Moi ... et Max Stirner: l'art de vivre 9791030902730

Considéré comme la « bible » de l'anarchisme individualiste, L'Unique et la propriété de Max Stirner a été plu

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Moi ... et Max Stirner: l'art de vivre
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Introduction
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Considéré comme la « bible » de l’anarchisme individualiste, L’Unique et la propriété de Max Stirner a été plus souvent évoqué que lu depuis sa parution en 1844. Initialement frappé par la censure, l’ouvrage a été rapidement remis en circulation, les autorités de l’époque le jugeant « trop absurde pour être dangereux. » Au vingtième siècle encore, un philosophe comme Jürgen Habermas soulignait « l’absurdité de la frénésie stirnérienne ». Et pourtant… L’Unique et sa propriété n’a cessé d’exister, comme un bloc erratique, de s’imposer à la pensée, comme sa limite même : celle d’un Moi qui affirme d’entrée de jeu n’avoir « fondé sa cause sur rien » et qui s’abandonne à une « allégresse sans pensée ». Celui qui aura vraiment lu Stirner ne se résoudra pas à s’en faire le disciple ou le commentateur ; il lui opposera sa propre unicité, sa propre force, pour s’en repaître à sa guise… François Nault est professeur à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval (Québec, Canada). Il a notamment publié un Évangile de la luxure (en 2018) et un Évangile de la paresse (en 2016).

François Nault

L’art de vivre

Moi… et Max Stirner L’art de vivre

L’art de vivre

Moi… et Max Stirner

François Nault

Moi… et Max Stirner

François Nault

Orizons

25, rue des Écoles 75005 Paris ISBN : 979-10-309-0273-0

20 €

Profils d’un classique

Daniel Cohen éditeur www.editionsorizons.fr Profils d’un classique Une collection dirigée par Daniel Cohen Profils d’un classique est une collection qui a pour vocation d’offrir au lecteur français, par voie de l’essai ou de l’œuvre plus personnelle, un éclairage nouveau sur des auteurs nationaux ou étrangers à qui la maturité littéraire et la renommée nationale confèrent le statut de « classique ». S’il est vrai qu’elle vise plus spécifiquement des auteurs contemporains, et en tout cas nés au XXe siècle, elle pourrait s’ouvrir également à des auteurs plus anciens, nés au XIXe siècle notamment, mais dont l’œuvre s’est déroulée, à cheval entre les deux siècles, soit par son retentissement, soit par sa cristallisation.

ISBN : 979‑10-309-0273-0

© Orizons, Paris, 2021

Moi… et Max Stirner L’art de vivre

Ouvrages de l’auteur Derrida et la théologie : dire Dieu après la déconstruction, Paris/ Montréal, Cerf/Médiaspaul (Cogitatio Fidei, 216), 2000. Mouvements du croire (avec Jacques Julien), Montréal, Médiaspaul (Notre Temps, 55), 2001. Une théologie en déconstructions : littérature — mystique — philosophie, Paris/Montréal, Cerf/Médiaspaul, 2004. Le lavement des pieds : un asacrement, Montréal, Médiaspaul, 2010. Plus d’une voix : Jacques Derrida et la question théologico-politique (avec Jacques Julien), Paris/Montréal, Cerf/Médiaspaul (La nuit surveillée), 2011. Petite introduction athéologique à la théologie, Montréal, Médias‑ paul, 2013. Autorité et magistère (avec Gilles Routhier), Montréal, Médiaspaul, 2014. L’évangile de la paresse, Montréal, Médiaspaul, 2016. L’évangile de la luxure, St-Denis, Édilivre, 2018. Moi…et Max Stirner — L’art de vivre, Paris, Orizons, 2021.

François Nault

Moi… et Max Stirner L’art de vivre

2021

Dans la même collection Michel Arouimi, Jünger et ses dieux. Rimbaud, Conrad, Melville, 2011 Michel Arouimi, Maeterlinck ou Naître par la mort, 2017 Audrey Aubou (dir.), Reinaldo Arenas en toutes lettres, 2011 Aimé Césaire, Du fond d’un pays de silence... Édition critique de Ferrements, Lilyan Kesteloot, René Hénane, Mamadou Souley Ba, 2012 Monique Lise Cohen, Etty Hillesum. Une lecture juive, 2013 Daniel Cohen, Le Miroir et ses portes — Proust, Gide, Claudel, 2018

Miguel Couffon, Peter Altenberg, Une vie de poète bohème à Vienne, entre 1859 et 1919, 2011 Quentin Debray, Pirandello, Tchékhov et quelques autres - La mise en question de la personnalité en littérature, 2017 Quentin Debray, Dickens et Freud, 2018 Quentin Debray, Giraudoux, Cocteau, Giono— Un réalisme multifocal, 2019 Charles Dobzynski, Je est un juif, roman, 2011 Charles Dobzynski, Un four à brûler le réel — Tome I : Les poètes de France, 2011 ; Tome II : Les poètes du Monde, 2013

Charles Dobzynski, Ma mère, etc., roman, 2013 Raymond Espinose, Albert Cossery, une éthique de la dérision, 2008

Raymond Espinose, Boris Vian, un poète en liberté, 2009 Raymond Espinose, Henri-François Rey, essayiste — Les sentiers de l’utopie, 2018 Bernard Forthomme, Une soirée d’hiver en compagnie d’Emmanuel Lévinas, 2016 Hamid Fouladvind, Aragon, cet amour infini des mots, 2009 André Gide, Poésies d’André Walter, illustrations de Christian Gardair, 2009 André Gide, De me ipse, 2013

Else Lasker-Schüler, Viens à moi dans la nuit — traduit de l’allemand par Raoul de Varax, 2015 Pierre Le Coz, Philip K. Dick et la Théologie— Les Variations ubikiennes, 2019 Fanny Lévy, Héroïnes manipulées ou Les beaux-arts de la mort, 2017

Françoise Maffre Castellani, Edith Stein. « Le livre aux sept sceaux », 2011 Didier Mansuy, Le linceul de pourpre de Marcel Jouhandeau. La trinité Jouhandeau — Rode — Coquet, 2009 Tilmann Moser, Une grammaire des sentiments, traduit de l’al‑ lemand par Dina Le Neveu, 2009 Lucette Mouline, Proust maître d’œuvre, 2014 Marta Ruiz-Galbete, Jorge Semprun - La mémoire de toutes pièces, 2016 Georg Trakl, Sébastien en rêve et autres poèmes, 2018 Claude Vigée, Mélancolie solaire, édition d’Anne Mounic, 2008 Claude Vigée, L’extase et l’errance, 2009 Claude Vigée, Rêver d’écrire de temps, 2011 Georges Ziegelmeyer, Les cycles romanesques de Jo Jong-nae, Œuvre-monde de Corée, 2009

Introduction

« Stirner offre cette chance inestimable qu’écrivant sur lui, sur l’Unique, on écrit nécessairement sur soi. » Pierre Vandrepote Max Stirner chez les Indiens

I

l ne sera question, dans cet essai, que de Moi. Moi, Moi et encore Moi, seulement de Moi. Aussi bien te faire tout de suite à l’idée, cher lecteur — chère lectrice, car c’est aussi à toi, lectrice, et même surtout à toi que Je M’adresse. Sinon, il est encore temps de renoncer à cette lec‑ ture, de refermer ce livre, d’aller voir ailleurs si Je n’y suis pas ; Je ne M’en porterai pas plus mal, sois sans crainte — que M’importe d’avoir des lecteurs, que M’importe que tu Me lises ! Tu ne t’en porteras pas plus mal non plus. Peut-être. Cela reste à voir. Si tu continues, si tu franchis le cap de ce paragraphe, tu y gagneras peut-être quelque chose. Quoi ? Je n’en ai aucune espèce d’idée et, surtout, Je ne te promets rien. Comme dit le proverbe : « qui lira verra ». Cela M’est égal que tu continues à Me lire, que ce soit bien clair…

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Néanmoins… quand même… il faut le dire, le détour en vaut peut-être la peine. Peut-être voudras-tu Me lire, après tout ? Tu es encore là — n’est-ce pas ? C’est que, déjà, Je n’ai pas tout à fait le goût de te perdre. Sans rien te promettre — Je le ferais que Ma promesse ne vaudrait pas grand-chose, comme tu le comprendras assez rapidement (mais n’antici‑ pons pas…) —, J’ai quand même le goût que tu continues la lecture de Mon essai. Je ne serais pas étonné si, à la fin, tu Me remerciais même de l’avoir écrit. Ce n’est pas une promesse, Je le répète, ni même une prédiction : tout au plus l’expression d’un désir.

« Le détour en vaut peut-être la peine », ai-Je écrit. Ce qui implique au moins deux choses : l’une relativement à la peine, l’autre relativement au détour. À l’égard de la peine, de la douleur, de la souffrance, Je n’ai aucune dévotion particulière. Loin de les rechercher, Je M’efforce plutôt, dans la mesure du possible, de les fuir ; Je tente d’écarter les choses et les êtres désagréables. Ce n’est pas toujours facile, Je te le concède. Je n’ai rien contre le Divin Marquis — les soirées d’au‑ tomne Me trouvent parfois à relire et à méditer dans mon cœur La Philosophie dans le boudoir, Justine ou les Malheurs de la vertu ou encore, si le cœur M’en dit, les Cent Vingt Journées de Sodome —, mais Je ne suis pas masochiste, ni sadique. Cet essai, Je l’ai écrit d’abord et surtout par plaisir, pour Mon plaisir, pour Ma jouissance. Pas pour toi — que tu in‑ terrompes ici ta lecture, cela M’est égal, ai-Je besoin de te le

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répéter ? En même temps, Mon plaisir d’écriture se trouve en quelque sorte redoublé à l’idée que tu y trouveras aussi du plaisir, et pas seulement de la peine, même si celle-ci est inévitable — puisqu’il s’agit de lire après tout ; n’est-ce pas ? Ma jouissance augmente à l’idée de ta jouissance, à l’idée de te savoir éprouver du plaisir à Me lire, comme à l’idée de te savoir choqué par ce que tes yeux découvriront (et que J’ai écrit), à l’idée d’imaginer que tu M’imagines écrivant cela même que tu lis en ce moment…. Bref, ta jouissance M’importe parce qu’elle contribue à Ma propre jouissance ; c’est pourquoi J’ai souhaité donner à Mon essai une forme plaisante et légère. J’espère avoir réussi et que la peine de le lire en sera d’autant diminuée. Car la peine, Je ne la souhaite ni pour Moi, ni pour les autres. J’ai parlé de la peine ; Je dis maintenant un mot du détour. Car un détour, il y aura. Par Moi. Moi, Moi, et Moi encore. J’y reviens, encore et toujours. Il ne sera question que de cela : Moi, ici et maintenant, l’Unique. N’est-ce pas là une manière franchement égoïste d’envisa‑ ger les choses ? C’est ce que tu penses, n’est-ce pas ? Mais ce que tu penses M’intéresse si peu ; Je ne peux pas M’y arrêter. Il Me faut avancer, avec résolution et obstination. Je compte bien avancer, toujours plus loin, toujours plus haut, et M’en‑ gager ainsi dans l’aventure la plus périlleuse mais aussi la plus exaltante qui soit : celle qui va de Moi à Moi, celle qui Me reconduit à Moi-même. Je suis, Moi, l’Unique, l’unique point de départ et l’unique point d’arrivée de Ma quête. (Toi aussi, si tu le désires, tu peux t’engager dans une telle quête, dans la quête de ton toi, mais cela te regarde et te concerne. Que pourrais-Je en dire ? Qu’en sais-Je ? Tes voies ne sont pas Mes voies.)

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Le retour au Moi, à Mon Moi, à quoi cet essai se résume et auquel il invite le lecteur, emprunte par ailleurs une voie dé‑ tournée. Il ne dira pas toujours son nom. Disons que J’avance masqué. Telle est Ma ruse, Mon astuce, qui est aussi Ma force. Le chemin vers Moi va prendre la forme d’une investi‑ gation de la pensée d’un autre, en l’occurrence celle de Max Stirner, un philosophe du dix-neuvième siècle, aujourd’hui à peu près oublié de tous (et surtout des autres philosophes), auteur d’un seul livre auquel son nom reste attaché : Der Einzige und sein Eigentum. Ou encore, en français : L’Unique et sa propriété. Tu imagines que le présent essai se résume à une pure glose de ce livre monstrueux, L’Unique et sa propriété ? Une glose, c’est-à-dire à la fois une note explicative ou encore un commentaire malveillant. Ce n’est pas le cas. L’entreprise est à la fois plus modeste et peut-être aussi plus ambitieuse.

L’Unique et sa propriété constitue la base textuelle — un ensemble de mots et de phrases — fournissant le prétexte d’élaboration de Ma propre pensée, de Ma pensée à Moi. Ou plutôt de Mes pensées : après tout, il ne faut pas exclure la possibilité que J’en aie plusieurs, qui se contredisent entre elles — pourquoi pas ? De Mes pensées donc. Pas des siennes à lui, Stirner — ses pensées M’importent aussi peu que toi, aussi peu qu’elles t’importent à toi ou devraient t’importer. Que cela soit clair, Je n’entends pas Me laisser déposséder de Mes pensées ; J’entends bien en rester le propriétaire, ne rien céder, ne pas capituler.

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Dit autrement, alors même qu’il sera beaucoup question de Stirner dans ces pages, alors même qu’il ne sera ques‑ tion — en un sens — que de lui et de ses pensées, Je ne suis pas pour autant stirnérien. Je tiens la phrase « je suis stirnénien » comme une phrase absurde, révélant la stupidité de celui qui la prononce, ou du moins attestant que le strirnérien en question n’a pas lu L’Unique et sa propriété comme il faut, c’est-à-dire comme Je l’ai Moi-même lu. Affirmer être stirnérien, c’est affirmer avoir renoncé à cela même que Stirner nous enjoint à ne pas renoncer : sa propre particularité. Dit autrement : Mon rapport à Stirner en est un de compagnonnage ou d’exploita‑ tion, pas de dévotion. En écrivant L’Unique et sa propriété, Max Stirner a sim‑ plement cherché à mettre au monde ses pensées, à leur donner vie. Par la publication, il les a semées. Et après ? Stirner luimême invite son lecteur à passer à l’action, à s’en emparer : « Macht damit, was Ihr wollt und könnt, das ist eure Sache und kümmert Mich nicht. » De ses pensées, il dit : « Faites-en ce que vous voulez et pouvez, c’est votre affaire et Je ne M’en occupe pas. » J’ai envie de lui répondre : Je n’y manquerai pas. Qu’est-ce que cela implique ? D’abord que Je ne Me gênerai pas pour M’approprier L’Unique et sa propriété, pour faire Mien ce texte, en reprenant quelques-uns de ses procédés (l’utilisation des majuscules en est un), en mimant son ton (à l’occasion, quand il Me plaira de le faire), en le plagiant allè‑ grement (comme Stirner a plagié Hegel, Goethe, Feuerbach et tant d’autres) ou en le citant de travers (si le cœur M’en dit), en y volant des phrases et des idées, en M’appropriant ce qu’il déploie et qui, dès lors que J’en prends connaissance et l’intègre, devient Ma propriété. Tu le devines : de L’Unique et

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sa propriété, il ne restera presque rien au terme de l’entreprise, c’est-à-dire rien qui ne M’appartienne en propre. Je ne suis pas le disciple de Stirner mais son maître. Et J’entends le rester jusqu’à la fin. La tâche d’appropriation du livre de Stirner consistera en l’occurrence en un travail de détournement. L’Unique et sa propriété, dans la ligne des Jeunes hégéliens, constitue une charge en règle contre la religion et, plus précisément, contre le christianisme. C’est peut-être le livre le plus antireligieux et le plus antichrétien qui n’a jamais été écrit. Le refus de toute transcendance est complet, d’où la radicalité de la démarche stirnérienne. Or, Je suis un théologien chrétien — unique en Mon genre, cela va sans dire — et c’est bien en tant que théo‑ logien chrétien que J’entends M’approprier L’Unique et sa propriété. Je suis, Moi, le seul théologien chrétien à n’avoir jamais oser s’aventurer sur ce terrain ; unique chrétien, seul de Ma race, valeureux chevalier de la foi, le seul donc à avoir envisagé affronter Stirner. De ce combat épique, J’entends bien être le vainqueur. Je suis plus fort que lui : Moi, l’Unique, dans Mon unicité irrépressible, dans Ma spécificité indéfinissable, dans Mon irréductible originalité, dans Ma présence — charnelle et singulière — au monde, individu qu’aucune théorie ne pourra jamais comprendre. Qui suis-Je ? Je suis un criminel, comme Stirner Me l’a appris. Car la leçon a été entendue et comprise — et J’ai décidé de l’appliquer rigoureusement, en la retournant contre Stirner. Je serai le criminel de sa pensée. Sa pensée sera Ma pensée. Le pouvoir négateur de Stirner, J’entends l’exploiter à Mon profit, au bénéfice de Ma cause — qui n’est rien d’autre que Ma jouissance, associée à Mon christianisme (qu’on au‑ rait tort d’identifier trop hâtivement et imprudemment à « la

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religion chrétienne » en tant que telle, à ses représentants ou à ses institutions, ou encore à son message officiel). J’aurai l’occasion de M’expliquer là-dessus, le moment venu, quand il Me plaira.

En écrivant L’Unique et sa propriété, Max Stirner — enfin, Je veux dire, celui qui nous est connu par ce nom, qui n’est pas vraiment son nom — a fait à l’humanité (ce beau fantôme !) un extraordinaire cadeau… dont elle ne sait trop quoi faire ! La pauvre. Moi, Je sais. Ce livre que j’ai sous les yeux, L’Unique et sa propriété, posé là sur Mon bureau, Me donne l’occasion de M’amuser selon Mon goût. C’est pourquoi, suivant Mon besoin et Mon désir du moment, J’en profite pour le feuilleter ; il Me donne l’occasion de remâcher Ma cause ou d’en humer le parfum — ou de le feindre, car Je n’ai pas d’odorat (mais Je te dévoile ainsi une partie de Moi…). L’Unique et sa propriété est-il le livre prophétique qui révèle la vérité de notre époque, de notre monde, peuplé de petits égoïstes, d’odieux individualistes, repliés sur eux-mêmes, pro‑ priétaires repus ou voraces, à la fois contents d’eux-mêmes et terriblement anxieux ? Est-ce que le monde dessiné par Stirner, dans son délire, n’est pas devenu notre monde, bien réel et bien concret ? Est-ce que le réel — notre réel — aurait dépassé la fiction conçue par ce philosophe fou et solitaire ? Peut-être. Ou peut-être pas. Où est l’Unique ? Où est l’individu souverain ? Je cherche et Je vois, partout, des êtres interchangeables. Celui qui règne

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aujourd’hui, est-ce vraiment l’individu souverain ? N’observet-on pas plutôt un « individualisme de masse », lié à un rem‑ placisme généralisé, machine à fabriquer du même ? Je ne sais pas. Cela ne Me coûte rien de l’avouer. Et, au fond, ce n’est pas Ma question, ni Mon combat. Ni le genre de questions qui préoccupait Stirner, Me semble-t-il. Il était trop frivole pour cela. Comme Moi. Trop réfractaire à tout esprit de sérieux, à tout sens du devoir, à toute moralité, à toute stabilité. C’est sans doute le secret de la mystérieuse affinité qu’il y a entre nous — entre lui et Moi —, une affinité que Je devine ou que J’invente. Au « bon bourgeois », Je préfère — comme Stirner — le vagabond, le paresseux, le marginal. Que fait la bourgeoisie ? Elle « professe une morale qui correspond de la manière la plus étroite à son essence. Sa première exigence est que l’on ait une occupation sérieuse, un métier honnête et une conduite morale. » Face au bon bourgeois, il y a « la courtisane, le vo‑ leur, le brigand et l’assassin, le joueur, l’homme sans fortune et sans emploi ou de caractère léger » ; ils sont pour la bour‑ geoisie des gens immoraux : « Le bon bourgeois qualifie son sentiment à leur égard de “profonde indignation”. » Qu’est-ce qui manquent à ces gens-là ? Ils manquent « la stabilité, le sérieux dans l’occupation, la vie honnête et rangée, le revenu fixe, etc… bref, leur existence ne reposant sur aucune base sûre, ils font partie des dangereux individus “particuliers et à part” […]. » Le problème avec ces « individus particuliers », avec ces « êtres à part », est qu’ils n’offrent « aucune garan‑ tie », puisqu’ils n’ont rien à perdre. Pour Stirner, celui qui « contracte un lien familial, offre, ainsi lié, une garantie, il est saisissable à la différence de la fille de joie ou du joueur,

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qui risque tout au jeu et se ruine, lui et les autres. Le terme de “vagabonds” conviendrait bien à tous ces gens douteux, hostiles ou dangereux aux yeux des bourgeois que choque toute espèce de vagabondage, dans la vie. » Il y a aussi, selon Stirner, des « vagabonds intellectuels ». Ce sont ceux « auxquels le domicile hérité de leurs pères paraît trop étroit et trop pesant pour qu’ils se satisfassent plus long‑ temps de son espace limité : au lieu de s’en tenir aux bornes d’une pensée modérée et de prendre pour intangible vérité ce qui procure à des milliers de gens consolation et tranquillité, ils sautent par-dessus les frontières de la tradition et divaguent, extravagants vagabonds, au gré de leur insolente critique et de leur passion effrénée du doute. » Ces vagabonds intellectuels constituent la classe des inconstants et des turbulents. De qui Stirner parle-t-il ici, sinon de lui-même ? S’il est bien parmi les autres, le vagabond se tient malgré tout à l’écart — la marge est une position qui évite les fric‑ tions du moi. C’est la position de Stirner, cet énergumène qui n’est pas tout à fait un homme de bonne compagnie, mais qui va plutôt où bon lui semble, tout seul, faisant fi de ce que les autres pensent ou font. Si le bonheur des bourgeois est injuste, celui du peuple lui apparaît inauthentique : il ne s’en préoccupe pas. Stirner se tient à l’écart, observateur désabusé ou amusé d’un monde agité et absurde. Je suis aussi, à Ma façon, ce vagabond intellectuel, cet errant, cet inconstant, ce turbulent. En tout cas, il Me plaît de le penser et de l’affirmer. Certes, en apparence, Je n’ai rien en commun avec Stir‑ ner. Il était, semble-t-il, un parfait inadapté, une sorte « d’in‑ tellectuel flottant », incapable d’accéder au monde acadé‑ mique — ni même de mener une quelconque carrière —,

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malheureux en amour (semble-t-il), privé d’une vie familiale ou conjugale stable, n’ayant jamais joui — sauf pour une courte période — d’un confort matériel. Stirner : l’homme en dehors. Je suis bien plutôt — en apparence — l’homme en dedans, l’homme des appartenances et des inscriptions insti‑ tutionnelles. Les apparences sont trompeuses. Ne le sais-tu pas ? Quoi qu’on pense, Je suis, Moi aussi, l’homme en dehors. Pas à la façon de Stirner, mais à Ma façon à Moi. Unique, vous disais-Je.

Stirner est-il inutile, ainsi que certains l’affirment ? Non seu‑ lement un triste plagiaire, ignorant ce qu’il plagie (comme l’écrivent Marx et Engels), mais un philosophe ne servant à rien. Il serait peut-être même nuisible, avancent d’autres lec‑ teurs de L’Unique et sa propriété, voyant en Stirner un « des‑ tructeur d’enthousiasme », un penseur n’ayant à proposer aucun enseignement positif ou constructif. Je pense au contraire que Stirner est utile. Non seule‑ ment J’éprouve du plaisir à lire, puis à relire, et à relire encore L’Unique et sa propriété, mais Je suis convaincu de l’intérêt de cette lecture. De son intérêt pour Moi, et peut-être pour d’autres uniques. Après avoir lu ce livre, on le quitte convaincu d’être « le maître du monde ». Ce n’est pas rien. Je suis le maître du monde. L’Unique et sa propriété est un livre qui fait quelque chose, c’est-à-dire qui transforme son lecteur. Il éveille son lecteur, il l’initie à une nouvelle manière d’envisager le monde et de s’appréhender lui-même. Par le jeu rhétorique et l’alternance

Introduction 19

des « Je », des « Tu » et des « Nous », le livre de Stirner M’at‑ trape par le collet et Me secoue dans tous les sens. Comme Nietzsche, Stirner philosophe à coup de marteau, et le lecteur ne sort pas indemne d’une confrontation avec lui. Philosophe de l’existence plutôt que de l’essence ? Peutêtre. Mais s’il y a un existentialisme stirnérien, il est dépourvu de la négativité caractéristique des existentialismes du ving‑ tième siècle. Même en cherchant très fort, on ne trouvera au‑ cune trace d’inquiétude métaphysique dans L’Unique et sa propriété. Je propose d’appréhender la « philosophie » de Stirner comme une philosophie pratique. Ce penseur — adversaire acharné de la pensée — s’attaque avec une violence incompa‑ rable à tous les fantômes qui nous gênent : l’État, la Morale, Dieu, la Société, l’Homme, etc. S’il y a bien chez lui une rage déconstructrice, un désir d’en finir avec les idées générales (toutes les idées générales) et les institutions qui nous oppri‑ ment (toutes les institutions sont oppressantes), cela s’effectue au bénéfice d’un projet qu’il Me revient, à Moi et à Moi seul, de mener à terme. Stirner M’encourage (c’est une façon de parler…) à Me débarrasser de tout ce qui Me gêne — il Me fournit pour cela quelques outils théoriques utiles — mais il ne faut surtout pas fétichiser l’activité théorique, car la théorie sans la pratique n’est que du vent. Ou de la buée. « Vanité des vanités, tout est vanité… » L’Unique et sa propriété ne laisse subsister — tu le constateras bien assez vite — qu’un champ de ruines. L’important sera d’édifier quelque chose, c’est-à-dire quelqu’un — qu’il faudra aussi éventuellement dissoudre — sur ce champ de ruines. Cela n’est pas l’affaire de Stirner.

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C’est la Mienne. C’est Mon affaire. Il Me revient à Moi, uniquement à l’Unique donc, de traduire concrètement — dans la vie elle-même — ce que L’Unique et sa propriété ne fait que laisser entrevoir. Et il Me revient, si Je peux, de faire advenir cela, non par la pensée pure (génératrice impénitente d’êtres fantomatiques) mais par l’exercice d’une liberté concrète, qui atteste de sa réalité par sa mise en œuvre. Ce qui ne manque pas. Car Je suis le maître du monde et Mon pouvoir ne connaît pas de limites : Je suis un criminel. Et toi, qui es-tu ?

