,
rer au bâtiment la qualité d’une tension interne et à le faire
du rituel du bain68 » inspirèrent ses premières réflexions, qui
vibrer. C’est comme cela qu’on construit les violons. Ils nous
donnèrent forme à la construction et en déterminèrent la ma-
rappellent les corps vivants de la nature69. »
67
térialité. Vu de la montagne, le bâtiment semble sortir de son flanc. Celui-ci prend une forme géométrique sous l’effet des fines lignes et des points de verre qui constellent la toiture végétalisée pour faire entrer de la lumière dans le bâtiment. Depuis la vallée, les thermes ressemblent à un rocher proéminent et massif, avec de grandes trouées qui ouvrent la vue sur la montagne en arrière-plan et donnent un aperçu du monde thermal, tandis que des ouvertures plus petites contribuent à rythmer la masse. L’entrée s’effectue par le côté, depuis l’hôtel. Le visiteur pénètre dans les thermes par un couloir faiblement éclairé, qui le plonge dans l’ambiance feutrée de l’intérieur et le conduit aux vestiaires. La zone thermale est structurée par des blocs de pierre surdimensionnés, qui s’ouvrent de plus en plus à mesure qu’ils sortent du flanc de la montagne. Une lumière zénithale rasante pénètre dans l’espace par d’étroites bandes blanches au plafond. Elle souligne visuellement la surface brute des murs de pierre, tandis que des points de lumière bleue mettent en valeur l’ambiance aquatique. La matérialité du quartzite de Vals marque l’espace tout entier, horizontalement
Paysage thérapeutique
112
1 Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La nou-
um 1900 und die Verbildlichung des reformeri-
Schwabing - Monte Verità : Entwürfe gegen
velle Héloïse (1761) 1845 [=Rousseau (1761)
schen Naturverhältnisses », dans : Buchholz
das etablierte Leben, Alitera, Munich 2009,
1845], 80.
2001, tome 2, 192.
122 sq.
2 Jean-Jacques Rousseau, Émile et Sophie, ou
20 Friedrich Nietzsche, « Plaisanterie, ruse et
40 Rudolf von Laban, Ein Leben für den Tanz,
Les solitaires (publié à titre posthume en 1781),
vengeance. Prologue en vers », n° 27 : Le voya-
Dresde, 1935, 195 sq.
dans : Émile ou De l’éducation (1762), tome 3,
geur, dans : Nietzsche (1882/1887) 1982, 23.
41 Rudolf von Laban, dans : Szeemann 1978,
lettre 1, 1865 [=Rousseau (1762) 1865], 18.
21 Cf. Winfried Mogge, « Jugendbewegung
129 sq.
3 Rousseau (1761) 1845, 80.
und Wandervogel », dans : Buchholz 2001,
42 Ibid. | 43 Ibid.
4 Cf. Kai Buchholz, « Begriffliche Leitmotive
tome 2, 307.
44 Lilian Karina, Marion Kant, Hitler's Dancers :
der Lebensreform », dans : Buchholz Kai, Rita
22 Ida Hofmann, Monte Verità – Wahrheit
German Modern Dance and the Third Reich,
Latocha, Hilke Peckmann, Klaus Wolbert
ohne Dichtung. Aus dem Leben erzählt, 1906
Berghahn Books, New York, Oxford, 2003.
(éd.), Die Lebensreform, Entwürfe zur Neuge-
[=Hofmann 1906], 95.
45 Peter Meyer, « Sanatorium-Entwürfe für
staltung von Leben und Kunst um 1900, cat.
23 Ibid., 23. | 24 Böhme 2001, 473.
Davos : Architekt Juraj Neidhardt », dans : Das
d’exp., Museum Künstlerkolonie, Inst.
25 Hofmann 1906, 70.
Werk, tome 17, n° 4, 1930, 118–120.
Maathildenhöhe Darmstadt, 16 juillet-28 octo-
26 Ibid., 46 sq. | 27 Ibid., 71.
46 Ibid.
bre 2006, Häusser Verl., Darmstadt, 2001, 2
28 Laban 1920, 3.
47 Carl Marilaun, « Semmeringer Lidozauber »,
vol. [=Buchholz 2001], vol. 1, 41 sqq.
29 Arnold Rikli, « Es werde Licht » und Es wird
dans : Semmeringer Nachrichten, 1932, n° 18,
5 Schopenhauer (1819) 1912, livre I, chap. 20, [=].
Licht! 1894 (4 éd.), 21 : « Un bain d’air et de
2 [=S. N. 1932b].
6 Gernot Böhme, « Anfänge der Leibphiloso-
lumière pris par beau temps et à une tempéra-
48 Ibid.
phie vom 19. Jahrhundert », dans : Buchholz
ture moyenne de 14 à 16° C procure un senti-
49 Sans ind. d’auteur, « Schwimm- und
2001, vol. 1, 149 sqq.
ment exquis d’existence physique individuelle.
Strandbad-Eröffnung des Grand-Hotels Pan-
7 Cf. Wolfgang Riedel, « Homo Natura. Zum
Involontairement, cet état paradisiaque sus-
hans am Semmering », dans : Semmeringer
Menschenbild der Jahrhundertwende », dans :
cite chez tous les participants une gaieté éton-
Nachrichten, 1932, n° 16, 4 [=S. N. 1932a].
Buchholz 2001, tome 1 [=Riedel 2001], 105.
nante, une vivacité, une conscience de soi
49 Ibid. | 50 Ibid.
8 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathou-
supérieure ! »
51 S. N. 1932b
stra : un livre pour tout le monde et personne,
30 Adolf Just, Kehrt zur Natur zurück, Stapel-
52 Semmeringer Nachrichten 1932a, 4
traduit par Henri Albert, Paris, Société du Mer-
burg 1896, 91.
53 Ibid., 62
cure de France, 1898 [= Nietzsche (1883–1885)
31 Frederik Jötten, « Fehldiagnosen in Davos »,
54 Erwin Poeschel, « Terrassenbau der Deut-
1898], « Des contempteurs du corps », 39.
dans : Neue Zürcher Zeitung du 10.06.2012
schen Heilstätte in Davos-Wolfgang : Architekt
9 Ibid., 47.
consulté le 03.05.2018.
Rudolf Gaberel », dans : Das Werk, tome 17,
10 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes,
32 Vincent Barras, Dictionnaire historique de
n° 4, 1930, 115 sq.
automne 1887, dans : nietzschesource 2018, 54.
la Suisse, Auguste Rollier, http://www.hls-dhs-
55 Ibid. | 56 Ibid.
11 Friedrich Nietzsche, Le gai savoir
dss.ch/textes/f/F14593.php,consulté
57 A.R., « Bauliche Sanierung der Heilstätte
(1882/1887), traduit par Henri Albert, Paris, So-
le 03.05.2018.
"Du Midi" in Davos des Schweizerischen Be-
ciété du mercure de France, 1901 [=Nietzsche
33 Louis Landouzy (vers 1900), cité d’après
triebskrankenkassen-Verbandes Winterthur:
(1882/1887) 1901], Livre cinquième, n° 352,
Philippe Grandvoinnet, Architecture thérapeu-
nach den Plänen von Rudolf Gaberel, Archi-
« De quelle manière l’on peut à peine se
tique, Histoire des sanatoriums en France,
tekt BSA, Davos », dans : Das Werk, tome 31,
passer de morale », 320.
1900 –1945, 2014, 13.
n° 3,1944.
12 Alfred Soder l’avait réalisé en 1907 pour
34 Charles Haye, Directeur adjoint de l’Assis-
58 Ibid.
Friedrich Berthold Sutter.
tance et de l’Hygiène au ministère de la Santé
59 Victor Berger, « Le sanatorium de Plaine-
13 Rolf Wiggershaus, « Philosophie der Jahr-
publique, source : Archives privées de l’Institut
Joux-Mont-Blanc à Passy (Haute-Savoie) »,
hundertwende in ihrem Verhältnis zur Lebens-
d’Actinologie, éd. G. Douin, 1935, cité d’après
dans : L’Architecte, août 1929, n° 8, 57– 67.
reform. Von der Diskrepanz zwischen objektiver
Jean-Bernard Cremnitzer, Architecture de la
60 Cf. Davide del Curto, « La costruzione della
und subjektiver Kultur », dans : Buchholz 2001,
santé. Le temps du sanatorium en France et
rete sanatoriale italiana », 01.2011, dans : Il
tome 2 [=Wiggershaus 2001], 31 sq.
en Europe, 2005, 112 (citation corrigée : Paul =
Villaggio Morelli di Sondalo. Identità paesag-
14 Ibid.
Pierre Souzy).
gistica e patrimonio monumentale, 211 sq.
15 Christian Benne, Nietzsche und die histo-
35 Jötten (2012) 2018.
61 Schweizerische Bauzeitung, 2 mars 1940,
risch kritische Philologie, Monographien und
36 Hofmann 1906, 23.
tome 115/116, n° 9, 105.
Texte zur Nietzsche-Forschung, De Gruyter, 8.
37 Harald Szeemann, Monte Verità, Berg der
62 Egisto Corradi, « Sondalo, Alta Valtellina »,
16 Wiggershaus 2001, 146.
Wahrheit, lokale Anthropologie als Beitrag zur
dans : Corriere della Sera, 03.01.1952.
17 Thomas Rohkrämer, « Natur und Leben als
Wiederentdeckung einer neuzeitlichen sakra-
63 Thierry Lefebvre, Cécile Raynal, Les solari-
Maßstäbe für die Reform der Industriegesell-
len Topographie, cat. d’exp., Electa, Milano,
ums tournants du Dr Jean Saidman, Aix-les-
schaft », dans : Buchholz 2001, tome 1 [=Roh-
1978, 121 [=Szeemann 1978].
Bains, Jamnagar, Vallauris, Glyphe, Paris, 2010.
krämer 2001], 80 sq.
38 Sigfried Giedion, Befreites Wohnen, Emil
64 Ibid. | 65 Ibid. 112.
18 Rohkrämer 2001, 80 sq.
Schaeffer (éd.), Orell Füssli Verl., Zurich, Leipzig,
66 Peter Zumthor, A+U Special Edition, Tokyo,
19 Cf. Klaus Wolbert, « Deutsche Innerlichkeit.
1929, 67 sq.
1998, 138 sq.
Die Wiederentdeckung Caspar David Friedrichs
39 Ulrike Voswinckel, Freie Liebe und Anarchie :
67 Ibid. | 68 Ibid. | 69 Ibid., 17 sq.
e
Vittorio Bonadé Bottino, colonia montana Tina Nasi Agnelli, Fiat, Sauze d’Oulx, 1937.
4
Construisez les écoles à la campagne, à côté des écuries, à côté du tas de fumier, apprenez aux enfants à ne pas apprécier le soleil que du point de vue esthétique,
L'enjeu de l'enfance
mais à voir en lui la source de toute vie […]. Cela donnerait des hommes qui ne dérailleraient pas : des hommes cultivés, vivant en sécurité, quel que soit l’endroit où ils devraient vivre.
Baut Schulen auf dem Land, neben dem Stall, neben dem Misthaufen, lehrt die Kinder die Sonne nicht nur ästhetisch zu bewerten, sondern sie als Lebensspenderin zu achten […]. Das gäbe dann Menschen, die nicht aus dem Geleise geworfen wären, sondern Kultivierte, die in Sicherheit lebten, wo immer sie leben müssten.1 Adolf Loos, Stadt und Land, Neues 8 Uhr-Blatt, 1918
Pour Jean-Jacques Rousseau déjà, les Alpes étaient le lieu
en Allemagne et en Suisse. Si l’on compare l’architecture
idéal pour élever des jeunes personnes. Avec l’essor de l’in-
de ces foyers dans les différents pays, on est surpris par leurs
dustrialisation, les motivations éthiques originelles se doublè-
grandes différences, qui vont bien au-delà de simples ques-
rent de la nécessité d’envoyer les enfants à la montagne pour
tions de style : à elle seule, la disposition des pièces illustre la
raisons de santé afin de leur permettre d’échapper, au moins
conception idéologique et politique de l’éducation sous-ja-
temporairement, à la pollution urbaine. Le concept de colonie
cente. Notre analyse se concentre sur la période extrêmement
de vacances est apparu en Suisse, et les premières ont été
politisée de l’entre-deux-guerres, car c’est à ce moment que
créées pendant le dernier quart du XIX siècle, dans les Alpes
les différents concepts éducatifs, entre réforme pédagogique
e
suisses. Au début du XX siècle, les activités de bienfaisance
et dictature, se sont manifestés avec le plus d’évidence dans
ont connu un vaste développement, et la dimension politique
l’architecture. Nous verrons dans quelle mesure la dimension
et idéologique est devenue de plus en plus importante : en
éducative s’est exprimée dans la forme et la typologie des bâ-
effet, on a pris conscience à cette époque que l’éducation des
timents et comment celles-ci devaient influencer les enfants.
enfants était la condition de tout avenir. Les Alpes sont alors
L’architecture apparaît ici comme une « machine à éduquer »,
devenues le théâtre d’une lutte religieuse et politique dont
une mise en œuvre spatiale de différentes idéologies : qu’elle
l’enjeu était l’éducation, et qui prit diverses formes selon les
soit avant-gardiste, passéiste ou totalitaire, l’architecture n’est
pays : protestants, catholiques, pédagogues réformateurs, so-
pas seulement l’expression d’une époque, mais aussi du sys-
cialistes, communistes et fascistes s’efforcèrent tous de créer
tème politique qui la fait naître.
des colonies ou des foyers pour enfants dans le but de préser-
Nous aborderons tout autant l’arrière-plan philosophique et
ver leur santé, mais aussi de faire leur éducation idéologique,
pédagogique que sa transposition architecturale, en mettant
loin de la maison parentale.
aussi en évidence le lien avec le sublime. Une première ana-
Ce chapitre retrace l’évolution de ce phénomène des Lumières
lyse approfondie sera consacrée à la doctrine rousseauiste et
jusqu’au fascisme et présente de nombreux exemples de colo-
à la pédagogie réformatrice qui en a résulté, puis une
nies et de foyers pour enfants construits dans les Alpes avant
seconde au fascisme, qui a mis un terme brutal à toutes les
la Seconde Guerre mondiale, en Italie, en France, en Autriche,
tentatives de réformer l’éducation.
e
115
L’enjeu de l’enfance
Illustration d’époque de Émile, ou De l’éducation de Jean-Jacques Rousseau.
Tandis qu’à l’époque des Lumières le sublime était associé à
(1708 –1777) et Jean-Jacques Rousseau (1712–1778). Les
l’idée de liberté (dont les montagnes suisses étaient le sym-
écrits de Rousseau sur l’éducation, en particulier, ont trouvé
bole, comme l’attestent les écrits d’Addison), le romantisme
beaucoup d’écho dans de nombreux pays et ont initié une
imposa une vision sentimentale des Alpes. Sur la base émo-
nouvelle manière de penser l’éducation, avec développe-
tionnelle ainsi créée (dont les « montagnes sauvages » conti-
ment de la pensée critique et autonome, apprentissage par
nuèrent à être l’expression idéale), un changement de
l’observation de la nature et découverte de la propre « na-
« polarité » s’opéra avec l’avènement de la modernité : dés-
ture intérieure » de chacun (qui s’opposait au respect aveu-
ormais, ce n’était plus la nature qui était considérée comme
gle d’une morale imposée). Sa conception très large de la
sublime, mais « l’homme nouveau » et sa technique qui as-
nature englobait à la fois la nature extérieure et intérieure, la
servissait la nature au nom du progrès. Le fascisme instru-
recherche d’harmonie et de liberté spirituelle. Elle était liée à
mentalisa cette fascination pour la technique et le pouvoir et
la Création, qui pour Rousseau était bonne, car elle créait un
tenta d’utiliser le « sublime » à ses propres fins idéologiques
équilibre harmonieux tandis que l’homme dénaturait tout, y
et politiques, ce qui eut aussi des répercussions dans le do-
compris lui-même. Ainsi écrivait-il en introduction à son ou-
maine de l’éducation. C’est pourquoi, avant et après les par-
vrage Émile ou De l’éducation (1762) :
ties consacrées à l’Italie et à l’Allemagne, nous étudierons
« Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses,
plus précisément le rapport entre le sublime et la politique
tout dégénère entre les mains de l’homme. Il force une terre
totalitaire (dans les parties intitulées « Corps dociles » et
à nourrir les productions d’une autre, un arbre à porter les
« Pouvoir et terreur, critères du sublime ? »).
fruits d’un autre ; il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons ; […] il bouleverse tout, il défigure tout, il aime la
Jean-Jacques Rousseau, « Émile » et l’observation de la
difformité, les monstres ; il ne veut rien tel que l’a fait la na-
nature, 1762
ture, pas même l’homme ; il le faut dresser pour lui, comme
On peut considérer que les précurseurs intellectuels de
un cheval de manège ; il le faut contourner à sa mode,
l’éducation dans la nature ont été Albrecht von Haller
comme un arbre de son jardin2. » Dans ses idées pédagogiques, philosophiques et politiques, Rousseau formule une conception radicalement opposée à ce dressage de l’homme, sous forme de roman, par la description de la vie d’Émile qui doit être éduqué selon la nature. Rousseau définit l’éducation comme « l’art de former les hommes », art qu’il estime trop négligé à son époque. Il s’inspire des thèses de John Locke, selon lesquelles « l’esprit vide » de l’homme est une tabula rasa ne suivant aucun projet inné, mais devant être « remplie » d’expérience, telle une « une page blanche ou un morceau de cire » pouvant être façonné et moulé au gré du formateur3. Dans l’éducation telle que la défendait Locke, qui s’appuyait en cela sur Platon, le développement d’un corps sain et d’un caractère vertueux était essentiel, de même que le choix d’études appropriées. Rousseau reprit ces thèses, mais en mettant la nature au cœur de sa théorie de l’éducation : jusqu’à l’âge de douze ans, Émile devait apprendre par l’observation de la nature et non par la lecture de livres (à l’exception de Robinson Crusoe de Daniel Defoe, 1719). Avant de devenir adulte, il devait voyager pour se faire une idée du monde, la réflexion philo-
L’enjeu de l’enfance
116
sophique et l’étude scientifique étant ici primordiales : « Voyager à pied, c’est voyager comme Thalès, Platon et
France : Sous les yeux immédiats de l’Être suprême
Pythagore », écrit-il dans le livre V de l’Émile. Un philosophe doit observer tout ce qu’il rencontre, s’intéresser au climat et
Avec la Révolution de 1789, le débat sur l’éducation et
à l’agriculture, aux sciences naturelles, aux pierres et à la bo-
l’école, qui avait été relancé dans les années 1760 par l’Émile
tanique : « Vos philosophes de ruelles étudient l’histoire na-
de Rousseau, gagna en intensité7, l’objectif étant de les arra-
turelle dans des cabinets ; ils ont des colifichets ; ils savent
cher des mains de l’Église. À partir de 1792, plusieurs dépu-
des noms, et n’ont aucune idée de la nature. Mais le cabinet
tés de la Convention nationale plaidèrent pour une école
d’Émile est plus riche que ceux des rois ; ce cabinet est la
élémentaire obligatoire, laïque (donc confiée à l’État) et gra-
terre entière . »
tuite pour les enfants de six à onze ans, et la loi présentée
Au cours des ses voyages, Émile doit découvrir les us et cou-
par Gabriel Bouquier (1739–1810) fut adoptée le 19 décembre
tumes des autres peuples et se faire une opinion des diffé-
1793 (29 frimaire an II). Louis-François Portiez (1765–1810),
rentes formes de gouvernement. L’observation comparée
député à la Convention, inspiré par la pensée rousseauiste,
doit l’inciter à réfléchir au Contrat social. Mais Émile se re-
proposa en 1794 l’instauration d’un voyage scolaire au collège :
trouvant confronté, partout où il va, à l’intérêt particulier, à
« Les voyages donnent l’essor à l’imagination ; à l’esprit, de
l’abus de pouvoir et au dépérissement de l’État, il finit par se
la tenue ; à l’âme, de la vigueur; au corps, de la force et de la
retirer à la campagne, là où il est né, afin de vivre selon sa
souplesse ; […] par les voyages, les idées s’agrandissent, les
nature. Rousseau exhorte Émile à ne pas se détourner de son
aperçus se multiplient, les préjugés se détruisent… […]
devoir : « […] souviens-toi que les Romains passaient de la
Citoyens, vous apprécierez quelle possibilité il y aurait à ce
charrue au consulat. Si le prince ou l’État t’appelle au service
que, dans les beaux jours, une école même toute entière se
de la patrie, quitte tout pour aller remplir, dans le poste
portât dans la campagne, et là, tantôt à l’abri d’un roche es-
qu’on t’assigne, l’honorable fonction de citoyen . »
carpée, tantôt dans l’épaisseur du bois, quelquefois dans la
Mais Rousseau ajoute : « Au reste, crains peu l’embarras d’une
profondeur d’une vallée, reçût sous les yeux immédiats de
pareille charge ; tant qu’il y aura des hommes de ce siècle, ce
l’Être suprême des leçons de vertu et d’amour de la Patrie8. »
4
5
n’est pas toi qu’on viendra chercher pour servir l’État . » Ce
Il envisageait un voyage scolaire lors duquel les jeunes gens
pressentiment se révéla fondé, car l’Émile et le Contrat social
approfondiraient leurs connaissances en observant la nature,
furent brûlés à Paris comme à Genève, un mandat d’arrêt fut
les coutumes et les habitudes des pays visités, guidés par un
lancé contre leur auteur, et il dut fuir. Sa pensée n’eut de ré-
conducteur. Conformément au roman de Rousseau, cette
percussions politiques qu’à partir de la Révolution française,
personne aurait un rôle important, car elle devrait être capa-
qu’il ne vécut cependant pas puisqu’il mourut en 1778.
ble d’apprendre aux enfants à développer une pensée auto-
Dans l’Émile, Rousseau insiste sur l’importance du développe-
nome et critique pour devenir de bons citoyens républicains.
ment personnel selon la « propre nature » de chacun, tandis
Portiez tenait à un rapport équilibré entre éducation phy-
que dans le Contrat social, ou Principes du droit politique
sique, intellectuelle et morale et soulignait l’importance de
(1780 –1789), une référence importante pour la Révolution
« longues marches nocturnes dans la forêt » : le froid devait
française, il met en avant la volonté générale. Pour Rousseau,
endurcir le corps, le rendre plus résistant aux maladies, et
le développement personnel des jeunes personnes était le
fortifier l’esprit contre « l’empire des préjugés ». La nourriture
fondement d’un État sain, et cette idée s’imposa au cours du
simple donnerait aux enfants le « goût du simple et du pur »,
XVIII et du XIX siècle.
et leurs « passions » se transformeraient. Dans cette évolu-
6
e
e
tion souhaitée, la nature jouait un grand rôle (ce qui l’amena à déclarer, considérant le contexte politique de l’époque : « La seule alliée de la France est la Nature9. ») : « Pendant la route, nos jeunes gens ont été frappés du spectacle de la nature, reproduit à leurs yeux sous des aspects
117
L’enjeu de l’enfance
différents. Le printemps règne dans cette vallée défendue du
titutions publiques et catholiques commencèrent alors à
souffle des vents dangereux par cette chaine de montagnes
s’intéresser à ce concept, rejointes au début du XXe siècle
dont la cime est couverte de neige. Ces champs sont stériles
par les organes socialistes et communistes. Bientôt convain-
parce que le paysan paresseux n’y pousse pas le soc de la
cues des bénéfices pour la santé qu’offraient les colonies de
charrue. […] »
vacances, elles ne tardèrent pas non plus à en comprendre
Comme Émile, au cours de leurs voyages à travers divers
le potentiel éducatif, les enfants étant plus faciles à influencer
pays d’Europe, les élèves devaient être incités à s’enquérir
loin de leurs parents et de leur lieu de vie.
auprès des habitants de leur opinion sur les institutions poli-
Du côté de l’État, Edmond Cottinet (1824 –1895), président
tiques, administratives et judiciaires : « Après avoir parcouru
de la Caisse des écoles du IXe arrondissement de Paris,
quelques- unes de ces contrées, […] combien le Français ché-
œuvra pour que les enfants de condition modeste puissent
rira la constitution du pays qui l’a vu naître 11! »
profiter de l’air pur, car il souffraient souvent de rachitisme et
Mais contrairement à l’Émile de Rousseau qui attendait en-
de tuberculose. En 1883, avec le soutien des pouvoirs pu-
core qu’on vienne le chercher pour participer activement à la
blics, il permit à neuf garçons et neuf filles de passer un été à
politique de l’État, le citoyen de l’époque de la Révolution
la campagne, à la suite de quoi il annonça fièrement : « En
était fréquemment invoqué. Il n’était donc plus question,
quarante jours, ils ont pris sept kilos. » Quatre ans plus tard,
pour un jeune, de se retirer à la campagne pour mener la vie
pas moins de 315 enfants15 étaient accueillis pendant trois
idyllique recommandée par Rousseau : la République avait
semaines par des paysans. À partir de 1887, le nombre de
désormais besoin de ces « bons citoyens », libres et capables
colonies subventionnées par l’État augmenta rapidement.
de penser – produits par une éducation dont il convenait
L’Église catholique commença alors aussi, sous couvert de
d’organiser tout d’abord les institutions.
bienfaisance, à s’intéresser à l’éducation des enfants, dont la
Suite aux événements politiques, la vision du voyage scolaire
Révolution française l’avait dépossédée. Contrairement aux
défendue par Portiez ne fut concrétisée qu’un siècle plus
organisations publiques et protestantes libérales, dont le
tard. L’instruction élémentaire obligatoire fut supprimée
principal objectif était d’améliorer l’état de santé des enfants,
moins d’un an après sa mise en place, sous la réaction ther-
les organisations catholiques se préoccupaient avant tout de
midorienne (1794–1795), et il fallut attendre la III Répu-
l’éducation morale des « âmes perdues ». Vers la fin du XIXe
blique pour que Jules Ferry (1832–1893), ministre de
siècle, dans un climat politique marqué par l’affaire Dreyfus,
l’Instruction publique, parvienne en 1882 à rendre l’école
une véritable bataille s’engagea autour de l’enfance16. L’abbé
élémentaire obligatoire pour tous. Les premières colonies
Bruneau se révolta contre l’État et les organisations socia-
pour enfants suivirent de peu les premiers voyages scolaires
listes et protestantes :« L’État ne néglige rien pour cela ; les
organisés.
socialistes et les protestants ont organisé leurs "voyages à la
10
e
montagne" sur une vaste échelle […]. Il est bon à remarquer Colonies de vacances et batailles idéologiques
[…] ce que font nos ennemis pour déchristianiser l’âme de
En France, les premières colonies de vacances furent organi-
nos enfants… Étant donné le développement donné aux
sées par l’Église protestante. En 1880, le pasteur Théodore
"colonie de scolaires" par les ennemis de la religion, notre
Lorriaux et sa femme Suzanne entendirent pour la première
devoir […] est de réagir et de faire une concurrence aux œu-
fois parler des colonies d’enfants du pasteur zurichois Her-
vres laïques17. »Pour pouvoir s’approcher des enfants, il fallait
mann Walter Bion (1830–1909) (voir la partie consacrée à la
s’occuper de leurs faiblesses, écrivit-il, car c’était par ce biais
Suisse), et reprirent à partir de 1881 ce modèle pour accueil-
qu’il était le plus facile de les influencer, notamment le soir,
lir des enfants pauvres de Paris. On y comptait 79 enfants en
au moment du coucher. Le concept éducatif catholique de-
1882, et déjà 1 134 en 1897 . Ce fut en France la première
vait donc miser sur « l’empathie et la confiance » pour mettre
étape vers la construction d’un réseau socio-pédagogique
les enfants sur la « bonne voie », comme on pouvait le lire
sous égide protestante. Comme Laura Lee Downs le montre
dans la brochure qu’il fit paraître en 1905, Comment organi-
dans son livre sur les colonies de vacances françaises, les ins-
ser une colonie de vacances.
12
13
14
L’enjeu de l’enfance
118
Colonie de vacances de la SNCF à Méribel-les-Allues, vers 1956.
Les congrès des colonies de vacances : tentative de
congrès, on critiqua l’instru-
conciliation
mentalisation politique des
Compte tenu de la situation interconfessionnelle délicate, le
colonies de vacances,
pasteur Louis Comte (1857–1926) tenta d’organiser en 1906
arguant du fait qu’il ne
un congrès commun, qui échoua à cause de différends avec
fallait pas viser la quantité,
les institutions catholiques. Au quatrième Congrès national
mais la qualité. Pour la pre-
des colonies de vacances, qui eut lieu en 1910 à Paris, les
mière fois, les débats ne
statistiques suivantes furent présentées : le nombre d’enfants
tournaient plus prioritaire-
qui y participaient avait presque été décuplé depuis 1900,
ment autour de l’hygiène et
passant de 8 200 à 72 866 enfants . Par rapport à d’autres
de la santé, mais mettaient
pays, le taux d’enfants français pris en charge par les organi-
au premier plan le rôle de
sations de l’État n’était que de 5 %, soit bien moins élevé
l’éducateur ainsi que l’individualité des enfants, qu’il convenait
qu’au Danemark, par exemple, où 40 % de tous les enfants
de préserver (alors que les institutions italiennes pratiquaient
passaient cinq à six semaines par an à la ferme19. « Faisons
surtout la mise au pas).
18
comme le Danemark ! » : tel fut le nouveau mot d’ordre, amLa république d’enfants socialiste
bitieux. Après la Première Guerre mondiale, la situation s’améliora : à l’été 2013, près de 100 000 enfants partaient
Les socialistes aussi rivalisaient avec les autres instances pour
en colonie, et ce nombre s’élevait déjà à 320 000 en 1932 .
l’éducation des enfants. En 1930, on créa en France les
Mais le pourcentage danois ne fut jamais atteint en France.
Faucons rouges, sur le modèle autrichien, qui organisèrent
Était-il préférable d’héberger les enfants chez des paysans
à partir de 1932 des colonies de vacances pour enfants à la
(ce qui n’était pas toujours une réussite, car certaines familles
campagne et en montagne, avec le soutien de scouts protes-
n’accueillaient des enfants que pour des raisons financières,
tants. Kurt Löwenstein (1885 –1939), homme politique socia-
contre une modeste indemnité journalière) ou valait-il mieux
liste engagé dans la politique éducative allemande, dut
construire des colonies autonomes ? Cette question faisait
émigrer en 1933 en France à cause des persécutions des
l’objet de débats permanents. On commença par adapter
SA et y poursuivit son engagement. Il introduisit le modèle
des écoles ou d’autres bâtiments publics inutilisés. C’est seu-
pédagogique de la république d’enfants : sur un mode
lement dans l’entre-deux-guerres que l’on se mit à construire
ludique, les enfants devaient appréhender des situations
des bâtiments spécialement dédiés à l’accueil de colonies,
réelles d’oppression par des structures de domination en
en prenant pour modèle les baraquements de guerre
élaborant des stratégies de groupe destinées à les en libérer.
construits à peu de frais ou d’autres types de bâtiments exis-
Comme dans une véritable république, les enfants élisaient
tants comme les sanatoriums et les établissements de cure.
leurs représentants.
En 1937 eut lieu à Paris le troisième Congrès international
Löwenstein organisa aussi des camps internationaux de
des colonies de vacances. Aucune délégation italienne n’y
Faucons rouges pour répandre une éducation fondée sur la
participait cette fois, malgré les performances remarquables
démocratie et la liberté. Les Faucons rouges n’attirèrent
réalisées par le pays dans ce domaine : en 1938, selon les
toutefois qu’un petit nombre d’adhérents en France : pas
chiffres officiels, il existait en Italie 4 906 colonies pour
plus de 2 000 sous le Front populaire de Léon Blum (1936 –
772 000 enfants . Downs suppose que Mussolini et son
1937). Les scouts communistes n’eurent pas beaucoup plus
régime fasciste voulaient fêter cette performance comme une
de succès : en 1935, ils ne comptaient pas plus de 1 000
prouesse nationale et n’envoyèrent aucun représentant pour
membres22.
20
21
ne pas s’exposer aux critiques : en effet, ils subordonnaient entièrement la pédagogie à la politique et n’avaient pas l’intention d’écouter des théories et des conseils qui défendaient la stricte séparation de ces deux aspects. De fait, au
119
L’enjeu de l’enfance
Les maisons de repos pour enfants dans les Alpes françaises
aux personnes présentant une tare physique ou mentale, au
Plusieurs pôles importants de maisons de repos et de
motif qu’elles étaient « incompatibles avec l’esprit de Saint-
colonies de vacances existaient dans les Alpes françaises ; on
Gervais24 ».
peut citer parmi les principaux sites Villard-de-Lans, sur le
Au début, les foyers pour enfants étaient installés dans des
plateau du Vercors, et la Haute-Savoie, notamment les villes
bâtiments existants et généralement gérés par des familles.
de Saint-Gervais et de Megève, au pied du mont Blanc.
C’est seulement vers la fin des années 1920 que des bâti-
La plupart du temps, la « prise de possession » de ces lieux
ments spécifiques virent le jour dans les Alpes françaises. Ils
passait par la construction successive d’établissements de
reprenaient les modes de construction traditionnels, avec
cure, de sanatoriums et de pensions pour enfants. Le mouve-
toits à doubles pans en saillie, mais leurs façades sud étaient
ment hygiéniste naissant et la recherche de l’air des cimes et
pourvues de généreux balcons. Comme en Suisse, le régio-
du soleil allèrent de pair avec le développement des sports
nalisme s’imposa dans cette architecture, probablement pour
d’hiver, ce qui souvent conduisit à des heurts. Le conflit d’in-
différencier ces bâtiments des « machines d’hygiène » redou-
térêts que ce double mouvement créa amena une séparation
tées dans toute la région.
nette des personnes en bonne santé et des malades.
On peut illustrer ce phénomène par trois bâtiments d’Henry
En 1928, la commission d’hygiène de Villard-de-Lans (station
Jacques Le Même, qui construisit de nombreuses pensions
directement reliée par tramway à la ville industrielle de
pour enfants à Megève dans les années 1920 et 1930. Pour
Grenoble) décida par décret d’interdire le séjour des enfants
la maison d’enfants Chez Nous (projet 30), il modernisa la
tuberculeux afin de ne pas porter préjudice à la bonne répu-
construction et les formes traditionnelles en adaptant le
tation de la station climatique. Quatre ans plus tard, le 24
« style chalet » qu’il avait développé avec succès pour le tou-
octobre 1932, un article de promotion de la station de cure
risme des sports d’hiver. L’école Le Hameau fut en revanche
parut dans un journal local sous le titre « La dictature de la
conçue dans un style moderne, avec un corps de bâtiment
santé ». Il s’ouvrait sur la question rhétorique suivante :
en L et un toit plat surplombant la pente en un arrondi dyna-
« Comment Villard-de-Lans, station climatérique pour enfants
mique (projet 31). Quant au sanatorium pour enfants du Roc
non tuberculeux, se préserve contre le bacille de la tubercu-
des Fiz sur le plateau d’Assy, construit en 1932 avec Pol
lose ? » Suivait une description de la manière dont les pa-
Abraham, il se caractérise par une typologie innovante et des
tients infectés étaient tenus à distance du territoire : les
formes modernes (projet 25, chapitre 3).
visiteurs étaient soumis à un contrôle sanitaire, et les hôte-
On peut déduire de ces trois projets que l’on choisissait
liers étaient menacés de coupure de l’approvisionnement en
volontairement un style régional pour les maisons d’enfants,
eau si un cas de tuberculose était découvert chez eux. Ce
tandis que pour les bâtiments institutionnels comme les
décret d’exclusion était présenté comme « la plus belle initia-
écoles et les sanatoriums, le style moderne semblait plus ap-
tive connue dans la lutte entreprise contre ce fléau du genre
proprié. La pluralité stylistique dont put faire preuve un seul
humain : la tuberculose ».
et même architecte (dans une même région, et à une même
Saint-Gervais instaura un système efficace pour les enfants des
époque) montre que selon le programme, différentes exigences
patients qui séjournaient dans les sanatoriums sur le plateau
et conceptions stylistiques prévalaient.
d’Assy : par mesure de précaution, les enfants étaient systé-
Le principe rousseauiste porté par la France révolutionnaire,
matiquement hébergés dans des familles du village. Ici aussi,
selon lequel les enfants devaient grandir dans la nature pour
un décret interdit d’accueillir des enfants atteints de tuber-
que leur développement personnel serve à la construction
culose ou d’autres maladies infectieuses. Ces mesures d’ex-
d’un État sain, a donc fini par s’imposer 140 ans plus tard,
clusion allaient toutefois bien au-delà de la simple argumen-
après quantité de luttes sur l’orientation idéologique des
tation hygiéniste : pour ne pas nuire à l’image de la station de
futurs citoyens, pour assurer la santé physique de « l’homme
sports d’hiver, alors en plein essor, le séjour était même refusé
nouveau ».
23
30
Henry Jacques Le Même, pension d’enfants Chez Nous, Megève, Haute-Savoie, 1935
31
Henry Jacques Le Même, collège et internat Le Hameau, Megève, 1933 –1935
120
Diagramme de la course du soleil à Arosa : « Prasura, trajectoire du soleil en hiver ».
Suisse : Élèves de la nature, quelles heures bénies vous passez ! Le célèbre poème d’Albrecht von Haller (1708–1777) intitulé Les Alpes (1729) a contribué à l’idéalisation des montagnes comme lieu d’enseignement. La conception de la nature qu’il y exprime est portée par l’idée de liberté : pour Haller, la nature était supérieure à l’école et le cœur à l’esprit, car pour lui, ce que l’on pouvait apprendre des montagnes allait bien au-delà du savoir académique. « Élèves de la nature, quelles heures bénies vous passez ! », écrivait-il, glorifiant la vie paysanne. Au savoir scolaire poussiéreux, Haller opposait la vie simple, ancrée dans l’observation de la nature : « On voit ici
rative au sein d’une société démocratique. Cette nouvelle
à l’œuvre, sans maître à penser ni contrainte, ce qu’Épictète
pédagogie, qui contrairement aux méthodes éducatives en
a fait et ce que Sénèque a écrit ». Ce poème, qui fait de la
vigueur ne se fondait pas sur l’autorité et la discipline, mais
vie paysanne honnête et des montagnes le symbole de la
sur le développement personnel de l’enfant, marqua un
Suisse libre, a durablement contribué à la formation de
tournant dans la politique éducative.
25
l’identité suisse, et donc de la conscience nationale (voir 26
Addison, chapitre 1).
Les colonies d’enfants du pasteur Bion, « communautés
Le traité sur l’éducation de Rousseau a eu lui aussi une
utopiques » en montagne
grande importance, car il a servi de modèle à toutes les théo-
Au vu de l’industrialisation et de la pauvreté des ouvriers
ries pédagogiques qui se sont développées des Lumières
d’usine, qui ne cessait de s’aggraver, la Suisse se remémora
jusqu’au XVIII siècle. Le Zurichois Johann Heinrich Pestalozzi
le poème d’Albrecht von Haller, car l’industrie menaçait de
(1746 –1827), qui avait lu l’Émile dès sa parution, fut le premier
détruire ce que les siècles précédents avaient patiemment
à appliquer les idées de Rousseau à l’éducation de son fils,
édifié : une conscience nationale fondée sur l’idylle de la na-
né en 1770 (Rousseau, lui, s’en était tenu aux écrits théo-
ture. Face à la misère grandissante et au cortège de maladies
riques, abandonnant ses enfants à l’assistance publique).
qu’elle provoquait, on se proposa de faire profiter (au moins
Pestalozzi est considéré comme le précurseur de la « péda-
temporairement) les petits citadins pauvres et maladifs de
gogie de l’observation » (Anschauungspädagogik) et des
cette idylle en péril, pour qu’ils guérissent et reprennent des
mouvements de « réforme pédagogique » (Reformpädagogik)
forces dans la nature.
qui virent le jour vers la fin du XIXe siècle. Même si sa tentative
Le pasteur zurichois Hermann Walter Bion (1830–1909) initia
d’éduquer son fils dans l’esprit du traité de Rousseau échoua
les premières colonies de vacances pour enfants dans les
lamentablement (les attentes du père étant sans doute ex-
Alpes suisses, qui bientôt servirent de modèles à d’autres
cessives), il ne se laissa pas décourager et fonda un institut
pays (comme la France et l’Autriche). Il utilisa le terme de
pour pauvres au Neuhof (1774 –1780), puis un orphelinat à
« colonie » en référence à des projets utopiques de commu-
Stans (1799), et enfin deux instituts pédagogiques à Ber-
nautés implantées en montagne. En 1876, il envoya 68 enfants
thoud (1800 –1804) et Yverdon (1804 –1825). Sa pratique édu-
zurichois passer trois semaines dans l'Appenzell chez des
cative consistait à essayer de développer toutes les facultés
paysans. Trois fois par semaine, des jeux collectifs étaient or-
intellectuelles, morales, religieuses et manuelles des enfants,
ganisés pour que les enfants ne soient pas exploités pour le
et en 1801, il publia son premier essai sur l’éducation : Com-
travail quotidien, le travail des champs étant trop difficile
ment Gertrude éduque ses enfants. Son ambition était de
pour leurs corps affaiblis. Ces colonies de vacances se multi-
promouvoir l’éducation complète du peuple, afin d’appren-
plièrent rapidement. Côté socialiste, deux colonies furent
dre aux hommes à mener une existence autonome et coopé-
créées, celle des Kinderfreunde (amis des enfants) par Albert
e
121
L’enjeu de l’enfance
Adolf Loos (1870 –1933), vers 1920.
Eugenie Schwarzwald (1878 –1940) , 1923.
Hofer en 1922 à Bienne, qui accueillit au plus fort de son
montre la maison de cure pour jeunes Prasura à Arosa, dont
activité 3 000 enfants, et celle des premiers Faucons rouges
les rambardes des balcons furent réalisées en briques de
de Suisse par les Zöbeli en 1929 à Zurich.
verre pour assurer une luminosité maximale (projet 32).
