Start-up Nation - Overdose Bullshit
 978-2-37425-184-4

Table of contents :
Couverture......Page 0
Copyright......Page 2
Titre......Page 4
Exergue......Page 6
AVANT-PROPOS......Page 7
Par une belle matinée de juin…......Page 9
PREMIÈRE PARTIE – La Start-up Nation, ou la politique economique pour les nuls......Page 12
Ta mère est une start-up#160;!......Page 13
Start-up Nations#160;: un tour du monde......Page 16
La Start-up Nation à la française peut-elle casser des briques#160;?......Page 22
DEUXIÈME PARTIE – De la Start-up Nation comme idéal moral......Page 28
Ô Grand Esprit start-up, descends sur tes fidèles et par ton éclat convertis les foules mécréantes#160;!......Page 29
Les premiers de cordée sont des startupeurs comme les autres......Page 31
La richesse des premiers de cordée ruisselle en ligne directe dans l’escarcelle des start-up......Page 33
Bezos, c’est plus fort que toi......Page 36
Jean-Jacques Rousseau au pays des startupeurs......Page 39
Stakhanov dans l’open-space, ou les hommes qui dormaient peu......Page 44
Solutionnisme et technocratie#160;: un cocktail carrément VIP......Page 48
One more thing… L’institution imaginaire de la Start-up Nation......Page 52
Notes......Page 54
Table......Page 57
Dans la même collection......Page 59
Achevé de numériser......Page 61

Citation preview

© Éditions Rue de l’échiquier 12, rue du Moulin-Joly, 75011 Paris www.ruedelechiquier.net

ISBN : 978-2-37425-184-4 Dépôt légal : septembre 2019

« Arrêtez avec votre putain de mentalité d’employés, là ! Vous pensez qu’à vous et pas à vos actionnaires ! Vous... vous me dégoûtez ! » Les Fatal Picards

« Jusqu’à preuve de leur innocence, les saints doivent toujours être considérés comme coupables. » George Orwell

AVANT-PROPOS Le petit livre que vous tenez entre les mains n’est pas une charge de plus contre la culture start-up, ses rituels exotiques, ses maximes de morale qui fleurent bon l’orientalisme de comptoir et son usage immodéré du franglais. Non. D’autres l’ont fait ailleurs1. Si les start-up vous horripilent, et que vous cherchez un exutoire, allez donc visionner la série Silicon Valley sur votre plateforme de SVOD préférée, ou écoutez l’intégrale des chroniques de Guillaume Meurice sur France Inter. Il faut bien le reconnaître : pour qui ne fait pas partie de l’« écosystème », le startupeur, dans sa déclinaison franchouillarde est un être profondément agaçant. Pourquoi ? Serait-ce sa positive attitude, qui contraste trop avec la mauvaise humeur de ses compatriotes, Gaulois réfractaires ? Aigreur ? Jalousie congénitale ? Haine de la réussite ? Il y a peut-être un peu de ça, car après tout, la culture start-up est un produit d’importation, et une greffe ne peut pas prendre à tous les coups. Mais il y a plus. C’est que depuis quelques années, le startupeur tricolore, au lieu de gentiment s’occuper de ses petites affaires, se mêle de politique. Symboliquement, et plus si affinités, il s’est mis au service d’un projet de société. Un projet lui-même assez vaguement défini, mais qui a le mérite de porter un nom des plus catchy : Start-up Nation. Tout de suite, ça sent la modernité et le nouveau monde à plein nez. Ne soyons pas injustes : il est possible que pour bon nombre de nos entrepreneurs nationaux, ce qu’il faut bien qualifier de récupération politique de la mode des start-up se soit fait à leur corps défendant. Peut-être qu’ils n’ont pas tout compris, et qui pourrait leur jeter la pierre, quand le projet de la Start-up Nation s’énonce à coup de tweets et de conférences dispensées en mauvais anglais ? Autrement dit, à la truelle. Peut-être qu’ils n’ont pas fait gaffe sur le moment, parce que c’était plutôt sympathique de se voir désignés comme les hommes (et parfois les femmes, mais c’est quand même plus rare) nouveaux, les bâtisseurs du pays à venir, bref, les forces vives de la nation qui vient. N’empêche que le mal est fait : aujourd’hui, la manière la plus naturelle de critiquer la politique menée par le CEO de l’entreprise France et par son équipe de management, c’est de tourner le monde des start-up en dérision. Vous vous souvenez de ce petit gars, à l’école primaire, qui n’était pas le plus futé de la classe, mais besogneux, assis au premier rang, prompt à lever le doigt pour répondre, généralement à côté de la plaque ? Le professeur, quand il vous faisait la morale à vous et à tous vos camarades, bande de fieffés jocrisses, le présentait comme l’exemple à suivre. Et ça vous énervait, mon Dieu, ça vous énervait ! Normal. Du coup, à la récré, pour le fayot, c’était rouste sur rouste. Normal. Eh bien, c’est un peu le même syndrome qui guette aujourd’hui nos amis startupeurs. Croyez-le ou non, mais moi, ça m’attriste profondément. Au fond, j’ai toujours eu de la peine pour ce pauvre Schtroumpf à lunettes qui se faisait victimiser à la sortie de la cantine. Et puis les start-upeurs, c’est comme tout, il y en a des biens. J’ai moi-même un ami startupeur, c’est dire. Nul ne peut donc me soupçonner d’en avoir après les start-up ! Dans les quelques dizaines de pages qui suivent, je m’attaque aux tentatives de récupération et d’instrumentalisation politique de la culture start-up. Avec, je le souhaite de tout cœur, un message d’espoir au bout du tunnel. Non, startupeurs, vous

n’êtes pas condamnés à être les idiots utiles d’un projet qui vous dépasse ! Et si vraiment, vous persistez, eh bien soit ! Mais qu’au moins les choses soient énoncées avec clarté. Jupiter reconnaîtra les siens. Le programme des réjouissances : aborder le concept de Start-up Nation avec un œil critique, et tâcher de dissiper les vapeurs sucrées, entêtantes, presque écœurantes du langage bullshit qui l’entoure. Peut-être bien que sous les formules toutes faites, les slogans qui fleurent bon la com’ vermoulue, sous le discours politique qui évoque davantage une conférence TEDx moyenne que les envolées lyriques du Général, il n’y a pas que du vide. C’est un pari un peu fou que je vous invite à faire avec moi : sous tout ce fatras abscons, il y a quelque chose à découvrir. Et je vous préviens, il va falloir creuser, gratter, pelleter… Ô lecteurs, suspendez un instant votre jugement ! Réprimez pour quelques pages ce sourire moqueur qui s’imprime sur vos lèvres à la mention de l’expression Start-up Nation ! Soyons audacieux, et ensemble, prenons cette expression un tant soit peu au sérieux. Dans un premier temps, j’essaierai d’exposer les rouages du programme économique dont la Startup Nation prétend être le nom, ce qui, heureusement, a déjà été tenté sous d’autres latitudes. Et sans vouloir divulgâcher la fin, je peux d’ores et déjà vous dire que certaines des constatations que nous ferons en chemin nous conduiront à quitter le terrain strictement économique pour celui de la morale. La Start-up Nation, c’est moins une affaire de politique économique que de réorientation des aspirations collectives. De la rééducation des peuples en mode cool. Et ça, ce sera pour la seconde partie. Votre bullshitomètre est sous tension ? Alors, attachez vos ceintures, c’est parti !

PAR UNE BELLE MATINÉE DE JUIN… La salle est pleine, il fait une chaleur insoutenable. Un sentiment d’attente anxieuse flotte dans le hangar. Et bien entendu, pas une chaise de libre en vue. C’est rageant ! S’il avait mieux monitoré son temps de parole pendant l’ultime session d’elevator pitch sur le stand de La Poste, Jean-Blaise serait arrivé avec une bonne heure d’avance, et il ne se retrouverait pas debout au fond à côté de la porte comme un crétin. Il va encore falloir jouer des coudes ! Déjà l’année dernière, la talk d’Emmanuel Macron avait déclenché une sorte de gros ronronnement collectif dans l’assistance. Tu m’étonnes. Il faut dire qu’on n’a tout de même pas l’occasion de se faire brosser dans le sens du poil aussi franchement tous les jours. Mais là, on monte d’un cran : le mec est passé CEO – enfin, président – entre-temps. Et pour la plupart des startupeurs qui sont venus communier à cette édition 2017 de VivaTech, il n’y a pas de doute : Macron, c’est leur président à eux. Mais Jean-Blaise, lui, honnêtement, doute encore. Il demande à voir. Le nouveau président de la République a pris ses quartiers à l’Élysée il y a à peine un mois. Le candidat favori de Jean-Blaise, c’était François Fillon. Parce qu’après trente ans d’immobilisme, la France a besoin d’une thérapie de choc. Il faut réformer, partout, tout le temps. Il faut arrêter de vivre à crédit. Il faut restaurer la compétitivité du pays, retrouver le sens de la grandeur ! Et surtout, surtout, il faut arrêter de stigmatiser ceux qui réussissent. La France crève de son égalitarisme. Ça fait quatre générations que la famille de Jean-Blaise subit les assauts répétés de tous ces socialos qui « n’aiment pas les riches », comme le clamait François Hollande il n’y a pas si longtemps. Le 10 mai 1981, Grand-Papa avait tellement peur de voir débarquer les chars soviétiques sur les Champs-Élysées qu’il avait emmené à toute vitesse sa petite famille en Suisse. Tout le monde est rentré au bout de deux semaines d’angoisse. Fausse alerte, heureusement. Bref, dans la famille de Jean-Blaise, on vote à droite de père en fils. Macron, il y avait de bonnes choses dans son programme. Mais c’était encore bien tiède, on noyait parfois le poisson. On était loin du dégraissage de 500 000 fonctionnaires du candidat Les Républicains. Après tout, son « ni de droite, ni de gauche », c’est une vieille rengaine, et aujourd’hui, la nation se trouve dans un état critique, dans une situation d’urgence absolue. La seule voie possible, c’est d’être ni de gauche, ni de gauche ! Macron, quoi qu’on en dise, a tout de même été ministre dans un gouvernement socialiste. Ça ne se pardonne pas comme ça ! Jean-Blaise, qui lit régulièrement le FT et The Economist, sait bien qu’en anglais, « liberal », ça veut quand même un peu dire « de gauche ». Pas facile de faire passer la pilule. Mais Jean-Blaise, quelque part au fond de lui, il y croit. Dans sa famille, c’est un mouton noir. Un électron libre. Un punk. Papa n’a pas compris quand il a refusé de partir faire ses armes en Fusac et

qu’il a préféré lancer sa propre start-up. Il s’est résigné, en pensant qu’il faut bien que jeunesse se passe, et que Jean-Blaise finira de toute façon par reprendre l’entreprise familiale. Cependant, pour Jean-Blaise, ce serait un échec. Un échec terrible même. Parce qu’en France, en cette fin des années 2010, ce n’est pas très glamour d’être l’héritier d’une bonne famille. Bien sûr, c’est pratique, ça vous assure les arrières, c’est à terme une garantie certaine de succès, mais ça ne s’affiche pas au grand jour. Alors que si vous parvenez à faire sortir de terre une licorne – une start-up valorisée plus de un milliard d’euros ou de dollars – à ce niveau, on s’en cogne un peu. Là, ça change la donne. On oublie vos origines, c’est comme si vous étiez reparti de zéro. Vous pouvez être plein aux as, personne ne viendra vous enquiquiner, parce tout le monde sera d’accord pour dire que vous l’avez mérité. Qu’est-ce qu’ils peuvent dire, les gauchistes, face à un self-made-man à l’américaine, hein ? Et ça, en France, ce pays qui entretient une relation pathologique avec l’argent, ça n’a pas de prix ! La vie de startupeur, c’est pas facile tous les jours. Il faut avoir la foi. Dans les open-spaces, les coworking et les incubateurs, c’est pas toujours rose. C’est dur. Ça paraît fou, mais le bonheur, y compris au travail, ne tient pas qu’à un baby-foot et une salle de sieste. Cela fait deux ans qu’avec son associé Philippe, ils ont créé leur plateforme de partage de lave-vaisselle, WashMachNextDoor. Ils ont levé pas mal de love money – surtout auprès de Tante Ségolène, la réduction d’ISF, c’était un argument massue – ça leur a permis de lancer un Minimum Viable Product et de tenir le coup, mais il faut reconnaître que le marché a encore besoin d’être éduqué… C’est qu’il y a du potentiel : entre la diminution des surfaces habitables, les impératifs de la transition écologique et l’aspiration des citoyens à nouer des liens avec leurs voisins, il y a un boulevard. Il faut redonner du sens. À terme, son marché, c’est celui de la propreté en général, et c’est énorme. Alors où est-ce que ça coince ? Bon, après tout, Amazon a mis plus de dix ans avant de générer son premier dollar de profit. Reste qu’il y a des jours où Jean-Blaise est à deux doigts de jeter l’éponge, où il ne sait plus très bien à quoi ça rime, tout ça. C’est une belle opportunité que d’avoir été sélectionné par La Poste pour pitcher sur son stand à VivaTech. Ils vont pouvoir faire connaître leur produit – enfin, évangéliser – nouer des relations business, peut-être même, on ne sait jamais, éveiller l’intérêt de quelque VC influent… Mais c’est un peu le pitch de la dernière chance. Jean-Blaise en est là de ses réflexions quand le nouveau président de la République monte sur scène. Standing ovation. L’ancien banquier d’affaires joue à domicile. En face, ça commence déjà à ronronner sec. On cause fiscalité et futur de la French Tech, on s’envoie des fleurs avec le sourire bright. C’est sympathique, bien qu’attendu. Et tout à coup, dans le flot du discours qui mêle français et anglais avec une aisance qu’on voit rarement chez les hauts fonctionnaires, le diamant brut, le truc dont on sent tout de suite qu’il va marquer son époque, comme si tout l’esprit du temps se retrouvait encapsulé dans une phrase-choc : « I want France to be a Start-up Nation. A nation that thinks and moves like a start-up2. » Waouh. Une sorte de frisson mystique transperce l’assistance de part en part. Un petit moment de flottement, pendant une seconde, tout le monde se tait, et puis l’explosion. Applaudissements. Cris de joie. Bravo ! Yeah ! Le CEO de l’entreprise France, sûr de son effet, affiche un discret sourire de satisfaction. Alors ça, c’est très fort. Le torse de Jean-Blaise se bombe. Lui qui était il y a encore quelques instants à la limite du découragement, il comprend soudain, à ces paroles, pourquoi il fait tout ça. C’est une révélation, un sermon sur la montagne de la porte de Versailles. C’est vrai que dans le monde des start-up, vous me passerez l’expression, mais on en chie. Il vient de s’en rappeler, ou peut-être même de le saisir pour la première fois : il n’est pas juste-là pour uberiser le nettoyage

de vaisselle. Être start-upeur, c’est beaucoup plus que ça. Et Emmanuel Macron est le seul homme politique qui l’a compris. C’est être le modèle de l’homme nouveau. C’est démontrer au quotidien ce que doit être la France de demain : entreprenante, volontaire, agile, ouverte à la mondialisation, compétitive, pragmatique, technophile. Entreprendre. Faire. Voilà la solution. Jean-Blaise oublie un instant que sa petite entreprise a neuf chances sur dix de se planter au cours des six prochains mois. Pour la première fois de sa vie, il a le sentiment de participer à quelque chose de plus grand que lui. Bâtir, ensemble, la Start-up Nation ! Même s’il échoue – surtout s’il échoue ! – il est maintenant un modèle, un exemple à suivre pour tous ces insiders planqués derrière leur CDI, pour tous ces chômeurs qui ne se bougent pas et vivent comme des rois aux crochets de la collectivité, pour tous ces fonctionnaires qui grenouillent mollement dans les marigots kafkaïens de l’administration obèse ! L’État, le peuple, la France entière gagneraient à se remodeler sur le modèle de WashMachNextDoor ! Car en cet instant, ici, à VivaTech, la vertu, c’est Jean-Blaise qui l’incarne. Le nouveau monde, c’est lui. Grâce à Macron ! La nation est morte, vive la Start-up Nation ! Et tant pis si ça déplaît à Papa…