Chapitre I Une biographie anecdotique

« Si on le considère dans l’ensemble, il est repoussant, grossier, fanfaron, hâbleur, un étudiant dégénéré, un rustre, un égomane évidemment, un psychopathe gravement atteint. Il crousse d’une voie aiguë, désagréable : moi, c’est moi, rien ne m’importe que moi-même. Ses sophismes verbaux sont insupportables. Sa bohème qui s’enveloppe de fumée de cigares est nauséabonde. » Carl Schmitt Ex captivitate salus

C

e qu’elle sait de Max Stirner, l’humanité le doit à un poète allemand : John Henry Mackay. Je dis un mot de ce singulier personnage. Né en 1864 à Greenock (en Écosse), Mackay est mort en 1933 à Stahnsdorf, près de Berlin — probablement d’une surdose d’héroïne. Entre ces dates, il aura eu le temps d’écrire

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passablement et de se faire connaître en tant que poète, plus précisément en tant que « poète homosexuel » — l’expres‑ sion n’est pas de Moi, Je l’ai lue quelque part (malgré Mon génie, Je n’aurais pu la trouver Moi-même). Son style, un sa‑ vant mélange de symbolisme et d’expressionnisme, aurait été apprécié en son temps. Die Namenlose Liebe est le titre du « chef d’œuvre » poétique de Mackay, une œuvre colossale en sept volumes, parue de 1906 à 1926 — Je prévoie en débuter la lecture au début de la prochaine décennie ; d’ici là, Je Me garderai de porter sur elle un jugement esthétique définitif. D’abord poète, Mackay fut également essayiste et ro‑ mancier à ses heures. Sous le pseudonyme Sagitta, il a écrit quelques essais sur « l’amour grec » et « l’amour sans-nom », ainsi qu’un roman intitulé Der Puppenjunge, évoquant les mœurs homosexuelles berlinoises. L’infatigable Mackay est également l’auteur d’un roman intitulé Die Anarchisten. Publié en 1891, ce récit constitue une sorte de plaidoyer en faveur de l’anarchisme individualiste, faisant écho à la lecture que son auteur venait de faire de L’Unique et sa propriété. Si Mackay M’intéresse — pour peu qu’il M’intéresse —, c’est en tant que biographe de Stirner. C’est en 1888, semble-t-il, qu’il aurait découvert Stir‑ ner — alors pratiquement sombré dans l’oubli —, en lisant un ouvrage intitulé Histoire du matérialisme et de son importance à notre époque, écrit par un joyeux luron du nom de Friedrich-Albert Lange. À vrai dire, dans cet ouvrage, Lange n’aborde pas vraiment la pensée de Max Stirner en profon‑ deur, mais se contente de l’évoquer en passant, en quelques lignes. Il en résume d’abord brièvement le contenu : « Max Stirner alla jusqu’à rejeter toute idée morale. Tout ce qui,

Chapitre I— Une biographie anecdotique 23

d’une manière quelconque, soit comme puissance extérieure, soit comme simple idée, se place au-dessus de l’individu et de son caprice, est rejeté par Stirner comme une odieuse limite du moi par lui-même. » Puis Lange regrette que L’Unique et sa propriété ne comporte qu’une face négative : « C’est dommage que ce livre, — le plus exagéré que nous connaissions, — n’ait pas été complété par une deuxième partie, par une partie po‑ sitive. » Enfin, Lange conclut en affirmant que « Stirner n’a pas de relations étroites avec le matérialisme » et en soulignant la faible influence que son livre a exercée ; ce qui justifie que Lange congédie immédiatement Stirner et passe tout de suite à un autre sujet. Les quelques lignes de Lange — écrites rapidement, comme pour se débarrasser d’un philosophe dont il a ma‑ nifestement peu d’estime –ont néanmoins suffi pour éveiller la curiosité de Mackay, qui lit alors L’Unique et sa propriété et s’enthousiasme pour la pensée et la vie de cet auteur mé‑ connu, pour ne pas dire inconnu. Mackay va s’engager dans une longue et patiente recherche, qui aboutira, en 1898, à la parution de la biographie de référence de Stirner, à laquelle tout le monde se réfère encore de nos jours : Max Stirner, Sein Leben und sein Werk. Qui est Stirner ? Qui es-tu, toi, Max Stirner ? J’aurais envie que tu Me racontes ta vie… Pourquoi n’as-tu pas écrit une autobiogra‑ phie ? À moins que L’Unique et sa propriété en soit une ? Voi‑ là une hypothèse fantastique et amusante sur laquelle J’aurai peut-être l’occasion de revenir. Ceux qui se sont penchés sur la personne et la vie de Stirner ne sont pas tendres envers lui... Un « pur cas patholo‑

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gique », nous dit Arvon. Un « banal sous-produit de la décom‑ position de l’hégélianisme », résume Löwith. Un « inadapté social, un emmuré, un introverti », s’exclame un autre. Un « petit bourgeois raté », ricanent Engels et Marx. « Un dan‑ dy si malchanceux qu’il n’a même pas eu les moyens de son dandysme », avance Vandrepote. Un homme qui « a survécu pendant cinquante ans dans une totale impuissance », croit Jouffroy. Une « nature nomade et turbulente, effrénée, in‑ constante et sacrilège », écrit Forest. Un « frustré sexuel », propose Guérin. Je reviendrai sur cette dernière thèse, car elle M’intéresse — elle t’intéresse aussi, n’est-ce pas ? Avoue ! Qui est Max Stirner ? — Qui es-tu, toi, Max Stirner ? Puisque tu n’es pas là pour répondre, Je vais répondre à ta place. N’ai-Je pas le droit ? Je ne te le demande pas, Je le prends ce droit. C’est tout. Je vais rappeler quelques dates, quelques faits, raconter surtout quelques anecdotes, des moments banals ou crous‑ tillants — réels ou inventés, véridiques ou fantasmés, cela M’importe peu. Cela fera peut-être une vie, c’est-à-dire un récit de vie. Qui est Max Stirner ? D’abord ce n’est pas son vrai nom : c’est un nom de plume, un pseudonyme, donc un nom qu’il s’est donné à lui-même — refusant ainsi le nom, chrétien, qu’on lui avait donné. Nous sommes, déjà, en plein stirné‑ risme, si J’ose dire. Son vrai nom est Johann Caspar Schmidt. Il nait le 25 octobre 1806 à Bayreuth, en Bavière (et non à Beyrouth, au Liban). Sa famille appartient à la petite bour‑ geoisie protestante. Son père, Christian Heinrich Schmidt, un sculpteur de flûte, meurt à trente-sept ans, au printemps 1807, si bien que son fils — qui n’est pas encore devenu Max

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Stirner — ne l’a pas connu. Ainsi la naissance du fils coïncide presque avec la perte du père ; elle est contemporaine de la présence du manque. Après le décès de son mari, la mère du petit Johann Cas‑ par — Sophia Eleonora Reinlein — se remarie avec un homme d’une cinquantaine d’années : Heinrich Ballestedt. Le futur Stirner va passer son enfance dans la ville de Kulm, située dans le Nord de l’Allemagne, où son beau-père travaille dans une pharmacie. En 1818, à l’âge de douze ans, Johann Caspar retourne à Bayreuth pour y faire ses études secondaires. Il demeure chez son parrain. C’est au collège qu’il reçoit le surnom de « Stirner », à cause de son grand front (Stirn). Le jeune Schmidt va débuter son parcours universitaire à Berlin, en 1826. Il va mener des études en philologie, en théologie et en philosophie, ce qui lui permettra de recevoir l’enseignement de Hegel. Après un semestre passé à l’Univer‑ sité d’Erlangen, il va aller à l’Université de Könisberg. Nous sommes alors en 1829 ; il a vingt-trois ans et rêve de deve‑ nir professeur. Il doit toutefois interrompre ses études pour s’occuper de sa mère, qui souffre de maladie mentale. Une autre malchance. Ce n’est pas la première, et ce ne sera pas la dernière… Stirner peut finalement reprendre ses études en 1832, à l’Université de Berlin. Il mène alors une existence précaire. Ce qui ne l’empêche pas de se préparer aux épreuves en vue de l’obtention du titre de professeur et du droit d’enseigner. Ce sera un échec partiel puisqu’il n’obtient qu’une venia docendi limitée, ce qui bloque ses aspirations à une carrière universitaire. Après un stage comme professeur de latin, Stir‑ ner — maintenant dans la trentaine — soumet sa candidature

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pour un poste dans un collège d’État. Un poste — oh, sur‑ prise ! — … qu’il n’obtient pas. Ces échecs professionnels seraient sans doute plus fa‑ ciles à digérer si la vie personnelle de Stirner offrait quelques consolations. Or, il semble que la médiocrité s’étendait aus‑ si de ce côté-là de son existence. Marié à une parente de sa logeuse (sa petite-fille ou sa nièce, qu’en sais-Je ?), — « une fille inculte, sans grand intérêt », paraît-il, dénommée Agnès Butz —, Stirner ne goûte pas longtemps les joies de la vie conjugale et familiale : sa femme meurt en couches quelques mois seulement après le mariage. Nous sommes maintenant en 1838. Max Stirner n’est pas encore devenu Max Stirner : il a trente-deux ans. C’est un raté, en apparence. Sa vie — est-ce qu’on peut appeler cela « une vie » ? — ressemble à une succession d’échecs et de malheurs. Mais le meilleur est peut-être à venir, là où le pire peut encore arriver. Le vent semble tourner en octobre 1839. Stirner est engagé dans une institution d’enseignement berlinoise, fréquentée par des jeunes filles. Il va y enseigner la littérature allemande pendant cinq ans, donc jusqu’en 1844. Ces cinq années consti‑ tuent, en apparence du moins, les plus belles années de la vie de Stirner. En plus de la stabilité professionnelle que lui procure son emploi, il va profiter d’une grande stimulation intellectuelle en fréquentant le Cercle des Hommes libres (le groupe dit des Frein). À partir de la fin de 1841, il va côtoyer ces « jeunes hégé‑ liens » à la brasserie Chez Hippel, dans un climat plutôt festif. Entre les bagarres, la fumée des cigares et l’alcool, Stirner va être projeté au cœur de débats intellectuels de haut niveau, animés par les « réguliers » de la brasserie — des professeurs,

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des étudiants, des journalistes, etc. C’est ce milieu des « jeunes hégéliens » qui va constituer le contexte immédiat (ou le labo‑ ratoire) de la rédaction de L’Unique et sa propriété…. En fréquentant le Cercle des Hommes libres, Stirner aura la chance de frayer avec des personnages assez connus, comme Bruno Bauer — qui sera témoin à son mariage et présent à ses funérailles (deux événements importants dans la vie d’un homme) — et Friedrich Engels, à qui l’on doit l’unique por‑ trait de Stirner.

Les « Hommes libres » dessinés par Engels en 1842. Stirner est le septième en partant de la gauche.

On doit aussi à Engels une allusion à Stirner dans un poème du Triomphe de la foi : Regardez Stirner, regardez‑le, le paisible ennemi de toute contrainte Pour le moment, il boit encore de la bière, bientôt il boira du sang comme si c’était de l’eau

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Dès que les autres poussent leur cri sauvage : « À bas les rois » Stirner complète aussitôt : « À bas aussi les lois. » Selon Mackay, Stirner est un homme mince, s’habillant avec soin mais simplicité ; un peu pédant peut-être, mais poli et discret, prêt à aider si nécessaire. Il n’a aucun ennemi, paraît-il, mais aucun ami intime non plus. Il a de jolies mains : blanches, bien soignées, minces. Des « mains aristocratiques », écrit Mackay (qui s’enflamme un peu pour son sujet, Me semblet-il). Modéré dans le boire et le manger, vivant heureux dans la simplicité, Stirner ne se permet qu’un seul luxe : de bons gros cigares. Ici aussi, c’est peut-être Mackay qui fantasme… Pour en rester aux dates, aux faits et aux anecdotes, Je pré‑ cise que c’est aussi au Cercle des Hommes Libres que Stirner rencontre celle qui deviendra sa deuxième épouse. Elle s’ap‑ pelle Marie Wilhelmine Dähnhardt. C’est une femme mince, d’une nature vive et énergique qui attire les hommes. Sans être sotte — comme la première épouse de Stirner, semble-t-il —, elle n’a aucun don intellectuel particulier ; elle n’est pas laide, à proprement parler, mais « ce n’est pas une beauté », écrit Mackay (nettement moins élogieux, dans sa description, qu’à l’égard de son héros masculin…). Marie Wilhelmine Dähn‑ hardt est une petite bourgeoise, une provinciale, ayant douze ans de moins que Stirner. Outre cette attrayante différence d’âges, la jeune femme émancipée a l’avantage d’être fortunée. Le mariage a lieu le 21 octobre 1843, non pas à l’église mais dans l’appartement de Stirner. J’ignore si les sentiments y étaient, mais le décorum faisait un peu défaut, si l’on en juge par la description de Basch (qui s’appuie lui-même sur le récit de Mackay) : « Lorsque le pasteur arriva, il trouva

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[Stirner] et ses témoins, installés, en bras de chemise, à jouer aux cartes. La mariée fut en retard et n’avait pas revêtu le costume d’usage, et lorsqu’on eut besoin des alliances, on s’aperçut qu’on avait oublié d’en acheter : Bruno Bauer, l’un des témoins, détacha alors de sa bourse les deux anneaux de cuivre qui en retenaient les côtés et ce furent ces anneaux que le pasteur passa aux doigts des jeunes époux. » C’est l’année suivante, en 1844, dans les derniers jours d’octobre, que paraît L’Unique et sa propriété, mais sous le millésime 1845. Initialement sous le coup de la censure, le livre sera rapidement remis en circulation, un avis ministériel le jugeant « trop absurde » pour être dangereux : « Ce livre, juge-t-on, se lit en grande partie comme s’il était ironique et se réfutait ouvertement lui-même. » À sa sortie, L’Unique et sa propriété — que Stirner a écrit, en secret, depuis 1842 — fait l’effet d’une tombe : il va faire beaucoup parler et soulever de grands débats. Stirner est maintenant un philosophe connu. Il décide de quitter l’établis‑ sement d’enseignement privé pour jeunes filles au moment de la sortie de son livre. Imaginait-il pouvoir vivre de sa plume ? Il est au sommet du monde ! Bel endroit pour chuter... Les dernières années de la (courte) vie de Stirner sont difficiles à reconstituer. Elles se résument apparemment à une nouvelle série d’échecs, professionnels et personnels. Stirner n’écrit plus, ou presque. Il se lance dans la traduc‑ tion d’économistes français et anglais. En 1845, il fait paraître une traduction de l’œuvre de Jean-Baptiste Say en quatre vo‑ lumes ; en 1947, c’est une traduction d’Adam Smith qui voit le jour. L’entreprise n’est pas rentable et il y renonce finalement. Stirner se lance alors dans le commerce, en ouvrant une créme‑ rie ! C’est un échec lamentable et il doit déclarer faillite après

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quelques mois. À l’été de 1846, Stirner publie une demande d’emprunt dans la Gazette de Voss — sans grand succès. La fortune de Marie Dähnhardt a fondu rapide‑ ment — sans doute grâce aux « efforts » communs des deux tourtereaux — et le couple (complètement ruiné) se sépare en avril 1846. Pas dans les meilleurs termes, semble-t-il. Quand Mackay retrouvera Marie Dähnhardt à Londres, en 1896, elle sera peu coopérative et ne l’aidera pas dans sa tâche de re‑ constitution de la vie de son héros, ayant surtout conservé le souvenir d’un homme égoïste et sournois, qu’elle n’a jamais vraiment aimé… Sombrant dans la misère, Stirner ne fera plus guère par‑ ler de lui après 1847. En 1852, il annonce la publication d’une Histoire de la réaction. Il en publie deux volumes, avant de renoncer à ce projet… qui est un échec commercial. Sans grande surprise, cette Histoire de la réaction ne suscite guère de réactions… Les ouvrages publiés ne sont en fait que des compilations : des traductions et des réimpressions d’extraits choisis, que Stirner introduit et relie entre eux — en fait, Ar‑ von souligne que « les transitions elles-mêmes sont souvent empruntées à d’autres auteurs » ! Grâce à Mackay toujours, on sait que Stirner est allé en prison deux fois durant l’année 1853, pour des dettes impayées. Celui qui n’a jamais été malade meurt le 25 juin 1856, suite à un anthrax à la nuque. Il n’a pas franchi le cap des cinquante ans. « …si l’auteur de L’Unique eut bien deux noms, peut-être n’eut-il pas même une vie… », se demande Forest — quelle confiance en lui-même pour suggérer que Stirner n’a peut-être pas vraiment vécu. Basch, avec presque autant d’assurance,

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évoque une « vie terne » et estime que, « sans doute, on pourra la considérer comme manquée ». Et d’énumérer les éléments lui permettant de porter un tel jugement : « Stirner n’a occupé aucune position officielle, et n’a gravi aucun des échelons de la hiérarchie sociale à laquelle il appartenait. Il a eu à lutter, sans répit, contre la misère dégradante. Il a été abandonné par sa femme, au moment où il aurait eu le plus besoin d’elle. Il a été acculé à des occupations inférieures qui devaient répugner profondément à son altière intelligence. Il est mort dans le plus extrêmement dénuement. » Qu’est-ce que Stirner aurait pensé des critères ainsi in‑ voqués pour juger de sa vie, unique et singulière ? La réussite sociale ? Des postes prestigieux ? Un mariage durable ? Une « occupation » bien vue socialement ? La richesse ? Aspirait-il à devenir l’homme le plus riche du cimetière ? J’imagine Stir‑ ner, le nez en l’air, le regard hautain et fier, lever les yeux — et son large front — au ciel, et laisser échapper un rire tonitruant, rempli de mépris et de sarcasme… Et Moi ? Je mêle Mon rire au sien… La question reste : qu’est-ce qu’une vie réussie ? Com‑ ment réussir sa vie ? C’est la question posée, en creux, par Dominique Noguez dans son essai Comment rater complètement sa vie en onze leçons… Même ceux qui considèrent Stirner comme un raté estiment que lui revient au moins le mérite d’avoir écrit L’Unique et sa propriété, que cette œuvre — géniale, ne fut-ce que par sa radicalité — sauve et justifie tout le reste. De là la tentation d’expliquer l’œuvre par la vie… Et de voir dans la rédaction de L’Unique et sa propriété l’occasion, pour un homme brisé par les échecs, d’une sorte de revanche sur la vie.

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Pour Ma part, ce que Je trouve beau, c’est que — préci‑ sément — L’Unique et sa propriété ne relève pas d’une pensée de la revanche mais d’une pensée éminemment affirmative. C’est un grand « oui » à la vie, une affirmation sans pa‑ reille de l’Unique et de son pouvoir. Il y a dans ce livre une puissance d’affirmation sur laquelle les anecdotes servant à résumer la vie de Stirner ne jettent aucune ombre. C’est ce que J’affirme et ce qu’il Me plait de penser. Pour le moment du moins.

Chapitre II L’unique livre de l’Unique

« Il n’y a pas de livres qui doivent ab‑ solument être lus. » Lin Yutang L’importance de vivre

J

e n’aime pas les objets. Je les déteste même. J’aime ne rien posséder, ne rien avoir à Moi. J’aime lire. À une époque de Ma vie, J’ai eu tendance à acheter des livres — beaucoup de livres —, à les accumuler. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. J’emprunte les livres à la bibliothèque de mon quartier ou de l’université. À l’occasion, J’achète un livre mais, une fois lu, Je le donne à un ami ou Je M’en débarrasse. J’adorerais vivre à l’hôtel, comme Albert Cossery. De fait, Mon logement ressemble beaucoup à une chambre d’hôtel, à un lieu de passage. Je n’ai pratiquement aucun objet person‑ nel : quelques vêtements, un ordinateur portable (que J’utilise

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en ce moment), des articles de toilette… C’est à peu près tout1. Quelques livres aussi, quand même. Très peu. Tu veux savoir lesquels ? La bible bien sûr. Cela va de soi. Pour rien au monde, Je ne Me débarrasserais des Œuvres complètes d’Albert Cossery (en deux tomes), que Je relis à chaque année depuis… toujours. J’ai également avec Moi un exemplaire de L’éthique de Spinoza (dans la traduction de Ber‑ nard Pautrat) et le beau livre que Pierre Vandrepote a consacré à Stirner. Ces jours-ci, J’ai en ma possession quelques ouvrages que Je vais lire prochainement, mais que Je ne conserverai pas : L’énigme Tolstoïevski de Pierre Bayard, Poteaux d’angle d’Henri Michaux et Les larmes de Godzilla de Guy Ménard. Le dernier livre qui a l’insigne honneur de compter parmi Mes quelques possessions est L’Unique et sa propriété de Max Stirner. Je ne Me rappelle pas comment ce livre est entré dans Ma vie. Mais depuis que Je l’ai lu, Je n’ai pas cessé de le relire. C’est l’un des rares objets auxquels Je suis attaché et dont Je ne me 1.

Ici, Je ne résiste pas à la tentation de citer un extrait de Mendiants et orgueilleux de Cossery : « Gohar vivait dans la plus stricte économie de moyens matériels. La notion du plus élémentaire confort était depuis longtemps bannie de sa mémoire. Il détestait s’entourer d’ob‑ jets ; les objets recelaient les germes latents de la misère, la pire de toutes, la misée inanimée ; celle qui engendre fatalement la mélancolie par sa présence sans issue. Non pas qu’il fût sensible aux apparences de la misère ; il ne reconnaissait à celle-ci aucune valeur tangible, elle demeurait toujours pour lui une abstraction. Simplement il voulait protéger son regard d’une promiscuité déprimante. Le dénuement de cette chambre avait pour Gohar la beauté de l’insaisissable, il y respirait un air d’optimisme et de liberté. »

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séparerais pas sans regrets. J’ai été heureux d’apprendre qu’il s’agissait également de l’une des lectures préférées de Marcel Duchamp et l’une de ses rares possessions : apparemment, L’Unique et sa propriété est l’un des deux livres qu’il conserva toute sa vie sur sa table de chevet. C’est un livre qui M’a changé. C’est un livre qui a le pou‑ voir de transformer son lecteur. Ce n’est pas rien. On ne peut pas dire cela de beaucoup de livres — de la bible, sans doute ; du livre que tu tiens actuellement dans les mains, assurément (mais il te revient d’en faire quelque chose : Je ne peux pas tout faire à ta place...). L’Unique et sa propriété est un livre dérangeant. Ce n’est pas un livre pour tout le monde. Il s’adresse aux plus forts d’entre nous ; plus précisément, il s’adresse à ce qu’il y a de fort en nous, en chacun de nous. Car tu es fort, n’est-ce pas ? Assez ? Auras-tu la force de le lire ? Je t’invite à le faire, si tu le peux. Si tu le fais, c’est que tu auras dépassé un certain nombre d’obstacles. Il te faudra d’abord dépasser les agacements que la lecture de L’Unique et sa propriété ne manquent pas de provoquer. Par exemple, l’abondance des majuscules, qui sont partout et qui ralentissent sans cesse la lecture. Stirner fait également un grand usage des traits suspensifs, ce qui peut irriter le lecteur à la longue. Mais peut-être prendras-tu goût à ces procédés — qu’en sais-Je ? — et que tu les intègreras à ta propre pratique litté‑ raire ? Il n’est pas impossible que tu en viennes même à aimer ce qui, de prime abord, te gêne…

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Une autre difficulté de L’Unique et sa propriété est la langue de Stirner : « capricieuse, changeante, arbitraire », a-t-on écrit. Voilà quelqu’un qui n’écrit pas un bon allemand, celui que tu as appris à l’école… Mais peut-être découvriras-tu que ce « mauvais alle‑ mand » constitue, en vérité, un allemand littéraire. De fait, il en est plusieurs, comme Guérin, qui considère Stirner comme « un prodigieux écrivain. » Irréductible à un simple moyen ou à un outil, la langue stirnérienne vise à exprimer les principes d’une philosophie singulière, originale. La langue unique de L’Unique et sa propriété épouse les formes d’une philosophie également unique. Tu ne lis pas l’allemand ? Apprends-le ! Car Stirner est intraduisible, tout le monde le sait. La traduction française de L’Unique et sa propriété proposée par Lasvignes est rem‑ plie de contresens. Celle de Reclaire — publiée elle aussi en 1900 — n’est guère meilleure. La traduction de Gallissaire n’est pas dépourvue de qualités… mais elle reste une traduction. Pour donner un exemple, le lecteur qui lit Stirner en français passe à côté de tout le jeu du texte allemand autour de la racine eigen (propre). La racine se retrouve dans le titre même de l’ouvrage : L’Unique et sa propriété — propriété se dit « Eigentum » en allemand. Stirner réhabilite et met de l’avant tout ce qui relève de l’eigen : Eigennutz (l’égoïsme), Eigensinn (l’entêtement ou l’obstination), Eigenheit (la bizar‑ rerie), Eigenwille (le caprice), Eigenliebe (l’amour de soi)… La traduction de Gallissaire comporte aussi de petites fautes (par exemple, on lit Fichte là où il faudrait lire Feuer‑ bach…) et de plus graves. Je reviens sur l’hypothèse — précé‑ demment évoquée — selon laquelle Stirner serait un « frustré sexuel ». Cette hypothèse, amusante, suppose un accès au

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texte original allemand de L’Unique et sa propriété, car la tra‑ duction de Gallissaire masque le « détail révélateur ». Le voici. À un moment donné, le lecteur surprend Stirner en pleine envolée lyrique et romantique. Voici l’extrait original en allemand : « Sehe Ich den Geliebten leiden, so leide Ich mit, und es lässt Mir keine Ruhe, bis Ich alles versucht habe, um ihn zu trösten und aufzuheitern; sehe Ich ihn froh, so werde auch Ich über seine Freude froh. » Voici maintenant le texte tel que traduit par Gallissaire : « Si Je vois souffrir la personne que J’aime, Je souffre aussi et n’ai de cesse que J’aie tout essayé pour la consoler et la rasséréner ; si Je la vois heureuse, Je me réjouis de sa joie. » Qu’opère la traduction de Gallissaire ? Elle féminise le passage, traduisant (c’est-à-dire trahissant) le compromettant « den Geliebten » (le bien-aimé, au masculin) par la formule « la personne que J’aime » (formule féminine). Le traducteur aurait-il été gêné par ce qui ressemble fort à l’expression d’un désir homosexuel de Stirner ? Je laisse la question ouverte… Quoi qu’il en soit, l’accès à la version traduite de L’Unique et sa propriété semble faire passer à côté du « vrai Stirner ». Et pourtant… Dis-moi pourquoi la traduction française de L’Unique et sa propriété ne serait pas aussi intéressante que le texte alle‑ mand original… La traduction de Gallissaire ne mérite-t-elle pas toute Mon admiration ? Le geste du traducteur n’est-il pas le geste souverain d’un Unique pouvant bien trahir Stir‑ ner — s’il le désire, s’il le peut —, et s’approprier son texte, l’investir d’un pouvoir évocateur nouveau, redoublant la force du texte original…

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L’Unique et sa propriété apparaît comme un texte un peu vieil‑ li, lié à une époque ancienne, révolue. Ou, en tout cas, une époque mal connue par les lecteurs d’aujourd’hui. Le livre de Stirner n’est pas l’aboutissement de la réflexion d’un penseur solitaire, isolé, élaborant ses hypothèses dans son cabinet de travail, hors de son temps. L’Unique et sa propriété est plutôt l’écho ou le reflet des débats qu’animait le Cercle berlinois des « Hommes libres ». Bref il appartient à un contexte très particulier, lié aux discussions et aux catégories associées au mouvement des jeunes hégéliens. À tel point que la compré‑ hension du livre de Stirner semble exiger une bonne connais‑ sance de ce milieu. Et pourtant… il Me semble qu’une lecture décontex‑ tualisée de L’Unique et sa propriété est bel et bien possible, et même féconde. C’est ce que pense Penzo : « Il me paraît possible d’affirmer que la problématique de Stirner va bien au-delà de l’univers intellectuel et de la période historique où elle vit le jour, et qu’elle annonce une dimension nouvelle de la philosophie. » C’est ce que fait Armand, en France, quand il écarte tout ce qui est relatif à l’époque où Stirner a écrit. Le lecteur d’aujourd’hui sera peut-être dérangé par le ton du texte stirnérien, par la combativité qui le traverse. Stirner pense souvent contre les autres et parfois il donne longuement la parole aux points de vue qu’il critique, si bien que le lecteur se perd dans le dédale des arguments, se demandant « qui parle au juste ? » : Stirner lui-même ou la partie adverse dont il relate l’argument ? Cette dimension polémique est typique de l’hégélianisme de gauche. De même que la logique de la surenchère qui anime L’Unique et sa propriété.

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Les adversaires de Stirner ont sûrement été plongé dans un profond inconfort en lisant son livre. C’est que, fidèle à lui-même, Stirner n’hésite pas à s’approprier les idées de ses adversaires, en les retournant contre eux. De telle sorte qu’en répliquant à Stirner, ses adversaires ont sans doute éprouvé la sensation déplaisante d’écrire contre eux-mêmes, de s’auto-ré‑ futer en quelque sorte. Par ailleurs, ce qui fut probablement douloureux pour ceux que Stirner visait constitue plutôt pour Moi un spectacle divertissant à regarder. La méchanceté de Stirner M’amusent. Pourquoi Me sentirais-Je coupable de le voir prendre au piège ses adversaires ? J’ai le droit. J’ai tous les droits. Am I wrong ? AM I WRONG ? Certains lecteurs n’ont pas manqué de déplorer le manque de développement rectiligne de la pensée stirnérienne, consi‑ dérant L’Unique et sa propriété comme un ouvrage confus, à l’argumentation sinueuse, aux propos souvent décousus et répétitifs… Peut-être… Mais l’incohérence ne constitue-t-elle pas une forme d’expression de l’unicité ? Mijote et cogite cela. Ce qui pourrait également compliquer la lecture de L’Unique et sa propriété est l’apparente absence d’une structure visible de l’exposé, à l’exception de la division du livre en deux grandes parties : « L’Homme » et « Moi ». Plus d’un lecteur a déploré le manque de « composition » du livre, son ca‑ ractère quasi-chaotique — qui découlerait de la « méthode » utilisée par Stirner, consistant à rédiger des notes au hasard des circonstances ou de l’inspiration, puis à les joindre en‑ suite artificiellement ou aléatoirement. Quelques passages

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de L’Unique et sa propriété semblent confirmer que Stirner a bel et bien écrit son livre par bribes, par morceaux, par fragments : « L’examen qui précède de la “critique humaine libre” a été rédigé par fragments… » Il reconnaît également, par moment, qu’il interrompt le fil de son argumentation, pour introduire une digression : « après cette digression que Nous aurions pu — s’il avait seulement été de Notre intention de suivre un droit fil en ce livre — remettre à plus tard pour éviter de Nous répéter, revenons […] » Pure stratégie de diversion, affirment certaines mauvaises langues. Au contraire, d’autres lecteurs — plus charitables ou plus perspicaces — perçoivent (ou imaginent) dans L’Unique et sa propriété un « développement concentrique d’une extrême ri‑ gueur », se structurant notamment autour de certaines triades hégéliennes. Les mêmes lecteurs enthousiastes vont jusqu’à souligner la « rigueur du dessin » de Stirner… Je viens de dégager quelques éléments formels pouvant ex‑ pliquer l’effet rebutant — ou, au contraire, attirant — de L’Unique et sa propriété. Mais ce qui frappe (choque ou séduit) d’abord dans ce livre, c’est bel et bien ce qu’il dit — ou ce qu’il ne dit pas : son contenu. Si L’Unique et sa propriété n’est pas d’un abord facile, c’est que Stirner y défend « l’idée » la plus antipathique qui soit : seul Moi compte. « Je n’ai fondé Ma cause sur rien… » “Ich hab’ Mein’ Sach’ auf Nichts gestellt.” C’est par cet électrochoc que le livre de Stirner s’ouvre. Le lecteur sait dès lors, d’entrée de jeu, à quoi s’attendre : une

Chapitre II — L’unique livre de l’Unique

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apologie sans limite, absolue donc, de l’égoïsme et de l’indivi‑ du. Qui a des oreilles entende ; qui a des yeux pour lire, qu’il lise… S’il le peut. Le peux-tu, toi ? L’affirmation inaugurale de L’Unique et sa propriété est cho‑ quante, d’autant plus qu’elle est répétée sans arrêt tout au long du livre, jusqu’à la toute fin. C’est comme l’unique motif autour duquel le monde de l’Unique gravite — une idée fixe, presque. Il n’est pas sûr que beaucoup voudront s’aventurer dans le livre de Stirner, ni même iront au-delà des premières pages. Basch décrit très bien ce qui attend ceux qui acceptent d’en‑ trer dans le monde de Stirner : « La première impression que l’on éprouve une fois que l’on a saisi L’Unique et sa propriété, est une impression esthétique. Impression de désolation, de bouleversement du monde, d’universel cataclysme, de cré‑ puscule de l’humanité. Toutes les assises de l’univers moral, politique et social, dans lequel vous avez vécu, vous les voyez s’écrouler autour de vous. Plus de devoir, plus de vertu, plus de droit, plus de loi, plus d’État, plus rien qui soutienne, qui étaie, qui abrite, qui protège ! » Et J’ajoute à cette descrip‑ tion : plus de Dieu. « L’homme, libéré de tout le leurre des religions, de toute hypocrisie des codes, de tout le mensonge des éthiques, se dressant dans toute la cynique nudité de son instinct primitif. » L’Unique et sa propriété comporte un versant décon‑ structif radical qui n’ouvre sur rien. Il n’y a pas de versant « reconstructif » à l’entreprise, c’est-à-dire pas de système ou de programme prédéterminé qui indiquerait la « marche à suivre ».