En Suisse, on ne construisit quasiment pas de bâtiments
Dans les années 1930, on constata quelques exceptions,
neufs pour colonies de vacances. La plupart du temps, on
comme la maison de cure Heimeli à Unterägeri, dans le
utilisait des bâtiments existants, ou on organisait des séjours
canton de Zoug, conçu par Dagobert Keiser, ou le foyer pour
chez des familles de paysans pour éviter aux enfants l’atmo-
enfants Mümliswil, dans le Jura, créé par Hannes Meyer
sphère des foyers et le mal du pays. La devise de Haller,
(projet 33). Les architectes s’inspirèrent du style moderne
selon laquelle l’enseignement de la nature devait être reçu
pour la forme des bâtiments (à toiture plate), mais créèrent
avec le cœur, s’appliquait aussi aux « enfants colonisés »
un lien avec la forêt environnante en utilisant le bois comme
(comme on les appelait), que l’on cherchait à intégrer dans la
matériau de construction (essentiellement pour raisons éco-
vie paysanne présentée par Haller comme une idylle. Dans
nomiques). Le foyer Mümliswil reflète clairement ce rapport
les années 1920, les pre-
entre idéologie et forme, puisque selon Bernhard Jäggi, fon-
mières maisons de repos
dateur du foyer et longtemps directeur de la Coop (une coo-
pour enfants furent
pérative de biens de consommation fondée à cette époque),
construites dans les Alpes,
l’endroit devait aussi « exercer une influence éducative, au
la plupart du temps non pas
sens coopératif, sur les enfants […]27 ». L’architecte Hannes
dans un style moderne,
Meyer traduisit ce programme par un agencement intérieur
mais plutôt dans le Heimat-
correspondant aux représentations idéologiques du maître
stil jugé plus apaisant.
d’ouvrage : une table ronde dans une pièce ronde devait
Même du côté des maisons
permettre à tous de jouir du spectacle de la nature.
de cure et des sanatoriums
Il est intéressant de constater qu’ici, c’est un principe démo-
pour enfants, la modernité
cratique qui déterminait la forme de la pièce et ouvrait le re-
ne parvint pas à s’imposer.
gard sur la nature depuis une rotonde de verre. Ici, être dans
Malgré les exigences dras-
la nature et la contempler faisaient partie du programme,
tiques en matière d’hygiène,
que Hannes Meyer illustra par des diagrammes de perspec-
que l’architecture traduisit
tives visuelles et d’usage. L’association de la nature et de la
généralement par un dé-
liberté démocratique, interprétée ici sur le plan spatial, était
pouillement radical des éta-
déjà présente dans le poème de Haller : « Là où règne la
blissements de cure et des
liberté, toute peine s’amoindrit », pouvait-on y lire, idée
sanatoriums, on continua à
menant quelques lignes plus loin à cette réflexion sur l’ap-
utiliser en Suisse les formes
prentissage par la nature : « La raison n’est liée à aucune loi
régionales pour les nou-
scolaire, et nul n’apprend au soleil à suivre sa course. »
velles maisons de cure pour enfants. Il était toutefois nécessaire de les adapter au nombre de patients accueillis et aux exigences
Autriche : Construisez des écoles à la campagne, à côté des écuries, à côté du tas de fumier
médicales, ce qui entraîna la construction de fermes
La devise de Rousseau selon laquelle les enfants devaient
surdimensionnées, uniques
grandir dans la nature transparaît aussi dans ces mots d’Adolf
en leur genre, comme le
Loos : « Sois vrai ! La nature ne supporte que la vérité28 ». Dans sa vision des choses, tout ce qui était simple, rationnel
32
Alfons Rocco et Jakob Licht, maison de cure Prasura, Arosa, 1928
33
Hannes Meyer, foyers pour enfants de Mümliswil, Jura, 1938 –1939
122
et progressiste devait être préféré au pittoresque et à l’orne-
elles-mêmes prêtèrent leur argent de poche, et en 1914,
mental. Il s’opposait à l’esthétisation de la nature : les enfants
finalement, le premier coup de pioche fut donné. La Première
ne devaient pas la percevoir de manière esthétique, mais
Guerre mondiale, qui éclata peu après, mit brutalement fin
vivre en son sein et apprendre en observant son processus
au projet.
cyclique de création. En 1912, Loos avait élaboré un projet
Pendant la guerre, Eugenie Schwarzwald, touchée par la
pour l’école qu’Eugenie Schwarzwald voulait construire près
grande pauvreté de la population urbaine, lança l’opération
du Semmering (projet 29), projet qu’il défendit dans la confé-
de bienfaisance « Enfants de Vienne à la campagne ». Deux
rence « Ville et campagne » donnée le 12 octobre 1918, peu
foyers pour enfants furent construits au Semmering (à Küb et
avant la fin de la Première Guerre mondiale, dans le cadre du
au Wolfsbergkogel), un à Reichenau an der Rax, et d’autres à
cycle de conférences « Culture extérieure au XX siècle » :
Mödling, Bad Ischl, Bad Fischau, Waidhofen an der Ybbs et
« Construisez des écoles à la campagne, à côté des écuries, à
Bad Topolschitz (Topolšica, quartier de Šoštanj/Schönstein,
côté du tas de fumier, apprenez aux enfants à ne pas apprécier
aujourd’hui en Slovénie). En 1916, 4 000 enfants profitaient
le soleil que du point de vue esthétique, mais à voir en lui la
déjà de ces colonies de vacances (dont le futur philosophe
source de toute vie. Les enfants doivent vivre toute l’année à
Karl Popper et le metteur en scène Joseph Glücksmann, dra-
la campagne, en intimité avec les saisons, dans les champs,
maturge à partir de 1949 au Volkstheater de Vienne et au
dans la forêt et les prairies. Cela donnerait des hommes qui
Burgtheater à partir de 1953). Le Harthof proche de Gloggnitz,
ne dérailleraient pas : des hommes cultivés, vivant en sécurité,
qui n’était utilisé au début que pendant les vacances scolaires,
e
quel que soit l’endroit où ils devraient vivre ».
fut utilisé tout au long de l’année dès 1912 comme école
Ce projet ambitieux avait été initié par Eugenie Schwarzwald,
pour adolescents de douze à dix-huit ans. À partir de 1933,
qui avait ouvert le premier collège de filles à Vienne en 1911.
Schwarzwald vint en aide à des réfugiés juifs d’Allemagne,
Elle œuvrait aussi pour la santé des enfants maladifs des
jusqu’à ce qu’elle émigre elle-même en Suisse en 1938. Ses
grandes villes, et organisait pour eux des vacances chez des
biens furent aryanisés et les écoles fermées. La plupart de
paysans. Pour permettre aux enfants de mener une vie saine
ses élèves durent elles aussi s’enfuir, ou furent assassinées
à la campagne sur une plus longue durée, elle envisagea en
par le régime nazi.
1911 de construire une école pour 200 enfants près du col
Les Kinderfreunde créés en 1908 œuvraient aussi pour la
du Semmering, et confia le projet à Adols Loos. Pendant
santé des enfants d’ouvriers et les envoyaient à la campagne
l’année scolaire, l’école fonctionnerait comme un internat, et
pour qu’ils reprennent des forces. En 1915, en pleine guerre,
le reste du temps, comme une maison de repos. Une associa-
leur premier établissement fut construit à Vienne, sur le
tion, la « société pour l’école du Semmering », fut créée en
Schafberg. À la fin de la guerre, les Kinderfreunde comptaient
1912 dans l’objectif de « construire et faire fonctionner des
environ 10 000 membres, et déjà 55 000 au début des années
écoles […] et des internats pour garçons et filles au Semme-
1920. En 1919, Otto Felix Kanitz prit la direction de l’école à
ring », dans le « respect des lois et ordonnances régissant
pédagogie réformatrice du château de Schönbrunn, qui com-
l’instruction publique . » L’association n’obtint toutefois qu’un
portait un internat et un foyer pour enfants. Les Kinderfreunde
soutien limité des pouvoirs publics, comme Loos le regretta
fusionnèrent en 1925 avec l’association Freie Schule (école
en 1918 :
libre), qui défendait une approche nouvelle de l’éducation
« Il fut impossible d’obtenir autant d’argent pour le foyer
depuis 1905 déjà et dont la devise était « Plus de lumière
éducatif du Semmering que pour n’importe quel mauvais
dans les esprits et dans les classes d’école ». L'année 1925
29
30
music-hall, n’importe quel café superflu . »
vit également la création des Faucons rouges : c’était une
Alors que le projet était déjà à un stade avancé et que les
fédération autonome destinée aux jeunes de douze à quinze
plans de Loos étaient terminés, mais que l’argent manquait
ans, qui organisaient des camps pendant les vacances et
toujours pour pouvoir commencer la construction, Eugenie
mirent en place un réseau international.
Schwarzwald se tourna vers ses connaissances en espérant
Après l’éviction du parlement autrichien en mars 1933, le
trouver les fonds privés nécessaires aux travaux. Ses élèves
chancelier chrétien-social Engelbert Dollfuss avait instauré un
31
Adolf Loos, école Schwarzwald au Semmering, 1911–1912 123
29
Enfants de l’organisation italienne de jeunesse Balilla lors d’une cérémonie d’accueil à l’occasion d’une visite officielle.
Enfants de la Balilla devant la tour de la colonie de vacances de Fiat à Marina di Massa.
Les tentatives de réformer l’éducation qui avaient émergé au tournant du siècle et cherchaient une nouvelle voie vers la civilisation et vers une éducation plus libre par un mode de vie plus proche de la nature furent ainsi anéanties, après une brève apogée. La vision de Loos, pour qui la « vérité » de la nature produirait « des hommes qui ne dérailleraient pas : des hommes cultivés, vivant en sécurité, quel que soit l’endroit où ils devraient vivre », ne put s’épanouir dans ce contexte politique. Quant à la nature, elle était devenue l’objet d’une rivalité entre les différents groupes politiques qui voulaient en faire le cadre de l’éducation de la jeunesse.
Corps dociles régime dictatorial et corporatiste, scellé en 1934 par la
La lutte idéologique entre l’État et l’Église, les protestants,
Constitution de mai. Suite à l’interdiction du parti ouvrier
les catholiques, et plus tard les socialistes a été décrite en
social-démocrate au début des événements de février 1934,
détail dans la partie consacrée à la France. La partie qui suit
toutes les organisations de jeunesse socialistes d’Autriche
aborde à présent la politique éducative fasciste. Là encore,
furent dissoutes, et leurs biens confisqués. À cette date,
les Alpes ont joué un rôle important en faisant figure de
122 000 enfants étaient déjà pris en charge par les Kinder-
« terre vierge » pour l’éducation.
freunde, et 15 000 jeunes par les Faucons rouges. En 1918,
Au début du XVIIIe siècle, les « montagnes sauvages » ser-
les communistes avaient fondé la Fédération de la jeunesse
vaient d’exemple illustrant une vision néoplatonicienne du
communiste, qui dans l’entre-deux-guerres s’engagea dans
monde, et devinrent un symbole de l’éducation éclairée
la lutte antifasciste. Elle aussi fut dissoute en 1934 ; 250 de
(ce qui explique que Rousseau en ait fait le lieu idéal de l’édu-
ses membres s’engagèrent dans la guerre civile espagnole
cation d’Émile). Avec le romantisme, une vision dualiste sup-
ou devinrent des partisans. Les associations de jeunesse
planta la conception unificatrice, porteuse de réconciliation,
socialistes et communistes ne purent poursuivre leurs activi-
qui prévalait à l’époque des Lumières. Au XIXe siècle, le
tés qu’après la guerre.
sublime était marqué par des éléments terrifiants dont l’expression imagée était les ravins profonds (la mort et le diable), motifs très appréciés dans l’art et la musique. Au début du XXe siècle, une rupture se produisit : la nature sauvage, autrefois perçue sous l’angle du sublime, devint le lieu idéal de développement du corps sain et sportif de l’homme nouveau qu’elle pouvait « sublimer » (au sens d’élever à un niveau « supérieur »). Dans ce contexte, le fascisme parvint dans les années 1920 à utiliser ce culte naissant du corps pour ses propres fins idéologiques. Il accentua la vision dualiste en instrumentalisant le sublime, qui était pendant le romantisme une base émotionnelle de sentiments extatiques, pour le mettre au service de ses visées stratégiques : le terme de « sublime » s’appliqua désormais à la politique totalitaire, et donc aussi à l’architecture, aux arts plastiques
L’enjeu de l’enfance
124
Enfants dans une école Montessori.
Exercices de gymnastique dans une colonie de vacances italienne. Les enfants sont des éléments d’une masse ornementale.
Elle parvint à gagner Mussolini à sa cause, et il lui promit de faire de sa méthode le fondement pédagogique des écoles élémentaires italiennes, espérant faire rapidement progresser l’alphabétisation. De son côté, Maria Montessori était attirée par la « vie nouvelle » en Italie (c’est ainsi qu’elle désigna, dans une lettre adressée à Mussolini, les réalisations de son gouvernement), en raison notamment de la politique sociale menée en faveur des ouvriers, des femmes et des enfants. Mussolini, qui cherchait au début de son régime à se donner une image progressiste en s’entourant de pédagogues, d’architectes, d’artistes et de réalisateurs d’avant-garde, engagea peu à peu sa stratégie politique sur la voie de la guerre, conçue comme instrument de pouvoir. Avec l’invasion de l’Abyssinie (1935–1936, sur le territoire actuel de l’Éthiopie et de l’Érythrée), son discours se radicalisa. Quand le gouverneet aux arts du spectacle influencés par cette politique,
ment fasciste commença à intervenir dans son travail éducatif,
comme les chorégraphies de masse à la gloire du Führer.
Maria Montessori coupa les ponts avec le régime et tourna le
Cette dimension se retrouve aussi dans la politique éducative :
dos à l’Italie en 1934.
si à l’époque des Lumières, par exemple, l’« homme nouveau »
Avant cette opération militaire, Mussolini avait qualifié la na-
était appelé à observer la nature pour développer une ré-
tion italienne de « sublime » : « Ma politique est une politique
flexion autonome et critique, il devait à présent être au ser-
de paix. Elle n’est pas faite de mots, de gestes et de simples
vice de la politique et du système autoritaire, qui exigeaient
transactions de papiers, elle s’appuie sur un prestige national
qu’il abandonne son individualité pour se fondre dans une
sublime et sur tout un réseau d’accords et de traités créant
masse homogène. Le sublime fasciste peut donc être consi-
une harmonie entre les hommes32. » Le « sublime » mussoli-
déré comme un « dévoiement » du sublime émancipateur des
nien, qui au début de son régime s’appliquait encore au
Lumières, qui était encore porté par l’idée de la réconciliation
« prestige national » d’une « politique de paix », fut à partir
et de la liberté de pensée.
de 1935 transposé à la guerre pour glorifier l’attaque de
L’exemple de l’Italie nous permettra tout d’abord d’illustrer la
l’Abyssinie.
rupture entre la pédagogie réformatrice et le fascisme.
Mussolini se servit de l’architecture et de l’art pour
Italie : Une « sublime politique de paix »
accroître le « prestige national sublime » au moyen d’une esthétique moderne
En Italie, c’est par les théories éducatives de Maria Montessori
dans laquelle le corps hu-
(1870–1952) que l’on a commencé à s’intéresser à la pédagogie
main jouait un rôle impor-
réformatrice autour de 1900. Influencée par les idées de
tant. Pour la célébration du
Jean-Jacques Rousseau, Johann Heinrich Pestalozzi et
douzième anniversaire du
Friedrich Fröbel, sa méthode s’est répandue bien au-delà
régime de Mussolini, en
des frontières italiennes, en Europe, en Amérique, puis dans
1934, une parade de 15 000
le monde entier. Après l’arrivée au pouvoir de Mussolini en
athlètes défila, présentant
1922, Maria Montessori, qui vivait alors à Barcelone, se rendit
les jeunes comme autant
en Italie dans l’espoir de trouver auprès du nouveau gouver-
d’éléments d’une masse
nement le soutien dont elle avait besoin pour ses écoles.
uniforme. La manifestation
125
L’enjeu de l’enfance
Vittorio Bonadé Bottino, colonia montana Tina Nasi Agnelli, portes du réfectoire avec devise de Mussolini : « Credere, obbedire, combattere » (croire, obéir, combattre).
mettait en avant le corps
discipline et la gratitude des enfants : « Après la toilette ma-
collectif qui devait être disci-
tinale, les enfants propres et fiers, alignés en rangs parfaite-
pliné pour se transformer en
ment disciplinés, attendent la cérémonie du drapeau (alza
soldat docile, en phase avec
bandiera) pour proclamer à toute voix au Duce leur amour et
la militarisation croissante
leur gratitude35 ».
de l’Italie.
Les jeunes jouaient avec des armes en bois ; dès qu’ils avaient atteint l’âge adéquat, elles étaient remplacées par de
Villes éphémères
vraies armes. Avec la guerre en Abyssinie, la militarisation
Mussolini lança un vaste
s’accrut encore, comme on peut le voir sur les affiches de la
programme de construction
Balilla. En 1937, celle-ci fut dissoute par la Gioventù Italiana
qui comprenait des établis-
del Littorio (GIL), une section du parti fasciste, à laquelle in-
sements d’éducation et de
combèrent désormais entre autres la création, l’organisation
santé, mais prévoyait aussi
et le contrôle des colonies d’enfants. La priorité était désor-
de nombreuses transforma-
mais donnée aux « fascistes de demain » afin de faire contre-
tions de villes et la fonda-
poids aux écoles qui restaient sous l’influence de l’Église.
tion de douze città nuove
Cette organisation paramilitaire servit à préparer les jeunes
(villes nouvelles). Sa poli-
de moins de 21 ans aux futures interventions militaires, no-
tique de santé, qu’il subordonnait à ses objectifs idéolo-
tamment dans les colonies. À partir de cette date, la partici-
giques et exploita à des fins de propagande, comprit la
pation devint obligatoire pour tous les enfants.
création de colonies pour enfants, que l’on baptisa città
En 1937, la Mostra nazionale delle colonie estive e dell’assis-
dell’effimero (villes éphémères) en raison de leur utilisation
tenza all’infanzia (Exposition nationale sur les colonies de
temporaire. Les motivations de leur construction étaient d’or-
vacances d’été et l’assistance à l’enfance), organisée au
dre sanitaire, mais aussi politique, car l’éducation de la jeu-
Cirque Maxime de Rome, donna un aperçu des institutions
nesse mettait aussi en jeu l’avenir du pays. Mussolini était
d’aide à l’enfance et du vaste programme de constructions
convaincu de l’importance de l’éducation pour le « bon fonc-
de colonies pour enfants. Elle se concentrait explicitement
tionnement » de l’État fasciste. Grâce aux diverses institutions
sur les « activités du gouvernement pour la préservation de
pour enfants de tous les âges, il voulait donner naissance à
la santé de la race36 ». Le plus grand des pavillons avait une
l’homme nouveau, uomo nuovo, conformément à ses concep-
façade de cent mètres de long, et était dédié aux colonies
tions idéologiques et hygiénistes.
estivales. Dans la cour intérieure adjacente, elle aussi toute
Le premier point du Decalogo (Décalogue, 1935) de l’organi-
en longueur, on avait installé un terrain de sport et une
sation fasciste de jeunesse Piccola Italiana (un groupe des-
piscine de plein air flanqués d’une rangée de drapeaux. Pour
tiné aux jeunes filles de l’Opera Nazionale Balilla, ONB, créé
restituer l’« ambiance vivante » d’une colonie de vacances,
en 1926) était le suivant : « Priez et travaillez pour la paix,
on avait reconstitué un centre aéré pour la durée de l’exposi-
mais préparez votre cœur à la guerre33. » Les enfants et les
tion. Des centaines d’enfants animaient ce décor et montraient
jeunes de six à dix-sept ans portaient des uniformes noirs par
à quoi ressemblait le quotidien d’une telle organisation, avec
analogie avec les Chemises noires (camicie nere), faisaient le
ses exercices quotidiens de gymnastique collective, de culture
saluto romano (salut romain) et organisaient de grandes
physique en piscine, ou encore ses bains de soleil. À l’intérieur
marches militaires et des démonstrations de gymnastique en
du pavillon, une carte nationale indiquait l’emplacement des
l’honneur du Duce. Celui-ci proclama : « L’éducation fasciste
3821 colonies qui accueillaient 700 000 enfants – un record
est morale, physique, sociale et militaire : elle vise à créer
qu’aucun autre programme ne parvint à battre.
l’homme complet et harmonieux, c’est-à-dire l’homme fasciste que nous voulons 34 ». Dans un film de propagande de 1937, le commentateur soulignait la bonne hygiène, la 34
Vittorio Bonadé Bottino, colonia montana Tina Nasi Agnelli, Fiat, Sauze d’Oulx, 1937
126
Plinio Codognato, « Fiat-Pneumatici Pirelli », affiche publicitaire pour la « 508 Balilla », 1932.
bâtiments. Ils soulignaient par exemple que les lignes blanches abstraites des colonies « représentaient la vie en communauté », stimulaient le goût esthétique des enfants et s’imprimaient dans leur mémoire : « Tout [dans ces colonies], à commencer par les lignes abstraites et les volumes, et jusqu’aux plans qui définissent les voies de la vie communautaire […], est disposé de manière à créer une forme plastique et un aspect visuel que les enfants associeront toujours dans leurs souvenirs à la vie dans ces colonies. Et venant de taudis ou de maisons populaires modestes, […] ces enfants sentiront pour la première fois, dans une vie paisible et plus simple, le plaisir de se laisser envahir passivement par une suggestion de goût, première expérience excitante d’une forme architectonique, non seulement perçue de l’extérieur, mais adaptée pour vivre dedans. Et ceci est le point essentiel37 ». Le programme était donc non seulement guidé par des facteurs fonctionnels, mais aussi émotionnels. L’espace était mis en scène pour provoquer l’effet souhaité, certains éléments étant utilisés de manière récurrente : les bâtiments structurés de façon symétrique, les atriums qui n’en finissaient pas, les proportions gigantesques, les lignes pures, les tours, les rampes hélicoïdales à contrejour. Ces détails architecturaux devaient faciliter les flux des masses en mouvement, mais surtout les mettre en scène visuellement38. Tous ces éléments faisaient partie du répertoire des architectes qui maniaient habilement la lumière, le dynamisme et les perspectives pour Icônes architecturales
donner à l’idéologie fasciste une expression spatiale qui
L’architecture des colonies pour enfants construites sous le
devait impressionner durablement les enfants, comme
signe du razionalismo avait un caractère iconique. La moder-
Katharina Torkler l’expose en détail dans sa thèse. La disposition
nité et la radicalité des bâtiments italiens incarnaient symbo-
hiérarchique des lieux glorifiait le système politique dont
liquement le caractère « révolutionnaire » du système
l’objectif déclaré était « la santé, l’hygiène, la force et la
politique, et devaient exercer une influence durable sur les
discipline ». Cette interaction entre idéologie et architecture
enfants. À côté des parades de masse, l’architecture était l’un
a été interrogée par Gino Levi-Montalcini, qui publia ses
des instruments de propagande préférés de Mussolini, pas
conclusions dans un article sur les principes architectoniques
seulement comme cadre pour mettre en scène des cérémo-
des colonies de vacances et les mit simultanément en
nies, mais aussi pour sa faculté à interpeller et toucher les
pratique (projet 35).
hommes à un autre niveau, et donc à les influencer durablement. Dans le cas des colonies d’enfants, ce potentiel fut
Panorama versus panoptique
consciemment exploité, comme le montre un article de
Les sociétés disciplinaires fascistes se servaient du « corps
Mario Labò et Attilio Podestà paru en 1941 dans la revue
docile » des enfants pour leurs cérémonies ainsi qu’à des fins
Casabella, dans lequel ils identifiaient entre autres des
de propagande. Cette expression a été forgée par Michel
caractéristiques typologiques et des détails récurrents des
Foucault, qui en donne la définition suivante dans Surveiller Gino Levi-Montalcini, colonia montana IX Maggio, Bardonecchia,
127
1937
35
et punir : naissance de la prison (1975) : « Est docile un corps
Munich, mais exerçant au Tyrol) à Hindelang, en Bavière,
qui peut être soumis, qui peut être utilisé, qui peut être
peut être citée comme exemple dans le cadre d’une étude
transformé et perfectionné ». Dans cet ouvrage, Foucault se
comparative des foyers construits dans les Alpes, non seule-
penche sur les conséquences des procédures disciplinaires
ment parce qu’elle est d’une grande qualité architecturale,
externes et internes sur la psyché et le corps d’une personne
mais aussi parce qu’elle incarne parfaitement le concept édu-
lorsque celle-ci s’imagine surveillée en permanence et donc
catif de l’époque, qui faisait la part belle à la nature (projet
s’autodiscipline ; il analyse notamment le panoptique de
36). Cela se manifeste dans le langage formel de l’architec-
Jérémy Bentham (1791).
ture et dans la typologie spatiale dérivée de l’usage. À l’in-
On appela Torre Balilla (tour Balilla) les tours pour les colo-
verse des tours des colonies d’enfants conçues par Fiat à peu
nies d’enfants que la société Fiat fit construire entre 1933 et
près à la même époque, les concepteurs suivirent ici un tout
1937, et qui avaient une forme cylindrique avec un atrium
autre principe, psychologique : le regard des enfants ne devait
central. La typologie panoptique remplaça ici, pour les raisons
pas être dirigé vers l’espace intérieur, mais vers l’extérieur,
précédemment évoquées, la typologie panoramique couram-
vers le paysage. Dans ce bâtiment, intérieur et extérieur
ment utilisée à cette époque dans les montagnes : le regard
fusionnent en une unité continue : la nature n’est ni encadrée
d’un habitant ne devait pas s’orienter vers le paysage (comme
(comme par exemple dans les fenêtres panoramiques des
c’était par exemple le cas dans la maison d’enfants Mümliswil
grands hôtels) ni mise à l’écart (comme par les fenêtres relati-
de Hannes Meyer, qui appliquait les principes de la pédagogie
vement petites des tours Fiat), mais littéralement attirée à l’in-
réformatrice), mais être dirigé vers l’intérieur, c’est-à-dire vers
térieur grâce à l’absence de seuil entre la terrasse en bois du
l’atrium central – qui permettait la surveillance acoustique
dehors et les pièces intérieures. L’accent architectonique est
des enfants (projet 33). Lors des cérémonies, cet atrium ac-
déplacé vers l’extérieur pour souligner le lien avec la nature.
cueillait les représentants du régime, qui étaient salués par
La pension Ehlert est aussi particulièrement intéressante en
un saluto romano des enfants alignés sur une rampe en
raison de l’extension conçue par Lois Welzenbacher seule-
forme de spirale. Les mouvements des enfants, mis en scène
ment un an après, et réalisée sous d’autres auspices poli-
dans cet espace architectonique, faisaient disparaître le pay-
tiques. Avec la prise de pouvoir par les nationaux-socialistes,
sage du champ visuel. On ne l’apercevait plus que par frag-
l’architecture changea tout aussi brutalement que la politique
ments, comme une image pixellisée d’un tout insaisissable,
éducative. Pour mieux comprendre le projet des trois petits
vu à travers des fenêtres extérieures de petites dimensions
pavillons à toiture légèrement courbée (esquisse en 1934,
placées le long de la rampe. On ne cherchait plus le sublime
ouverture en 1936), qui diffèrent nettement du bâtiment prin-
au dehors, dans les montagnes, mais à l’intérieur, au centre
cipal, il faut se rappeler qu’ils devaient respecter les règles
de la tour cylindrique. Ce n’était plus la nature qui était su-
constructives édictées par les autorités nazies : le style fonc-
blime, mais l’« homme nouveau » triomphant et sa technique.
tionnaliste était réservé aux bâtiments de l’industrie et des
39
autoroutes, les édifices de représentation étaient réalisés
Allemagne : Rupture dans l’« art allemand »
dans le style néo-classique, tandis que les petits projets civils à la campagne devaient respecter le style de chaque région. Cette approche se reflète aussi dans les auberges que le ré-
36
La politique sanitaire de l’Allemagne était marquée dans les
gime nazi fit construire pour ses organisations de jeunesse :
années 1920 par le mouvement réformateur qui privilégiait le
même si elles présentaient toujours le même type de plan à
mouvement libre dans la nature. Dans le cadre d’une réforme
l’intérieur, leur aspect extérieur s’adaptait aux styles régionaux.
sanitaire globale, tous les nouveaux foyers pour enfants furent
Par rapport à l’Italie mussolinienne, le nombre de foyers
construits à la campagne et dans les montagnes pour que les
construits pour la jeunesse de l’Allemagne nazie était infime :
enfants malades puissent retrouver la santé dans un environ-
seules 650 des 50 000 auberges de jeunesse annoncées en
nement idéal. La pension d'enfants Ehlert, conçue en 1931–
1938 étaient entièrement achevées en 194140. Les ruines des
1933 par l’architecte Lois Welzenbacher (originaire de
429 foyers qui restèrent à l’état de gros œuvre montrent que
Lois Welzenbacher, La pension d’enfants Ehlert, 1931–1932 128
Lois Welzenbacher, croquis pour les trois pavillons d’extension de la pension d’enfants Ehlert, 1934.
Enfants assis sur la rambarde de la terrasse de la pension d’enfants Ehlert construite par Lois Welzenbacher, Vorderhindelang, 1933.
la Seconde Guerre mondiale signa l’échec de l’ambitieux
plus humain, mais inhumain. Il faut alors se demander où
programme d’éducation nazi.
prend source cette dérive vers le grotesque44. Dans le cas du
La devise « l’art est une mission sublime qui oblige au fana-
fascisme, c’est dans l’esthétique totalitaire qui vise à susciter
tisme », que Hitler fit graver en grandes lettres au-dessus du
la crainte et la fascination, mais aussi l’enthousiasme. L’ana-
portail d’entrée de la « Maison de l’art [à l’époque : alle-
lyse du sublime proposée par Edmund Burke montre ce qui
mand] », avait été proclamée lors du Congrès du parti du
rend possible ce transfert d’une catégorie esthétique à la po-
Reich de 1933. Il avait ajouté : « Mais l’Allemagne national-
litique autoritaire.
socialiste veut retrouver un "art allemand" et comme toutes
Dans le traité sur le sublime
les valeurs créatrices d’un peuple, cet art sera éternel41. »
qu’il avait publié au XVIIIe
Pathos politique, vision élitiste et mégalomanie allaient de
siècle, Edmund Burke avait
pair avec le racisme, les persécutions et les assassinats. Par
souligné l’importance de
« fanatisme », Hitler entendait une « prise de position brutale,
l’« effroi » et de la « peur »
[…] subjective et fondamentalement unilatérale », ce qui dit
parce qu’ils vont de pair
tout : le pluralisme était exclu, il n’existait qu’une seule voie
avec « le pouvoir, le danger
et tout le reste était déclaré « dégénéré » et donc anéanti.
et la douleur », et suscitent
Avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler, toutes les associations de
de ce fait des émotions par-
jeunesse existantes furent d’ailleurs intégrées de force aux
ticulièrement fortes :
Jeunesses hitlériennes ou dissoutes.
« Aucune passion ne dé-
42
pouille aussi efficacement
Pouvoir et terreur, critères du sublime ?
l’esprit de tous ses pouvoirs d’agir et de raisonner que la peur ; car, étant l’appréhen-
Il est nécessaire ici de se pencher de plus près sur le lien
sion de la douleur ou de la
entre la politique et le concept de sublime, qui vient à l’ori-
mort, elle agit d’une manière
gine de l’esthétique. La volonté politique d’instrumentaliser
qui ressemble à la douleur
l’esthétique est un phénomène qui n’a cessé de se manifes-
véritable45. »
ter sous des formes différentes au cours de l’histoire, que ce
Burke était persuadé que
soit dans ses phases sombres ou plus lumineuses.
ces facteurs étaient les prin-
L’esthétique comprend tout ce que nous percevons par nos
cipes déterminants du su-
sens, elle nous touche intérieurement. L’expérience du sublime
blime, par lequel il entendait
est un principe passif, un sentiment qui échappe à l’intellect,
une émotion maximale.
qui s’empare soudainement de nous et nous touche au plus
Parmi les causes de la peur,
profond de nous-mêmes. En revanche, toute tentative
il évoquait les objets terri-
d’« application » du sublime est un principe actif qui repose
fiants, les animaux dange-
sur l’utilisation intentionnelle d’une catégorie esthétique –
reux, mais aussi l’homme,
cette tentative tourne bien souvent au pompeux et n’a rien à
notamment les gouverneurs, qui suscitent respect et crainte.
voir avec le sublime. Le renversement d’un principe aléatoire
Il se demandait quel était le sentiment provoqué par un être
en un principe d’ordre fait généralement que l’effet escompté
humain ou un autre être vivant d’une force extraordinaire : «
n’est pas obtenu.
Quel sentiment précède en vous la réflexion ? Pensez-vous
Comme le remarque à juste titre la philosophe Baldine
que cette force vous sera de quelque utilité, de quelque soula-
Saint Girons, le sublime a une exigence d’idées43 ; si l’on perd
gement, de quelque plaisir, ou d’un avantage quelconque ? ».
la résonance des idées, on perd aussi le sublime : il y a un
Et Burke parvenait à la conclusion suivante : « Non, l’émotion
travestissement de la morale, la soumission d’un idéal non
que vous ressentez est la crainte que cette force énorme ne
129
L’enjeu de l’enfance
soit employée à la rapine et à la destruction », d’où il dédui-
Marinetti esthétisait la guerre (qu’il avait déjà qualifiée dans
sait la thèse suivante : « Que ce pouvoir tire sa sublimité de
son Manifeste futuriste de 1909 de « seule hygiène du
la terreur dont il est généralement accompagné, cela paraîtra
monde49 ») et la terreur jusqu’à la destruction totale.
évident si l’on considère l’effet produit dans les cas – très
Son principe cynique Fiat ars, pereat mundus (que l’art soit,
peu nombreux – où l’on peut détacher d’une force considé-
le monde dût-il s’effondrer) plaçait l’art au cœur de l’apoca-
rable sa capacité de nuire : on la dépouille alors de tout ce
lypse (l’adage latin dont il s’inspirait était : Fiat justitia et
qu’elle a du sublime et elle devient aussitôt méprisable ».
pereat mundus). D’où le commentaire de Benjamin :
46
Burke illustre ceci à l’aide des exemples suivants : le taureau
« Tel est le mot d’ordre du fascisme, qui, Marinetti le recon-
est perçu comme sublime parce que nous avons peur de lui
naît, attend de la guerre la satisfaction artistique d’une per-
(le bœuf, lui, est seulement utile) ; une même distinction peut
ception sensible modifiée par la technique. C’est là
être faite entre un cheval de trait et un étalon sauvage. Par
évidemment la parfaite réalisation de l’art pour l’art. » Selon
conséquent, dans quelques rares cas, force et destruction
Benjamin, l’humanité était devenue suffisamment « étrangère
peuvent avoir un effet excitant, qui va de pair avec la peur et
à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction
le danger. Lorsque s’ajoute à cela une « taille surdimension-
comme une jouissance esthétique de premier ordre. Voilà
née » (elle aussi un facteur du sublime selon Burke), qui dans
quelle esthétisation de la politique pratique le fascisme50 ».
le cadre de notre thématique peut être suscitée par l’archi-
Après la Seconde Guerre mondiale, Theodor W. Adorno a
tecture ou par des masses humaines géométriquement dis-
réaffirmé que l’instrumentalisation de l’esthétique du sublime
posées, alors on comprend le rôle fondamental joué par ces
conduit inévitablement au fascisme51. Selon Jean-François
éléments de mise en scène du pouvoir dans la naissance
Lyotard, il ne peut cependant pas y avoir de politique du su-
d’un « sublime » fasciste, qui trouve son accomplissement
blime, car la terreur naît de la privation (privation de lumière,
parfait dans la guerre.
peur de l’obscurité ; privation de vie, peur de la mort) : ce
Dans le texte L’œuvre d’art à l’âge de sa reproductibilité
qui nous effraie est ce qui ne se produit pas, affirme-t-il dans
technique qu’il écrivit en 1935, alors qu’il était exilé en France,
« Le sublime et l'avant-garde »52. Lyotard évoque ici l’état de
Walter Benjamin thématisa l’esthétisation de la politique :
suspension dans lequel naît le sublime et la non-survenue
« La conséquence logique du fascisme est une esthétisation
d’un événement redouté, l’attente anxieuse pour savoir si un
de la vie politique. À cette violence faite aux masses, que le
« sujet fabuleux » va venir (le peuple pur viendra-t-il ? le
fascisme oblige à mettre genou à terre dans le culte d’un
Führer viendra-t-il ? Siegfried viendra-t-il ?) C’est cette non-
chef, correspond la violence subie par un appareillage mis au
survenance qui produit la crainte : « Dans la terreur du
service de la production de valeurs cultuelles. Tous les efforts
nazisme, par exemple, le spectateur est frappé par l’étonne-
pour esthétiser la politique culminent en un seul point. Ce
ment, il est rendu stupide, immobile [et] pratiquement
point est la guerre47. »
mort’53 ». D’où sa conclusion : « L’esthétique du sublime,
Il se référait ici à un texte publié en 1935 par Filippo Tom-
quand elle est neutralisée et transformée dans un mythe, a
maso Marinetti, tête pensante des futuristes, qui glorifiait la
pu venir et construire ses architectures de formations "hu-
guerre coloniale menée par l’Italie en Éthiopie :
maines" au Zeppelinfeld à Nuremberg54. »
« Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes, nous nous
Ce sublime destructeur, fondé sur la peur et transformé en
élevons contre l’idée que la guerre serait anti-esthétique.
mythe politique, est à l’opposé du sublime des Lumières,
C’est pourquoi nous affirmons ceci : […] La guerre est belle,
dans lequel, comme Baldine Saint Girons le souligne, le
parce qu’elle réalise pour la première fois le rêve d’un homme
« profondément utile » lutte contre le nuisible et le destruc-
au corps métallique. […] La guerre est belle parce qu’elle
teur. Elle soutient ainsi la thèse que le sublime est intimement
crée de nouvelles architectures, comme celle des grands
lié au « profondément utile », qui peut s’interpréter de manière
chars, des escadres aériennes aux formes géométriques, des
essentielle ou existentielle. Si au XVIIIe siècle, le sublime s’est
spirales de fumée montant des villages incendiés, et bien
éloigné, dans le débat esthétique, « de l’utile et du beau »,
d’autres encore […] . »
c’est uniquement, affirme-t-elle, « pour lutter au corps-à-
48
L’enjeu de l’enfance
130
Timbres imprimés à l’occasion de l’exposition des colonies de vacances « Colonie estive ».
corps contre le véritable inutile, c’est-à-dire contre le nuisible et contre les formes diverses de laideur et de médiocrité. » C’est pourquoi il est nécessaire, pour bien comprendre le « profondément utile », de bien observer l’adversaire qu’il combat. Selon sa thèse, le problème du nuisible est un problème politique. Elle se réfère ici à Roger Caillois55, qui a montré en 1950 « avec quelle facilité les démocraties glissent dans le totalitarisme si elles ne reconnaissent pas la force des pulsions d’agression et ne mettent pas tout leur soin à canaliser la violence pour éviter la guerre totale56 ».
131
L’enjeu de l’enfance
Adolf Loos, maquette de l’hôtel de sports d’hiver au Semmering, exposée au Salon d’automne de Paris, 1920.
29 Adolf Loos, école Schwarzwald au Semmering, 1911–1912
la salle de théâtre aux premier et deuxième niveaux inférieurs,
Pour implanter leur école d’altitude, Eugenie Schwarzwald et
dans un volume de la hauteur de deux niveaux avec galerie
Adolf Loos avaient choisi un terrain sur un versant du Pinken-
périphérique. Ces deux salles offraient une vue sur le pano-
kogel, à proximité immédiate du grand hôtel Südbahnhotel.
rama montagneux. Destiné à être utilisé collectivement, ce
À cet endroit, la pente formait un promontoire recourbé, qui
socle était de dimensions plus importantes que les étages qu’il supportait. Les piliers apparents des étages supérieurs, qui portaient la galerie, étaient habilement intégrés dans l’espace. Au niveau de la cage d’escalier centrale, placée du côté de la pente, Loos créa une cour anglaise, qui non seulement laissait entrer la lumière aux niveaux inférieurs, mais permettaient aussi une ventilation transversale. Les deux étages les plus bas du socle abritaient, vers le côté nord de la vallée, les chambres des employés, tandis que les pièces les plus sombres, tournées vers la montagne, étaient réservées aux installations techniques. Par sa forme cubique, son toit plat et sa façade sans orne-
saillait de l’arête et offrait une vue circulaire sur la vallée et
ments, l’école se démarquait radicalement des constructions
les montagnes. De ce fait, Loos avait envisagé, dans ses pre-
des alentours, grands hôtels et villas de style régional. Cette
mières esquisses, de construire un bâtiment convexe, en
architecture dépouillée, « pure », exprimait bien la vision de
demi-arc de cercle, qui toutefois fut bientôt remplacé par
Loos : les enfants devaient être éduqués dans la nature, qui
une forme rectangulaire en U ouverte vers la pente avec
pour lui était équivalente à la « vérité ». Dans son texte
arêtes brisées (à 45 degrés). Des terrasses successives,
Règles pour ceux qui construisent en montagne, il s’opposait
constituant la cour de récréation, parachevaient la forme car-
à toute forme de mascarade, que ce soit en matière d’archi-
rée du plan de sorte que malgré l’ouverture vers la pente,
tecture ou d’habillement : « Ne cherche pas à rendre tes
côté sud, l’ensemble donnait l’impression d’un bâtiment
créations pittoresques, laisse cet effet aux murs, aux mon-
fermé sur lui-même, bien protégé.
tagnes et au soleil. Celui qui met des vêtements pittoresques n’est pas pittoresque : c’est un clown. »57
Les salles de classe se trouvaient au rez-de-chaussée et étaient orientées vers le sud et l’est côté montagne, tandis
Il est intéressant de constater qu’un projet d’hôtel de sports
que la salle de dessin était logée dans une zone coudée,
d’hiver au Semmering conçu par Adolf Loos en 1913 était
côté nord. Les chambres, disposées depuis le rez-de-chaus-
similaire à celui de l’école Schwarzwald. En effet, pour Loos,
sée jusqu’au troisième étage, s’ouvraient sur les côtés sud et
les principes typologiques de la construction d’écoles pou-
est, avec des dortoirs en bouts d’ailes et aux points d’articu-
vaient être appliqués également aux hôtels. Ce projet ne fut
lation. Côté nord, on ne trouvait aucune chambre, mais un
pas réalisé non plus, mais fut exposé au Salon d’automne de
couloir qui ouvrait généreusement la vue sur le paysage à
Paris en 1920.
tous les étages. On remarque la forme du socle, car Loos utilisa la pente abrupte pour répartir les pièces communes dans la partie tournée vers la vallée, côté nord. Il plaça ainsi le réfectoire et
L’enjeu de l’enfance
132
Vue des Aiguilles de Varan, avec la pension d’enfants Chez nous à l’arrière-plan, 1938.
30 Henry Jacques Le Même, pension d’enfants Chez nous, Megève, Haute-Savoie, 1935
Henry Jacques Le Même, pension d’enfants Chez Nous, Megève, 1935.
en bardage de bois. La pièce la plus haute, située sous le faîte du toit, fut agrémentée d’un balcon en bois.
En 1926, deux chalets avaient été loués dans le village de Megève (1 113 mètres d’altitude) à l’initiative du pasteur
Cette pension affirme sa présence tout en s’intégrant dans le
Jules Bernard pour donner à des enfants tuberculeux une
paysage, fait de fermes et de granges éparpillées. Au total, Henry Jacques Le Même a construit ou transformé 14 pensions d’enfants dans le style chalet. Parallèlement, il a travaillé avec différents styles : tout en concevant des écoles et des sanatoriums modernes, avec toit plat, il a construit des foyers pour enfants avec toit à double pan et traverses de bois, qui laissent toutefois entrevoir une modernité assumée.
chance de guérir. Peu après, on avait construit trois établissements de cure : Le Christomet (1926), Saint-André (1928) et Sainte-Geneviève (1933). Andrée et Michèle Leroux, deux dames engagées dans la protection des enfants malades, confièrent à Henry Jacques Le Même la construction de la pension Chez nous, destinée à accueillir 40 enfants. À l’instar des chalets de ski, ce bâtiment reposait lui aussi sur l’interprétation libre d’un genre régional, adapté par l’architecte à la nouvelle destination des locaux, et qui intégrait des éléments stylistiques de la modernité : une bande vitrée s’étirait sur toute la façade sud et se poursuivait au-delà des deux arêtes qu’elle effaçait visuellement. Elle permettait de laisser entrer le maximum de lumière et de soleil dans la salle qui se trouvait derrière, où les enfants séjournaient. À partir de ces exigences fonctionnelles, l’architecte développa un langage formel spécifique qui engendra un style particulier. La forme des fenêtres l’illustre bien : la bande vitrée étant considérée comme caractéristique du chalet moderne, Le Même lia visuellement les fenêtres des étages par une série de lignes horizontales peintes pour donner l’apparence d’une bande ininterrompue, les parties de murs qui se trouvaient entre les fenêtres paraissant ainsi prises dans un continuum graphique. Il reprit ce principe au deuxième étage, situé dans la partie en bois sous la toiture, de manière à créer un lien entre la partie basse enduite et la partie haute
133
L’enjeu de l’enfance
Henry Jacques Le Même, collège avec internat Le Hameau à Megève, vue du sud-ouest.
31 Henry Jacques Le Même, collège et internat Le Hameau, Megève, 1933
la cuisine et un bureau, tandis que l’avancée accueillait une salle de jeux, un salon et une bibliothèque.
Peu après avoir construit la pension d’enfants Chez nous dans le style chalet, Henry Jacques Le Même réalisa à
Aux premier et deuxième étages, on trouvait les chambres
Megève l’école privée Le Hameau dans le style moderne.
des 70 enfants, qui disposaient d’une terrasse formée par la
C’était la première école française d’altitude avec internat,
partie inférieure en saillie. Au dernier étage, sept salles de
destinée à accueillir des enfants en mauvaise santé de onze
classe donnaient directement sur le toit-terrasse utilisé pour
à quatorze ans. En 1931, Mme Veuve Ménard chargea
les cours en plein air. Dans la partie intérieure du bâtiment,
Le Même d’agrandir l’institut qui depuis 1929 était abrité
orientée au nord, se trouvaient les accès, les escaliers, les
dans trois chalets anciens sur une hauteur de Megève.
couloirs et les pièces annexes.