PREMIÈRE PARTIE

LA START-UP NATION, OU LA POLITIQUE ECONOMIQUE POUR LES NULS

TA MÈRE EST UNE START-UP ! Je pars du principe que vous êtes une personne normalement constituée et saine d’esprit. En conséquence, une Start-up Nation, vous n’avez à peu près aucune idée de ce que ça peut bien vouloir dire. Ne le prenez pas mal, surtout, ce n’est pas un reproche. Au contraire : vous avez probablement une vie, une famille, un travail, et vous avez donc autre chose à faire que méditer sur le sens caché des tweets d’Emmanuel Macron. Chacun son fardeau. Bref. Vous entendez l’expression de temps à autre à la radio, vous tombez parfois sur le hashtag #StartupNation, vous trouvez ça plutôt cool, ou ça vous arrache à l’inverse un ricanement méprisant. Pourtant vous ne savez pas ce que c’est. Et pour tout vous dire, moi non plus. C’est un peu ça le problème avec cette histoire de Start-up Nation : personne, et surtout pas ses promoteurs, n’a pris la peine de faire sortir le concept de son épaisse gangue de bullshit. Tout cela relève de la formule qu’on balance comme ça, au détour d’un discours, pour faire cool et moderne devant un parterre de startupeurs en goguette, ou, au contraire, qu’on brandit dans un billet humoristique radiophonique pour moquer le pouvoir en place à peu de frais. Question de sensibilité. Ce qui ne nous avance, il faut bien le reconnaître, pas des masses. Je commencerai cet opuscule par une tentative de définition. Ça sert toujours. Quand on y regarde de plus près, on se rend vite compte que l’expression Start-up Nation se compose de deux mots : « Start-up », et « Nation ». Là, vu la sagacité de cette observation, vous sentez tout de suite le type qui a produit de la dissertation de philo à la chaîne. Ça impressionne, je sais. C’est un métier. Pour ce qui est de la nation, étant donné que je n’ai pas signé pour un bouquin de 600 pages avec mon éditeur et que je suis d’un naturel foncièrement flemmard, je vais faire l’impasse. Vous irez lire Renan et Fichte, vous vous ferez votre petite tambouille perso pour voir où vous vous situez entre la conception française et la conception germanique, et on dira que c’est bon. Essayez juste, s’il vous plaît, de ne pas devenir fan d’Éric Zemmour au cours de l’opération. Je m’en voudrais. C’est fait ? Donc pour la nation, c’est réglé. On fera comme si. Reste la partie « Start-up ». Et là, ça se corse. Déjà, parce qu’Ernest Renan, il n’a pas écrit grand-chose sur le sujet, ce qui ne m’arrange pas. Mais surtout parce que ces dernières années, on a accumulé tant de couches sédimentaires de bullshit sur ce malheureux concept de start-up qu’on ne sait vraiment plus ce que ça pouvait bien vouloir dire à l’origine. C’est bien simple : aujourd’hui, on se demande bien ce qui ne peut pas revendiquer le sobriquet de start-up. Ton autoentreprise de conseil en communication corporate ? Start-up ! La PME de province que tu as héritée de papa et dont le réfectoire est désormais affublé d’un superbe baby-foot ? Startup ! Le food-truck dans lequel tu vends des sandwichs fusion péruvo-coréens ? Start-up ! Tu as fait un voyage linguistique à San Francisco en fin de 3e ? Tu es un startupeur ! Tu as tout plein de stickers sur ton ordinateur portable et tu as mis les pieds au moins une fois dans un espace de

coworking ? Tu es un startupeur ! Tu t’exprimes avec aisance dans un insupportable mélange de français et d’anglais approximatif et au fond, tu ne sais pas vraiment ce que tu racontes ? Tu es un startupeur ! Ta relation polyamoureuse, que tu pilotes via Tinder, ce qui te permet de maximiser le nombre d’expériences tout en sauvegardant le capital confiance que tu possèdes à 50-50 avec ta femme, c’est une start-up. Ta vie, c’est une start-up. La France est une start-up ! Ta mère est une start-up ! Pardon. Je m’égare. Tout ça pour dire que dans ces conditions, définir ce qu’est une start-up finit par devenir coton. Il va falloir procéder avec méthode. Wikipedia, jamais avare de bons mots, nous apprend des choses intéressantes quant à son étymologie. Je cite : « Le mot “start-up” est un mot anglais d’origine américaine, ellipse de “start-up company”, qui signifie “société qui démarre”. » Déjà, je note – et vous devriez vous aussi – que « start-up » désigne un état transitoire plutôt qu’un genre d’entreprise bien défini. Ça veut dire que Renault et le pâté Hénaff aussi, à un moment de leur histoire, ont un peu été des start-up. À leur manière. Et ça veut dire aussi que si au bout de vingt ans d’existence, ta boîte rentre encore dans la catégorie start-up, c’est qu’elle est atteinte d’un syndrome de Peter Pan carabiné, et qu’il est temps de s’inquiéter. Alors petite start-up deviendra grande, forcément ? Là encore, c’est plus compliqué que ça. Arrêtons de tourner autour du pot : une start-up, c’est une entreprise qui a été fondée dans un garage. Point. Le garage de M. et Mme Jobs. L’atelier de Sergey Brin. La cabane au fond du jardin de Jeff Bezos. Enfin ça, c’était il y a quarante ans, l’âge glorieux des Héros. Et aux États-Unis, de préférence, parce que dans les autres pays, on n’a pas de garage : la Start-up Nation est sortie de la cuisse de la Driving Society. Mais il ne faut pas désespérer Station F : ça participe de la mythologie de la chose. De nos jours, les start-up poussent plutôt dans des incubateurs – ce qui n’est pas exactement la même chose que l’élevage de volailles en batterie – et se pressent pour pitcher leur boîte en 120 secondes sur le stand de SAP, d’Orange ou de quelque autre Sugar Company à VivaTech – ce qui n’est pas tout à fait la même chose qu’un Salon de l’agriculture où des millennials « qui sont les changements qu’ils veulent voir dans le monde » auraient grand-remplacé les vaches et les moutons. Une start-up, c’est donc une entreprise en phase de démarrage dans un garage. Peut-on se satisfaire de cette définition et passer à autre chose ? Si seulement ! Par exemple, en 1903, quand William S. Harley et Arthur Davidson assemblent leur première motocyclette dans leur cabanon de bois de Milwaukee, techniquement, à l’époque, c’est une start-up. Vous trouvez que Harley-Davidson, aujourd’hui, ça fait Start-up Nation ? Probablement pas, et vous avez raison : dans la Start-up Nation, on ne porte pas de marcel clouté en cuir ni de bandana, on ne bâfre pas des T-bone steaks de 800 grammes avant d’enfourcher son terrible engin en beuglant du Johnny à tue-tête. C’est surtout que le terme de « start-up » n’est devenu un substantif que vers la fin des années 1990 – dans nos contrées, s’entend – dans les quelques années qui ont précédé l’éclatement de la bulle des dot-com. Depuis lors, le mot désigne une entreprise du secteur des technologies, qui ne nécessite pas de gros apports en capital préalables (sauf exception, pas besoin d’investir dans d’onéreuses machines-outils du type tourneuse-fraiseuse ou métier à tisser). Quand j’étais petit, la presse économique ne cessait de s’émouvoir de la possibilité de créer sa boîte dans les « technologies de l’information » avec juste un euro en poche. Ça avait l’air chouette. Ça, c’est vraiment au tout début. Parce que généralement,

la start-up, elle vise l’hypercroissance – ce qui explique la tendance qu’ont les startupeurs en herbe à écrire « sky is the limit3 » sur les murs de leur espace de travail – et compte sur des levées de fonds à répétition pour compenser son absence, provisoire mais pas toujours, de modèle économique. Ce qu’on appelle dans le milieu « cramer du cash ». Et ça peut durer longtemps. « Fake it until you make it4 », qu’ils disent. Toutes ces raisons font qu’une start-up est une aventure structurellement risquée, ce qui se reflète dans un taux d’échec élevé : de l’ordre de 9 plantages en beauté sur 10. Au doigt mouillé. Ce qui nous permet de conclure : une start-up, c’est une entreprise en devenir – en devenir de quoi ? Vous en avez de ces questions ! – et qui a moins d’une chance sur dix de ne pas se vautrer, et qui dans 1 cas sur 1 000 peut finir en licorne. Un animal mythologique autrement plus sympathique que le Léviathan, au hasard... Généralement, on est dans le numérique. Mais pas toujours. Mais souvent. Et surtout, c’est cool by design. Agile. Innovant. Les forces vives de la nation. Maintenant que vous êtes à peu près au clair sur ce qu’est et sur ce que n’est pas une start-up, vous êtes en droit de vous demander comment, par tous les diables, il est possible de construire une nation entière avec des garages à licornes en guise de briques. Et c’est une excellente question. Je me la pose d’ailleurs moi-même assez régulièrement en me rasant. C’est donc ce que nous allons tâcher d’élucider ensemble dans cette première partie : si cette histoire de Start-up Nation n’est pas qu’un coup de com’ un peu vaseux, s’il s’agit d’un projet politique, en quoi peut-il bien consister ? Programme économique ? Projet éducatif ? Refonte du modèle social ? Le suspense est à couper au couteau, n’est-il pas ?

START-UP NATIONS : UN TOUR DU MONDE Le problème avec cette histoire de Start-up Nation, c’est que ses promoteurs hexagonaux la cuisinent à toutes les sauces. Tantôt, on explique aux préfets et aux ambassadeurs qu’ils doivent être « les entrepreneurs de l’État ». Tantôt, ce sont les startupeurs qu’on sermonne pour qu’ils se mettent au service de la grandeur de la France, le tout avec des trémolos pseudo- gaulliens de circonstance. Parfois, il est bassement question de dématérialiser les services administratifs. « Start-up Nation », c’est magique, c’est une formule qui sert un peu à tout dès qu’on veut évoquer la modernisation de la sphère publique au sens large. Si l’on prend la peine de démêler l’écheveau du discours officiel, on découvrira avec bonheur que l’expression revêt en réalité deux significations bien distinctes. La première, que nous appellerons Start-up Nation classique, est la suivante : un pays où tout le monde est entrepreneur. Enfin, peutêtre pas tout le monde, car rien n’est parfait en ce bas monde, et il y aura toujours des nazes pour rêver d’autre chose, mais autant d’entrepreneurs que possible. Il faut maximiser le nombre de startup par habitant, parce qu’en plus d’être cool, les start-up, ça fait de la compétitivité dans un monde qui bouge, et qui bouge vite, et la compétitivité, ça fait de la croissance, et la croissance, ça fait des emplois. Je brosse à gros traits pour l’instant, vous saisissez l’idée. La seconde acception, d’importance au moins égale, c’est « l’État en mode start-up », qui de façon assez explicite, encourage les agents et les structures de la fonction publique à penser et agir comme des start-up. Ça vous semble fumeux ? Si vous n’avez pas été biberonné à la LOLF, à la RGPP et autres MAP5, c’est normal. Stricto sensu, il vaudrait mieux parler de Start-up State, ou de Start-up Government, mais bon, vu qu’on a solidement arrimé les concepts d’État et de nation l’un à l’autre depuis le milieu du XIX e siècle, le premier n’étant rien d’autre que l’émanation juridique de la seconde, vous n’allez pas chipoter. Signalons une sympathique expression concrète de cette version étatique de la Start-up Nation : l’art de remplacer les guichets de préfecture par des plateformes en ligne qui ne marchent pas, ou mieux, de nouer un partenariat avec un géant du numérique étatsunien en position de monopole. Pourquoi pas. J’espère que vous n’êtes pas trop pressé pour votre carte grise, en revanche. Ou que ça ne vous ennuie pas que vos gosses franchissent un portique à reconnaissance faciale estampillé Oracle ou IBM pour aller en cours de SVT. La Start-up Nation dans sa version française, c’est donc une transformation totale de l’État-nation, qui repose sur deux piliers bien identifiés. Et ça, autant le dire tout de suite, c’est diablement ambitieux. Dans le détail, quel est le programme ? Qu’implique-t-il comme ajustements divers et variés ? Est-il possible de le mettre en œuvre dans le pays des fromages qui puent ? Et au-delà : estce souhaitable ? Ça en fait, des questions. Par où commencer ? La bonne nouvelle, c’est que l’expression Start-up Nation n’est pas sortie tout armée de la cuisse de Jupiter, et que d’autres pays, avant nous, ont eu le bon goût d’ouvrir la marche. Adonnons- nous maintenant à un exercice dont

nous autres, citoyens de la Start-up Nation, sommes friands : le benchmarking. Israël : le patient zéro Le premier pays à avoir revendiqué haut et fort le titre de Start-up Nation, c’est Israël. On doit d’ailleurs l’expression, que je sache, à Dan Senor et Saul Singer, qui publient en 2009 le best-seller Start-up Nation, The Story of Israel’s Economic Miracle. Les États-Unis peuvent aller se rhabiller. Israël, c’est un petit pays de 8,7 millions d’habitants qui existe depuis à peine soixante-dix ans, situé dans un environnement naturel et géopolitique hostile. Pire : le pays était autrefois connu pour ses kibboutz, version locale du kolkhoze, mais en vachement mieux. Si Israël a pu passer du collectivisme rampant au statut de Start-up Nation qui en veut, alors les espoirs les plus fous sont permis même pour la France, ce petit bout attardé d’Union soviétique, comme chacun sait. Mais j’anticipe. Il faut dire que niveau start-up, l’État hébreu envoie du lourd. Imaginez un peu : là-bas, on compte une start-up pour 1 300 habitants. En France, nous sommes plus proches d’une pour 7 400 habitants. Six fois moins dense. La honte. Dans le monde, c’est à Tel-Aviv qu’on trouverait la plus grande concentration de start-up au kilomètre carré. Les jeunes pousses israéliennes excellent dans des domaines divers : informatique, biotech, fintech, cybersécurité, sécurité pas super cyber… Bon nombre d’entre elles finissent cotées au Nasdaq – on en dénombrait 63 en 2009 contre 2 pour la France – ce qui est tout de même super classe. Et je ne vous parle même pas des montants investis dans le capital-risque. Si, pour le plaisir : en 2018, les fonds de capital-risque ont investi 6,47 milliards de dollars dans les start-up israéliennes6. Par comparaison, aux États-Unis, ce sont 99,5 milliards de dollars qui ont ruisselé sur nos amis les startupeurs. En France, ça n’a pas franchement ruisselé, ça a plutôt gentiment percolé : 3,8 milliards de dollars. Ce qui veut dire que rapporté à la taille de la population, on investit 2,5 fois plus en Israël qu’aux États-Unis, et 15 fois plus qu’en France. Les ratios donnés par Senor et Singer il y a maintenant dix ans étaient les mêmes. C’est ce qui s’appelle se faire mettre à l’amende. Alors comment diable font-ils, les Israéliens ? Selon Senor et Singer, cela tient au tempérament local. Vous pourrez ainsi lire le témoignage d’un type qui rappelle que dans l’Ancien Testament, les Hébreux ne sont pas du genre disciplinés face au Très Haut. Ça remonte à loin tout ça. Il paraît que ça donne aujourd’hui un trait de caractère tout à fait unique : la chutzpah. C’est du yiddish, et cela signifie un mélange de culot et d’irrévérence. Le non-conformisme, la remise en question de l’autorité, ce genre de choses. Une sorte d’aptitude naturelle à la disruption. Il faut ajouter que depuis sa fondation, l’État hébreu est en guerre permanente avec ses voisins, et que cette fragilité construit un rapport au risque bien particulier chez ses habitants. L’immigration a joué son rôle : dans les années 1990, un million de citoyens des ex-républiques soviétiques ont débarqué en terre promise. Et même si le communisme, c’était nul, on ne peut pas dire que les Rouges étaient de complets guignols pour ce qui est des sciences et techniques… Et puis il y a des chiffres qui parlent d’eux-mêmes : les investissements en R&D représentent 4,5 % du PIB en Israël, contre 2,2 % en France. Tout cela est bien joli, mais ça ne vous fait pas une Start-up Nation. Il faut un truc en plus, un je-nesais-quoi qui, à en croire les auteurs, n’est autre que l’armée. Les deux tiers de l’ouvrage lui sont d’ailleurs consacrés. Et l’armée israélienne, c’est une entité tout à fait originale. Déjà, la structure hiérarchique y est étonnamment aplatie : un officier pour neuf soldats. Aux États-Unis, c’est un pour cinq. La faute au manque d’effectifs, qui force Tsahal à se reposer principalement sur une armée de

réserve. Et dans la réserve, c’est la chutzpah à tous les étages ! « Dans la mesure où la hiérarchie est forcément affaiblie quand des chauffeurs de taxi donnent des ordres à des millionnaires et que des gamins de 23 ans peuvent être amenés à former leur oncle, la réserve renforce l’éthos chaotique et contestataire qu’on trouve à tous les niveaux de la société israélienne, de la salle de classe au centre de commandement en passant par le conseil d’administration7. » Des gens qui ne sont rien qui se font obéir par des premiers de cordée ? Halte-là ! J’espère qu’on ne va pas importer de telles inepties sous nos latitudes ! Le cœur du réacteur, le noyau de la nation Start-up israélienne, c’est le service militaire obligatoire : deux ans pour les femmes, trois ans pour les hommes. Minimum. Sauf que les jeunes ne vont pas passer ces années à ramper sous les barbelés, éplucher des patates et vidanger les camions – enfin, pas tous. Pour les plus doués, direction l’unité 8 200 (renseignement et cybersécurité) ou le programme Talpiot, la crème de la crème, chapeauté par le Mafat, l’équivalent local de la fameuse Darpa, l’agence américaine de recherche pour la Défense. Ce qui veut dire qu’en substance, des freluquets d’à peine 20 ans vont suivre une formation hautement exigeante en accéléré, qu’on va leur mettre les jouets technologiques les plus pointus dans les mains, et même qu’on va leur confier de lourdes responsabilités. Et dans la foulée, direction l’université (45 % de diplômés du supérieur). À 25 ans, les gars ont le cuir plus épais qu’un diplômé de l’Essec. Si bien qu’en Israël, l’unité où vous avez fait votre service compte au moins autant que votre parcours académique. Et surprise : beaucoup d’entrepreneurs du secteur technologique sont des vétérans des unités de renseignement d’élite de Tsahal. Je vous vois venir. Vous vous dites : et voilà ! Ce qu’il nous faut, c’est une bonne guerre ! Et qu’on rétablisse le service obligatoire pour ces jeanfoutres de millennials, ça leur fera les pieds ! Doucement, doucement. Car le miracle économique israélien ne repose pas non plus que sur les militaires. Pour faire une belle Start-up Nation, il faut du financement. Ou plutôt : des financiers, et pas des perdreaux de l’année, si possible. C’est que ça prend du temps, d’apprendre à miser sur le bon cheval. Les Américains sont passés maîtres en la matière depuis quarante ans. Mais au début des années 1990, le gouvernement israélien, il les trouvait un peu verts, ses investisseurs. Il a donc eu une idée pas idiote : le programme Yozma. Dans les grandes lignes, il s’agissait d’investir 100 millions de dollars d’argent public dans dix fonds d’investissement à haut risque, et d’appâter des co-investisseurs privés étrangers – en général, venus des États-Unis – avec des conditions très, très avantageuses (du type : je prends tous les risques et si ça marche, vous raflez l’intégralité de la mise). C’est tentant. En moins de dix ans, les capital-risqueurs (aussi appelés, avec poésie, venture capitalists) israéliens étaient au top, et le secteur du capital-investissement, florissant8. « Et voilà ! », comme disent les Français. Enfin, nous. Quels précieux enseignements tirer du cas israélien pour construite notre propre Start-up Nation battant pavillon tricolore ? Soyez sans crainte, nous allons y venir. Pour l’instant, je me bornerai à vous faire remarquer ceci : c’est l’avance technologique qui était une nécessité vitale pour Israël. L’écosystème start-up, c’est un peu la cerise sur le gâteau, mais pas l’objectif premier des politiques gouvernementales. Un moyen, pas une fin. Il faut croire qu’on perçoit mal l’intérêt des chaussettes connectées pour bébé sur les rives du Jourdain… L’Estonie : itinéraire de l’URSS à la e-Nation