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Pour le révolutionnaire, pour le penseur social, pour celui qui rêve des lendemains qui chantent, pour celui qui aspire à édifier une société où tout le monde serait heureux, pour celui qui est en quête de « belles valeurs » ou qui, du moins, cherche des réponses à ses questions existentielles, L’Unique et sa propriété est un livre pour le moins frustrant. Il ne contient aucun « programme social », ni même de « programme individuel ». Stirner n’est pas un « coach de vie » — où as-tu la tête ? D’aucuns déplorent l’apport très limité de la deuxième partie de L’Unique et sa propriété (celle consacré au « Moi »), reprochant à Stirner de décrire de manière trop vague et gé‑ nérale la vie concrète du « moi », de l’Unique, enfin libéré des fantômes qui hantaient son existence jusque-là. Mais — qu’estce que tu penses ? qu’est-ce que tu t’imagines ? —, ce n’est pas le problème de Stirner, ce n’est pas Mon problème : c’est le tien. Stirner fait sa part ; le reste t’appartient. Il te revient de faire quelque chose avec ce livre, si unique — L’Unique et sa propriété. Si tu le veux — et si tu le peux. Tu n’en as peut-être pas le désir, tu n’as peut-être pas la force nécessaire pour une telle entreprise. Au fond — quand J’y pense — peut-être aimes-tu tes fantômes ? Tu as appris à vivre avec eux. Sinon, il te revient — à toi, oui à toi — de faire en sorte que L’Unique et sa propriété devienne « ta » propriété. Mais attends-toi à de la résistance de sa part. Car L’Unique et sa propriété n’a pas été écrit pour toi. C’est un livre qui ne communique pas, qui ne s’inscrit pas dans l’horizon commun et partagé de « la pensée ». L’Unique et sa propriété consiste dans l’affirmation d’une unicité, d’une par‑

Chapitre II — L’unique livre de l’Unique

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ticularité irréductible. Stirner écrit du lieu de son Moi — du Moi unique qu’il est, de l’idiotès. Tout commence par là et finit par là : l’Unique est seul et partout. D’où l’impression d’avoir affaire à un livre « entier, clos, inexploitable » (Vandrepote) Ou encore une « livre étrange, solitaire et incompris » (Basch), un « divertissement théorique » privé (Herzog). Ou encore un « monstre », « une anomalie conceptuelle absolue » (Jouffroy) D’où l’impression, en lisant L’Unique et sa propriété, d’être en présence d’une « rêverie cérébrale, irrationnelle à force de pousser à l’extrême la rigueur du raisonnement, irréaliste sous les apparences du plus grand réalisme et qui semble toute prête à basculer dans le vertige de l’absurdité et du néant » (Arvon) Dès 1847, Tallandier remarquait qu’ « entre le moi de M. Max Stirner et l’intelligence de son lecteur, tout lien est rompu. On ne peut raisonner avec lui qu’au moyen des idées générales, au nom de certains principes, et il a commencé par nier tous les principes et toutes les idées. De M. Stirner à son voisin, le chemin est détruit, la communication impossible. » Ainsi, en un sens, L’Unique et sa propriété n’appartient qu’à son auteur : Max Stirner. Et pourtant… Je ne crois pas que L’Unique et sa propriété soit un livre totalement clos, replié sur lui-même, ou sur celui qui l’a écrit. Il Me fait signe. Il M’appelle. Avec violence. Ce texte, qui a parfois l’allure d’une rêverie solitaire ou d’une pulsion mastur‑ batoire — qui M’exclut —, prend aussi la forme d’une adresse. Le lecteur est fréquemment interpellé, harangué, violenté : « Cher lecteur […]. Nous allons encore faire un bout de route ensemble, jusqu’à ce que, Toi aussi, Tu me tournes peut-être le dos, T’apercevant que Je Te ris au nez. » À l’occasion, l’auteur

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de L’Unique et sa propriété fait du lecteur son contemporain : « Écoute, au moment même où J’écris ces lignes… » Les fréquentes interpellations rhétoriques — « Tu es », « Tu fais » — implique le lecteur dans le discours de l’Unique, qui cesse dès lors d’être un simple babillage solitaire. Mais il y a plus. J’insiste sur une autre particularité — la plus importante à Mes yeux — de l’élocution stirnérienne : comme L’Unique et sa propriété a été écrit à la première personne du singulier (au Je donc), sans que le moindre individu concret se laisse deviner, le lecteur est en mesure — s’il le désire, s’il le peut — de devenir le sujet de toutes les phrases. Qui lit ce livre devient, en le lisant, l’Unique dont il est question. Ce livre absurde cesse d’être absurde dès l’instant où Moi, l’Unique, Je le lis à partir de Moi et en fonction de Moi. Dit autrement, la consommation et l’appropriation du monde — dont L’Unique et sa propriété parle — s’inaugure et se concrétise dans la lec‑ ture du livre, pour autant que J’endosse le « Je » qui y parle.  Qu’est-ce que L’Unique et sa propriété pour Moi ? Un livre sacré ? Essentiel ? Important ? Absolument pas. Ce livre est pour Moi ce que la bible est pour Stirner : rien de plus que ce que J’en fais. Toi — effronté personnage — tu Me demandes ce que J’en fais ? Je te réponds : « Ouvre les yeux et regarde… »

Chapitre III L’exception : un poème d’idées

« Ma façon de penser, dites-vous, ne peut être approuvée. Eh, que m’importe ! Bien fou est celui qui adopte une façon de penser pour les autres ! Ma façon de penser est le fruit de mes réflexions ; elle tient à mon existence, à mon organisa‑ tion. Je ne suis pas le maître de la chan‑ ger ; je le serais, que je ne le ferais pas. Cette façon de penser que vous blâmez fait l’unique consolation de ma vie ; elle allège toutes mes peines en prison et j’y tiens plus qu’à la vie. Ce n’est point ma façon de penser qui a fait mon malheur, c’est celle des autres. » Marquis de Sade

L

a seule vraie question consiste au fond à se demander comment on va occuper son temps. La vie est une don‑ née extrêmement précieuse, rare, et il importe de décider de

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quoi elle sera tissée. Qu’est-ce que Je fais du temps qui M’est accordé ? C’est la seule question importante à Mes yeux. Moi ? Eh bien, Je l’avoue : J’aime ne rien faire. C’est, pour Moi, l’ultime plaisir de la vie. La paresse fait partie de Mon art de vivre : « moins on en fait, moins on est con » paraît-il. La pa‑ resse est un refus de l’activité imposée ; elle permet d’accéder à soi, pour qui le désire. Se mettre au travail, être productif, être utile : voilà le comble de la vulgarité. D’ailleurs, tout acte n’est-il pas ridicule dans l’infini — sub specie æternitatis —, comme le suggère Cioran ? Si J’aime ne rien faire, il y a aussi des choses que J’aime faire. J’aime faire l’amour — la fornication constitue une ré‑ ponse appropriée au problème fondamental de l’organisa‑ tion des loisirs. J’aime faire de longues siestes. J’aime boire un White Russian ou un Rye, si l’envie Me prend. J’aime faire de l’exercice : marcher et faire du jogging, en ville ou dans la nature. « Mens sana in corpore sano. » J’aime Me tenir à l’écart du monde. J’essaie, dans la me‑ sure du possible, d’éviter les fâcheux, même si ce n’est pas facile : ils sont partout ! Comme Maître Eckhart, J’estime que « plus on est solitaire, plus on s’appartient »… Je suis maître dans l’art de construire une journée. Un artiste dans l’usage du temps. Un ingénieur du temps perdu, c’est-à-dire du temps à soi. J’écoute les conseils de l’Ecclé‑ siaste : Je profite du présent, le reste ne M’appartenant pas. Je savoure la douceur de vivre. J’aime lire aussi. Par exemple : L’Unique et ma propriété. Stirner est le « penseur » de l’exception. La pensée est la source de l’universel, de la loi. La loi est contre l’exception, alors que, personnellement, Je n’aime que cela : l’exception.

Chapitre III — L’exception : un poème d’idées 47

Pour Stirner, il n’y a pas de règles, il n’y a pas de lois générales à dégager. Il y a l’Unique. Moi ? Je suis, tout simplement. Je suis, Moi, l’Unique. Et Je cherche à délivrer l’individuel — vigoureux et plein de vie — du fatras des généralités. Mon Unicité irréductible est une protestation contre l’ordre général, contre la société qui veut l’imposer et Me mettre dans le rang. Je suis l’Unique. Toi aussi ? Peut-être, mais cela ne Me regarde pas, mais te concerne, toi. De toi, Je ne peux rien dire. Cela t’appartient. Stirner n’appartient qu’à lui-même. C’est peu de chose. C’est aussi sa grandeur, en un sens. En tout cas, il n’appartient pas à la philosophie. J’y reviendrai. Les pensées de Stirner ne sont pas les Miennes ; ses che‑ mins ne sont pas les Miens. Ou plutôt, c’est le contraire que Je veux dire : ses pensées sont Mes pensées, dont Je dispose à Ma guise et que J’anéantis selon Mon bon plaisir. Je n’attends pas son autorisation pour décomposer et dissiper, d’un souffle, ses idées. Stirner M’appartient, si Je peux faire quelque chose de ses pensées, si ses pensées peuvent devenir Mes pensées… dès lors, elles ne seront plus, tout à fait, ses pensées à lui. Les pensées de Stirner sont Mes pensées. Je lis L’Unique et sa propriété comme Mon livre. Si le nom « Max Stirner » se trouve bel et bien sur la couverture du livre (comment pour‑ rais-Je le nier ?), c’est par usurpation de sa part. Il M’a volé Mes pensées. C’est un grand plagiaire. Le copiant effrontément à Mon tour, Je ne fais que reprendre ce qui M’appartient. Si cela t’amuse, libre à toi d’ajouter des guillemets aux bons endroits.

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Dès qu’on passe du particulier au général, on se perd. Je me perds. C’est un chemin qui Me conduit tout droit à l’idéo‑ logie — Mon ennemi. Car l’idéologie est toujours générale. L’idéologie est la pensée convaincue de sa force. Voilà une définition de l’idéologie qui en vaut une autre, Me semble-t-il. Le général est une fiction, et une fiction dangereuse. Je suis l’irréconciliable ennemi de toute généralité, de tout lien, de toute chaîne. Le général est le produit nocif d’une pulsion classificatrice, qui trahit le réel, c’est-à-dire le monde, dans son épaisseur et sa couleur propre. Et surtout qui Me trahit, Moi l’Unique, dans Ma chair et dans Mes os. Tel philosophe pense qu’il faut tendre au général. Il pense aussi que la pente vers soi est le commencement de tout dé‑ sordre. Je ne suis pas d’accord ; c’est peu dire. Pour Moi, il n’y a que des exceptions… (Pour Jésus aussi, il Me semble. Il ne posait jamais une question en général. Quand il formulait une question, elle était toujours adressée à un individu spéci‑ fique, dans un contexte particulier. Les grands débats d’idées l’intéressaient peu.) À la science du sujet (dans son essence générale), j’oppose l’Unique (dans sa singularité inimitable). Le Moi ne se confond jamais avec aucun autre. C’est ce qui fait son charme, dirait Bernard Pautrat… Je ne suis pas une simple pensée, mais aussi plusieurs pensées, un monde de pensées… Car si Je n’avais qu’une pensée, Je risquerais de Me soumettre à l’emprise d’une « idée fixe ». Je ne désire pas cela. Je suis souverain. Jamais identique à une idée de Moi, jamais une identité fixe, déterminée d’avance. C’est pourquoi

Chapitre III — L’exception : un poème d’idées 49

une seule langue ne Me convient pas. J’ai besoin de naviguer d’une langue à l’autre, et entre les langues. L’idée ? Elle limite Mon unicité. L’idéalisme est le nom de ce qui veut M’assujettir. Si tout mot est un arrêt sur une idée, Je dois détruire tout mot, pour rendre à la langue sa souplesse originelle (qui n’a jamais existée). Je dois inventer la langue, Je dois inventer Ma langue. Je dois M’inventer dans la langue. Je suis, moi l’Unique, nécessairement contre le concept. Car le concept est contre l’Unique ; il est l’anti-unique. Je veux mettre un terme au règne des concepts. Affirmant « Je suis unique », Je n’énonce rien. Tautologie absolue : Je est Je. La philosophie de l’Unique — cette phrase a-t-elle même un sens ? — est une philosophie anti-conceptuelle. Son en‑ nemi déclaré est le concept. Est-il nécessaire d’ajouter que « l’unique » n’est pas un concept ? Toi, peux-tu te définir ? Es-tu un concept ? La philosophie que J’élabore est une philosophie pour Ma propre particularité. C’est pourquoi Ma philosophie est à peine une philosophie, même si elle utilise des concepts phi‑ losophiques et semble appartenir — à certains égards — à la tradition philosophique. C’est surtout une fiction autobiogra‑ phique. L’œuvre que J’écris — ou que Je rêve d’écrire — n’est pas la construction abstraite d’un esprit philosophique : c’est une confession. Un aveu. Je ne suis pas un professionnel de la philosophe. Je suis un joueur. Je M’amuse. Au sérieux de la pensée, J’oppose

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« une allégresse sans pensée ». Ce que Je cherche, ce n’est pas le chemin vers une pensée plus profonde ou plus vraie. J’aspire à ne plus penser : seule l’absence de pensée Me sauve véritablement des pensées. D’un seul mouvement brusque, Je Me libère des ordres de la pensée la plus soucieuse, et d’un cri de joie, Je secoue le fardeau de longues années. Je suis joyeux. Et Ma joie Me tient lieu de pensée. J’oppose le philosophe — que Je suis — à la philosophie, en tant que règne du général, c’est-à-dire de ce qui ne tient pas compte de Moi. Entre l’individu-philosophe et la tradition philosophique, Je choisis le premier : Je Me choisis Moi-même. La pensée est Mienne seulement si Je peux la subjuguer ; de son côté, elle ne peut jamais Me fanatiser, elle ne peut ja‑ mais faire de Moi l’instrument de sa réalisation. La pensée absolue est cette pensée qui oublie qu’elle est Ma pensée, que c’est Moi qui pense et qu’elle n’est que par Moi. Mais en tant que Moi, Je réabsorbe ce qui est Mien, J’en suis le maître. Ce n’est que Mon opinion — que Je puis à tout instant changer, c’est-à-dire anéantir, reprendre en Moi et consommer. Chez plus d’un, les pensées deviennent des « maximes », de sorte qu’ils en deviennent eux-mêmes captifs. Je ne veux pas être l’esclave des pensées des autres, mais pas davantage de Mes propres maximes. Je Me découvre derrière les pensées en tant que leur créateur et propriétaire. Au temps des esprits, les pensées se détachaient de Ma tête, qui les avait enfantées, pour s’épanouir au-dessus d’elle, M’entourant comme les créations d’un délire et M’ébranlant de leur épouvantable puissance. Elles avaient pris elles-mêmes

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corps. Mais si Je détruis leur corporéité, Je la réintègre dans la Mienne et Je M’exclame : « Moi seul existe en chair et en os. » Alors Je prends le monde pour ce qu’il est pour Moi, comme Mien, comme Ma propriété. Je rapporte tout à Moi. Celui qui a lu Stirner reconnaîtra ce que Je lui dois ou ce que Je lui emprunte, et que Je fais miens. Que le lecteur ajoute les guillemets qui s’imposent, moi-même ne sachant plus où la marque de sa plume finit et où la Mienne commence… Mes pensées sont Mes déclarations, Mes jugements, Mes créatures. Ces pensées aspirent à se détacher de Moi ; elles veulent M’en imposer et M’assujettir. Je ne désire rien de plus que de les reprendre dans leur néant, c’est-à-dire en Moi, qui suis leur créateur. Je le répète — écoute bien, tends l’oreille : Je rapporte tout à Moi. Je vis enfermé avec des fous : des êtres qui vivent sous l’em‑ prise d’idées fixes. Le philosophe est le plus fou d’entre les fous. Il sacrifie tout à l’idée qui l’habite. Il en oublie l’essentiel, les fonctions vitales : manger, boire, jouir. Respirer le bon air frais, rire, marcher aussi : Je prône un hédonisme du peu2. Le philosophe spéculatif néglige l’immédiateté des choses, pour s’intéresser — fou comme il est — à ce qu’elles recouvrent. Il vit, mais sans vivre vraiment, dans un monde conceptuel. L’idée fixe, voilà le sacré. Moi, Je rejette les fondements, les principes, les points d’appui. Ce sont là autant d’expressions de l’idée fixe.

2.

« Est heureux l’homme à qui suffit sa richesse intérieure et qui pour son amusement ne demande que peu, ou même rien, au monde extérieur, attendu que pareille importation est chère, assujettissante, dangereuse. » (Arthur Schopenhauer)

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Le monde de l’esprit, des idées, des pensées, des concepts, des fantômes. Voilà le royaume des cieux. Il a trouvé son ordre dans la philosophie théorique, où il a été formulé en tant que royaume des pensées, des concepts et des idées : le ciel est peuple de pensées et d’idées. Et c’est ce royaume des esprits qui passe ensuite pour la réalité vraie… En tant que propriétaire de Mes pensées et de Mes croyances, Je ne permets pas qu’elles deviennent des « idées fixes ». Je ne les laisse pas grandir au point de devenir des dogmes sacrés, qui ne peuvent être que les barreaux d’une prison dans laquelle Je M’enfermerais Moi-même. J’aspire à devenir l’hérétique de Ma propre foi, de Mes propres pensées (n’être fidèle qu’à l’amour). L’art de la contra‑ diction est un art de vivre tout à fait honorable, Me semble-t-il. Dieu est tourmenté par le Diable. Le philosophe, lui, est tour‑ menté par la déraison. Par le hasard aussi. Je démultiplie erratiquement la raison. Car là où règne « la » raison, Je suis perdu. C’est au nom de la puissante raison humaine que Je suis rejeté comme déraisonnable. Et pourtant, la seule raison au‑ thentique est précisément cette déraison. Ni la divine raison, ni l’humaine raison, seule Ma raison est véritable. À la figure du philosophe s’oppose la figure du sage : celui-ci ne raisonne pas. Contrairement au philosophe, le sage sait vivre. Le sage ne vit pas dans l’abstraction — la perversion inhé‑ rente à la pensée. Le sage se frotte à la rugosité du réel. Dans l’abstraction, Je perds Ma relation à la vie. Or, c’est vivre qui M’intéresse.

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Ma pensée est subordonnée à Mes actes. Elle est mou‑ vance et ajustement perpétuelle — elle ne saurait être que l’en‑ nemie de l’abstraction et de la morale, qui ne sont qu’atrophie et étouffement. La liberté de pensée ne M’intéresse pas tellement. Car si les pensées sont libres, Je suis leur esclave, Je n’ai aucun pouvoir sur elles : elles Me dominent. Moi, Je veux posséder la pensée, Je désire être plein de pensées et, dans Ma folie, Je Me réserve même l’absence de pensée. La pensée est un effort de structuration. Elle suppose ou vise une cohérence. La pensée : ce que Je n’accepte pas. Dans la tradition occidentale, Je suis le premier, avant même Stirner, à vouloir me situer hors de la pensée. Les outils de la pensée sont admirables, en un sens : des merveilles de tech‑ nicité, de sophistication, de complication. Mais s’agissant de Ma particularité, ces outils ne mènent à rien. Ils n’ouvrent rien. Ils M’enferment. La pensée et ses idées ne sont pas sacrées à Mes yeux. Je défends Ma peau contre elles. La pensée est impropre à l’ouverture de chacun à son unicité. La pensée est Mon adversaire. Je Me montre plus fort qu’elle. Le philosophe spéculatif lutte avec des fantômes, des dé‑ mons, des esprits, des dieux. La pensée domine un monde possédé. Ta tête est hantée ! Tu t’imagines de grandes choses, Tu dépeins tout un monde de fantômes (ou de dieux) que tu crois exister, un royaume d’esprits où tu es appelé, un idéal qui te fait signe. Tu as une « idée fixe ».

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Je n’entends pas Me nier en tant que force animale. SuisJe aussi un être de raison ? En partie seulement. Je tente d’en finir avec les doctrines. Ou plutôt : Je peux ad‑ hérer pour un temps à une doctrine mais, dès qu’elle Me lasse, Je l’abandonne sans regret. Je ne saurais être lié (pour toujours) à Mes créatures ; Je les abandonne sans regret quand l’occasion se présente, quand elles ne Me sont plus utiles. Et puis, souvent, ce qu’on apprend ne vaut guère ce qu’on oublie… Dissoudre Mes pensées, pour sauver le Moi. En finir avec toute vie rationnelle. Un sursaut Me rend le service de la ré‑ flexion la plus laborieuse, Je n’ai qu’à allonger Mes membres pour secouer le tourment de Mes pensées… Dissocier l’être de la pensée... Celui qui vit dans la pensée est un dérangé, un fou, un dément. Que la pensée soit statique ou dynamique, qu’est-ce que cela change ? Rien. Ce qui est décisif, c’est qu’elle n’est pas Moi. La liberté accordée à la pensée lui sert à M’opprimer. La pensée est un tyran, d’autant plus perfide que c’est un tyran intériorisé : il se confond avec Moi. Il n’y a pas d’autres issues à la libération du Moi que l’absence de pensée. La pensée n’est pas répudiée. Mais J’affirme, en tant qu’Unique, Ma suprématie sur la pensée. Le contenu des pensées ne M’importe guère. Ce qui M’im‑ porte ? C’est leur rapport à Moi. Je Me les approprie, Je les domine : cela Me suffit. Sans Moi, la pensée n’est rien. Elle n’est qu’un dangereux mirage, tant que Je n’en suis pas le propriétaire.

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Détruire, détruire, détruire… Ne rien proposer. Et réhabili‑ ter le corps. L’éloge de l’absence de pensée se résume à un éloge du corps. Redonner à chacun le goût de soi, défendre toutes les envies, tous les désirs, tous les caprices… Ils sont bons s’ils sont tes envies, tes désirs, tes caprices. Mon unique programme : ne proposer aucun programme. Ces pensées Me plaisent. Cela Me suffit. Que M’importent leur orthodoxie, leur rigueur, leur logique, leur consistance. Qu’elles vous plaisent, ou non, cela M’indiffère. Comme le Dieu de la bible, Je vous réponds : « Mes pensées ne sont pas vos pensées » (Es 55,8) Tout cela, tout ce qui précède, n’est peut-être qu’un poème d’idées. Agencement singulier — ou pure répétition — des mots de Stirner, qui les prit dieu seul sait où. Le dépassement de la philosophie est aussi le dépassement de la forme philo‑ sophique. En tant que poète, Je consomme les mots, qui Me consu‑ ment.

Chapitre IV Éloge de l’égoïsme

« L’être persévérant dans l’être, l’égoïsme ou le Mal […] ». Emmanuel Levinas

 I

ch hab’ Mein’ Sach’ auf Nichts gestellt. » Ou encore : « J’ai fondé ma cause sur rien. » C’est par ces mots que s’ouvre (et se clôt) L’Unique et sa propriété. Voilà une belle phrase. Elle donne le goût de lire le reste. Ou encore de refermer le livre sur le champ, si elle te choque trop. C’est à toi de décider. En vérité, Stirner — ce grand plagiaire, ce Baladius des temps modernes — a extrait ces mots d’un poème de Goethe, intitulé Vanitas ! vanitatum vanitas ! «

Ich hab’ meine Sach’ auf nichts gestellt, juchhe ! Drum ist so wohl mir in der Welt, juchhe ! Und wer will meine Kamerade sein,

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Der stosse mit an, der stimme mit ein Bei dieser Neige Wein. « Qu’est-ce qui devrait être Ma Cause ? », demande Stir‑ ner. Ce devrait être la bonne cause, bien évidemment. Mais encore : quelle est la bonne cause ? La cause de Dieu ? La cause de l’humanité ? Ou encore la cause du peuple ? La cause de la vérité ? La cause de la liberté ? La cause de la justice ? Ou peut-être la cause de l’esprit ? D’autres « bonnes causes » pourraient encore être invoquées. Mais alors, demande Stirner (faisant l’avocat du diable), comment se fait-il que « Ma cause ne doit jamais être Ma cause : “maudit soit l’égoïste, qui ne pense qu’à lui !”. » C’est bien ainsi que raisonne Emmanuel Levinas, quand il identifie l’égoïsme au Mal lui-même. Une telle identification est large‑ ment partagée, et il s’en trouve plus d’un pour penser qu’elle est due au christianisme. Cela reste à voir. J’y reviendrai à un moment donné, si le cœur M’en dit, s’il Me plaît de le faire. Quoi qu’il en soit, c’est contre cette idée que Stirner pense : il rejette l’idée que l’égoïsme serait foncièrement mauvais. Lui, de l’égoïsme, il ne voit rien de mal à dire. Moi non plus, pour te dire la vérité (Je M’adresse ici à toi, Mon Unique). Ma cause ne peut être que la Mienne, que la cause du Moi — c’est-à-dire non pas du « Moi en général » mais de l’Unique que Je suis. C’est une thèse théologique, en un sens, puisque Stirner prend Dieu pour « modèle ». Dieu n’est-il pas en effet le plus grand des égoïstes ? En effet, Dieu « n’a souci que de sa cause, mais il est tout dans tout, tout est aussi bien sa cause. » Stirner reconnaît que, pour notre part et à la différence de Dieu, nous

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« ne sommes pas tout dans tout ». C’est d’ailleurs pourquoi, à la différence de la cause de Dieu, notre cause semble petite. Si petite et si ridicule que certains sont tentés de chercher une cause plus haute et plus noble. Pas Moi. Ma cause Me suffit. La cause dont Dieu se soucie est sa cause. Pour Stirner, Dieu « n’a cure que de lui-même, ne pense qu’à lui, ne voit que lui. Malheur à tout ce qui ne lui plaît point ! Il ne sert aucune puissance supérieure et ne satisfait que lui-même. Sa cause n’est autre… que purement égoïste. » Certains esprits éclairés diront que nous sommes désor‑ mais dans une ère post-théologique et que plus personne — ou presque — n’aspire à servir la « cause de Dieu ». Il s’agirait plutôt, disent-ils, de servir la cause de l’humanité ou du genre humain. Nous serions désormais libérés de Dieu, ce grand égoïste, et pourrions servir notre cause, c’est-à-dire la cause humaine. Et pourtant, demande Stirner, quelle est la cause du genre humain sinon… sa propre cause ? Le genre humain « ne voit que lui, ne veut que ce qui le favorise ». Et pour « pouvoir se développer, il fait s’échiner à son service peuples et individus et, à peine ont-ils accompli ce dont il avait besoin qu’il les re‑ jette au tas de fumier de l’Histoire. La cause du genre humain n’est-elle pas… purement égoïste ? » Ainsi, la cause de l’humain, pas davantage que la cause de Dieu, n’est vraiment Ma cause à Moi. Ce qui est vrai de la cause de Dieu, ou de la cause de l’humanité, l’est tout autant de la cause de la vérité, ou de la liberté, ou de la justice : ces causes-là réclament elles aussi Mon enthousiasme et Me veulent à leur service. Dans tous les cas, ces causes égoïstes ont la meilleure part, et Moi la mauvaise. Aussi Stirner en tire

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une leçon : « je préfère, au lieu de continuer à servir avec dé‑ sintéressement ces grands égoïstes, être moi-même l’Égoïste. Dieu et le genre humain ont fondé leur cause sur rien, sur rien d’autre qu’eux-mêmes. Je fonderai donc également ma cause sur Moi-même, qui suis tout autant que Dieu le rien de tous les autres, qui suis Mon tout, qui suis l’Unique. » Le triomphe de Dieu ou celui de l’humanité M’est, per‑ sonnellement, tout à fait égal. Avant tout autre, c’est Moi qui veux vaincre. Moi seul. La seule cause qui M’intéresse est Ma cause. La cause qui n’est pas la Mienne Me laisse froid ; elle Me plonge dans une indifférence totale. Au diable toutes les causes qui ne sont pas Ma cause ! Elles ne valent pas la peine de mourir pour elles, ni même de vivre pour elles. Mais — Me diras-tu — il faut que ta cause soit au moins une bonne cause, n’est-ce pas ? C’est ce que tu Me demandes. Je te réponds : si c’est Ma cause, c’est nécessairement une bonne cause. Pour Stirner, les termes « bien » et « mal » n’ont pas de sens. L’Unique est au-delà du bien et du mal. L’Unique est unique. Cela suffit. Pourquoi chercher plus loin ? Que le divin soit la cause de Dieu, que l’humain soit la cause de l’homme, tout cela est compréhensible. Mais Ma cause est « le Mien » : « elle n’est pas générale, mais…Unique, comme Je suis unique. » Si bien que Stirner peut écrire — mais Je l’ai pensé bien avant lui (et sans lui) : « Pour Moi, il n’est rien au-dessus de Moi ! » « J’ai fondé ma cause sur rien… » Il s’agit d’une phrase ma‑ gnifique, Je trouve. C’est un cri d’allégresse, faisant signe en

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direction d’une naïveté retrouvée. Celui qui fait sienne cette phrase retourne d’un seul coup à l’enfance ; il redevient cet être qui n’a d’autres soucis que de vivre, que d’affirmer son existence, face aux autres et face au monde. Il se trouve, par là même, libéré des liens — multiples et complexes — qui l’enchaînent à la société. Dans la deuxième partie de L’Unique et sa propriété, Stirner interpelle violemment son lecteur, comme il le fait à plusieurs reprises dans son livre : « Aucune cause, aucun soi-disant “intérêt supérieur du genre humain”, aucune “cause sacrée” ne vaut que Tu la serves, que Tu t’en occupes pour l’amour d’elle. » Stirner en revient ainsi à l’affirmation inau‑ gurale de L’Unique et sa propriété — qui contient tout le livre, en un sens. La seule « bonne cause » de l’Unique est la sienne. Stirner invite alors son lecteur à s’inspirer des enfants, faisant écho à un passage des évangiles, auquel il renvoie explicite‑ ment. Voici le passage en question : « À cette heure-là, les disciples s’approchèrent de Jésus et lui dirent : Qui donc est le plus grand dans le Royaume des cieux ? Appelant un enfant, il le plaça au milieu d’eux et dit : En vérité, je vous le déclare, si vous ne changez et ne devenez comme les enfants, non, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux. » (Mt 18, 1-3) « Devenez comme des enfants… » À la suite de Jésus, Stirner pense aussi que les enfants sont dans la vérité. Pour‑ quoi ? Parce que « les enfants n’ont pas d’intérêt sacré et ne savent rien d’une “bonne cause”. Mais ils n’en savent que plus exactement vers quoi leurs penchants les portent, et ils mettent toutes leurs forces à trouver les moyens d’y atteindre. » Deve‑ nons comme des enfants : Jésus et Stirner sont d’accord — ce ne sera pas la dernière fois, Je te prie de Me croire.

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Si l’enfant constitue une sorte de « modèle », le « jeune homme » (ou l’adolescent) est un « contre-modèle ». C’est l’ennemi à abattre — en chacun de nous, pour commencer. Car le jeune homme est « l’être spirituel » et « l’idéaliste » par excellence. Il méprise ce qui est « simplement corporel » et s’attache à des causes plus hautes : des pensées élevées, des idéaux, des êtres spirituels. Comme Dieu. Ou le Pape. Ou en‑ core la Patrie. Ou la Vérité. Que sais-Je encore… Il va sacrifier sa vie pour ces causes, alors même qu’elles ne sont pas sa cause à lui. Il va se nier, mourir à lui-même, se tuer — l’idiot ! — au nom de ce qui ne le regarde pas, de ce qui exploite son en‑ thousiasme, de ce qui l’asservit. À moins que le « jeune homme » ne devienne finalement un adulte — ou redevienne un enfant…. S’il fait cela, il va alors se prendre d’amour pour lui-même et va trouver plaisir à sa propre personne — telle qu’elle est. Cet homme, écrit Stirner, va acquérir « un intérêt personnel ou égoïste, c’est-àdire un intérêt non pas seulement pour son esprit, mais pour la satisfaction globale […], un intérêt intéressé. » L’homme se découvre ainsi comme esprit… incarné. Qu’est-ce qu’être égoïste ? Pour Stirner, « c’est n’accorder à aucune cause une valeur propre ou absolue, mais chercher sa valeur en Soi-même. » Je Me tourne donc vers Moi-même plutôt que vers Mes idoles — elles sont Mes créatures, non Mon créateur ! — et plutôt que vers les autres. Mes réserves intérieures sont immenses. Même en temps de disette, Je Me suffis à Moi-même, à la différence de celui qui, ne possédant rien en lui-même ou en quantité insuffisante, doit s’approvi‑ sionner ailleurs, chez les autres. Ou se distraire, fuir sa soli‑ tude — c’est-à-dire se fuir lui-même.