En 1933, on prit la décision d’abandonner toutes les versions consistant à réunir deux chalets et de privilégier la construc-
Cet établissement situé en altitude permettait aux enfants
tion d’un bâtiment moderne situé un peu à l’écart, juste sur
de recevoir un enseignement pendant leur cure. Il suscita la
une arête de la pente.
construction de nombreuses autres pensions d’enfants à Megève : entre 1929 et 1935, leur nombre passa de quatre
Ce bâtiment en L rationnel a une ossature en béton armé
à treize, et la capacité totale de 90 à 320 lits. Récemment
avec murs en briques. De ce corps de bâtiment strict, recou-
restaurée, cette école sert aujourd’hui de centre de vacances.
vert d’un enduit lisse rose pâle, dépasse sur un côté un volume d’un seul niveau dont l’extrémité arrondie forme une saillie dynamique sur le versant. La partie sud, qui fait face à la vallée, abritait à l’époque au rez-de-chaussée le réfectoire,
L’enjeu de l’enfance
134
Maison de cure Prasura, enfants sur la terrasse avec rambardes en briques de verre, 1928.
32 Alfons Rocco et Jakob Licht, maison de cure Prasura,
Alfons Rocco et Jakob Licht, maison de cure Prasura avec parties en saillie vitrées, 1928.
appartement. Le socle abritait les locaux de service, avec
Arosa, 1928
cuisine, lingerie, atelier et chaufferie. Les différents espaces
La Suisse a beau avoir été une pionnière de la politique
étaient desservis par une large cage d’escalier, un ascenseur
sanitaire avec son opération « Les enfants à la campagne »,
pour lits et un monte-plats. Pour respecter les impératifs
on n’y a construit dans les années 1930 qu’un petit nombre
d’hygiène, les escaliers et les murs étaient recouverts de
d’établissements dédiés à la protection de la jeunesse, et
revêtements lessivables, et les sols de linoléum. Le magazine
ceux-ci étaient généralement peu modernes. Même à Arosa,
interne de la fabrique de linoléum indiquait : « Tout reluit ; la
où la modernité s’était imposée dès les années 1920 dans
surface propre et élastique du linoléum permet de laisser les
les sanatoriums, mais aussi dans les hôtels et les habitations
petits jouer sur le sol60. »
privées, la maison de cure pour enfants Prasura, réalisée en 1928, respecta le style traditionnel : « L’architecte Alfons Rocco a conçu pour le Dr Fritz Lichtenhahn, sur un terrain situé au-dessus du lac Obersee, un chalet de montagne surdimensionné avec toit à double pan », écrit Marcel Just dans Arosa, die Moderne in den Bergen58. Avant le début des travaux, le projet fut néanmoins modernisé par Jakob Licht afin de mieux tenir compte des impératifs médicaux de luminosité et d’ensoleillement : les arcades fermées prévues furent transformées en balcons de cure, avec rambardes en briques de verre, pour assurer la sécurité tout en laissant passer le maximum de lumière. De généreux bow-windows sur deux côtés, placés aux angles, offraient une luminosité optimale et permettaient d’admirer le paysage. Malgré de nombreuses modifications, le toit à double pan et la maçonnerie en moellons du socle furent réalisés selon le projet d’origine, ce qui donne un bâtiment marqué par deux langages : d’une part, il reprend les éléments traditionnels de la construction régionale, d’autre part, les balcons en bandeaux avec encorbellements vitrés rappellent les exigences sanitaires et les impératifs d’un établissement de cure moderne. Cette « première grande construction moderne d’Arosa, dotée d’environ 100 lits », présente donc un caractère modérément moderne. À l’intérieur, en revanche, on utilisa des matériaux modernes, avec un mélange incongru de différents styles, par exemple « des papiers peints art déco avec des ferrures de portes réalisées d’après des dessins de Walter Gropius, ou du mobilier pour enfants simple, peint en blanc, avec des meubles en rotin imposants59 ». Le programme d’aménagement intérieur prévoyait une zone médicale (cabinet, salles de consultations, de radiographie et d’opération, laboratoire) et une zone pédagogique (réfectoire, salle de classe, salle de gymnastique). Les chambres étaient situées dans les étages, le médecin avait son propre
135
L’enjeu de l’enfance
Hannes Meyer, foyer pour enfants de Mümliswil, partie ronde vue du sud, 1939.
33 Hannes Meyer, foyer pour enfants de Mümliswil, Jura,
Bauhaus, en 1930, pour « menées communistes », il gagna
1938–1939
Moscou, où il enseigna jusqu’en 1936 tout en travaillant sur
Bernhard Jäggi, homme politique et longtemps directeur de
des projets d’urbanisme. De retour en Suisse, il ne trouva pas
l’Union des coopératives suisses (Coop), initia, avec sa femme
de travail : la commande de Jäggi fut donc bienvenue.
Pauline, la construction d’un foyer coopératif pour enfants à Mümliswil. Après avoir construit des projets de logements
L’emplacement du foyer, sur le versant sud du Passwang, se trouvait à dix minutes de l’ancien cœur de village. À la demande des maîtres d’ouvrage, les travaux, en cette année critique 1938–1939, devaient veiller à créer le maximum d’emplois locaux. Compte tenu des ressources artisanales et architecturales locales, on opta donc pour une technique mixte (construction massive et construction bois). On mêla habilement éléments standardisés et artisanat, en tenant compte des dimensions normées, afin de finaliser rapidement la construction et de maîtriser les coûts. Six mois plus tard, le foyer ouvrait ses portes. Le bâtiment, situé en contrebas du chemin, était accessible par une cour de récréation fermée sur deux côtés, au nord. Avec sa rangée de peupliers placée devant (qui servait de brise-vue) et sa cour ombragée, partiellement couverte, il rappelait les fermes traditionnelles du Jura. L’entrée en retrait, protégée des intempéries, donnait accès à l’aile ouest, tandis que l’aile est semblait posée en suspension sur des piliers de manière à former un préau où les enfants pouvaient jouer. Le
coopératifs ainsi que des institutions d’éducation et de for-
corps du bâtiment formait un angle dont l’articulation était
mation, il voulait construire dans le Jura soleurois un foyer
marquée par une rotonde d’un seul niveau.
pour enfants en mauvaise santé issus de toutes les couches de la société afin de leur permettre de reprendre des forces
Les dortoirs des enfants se trouvaient dans l’aile est, les
à la campagne, en échange d’une contribution modique.
pièces des employés et la salle des invités dans l’aile sud.
Les fondateurs tenaient à ce que ce foyer offre un habitat
Au-dessus de la rotonde qui faisait la jonction entre deux
progressiste et une nourriture équilibrée. Les enfants devaient
ailes, une terrasse accueillait les exercices de gymnastique
retrouver la santé grâce au sport, au mouvement et au jeu
du matin, tandis que le rez-de-chaussée accueillait une salle
dans les montagnes.
ronde meublée d’une grande table en arc de cercle. Cette salle communiquait d’un côté avec l’office et la cuisine, et de
La construction fut confiée à l’architecte Hannes Meyer
l’autre côté avec une salle de jeux. Un article de la revue
(1889–1954), originaire de Bâle, qui avait passé son enfance
suisse d’architecture Das Werk, signé H. M. (Hannes Meyer?)
dans un foyer avant de suivre un apprentissage de maçon,
remarqua à quel point l’agencement du foyer était fidèle aux
puis de devenir dessinateur en bâtiment et enfin architecte.
conceptions de la pédagogie réformiste :
Entre 1919 et 1921, il avait déjà construit pour Jäggi la cité-
« Dans la droite ligne des principes suivis par le Séminaire
jardin Freidorf à Muttenz, près de Bâle. En Allemagne aussi,
coopératif de Freidorf, ce nouveau foyer pour enfants devait
il avait participé à de grands projets, et depuis 1927, il était
aussi marquer les enfants pendant leur cure sur le plan édu-
responsable de la section architecture du Bauhaus de Dessau,
catif et les ouvrir à l’esprit coopératif, sous la conduite d’une
dont il devint directeur en 1928. Lorsqu’il dut quitter le
mère, à la manière de Léonard et Gertrude de Pestalozzi61 ».
L’enjeu de l’enfance
136
Hannes Meyer, plan-diagramme du foyer pour enfants de Mümliswil, avec axes visuels et vues extérieures, 1937.
Hannes Meyer, foyer pour enfants de Mümliswil, partie ronde de la salle commune avec table en arc de cercle, 1939.
Conformément au modèle des trois cercles de Pestalozzi, le
pour enfants était un « principe devenu pierre et espace64 »,
foyer devait se substituer, à titre temporaire ou permanent,
qui reflétait les idées pédagogiques, progressistes et coopé-
à la maison parentale. Il est intéressant de remarquer que la
ratives des maîtres d’ouvrage et de l’architecte.
structure du corps de bâtiment découlait dans ses traits les plus essentiels du concept pédagogique et du programme d’agencement intérieur qui en résultait. « Lors des repas, les convives sont placés sur le côté extérieur de la table ronde, et chacun, dans cette disposition démocratique, peut apprécier la vue sur le lointain, tandis que la nourriture est distribuée depuis le côté intérieur du cercle. Mais lors des fêtes et des réceptions, ce cercle intérieur peut devenir le centre de l’action de cette communauté d’enfants (quand ils déclament ou chantent en public)62. » La mise en œuvre spatiale du concept pédagogique était justifiée de la manière suivante : « L’agencement du foyer sépare donc volontairement les zones d’usage dédiées aux enfants des zones servant à la collectivité, permettant un équilibre naturel entre les deux parties. L’enfant, vivant en communauté avec 20 à 25 camarades, devait garder la possibilité de "se retirer sur lui-même". Il fallait qu’il puisse conserver ses petites affaires dans son armoire personnelle et écrire les lettres à ses parents dans un coin tranquille63. » Ainsi, pour reprendre les mots de Hannes Meyer, ce foyer
137
L’enjeu de l’enfance
Vittorio Bonadé Bottino, partie ouest de la colonie de vacances Fiat Tina Nasi Agnelli, Sauze d’Oulx, 1937.
34 Vittorio Bonadé Bottino, colonia montana Tina Nasi
Atrium de la tour de la colonia montana Tina Nasi Agnelli, Fiat, avec rampe en spirale et enfants saluant, 1938.
région occitane), une autre tour fut construite en 1937 pour
Agnelli, Fiat, Sauze d’Oulx, 1937
accueillir une colonie de vacances. On note quelques diffé-
Sous le régime de Mussolini, l’entreprise Fiat, se conformant
rences avec la tour de Marina di Massa : la façade est revêtue
à ce qu’on attendait alors des grandes sociétés industrielles,
de briques apparentes (comme l’hôtel-tour Albergo Torre di
mit en place une politique sociale active pour ses ouvriers et
Sestriere), et cette tour ne comporte que huit étages.
ses employés et créa de nombreux dispositifs sanitaires, sportifs et culturels. Elle construisit notamment deux colonies
Construite sur un terrain en pente, la tour est posée sur une
d’enfants, une station de ski à Sestrières, mais fonda aussi
plaque ronde de béton qui émerge à moitié et donne l’im-
l’organisation de loisirs Dopolavoro-Fiat, un service d’enca-
pression qu’elle est comme en suspension au-dessus du sol.
drement médical interne à l’usine, un système de prévoyance
Sous ce disque se trouve un socle d’un niveau, ancré dans le
pour les ouvriers ainsi que de nombreuses écoles profession-
terrain. Le rez-de-chaussée est vitré et laisse donc apparaître
nelles et des bibliothèques.
les colonnes porteuses de couleur blanche. Autour d’un
Après avoir construit deux hôtels en forme de tours à Sestrières (achevés en 1932 et 1933, voir le chapitre 6), une autre tour du même type fut érigée à Marina di Massa afin d’accueillir une colonie de vacances à la plage. Cette tour circulaire de 14 étages, structurée autour d’un atrium ouvert avec une rampe en spirale, se compose d’un squelette de béton armé préfabriqué dans lequel la rampe est intégrée ; des poteaux en forme de demi-cylindres, semblables à des pilastres, structurent la façade de béton blanc et accentuent
atrium central s’élève une rampe en spirale sur laquelle
la verticalité. Ils ressemblent aux cannelures porteuses d’une
étaient alignés les lits des enfants (deux pieds de chaque lit
colonne gigantesque. Les travaux ne durèrent que 100 jours,
étaient sciés pour qu’ils restent horizontaux). Les zones-
ce modèle existant déjà comme prototype et étant peu coûteux
dortoirs n’étaient séparées les unes des autres que par des
à réaliser.
murs à mi-hauteur pour faciliter la surveillance. Une toiture vitrée ferme l’atrium et laisse entrer la lumière du jour, tandis
Dans les Alpes italiennes, plus précisément dans le Piémont à
que les fenêtres de la façade, relativement petites, apportent un
Sauze d’Oulx (appelé Salice d’Ulzio après l’italianisation de la
surcroît d’éclairage et permettent l’aération. Par les ouvertures
L’enjeu de l’enfance
138
Vittorio Bonadé Bottino, plan d’un étage de la colonia montana Tina Nasi Agnelli, avec 64 lits par étage, 1937.
pratiquées en continu le long de la rampe, dont elles suivent le mouvement ascendant, la vue sur le paysage montagneux était en quelque sorte banalisée, tandis que l’atrium, par comparaison, prenait une dimension sacrale grâce à l’éclairage zénithal, qui suggérait une « autorité supérieure », comme dans une église. La maxime de Mussolini, « credere, obbidere, combattere » (croire, obéir, combattre) était inscrite au-dessus du réfectoire et rappelait aux enfants leur « devoir suprême ». 494 enfants pouvaient être hébergés dans cette colonie de vacances (soit un tiers de moins que dans la tour de Marina di Massa). Le volume construit était de 28 000 mètres cubes,
l’ambition éducative du régime – et faisant la promotion de
le diamètre du cylindre de 30 mètres, la hauteur de la tour de
Fiat, dont le nom s’étalait en grandes lettres chromées sur la
35 mètres, la largeur de la rampe en spirale de 7,5 mètres.
façade de la colonie de Marina di Massa ainsi transformée en support publicitaire (sur l’esquisse préparatoire, elles étaient
Ces tours, conçues comme des modèles standard, ne s’inté-
placées sur le toit).
graient guère à leur environnement. Elles étaient posées dans le paysage comme des icônes, des signaux proclamant
139
Dortoir de la colonia montana Tina Nasi Agnelli, composé d’une rampe de huit étages avec séparations basses, 1937.
Gino Levi-Montalcini, colonia montana IX Maggio, partie sud (entrée) (en haut) et dortoirs avec balcons (en bas), Bardonecchia, 1937.
35 Gino Levi-Montalcini, colonia montana IX Maggio, Bardonecchia, 1937
Dans une étude parue en 1939 dans la revue française L’Architecture d’aujourd’hui, Gino Levi-Montalcini, architecte de la colonia montana IX Maggio de Bardonecchia, analysait les prémisses de la construction de colonies. Il en soulignait la portée symbolique et les conclusions que l’on pouvait en tirer quant à la civilisation actuelle, l’architecture étant l’expression de l’évolution de la société. « Des formes nous remontons à l’esprit, à l’encontre du processus qui, de l’esprit qui les conçoit, conduit aux formes des réalisations. Remontons ? Est-ce exact ? Y a-t-il réellement un sens à ce circuit65 ? » Il faisait ici référence aux interactions entre la forme architectonique et l’« esprit » du concepteur tout en interrogeant la manière dont l’architecture peut être considérée comme l’expression d’une idéologie, et l’influence de l’idéologie sur l’architecture, qui puise dans d’« innombrables ressources ». Dans tous les cas, écrivait-il, l’architecture avait « une forte influence sur le style de notre siècle ». Il présentait ensuite les principes généraux de planification d’une colonie : « Le paysage assure l’encadrement, l’espace est presque toujours sans bornes, l’orientation assujettie aux seules exigences de l’insolation, la dépense limitée dans le choix des matériaux luxueux, mais jamais dans la construction elle-même : hygiène, mise au point des accès et des alentours66. » Selon lui, ce nouveau programme devait être traité de façon rationnelle, les « ressources de la nature » devaient être respectées ; la jeunesse savait apprécier une « esthétique émouvante ». Le texte de Levi-Montalcini renseigne non seulement sur le programme italien de construction de colonies, mais aussi sur son approche personnelle de la question, que l’on retrouve dans la colonie IX Maggio : contrairement aux bâtiments de béton d’un blanc éclatant construits sur les côtes, caractéristiques des colonies italiennes, cette colonie alpine crée à Bardonecchia reprenait les couleurs locales (blanc cassé et vert sapin). Son architecture reprenait aussi des éléments régionaux, par exemple les maçonneries en moellons pour les socles. À la différence des architectes français, il ne cherchait pas à interpréter un langage formel régional, mais à combiner des matériaux régionaux avec des formes modernes, conformément au programme fixé. Les corps de bâtiments horizontaux sont disposés de manière à former un ensemble
L’enjeu de l’enfance
140
Gino Levi-Montalcini, croquis en perspective de la colonia montana IX Maggio, 1937.
complexe en trois dimensions, avec un accent vertical donné par une petite tour. Des cadres de béton blanc qui délignent les bâtiments se détachent optiquement du paysage montagneux, tandis que les façades en crépi vert sapin sont en retrait par rapport au cadre, derrière des balustrades peintes en blanc. Le contraste appuyé des bâtiments leur donne une certaine abstraction qui les démarque du paysage. Pourtant, ils restent ancrés en lui, non seulement grâce aux couleurs et aux matériaux choisis, mais aussi grâce à la disposition des édifices : lorsqu’on arrive depuis l’entrée, l’emplacement de la tour correspond à l’élévation de la montagne à l’arrièreplan ; les arcades ouvertes permettent de circuler au sec entre les bâtiments, mais ouvrent aussi la vue sur le paysage. L’extérieur et l’intérieur s’entremêlent. Ce projet met en application les principes théoriques de l’architecte : « Le paysage assure l’encadrement, l’espace est presque toujours sans bornes67. »
141
Gino Levi-Montalcini, plan du rez-de-chaussée de la colonia montana IX Maggio, 1937.
Partie est de la colonia montana IX Maggio avec tour en angle donnant à la cour fermée sur trois côtés une touche de verticalité, 1937.
Lois Welzenbacher, pension d’enfants Ehlert, côté ouest recouvert de lattes de bois, Vorderhindelang, 1933.
36 Lois Welzenbacher, pension d’enfants Ehlert, 1931–1932
Jeux en cercle sur la terrasse de la pension d’enfants Ehlert, 1933.
fois régionales et intemporelles. La pension d’enfants Ehlert
Ce bâtiment horizontal étiré, doté d’un toit plat, s’insérait
témoigne de ce mélange : les façades étaient partiellement
dans le paysage le long d’une pente du terrain. Il était
en bois, partiellement en crépi blanc. L’arrondi dynamique
entouré d’une terrasse en demi-cercle qui s’ouvrait sur le
de la terrasse, le toit plat, le large avant-toit et la forme de paquebot de l’ensemble reprenaient les codes formels de la modernité, mais le bâtiment était suffisamment intégré au paysage (notamment par l’emploi du bois, matériau local) pour ne pas y faire figure de corps étranger. (Welzenbacher fut le seul architecte d’Autriche invité à participer à l’exposition International Style à New York, en 1932.) Contrairement aux colonies italiennes, fidèles à un programme éducatif axé sur la discipline, la pension d’enfants Ehlert semble avoir poursuivi d’autres objectifs, comme en témoigne une brochure publicitaire datant de l’époque de son ouverture : sur les photos, on voit des enfants jouer à saute-mouton, s’asseoir nonchalamment sur la balustrade de la terrasse, ou encore construire des maquettes de maisons du village. D’autres images les montrent en train de jouer en cercle, assis par terre sur la terrasse, ou allongés sur des chaises
panorama montagneux, ce qui permettait aux enfants
longues à l’air libre. Welzenbacher commença les dessins de
d’apprécier le paysage en prenant des bains de soleil, en faisant
la pension en 1931, et celle-ci fut achevée à l'été 1933.
de la gymnastique et en jouant. Deux escaliers menaient directement de la terrasse à la prairie, renforçant le lien avec
Extension
la nature. Le bâtiment comportait trois étages, chacun ayant
Peu après la mise en service de la pension, il fallut construire
sa propre organisation intérieure : au-dessus d’un socle qui
une extension. Le projet de trois petits pavillons proposé par
abritait les pièces de service se trouvait le niveau principal,
Welzenbacher en 1934 contrastait fortement avec les lignes
qui se démarquait du bâtiment par sa terrasse et un large
claires du bâtiment existant : dotés de toits galbés, ils
avant-toit. Ce niveau comprenait les pièces communes et les
s’inscrivaient dans la pente, légèrement décalés les uns par
salles de cours ouvertes sur la terrasse par des baies vitrées sur toute leur hauteur, ce qui créait un continuum fluide entre l’intérieur et l’extérieur. À l’étage du dessus se trouvaient les chambres des enfants. La face sud des deux niveaux inférieurs (socle et niveau principal) était enduite de crépi blanc, tandis que l’étage supérieur était recouvert de lattes de bois que l’on retrouvait aussi sur toutes les autres façades. Ce matériau créait une unité avec la tour d’escalier asymétrique, placée sur le côté ouest, qui menait au toit-terrasse. Les réalisations de Welzenbacher étaient caractéristiques de ce que l’on l’appelait alors l’« architecture ancrée dans le paysage » (landschaftsbezogenes Bauen), qu’il combinait à sa manière personnelle avec le style moderne ; elles étaient à la
L’enjeu de l’enfance
142
Vue sur la terrasse en demi-cercle de la pension d’enfants Ehlert, avec auvent et vue sur les montagnes, 1932.
rapport aux autres. La rupture de style était patente : pour répondre aux directives stylistiques des autorités nazies, le langage formel moderne de la pension dut faire place à un style régional que Welzenbacher interpréta à sa manière, organique. Ce changement de style se retrouve aussi dans les maisons particulières qu’il construisit sous le régime nazi dans les Alpes ou à la campagne. Contrairement à ses projets de bâtiments industriels et de stations-service réalisés sous le IIIe Reich, caractérisés par un style moderne, ses maisons de campagne aux toits souvent galbés s’inspiraient d’un régionalisme dont le mouvement de défense de l’identité nationale (Heimatschutz), souvent d’esprit völkisch, s’était déjà fait le champion au début du siècle. La pension d’enfants a été démolie dans les années 1970.
143
Salle commune dans la continuité de la terrasse avec enfants en train de jouer, 1933.
Pension d’enfants Ehlert, plan du rez-de-chaussée et du premier étage, 1931.
1 Adolf Loos, « Stadt und Land » (1918), extrait
14 Ibid.
32 Frans de Waal, Wilde Diplomaten. Versöh-
du cycle de conférences : « Aeußere Kultur im
15 Ibid., 44.
nung und Entspannung bei Affen und Men-
20. Jahrhundert », dans : Die Potemkin'sche
16 Il n’a pas été possible d’établir à quelle
schen, Hanser, Munich, 1989, 17.
Stadt, Prachner, Vienne. 1983 [=Loos (1918)
période la communauté israélite a organisé
33 Cité d’après Decalogo balilla e piccola
1983], 140.
des colonies pour enfants. Très peu d’informa-
italiana, Dispense di Storia Della Pedagogia,
2 Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’édu-
tions sont disponibles à ce sujet. Les Éclaireurs
Università Cattolica del Sacro Cuore – Piacenza,
cation (1762), dans : Œuvres complètes, éd. Li-
israélites ont été créés en 1922.
URL : https://www.docsity.com/it/decalogo-ba-
brairie de L. Hachette & Cie, Paris, 1865
17 Abbé Bruneau, L’Œuvre des saines vacances,
lilla-e-piccola-italiana/720635/ (consulté le
[=Rousseau (1762) 1865], livre II, « L’âge de la
1902. Cité d’après Downs 2009, 105.
23. 06.2018).
Nature », 8.
18 Actes du Congrès national des colonies de
34 Cité d’après Alberto Salza, Elena Bissaca,
3 John Locke, Quelques pensées sur l’éduca-
vacances, 1910. Cité d’après Downs 2009, 65.
Eliminazioni di massa, Sperling & Kupfer Ed.,
tion (1693), traduction de Gabriel Compayré,
19 Au Danemark, 7 000 enfants étaient déjà
Milan, 2012, 158.
Paris, Hachette, 1904, 345.
envoyés à la campagne en 1882, ils étaient
35 Extrait du documentaire « Il Principe di
4 Rousseau (1762) 1865, livre V, « Sophie ou la
14 000 en 1900 et déjà 18 000 en 1906, soit 40
Piemonte visita Salice d'Ulzio, la colonia estiva
femme », 64.
% des 45 000 enfants scolarisés du pays.
della mutua operai Fiat e passa in rassegna il
5 Ibid., livre V, « Des voyages », 123.
20 Jean Houssaye, Le Livre des colos : histoire
battaglione Val Fassa », dans : Giornale Luce,
6 Ibid.
et évolution des centres de vacances pour en-
n° C007303, 09.09.1940, Archivio Storico Isti-
7 Cf. Pierre-Claude-François Daunou, « Lettres
fants, Documentation Française, Paris, 1989,
tuto Luce, Rome : https://www.archivioluce.com.
sur l’éducation » (1789, 1790) ; Plan d’éduca-
37 sq. Cité d’après Downs 2002, 195 et 356.
36 Alex Wall, « La città dell’infanzia », dans :
tion présenté a l’Assemblée nationale… (1790),
21 Downs 2002, 356 : en 1936, la capacité
Stefano de Martino, Alex Wall (éd.), Cities of
cf. René Grevet, « Daunou, l’organisateur de
d'accueil des colonies en France était de
Childhood, Italian Colonies of the 1930’s, cata-
l’instruction publique (1789–1797) », dans :
420 000 enfants, et de 700 000 en 1939.
logue d’exposition, Architectural Association,
Revue du Nord, juin-décembre 1989, 963–977.
22 Downs 2002, 105.
Londres, 1988, 62 sq.
Cf. publications de certains membres du Cer-
23 « La dictature de la santé », dans : Le Matin,
37 Mario LABÒ, « L'architettura delle colonie
cle social (1790 –1800), notamment La Feuille
24 octobre 1932.
marine italiane », dans : Mario Labò et Attilio
villageoise (1790 –1796) ; Condorcet, Cinq mé-
24 « Le Mont-Blanc côté santé. L’aventure des
Podestà, « Colonie marine, montane, eliotera-
moires sur l’instruction publique (1791).
maisons d’enfant », dans : En Coutère, n° 21,
piche », Editoriale Domus, Milan, 1942. cité
8 Louis François Portiez, Des voyages, de leur
Saint-Gervais 2000 (archives d’Annecy), 14 sq.
d’après : Fulvio Irace, « L’utopie nouvelle :
utilité dans l’éducation. Par Louis Portiez,
25 Albrecht von Haller, Die Alpen, 1729.
L’architettura delle colonie », Domus 659, Mars
député de l’Oise, imprimé à la demande de la
26 Ernst Wangermann, « The conditions of
1985, 2–3. Première édition dans : Costruzioni
Convention nationale, [Paris 1794] [=Portiez
national consciousness in the epoch of Enligh-
Casabella, n° 167, 1941, 2–6.
1794], 2–3. Ce discours a été prononcé en
tenment », dans : Actes du 7e Congrès interna-
38 Katharina Torkler, Ferienkolonien von In-
août 1794 devant la Convention, comme le
tional des Lumières, 26 juillet–2 août 1987,
dustrieunternehmen zur Zeit des Faschismus in
note Philippe Alexandre Rey-Herme. Cité
Voltaire Foundation, Oxford 1989, [=Wanger-
Italien, thèse, Université libre, Berlin, 2001
d’après Laura Lee Downs, Histoire des colonies
mann 1987], 246 sq.
[=Torkler 2001].
de vacances de 1800 à nos jours, éd. Perrin,
27 Das Werk : Architektur und Kunst / L’œuvre :
39 Michel Foucault, Surveiller et punir. Nais-
Paris, 2009 [=Downs 2009], 27.
architecture et art, vol. 40, 1953, cahier 7 [=Das
sance de la prison, Gallimard, Paris 1975, 160.
9 Portiez 1794, 11 ; cf. Gabor Gelléri, « Voyager :
Werk 1953], 216.
40 Ces indications proviennent d’un commu-
un programme républicain », dans : Gilles
28 Adolf Loos, « Regeln für den, der in den
niqué de la Reichsjugendführung (organisme
Bertrand, Pierre Serna, La République en
Bergen baut » (1913), dans : Adolf Loos:
chargé de l’endoctrinement de la jeunesse al-
voyage 1770 –1850, Presses Universitaires,
Sämtliche Schriften in zwei Bänden – erster
lemande) : 429 auberges de jeunesse restaient
Rennes, 2013, 221– 231.
Band, éd. Franz Glück, Herold, Vienne-
à l’état de gros œuvre, 241 étaient commen-
10 Downs 2009, 28.
Munich,1962 [=Loos (1913) 1962], 329–330.
cées, 600 en cours de conception avec permis
11 Ibid.
Pour Loos, la technique était compatible avec
de construire accordé, 800 autres étaient pré-
12 Cf. Dictionnaire historique de la Suisse
le principe de vérité de la nature, car contraire-
vues. Au total, cela aurait représenté 2780
(DHS), http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/
ment à l’ornementation du Heimatstil alors
foyers, mais pour plus de la moitié d’entre
F16592.php (consulté le 23. 06.2018).
répandu, elle était en phase avec l’époque.
elles, les travaux ne commencèrent même pas.
13 Laura Lee Downs, Childhood in the Promi-
29 Loos (1918) 1983, 139.
Cité d’après Helmut Weihsmann, Bauen un-
sed Land : Working-Class Movements and the
30 Cité d’après Deborah Holmes, Langeweile
term Hakenkreuz, Promedia, Vienne, 1998, 81.
Colonies de Vacances in France 1880 –1960,
ist Gift. Das Leben der Eugenie Schwarzwald,
41 Cité d’après Willibald Sauerländer, « 75
Duke Univ. Press, Durham-Londres, 2002.
Residenz Verlag, Sankt Pölten, 2012, 153–173.
Jahre "Haus der Kunst" in München. Traumati-
[=Downs 2002], 23.
31 Loos (1918) 1983, 140.
scher Hass auf die Entarteten », dans :
144
Süddeutsche Zeitung, 18 juillet 2012.
Vienne, 2009. [=Loos (1913) 2009]
42 Ibid.
58 Marcel Just, Christoph Kübler, Matthias
43 Baldine Saint Girons dans un entretien
Noell, Renzo Semadeni (éd.), Arosa. Die
avec l’auteur de ce livre, été 2016. Cf : Baldine
Moderne in den Bergen, catalogue d’exposi-
Saint Girons, « Le sublime et l’esprit du
tion, GTA Verlag, EPF-Z 24.1. – 21.02. 2008,
classicisme », dans : Art et science à l’âge
Arosa 15.06.–14. 09.2008, Zurich, 2007, 103.
classique, s.l.d. Baldine Saint Girons, éditions
(=Just 2007)
de l’Université Paris X-Nanterre, 2000.
59 Ibid.
44 Baldine Saint Girons, Du grotesque
60 Ibid.
comme risque du sublime. Combat, alliance,
61 H. M. (peut-être Hannes Meyer lui-même),
fusion intime, coll. de Madison, dir. Jan
« Kinderheim Mümliswil : Hannes Meyer,
Miernowski, Droz, Paris, 2014 [=Saint Girons
Architekt, Basel-Lugano », dans : Das Werk :
2014], 41–63.
Architektur und Kunst, vol. 40, 1953, cahier 7 :
45 Burke (1757) 2009, IIe partie, chap. II,
« Bauten für die Jugend », 213. (=Das Werk
« La terreur », 120.
1953)
46 Ibid..
62 Ibid., 216.
47 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque
63 Ibid., 216.
de sa reproductibilité technique, (1935/1936)
64 Hannes Meyer, « Die Siedlung Freidorf »,
traduction de Maurice de Gandillac (revue par
dans : Das Werk : Architektur und Kunst, vol.
Rainer Rochlitz), éditions Allia, Paris, 2003-
12, 1925, cahier 2, 40 –51. (=Meyer 1925)
2007, 74 sq [=Benjamin (1935/1936) 2007
65 Gino Levi-Montalcini, « Les colonies de
2003-2007].
vacances en Italie » (Tribune libre), in:
48 Filippo Tommaso Marinetti, cité d’après
L´architecture d´aujourd’hui, Vacances et
Benjamin (1936) 2007, postface, 48f. Benjamin
loisirs, juillet 1939, 88. (=Levi-Montalcini 1939)
mentionne comme source du manifeste de
66 Ibid.
Marinetti pour la guerre coloniale d’Éthiopie
67 Ibid.
La Stampa de Turin. Intitulé « Estetica Futurista della Guerra », ce texte a été publié en 1935 dans Stile Futurista, Rivista Mensile ArteVita, Turin (101). 49 Filippo Tommaso Marinetti, « Manifeste du futurisme » (Le Figaro [Paris], 20. 02.1909). 50 Benjamin (1935/1936) 2007, 50. 51 Theodor W. Adorno, Théorie esthétique (1970), traduit par Marc Jimenez, Paris, Klincksieck 2011. 52 Jean-François Lyotard, « Le sublime et l’avant-garde » (1983), dans : L’inhumain : causeries sur le temps, Galilée, Paris, 1988 [=Lyotard (1983) 1988], 103 sq. 53 Ibid. 104. 54 Ibid.. 55 Baldine Saint Girons, « Le beau et le laid, y a-t-il un sublime de l’utile ? Les pouvoirs de l’architecture et la minute du sublime », conférence non publiée au SFA, Paris 2016. 56 Ibid., se référant à Roger Caillois, Bellone ou la pente de la guerre (1950), Flammarion, Champs, 2012. 57 Adolf Loos, « Regeln für den, der in den Bergen baut », dans : G. Stuiber (éd.), Warum Architektur keine Kunst ist, Metroverlag,
145
Arnold Fanck, « Miracle des skis », 1920.
5
Mouvement, ivresse et vertige
Le mouvement […] est devenu une sorte de trouble vertical, fait de contractions, d’obscurcissements, de terreurs et d’évanouissements ; il n’est plus glissement mais ravage intérieur, trouble monstrueux, crise immobile de la conscience corporelle .1 Roland Barthes, L’Homme-jet, Mythologies, 1957
Dans les années 1920 et 1930, le corps est passé au premier
Le corps devint un instrument important pour parvenir à
plan de l’attention sociétale, et a permis de faire l’expérience
cette « tension maximale » qu’Uvedale Price avait interprétée
du sublime d’une autre manière : il a été le vecteur d’un état
dès la fin du XVIIIe siècle comme un état sublime qui « étire
de suspension qui est l’une des caractéristiques essentielles
les fibres [nerveuses] au-delà de leur tonus naturel2 ». C’est là
du sublime. L’ivresse physique qui naît de la vitesse et du ver-
un point de vue intéressant, et tout à fait moderne, car l’es-
tige s’apparente à une expérience des limites, entre effroi et
thétique est indissociablement liée à des effets psycholo-
fascination. Si à l’époque des Lumières, le caractère insaisissa-
giques et physiologiques qui se mesurent sur une échelle de
ble de la nature infinie était l’un des principaux facteurs de
tension graduelle.
l’expérience du sublime, par laquelle l’homme prenait aussi
Avec l’avènement de la philosophie du corps, portée notam-
conscience des capacités de son esprit, le romantisme y ajouta
ment par Friedrich Nietzsche (le corps est esprit), on assista à
une forme extatique, grandiose, d’arrachement à soi-même.
une réorientation sociale. Dès lors que l’esprit et le corps
Au début du XX siècle, l’expérience physique forte produite
sont considérés comme ne faisant qu’un et menant conjoin-
par le mouvement, la vitesse et le vertige devint prépondé-
tement à la connaissance (transcendantale) de soi, alors le
rante, ce qui transforma radicalement la conception purement
corps joue aussi un autre rôle dans l’expérience du sublime :
intellectuelle du sublime.
ce n’est plus seulement par l’esprit rationnel que nous dé-
Il ne s’agissait plus de s’élever par l’esprit au-dessus des puis-
passons nos limites, mais par l’action inévitablement
sances de la nature (comme dans la conception kantienne du
conjointe de l’esprit et du corps, qui use de ses propres
sublime dynamique). Il ne s’agissait plus non plus, comme
moyens. La contemplation sublime de la nature céda ainsi la
chez Burke, d’une expérience psychologique suscitée par des
place à la mise au défi de la « nature nue » de l’homme dio-
facteurs visuels, sensoriels ou auditifs (l’illimité, le clair-obscur,
nysien se mettant en mouvement. Ces différentes modalités
les cris d’animaux) déclenchant des émotions fortes (la peur, la
de l’expérience reposent toutefois toutes deux sur une sen-
surprise, l’enthousiasme). Désormais, il était question d’un état
sation d’ivresse, quoique différente. En 1898, dans son
d’ivresse dyonisien conduisant à un arrachement à soi-même.
œuvre tardive intitulée Le crépuscule des idoles ou Comment
e
147
Mouvement, ivresse et vertige
Photo de Carlo Mollino testant une nouvelle technique de descente à ski permettant d’atteindre une vitesse maximale, ici avec combinaison de saut, 1939 –1944.
on philosophe au marteau,
c’est par son propre mouvement, par le tourbillon de la
Nietzsche avait défini le
danse dionysienne que l’homme peut surmonter cette perte
principe apollinien et le prin-
de tout appui. Le « néant » effrayant devient un champ de
cipe dionysien comme deux
possibles. Le mouvement devint ainsi un nouveau paradigme,
types d’ivresse :
qui à l’époque de Nietzsche allait encore de pair avec la
« Que signifient les opposi-
quête d’une conscience plus élevée. Mais cela changea avec
tions d’idées entre apollinien
l’effondrement du monde ancien.
et dionysien, que j’ai intro-
Influencé par Nietzsche, mais aussi par Guillaume Apollinaire,
duites dans l’esthétique,
Joris-Karl Huysmans et Stéphane Mallarmé, le jeune Marinetti,
toutes deux considérées
qui à l’âge de dix-sept ans vivait à Paris et fréquentait les mi-
comme des catégories de
lieux artistiques, publia en 1909 dans le Figaro son Manifeste
l’ivresse ? — L’ivresse apolli-
du futurisme dans lequel il déclarait vouloir « exalter le mou-
nienne produit avant tout
vement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le
l’irritation de l’œil qui
saut périlleux, la gifle et le coup de poing », par opposition à
donne à l’œil la faculté de
l’« immobilité pensive, l’extase et le sommeil »8 magnifiés par
vision. Le peintre, le sculpteur, le poète épique sont des
les époques passées. Le mouvement, la vitesse et la technique
visionnaires par excellence. Dans l’état dionysien, par contre,
incarnaient pour lui la modernité révolutionnaire :
tout le système émotif est irrité et amplifié : en sorte qu’il
« 4. Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie
décharge d’un seul coup tous ses moyens d’expression, en
d'une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automo-
expulsant sa force d’imitation, de reproduction, de trans-
bile de course avec son coffre orné de gros tuyaux, tels des
figuration, de métamorphose, toute espèce de mimique et
serpents à l’haleine explosive… une automobile rugissante,
d’art d’imitation ».
qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la
Ce Dionysos qui agit sous l’impulsion de l’affect, qui danse
Victoire de Samothrace.
en rythme, qui avant tout est corps, triompha dans les années
5. Nous voulons chanter l’homme qui tient le volant, dont la
1920 du statique Apollon ; l’ivresse tourbillonnante remplaça
tige idéale traverse la terre, lancée sur elle-même sur le circuit
le regard contemplatif. Le nouveau sublime venait de l’ivresse
de son orbite. […]
du mouvement, de l’imprévisible, d’une expérience du corps
8. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles ! À
incontrôlable.
quoi bon regarder derrière nous, du moment qu’il nous faut
Dans sa thèse intitulée Vertigo. Vertige de l’art moderne4,
défoncer les vantaux mystérieux de l’impossible ? Le Temps
Jeannot Simmen a trouvé des formules éloquentes pour
et l’Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l’absolu,
décrire la transformation radicale induite par la philosophie
puisque nous avons déjà créé l’éternelle vitesse omnipré-
nietzschéenne : « Ce n’est pas le spectacle de la nature qui
sente […]9. »
intéresse, mais le drame intérieur humain de l’accélération,
Ce bouleversement du début du XXe siècle ne toucha pas
saut périlleux inclus5 ».
seulement la philosophie, la société et la technique, mais
Dans cet emballement, Nietzsche voyait, dans le sillage de sa
aussi la physique : la théorie de la relativité d’Einstein (1917)
critique de la religion chrétienne (« Dieu est mort ! Dieu reste
ne se contenta pas de bouleverser les lois mécaniques de la
mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! […] Il n’y eut jamais action
physique, elle ébranla également l’humanité, car la concep-
3
plus grandiose, – […] ! ») un acte de libération majeur, car il
tion de l’espace et du temps qui avait cours jusqu’alors fut
conduisait à la pensée autonome : « Où nous conduisent nos
soudainement remise en question dans ses fondements
mouvements ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous
mêmes. La nouvelle définition de l’énergie (E=mc2), qui
pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les
établissait un lien direct avec la masse et la vitesse de tous
côtés ? Y a-t-il encore un en-haut et un en-bas ? N’errons-
les corps, conduisit selon la thèse de Simmen à faire de la
nous pas comme à travers un néant infini ? » Pour Nietzsche,
vitesse le symbole de la modernité. On peut penser que ce
6
7
Mouvement, ivresse et vertige
148
Arnold Fanck, « Miracle des skis », 1920.
bouleversement a été d’une ampleur semblable à celui causé par les théories de Newton, lorsque l’humanité se retrouva confrontée à l’infinité du cosmos par les lois de la gravitation universelle. À l’époque des Lumières, l’effroi ressenti face au néant menaçant pouvait encore être surmonté par la métaphore du vol, comme l’explique Simmen sans toutefois instaurer un lien avec le sublime, qui de notre point de vue ne peut être négligé ; en effet, à l’époque des Lumières, le vol, l’état de suspension, apparaissaient dans tous les écrits qui traitaient du sublime, notamment en lien avec les montagnes, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre à partir des exemples d’allégories de vol chez Burnet, Shaftesbury et Addison. Le néant menaçant pouvait être mis à distance par le sublime grâce à l’élévation de l’esprit rationnel au-dessus de la peur ; la dimension terrifiante se retrouvait intégrée à une vision du monde cosmique positive.
une réalité qui pouvait être physiquement vécue. La maxime
S’élever au-dessus de la nature insaisissable ne suffisait plus
de Simmen, « le vertige fut élevé au rang de métaphore de la
à intégrer les théories révolutionnaires d’Einstein (car cette
modernité, or la modernité est une entreprise de destruction
nature pouvait désormais être mesurée dans sa dimension
; l’irritation de l’organe de l’équilibre [le sixième sens] produit
cosmique, vitesse de la lumière comprise) : pour y parvenir,
des formes tourbillonnantes d’élan extatique12 » sembla trou-
il fallait à présent tenter de « dissoudre sa propre masse en
ver dans les Alpes (comme dans les coups de pinceaux sau-
énergie au moyen de la vitesse », pour reprendre les termes
vages des peintres de la modernité auxquels il fait référence)
de Simmen. Le sublime excessif, qui faisait voler en éclats
une application réelle, incarnée par des corps frénétiques
toutes les limites, n’était plus l’expérience d’un être pensant
montés sur skis et se jetant dans le vide depuis des promon-
et ressentant, mais d’un individu accéléré. Même si ce nouveau
toires rocheux avec tout l’élan de l’extase. Le nouveau me-
type d’expérience-limite présente d’autres mécanismes que
dium qu’était le cinéma se délecta visuellement de ce type
sa variante intellectuelle, elle confronte elle aussi l’homme à
de scènes, usant des ralentis et des accélérés, comme en
son essence la plus intérieure, cette fois-ci sur un mode phy-
témoigne le film de montagne « L’ivresse blanche » (qui fut
sique et extatique. Pour Simmen, l’extase de la modernité
diffusé en plusieurs variantes entre 1920 et 1931), dans lequel
est considérée comme un acte de libération et de transfor-
on voit des skieurs dévaler à toute allure des pentes enneigées
mation dont l’expression symbolique est le « saut dans le
vierges. Les scènes au ralenti produisent une impression de
vide » qui seul permet d’atteindre cet état de suspension,
suspension des corps dans les airs, qui semblent échapper à
dans lequel on « plane librement » : « L’extase des temps
la gravité et deviennent les icônes d’une nouvelle sensation
modernes, à la différence des expériences collectives ou di-
de liberté. Le cinéma a été le medium idéal pour saisir l’ivresse
vines, d’ordre religieux, qui ouvrent des visions, [ne se réfère
de la vitesse et la restituer sous la forme esthétisée d’images
pas à] un au-delà paradisiaque, mais à un ici et maintenant
animées (quasiment image par image dans les passages au
transformé . »
ralenti) : il transformait un saut d’une seconde en une minute
10
11
entière d’apesanteur, abolissant la masse et la vitesse en un
Les Alpes, terrain d’expérimentation
nouveau rapport entre l’espace et le temps, et restituait l’énergie sous une forme concentrée, que ce soit dans les instants de vol au ralenti ou dans les scènes où les sportifs
Au début du XX siècle, le « saut dans le néant » devint un
remontent en accéléré les pentes, comme pris de frénésie
thème alpin, sa dimension métaphorique se concrétisant par
extatique (portrait 37).
e
Arnold Fanck, « L’ivresse blanche », 1920 –1931 149
37
Arnold Fanck, « L’ivresse blanche », 1931.