L’Estonie est un charmant petit pays de 1,3 million d’âmes situé sur la façade de la Baltique. Indépendante depuis bientôt trente ans – depuis la chute de l’URSS, donc – l’Estonie a rejoint l’Union européenne en 2004, puis la zone euro en 2011. Voilà pour les informations de base. Et dès qu’on parle Start-up Nations, l’Estonie se place dans le peloton de tête. Vous allez le voir, le chemin qu’a suivi l’État balte est assez différent de celui qu’a emprunté Israël. Si le pays est tout petit, il a accouché de quatre licornes : Skype, Taxify, TransferWise et Playtech. C’est à peu près autant que la France, qui compte tout de même soixante fois plus d’habitants. La recette de la mayonnaise locale ? Déjà, la qualité de l’enseignement en mathématiques, et dans les sciences en général. Ça aide. Et puis il y a eu l’effet Skype : société fondée en 2003, revendue à eBay pour 2,6 milliards de dollars dix-huit mois plus tard. Ça, c’est ce qu’on appelle de l’hypercroissance ! Du coup, les heureux fondateurs avaient tout d’un coup les poches assez profondes et remplies pour investir et même lancer de nouvelles sociétés. Pour un pays dont la capitale fait à peu près la taille de Nice, ça en fait, du ruissellement. Et puis surtout, Skype, ça a ouvert la voie, ça a suscité des vocations. Si l’on creuse encore davantage, le moteur technologique estonien est à chercher du côté de l’État. En effet, quand en 1991 l’URSS se plante et que le pays accède à l’indépendance, les Estoniens sont, passez-moi l’expression, quelque peu à poil. Il faut construire des structures administratives, et ils n’ont ni le temps, ni les moyens, ni l’envie, semble-t-il, de s’offrir les services d’une pléthorique bureaucratie de type soviétique. Du coup, les dirigeants du pays se tournent très tôt vers les outils numériques à leur disposition. Trois décennies plus tard, ou presque, il se murmure que les Estoniens peuvent effectuer 98 % de leurs démarches administratives en ligne. La plupart détiennent une carte d’identité électronique qui sert à peu près à tout : voter, payer leurs impôts, créer une entreprise, etc. Conséquence : l’Estonie s’est imposée comme le leader mondial de l’« e-government ». Autrement dit, un phare glorieux de la civilisation moderne ! Tout cela débouche sur un environnement très favorable aux startupeurs, qui ne sont dans leur ensemble pas de grands amateurs de tracasseries administratives, d’autant que sur les rives de la Baltique, ils jouissent d’une fiscalité tout à fait avantageuse, puisque les bénéfices réinvestis ne sont pas soumis à l’impôt sur les sociétés. Le gouvernement estonien a très tôt choisi de spécialiser le pays et d’en faire l’un des centres de la scène start-up européenne, en créant en 2014 un statut d’ « e-résident » : en quelques minutes, et moyennant une somme modique, vous pouvez créer votre entreprise en Estonie et gérer toute la partie administrative à distance. Comme ça, pas besoin d’aller vous geler à Tallinn. Objectif affiché : attirer 10 millions de startupeurs d’ici à 2025. Le statut aurait déjà séduit entre 30 000 et 40 000 personnes. Bref, l’Estonie, c’est avant tout un petit pays qui cherche à se spécialiser dans le secteur des hautes technologies pour peser autant que possible dans le jeu économique mondial et conserver des marges de souveraineté. Et la Vallée du Silicium dans tout ça ? D’autres pays se mettent aujourd’hui à revendiquer le sobriquet de Start-up Nation : Singapour, la Corée du Sud, le Canada et j’en passe. On ne va pas tous se les coltiner, ce serait trop long, et d’un intérêt somme toute limité. En revanche, dans notre rapide tour d’horizon des Start-up Nations, vous aurez remarqué une absence, et pas des moindres : celle des États-Unis. Alors pourquoi la première puissance mondiale, terre d’opportunités et de garages où les start-up ont été inventées et qui

continue à en débiter en quantité phénoménale, ne peut-elle être qualifiée de Start-up Nation ? Pour le dire vite : parce que les États-Unis, c’est 325 millions d’habitants. Ça fait beaucoup. Et ça implique une économie diversifiée, et une société faite de couches et de replis multiples. Même en reconnaissant aux entrepreneurs californiens un rôle économique moteur et en leur conférant une place symbolique de premier plan, comme le fit l’ancien président Obama, on ne peut pas tout miser sur eux. Il faut tout de même composer avec les ouvriers de la Rust Belt, les travailleurs pauvres des grandes villes, les yuppies de Wall Street, les fermiers du Midwest, les fous de la gâchette du Texas, les chômeurs de Détroit… Et si on l’oublie trop, tout ce que l’Amérique compte de gens qui ne sont pas très Start-up Nation risque de se rappeler à notre bon souvenir, et pas de la plus élégante des façons. Au hasard, en installant un Trump dans le Bureau ovale. Et la Californie, me direz-vous, ça ne pèse pas dans le game ? C’est pas de la Start-up Nation, ça, peut-être ? Oui et non. La Californie, c’est vrai, c’est 14 % du PIB américain, et ce serait la sixième économie mondiale s’il s’agissait d’un pays indépendant. Le secteur technologique, concentré dans la région de la baie de San Francisco, la fameuse Silicon Valley, n’y est évidemment pas pour rien. On aurait tort, pour autant, de réduire la performance économique californienne à la bonne santé des Facebook, Apple, Airbnb et consorts. La Californie, qui compte près de 40 millions d’habitants, est une économie un chouïa plus diversifiée que l’Estonie : l’agriculture, le tourisme, le pétrole et même – incroyable ! – l’industrie sont des secteurs moteurs. Et surtout, la Californie est intégrée à la nation américaine, ce qui veut dire qu’elle partage une part substantielle de ses revenus avec l’État fédéral. D’ailleurs, ce principe de solidarité entre des territoires aux niveaux de richesse hétérogènes, c’est ce qui définit une nation. Dingue, non ? Alors il y a bien quelques hurluberlus qui, ne se sentant pas très à l’aise au milieu de tous ces États pro-Trump, militent pour une Californie indépendante : le Calexit. Mais dans la mesure où nos amis yankees sont d’ordinaire assez chatouilleux dès qu’on parle de sécession, le projet a peu de chances de se concrétiser dans un futur proche. Bref, tout ça pour dire que ce n’est pas demain la veille qu’on pourra décerner le titre de Start-up Nation aux États-Unis ni même à l’État de Californie, et ce pour des raisons toutes structurelles. Au-delà, les entrepreneurs de la tech n’ont plus tant que ça le vent en poupe outre-Atlantique. Attention, ils vont très bien, et ils gagnent toujours plein de sous, merci pour eux ! Mais il est indéniable que leur prestige moral en a pris un coup ces dernières années. Il faut tout de même se rappeler qu’il y a dix ans, dans la foulée de l’éclatement de la crise des subprimes, la côte Ouest des États-Unis était très, mais alors très, très bien vue. Par rapport aux infâmes banquiers de Wall Street, dont la cupidité sans limites avait manqué de flanquer le pays par terre, des Mark Zuckerberg et autres Jeff Bezos passaient pour des parangons de vertu. De bons p’tits gars, pas des exploiteurs sans vergogne, qui devaient leur fortune à leur génie et à leur travail acharné, et pas à la spéculation. L’ambiance a bien changé. Pas sûr que Sheryl Sandberg, ancienne pasionaria du féminisme soft à la sauce Silicon Valley, soit aujourd’hui beaucoup mieux considérée par l’Américain moyen qu’un viceprésident quelconque de chez Goldman Sachs. Il faut dire que le degré d’inégalités économiques délirant que l’on atteint dans la Silicon Valley invalide le mythe du capitalisme vertueux des premiers temps de la présidence Obama. Et puis divers scandales ont quelque peu écorné l’image de la protoStart-up Nation américaine : les auditions de Zuckerberg devant répondre du rôle trouble de Facebook lors des élections présidentielles américaines de 2016 face à une commission sénatoriale bien remontée ont fait le tour du monde. Elon Musk, accusé de fraude, s’est fait débarquer sans ménagement du conseil d’administration de Tesla. Quant aux conditions de travail dans les entrepôts

géants d’Amazon, on n’est pas très loin de Germinal. Et ça peut mener loin, ce genre de choses : en février 2019, confrontée à une levée de boucliers sans précédent de la population locale, la société fondée par Jeff Bezos doit renoncer à installer son nouveau siège social à New York. La promesse de création de 25 000 emplois ne pesait pas assez lourd pour compenser la détestation qu’inspire aujourd’hui le monstre du commerce en ligne. Une belle revanche de la côte Est sur la côte Ouest, dix ans après la crise financière. Mais cela nous dit surtout qu’aux États-Unis, la Start-up Nation, ça ne fait plus rêver grand monde. Heureusement, il existe un pays toujours prompt à aborder les cycles économiques avec une guerre de retard : la France !

LA START-UP NATION À LA FRANÇAISE PEUT-ELLE CASSER DES BRIQUES ? Alors, que nous apprennent Israël, l’Estonie et les États-Unis ? Quels enseignements nous aideront à bâtir notre belle Start-up Nation tricolore ? Leurs modèles sont-ils transposables, comme on dit, par chez nous ? Il y a à boire et à manger. Mais qu’on me permette une remarque préliminaire : un modèle, c’est une vue de l’esprit, pas toujours très utile de surcroît. C’est même trompeur. Dans le vrai monde, il n’y a pas de pures structures désincarnées, qui flotteraient dans l’éther, hors de tout cadre culturel, de tout ancrage historique et de toute sensibilité politique particulière. Leur importation d’un pays à l’autre, tel quel, est donc impossible. Une infinité de paramètres vont empêcher la greffe de prendre. C’est ce que la plupart des économistes, handicapés par une conception mécaniste et unidimensionnelle de la société, comprennent difficilement. Et de nous seriner les vertus du modèle éducatif finlandais, des effets de la modération salariale germanique ou encore de la proverbiale mobilité géographique des travailleurs américains, et de se lamenter sur la lâcheté des politiques français qui ne les écoutent jamais, ou pas assez. Pauvres économistes qui prêchent dans le désert ! Il est très possible qu’on ne puisse pas calquer les méthodes pédagogiques d’un pays égalitaire de 5 millions d’âmes dans un pays hétéroclite de 67 millions d’individus. Qu’entre autres facteurs, l’encadrement des loyers dans la plupart des grandes villes outre-Rhin rend les Allemands moins tatillons sur les salaires. Et si vous voulez que les gens acceptent de faire chaque jour quatre heures de bagnole pour aller au boulot, préparez-vous à exploiter vos ressources en pétrole de schiste… Il faut donc se méfier des modèles, et cela vaut pour nos histoires de start-up. L’Estonie, par sa taille, ressemble plutôt aux cités-États asiatiques qui ont pu opter pour l’hyperspécialisation de leurs structures économiques pour tirer leur épingle du jeu globalisé. Quelles leçons y trouver pour un pays comme la France ? Probablement pas grand-chose. Prenez une structure donnée et agrandissez-la soixante fois, vous verrez, elle s’effondrera sous son propre poids. Le squelette d’un être humain de 30 mètres de haut ne tiendrait pas la charge deux minutes. Les fourmis géantes, ça n’existe pas, et ce n’est pas sans raison. De même, on ne trouvera pas de recette miracle en lisant Start-up Nation, The Story of Israel’s Economic Miracle. Juste une histoire des choix économiques – le plus souvent, produits de la contrainte – qui ont émaillé l’histoire récente de l’État hébreu. Alors à part rétablir le service militaire

obligatoire et mettre le paquet sur la cybersécurité, franchement, je ne vois pas. Il est vrai que le management de la Start-up Nation France a lancé il y a peu un nouveau produit, le Service national universel, mais pas sûr que forcer des ados en casquette à chanter La Marseillaise sept fois par jour suffise à pondre de la licorne à la chaîne. Je peux bien évidemment me tromper. La Start-up Nation, ça sert à quoi ? Est-ce à dire qu’il n’y a rien à apprendre de toutes ces belles success-stories ? Non, bien sûr. Mais à condition de ne pas tout mélanger… Par exemple, quand j’entends un quelconque ministre de l’Économie s’extasier sur ces start-up qui créeront demain de l’emploi en masse, j’ai envie de me resservir deux fois des nouilles. Parce que, mon bon ami, pour revenir à une situation de plein-emploi avec les start-up comme pierre angulaire de ta stratégie, il va falloir te lever très, mais alors très tôt. Le but d’une start-up, ce n’est pas de « créer des emplois », n’en déplaise à la novlangue lénifiante que tu aimes tant à employer. C’est même tout le contraire ! Le but d’une start-up, c’est l’hypercroissance, c’est de scaler : faire exploser son volume d’affaires en maintenant les coûts au plus bas pour assurer à terme un très haut niveau de rentabilité. Je ne dis pas que c’est bien ou mal, mais qu’une start-up, par définition, c’est ça. C’est un effet de structure. On n’y peut rien : créer des emplois stables et bien payés en masse, cela entre en contradiction directe avec cet impératif de « scalabilité » (le terme est barbare et très laid, je sais, mais c’est la lingua franca de la Start-up Nation, je n’y peux rien). Il ne faut donc pas s’étonner que les entreprises qui sont ou étaient il n’y a pas si longtemps des start-up soient assez peu intensives en main-d’œuvre – souvenez-vous, à titre d’exemple, qu’Instagram comptait treize employés quand la société a été rachetée pour 1 milliard de dollars par Facebook9 – ou, au mieux, à l’instar d’Uber ou Amazon, creusent un fossé entre une toute petite minorité de salariés grassement payés et une masse de travailleurs précarisés. Des raisons qui font que le modèle des start-up tend naturellement à concentrer la richesse en haut de l’édifice social. Derrière le miracle économique israélien, on découvre alors une réalité moins reluisante : l’État hébreu est le pays de l’OCDE qui affiche en même temps le niveau d’inégalité et le taux de pauvreté le plus élevé10. Bien joué. Quant au retour de balancier qui s’est amorcé aux ÉtatsUnis, j’en ai déjà touché un mot. On peut rêver de Start-up Nation, après tout, chacun son truc. De là à en attendre une croissance riche en emplois, dont les fruits seraient répartis de façon équitable à tous les échelons de la société, c’est idiot. Autant essayer de convertir un tigre du Bengale au régime vegan. Mais qui sait ? Le véritable enjeu de la transformation de la France en Start-up Nation est ailleurs. Une question de souveraineté numérique, peut-être ? À force de se montrer incapables de donner naissance à des champions technologiques nationaux, on se condamne à utiliser des outils et services qui transfèrent la richesse qu’ils génèrent outre-Atlantique (ou dans quelque obscur paradis fiscal). D’autant que nombre de ces services se sont fait, par le passé, les auxiliaires de la politique de renseignement américaine. Après tout, la montée en puissance d’Israël dans le domaine technologique a été alimentée par son relatif isolement diplomatique. De l’aveu même de ses promoteurs, l’État-plateforme estonien se veut une muraille à l’expansion agressive des GAFA dans la sphère publique. Pourquoi pas. Sauf que dans les faits, la question de la souveraineté numérique n’a pas l’air d’intéresser les dirigeants français plus que ça. Non, on préfère, au sommet de l’État, se prendre en selfie avec les patrons de Facebook ou de Google à l’occasion du sommet Choose

France ou du salon VivaTech. Et surtout, la puissance publique n’a aucun problème à nouer des partenariats durables avec ces entreprises : le ministère de l’Intérieur ou le Trésor public collaborent avec Facebook, l’Éducation nationale convole avec Microsoft, la région PACA confie à Cisco le soin d’installer des portiques de reconnaissance faciale dans ses lycées11… Pour la souveraineté numérique, vous repasserez plus tard ! La Start-up Nation France se donne-t-elle les moyens de ses ambitions ? Admettons que les promoteurs de la Start-up Nation soient des gens d’une intelligence supé-rieure – on ne cesse de nous le répéter, et qui suis-je pour contester la parole de Christophe Barbier ? Ils doivent donc savoir que dans un pays de la taille de la France, on prendrait de gros risques à faire tapis sur les start-up, que c’est un coup à vous faire péter le modèle social et qu’il serait stupide de leur assigner des objectifs qui ne peuvent être les leurs (sauver les ours blancs, restaurer le pleinemploi, régler le problème du réchauffement climatique, que sais-je encore). Et qu’accessoirement, ce serait un peu comme jouer la politique économique du pays au bingo. Et puis personne, ni en Israël ni aux États-Unis, ne s’est jamais donné comme objectif explicite de fonder une Start-up Nation. Ce n’est pas un effort construit. C’est venu sur le tard, comme par accident. Les start-up, c’est un moyen, pas une fin en soi. Imaginons deux minutes que ces histoires de Start-up Nation soient juste une façon un peu lourde de nous vendre – Seigneur, si seulement il n’était question que de cela ! – le développement d’un écosystème start-up local de classe internationale. Un peu lourd, un peu indigeste, mais pas bien méchant, finalement. Si tel était bien l’enjeu véritable, alors, des exemples déjà évoqués, il y aurait au moins trois leçons à retenir. Premièrement, on ne s’offre pas des start-up qui dépotent et font tout plein de petites licornes en un claquement de doigts, fût-il jupitérien. Ces miracles-là prennent du temps. Plusieurs décennies, au bas mot. Et les entrepreneurs n’arrivent à tirer les marrons du feu qu’au terme d’un long processus historique. Aux États-Unis, il aura fallu que le complexe militaro-industriel travaille d’arrache-pied pour pondre le transistor, le GPS, l’Arpanet – pour rappel, le smartphone que vous avez dans votre poche est constitué à 90 % de technologies militaires passées dans le domaine civil – pour qu’un jour, des petits génies aient l’idée brillante d’utiliser tout ça pour vous permettre de prendre des selfies avec un filtre oreilles de lapin. Je ne vous refais pas toute l’histoire – lisez plutôt Aux sources de l’utopie numérique de Fred Turner12 –, mais à un moment, il faut aussi que les militaires s’acoquinent avec d’anciens hippies convertis aux joies du marché libre et non faussé. Vous saisissez l’idée générale : il ne suffit pas de distribuer quelques centaines de milliers d’euros à des incubateurs par-ci par-là pour que la Start-up Nation jaillisse de terre, prête à l’emploi. Pas de bouton « avance rapide ». C’est vrai aux États-Unis, en Israël comme en Estonie. Deuxièmement, cela demande des investissements, et plutôt du genre poids lourds. Dans l’éducation supérieure, dans les infrastructures, dans la recherche… Et cela s’accommode assez mal des restrictions budgétaires et du désengagement de l’État de la sphère économique. Start-up Nation et baisse obsessionnelle de la dépense publique ne font pas bon ménage. Pendant la Guerre froide, on ne regardait pas à la dépense pour renvoyer ces satanés bolchéviques dans leur mère Patrie, à grands coups de gadgets technologiques. La Silicon Valley, n’en déplaise aux libertariens de tout poil qui y pullulent, est le fruit d’un demi-siècle d’investissements de l’État fédéral et de l’armée