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Quand Albert Cossery était seul en terrasse, au Café de Flore par exemple, il arrivait qu’un serveur bien intentionné, craignant qu’il ne s’ennuie, lui apporte un journal. Cossery re‑ fusait chaque fois : « Je ne m’ennuie pas, je suis avec Albert Cossery ! » Voilà un homme qui avait des ressources intérieures. Je tire de Moi-même ce qu’il y a en Moi ; Je le porte au jour. Je Me manifeste. Admire-Moi si tu le veux, contemple-Moi — Je te comprends. Mais Je n’attends rien de toi. Ta reconnaissance, tes prix, tes courbettes : Je n’aspire même pas à les refuser, Je veille plutôt à qu’il ne te vienne pas à l’idée de Me les offrir. Comme Dieu, Je suis qui Je suis. Prends-Moi tel quel, comme Je suis — si tu désires Me prendre, si tu le peux. M’aimant comme Je suis — car Je suis parfait —, Je vais aussi prendre le monde comme il est et le considérer comme un monde lui aussi parfait. Je n’imagine pas le monde en piètre état et Je ne veux pas le réparer — ce qui reviendrait à penser le monde réel à partir d’une idée du monde, d’un idéal du monde à partir duquel il faudrait concevoir un remodelage, une re-création. Plutôt, Je prends le monde en l’état. Il est ontologiquement parfait : il est tout ce qu’il est, c’est-à-dire tout ce qu’il peut être. Relis Spinoza pour t’en convaincre ou, mieux, ouvre les yeux. Je prends le monde pour ce qu’il est pour Moi. Il est Mien. Il est Ma propriété. Comme Stirner M’y invite (mais Je n’avais pas besoin de lui pour le faire) : « Je rapporte tout à Moi. » Je n’aspire pas à la perfection ; Je jouis d’elle et Je M’en repais. À chaque instant, Je ne fais que Me poser et Me créer. Comme Stirner, Je peux dire : « Je suis créateur et créature en une seule et même personne. »

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Je jouis aussi du monde. Je le consomme, puisqu’il s’offre à Moi. Ce que Je veux, ce qui M’intéresse, Je le prends. Tout de suite. Si Je le peux, bien sûr. Mais Mon pouvoir est grand… « J’ai fondé ma cause sur rien… » C’est un cri de guerre. C’est un cri d’insurrection. L’insurrection d’un Moi — de l’Unique — qui se dresse, d’une manière arbitraire et tota‑ lement gratuite. C’est le cri de celui qui assume n’avoir ni cause — autre que la sienne —, ni but. C’est un cri de protestation contre la société. La société voudrait Me faire servir sa cause ; elle M’invente un devoir auquel Je devrais Me soumettre. Elle cherche à Me faire sen‑ tir coupable de lui nuire, de ne pas être un bon citoyen. Elle voudrait même que Je travaille (pour elle), que Je lui sois utile. Quelle folie ! La société Me veut à son service. Certes elle Me promet beaucoup : elle prétend Me faire accéder à la liberté générale. Quel « don » généreux de sa part ! Je ne suis pas dupe, Je connais très bien le prix de ce cadeau empoisonné : le renoncement à Ma liberté et, surtout, à Ma particularité. Le renoncement à ce que Je suis. Je n’entends pas changer la société. Sache seulement que la société n’a pas de prise sur Moi. Qu’elle Me considère comme un esclave, Je demeurerai prince ou sultan. Je suis un anarque — relis Eumeswil de Jünger, si cela t’intéresse. La société, Je la prends telle qu’elle est : ce qui compte, c’est ce que Je suis, Moi. Aux pouvoirs de la société et de l’économie, J’oppose la toute-puissance de Mon unicité. « J’ai fondé ma cause sur rien… » C’est le cri d’un grand orgueilleux, penses-tu. C’est le cri de celui qui se prend pour un dieu. De fait, Je l’ai déjà dit, le « modèle » de Stirner pour

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penser l’Unique est bel et bien Dieu (ou, du moins, un certain dieu). L’Unique se crée à partir de lui-même, en quelque sorte. Comme Dieu, qui est un grand solitaire et, on l’a vu, un grand égoïste. La création divine est une auto-création. C’est bien selon ce schéma que Stirner pense l’Unique. Si Dieu lui-même est égoïste, Je n’ai pas de raisons d’avoir honte de Mon égoïsme. « Tu es ton “propre créateur” », écrit Stirner. Je suis celui qui Me fais, Je suis Ma propre œuvre. Je suis en train de Me faire — et de Me défaire. C’est un proces‑ sus continu : la création de soi est toujours à recommencer. Car l’Unique n’est l’Unique, écrit Stirner, « qu’en s’élevant, en ne demeurant pas ce qu’il est : sinon, il serait fini, mort. » Je suis comme Dieu en tant que créateur. Mais Je ne Me conforme à aucun modèle prédéfini ou préexistant. Je M’in‑ vente au jour le jour, en vivant, en expérimentant. Faisant corps avec Mes expériences, Je prouve que J’existe en existant. En termes existentialistes : l’existence précède l’essence — mais « de peu », ajouterais-Je, à la suite du génial Jean-Baptiste Botul, reconnu comme le plus grand philosophe de tradition orale du XXe siècle3. Je n’ai rien à prouver aux autres. Je n’existe pas pour les autres. Je ne peux que leur dire : vous n’êtes pas forcés de Me croire. Lancez-vous vous-mêmes ! Allez-y ! L’aventure vous appelle !

3.

La pensée de Botul ne nous est accessible que par le biais de trans‑ criptions d’interventions orales et de fragments, rassemblés et parus aux éditions Mille et une nuits sous les titres suivants : La Vie sexuelle d’Emmanuel Kant, Landru, précurseur du féminisme, Nietzsche et le démon de midi et La Métaphysique du mou. Bernard-Henri Lévy est le propagandiste le plus illustre de la pensée botulienne. C’est tout dire !

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Libérons les forces vives de l’égoïsme, comptons sur l’intérêt personnel de chacun. Il y a plus à en tirer que de l’abnégation ou de l’oubli de soi. Mais si tout le monde pense ainsi, la société humaine ira à sa ruine, non ? Qu’en est-il du bien commun ? Le bien commun ? En tant que tel, il n’est pas Mon bien : le « bien commun » n’est qu’un autre nom de la négation de qui Je suis. Mon intérêt, s’il est Mon intérêt, ne saurait être mauvais en lui-même. En tant que tel, il est au-delà du bien et du mal. Mais cet intérêt pourrait bien être confronté à l’intérêt de l’autre, se trouver au cœur d’un conflit. D’où l’inévitable rap‑ port de forces. Il me faudra alors vaincre ou succomber. Dans la perspective de Stirner, l’Unique est nécessairement exposé à la violence… et il ne recule pas devant elle, ni ne délègue à un autre la responsabilité de l’assumer. Libérons les individus de toutes contraintes morales. Et… advienne que pourra ! La seule aventure qui M’intéresse est Mon aventure. Et pour‑ tant… Mon égoïsme n’est pas fermeture, repli, retraite. Il n’est pas non plus, nécessairement, pur affrontement à l’autre. La guerre n’est pas une fatalité (même si elle peut être drôlement agréable, car il existe des guerres amoureuses qui procurent beaucoup de plaisir, malgré les dégâts…). Pour revenir à Moi, l’ouverture au monde et aux autres n’est pas un mauvais che‑ min. « Qu’est-ce qui Me convient ? », telle est Ma question. C’est la question de l’égoïste. Mais, comme le fait remarquer

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Pierre Vandrepote, cette question ne manque pas de généro‑ sité, car l’égoïste « se la pose pour lui, non contre les autres, car il sait et désire que tous se la posent, que tous y apportent leur réponse unique. » De même, poursuit Vandrepote, la « liberté de l’Unique ne peut s’accommoder que de la liberté de tous autres Uniques. Sans doute puis-je toujours utiliser la servilité de l’autre, mais cette attitude ne me grandit pas à mes propres yeux, elle ne me renvoie que l’image de ma ser‑ vilité. Mon véritable intérêt n’est jamais dans la médiocrité : me servant moi-même, je sers l’autre. » En tant qu’égoïste, Je suis celui qui a pris (ou repris) possession de Ma propriété. Mais loin d’être attentif à Mes seuls désirs et à Mes seuls besoins, J’éprouve de la jouissance à M’ouvrir aux autres (ou à certains d’entre eux), étant entendu que cet élan n’est pas désintéressé : Je n’oublie pas que Je suis le centre et le maître du monde. Dans L’Unique et sa propriété, Stirner réinvestit positivement le terme honni d’égoïsme, et il s’en prend avec véhémence à l’idée de désintéressement : « Ceux qui recommandent à l’homme le “désintéressement” croient avoir tout dit. Qu’en‑ tendent-ils par là ? Quelque chose de semblable à la “néga‑ tion de soi”. » Le désintéressement est une démission de soi : il nous pousse à concéder un pouvoir absolu à un monde qu’on croit supérieur. « Où commence le désintéressement ? Au point précis où un but cesse d’être Notre but et Notre propriété, dont Nous pouvons disposer à Notre gré en tant que propriétaires ; où il devient un but fixe — ou une idée fixe —, commence à Nous enflammer, enthousiasmer, fana‑ tiser, bref, lorsqu’il tourne à la conviction d’avoir toujours raison et devient Notre maître. On n’est pas désintéressé aussi

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longtemps que l’on reste maître de son but […]. Je ne suis pas désintéressé, aussi longtemps que le but reste Mon propre but et qu’au lieu de Me résigner à n’être que l’aveugle instru‑ ment de sa réalisation, Je le laisse bien plutôt perpétuellement en question. Mon zèle n’en est pas pour autant moindre que celui du plus fanatique, mais Je reste en même temps d’une glaciale froideur à son égard, incrédule et irréconciliablement hostile : Je reste son juge, parce que Je suis son possesseur. Le désintéressement fleurit avec luxuriance sur les terres des possédés […]. » Dans son opus magnum comme dans « L’Anti-critique », un texte postérieur à L’Unique et sa propriété, Stirner dé‑ nonce plusieurs formes d’égoïsme : un « égoïsme couard », un « égoïsme dupé », un « égoïsme servile », un « égoïsme involontaire », et d’autres formes encore d’égoïsme. Dans ce contexte, il s’attaque à la religion et, en particulier, au chris‑ tianisme et à sa doctrine du désintéressement, qu’il qualifie d’« égoïsme incomplet ou indécis, c’est-à-dire hypocrite. » Selon Stirner, « jamais jusqu’ici, une religion n’a pu se passer de faire des promesses, que ce soit pour l’au-delà ou l’icibas (“une longue vie”, etc…), car l’homme a l’âme mercenaire et ne fait rien “gratis”. » Les chrétiens agissent « pour le salut de leur âme, donc par égoïsme ou particularité. » Le « désintéressement religieux » n’est rien d’autre qu’ « intérêt céleste ». Ainsi, pour Stirner, la religion n’est « qu’égoïsme inavoué, secret, voilé et caché. » Et il interpelle violemment ses adeptes : « Vous êtes égoïste et ne l’êtes pas, en ce que Vous niez l’égoïsme. » Inutile de dire que ces pages Me laissent froid. Du point de vue de Mon christianisme, c’est du Stirner de basse quali‑ té — il n’est pas à la hauteur de ce qu’il M’a appris (ou de ce

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que nous avons tous deux découvert) : sa critique de la reli‑ gion et du christianisme est trop morale pour M’émouvoir. Je M’attendais à ce que Stirner propose un éloge de l’immoralité des religions ou de leur instinct calculateur, qu’il se félicite de l’habileté des individus religieux à parvenir à leurs fins, qu’il s’extasie devant l’égoïsme de leur dieu… Et si Stirner lui-même a démystifié l’imposture universelle des religions, pourquoi n’en garde-t-il pas le secret pour lui-même ? Qui lui a deman‑ dé son avis ? D’ailleurs, pourquoi a-t-il décidé qu’il y aurait un bon égoïsme — un égoïsme supérieur — et un mauvais égoïsme ? Est-ce que sa critique de la morale et sa réhabilitation de l’égoïsme ne visaient qu’à M’imposer une nouvelle morale, aussi exigeante, aussi asservissante que l’ancienne ? La réappropriation de soi, si elle équivaut à l’atteinte d’un égoïsme supérieur, d’un égoïsme volontaire ou de « l’égoïsme véritable », apparaît soudainement comme une tâche morale affreusement exigeante, qui n’est pas à Ma mesure et ne Me plaît pas. J’y renonce. « J’ai fondé ma cause sur rien… » Ma cause ne peut être que la Mienne. L’Unique s’attache à ce « Mien » comme au trésor le plus précieux, comme ce à quoi, en aucun cas, il ne faut renoncer. Et pourtant, l’Unique sait aussi que ce « Mien » n’est pas grand-chose : c’est presque rien. Moi, l’Unique, Je ne suis pas sans savoir que Je viens du néant et que J’y retour‑ nerai. Le néant est Mon point de départ et Ma destination. Affirmant que Ma cause ne peut être que la Mienne, J’affirme que Mon individualité est une chance, un défi provisoire au néant — d’où elle vient et où elle retournera. J’en tire aussi la leçon qui s’impose : ne pas gâcher cette vie, ne pas gâcher Ma vie en Me soumettant — comme un idiot — à des instances

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étrangères, autres, qui M’excèderaient. Je suis à Moi-même Ma propre mesure. Ce « presque-rien » est toute Ma joie.

Chapitre V L’Unique bis

« Il m’est venu un jour, il y a peu, une pensée : le fait d’être homme, je l’ai en commun avec d’autres hommes ; le fait de voir, d’entendre, de manger et de boire, je l’ai en commun avec le bétail ; mais être ce que je suis, je ne l’ai en commun avec aucun autre homme : avec aucun autre homme, avec aucun ange, ni avec Dieu. » Maître Eckhart

M

ax Stirner est un chasseur de fantômes. Le premier fantôme auquel il s’en prend est celui de l’Homme. Stirner rejette l’être générique. Que cet être gé‑ nérique soit l’Homme ou Dieu ne change rien à l’affaire : la philosophie qui célèbre l’Homme ne vaut guère mieux qu’une théologie pieuse. Dans les deux cas, on est en présence d’une architecture conceptuelle qui s’attache à Me nier, en tant qu’individu, en tant qu’être de chair et d’os, avec Mes pas‑

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sions, Mes plaisirs, Mes malheurs, Mes bonheurs. Avec Ma santé : il n’y a pas de santé en soi. Il y a autant de santés que de corps. L’anthropologie ? C’est le dernier avatar d’une théologie qui s’ignore — il n’y en a pas de pire, si tu veux Mon avis. Moi, Je dis : pas l’Homme, mais Moi. Stirner perçoit la distance entre Moi et « l’homme en Moi », le genre humain, l’essence humaine. Tout prédicat est une menace à Ma singularité. Pour Hegel, l’Homme incarne Dieu. Ce qui, aux yeux de Stir‑ ner, a pour effet de faire de l’humanité une nouvelle autori‑ té idéologique. C’est pourquoi Stirner dit : à bas l’Homme, « Je » est suffisant. Il dit encore : « Au “Rendez hommage à Dieu” d’autrefois répond maintenant un “Rendez hommage à l’homme”. Pour ma part, Je pense bien Me réserver cet hom‑ mage. » Je dis : il n’y a rien au-dessus de Moi.

La société est un autre fantôme auquel Stirner s’en prend. La société est du côté de l’ordre et de la structure. Elle vise à être fonctionnelle et efficace. C’est pourquoi on parle à juste titre d’un ordre social et d’une mécanique sociale. L’Unique est également, pour un part, ordonné. Il a lui aussi une structure. Et il peut également être efficace et « opé‑ rationnel ». Mais il n’est pas réductible à cela. Il est également du côté du désir, du désordre et même du chaos. Il peut tra‑

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vailler mais également se montrer paresseux. C’est sa chance. Il est rationnel et réfléchi, mais également émotif et impulsif. Il est inventif, et sa créativité peut constituer, parfois, un obs‑ tacle à la bonne marche de la société : le grain de sable dans la machine. Entre la structure sociale et le désir, Moi : J’ai choisi… Le plus souvent, sans nuire véritablement à la société, Je l’utilise à Mes fins — qui sont intimes, plutôt que sociales ou politiques. Je Me crée non seulement des TAZ (Temporary Autonomous Zone, dixit Hakim Bey) mais des ZAP : des zones autonomes de paix. Je M’invente des enclaves, Je Me mets à l’abri, avec des amis — et surtout des amies — que Je choisis (et qui Me choisissent) et avec qui J’ai envie de passer du bon temps. Je tente, par tous les moyens possibles, d’agrandir l’es‑ pace de Ma vie et de l’enrichir. Si la société a une force et une vitalité, c’est à cause de la force et de la vitalité des individus qui la composent, et qui parviennent — malgré tout — à s’y épanouir. Stirner n’est pas rousseauiste. Le mythe du « bon sauvage » ne l’émeut pas. Pour lui, l’état premier n’est pas l’état de nature, ni la solitude : « La société est notre État naturel. » La société met au monde l’individu ; elle le forme en son sein. Mais deve‑ nant adulte, allant (enfin) vers soi, l’individu s’éprouve comme étranger à l’ordre social. Dans ce qui ressemble par moment à une parodie de La phénoménologie de l’Esprit de Hegel, Stir‑ ner décrit le processus de la sortie du Moi hors de la société. Là où Hegel entend subsumer l’individuel sous l’universel, Stir‑ ner propose — quelle audace, quelle folie ! — de soumettre l’universel à l’individuel et au particulier. Désormais, ce n’est plus l’État qui, dans sa toute-puissance, est l’incarnation de la

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raison et de la loi : c’est l’individu qui dicte sa loi, qui affirme sa toute-puissance. La solitude n’est pas première, mais il n’y a pas lieu d’en avoir peur. Je ne souffre pas de la solitude : elle Me nourrit. Comme le silence, qui Me comble. Je suis comme un chat : aristocrate et indépendant. Tous les hommages (ils sont nom‑ breux) et toutes les invectives (elles sont légions) dont on Me gratifie Me laissent froid. Je suis au-dessus d’eux. Tu te sens isolé et tu ressens la solitude comme une punition ? C’est peut-être que tu ne l’as pas choisie… encore. Comme Nietzsche, Je n’ai jamais souffert que de la multitude… Mais la solitude n’exclut pas la fraternité, ni l’amour — elle en est peut-être même la condition... Comme le fait remarquer Pierre Vandrepote, encore une fois si juste‑ ment, « l’unicité la plus introvertie ne trouve pas en elle-même sa propre complétude ; aussi secrètement que ce soit, elle a le désir d’être reconnue, ne serait-ce que par un. » Ou par une — par exemple, par toi, mein Einzige. Tu coïncides avec ton être social, avec ta fonction ? Ce n’est pas de la faute de la société, mais de la tienne. Tu abdiques, tu renonces à ta particularité. L’Unique n’aspire qu’à échapper à toute socialisation. Certes Je peux provisoirement et stratégiquement Me sou‑ mettre à des fictions sociales — auxquelles Je ne crois pas —, mais c’est pour mieux Me reprendre ensuite. Je ne suis le fragment d’aucune totalité. Je n’aspire qu’à posséder et à revendiquer davantage, plus fortement, Mon unicité. Il M’arrive de rêver à une société ouverte, absolument ou‑ verte, une société disponible aux désirs les plus singuliers des

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uniques qui la composent… Mais Je n’attendrai pas qu’une telle société existe pour exister, Moi l’Unique. Mon heure est maintenant. Stirner ne promet pas et n’attend pas l’avènement du « Grand Soir » ; il ne s’intéresse qu’à l’avènement du Grand Soi. Si la société idéale est introuvable, Moi, J’existe. J’existe bel et bien. Je ne suis pas une entité abstraite ; Je suis quelqu’un de bien concret, être charnel et désirant, existant dans l’im‑ médiateté de Ma présence à un monde qui est lui aussi bien concret. L’unicité n’est pas un projet, lié à l’avènement de telle ou telle société : c’est la réalité bien concrète et actuelle de l’Unique, dès lors qu’il entend se comporter — en pensée et action — en Unique. Je suis obligé de vivre dans une société dont la forme ne Me convient pas. Je n’ai pourtant pas l’idée de la changer ; et Je ne Me laisserai pas changer par elle. J’y campe comme un étranger. Je vis avec des fous, sans chercher à les guérir de leur folie. Je M’en accommode et J’y puise même de la joie. Quand le fou ne vient pas avec Moi, Je vais (provisoirement et stratégiquement) avec lui. C’est tout. Anarque plus qu’anarchiste, comme Manuel Venator, le personnage imaginé par Ernst Jünger. Et comme la plupart des personnages d’Albert Cossery, des personnages qui gardent toujours une distance sarcastique à l’égard de la société et de « l’imposture universelle ». Observons et rions. Amusons-nous un peu. Il n’y a guère mieux à faire… J’aime Stirner parce qu’il ne se présente pas comme le porteur d’une idéologie sociale : libérale, communiste ou anarchiste. Il

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n’aspire pas à telle société ou à telle autre. Il se demande : com‑ ment l’Unique peut trouver son compte ? comment l’Unique peut se servir ? Dans L’Unique et sa propriété, Stirner invite son lec‑ teur à vivre son unicité immédiatement, et de la vivre dans le cadre de la société telle qu’elle se trouve en l’état, de la société réelle — alors même qu’elle n’est pas « une société des Uniques » et se montre souvent peu accueillante à leur égard. La société est laide, ainsi que l’esprit grégaire qui y règne. On y encourage la banalité des traits. Il faudrait que tout le monde soit comme tout le monde. Dans nos sociétés dites individualistes, Je M’étonne de constater l’empressement de chacun à penser et à vivre comme tout le monde : l’individu y apparaît étrangement désindividualisé, désingularisé, confor‑ miste4. Cet individualisme de masse est évidemment tout, sauf individualiste. Inutile de dire que Je n’entends pas Me sacrifier pour la société, ni Me mettre au service de l’intérêt général — Je ne connais que Mes intérêts. La société ne Me donne pas ce dont J’ai besoin, et Je n’ai pas d’obligations ou de dettes envers elle. Pour Stirner, la société n’est pas un moi qui peut donner ou prêter ; elle est plutôt « un instrument ou un moyen, dont nous

4. Dans Syntaxe ou l’autre dans la langue, Renaud Camus insiste sur ce paradoxe : « à la revendication formulée des millions de fois, pour chacun, d’être soi-même — c’est-à-dire, aurait-on pu croire, d’assumer sans entraves son originalité, son caractère unique, irrem‑ plaçable, irréductible à la norme — semble correspondre une société où les êtres sont de plus en plus semblables, et leurs aspirations plus semblablement limitées, leurs phrases plus semblablement pré‑ visibles : plus chacun est soi-même, mieux tout le monde est pareil, médiocrement pareil. »

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pouvons tirer profit et utilité ». L’idée d’avoir à remplir des devoirs sociaux ou d’avoir à Me sacrifier pour l’intérêt supé‑ rieur de la société Me donne l’envie de prendre Mes jambes à Mon cou, de déguerpir au plus vite, et même de Me tuer. Soyons clairs : Mes droits et Mes devoirs ne sont limités que par Ma puissance…

Je ne suis pas un fantôme. C’est du moins ce que J’espère. Tu Me diras, si tu le désires, ce que tu en penses. Je suis le miracle d’une fois. « L’être est, par excellence, l’unique en son genre », écrit Martin Heidegger. Je suis Moi. Non pas « le » moi, mais Moi seulement, Unique entre les Uniques. Ich bin ich. Mon être ne saurait se dire hors de cette tautologie. Me posant, Je suis sans présupposés et sans contenu. Comme le dit Stirner, « l’unique est une énoncia‑ tion dont on concède en toute sincérité et honnêteté qu’elle n’énonce — rien. L’homme, l’esprit, l’individu vrai, la person‑ nalité, etc., sont des énonciations ou prédicats qui regorgent d’une plénitude de contenu, des phrases fortes de la plus haute richesse de pensée. À l’encontre de ces phrases saintes et éminentes, l’unique est la phrase vide, sans prétention et tout à fait commune. » Je suis indicible — comme Dieu. Car comment pour‑ rait-on exprimer l’unicité dans l’élément du général : dans une langue ? Aucune grammaire ne Me convient, ni ne Me contient. Je M’immisce arbitrairement dans l’armature de la

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syntaxe. Il Me faudrait inventer Ma propre langue — une langue non conceptuelle — pour Me dire, pour M’appro‑ cher de Mon unicité. Comme l’écrit Stirner, « l’unique est un concept sans détermination. » Il Me revient — comme à toi — de lui donner un contenu. Je suis évidemment sans devoirs. Aucune injonction n’arrive à Moi. Sinon, peut-être, à peine, celle de Me manifester ou de M’inventer. Et de Me réinventer. Délivré de tout absolu, Je change perpétuellement, au gré de Mes impulsions et de Mes désirs, et des circonstances. Pas de « loi de vie ». Pas de normes morales. Pas d’im‑ pératifs. Mais la manifestation de Celui que Je suis, le dé‑ ploiement de Mes énergies et de Ma puissance, selon les lois particulières qui Me constituent. En tant qu’Unique, Je suis créateur. Alors même que J’existe en pensant et (surtout) en agissant, Je reste irréduc‑ tible à la somme de Mes pensées et de Mes actes. Je peux — à un moment donné, quand il Me plaît — faire tabula rasa, Me décharger de fardeaux inutiles, M’alléger et M’allonger. Renier Mes appartenances, qui sont autant de chaînes. Je n’ai pas de destin. Je n’ai pas de patrie. Je n’ai pas de possessions — ou si peu —, car ce que Je possèderais risque‑ rait de Me posséder. Je conçois l’accumulation des choses, des objets et des richesses — mais aussi, éventuellement, des connaissances — comme un obstacle, comme un empêche‑ ment… Je n’ai pas de travail — même si la ruse Me permet de toucher un salaire. Moi, travailler ? Pour qui Me prends-Tu ? Un esclave ?

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J’invente Ma naissance. Écoutons Stirner : « Il est certes indéniable que Mon père M’a engendré, mais maintenant que J’ai été engendré, peu M’importent les intentions qu’il avait ce faisant et ce à quoi il pouvait bien Me destiner. Je fais ce que Je veux5. » J’invente aussi Ma vie et Ma mort. Je peux aussi M’obstiner à ne pas changer : Je deviens alors un bloc, une structure inamovible. Je M’imite Moimême, Me caricature, M’adossant à une certaine image de Moi qui Me plaît. Je M’enfonce dans la répétition, sans dévier de Ma routine. Si l’innovation est un plaisir, la répétition est souvent une béatitude. Il y a, de même, des fidélités qu’il Me plait de nourrir, parce qu’elles ne sont pas des chaînes mais des ailes. Je suis pour Moi-même Ma Loi — Je n’en accepte aucune autre. Fais-en ton parti. Il n’y a d’existence individuelle qu’à ce prix. Cela procure une ivresse particulière. Un vertige aussi. Cela te fait peur ? Nécessairement. Je te comprends. Tu es peut-être même terrorisé — il n’est pas facile d’accepter d’être la mesure de tout. « Je suis la mesure de tout », écrit Stirner. « …der Mensch das Mass von allem, sondern dass Ich dieses Mass sei. » Passage que Galissaire traduit ainsi, « ce n’est pas l’homme, mais le Moi qui est la mesure de toute chose ». Le traducteur passe ainsi, subrepticement, de la posture du « Je » (Ich) singulier qui parle (donc la posture de l’Unique) à la posture du « Moi »

5.

Ma fille Sophie-Élisabeth est très stirnérienne à ses heures. Un jour, pour montrer qu’elle avait bien compris Stirner, elle s’est tournée vers sa mère et lui a dit : « Tu ne m’as pas accouchée ; je suis sortie toute seule ! » Elle n’a pas encore publié de livres, mais le lecteur curieux pourra voir ses publications sur Instagram (@sophie.nault).