Les corps comme en apesanteur rappellent vaguement l’allé-
d’autrefois et au bout du compte les assujettissait. Le fait de
gorie du vol d’Addison, qui avait toutefois, au début du XVIII
pouvoir « grimper » sans effort en altitude fit que l’homme
siècle, une dimension philosophique. Le siècle du sport s’ou-
ne s’élevait plus seulement au-dessus de la nature par l’esprit,
vrait, lui, sur une absence totale de contenu, le corps
mais aussi physiquement. Mais ces mêmes montagnes face
libéré constituant tout son propos. Le mouvement devint un
auxquelles il ressentait autrefois un frisson d’épouvante ne lui
nouveau paradigme que l’on entendait vivre par l’accélération
inspiraient désormais plus que de l’ennui. Le désir d’exaltation
du corps, dans le seul souci de perdre le contrôle de soi-même,
et d’enthousiasme, qu’une nature domestiquée ne pouvait
et les Alpes devinrent le terrain d’expérimentation idéal pour
plus combler, perdura néanmoins. On peut penser qu’il en
s’enivrer de mouvement, de vitesse et de vertige.
résulta un vide émotionnel qui coïncida avec l’effondrement
e
de l’ancien monde et l’avènement du nouveau, et que le L’homme s’élève au-dessus de la nature
besoin d’excitation se transposa de l’esprit au corps, seul
Le progrès technique permit la conquête des derniers bas-
apte désormais à susciter des expériences-limites stimulantes
tions de « nature sauvage » – qui suite à l’essor du tourisme
grâce au mouvement, à la vitesse, et aux situations extrêmes
et à la mise en place d’un réseau de plus en plus dense d’in-
mettant en jeu l’existence elle-même.
frastructures, devint de moins en moins sauvage et de plus en plus domestiquée. Le voyageur solitaire du XVIIIe siècle, qui marchait sur les
Mouvement
cimes, au bord des ravins, et frémissait du spectacle de la nature sauvage, se retrouva vers la fin du XIXe siècle dépassé
Dans les années 1920, on s’affranchit successivement des
par les chemins de fer à crémaillère qui amenaient directe-
conventions, des rituels sociaux et des formes de croyance
ment des flots de touristes en haut des montagnes et les dé-
qui prévalaient jusqu’alors. L’influence de Nietzsche fut en
posaient devant les grands hôtels, comme le recueil satirique
cela décisive. Le dynamisme de l’« homme nouveau » s’ex-
de Marc Twain Un vagabond à l’étranger (1880) le raconte sur
prima dans une nouvelle conscience du corps et dans le
un mode humoristique. On
sport, mais aussi dans le voyage et dans la danse, comme le
voit aussi très bien dans ces
montre l’essai critique Le voyage et la danse13 de Siegfried
récits comment le spectacle
Kracauer, paru en 1925. Ces phénomènes symbolisaient pour
du sublime lever de soleil
lui le désir d’un mouvement par lequel on pourrait quitter
programmé par le guide ne
l’« ancienne société », dans l’attente d’une « libération de la
pouvait déjà plus avoir lieu,
pesanteur terrestre14 ». Les grands hôtels des Alpes devinrent
la présence de nombreux
un théâtre privilégié de cette nouvelle recherche frénétique
autres touristes empêchant
de mouvement, car ils permettaient d’assouvir tout autant
toute expérience solitaire de
l’envie de voyager que la soif de danser.
la montagne. Une fois les
Dans ce texte, Kracauer critique ce mouvement frénétique et
montagnes rendues accessi-
vidé de tout sens. Il tente de saisir ce phénomène inédit, qui
bles jusqu’en altitude, on
va bien au-delà des innovations techniques propres aux
put y mener la même vie
moyens de transport, dans son essence même, liée pour lui
mondaine que dans les
aux « passions spatio-temporelles » : « Goethe voyageait en-
villes, ce qui fit vaciller le
core en Italie pour l’amour du pays. L’âme d’aujourd’hui – ou
sentiment du sublime. Aux
du moins ce qu’on appelle âme – cherche à changer d’espace,
puissances de la nature, on
et c’est ce changement que le voyage lui offre15 ».
opposa triomphalement la
Ce qui compte dans le voyage, ce n’est plus la destination,
technique, qui donnait accès
mais le fait de voyager et d’être en mouvement :
aux « montagnes sauvages »
« C’est l’aventure du voyage en tant que tel qui enthousiasme ;
Mouvement, ivresse et vertige
150
le fait de glisser hors des espaces et des temps normaux vers
péril les bases de leur existence économique, il leur fallut
ceux qui n’ont pas encore été arpentés suscite la passion ; le
s’adapter à l’évolution de la société et réaliser les transforma-
vagabondage à travers les dimensions est considéré comme
tions nécessaires pour accueillir un nouveau public, bour-
un idéal. Mais cette double vie spatio-temporelle ne pourrait
geois. Des casinos alpins vinrent parachever le « paradis
être désirée avec une telle intensité si elle n’était pas la défor-
alpin », la vie devint mondaine, agitée. On construisit des
mation de la vraie vie16. »
piscines et on transforma les halls des hôtels en salles de bal
Ainsi, la réalité se dissoudrait dans la vitesse, et s’abolirait
où les orchestres de jazz se déchaînaient.
temporairement dans l’ivresse heureuse du mouvement.
Le sentiment de vide dont les halls d’hôtel étaient l’expres-
Kracauer dénonce la superficialité de la nouvelle société qui
sion spatiale symbolique a été thématisé par Franz Werfel
n’arrive plus à se forger une vision globale du monde et ne
(1890–1945), écrivain né à Prague. Dans sa nouvelle expres-
recherche plus l’au-delà, s’interdisant par là même d’accéder
sionniste intitulée L’escalier de l’hôtel20, vertige et suspension
à la véritable connaissance. Kracauer voit dans le mouvement
dans les airs s’incarnent dans un hall d’hôtel au plafond haut,
un substitut de transcendance : le hall d’hôtel tient lieu
érigé au rang de cathédrale. Une jeune fille en plein chagrin
d’église, les allées et venues d’office religieux ; « le voyage et
d’amour monte péniblement l’escalier qui court tout autour
la danse ont pris un sens théologique », écrit-il, consterné.
de ce hall rond : « Le chemin qu’elle avait à parcourir lui sem-
Il se montre sceptique face à la rapidité et à la technique qui
blait aussi long et difficile que l’ascension solitaire d’une
minent la profondeur humaine : « La technique nous a pris par
montagne ». Elle songe à mourir. Se penchant par-dessus l
surprise, les régions qu’elles nous a ouvertes sont là, toutes
a balustrade, elle plonge le regard vers le bas : « Et si je me
vides18 ». D’où le constat mélancolique qu’il dresse : « Le voilà
penchais encore un peu plus jusqu’à perdre l’équilibre… »
17
éteint, le rêve de la valse », conscient du fait que l’époque
Le lustre en cristal au milieu de la pièce devient le symbole
de l’ancienne société est révolue. Dans l’atmosphère de nou-
mystique d’un sens plus profond : « Et dans la hauteur de
veau départ propre aux années 1920, Kracauer flairait un dan-
l’abîme était suspendu l’énorme lustre avec ses prismes qui
ger lié à l’immense puissance de ce bouleversement.
étincelaient d’un éclat mat et cliquetaient doucement, et il
19
semblait se balancer doucement sous un mystérieux courant Le grand hôtel alpin, haut lieu du voyage et de la danse
d’air. » Pendant que la jeune fille indécise balance entre deux
Le mouvement devint le modus vivendi des grands hôtels al-
mondes, des airs de jazz résonnent en bas dans le hall :
pins, qui furent le théâtre de ce bouleversement. On pouvait y
« Mais dans les profondeurs de ce puits éclatant, le jazz-band
pratiquer toute une palette de divertissements : à Saint-Moritz,
commença à jouer. […] Parmi les sons qui grimpaient vers
par exemple, le ski et la luge, mais aussi le patin et le hockey
elle comme des singes, elle crut à présent découvrir un boston
sur glace étaient des passe-temps appréciés, ainsi que les
fade, qui n’était rien d’autre que la mélodie du grand vide
courses de trot sur le lac gelé et la danse jazz pour le five
qui s’était emparé d’elle, qui s’était emparé de tout. » C’est
o’clock tea, que des garçons montés sur patins servaient en
le souvenir de trop : la musique déchaînée devient le déclen-
glissant, aériens, comme les photos des années 1930 le mon-
cheur de sa fin tragique. Ses parents et son fiancé arrivent
trent. Grâce à l’ivresse du mouvement, l’homme pouvait se «
trop tard à l’hôtel. Le voyage et la danse deviennent des
distendre » par-delà le quotidien, abandonner ses coordon-
éléments apocalyptiques du récit, qui thématise le déclin du
nées spatio-temporelles habituelles (Kracauer) et porter son
monde sensible.
corps vers des limites insoupçonnées jusqu’alors. Cet arra-
Le mouvement, l’ivresse et le vertige symbolisèrent le passage
chement au quotidien était consciemment utilisé comme
de l’ancienne à la nouvelle société. Vols planés, chutes, tour-
stratégie publicitaire pour offrir aux clients un « pays en de-
billons, ivresse de se perdre dans un espace insaisissable ex-
hors de l’espace et du temps », comme le proclamaient en
primèrent la déstabilisation d’une époque marquée par des
grandes lettres les affiches de l’époque (Paysage thérapeu-
bouleversements rapides. Les Alpes, paradis inépuisable pour
tique, projet 22). Sur le plan architectural aussi, les grands
tous ceux qui cherchaient à défier sans cesse leurs propres
hôtels durent se moderniser. Le krach boursier ayant mis en
limites, offrirent un terrain idéal à cette soif de mouvement.
151
Mouvement, ivresse et vertige
Carl Moos, affiche publicitaire « St. Moritz – Engadin – 1856 m », 1924.
Le tourisme des sports d’hiver et l’aménagement technique des Alpes
austro-hongrois, d’abord essentiellement dans les stations thermales (projet 3), et par la suite dans les montagnes. La pratique des séjours estivaux à la campagne se développa
Avec la construction de routes en haute altitude, de lignes
dans la seconde moitié du XIXe siècle, notamment le long
ferroviaires et de chemins de fer à crémaillère, les Alpes amé-
des nouveaux axes ferroviaires, en particulier de la ligne de
nagées virent se développer les sports d’hiver. L’invention du
l’ouest et de la ligne du sud, ce qui permit de créer des lieux
téléphérique, au début du XX siècle, permit d’accéder à des
touristiques entièrement nouveaux dans les montagnes, avec
domaines de plus en plus hauts. Mais le développement tou-
grands hôtels et villas, comme au Semmering. Le tourisme
ristique des Alpes fut d’emblée caractérisé par un déséquili-
des sports d’hiver apparut au début du XXe siècle : en 1908,
bre entre les nations, dont la concurrence s’intensifia au
on construisit le téléphérique de Kohlern, au Tyrol du Sud
cours au XXe siècle.
(alors autrichien), près de Bolzano, premier téléphérique
La Suisse avait été le premier pays à comprendre, dès le milieu
d’Europe dédié au transport de personnes, ce qui rendit pos-
du XIX siècle, comment faire de ses massifs alpins une
sible l’accès aux montagnes directement depuis la ville. De
attraction touristique ; on y pratiquait le ski alpin à partir de
1909 à 1912, le téléphérique du Viglijoch, premier téléphé-
1870 environ. De grands hôtels renommés, mais également
rique alpin avec bâtiments pour les stations, fut construit près
de plus petits hôtels de cure, de la taille de villas, attiraient
de Lana (à proximité de Merano).
en montagne la haute société de toute l’Europe. Le téléphé-
En 1918, après que l’empire des Habsbourg eut été réduit à
rique du Wetterhorn, près de Grindelwald, fut inauguré en
une modeste « république alpine », le pays se chercha une
1908, en même temps que celui de Kohlern, au Tyrol du Sud.
nouvelle identité à laquelle le nom bien sonnant d’« Autriche
La Première Guerre mondiale mit un terme brutal à ce boom
blanche » sembla convenir22. Après les conséquences désas-
touristique. En 1915, la Suisse imposa une interdiction de
treuses de la Première Guerre mondiale, le retour de la
construire de nouveaux hôtels afin de préserver les établisse-
prospérité, à la fin des années 1920, entraîna un boom des
e
e
38
ments existants de la faillite.
constructions liées aux sports d’hiver, ce développement du
Entre 1920 et 1925, cette loi
tourisme touchant avant tout les provinces du Tyrol et du
mentionnait explicitement l’«
Vorarlberg. On investit massivement dans des hôtels et des
interdiction de construire de
téléphériques pour concurrencer la Suisse. En 1928, deux
nouveaux hôtels », mais
architectes tyroliens encore peu connus à l’époque, Hans
étant anticonstitutionnelle,
Fessler et Franz Baumann, construisirent les téléphériques du
elle fut assouplie en 1926,
Patscherkofel et de la Nordkette, près d’Innsbruck (projet
ce qui permit de construire
38), qui relièrent directement la haute montagne à la ville.
de nouveaux hôtels, « mo-
Ces infrastructures donnèrent aussi le coup d’envoi de l’ins-
dernes », dans l’esprit du
tallation d’hôtels de montagne et d’hôtels pour sportifs dans
temps, par exemple l’hôtel
le massif, et on vit apparaître de nouveaux types d’architecture.
Alpina d’Arnold Itten, qui fut
Dans le développement du tourisme alpin, la France était en
autorisé suite à l’incendie de
retard par rapport à la Suisse et l’Autriche, et ne commença
deux hôtels existants. Ces
que dans les années 1920 à bâtir la première station de
restrictions à la construction
sports d’hiver, Megève, qui ne pouvait toutefois pas concur-
d’hôtels ne furent suppri-
rencer celles de ses voisines. Son public était essentiellement
mées qu’en 1952 par réfé-
constitué de touristes français, notamment ceux qui vou-
rendum, comme Marcel Just
laient, pour une raison ou une autre, éviter la Suisse.
le retrace21.
La baronne de Rothschild, très fortunée, et qui ne supportait
En Autriche, le tourisme
plus l’antisémitisme de certains hôteliers suisses, donna
avait prospéré dans l’empire
l’impulsion du développement de Megève. Quelques projets
Franz Baumann, téléphérique de la Nordkette, Tyrol, 1928 152
avant-gardistes de téléphériques suivirent dans les années
construction. Quand les premières stations de téléphériques
1930 : l’ingénieur français André Rebuffel, qui s’était spécia-
furent construites, au début du XXe siècle, la question du
lisé avant-guerre dans ces techniques en travaillant au bureau
style ne manqua pas de se poser : d’un côté, c’étaient des
d’ingénieurs milanais Ceretti & Tanfani, construisit en 1934
machines qui devaient intégrer tous les éléments techniques
un téléphérique sur le mont Revard, près de Chambéry.
nécessaires à leur fonctionnement, mais d’un autre côté,
L’architecture de la station inférieure était de style futuriste,
c’étaient aussi des bâtiments auxquels il convenait de donner
avec une tour élancée qui faisait l’effet d’un signal. En 1935,
une forme plastique. Avant la Première Guerre mondiale,
Rebuffel construisit un autre téléphérique sur le mont Veyrier,
elles respectaient les conventions stylistiques existantes et
qui domine la rive est du lac d’Annecy. La station supérieure
ressemblaient à de simples maisons dans lesquelles on
était une impressionnante construction ronde en béton brut,
s’efforçait de dissimuler autant que possible les installations
en saillie sur le versant. Ces deux téléphériques étaient dotés
techniques. Il fallut attendre la seconde moitié des années
d’une nouvelle technique de câblage, qui comportait un
1920 et le début des années 1930 pour que les stations de
câble à double boucle sans pylône. D’une portée de 1 525
téléphériques s’imposent comme un authentique thème ar-
mètres, ce téléphérique permettait de franchir le dénivelé de
chitectural. En 1931, Karl Paulin décrivait ainsi cette nouvelle
1 300 mètres en sept minutes seulement, ce qui était alors un
mission architecturale : « Quand on projeta de construire le
record mondial. Un autre système remarquable est le télé-
téléphérique de la Nordkette, près d’Innsbruck, […] un
phérique du Salève construit en 1931 –1932 en Haute-Savoie,
concours fut organisé pour l’hôtel Seegrube de la station
à proximité immédiate de Genève, par l’architecte genevois
intermédiaire, avec une mission singulière : poser une
Maurice Braillard en collaboration avec Rebuffel (projet 39).
construction fonctionnelle moderne au beau milieu […] de
En Italie, dès son accession au pouvoir, Mussolini se fixa pour
rochers sauvages23 ». Différentes approches étaient possibles.
objectif d’italianiser la province germanophone du Trentin-
Les trois stations imaginées par Franz Baumann pour le
Haut-Adige, où il lança un ambitieux programme de construc-
téléphérique de la Nordkette s’éloignaient des styles et des
tion. Les montagnes devaient désormais servir avant tout aux
formes de construction traditionnels à mesure que l’altitude
loisirs des Italiens, priorité étant donnée au développement
augmentait24. Ceci s’expliquait en partie par les normes
du tourisme moderne des sports d’hiver. En 1941, un grand
constructives qui imposaient des règles de style dans les
industriel chargea Gio Ponti de planifier un réseau de télé-
villes et les villages, mais pas en haute montagne. Il fallait
phériques cohérent, ramifié, couvrant le territoire des Dolo-
donc commencer par trouver une forme à la fonction nou-
mites. Il prit pour modèle la gare haute du Salève pour
velle, et la réponse de Baumann pour la station supérieure
l’architecture de ses stations, tandis que son modèle d’hôtel
fut une forme libre, organique, qui paraissait jaillir de la
s’inspirait de l’architecture tyrolienne moderne des hôtels
roche.
pour sportifs. Il qualifia toutefois tous ces projets de « typi-
Le mouvement devint un thème d’avant-garde, et aux com-
quement italiens » pour tenter de satisfaire aux exigences
positions statiques du monde ancien, on opposa le principe
nationalistes du régime (projet 40). Dans cet acharnement à
de dynamisme du monde nouveau (et sa promesse d’inten-
créer une identité nationale, le style devint un instrument de
sité maximale). En architecture, ce mouvement s’exprima à
propagande, mais les origines nationales du modèle ne
travers le dynamisme des formes, produit de préférence par
furent pas signalées.
des courbes : concaves, elles embrassent généreusement le
Mouvement et dynamisme en architecture
paysage, et convexes, elles le mettent en scène sous forme de panorama. La forme convexe place le bâtiment clos sur lui-même au centre de l’univers montagneux et met en scène
Avec le lancement de nouveaux programmes axés sur le
le regard sur le paysage environnant. Celui-ci s’étend tout
corps, comme les hôtels pour sportifs, les stations de télé-
autour du bâtiment, il est contemplé depuis un point central,
phériques et les tremplins de saut à ski, les architectes purent expérimenter de nouveaux types et de nouvelles formes de
153
Maurice Braillard, téléphérique du mont Salève, 1931–1932
39
Gio Ponti, Albergo Val Martello, 1935 ; réseau de téléphérique
40
dans les Dolomites, 1941–1942
Franz Baumann, projet de concours pour le restaurant Seegrube, hôtel de forme convexe, 1928.
Franz Baumann, croquis pour l’hôtel de forme concave Monte Pana (1930), St. Christina im Grödental.
offrait la possibilité de vivre une expérience-limite, nu dans la neige, affranchi de tout attribut culturel : le corps exposé aux éléments bruts de la nature suscite un type très particulier d’expérience du sublime, qui s’apparente à l’ivresse et va de pair avec un processus de purification qui pour s’accomplir requiert les immensités « sauvages ». Ce besoin de purification peut être vu comme l’antithèse de la vie mondaine des grands hôtels alpins où la nature, comme dans un théâtre, jouait le rôle d’un décor dans lequel on s’adonnait à des divertissements variés. L’attirance pour les expériences fortes, essentielles, fit que dans les années 1920, le motif privilégié des arts cessa d’être le grand hôtel, qui céda la place à la skieuse nue devant la bergerie – comme l’attestent les tableaux et photographies d’Alfons Walde (portrait 42). Dans cette façon de vivre le corps et le mouvement non seulement comme des activités sportives, mais aussi comme quelque chose d’« élémentaire », la nudité prenait différentes facettes, du lien rudimentaire avec la nature à l’érotisme. Le premier aspect transparaît dans une photo de Charlotte Perriand (portrait 43 et projet 44), où on la voit debout decomme dans une rotonde panoramique. Avec les formes
vant le bivouac qu’elle avait installé, présentant son dos nu
convexes, en revanche, le point de vue s’inverse : ce n’est
à l’objectif, le regard tourné vers la vallée, tandis que chez
plus l’observateur qui est au centre, mais le paysage. Le
Alfons Walde, l’aspect érotique de la nudité passe au pre-
bâtiment forme un segment circulaire d’un cadre virtuel qui
mier plan. Dans les deux cas, il est intéressant de constater
encercle le paysage et l’insère en son sein. Dans les années
qu’Alfons Walde et Charlotte Perriand étaient tous deux
1920 et 1930, ces deux formes ont été utilisées en alternance,
architectes et cherchaient alors dans les Alpes la possibilité de
notamment pour la création d’hôtels de sport.
vivre des expériences élémentaires, loin du quotidien. Sur le plan architectural, cette quête se concrétisa par la création
Ivresse Autre forme d’ivresse : l’ivresse de la liberté. Elle aussi trouva dans les Alpes un territoire idéal. Dès le XVIIIe siècle, les Alpes
de cabanes de montagnes et de bivouacs qui tous deux exprimaient ce désir de liberté illimitée.
Vertige
avaient été associées par Joseph Addison, Albrecht von Haller
42
et Jean-Jacques Rousseau à une certaine conception de liberté
Déclenché par une expérience limite effrayante, le vertige
qui était l’une des composantes du sublime. Avec la philosophie
associe des émotions contraires comme l’épouvante et l’en-
du corps qui s’imposa au XIXe siècle, la dimension spirituelle
thousiasme. Cette opposition inhérente au concept de
de cette liberté éthique et politique setransféra peu à peu vers
vertige est aussi le fondement du sublime, dont la caractéris-
une liberté physique agissant aussi sur l’esprit. Dans les massifs
tique fondamentale repose sur la combinaison de sentiments
sauvages des Alpes, encore largement intactes, on pouvait
diamétralement opposés. Par leur topographie, les Alpes
laisser libre cours au désir de s’affranchir des conventions
sont un terrain idéal pour ce type d’expérience limite, dans
sociales, apparu au tournant du siècle. La mise à nu du corps
laquelle l’architecture joue un rôle important : par la mise en
Alfons Walde, nudité et érotisme dans la neige 154
scène des escarpements, par exemple, elle peut susciter le
Braillard, caractérisée par un arceau horizontal soutenu par
vertige au moyen de saillies et de porte-à-faux. Dans les an-
un double pilier mince. Elle se dresse au-dessus d’un à-pic de
nées 1920, le seul spectacle du paysage (que les grands
800 mètres, presque verticale, et confronte l’homme au
hôtels, par exemple, transformaient en tableau) ne suffit plus :
« néant » par son imposante saillie. Ce projet, que Bruno
il fallait créer la possibilité de faire l’expérience immédiate
Reichlin qualifia à juste titre de « Prométhée de la moder-
des montagnes sauvages, de les ressentir physiquement, par
nité27 », illustre l’aspect déstabilisant de celle-ci, que Simmen
tous les sens du corps. L’architecture fit la médiation entre
relève dans son ouvrage.
cette recherche d’expériences extrêmes et la « nature
Cette gare haute évoque le Porte-Nuages d’El Lissitzky, projet
sauvage » dans laquelle on se rendait pour combler ce désir.
utopique de gratte-ciel horizontal28 imaginé entre 1923 et
La sensation de vertige était particulièrement bien mise en
1925 en collaboration avec le jeune architecte suisse Emil
scène par les téléphériques et leurs gares, dont la situation
Roth. Johann Christoph Bürkle a souligné que ce projet était
exposée, généralement sur des pentes abruptes, dramatisait
bien connu en Europe29. On peut penser qu’en concevant le
l’arrivée des cabines par leur construction en porte-à-faux.
téléphérique du Salève, Braillard s’est inspiré de la liaison
On vit ainsi apparaître de nombreux projets de téléphériques
directe, fonctionnelle, entre moyens de transport et surface
faisant de ce potentiel de tension un enjeu architectural.
utile qui caractérisait le Porte-Nuages. El Lissitzky était fasciné
Le téléphérique donnait l’impression d’être suspendu dans
par l’« abolition de la pesanteur ». Dans l’élan de la révolution
les airs. La perspective vertigineuse qui s’ouvrait au-dessous
d’Octobre, ses propres recherches portaient en 1920 sur
déclenchait des réflexions sur la profondeur et l’espace,
le « corps en suspension » et l’« architecture physique et
comme l’illustre le récit que donna Joseph Kessel de l’inau-
dynamique ». Il voulait « dépasser la fondation, la liaison au
guration du téléphérique du Salève construit par Maurice
sol », faire voler en éclats le monde ancien et créer un nou-
Braillard en 1932 (projet 39).
veau « monde flottant dans l’espace30 ». Les suprématistes
« Les maisons s’aplatirent ; le paysage s’élargit de seconde
voyaient dans cet arrachement à la gravité une nouvelle
en seconde, le radeau aérien montait, glissant sur cet
forme de liberté, qui pouvait aussi être rapportée à ce qu’on
incroyable fil qui portait notre vie. […] Couché sur les
vivait dans les Alpes. Braillard, familier de l’avant-garde
planches frémissantes, penché sur un beau gouffre qui se
russe, n’était pas seulement architecte, mais aussi un homme
creusait davantage à chaque instant, j’interrogeais l’espace25 ».
politique engagé : il défendait la construction de logements
Le frisson causé par le risque de chute dans le vide se teinte
sociaux à Genève et plaidait pour une réforme foncière
de fascination pour l’abîme vertigineux, sans toutefois rétré-
radicale. L’affiche du téléphérique lui servit indirectement de
cir le périmètre des pensées (comme ce serait le cas avec la
publicité électorale : l’attraction dominicale préférée des
simple peur), mais au contraire en l’élargissant. La descrip-
Genevois devint un symbole de la modernité et du progrès.
tion de ce sentiment rappelle le sublime dynamique de Kant, dans lequel l’homme doit se croire en sécurité pour pouvoir
Le vertige dans les films de montagne
éprouver la dimension sublime de la nature terrifiante. Dans
Le vertige ne fut pas seulement thématisé par l’architecture
ces conditions, le spectacle de « rochers audacieux suspen-
alpine, mais aussi par la création cinématographique des
dus dans l’air et comme menaçants » présente un aspect
années 1920 et 1930. Dans le film « Le fils prodigue » (1933 –
« d’autant plus attrayant qu’il est plus terrible ». Selon Kant,
1934), Luis Trenker s’empara de ce thème pour réaliser un
le sentiment du sublime réside dans l’élévation des « forces
drame contrasté opposant la montagne à la ville. Confronté à
de l’âme » qui nous « donne le courage de nous mesurer
la terrible pauvreté new-yorkaise, il s’inspira de cette expé-
avec la toute-puissance apparente de la nature26 ».
rience pour opposer à la métropole américaine l’univers intact
Au début du XX siècle, la technique donna une impulsion
de ses montagnes natales. Il utilisa consciemment la sensation
nouvelle à ce besoin de se mesurer aux « forces de la nature ».
du vertige en superposant des images de vues plongeantes
e
Le vertige produit par la suspension dans les airs était encore amplifié par l’architecture de la station supérieure créée par
155
Le corps dénudé de Charlotte Perriand face à la montagne
43
Charlotte Perriand et Pierre Jeanneret, refuge bivouac, 1938
44
Luis Trenker, « Le fils prodigue »,1934, affiche du film
depuis le haut des gratte-ciel et de parois rocheuses
Grand pilote d’avion de sport, il a aussi mis au point une
abruptes des Dolomites pour exprimer le malaise causé par
technique de descente à ski particulièrement rapide dans
la dureté de la grande ville, mais aussi sa familiarité avec la
laquelle l’inclinaison extrême du corps vers l’avant permet
montagne. L’ambivalence du vertige est ici thématisée par
d’atteindre une vitesse maximale (projet 41).
une série de couples antithétiques : la ville et la nature, la
Le projet récent de Werner Tscholl, « Timmelsjoch Experience »
terre natale et l’étranger, l’effroi et la fascination. La sensation
(2009), montre comment les montagnes peuvent être trans-
de vertige dans ce qu’elle a de positif, d’excitant, ne peut
formées en expérience intense grâce à l’architecture. Le
être produite que par les montagnes (de la terre natale), tandis
souhait des maîtres d’ouvrage était non seulement de théma-
que la part effrayante est dévolue aux gratte-ciel de la
tiser le rôle historique de la route d’altitude passant par le col
métropole (étrangère). Comme Trenker n’était pas seulement
du Pombo, qui marquait à la fois la frontière et le point de
réalisateur et acteur, mais aussi guide de montagne, et de
contact entre l’Autriche et l’Italie, mais aussi de donner à
surcroît architecte, on voit converger dans son œuvre diffé-
vivre les montagnes elles-mêmes. Tscholl a répondu à cette
rentes manières d’envisager la montagne : le regard de l’archi-
demande par des bâtiments et pontons formant des porte-à-
tecte sur la structure des gratte-ciel horizontaux et des parois
faux impressionnants, qui confrontent le visiteur au vaste
rocheuses rencontre et rejoint celui du cinéaste qui y voit une
panorama du paysage, mais aussi au « néant » vertigineux
opportunité scénaristique
qui s’ouvre devant lui. Le vertige devient ainsi l’axe théma-
de scènes d’escalade –
tique d’une architecture construite spécifiquement pour en
d’ailleurs jouées par l’alpi-
faire l’expérience (projet 45).
niste chevronné qu’il était
Le tremplin de saut à ski construit par Zaha Hadid sur le
également.
Bergisel, colline proche d’Innsbruck, offre une mise en scène architecturale du mouvement du saut à ski. La forme du
Les montagnes comme
bâtiment se développe à partir de la rampe de saut et du
« expérience »
mouvement des athlètes. L’architecture incarne et produit
Les montagnes attirèrent de
simultanément mouvement, ivresse et vertige, par une forme
plus en plus un public avide
au galbe dynamique, dont l’apparition iconique manifeste un
d’expériences fortes. Après
certain lien avec la nature qui illustre notre rapport actuel aux
la Seconde Guerre mondiale
montagnes. Cette construction peut être considérée comme
aussi, les architectures verti-
un « totem contemporain » du sport alpin (projet 46).
gineuses ont continué à re-
Les allégories virtuelles du vol d’Addison et Shaftesbury,
présenter un axe de création
au début du XVIIIe siècle, étaient de nature philosophique et
majeur – ce qu’elles restent
servaient à la contemplation du monde. Les corps, qui au-
encore aujourd’hui. Le pro-
jourd’hui s’envolent en posture aérodynamique au-dessus
jet de station supérieure
des montagnes, sont pris dans une ivresse de la vitesse qui
créé par Carlo Mollino pour
nous fait oublier sur un mode euphorique la « contemplation
le téléphérique de Furggen, dans les années 1950, en est un
du monde » d’antan.
bon exemple puisqu’il célèbre exemplairement l’abîme par trois plateformes panoramiques superposées. Mollino n’a pas seulement thématisé l’excitation du vertige dans son architecture : lui-même s’est jeté dans l’ivresse du mouvement.
41
Carlo Mollino, téléphérique Plan Maison-Furggen, Val d’Aoste, 1950
45
Werner Tscholl, Timmelsjoch Experience, 2009
46
Zaha Hadid, tremplin de saut à ski du Bergisel, 2002
156
Arnold Fanck, « Miracle des skis », 1920.
37 Arnold Fanck, « L’ ivresse blanche », 1920 –1931
pardessus les toits des
Tourné en 1931 sous la direction d’Arnold Fanck, le film
cabanes, atterrissent en
« L’ivresse blanche » est le troisième volet du « Miracle des
souplesse et continuent leur
skis », diffusé pour la première fois en 1920. Ce film a connu
course dans la neige imma-
plusieurs éditions, sous des titres variés : « Nouveaux miracles
culée.
du ski, Diables à ski dans le paradis des Alpes, Les diables blancs ». La première version, tournée à Saint-Moritz, est un
Les critiques se montrèrent
documentaire sur le ski et l’escalade dans les paysages en-
enthousiastes à la sortie,
neigés de l’Engadine. En 1923, une deuxième partie paraît
Siegfried Kracauer lui-même
sous le titre « Chasse au renard en Engadine ». Il s’agit cette
fut séduit par les images de
fois d’un film de fiction. « L’ivresse blanche » a été tourné à
paysages : « Dans le genre
Sankt Anton et Zürs am Arlberg, et s’accompagne d’une
du documentaire, ces films
musique de Paul Dessau.
se hissent à un niveau incomparable. Tout spectateur
L’action est succincte, le contenu se concentre sur les prises
se souviendra du blanc
de vue des montagnes et l’ivresse du mouvement : les meil-
étincelant des glaciers
leurs skieurs s’affrontent au saut à ski et organisent après la
contrastant avec le ciel som-
remise des prix une chasse au renard. Hannes Schneider,
bre, du spectacle grandiose
le vainqueur, est choisi pour être le renard : poursuivi par
des nuages amoncelés
25 skieurs, il doit être rattrapé avant minuit. Dans la troisième
comme des montagnes au-dessus des montagnes. » Il se
partie, Leni Riefenstahl joue le rôle d’une touriste en vacances
montra toutefois nettement plus critique envers la tonalité
dans l’Arlberg : elle prend des cours de ski auprès de Hannes
générale des films de montagne allemands, qu’il considérait
Schneider et gagne finalement la course des débutants
comme une tentative de « surmonter la triste situation » dans
contre deux charpentiers patauds de Hambourg. L’année
laquelle se retrouvait l’âme allemande, hantée tantôt par des
suivante, elle fait déjà partie des skieurs confirmés et forme
« images de domination tyrannique », tantôt par « des images
un couple de renards avec Hannes Schneider ; poursuivis, ils
de chaos des instincts », et menacée de « naufrage d’un côté
dévalent à toute allure les pentes enneigées puis remontent
comme de l’autre ». Selon Kracauer, Fanck se proposait de
presque aussi vite vers les sommets. Les ralentis et les accélé-
« mettre en relation les abîmes et les passions, les parois
rés renforcent l’impression de rapidité : les passages lents,
rocheuses inaccessibles et les insolubles conflits humains31 ».
enivrants permettent de suivre le moindre mouvement des
Il critiquait l’attitude la jeunesse allemande avide de marche
skieurs, qui l’instant d’après bondissent dans l’euphorie
dans la nature car elle allait dans le sens d’un idéalisme héroïque « qui se défoulait, aveugle aux idées plus substantielles, dans des actes de bravoure touristiques ». Dans les drames de Fanck, cette attitude était poussée à l’extrême, à tel point que « ceux qui ne se doutaient de rien étaient livrés sans défense à ce cocktail de piolets étincelants et de sentiments grandiloquents32 ».
157
Arnold Fanck, « Miracle des skis », 1920.
Franz Baumann, station haute du Hafelekar, téléphérique de la Nordkette, Innsbruck, partie sud-est (en haut) et entrée de la salle d'attente (en bas).
38 Franz Baumann, téléphérique de la Nordkette, Tyrol, 1928 Les stations de téléphériques construites par Franz Baumann
seul pan en direction inverse, parallèle à la pente, souligne le mouvement de la cabine qui s’élève.
(1892–1974) en 1927 se caractérisent par l’aspect différent donné à chacun des trois bâtiments, qui par la forme de leur
Dans cette trilogie, la station supérieure du Hafelekar
architecture thématisent l’ascension. La station inférieure de
(2 256 m) se distingue par une forme non conventionnelle,
Hungerburg (à 863 mètres d’altitude) affirme son ancrage
organique, qui semble émerger de la roche. Ses qualités
régional puisqu’elle s’inspire du genre de la ferme tyrolienne.
spatiales marquantes font de cette construction une sculpture fonctionnelle qui crée une transition fluide entre l’intérieur et
La gare intermédiaire de Seegrube (à 1 905 mètres) est une
l’extérieur. Le bâtiment accueille les arrivants dans ses courbes
composition plus complexe qui met en évidence les deux
organiques et les mène ensuite vers le massif montagneux
fonctions différentes du lieu : tandis que le toit à un seul pan
par un mouvement rotatif qui se poursuit à l’extérieur le long
de l’hôtel s’incline contre le versant et souligne ainsi la vue sur
d’un mur de pierres naturelles incurvé. La forme du toit suit
la chaîne de montagnes qui lui fait face, un deuxième toit à un
la rotation du bâtiment et participe à l’effet dynamique qui se dégage de l’ensemble. Dans la salle du restaurant, contigüe à la halle du téléphérique, un long bandeau de fenêtres encadre le paysage. L’ambiance âpre de la montagne devient ici une source d’inspiration formelle, en intégrant l’aspect rudimentaire et la puissance de l’environnement dans l’architecture : le crépi minéral fortement texturé, badigeonné de blanc, avec coups de spatule bien visibles, donne aux façades des trois édifices une profondeur optique et tactile qui renforce le caractère plastique prononcé des bâtiments. Les meubles aussi sont d’inspiration paysanne, archaïque (Moroder dit qu’ils bravent la montagne). Ils déstabilisent par leur échelle exagérée : assis sur les chaises massives, surdimensionnées, on se sent tout petit, on a l’impression de disparaître. Les assises des chaises sont faites en partie de cannage volontairement grossier, les jonctions en bois sont réalisées selon des techniques artisanales traditionnelles, et les imbrications entre les éléments sont mises en valeur (et non discrètement dissimulées comme l’usage le voulait alors dans les meubles de ville). Le mélange d’éléments traditionnels et avant-gardistes, de design d’esprit art déco volontairement rudimentaire, réduit à l’essentiel, confère à ces trois stations (y compris à leur aménagement intérieur) une identité spécifique caractéristique de la « nouvelle construction » (Neues Bauen) innovante de l’architecture alpine tyrolienne des années 1920 et 1930.
Mouvement, ivresse et vertige
158
159
Franz Baumann, vue du sud-est de la station haute du Hafelekar, téléphérique de la Nordkette, 1928.
Franz Baumann, vue du sud-ouest de la station haute du Hafelekar, téléphérique de la Nordkette, 1928.
Franz Baumann, plan du premier étage de la station haute du Hafelekar, téléphérique de la Nordkette, 1928.
Restaurant de la station haute du Hafelekar.
Maurice Braillard, gare haute du téléphérique du mont Salève, croquis en perspective (en haut) et plan du restaurant (en bas), 1931.
39 Maurice Braillard, téléphérique du mont Salève, 1932 Sur le mont Salève, situé en Haute-Savoie en lisière de
ingénieurs, F. Decrock, spécialiste des téléphériques, et G. Riondel.
Genève, on avait déjà construit en 1893 le premier chemin Le projet de station supérieure, construite en béton armé, se compose de deux parties horizontales superposées, supportées côté vallée par des pylônes doubles de 27 mètres de hauteur, tandis que côté montagne, elles aboutissent à une construction transversale ancrée dans la pente et dont la forme rappelle une tour. La cabine arrivant selon un angle très aigu vient se positionner dans l’espace entre les deux pylônes. L’étage du bas, qui surplombe la pente, sert de halle d’arrivée des cabines ; à l’origine, celle-ci devait déboucher dans le bâtiment transversal, dont les ailes latérales devaient abriter les salles annexes ainsi qu’un hôtel de 24 chambres doté sur ses deux extrémités de loggias avancées vitrées de trois côtés. Au centre de ce bâtiment transversal se trouvaient une cage d’escalier et un ascenseur menant au restaurant panoramique que l’architecte avait prévu d’installer dans l’étage supérieur de 32 mètres de long. Avec sa largeur de 8,30 mètres et son bandeau de fenêtres vitré sur toute sa de fer à crémaillère électrique. En 1932, l’entrepreneur
longueur, uniquement interrompu par de fins montants
genevois Auguste Fournier avait réussi à convaincre 300
d’acier, il devait offrir une vue généreuse sur le panorama
actionnaires d’investir dans un projet osé de téléphérique sur
de la montagne. Dans la perspective intérieure dessinée par
une montagne de Veyrier, avec une station supérieure située
Braillard, on voit un élégant restaurant comportant trois
à 1100 mètres d’altitude. Il confia la conception de ce projet
rangées de tables avec nappes blanches, serveurs en queue-
ambitieux à l’architecte genevois Maurice Braillard et à deux
de-pie et dames en robes décolletées.
Mouvement, ivresse et vertige
160
Gare haute du téléphérique du Salève à l’époque de l’inauguration, sans l’arrière - le restaurant est resté inachevé), 1932.
Pour des raisons de coûts, l’hôtel et le restaurant ont été
ressemblait à un grand phare aveugle. En vérité la vue de
supprimés et le bâtiment transversal n’a pas été réalisé. À sa
ce monument singulier faisait pour moi tout le prix d’une si
place, on a construit un deuxième pylône en béton ancré
belle journée33 ».
dans la pente, qui supporte les deux étages. L’expérience de l’ascension, par un doux glissement vers Le téléphérique a été inauguré le 27 août 1932. L’affiche
le sommet, était amplifiée par la structure vertigineuse de la
publicitaire annonçait : « Pour quelques francs, en quelques
gare d’arrivée. Son architecture accentuait la sensation
minutes, l’un des plus beaux panoramas du monde. » Le
déstabilisante provoquée par la perte de tout point d’appui
mont Salève est immédiatement devenu un but d’excursion
et participait au sentiment libérateur d’abolition des limites.
très apprécié. Gilbert Taroni écrit : « Certains jours, il y a jusqu’à 2 500 candidats au voyage qui attendent cet instant de vertige silencieux vécu à quatre mètres seconde. » L’événement a été commenté par des descriptions à couper le souffle, ce dont témoigne Joseph Kessel dans un article paru dans Le Messager du 29 octobre 1932 : « Plus près au sommet du Salève, qui est le premier contrefort dressant à pic ses huit cent mètres de rochers sur la campagne genevoise, on apercevait une masse blanche, un bloc qui se détachait du fond sombre, qui s’enlevait sur lui avec la vigueur et la précision propres aux travaux humains et qui
161
Mouvement, ivresse et vertige
Gio Ponti, partie sud de l’Albergo Sportivo Paradiso del Cevedale, Val Martello, 1935.