américaine. Et vous vous rappelez qu’Israël dépense deux fois plus que nous en matière de R&D, à hauteur de 4,5 % du PIB ? Certes, cela inclut la recherche publique et la recherche privée. Mais la vocation de la seconde n’est pas de se substituer à la première, loin de là. Les deux sont plutôt censées s’alimenter l’une l’autre. Pas de Start-up Nation sans universités et pôles de recherche publics de premier plan. Pas d’innovation de rupture sans recherche fondamentale richement dotée. Si vous faites l’impasse sur ce genre d’investissements – certes désagréables, car comme le disait le Général, « des chercheurs qui cherchent, j’en trouve, des chercheurs qui trouvent, j’en cherche », ce qui montre au passage qu’il n’avait pas l’esprit start-up, le grand Charles –, ne vous attendez pas à chevaucher de sitôt un troupeau de licornes. Car dans l’expression « recherche et développement », il y a « recherche ». En France, tandis que nos glorieux dirigeants twittent tous azimuts sur l’horizon radieux de la Start-up Nation, organismes de recherche publics et universités sont structurellement sous-financés. Se donner les moyens de ses ambitions, dites-vous ? Vos schémas de pensée sont tellement ancien monde ! Au moins, les diplômés de nos grandes écoles de commerce peuvent s’amuser quelques années aux frais de la princesse. Et ça, c’est déjà formidable. Parce qu’enfin, il faut du financement pour faire scaler de la start-up à tout va. Et là aussi, les choses avancent, à vitesse un peu réduite toutefois. Avons-nous quelque chose comme le Yozma israélien ? Pas vraiment. Le secteur du capital-risque est certes en croissance. Mais en France, c’est surtout la Banque publique d’investissement (BPI France), fondée en 2012, qui occupe une place prépondérante dans le financement de l’écosystème. Le dispositif fonctionne correctement, même si certains esprits chagrins, comme le titulaire du prix de la Banque de Suède (confondu bien souvent avec un prix Nobel) Jean Tirole13, s’inquiétent de l’effet d’éviction qu’exercerait la BPI vis-à-vis des investisseurs privés (là où, pour rappel, le mécanisme du Yozma est conçu pour assurer la bascule). On entend régulièrement les investisseurs spécialisés se préoccuper de l’absence de mécanisme pour orienter l’épargne domestique vers les start-up, ce qui limiterait leur capacité à passer à la vitesse supérieure (après la start-up vient la scale-up, il faut suivre). Tout cela est très intéressant, mais l’épargne domestique, ça ne casse pas trois pattes à une licorne. Dans le grand bain, le but, c’est d’attirer les capitaux étrangers. C’est le cœur de la mission French Tech ou encore de l’initiative Choose France : il faut redorer le blason de la maison France aux yeux des investisseurs internationaux, les convaincre qu’ils peuvent venir mettre leurs billes dans notre beau pays. Autrement dit : de la com’, encore et toujours. Un dispositif de propagande bien huilé, qui semble porter ses fruits, car si les investisseurs étaient des êtres rationnels, ça se saurait. Ce qui montre que nous avons intériorisé l’un des principaux mantras de la culture start-up, déjà mentionné à moult reprises : « Fake it until you make it. » Pour ce qui est du « fake it », ça va, on maîtrise. Sur le « make it », on progresse plus doucement. Parce que le véritable programme des thuriféraires de la Start-up Nation à la française, il est ailleurs. Ne serait-ce pas formidable d’en retirer les bénéfices politiques sans s’ennuyer à transformer l’économie du pays en profondeur ? Tu l’as vue, ma grosse (li)corne ? On assiste ces derniers temps à une inflexion significative de la mythologie. Autrefois, on glorifiait les start-up pour leur petite taille et leur jeunesse, qui leur conféraient tout à la fois agilité et capacité d’innovation hors-norme. Elles étaient sympas, les start-up. Aujourd’hui, on est plus volontiers obsédé par l’hypercroissance et les licornes, ces fabuleuses entreprises technologiques qui sont valorisées à plus de un milliard de dollars. Le milliard ! À première vue, la nuance est légère, puisqu’on ne fait que

zoomer sur un même type d’entreprise technologique, mais à différents stades de son développement. Une start-up, ça a toujours été un petit machin qui cherche à devenir un gros truc. Un être en tension. Et puis, pour des raisons évidentes de quête d’« impact » – notion très mal définie et néanmoins centrale dans la tête de tout citoyen de la Start-up Nation qui se respecte –, c’est important de faire passer ses entreprises à l’échelle, comme on dit. À quoi ça sert d’avoir un tapis de petites entreprises technologiques au taux de mortalité hyperélevé si n’émergent pas des champions qui peuvent jouer en ligue internationale ? Hein, ça sert à quoi, je vous le demande ? Quoi qu’en disent les grincheux et les peines à jouir de tous bords, la taille, ça compte ! N’empêche : avec l’hypercroissance qui devient un objectif en soi, quelque chose change dans les méthodes d’élevage de start-up. Comme si nous étions passés de l’agriculture familiale à l’exploitation industrielle du bétail. Ou en termes plus fleuris : le dressage de licornes s’apparente davantage à du gavage d’oies qu’à de l’élevage responsable. Nous assistons ces derniers temps à une inversion des moyens et des fins : la taille n’est plus la suite logique d’une domination de marché, mais sa cause. Et ça change tout. L’environnement est hypercompétitif et, comme dans Highlander avec notre Christophe Lambert national, il ne peut en rester qu’un. Du coup, celui qui gagne à la fin, c’est le plus gros, et le plus gros, c’est celui qui grandit le plus vite, par injections successives de capitaux. Une licorne, c’est un peu un bœuf aux hormones auquel on a collé une corne au milieu du front. Dans un monde dominé par la logique du « winner takes all » et où les capitaux sont abondants – résultat d’une décennie de quantitative easing – la seule qualité véritablement déterminante est la capacité à croître le plus vite possible. Le reste – utilité du service, qualité du produit, pérennité du modèle économique, et toutes considérations d’un autre âge – passe au second plan. Le fondateur de LinkedIn, Reid Hoffman, appelle cette stratégie de croissance le « blitzscaling14 », dans une élégante référence à la célèbre tactique de guerre éclair employée par la Wehrmacht il y a quatre-vingts ans. Le modèle de croissance d’Uber s’inspirerait donc des idées du général Guderian15 ? C’est presque trop beau pour être vrai. En tout cas, Tim O’Reilly, l’un des gourous les plus en vue dans le landerneau des start-up technologiques, s’inquiète de cette tendance et la considère comme un dévoiement de la vision originellement portée par la Silicon Valley16. Pudeur de gazelle ! L’histoire nous dira si oui ou non le blitzscaling est la bonne stratégie pour donner vie à des licornes nées pour durer mille ans. « La soif d’hypercroissance de la Silicon Valley procède plutôt d’un désir du capital que d’un véritable besoin d’innovation17. » C’est ce que déclarait un capital-risqueur au vénérable magazine The Economist, qu’on ne saurait soupçonner de sympathies cryptogauchistes. Car la question mérite d’être posée : à quoi ça sert, une licorne ? Sur le papier, une licorne, ça fait de l’innovation, l’innovation, ça fait des gains de productivité, et les gains de productivité, ça fait de la croissance. Vous connaissez la ritournelle. Merveille de la pensée complexe ! Sauf que, depuis 2005 environ, on constate en réalité un ralentissement de la croissance de la productivité partout dans le monde, et ce malgré la grande orgie technologique contemporaine. À en croire l’OCDE, la productivité croissait chaque année de 2 % et de 2,5 % respectivement aux États-Unis et en France dans les années 1990, contre 0,5 % et 1 % ces dernières années18. Le genre de situation qui donne des sueurs froides aux économistes. J’en veux pour preuve que Philippe Aghion, éminent professeur d’économie au Collège de France, trouve que c’est même « assez surprenant19 ». C’est que la réalité, c’est assez complexe aussi. Certains pensent que la domination monopolistique des GAFA finit par entraver le processus d’innovation cher au bon Joseph Schumpeter20. Ce qui signifierait que les licornes ne sont pas

toujours bonnes pour la croissance, du coup. Dommage. D’autres ajoutent, méchamment, que les innovations produites par ces nobles équidés cornus ne servent pas à grand-chose. Et là, je vous sens fébriles, amis lecteurs. Comment ? Facebook, Instagram et Tinder n’auraient pas été synonymes d’un accroissement faramineux du génie humain ? Je suis aussi surpris que vous. Si les licornes sont le moteur de la croissance – un bon gros cube à l’américaine, de la très très grosse cylindrée qui tracte, pensez à un Monster Truck ou à un Custom de Milwaukee – il faut croire que la transmission est sérieusement endommagée. Et que les technologies qu’elles produisent, un peu vaines, ne provoquent pas l’électrochoc censé moderniser l’ensemble des structures économiques. En exhibant leurs licornes, nos glorieux dirigeants, dans les vestiaires des sommets internationaux, ne font peut-être que comparer la taille de leurs engins respectifs. C’est amusant, certes, mais finalement un peu vain. Trêve de considérations moroses ! Car la Start-up Nation, c’est beaucoup plus qu’un programme de politique économique un peu foireux. La Start-up Nation, ce n’est ni plus ni moins que le véhicule d’un discours de propagande aux visées infiniment plus vastes. Remarquez bien qu’il faut traditionnellement séparer la propagande qui s’exerce par-delà les frontières du pays et celle qu’on destine à nos propres concitoyens. D’ailleurs, avant l’avènement des relations publiques, filles d’Edward Bernays, on considérait que manipuler l’opinion chez les autres, c’était O.K., mais qu’à domicile, c’était pas bien. Heureusement, nous en avons terminé avec ces pudeurs de gazelle. À l’extérieur, on l’a compris, il s’agit de redonner une image cool et moderne à la fille aînée de l’Église, comme on disait autrefois. Mais à l’intérieur ? Les sermons sur la Start-up Nation qu’on inflige aux Français racontent une tout autre histoire, qui n’a pas grand-chose à voir, à mon sens, avec les stratégies économiques évoquées plus haut. L’invocation du Grand Esprit startup, à quoi sert-elle ? S’il s’agissait moins de transformer l’économie que d’ouvrir la voie à une rééducation morale de notre belle jeunesse ? Vous en tremblez d’avance, je le sens. C’est le moment d’aborder la seconde partie de cet ouvrage. Tiens, avant que vous ne passiez à la page suivante, avez-vous remarqué que ni la baisse de la pression fiscale sur les plus fortunés, ni le démantèlement du Code du travail, ni la chasse aux chômeurs n’étaient cités comme des facteurs-clés de la réussite de la constitution d’une Start-up Nation ? Étrange, non ?

DEUXIÈME PARTIE

DE LA START-UP NATION COMME IDEAL MORAL

Ô GRAND ESPRIT START-UP, DESCENDS SUR TES FIDÈLES ET PAR TON ÉCLAT CONVERTIS LES FOULES MÉCRÉANTES ! Il existe un pays de Gaulois réfractaires au changement, un peuple aux mœurs barbares, jaloux de son mode de vie, qui refuse obstinément depuis quarante ans de s’adapter sans rechigner aux injonctions qu’impose le nouvel ordre économique et politique mondialisé. Ça commence à bien faire. En haut lieu, on en a gros. Au palais, quelqu’un, enfin, est traversé par un éclair de génie : cela fait des années qu’on se contente d’envoyer la troupe, en vain. On a essayé le bâton. Et si on essayait la carotte ? Je m’en vais te les convertir en douceur aux joies de la vie du futur, moi ! L’idée est simple et élégante : construire, en plein milieu du territoire occupé par les primitifs, une vaste bâtisse exhibant tous les atours de la modernité triomphante. En façade. Parce que derrière, c’est un peu construit à la va-vite, et le bâtiment restera vide à 80 %, mais qu’importe. Ce n’est pas un projet immobilier : c’est un dispositif de propagande. Les barbares, à force de s’y promener, d’y vivre et même d’y travailler, finiront par rentrer dans le rang en douceur, et par adopter le mode de vie de tous les autres sujets de l’Empire romain. Les Romains ? Eh ben quoi, vous pensiez que j’étais en train de vous faire un récit de la genèse de Station F à la sauce chauvino-complotiste ? Pas du tout : il s’agit du scénario d’Astérix, Le Domaine des dieux. Une bande dessinée sortie en 1971, en 6 av. E.-M. C’est dire si ça date. La Start-up Nation version France en marche, c’est comme le Domaine des dieux : on a oublié de creuser des fondations, par contre on n’a pas lésiné sur l’enduit et le ripolin pour faire joli. On le sait bien, qu’on ne va pas du jour au lendemain reproduire les exploits des pionniers de la Silicon Valley à domicile, et que quand bien même, ça prendrait des décennies, et que des décennies, c’est quand même super long rapporté à l’échelle d’un quinquennat. De toute façon, on n’a ni les moyens, ni le complexe militaro-industriel, ni l’ambition, alors bon. Mais ça n’a pas d’importance, parce que comme l’insula romaine en toc posée par César en plein milieu de la forêt armoricaine, la Start-up Nation jupitérienne est avant tout un dispositif de communication bien rôdé. Pas trop mal rôdé. Est-ce que, sous prétexte qu’on fait les choses à moitié et que notre Start-up Nation est un peu

branlante, on devrait se priver des mille et un artifices rhétoriques qu’elle nous offre ? Est-ce qu’on devrait s’interdire de parler la si douce novlangue de ce pays imaginaire ? Est-ce que les dizaines de milliers d’étudiants et étudiantes qui sortent de nos écoles de commerce de troisième zone n’ont pas, eux aussi, le droit de s’amuser – de rêver, pardi ! – avant d’aller pointer à Pôle Emploi ? Eh bien non, personnellement, je refuse de céder à la résignation. C’est pas parce que notre Start-up Nation est un village à la Potemkine qu’on ne va pas en tirer les marrons idéologiques du feu ! La finalité du discours Start-up Nation n’est pas là où on la croit. Jusqu’ici, j’ai joué aux bons élèves, j’ai pris la question au sérieux. Mais ça ne tient pas. Au fond, ce qui compte vraiment, c’est d’ « insuffler l’esprit start-up » à tous les étages de la société française. Ce que ça veut dire ? Tout. Et rien. Ce qui revient à peu près au même. C’est ça aussi, la magie du « en même temps ». Figure tutélaire des Relations publiques, Edward Bernays définit la propagande comme un « effort organisé pour propager une croyance ou une doctrine particulière ». Avec la Start-up Nation, on est en plein dedans. Vous en doutez encore ? Décryptons ensemble cette déclaration sibylline du CEO de l’entreprise France : « Une Start-up Nation est une nation où chacun peut se dire qu’il pourra créer une start-up. Je veux que la France en soit une21. » Vous remarquez quelque chose ? Je ne parle pas de la syntaxe approximative, ni du style un peu balourd, ni du « je veux » de majesté qui suinte le délire de toute-puissance. Non. Vous noterez qu’on ne parle ni de croissance ni de compétitivité. Jupiter ne se situe pas sur le terrain économique. Il parle de vos pensées profondes. De vos affects. De vos passions. Et surtout de celle que vous vouez au gain. Et vous avez relevé les précautions rhétoriques, l’enchevêtrement du verbe « pouvoir » au présent et au futur ? Vous êtes invités à vous projeter, à faire marcher votre imagination. « Chacun peut se dire qu’il pourra. » Un jour. Peut-être. Et de fait, qui ne serait pas réconforté en caressant pareille pensée ? Personnellement, quand j’ai un petit coup de blues, je m’arrête un instant, je m’extrais des contingences quotidiennes, et je médite. Je me dis que, quoi qu’il arrive, je peux me dire que je pourrai créer une start-up. Et ça va tout de suite vachement mieux. La sinistrose se dissipe comme par magie. Si les 67 millions d’habitants que compte notre beau pays s’adonnaient à ce petit exercice de pensée de rien du tout, si chacun faisait l’effort de penser qu’il est possible qu’il puisse éventuellement, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes et la France serait la reine des Start-up Nations. Je taquine, je taquine, mais il y a tout de même quelque chose de très révélateur dans cette déclaration : l’effet visé de l’homélie permanente sur la Start-up Nation, c’est la reconfiguration de la morale collective qui anime nos concitoyens. Tous sont invités à se rêver en entrepreneurs. Une ambitieuse tentative de rééducation de masse, s’il en est. Alors s’agit-il de fabriquer du consentement pour un nouvel état des rapports sociaux ? De réorienter les forces collectives dans une direction nouvelle ? Il est temps de passer en revue toutes ces belles idées novatrices qu’on essaie de nous faire descendre dans le gosier enrobées dans de grosses boulettes de bullshit indigeste. Et vous allez voir ce que vous allez voir, on ne va pas vous rendre la société de castes qui vient juste supportable. On va faire bien mieux que ça : on va vous la rendre désirable. Cool. Jeune. Moderne. Le nouveau monde dans toute sa splendeur.