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(le Moi), qu’il est tentant d’envisager comme « l’essence de l’individu » ou comme un « sujet ». Ce qu’il n’est évidemment pas, sauf à vouloir réintroduire de nouveaux principes despo‑ tiques à la place des anciens principes despotiques. Loin de l’Être et loin de l’Homme, l’Unique traverse les modèles ; il ne s’y conforme pas. Aucune antécédence normative : avant Moi, il n’y a rien, il n’y a que Moi. Je ne prétends pas être un modèle pour quiconque. Mon organisation et Ma structure ne sont pas échangeables ou tra‑ duisibles. Ma pensée est singulière, de même que Ma sen‑ sation. Je suis l’Unique. Tu n’as pas nécessairement besoin de ce dont J’ai besoin, pourquoi voudrais-Je te l’imposer ? Mon désir et Ma forme d’être ne correspondent pas aux tiens. J’aime manger un œuf, pourquoi t’interdire d’en avaler une douzaine chaque matin, s’il te plaît de le faire ? Il est dangereux d’être exposé — sans défense — à ses propres gouffres. Mais comme le dit Rainer Maria Rilke dans ses Lettres à un jeune poète, « les dragons de nos vies sont peut-être des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux… » La peur est trop grande, l’angoisse trop forte, l’anxiété trop intense… et te voilà qui t’invente des lois, des règlements, des codes sécuritaires dont tu deviens la première victime. Je suis impertinent et impondérable. Insoumis et indocile. Je suis l’Unique. J’agis à Ma guise, comme un adorable. Je parle à la première personne, et Je M’affirme unique. Je suis l’Unique, Je n’ai rien de commun avec toi. Mais rassure-toi, Je ne te suis pas non plus hostile. Si Je poursuis toujours Mon intérêt, il n’est pas exclu que Mon intérêt rencontre le tien. Il

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se peut que tu M’intéresses… Mais ce qui Me plait chez toi, c’est souvent ta différence : une différence profonde et radi‑ cale. Entre nous, aucune commune mesure — et donc aucune hiérarchie : « Je ne veux rien être ou rien avoir de particulier par rapport aux Autres, Je ne réclame aucun privilège sur eux, Je ne Me mesure pas non plus d’après eux et ne prétends en général à aucun droit. Je veux simplement être et avoir tout ce que Je peux être et avoir, et peu M’importe que d’Autres soient et aient quelque chose de semblable : ils ne peuvent ni être, ni avoir autant ni la même chose. Je ne leur fais aucun tort, pas plus que Je ne fais tort au rocher parce que J’ai sur lui la “supériorité” du mouvement. S’ils pouvaient avoir ce que J’ai, ils l’auraient. » Toi ? Tu arrives de biais, par un chemin de travers, par où Je ne t’attendais pas…. Tu M’échappes, t’enfuis, te dérobes… et c’est très excitant ! Cela Me plaît. Si tu ne M’intéresses pas, ce n’est pas dramatique ; Je ne te veux pas de mal : simplement, Je passe sans te voir. Qui suis-Je ? Un abîme de désir, un chaos, un flot de passions innommables. Je suis l’Unique : un être désirant, par-dessus tout — avant d’être un être pensant… Sur ce plan, Spinoza ne dit pas autre chose que Stirner : Je n’existe qu’à persévérer dans l’être. Je suis incomparable. Ma chair n’est pas ta chair. Je suis qui Je choisis d’être. Fais comme Moi, si tu veux. Je n’appartiens pas au genre humain. « Je suis le genre hu‑ main », ainsi s’exprime l’Unique. « Je suis propriétaire du genre humain, Je suis le genre humain et Je ne fais rien pour le bien d’un autre genre humain. » Quant à toi, « Tu es fou si,

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genre humain unique, Tu Te gonfles jusqu’à vouloir vivre pour un autre que celui que Tu es. » Chaque individu est unique en son genre, seul de son espèce. Stirner est le penseur de la non-appartenance ou, ce qui re‑ vient au même, le penseur de la séparation radicale. Rien de ce que tu peux dire de Moi n’est Moi : J’excède et Je déborde de tous les côtés. Je ne possède aucun attribut : ce dont Je suis propriétaire, c’est Mon exception, c’est-à-dire ce qui fait de Moi quelqu’un d’absolument unique. Selon Stirner, « l’Unique arrivera bien à se dégager, grâce à ses œuvres, de la société, mais celle-ci ne produira jamais un Unique. » Je suis singulier et Mon être ne peut se dire, ni être contenu. Stirner critique toutes les tentatives visant la submersion de la singularité. Ma bizarrerie (Eigenheit) s’inscrit ailleurs, sur une autre scène, dans un espace autre : elle est pure affirmation, sans contenu, impensable. Je ne suis pas un spécimen mais un énergumène. Je ne suis pas un exemple, le décalque d’un modèle. Je n’aspire pas à ressembler à un autre : J’invente les formes mêmes de Ma sainteté. Je refuse de Me laisser nommer par celui qui prétend avoir accès à l’essence, à Mon essence. Suis-Je sans déterminations ? Bien sûr que non, mais J’invente des manières de dérégler ces déterminations. Ramenant toutes choses à Ma singularité, Je peux enfin commencer à vivre, vivre conformément à Ma nature, Ma na‑ ture propre — c’est-à-dire non aliénée.

Chapitre V — L’Unique bis 83

Vis ta vie. Brûle la chandelle par les deux bouts, si cela te chante. Moi, souvent, J’aime bien contempler, ruminer, cogiter et mijoter, étudier… C’est la vie, aussi. Il n’y a pas de mauvais plaisirs, si ce sont les Miens. Le Moi est l’unique réalité. « Je ne suis pas un Moi à côté d’autres Moi, mais le seul Moi : je suis Unique. » Et J’ai faim, énormément — pourquoi ne manger qu’un jour sur deux ? J’ai faim de toi et du monde. Je consomme, Je veux avoir plus, pour être plus. Je ne vis pas pour le compte d’un autre. Ni ne demande à quiconque de vivre en fonction de Moi. Je ne fais pas à autrui ce que Je ne veux pas qu’il Me fasse, car nous n’aimons peutêtre pas les mêmes choses. Toi aussi : viens à toi ! S’il-te-plaît…

Chapitre VI Le propriétaire

« Jette mon livre ; dis-toi bien que ce n’est là qu’une des mille postures possibles en face de la vie. Cherche la tienne. Ce qu’un autre aurait aussi bien fait que toi, ne le fais pas. Ce qu’un autre aurait aussi bien dit que toi, ne le dis pas, — aussi bien écrit que toi, ne l’écris pas. Ne t’attache en toi qu’à ce que tu ne sens qu’en toi-même, et crée de toi, impatiemment ou patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres. » André Gide Les nourritures terrestres

C

e qui s’écrit dans les livres des autres n’est jamais vrai. Il faut écrire son propre livre. Toujours. Mais Mon livre peut bien puiser dans ceux des autres. Pourquoi M’en priverais-Je ? En faisant cela, J’en deviens le propriétaire, et J’en use à Ma guise, leur faisant dire ce qui Me convient. Et seulement

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cela. C’est bien ainsi que Je procède avec L’Unique et sa propriété, comme tu as pu le constater. Pour Moi, ce n’est pas un livre sacré, pas plus que n’importe quel autre livre, même si J’aime bien M’y plonger et M’en nourrir. Mais pourquoi Me limiter à ce livre, la bible elle-même peut bien devenir — si Je le désire — Mon livre. Je peux M’en nourrir et y chercher des aliments pour nourrir Ma pen‑ sée — car Je ne renonce jamais à Ma pensée ou à Mes pensées, Je ne les subordonne jamais à celles des autres, fussent-elles des pensées tirées de la bible elle-même. Sauf s’il Me plait de le faire. Les pensées des autres comme leur folie peuvent Me séduire… Je ne cherche pas non plus à être enchaîné à Mes propres pensées, qui sont peut-être Mes pensées d’hier, mais pas celles d’aujourd’hui. Comme le dit Stirner, « si Tu es lié à Ton heure passée, force T’est de marmonner aujourd’hui ce que Tu mar‑ monnais hier, car Tu ne peux Te transformer à tout instant et Tu Te sens figé et enchaîné comme un esclave. » Ou encore, comme le dit Michel Foucault dans L’Archéologie du savoir : « Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état-civil ; elle régit nos papiers. » Je peux également détruire Mes pensées actuelles, si Je le désire. Car Mes pensées — comme toutes les pensées — tendent à gé‑ néraliser et, de ce fait, à passer à côté du particulier. Je Me méfie également de toutes les institutions qui, en tant qu’institution, tendent à Me nier, en tant qu’Unique, en tant qu’individu. C’est en s’appuyant sur la bible, en y puisant à son gré, que Stirner peut affirmer que « la liberté est la doctrine du chris‑ tianisme ». Les textes du Nouveau Testament portant sur la

Chapitre VI — Le propriétaire 87

liberté sont nombreux, si bien que Stirner n’a aucune difficulté à en trouver quelques-uns pour étayer son argumentaire. Dans un passage de la première lettre de Pierre consacré au devoir des chrétiens face aux autorités, on retrouve l’injonction sui‑ vante : « Comportez-vous en hommes libres ». (1 P 2,16) La lettre de Jacques contient un appel semblable : « Parlez et agis‑ sez en hommes appelés à être jugés d’après la loi de liberté. » (Jc 2,12) Le thème de la liberté (eleutheria) et de la libération (eleutherôsis) est également omniprésent dans le corpus pau‑ linien. Je ne cite que deux extraits de la lettre aux Galates : « Vous, frères, c’est à la liberté que vous avez été appelés » (Ga 5,13) ; « C’est pour que nous soyons vraiment libres que Christ nous a libérés. Tenez donc ferme et ne vous laissez pas remettre sous le joug de l’esclavage. » (Ga 5,1) Les chrétiens sont des adeptes de la liberté. Ou du moins ils devraient l’être s’ils croyaient ce qu’ils disent. Ils vont jusqu’à penser Dieu comme un « être libre » : « les chrétiens ont représenté dans leur “Dieu” la manière dont on peut n’agir que de sa propre initiative et sans se préoccuper d’autre chose. Dieu agit “comme il lui plaît”. » C’est là une riche proposi‑ tion théologique, pense Stirner, une proposition dont on n’a malheureusement pas tiré les conséquences. Car « l’homme, ce fou, qui pourrait faire exactement la même chose, doit au contraire agir “comme il plaît à Dieu” ! » Dieu agit à sa guise, au gré de ses fantaisies. Pourquoi n’en ferais-Je pas de même ? Obéir à Dieu, aux devoirs, aux lois, etc. Du vent, tout cela n’est que du vent… Ce sont des inventions, créées par ceux qui se prennent pour le diable en personne : ils se font peur à eux-mêmes, ils s’effraient devant le miroir. Leur nudité

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leur fait honte, leur nature les terrifie. Ils s’imaginent entachés d’un péché originel et se prennent pour des démons. Honte à ceux qui les ont corrompus, qui ont semé en eux la mauvaise herbe du mépris de soi. Pour Ma part, guéri de cette maladie, refusant le mépris de Moi-même, Je peux faire comme Dieu et agir Moi aussi à Ma guise. Ne suis-Je pas de la famille du Très-Grand, comme le chantent les Psaumes ? « Je le dis bien : Vous êtes des dieux, vous tous, vous êtes de la famille du Dieu très-haut. » (Ps 82,6) Une phrase scandaleuse ? Une erreur glissée par erreur dans la bible ? Je ne pense pas. Jésus lui-même ne la cite-t-il pas à l’appui de sa propre divinité ? « Les Juifs ramassèrent de nou‑ veau des pierres pour les jeter contre lui. Jésus leur dit alors : Je vous ai fait voir beaucoup d’œuvres bonnes de la part du Père. Pour laquelle de ces œuvres voulez-vous me tuer à coups de pierres ? Les Juifs lui répondirent : Nous ne voulons pas te tuer à coups de pierres pour une œuvre bonne, mais parce que tu fais insulte à Dieu : tu n’es qu’un homme et tu veux te faire Dieu ! Jésus répondit : Il est écrit dans votre loi que Dieu a dit : Vous êtes des dieux. Nous savons qu’on ne peut pas supprimer ce qu’affirme l’Écriture. Or, Dieu a appelé dieux ceux auxquels s’adressait sa parole. Et moi, le Père m’a choisi et envoyé dans le monde. Comment donc pouvez-vous dire que je fais insulte à Dieu parce que j’ai déclaré que je suis le Fils de Dieu ? » (Jn 10,31-36) Je peux, de même, prendre Dieu comme Ma source d’inspi‑ ration en tant qu’il ose, lui, s’affirmer comme Unique. Il est sans pareil. Je le suis également.

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Je rejoins Dieu de la sorte, Je M’unis à lui — non pas à la manière (impersonnelle) des mystiques religieuses (qui M’in‑ cite à Me fondre dans le Grand Tout, à disparaître comme individu), mais au contraire à assumant jusqu’au bout Ma singularité, Mon unicité, Ma particularité. Ce n’est pas en Me fuyant que Je risque de trouver Dieu — quelle farce ; c’est plutôt en revenant à Moi. C’est là qu’il M’attend, s’il M’attend. Ce n’est pas à Moi de lui dire quoi faire — et réciproquement. Telle est l’entente tacite entre lui et Moi. Expulser Dieu ne M’apparaît pas nécessaire, si Je demeure toujours le propriétaire de Moi-même. Sa grandeur ne porte aucun ombrage à la Mienne ; Je ne vois pas en quoi la Mienne lui serait un outrage non plus : « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant », comme le dit Irénée de Lyon. Ma particularité est scandaleuse pour la société ; celle-ci préfère la « nature humaine ». Il n’y a pas de réconciliation possible entre Ma particularité et la société. Mais ce scandale ne Me fait pas reculer. Il augmente Ma résolution et redouble Mon plaisir. Tant de jouissance est presque insupportable — J’ai envie de rire aux éclats, tel un dément. J’essaie en vain de Me retenir. D’ailleurs, pourquoi le ferais-Je ? J’ai fondé Ma cause sur rien, c’est-à-dire en Moi, l’Unique. Je suis propriétaire de Mon pouvoir, quand Je Me reconnais comme Unique. Je suis libre en affirmant Ma liberté : ce sont Mes actes qui attestent de Ma liberté. La particularité (Eigenheit) n’est pas tellement différente de la liberté (Freiheit). Être libre, c’est être propriétaire de soi. C’est une liberté complète qui s’exerce, qui est effective : la particularité est une liberté qui a trouvé son « mode d’em‑ ploi ».

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Mais il faut faire attention de ne pas faire de la « parti‑ cularité » un concept…. Elle n’a rien à voir avec une idée : comme la liberté, la morale ou l’humanité. Pour Stirner, « elle n’est qu’une description du propriétaire ». Dieu ne Me tient pas en son pouvoir. Pas davantage que les autorités, la société ou la loi. Je suis Mon Moi propre. La sen‑ sualité non plus ne Me tient pas en son pouvoir : elle n’est pas Mon ennemie — loin de là —, mais elle n’est pas non plus Mon maître. Car Je ne veux pas devenir l’esclave de quiconque, pas davantage de Mes pulsions. Rien ne Me tient en son pouvoir. Je suis propriétaire de Moi-même et ne poursuis que Mon in‑ térêt : « ce qui m’est utile, à Moi qui m’appartiens Moi-même en propre, voilà ce que poursuit mon intérêt personnel. » Propriétaire de Moi-même, Je jouis de Mon être et cultive Ma sérénité, ne Me laissant pas déranger par les fâcheux. Malgré tout, Je ne manque pas de curiosité pour l’autre, par exemple pour celle qui — en ce moment — embellit Ma vie. Cette autre et sa délicieuse folie, Je les rejoins par l’exploration de Ma propre particularité et de Ma propre folie — davan‑ tage que par l’oubli de Moi. C’est ainsi que nos folies peuvent communiquer entre elles. Mais d’autrui, Je ne suis pas dépendant. Propriétaire, Je suis libéré du « monde des idées », qui cherche à M’écraser de son joug, mais aussi des autres qui tentent de M’asservir. Le propriétaire est un ancien dépossédé, un esclave devenu libre. Il n’est pas disposé à ce qu’on lui remette des menottes aux mains. Chez Nietzsche, la liberté est une longue quête, le ré‑ sultat d’un pénible travail sur soi. Une discipline de fer est requise pour obtenir des résultats. Chez Stirner, les choses se

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présentent autrement : dès lors qu’on libère le plancher des idées fixes et des fantômes, l’Unique est prêt à se manifester. Ma liberté est bien le résultat d’un processus d’émancipation, mais non d’une interminable ascèse. Une simple opération de nettoyage est nécessaire ; deux ou trois coups de balais. Le monde est Ma propriété du moment que Je le décide, et que J’agis en conséquence. Paresseux comme Je suis, cette perspective M’enchante… Mais Je sais aussi que la paresse elle-même demande par‑ fois — pas toujours, heureusement — un peu d’effort, et qu’un certain travail sur soi est quelquefois nécessaire pour y parvenir… La particularité est une liberté en acte, une liberté pleine : elle se déclare et s’affirme. « Vous avez la nostalgie de la li‑ berté ? Pauvres fous ! Prenez le pouvoir, et la liberté viendra d’elle-même ! » La liberté ne se défend pas. Pour Stirner, une liberté qui suppose des médiations n’est pas à la hauteur de son nom. Une liberté strictement formelle est une liberté aliénante ; ce n’est pas une liberté. De même, une liberté n’en est pas une si elle est au service d’autre chose, comme l’État, la morale ou encore la loi. « Toutes choses me sont données par mon père », s’ex‑ clame Jésus (Mt 11,27). Je peux en dire autant que lui. Le monde, dès lors qu’il a été dédivinisé, cesse d’apparaître plus fort que Moi et devient Ma propriété. Le monde n’est pas sa‑ cré. Il est à Ma mesure et Je peux le traiter comme il Me plaît, selon Mon bon plaisir. Si Je le désire, Je peux exercer sur lui Mes pouvoirs miraculeux. Je n’ai pas besoin de demander à un autre d’augmenter ma foi (Lc 17,6). Quand je vois un syco‑ more — il y en a plusieurs dans le faubourg Saint-Jean-Bap‑

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tiste où J’habite en ce moment —, Je lui dis : « Déracine-toi et va te planter dans le fleuve St-Laurent. » Et il M’obéit. Je suis capable de faire tout ce qu’il est possible de faire : « Tout est possible à qui a la foi. » (Mc 9,23) « Je suis le maître du monde », s’exclame Max Stirner. Ou encore : « Je suis propriétaire de tout. » Je crie plus fort que toi, cher Max ! Donc Je gagne : encore et toujours. Ou, mieux, nos cris se s’entremêlent, s’enrichissent, inventent des harmoniques inédites. J’assure Ma liberté face au monde en l’appropriant, en le faisant Mien. Je le gagne en en prenant possession. Comment ? Pour Stirner, tous les moyens sont bons : par un acte de vio‑ lence quelconque, par la persuasion, par l’hypocrisie ou le vol, etc. Je suis — nécessairement — un criminel. Stirner n’exclut pas non plus la prière comme un moyen d’appropriation du monde. Pourquoi pas ? Ce qui est vrai du monde l’est également de l’esprit, selon Stirner : « De même que le monde considéré comme propriété est devenu un matériau que J’utilise selon ma volonté, l’esprit considéré comme propriété doit aussi n’être plus qu’un maté‑ riau, devant lequel Je n’éprouve plus aucune terreur sacrée. » Ce qui implique, d’une part, que « Je ne frissonnerai plus devant aucune pensée, aussi osée et diabolique qu’elle appa‑ raisse, parce que, si elle menace de devenir trop embarrassante et insatisfaisante pour Moi, sa mort est en mon pouvoir. » Bref, Je suis plus fort que Mes pensées. Je ne suis pas davantage effrayé devant certains actes, « sous prétexte qu’un esprit d’impiété, d’immoralité ou d’il‑ légalité l’habite ». Je suis criminel et Mon crime fait partie de Ma perfection, il témoigne de Mon pouvoir. « Qu’est-ce donc que Ma propriété ? Uniquement ce qui est en mon pouvoir ! À

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quelle propriété ai-je droit ? À celles, à toutes celles auxquelles Je M’autorise ! » Ainsi Ma propriété recouvre le domaine de Mon pouvoir. Or, celui-ci est grand puisque — Je le répète, écoute-Moi bien ! — Je suis le maître du monde. Voilà que Je M’exalte un peu. Devrais-Je demander pardon, M’excuser d’être joyeux et un brin survolté ? Jamais. Car Je nierais Ma particularité si Je renonçais à Moi-même — à la moindre part de Moi-même — en face d’autrui. Non, Je ne cède pas, Je ne transige pas, Je ne Me rends pas. Je ne renonce pas à Moi-même, Je ne Me soumets pas, Je ne capitule pas. Je suis ferme et intransigeant, s’agissant de défendre Ma par‑ ticularité. J’assume Ma particularité jusqu’au bout, quoi qu’il M’en coûte. Je n’ai que cela — ce qui n’est pas rien. Que tu le veuilles ou non, tu es toujours toi-même… Et, au fond de toi, tu n’es pas prêt à renoncer à toi-même au profit d’un autre. Tu ne t’oublies jamais. Tu es là. Ou tu as rendez-vous avec toi-même. Prends ce fait au sérieux et éman‑ cipe-toi. Tout de suite. La liberté n’est pas un idéal lointain et inaccessible. C’est la propriété immédiate de toi-même par toimême. Je peux t’inviter à le faire, mais Je ne peux pas le faire à ta place. Deviens propriétaire. L’accès à ta propriété est non seulement réalisable, elle se réalise dès lors que tu le décides. La propriété n’est pas la possession d’un bien quelconque : comme une maison ou une nouvelle paire de chaussures. La propriété, c’est « l’identité de l’homme avec ses manifesta‑ tions et, avant tout, avec son existence individuelle propre. » (Fleischmann) En définitive, l’unique propriété de l’Unique est son unicité ; un « bien » aussi secret, inconnaissable même,

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est nécessairement à la fois peu de chose et ce qu’il y a de plus précieux au monde. J’existe, Je suis là. Un arbitraire absolu, sans nécessité aucune. C’est le secret de Mon charme. Une pure grâce (χάρις).

Chapitre VII L’Évangile selon Moi

« Sans doute, il est anarchiste […], il rejette et combat l’autorité des prêtres, la morale hypocrite et officielle, le tra‑ ditionalisme, la loi écrite et imposée ». E. Armand

L

e Christ est, pour Moi, l’artiste de l’âme individuelle. Il sait que l’âme a aussi une part collective, mais elle l’inté‑ resse assez peu finalement. Il s’en méfie peut-être. Ou, à tout le moins, cette part collective n’est pas essentielle à ses yeux : « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui ap‑ partient à Dieu. » (Mc 13, 13-17) Ainsi le Christ est, pour Moi, un aristocrate, regardant avec détachement les « affaires du monde ». Au deuxième siècle, Celse va attaquer les chrétiens en leur reprochant d’être « les ennemis du genre humain », sous prétexte qu’ils ne s’intéressaient pas aux questions poli‑ tiques… Les choses n’en resteront pas là, comme chacun sait.

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Le Christ est, pour Moi, celui qui introduit une religion d’amour. Je le vois comme un individu amoureux, intéressé par la puissance de vie que recèle l’amour, et non par la mort. Le Christ est loin d’être un ascète. Dans les Évangiles, il ap‑ paraît plutôt comme un bon vivant, qui est loin de mépriser le boire et le manger. Ce qui semble même avoir provoqué un malaise parmi ceux qui avaient connu Jean le Baptiste, le mangeur de sauterelles. Si l’on se base sur le témoignage de l’évangéliste Luc, Jésus semble d’ailleurs avoir été bien au fait de ce que les « bonnes gens » pensaient de lui, de son art de vivre et de ses mauvaises fréquentations : « Jean le Baptiste est venu, il ne mange pas de pain, il ne boit pas de vin, et vous dites : Il a perdu la tête. Le Fils de l’homme est venu, il mange, il boit, et vous dites : Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des collecteurs d’impôts et des pécheurs. » (Lc 7, 33-34) Dans l’évangile selon Luc, ce petit discours de Jésus est immédiatement suivi d’un récit qui vient en quelque sorte l’illustrer (Lc 7, 36-50). La scène se passe dans la maison d’un Pharisien, qui l’a invité à manger avec lui. S’étant mis à table, Jésus voit alors s’approcher une femme de la ville, une pé‑ cheresse. L’évangéliste décrit alors une scène, dont la charge érotique est assez troublante : « Apportant un flacon de par‑ fum en albâtre et se plaçant par-derrière, tout en pleurs, aux pieds de Jésus, elle se mit à baigner ses pieds de larmes ; elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers et répandait sur eux du parfum. » La réaction du Pharisien ne se fait pas attendre : « Si cet homme était un prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu’elle est : une pécheresse. »

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Des paroles du Christ sur le jugement, Je retiens celle-ci : « Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés ; remettez, et il vous sera remis » (Luc 6, 37). Jacques et Paul, dont les perspectives sont par ailleurs si différentes, reprendront plus tard, presque avec les mêmes mots, l’enseignement du Christ : « Qui es-tu pour juger le prochain ? » (Jc 4, 12) ; « Qui es-tu pour juger un serviteur d’autrui ? » (Rm 14, 4). Pour le Christ, l’éternité s’éprouve d’abord dans la vie ellemême, ici et maintenant. La vie éternelle se déploie dans l’im‑ manence d’une vie vécue avec intensité et plénitude. La vie avant la mort l’intéresse beaucoup plus que la vie après la mort. Le Christ est, pour Moi, celui qui rejette la pulsion sacrificielle. C’est pourquoi il aime citer la parole d’Osée : « C’est la miséri‑ corde que je veux, non le sacrifice. » (Os 6,6 ; voir notamment Mt 9,13) Se sacrifier ? Quelle idée ! Pourquoi ? Et surtout pour qui ? Ce n’est pas ce que Dieu demande. Le Christ n’est pas un théologien : les théories semblent l’in‑ téresser assez peu. Les doctrines et les croyances le laissent de glace. Il refuse généralement d’entrer dans des débats avec les Pharisiens concernant l’interprétation de la Loi. Ce qui l’intéresse, c’est un certain art de vivre, une certaine pratique, une certaine manière d’être. Le Christ est, pour Moi, l’ennemi de la violence. Il est celui qui dit à son disciple : « Remets ton épée à sa place, car tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée. (Mt 26, 52) Mal‑ gré tout, il n’est pas complètement contre la vente d’armes. À

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une occasion, il recommande même à ses disciples de s’acheter des épées : « Maintenant, par contre, celui qui a une bourse, qu’il la prenne ; de même celui qui a un sac ; et celui qui n’a pas d’épée, qu’il vende son manteau pour en acheter une. » (Lc 22, 36) Le Christ est contre la violence, mais il n’est pas stupide : il sait bien qu’il faut parfois se défendre. Consentir à être une victime ne met pas un terme au cycle de la violence, mais le nourrit. Quand le Christ conseille de « tendre l’autre joue » à celui qui nous « gifle sur la joue droite » (Mt 5,39), il ne nous recommande pas de subir passivement la violence mais de l’affronter avec force. Tendre l’autre joue à l’agresseur, c’est lui dire : « Je suis plus fort que toi, tu ne m’auras pas. » Il faut aussi se rappeler que nous n’avons que deux joues, ce qui d’entrée de jeu fixe une limite stricte au déploiement de la violence, à ce qu’il est acceptable de tolérer. Le Christ est, pour Moi, celui qui ne recule pas devant Pilate ou devant d’autres autorités. Il ne recule devant personne. Il est sans peur. Il tient tête à quiconque, assuré d’être dans sa vérité — et même d’être « la vérité ». Moi aussi, Je suis la vérité. Le Christ est, pour Moi, celui qui sauve la femme adultère de la lapidation. Mais il est aussi celui qui sauve ses bourreaux, en leur demandant : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. » (Jn 8,8) Il est raconté qu’après avoir entendu ces paroles, les scribes et les pharisiens « se re‑ tirèrent l’un après l’autre, à commencer par les plus âgés ». (Jn 8,9) Ils « se retirèrent l’un après l’autre », comme des individus seulement peuvent le faire, alors qu’ils existaient auparavant comme les membres d’un groupe — « les scribes et les phari‑

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siens ». La parole du Christ a le pouvoir de faire advenir des individus libres là où il n’y avait que des fonctionnaires de la loi, enchaînés dans leurs rôles, dans leurs fonctions, dans leurs personnages sociaux. Le Christ est, pour Moi, l’homme qui aime les femmes. Il se laisse toucher par elles. Au sens figuré comme au sens propre — à une occasion, on le voit même faire fi des règles de pureté rituelles interdisant le contact avec une femme af‑ fligée de pertes de sang (Mc 5, 21ss). Le Christ est, pour Moi, celui qui oppose à la lettre de la Loi divine la force de sa propre parole : « Moi je vous dis… » Comme Stirner, le Christ a du front. Le Christ est, pour Moi, celui qui se retire seul pour prier — à l’écart, tranquille. Il le fait surtout quand son enseignement soulève l’enthousiasme populaire : « On parlait de lui de plus en plus, et de grandes foules s’assemblaient pour l’entendre et se faire guérir de leurs maladies. Et lui se retirait dans les lieux déserts et il priait. » (Lc 5,15-16) Aussi bien dire que le Christ manque terriblement d’ambition… Sachant qu’il faut bien que le gouvernement perçoive des sommes d’argent pour construire des trottoirs, le Christ payait ses impôts comme tout le monde. L’évangile de Ma‑ thieu contient un épisode savoureux sur le sujet : « Comme ils étaient arrivés à Capharnaüm, ceux qui perçoivent les di‑ drachmes s’avancèrent vers Pierre et lui dirent : Est-ce que votre maître ne paie pas les didrachmes ? — Si, dit-il. Quand Pierre fut arrivé à la maison, Jésus, prenant les devants, lui

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dit : Quel est ton avis, Simon ? Les rois de la terre, de qui perçoivent-ils taxes ou impôt ? De leurs fils, ou des étran‑ gers ? Et comme il répondait : Des étrangers, Jésus lui dit : Par conséquent, les fils sont libres. Toutefois, pour ne pas causer la chute de ces gens-là, va à la mer, jette l’hameçon, saisis le premier poisson qui mordra, et ouvre-lui la bouche : tu y trouveras un statère. Prends-le et donne-le-leur, pour moi et pour toi. » (Mt 17, 24-27) « Les fils sont libres… » Ils font donc ce qu’ils veuillent. Tant pis pour les trottoirs ! Malgré tout, le Christ estime qu’il est plus simple de payer ses impôts, de rendre au pouvoir poli‑ tique son « dû » — tout en ridiculisant ce pouvoir avec une his‑ toire de pêche ! En général, le rapport de Jésus aux pouvoirs politiques et religieux est polémique : il faut leur obéir quand on y est forcé, mais sans se soumettre vraiment. À la violence politique et religieuse, il s’agit d’opposer l’arme redoutable de la dérision — pour reprendre un mot cher à Albert Cossery. Le Christ est, pour Moi, celui qui est libre. Il méprise les conventions, il défie les interdits. Il en fait à sa tête. Il n’ignore pas les lois et les règlements, les usages et les mœurs, mais il ne vit pas dans un univers de devoirs et d’obligations morales : sa vie est celle d’un homme libre. Divinement libre. Quand, dans sa lettre aux Corinthiens, Paul de Tarse écrit : « tout m’est permis » (6,12), il énonce en quelque sorte le programme de vie du Christ. Tout M’est permis, à Moi aussi. Oserais-Je adresser une critique au Christ ? Il a beaucoup donné, il aurait pu prendre un peu plus. Donner sans prendre

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est une marque d’orgueil — à la limite, c’est suicidaire. Mais peut-être le Christ a-t-il pris davantage que ne le rapportent les Évangiles ? C’est, en tout cas, ce que J’aime croire. Le Christ est celui qui dit : « Je suis Unique. » Et c’est égale‑ ment le témoignage que lui rend l’évangéliste Jean, qui l’ap‑ pelle « l’unique-engendré » (Jn 1,14). Le Christ est celui qui dit : « Je suis fils de Dieu », « Je suis Dieu ». Parce que Je suis son disciple, Je dis Moi aussi : « Je suis fils de Dieu », « Je suis Dieu ». J’ai dit ce que le Christ était pour Moi. Je dis maintenant ce qu’il n’est pas : un fondateur de re‑ ligion. Le christianisme n’est pas son invention. C’est plutôt ce qui a été fait dans son dos. Dans L’Unique et sa propriété, Stirner ne trouve rien de mal à dire du Christ. Je dirais même qu’il l’admire. En premier lieu, Stirner voit dans le Christ un individu d’exception, qui obligea l’humanité à tout calculer à partir de lui, qui « interrompit le cours du temps pour faire partir de lui une nouvelle chronologie. » Je n’aspire pas à autant... En second lieu, Stirner voit dans le Christ l’ennemi de la morale : « pour le Christ, le pharisien n’était pas plus que les “pécheurs et publicains”. De même, pour l’homme particulier, le pharisien moral vaut autant que le péché immoral. » En troisième lieu, Stirner voit dans le Christ l’ennemi de la religion institutionnelle de son temps, « l’irrespectueux héritier qui désacralisa même le Sabbat de ses pères pour sanc‑ tifier son dimanche ».