40 Gio Ponti, Albergo Sportivo Paradiso del Cevedale, Val
chambres simples pour alpinistes aux chambres élégantes
Martello, 1935 ; réseau de téléphérique dans les Dolomites,
disposant de leur propre salle de bains et de leur balcon.
1941–1942
Malgré cette bipartition, Ponti veilla à maintenir une unité
En 1935, Gio Ponti avait construit avec Antonio Fornaroli et
formelle, notamment grâce à l’utilisation des couleurs, qui
Eugenio Soncini l’hôtel Albergo Sportivo Paradiso del
jouait un rôle important, comme il le soulignait : « Les différentes ambiances présentent un caractère vivant, et tout en gardant une unité stylistique, chaque espace a ses propres caractéristiques, que ce soit par la couleur ou par un aménagement spécifique35. » Son hôtel se distinguait de ses prédécesseurs tyroliens par sa peinture peu conventionnelle : des bandes bleues, jaunes, rouges, vertes et grises de différentes largeurs et directions, des lignes croisées, des points et des cercles ornaient les murs et les plafonds. Ce parti pris coloré avait aussi une fonction signalétique : les bandes obliques placées sur la porte de séparation entre l’aile ouest et l’aile est matérialisaient visuellement une barrière. Sur le plan stylistique, Gio Ponti, qui travaillait à Milan sur des projets urbains, dut tout d’abord trouver un langage architectural adapté et réalisa trois avant-projets. Le premier s’inscrivait dans le style rationaliste alors très en vogue en Italie. Le deuxième et le troisième ressemblaient aux projets
Cevedale dans le Val Martello (Tyrol du Sud), auquel on accé-
de Baumann : un corps de bâtiment droit, avec une incurva-
dait par une nouvelle route. Le projet, initié par le ministère
tion convexe à son extrémité et un toit à un seul pan incliné
du tourisme, avait reçu le soutien direct du parti fasciste .
vers le versant de la montagne. Le socle avec terrasse panora-
Le client était un riche homme d’affaires milanais qui voulait
mique ne se trouvait que devant la partie incurvée (chic) du
construire un hôtel moderne pour amateurs de sports d’hiver.
bâtiment, ce qui soulignait formellement l’asymétrie. Lors de
34
Deux catégories de touristes étaient visées, avec d’une part
la construction, on déplaça la courbure vers le sud-ouest, les
des dortoirs bon marché et des chambres de quatre lits pour
solives de toiture obliques furent supprimées, et les fenêtres
alpinistes et randonneurs, d’autre part des chambres plus
furent disposées non plus par paires, mais régulièrement.
spacieuses destinées à l’élite aisée issue de la finance et de
Le socle était recouvert d’un rugueux crépi blanc et les
l’industrie, qui se composait essentiellement de représentants
étages du dessus d’un enduit lisse vert forêt.
du régime de Mussolini. Héberger deux classes sociales différentes dans un seul bâtiment était un vrai défi, que Gio
Réseau de téléphérique dans les Dolomites, 1941–1942
Ponti résolut habilement par une subdivision interne de
De 1941 à 1942, Gio Ponti fut chargé de concevoir un sys-
l’hôtel : l’aile ouest proposait des restaurants élégants et un
tème cohérent d’aménagement touristique des Dolomites.
bar pour l’élite au premier étage, auquel on accédait par un
Il n’est pas étonnant que ce grand projet ait été entrepris
escalier extérieur. Les touristes sportifs étaient hébergés dans
précisément sous le régime mussolinien, puisque les
l’aile est qui disposait d’une entrée directe au rez-de-chaussée.
montagnes du Tyrol du Sud étaient considérées comme une
On y trouvait aussi une salle de repas à part, avec des meubles
terre vierge devant être aménagée et mise au service de
en bois simples et des tabourets.
l’« uomo nuovo », dont l’idéal voulait qu’il soit dynamique,
Le concept d’aménagement de Ponti s’organisait en plusieurs
motorisé, sportif, fort et guerrier. Gio Ponti avait fait la
zones allant, selon l’utilisation et le niveau de confort, des
connaissance de Gaetano Marzotto, propriétaire d’une
Mouvement, ivresse et vertige
162
Albergo Sportivo Paradiso del Cevedale, salle de lecture avec cheminée (en haut) et bar de la partie chic (en bas), Val Martello.
grande entreprise textile à Valdagno, en 1941. Celui-ci avait en tête un grand projet touristique qui consistait à créer un important réseau de téléphérique dans les Dolomites d’Ortisei à Cortina. Il confia cette étude à Ponti, dont il connaissait le nom par l’hôtel du Val Martello. Ponti imagina un réseau de téléphérique de 160 km, et proposa pour l’ensemble du domaine un système prototypique comportant des hôtels de différentes tailles et un modèle de station de téléphérique déclinable en gare inférieure, gare intermédiaire (traversée par les cabines), croisement (pour deux cabines venant de directions différentes) ou gare haute. Ce modèle de station lui avait été manifestement inspiré par la station supérieure du Salève créée par Maurice Braillard, qu’il remania pour créer un prototype multifonctionnel. Le noyau vertical comportait les fonctions secondaires, et dans la partie supérieure, horizontale, un restaurant panoramique était prévu, comme au Salève. Les croquis de Ponti montrent qu’à côté des stations de téléphérique, qui étaient placées aux endroits les plus attractifs pour offrir des vues sur la « nouvelle montagne italienne36 », on prévoyait aussi d’installer des hôtels, des refuges, des restaurants, des installations de services, des écoles de ski et d’escalade, ce qui ouvrait quantité de perspectives non seulement pour les touristes, mais aussi pour les architectes. Ponti souligna volontairement l’identité « italienne » de son projet car il avait intérêt à se faire apprécier du régime, étant donné qu’il participait aux concours publics et cherchait à obtenir des commandes. Pour faire ressortir l’identité « italienne », il réalisa une esquisse où les hôtels traditionnels du Tyrol du Sud, à toit à double pan, étaient biffés et qualifiés de « schema non italiano », tandis que son hôtel du Val Martello portait l’inscription « schema italiano ». Son argumentation reposait sur des aspects pratiques comme l’entretien des toits et le déblaiement de la neige, problématiques dans le cas des toitures à double pan. Il ne mentionna pas en revanche le fait qu’il reprenait des éléments stylistiques de la « nouvelle construction » alpine pratiquée par les architectes tyroliens autrichiens depuis les années 1920 déjà, ni que son prototype de téléphérique était copié sur celui du Salève construit dix ans auparavant par l’architecte suisse Braillard. Comme le suppose Bocchio, l’intention de Ponti était manifestement de donner rétroactivement à son hôtel une identité italienne et
163
Mouvement, ivresse et vertige
Gio Ponti, plan du prototype de station de téléphérique avec hôtel, 1941–1942.
Gio Ponti, prototype de station de téléphérique avec hôtel : gare intermédiaire avec croisement de cabines, croquis, 1941–1942.
de lui apposer, en l’associant à une architecture de téléphérique avant-gardiste, l’étiquette du « rationalisme », conformément aux exigences stylistiques du gouvernement fasciste. Ce grand projet ne fut toutefois jamais réalisé. Quand la guerre éclata, l’hôtel du Val Martello cessa ses activités. En 1943, il fut occupé par la Wehrmacht et les SS. Après la guerre, il fut de nouveau exploité un moment, mais fit faillite dès 1946. En 1951, un armateur vénitien, Benati, le racheta et le rénova, avec surélévation, ajout d’une aile, enduit rouge et prolongation de la terrasse. En 1955, l’auberge ferma de nouveau ses portes. Dans les années 1960, il y eut un nouveau changement de propriétaire, mais sans rénovation. Depuis, le bâtiment est à l’abandon et se délabre.
Gio Ponti, station de téléphérique (gare haute), croquis, 1942.
Carlo Mollino, croquis de la station de téléphérique Plan Maison-Furggen, Val d’Aoste, 1950.
41 Carlo Mollino, téléphérique Plan Maison-Furggen, Val d’Aoste, 1950 En 1950, la société Cervino chargea l’ingénieur Dino Lora Totino de construire un téléphérique pour relier l’alpage de Plan Maison, à 2 500 mètres d’altitude, avec l’arête de Furggen. Cette ligne d’une longueur de 2 900 mètres devait franchir un dénivelé de 1 000 mètres, ce qui en faisait à la date de l’inauguration le plus long téléphérique du monde. La conception de la station supérieure fut confiée à l’architecte turinois Carlo Mollino, également connu comme photographe et pilote amateur. Passionné de ski, il avait mis au point dans les années 1930 une technique de descente appelée discesismo, qui permettait d’atteindre une vitesse élevée grâce à l’inclinaison extrême du corps vers l’avant. En filant à toute allure, en se confrontant aux hauteurs vertigineuses, il se procurait cette sensation d’ivresse dont il était avide. Cette passion se reflète aussi dans la conception architecturale de la gare haute, où il mit en scène l’altitude et l’escarpement par des éléments constructifs en saillie : une structure d’acier ancrée dans un socle de béton, composée de quatre supports en treillis comportant chacun deux coudes, surplombait une paroi presque verticale. L’impression vertigineuse suscitée par l’ascension de la cabine devait encore être amplifiée à l’arrivée par cette architecture et par les trois terrasses superposées en porte-à-faux au-dessus du vide. L’accès s’effectuait depuis le niveau d’arrivée des cabines, qui était la terrasse la plus basse. Une salle d’attente recevait les skieurs qui traversaient un couloir creusé dans la roche pour arriver directement au glacier. De la piste, il devait y avoir un accès direct au restaurant, qui s’ouvrait sur la terrasse supérieure et offrait une vue grandiose sur les montagnes. Les travaux de construction commencèrent en 1952, mais posèrent d’emblée d’importants problèmes techniques, notamment à cause de la situation exposée de l’à-pic et de la difficulté de livraison des matériaux. Ce projet initialement ambitieux fut donc réduit à son strict minimum : seul le niveau du socle en béton fut réalisé pour assurer le fonctionnement du téléphérique. Aujourd’hui, cette construction inachevée est désaffectée et abandonnée à l’érosion.
165
Mouvement, ivresse et vertige
C. Mollino, « Schema del Cristiana d’appoggio », croquis de technique de ski conçue par Mollino avec schéma de départ, (avant 1950)
Alfons Walde, « Femme nue devant un chalet 1 », huile sur toile, vers 1925.
42 Alfons Walde, nudité et érotisme dans la neige
Alfons Walde, « Lacerta », photo de skieuse nue, 1935.
ronde et douce que son nombril crée sur sa peau nue
Alfons Walde (1891–1958), né à Sankt Johann in Tirol, était
rappelle celle d’un trou dans la neige à l’arrière-plan, dont le
peintre et architecte. Il se fit un nom par ses scènes de sports
relief forme un cratère dans le manteau neigeux. La peau
d’hiver animées, ses tableaux
rosée et la neige froide fusionnent visuellement en un tout
de villages et de cabanes
dont la virginité affichée dégage une aura érotique et réveille
d’alpage dans des paysages
des désirs de conquête – qui visent tout autant le paysage
enneigés. Son œuvre pho-
de neige que le corps féminin.
tographique, qui oscille entre érotisme et pornographie, n’a été découverte que bien plus tard, et présentée en 2015 dans l’exposition SchauLust à la galerie Westlicht de Vienne. On a alors pu faire le lien entre ses toiles et ses photographies, qui souvent lui servaient de modèles. Nombre de ses nus sont des scènes de haute montagne, photographiés la plupart du temps dans la neige, devant une cabane. La toile « Femme nue devant un chalet » suggère un désir d’expérience élémentaire dans la neige. Une femme entièrement nue, de face, debout sur ses skis, regarde au lointain. Derrière elle se trouve le chalet, devant lequel une deuxième femme, de dos, se déshabille. Le propos essentiel n’est pas ici le paysage, ni le regard sur celui-ci (comme dans le « Voyageur » de Casper David Friedrich, par exemple), mais le corps nu, nouvelle incarnation de l’« expérience limite alpine ». Sur une photographie en noir et blanc, on peut voir une skieuse nue de dos dont les rondeurs se fondent dans la lumière blanche de la neige. Le corps et le paysage enneigé fusionnent en une unité indissoluble et suscitent une nouvelle sensation d’exister, teintée d’érotisme, en pleine nature. Une autre photographie en couleur présente une femme nue sur un banc, devant un chalet d’alpage. Ses jambes aux pieds chaussés de souliers à talons reposent élégamment sur le dossier. Son corps aussi se fond dans le paysage : l’ombre
Mouvement, ivresse et vertige
166
Pierre Jeanneret (probablement), Charlotte Perriand en randonnée, regardant le panorama, années 1930.
43 Le corps dénudé de Charlotte Perriand face à la montagne La photographie du buste dénudé de Charlotte Perriand dans les montagnes, que nous ne pouvons malheureusement pas montrer dans ce livre, ne relève pas d’un quelconque voyeurisme érotique : elle exprime son intimité élémentaire avec les montagnes. Elle se disait fortement attirée par la montagne, qui confronte l’homme à ses limites et le poussent à les dépasser : « J’aime la montagne profondément. Je l’aime parce qu’elle m’est nécessaire. Elle a été en tout temps le baromètre de mon équilibre physique et moral. Pourquoi ? Parce que la montagne offre à l’homme la possibilité de dépassement dont il a besoin. […] On ne triche pas avec elle. On la gagne par une épreuve d’endurance, elle permet d’affronter des risques calculés. Par l’effort désintéressé, on élimine toutes les toxines de la ville, y compris celles de la pensée37. » Grande amatrice de randonnée à ski, elle voyait dans la solitude et l’isolement un moyen de se ressourcer. Munie de skis et de peaux de phoque, elle se mettait en route et parcourait le paysage glaciaire, « objet de ses rêves » – expérience enivrante qu’elle décrivit en termes évocateurs : « Avec le guide blanc, dit "le Pape", je m’initiais à la haute montagne au-dessus de Bonneval-sur-Arc, au refuge des Évettes, au pied des glaciers, objet de mes rêves. Je venais de goûter à ces grands espaces de solitude et de blancheur, au dépassement de soi pour parvenir au sommet, face au ciel, à l’infini, ivresse dont je ne me suis jamais départie – une recréation38. » Elle partait souvent en expédition accompagnée de son ami Pierre Jeanneret, le cousin de Le Corbusier. C’est lui qui a pris la photo où elle contemple les montagnes, buste nu et bras tendus au-dessus de la tête, avec pour tous attributs vestimentaires des moufles de cuir et un pantalon de ski en laine noire. Pleine d’assurance, à moitié nue, elle savoure le panorama debout dans la neige, sans avoir été mise en scène par un artiste (comme c’était le cas avec Walde et ses modèles nus devant des chalets). Sa nudité n’exprime pas le désir des autres, mais sa propre manière, désinhibée, de vivre ses montagnes.
167
Mouvement, ivresse et vertige
Charlotte Perriand avec des amis pendant une randonnée à ski, étudiant la carte et les montagnes, années 1930.
Photo de Charlotte Perriand, Pierre Jeanneret et André Tournon dans le refuge bivouac construit par leurs soins, vers 1937.
44 Charlotte Perriand et Pierre Jeanneret, refuge bivouac, 1938
Charlotte Perriand, dessin en coupe du refuge tonneau, 1938.
polygone pour offrir le moins de résistance possible au vent. Il était posé sur pilotis pour éviter les accumulations de neige
En 1936, Charlotte Perriand (1903 –1999) et Pierre Jeanneret (1896 –1967) construisirent
en cas de tempête. La surface en aluminium devait refléter les rayons du soleil pour laisser les abords sans neige.
en collaboration avec l’ingénieur André Tournon un
L’aménagement prévoyait un petit poêle au centre, un évier
« refuge bivouac » pour
près d’une fenêtre, avec un seau à neige au-dessus. Charlotte
pouvoir entreprendre des
Perriand avait aussi conçu des meubles compacts et multi-
expéditions longues. Les
fonctionnels : les lits en bois pouvaient se rabattre comme
éléments constructifs furent
dans un train couchettes et être utilisés comme bancs pendant
portés à dos d’homme sur la
la journée, les tabourets cubiques servaient en même temps
crête du mont Joly (près de
de rangements. Avec sa forme de polygone et sa surface
Saint-Gervais, en Haute-
réfléchissante, ce refuge avait un caractère atemporel, cristallin.
Savoie), où ils assemblèrent la structure et l’ancrèrent dans la pierre par des câbles. Cette boîte en aluminium de deux mètres sur quatre, en panneaux isothermes, était rehaussée par quatre tubes d’acier pour rester au-dessus de la neige en hiver. Elle pouvait accueillir six personnes et comportait des lits amovibles, six tabourets servant de rangements, un évier repliable faisant aussi office de table, et un placard à skis avec évacuation d’eau. Le refuge bivouac servit de prototype provisoire à un « refuge tonneau » dont la conception fut terminée en 1938, mais qui ne put être réalisé à cause de la Seconde Guerre mondiale. Ce refuge tonneau était une version perfectionnée, plus complexe, du premier prototype. Selon Charlotte Perriand, l’inspiration était venue d’un carrousel : des éléments muraux préfabriqués étaient disposés autour d’une structure porteuse tubulaire en forme de parasol et rigidifiés par trois anneaux tenseurs. La conception veillait à limiter les coûts de construction et le poids, chaque élément ne devant pas peser plus de 40 kg pour permettre un transport à dos d’homme ; pour tenir compte des conditions difficiles en montagne, le montage ne devait pas durer plus de trois jours. Afin de résister à la rudesse du climat, l’enveloppe extérieure était réalisée en panneaux sandwich en construction légère composés d’aluminium, de duralumin, de fibre de verre, de panneaux de fibres et d’une feuille bitumée. Ce refuge avait la forme d’un
Mouvement, ivresse et vertige
168
Charlotte Perriand, photos des étapes de montage du refuge tonneau, 1938.
169
Mouvement, ivresse et vertige
Werner Tscholl, « Longue-vue », Timmelsjoch Experience, 2009.
45 Werner Tscholl, Timmelsjoch Experience, 2009
Cinq objets sculpturaux, vecteurs de savoirs mais aussi
La route du col du Rombo, qui relie aujourd'hui la partie nord
d’expérience subjective (construction d’une route en haute
à la partie sud du Tyrol, a vu le jour pour plusieurs raisons :
montagne, contrebandiers, longue vue et perspective, flore,
pour Mussolini, elle présentait un intérêt militaire, tandis que
minéraux) ponctuent la route du col. Le thème de la frontière
du côté autrichien, sa construction dans les années 1930
est abordé sous différents angles : il s’agit non seulement de la frontière institutionnelle entre les pays, mais aussi des limites topographiques et psychiques que la confrontation radicale avec le paysage interroge et déstabilise. Deux des bâtiments se trouvent dans la partie sud du Tyrol, deux dans la partie nord ; le cinquième se trouve au niveau du col, à cheval sur les deux pays. La première construction baptisée « Grenade » est un point de repère composé de deux éléments en forme de grenades qui symbolisent et mettent en scène les formations rocheuses des alentours. Le premier est en béton brut, l’autre est constitué de surfaces vitrées. Placé au bord d’un versant abrupt, il offre une plateforme panoramique vertigineuse. La nuit, il émet une lumière rouge et signale le début de l’« expérience », qui est de
reposait sur des raisons touristiques. C’est seulement à la fin
nature psychique, physique et spirituelle.
des années 1950 que les deux tronçons se sont rejoints. Les
Côté Haut-Adige, l’étape suivante est la « longue vue », qui
travaux d’entretien de cette route généralement enneigée
selon Werner Tscholl doit susciter une déstabilisation :
étant coûteux, la province du Trentin-Haut-Adige a décidé de
« Les entonnoirs fermés sur leurs côtés aspirent les visiteurs à
créer un concept global pour développer le tourisme, ce qui
l’intérieur. Dans l’un d’eux, le regard est porté vers le haut :
a suscité l’intérêt des autorités italiennes. En 2008, un
le visiteur monte l’escalier dans la direction exacte du glacier,
concours d’architecture avec présélection a été lancé pour le
tandis que dans l’autre, il descend dans la vallée. » Sur un sol
« Timmelsjoch Experience », dans l’objectif de transformer le
en pente douce, en forme d’escalier, le visiteur est conduit
passage de ce col à 2 509 mètres d’altitude en véritable ex-
jusqu’au milieu de l’entonnoir, où le sol se termine abrupte-
périence. L’architecte Werner Tscholl a remporté ce concours
ment par un garde-fou de verre – et le laisse un moment
avec un projet radical renonçant à toute référence culturelle
goûter à un état de suspension. Pour regarder vers la vallée,
et architecturale et qui dialogue uniquement avec la nature :
il doit se risquer à descendre deux marches hautes supplé-
« Je voulais permettre aux visiteurs de faire l’expérience du
mentaires et s’avancer vers une rambarde vitrée derrière
paysage grâce à une architecture sculpturale. On ne peut
laquelle le paysage se révèle.
réagir à ce paysage que par des sculptures, pas par des bâtiments. Le péage et le poste frontière qui se trouvaient là-bas
Au point le plus haut se trouve le musée du col, qui théma-
mettaient ce problème en évidence : quel sens une cabane
tise la frontière entre les deux pays : ancré côté autrichien,
de bois peut-elle avoir à cet endroit ? Face à ce paysage
il forme un porte-à-faux de treize mètres par-dessus la fron-
grandiose, on est impuissant ; il n’est pas si évident d’exister
tière. Le bâtiment coudé épouse la courbure de la route et,
là-bas sans se sentir ridicule39. »
par sa forme spectaculaire, invite les passants à faire une
Werner Tscholl a eu carte blanche pour développer la forme
halte qui se transforme en aventure : le « bloc erratique brut »
architecturale et le contenu des objets, et a pu aussi choisir
(Tscholl) est revêtu à l’intérieur de verre blanc fragmenté, ce
leur emplacement. Le critère décisif était de donner à vivre le
qui donne l’impression d’une caverne dans la glace. Les
paysage par des vues choisies à cet effet.
surfaces de verre rétro-éclairées montrent comment et dans
Mouvement, ivresse et vertige
170
Werner Tscholl, musée du col du Rombo, Timmelsjoch Experience, 2009.
quelles circonstances la route du col a été construite. Dans
L’expérience du sublime est stimulée par des expériences
cette construction sculpturale, l’expérience limite culmine
limites dans lesquelles la perception sensorielle joue un rôle
dans un léger malaise : « Tombera, tombera pas ? »
important : le vertige, par exemple, la peur de la chute, du
À noter ici l’importance de la « figure mythique du contre-
vide ou de l’infini comptent tout autant que l’effet boulever-
bandier, car le col est le carrefour des chemins de la
sant produit par la vision de la nature. Les sculptures
contrebande », explique Tscholl. Émergeant d’un monolithe
architecturales de Werner Tscholl jouent sur ces sensations
de guingois, la figure du contrebandier est découpée dans les
extrêmes avec d’impressionnants porte-à-faux au-dessus du
murs d’un mètre d’épaisseur de l’entrée. Elle permet au visiteur
vide, et suscitent un état émotionnel dont on croit souvent,
de pénétrer dans la pierre car « il faut qu’il ait l’impression
à tort, qu’il n’appartient qu’au passé.
d’être lui-même un contrebandier ». L’intérieur du monolithe est revêtu de verre noir, éclairé par une lumière zénithale naturelle car la construction est loin de toute alimentation électrique. Une information sur la contrebande y est proposée au visiteur. La dernière construction se trouve juste avant le péage autrichien: c’est une sorte de ponton en porte-à-faux de onze mètres, depuis lequel on a vue sur le panorama de l’Ötztal. Tscholl insiste à cet endroit sur l’importance « de sortir dans le paysage ».
171
Mouvement, ivresse et vertige
Zaha Hadid, maquette du tremplin de saut à ski du Bergisel, 2000.
46 Zaha Hadid, tremplin de saut à ski du Bergisel, 2002
Zaha Hadid, tremplin de saut à ski du Bergisel, 2002.
brillamment démontré en 2002 lors de son inauguration.
Dès 1926, un tremplin de saut à ski avait été construit sur le
(Le record est actuellement détenu par Michael Hayböck
Bergisel, près d’Innsbruck. Cette installation ne correspon-
avec une envolée de 138 mètres réalisée en 2015.)
dant plus aux normes inter-
Le tremplin « abstrait la vitesse de l’élan et du vol à ski qui
nationales, il fallut en
caractérise l’un des événements les plus spectaculaires des
construire une nouvelle en
sports d’hiver41 ». Son élégance aérodynamique en fait un
l’espace d’un an. La fédéra-
monument symbolique de la vitesse.
tion autrichienne de ski souhaitait un café juste au-dessus du tremplin – meilleure place qui soit pour observer le saut et le vol des athlètes. Zaha Hadid a répondu à ces deux points du cahier des charges par un unique bâtiment, élancé et dynamique, qui tire parti des impératifs fonctionnels pour créer un emblème sculptural : un pylône en béton brut de 48 mètres de haut, où se logent les ascenseurs et les escaliers, est ancré dans un socle dont le toit sert de terrasse pour prendre le soleil. Dans la partie supérieure, la rampe du tremplin se serre contre le pylône et avec un élégant contre-mouvement au niveau de la plateforme d’accès des sportifs, elle retrouve l’horizontale. Un escalier longe la rampe et s’achève brutalement – au-dessus du « néant ». Une deuxième plateforme plus étroite, située juste au-dessus de la zone de départ, permet aux journalistes de filmer les sauts. La forme de la rampe devient l’élément de conception essentiel : dans un mouvement tournant à 180 degrés, le volume à la courbure organique, recouvert de plaques d’acier, s’enroule autour du pylône et s’élève jusqu’à son sommet avant de se projeter devant lui. Ce porte-à-faux de dix mètres abrite un café de 150 places, vitré sur trois côtés, offrant une vue plongeante sur le tremplin. Zaha Hadid a conçu ici un « hybride organique, mi-tour, mipont40 »: tandis que la tour, avec son café en porte-à-faux, souligne la verticale, la rampe incurvée de 90 mètres de long, soutenue par une armature en treillis arrondie comme un ventre, accentue le dynamisme du mouvement. Cependant, le « pont » tombant ne sert pas ici à faire la liaison entre deux points, mais à augmenter la vitesse des sauteurs qui s’élancent, et qui peuvent grâce à ce dispositif réaliser des sauts de 134,50 mètres, comme Sven Hanawald l’a
Mouvement, ivresse et vertige
172
1 Roland Barthes, Mythologies, « L’homme-jet »,
certains contenus du tourisme des sports
troom.at, URL : http://www.nextroom.at/
éd. du Seuil, Paris, 1957, 94–96.
d’hiver. » Friedrich Achleitner, Österreichische
building.php?id=1917&inc=artikel&sid=4157
2 Price (1796) 1810, 86.
Architektur im 20. Jahrhundert, Museum
(consulté le 23.06.2018).
3 Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des
moderner Kunst Wien (éd.) vol. 1, Residenz,
35 Gio Ponti, « Un nouvo albergo. Un nouvo
idoles ou Comment on philosophe au marteau
Salzbourg-Vienne, 1980, cf. Moroder 1996 et
stupendo centro turistico italiano », dans :
(1888), traduction d’Henri Albert, Paris, Société
1998.
Domus n° 121, janvier 1938, 10 sq : « E’dotato
du Mercure de France, 1908.
25 Joseph Kessel, dans : Le Messager,
di impianti perfetti e realizza anche novità nel
4 Jeannot Simmen, Vertigo. Schwindel der
29.10.1932, 9.
campo alberghiero d’alta montagna, come la
modernen Kunst, thèse d’habilitation, Univer-
26 Kant (1790) 1846, première partie :
«guardaroba calda» per gli skiatori. Gli am-
sité de Wuppertal, Klinkhardt & Biermann,
« Critique du jugement esthétique », première
bienti sono arredati con vivacità e carattere e,
Munich, 1990 [=Simmen 1990].
section : « Analytique du jugement esthétique
per conservare una unità di stile, ogni camera
5 Ibid., 23.
», livre II : « Analytique du sublime », B. « Du
è diversa per il colore o per la particolarità
6 Nietzsche (1882/1887) 1901, livre troisième,
sublime dynamique de la nature », § XXVIII,
d'arredamento. »
§ 125, « L’insensé ».
« De la nature considérée comme une puis-
36 Ivan Bocchio, « Gio Pontis Vision :
7 Ibid. Cf. Simmen 1990, 23.
sance », 166.
Die Rationalisierung und "Italianisierung"
8 Filippo Tommaso Marinetti, Manifeste du
27 Bruno Reichlin déplore les conséquences
Südtirols », dans : Stacher, Hölz 2014, 73 sq.
Futurisme, Le Figaro, 20.02.1909 [=Marinetti
désastreuses des travaux de transformation
37 Charlotte Perriand, « Construire en mon-
1909].
qui dénaturent complètement le bâtiment, cf.
tagne. Pour une prise de conscience de nos
9 Ibid.
Bruno Reichlin, « Sauve qui peut ! », dans :
responsabilités », dans : L’Architecture d’au-
10 Simmen 1990, 160.
Maurice Braillard. Pionnier suisse de l’archi-
jourd’hui, n° 126, Construire en montagne,
11 Ibid., 23.
tecture moderne, Ursula Paravicini et Pascal
juin/juillet 1966.
12 Ibid.
Amphoux (éd.), Fondation Braillard Archi-
38 Charlotte Perriand, Une vie de création,
13 Siegfried Kracauer, Le voyage et la danse –
tectes, Genève, 1993, 21.
éd. Odile Jacob, Paris, 1998 [=Perriand 1998],
Figures de villes et vues de films (1925), éd.
28 El Lissitzky envisageait une série de huit
21
Philippe Despoix, traduction de Sabine Cornille,
Porte-Nuages emblématiques le long du péri-
39 Werner Tscholl, entretien avec Susanne
Paris, Éditions de la Maison des sciences de
phérique de Moscou. L’un des piliers, qui
Stacher réalisé le 11.03.2013, publié sous le
l’homme, 2008.
servait de station de tramway couverte, conte-
titre « Timmelsjoch Experience, Tirol – Das
14 Ibid., 48.
nait la desserte verticale du bâtiment et reliait
Sublime, reloaded », dans : Architektur Aktuell
15 Ibid., 40.
le métro à la rue tout en créant un accès direct
05/2013.
16 Ibid., 43.
à l’étage de bureau horizontal, posé par-
40 Philip Jodidio, Zaha Hadid Complete
17 Ibid., 46.
dessus. Ce niveau était une plateforme de
Works, 1979-2013, Taschen, Cologne, 2013,
18 Ibid., 49.
trois étages en L située à 50 mètres au-dessus
159.
19 Ibid., 43.
de la rue et portée par trois pylônes.
41 Ibid., 159.
20 Franz Werfel, « Die Hoteltreppe » (1927),
29 Avant d’être rendu public en 1926 dans le
dans : Gesammelte Werke. Erzählungen aus
rapport ASNOVA, le projet de Porte-Nuages
zwei Welten, vol. 2, éd. par Adolf D. Klarmann,
fut présenté dans l’exposition d’architecture
S. Fischer, Francfort/M, 1963, 169 –180. (T.A.D.)
du Novembergruppe à Berlin, et un peu plus
21 Marcel Just, « L’interdiction de construire
tard à Mannheim. Il ornait aussi la couverture
des hôtels », dans : Just 2007, 24 sq.
du livre de Behne Der moderne Zweckbau,
22 Susanne Stacher, Christoph Hölz (éd.),
publié en 1929 dans Russland, Europa,
Dreamland Alps, catalogue d’exposition
Amerika d’Erich Mendelssohn. Cf. J. Christoph
ENSA-Versailles, Archiv für Baukunst, Paris,
Bürkle, Werner Oechslin (éd.), El Lissitzky, der
Innsbruck, 2014 [=Stacher, Hölz 2014], 77.
Traum vom Wolkenbügel: El. Lissitzky – Emil
23 Joachim Moroder, Peter Benno, Hotelar-
Roth – Mart Stam, catalogue d’exposition,
chitektur, Bauten und Projekte für den alpinen
GTA Zürich, Zurich, 1991 [=Bürkle, Oechslin
Tourismus, 1920 –1940, Haymon, Innsbruck
1991], 55.
1996 [=Moroder 1996], 40.
30 El Lissitzky, Der Suprematismus des Welt-
24 « Il n’existait pas de modèles pour les pro-
aufbaus (1920), cité d’après Simmen 1990, 27.
jets de ce type, il fallait donc parvenir à partir
31 Siegfried Kracauer, Von Caligari zu Hitler
de la fonction, de l’emplacement et de la con-
(1947 angl.), éd. Suhrkamp, Francfort/M, 1984,
ception, à une synthèse qui curieusement,
399 sq [=Kracauer (1947) 1984]. (T.A.D)
pendant cette phase précoce de la con-
32 Kracauer (1947) 1984, 120
struction alpine, fut beaucoup plus réussie
33 Le Messager, 29 octobre 1932.
que plus tard, sous la contrainte du style dit
34 Gabriele Reiterer, « Gio Ponti, Val Martello »,
« alpin », qui devint un symbole trivial de
dans : Die NZZ, 07.12.1998, cité d’après : nex-
Marcel Breuer, hôtel Le Flaine, avec porte-à-faux sur la falaise, Arâches-la-Frasse, Haute-Savoie, 1969.
6
« Sublimer » 30 000 lits
Il fallait densifier, définir la plus petite trame compatible avec la plus grande profondeur. […] Sublimer l’organisation de l’espace de vie et l’espace visuel dans une cellule de quatre lits de moins de 30 mètres carrés… Il fallait tout prévoir jusqu’au choix de la petite cuillère, et construire 500 studios habitables entre le 1er mai et le 30 novembre : programme moderne et véritable défi .1 Charlotte Perriand, Un art de vivre, 1985
Le tourisme de masse, qui depuis les années 1960 a conquis
de constater qu’ici apparaît encore une nouvelle facette du
les montagnes, met en péril ce qu’il subsiste encore de
sublime, dans lequel l’effet de masse, associé au confort
« nature sauvage ». La problématique du tourisme de masse
permanent, joue un rôle déterminant : il provoque un frisson
est celle de la densification en montagne et de ses impacts
de peur et d’excitation, né de l’ivresse du pouvoir collectif sur
sur le paysage, mais touche aussi à l’architecture. D’une
des montagnes parfaitement domestiquées.
certaine manière, ces aspects sont étroitement liés : comment
Dans le livre Architecture alpine de Bruno Taut (1919), l’archi-
construire pour les masses ? Quelle attitude avoir face au
tecte apparaissait déjà comme un démiurge cherchant à
« terrain » de la nature ? Densifier ou disséminer – et jusqu’où
embellir la nature en la parachevant. L’utopie de Taut impli-
? Les stratégies choisies reflètent le rapport de l’homme à la
quait une intervention humaine dans les Alpes, l’esthétique
nature et son évolution rapide au cours du XXe siècle.
et la perfection cristalline allant de pair avec une certaine
Ce thème pourrait aussi être ramené à la problématique
conception de la nature qu’il s’agissait pour l’homme de
de « qui domine qui », ou, pour reprendre le fil rouge du
façonner afin de rendre le divin encore plus parfait.
sublime, à la question de savoir dans quelle mesure, et de
Cette activité créatrice démiurgique prit encore plus d’ampleur
quelle manière, l’homme établit un nouveau rapport au
à l’ère du fonctionnalisme, mais la dimension mystique et
sublime dans sa relation nouvelle à la nature. Ce qui est su-
transcendantale de l’expressionnisme fit place à un certain
blime, ce n’est plus de « s’élever » philosophiquement, par la
pragmatisme concentré sur le bien-être matériel de l’« homme
force de l’esprit, au-dessus des puissances de la nature
nouveau ». La « nature sauvage » fut alors considérée comme
(comme c’était encore le cas chez Kant), c’est plutôt de la
un « terrain de loisirs » idéal, que l’architecte avait à
soumettre physiquement grâce aux progrès techniques du
« ordonner » pour que l’homme puisse l’utiliser. Ce chapitre
XXe siècle. Par ces avancées, l’homme est parvenu à s’élever
aborde la domestication de la nature sauvage et l’illustre par
réellement au-dessus de la nature, et a pu se sentir absolu-
l’évolution de la construction au XXe et au XXIe siècle.
ment sublime dans cette position nouvelle. Il est intéressant
175
« Sublimer » 30 000 lits
Giuseppe Riccobaldi Del Bava, rampe en spirale et automobile Fiat Balilla, affiche publicitaire Fiat, 1928.
L’avènement du tourisme de masse : de l’hôtel alpin à l’immeuble lourd Comme nous l’avons déjà montré, cette évolution a commencé vers la fin du XIXe siècle avec les premières infrastructures alpines et les constructions associées (routes de montagne, chemins de fer, voies ferrées à crémaillère et grands hôtels, auxquels s’ajoutèrent un peu plus tard les téléphériques et leurs stations, les hôtels pour sportifs et les refuges). À la fin des années 1920, quand les Alpes devinrent pour la première fois accessibles à un large public (et cessèrent par là même de servir exclusivement au repos et à la détente d’une élite fortunée), la problématique de la densification touristique se posa, et avec elle la question du genre et du style (voir le chapitre 5). Au Tyrol (et ponctuellement aussi en Suisse, quand il était possible de déroger à l’interdiction de construire des hôtels), on expérimenta de nouveaux types d’hôtels dans les années 1920 et 1930 ; lorsqu’ils étaient implantés dans des villages existants, ils reprenaient la plupart du temps des éléments régionaux et les réinterprétaient. Dans les villages, où les normes de construction étaient plus strictes, les innovations stylistiques eurent plus de mal à s’imposer. On adapta donc au tourisme le type traditionnel de la ferme, en modifiant avant tout l’échelle de manière à prendre en compte les fonctions nouvelles de ces constructions. Ainsi surgirent des fermes surdimensionnées, dotées de balcons, qui souvent comportaient pas moins de neuf étages. L’hôtel construit par
47
Clemens Holzmeister à Sesto (Sexten), dans le Tyrol du Sud,
de ski, était convaincu que les sports d’hiver naissants
proposa pour la première fois une réflexion architecturale sur
avaient de l’avenir, et décida (avec son fils Eduardo) de créer
cette nouvelle problématique alpine, celle de l’affluence :
ex nihilo la ville de Sestrières, au Piémont, pour ses em-
non seulement il adapta un genre traditionnel aux nouveaux
ployés. Il avait acheté le terrain en 1928 pour un prix déri-
besoins en lui donnant une dimension nouvelle, mais il lui
soire (l’équivalent de 40 cents le mètre carré). La ville
conféra aussi une personnalité architecturale originale.
nouvelle se composait d’une église et de deux tours rondes
La transformation typologique du genre de la ferme met en
avec rampe intérieure qui rappelaient celles des foyers pour
évidence le début de la problématique du tourisme de
enfants (projet 34), à cette différence près que les pièces
masse dans les Alpes (projet 47).
étaient fermées sur toute la hauteur pour apporter plus d’inti-
Au chapitre 5, le projet de téléphérique de Gio Ponti nous a
mité. Deux remonte-pentes et une patinoire permettaient la
permis de montrer que dès l’entre-deux-guerres, on avait
pratique sportive ; au cours des années 1930, un tremplin s’y
envisagé la création d’un réseau d’infrastructures dans les
ajouta, ainsi qu’un golf pour l’exploitation estivale du site.
Alpes pour les transformer en vaste zone de loisirs aménagée.
En 1934, Mussolini promulgua a posteriori le décret officiel
À l’époque, seuls certains projets ponctuels avaient été réali-
de création de la commune, et fit construire un hôtel de ville
sés. La première station de ski des Alpes italiennes a été
pour marquer son autonomie administrative. La station était
construite par l’entreprise Fiat sous le régime de Mussolini.
idéalement située, car on pouvait s’y rendre rapidement en
Giovanni Agnelli, directeur du groupe automobile et passionné
voiture depuis Turin. Fiat construisit à cet effet une voiture
Clemens Holzmeister, hôtel Drei Zinnen/Tre Cime, Sesto/Sexten, Tyrol du Sud (1926), 1929 –1934
176
Annonce Fiat, « 1500 invita al Sestriere ». À l’arrière-plan à gauche : les hôtels-tours de Sestrières, vers 1936.
« Nous constatons qu’après la dispersion des énergies physiques et psychiques en ville, l’organisme a besoin, pour une rapide récupération, de la réaction violente que seul peut donner le contact direct avec la nature la plus âpre. Il s’impose donc de déterminer les zones de "loisir intégral" et de procéder à leur classification dans le cadre d’un plan national 2. » Pour permettre à la population de faire le plein d’énergie pour la ville, grâce à une « réaction violente » avec la « nature la plus âpre », le terrain devait être choisi selon les critères suivants : « Les zones où la nature demeure encore vierge seront choisies de préférence, mais celles que le désordre n’aura pas encore irrémédiablement compromises pourront être récupérées en procédant aux destructions nécessaires 3. » Il était préférable d’implanter les constructions nouvelles (qui se distinguaient du bâti ancien « désordonné », ne suivant aucun plan, par un principe ordonnateur clair) dans des zones de « nature vierge ». Lorsque celle-ci n’existait plus, le site devait être « nettoyé », soumis à purification, pour que les citadins en quête d’évasion puissent faire l’expérience élémentaire de la nature. La radicalité de cette conception se manifeste dans les « travaux de démolition » nécessaires pour ne pas nuire à l’expérience de la nature. « La donnée fondamentale pour le choix de ces zones sera l’élément panoramique pour que l’homme bénéficie de populaire abordable, la Fiat Balilla (qui portait le nom de
l’émotion ressentie devant l’œuvre de la nature. Il faut éliminer
l’organisation de jeunesse fasciste). Les affiches publicitaires
de ces zones, dans la mesure du possible, tout ce qui peut
montraient la voiture, les tours de Sestrières et la rampe
rappeler la ville aujourd’hui 4. »
comme autant d’icônes.
Cette introduction générale était suivie d’un programme socialement engagé et pragmatique : un « plan national »
Des zones de loisir en haute montagne – Le Corbusier et
devait déterminer des infrastructures ainsi qu’un « réseau de
le V congrès CIAM
transports rapides ». Il fallait garantir par une loi l’assurance
Parallèlement à la construction de chalets de petites dimen-
des droits publics des sites pour que les plus belles régions
sions dans le style régional pour les classes aisées (comme à
montagneuses ne soient pas exploitées par des promoteurs
Megève), la nécessité de permettre aux masses d’accéder aux
privés. Pour chaque zone, il fallait établir une « législation
loisirs de montagne fut abordée lors du cinquième congrès
adaptée » et un plan détaillé permettant à tous d’y séjourner.