LES PREMIERS DE CORDÉE SONT DES STARTUPEURS COMME LES AUTRES Nous sommes en janvier 2019, et l’ONG Oxfam publie un rapport sur les inégalités dans le monde. Les chiffres ont de quoi frapper l’imagination : 26 milliardaires détiennent autant d’argent que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Depuis le tournant néolibéral des années 1980, la tendance ne se dément pas : la richesse se concentre entre les mains d’une minorité toujours plus restreinte. Mais ils ne peuvent pas nous laisser tranquilles, oui ? Déjà qu’on a consacré des années à remiser au grenier Le Capital au XXIe siècle de ce gauchiste de Piketty pour remettre la théorie du ruissellement au goût du jour… Encore un coup des Américains, soit dit en passant : si l’indigeste pavé exhalant un « marxisme de sous-préfecture » – ainsi que l’avait écarté d’un revers de main méprisant à sa sortie l’éditorialiste Nicolas Baverez – n’avait pas été un best-seller surprise outre-Atlantique, les instincts jaloux et les passions égalitaristes de nos compatriotes auraient pu s’éteindre d’eux-mêmes. Mais non ! Voilà qu’il faut ressortir son bâton de pèlerin, se traîner dans les matinales pour faire de la pédagogie. Branle-bas de combat sur les chaînes d’information en continu. Tous les demi-économistes de plateau sont de sortie. Dominique Seux et Jean-Marc Daniel sont remontés à bloc. Et que nous disent-ils ? Alors ces histoires d’inégalités, déjà, c’est pas vrai, c’est de l’idéologie. D’abord. Et puis de toute façon, si les gens sont immensément riches, c’est parce qu’ils ont créé des start-up. Du coup, ça va. Le startupeur, c’est la carte gagnante à sortir dans ce genre de situation inconfortable. Parce qu’il faut bien l’avouer, il n’est pas facile de rendre la mixture néolibérale soluble dans l’imaginaire méritocratique. Et l’imaginaire méritocratique, il a besoin de belles histoires qui ont commencé dans un garage, de trajectoires fulgurantes – « From zero to hero », comme disent les Anglo-Saxons – bref, de self-made-men et de self-made-women. Donc voilà, les premiers de cordée sont tous des fondateurs de licornes. C’est comme ça que ça se passe dans la Start-up Nation, merci, bonsoir. C’est bien joli tout ça, mais ça ne tient pas. Alors oui, il y a bien, parmi les toutes premières fortunes mondiales, quelques anciens startupeurs à la réussite insolente : avant de revenir plus longuement sur le cas Jeff Bezos, citons l’indéboulonnable Bill Gates, le sémillant Mark Zuckerberg, les sympathiques Larry Page et Sergey Brin… Certains entrepreneurs du secteur technologique figurent parmi les toutes premières fortunes du monde ; c’est un peu l’arbre méritocratique qui cache la forêt

ploutocratique. Parce que sur les 400 nababs que liste Forbes chaque année, il faut aussi composer avec un certain nombre de financiers, d’oligarques russes, de magnats de l’immobilier et surtout, d’héritiers divers. Parmi les vingt plus gros patrimoines du monde, on trouvera par exemple Alice, Jim et Rob. Vous ne les connaissez pas ? Ce sont les enfants de Sam Walton, le fondateur du géant de la distribution Walmart, et à eux trois, ils pèsent 140 milliards de dollars. Qu’est-ce qu’on dit ? Merci P’pa ! Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! Ce sont sans doute des gens très bien, leur richesse est d’ailleurs le probable signe d’une élection divine, mais des startupeurs en short-sweat à capuche, certainement pas. Il me semble quand même un peu fort de café de faire passer la totalité de la hausse vertigineuse des inégalités sur le compte de la bonne fortune de quelques anciens startupeurs. Dominique, Jean-Marc, vous exagérez ! C’est plutôt cavalier. Et Bernard Arnault, deuxième homme le plus riche du monde, c’est un startupeur, peut-être ? Et Françoise Bettencourt Meyers ? Et feu Serge Dassault ? En passant, vous serez heureux d’apprendre qu’en 2018, la France est le pays dans lequel la richesse cumulée par les grandes fortunes a le plus progressé : + 12 % pour les plus grandes fortunes hexagonales, contre un piteux + 1,9 % pour leurs homologues américains22. Pas mal pour un pays qui traque et persécute sans relâche ses riches, non ? Sur la quarantaine de milliardaires que compte notre pays, un tiers peut légitimement revendiquer le titre d’entrepreneur. Ce qui ne veut pas non plus dire qu’ils sont partis de rien. Il a bon dos, le startupeur.

LA RICHESSE DES PREMIERS DE CORDÉE RUISSELLE EN LIGNE DIRECTE DANS L’ESCARCELLE DES START-UP Tout cela n’a pas grande importance. Parce que même s’ils ne doivent pas leur fortune à une idée de génie devenue licorne dans un garage, que les riches soient très riches, c’est de toute façon bon pour l’écosystème start-up. Et donc pour la France. Parce que les premiers de cordée, ils sont comme ça : dès qu’ils ont un peu d’argent dans les poches, ils ne peuvent pas s’empêcher d’investir en masse dans les jeunes entreprises technologiques du pays. C’est comme une envie pressante de ruisseler, c’est plus fort qu’eux. Ce qui montre qu’ils sont quand même autrement plus intelligents que les pauvres, qui ne sauraient quoi faire de ces quelques millions supplémentaires, sinon peut-être acheter trois nouvelles Kangoo, un écran 4K pour la cuisine et peut-être un ou deux iPhone X. Parce que l’investissement dans l’« économie réelle », et surtout, dans sa partie la plus cool (les start-up, vous allez finir par le comprendre, oui ou non ?), c’est ce qui justifie officiellement les politiques de baisse de fiscalité consenties aux plus hauts revenus, et surtout aux plus gros patrimoines, par le gouvernement qui habite les cimes olympiennes. Si les riches paient moins d’impôts, ils vont investir dans les start-up, et ça va faire de la croissance, et ça va faire de l’emploi. Suppression de l’ISF et de l’exit tax, instauration d’une flat tax de 30 % sur les revenus issus des capitaux mobiliers : c’est un véritable raz-de-marée de capitaux qui s’apprête à déferler sur les startupeurs de France et de Navarre. Logique, non ? Non. Et j’en suis le premier attristé. Déjà, parce qu’investir dans les start-up, c’est une activité à haut risque, et que du coup, on ne s’improvise pas capital-risqueur comme ça (vous vous souvenez du mécanisme des Yozma israéliens ? C’était pour ça). Prenons une personne de type fortunée lambda, et pour faciliter la démonstration, appelons-la Mamie. Imaginons que cette année, Mamie économise 2 millions en impôts divers. Va-telle foncer illico au volant de sa Bentley rutilante direction Station F pour généreusement distribuer ses subsides à la foule en délire ? A priori, non. Dans le vrai monde, ça ne ruisselle pas comme ça. Déjà, il faut supposer que Mamie est très patriote dans l’âme, parce qu’en soi, rien ne l’oblige à placer ses sous en France, mais admettons. Dans le vrai monde, la plupart des gens blindés se paient les services de gestionnaires de fortune et de banques privées, qui vont se charger de leur portefeuille d’actifs. Leur boulot, c’est de diversifier, et de ne pas miser tout le trésor de Mamie sur une seule

classe d’actifs hyperrisquée. Du coup, dans les portefeuilles en question, qui se composent d’actifs monétaires, obligataires (souverain et privé), d’actions diverses, les titres d’entreprises non cotées, ça ne pèse pas très lourd. Même pour un profil d’investisseur tête brûlée, genre loup de Wall Street sous stéroïdes, on parle de 10 à 15 % du volume du portefeuille. Allez, j’en rajoute une couche pour le plaisir : les actions de start-up, c’est en plus une toute petite partie du non coté (il y a le capitaldéveloppement, les LBO, autant de formes de private equity moins glamour que le capital-risque). En plus, ce n’est pas liquide et il faut attendre dix ans avant de voir la couleur d’un hypothétique retour sur investissement… Sur les 2 millions de votre aïeule aux poches profondes, combien iront alimenter les fonds de Venture Capital ? Je ne suis pas devin, mais ça risque de relever davantage du goutte-à-goutte que du ruissellement en cascade. En gros, cela signifie qu’avant que Mamie n’aille placer ses billes sur votre start-up d’objets connectés sur la blockchain, elle va d’abord aller racheter quelques fournées de bons du Trésor à dix ans et d’actions Engie. De plus, les actions Engie, Mamie va aller les acheter sur le marché secondaire, donc on peut remballer tout de suite le laïus sur l’économie réelle. Vous en voulez encore un peu ? L’investissement dans les PME, suite à la suppression de l’ISF, va même baisser ! Et vous savez qui dit ça ? C’est Jacques Attali. Et quand Jacques a dit… Pourquoi ? Parce qu’il existait auparavant un dispositif baptisé ISF-PME, et qui permettait aux contribuables assujettis au spoliateur ISF de défiscaliser les investissements qu’ils réalisaient auprès de jeunes pousses (mais aussi des PME plus ringardes, enfin pardon, classiques) à hauteur de 45 000 euros par an. On parle juste de quelques centaines de millions d’euros par an en moins pour les start-up. Peccadille ! Pour les mêmes raisons, les dons aux associations ont baissé de plus de 50 % en 2018 ; même si ça, on est d’accord, on s’en moque un peu, parce que ça concerne surtout les gens qui ne sont rien. Conclusion : Mamie va plus probablement changer l’aquarium à requin en or massif serti de saphirs birmans installé dans le salon de son yacht qu’investir dans votre start-up. Un conseil d’ami : demandez-lui un beau chèque pour Noël, elle a de quoi. Au passage, vous en profiterez pour lui expliquer le concept de love money. Alors je vous vois venir : « Tu es négatif, il faut bien faire les réformes, et puis d’abord, qu’est-ce que tu proposes à la place, d’abord ? » C’est vrai. On ne sait pas, sur un malentendu, ça peut marcher. Peut-être que la baisse de l’investissement dans les PME n’est qu’un effet transitoire, et qu’à long terme ça va carburer grave. D’autres ont d’ailleurs tenté le coup, peut-être que ça nous donnera une idée des chances de réussite de la lumineuse politique gouvernementale ? Oui, car aussi fou que cela puisse paraître, baisser la fiscalité du capital n’est pas une pure invention de Jupiter. Je sais, ça fait un choc : le nouveau monde sent en fait un peu la naphtaline. Il y eut, par le passé et sous d’autres latitudes, de brillants dirigeants pour appliquer très exactement le même genre de politique fiscale. George W. Bush, par exemple. En 2003, le célèbre Texan fait passer le taux de prélèvements obligatoires sur les dividendes de 39,6 % à 15 %. Pour quoi faire ? Stimuler l’investissement, évidemment. Quinze ans après, on doit en avoir vu les effets, de cette réforme de la fiscalité du capital, non ? Eh bien oui, figurez-vous. Un papier paru dans la très sérieuse American Economic Review en 2015 en dresse un bilan complet23. Je vous la fais courte. Pour reprendre les mots exacts de l’auteur : « Zero change ». L’effet sur l’investissement est nul. Nada. En résumé : il n’y a aucune raison pour qu’une politique fiscale accommodante avec les grandes fortunes ne se traduise par un afflux de capitaux vers les jeunes entreprises technologiques. C’est

ennuyeux, parce que c’est l’une des justifications les plus fréquemment mises en avant. Mais après, on peut se dire que les Yankees n’y sont pas allés assez fort, et que chez nous avec Mamie, si on le veut vraiment, ça va marcher.

BEZOS, C’EST PLUS FORT QUE TOI O.K., admettons : tous les premiers de cordée ne sont pas d’anciens startupeurs qui ont « blitzscalé » avec succès, et les sous économisés sur l’ISF de Mamie ne se transformeront pas nécessairement en capital tout frais pour les start-up de la French Tech. Peut-on au moins s’entendre sur le fait que pour les self-made-men à l’américaine, les startupeurs partis de rien, bref, les vrais de vrais, la fortune, quand elle advient – c’est-à-dire rarement – est méritée ? Eh bien non. Désolé de plomber l’ambiance. C’est que le mérite, c’est compliqué, comme histoire. Je dirais même plus : c’est de la pensée complexe. Alors déjà, il faut trouver un startupeur parti de rien, et ça, ce n’est pas une mince affaire. J’y reviendrai plus tard. Mais admettons. Prenons par exemple Bernard Arnault. Ah non, ça ne marche pas : il n’a pas créé son entreprise dans un garage (pour ceux qui se rappellent de l’ouverture du présent ouvrage) et il n’est pas exactement parti de zéro, le bougre. Et puis j’aimerais éviter un procès financièrement mal venu. On ne sait jamais. Donc prenons plutôt Vincent Boll… Ah, non, zut, super zut, ça ne marche pas non plus. Xavier Niel ? Là, oui, c’est bon, mais vu que je préfère quand même éviter au maximum d’avoir des problèmes – courageux, pas téméraire ! – prenons plutôt un exemple états-unien : Jeff Bezos. Vous savez, le gars qui a des airs de méchant dans un James Bond. En plus, cela simplifiera la démonstration. C’est en 1964 que naît Jeff Bezos. À Albuquerque, Nouveau-Mexique. Sa mère n’a même pas vingt ans, et son père biologique l’abandonne illico. Alors on n’est pas chez Zola, mais on ne flatule pas non plus dans la soie, si vous me passez l’expression (vous la voyez venir, l’histoire du self-made-man comme seule la greatest nation on earth peut nous en offrir ?). Jeff n’est point idiot. Il fréquente un temps l’université de Princeton, ce qui n’est pas mal. Puis en 1994, dans son garage (inévitablement) de Seattle, il fonde Amazon, un site Internet qui vend des bouquins. Faisons un petit bond en avant dans le temps : vingt-cinq ans plus tard, Jeff est à la tête d’un empire. Il est l’homme le plus riche du monde. Selon le classement Forbes de 2019, le bonhomme pèse 131 milliards de dollars. Soit à peu près le PIB nominal de la Hongrie. Pas mal, Jeff, pas mal. Entre janvier et mai 2018, son patrimoine – en grande partie composé d’actions Amazon et d’autres boîtes dans lesquelles il a investi – a bondi de 33 milliards (à la louche). Des petits malins (en l’occurrence, l’équipe du magazine Money, qui n’est pas considéré comme un repaire de gauchistes malades de cette honteuse obsession égalitariste) se sont amusés à faire quelques calculs. Et ça donne à peu près ça : 33 milliards de dollars en six mois, c’est 275 millions par jour, 11,5 millions de l’heure, 191 000 de la minute, et 3 182 de la seconde. Le salaire annuel médian chez Amazon est de 28 446 dollars. Il faut un peu moins de 9 secondes à Jeff pour gagner une telle somme. Autrement dit, le temps d’uriner – que voulez-vous, en attendant le transhumanisme, sur le plus haut trône du monde on n’est jamais assis que sur son cul, comme disait l’autre –, le patron d’Amazon a déjà gagné votre salaire annuel. Ou bien il est super fort, ou bien vous

êtes super nul. Alors qu’est-ce qui justifie pareil fossé ? Un économiste néoclassique vous répondrait qu’en théorie, les inégalités de revenus s’expliquent par des écarts de productivité marginale par tête : je produis plus de valeur que toi en une heure, il est normal que je me taille la part du lion. Prenons par exemple Jean-Claude, qui travaille au service compta d’une PME du Puy-de-Dôme, la Cogedec. JeanClaude gagne 1 783,83 euros par mois, tickets resto compris, soit environ 2 000 dollars. En six mois, il gagne donc 12 000 dollars (tickets resto compris, j’insiste). Pour rappel, Jeff, lui, a gagné 33 milliards sur la même période. Il a très exactement gagné 2 750 000 fois plus d’argent que Jean-Claude. Cela doit signifier que Jeff est 2 750 000 fois plus productif que Jean-Claude. C’est tout de même beaucoup. Sur quoi se fonde un tel écart de productivité ? Sur la force physique, peut-être. Jean-Claude n’est pas bien épais. Il transporte péniblement un sac de 20 kilos sur le parking de son hypermarché préféré. Jeff, lui, va à la salle, et il pousse de la fonte. Il est capable de lever 180 kilos en développé couché. C’est honorable, mais ça ne fait jamais que neuf fois le score de Jean-Claude. On est loin du compte. La supériorité de Jeff ne vient donc pas de sa musculature. Et entre nous, tant mieux, parce que ce n’est pas lui qui porte les palettes dans ses entrepôts. Sur sa supériorité intellectuelle, alors ? C’est déjà plus probable : n’oublions pas que nous vivons à l’ère de l’économie de la connaissance, ce qui n’est pas n’importe quoi. Prenons un indicateur de mesure de l’intelligence certes grossier et contestable mais qui a le mérite d’être standard : le quotient intellectuel. Jean-Claude affiche un Q.I. de 100. C’est bien, mais pas top. Jean-Claude est un Français moyen. Jeff, lui, d’après Paris Match, est plus vif, et serait doté d’un très, très gros Q.I. Je n’ai pas le chiffre précis. Disons 160, soit le Q.I. estimé d’Albert Einstein, qui n’était pas le dernier des crétins. Même si vous êtes très mauvais en maths et que votre Q.I. frise le crétinisme congénital, vous devez vous rendre compte qu’on est assez loin de 2 750 000 précédemment évoqués. Même si l’on considère que la relation intelligence/compte en banque n’est pas linéaire, m’est avis que ça fait cher du point de Q.I. marginal. Nous ne sommes donc pas plus avancés que tout à l’heure, nous ne savons toujours pas comment expliquer le prodigieux écart de productivité que suggère le non moins formidable écart de richesse entre Jeff et Jean-Claude. À ce stade, si vous êtes économiste, ou encore mieux, si vous êtes éditorialiste dans une revue de management, je vous sens sur le point d’imploser : « Mais enfin ! C’est scandaleux ! C’est de l’idéologie ! Vous comparez des choses qui ne sont pas comparables : vous comparez du revenu avec du patrimoine, ça n’a rien à voir, enfin ! » Et vous avez bien sûr raison. Je fais, depuis tout à l’heure, preuve d’une mauvaise foi qui, moimême, me consterne quelque peu. Le salaire et l’appréciation du patrimoine n’ont strictement, rigoureusement, irrémédiablement, aucun rapport. Bien évidemment. Il faut comparer des choses qui sont comparables. Ainsi, Jack Dorsey, le PDG de Twitter fan de méditation en pleine conscience et de régimes macrobiotiques en tous genres, a perçu un salaire de 1,40 dollar en 2018 (en clin d’œil à la limite de 140 caractères qu’imposait autrefois son réseau social, prouvant une fois encore qu’on a le sens de la déconne, dans la Silicon Valley !). Voilà, ça, c’est une donnée comparable. Imparable. Scientifique. Du coup, la science nous dit que Jean-Claude a gagné 17 000 fois plus d’argent que le patron de Twitter en 2018. Et après ça, ça va manifester contre les réformes nécessaires au redressement du pays ! C’est désolant, je suis on ne peut plus d’accord avec vous. Je me moque ? Si peu ! Permettez-moi cependant, avant que nous poursuivions notre examen de la