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Enfin, c’est le nom du Christ qui s’impose à Stirner quand il pense à la figure du révolté. Il y a lieu ici d’introduire une distinction stirnérienne importante : celle entre la révolution et la révolte. Pour Stirner, la révolution (Revolution) « consiste dans un renversement des conditions, de l’état de choses existant (“status”) de l’État ou de la société ». Par conséquent, la révo‑ lution est « un acte politique ou social ». Son but est de créer de nouvelles institutions. La révolte (Empörung), quant à elle, ne consiste pas à créer de nouvelles institutions, mais à se soulever ou encore à s’éle‑ ver : si elle a « pour conséquence inévitable une transformation des conditions, elle n’en part pas. Trouvant son origine dans le mécontentement des hommes avec eux-mêmes, ce n’est pas un levé de boucliers, mais un soulèvement des individus, un surgissement sans égards pour les institutions qui en sortent. » La révolte, écrit Stirner, « Nous amène à ne plus Nous laisser organiser, mais à Nous organiser Nous-mêmes ». En tant que révolté, Je ne mets pas Ma foi dans de nouvelles institutions, qui seraient meilleures (ou moins pires) que celles existantes : Mon action n’est pas politique ou sociale. La révolte est néan‑ moins un « combat contre l’ordre établi », car « quand elle réussit, celui-ci s’écroule de lui-même ». La révolte « n’est que la difficile extraction du Moi » hors de l’ordre établi : « Si Je l’abandonne, il est mort et commence à se décomposer. Or, comme mon but n’est pas son renversement, mais mon élévation au-dessus de lui, mon intention et mon action [sont] concentrées sur Moi et ma particularité, égoïstes. » Cherchant à illustrer son propos et à trouver une com‑ paraison pour l’éclairer, Stirner avoue que — « de manière inattendue » — c’est la fondation du christianisme qui lui

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vient à l’esprit. Quand vient le temps de trouver une figure de révolté, le premier nom qui s’impose à Stirner est celui du Christ. En effet, le Christ n’était pas « un révolutionnaire, un démagogue ». Pourquoi ? « Parce qu’il n’attendait pas le salut d’un changement des conditions et que tout [le] remue-mé‑ nage [de son temps] le laissait indifférent. » Bref, le Christ n’était pas un révolutionnaire mais un révolté : « quelqu’un qui cherche non pas à renverser l’État, mais à se soulever. » « C’est pourquoi lui importait aussi uniquement son “Ayez la prudence du serpent”, qui signifie la même chose que, dans son domaine particulier, “Rendez à César, etc…”. Il ne menait pas un combat […] politique contre les autorités existantes mais voulait, sans se soucier d’elles ni en être dérangé, aller son propre chemin. » Bref, le Christ était un anarque. « Ni factieux, ni démagogue, ni révolutionnaire », le Christ de Stirner est le modèle même du révolté, s’élevant « au-dessus de tout ce qui paraissait élevé au gouvernement et à ses contradicteurs et se [détachant] de tout ce à quoi ils restaient liés ». Pour Stirner, c’est précisément parce qu’il refu‑ sait de renverser l’ordre établi que le Christ en était « l’ennemi et le réel destructeur ». Le Christ, figure de l’insurrection d’un Unique, se dresse dans l’arbitraire, comme un rebelle sans cause. Désirant qu’on laisse à César ce qui était à César, le Christ n’espérait rien d’une transformation politique. Le Christ s’éle‑ vait au-dessus de ce qui paraissait sacré, se détachait de ce à quoi tous se sentaient liés. Tel est le Christ, pour Moi : Unique, Me voulant Unique. Me voulant libre, chaque fois,

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comme lui : vivant, magnifique. Ne désirant pas M’attacher à lui, comme à un nouveau maître, comme à un être sacré. Me libérant, au contraire, des chaînes sacrées. Et M’en‑ joignant à revenir à Moi — comme Lui, mais à Ma manière à Moi, unique. Le Christ : Unique entre les Uniques. Y a-t-il un culte plus absurde à lui rendre que de Me nier, que de renoncer à affirmer Ma propre unicité ?

Chapitre VIII Le premier théologien

« Dès qu’il y a rêve de l’autre, il y a dan‑ ger. À savoir que le rêve des gens est toujours un rêve dévorant qui risque de nous engloutir. Que les autres rêvent, c’est très dangereux. Le rêve est une terrible volonté de puissance. […] Mé‑ fiez-vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu. » Gilles Deleuze Qu’est-ce qu’un acte de création

L

e premier théologien, c’est Moi. Il n’y en a pas eu d’autres avant Moi et il n’y en aura, fort probablement, aucun après Moi. Je fais tout Mon possible pour décourager tout disciple de Me suivre. Celui qui Me suivra ne M’aura pas compris. (À part mein Einzige, y a-t-il quelqu’un qui puisse Me comprendre ?) Je suis le plus solitaire des solitaires. Je suis le seul de Ma race, et donc incomparable. En tant qu’unique

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théologien, Je suis parfait — cela va sans dire, mais Je le dis quand même. Qui suis-Je comme théologien ? C’est la question que tu te poses à Mon sujet. Tu n’en as jamais vu un comme Moi, n’est-ce pas ? Quelle sorte de théologien suis-Je donc, te de‑ mandes-tu. Tu as plutôt l’impression que Je suis un anti-théo‑ logien, n’est-ce pas ? Tu ignores quelle est Ma cause, n’est-ce pas ? Même si Je ne cesse de répéter que Je n’ai fondé Ma cause sur rien, que Je n’ai pas d’autres causes que… Moi. Singulier théologien que Je suis, J’en conviens et J’en tire Ma fierté. Je conviens aussi que le concept de « théologien » ne Me convient pas si l’on adopte la définition stirnénienne : « l’activité de l’esprit qui “sonde même les profondeurs de la divinité” ». Pour Ma part, Je ne prétends pas « sonder les pro‑ fondeurs de la divinité ». Dans la mesure du possible, J’essaie de laisser Dieu être Dieu, et Je ne prétends pas le connaître. Il est inconnaissable, comme Je suis inconnaissable. Unique comme Je suis unique. En même temps, Me plaisant à penser que « Dieu est amour » (1 Jn 4,7-19), Je n’ai pas peur de ses reproches ou de ses réprimandes. Je ne lui demande pas pardon de le trahir, étant persuadé qu’il a déjà pardonné toutes Mes maladresses. Mes maladresses ne sont que des déclarations d’amour mal formulées… Dans L’Unique et sa propriété, Stirner affirme avec assu‑ rance que Dieu est un grand égoïste : « Dieu ne se soucie que de sa cause, n’a cure que de lui-même, ne pense qu’à lui, ne voit que lui. » Je ne peux M’empêcher de Me dire : Qu’est-ce que Stirner en sait ? Aurait-il « sondé les profondeurs de la di‑ vinité » ? Stirner serait-il, lui aussi, un théologien, après tout ?

Chapitre VIII — Le premier théologien 107

Il n’est pas facile de ne pas être un théologien. C’est l’un des grandes réussites de L’Unique et sa propriété de le montrer. Il faut savoir que Stirner, quand il écrit, ne vise pas seulement Hegel mais aussi Ludwig Feuerbach, auteur de L’essence du christianisme (paru en 1841). Friedrich Engels va parler de « l’effet libérateur » de ce livre, notamment par rapport à la pensée de Hegel : « nous devînmes tout d’un coup tous des feuerbachiens ». Marx va déclarer pour sa part qu’avec Feuer‑ bach la critique de la religion est, pour l’essentiel, terminée (ou quelque chose de ce genre). Feuerbach est le génial théoricien de l’athéisme. Je ré‑ sume brièvement sa démonstration, en la simplifiant à l’ex‑ trême. L’homme, dit-il, est un être de connaissance, d’action et de relation. Or, il éprouve l’imperfection de ces trois facultés. Que fait-il alors ? Il imagine, il projette hors de lui un être qui possède ces trois mêmes caractéristiques (connaissant, agis‑ sant, aimant), mais à un degré supérieur. Cet être supérieur, cet être parfait, il l’appelle « Dieu ». La religion est la production imaginaire d’un « être su‑ prême ». Le croyant est aliéné parce qu’il prend pour réel un être fantomatique qui a son origine en lui-même, et non dans une quelconque révélation : « De même que l’activité arté‑ rielle conduit aux extrémités le sang que l’activité veineuse ramène, de même que la vie consiste en une systole et une diastole continuelles, de même dans la religion : dans la systole religieuse, l’homme expulse de lui-même sa propre essence, il se chasse, se rejette lui-même ; dans la diastole religieuse, il reprend dans son cœur l’essence expulsée. » Dans ses Thèses provisoires pour une réforme de la philosophie (1842), Feuer‑ bach va ainsi définir la théologie comme la « croyance aux fantômes » : « La théologie ordinaire trouve ses fantômes dans

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l’imagination sensible, la théologie spéculative dans l’abstrac‑ tion non sensible. » Il va donc s’agir pour Feuerbach de remettre les choses à leur place, d’en finir avec une théologie aliénante et de son « dieu imaginaire », et de renouer avec l’Homme, enfin libéré d’une idole encombrante et nuisible. C’est ici qu’intervient Stirner, qui va trouver cet athéisme beaucoup trop pieux ! Stirner souligne d’abord que les « athées sont pleins de sarcasmes pour celui-ci, qui fut aussi vénéré sous le nom de “Très-Haut” et d’ “être suprême” et foulent aux pieds l’une après l’autre chaque “preuve de son existence” ». Le pro‑ blème, pour Stirner, est que ces athées ne remarquent pas « qu’eux-mêmes, dans leur besoin d’un être supérieur, ne font que supprimer l’ancien pour faire place à un nouveau. “L’Homme” n’est-il pas un être supérieur à un seul homme particulier et les vérités, droits et idées qui résultent de ce concept ne sont-ils pas vénérés précisément comme ses révé‑ lations, ne doivent-ils pas être tenus pour sacrés ? » Il y a donc, pour Stirner, une « théologie athée », aussi nocive pour l’Unique que la « théologie religieuse ». Passer de « Dieu » à « l’Homme » ne permet pas de sortir de la théologie : on désigne autrement ce qui, en définitive, reste un « être supérieur »… dont le principal défaut est de ne pas être Moi. L’absolu, qu’on l’appelle « Dieu » ou « Homme » (ou « Liberté », ou « Vérité »), menace la singularité de l’Unique que Je suis. Pour Ma part, Je ne parle jamais de Dieu sans parler à Dieu : Ma théologie est la forme de prière appropriée à qui Je suis. Ma théologie est un jeu d’adresses. C’est un jeu qui Me pro‑

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cure beaucoup de plaisir et c’est une raison suffisante, à Mes yeux, pour la pratiquer. Pour Stirner, les théologiens sont des « chicaneurs, qui passent leur temps à “tourner et retourner” la parole de Dieu et à subtiliser sur elle ». Pour Ma part, Je M’amuse effecti‑ vement à « tourner et retourner » la parole de Dieu, si l’on entend par là lire la bible en tentant d’y voir toujours plus clair, ou du moins en cherchant à exploiter la richesse des histoires et des pensées qu’elle contient, sans les laisser M’asservir. Je n’ai jamais eu le sentiment de perdre Mon temps en lisant la bible : ce livre ne délivre pas une vérité par magie, mais sa lec‑ ture est un moyen d’affiner Mon art de vivre, de découvrir Ma vérité. Ou mieux : de l’inventer. Pourquoi M’en priverais-Je ? Est-ce que Je « subtilise » sur elle ? Je pense que non, mais Je laisse Mes lecteurs en juger — et qu’ils gardent leurs opinions pour eux-mêmes. Si Stirner n’aime pas particulièrement les théologiens — aux‑ quels il s’intéresse peu, à vrai dire (comment lui reprocher ?) —, il éprouve une véritable haine pour les curés ! Qu’est-ce qu’un curé (ou un « maître d’école », son équi‑ valent conceptuel) ? C’est « quiconque vit pour une grande idée, une bonne cause, une doctrine, un système, une haute mission ». Pour Stirner, la folie du monde tient à ce qu’il n’ar‑ rive pas à se passer des curés : « Vivre et créer pour une idée, telle serait la mission de l’homme, dont on mesurerait la valeur humaine à la fidélité à cet accomplissement. » Le curé peut porter une soutane ou un col romain, mais pas nécessairement. Il peut se cacher sous n’importe quel uni‑ forme, ce qui le rend difficile à détecter. Dès qu’il y a « une grande idée » quelque part, on peut être certain que « l’es‑

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prit-curé » n’est pas loin. Sachant qu’il « n’en est que peu qui soient si stupides qu’on ne puisse leur inculquer des idées », les curés vont sévir dans le domaine religieux mais tout autant dans les domaines de la morale, de l’éducation, de la science, etc. Le temps des cathédrales est derrière nous, mais celui des curés a encore un bel avenir devant lui, si l’on croit Stirner : « Ainsi ceux qui pensent gouverneront-ils le monde aussi long‑ temps que durera l’époque des curés et des maîtres d’école. Ce qu’ils pensent est possible, mais ce qui est possible doit être réalisé. Ils s’imaginent un idéal humain, qui n’est provisoire‑ ment réel que dans leurs pensées ; mais ils s’imaginent aussi la possibilité de sa réalisation, dont on ne peut nier qu’elle soit réelle — pensable…, une idée. » Le curé est un homme de conviction ; il résiste « à toutes les tentations de Satan » (du moins en principe...). Il est géné‑ reux, car il a le sens des « plus hauts intérêts de l’humanité » et il a le sens de « l’esprit ». Et donc, forcément, le curé « ne peut laisser naître en lui les appétits du monde, les intérêts égoïstes. » C’est pourquoi Stirner le déteste ; Moi il Me laisse indifférent ou, le plus souvent, il M’amuse. Pas de curé sans sacré. Est sacré tout ce qui est supérieur à Moi : tout être, toute idée ou toute cause qui Me transcende et qui Me désappro‑ prie de Moi-même. On se situe dans le registre du sacré dès lors qu’on tient « quelque chose en dehors de soi pour plus puissant, plus grand, mieux fondé, meilleur, etc. » On est sous l’emprise du sacré dès lors qu’on reconnaît une puissance autre, étrange et étrangère : « On ne la ressent pas seulement, mais on la reconnaît expressément, c’est-à-dire qu’on lui fait des concessions, qu’on lui cède, se rend à sa merci et laisse en‑

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chaîner par elle (dévouement, humilité, soumission, sujétion, etc…). » Le sacré est nécessairement étrange : il est ce qui, par définition, ne M’appartient pas ; ce qui n’est pas Ma propriété. Le sacré, c’est devant quoi on s’incline. C’est tout ce qui inspire respect, vénération et peur : « ne dites-Vous pas Vousmêmes qu’un saint respect Vous retient d’y porter la main ? et ne prêtez-Vous pas aussi la même couleur à des objets pro‑ fanes — la potence, le crime etc. — auxquels Vous avez peur de toucher ? Il y a en effet là quelque chose d’inquiétant, c’est-à-dire d’étranger ou d’impropre. » Ainsi, devant le sacré, on perd ses moyens, tout sentiment de force ou de courage disparaît. Avec le sacré, on entretient forcément des rapports d’impuissance et d’humilité — l’humilité est une vertu que se plaisent à invoquer ceux qui ont souvent tort. Le curé — se concevant lui-même comme un personnage sa‑ cré — entretient le sentiment du sacré et, ce faisant, sème « assidûment la mauvaise herbe du mépris de soi et du culte de Dieu. » Est-ce que le « culte de Dieu » implique nécessairement le « mépris de soi » ? Je n’en suis pas sûr — à Mon avis, c’est précisément ce lien que le Christ a dénoué. Mais comment nier que les religions s’édifient sur ces deux piliers ? Pour Stirner, « c’est avec la négation de soi que commence la religiosité » — l’appel au désintéressement dissimule cette négation de soi. Ses martyres sont innombrables. « Où porter ses regards sans rencontrer des victimes de la négation de soi ? », se demande-t-il. Stirner ouvre les yeux et que voit-il ? Une jeune fille en fleur, dont il nous offre une description si précise que Je la voie moi-même assez facilement en ce mo‑ ment : « Voici, en face de Moi, une jeune fille qui, depuis dix

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ans déjà peut-être, fait à son âme de sanglants sacrifices. Sur un corps épanoui s’incline une tête mortellement fatiguée et les joues pâles trahissent la lente hémorragie de la jeunesse. » Cette jeune fille a-t-elle un nom ? Ému par ce qu’il voit ou par sa propre description, Stirner s’adresse alors directement à la jeune beauté : « Pauvre enfant, que de fois les passions ont-elles dû venir battre contre Ton cœur, les vives forces de la jeunesse réclamer leurs droits ! Quand Ta tête se tournait et retournait sur le doux oreiller, de quels frissons l’éveil de la nature secouait Tes membres, comme le sang gonflait Tes veines et quelles ardentes images donnaient à Tes yeux cet éclat voluptueux ! Mais alors le fan‑ tôme de l’âme et de sa béatitude T’apparaissaient et Tu prenais peur, Tes mains se joignaient, Ton Œil tourmenté se tournait vers le ciel et Tu priais ! Les assauts de la nature s’apaisaient et le calme de la mer s’étendait sur l’océan de Tes désirs […] ». C’est à la religiosité — et plus explicitement ici au chris‑ tianisme — que revient la faute d’avoir nourrit la négation de soi, en inculquant un « esprit de sacrifice », pure machination contre les désirs. Mais la négation de soi n’est pas propre aux personnes religieuses : elle est « commune aux saints et aux impies ». Celui qui a « l’esprit de sacrifice » est « celui qui risque sa vie pour une seule chose, un seul but, une seule volon‑ té, une seule passion, etc. » Les hommes animés par un esprit de sacrifice ont une « passion dominante », de telle sorte qu’ils « ne recherchent qu’une seule satisfaction, mais avec d’autant plus d’ardeur : ils s’absorbent en elle. » C’est le cas de l’homme religieux, bien évidemment, mais aussi de l’amant, de l’ambi‑ tieux, de l’avare ou encore de l’homme de plaisir (« dominé par une passion, à laquelle il sacrifie toutes les autres »). Ces

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hommes — comme tous les hommes — agissent par égoïsme, mais il s’agit d’un égoïsme unilatéral et borné : une possession. L’homme animé par l’esprit de sacrifice pratique un « égoïsme involontaire : il est un « égoïste qui ne voudrait pas en être un ». Alors que fait-il ? Il combat son égoïsme ; il s’hu‑ milie ; il s’abaisse… en espérant être relevé un jour — donc en agissant d’une manière égoïste ! Refusant d’être égoïste, l’homme animé par l’esprit de sacrifice cherche un « être su‑ périeur » ou une « cause supérieure » auxquels il pourra se sacrifier. Il cherche — égoïstement — un bien supérieur, mais le chemin choisi passe par l’humiliation et la négation de soi. Il est encouragé dans cette voie par la société, car « seul celui qui nie son Moi et pratique la “négation de soi” est bien vu du peuple. » En tant qu’Unique et égoïste, Je ne pense pas à sacrifier ou à céder quelque chose. Je décide de prendre ce dont J’ai besoin. Si Je le peux. Aucun esprit d’humilité ne M’amène à renoncer à ce que Je veux et peux faire. Si Je Me soucie des autres, si les autres M’importent ou M’intéressent — ou, à tout le moins, certains d’entre eux —, Je n’entretiens pas une dévotion sa‑ crificielle à leurs intérêts. Pourquoi le ferais-Je ? Au nom de quoi, au nom de qui ? Dieu lui-même, Me semble-t-il, ne Me le demande pas… En outre, Dieu ne Me demande pas d’être autre chose que ce que Je suis : c’est-à-dire parfait. Pour Stirner, « ce qui fait le fond de la mentalité religieuse », ce n’est pas seulement « l’esprit-curé » et « l’esprit de sacrifice », c’est aussi « l’insa‑ tisfaction au sujet de l’homme actuel, c’est-à-dire l’affirmation d’une “perfection” à atteindre, d’un “homme luttant pour

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son accomplissement” ». Or, cette mentalité religieuse est ab‑ sente de l’enseignement et l’existence du Christ, sur lesquels viennent se briser « la tension entre existence et mission, au‑ trement dit entre Moi tel que Je suis et Moi tel que Je dois être. » Quand Jean, dans sa première lettre, rappelle que nous sommes nés de Dieu (1 Jn 5,1ss), il recueille l’essentiel du mes‑ sage évangélique. Nous sommes de Dieu, qui est parfait : nous sommes aussi parfaits que lui. Avons-nous oublié que nous avons été faits à l’image et à la ressemblance de Dieu : « Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre ! Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa. » (Gn 1, 26-27) Le curé donne. Il veut Me prêter assistance, il M’offre son aide et son appui. Il essaie de Me convaincre qu’il Me manque quelque chose, que Je suis en déficit de perfection, atteint par un mal originaire. Le curé est un producteur de manque imaginaire. Il veut Mon bien (le bien qu’il M’apporte généreu‑ sement) — ce qui signifie qu’il Me veut en manque. Pour Me vendre son christianisme (un christianisme frelaté et insipide), il doit d’abord Me convaincre que Je suis un pécheur. Je lui souhaite bonne chance ; ce ne sera pas une mince affaire… Le christianisme des curés est une religion sacrée. Pas le Mien. L’un des thèmes importants du Nouveau Testament est la victoire du Christ sur les puissances mystérieuses du monde. Christ est venu éliminer les fantômes, c’est-à-dire les puis‑ sances spirituelles, les trônes, les autorités, les dominations, les principautés, les souverainetés, etc. (Ep 1,21) Ces êtres spi‑ rituels et fantomatiques qui habitent dans des institutions ou

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des personnes dites « sacrées », le Christ les a anéantis. De telle sorte que le monde est désormais un monde entièrement profane, qui n’est plus hanté. Il n’y a plus de mystères, comme il n’y a plus d’arrières-monde. Mon christianisme n’est pas sacré : il est l’ennemi du sa‑ cré. Il n’y a pas, pour Moi, de lieux sacrés, de nourritures ou de temps sacrés. Je suis d’accord avec Paul de Tarse sur ce point : « que nul ne vous condamne pour des questions de nourriture ou de boisson, à propos d’une fête, d’une nouvelle lune ou de sabbats. » (Col 2,16). Il n’y a pas non plus de personnages sacrés — c’est dire que les curés ne M’impressionnent pas. « Tout ce qui est sacré est un lien, une chaîne. Tout ce qui est sacré est et doit être dénaturé par des chicaneurs ». En ce sens, Je suis un théologien-chicaneur. À Mes yeux, rien n’est sacré en soi. Et s’il y a du sacré, c’est « parce que Je l’ai déclaré sacré par Ma sentence, Mon jugement, Ma génuflexion, bref Ma conscience. » Qu’est-ce que Je fais ? Je dévore le sacré, comme Stirner M’y invite : « Quand Tu auras dévoré le sacré, Tu l’auras fait Tien ! Digère l’hostie et Tu seras délivré ! » Je dévore aussi le livre : « Je m’avançai vers l’ange et le priai de me donner le petit livre. Il me dit : Prends et mange-le. Il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche il aura la douceur du miel. Je pris le petit livre de la main de l’ange et le mangeai. Dans ma bouche il avait la douceur du miel, mais quand je l’eus mangé, mes entrailles en devinrent amères. » (Ap 10,9-10)

Chapitre IX La perfection du crime

« L’homme libre est immoral parce qu’il veut en tout dépendre de luimême et non d’une tradition : pour toutes les formes d’humanité primi‑ tive, “mauvais” est synonyme d’“indi‑ viduel”, “libre”, “arbitraire”, “inhabi‑ tuel”, “imprévu”, “imprévisible”. » Friedrich Nietzsche, Aurore

À

ce moment-ci, peut-être commences-tu à trouver que Je suis en train de vouloir faire de Stirner un chrétien malgré lui ? Négligeant sa critique du sacré, de l’esprit, de la religion et, spécifiquement, de la religion chrétienne, tu estimes peutêtre que Ma lecture trahit Stirner et « christianise » indûment sa pensée ? Ou peut-être, plus probablement, trouves-tu que Je concède trop à Stirner, au point de Me sortir Moi-même du christianisme ? Peut-être veux-tu Me refuser le droit de Me qualifier de théologien chrétien ? Peut-être suis-Je rendu à tes yeux plus « stirnérien » que « chrétien » ?

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Stirner lui-même, dans un passage de L’Unique et sa propriété, aborde de front ce genre d’objections… et les écarte rapidement : « Que M’importe si mes pensées et mes actions sont chrétiennes […]. Pourvu qu’elles aient pour but ce que Je veux et que J’y trouve ma satisfaction, accolez-y les prédicats que Vous voudrez, cela M’est égal. Moi aussi, Je Me défendrai peut-être l’instant d’après contre mes pensées précédentes, Moi aussi Je changerai sans doute soudainement ma manière d’agir. » Karl Löwith résume bien la position de Stirner à l’égard de la religion chrétienne : « il ne la combat pas, il ne défend pas, il laisse l’individu libre de savoir s’il peut et dans quelle mesure il peut se l’approprier et se “l’assimiler”. » De même que J’assume l’Évangile et que Je Me l’appro‑ prie, au point que le christianisme devienne Mon christia‑ nisme, de même Je M’approprie la pensée de Stirner et Je la fais Mienne. Irais-Je jusqu’à adopter et à faire Mien son immoralisme ? Pourquoi pas ? J’ose le dire : Je suis chrétien et criminel. Je suis également parfait — Je vous l’avais dit, non ? Il n’est pas inutile d’y revenir un peu. Selon Stirner, « la religion a établi le principe que Nous sommes tous des pécheurs ». À ce principe, il oppose un autre principe : « Nous sommes Tous parfaits ! » Il n’y pas de fautes, de péchés ou encore de crimes : ce ne sont là que les fruits de notre imagination. Pour Stirner, « nous sommes Tous parfaits et il n’existe pas sur toute la terre un seul homme qui soit pécheur ! Il y a des fous qui s’imaginent être Dieu le Père, Dieu le fils ou un habitant de la lune, et le monde fourmille aussi de fous qui s’imaginent être des pécheurs ; mais, pas plus

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que ceux-là ne sont habitants de la lune, ceux-ci ne sont des pécheurs. C’est imagination que leur péché. » Une nouvelle fois le rapprochement entre Stirner et Spinoza s’impose. « Par réalité et par perfection, j’entends la même chose », écrit Spinoza dans son Éthique. En termes spinozistes, la per‑ fection ne relève pas d’un idéal mais caractérise « ce dont l’essence existe nécessairement ». Par exemple, un cercle est parfait : il ne peut pas être autrement, ni plus, ni moins. Pour Spinoza, il y a bien sûr des degrés de perfections, si bien qu’on pourra dire que l’essence du cercle possède moins de proprié‑ tés que celle d’une sphère. Néanmoins le cercle ne sera pas pour autant « moins parfait » que la sphère, n’est-ce pas ? Pourquoi lui tenir rigueur de ne pas être ce qu’il n’est pas ? Le cercle est absolument tout ce qu’il peut être : c’est-à-dire un cercle. Tu ne comprends rien à Mes explications ? Je ne t’en veux pas, tu fais ton possible. Tu te perds quand tu dois aller de ta chambre à la cuisine, parce que tu n’as pas le sens de l’orientation ? Je ne t’en veux pas non plus, puisque tu fais tout ce qui est en ton pouvoir de faire. Proche de Spinoza sur ce point — comme sur plusieurs autres —, Stirner pense que « les hommes sont comme ils doivent, comme ils peuvent être. Mais que doivent-ils être ? Pas plus, sans doute, qu’ils ne peuvent être et — que peuventils donc être ? Justement, là aussi, pas plus qu’ils ne “peuvent”, c’est-à-dire qu’ils n’ont la capacité, la force d’être. » Dans le monde de Stirner, il n’y a donc pas de péchés. S’il existe quelque chose comme une faute, cette « faute fait toute la valeur de l’homme » ! Et de la femme, bien sûr. La faute n’est pas un manque, une privation ou une déficience, mais ce

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qui ajoute du « piquant » à la vie. Et, à Mon avis — tu seras d’accord avec Moi —, il n’y a jamais trop de « piquant » ; il est toujours utile d’en garder une bonne quantité en réserve. Puisque les hommes sont parfaits, c’est-à-dire qu’ils sont tout ce qu’ils peuvent être, la sagesse nous enjoint à les prendre tels qu’ils sont. Et à les aimer tels quels, dans la mesure du pos‑ sible. Pourquoi partir du principe que « le moi est haïssable », comme Pascal ? Si Je cesse de Me considérer comme un pécheur, Je cesse également de M’imposer une mission ou un idéal, c’est-à-dire tout devoir-être. Pour Stirner, « ce qu’un homme peut devenir, il le devient. » Dès lors, nous n’avons pas besoin de devenir ce que, de toute façon, Nous ne pouvons pas devenir. Je ne suis pas appelé à devenir quelqu’un d’autre que celui que Je suis, c’est-à-dire que Je peux être. Je possède des qualités, des dons et des forces qui ne demandent qu’à se manifester. Cette manifestation ou cette expression des forces que Je porte ne relève pas d’une quelconque vocation. Il est de leur nature même de s’extérioriser, de venir au jour. Aucune prescription n’est requise pour ce faire. Et pourquoi vouloir empêcher ces dons de se manifester ? De même que la fleur grandit et embaume naturellement et non pour « répondre à une mission », Je vis Ma vie jusqu’au bout, en suivant Ma pente. Et toi, garde tes jugements pour toi ! Car ils portent atteinte à Mon unicité et à Ma particularité. Je fais exactement ce que Ma nature ou Mon organisation intérieure Me permet de faire. C’est la raison pour laquelle Je suis parfait. Comme Paul de