CIAM à Paris, en 1937. Le Corbusier, responsable des relations
Des critères extrêmement variés (climat, techniques liées à la
avec la presse, joua un rôle clé. L’un des thèmes de ce congrès
montagne, vue panoramique) devaient être pris en compte
international était les zones de loisir en haute montagne.
dans la conception et harmonisés avec les constructions, qui
Le rapport rédigé par Josep Lluis Sert (qui avait travaillé avec
selon les cas devaient pouvoir être utilisées en hiver, en été
Le Corbusier de 1927 à 1929), Gino Pollini et Luigi Figini s’ou-
ou toute l’année. Afin d’obtenir un effet optimal sur la santé,
vre sur ces mots :
ces architectures devaient être implantées à des altitudes
e
177
« Sublimer » 30 000 lits
Flaine Forum, la grande place de la station de ski de Flaine construite par Marcel Breuer, photo, vers 1970.
différentes pour s’adapter à l’âge et à la condition physique des flux de touristes attendus. Le thème de l’altitude idéale ne présentait pas seulement un intérêt du point de vue médical, car ceux qui développaient ici le concept de loisirs en montagne n’étaient pas des médecins, mais des architectes, ce qui les amena à souligner en conclusion le potentiel architectural et urbanistique de leur objectif : « Il apparaît aussi que les zones vierges à deux ou trois mille mètres d’altitude pourraient ouvrir un champ très vaste d’étude et d’expériences à l’urbanisme et à l’architecture5. » Faire des expériences dans la « nature sauvage » est un défi stimulant pour les architectes. Pourtant, ils rappelaient que le pragmatisme pur ne pouvait à lui seul déterminer le traitement des montagnes, car la création architecturale ne pouvait tolérer d’être limitée par des règlementations. En conclusion, ils en appelaient à la poésie du créateur : « Par ailleurs, les éléments de poésie, échappent par leur nature même à un examen méthodique, doivent dans tous les cas être mises au premier plan6. » En 1939, Le Corbusier créa un projet de station de ski pour la ville de Vars, dans les Alpes françaises, et qualifia l’architecte d’ordonnateur de la nature, voyant en lui la personne qui organise la nature et la met au service de l’homme, conformé-
que la végétation exubérante d’une jungle :
ment à ses besoins (projet 48). Dans l’experimentum mundi,
« Les objets ne constituent ni une flore, ni une faune. Pourtant
l’architecte jouait le rôle de grand créateur.
ils donnent bien l’impression d’une végétation proliférante et d’une jungle, où le nouvel homme sauvage des temps mo-
La société de consommation à la conquête des Alpes
dernes a du mal à retrouver les réflexes de la civilisation. Cette faune et cette flore, que l’homme a produites et qui reviennent l’encercler et l’investir comme dans les mauvais romans de science-fiction, il faut tenter de les décrire rapide-
48
La conception fonctionnaliste de la nature ne s’imposa en
ment, telles que nous les voyons et les vivons – en n’oubliant
architecture qu’après la guerre, une fois que la reconstruction
jamais, dans leur faste et leur profusion, qu’elles sont le
primordiale eut été achevée et que la question des loisirs
produit d’une activité humaine, et qu’elles sont dominées,
revint sur le devant de la scène. Avec l’avènement de la
non par les lois écologiques naturelles, mais par la loi de la
société de consommation, dans les années 1960, le tourisme
valeur d’échange7. »
de masse prit aussi son essor. Il existe un lien direct entre
Baudrillard fait ici allusion au concept de « bon sauvage »
l’attitude consumériste de la société et son rapport à la nature,
de Montaigne et Rousseau (un homme vivant dans la nature,
qui en est lui aussi affecté.
et bon par nature8), mais ce « nouvel homme sauvage des
Dans son texte La société de consommation paru en 1970,
temps modernes » est confronté non plus à la nature nue,
le sociologue français Jean Baudrillard compare la durée de
mais à la jungle des biens de consommation, par laquelle il
vie très brève des objets quotidiens à la nature sauvage, les
interroge la civilisation et le progrès. L’affirmation selon
biens de consommation menaçant tout autant les hommes
laquelle la consommation créerait l’égalité dans l’humanité et
Le Corbusier, station de ski de Vars, Hautes-Alpes, 1939 178
serait source de liberté est à ses yeux dangereusement
Des machines à habiter en haute montagne pour
trompeuse : au contraire, la consommation vide l’homme de
l’« homme universel »
sa substance et le détourne de buts plus essentiels : « Tout le
L’avènement de la société de consommation a permis au
discours sur la consommation vise à faire du consommateur
processus d’« ordonnancement » à grande échelle de la na-
l’Homme Universel, l’incarnation générale, idéale et définitive
ture de s’imposer : les concepteurs et les architectes sont
de l’Espèce Humaine, de la consommation les prémices
devenus les « organisateurs » de la nature, qu’ils ont entière-
d’une "libération humaine" qui s’accomplirait au lieu de et
ment assujettie. Dans la seconde moitié du XXe siècle,
malgré l’échec de la libération politique et sociale9. »
l’« homme universel » de Baudrillard a conquis les Alpes et
La confusion porte donc sur le concept de liberté, placé
consommé les dernières parcelles de nature intacte encore
désormais dans le potentiel de consommation et non plus
disponibles : la capacité de 30 000 lits est devenu la norme
dans des contenus plus fondamentaux. Pour entrevoir ceux-
pour les investisseurs français qui se sont réparti et approprié
ci, il faut garder une distance critique par rapport au quoti-
les Alpes par de savants calculs basés sur le pourcentage de
dien. Quand Joseph Addison voulut critiquer en 1970 la
la population totale ayant le pouvoir d’achat requis.
politique de la France, il emballa son discours dans une
Les stations dites intégrées10, qui offrent tout le confort que
allégorie aérienne, avec personnages volants au-dessus des
les touristes peuvent souhaiter, sont la marque de ce phéno-
Alpes françaises et suisses, pour mieux opposer le paysage
mène très répandu, surtout en France : de nombreuses villes
fertile de la Suisse libre aux montagnes arides de la France,
nouvelles ont poussé comme des champignons dans des
qui symbolisaient l’absolutisme oppressif (voir le chapitre 1).
zones de montagnes jusqu’alors complètement inaccessibles.
Prendre de la hauteur par rapport à la situation présente lui
Même dans les plus hautes altitudes, l’homme s’est entouré
permettait de jeter un regard critique sur le paysage politique.
de biens de consommation. Rien n’a été oublié : ni les centres
Cette distance critique par rapport à la réalité quotidienne
commerciaux semblables à ceux des villes, avec pléthore de
était souvent recherchée dans la nature, de préférence dans
boutiques, de restaurants, de pharmacies, ni les médecins,
la nature vierge, et plus particulièrement dans les montagnes,
les crèches et les discothèques – le confort parfait, fière ex-
où l’homme pouvait s’élever au-dessus de la réalité quoti-
pression des conquêtes humaines. Malgré leur situation isolée,
dienne et réfléchir.
on peut presque y accomplir les mêmes rituels quotidiens
Dans la société de consommation, ce type de réflexivité est
qu’en ville, à cette différence près que le téléphérique rem-
difficilement possible, car on est de toute part inondé de
place le métro, et le ski le travail.
produits, d’informations et d’affiches publicitaires auxquels
Dans un documentaire sur la station d’Avoriaz, ouverte en
on peut à peine échapper. Or désormais, cette marchandisa-
1967, le jeune promoteur exposait fièrement son concept
tion ne touche plus seulement les biens de consommation
d’organisation centrale, et qualifiait le site de « machine qui
produits par l’homme : elle s’est emparée de la nature elle-
fonctionne » : « Un seul numéro et tous les problèmes – qu’il
même. La nature est devenue un bien de consommation, elle
s’agisse d’un enfant malade à garder, d’une chambre à net-
a pris le même statut que tous les autres articles. Elle aussi
toyer ou d’un placard à monter – sont résolus immédiate-
est devenue un « objet » qui n’est plus déterminé « par des
ment. »11 Le documentaire propose ensuite l’interview d’un
lois écologiques naturelles, mais par la loi de la valeur
jeune couple qui explique ce qui lui plaît dans ce lieu. Assis
d’échange ». C’est de cette valeur d’échange que dépend la
dans leur appartement design garni de mobilier urbain, ces
valeur de loisirs que Baudrillard appelle bien-être. Cependant,
personnes se déclarent satisfaites des services proposés :
de notre point de vue, plus l’attitude consumériste est pro-
la dame aux cheveux soigneusement tirés vers l’arrière et aux
noncée et plus la perception de la nature s’étiole, car la
paupières ombrées de bleu, qui caresse un chihuahua aux
consommation détourne l’individu de la confrontation immé-
oreilles pointues, dit d’un ton nasillard et blasé, en clignant
diate avec la « nature nue ». La notion de bien-être se réfère
des yeux, qu’elle apprécie particulièrement que leur jeune
donc bien plus à la dimension quantitativement mesurable,
enfant soit gardé toute la journée par une nounou, ce qui
estimable et commerciale qu’à l’intensité subjective.
leur permet de faire du ski sans être dérangés. Son mari,
179
« Sublimer » 30 000 lits
d’allure sportive, vêtu d’un pull à col roulé tendance, bronzé,
l’assentiment des régions et des communes concernées qui
avec lunettes de soleil et dents ultra-blanches, acquiesce en
espéraient que le tourisme apporterait un nouveau dynamisme
souriant et souligne l’absence de voitures dans la station tan-
économique et enrayerait l’exode des populations (dans les
dis que le jeune enfant (hors cadre) pousse de petits cris à
années 1960, les agriculteurs ne représentaient plus que
l’arrière-plan.
11 % de la population totale, alors que pendant l’entre-deux-
Ce film illustre symboliquement le bien-être produit par le
guerres, ce taux s’élevait à 50 %).
« confort intégré » dans les stations de ski des années 1960
L’État offrit une base propice au développement des sports
et 1970 : les pistes devaient être directement accessibles
d’hiver en votant en 1958 une loi permettant à un investisseur
depuis les logements, sans voiture ; tous les touristes avaient
privé d’avoir les coudées franches sur un vaste territoire.
vue sur les montagnes pour maximiser l’effet de détente (qui,
Cette loi autorisait une totale « maîtrise du terrain », ce qui
déjà selon le rapport du CIAM, commençait avec le pano-
impliquait l’appropriation juridique de toute une zone (et
rama). Le terrain de ces villes-machines au fonctionnement
partant, l’expropriation l’expulsion des bergers), avec droit
impeccable était choisi pour répondre parfaitement aux
de développer un projet dans son intégralité. Le cadre légal
besoins (possibilité de créer des pistes de ski) et accueillir les
du développement était donc posé : les routes d’accès de-
projets voulus.
vaient être financées par les régions et les communes, les immeubles, les remontées mécaniques et les infrastructures
Des stations de montagne créées ex nihilo
d’équipement par les promoteurs, qui assuraient aussi l’exploitation et la commercialisation. Avec la prospérité croissante, les Trente Glorieuses avaient
49
Nous nous pencherons à présent sur trois stations de ski fran-
vu naître une jeunesse au fort pouvoir d’achat qui ne vivait en
çaises qui sont les exemples les plus radicaux du tourisme de
ville que depuis une génération et avait un rapport ambivalent
masse des années 1960 et 1970. Jusqu’alors, dans le déve-
à la vie urbaine, comme l’expliquait Roger Godino, promo-
loppement des sports d’hiver, la France était très en retard
teur de la station Les Arcs :
par rapport à la Suisse et à l’Autriche. Avec la hausse rapide
« Le progrès économique et social avait, hélas, sa contrepartie :
du niveau de vie pendant les Trente Glorieuses, période de
le récent malaise du surpeuplement urbain. De toute
forte croissance économique caractérisée par un véritable
évidence, nos grandes villes dont l’urbanisme datait du siècle
boom de la construction suite au plan Marshall, on se lança
dernier n’étaient pas faites pour absorber, sur une période
dans la construction d’innombrables grands projets – et le
aussi courte, un tel afflux de populations rurales. Entassés
phénomène n’épargna pas les Alpes. Le retard de la France
dans des "taudis" ou dans ces immeubles HLM construits en
devint une opportunité de développement rapide, puisqu’il
toute hâte et sans souci du beau, les jeunes générations,
n’y avait pas besoin de s’arranger avec l’existant, ce qui permit
celles dont les parents avaient naguère déserté les cam-
d’opter pour des solutions radicales, avec des villes construi-
pagnes, n’avaient plus qu’une seule envie : fuir 12. »
tes ex nihilo en haute montagne.
Les littoraux ayant déjà atteint leur capacité maximale
Le principe d’ordonnancement de la nature formulé par Le
d’accueil, il fallait développer les sports d’hiver en montagne.
Corbusier – qui la divisait rationnellement en zones A, B, C,
L’exemple de la station de ski de Courchevel, construite au
D, E – devint le modèle déterminant. L’idéal de rendre les
sortir de la guerre, fut suivi des grands projets de Flaine,
montagnes accessibles à tous resta une utopie, mais on tou-
Avoriaz, La Plagne, qui virent le jour quasiment en même
cha bel et bien les classes moyennes aisées de la jeune gé-
temps, et peu après de la station Les Arcs. Avant de se lancer
nération. La maxime fondamentale du CIAM, selon laquelle
dans ce grand investissement, Roger Godino réalisa une
l’État devait préserver le droit public des aménagements afin
étude de capacité :
de protéger la montagne de la spéculation privée, resta elle
« La France a 60 millions d’habitants. Dix pour cent pouvaient
aussi une utopie : en France, ce furent essentiellement des
investir dans une résidence secondaire en montagne ;
promoteurs privés qui se « partagèrent » les montagnes, avec
6 millions de Français qui peuvent donc s’intéresser au ski, ça
Marcel Breuer : Flaine, Haute-Savoie, 1960 –1977 180
Marcel Breuer, cheminée ronde à foyer ouvert en béton de l’hôtel Le Flaine, vers 1969
fait 600 000 lits. Un "lit" [on appelle la capacité de loger des gens un "lit"] est utilisable une dizaine de fois dans l’hiver. Si on fait le calcul, ça fait 20 stations à 30 000 lits. C’est à peu près ce qui s’est construit. À cette époque, il en restait encore 30 000 à construire. Je me suis alors jeté, jeune homme, dans cette aventure13. » Ces projets gigantesques posèrent la question de la forme que les « organisateurs de la nature » entendaient donner à leurs créations. Sur le plan stylistique, ils ne cherchèrent pas à s’inspirer des constructions alpines traditionnelles. Plus question d’être tourné vers le passé : l’avant-garde, la mondanité, symboles du progrès, étaient désormais de mise. L’objectif était donc de transposer le confort offert par les résidences urbaines aux « résidences alpines » qui restaient encore à créer. Trois exemples français proposant des approches différentes de cette problématique nous permettront d’illustrer comment un tel défi constructif a été relevé : la station de Flaine (10 000 lits, projet 49), le projet non réalisé de la station de Belleville (25 000 lits, projet 50) et la station Les Arcs (30 000 lits, projets 51 et 52). Flaine : « prototype d’urbanisme, d’architecture et
ne devait offrir ni une ambiance urbaine, ni un « décor régio-
de design »
naliste16 ». Charlotte Perriand, qui avait déjà participé à la
Eric Boissonnas, promoteur de la station de Flaine, avait l’am-
conception de Belleville en 1962 et avait conçu des hôtels de
bition de créer en pleine montagne un « prototype d’urba-
montagne de petites dimensions, accepta, après avoir hésité,
nisme, d’architecture et de design » moderne14. Gérard
d’assumer la charge de coordinatrice de la planification, et se
Chervaz, jeune guide de montagne, rechercha avec lui un
mit au travail avec le groupe d’architectes spécialement créé
site approprié et l’emmena à 1 600 mètres d’altitude, dans
pour ce projet, l’Atelier d’Architecture des Arcs.
un cirque montagneux que Boissonnas jugea idéal. Cet
Elle aussi se retrouva confrontée à la problématique d’un
endroit parfaitement isolé était à ses yeux une opportunité
terrain encore vierge, qui était dans le cas présent un pan de
unique pour son projet pédagogique moderne : « Très rares
montagne en pente continue : « Comment diviser le terrain ?
sont les ensembles qui ont bénéficié d’un site exceptionnel.
Comment construire sur ces vastes alpages ? » Évoquant la
[…] pour que puisse se réaliser l’ouvrage que ce site appelle,
stratégie d’aménagement du site, Charlotte Perriand écrivit :
le promoteur accepte de renoncer à la poursuite des béné-
« Rey Millet, qui avait une certaine forme de sensibilité, eut
fices immédiats qui sont incompatibles avec un ordre archi-
l’idée de me dire : on n’occupe pas le plateau, là où il y a des
tectural raisonné15. » Pour ce projet ambitieux, il fit appel à
chalets d’alpage, on se place à l’arrière, on les contemple,
une star de l’architecture installée aux États-Unis : Marcel
pour ne pas construire à l’endroit le plus beau – Cette vision
Breuer. Il comptait sur sa renommée pour gagner les hommes
m’avait intéressée17. »
politiques locaux à la cause de la station.
À l’organisation verticale d’« immeubles tours », envisagée à l’origine (avant l’intervention de Charlotte Perriand) par
Les Arcs : « sublimer » 30 000 lits
l’Atelier d’Architecture de Montagne (AAM), on préféra une
Roger Godino, promoteur de la station Les Arcs, voulait créer
solution horizontale. La station fut divisée en trois sites
un type de station de ski moderne qui contrairement à Flaine
différents séparés par un dénivelé de 200 mètres chacun. Candilis, Prouvé, Perriand, Woods, Josic, Piot, Suzuki : station de
181
ski de Belleville, Savoie, 1962
50
Charlotte Perriand et Gaston Regairaz, partie sud de la résidence Versant Sud, Les Arcs 1600, 1969–1974.
Le premier site, Les Arcs 1600, fut implanté à une altitude de
trame compatible avec la plus grande profondeur. Il fallait
1 600 mètres. Sa capacité était de 4 200 lits. Afin de protéger
normaliser sanitaires, plans de cuisson, rangements, et réduire
les vacanciers du bruit, le parking fut placé en contrebas de
le temps de pose sur le chantier. Sublimer l’organisation de
la station, tandis que la desserte des différents immeubles se
l’espace de vie et l’espace visuel dans une cellule de quatre
faisait par des chemins piétonniers. Pour la disposition des
lits de moins de 30 mètres carrés…Il fallait tout prévoir
immeubles, Charlotte Perriand chercha des moyens d’orienter
jusqu’au choix de la petite cuillère, et construire 500 studios habitables entre le 1er mai et le 30 novembre : programme moderne et véritable défi18. » Afin de respecter les délais très courts et les coûts serrés, Charlotte Perriand proposa d’avoir recours à la préfabrication. Elle créa des coques en polyester inspirées de la construction navale pour les cuisines et les salles de bains, avec lavabos, baignoire, miroir et cuvette de WC, éviers et zones de cuisson préintégrés. « Répondant aux impératifs des programmes, d’un urbanisme de concentration, d’une vitesse de réalisation : sept mois "du béton à la petite cuillère" il me fallait normaliser pour écourter le temps de pose : en premier lieu le sanitaire et le plan de cuisson, reliés à la gaine verticale… c’est ainsi qu’à partir de 1975, compte tenu des plannings, tous les matins, sept salles de bains furent livrées, terminées, prêtes à être montées par
le regard vers le paysage sans que les autres immeubles ne
grue. L’expérience positive porta sur 3 000 unités19. »
gênent l’effet de ressourcement désiré. Densification plustôt
Le concept de station intégrée, axé sur la recherche du confort
qu’éparpillement, vue panoramique sans entraves et ensoleil-
parfait pour les vacanciers, fut encore amélioré, avec accès
lement maximal : tels furent les principaux critères de
direct aux pistes depuis les appartements et installation de
conception, ce qui donna naissance à de nouvelles typologies
tous les équipements publics voulus : centre commercial,
architecturales, comme l’illustrent les projets La Cascade,
garderie pour les enfants, centre médical, écoles de ski, etc.
Versant Sud et La Nova (projet 51).
Un golf de 40 hectares fut aussi aménagé afin de rendre la
La première tranche du projet, Les Arcs 1600, qui comprenait
station attractive en été.
un ensemble d’immeubles de trois à quatre étages, fut inau-
51
gurée à Noël 1969, après seulement un an de travaux. Pour
Critique rétrospective de Charlotte Perriand
la deuxième tranche, Les Arcs 1800, il fallut tout optimiser :
Quand la troisième tranche de construction commença au
la taille des appartements, la durée du chantier et les coûts.
pied du glacier avec les Arcs 2000, station pour laquelle le
Godino introduisit ici un nouveau modèle d’hébergement
projet d’un hôtel innovant conçu par Jean Prouvé (projet 52)
touristique inspiré de la para-hôtellerie suisse : des apparte-
fut rejeté au profit de solutions plus conventionnelles et de
ments locatifs offrant le confort d’un hôtel, avec linge de lit,
plus en plus « optimisées » (au sens du promoteur), Charlotte
ménage et réception. Les appartements étaient nettement
Perriand se retira du projet. Résignée, elle écrivit plus tard :
plus petits pour réduire les frais de location, et les cellules se
« Et pourtant ce site, sublime à l’origine, a été saccagé 20. »
firent plus longues et plus étroites (10,4 mètres de longueur
Elle avait assisté au développement fulgurant du tourisme
pour 2,96 mètres de largeur) afin d’éviter les coûts élevés liés
des sports d’hiver, qui avait aussi entraîné une transformation
aux façades. La rentabilité guida la conception et la construc-
du rapport des hommes à la montagne. Dans ses mémoires
tion. 18 000 lits furent créés ici, avec des immeubles allant
écrits à l’âge de 95 ans, elle porte un jugement sévère sur
jusqu’à 13 étages : « Il fallait densifier, définir la plus petite
son intention ambitieuse de partager ses montagnes chéries
Charlotte Perriand : La Cascade, Versant Sud, La Nova, Les Arcs 1800, 1968 –1981
182
avec les masses, qu’elle qualifie de « hordes robotisées21 » :
ces fières prouesses humaines : la rapidité des chantiers,
« Aujourd’hui, vingt-huit mille lits ornent la vallée, destinés à
l’exploitation maximale et subtilement réfléchie du terrain et
la horde des vacanciers qui déferle à l’époque fatidique des
l’optimisation de la cellule d’habitation intelligemment
vacances de neige. Des remontées mécaniques les attendent,
conçue. Dans les grands ensembles construits en haute mon-
des pistes sans cailloux, sans bosses, sans obstacles, cajolées
tagne, l’homme a l’impression d’être au-dessus de la nature
été comme hiver par les autochtones, des hôtels rénovés,
par le confort illimité que la technique moderne des bâtiments
des boutiques approvisionnées pour cette manne de citadins
lui offre. Le sentiment du sublime n’est plus inspiré par les
pourvus de picaillons qu’ils dépensent allégrement en huit,
ravins, les sommets, les glaciers et les avalanches, mais par
dix, quinze jours avant de repartir en ville faire le plein "à la
les pelleteuses, les ponts, les routes, les tunnels, les grues,
sueur de leur front", jusqu’à l’an prochain . »
les immeubles, les remontées mécaniques et les parava-
Dans ce texte, elle se demande si le véritable problème n’est
lanches. L’homme-démiurge ne frémit plus que face à la puis-
pas l’homme lui-même, qui se transforme à force d’être
sance de son propre ouvrage.
22
« trop gâté ». Charlotte Perriand critique le confort d’une société de consommation qui cherche dans la nature autre chose que la nature elle-même. La « sublimation » de la cel-
La fin de l’euphorie du tourisme de masse
lule d’habitation devait permettre d’offrir à 30 000 personnes un cadre propice à l’observation de la nature ; ce fut le der-
Avec le choc pétrolier des années 1970 et l’apparition du
nier vestige du sublime d’antan dont elle déplora la dispari-
mouvement écologique, on a de nouveau assisté à un boule-
tion après avoir vainement tenté de sauver ce qui pouvait
versement du rapport de l’homme à la nature. La foi dans le
encore l’être – fût-ce uniquement la vue sur les montagnes.
progrès et la technique ont été remises en question, et l’exploitation effrénée, consumériste, des dernières réserves na-
Le spectacle grandiose des réalisations humaines
turelles a été critiquée. Le rapport à la montagne a été lui aussi interrogé, notamment face aux foules humaines qui déferlent sur les massifs en saison. La construction d’ensembles urbains en haute montagne est de plus en plus évitée.
Le tourisme de masse s’était lancé dans l’euphorie à la
Vers la fin des années 1970, une nouvelle forme de régiona-
conquête des montagnes. Rien ne s’opposait plus à l’élan
lisme est apparue, qui plaide pour une préservation durable
humain : les montagnes étaient désormais accessibles aux
des paysages et du patrimoine culturel des villages et des
masses, qui pouvaient les « vivre » avec tout le confort de la
villes. Cela étant, on ne peut parler de « régionalisme cri-
ville. À partir de cette impression, la perception de la mon-
tique » que dans certains cas, car souvent, les grandes réali-
tagne a elle aussi évolué : loin de l’expérience contemplative,
sations décriées ont suscité un régionalisme exempt de toute
sensorielle et physique du sublime, les hommes se sont em-
critique qui puise sans modération dans les langages formels
parés collectivement de la nature. L’admiration respectueuse
conventionnels (quitte à tomber dans le kitsch) afin d’attirer
de la nature s’est transformée en une admiration de ce que
les clients : des chalets en bois de toutes tailles et de toutes
l’homme a accompli dans la nature : désormais, l’homme ne
formes ont « colonisé » visiblement les paysages montagneux
se sent plus supérieur aux puissances de la nature par l’esprit
encore intacts. Dans les années 1990, un nouveau retourne-
seulement (et par opposition à son impuissance physique,
ment s’est produit : le nouveau mot d’ordre impose désormais
comme c’était encore le cas à l’époque de Kant), mais aussi
de densifier, mais à l’échelle humaine.
matériellement, puisque la technique lui permet de s’élever aisément au-dessus des puissances de la nature. Ce ne sont
Stratégies entre analogie et abstraction
plus celles-ci qui suscitent en lui un sentiment d’exaltation,
Si dans les années 1960 les montagnes étaient devenues un
mais la technologie humaine dans sa capacité à dominer et
bien de grande consommation, on mise à l’heure actuelle sur
à soumettre la nature sauvage. Le sublime tient désormais à
le luxe, qui tend à supplanter le tourisme alpin existant. Jean Prouvé, Reiko Hayama, Serge Binotto, hôtel Les Arcs 2000,
183
1970
52
Domenig Architekten, Rocks-Resort Laax, Grisons, Suisse, 2007-2010.
La conception des stations de luxe contemporaines prend
Mais celle-ci a peu à voir avec le kaléidoscope illusoire du
clairement ses distances avec l’atmosphère urbaine des sta-
tourisme. Peut-être une de nos tâches les plus urgentes
tions de ski des années 1960, et d’autre part, entend enrayer
est-elle de réapprendre à voyager, éventuellement au plus
la propagation des lotissements de chalets. Elles sont certes
proche de chez nous, pour réapprendre à voir23. »
conçues pour atteindre une densité élevée, mais sans recréer
Le voyage, expérience intense, doit élargir la conscience et
une ambiance citadine. La recherche de nouvelles dispositions
inciter à « voir », comme c’était encore le cas avant le XXe
spatiales et de nouveaux langages passe souvent par le
siècle. La confrontation avec la « nature sauvage » et l’expé-
recours à des modes de construction analogiques : l’archi-
rience qu’elle fait vivre peuvent être rangées dans cet « acte
tecte suisse Thomas Domenig, installé à Coire, a conçu les
de voir élémentaire », car elles permettent d’élargir la
bâtiments du Rock Resort de Laax, dans le canton des Grisons,
conscience de l’individu qui s’élève au-dessus des limites de
sous forme de cubes de pierre surdimensionnés placés au
la contemplation. L’homme est confronté à lui-même en prenant conscience, selon ce qu’écrivait Kant, de sa « propre destination ». Cette prise de conscience induite par une expérience élémentaire, qui au XVIIIe et au XIXe siècle était encore produite par les hautes montagnes, continue à être recherchée aujourd’hui – mais l’omniprésence du tourisme fait qu’elle est de moins en moins trouvée. « Réapprendre à voir » et à ressentir profondément : tel est l’objectif d’architectures spécifiques qui parfois accordent une place importante à l’isolation de l’individu au beau milieu des montagnes.
pied du flanc de montagne, qui ressemblent à des blocs
Chose intéressante, ces projets reviennent souvent vers des
erratiques déposés là par hasard (2010). Malgré la densité
abstractions cristallines ou polymorphes, dont témoigne par
élevée de l’ensemble, les formes bâties ont un caractère
exemple l’Alpine Capsule de Ross Lovegrove (projet 53) : il a
volontairement non urbain, et l’analogie avec la pierre pro-
conçu pour un hôtelier du Haut-Adige une bulle panoramique
duit une ambiance délibérément « naturelle » qui s’exprime
entièrement transparente, fonctionnant en autarcie, pour un
aussi dans la matérialité des façades de pierre à structure
ou deux occupants, sur un plateau d’altitude des Dolomites,
grossière.
face au Piz La Ila. Selon Lovegrove, sa vocation est d’être un
Miroslav Šik, en revanche, a conçu un nouveau cœur de village
« prototype pour une nouvelle forme de vie insulaire off-grid »,
pour la station Andermatt Swiss Alps (créée par un investisseur
basée sur une « expérience d’une durée limitée24 ». L’accent
égyptien) en s’appuyant sur la structure que l’histoire a don-
est mis sur l’expérience unique qui consiste à observer le
née au village d’à côté, et l’a imitée en jouant volontairement
paysage et la voûte céleste, seul, au beau milieu de hautes
sur la manipulation et la déformation (2008). Cet exemple
montagnes, allongé dans un lit, à travers une coupole trans-
témoigne d’une approche analogique cherchant à créer une
parente. Cet « unicellulaire cosmique » universel doit permettre
« culture artificielle », contrairement au projet de Laax, qui
à l’homme de s’isoler complètement et de s’immerger sur un
vise la création d’une « nature artificielle ».
mode méditatif dans l’univers montagneux, la bulle amorphe
Ces villages artificiels, ces formes rocheuses ou cristallines
et cristalline étant ici source d’inspiration formelle. L’analogie
nous aident à surmonter sur un mode illusionniste le fait que
repose ici non pas sur l’idéalisation romantique des villages
nous sommes des intrus dans la nature dans laquelle nous
de montagne, mais sur la pureté et la perfection des
nous rendons, pleins de désirs et de nostalgies. Le village
« formes parfaitement régulières de la nature », pour reprendre
analogique, qui crée un monde artificiel, s’insère en douceur
les termes employés par Semper.
dans le « kaléidoscope illusoire du tourisme », pour reprendre une expression de l'anthropologue français Marc Augé, qui en 1997 constatait : « Le monde existe encore en sa diversité. 53
Ross Lovegrove, Alpine Capsule, Dolomites, 2008 184
Intensité
deviennent attractives, parce qu’elles nous promettent des expériences fortes, dans lesquelles nous sommes déconnectés,
Depuis qu’il a complètement domestiqué les montagnes,
off-grid. Si la vitesse et le vertige produisent une intensifica-
l’homme s’ennuie face à la nature autrefois sauvage. Pourtant,
tion radicale de la vie (avec beaucoup d’adrénaline, mais
il continue à éprouver le besoin de faire des expériences
bien peu de transcendance), l’expérience off-grid nous
fortes, de dépasser ses limites, comme le sublime le lui per-
confronte à notre être intérieur. La capsule transparente,
mettait. Le philosophe français Tristan Garcia décrit le su-
complètement isolée dans les montagnes, de Ross Lovegrove
blime comme l’expérience imprévisible que nous recherchons
stimule l’esprit et la perception face au « néant » qui nous
et craignons toute notre vie durant :
entoure. En nous exposant à lui, nous nous confrontons à
« Le foudroiement de notre être, qui permet de toucher un
nous-mêmes. Il s’agit là d’une expérience forte dans un
instant au plus haut degré de notre propre sentiment d’exis-
monde qui ne nous laisse plus ni le temps, ni la tranquillité,
tence, est erratique. De la naissance à la mort, nous évoluons
ni l’espace pour faire de telles expériences.
au gré de la modulation de cette décharge que nous espérons
Dans le monde actuel, la peur ne naît plus du manque de
et que nous redoutons, que nous essayons de susciter quand
sécurité physique (comme à l’époque de Kant), puisque nous
elle nous manque, et dont chacun de nous trouve le moyen
considérons celle-ci comme acquise (il y a toujours une
d’évaluer l’amplitude et la fréquence25. »
cabane à proximité pour se mettre à l’abri, ou au moins un
Garcia constate qu’à la différence de nos ancêtres, et depuis
portable dans la poche pour les situations d’urgence). Ce qui
longtemps déjà, nous sommes bien plus en quête d’intensité
nous fait aujourd’hui frémir, c’est plutôt l’idée de l’isolement
que de transcendance26. Sa thèse : dans le monde actuel, la
complet qui nous libère de toutes les sollicitations du quoti-
plus haute valeur de notre existence est de vivre « aussi inten-
dien (disponibilité permanente, flux d’images médiatiques,
sément que possible » : « […] on nous enseigne à ne plus
surabondance d’informations, etc.) – mais nous effraie aussi.
attendre quoi que ce soit d’absolu, d’éternel ou de parfait :
Tant que nous savons que nous pouvons de nouveau être
ce que nous sommes encouragés à appeler de nos vœux,
connectés (il suffit d’appuyer sur un bouton et le cauchemar
c’est une maximisation de tout notre être27. » Les valeurs
s’achève), nous nous sentons en sécurité ; c’est là, apparem-
classiques de l’éthique ont été remplacées par la fétichisation
ment, la condition pour que nous puissions trouver sublime
de l’intensité :
notre vie temporaire off-grid (et pour qu’elle ne soit pas
« Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a dans cette idée d’inten-
qu’une vision d’horreur), si nous essayons de transposer la
sité, quand nous l’observons de loin, ni salut ni sagesse. […]
théorie kantienne du sublime dynamique sur la sécurité et
L’intensité que tout nous promet dans le monde contempo-
la peur à notre monde moderne. Notre « capacité à résister »
rain est un programme éthique qui chuchote d’une petite
nous donne le courage nécessaire, parce que nous pouvons
voix dans tous nos plaisirs et dans tous nos peines : "Je te
nous mesurer non pas à la « toute-puissance apparente de la
promets plus de la même chose. Je te promets plus de
nature29 », mais à la toute-puissance d’un monde connecté
vie"28. »
auquel nous parvenons à échapper un moment.
L’intensité est un idéal contemporain séduisant, mais aussi un piège, poursuit Garcia, car elle peut produire le contraire de ce qu’elle promet : l’intensification constante de notre sentiment d’exister s’effondre dès lors qu’il n’y a plus rien à intensifier. Notre quête d’intensité se neutralise ainsi elle-même et amène un vide émotionnel dépourvu de tout sens. Mais avant de sombrer dans la crise existentielle, nous allons voir ailleurs et cherchons d’autres intensités que la vie quotidienne dans notre monde médiatisé ne nous permet plus de trouver. C’est précisément le moment où les montagnes
185
« Sublimer » 30 000 lits
Clemens Holzmeister, hôtel Drei Zinnen/Tre Cime, à Sesto/ Sexten, Tyrol du Sud (1926), 1929-1934.
47 Clemens Holzmeister, hôtel Drei Zinnen/Tre Cime,
visiteur, qui souhaite une chambre protégée des regards ex-
Sesto/Sexten, Tyrol du Sud (1926), 1929–1934
térieurs, réclame lui aussi des solutions que l’on ne peut
Clemens Holzmeister, qui voulait créer un nouveau type de
trouver ni dans un château, ni dans une ferme. […] Il faut
ferme tyrolienne, a recherché des innovations typologiques
donc avoir le courage de chercher la nouvelle forme qui
et stylistiques pour satisfaire aux exigences d’une utilisation
répondra à ces nouveaux impératifs. En lui conférant un
touristique. Après avoir conçu dès 1913, pour son second
caractère élégant, clos, avec une facture artisanale soignée,
examen d’État, un « hôtel alpin pour le Tyrol » composé
et en utilisant des matériaux locaux (le fonctionnement im-
d’un corps de bâtiment étiré, sur trois niveaux, avec toit à
peccable du plan étant une évidence), on donne à l’hôtel
double pan, il continua à développer ce genre par la suite :
alpin le droit d’exister jusque dans le plus beau des paysages.
de 1927 à 1929, il réalisa une extension pour l’hôtel Post
Ici comme ailleurs, les principes d’une architecture saine,
de Sankt Anton : une construction en bois de neuf étages
bien de son temps, sans la moindre concession à la mode se
avec toit à double pan, qui dépassait largement la hauteur
maintiennent indéfectiblement30. »
de l’ancien bâtiment. Les réflexions suivantes avaient motivé sa décision de travailler à partir d’éléments traditionnels tout
Pour le projet de Sankt Anton, soucieux de renouveler le
en recherchant une expression nouvelle :
genre, il reprit de nombreux éléments traditionnels en les associant « discrètement » à la taille voulue pour la construc-
« Par son seul volume, l’hôtel alpin […] peine à s’intégrer dans
tion. Selon Holzmeister, une architecture « saine et bien de
l’environnement simple du village. Mais le désir légitime du
son temps » ne devait pas nécessairement être à la mode ;
« Sublimer » 30 000 lits
186
au contraire, la solution consistait à s’inspirer des types de construction traditionnels tout en les modernisant subtilement. Avec l’hôtel Drei Zinnen/Tre Cime, à Sesto/Sexten, il alla plus loin en donnant une interprétation abstraite et cubiste du modèle archétypal de la ferme. Les sept étages du bâtiment sont recouverts par un imposant toit à double pan, au-dessous duquel la façade sud est par endroits décalée vers l’arrière, engendrant une composition de formes cubiques. Il a ainsi repris la fonction des encorbellements traditionnels, tout en leur donnant une forme plastique nouvelle. L’hôtel Seegrube au Hafelekar, qu’il conçut à peu près en même temps (1927), était quant à lui situé bien à l’écart de la ville et échappait de ce fait aux conventions villageoises et aux impératifs de protection du patrimoine historique. Il utilisa pour lui un autre langage formel : le corps de bâtiment, convexe, était doté d’un toit à un seul pan incliné vers le versant de la montagne, rappelant les créations de Welzenbacher et Baumann, qui incarnaient alors la « nouvelle construction alpine ». Holzmeister parlait ces deux langages, et sut les mettre en pratique habilement en fonction des exigences et des possibilités. Dans l’après-guerre, encore fortement imprégné de la notion de Heimat (terme signifiant terre natale, patrie, et dont les nazis avaient fait le symbole de l’identité allemande), ce ne fut pas le style avant-gardiste avec toit à pan unique qui s’imposa, mais le modèle de la ferme traditionnelle locale avec toit à double pan, qui reste d’ailleurs le plus répandu à l’heure actuelle. Le fait qu’elle puisse comporter neuf étages, voire plus, ne semble pas gêner les défenseurs du patrimoine (Heimatschützer) : l’essentiel est que l’enveloppe extérieure familière soit préservée, fût-elle de taille XXL. Il est toutefois très rare de constater des innovations substantielles comme celles que Holzmeister avaient introduites.
187
« Sublimer » 30 000 lits
Le Corbusier, projet de station de ski à Vars, publié dans : La Maison des Hommes, juillet 1942.
48 Le Corbusier, station de ski de Vars, Hautes-Alpes, 1939 Depuis le V congrès du CIAM, Le Corbusier réfléchissait à la e
Dans la ville de Vars, il installe le programme le plus rigoureux d’une capitale du ski, en fonction de la topographie et
question d’une « zone de loisirs » dans les Alpes. En 1939, il
du soleil :
réalisa les plans pour une station de ski dans la ville de Vars
A. La colline des hôtels. B. Le centre commercial et les jeux du patin. C. Les chalets privés. D. Les téléphériques. E. Le saut.
Le terrain est occupé, le terrain est préservé, le site est ennobli par l’architecture. La vallée a désormais son "statut du terrain"31. » Le « statut du terrain » doit permettre à l’architecte d’avoir les coudées franches. Sur la « colline de l’hôtel », on voit un bâtiment en longueur de onze étages, avec parking en spirale, auquel la route aboutit, tandis que sur les pentes, des chalets privés sont dispersés – pour « une autre catégorie d’utilisateurs ». Ce type de « charte des sports d’hiver » subdivise la nature en fonction des besoins des hommes, l’ordonne et la rend utilisable : doctrine, technique, clarté, ordre, rigueur, programme et statut sont les mots d’ordre récurrents de son discours sur la nécessité de transformer la nature pour la rendre utile. L’architecture a pour mission d’« ennoblir » le paysage, et cette mission incombe à l’architecte, nouveau démiurge de l’ère de la technique. Station de ski du gouvernement de Vichy (Hautes-Alpes), située à 1 850 mètres d’altitude. Sur un des-
Suite à l’occupation de la France par Hitler à partir de 1940,
sin qu’il fit à la main du plan de situation figurent les lettres
le sud et le sud-est du pays formèrent jusqu’en 1942 la zone
A, B, C, D, E, expliquées dans le texte qui l’accompagne :
dite libre. Celle-ci était administrée par le gouvernement de
« L’ordonnateur intervient avec sa doctrine humaniste appuyée
Vichy, dirigé par le maréchal Pétain, en collaboration avec les
sur toutes les techniques.
forces d’occupation hitlériennes. Le gouvernement de Vichy
Il débroussaille l’inextricable maquis, lit avec clarté, mesure,
voulait développer les sports d’hiver pour deux raisons :
dispose, ordonne.
d’une part, sous le fascisme, le sport faisait partie du pro-
L’ordre rentre dans les plans et dans les actes.
gramme d’éducation et de santé destiné au peuple, d’autre
Il fixe le "statut du terrain" en chaque partie constructive de
part, les sports d’hiver étaient un moyen de faire rentrer des
l’agglomération, créant ici des richesses qui compenseront,
devises, à condition bien sûr de parvenir à concurrencer
là, des pertes nécessaires.
l’offre touristique suisse et autrichienne.
Il reconnaît le paysage.
C’est pourquoi en 1942, le gouvernement chargea des ingé-
L’ordonnateur étudie le problème des sports d’hiver, recher-
nieurs de l’École nationale des ponts et chaussées de réaliser
chant les pentes de bonne neige, mais se plaçant encore à
une étude pour le développement des sports d’hiver dans la
l’intérieur du ciel méditerranéen.
région des Trois Vallées, en Haute-Savoie ; Maurice Michaud
« Sublimer » 30 000 lits
188
Le Corbusier, « aménagement station de sport d’hiver et d’été, Vars », France, 1939, plan, Fondation Le Corbusier.
et Laurent Chappis étaient chargés de la supervision du projet. Parallèlement, Le Corbusier voulut lui aussi relancer son projet pour Vars, et fit paraître en juillet 1942 son étude préalable dans le livre La maison des hommes, qu’il publiait avec François de Pierrefeu, l’un des co-fondateurs du CIAM. Le gouvernement de Vichy se montra intéressé par son approche hygiéniste et ses projets à grande échelle. Son « Plan voisin » trouva également des oreilles attentives, mais ni lui ni le projet pour Vars ne furent réalisés, d’autant que le 11 novembre 1942, Hitler occupa aussi la zone libre. Plus question désormais de songer aux loisirs : tous les fonds devaient être investis dans la guerre.
189
« Sublimer » 30 000 lits
Marcel Breuer, « Flaine Forum », vers 1970.
49 Marcel Breuer : Flaine, Haute-Savoie, 1960 –1977 Flaine est l’un des exemples les plus radicaux de création
Marcel Breuer, vue générale de la station de sports d’hiver de Flaine dans les années 1970.
Flaine est un exemple d’application du principe d’ombre et de lumière que j’ai adopté. Les façades des bâtiments sont
d’une ville nouvelle en haute montagne. Éric Boissonnas
taillées comme des pointes des diamants. Les rayons de
avait choisi de développer son « prototype d’urbanisme mo-
soleil frappent leurs facettes sous des angles différents ; des
derne » en montagne, où aucune prescription stylistique
éclairages contrastés résultent de leur réflexion. Une brisure
n’entravait la liberté architecturale.
dans l’horizontalité des lignes des niveaux auxquelles sont
Flaine fut créée ex nihilo dans un cirque naturel, à 1 600
asservis les bâtiments, création humaine, s’oppose au relief
mètres d’altitude, avec vue sur le mont Blanc et les Aiguilles
chaotique de la montagne, témoin de la toute- puissance de
de Chamonix. Pour déterminer précisément le site, Boisson-
la nature. Intégration de sa composition toute entière au ma-
nas survola la zone en hélicoptère en compagnie de Marcel
gnifique et sauvage paysage de Flaine, auquel elle s’associe
Breuer, le 30 novembre 1960. La première réaction de Breuer
et qu’elle humanise33. »
fut de s’exclamer : « Quel site admirable ! Comment ne pas le gâter32 ? » Il proposa de bâtir la station sur trois arêtes
Le principe mimétique proclamé, c’est-à-dire la reprise des
situées devant une longue paroi rocheuse calcaire qui marque
caractéristiques morphologiques et géologiques du paysage,
la structure et la morphologie du terrain. À la géométrie
et la nécessité d’« humaniser » la nature peuvent sembler
dominante de ces parois verticales, Breuer opposa un contre-
contradictoires, avec d’un côté une stratégie de disparition,
point formel constitué de barres de béton horizontales dont
d’autre part le souci d’ordonner la nature sauvage par des «
les facettes, taillées comme des diamants, apportaient
créations humaines » et de l’« humaniser ». Comme chez Le
rythme et vibration aux longues façades. Celles-ci, réalisées
Corbusier, l’architecture a ici pour mission d’« ennoblir »
en béton, devaient se fondre visuellement dans la couleur de
la nature, puisqu’elle ordonne le monde sauvage et le met au
la pierre environnante ; « et de ce fait, il n’a pas été nécessaire
service de l’homme.
de protéger le terrain, parce que les bâtiments, obéissant à un principe mimétique, disparaissent presque », comme
Il n’est pas inintéressant de constater que ce processus
Breuer l’affirma. Il justifia la disposition des bâtiments par la
créatif démiurgique fait référence au diamant, car le principe
topographie du terrain, et le caractère cristallin des façades
cristallin, abstrait et atemporel, permet de résister à la nature
par la volonté de jouer avec la lumière : « L’architecture de
sauvage et de trouver un langage pour lui faire face.