morale qui prévaut dans la Start-up Nation, de vous narrer une petite histoire.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU AU PAYS DES STARTUPEURS Le jour se lève sur l’antique capitale de la Start-up Nation. Au-dessus de la montagne SainteGeneviève, l’aurore jette de froides traînées de lumière pâle. Le Panthéon, lentement, sort de l’ombre. Depuis le sous-sol, on entend un craquement rocailleux. La dalle qui scelle le tombeau de l’un des hommes illustres qui reposent ici, lentement, glisse. Hors du caveau, une main s’aventure timidement : c’est que le corps auquel elle appartient y est enfermé depuis plus de deux cent quarante ans. Le cadavre se redresse. Depuis le temps qu’il se retourne dans sa tombe, ça commençait à le démanger. Il s’étire, fait craquer ses vieilles jointures, jette un coup d’orbite alentour, et constate avec dépit qu’ils l’ont installé à côté de Voltaire. « Les salauds ! » peste-t-il. Mais pas le temps de ruminer, il faut y aller. Aujourd’hui, Jean-Jacques Rousseau n’est pas revenu à la vie pour rien : il est en mission. Il sort sur le parvis et laisse l’air frais du matin envahir ce qu’il lui reste de poumons. Oh, comme on aimerait pouvoir jouer les promeneurs solitaires dans Paris endormi ! Décidément, non, il faut se dépêcher. Jean-Jacques saute sur une trottinette électrique, dévale la rue Soufflot puis le boulevard Saint-Michel. De là, il rejoint les quais, et met le cap vers l’ouest. Sur la piste cyclable qui s’étend à perte de vue, Jean-Jacques file à 35 km/h, une vitesse phénoménale pour un Suisse né en 1712. Bientôt, il aperçoit l’imposant bloc de la maison de la Radio. Il n’y a pas de temps à perdre, il est 7 h 30, et la matinale de France Inter a déjà commencé. Il jette sa monture dans un caniveau et rentre d’un pas pressé dans le siège de Radio France. Le vigile, à l’entrée, marmonne un salut inintelligible, mais ne remarque rien de spécial. Il est vrai qu’à Paris, à cette heure-ci, tout le monde a plus ou moins l’air d’un déterré… Alors un de plus, un de moins… D’instinct, Jean-Jacques sait où il doit aller. Il traverse les couloirs incurvés d’un pas pressé. Il est presque 7 h 45. Il approche du but, déjà, des mots étouffés lui parviennent : « … ce rapport est à prendre avec des pincettes… », « Ridicule », « Oxfam, une organisation militante marquée à gauche… » Doucement, Jean-Jacques pousse la porte du studio. Devant lui est assis Dominique Seux, qui est en train de dérouler sa chronique éco. Le directeur délégué de la rédaction des Échos lui tourne le dos. Dans le micro, il assène avec toute la superbe de ceux qui ne doutent de rien : « Si demain matin j’ai une idée géniale pour remplacer Google et que ce soir je crée cette entreprise, elle ne vaut rien… Mais avec mon idée géniale, dans une semaine, elle vaudra peut-être un milliard, deux milliards24… » Avant qu’il ne puisse finir sa phrase, Jean-Jacques lui tapote gentiment l’épaule. Lentement, l’éditorialiste se retourne, et c’est alors que le zombie philosophe lui décoche une formidable mandale et lui déclare, avec un accent helvète à couper au couteau :

« Il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu’on la définisse, qu’un enfant commande à un vieillard, qu’un imbécile conduise un homme sage et qu’une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire25. » Quelque peu éberlué, la main caressant sa joue irritée, l’expert radiophonique n’a pas même le temps de répondre que l’auteur du Contrat social quitte déjà la pièce, furibond. Il est rare qu’un Suisse cède aux sirènes de la violence, mais au bout d’un moment, il ne faut pas pousser mémé dans les edelweiss. Il retourne se coucher : sa tâche est accomplie. La morale de cette histoire, vous demandez- vous ? Je vous la fais courte : que l’inégalité peut et doit être envisagée dans l’absolu, et que les finasseries comptables qui nous conduisent à distinguer revenu et patrimoine sont certes pertinentes à un certain niveau de lecture, mais inopérantes sur le plan philosophique. Non, le fossé béant qui s’est creusé entre Jean-Claude de la Cogedec et Jeff Bezos ne justifie pas une différence de nature. Il est incommensurable avec les écarts de force ou d’intelligence qui existent entre les êtres humains. Si des inégalités d’une telle ampleur sont, à proprement parler, contre nature, c’est donc qu’elles résultent d’un certain arrangement social. Et cet arrangement, si je m’écoutais, je serais bien tenté de l’appeler comme ceci : capital. Comme je n’ai pas envie qu’on me taxe de cryptocommuniste, la Corée du Nord, les cent millions de morts, et tout le tintouin, je m’en abstiens. Alors, appelez ça comme vous voudrez. Peu importe. N’allez toutefois pas vous raconter que les prodigieuses inégalités de richesse qu’on constate un peu partout aujourd’hui sont une question de mérite. À moins que… Non, je n’ose y croire, c’est impossible… À moins que dans la Start-up Nation, le mérite n’ait en fait pas grand-chose à voir avec la force de travail ou la puissance intellectuelle ? Quel abîme, quel abîme tu m’ouvres, Dominique ! Car rappelez- vous, tout à l’heure, avant de se faire vertement corriger par le mangeur de cerises et de fondue, le journaliste économique ne parlait pas de productivité marginale, mais d’une « idée géniale ». Et ça, c’est tout autre chose. Parce qu’en vérité, les startupeurs ne sont pas foutus comme nous : chez eux, dans leur réalité, ce qu’on rémunère aussi généreusement, ce n’est pas le travail, mais l’idée. Le raisonnement qui va suivre est certifié 100 % Start-up Nation. Attachez bien vos ceintures, parce qu’on n’a pas l’habitude d’un mélange à ce point détonant de fulgurances et de complexité. Quelque part, probablement dans un garage, un type a une idée – par exemple, « tiens, je pourrais vendre des livres sur Internet » – et, en guise de réceptacle pour son illumination, il crée une entreprise. C’est bien légitime, et jusque-là, c’est assez simple. C’est alors que le miracle s’accomplit. De l’idée, quelque part, pouf !, naît un marché. Avec tout plein de consommateurs dessus, du coup, ça fait de la demande, et bim !, la valeur des actions de l’entreprise – la forme juridique de l’idée, ni plus, ni moins – crève le plafond, et le type devient riche comme Crésus. Le mérite du startupeur repose donc sur sa capacité à avoir des idées, généralement géniales. Là, par exemple, comme ça, je viens d’avoir une idée : des tongs connectées qui envoient des alertes sur votre smartphone quand vos pieds commencent à sentir trop fort. Je vous la fais à 200 euros la paire, parce qu’il y a de la technologie de pointe dedans, et en plus, j’accumule de précieuses données sur votre hygiène des pieds qui, grâce à un stagiai… pardon, grâce à une IA révolutionnaire, serviront à prédire votre calendrier de sudation plantaire pour les six prochains mois. Ça va cartonner. Je viens de formuler une idée. Fort logiquement, quelque part, un marché vient de jaillir du néant. Les sous ne vont pas tarder à pleuvoir sur mon compte en banque. D’ailleurs, restez là, je m’absente une minute, je vais vérifier le solde de mon livret A. Ne partez pas, d’accord ?

… … … Oui, bon, là, ça n’a pas marché. Ça ne prouve rien ! « Believe in your dreams! » C’est juste que je n’ai pas encore trouvé mon marché. Mais il est là, quelque part, il flotte dans l’éther startupéen. Ou il faut que je pivote un peu. Mais rien qu’avec ça, je suis à deux doigts de pied de la domination sans partage, de la gloire et peut-être même, si la chutzpah est avec moi, du selfie avec Macron à VivaTech. Soyons sérieux une minute : cette histoire de transsubstantiation miraculeuse de l’idée en profits, c’est un conte de fées. D’ailleurs, il n’y a guère que les éditorialistes économiques qui grenouillent dans le marigot des chaînes d’infos en continu qui osent raconter de telles âneries : le premier capital-risqueur venu vous confessera sans détour que l’idée ne vaut rien, et que c’est l’exécution qui fait tout. Et de fait, dans le vrai monde, ça ne se passe pas tout à fait comme dans la tête de Dominique Seux. Comme l’écrivait ce bon vieux Spinoza, « le concept de chien n’aboie pas ». Pour les idées, c’est pareil : ça ne génère pas d’argent comme par magie, sinon, notre Concours Lépine national serait une véritable foire aux licornes depuis belle lurette. Dans le vrai monde, avant que Jeff ne vende les livres sur Internet, il a fallu que quelqu’un les écrive, les livres. Puis que d'autres les éditent, les impriment… Incidemment, il faut aussi que les clients potentiels de Jeff aient appris à lire quelque part – on appelle ça une école, je crois – sinon, ça va prendre des plombes « d’éduquer le marché ». Ensuite, il faut se rappeler qu’Amazon compte environ 650 000 employés, et que de ce côté, dans les entrepôts du géant du e-commerce, on n’est pour le coup pas très loin de Zola, mais avec des bracelets connectés. Et enfin, les bouquins, ils ne vont pas se livrer tout seuls ! Tout ce petit monde s’active, et à la fin, ça fait 33 milliards pour Jeff, et 28 446 dollars pour Bobby (le cousin américain de Jean-Claude de la Cogedec). Contrairement à ce que se racontent quelques sectes californiennes fort influentes, et dont les adeptes ont pour point commun de n’avoir lu qu’un unique roman de toute leur vie adulte – Atlas Shrugged d’Ayn Rand, un livre à la fois rasoir et idiot, dans lequel les puissants retournent les armes de la plèbe contre elle-même et décident de se mettre en grève26 – non, l’entrepreneur n’est pas cet être prométhéen qui crée de la valeur économique all by himself, comme la poule aux œufs d’or du conte. De là à penser que la valeur des actions détenues par Jeff a davantage à voir avec une position de quasi- monopole et une capacité à imposer des conditions de travail pas tip-top qu’avec une idée qu’il a eue en 1994, il n’y a qu’un pas, que je ne franchirai pas. Parce qu’après, ça fait du marxisme, le goulag, cent millions de morts, et tout ce qui s’ensuit. Quoi qu’il en soit, on voit que si on le dépiaute comme il faut, le discours Start-up Nation peine à apporter le semblant de justification rationnelle au creusement contemporain des écarts de richesse. Et c’est embêtant, parce que dans notre beau pays, c’est l’une de ses principales fonctions : asseoir un nouvel imaginaire inégalitaire. La Start-up Nation, c’est une mutation profonde de l’idéal méritocratique républicain qui prévalait dans l’ancien monde. Rien que ça. Et c’est d’autant plus embêtant que la méritocratie à la papa, ça fait un moment qu’elle prend l’eau, alors si même le culte de l’entrepreneur prométhéen ne permet pas de colmater les fuites, c’est mal barré… Déjà que l’infâme Pierre Bourdieu, il y a cinquante ans, avait écorné l’image de notre beau système scolaire, en venant nous expliquer que l’élitisme républicain n’était que le faux nez de stratégies bien ancrées de reproduction sociale. Au moins, avec les entrepreneurs, on pouvait se dire

que là, c’était bon, que tout le monde était à égalité face à la prise de risque, que c’était juste une question de culot et d’idées géniales. La Start-up Nation, par définition, elle rebat les cartes. Non ? Je vous le donne en mille : non. C’est la belle histoire que se racontaient les entrepreneurs de la Silicon Valley il y a une dizaine d’années. Alors que le reste des États-Unis s’était vautré dans le népotisme le plus abject, dans ce petit coin de la Californie, le rêve américain, la terre des opportunités, tous ces idéaux étaient bien vivants. Et puis un jour, ils se sont réveillés et se sont rendu compte que, pour un milieu qui était censé donner des chances égales à tout le monde, il y avait quand même beaucoup d’hommes blancs de 25-34 ans issus de la bourgeoisie parmi les fondateurs de start-up, et que c’était un peu louche. Nous autres, en France, on a souvent du retard à l’allumage, mais la plupart des études publiées sur la sociologie de l’écosystème start-up révèlent des biais du même type : nous ne sommes pas tous égaux face à la création d’entreprise. Apparemment, posséder un solide réseau, savoir que papa et maman seront toujours là en cas de coup dur et ne pas avoir à raquer 1 200 euros par mois pour un 22 m2 aident beaucoup à emprunter une voie qui risque de déboucher sur un plantage dans 9 cas sur 10. Je suis aussi étonné que vous. Pourquoi s’évertuer ainsi à sauver ce qui reste d’idéal méritocratique en exhibant nos bataillons de startupeurs à longueur de discours, alors que la moitié d’entre eux ont de toute façon fait Polytechnique ou HEC ? Hein, pourquoi ? Rappelons-nous, mes bien chers frères et mes bien chères sœurs, les paroles de Manu : l’important, c’est que chacun « puisse se dire qu’il pourrait créer une entreprise ». Pourquoi, donc ? Mais parce qu’il n’y a plus rien d’autre pour faire tenir la fiction du mérite, pardi ! Traditionnellement, en France, la méritocratie s’appuyait peu ou prou sur les bonnes notes à l’école. Il y avait quelque chose de foncièrement scolaire, au sens propre, dans notre façon de sélectionner nos élites méritantes. Le souci, c’est qu’un tel système justifie des niveaux d’inégalité de fortune relativement limités. Tant que les écarts salariaux s’échelonnent de 1 à 25, comme aux temps reculés des Trente Glorieuses, ça tient encore. On juge tolérable qu’entre le major de l’ENA et le naze qui sort à la 71e place, la fiche de paie mensuelle affiche un différentiel de 4 000 euros. Ou même 10 000, 15 000, pourquoi pas, ça dépend de votre sensibilité. Mais si ledit major se mettait à palper, disons, 2 000 fois plus que le naze – là, on aurait du mal à donner un air moralement acceptable à tout ça sur la base de leurs 2,5 points d’écart de moyenne. Lorsqu’un grand patron gagne 2 750 000 fois plus d’argent que son employé moyen, forcément, ça fait craquer l’édifice, fût-il républicain. Et si je vous disais que c’est parce qu’il a eu 19 en dictée quand il était en CE2, vous seriez tout à fait autorisé à hurler au scandale ! Ça ferait cher la faute d’accord de participe passé. À ce niveau, il faut donc trouver un autre système de justification morale pour que chacun reste à sa place. C’est aussi ça, la Start-up Nation : une radicalisation de l’idéologie méritocratique, qui passe insensiblement de l’élitisme au darwinisme. L’entrepreneur devient cet être prométhéen, ce démiurge prêt à tous les sacrifices, offert à l’admiration de toutes et de tous. Sorti du magma de l’incertitude à la force conjointe de sa volonté et de son génie. Et là, ça passe comme une lettre à la poste. Attendez… Un quasi-surhomme, un vrai phénomène, un gars qui travaille plus fort et plus vite que les autres… Célébré dans la presse officielle… Glorifié, adulé, montré en exemple par le pouvoir politique… Ça me rappelle quelqu’un, mais qui ? Au siècle dernier. Ça ne vous dit rien ? Il y avait des faucilles et des marteaux, je crois. C’est rageant ! Attendez, ça va me revenir…