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Tarse, Je peux dire : « Pour moi, il m’importe fort peu d’être jugé par vous ou par un tribunal humain. Je ne me juge pas non plus moi-même. » (1 Co 4,3) Stirner affirme, haut et fort, et répète à plusieurs reprises dans L’Unique et sa propriété qu’il n’y a pas d’appel, pas de mission ; il n’y a, dit-il, que des forces « qui se manifestent là où elles sont, parce que leur être n’a d’existence que dans leur mani‑ festation. » Et chacun utilise autant de force qu’il a. Toujours. À un moment donné, Stirner évoque pourtant bel et bien un appel : l’appel « à tout ce qui est divin ». C’est l’appel du désir, grâce auquel Je deviens propriétaire de tout ce qui est Mien, c’est-à-dire de Tout ce que J’ai la force de M’appro‑ prier. Telle est la mission que Je Me donne, non pas celle que Je reçois. Ainsi le monde devient Ma propriété. Je le trouve, comme Moi, absolument parfait. Au lieu de le voir comme un monde abîmé et imparfait — et vouloir le remodeler en fonction d’un idéal —, Je prends ce monde pour ce qu’il est, comme il est, et J’agis avec lui selon Mon intérêt. J’en use à Ma guise. Je le consomme, Je le dévore. Comme une belle pastèque savou‑ reuse ou comme de délicieuses graines de tournesol. Et si Mon intérêt était de commettre un crime ? D’entrée de jeu, il faut le dire, Stirner pense que le criminel est parfait. La section de L’Unique et sa propriété qui porte sur le crime s’ouvre par une interpellation au lecteur : « Si Tu Te laisses donner raison par autrui, Tu ne peux refuser qu’il Te donne aussi tort ; recevant de lui justification et récompense,

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attends-Toi aussi à ses accusations et à ses châtiments. Aux côtés de la justice va l’injustice, de la légalité le crime. Et Toi, qu’es-Tu ? Tu es un criminel. » En quel sens es-tu, comme Moi, un criminel ? C’est par rapport à l’État et à la société. L’Unique, c’està-dire « le Moi sans freins, Moi tel que Je m’appartiens à Moi seul », ne peut s’accomplir dans la société sans faire preuve de ruse, sans manigancer. Le « Moi sans freins » — c’est-àdire « ce que Nous sommes originellement et demeurons toujours dans notre for intérieur » — est un criminel du point de vue social. Je suis un criminel dès l’instant où J’affirme Mon égoïsme, dès l’instant où Je préfère Mon intérêt personnel à l’intérêt commun. Dès lors que Je refuse de Me nier, Je deviens de facto l’ennemi de tous, donc un criminel. Le crime est Ma vie. Je cesserais d’être criminel si Je re‑ nonçais à Mon Moi propre, c’est-à-dire à celui que Je suis, à Ma particularité. Non, Je ne suis pas prêt à Me sacrifier ainsi sur l’autel de la société. C’est bien la société qui produit le criminel. Le criminel est une victime de la société. La société érige des barrières à ne pas franchir. Niant Ma singularité, refusant de tenir compte de l’Unique que Je suis, elle Me condamne au nom d’une idée générale de l’homme. Plus précisément peut-être, c’est contre l’État ou la société en tant qu’ils sont des choses sacrées qu’il y a un crime. Pour Stirner, « on ne peut être criminel que par rapport à quelque chose de sacré ». Je suis criminel parce que Je nie le sacré, en prenant Mon propre parti, en défendant Ma propre cause. Je suis criminel en tant qu’égoïste qui refuse de Me soumettre à une idée extérieure à Moi, à une instance prétendument su‑

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périeure. C’est en tant que Je manque à une loi sacrée que Je suis tenu pour un criminel. Dans tous les cas où Mon intérêt ne va pas dans le sens de l’intérêt sacré de la société, le crime est la voie par laquelle Mon égoïsme se trouve satisfait. Je n’entends pas cesser d’être un criminel ; Je projette même de M’affermir dans la voie criminelle que J’ai em‑ pruntée et de continuer à tourner en ridicule le sacré, en bon théologien que Je suis. Comme l’écrit Stirner, « le degré de mon attachement et de ma soumission indique le point de ma servitude, celui de mon offense donne la mesure de ma particularité. » Or, sache que : ma particularité est grande, mon crime le sera également. Comme je suis loin d’être tendre, mon méfait sera violent… Vraiment ? Que penser de l’apologie du crime par Stirner ? Pour Constantinidès, le discours de Stirner relève surtout d’une « posture intellectuelle, visant à épouvanter le bour‑ geois ». Rappelant le goût de Stirner pour le vocabulaire ex‑ cessif et provocant, L’Aminot estime pour sa part qu’il ne fait « aucunement l’apologie du crime et des bandits ». Dans le même sens, Arvon soutient que le choix du mot « crime » par Stirner procède « d’une volonté bien arrêtée de provoquer le scandale ». Arvon ajoute que « le crime stirnérien diffère […] profondément du crime vulgaire. » Basch affirme également que « Stirner n’approuve pas les crimes de droit commun ». Tout cela est bien beau, bien édifiant aussi… Le problème est que Stirner, dans L’Unique et sa propriété, ne se contente nulle‑

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ment d’en appeler — d’une manière générale et abstraite — au crime. Il fait l’apologie de crimes bien précis et bien concrets, de tous les ordres, les petits comme les grands ! Tu veux des exemples ? Stirner fait d’abord l’éloge du mensonge. Il reproche aux édu‑ cateurs de nous déshabituer de mentir et de nous transmettre le principe que nous devons toujours dire la vérité. Pour Stir‑ ner, il faut avoir « le courage de mentir » : « Celui qui fait de la vérité une idole, une valeur sacrée, doit s’humilier devant elle, il ne peut ni braver ses exigences ni lui résister courageu‑ sement, bref il lui faut renoncer à l’héroïsme du mensonge. » Partant de la considération de l’intérêt personnel, Stir‑ ner reconnaît l’importance — en général — de « dire la véri‑ té » : par ses mensonges, le menteur perd éventuellement la confiance d’autrui, et les avantages qu’il peut en tirer. Dire la vérité simplifie l’existence et, à bien des égards, elle l’embellit. En même temps, l’Unique estime « qu’il ne doit servir la vérité qu’à celui qu’il autorise à l’entendre. » À Mon ennemi, Je dis bien ce que Je veux dire, en l’occurrence tout sauf la vérité. Car Mon ennemi n’a pas droit à la vérité : « Je ne re‑ connais que le droit que Je confère. » Qui es-tu pour exiger de Moi la vérité, toujours la vérité ? Tu connais sans doute quelqu’un qui défend la valeur absolue de la vérité, face à l’ignominie du mensonge, et qui affirme dire toujours la vé‑ rité ! Ce faisant, il exige que tous lui disent la vérité. De quel droit peut-il faire cela ? Il est plus sage de reconnaître que nous vivons tous dans le mensonge. « Everybody lies », répète inlassablement le doc‑ teur House. L’État lui-même se comporte sur la base de ce postulat : il ne compte pas sur « l’amour de la vérité » des

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individus mais sur leur « intérêt ». C’est pourquoi l’État se montre incrédule à l’égard des individus, reconnaissant leur égoïsme et exigeant d’eux, toujours et partout, des « pa‑ piers » — ces fameux formulaires, dont la seule vue Me rend malade. L’État, écrit Stirner, « ne croit pas l’individu et ne lui fait pas confiance, établissant ainsi avec lui des rapports fondés sur l’usage du mensonge : il n’a confiance en Moi que lorsqu’il est convaincu de la vérité de mes dires, ce pour quoi il ne lui reste souvent d’autre moyen que de Me faire prêter serment. » Un tel serment n’a évidemment pas beaucoup de poids pour Stirner, qui n’y voit qu’une « déclaration fortement affir‑ mée ». Après avoir fait l’éloge du mensonge, il n’hésite donc pas à faire l’éloge du parjure : « Une parole d’honneur, un ser‑ ment n’en sont que pour celui que J’autorise à les recevoir ; qui M’y force n’obtient, en revanche, qu’une parole contrainte, c’est-à-dire hostile, la parole d’un ennemi, à laquelle on n’a pas le droit de se fier, car l’ennemi ne Nous donne pas ce droit. » Le serment, en tant que manière pour autrui de Me contraindre et de M’attacher, n’a aucun pouvoir sur Moi : « Puisque Tu as voulu Me lier, apprends que Je sais faire sauter tes liens ! » Dans le même sens, Stirner fait l’éloge de l’infidélité, de l’abjuration, de la désertion et de l’apostasie : « la particula‑ rité ne connaît pas de commandement de “fidélité”, “dépen‑ dance”, etc. » Pour agir en Unique, il faut agir « immorale‑ ment », manquer à la fidélité et rompre son serment, « pour se déterminer soi-même au lieu de l’être par des considérations morales. » En un sens, les mensonges, les infidélités, les parjures ne constituent pas de grands crimes — du moins par rapport aux autres crimes dont Stirner fait l’éloge —, mais ils sont

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importants parce qu’ils touchent un enjeu décisif touchant l’Unique et son devenir. Ces « crimes » sont des manières pour l’individu de se délier, de se dissoudre, de se réinventer et, par là, des voies de contestation du « principe de stabilité ». Pour Stirner, il importe de « ne jamais laisser aucune parcelle de notre propriété se solidifier et ne Nous sentir bien que dans la dissolution. » La dissolution porte sur les idées fixes mais aussi sur Moi-même. Animé d’un instinct d’auto-dissolution (Trieb nach Selbstauflösung), l’Unique ne poursuit pas un but fixe : comme l’écrit Albert Lévy, il « n’a ni devoir, ni vocation ; il n’a qu’à se dépenser, à se consommer ; la vie comme la lumière brûle en se consumant. » Le créateur se montre continuelle‑ ment supérieur à ses créatures ; il ne se soumet pas aux fins provisoires qu’il s’est données. Que fait le serment ? Il M’attache non seulement à autrui, mais à un Moi ancien — Ma créature devenue Celui qui Me hante et Me tient sous son joug. « Est-ce que Je ne demeurerais pas lié, aujourd’hui et plus tard, à Ma volonté d’hier ? Celle-ci ne serait-elle pas alors figée ? Exécrable stabilité ! Ma créature, dans le cas une expression déterminée de ma volonté, serait devenue mon maître et Moi, son créateur doué de volonté, Je serais entravé dans Mon processus de développement et de dissolution. Parce que J’étais hier un fou, Je devrais le rester tout le temps de ma vie. » Qui n’a pas éprouvé le sentiment d’être prisonnier d’une décision — faite librement — dans le passé ? Comme le dit Henri Michaux, « on n’est peut-être pas fait pour un seul moi… » Si briser un serment est une forme de trahison d’au‑ trui — comment pourrais-Je le nier ? —, respecter un serment à tout prix peut aussi constituer une trahison plus grande en‑ core : la trahison de mon Moi actuel, celui que Je suis devenu,

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et la trahison d’autrui (qui n’est désormais lié, en vérité, qu’à l’ombre de Moi-même, Mon fantôme, et non plus un vivant). Briser un serment et être infidèle peuvent aussi être des ma‑ nières d’assumer les risques d’un devenir-autre ; ce sont aussi des actes de foi envers la vie, une manière de saisir les chances qu’elle peut offrir à qui peut les prendre. Il arrive parfois, malheureusement, que cela s’accompagne de souffrances. Si toutes les ruptures radicales et « tout déchirement de vieux liens » apparaissent impies et criminels aux yeux de l’homme moral, ce sont des actions positives du point de vue de Stirner : elles témoignent de la fluidité de l’Unique. « L’homme moral agit au service d’un but ou d’une idée : il se fait l’instrument de l’idée du Bien ». Moi, Je suis le seul juge de Mes pensées et de Mes actes. J’ignore les règles et les prescriptions morales. La loi est utile… pour les faibles. Moi, en tant qu’Unique, Je décide — en toute souveraineté — de Ma conduite. Alors que le suicide est inexcusable pour la morale et pour la religion, Stirner estime que la conservation de la vie est l’affaire de chacun. Quelqu’un se dit : « Un saut du haut de ce pont Me rendra libre ! » Qu’il se lance alors… Alors que le vol est considéré comme un crime par les curés et par ceux qui sont « enthousiasmé par la morale », Stirner ne voit rien de mal dans le vol dès lors qu’il ne porte aucun tort à celui qui le fait, ni à aucun de ceux auxquels le voleur s’intéresse. Alors que la monogamie est considérée comme « la véri‑ té du mariage » par les hérauts de la morale et de la religion

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chrétienne, Stirner ne voit pas très bien en quoi la bigamie serait une faute. Alors que certains sont saisi « d’un frisson d’horreur mo‑ rale à la pensée que l’on puisse avoir commerce avec sa sœur comme avec une femme », Stirner ne voit rien de mal dans les relations incestueuses ! S’il ne prône pas formellement l’infanticide, Stirner évoque l’interdit de l’infanticide à propos de la domination indue de l’État. S’agissant du meurtre, Stirner relève qu’il est parfois au‑ torisé par la morale ; il donne l’exemple d’un garde-frontière qui, agissant sur l’ordre d’un supérieur, peut tuer un suspect en fuite. Le point de vue de l’Unique est différent : « Pour Moi, c’est Moi-même qui M’autorise à tuer, quand Je ne me l’interdis pas […]. Seules, les choses que Je ne M’autorise pas Moi-même, me sont interdites. » En tant qu’Unique, Je suis l’ennemi de toutes les valeurs supé‑ rieures. Je suis l’ennemi de la morale en tant qu’elle est sacrée, en tant qu’elle « reste au-dessus de tout doute, immuable, comme il en va de tout sacré, à chaque degré ». Je suis l’adver‑ saire des « bonnes gens », des défenseurs de la morale — qui « ont la tête pleine de fantômes ». Au nom de Ma particularité et de Mon Individualité, Je rejette les vertus : elles ne sont que de « faux absolus ». Pour Stirner, « le rude poing de la morale traite sans pitié les nobles manifestations de l’égoïsme. » Ce qui est à l’œuvre dans la morale, c’est un désir de conformité, qui interdit l’expres‑ sion de Ma singularité, l’expression de Mon égoïsme — dans ses « nobles manifestations ». La précision est importante

Chapitre IX — La perfection du crime

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puisque Stirner suggère qu’il y a différentes manifestations de l’égoïsme, à ne pas mettre sur le même plan. S’il rejette les morales sociales, Stirner met de l’avant une certaine éthique — radicale — de la singularité. C’est à la lumière de cette éthique qu’il faut interpré‑ ter — Me semble-t-il — ses déclarations tapageuses sur le crime. Comme Pierre Vandrepote, Je pense que Stirner « s’ex‑ prime avec cette violence inouïe […] parce qu’il ne croit pas en la violence. » Il refuse simplement d’invoquer la morale ou la religion pour rejeter ou contrer cette violence. Ainsi, dans L’Unique et sa propriété, Stirner articule une critique du vol, qui n’est pas morale (ou humaniste, ou reli‑ gieuse) mais égoïste. Le curé reproche au voleur d’avoir com‑ mis, par son « crime », une grande injustice « en profanant par son acte ce que l’État consacre, à savoir sa propriété. » Stirner, de son côté, reproche au voleur de s’être « souillé lui-même en ce que, au lieu de mépriser le bien étranger, il l’a tenu pour digne d’être volé » ! Il s’agit donc de s’adresser au voleur, non pas comme à un criminel, mais comme à un égoïste : alors « il aura honte, non pas d’avoir attenté à vos lois et biens, mais d’avoir tenu les premières pour être dignes d’être tournées et les seconds d’être désirés ; il aura honte de ne pas Vous avoir… méprisés, Vous et les Vôtres, d’avoir été trop peu égoïste. » Ainsi il y a des crimes qui M’élèvent, d’autres qui Me rabaissent et M’humilient. À Mes propres yeux. Au regard de Mon indépassable singularité. Je suis l’Unique.

Chapitre X Ma force

« Quand les autres crient férocement : à bas les rois ! Stirner complète aussi‑ tôt : à bas aussi les lois ! » Friedrich Engels Le triomphe de la foi

A

ffirmant que Je suis criminel J’affirme au fond qu’il n’y a pas de crime. J’affirme que le crime et le châtiment doivent disparaître. Car d’où vient la notion de crime sinon d’une considération qui M’est extérieure. Je suis toujours cri‑ minel par rapport à une loi étrangère, extérieure à Moi. On Me déclare « criminel » tandis que Je ne cherche qu’à manifester Mes forces et Mes énergies. Stirner rejette l’idée d’associer la peine au crime, comme sa conséquence « juste ». Cette association est peut-être légitime du point de vue de la société, mais du point de vue du criminel, l’impunité est tout aussi « juste » que la peine : « Si son acte

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réussit, c’est justice et, s’il ne réussit pas, c’est encore justice. » Pour éclairer la situation du criminel, Stirner la compare à celle de quelqu’un qui expose sa vie au danger. S’il y laisse sa vie, qu’est-ce qu’on dira ? Il l’a bien mérité. Et s’il survit ? On dira — ou du moins il faudrait dire — que sa force a triomphé et qu’il a eu raison de prendre ce risque. De même avec un enfant qui joue avec un couteau : il a ce qu’il mérite s’il se coupe, mais il a aussi ce qu’il mérite s’il ne se coupe pas. Ainsi du criminel. La peine que nous lui infligeons n’est pas celle « du » droit mais celle de « notre droit », donc pas du sien : « Notre droit réagit contre le sien et, s’il “n’est pas dans le droit”, c’est parce que Nous avons le dessus. » Je n’ai rien à faire du « droit social » ; seul Mon droit M’intéresse : « La société veut certes que chacun obtienne son droit, mais seulement celui qu’elle sanctionne : le droit social, et non pas véritablement son droit. » Moi ? Je prends Mon droit, et pour cela J’use de toute Ma puissance. En face de tout pouvoir supérieur, Je suis un criminel endurci. Le seul droit que Je reconnais est Mon droit : celui dont Je suis le créateur et le possesseur. Ce qui est vrai de la pensée en général l’est également de la pen‑ sée du droit. C’est dire qu’elle a son origine en Moi. Quand cette pensée s’extériorise, elle devient un mot puis une idée fixe. Elle devient par là une chose hors de Moi, elle acquiert une réalité indépendante de Moi. Et Ma créature va devenir Mon maître et s’imposer à Moi, pourtant son créateur : Je suis devenu l’esclave d’une loi absolue — c’est-à-dire détachée de Moi –à laquelle Je devrais Me soumettre. Ainsi, écrit Stirner, « les hommes ne sont-ils plus jamais devenus maîtres de la “pensée du droit” qu’ils ont créée ; leur créature leur échappe. »

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Que faut-il faire alors ? Il faut libérer le droit, le laisser « vagabonder en liberté » de manière à le ramener à sa source : Moi. Le droit redeviendra ainsi Mon droit. Le droit peut difficilement se passer d’un absolu qui le fonde. Le droit — quel qu’il soit — est forcément sacré. C’est pour‑ quoi, en appelant au droit, Je Me soumets nécessairement à cette puissance supérieure à l’origine du droit. En un sens, ce que J’oppose au droit, c’est moins Mon droit que Ma force ou Ma puissance. Qu’est-ce que J’ai le droit de faire ? Ce que Je peux faire. Tout simplement. Dit autrement : là où s’étend Ma puissance s’étend aussi Mon droit. Qui possède la force a le droit. Toi aussi : Tu as droit à ce que Tu as la puissance d’être et de faire. J’ai le droit de faire tout ce que Je fais, c’est-à-dire tout ce que Je peux faire en vertu de la puissance que Je possède. Si elle est en quelque sorte naturelle, cette puissance doit néan‑ moins être conquise, cultivée et conservée : elle est le résultat d’un combat. Pour Stirner, « le droit est une idée fixe inspirée par un fan‑ tôme ; la puissance, voilà Moi-même, Je suis le propriétaire de Ma puissance. Le droit est au-dessus de Moi, il est absolu et existe dans quelque chose de supérieur d’où il Me parvient sous forme de grâce. Le droit est une grâce que le juge M’oc‑ troie. La puissance et la force n’existent qu’en Moi qui suis puissant et fort. » Tout est droit est une grâce, c’est dire que tout droit est un droit octroyé, un droit accordé par une puissance autre. L’Unique refuse de quêter, de solliciter le droit à autrui :

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« Quelle misère part de mendiants Nous est restée ». Moi, Je ne réclame rien de toi. Je ne réclame aucun droit de ta part, et Je ne t’en recon‑ nais aucun — est-ce bien clair ? « Ce que Je peux enlever de haute lutte, Je l’enlève ; le reste, Je n’y ai aucun droit et Je ne me targue pas de mes droits imprescriptibles, non plus que Je ne me console avec eux. » Moi, le fort et le puissant : c’est ainsi que Je Me vois. Et J’agis en conséquence. Je n’ai nul besoin du don gracieux du droit qu’on veut M’accorder. Une telle « générosité » Me gêne. Gardez vos cadeaux pour vous. Je prends ce dont J’ai besoin, et ce que Je suis en mesure de prendre. Je suis le seul juge de Mon droit : Je ne laisse pas à des fous le soin de déterminer si J’ai raison ou tort. Pour Stirner, « la seule chose sur laquelle d’Autres puissent décider et juger, c’est s’ils sont d’accord avec Mon droit et s’il vaut aussi comme droit pour eux. » Ainsi, poursuit-il : « hors de Moi, il n’y a pas de droit. Si c’est juste pour moi, c’est juste. Il est possible que ce ne soit pas pour autant juste pour les Autres ; c’est leur affaire et non la mienne : qu’ils se défendent. » Alors, Je sais : tu t’imagines des Moi « criminels », s’estimant la source et la fin unique de leurs droits, puisant toute leur force dans leur être, réconciliés avec eux-mêmes puis se dres‑ sant les uns face aux autres, se regardant directement dans les yeux, avec fierté et défi. Tu te demandes : qu’est-ce qui va se produire ? Oui, Je sais, tu imagines que ces « Moi criminels » se jetteront les uns sur les autres. Conscients de l’étendue de

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leur force, n’ayant plus honte de leur puissance, ils vont affir‑ mer leur particularité et chercheront à l’imposer à tous. Par la violence physique (pour les plus forts) ou par la ruse (pour les plus intelligents), ces « moi criminels » vont chercher à profiter de tout ce qui pourrait tenter leurs sens, tout ce qui les excite, tout ce qui pourrait satisfaire leur désir de jouissance. Et malheurs à ceux qui se mettront sur leur chemin ! De fait, Stirner envisage les rapports sociaux comme des rapports de nature conflictuelle. La violence en est le cœur. L’individualisme radical de Stirner soulève nécessairement la question du choc des uniques et de la violence inhérente à ce choc. Stirner voit cette violence comme quelque chose d’inévitable et ne cherche pas à la contourner. Pourquoi jouer à l’autruche ? Dès l’enfance, l’Unique est confronté à des forces qui s’op‑ posent à Lui : « Dès l’instant où il voit la lumière du jour, l’homme cherche à se trouver lui-même et à se récupérer, dans la confusion et l’embrouillement de ce monde où il a été jeté, comme un dé parmi tant d’autres. Cependant, tout ce à quoi l’enfant entre en contact s’oppose à ses empiètements, affirme sa propre existence. Chacun n’attachant d’importance qu’à lui-même et se heurtant constamment à l’autre, la lutte pour l’auto-affirmation s’avère donc inévitable. Vaincre ou succom‑ ber — tels sont les deux pôles entre lesquels oscille le sort de cette lutte. » Vaincre ou succomber ? Il semble impossible à Stirner d’envisager une alternative à cet affrontement : le vainqueur sera le maître, le vaincu sera le sujet ou l’esclave. Stirner ne craint pas l’affrontement des uniques. Il faut ce qu’il faut. Il arrive que l’aspiration à la paix soit une manière

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d’abdiquer, une lâcheté. C’est bien ainsi que le Christ pensait, lui qui n’absolutisait par la paix : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive. » (Mt 10,34) Stirner en appelle expressément à la « guerre de tous contre tous » : « “tends le bras et prends ce dont tu as besoin !” Ainsi est déclarée la guerre de Tous contre Tous, Moi seul décidant de ce que Je veux avoir. » Il craint davantage l’évitement de la lutte et le recours à l’ins‑ tance du droit, à un tiers donc, pour régler les conflits pos‑ sibles : « Si quelqu’un Nous fait ce que Nous ne voulons pas nous laisser faire, Nous brisons sa force et faisons valoir la nôtre. Nous nous satisfaisons sur lui et ne tombons pas dans la folie de vouloir satisfaire le droit, ce fantôme. Ce n’est pas le sacré qui doit se défendre contre l’homme, mais l’homme contre l’homme. » L’Unique est invité, non pas à refouler son agressivité, mais à l’assumer pleinement. Il est constamment en lutte, étant « un Moi en face d’un Toi et d’un Vous absolument différents et opposés à lui. » L’Unique s’approprie ce qu’il désire et ce qu’il peut prendre, et n’hésite pas à affronter autrui si celui-ci cherche à l’en empêcher. L’Unique apparaît ainsi comme une sorte de prédateur : un Moi qui s’approprie tout ce qu’il peut, détruisant tout sur son passage — si nécessaire —, un Moi désirant et jamais rassasié. L’Unique est sans limites. La morale n’est pas un frein à ses envies. Le droit n’a également aucune valeur pour lui. Il agit comme bon lui semble. Il est une force aveugle.

Chapitre X — Ma force 137

N’écoute pas ce qu’on te dit : la force est « une belle chose, et utile à bien des points de vue ». Pour Stirner, « on va plus loin avec une main pleine de force qu’avec un sac plein de droit ». Le droit ? Il n’est que le fantôme de la force ; au-dessus de l’individu, il le dépossède. Même si on le rattache souvent au « courant » dit de l’anar‑ chisme individualiste, Stirner n’est pas anarchiste, à propre‑ ment parler. Il ne pense pas que les hommes soient naturel‑ lement bons. Il ne pense pas que l’abolition de la contrainte légale et que la distribution équitable de la richesse puissent rendre les hommes heureux. Stirner n’idéalise pas les « Moi esclaves » : une fois affranchis, ils ne trouveront sans doute rien de mieux à faire que de se dresser à nouveau les uns contre les autres. Comme Hobbes, Stirner pense que « l’homme est un loup pour l’homme. » Ou mieux, que « l’homme est un rat pour l’homme », comme l’écrit Michel Serres, qui rappelle ainsi que l’homme et le rat sont les deux seules espèces qui tuent sans nécessité, par pur plaisir. Parce qu’il ne croit pas à la bonté originelle de l’homme, Stirner ne croit pas non plus à la possibilité d’une existence sociale pacifiée. Le rapport social est pour lui le lieu d’un affrontement, l’expression d’un rapport de forces. Et Stirner ne s’en offusque pas… Advienne que pourra ! Et toi : qu’as-tu contre la guerre ? La violence et la guerre sont pour Stirner des manifestations naturelles des énergies humaines — elles lui apparaissent en tant que telles comme légitimes. Ce qui est pour d’autres

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l’ « état de nature » — qu’il importe de dépasser et de civili‑ ser — a, chez lui, le statut de « l’état de droit ». Ce qui règne dans « l’état de nature », c’est l’inégalité et la loi du plus fort. Quoi qu’on dise, la société fonctionne de la même manière. Certes, on y parle beaucoup des droits de tous et de l’égalité des chances, mais c’est bien l’inégalité et la loi du plus fort qui continuent de régner. Renoncer, c’est être moral. Moi, l’Unique, Je ne renonce à rien — sinon par calcul (ainsi, J’accorde une grande impor‑ tance à la politesse, une vertu proprement égoïste, qui main‑ tient les fâcheux à bonne distance). Je suis fort. La force est ce qui Me définit. Une force dont les contours sont indéterminés et imprécis, mais qui est singulière : la force est Ma force. Je ne suis pas entaché d’une quelconque « faute pre‑ mière », d’un quelconque « péché originel ». Je ne regarde pas derrière Moi — en direction d’une dette imaginaire ou d’une tragédie inaugurale —, Je regarde devant Moi, fixant l’horizon et imaginant à l’avance toutes les possibilités qui s’offre au déploiement de Ma force, à la manifestation de Ma puissance. Je ne suis pas simplement libre — celui qui se définit par sa liberté se définit négativement par rapport à ce qu’il rejette, par rapport à ce dont il veut se libérer. Moi, Je cherche à établir qui Je suis et à obtenir ce que Je veux, à M’approprier ce qui est appropriable. D’être un homme libéré ne me suffit pas, Je suis aussi propriétaire : Je suis l’Unique. Je rejette les lois parce que les lois sont toujours des lois faites pour le général, et non pour l’Unique que Je suis. Les lois ignorent Ma particularité. Si les lois sont bonnes, c’est pour la

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société ; elles sont le plus souvent mauvaises pour les individus qui la composent. Le droit exprime l’état final de la sociali‑ sation des individus ; son but est de combattre Mon unicité. Quoi d’étonnant à ce que les ennemis de l’individualité, ceux qui craignent toute forme de particularité — à commencer par la leur, qu’il redoute plus encore que celle des autres — s’en remettent à toutes les règles inimaginables pour encadrer l’existence et en effacer la moindre originalité. Pour Ma part, Je pars du principe inverse : Je revendique Mon droit, c’està-dire le droit que Je suis en mesure de faire. Je fonde Mon action sur Ma seule puissance. Ma force crée Mon droit. Cela donne le vertige, n’est-ce pas ? Stirner serait-il un chantre du capitalisme et du libre-échange ? Non. Le propriétaire n’est pas d’abord celui qui possède des choses : une maison, de l’argent, une paire de chaussure, bref des objets. Le propriétaire n’est pas simplement un possédant ; il est d’abord celui qui se possède. La propriété est ce qui Me constitue — la part irréductible de Mon être — et ce que Je M’approprie, ce que Je parviens à faire Mien. Le capitaliste est plus possédé par les « choses » qu’il ne les possède. Le caractère radicalement anti-juridique de la perspective de Stirner la rend également difficilement acceptable par les capitalistes, ou le groupe des libertariens et des anarcho-ca‑ pitalistes, pour qui le « droit de propriété » est absolument central. Stirner ne reconnait pas un tel droit : J’ai le droit de posséder telle chose pour autant que J’ai la puissance de le faire. De même, si, ne l’ayant pas, Je la désire, Je n’ai qu’à la prendre. Et si Je ne peux pas ? Eh bien, tant pis ! Pour Stirner, la propriété est « conditionnée par la force » : « Aussi long‑ temps que Je M’affirme possesseur d’une chose, J’en suis le

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propriétaire : si elle M’échappe à nouveau, quelle que soit la puissance qui Me l’arrache, par exemple parce que Je recon‑ nais le droit des Autres sur elle — la propriété s’éteint. Ainsi propriété et possession ne font-elles qu’un. Ce n’est pas un droit extérieur à ma force qui Me légitime, mais cette dernière uniquement : si Je ne l’ai plus, la chose m’échappe […]. Les choses appartiennent à celui qui sait les prendre et les affirmer siennes, jusqu’à ce qu’elles lui soient reprises, de même que la liberté appartient à celui qui la prend. » Quand Stirner affirme que « les pauvres sont coupables de l’existence des riches », il ne justifie pas l’exploitation des pauvres par les riches : il invite les pauvres à se révolter et à prendre les choses en main. Estimant qu’on ne mérite pas ce qu’on se laisse prendre, il en appelle à la force des pauvres, à ce qui est fort en eux. J’ai le droit de tout faire. Ce que Je ne fais pas, c’est ce que Je ne M’autorise pas à le faire. Dois-tu demander l’autorisation pour jouir ? Non : jouis et tu es autorisé à jouir. Le discours de Stirner sur le droit s’adresse à des adultes, et non à des enfants. L’enfant demande des permissions pour prendre. L’adulte, lui, prend ce dont il a besoin. Il n’est l’en‑ fant de personne : il est sa propre création. Il ne reçoit d’ordres de personne. Ni d’autrui, ni de l’État. Celui qui prend a toujours raison de prendre. Il manifeste ainsi sa force. Il a toute la sympathie de Stirner qui réserve son mépris pour celui qui se laisse prendre. Ainsi l’ambition démesurée et la folie de Néron ne le choquent pas. Ce qu’il ne comprend pas, c’est la docilité (mêlée peut-être à de la stupidité et à de

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l’ignorance) des Romains, incapables de s’opposer à la volonté illégitime du despote. « Ce n’est qu’aux yeux des “bons” qu’un Néron est un “mauvais” homme ; aux miens, il n’est qu’un possédé, tout comme les “bons”. Ils voient en lui un parfait scélérat et le vouent à l’enfer. Mais pourquoi son arbitraire ne rencontre-t-il pas d’obstacles ? Pourquoi lui permet-on tout ? » Ces paroles de Stirner ne viennent pas justifier la folie de Néron ; elles résonnent plutôt comme une invitation adressée aux esclaves de briser leurs chaînes… Mais tu es trop faible, affirmes-tu. Ta force est très li‑ mitée ? Que dois-tu faire ? Que peux-tu faire ? T’associer à d’autres, suggère Stirner : « s’il y a derrière toi quelques mil‑ lions d’autres pour Te protéger, vous avez une force imposante et remporterez facilement la victoire. » Je ne connais pas de loi. Et je n’ai aucun devoir. Reconnaître un devoir équivaudrait à Me lier ou encore à Me laisser impo‑ ser un lien par autrui. Or, personne ne peut Me lier. Certes, quelqu’un peut lier Mes bras, mais pas Ma volonté : « ma mauvaise volonté reste toujours libre. » En tant qu’Unique, Je suis du côté de la force, non de la fai‑ blesse. J’inscris Ma présence au monde, Je développe et Je protège l’espace de Mon existence. J’affirme Mon désir et Ma volonté d’être. La force est affirmation de soi — J’en suis l’enjeu, pas l’autre. Ce n’est pas contre l’autre que Je prouve Ma valeur, même si un affrontement avec lui peut s’avérer inévitable. Ma force et Ma puissance ne sont pas du côté du pouvoir. Les premières sont individuelles ; le second est social.