« Sublimer » 30 000 lits
190
Marcel Breuer, « Flaine Forum », vers 1970.
De même, les matériaux sont réduits à l’essentiel, avec béton
format de Victor Vasarely et de Jean Dubuffet ont été installées
brut pour les façades, fenêtres en bois naturel, maçonnerie
sur le site, et une sculpture de Pablo Picasso s’y est ajoutée en
en moellons grossiers pour les socles. Par l’utilisation de
1991.
douze éléments préfabriqués en béton, ce motif cristallin a été employé de manière répétitive.
Hôtel Le Flaine L’hôtel Le Flaine est un immeuble de quatre étages doté sur
Construction
son côté d’une plate-forme en porte-à-faux surplombant un
Les travaux de construction de la route, qui devaient être
à-pic rocheux – puissant symbole devenu l’emblème de la
réalisés par la commune d’Arâches, débutèrent en 1961.
station de ski. C’est le seul bâtiment orienté est-ouest, ce qui
Suite à des différends administratifs et financiers, ils furent
le distingue des autres. Il est posé sur pilotis afin qu’on
retardés de deux ans, et la construction de la station ne put
puisse apercevoir le forum depuis l’entrée du village. Au rez-
commencer qu’en 1963. Pour contourner le problème des
de-chaussée surélevé se trouvent les pièces communes amé-
transports de matériaux par la route, Breuer proposa de créer
nagées avec des meubles de designers : le salon, le bar et le
une usine de béton dans la vallée et un téléphérique pour
restaurant avec cheminée ouverte dessinée par Breuer.
charges lourdes, ce qui permit de préfabriquer les éléments
Les quatre étages supérieurs abritent les chambres de l’hôtel,
en béton et de les transporter directement en altitude. Il
avec balcons en saillie. En 1977, Marcel Breuer s’est retiré du
fallut au total six années avant que la première phase des
projet, laissant à ses collaborateurs le soin de réaliser la der-
travaux ne soit inaugurée, en 1969, et plus de dix ans jusqu’à
nière tranche de travaux : Flaine Forêt. Gérard Chervaz, no-
l’achèvement de l’ensemble du plan général de cette « ville
tamment, a alors pris la relève. En 1991, l’hôtel Le Flaine a
utopique de la modernité » implantée en haute montagne.
été classé monument historique, ce qui n’a cependant pas suffi à empêcher les importantes transformations réalisées en
Organisation
1992 et 1993, après le retrait des Boissonnas : l’espace sous
L’ensemble urbain est groupé autour de Flaine-Forum (1 600
pilotis a été fermé et le mobilier vendu. Il reste donc peu de
mètres d’altitude), entouré sur trois côtés par des bâtiments
choses de l’atmosphère initiale, à l’extérieur comme à l’inté-
bas de manière à toujours laisser la vue dégagée depuis les
rieur.
barres d’appartements plus hautes qui se dressent derrière. Le forum forme le centre de la station, avec des boutiques, un centre d’art et une chapelle œcuménique placée à la lisière de la forêt, bâtiment sculptural recouvert d’ardoises. Juste devant la piste s’étire une rangée de bâtiments bas, de forme allongée, appelée le « front de neige » (1 580 mètres). À peine 100 mètres plus haut, plusieurs bâtiments résidentiels suivent une arête du terrain ; cet ensemble porte le nom de Flaine-Forêt (1 675 mètres). Ces constructions sont placées au sud de la route et insérées dans la pente de manière à ce qu’on ne voie depuis la route que leurs toits, auxquels on accède par des passerelles de bois. Cet ensemble est directement relié à Flaine-Forum, situé en contrebas, par un ascenseur incliné. Eric Boissonnas et sa femme Sylvie ont fait construire un auditorium de musique classique pour favoriser le tourisme en dehors de la saison de ski aussi. Des sculptures de grand
191
« Sublimer » 30 000 lits
Marcel Breuer, vue de la station de Flaine sur son terrain, 1960.
Marcel Breuer, coupe en perspective du bâtiment Flaine Forum, 1960.
Comme la plupart des stations de ski des années 1960, Flaine a mal vieilli. Les couches aisées de la population française préfèrent se rendre ailleurs, et Flaine a été abandonnée aux touristes ivres (qui souvent vandalisent aussi les lieux). De nouvelles stratégies sont néanmoins développées pour enrayer ce processus de délabrement. On rénove, on continue à construire : derrière le forum, Christian Hauvette a conçu une résidence de tourisme avec piscine couverte intégrée, dont le socle au moins fait référence aux façades cristallines de Breuer. Le corps du bâtiment, légèrement coudé, doté côté sud d’une façade en bois, semble capituler devant la rigueur moderne de Breuer.
« Sublimer » 30 000 lits
192
Candilis, Prouvé, Perriand, Woods, Josic, Piot, Suzuki, maquette de concours pour la station de ski de Belleville, 1962.
50 Candilis, Prouvé, Perriand, Woods, Josic, Piot, Suzuki :
Ce projet fut jugé « trop progressiste pour son époque »
station de ski de Belleville, Savoie, 1962
par le jury. Pourtant, son caractère utopique fait qu’il mérite
La vallée des Belleville faisait partie du programme de déve-
qu’on s’attarde sur lui, car au-delà de son concept architecto-
loppement touristique du gouvernement français d’après-
nique, il propose aussi des solutions pour l’aménagement du
guerre. La Caisse des dépôts organisa un concours
territoire et les infrastructures. La station de ski de Belleville
international pour une station d’une capacité de 25 000 lits
n’a jamais été réalisée, mais c’est à cette même époque que
en montagne. L’étude de terrain réalisée en amont définissait
la plupart des autres stations de ski ont été construites – par
le tracé des pistes de ski et des remontées mécaniques ainsi
des investisseurs privés et non publics.
que l’emplacement des bâtiments, orientés au sud. Pour la haute saison, 7 000 places de parking devaient être prévues, sur une surface de 50 hectares. L’équipe d’architectes composée de Georges Candilis, Jean Prouvé, Charlotte Perriand, Shadrach Woods, Alexej Josic, Henri Piot et Ren Suzuki proposa un projet radical et utopique, avec un concept de desserte original : comme l’accès par la route était problématique, celle-ci traversant une vallée étroite avec forts risques d’avalanches, les architectes proposèrent de construire un système monorail reliant le domaine skiable au réseau ferroviaire public (accessible dans les stations de Moutiers et Modane). Depuis la gare, on gagnait directement la station de ski agencée le long des courbes de niveau ; les immeubles dispersés étaient accessibles par des escalators abrupts à flanc de montagne, tandis que des tapis roulants horizontaux permettaient d’acheminer les personnes sur les distances assez importantes. Le long de ces chemins se trouvaient des équipements culturels et des magasins. Pour les hébergements, les architectes avaient conçu différents types de logements pour petits budgets ou pour clients aisés : les dortoirs et chambres d’hôtel bon marché occupaient des immeubles de six à huit étages avec ascenseurs, tandis que les studios, appartements et hôtels plus chics étaient disposés dans des structures linéaires de plain pied qui suivaient l’inclinaison de la pente, comme des terrasses. Compte tenu de la brièveté de la période de construction, limitée à cinq mois à cette altitude, les éléments porteurs en béton devaient être préfabriqués.
193
« Sublimer » 30 000 lits
Charlotte Perriand et Guy Rey-Millet, façade nord de La Cascade, Les Arcs 1600, 1968 –1969.
51 Charlotte Perriand : La Cascade, Versant Sud, La Nova, Les Arcs 1600 et 1800, 1968 –1981
Rey-Millet) tient à la disposition en terrasses des étages, que Charlotte Perriand justifia de la manière suivante : « La coupe
Dans la conception de la station de ski Les Arcs, le défi était
de La Cascade montrait clairement qu’en face sud, les ter-
de développer des typologies innovantes afin d’offrir à tous
rasses de deux mètres de profondeur ne se superposaient
les visiteurs une vue dégagée sur les montagnes. L’utilisation
pas pour ne pas se projeter de l’ombre mutuellement ; elles
d’éléments de l’architecture traditionnelle (comme les toitures
étaient décalées d’autant vers le nord, ce qui au rez-dechaussée, mettait à l’abri la circulation extérieure toujours désenneigée34. » Contrairement à un immeuble en terrasses classique, la situation des bâtiments, qui suivent la pente du terrain, a permis d’éviter que la surface habitable ne se réduise à mesure que l’on s’élève dans les étages.Charlotte Perriand créait toujours ses projets de résidences de l’intérieur vers l’extérieur pour offrir aux habitants un espace de vie le plus agréable possible. La disposition des bâtiments, mais aussi l’aménagement intérieur étaient conçus pour mettre en scène la vue sur les montagnes : les balcons étaient surélevés de 40 cm pour ne pas priver de soleil les appartements situés en dessous ni réduire le champ visuel. À l’intérieur, un banc de fenêtre longeait toute la baie vitrée du balcon et permettait de s’asseoir pour apprécier le panorama. Les radiateurs étaient dissimulés des-
en ardoises, les revêtements de façades en mélèze, les ma-
sous. Les balcons étaient de taille généreuse pour permettre
çonneries en moellons au niveau des socles) devait faciliter
de s’asseoir à l’air libre, des brise-vue latéraux préservaient
l’intégration dans le paysage, et l’utilisation de méthodes de
l’intimité de chacun. Charlotte Perriand planifiait tout dans les
construction modernes devait réduire la durée des travaux.
moindres détails, y compris le mobilier spécialement adapté à
La nouveauté typologique de la résidence La cascade
un petit espace, avec des angles ronds pour que l’on puisse
(conçue entre 1968 et 1969 avec la collaboration de Guy
circuler avec fluidité malgré l’exiguïté des appartements.
Intérieur d’un appartement de la résidence La Cascade, 1968 –1969.
Charlotte Perriand et Guy Rey-Millet, plan d’un appartement de la résidence La Cascade, Les Arcs 1600, 1968.
Façade sud de La Cascade. Le bâtiment oblique suit la déclivité du terrain.
L’ensemble Versant Sud (réalisé entre 1969 et 1974 avec la collaboration de Gaston Regairaz) suit la pente du terrain sous forme de gradins. Vue du ciel, cette résidence est presque invisible, les toits plats végétalisés ou enneigés se fondent dans la montagne. C’est seulement de côté ou d’en bas que l’on saisit la taille réelle de cette résidence de 1 000 lits. Elle est desservie par le haut : des escaliers encastrés dans la pente mènent les habitants à l’étage où ils résident (par sa disposition, ce projet rappelle celui de la station de Belleville, même si celui-ci était de bien plus grande dimension).
195
« Sublimer » 30 000 lits
Charlotte Perriand, Roger Godino et Gaston Regairaz, regardant Les Arcs 1600, 1990.
La résidence La Nova forme une courbe qui émerge de la pente et dont l’ampleur atteint dix étages, Les Arcs 1800, 1977–1981.
Le toit de la résidence La Nova commence au niveau du sol et offre une sorte d’escalier montant vers le ciel, 1977–1981.
Le bâtiment de l’hôtel La Nova (réalisé entre 1977 et 1981 avec la collaboration de Gaston Regairaz), dans la station Les Arcs 1 800 située 200 mètres plus haut, s’étire en une courbe dynamique qui émerge de la pente. Il commence au niveau du sol, avec un toit-terrasse et prend ensuite toute son ampleur le long de ce terrain en à-pic jusqu’à atteindre une hauteur de dix étages. Entre les bâtiments, les prairies ont été conservées – mais face aux dimensions imposantes de ce grand ensemble, les vaches semblent quelque peu perdues.
« Sublimer » 30 000 lits
196
Jean Prouvé, hôtel Les Arcs 2000, dessin en perspective, dessin en coupe et maquette, 1970 (en partant du haut).
52 Jean Prouvé, Reiko Hayama, Serge Binotto, hôtel Les Arcs 2000, 1970 En 1970, le promoteur Roger Godino était en quête de nouvelles typologies pour la troisième et la plus haute tranche du projet de la station, Les Arcs 2000, au pied du glacier. Il organisa un concours interne et, sur les conseils de Charlotte Perriand, invita aussi Jean Prouvé à y participer. En collaboration avec Reiko Hayama et Serge Binotto, il formula un projet non conventionnel de résidence : il s’agissait d’une série de bâtiments isolés, en forme de toupies, placés à flanc de montagne sur un plateau d’altitude, et qui n’étaient accessibles qu’à pied. Grand défenseur de la construction industrielle, Prouvé proposa une structure d’acier préfabriquée afin d’optimiser la durée de la construction, très brève en haute montagne en raison des conditions climatiques. Chaque toupie est portée par des piliers d’acier réglables qui s’adaptent à la topographie du lieu. Le volume habité est enveloppé d’une peau de polyester armé. Au centre se trouve une grande cheminée ouverte avec une plateforme circulaire pour la convivialité, comme dans une yourte. Autour de ce noyau sont disposés quinze appartements qui permettent une multitude d’agencements différents ; certains sont équipés d’une mezzanine pour les enfants. Bien que ce projet à la fois innovant et fonctionnel ait reçu le premier prix au concours, on le jugea « trop utopique pour être réalisé », selon les mots de Roger Godino. Après une étude de rentabilité, celui-ci constata, avec le pragmatisme qui caractérise les promoteurs immobiliers, que « ce type de résidence hôtelière n’aurait pas fonctionné à cette époque35 ».
197
« Sublimer » 30 000 lits
Ross Lovegrove, Alpine Capsule sur le Piz La Ila, Alta Badia, rendu photoréaliste, 2008.
53 Ross Lovegrove, Alpine Capsule, Dolomites, 2008
Schéma de construction de l’Alpine Capsule.
La situation isolée de la capsule est un aspect important du
Non réalisé à l’heure actuelle, le projet Alpine Capsule de
concept, tout comme sa possible reproduction :
Ross Lovegrove devait être réalisé sur un plateau des Dolo-
« Ce projet est un prototype d’un nouveau mode de vie
mites, à 2 100 mètres d’alti-
"off-grid" [hors réseau], même si l’expérience n’est que tem-
tude en face du Piz la Ila,
poraire ; c’est une ambition nouvelle pour le XXIe siècle, qui
situé près d’Alta Badia.
peut être réalisée dans une multitude d’environnements36 ».
Cette cellule conçue pour
L’« utopie cosmique » de Ross Lovegrove est volontairement
un hôtelier devait permettre
située dans une zone autarcique, en haute montagne.
aux visiteurs de passer la
Sur l’une des images créées par ordinateur, l’intérieur est
nuit au beau milieu des
représenté comme un paysage fluide, fermé sur lui-même,
montagnes, sous les étoiles :
entièrement blanc, dans lequel repose un corps féminin nu
l’autonomie totale étant la
en position fœtale. La peau et le cuir se fondent en une entité
clé du fonctionnement de
fusionnelle. Le désir cosmique de « ne faire qu’un » avec la
ce projet, son emplacement a été choisi de manière à pouvoir
nature, issu du romantisme, s’exprime ici à travers une forme
utiliser au mieux l’énergie éolienne et solaire. Il est prévu
de bulle amorphe-cristalline37 qui célèbre le regard de l’inté-
d’installer un système d’approvisionnement énergétique
rieur du cristal par un langage et une matérialité « épurés ».
conçu par le designer britannique à proximité immédiate de la capsule. Ce système se compose d’éoliennes verticales ressemblant à de petites turbines, et de panneaux solaires pouvant se replier par mauvais temps. Le diamètre de la capsule est de huit mètres. Le principe constructif prévoit une coupole à double coque composée de treize éléments et rigidifiée par des renforts acryliques placés entre les deux membranes. L’enveloppe extérieure est en polyacrylique réfléchissant afin de filtrer les rayons infrarouges et de protéger ainsi l’intérieur de la chaleur. Tandis que la surface réfléchissante de la capsule fait qu’elle se fond visuellement dans le paysage, elle est de l’intérieur entièrement transparente pour que les occupants puissent contempler le panorama montagneux et le ciel, de nuit comme de jour. L’Alpine Capsule permet d’accueillir confortablement deux personnes. L’aménagement intérieur est fait de zones de sommeil, de détente, de repas et de toilette avec transitions fluides entre les différents usages. L’espace toilette est situé à part, un peu plus bas, au niveau de l’entrée (à un mètre au-dessus du sol) pour ne pas gêner la vue panoramique que l’on a depuis l’espace principal (à 1,6 mètre au-dessus du sol). L’espace habitable est revêtu de cuir blanc ; l’ambiance douce est accentuée par de petites sources de lumière indirecte qui évitent les reflets.
« Sublimer » 30 000 lits
198
Intérieur de l’Alpine Capsule avec femme nue en position fœtale, rendu photoréaliste.
199
Rendu photoréaliste de l’Alpine Capsule avec Ross Lovegrove vêtu de blanc et le maître d’ouvrage qui effleure la capsule.
Paysage intérieur avec lit surélevé et espace bain encastré, rendu photoréaliste.
Dessin en coupe de l’Alpine Capsule, 2008 (milieu a gauche).
1 Charlotte Perriand et al., Charlotte Perriand :
Le tourisme et ses images, Payot & Rivages,
Un art de vivre, François Mathey (éd.),
Paris, 1997, 14.
catalogue d’exposition, Musée des Arts
24 Ross Lovegrove, URL: http://www.dezeen.
décoratifs, Flammarion, Paris, 1985, 67.
com/2008/12/23/alpine-capsule-by-lovegrove-
2 Josep Lluis Sert, Gino Pollini et Luigi Figini,
studio-2/ [=Lovegrove 2013] (consulté le
extrait du rapport du Ve congrès CIAM 1937
08.04.2013).
« Habitat et loisirs », dans : Architecture
25 Tristan Garcia, La vie intense. Une obsession
d’aujourd’hui, 6 –7/1966, n° 126, 11].
moderne, Autrement, Paris, 2016, 9.
3 Ibid.
26 Ibid., 12.
4 Ibid.
27 Ibid.
5 Ibid.
28 Ibid., 24 sq.
6 Ibid.
29 Kant (1790) 1846, première partie :
7 Jean Baudrillard, La société de consomma-
« Critique du jugement esthétique », première
tion, Denoël, Folio Essais, Paris, 1970, 18.
section : « Analytique du jugement esthétique »,
8 Ibid.
livre II : « Analytique du sublime », B. « Du
9 Ibid., 121.
sublime dynamique de la nature », § XXVIII,
10 Le terme de station intégrée désigne une
« De la nature considérée comme une puis-
combinaison fixée par la loi d’investissements
sance », 166 : Selon Kant, le sentiment du
publics et privés. Tandis que l’État garantit le
sublime réside dans l’élévation des « forces de
droit foncier et le subventionnement, le
l’âme » qui nous « donne le courage de nous
promoteur unique a la tâche de construire sur
mesurer avec la toute-puissance apparente de
le terrain et de commercialiser les logements,
la nature », voir chap. 5.
ainsi que de gérer le site et d’assurer son
30 Clemens Holzmeister, Bauten, Entwürfe
entretien.
und Handzeichnungen, Salzbourg-Leipzig,
11 Archives INA : Avoriaz, 1967, 6:12 min.
1937, 317. Cité d’après : Georg Riegele, dans :
12 Roger Godino, Construire l’imaginaire, ou
Riegele, Loewitt (éd.), Clemens Holzmeister,
le management de l’innovation, Presses de la
catalogue d’exposition, Haymon, Innsbruck,
Cité Solar, Paris 1980 [=Godino 1980], 15.
2000, 317.
13 Roger Godino, entretien avec Susanne
31 Le Corbusier 1939, dans : Le Corbusier,
Stacher, printemps 2012 [=Godino 2012].
François de Pierrefeu (éd.), La Maison des
14 Eric Boissonnas, Flaine, la création, Éditi-
Hommes, éd. Librairie Plon, Paris, 1942, chap.
ons du Linteau, Saint-Mandé, 1994
VII, 193. (Aussi dans : L'Architecture d'au-
[=Boissonnas 1994], 8 sq.
jourd'hui, vol. 36, juin/juillet, n° 126, 1966, 11)
15 Ibid., 12 sq.
32 Marcel Breuer, dans : Boissonnas 1994, 67
16 Godino 2012.
sqq.
17 Charlotte Perriand, Une vie de création,
33 Ibid., 68.
éd. Odile Jacob, Paris, 1998 [=Perriand 1998],
34 Perriand 1998, 338.
335 sq.
35 Godino 2012
18 Ibid., 335 sq.
36 Ross Lovegrove, 2008.
19 Roger Aujame, Pernette Perriand-Barsac
37 Cf. chap. 2, Semper 1860, XXIV, sq. :
(éd.), Charlotte Perriand, Carnet de montagne,
« Dans le cas du cercle […] ou de la sphère,
éd. Maison des Jeux olympiques d’hiver,
conçus comme polyèdres ayant une infinité de
Albertville, 2007, 70. Cf. Manon Bravo, Du
facettes, cette régularité devient uniformité
mobile au module préfabriqué – Pas d'archi-
absolue, et c’est pourquoi ces formes ont été
tecture sans structure, 4 février 2016, 75.
considérées depuis la nuit des temps comme
20 Perriand 1998, 376.
les symboles de l’absolu et de la perfection. »
21 Ibid., 412. 22 Ibid. 23 Marc Augé, L’impossible voyage.
« Sublimer » 30 000 lits
200
Conclusion
dans les montagnes comme d’énormes entités urbaines toutes faites. Par la façon dont ils « occupaient » les Alpes, ils peuvent
Dans ce travail, j’ai tenté de montrer comment le concept de
être considérés comme des monuments pour citadins. Ils
sublime, issu de la rhétorique latine, a été à l’époque des
étaient érigés pour encadrer le paysage et le transformer en
Lumières transposé à la perception de la montagne, et plus
attraction censée assouvir la soif de sublime des clients. Mais
particulièrement des Alpes, et comment cette façon d’envisa-
cet encadrement du panorama produisait un effet de pitto-
ger la nature est devenue la pierre angulaire de la conquête
resque, qui était encore renforcé par l’aménagement de parcs
des montagnes et du tourisme alpin. Si différentes qu’aient
paysagers tout autour. Les grands hôtels ont créé des enclaves
été au cours des siècles les motivations des citadins pour se
hermétiques au milieu des Alpes, qui ne faisaient allusion au
rendre dans les Alpes, le sublime doit être considéré non seu-
sublime que comme à une lointaine nostalgie (« Naissance du
lement comme un motif essentiel du « désir d’Alpes » apparu
sublime alpin »).
au XIX siècle, mais aussi comme l’idée directrice des architec-
À travers le cristal et ses formes, on cherche un rapport radical
tures créées dans ce contexte.
à la nature – et cela se vérifie encore aujourd’hui. La conception
En parcourant l’histoire du sublime et en étudiant l’application
du beau et du sublime de Bruno Taut s’exprime à travers le
de ce concept à l’architecture alpine, je suis arrivée à la
rapport entre l’homme et l’architecture cristalline qu’il se de-
conclusion que l’architecture elle-même contribue à produire
vait de construire sur les plus hauts sommets des Alpes. L’idée
ce sublime, par des dispositifs spatiaux qui permettent à
du sacrifice joue ici un rôle important : l’homme devait se plier
l’homme de faire une expérience limite, tant sur le plan mental
à cette « mission plus élevée » qui exigeait « du courage, de
que physique – que ces dispositifs prennent la forme d’une
l’énergie, et d’immenses sacrifices de sang et d’argent1 ». Ces
e
vue panoramique ou de l’Alpine Capsule de Lovegrove.
visions cristallines ont quelque chose d’immensément puissant,
Dans mon approche, le sublime m’intéressait moins comme
qui redéfinit le rapport entre l’homme et la nature : par le per-
concept philosophique abstrait que comme figure opérante
fectionnement cristallin de la nature, d’une part, et d’autre
ouvrant sur différentes fictions. Les analyses présentées ici
part par l’inscription du corps dans la forme parfaite du cristal.
soulignent le caractère visionnaire et utopique de l’architec-
Dans les architectures cristallines, le sublime se manifeste à
ture alpine et mettent en évidence l’étonnante radicalité des
travers l’union visionnaire de l’homme et de la nature, de la
différentes démarches. Dans sa confrontation avec la « nature
montagne et de la technique (« Cristal, cristallisation »).
sauvage », la construction dans les Alpes a elle-même une
Toujours du point de vue du rapport entre le corps et les élé-
dimension impressionnante, violente, qui s’exprime sous des
ments naturels, les sanatoriums se caractérisent par une autre
modalités variées. Le simple fait de poser un édifice en situation
forme de radicalité. Mise au service de la médecine, l’architec-
isolée, au beau milieu des montagnes, s’apparente toujours à
ture s’est transformée en « machine d’hygiène thérapeutique2 ».
un tour de force qui implique toute une série de prémisses :
Leur fonctionnement reposait sur l’action combinée du soleil,
la création d’accès, d’infrastructures, la prise en compte des
du froid et de l’air de l’altitude pour conditionner le corps :
conditions climatiques et géologiques. Tout cela doit d’abord
pendant des heures, par tout temps et toute température, les
être arraché à la nature sauvage.
patients étaient exposés au climat dans les galeries de cure. La dimension violente venait ici de la lutte permanente des corps
Six accès possibles, six finalités différentes
malades acharnés à survivre, et que le programme de cure
Les grands hôtels du XX siècle étaient des bâtiments impo-
exposait au climat rude des montagnes.
sants, des produits urbains exportés en pleine nature. Leur
Dans le solarium du docteur Saidman, cette dimension se tra-
implantation dans le paysage peut être vue comme un acte de
duisait par une architecture qui pivotait en suivant le soleil, et
violence, car ils ne s’inscrivaient pas dans le prolongement res-
qui tenait plus de la machine que du bâtiment. Les corps
pectueux d’une topographie (ce qui est par exemple le cas de
attachés sur des chaises longues réglables témoignent d’un
la gare haute créée par Baumann pour le téléphérique du
rapport extrême au soleil, devenu symbole de santé.
Hafelekar) : ils étaient purement et simplement transplantés
Au Monte Verità aussi, on est frappé par la violence que
e
201
Conclusion
s’infligeaient volontairement les enfants de la bourgeoisie
comme un quelconque bien de consommation. Sortir du
pour parvenir à une vie plus saine et prendre un nouveau
champ visuel les masses touristiques par des stratégies archi-
départ radical au moyen d’expériences limites en pleine
tecturales qui isolent (au moins visuellement) les individus les
nature, nus et nourris de légumes.
uns des autres pour leur permettre d’entrer en contact avec la
Dans toutes ces « voies vers la santé », le soleil jouait un rôle
nature, c’est tenter d’échapper, l’espace d’un instant, à la
central et était élevé au rang de mythe. Le sublime naissait ici
colonisation touristique des montagnes. Ce faisant, on tente
de la confrontation directe du corps aux éléments de la nature
de sauver quelque chose du sublime d’antan, tandis que le
(« Paysage thérapeutique »).
nouveau sublime naît du fier ouvrage de l’homme face auquel
Les architectures des colonies pour enfants des années 1930
nous sommes pris de frisson (« Sublimer 30 000 lits »).
illustrent la variété des conceptions éducatives selon les pays, les systèmes politiques et les contextes culturels – entre vo-
Réflexions sur l’avenir de l’architecture alpine
lonté réformatrice et dictature. Les tours des colonies Fiat sont
Si l’on considère l’architecture comme un « générateur de
ici particulièrement radicales. Elles ne faisaient aucun compro-
sublime », alors la construction en montagne ne peut en aucun
mis avec le lieu : à la mer ou à la montagne, elles faisaient
cas être neutre, et cela s’applique aussi aux constructions
figure de prototypes universels posés comme des emblèmes
futures. Lorsque, fort de cette conviction, on aborde le thème
dans le paysage, comme des icônes de l’idéologie qu’elles
du tourisme, on comprend la nécessité d’une réflexion sur
représentaient. Cette radicalité définissait aussi leur intérieur,
l’évolution actuelle. Les Alpes, qui autrefois étaient un terri-
où les enfants vivaient sur une spirale disposée autour d’un
toire de l’utopie, un monde intact et sain opposé à la ville,
atrium. Au regard tourné vers le paysage se substituait le re-
courent aujourd’hui le risque, à cause de l’urbanisation galo-
gard tourné vers le centre. Ce n’était plus la nature au dehors
pante et de l’exploitation touristique croissante, de devenir
qui était sublime mais la politique éducative au dedans. La
une dystopie, car leur caractère authentique, sauvage, naturel
tour peut être considérée comme une « machine d’éducation »
est en train de disparaître. Les Alpes se sont transformées suc-
sans concession, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur
cessivement en gigantesque parc d’attraction, en « Central Park
(« L’enjeu de l’enfance »).
de l’Europe3 », et peuvent être considérées comme une réserve
Sur un tout autre plan, on est impressionné par les projets de
naturelle menacée par l’homme. Satisfaire les besoins divers
téléphériques à des altitudes extrêmes, qui mettent en scène
de 120 millions de vacanciers est une ambition qui demande
les précipices. La radicalité s’exprime ici par de gigantesques
une réflexion scrupuleuse si l’on veut préserver ce que ces
porte-à-faux qui suscitent le vertige. Les formes dynamiques
gens viennent y chercher : la « nature sauvage ».
soulignent le mouvement et la vitesse et plongent pour ainsi
En 1704, Shaftesbury opposait la beauté de la « nature sau-
dire l'humain dans un état d’apesanteur. La dimension gran-
vage » aux « parcs princiers artificiels » ; ceux-ci s’étendent
diose prend ici un aspect physique : désormais, c’est lui qui
désormais au beau milieu de la montagne autrefois sauvage,
se jette dans des précipices presque verticaux pour goûter à
et nous somment de nous interroger sur ce que doit être, ou
l’ivresse du vertige. Le sublime provient ici d’une expérience
ce que peut être notre rapport à la nature.
physique extrême qui n’est pas seulement permise, mais vo-
Il incombe dès lors aux architectes et aux urbanistes de façon-
lontairement amplifiée et célébrée par l’architecture (« Mouve-
ner, d’organiser et de définir notre présence dans la montagne.
ment, ivresse et vertige »).
Si l’architecture doit être un « générateur de sublime », alors
Le chiffre de 30 000 lits a lui aussi quelque chose d’impres-
l’acceptation de la radicalité pourrait ouvrir de nouvelles
sionnant, voire de violent : en mettant six lits dans 38 mètres
perspectives et visions.
carrés et en multipliant le tout par 5 000, on obtient une « usine à ski », gigantesque machine pour les masses, qui redéfinit le rapport entre l’homme et la nature. C’est dans l’as-
1 Taut 1919, folio 16.
sujettissement total de la nature à l’« homme universel » que
2 Dr Louis Landouzy, 1900, cité d’après Grandvoinnet 2014, 13.
réside la radicalité de cet aménagement : la nature est utilisée,
3 Barth-Grössler, Deutinger 2004, 128 sqq.
Conclusion
202
Paolo Amaldi – Postface : Machines du sublime
Enfin, sortir de soi est aussi une expérience à laquelle les architectes de la modernité auront donné une forme spatiale
Au terme de la lecture du texte de Susanne Stacher on peut,
et temporelle, mais avant d’en venir à ce point, un bref détour
sans trop de précaution, affirmer que le sublime est une ex-
terminologique s’impose.
périence esthétique (elle nait en effet avec l’affirmation de
Car le livre de Suzanne Stacher, s’il essaie de dessiner le
l’esthétique comme discipline autonome) hautement moderne.
pourtour de l’expérience sublime au travers de machines à re-
Elle entre plus que jamais en résonance avec les recherches
garder modernes, nous amène à penser que cette expérience
actuelles en neurosciences et en sciences cognitives, qui met-
exaltante des Alpes est en réalité très fragile, qu’elle est tou-
tent en crise le sixième sens dont parlait Ernst Mach, c’est-à-
jours sur le point de basculer ou de tomber dans la catégorie
dire la capacité de l’homme à se localiser, et donc à s’extraire
inférieure du pittoresque, voire plus « bas ». Le pittoresque
des conditions de sa propre perception.
constitue en effet une sorte de chute du sublime. William
Le sublime est l’invention d’une posture nouvelle d’observa-
Gilpin dans Three essays : On Picturesque beauty et ensuite
teur-spectateur en situation immergée et participative (Diderot
Uvedale Price dans A dialogue On the distinct Characters of
n’affirmait-il pas dans Le rêve de d’Alembert que « nos sens
the Picturesque and the Beautiful ne s’y étaient pas trompés
sont autant de touches qui sont pincées par la nature qui nous
lorsqu’ils inscrivaient cette catégorie à mi-chemin entre le
environne » ?), qui contraste avec l’attitude contemplative et
sublime – déjà institué théoriquement par Burke – et le beau
de distanciation propre, dirions-nous, à la culture platonicienne
classique ; à vrai dire, le sublime alpin aura duré jusqu’à ce
classique, mais qui s’oppose également aux théories de la
que les infrastructures rendent accessibles ces paysages
grâce formelle maniériste, et à tous les effets de théâtralité du
imposants. Et lorsque, à la fin du XIXe siècle, les montagnes,
baroque. Si l’histoire des idées montre que l’émergence de
désormais domestiquées, seront vues comme des jardins qu’il
nouveaux concepts-clefs redistribue l’ordre et les hiérarchies
faut préserver de l’invasion technologique, ces paysages
des notions qui les ont précédés, le sublime a été une notion
seront dorénavant considérés comme « jolis » ou « agréables ».
hautement discriminante, qui a repoussé dans le spectre op-
Ce n’est donc pas un hasard si le terme « pittoresque » revient
posé la plus grande partie des notions esthétiques élaborées
dans les guides touristiques du début du XIXe siècle en
jusqu’alors et qui pourtant s’étaient construites en opposition
référence à une expérience viatique spécifique, qui est le
les unes aux autres. Ce qui fait la modernité du sublime, ce
propre d’une population cosmopolite, portée par la mode
sont ses valeurs d’authenticité et d’immédiateté, qui coïnci-
rousseauiste du retour à la nature et voyageant de façon
dent en littérature avec une nouvelle sensibilité du lecteur,
légère, donc moderne.
engagé dans une appropriation intensive de textes tels que
Lorsque Napoléon fait construire en 1807 la route du Simplon
La Nouvelle Héloïse, Paul et Virginie ou les Souffrances du
qui vient remplacer les anciens chemins muletiers traversant
jeune Werther. Romans lus et relus, cités et re-cités qui en-
les Alpes, il change le rapport que le voyageur entretient avec
vahissent le lecteur habité par ces récits initiatiques.
le paysage. La traversée des éAlpes n’est plus périlleuse, la
La figure psychophysiologique et cognitive de cette expéri-
classe nantie peut facilement l’organiser à dos de cheval, on
ence est celle de la dilatation du moi, de la montée en puis-
peut s’arrêter régulièrement au détour d’un virage pour ad-
sance des sentiments, de la contraction des fibres, de
mirer le paysage. Les tableaux de Gabriel Lory dans Voyage
l’expansion, d’une communion de l’individu avec des forces
pittoresque de Genève à Milan par le Simplon racontent
sourdes et telluriques de la nature. On peut donc rattacher ce
cette infrastructure qui devient balcon continu, terrasse sur
mouvement à l’idée de « dessaisissement de soi » dont parlait
le paysage pour spectateur en redingote. Elle a transformé la
Worringer dans Abstraction et Einfühlung, ou avant lui
traversée des Alpes en un montage de points de vue ou de
Nietzsche, Schopenhauer ou encore Saint Augustin, lequel
« pièces » qui dépend en grande partie de l’infrastructure
opposait l’attrait de la nature à la capacité et à la possibilité
elle-même. Ce découpage de la réalité en scènes successives
qu’a l’homme de se livrer à l’introspection, à la méditation.
rappelle les théories paysagistes développées au XVIIIe siècle
203
Postface
par Humphry Repton dans Red Books. Or, force est de con-
des sanatoriums ou des colonies de vacances. Des lieux où
stater que le train, puis la voiture, en tant que dispositifs vi-
l’on guérissait, certes, mais ou l’exposition à des conditions
suels, n’ont fait que renforcer ce type de découpage de
climatiques extrêmes pouvait être fatale. Quant aux nouvelles
l’expérience et donc sa mise en pièce en vue d’une meilleure
installations architecturales d’aujourd’hui, elles s’inscrivent
consommation.
dans cette même démarche : elles tentent de monter en
Cette dégradation pour ainsi dire du sublime en pittoresque
puissance sur le plan technologique pour essayer de conserver
a donc été le fait d’une mainmise de l’homme sur la nature,
ce rapport vertigineux au paysage alpin, désormais largement
c’est-à-dire de l’avènement de l’infrastructure. Pour reprendre
urbanisé et dégradé en un lieu pittoresque ou « joli ». Si cette
la célèbre articulation marxiste et engelsienne, ce sont bien
thèse est d’actualité, c’est précisément parce qu’elle interroge
les nouvelles formes de l’« infra » qui ont produit et déterminé
la fragilité de ce sentiment d’absolu, qui nécessite de nou-
depuis le XIXe siècle de nouveaux systèmes de valeur, et une
velles machines visuelles et perceptives toujours plus perfor-
nouvelle forme de conscience sociale et esthétique, faisant
mantes afin de maintenir le spectateur en suspens, dans un
émerger de nouvelles pratiques d’appropriation et de con-
isolement sublime, en espérant que ledit spectateur ne se
sommation du paysage. Les systèmes de représentation
lassera jamais de ce rapport si puissant et disruptif.
qu’implique l’infrastructure en tant que dispositif d’assujettissement sont liés à l’accélération et au séquençage de l’ex-
Paolo Amaldi, professeur à l’École nationale supérieure
périence et participent d’une esthétisation de l’environnement.
d’architecture de Versailles
D’où l’hypothèse suivante : les dispositifs architecturaux pris en exemple dans ce livre, par leur radicalité, sont des machines visuelles et sensorielles qui essaient – de façon consciente ou inconsciente – de contrecarrer la dégradation esthétique du paysage alpin telle qu’énoncée ci-dessus. Ces architectures mettent le corps du spectateur ou de l’habitant en danger, elles l’exposent aux éléments du paysage et de l’atmosphère de montagne, entendus comme totalité. Le sublime (comme l’observe Kant dans sa troisième Critique) n’est pas une propriété de l’objet mais du rapport qui s’instaure avec l’objet, il appelle une radicalité qui sied fort bien à l’architecture dite fonctionnaliste : pensons à la tour FIAT, produit d’une idéologie exaltée qui place de façon militaire les enfants dans un immense continuum : espace ascendant baigné par une lumière zénithale dramatique ; ce lieu ne peut que renforcer le statut du paysage alpin monumental qui l’entoure, tout comme sa version balnéaire dramatisait le rapport à l’horizon infini de la mer. La radicalité de la forme, propre aux principes du mouvement moderne, peut se résumer par les trois termes en exergue de Befreites Wohnen, premier livre-manifeste de Giedion, paru en 1929 : « Licht, Luft, Öffnung ». Ces termes sont un appel à faire éclater le lieu domestique, à le projeter vers l’extérieur, à rompre les codes de l’habitat bourgeois pour exposer l’habitant à un rapport essentiel et radical aux éléments atmosphériques. Il suffit de penser à ce propos aux galeries de cure héliothérapeutique
Postface
204
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de Londres : « bataille de Trafalgar », 1806, gravure colorée d’après H. A. Barker, Wellcome Images CC BY 4.0.
Indication numéro de page Symboles utiliser pour indiquer l'emplacement sur la page:
^ en haut | < à gauche | > à droite | v en bas WmC = Wikimedia commons n. d. = non daté 18 John Closterman (1660 –1711), « Maurice Ashley-Cooper et Anthony Ashley-Cooper, 3e comte de Shaftesbury », huile sur toile, 24,3 cm x 17 cm, env. 1700 -1701, National Portrait Gallery, Londres, Primary Collection, n° inv. NPG 5308, WmC. 21 Altichiero da Zevio, « Francesco Petrarca et Lombardo della Seta », vers 1376, extrait d’une fresque de l’oratoire Saint-Georges de Padoue, vers 1376, WmC. 22 Tobias Stimmer, « Portrait de Conrad Gessner » (1516–1565), 1564, huile et tempera sur toile, 48,2 x 36,8 cm, Museum zu Allerheiligen, Schaffhouse, WmC.. 23 Conrad Gessner, dessin extrait de Historia Plantarum : Fragaria vesca, 1542, première publication 1750, Université de Zurich, ancien jardin botanique Zur Katz (jardin Gessner), WmC. 25 < Thomas Burnet, dessin de l’ovum mundi (lat. 1681), extrait de : La théorie de la Terre, Londres, imprimé par R.N., 4. vol., 3e éd., 1697, 46, 92, Google Books. 25 > J. Faber, « Thomas Burnet, maître de la chartreuse » (1635–1715), d’après un tableau de Sir G. Kneller (1697), 1752, mezzotinto (manière noire), Wellcome Collection. 26 John Vandergucht, « Mr John Dennis », 1734, gravure, National Portrait Gallery, Londres, WmC.. 27 Anonyme, « Anthony Ashley-Cooper, 3e comte de Shaftesbury, homme politique, philosophe et écrivain anglais », 1702, Falkensteinfoto/Alamy Stock Foto. 28 Anonyme, « Le très honorable Joseph Addison Esq., l’un des secrétaires d’état de sa Majesté » (1672–1719), gravure sur cuivre d’après le portrait de Sir Godfrey Kneller, vers 1712, ÖNB, n° inv. PORT_00092088_01. 29 Charles-Simon Pradier (1786 – 1847), « Horace-Bénédict de Saussure [1740–1799], Professeur de philosophie à Genève, Membre de plusieurs Académies, Dédié à la société des Arts de Genève », 1810, gravure d’après une peinture à l’huile (1796) de Jean-Pierre Saint-Ours (1752–1809), imprimé par Durand, Genève, 21,5 x 15,5 cm, ÖNB, n° inv PORT_00136619_01. 30 ^ Marc-Théodore Bourrit (1739–1819), « Vue des montagnes que l'on découvre de la cime de Buet », dans : Horace-Benedict de Saussure (1740–1799), Voyage dans les Alpes, précédés d'un essai sur l'histoire naturelle des environs de Genève, Neuchâtel, 1779, vol. I, p. 513, planche 1, feuille 8, Google Books. 30 v Lane, affiche publicitaire pour le panorama du Leicester Square
205
Crédits images
32 ^ Christian von Mechel (gravure sur cuivre), Marquard Wocher (dessin), « Le voyage de M. de Saussure à la cime du mont Blanc en août 1787, la descente », 10e planche, gravure sur cuivre colorée à l’aquarelle, vers 1790, Wellcome Collection. 32 v Christian von Mechel, Marquard Wocher, « Le voyage de M. de Saussure à la cime du mont Blanc en août 1787 », 2e planche, gravure sur cuivre colorée à l’aquarelle, vers 1790, Wellcome Collection. 33 ^ William McGregor, « Ascension du mont Blanc », vers 1850, imprimé par George Baxter (1804 –1867), eau-forte, n. d., AlpenvereinMuseum Innsbruck, n° inv. 2807. 33 v William McGregor, « Ascension du mont Blanc », vers 1850, imprimé par George Baxter (1804–1867), eau-forte, n. d., AlpenvereinMuseum Innsbruck, n° inv. 2807. 35 Sir Thomas Lawrence (1769–1830), « Sir Uvedale Price, 1er baronnet » (1747–1829), vers 1799, huile sur toile, 76,2 x 63,5 cm, Museum of Fine Arts, Boston, WmC. 36 Johann Gottfried Jentzsch, Wilhelm Rothe, « Vue du pont dit Teufelsbrücke », près de Gestinen, canton d’Uri, Suisse, vers 1810, gravure colorée, ÖNB, n° inv. Z110326006 38 < Friedrich Studer, « Giessbach – Am Brienzersee – Au Lac de Brienz – Illumination des chutes chaque soir », affiche publicitaire, 1912, (CH, 1880 –1943), source : Otto Haberer-Sinner (CH/DE, 1866– 1941), donneur d’ordre anonyme, imprimerie : Hubacher & Cie. AG, Berne, CH, lithographie, 100 x 70 cm, Museum für Gestaltung Zürich, collection d’affiches, n° inv. 03-0945. 38 > Karl Bickel (CH, 1886 –1982), « Trümmelbach – Lauterbrunnen – Suisse, affiche publicitaire pour les chutes d'eau de Trümmelbach », affiche publicitaire, 1929, donneur d’ordre : Office du tourisme de Lauterbrunnen, imprimerie : Graphische Anstalt J. E. Wolfensberger AG, Zurich, CH(fondée en 1902), lithographie 128 x 90,5 cm, courtesy Karl Bickel-Stiftung. 39 Otto Baumberger (1889–1961), Grottes d’Enfer de Baar près de Zoug - merveilleuses grottes de stalactites, affiche publicitaire, vers 1931, commanditaire : Grottes de l’Enfer de Baar, Baar, CH, imprimerie : Art. Institut Orell Füssli AG, Zurich, CH, lithographie, 127 x 90 cm, Museum für Gestaltung Zurich, collection d’affiches, n° inv. 50-0169. 42 Anonyme, « Fête de l’Être suprême » du 8 juin 1794. Vue de la montagne élevée au « Champ de la Réunion » pour la fête de l’Être suprême du 20 prairial de l’an II de la République française, gravure, Bibliothèque Nationale de France, Gallica. 43 Alexandre-Théodore Brongniart (le père, 1739–1813), projet de montagne pour la Fête de la Raison dans la cathédrale Saint-André, Bordeaux, 1793, Musée du Louvre, Paris, D.A.G., n° inv. RF50432-recto, © RMN-Grand Palais (Musée du Louvre), Michèle Bellot. 44 Johann Huber (d’après Johann Peter Krafft, 1817), « L’archiduc Johann sur le massif du Hochschwab », 1839, huile sur toile,
41,3 x 29,4 cm, Neue Galerie Graz – Universalmuseum Joanneum,
escalier en cascade, Kölner Werkbundausstellung, 1914, espace
n° inv. I/2638, © J. Koinegg.
intérieur, Wikiarquitectura.