STAKHANOV DANS L’OPEN-SPACE, OU LES HOMMES QUI DORMAIENT PEU Les deux hommes se font face. Leurs costumes anthracite, impeccables, sont parfaitement assortis l’un à l’autre. La conversation est cordiale, presque amicale. Depuis le début de l’interview, c’est une véritable partie de ping-pong, où les compliments et les amabilités tiendraient lieu de balles. Magistral. Puis, tout à coup, l’un des deux lance, plein d’admiration : « … c’est vrai ce qu’on dit : vous dormez très peu ? » L’autre esquisse un léger sourire, empreint d’humilité, cette sorte d’humilité qui convient à l’homme supérieur démasqué comme malgré lui. Pour un peu, on devinerait une légère rougeur sous l’épaisse couche de maquillage. « Oui, c’est vrai, je dors peu. Mais j’ai toujours peu dormi, donc cela me coûte peu27. » Il existe une race d’hommes supérieurs, une caste naturellement, biologiquement faite pour diriger. Ils se reconnaissent facilement : ce sont les hommes qui dorment peu. Napoléon Bonaparte, Margaret Thatcher, Emmanuel Macron… De grands dirigeants capables de se contenter d’à peine trois ou quatre heures de sommeil par nuit. Ouvrez le premier magazine économique venu, et parcourez l’une des nombreuses hagiographies de capitaine d’industrie qui les émaillent. Vous finirez par tomber quelque part sur une phrase du type « à en croire ses proches collaborateurs, ce bourreau de travail ne dort que trois heures par nuit ». Difficile de réprimer un soupir d’admiration, n’est-ce pas ? Parce que pour le commun des mortels, comme vous et moi, l’Organisation mondiale de la santé recommande de passer entre sept à neuf heures quotidiennes dans les bras de Morphée. Sept à neuf heures pendant lesquelles vous ne travaillez pas, vous ne produisez pas d’idées géniales de business à « blitzscaler », bref, vous ne générez pas de valeur. Sept à neuf heures de perdues. Ceux d’entre vous qui ont eu le bonheur d’avoir des enfants en bas âge et qui ont ainsi pu faire la brève expérience de nuits de trois heures le savent : ça se finit par des cernes, les cheveux qui tombent, des difficultés à se concentrer, des pertes de mémoire, une irritabilité maladive… Ça, c’est vrai pour vous. Pas pour eux. Les entrepreneurs à succès appartiennent à cette espèce d’hommes et de femmes flirtant avec la surhumanité. Ils en sont même l’évolution ultime. Eux aussi, ils dorment peu. Elon Musk (Tesla, SpaceX) : entre cinq et six heures. Feu Steve Jobs (Apple) : idem. Tarif identique pour Jeff Bezos. Vous me direz, c’est toujours deux fois plus que Jacques Attali, qui est décidément très fort, parce que lui n’a besoin que de trois petites heures. Seul Donald Trump fait aussi bien. C’est dire. Staline, lui, ne dormait carrément pas. Comme l’affirme Marlène Schiappa, qui n’est pas startupeuse mais ministre dans le gouvernement de la Start-up Nation, ce qui est presque aussi respectable : « Dormir,

c’est du temps perdu28. » Bref, l’aristocratie du capitalisme contemporain a pris d’assaut le sommeil, et elle a manifestement remporté une victoire éclatante29. Et pourquoi dorment-ils si peu ? Pour travailler, bien évidemment. Sans relâche. Sans vergogne. Elon Musk a déclaré un jour : « Personne n’a jamais changé le monde en travaillant quarante heures par semaine30. » L’homme qui a servi de modèle au personnage de Tony Stark dans les films de superhéros estampillés Marvel préconise un temps de travail entre 80 et 100 heures hebdomadaires. Prends ça dans les dents, Martine Aubry ! Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, considère lui carrément que travailler 72 heures par semaine est ni plus ni moins qu’une « bénédiction » pour ses employés31. Jack Dorsey, le filiforme PDG de Twitter et de Square, travaille 18 heures par jour. Soit autant qu’un professeur de l’Éducation nationale en deux semaines. Feignasses ! (Pardonnez-moi, c’est sorti tout seul…) Les six heures restantes se partagent entre la méditation, les bains de glace, les séances de sauna infrarouge et le sommeil, quand même, un peu. Il se lève à cinq heures du matin et commence sa journée en absorbant une mixture de sel rose de l’Himalaya et de jus de citron. Un régal. Vous devriez essayer, ça change du Nesquik, et qui sait, c’est peut-être ça, la clé du succès. Tous les entrepreneurs successful, d’ailleurs, se lèvent aux aurores, c’est de notoriété publique. C’est pour ça, d’ailleurs, qu’ils nous partagent à longueur de temps, à l’instar de ce bon Jack, leur morning routine sur LinkedIn : l’entrepreneuriat, on a ça dans les gènes, mais on peut tout de même faire ruisseler un peu de sa surhumanité sur les masses salariées, qui ne perdront rien à tenter de s’astreindre aux joies du jus de sel. Pendant que vous vous resservez de frites à la cantine de l’entreprise, les start-upeurs, eux, avalent sans quitter leur ordinateur, une bouteille de Soylent ou de son ersatz made in France, Feed32. Pas le temps. Chez le startupeur, tout est optimisé, millimétré, chronométré. Marissa Mayer (alors patronne de Yahoo!) a magistralement résumé l’éthos startupéen dans une interview donnée à Bloomberg en 2016 dont tout le monde se souvient : « Est-il possible de travailler 130 heures par semaine ? La réponse est oui, à condition de vous montrer stratège quant à votre temps de sommeil, la durée de votre douche et la fréquence de vos passages aux toilettes33. » Laissez-moi vous poser une question : savez-vous seulement combien d’arrêts au stand vous faites chaque jour ? Non ? C’est parce que vous n’êtes pas stratège. C’est votre mentalité d’employé qui veut ça. Ça se soigne à coup de morning routines et de microsiestes rigoureusement planifiées. Ayez confiance : vous pouvez vous améliorer. Vous ne rejoindrez peut-être pas les rangs de la haute noblesse de la Start-up Nation, n’exagérons rien, mais au moins, vous ne serez pas absolument indigne d’en être citoyen. À votre niveau, on peut se satisfaire de peu. Le 31 août 1935, Alekseï Grigorievitch Stakhanov, mineur dans le bassin houiller du Donbass, extrait 102 tonnes de charbon en moins de six heures. Un cador, le Stakhanov. C’est un record, imaginez donc : quatorze fois le quota de l’ouvrier lambda. Toute l’Union soviétique résonne de l’exploit de Stakhanov. La Pravda en dresse un portrait élogieux, où le mineur est dépeint comme l’archétype du héros du peuple, œuvrant sans relâche à l’avènement de la société sans classes. Un exemple pour toutes et tous ! Que les travailleurs qui traînent la patte en prennent de la graine. Honte à vous, saboteurs ! Pendant que vous sortez péniblement vos sept tonnes réglementaires, le camarade Stakhanov, lui, nous en rapporte 102 ! Staline flaire le bon filon, et Alekseï Grigorievitch devient une pièce maîtresse du dispositif de propagande officielle. Les articles et les affiches glorifiant l’esprit de sacrifice du haveur du Donbass se multiplient. C’est une star, même à l’Ouest, où sa trombine se retrouve en couverture du magazine Time. Il y a comme une ressemblance frappante, n’est-ce pas ? N’est-il pas délectable de voir le

néolibéralisme tardif se vautrer dans le même genre de dérives infantilisantes que le communisme soviétique, son repoussoir absolu ? La grande saga des entrepreneurs successful, c’est notre stakhanovisme à nous. Sauf que Challenges et BFM ont remplacé la Pravda comme vecteurs de l’idéologie officielle et que chez nous, on ne fait pas de propagande, mais du storytelling. C’est très différent, la preuve, ça ne s’appelle pas pareil. Les finalités affichées ne sont pas tout à fait les mêmes non plus : chez les Rouges, il était question de créer un homme nouveau et de travailler à la victoire finale du communisme. Alors que dans la Start-up Nation, on travaille d’arrache-pied pour se réaliser pleinement en tant qu’individu, pour aller au bout de ses capacités. Pour le plaisir, en somme. Et au passage, générer un maximum de valeur pour les actionnaires. Ça, c’est tout à fait secondaire. Bien évidemment. Chaque époque produit les héros dont elle a besoin, et la mythologie entrepreneuriale, de ce point de vue, tombe à pic : ses Achille et ses Hercule n’officient plus sur les champs de bataille, mais dans la sphère économique. Par leur réussite éclatante et leur fortune personnelle, ils nous rappellent qu’il n’est d’épopée qu’individuelle et pécuniaire. Glorieuses figures de proue du nouvel esprit du capitalisme ! Dans les années 1960, la conquête spatiale était vécue comme une grande aventure collective. Neil Armstrong, premier homme sur la Lune, était présenté comme un héros, mais on savait qu’il n’était qu’un rouage dans une machinerie infiniment complexe au sein de laquelle officiaient des milliers de scientifiques, ingénieurs et techniciens. De nos jours, quand une Falcon Heavy de chez SpaceX atterrit quelque part, les félicitations personnelles pleuvent de toutes parts sur Elon Musk. Comme si le milliardaire avait, tout seul, conçu, serré les boulons et piloté l’engin. Scoop : Stakhanov, le 31 août 1935, n’était pas seul, il avait toute une équipe derrière lui pour rendre l’exploit possible34. Le pouvoir politique, à des fins de propagande, a quelque peu exagéré. C’est qu’il faut bien romancer parfois, non ? Alors bien sûr, le discours Start-up Nation, lui aussi, donne une vision quelque peu déformée de la réalité, mais si cela donne envie à la jeunesse française de créer une start-up, c’est positif, non ? Non ? Vous avez parfaitement raison ! Déjà, il faut prioritairement cibler les jeunes. On leur inculquera la morale de la Start-up Nation au berceau ; pour les plus vieux, c’est un peu tard. Et puis, en vérité, on ne sait pas trop quoi en faire, de la jeunesse. Il faut bien les occuper, ces chères têtes blondes, sinon c’est la chienlit ! D’autant que même bardées de diplômes, elles ne sont plus du tout assurées de trouver leur place dans la société. Des personnes aussi éduquées que déclassées… Il ne manquerait plus qu’elles se mettent à faire de la politique ! Qu’elles jouent aux dés, plutôt. Qu’elles s’occupent. Tant qu’elles créent des start-up, elles ne vont pas pointer à Pôle Emploi. Ah si en fait, elles le font quand même, mais c’est pour la bonne cause, plus en tout cas que le sexagénaire qui se gave avec sa préretraite avant l’heure ! Au fond, la Start-up Nation est aux enfants des classes moyennes et supérieures l’équivalent fonctionnel du foot pour les gamins de banlieue. Les premiers ont d’ailleurs à peu près autant de chances de pondre une licorne que les seconds d’être sélectionnés en équipe de France. Au passage, efforçons-nous de donner aux cohortes d’autoentrepreneurs et de travailleurs indépendants par défaut une vision positive d’eux-mêmes : non les gars, vous n’êtes pas précaires ! Par le miracle de la transsubstantiation sémantique, vous êtes, à votre manière, des startupeurs. Mais des startupeurs de vous-mêmes. Vous participez quelque part de l’essence divine de Steve Jobs et

de Xavier Niel. Alléluia ! Soyez heureux de votre condition ! Quant aux salariés, ces insiders surprotégés, ils ne perdent rien pour attendre. J’espère que la honte les saisit quand ils lisent les récits de ces hommes et de ces femmes d’exception qui dorment trois heures par nuit, qui ne s’économisent pas, animés d’un tel feu sacré qu’ils s’interdisent même de pisser trop souvent ! Qu’ils méditent leur exemple quand l’envie les prend d’aller demander une augmentation ou d’aller manifester contre la réforme des retraites. Que chacun ressente combien ses aspirations au repos, à une vie hors du bureau, sont vaines et mesquines ! Le startupeur esquisse un idéal moral. Il incarne au plus haut point la vertu de notre époque. C’est l’individu dont rêvent les néolibéraux depuis cinquante ans : celui qui a si parfaitement intériorisé les impératifs de la compétition économique qu’il n’a besoin de personne d’autre que lui-même pour s’exploiter. Car il existe un lien quasi mystique entre un fondateur et son projet. La Start-up Nation est le lieu de la fusion de l’homme et de l’entreprise. Quand il pitche, le startupeur se vend autant luimême que son produit. Quelle que soit la matière qui se présente à lui, il aboutit toujours à la même question : comment puis-je la vendre ? Que voulez- vous : il se meut dans un univers hypercompétitif, et pour avoir la moindre chance de réussite, chaque parcelle de son existence, chaque pensée, doit être évaluée en termes de retour sur investissement. Les soirs de semaine, il vole de meetup en meetup. Ses week-ends sont des « Startup Weekend ». Personne n’a jamais changé le monde en travaillant 40 heures par semaine, mettez-vous bien ça dans le crâne. Il pivotera autant de fois que nécessaire afin de s’adapter au mieux aux impératifs du marché. Le start-upeur est cet être ambivalent, curieux mélange de délire de puissance – après tout, il vise l’hypercroissance et la domination sans partage – et de soumission absolue à l’ordre du marché. Et la Start-up Nation se révèle dans toute sa nudité : un stakhanovisme pour open-space.

SOLUTIONNISME ET TECHNOCRATIE : UN COCKTAIL CARRÉMENT VIP En matière de planqués, il existe pire, bien que la chose soit difficilement concevable, que les salariés. Des gens surprotégés, que dis-je, enkystés dans l’appareil d’État : les fonctionnaires. Ceux-là, ce sont les calculs urinaires de la société liquide. Vous en avez assez, hein ? Vous en avez assez de toute cette racaille ? Eh bien on va vous en débarrasser. L’État, on s’en va vous le startupiser à tire-larigot ! Car la cerise sur le gâteau de la conversion de la France en Start-up Nation, c’est que l’État, lui aussi, « passe en mode start-up ». Par quel miracle ? A priori, tout oppose en effet les concepts d’État et de start-up. L’État, comme son nom l’indique assez, c’est un machin assez statique. Il est là pour durer, on le dit même immortel. Il est imposant. Ou obèse. Oui, obèse, l’État est toujours obèse, c’est même sa définition première dans le dictionnaire des idées reçues libérales. Il n’a pas besoin de pitcher pour lever des fonds : on dit qu’il lève l’impôt. Du coup arrive ce qui doit arriver : un business plan bancal, et des produits – l’offre de servicespublics, dans le jargon archaïque des fonctionnaires – loin, très loin, de la rentabilité maximale. Je me rends compte qu’écrivant ces lignes, je peine à dissimuler mon dégoût. Promis, vous ne m’y reprendrez plus. Une start-up, à l’inverse, c’est par définition agile et rutilant, ça pivote tout le temps. Ça n’a pas encore de modèle économique, son existence est donc des plus précaires, et c’est ça qui est beau. Si fragile, si petite, tel un oisillon qui n’a pas encore quitté le nid et s’apprête à « blitzscaler », à partir à l’assaut de la vie ! Et un jour, peut-être, elle entrera en phase d’hypercroissance, trouvera son modèle et peut-être, oui, peut-être, rendra-t-elle 10, 20, 30 fois leur mise aux investisseurs au nez creux qui lui avaient aux premiers jours donné la becquée. Oui, c’est tout simplement beau. Mais ça n’est pas le sujet. Quel genre d’hybride peut bien produire cette rencontre du statique et du dynamique ? Du gros et du petit ? De l’ancien et du nouveau ? Qu’est-ce qu’un État en mode startup ? N’allons pas trop vite en besogne, voulez-vous ? La politique des petits pas, toujours. Avant de donner naissance à l’État start-up, une première étape s’impose : il faut créer des start-up d’État. Les ferments de la transfiguration prochaine de la chose publique. À l’heure où ces lignes sont écrites, le site beta.gouv.fr répertorie 78 start-up d’État et 7 incubateurs publics. Le concept est assez simple : une petite équipe autonome est chargée d’identifier et de régler un problème donné (on appelle ça un « irritant », paraît-il) au sein de l’appareil d’État. Financée par une administration – DINSIC (Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État), Éducation nationale, Pôle Emploi, etc. –, cette équipe est libre de faire ce que font les start-up normales : design thinking, méthodes agiles, datasciences, et tout l’attirail de rigueur. Sauf, bien sûr,

pitcher et lever des fonds, ce qui est bien dommage, parce que du coup, le qualificatif de start-up est quand même limite usurpé. Bref, cela donne parfois des résultats sympathiques : des sites Internet mieux conçus et moins bogués que ce à quoi nous avait accoutumés la puissance publique. Des outils numériques qui facilitent la communication entre administrations, qui vous permettent d’y voir plus clair sur vos droits ou simplifient plus généralement les démarches administratives pour Mme Michu 2.0. Le tout développé en moins de cinq ans. Un peu comme la reconstruction de NotreDame. Franchement, qui s’en plaindra ? Vous aimez les lourdeurs administratives, les circonvolutions bureaucratiques et les cahiers des charges pléthoriques, vous ? C’est bien joli tout ça, c’est un début, certes, mais ça ne fait pas un État 100 % start-up. Il faut aller plus loin, toujours plus loin ! Comme le clame haut et fort la section « À propos » de ce même site beta.gouv.fr : « Les produits numériques des incubateurs publics sont la face émergée d’une transition culturelle profonde des grandes organisations. » Autrement dit : c’est, à terme, l’ensemble de l’appareil d’État qui doit être startupisé. C’est à l’aune de la culture start-up en vogue que doit être pensée la modernisation de l’action publique. Alors je sais ce que vous vous dites : la modernisation de l’État, ça fait quarante ans qu’on nous en rebat les oreilles, ça ne fait pas très nouveau monde, vu comme ça. Oui, c’est vrai, la doctrine du New Public Management, inventée dans les années 1970, commence sérieusement à dater. Ah, la « nouvelle gestion publique » en français, ça me rappelle les bancs de l’école ! Les principes en sont aussi simples qu’élégants : aligner les pratiques du secteur public sur celles du secteur privé. Singer le monde corporate. Au nom de « l’efficience » – vous êtes pour le gaspillage, vous ? –, transposer tous ces outils merveilleux qui, dans les entreprises, permettent de mesurer la rentabilité. Dégraisser. Généraliser les indicateurs individuels de performance. Manager. Contractualiser. Mettre en concurrence les différents services. Ouvrir des marchés. Lancer des partenariats public-privé. Et à la fin, s’il nous est permis de rêver : privatiser. Si, dans vos jeunes années, vous avez étudié à Sciences Po, vous devez à ce stade vous sentir tout émoustillé. Et c’est bien normal. Mais vous savez aussi comme moi que notre pauvre pays accuse en la matière un retard terrible : il n’y a d’ailleurs plus guère qu’en France qu’on trouve encore des fonctionnaires. Tout le monde sait bien qu’en Allemagne, cette espèce parasitaire a disparu depuis belle lurette, raison principale de l’insolente bonne santé économique qu’affiche ce pays. Et puis en Angleterre aussi… Euh, non, pardon, mauvais exemple. Bref. Bien heureusement, le programme tout beau tout frais de la Start-up Nation redonne un coup de fouet à nos légitimes ambitions de transformation de l’ogre étatique. Alors oui, on passe en mode projet, on adopte les dernières pratiques managériales à la mode, on baragouine le franglais qui sert de lingua franca à l’écosystème tech, mais sous le vernis rutilant, c’est toujours cette même idée fixe qu’on retrouve. Avec la Start-up Nation, le New Public Management fait sa mise à jour. Dans la langue de l’ancien monde, on appelle ça un ripolinage dans les règles de l’art. Alors, l’État en mode start-up, une simple manière de rhabiller une mariée un peu défraîchie ? Je serais bien malhonnête si je prétendais une telle chose. Allons donc ! La Start-up Nation lui apporte un petit quelque chose en plus, un vent de nouveauté mâtiné de digital, je dirais même, n’ayons pas peur des mots, un supplément d’âme. Un produit d’importation, qui nous arrive tout droit de Californie : le solutionnisme technologique35. Et c’est tout à fait formidable. En gros, le solutionnisme, c’est l’idée que la politique, avec ses délibérations à n’en plus finir, ses procédures administratives picrocholines et ses rapports de force qui ne peuvent que nuire au karma, est obsolète. Bye bye les antiquités, bonjour la technologie ! Avec l’ère du smartphone pour tous, l’humanité est passée à autre