45 Thomas Ender, Josef Kuwasseg, « Wildbad Gastein » (bain dans la
62 Ernst Haeckel (1834 –1919), dessin d’une radiolaria marine protozoa,
nature à Gastein), feuille d’une collection sur Bad Gastein et ses envi-
acanthophracta, couverture de Kristallseelen (Âme des cristaux), Kröner
rons, 1850, ÖNB, n° inv. 12838903.
Verl., Leipzig, 1917.
46 ^ Robert Mitchell, panorama du Leicester Square (1792), dans :
63 Rudolf von Laban (1879 –1958), le danseur dans le cristal, dessin,
« Plans et vues en perspective, avec description des bâtiments con-
n. d., Archiv Univ. Leipzig.
struits en Angleterre et en Écosse », 15 mai 1801, Londres, eau forte
65 Ross Lovegrove, Alpine Capsule sur le Piz La Ila, Alta Badia, rendu
colorée, coupe transversale, British Library, n° inv. 56.i.12. (planche 14),
photoréaliste, 2008, © Ross Lovegrove Studio
WmC.
66 Wilhelm Fechner, photo de Paul Scheerbart (1863–1915), 1897, WmC.
46 v Johann Baptiste Isenring, (1796-1860), « Panorama du Gäbris, vue
67 ^ Paul Scheerbart (1863 –1915), dessin, planche 5, Jenseits-Galerie,
depuis le Gäbris, près de Gais dans le canton d’Appenzell, sur la
Berlin, 1907, Houghton Library, Harvard University, WmC.
Thurgovie, le nord-ouest du canton de Saint-Gall, le lac de Constance,
67 v Paul Scheerbart (1863 –1915), dessin, n. d., couverture de l’édition
la vallée du Rhin, sur les Alpes du Vorarlberg et sur la chaîne du Säntis »,
hollandaise Glasarchitectuur, Klondyke, Rotterdam, 2000.
n. d., impression graphique, Bibliothèque nationale suisse, départe-
68 < et page 69 Bruno Taut (1880 –1938), Alpine Architektur, Folkwang
ment Druck und Zeichnungen, WmC.
Verl., Hagen 1919, feuille 14.
47 Alexis Donnet, « Architectonographie des théâtres de Paris, mise
68 > Bruno Taut (1880 –1938), Alpine Architektur, Folkwang Verl.,
en parallèle entre eux : recueillis et dessinés à une échelle commune,
Hagen 1919, folio 10.
gravés par Orgizzi », imprimé par Didot l’Ainé, 1837– 1840, feuille 23 :
70 Quatre images : École de danse Laban : exercices de danse dans
Diorama et Waxhall, © Susanne Stacher.
l’icosaèdre, séquence tirée d’un film muet anonyme et sans titre, 1’41’’,
48 « Le Village Suisse », avec la Grande roue en arrière-plan, Exposi-
1928. Extrait du film « Un siècle de danse » (1992) de Sonia Schoonejans,
tion universelle de Paris 1900, Brooklyn Museum archives, WmC.
avec nos remerciements à Lea Daan pour les droits de reproduction.
49 ^ Anonyme, photo de Giovanni Segantini, 1898.
70 v Photo anonyme de Rudolf von Laban à l’intérieur de l’icosaèdre
49 Giovanni Segantini (1858 –1899), « La Natura » (la nature), tripty-
dans la main, n. d., Archiv Univ. Leipzig.
que des Alpes, 1898 –1899, huile sur toile, 235 × 400 cm, © Segantini
72 Arnold Fanck (réalisation), « La montagne sacrée », 1926, photo
Museum, St. Moritz, WmC.
tirée de la scène d’escalade précédant la chute mortelle, courtesy
50 ^ Dreamland, « Luna's Mountain Torrent », Coney Island, New York,
Archiv Matthias Fanck Stiftung, Deutsche Kinemathek, n° inv. F1036_3.
1906, collection privée.
73 Arnold Fanck (réalisation), « La montagne sacrée », 1926, photo
50 v Dreamland, « Touring the Alps », Coney Island, New York, 1907–
d’une scène prise à l’intérieur du palais de glace, courtesy Archiv
1911, collection privée.
Matthias Fanck Stiftung, Deutsche Kinemathek, n° inv. F1036_4
51 < Valerio Olgiati et Bonzi Verme Peterli, « Panorama du Gornergrat »,
74 Leni Riefenstahl (réalisation), « La lumière bleue », 1932, photo tirée
image en perspective, 2011,© Meyer Dudesek Architekten.
du film montrant Junta dans une pose mystique à l’intérieur de la
51 > Valerio Olgiati et Bonzi Verme Peterli, « Panorama du Gornergrat »,
grotte de cristaux brillante, Deutsches Filminstitut Frankfurt, © Walter
coupe, 2011, © Archiv Olgiati.
Riml, courtesy Dr Christian Riml
54 Andrea Deplazes et Studio Monte Rosa EPF Zurich, refuge du mont
75 ^ Richard Buckminster Fuller (1895 –1983), « Laminar Geodesic
Rose, 2009, © Tonatiuh Ambrosetti.
Dome from the Inventions : "Twelve Around One portfolio" », 1981,
56 ^ Jacopo de’ Barbari (attribué à), extrait d’un portrait de Fra Luca
impression d’écran sur transparent et impression d’écran en deux tons
Pacioli étudiant un cristal, vers 1495, Pinacoteca di Capodimente, Naples,
sur lenox 100 % rag paper, 76,2 cm × 101,6 cm, courtesy Carl Solway
99 × 120 cm, WmC.
Gallery, Cincinnati.
56 v Jacopo de’ Barbari (attribué à), Fra Luca Pacioli étudiant un cristal,
75 v Richard Buckminster Fuller (1895 –1983), « Structure Non-Symme-
vers 1495, Pinacoteca di Capodimente, Naples, 99 × 120 cm, WmC.
trical, Tension-Integrity Structure from the Inventions : « Twelve Around
58 Leonardo da Vinci (1452 –1519), première illustration imprimée d’un
One portfolio », 1981, impression d’écran sur transparent et impression
rhombicuboctaèdre, dans : De divina proportione, 1509, WmC.
d’écran en deux tons sur lenox 100 % rag paper, courtesy Carl Solway
60 ^ Bruno Taut (1880 –1938), Pavillon de verre, Kölner Werkbundaus-
Gallery, Cincinnati.
stellung, 1914, WmC.
76 Gerhard Garstenauer (1925–2016), sphère cristalline près de la station
60 v Bruno Taut (1880 –1938), Pavillon de verre, espace intérieur avec
de ski en forme de dôme de Sportgastein, 1972.
Crédits images
206
77 ^ Andrea Deplazes et Studio Monte Rosa EPF Zurich, plan du
95 v< Travail de la terre sur le Monte Verità, n. d., anonyme, Archiv
rez-de-chaussée du refuge du mont Rose, 2009.
Monte Verità.
77 v Andrea Deplazes et Studio Monte Rosa EPF Zurich, refuge du
95 v> Mary Wigman dansant devant le lac Majeur, Monte Verita, n. d.,
mont Rose, 2009, © Tonatiuh Ambrosetti
anonyme, Archiv Monte Verità.
78 Le refuge du mont Rose de nuit © T. Ambrosetti.
96 Johann Adam Meisenbach : Rudolf von Laban avec son école de
Volume surplombant la falaise avec escalier intérieur montant anstei-
danse sur le Monte Verità, photographie, 1914, d. g. à. d. Betty Baaron
gender Treppe | Chambre à coucher au premier étage, avec parement
Samoa, Totimo, Isabelle Adderley, Rudolf von Laban, Maja
en bois | Escalier intérieur avec bande vitrée continue © T. Ambrosetti.
Lederer, Suzy Perrottet, Katja Wulf, courtesy Estate of Suzanne
80 Otto Morach (CH, 1887–1973), affiche « Le chemin de la force et de
Perrottet, © Johann Adam Maisenbach.
la santé passe par Davos », vers 1926, donneur d’ordre : Office de tou-
97 Scène de danse sur le Monte Verita, n. d., anonyme, Archiv Monte
risme de Davos, CH, impression : Graphische Anstalt J. E. Wolfensberger
Verità.
AG, Zurich, lithographie, 128 x 90,5 cm, Kunstmuseum Olten, collection
98 Hôtel Monte Verità d’Emil Fahrenkamp, 1927 photographie 2017,
d’affiches du Museum für Gestaltung, n° 80-0019.
© Susanne Stacher.
82 Alfred Soder, ex-libris pour Friedrich Berthold Sutter : homme nu
99 Juraj Neidhardt, projet I : « Tours élancées » dans le système de
(Nietzsche) en haute montagne assis sur un rocher, 1907, Stadt-
vestibules d’un sanatorium de Davos, 1930, Das Werk, vol. 17, 1930, n° 4.
geschichtliche Museum Leipzig, Exlibris Sh 51.
100 Atelier Muchsel-Fuchs (Robert Fuchs, 1896 –1981), affiche
84 Caspar David Friedrich, « Le Voyageur contemplant une mer de
« Semmering, plage alpine. Directement relié au Grand-Hôtel
nuages », 1818, 98 x 74 cm, Kunsthalle Hamburg, WmC..
Panhans », 1933, donneur d’ordre : Office du tourisme du Semmering,
85 Ferdinand Hodler, « Regard dans l’infini », 1903 –1906, huile sur
Grand Hotel Panhans, Wagner Druck, Vienne, collection privée.
toile, 100 x 80 cm, Musée Cantonal des Beaux-Arts, Lausanne, Suisse,
101 Anonyme, affiche « Semmering – Autriche – 1000 m », 1928,
WmC.
lithographie, impression : Paul Gerin Verl., Bildarchiv Austria,
86 Anonyme, « Adorateur du soleil » sur le Monte Verità, n. d., Archiv
n° inv. PLA16305602.
Monte Verità.
102 ^ Photo du sanatorium allemand avant transformation, n. d., dans :
88 Johann Adam Maisenbach, Rudolf von Laban (à droite) et ses
Das Werk, vol. 17, 1930, n° 4.
danseurs, chorégraphie au bord du lac Majeur, Ascona, Monte Verità,
102 v Photo du sanatorium allemand après les travaux de transforma-
1914, courtesy Estate of Suzanne Perrottet, © Johann Adam
tion de Rudolf Gaberel, 1929, dans : ibid.
Maisenbach.
103 ^ Rudolf Gaberel, plan en coupe du sanatorium allemand après
89 ^ Anonyme, maison principale Monte Verità, n. d., Archiv Monte
transformation avec balcons de cure individuels placés sur le devant,
Verità
dans : ibid.
89 v Anonyme, salon de thé Monte Verità, n. d., Archiv Monte Verità
103 v Rudolf Gaberel, transformation du sanatorium allemand avec
90 Martin Peikert (CH, 1901–1975), « Prévenir – guérir – rajeunir – grâce
galeries de cure sur trois niveaux, dans : ibid.
aux stations thermales suisses », 1948, donneur d’ordre : Office central
104 R. Soubie, schéma pour le sanatorium de Plaine-Joux de Pol
suisse du tourisme, OCST, Zurich, CH (fondée en 1917), imprimerie :
Abraham et Henry-Jacques Le Même, 1929, dans : L’Architecte.
J. C. Müller AG, Zurich, CH (fondée en 1908), lithographie, 127 x 90 cm
105 ^ Plan d’une chambre avec balcon et salle de bain du sanatorium
(x 3), Museum für Gestaltung, n° inv. 00-0855
Plaine-Joux de Pol Abraham, Henry Jacques Le Même (nouveau
91 Martin Peikert (CH, 1901–1975), « Sanrocco – Maison de cure et de
dessin), dans : Roger Poulain, Hôpitaux, sanatoria, Paris, Bibliothèque
repos – La maison de cure moderne – Lugano », 1948, donneur d’ordre :
de l’architecture, Fréal et C., 1931.
Kurhaus Sanrocco, Lugano, CH, imprimerie : Lithographie Klausfelder
105 v< Pol Abraham et Henry Jacques Le Même, perspective inté-
S.A., Vevey, CH, lithographie, 102 x 63,5 cm, Museum für Gestaltung,
rieure d’un balcon rond avec chambre en arrière-plan, Bibliothèque Kan-
n° inv. : 76-0454.
dinsky, © RMN, n° inv. Pol Abraham_04-004245.
92 Anonyme, photo de Jean Saidman au solarium d’Aix-les-Bains, lors
105 v> Pol Abraham et Henry Jacques Le Même, perspective exté-
d'une séance de radiothérapie, vers 1930, archives Saidman.
rieure d’un balcon rond avec angle de chambre du sanatorium de
94 ^ Côté sud de la maison principale, Monte Verità, n. d., anonyme,
Plaine-Joux, dans : Revue Médicale, n. d., tiré de Cremnitzer 2005
Archiv Monte Verità
106 Pol Abraham et Henry Jacques Le Même, côté sud-est du sanato-
94 v Côté sud de la Casa Anatta, Monte Verità, n. d., anonyme, Archiv
rium du Roc des Fiz vu du toit d’un pavillon, avec galerie de liaison me-
Monte Verità.
nant au bâtiment principal, plateau d’Assy, Passy, 1930, Archives
95 Ronde sur le Monte Verità, vers 1910, d. g. à. d. : Henri Oedenkoven,
départementales 74, n° inv. 74, FRAD074_142J_903_1.
Ida Hofmann, Anni Pracht, Raphael Friedeberg (chapeau), Cornelia Gaes
107 ^ Pol Abraham et Henry Jacques Le Même, esquisse en
Gouba et Mini Sohr, anonyme, Archiv Monte Verità.
perspective du sanatorium pour enfants du Roc des Fiz, plateau d’Assy,
207
Crédits images
Passy, 1930, Bibliothèque Kandinsky, © RMN Pol Abraham_49-003142-02.
de la pension d’enfants Ehlert, fusain, 1934, Archiv für Baukunst,
107 v P. Abraham et H. J. Le Même, photo intérieure d’un pavillon du
n° inv. 20-2609-6.
sanatorium pour enfants du Roc des Fiz, plateau d’Assy, 1930, Archives
131 Timbres imprimés à l’occasion de l’exposition des colonies de
départementales 74, n° inv. FRAD074_142J_903_2.
vacances « Colonie estive ».
108 Villaggio Sanatoriale di Sondalo, viaducs et pavillon pour malades,
132 Adolf Loos, maquette de l’hôtel de sports d’hiver au Semmering,
2015, © Stacher
exposée au Salon d’automne de Paris, 1920
109 Villaggio Sanatoriale di Sondalo, viaducs avec bâtiment central
133 ^ Vue des Aiguilles de Varan, avec la pension d’enfants Chez
(à dr.) et église en arrière-plan, © Stacher 2015.
Nous à l’arrière-plan, 1938, Région Rhône-Alpes, Inventaire général du
110 Jean Saidman, traitement d’une patiente par radiothérapie au
patrimoine culturel.
solarium d’Aix-les-Bains, 1930, archives Saidmann.
133 v Henry Jacques Le Même, pension d’enfants Chez Nous,
111 < Jean Saidman, solarium tournant d’Aix-les-Bains, 1930, archives
Megève, 1935, Archives départementales de la Haute-Savoie 74.
Saidmann.
134 Henry Jacques Le Même, collège avec internat Le Hameau à
111 > Fernand Ottin, projet de suivi pour le solarium tournant de
Megève, vue du sud-ouest, Archives départementales de la Haute-
Vallauris, 1946, archives Saidmann.
Savoie 74.
111 v Jean Saidman, plans du brevet d’un solarium tourmant, 1929,
135 ^ Alfons Rocco et Jakob Licht, maison de cure Prasura avec
archives Saidmann.
parties en saillie vitrées, 1928, Heimatmuseum und Kulturarchiv Arosa.
112 Peter Zumthor, thermes de Vals, Grisons, 1996, © Helene Binet.
135 v Maison de cure Prasura, enfants sur la terrasse avec rambardes
114 Vittorio Bonadé Bottino, colonia montana Tina Nasi Agnelli, Fiat,
en briques de verre, 1928, Heimatmuseum und Kulturarchiv Arosa.
Sauze d’Oulx, 1937, Archivio storico Fiat.
136 Hannes Meyer, foyer pour enfants de Mümliswil, partie ronde vue
116 Anonyme, illustration d’époque de l’Émile ou De l’Éducation de
du sud, 1939, Gta-Archiv / EPF Zurich, Stadtarchiv Zürich, n°inv. VII.271,
Jean-Jacques Rousseau, le maître fait découvrir et connaître le monde
© Michael Wolgensinger.
à l’élève et lui apprend à suivre la nature, n. d, WmC.
137 ^ Hannes Meyer, foyer pour enfants de Mümliswil, partie ronde de
119 Colonie de vacances de la SNCF à Méribel-les-Allues, vers 1956.
la salle commune avec table en arc de cercle, 1939, dans : Das Werk,
121 Diagramme de la course du soleil à Arosa : « Prasura, Sonnenbahn
vol. 40, 1953, cahier 7, 216, © Michael Wolgensinger.
im Winter », n. d., Heimatmuseum und Kulturarchiv Arosa.
137 v Hannes Meyer, plan-diagramme du foyer pour enfants de
122 ^ Adolf Loos (1870 –1933), vers 1920, ÖNB, n° inv. NB 524.972-B
Mümliswil, avec axes visuels et vues extérieures, 1937, Gta-Archiv / EPF
122 v Eugenie Schwarzwald (1878 –1940), 1923, photo : Atelier
Zurich.
D’Ora-Benda, ÖNB, n° inv. 204.456-D
138 < Vittorio Bonadé Bottino, partie ouest de la colonia montana
124 ^ Enfants de l’organisation italienne de jeunesse Balilla lors d’une
Tina Nasi Agnelli, Tina Nasi Agnelli, Sauze d’Oulx, 1937, Archivio sto-
cérémonie d’accueil à l’occasion d’une visite officielle, n. d., Archivio
rico Fiat, n° inv. ASF114ATP1
storico Fiat.
138 > Atrium de la tour de la colonia montana Tina Nasi Agnelli, avec
124 v Enfants de la Balilla devant la tour de la colonie de vacances de
rampe en spirale et enfants saluant, 1938, Archivio storico Fiat.
Fiat à Marina di Massa, n. d., Archivio storico Fiat
139 ^ Vittorio Bonadé Bottino, plan d’un étage de la colonia montana
125 ^ Enfants dans une école Montessori, n. d.,
Tina Nasi Agnelli, avec 62 lits par étage, 1937, dans : Domus n° 659,
montessoricentenary.org.
mars 1985.
125 v Exercices de gymnastique dans une colonie de vacances ita-
139 v Dortoir de la colonia montana Tina Nasi Agnelli, composé d’une
lienne. Les enfants sont des éléments d’une masse ornementale, n. d.,
rampe de huit étages avec séparations basses, 1937, Archivio storico
dans : Cities of Childhood, AA, 1988.
Fiat, n° inv. ASF114ATP1.
126 Bonadé Bottino, Colonia montana Tina Nasi Agnelli : portes don-
140 ^ Gino Levi-Montalcini, partie sud (entrée) de la colonie de vacances
nant sur le réfectoire avec devise de Mussolini : « Credere, obbedire,
Colonia IX Maggio à Bardonecchia, 1937, Archivio Politechnico di Torino.
combattere » (croire, obéir, combattre), Archivio storico Fiat, n° inv.
140 v Partie dortoir de la colonia montana IX Maggio avec balcons,
ASF 114 AT P1.
vue dans la direction de la tour, 1937, Archivio Politechnico di Torino.
127 Plinio Codognato, « Fiat-Pneumatici Pirelli », affiche publicitaire
141 Gino Levi-Montalcini, croquis en perspective de la colonia mon-
pour la 508 Balilla, 1932, 400 x 280 cm, Archivio storico Fiat.
tana IX Maggio, 1937, Archivio Politechnico di Torino.
129 ^ Enfants assis sur la rambarde de la terrasse de la pension
141 v< Gino Levi-Montalcini, plan du rez-de-chaussée de la colonia
d’enfants Ehlert construite par Lois Welzenbacher, Vorderhindelang,
montana IX Maggio, 1937, Archivio Politechnico di Torino, dans : Archi-
1933, photo tirée d’une brochure de la pension, Archiv für Baukunst,
tettura Italiana, juillet 1937, 191.
Innsbruck.
141 v> Partie est de la colonia montana IX Maggio avec tour en angle
129 v Lois Welzenbacher, croquis pour les trois pavillons d’extension
donnant à la cour fermée sur trois côtés une touche de verticalité,
Crédits images
208
1937, Archivio Politechnico di Torino.
tion haute du Hafelekar, téléphérique de la Nordkette, 1928, dessin,
142 ^ Lois Welzenbacher, pension d’enfants Ehlert, côté ouest recou-
Archiv für Baukunst, n° inv. 1-387-11 | plan du premier étage de la
vert de lattes de bois, Vorderhindelang, 1933, Archiv für Baukunst, n°
station haute du Hafelekar, téléphérique de la Nordkette, 1928, plan
inv. 20-2609-4.
d’exécution, Archiv für Baukunst, n° inv. 1-387-2. | Restaurant de la sta-
142 v Jeux en cercle sur la terrasse de la pension d’enfants Ehlert,
tion haute du Hafelekar de Franz Baumann, téléphérique de la Nord-
1933, photo tirée d’une brochure pour la pension d’enfants Ehlert,
kette, Innsbruck, n. d., photo, Archiv für Baukunst, n° inv. 1-387-70.
Archiv für Baukunst, n° inv. 20-2609-5.
160 ^ Maurice Braillard, croquis en perspective de la gare haute du
143 ^ Vue sur la terrasse en demi-cercle de la pension d’enfants
téléphérique du mont Salève, 1931, Fondation Braillard.
Ehlert, avec auvent, 1932, Archiv für Baukunst, n° inv. 20-2609.
160 v Maurice Braillard, plan du restaurant, gare haute du téléphérique
143 v< Salle commune dans la continuité de la terrasse avec enfants
du mont Salève, 1931, Fondation Braillard.
en train de jouer, 1933, photo Letzer, Archiv für Baukunst, n° inv. 20-
161 Gare haute du téléphérique du mont Salève à l’époque de l’inau-
2609-5.
guration, sans la partie arrière (le restaurant est resté inachevé), 1932,
143 v> Lois Welzenbacher, pension d’enfants Ehlert, plan du rez-de-
photo, Fondation Braillard.
chaussée et du premier étage, 1931, dans : brochure pour la pension
162 Gio Ponti, partie sud de l’Albergo Sportivo Paradiso del Cevedale,
d’enfants Ehlert, 1933, Archiv für Baukunst, n° inv. 20-2609-7.
Val Martello, 1935, dans : Domus n° 121, janvier 1938, 10.
146 Arnold Fanck, « Miracle des skis », photo tirée du film, 1920, photo
163 ^ Salle de lecture avec cheminée, Albergo Sportivo Paradiso del
Matthias Fanck, archives Matthias Fanck.
Cevedale, Gio Ponti, 1935, dans : Edilizia moderna n° 27, avril-juin
148 Photo de Carlo Mollino testant une nouvelle technique de descente
1938, 16.
à ski permettant d’atteindre une vitesse maximale, ici avec combinaison
163 v Bar de la partie chic de l’Albergo Sportivo Paradiso del Cevedale,
de saut, 1939-1944, Carlo Mollino Archive, Politechnico di Turino,
Gio Ponti, 1935, dans : Edilizia moderna n° 27, avril-juin1938, 16.
inv. no.: ACM.6.3.2.324.
164 < Gio Ponti, plan du prototype de station de téléphérique avec
149 Arnold Fanck, « Miracle des skis », photo tirée du film, 1920, photo
hôtel, 1941–1942, Archivio Gio Ponti, dans : Moroder 1996.
Matthias Fanck, archives Matthias Fanck.
164 >^ Gio Ponti, prototype de station de téléphérique avec hôtel :
150 Arnold Fanck, « L’ivresse blanche », 1931, photo Matthias Fanck,
gare intermédiaire traversée par les cabines, avec croisement, croquis,
Deutsches Filminstitut.
1941–1942, Archivio Gio Ponti, dans : Luciano Bolzoni, Architettura mo-
152 Carl Moos (CH, 1878 - 1959), affiche publicitaire « St. Moritz –
derna nelle Alpi italiane: dal 1900 alla fine degli anni Cinquanta, Priuli
Engadin – 1856 m », 1924, donneur d’ordre : Verkehrsverein St. Moritz,
& Verlucca, Ivrea (TO), 2000.
impression : Gebrüder Fretz AG, Zurich, CH (1860–1980), lithographie,
164 > milieu : Gio Ponti, station de téléphérique (point de correspon-
101 x 63,5 cm, Museum f. Gestaltung, n° inv. 83-2206.
dance), croquis, 1941-1942, Archivio Gio Ponti, dans : Bolzoni, ibid.
154 ^ Franz Baumann, projet de concours pour le restaurant Seegrube,
164 >v Gio Ponti, station de téléphérique (gare haute), croquis, 1942,
hôtel de forme convexe, téléphérique de la Nordkette, 1928, Archiv für
Archivio Gio Ponti, dans : Luciano Bolzoni, Architettura moderna nelle
Baukunst, n° inv. 1-454-2.
Alpi italiane: dal 1900 alla fine degli anni Cinquanta, Priuli & Verlucca,
154 v Franz Baumann, croquis pour l’hôtel de forme concave Monte
Ivrea (TO), 2000.
Pana (1930), St. Christina im Grödnertal, Tyrol du Sud, aquarelle, n. d.,
165 ^ Carlo Mollino, « Schema del Cristiana d’appoggio », croquis de
photo, Archiv für Baukunst, n° inv. 1-359-3.
technique de ski conçue par Mollino avec schéma de départ, n. d.,
156 Luis Trenker, « Le fils prodigue »,1934, affiche du film, collection
(avant 1950), Carlo Mollino Archive, Politechnico di Torino, n° inv.
d’affiches de la Deutsche Kinemathek, droits : Stadtmuseum Bocholt.
ACM-P9D. 99.38.
157 ^ Arnold Fanck, « Miracle des skis », photo tirée du film, 1920,
165 v Carlo Mollino, croquis de la station de téléphérique Plan
photo Matthias Fanck, archives Matthias Fanck.
Maison-Furggen, Val d’Aoste, 1950, Carlo Mollino Archive,
157 v Arnold Fanck, « Miracle des skis », photo du film, 1920, photo
Politechnico di Torino, n° inv. ACM-P13C-9-21.
Matthias Fanck, archives Matthias Fanck
166 ^ Alfons Walde, « Femme nue devant un chalet 1 », huile sur toile,
158 ^ Franz Baumann, station haute du Hafelekar, téléphérique de la
vers 1925, courtesy Walde Verlag.
Nordkette, Innsbruck, partie sud-est, n. d., photo, Archiv für Baukunst,
166 v Alfons Walde, « Lacerta », photo de skieuse nue, 1935, courtesy
n° inv. 1-387-76.
Walde Verlag.
158 v Entrée de la salle d’attente, station haute du Hafelekar, n. d.,
167 ^ Photo de Charlotte Perriand avec des amis pendant une
photo, Archiv für Baukunst, n° inv. 1-387-67.
randonnée à ski, étudiant la carte et les montagnes, années 1930,
159 en partant d'en haut à gauche : Franz Baumann, vue du sud-est de
Archives Charlotte Perriand.
la station haute du Hafelekar, téléphérique de la Nordkette, 1928, des-
167 v Pierre Jeanneret (probablement), photo de Charlotte Perriand
sin, Archiv für Baukunst, n° inv. 1-387-10 | vue du sud-ouest de la sta-
en randonnée, regardant le panorama, années 1930, Archives
209
Crédits images
Charlotte Perriand.
Special Collections Research Center at Syracuse University Libraries,
168 ^ Photo de Charlotte Perriand, Pierre Jeanneret et André Tournon
n° inv. TB-001_013.
dans le refuge bivouac construit par leurs soins, vers 1937, Archives
193 ^ Candilis, Prouvé, Perriand, Woods, Josic, Piot, Suzuki, maquette
Charlotte Perriand.
de concours pour la station de ski de Belleville, 1962, Archives
168 v Charlotte Perriand, dessin en coupe du refuge tonneau, 1938,
Charlotte Perriand.
Archives Charlotte Perriand.
193 v Candilis, Prouvé, Perriand, Woods, Josic, Piot, Suzuki, croquis en
169 Charlotte Perriand, photos des étapes de montage du refuge
perspective de la station de ski de Belleville, 1962, Archives Charlotte
tonneau, 1938, Archives Charlotte Perriand.
Perriand.
169 >v Charlotte Perriand, maquette du refuge tonneau entièrement
194 ^ Charlotte Perriand et Guy Rey-Millet, façade nord de La
monté, 1938.
Cascade, Les Arcs 1600, 1968 –1969, Archives Charlotte Perriand.
170 Werner Tscholl, longue-vue, Timmelsjoch Experience, 2009,
194 v< Intérieur d’un appartement de la résidence La Cascade,
© Alexa Rainer.
1968 –1969.
171 Werner Tscholl, musée du col du Rombo, Timmelsjoch
194 v> Charlotte Perriand et Guy Rey-Millet, plan d’un appartement
Experience, 2009, © Alexa Rainer.
de la résidence La Cascade, Les Arcs 1600, 1968, Archives Charlotte
172 ^ Zaha Hadid, maquette du tremplin de saut à ski du Bergisel,
Perriand.
2000, © Atelier Zaha Hadid.
195 ^ Charlotte Perriand, Roger Godino et Regeraz regardant Les Arcs
172 v Zaha Hadid, tremplin de saut à ski du Bergisel, 2002,
1600, 1990, photo Pernette Perriand-Barsac, Archives Charlotte Perri-
© Helene Binet
and. Façade sud de La Cascade. Le bâtiment oblique suit la déclivité
174 Marcel Breuer, hôtel Le Flaine, avec porte-à-faux sur la falaise,
du terrain. Charlotte Perriand, Guy Rey-Millet, Les Arcs 1600, 1968 –
Arâches-la-Frasse, Haute-Savoie, 1969, dans : Techniques et
1969, photo Archives Charlotte Perriand.
Architecture, 1969, n° 4.
196 ^ Le toit de la résidence La Nova commence au niveau du sol et
176 Giuseppe Riccobaldi Del Bava, rampe en spirale et automobile
offre une sorte d’escalier vers le ciel, 1977–1981, photo Sébastien
Fiat Balilla, affiche publicitaire Fiat, 1928.
Duport, Ensa-Versailles.
177 Annonce Fiat, « 1500 invita al Sestriere ». À l’arrière-plan à gauche :
196 v La résidence La Nova forme une courbe qui émerge de la pente
les hôtels-tours de Sestrières, vers 1936, Archivio storico Fiat,
et dont l’ampleur atteint dix étages, 1977–1981, photos Archives
n° inv. ASF-SPS 12468-289.
Charlotte Perriand.
178 Photo de Flaine Forum, la grande place de la station de ski de
197 ^ Jean Prouvé, projet pour l’hôtel Les Arcs 2000, dessin en
Flaine construite par Marcel Breuer, vers 1970, Centre culturel de
perspective, 1970, Bibliothèque Kandinsky, dans : Peter Sulzer, Jean
Flaine.
Prouvé, Œuvre complète, 2000. | Jean Prouvé, projet pour l’hôtel Les
181 Cheminée ronde à foyer ouvert à l’hôtel Le Flaine créée par
Arcs 2000, dessin en coupe, 1970, Bibliothèque Kandinsky MNM,
Marcel Breuer, vers 1969, Centre culturel de Flaine.
n° inv. Prouvé 11-549287. | Atelier Jean Prouvé, maquette de l’hôtel Les
182 Charlotte Perriand et Gaston Regairaz, partie sud de la résidence
Arcs 2000, 1970, Collection centre Pompidou, photo © Susanne Stacher.
Versant Sud, Les Arcs 1600, 1969–1974, Archives Charlotte Perriand.
198 ^ Ross Lovegrove, Alpine Capsule auf dem Piz La Ila, Alta Badia,
184 Domenig Architekten, Rocks-Resort Laax, Grisons, Suisse, 2007–
rendu photoréaliste, 2008, © Ross Lovegrove Studio
2010.
198 v Ross Lovegrove, Alpine Capsule sur le Piz La Ila, Alta Badia,
186 Clemens Holzmeister, hôtel Drei Zinnen/Tre Cime, à Sesto/Sexten,
rendu photoréaliste, 2008, © Ross Lovegrove Studio
Tyrol du Sud (1926), 1929–1934,
198 v Schéma de construction de l’Alpine Capsule, 2008, © Ross
© Chistoph Hölz
Lovegrove Studio.
188 Le Corbusier, projet de station de ski à Vars, publié dans :
199 en partant d'en haut à gauche : Ross Lovegrove, intérieur de
La Maison des Hommes, juillet 1942, Fondation Le Corbusier.
l’Alpine Capsule avec femme nue en position fœtale, rendu photoréa-
189 Le Corbusier, plan-masse avec ombres, « aménagement station
liste, | Paysage intérieur avec lit surélevé et espace bain encastré,
de sport d’hiver et d’été, Vars », France, 1939, Fondation Le Corbusier.
rendu photoréaliste 2008, | Dessin en coupe de l’Alpine Capsule, 2008,
190 < Marcel Breuer, Flaine Forum, vers 1970, archives d’Arâches.
| Rendu photoréaliste de l’Alpine Capsule avec Ross Lovegrove vêtu
190 > Marcel Breuer, vue de la station de sports d’hiver de Flaine dans
de blanc et le maître d’ouvrage qui effleure la capsule, 2008 © Ross
les années 1970, archives d’Arâches.
Lovegrove Studio.
191 Marcel Breuer, Flaine Forum, vers 1970, archives G. Chervaz. 192 ^ Marcel Breuer, coupe en perspective du bâtiment Flaine Forum, 1960. 192 v Marcel Breuer, vue de la station de Flaine sur son terrain, dessin,
Crédits images
210
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Sources
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L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, Paris, 1985.
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Laax - p. 184
Candilis, Georges - p. 181, 193
Pestalozzi, Heinrich - p. 121, 125, 136, 137
Les Arcs - p. 180, 181, 182, 194, 196, 197
Daguerre, Louis - p. 5, 36, 47 Deplazes, Andrea - p. 55, 65, 77 Fahrenkamp, Emil - p. 90, 98 Fanck, Arnold - p. 55, 63, 72, 73, 93, 147, 149,
Ponti, Gio - p. 153, 162, 163, 176 Price, Uvedale - p. 34, 35, 36, 37, 147, 203
Innsbruck - p. 152, 153, 156, 172
Londres - p. 46, 47, 58 Megève - p. 120, 133, 134, 152, 176
Prouvé, Jean - p. 182, 193, 197
Mont Blanc - p. 29, 30. 34, 39, 50, 92, 104, 120,
Regairaz, Gaston - p. 195, 196
190
150, 157
Rey Millet, Guy - p. 181
Fechner, Gustav Theodor - p. 57
Riefenstahl, Leni - p. 64, 72, 74, 157
Mont Salève - p. 160 Monte Rosa - p. 65, 77
Rocco, Alfons - p. 135
Monte Verità - p. 8. 9, 16, 87, 88, 89, 90, 93,
Fuller, Buckminster - p. 64, 75, 76
Rousseau, Jean-Jacques - p. 13, 14, 42, 15, 81,
94, 96, 98, 201
Gaberel, Rudolf - p. 92, 102, 103, 122
82, 86, 90, 115, 116, 117, 118, 121, 122, 124,
Mümliswil - p. 122, 128, 136
Garstenauer, Gerhard - p. 64, 76
125, 154, 178
Paris - p. 42, 119, 132, 148
Giedion, Siegfried - p. 95
Saussure, Horace-Bénédict-de - p. 14, 29, 30,
Piz La Ila - p. 65, 183, 198
Godino, Roger - p. 180, 181, 182, 195, 197
31, 32
Plateau d’Assy - p. 92, 104, 105, 106, 106, 120
Scheerbart, Paul - p. 59, 60, 61, 66, 67, 68
Saint-Gervais - p. 120, 168
Foucault, Michel - p. 40, 127, 128
Goethe, Wolfgang von - p. 66, 150 Hablik, Wenzel - p. 61, 62, 63
Schiller, Friedrich von - p. 34, 56
Hadid, Zaha - p. 156, 172
Schopenhauer, Arthur - p. 44, 57, 61, 82, 83,
Haeckel, Ernst - p. 62, 63
84, 203
Hagenauer, Wolfgang - p. 30, 44 Haller, Albrecht von - p. 116, 121, 122, 154 Hofmann, Ida - p. 88, 89, 94, 98
Schwarzwald, Eugénie - p. 123, 132 Segantini, Giovanni - p. 37, 49 Semper, Gottfried - p. 55, 58, 59, 65, 184
Holzmeister, Clemens - p. 176, 186, 187
Shaftesbury, Anthony Ashley Cooper, 3e
Kant, Immanuel - p. 10, 11, 12, 32, 33, 34, 56,
comte de - p. 14, 24, 26, 27, 28, 31, 40, 84, 149,
57, 58, 84, 132, 147, 155, 175, 183, 184, 185, 204
156, 202
Kracauer, Siegfried - p. 38, 40, 72, 73, 74, 150,
Šik, Miroslav - p. 184
151, 157
Taut, Bruno - p. 16, 59, 60, 61, 62, 63, 66, 68,
Laban, Rudolf von - p. 62, 63, 70, 71, 88, 89,
69, 75, 76, 175, 201
90, 96, 97
Trenker, Luis - p. 155, 156
Le Corbusier - p. 99, 167, 177, 178, 180, 188,
Tscholl, Werner - p. 156, 170, 171
189, 190
Twain, Mark - p. 39, 150
Le Même, Henry Jacques - p. 91, 92, 104, 105,
Walde, Alfons - p. 154, 166, 167
106, 107, 120, 133, 134
Welzenbacher, Lois - p. 128, 142, 143, 187
Levi-Montalcini, Gino - p. 127, 140, 141
Werfel, Franz - p. 151
Licht, Jakob - p. 122, 135 221
Worringer, Wilhelm - p. 58, 61, 64, 65, 203 Zumthor, Peter - p. 93, 112
Sauze d’Oulx - p. 16, 138 Semmering - p. 100, 101, 123, 132, 152 Sesto/Sexten - p. 176, 186, 187 Sestrières - p. 138, 176, 177 Sondalo - p. 92, 108 Sportgastein - p. 64, 76 Timmelsjoch - p. 156, 170 Val d’Aoste - p. 165 Val Martello - p. 162, 163, 164 Vallée de Belleville - p. 181, 193, 195 Vals - p. 93, 112 Vars - p. 178, 188, 189 Vienne - p. 6, 123, 166 Villard-de-Lans - p. 120
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Remerciements Je remercie l’Université des arts appliqués de Vienne d’avoir
Ma formidable lectrice Anna Mirfattahi a posé un regard
intégré mon livre à sa collection Edition Angewandte et d’en
critique sur le contenu et m’a fait de précieuses suggestions.
avoir généreusement financé la publication. Mes remerciements
Je voudrais aussi remercier les traducteurs Aurélie Duthoo
vont notamment au directeur, Gerald Bast, et à Anja
et François Mortier - qui a également assuré la révision de
Seipenbusch, qui m’a aidée à mettre en œuvre ce projet.
l'ouvrage - pour leur travail subtil et leur persévérance sans
Je tiens aussi à remercier les éditions Birkhäuser, en particulier
faille. Ils m’ont permis de redécouvrir mon texte dans une
Angela Fössl qui m’a accompagnée tout au long du projet.
autre langue, ce qui a ouvert de tout nouveaux espaces à
Je remercie également l’École nationale supérieure d’architec-
ma réflexion et m’a rappelé qu’une langue est bien plus
ture de Versailles, notamment Jean-Christophe Quinton,
qu’un simple langage.
directeur, et Catherine Bruant, directrice du laboratoire de recherches LéaV, le Centre National du livre, le Ministère de la
Je n’oublie pas non plus les personnes et les institutions qui
Culture et l’agence Amaldi Neder, qui tous ont participé au
nous ont fourni des images gracieusement ou à prix réduit.
financement de cet ouvrage.
Qu’elles soient vivement remerciées pour leur générosité,
Matthias Boeckl, qui a suivi mon travail de thèse, a su poser
sans laquelle ce livre n’aurait pu voir le jour sous cette forme.
des questions pertinentes pour préciser les thèmes essentiels et structurer mes idées. Philippe Potié, mon codirecteur de
Enfin, je tiens aussi à remercier ma famille, notamment ma
thèse, m’a incitée, avec le calme et la persévérance qui le
mère Gerda Lettner, historienne, qui m’a apporté des pistes
caractérisent, à mieux cerner les grands axes théoriques.
précieuses, ainsi que mon mari Guy Conand et mes enfants
Paolo Amaldi m’a soutenue en me posant des questions
chéris, Floris et Raphaël, qui ont supporté avec patience ce
claires et en me faisant profiter de sa vaste culture pour me
travail de longue haleine et m’ont accompagnée dans tous
fournir des références utiles. Je les remercie de tout cœur,
mes périples alpins et toutes mes visites d’architecture – et en
car ils m’ont permis de progresser.
ont sans doute vu bien trop, car désormais, une chose est sûre :
Il me faut encore exprimer ma profonde gratitude envers les
ils ne veulent pas devenir architectes !
personnes qui ont participé à la réalisation de ce livre. Travailler avec une équipe aussi engagée a été pour moi une grande joie. Je remercie Katharina Erich pour sa magnifique mise en page et sa réflexion créative sur la structure du livre.
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