chose, vous pouvez monter vos Pléiade de Platon et d’Aristote au grenier l’esprit tranquille. Un problème de santé publique ? D’insécurité ? De pollution ? Bref, un enjeu de société quelconque ? Rassurez-vous : il y a une application pour ça. Pour que vous compreniez bien de quoi il retourne, j’emprunterais un exemple – accommodé à ma sauce tout de même – à ce boute-en-train d’Evgeny Morozov. Laissez-moi vous présenter Jordane. Il a 11 ans, il pèse 118 kilos et habite les Hauts-de-France. Ses parents ne sont pas exactement des premiers de cordée, et c’est un euphémisme. Or, on sait de longue date qu’il existe une corrélation entre le risque d’obésité et le milieu social. Selon les chiffres du ministère de la Santé36, un enfant d’ouvriers aurait 4,5 fois de plus de chances d’être obèse qu’un enfant de cadres. Mais ça, c’est du déterminisme sociologique, et c’est mal. Que voulez-vous que nous fassions ? Que nous interdisions les aliments gras et sucrés ? Que nous augmentions le salaire de la maman semi-illettrée de Jordane pour qu’elle puisse aller acheter des légumes bio de saison ? La belle affaire ! La liberté de nos entreprises, vous y pensez ? Si les gens ne veulent pas de leurs produits, ils n’ont qu’à pas les acheter. Et puis il faut songer à la compétitivité, nous sommes déjà trop généreux, en France. Non, la solution Start-up Nation est autrement plus subtile : vous offrez une fourchette connectée à Jordane. Cette dernière va récolter tout un tas de données sur la fréquence et la durée des repas du charmant enfant, sur le type d’aliments qu’il ingurgite, etc. Elle enverra des likes sur son application smartphone quand il mangera des légumes verts, et des smileys pas contents au bout de trois barres chocolatées. Grâce à cet appareil miraculeux, Jordane va pouvoir précisément monitorer le nombre de calories qu’il ingurgite quotidiennement, et devenir acteur de son alimentation. C’est une approche centrée sur l’utilisateur. Vous le voyez, avec la solution Start-up Nation, les données du problème changent radicalement : l’obésité n’est plus une question sociale, mais une simple dérive individuelle. Avec la fourchette connectée, ce petit goret de Jordane n’a plus d’excuses. On n’aime pas trop ça, les excuses, dans la Start-up Nation. C’est déresponsabilisant, et à la fin ça donne le cancer de l’assistanat. Si les pauvres se prenaient en main, elle s’en porterait mieux, la France. Autre exemple, bien réel cette fois : la start-up d’État Locatio, qui cherche à « remettre la confiance au centre de la relation entre propriétaires et locataires grâce à notre outil 100 % en ligne, simple et gratuit ». Ça a l’air bien, non ? Je vous dresse le tableau. Dans certaines zones tendues, se loger coûte un bras, et parfois même la peau d’autres parties du corps que la pudeur m’interdit de nommer explicitement ici. Mettons que le loyer d’un 30 m2 tourne autour de 1 300 euros. Pour pouvoir vous établir dans ce palace, il vous faudra gagner 4 000 euros nets par mois. Félicitations, vous faites partie des 10 % des Français les plus riches. Mais d’autres, situés un peu plus en contrebas sur la cordée, rêvent de vous voler votre nid douillet. Ils n’hésiteront pas à trafiquer leur fiche de paie sur Photoshop, ajoutant quelques zéros indus à leurs émoluments annuels. Les malappris. Dans un pays de l’Ancien Monde, on envisagerait le problème de la façon suivante : il y a manifestement des intérêts divergents, tous légitimes, au sein de la société. D’un côté, des locataires qui cherchent à se loger sans se retrouver à découvert le 10 du mois. Et de l’autre, des propriétaires qui n’ont pas non plus envie de se retrouver sur la paille. À cela, il faudrait ajouter des implications plus vastes : en termes de compétitivité (influence réciproque du coût du logement et niveaux de salaires), de système de retraite (l’investissement locatif, ça sert à ça, parfois), et tout un tas d’autres choses très compliquées que je n’ai pas le temps détailler ici. De fil en aiguille, on finirait par tomber sur la notion d’intérêt général. Ce qui veut dire qu’il n’existe pas de solution parfaite au problème du logement,

qu’il va falloir trouver un compromis, bancal mais acceptable. Autrement dit, faire de la politique. Ça va prendre des plombes, et c’est terriblement ennuyeux. Dans le paradigme Start-up Nation, à l’inverse, il existe une solution toute trouvée : un algorithme qui renifle les petits malins qui pipeautent leur dossier. Locatio l’affirme haut et fort sur son site : les honnêtes gens voient leurs chances d’obtenir une visite augmenter de 24 % ! Problem solved, comme disent les Anglo-Saxons. Devant une innovation aussi indiscutable, on ne saurait que s’émerveiller avec le Premier ministre de la Start-up Nation, qui twittait ainsi : « Les start-up d’État illustrent une réalité réjouissante : des fonctionnaires qui trouvent des solutions au lieu de produire des normes ! » « Réalité réjouissante », je n’aurais pas trouvé meilleurs mots. Un État qui, enfin, se conduit comme une entreprise, mais une entreprise cool et dynamique : une start-up. Rien à voir avec les multinationales poussiéreuses qui ont inspiré les premiers théoriciens du New Public Management. Et le solutionnisme, qui injecte une bonne dose de culture digitale dans notre bonne vieille technocratie bleu-blanc-rouge. Si je m’écoutais, je vous proposerais bien le néologisme suivant : « technologocratie ». Toutefois, je m’en abstiens, de peur de faire mourir de chagrin mon inoubliable prof de grec ancien. En tout cas, si Socrate vivait aujourd’hui, nul doute qu’il s’exprimerait ainsi : « Tant que les startupeurs ne seront pas rois dans les cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois et souverains ne seront pas vraiment et sérieusement startupeurs ; tant que la puissance politique et l’entrepreneuriat ne se rencontreront pas dans le même sujet, il n’y aura de cesse aux maux des cités, ni, ce me semble, à ceux du genre humain37. »

ONE MORE THING38… L’INSTITUTION IMAGINAIRE DE LA START-UP NATION La référence à La République de Platon qui venait clore le chapitre précédent était tout sauf innocente. En effet, la Start-up Nation, c’est bien plus encore que notre projet : c’est notre utopie. Comme la cité idéale jadis dépeinte par le philosophe athénien – qu’on me pardonne cette évocation très « Ancien Monde » –, la Start-up Nation est tout à la fois un régime politique et une certaine configuration de l’âme des citoyens-startupeurs qui le composent. Une transformation de grande ampleur des structures collectives et en même temps une reconfiguration morale de chacune et de chacun d’entre nous. Un jeu d’échos infinis entre État et individu, unis dans un même élan enthousiaste vers l’éthique corporate. L’entreprise – J’aime l’entreprise ! – comme volonté et comme représentation. La Start-up Nation est ce pays de cocagne, qu’on gouverne comme on manage une petite entreprise en hypercroissance. Une nation qui a troqué la blitzkrieg pour le blitzscale, qui s’est jetée sans mauvaise conscience aucune dans le grand bain de la compétition internationale, qui a cessé de voir une menace dans l’ordre du marché pour l’embrasser totalement. Un peuple tout entier possédé par l’idée de sa propre réussite économique, et par nul autre idéal. Un peuple qui a enfin compris qu’on mesure un homme à la seule valeur pécuniaire qu’il génère, un peuple converti aux principes de la méritocratie darwinienne, et où chacun, zéro ou héros, est à sa place. Une république dont les citoyens acceptent sans renâcler l’autorité des managers qui les gouvernent, dans l’open-space et au-delà. Des citoyens start-upeurs qui se conçoivent eux-mêmes comme autant de sociétés par actions simplifiées, et gèrent leur vie en conséquence. Qui optimisent. Qui pivotent. Qui pilotent. Qui s’accomplissent dans la jouissance du travail et de l’effort, et savent que leurs succès comme leurs échecs sont à eux. Et à eux seuls. La Start-up Nation est ce pays idéal, uniquement peuplé d’ « analystes symboliques » et de « manipulateurs d’abstraction39 » affranchis des contraintes de la production matérielle. Une terre enfin débarrassée de ceux qui nous coûtent « un pognon de dingue » ; un paradis où incubateurs, accélérateurs et coworking ont définitivement remplacé les antiques usines comme autant de vestiges reconditionnés des révolutions industrielles précédentes. Une économie où la pollution est rendue invisible parce qu’on laisse à d’autres le soin de la générer40. De l’activité, nous ne prendrons que la part immatérielle, propre, lisse, colorée et jeune. En un mot : moderne. Des esprits chagrins viendront sans doute vous dire qu’ailleurs, le vent a commencé à tourner. Que même outre-Atlantique, les start-up ne font plus tant rêver que ça. Qu’« aller vite et tout casser41 »,

c’est très bien, mais qu’on voit déjà venir le retour de bâton, et que les conséquences politiques n’en seront manifestement pas très ragoûtantes. Ils vous diront même que la domination sans partage d’un certain nombre d’anciennes start-up qui ont un peu trop bien réussi suffit à mettre à mal la mythologie naissante de la Start-up Nation de l’intérieur. Ne les écoutez pas. Car nous sommes ce peuple capable d’avoir toujours une guerre de retard. De nous jeter la fleur au fusil dans les tranchées de 14-18 affublés de pantalons rouge vif. D’aller 20 ans plus tard au-devant des colonnes de panzers allemands en suivant des tactiques imaginées pour la Grande Guerre. Notre génie national est ainsi fait : il s’exprime à contretemps. On peut être l’émissaire du Nouveau Monde et respecter la tradition. Et notre tradition, c’est de copier avec diligence ce qui s’est fait ailleurs quand l’Histoire a déjà fini de prouver que cela ne pouvait pas marcher. C’est là notre panache, et nul ne pourra jamais nous l’arracher.

NOTES 1 Voir par exemple Mathilde Ramadier, Bienvenue dans le nouveau monde, comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups, Premier Parallèle, 2017 ; ou, plus récemment, Fabien Benoît, The Valley : une histoire politique de la Silicon Valley, Les Arènes, 2019. 2 https://twitter.com/EmmanuelMacron/status/875394454110294016 3 « Le ciel est notre seule limite. » 4 « Feins avant de faire. » 5 La LOLF, la loi organique relative aux lois de finance adoptée en 2001, introduit la notion de performance dans la gestion publique ; la RGPP, pour « révision générale des politiques publiques », fut lancée en 2007 sous la présidence de Nicolas Sarkozy pour promouvoir les réformes structurelles et la baisse des dépenses publiques ; la MAP – « modernisation de l’action publique » – est l’héritière hollandienne de la précédente. 6 Source : IVC Research Center. 7 Dan Senor et Saul Singer, Start-up Nation, The Story of Israel’s Economic Miracle, Twelve, 2009, p. 60, traduction de l’auteur. 8 Ibid., chapitre 6. 9 https://www.businessinsider.fr/us/instagram-employees-and-investors-2012-4 10 https://www.lesechos.fr/2018/04/a-soixante-dix-ans-israel-affiche-une-economie-a-deux-vitesses-989001 11 Si le sujet de l’installation de portiques pour contrôler les élèves vous intéresse, je ne saurais que trop vous recommander la lecture régulière de l’excellent blog affordance.info du non moins excellent Olivier Etrzscheid ; voir aussi https://www.marianne.net/societe/reconnaissance-faciale-big-brother-s-invite-dans-les-lycees-nice-et-marseille 12 Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique, de la contre-culture à la cyberculture : Stewart Brand, un homme d'influence, C&F Éditions, 2013. 13 Marie Ekeland, Augustin Landier et Jean Tirole, « Renforcer le capital- risque français », Les notes du conseil d’analyse économique, n° 33, juillet 2016. 14 Reid Hoffman et Chris Yeh, Blitzscaling: The Lightning-Fast Path to Building Massively Valuable Companies, Harper Colins Publishers, 2018. 15 Heinz Guderian, général de la Wehrmacht, surnommé « Heinz le rapide », théoricien et artisan de la tactique de la Blitzkrieg. 16 Voir Tim O’Reilly, « The Fundamental Problem with Silicon Valley’s Favorite Growth Strategy », Quartz, 5 février 2019. https://qz.com/1540608/the-problem-with-silicon-valleys-obsession-with-blitzscaling-growth/ 17 Voir « The Wave of Unicorn IPOs Reveals Silicon Valley’s Groupthink », The Economist, 17 avril 2019. https://www.economist.com/briefing/2019/04/17/the-wave-of-unicorn-ipos-reveals-silicon-valleys-groupthink 18 Pour les plus courageux, voir https://read.oecd-ilibrary.org/industry-and-services/oecd-compendium-of-productivityindicators-2019_b2774f97-en#

19 https://www.rtbf.be/info/economie/detail_philippe-aghion-les-gains-de-productivite-sont-sous-estimes?id=10178465 20 La destruction créatrice, théorie centrale de la doxa économique contemporaine, qui repose sur le remplacement d’activités économiques obsolètes par de nouvelles sous l’impulsion des entrepreneurs et des innovations qu’ils diffusent un peu partout. 21 https://twitter.com/EmmanuelMacron/status/852561494810251264 22 « France’s Richest Are Making Money Faster Than Everyone Else This Year », www.bloomberg.com, 16 mai 2018. 23 Danny Yagan, « Capital Tax Reform and the Real Economy: The Effect of the 2003 Dividend Tax Cut », American Economic Review, vol. 105, n° 12, décembre 2015. https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257/aer.20130098 24 Ces propos ont réellement été tenus par le directeur de la rédaction des Échos Dominique Seux sur le plateau de 24h Pujadas sur LCI le 21 janvier 2019 (https://www.telerama.fr/television/oxfam-sest-trompe,-les-inegalites-sont-un-bienfaitpour-lhumanite,n6102388.php). 25 Jean-Jacques Rousseau, extrait du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755. 26 Ayn Rand, Atlas Shrugged, Random House, 1957. 27 Extrait de l’interview d’Emmanuel Macron par Laurent Delahousse sur France 2, 17 décembre 2018. 28 Entretien paru dans Le Journal du Dimanche du 23 mars 2019. 29 Voir Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, La Découverte, 2014. 30 Tweet publié par Elon Musk le 26 novembre 2018, qui n’était rien moins qu’une invitation à postuler chez Tesla et SpaceX. 31 Voir Josh Horwitz, « Alibaba Founder Defends Overtime Work Culture As “Huge Blessing” », www.reuters.com, 12 avril 2019. 32 Dans les deux cas, des substituts alimentaires pour ceux qui ont autre chose à faire que tailler une bavette pendant trois heures à la pause déjeuner. 33 Entretien paru dans Bloomberg Businessweek, 4 août 2016. 34 Voir Jean-Paul Depretto, Les Ouvriers en URSS - 1928-1941, Publications de la Sorbonne, 1997. 35 Pour aller plus loin sur cette question, voir Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique, FYP Éditions, 2014. 36 Voir https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/etudes-et-statistiques/publications/etudes-et-resultats/article/la-sante-deseleves-de-grande-section-de-maternelle-en-2013-des-inegalites 37 « Tant que les philosophes ne seront pas rois dans les cités ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois et souverains ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes ; tant que la puissance politique et la philosophie ne se rencontrent pas dans le même sujet, il n’y aura de cesse [...] aux maux de la cité ni à ceux du genre humain. » Platon, La République, V, 473 b-c. 38 C’est par cette formule que Steve Jobs avait l’habitude de terminer ses présentations annuelles. Ces mots étaient toujours suivis d’une grosse annonce. 39 Voir Robert Reich, L’Économie Mondialisée, Dunod, 1993. Ces expressions désignent les catégories de travailleurs au cœur de l’économie de la connaissance – consultants, communicants, codeurs, etc. – et qui ne sont que très rarement confrontés à cette chose salissante et contraignante : la matière.

40 Bon, si on voulait vraiment chipoter, on pourrait se dire qu’avec 9 échecs sur 10, les start-up considérées dans leur ensemble n’affichent peut-être pas un bilan énergétique aussi fantastique que ça. Mais ce serait mesquin, non ? 41 Mantra de la Silicon Valley, « Move fast and break things » est la devise originelle de Facebook que l’entreprise a remplacée en 2014 par le plus consensuel « Move fast with stable infrastructure » (« Avançons vite avec une infrastructure stable »).

TABLE Avant-propos Par une belle matinée de juin… PREMIÈRE PARTIE La Start-up Nation, ou la politique économique pour les nuls Ta mère est une start-up ! Start-up Nations : un tour du monde La Start-up Nation à la française peut-elle casser des briques ? DEUXIÈME PARTIE De la Start-up Nation comme idéal moral Ô Grand Esprit start-up, descends sur tes fidèles et par ton éclat convertis les foules mécréantes ! Les premiers de cordée sont des startupeurs comme les autres La richesse des premiers de cordée ruisselle en ligne directe dans l’escarcelle des start-up Bezos, c’est plus fort que toi Jean-Jacques Rousseau au pays des startupeurs Stakhanov dans l’open-space, ou les hommes qui dormaient peu Solutionnisme et technocratie : un cocktail carrément VIP One more thing…

L’institution imaginaire de la Start-up Nation Notes

DANS LA MÊME COLLECTION Réjane Sénac, L’Égalité sans condition (Osons nous imaginer et être semblables) Jean-Marc Gancille, Ne plus se mentir (Petit exercice de lucidité par temps d’effondrement écologique)

Conception graphique et mise en pages Thierry Sestier Relecture Maryvonne Corrigou et Nolwenn Veillard Édition Thomas Bout et Clément Denis

Le papier de cet ouvrage est composé de fi bres naturelles, renouvelables, recyclables et fabriquées à partir de bois provenant de forêts gérées durablement

Cette édition électronique du livre Start-up Nation Overdose Bullshit de Arthur de Grave a été réalisée par Flexedo. Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN 978-2-37425-156-1).