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Ignorant le droit, Stirner est pour la force et la puissance, mais contre le pouvoir. L’individu agit par lui-même et en lui-même avec sa force et sa puissance. Quand il exerce un pouvoir, il agit sur les autres et cherche à les contrôler. La force n’a rien à faire du droit ; elle s’en dispense. Pas le pouvoir, qui défend férocement le droit, s’en sert à sa guise… puis le contourne quand cela fait son affaire. L’Unique rejette le principe du pouvoir, et n’y aspire pas ; par contre, il ne recule pas devant l’affrontement — s’il est inévitable. Je ne crois pas que les autres devraient marcher du même pas que Moi, et dans la même direction. Je tends à traiter les autres comme des uniques, ayant leur loi en eux-mêmes et vivant en accord avec elle. Je ne cherche pas à imposer aux autres Ma loi — qui n’est une loi raisonnable que pour Moi. Ton imprévisibilité et ta folie ne M’offusquent pas : elles font partie de ton charme. Je prends ce dont J’ai besoin, autant que Je suis capable de M’approprier — sans laisser le soin à autrui ou à une idée de déterminer Mon besoin. Logiquement, pourquoi aurais-Je à décider ce dont l’Unique en face de Moi aurait besoin ? La force est-elle nécessaire du côté de la violence et de l’agres‑ sion ? Est-il possible d’imaginer une force qui soit une forme d’ouverture à l’autre ? Une forme de générosité ? En insistant sur la force de l’Unique, Stirner affirme sa vitalité, sa capacité d’affirmation, sa grandeur. Cette vitalité doit-elle nécessai‑ rement s’affirmer à l’encontre de l’autre, dans une attitude agressive d’hostilité ? La force de l’Unique s’écrit-elle nécessai‑ rement dans ce registre-là ? Quand l’Unique cède à la violence, il arrive que ce soit parce qu’il ne maîtrise pas sa force, et donc que sa force est plus grande que lui…

Chapitre X — Ma force 143

Bref, Stirner ne fait pas l’apologie de la force brute et épaisse. L’Unique n’est pas un rhinocéros. « Si Tu es fort, Tu peux employer ta force au moment et à l’endroit appropriés et en avoir la conscience ou la fierté ; si, au contraire, c’est ta force physique qui Te possède, l’envie te démange de la montrer partout et aux endroits les moins convenables : Tu ne peux serrer la main à personne sans la lui broyer. » La force de l’Unique peut ainsi prendre la forme de la délicatesse, qui n’est pas une faiblesse mais une force supérieure.

Chapitre XI Ma révolte

« Le libéral est mécontent de tout ré‑ gime ; l’anarque en traverse la série, si possible sans jamais se cogner, comme il ferait d’une colonnade. » Ernst Jünger, Eumeswil

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’adore les dystopies, ces histoires qui décrivent comment une utopie peut se transformer en cauchemar. Tout le monde connait 1984 de Georges Orwell ou encore Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, sans doute les deux dystopies les plus célèbres de l’histoire de la littérature. L’Histoire naturelle, civile et politique des Galligènes de Tiphaine de la Roche est une œuvre moins connue mais tout aussi intéressante. On voit comment la société « idéale » des Galligènes, pacifique et égalitaire, se transforme progressivement dans un enfer. Nous autres du russe Ievgueni Zamiatine ne manque pas d’in‑ térêt non plus. Se présentant comme un journal écrit par un

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homme du futur, nommé D-503, le roman de science-fiction raconte le projet d’un État qui, convaincu d’avoir trouvé le bonheur, entend y convertir les populations extraterrestres. Le personnage D-503 en vient à détester cette « dictature du bonheur » et à lui préférer l’ancien monde, traversé par de l’imprévisible et du bonheur furtif. J’aime bien également The Perfect Day d’Ira Levin, même si ce roman a reçu un accueil critique peu enthousiaste. Le roman décrit le destin d’une humanité unifiée et parlant une seule langue, vivant sous les soins bienveillants d’un ordinateur central qui pourvoie au bonheur de tous les membres de la « famille » humaine. Dans ce monde « parfait » — d’où toute violence, tout égoïsme mais aussi toute volonté individuelle ont été éradiqués —, la vie se présente pourtant comme vidée de sa substance. Quelques révoltés — surgis de nulle part, apparaissant comme par ac‑ cident — chercheront à faire voler en éclats ce « bonheur insoutenable » (titre de la traduction française du roman). Une dystopie est une utopie qui tourne mal. La question est : une utopie peut-elle ne pas tourner mal ? À tous les projets d’organisation sociale, L’Unique et sa propriété pose la seule véritable question qui mérite d’être po‑ sée : qu’est-ce que Je deviens là-dedans ? Qu’en est-il de Moi ? Dans L’Unique et sa propriété, Stirner ne propose aucune doctrine politique. Il ne présente aucune utopie. La société future ne l’intéresse pas. Il se méfie de toutes les formes de collectivisme. Le « bien commun » ? Il n’est pas l’affaire de l’Unique : « En tant que tel, il n’est pas mon bien, mais uni‑ quement la négation de soi portée à sa dernière extrémité. Le bien commun peut bruyamment jubiler, tandis que Je dois me

Chapitre XI — Ma révolte 147

tenir coi et “coucher là”, l’État grassement prospérer et Moi tirer le diable par la queue. » Tu voudrais le « bonheur de tous » ? Tu es vraiment survolté ! Et quelle belle âme tu as ! Veux-tu une médaille aussi ? Stirner demande avec raison : « quel est donc ce bon‑ heur ? » Ton bonheur doit-il être Mon bonheur ? Le vrai bonheur consiste, pour toi, à profiter des richesses honnête‑ ment acquises par le travail ? Et si le Mien était de profiter des « riches jouissances de la paresse et du plaisir sans travail »… Le « bonheur de tous » n’est pas Mon bonheur, il ne mérite pas Ma considération. Stirner dit : le « monde idéal » n’existe pas, partons plutôt du monde « tel qu’il est ». Ou mieux : le « monde parfait » est le monde qui existe réellement, maintenant, pour Moi. L’Unique prend le monde dans son état présent. Je M’accommode du monde et de la société dans lesquels Je vis. J’en tire le maximum de jouissance. Je M’en satisfais et Je cherche à y extraire le plus de satisfactions possibles. Je vis ailleurs, à l’écart, autrement, autre chose. Je vis selon Mon organisation intime et selon Mes goûts du moment. Je ne suis pas un mégalomane. Je n’ai pas de grands projets pour la société. Ma puissance est grande, certes, mais elle n’est pas au service d’idées fixes. Ma mission ne se mesure pas à l’aulne de l’homme — ce fantôme. La cause de l’homme n’est pas Ma cause. Je M’appartiens. Je suis l’Unique, le seul à être ce que Je suis. Ce qui implique également que Je refuse de Me démettre, que Je refuse de renoncer à la moindre part de Moi. Mes dé‑

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faites — s’il arrivait que Je perde (ce qui n’arrive pas) — se‑ raient autant à Moi que Mes victoires le sont. Je Me méfie des utopies. Je n’y crois pas, à vrai dire. Je crois en Moi. Moi, Je ne suis pas une utopie. J’existe, maintenant. Je Me dresse avec toute la puissance de Ma réalité. La société a un seul fondement à Mes yeux : Moi. Je ne dépends pas de la société — même si Je subis ses empiètements. Je ne M’intéresse pas à la société. Ou si peu. Je M’y in‑ téresse surtout pour M’assurer qu’on Me laisse l’espace né‑ cessaire à Ma réalisation, qu’on ne nuise pas à la lutte que Je mène avec Moi-même et dont Je suis l’enjeu. Je ne demande pas aux autres de résoudre Mon énigme à Ma place. Transformer le monde ne M’intéresse pas. Ce n’est pas un projet à Ma mesure. Mon projet est à la fois plus modeste et plus ambitieux : créer Ma vie, Me créer Moi-même. Je ne revendique rien. Je ne demande rien à personne. Je suis souverain. Je cherche surtout à étendre le territoire de Ma jouissance : c’est Mon affaire, pas celle des autres. Je ne suis pas un imbécile, Je sais bien que Mon territoire n’est pas illi‑ mité, et que la force de Mon désir rencontre celle de l’autre. Cette « rencontre » peut être un choc, une confrontation, une guerre ouverte. Elle peut être aussi une chance, la possibilité d’une démultiplication de Ma jouissance et de la tienne. Pour‑ quoi l’entente ne serait pas possible entre nous ? Pourquoi n’y aurait-il pas un accord envisageable entre toi et Moi, un irrésistible emboîtement : comme deux pièces de Lego faites l’une pour l’autre… Tu vois ce que Je veux dire, n’est-ce pas ? Ou peut-être veux-tu un dessin ?

Chapitre XI — Ma révolte 149

De même que Je ne crois pas aux utopies, Je ne crois pas aux révolutions qu’elles entraînent. Faire la révolution ? Non, jamais. Se révolter ? Toujours. S’opposer. Résister surtout. Comment ? À chacun sa méthode. Je ne vais quand même pas faire tout le travail à ta place ! Pour Ma part, J’aime bien la résistance passive. La paresse est Mon arme. J’aime M’opposer en Me reposant6. J’ai déjà évoqué, dans un chapitre précédent, cette distinction entre la révolution et la révolte. Je Me permets d’y revenir. La révolution « consiste dans un renversement des condi‑ tions, de l’état des choses existant (“status”) de l’État ou de la société. » La révolution est ainsi un acte politique (ou social). Elle a pour objectif de créer de nouvelles institutions, qui

6.

Pour en savoir plus, tu voudras peut-être lire Mon Évangile de la paresse (Paris/Montréal, Médiaspaul, 2016).

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organisent les individus. Le révolutionnaire s’interroge sur le choix de la bonne constitution pour la nation : « Quelle constitution choisir, voilà la question qui a préoccupé les têtes révolutionnaires et toute la période politique bouillonne de problèmes et de luttes constitutionnelles, de même que les talents sociaux ont été extraordinairement inventifs dans le domaine des institutions de la société (phalanstère et autres). » Le révolutionnaire est un réformiste : « Jusqu’à aujourd’hui, le principe de toute Révolution est celui du combat contre tel ou tel état de choses, c’est-à-dire un principe réformiste. Aus‑ si loin qu’aillent les améliorations, aussi solidement faits que soient les “progrès réfléchis”, un nouveau maître n’en est pas moins toujours mis à la place de l’ancien, la destruction tou‑ jours reconstruction ». En cherchant à renverser l’ordre établi, le révolutionnaire-réformiste atteste qu’il prend cet ordre au sérieux ; il ne fait que proposer de nouveaux maîtres et de nouvelles institutions, dans une structure d’ensemble qui, elle, reste inchangée. En général, une utopie est au point de départ de la révolution… qu’un désastre viendra couronner. La révolte trouve plutôt son origine « dans le méconten‑ tement des hommes avec eux-mêmes ». La révolte n’est pas de nature politique ou sociale, mais individuelle : « ce n’est pas une levée de boucliers, mais un soulèvement des indivi‑ dus, un surgissement sans égards pour les institutions qui en sortent. » La révolte « Nous amène à ne plus Nous laisser organiser, mais à Nous organiser Nous-mêmes et ne place pas de brillantes espérances dans des “institutions” ». La révolte est un combat contre l’ordre établi, mais il ne s’agit pas pour le révolté de renverser cet ordre ; il s’agit pour lui de s’en ex‑ traire, de s’élever au-dessus de lui. Ainsi, en tant que révolté, Mon intention et Mon action sont « concentrés sur Moi et ma

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particularité ». Contrairement au révolutionnaire, le révolté est égoïste : il ne souhaite pas une meilleure constitution — il ne rêve à rien pour la société, aucune utopie ne l’enthousiasme. Il tente de se délivrer des constitutions, de la même manière qu’il cherche à se détacher de tout ce à quoi il est lié. Ainsi, contrairement aux perspectives révolutionnaires, Stirner ne table pas sur une volonté de changement : il suggère simple‑ ment que l’individu aille jusqu’au bout de ce qu’il est. Telle est le dernier mot de la doctrine sociale et politique de Stirner : se révolter, rejeter les institutions, affirmer le droit — donc la force — de l’Unique de jouir du monde et de lui-même. Nulle visée de reconstruction sociale, aucun projet de société, aucune tentative d’organisation. Dans la première partie de L’Unique et sa propriété, Stir‑ ner aborde toutes les doctrines sociales et politiques de son époque, et aucune ne trouve grâce à ses yeux. Il s’en prend par exemple au libéralisme social, c’est-àdire au « communisme » (il vise ici une forme de socialisme, et non ce qui est connu aujourd’hui sous cette appellation). La société communiste est décrite comme une « société de gueux » (Lumpengesellschaft). En effet, les tenants de cette doctrine disent : « Abolissons donc la propriété personnelle : que personne ne possède plus rien, que chacun soit un gueux ; que la propriété soit impersonnelle et appartienne à la société. » Voilà un beau programme, qui permettra qu’au final « Nous serons tous ensemble des gueux (Lumpe) et, masse globale de la société communiste, Nous pourrons nous nommer un “ra‑ massis de gueux” (Lumpengesindel). » Stirner fait ici allusion à un célèbre conte des frères Grimm, Das Lumpengesindel, traduit en français sous le titre « Les vagabonds » ou « De la

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racaille », qui évoque d’une manière suggestive la psychologie des gueux et leur ressentiment à l’égard des « propriétaires ». S’il n’est pas tendre avec le « communisme », Stirner est éga‑ lement critique à l’égard du libéralisme, que ce soit dans sa forme « politique » ou dans sa forme « humaniste ». Dans sa critique, Stirner s’attaque notamment à quelques principes que l’on a tendance à associer de nos jours au capitalisme. Anti-communiste et anti-libéral, Stirner peut également être qualifié d’anti-étatiste. Pour lui, « tout État est despotisme ». Il est l’instrument d’une « volonté collective », enne‑ mie des désirs individuels. Si bien que « Je ne suis libre dans aucun État ». L’État représente un ordre, l’ordre même, avec tous ses liens qui enserrent l’individu : « Ce que l’on nomme État est un tissu, un réseau de dépendances et d’adhésions, une appartenance, un rapprochement et une cohésion, dans laquelle les éléments assemblés s’adaptent entre eux, bref sont dépendants les uns des autres : l’État est l’ordre de cette dé‑ pendance. » Mes pensées ne sont pas les pensées de l’État. Je m’en tiens donc à Moi seul et Je ne lui demande rien. Je ne reconnais pas à l’État un pouvoir sur Moi. Je veux avoir avec toi un rapport direct et immédiat, sans que l’État s’en mêle. Sans qu’il intervienne, avec ses règle‑ ments, avec sa législation, et sa tendance à tout vouloir orga‑ niser, à vouloir M’organiser. Stirner est du côté du désordre, de la libération des énergies individuelles. Les formes maudites de la désorganisation le séduisent… Un anarchiste donc ? Si tu y tiens absolument. Plusieurs le pensent, qui n’hésitent pas à le ranger dans la

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mouvance dite « individualiste » de la configuration, vaste et complexe, de l’anarchisme. D’autres rétorquent que l’anar‑ chisme, en tant que mouvement plus ou moins unifié, a émergé environ trois décennies après la publication de L’Unique et sa propriété et estiment qu’il est à tout le moins anachronique, pour cette raison, de qualifier son auteur d’anarchiste. Pour Fleischmann, il est assez clair que « Stirner ne préconise pas l’anarchisme. » Mais d’autres encore font remarquer que les anarchistes eux-mêmes reconnaissent Stirner comme l’un des leurs. Ainsi, l’entarteur Noël Godin — dit Georges Le Glou‑ pier — écrit dans son Anthologie de la subversion carabinée que L’Unique et sa propriété « est l’un des trois seuls lilivres bien assurés de leur bâton dont l’absence rend toute biblio‑ thèque risible. » Mackay, le biographe de Stirner, le rangeait parmi les anarchistes individualistes. C’est aussi le cas d’Henri Arvon, de Daniel Guérin, historien du mouvement anarchiste, ou encore de Victor Basch même si celui-ci reconnaissait que la figure de Stirner — plutôt aristocrate (« en dépit de ses paroles de pitié pour le prolétariat ») — détonne un peu par rapport aux « théoriciens de l’anarchisme contemporain […], tous, démocrates et communistes ». Albert Camus, connu comme le philosophe de l’absurde et le penseur de la révolte — cela est moins connu, mais il était également le « copain de drague » d’Albert Cossery —, Camus donc voyait en Stirner moins un anarchiste qu’un nihiliste : « sur les ruines du monde, le rire désolé de l’individu-roi il‑ lustre la victoire dernière de l’esprit de révolte. Mais à cette extrémité, plus rien n’est possible que la mort ou la résurrec‑ tion. Stirner, et avec lui, tous les révoltés nihilistes, courent aux confins, ivres de destruction. » Bon…

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Moi, J’aime bien « courir aux confins », mais surtout sur une piste de jogging en bordure d’eau. Suis-Je « ivre de destruc‑ tion » ? Seulement quand Je vois, sur une plage, un château de sable laissé sans surveillance… J’aime surtout la vie. J’aime la force. Je suis affamé d’expé‑ riences nouvelles. J’aime contempler ce que se laisse contem‑ pler — surtout quand elle a un beau visage. Je regarde avec satisfaction le spectacle du monde. Je le trouve divin, qu’il soit comique ou tragique. Je protège Ma liberté dans la mesure du possible. Je fuis les fâcheux. Je ris de la bêtise. Je savoure le plaisir d’exister. Être vivant Me comble. Ma pensée politique est peu élaborée. Elle a le mérite d’être simple. Walter Sobchak, l’un des « héros » du film culte The Big Lebowski, en a formulé l’un des axiomes de base : « Fuck it, Dude. Let’s go bowling. »

Chapitre XII Ma jouissance

« Le Moi en tant que conscience de soi jouit de sa singularité, “cueille immé‑ diatement et jouit immédiatement”. » G.W.F. Hegel Phénoménologie de l’esprit

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n tant qu’Unique, Je suis incomparable. Par là, Je M’ex‑ trais de toute rivalité ou de toute compétition. Autrui est différent : ni plus grand que Moi, ni plus petit. Je ne gagne rien à l’écraser ou à Me montrer supérieur à lui. Et Je n’ai aucun désir de reconnaissance. Je vais par Mon chemin, autrui par le sien. Je vis pour Moi, isolé en un sens. Le confinement n’est pas une malédiction, c’est la retraite que J’ai choisie pour vivre à Ma guise et selon Mon rythme à Moi. Tous les liens qu’on veut M’imposer sont des entraves à Ma jouissance : à la jouissance de Moi (Selbstgenuss). Je suis privé de la jouissance de Moi lorsqu’on Me soumet à des

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obligations. Un rendez-vous en milieu d’après-midi gâche Ma journée. Tout cela manque de grandeur ? Tu Me demandes : qu’en est-il de l’aspiration à l’absolu ? Je te réponds : Mes rêves sont modestes, ils Me suffisent. Vivre, ce n’est pas penser. Pour Stirner, « celui qui pense est aveugle à l’immédiateté des choses et incapable de les maîtri‑ ser : il ne mange pas, ne boit pas, ne jouit pas, car celui qui mange et boit n’est jamais celui qui pense. » Vivre, c’est plutôt expérimenter. Les expériences, multiples et diverses, élargis‑ sent les cadres de la raison ; elles permettent de s’affranchir des idées anciennes — à demi-mortes — et des jugements mesquins. Une vie accidentée est une vie plus riche que la vie de celui dont les expériences sont rares. L’Unique vit dans la dépense : il désire tout essayer, tout connaître, tout gagner et tout perdre. « Désormais, écrit Stir‑ ner, la question n’est plus de savoir comment on peut gagner la vie, mais comment la dépenser, en jouir ou encore, non pas comment on doit instituer en soi le vrai Moi, mais comment se dissoudre et vivre sa vie jusqu’à l’épuiser. » Je ne calcule pas. Seule Ma jouissance présente M’importe. Tout désir, pour autant qu’il est Mon désir, mérite d’être sa‑ tisfait, tout de suite, sans délais. Dans la mesure du possible. Je réinvente sans cesse les manières d’assouvir Mes désirs, qui eux-mêmes ne cessent de changer. Libéré de tous les liens et de toutes les attaches, Je peux vivre. Le plus égoïste des égoïstes, Je suis arrivé au bout de Ma quête : Moi-même. Je n’ai plus besoin de Me chercher, Je

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Me suis trouvé. Je suis propriétaire ; Je Me possède. Et Je jouis de cette possession. Ma force et Mes énergies se manifestent. Les virtualités sont devenues des réalités. Je M’emploie à jouir de Moi et du Monde, du Monde que J’ai fait Mien : Je suis le maître du monde, l’as-tu déjà oublié ? « Mes rapports avec le monde consistent à en jouir, l’utilisant ainsi pour ma jouis‑ sance personnelle : ils sont jouissance du monde et partie de ma jouissance personnelle. » Je ne calcule pas. Je poursuis Mon intérêt. Je fais ce qui M’apparaît utile. Mais l’utilité en question ne se laisse pas enfermer dans les cadres de l’économie ou de la pure fonc‑ tionnalité. Ce qui est au service de Ma jouissance : voilà l’utile dont Je parle. Même si penser n’est pas vivre, il y a bien quelque chose comme une « expérience de pensée ». Est philosophe ou théologien, pourrait-on dire, celui qui est attiré par ce genre d’expérience. L’érection d’un système métaphysique n’est rien d’autre qu’un projet destiné à satisfaire son auteur : c’est une tentative — le plus souvent solitaire — d’autosatisfaction. Plaisir masturba‑ toire, à l’évidence. La finalité de toute philosophie est le philosophe. C’est pourquoi la philosophie est inutile, pour une bonne part : elle ne sert à rien d’autre qu’à la jouissance du philosophe. Ce qui n’est pas tout à fait rien… Le problème de Stirner n’est pas de déterminer ce que l’Unique devrait être. La question concerne la manière dont l’Unique assume et vit, maintenant, ce qu’il est. La question est celle d’un « jouir » absolument singulier, dont la réalisation n’at‑ tend pas et qui n’accepte aucune borne, aucune limite. Pour Stirner, « ce n’est pas dans le futur, objet de ses aspirations,

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que se trouve l’homme véritable, mais existant et réel dans le présent. Qui que Je sois et quel que soit mon état, plein de joies et de peines, vieillard ou enfant, confiant ou indécis, endormi ou éveillé, Je suis l’homme véritable. » Dans son « Anti-cri‑ tique », un texte postérieur à L’Unique et sa propriété, Stirner interpelle ainsi son lecteur : « Tu n’es Toi que dans l’instant, Tu n’es effectif que dans l’instant. » Il n’y a aucune raison de regretter « la bonne vieille époque » ou encore d’espérer des jours meilleurs. Ma vie n’est pas autre chose que la vie que Je vis maintenant, dans l’instant présent. Libre à Moi d’élever ce moment et d’en faire un « présent fort », c’est-à-dire un moment d’éternité. « Carpe diem. » Je ne suis pas lié à Mon passé, ni à un Futur : chaque instant présent est l’occasion pour Moi de Me réinventer, de dissoudre l’ancien Moi et d’en faire surgir un nouveau. N’obéissant qu’à Ma loi, qu’à Mes désirs et qu’à Mes intérêts, Je suis en constante évolution, et ne Me laisse enfermer dans aucune image de Moi. Je suis (toujours) plus grand que Moi, une suite de Moi momentanés. Je ne suis pas un sujet métaphy‑ sique mais un flux, dirait Gilles Deleuze. Une pure intensité. Fort, Je le suis. Certes. Mais ce qui Me définit est moins un désir de puissance qu’un désir de jouissance. Accumuler des biens ne M’intéresse pas : pourquoi M’acheter de nouvelles chaussures quand Je peux réparer les anciennes ? Les choses M’encombrent et M’attachent. Le pouvoir ne M’intéresse pas. Je fuis tout ce qui relève de la fixité. J’aime l’existence simple et légère. J’évite dans la mesure du possible les habitudes qui M’asservissent. Je tends à ban‑ nir de Ma vie les besoins artificiels. Je détermine Moi-même Mes besoins et Mes pratiques, ne laissant pas autrui le soin de

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décider à Ma place ce qui est bon pour Moi. Et si Je décide de brûler la chandelle par les deux bouts, Je ne demande pas de permission. Le marquis de Sade éprouvait plus de jouissance à faire du mal à autrui qu’à lui faire du bien. C’est son affaire et l’af‑ faire de ceux qui sont comme lui — Je n’ai rien contre eux et Je ne leur adresse aucun reproche, J’évite simplement de Me précipiter dans leurs griffes. Ma jouissance emprunte d’autres voies. Chamfort a bien résumé Ma vision en la matière : « Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne : voilà, je crois, toute la morale. » En faisant de la « jouissance de soi » la finalité de « sa phi‑ losophie », Stirner apparaît loin d’être le pur apologue de la violence et du crime auquel certains le réduisent, en s’en tenant à quelques affirmations tonitruantes de L’Unique et sa propriété. « Jouir de soi » n’est pas l’objectif d’une philoso‑ phie belliqueuse mais d’une philosophie contemplative (ou demi-contemplative). Je te partage ce que J’ai compris de « la dialectique du Maître et de l’Esclave » de Hegel. Pour montrer ensuite comment Stirner emprunte un tout autre chemin… Pour Hegel, l’es‑ clave est l’être actif qui transforme la Nature. Il est l’heu‑ reux travailleur qui ne connait pas sa chance — Hegel va la lui révéler. Le maître, quant à lui, ne travaille pas. C’est son grand malheur, apparemment. Le maître fait travailler l’esclave et, pendant ce temps-là, il vit immédiatement — c’est le mot important — dans la jouissance. Il consomme passivement l’objet consommable. Cette passivité est son malheur — qu’il ne connait pas, mais que Hegel va lui révéler.

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En transformant le monde par son travail, l’esclave se transforme lui-même. Il en vient éventuellement à assumer son autonomie par rapport au monde naturel et à acquérir un pouvoir sur lui. Il devient libre, de par son activité, et peut ainsi s’accomplir pleinement — toujours selon Hegel, dois-Je le préciser encore ? Dépendant du travail de son esclave et ne travaillant pas lui-même, le maître se rend étranger au monde : il ne fait que jouir passivement de biens qu’il n’a pas lui-même produit. À la fin, c’est écrit dans le ciel, le maître va forcément devenir l’esclave de son esclave. Puis, devenu maître à son tour, l’ancien esclave cèdera à son tour à la tentation de l’inac‑ tivité et de la passivité, à ce qui est — aux yeux de Hegel, un pauvre fou, n’est-ce pas ? — la malédiction de la jouissance immédiate, se préparant à l’inévitable défaite aux mains de celui que le travail aura rendu libre. « Arbeit macht frei »… Sur ce point, comme sur tant d’autres, Stirner ridicu‑ lise la dialectique hégélienne, réhabilitant ce qu’elle dévalue. L’Unique refuse de passer par la médiation de l’aliénation. Il veut jouir tout de suite : le travail n’est pas le chemin qui le conduit à la terre promise de la jouissance, mais ce qui en interdit l’accès ou la reporte indéfiniment. L’Unique ne veut pas remettre à plus tard la jouissance du monde : c’est « ici et maintenant ». Ou jamais. La jouissance immédiate n’est pas une malédiction mais une bénédiction. La jouissance est-elle « l’idée la plus athée qu’on puisse se faire de la vie » ? Je n’en suis pas certain. L’Unique se dit : « Je suis détourné de ma jouissance personnelle, quand Je crois devoir servir un Autre, M’imagine être obligé envers lui, Me tiens pour appelé au “sacrifice”, au “dévouement”, à l’“enthou‑ siasme”. » Mais le Dieu auquel Je crois ne Me demande rien

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de tel… Il ne Me demande rien, sinon d’agir en fils — donc librement — plutôt qu’en esclave ou en serviteur. Un père ne demande pas à son fils d’être à son service. Dans sa lettre aux Galates, Paul de Tarse a bien thématisé cette thématique de la liberté des enfants de Dieu : « Telle est donc ma pensée : aussi longtemps que l’héritier est un enfant, il ne diffère en rien d’un esclave, lui qui est maître de tout ; mais il est soumis à des tuteurs et à des régisseurs jusqu’à la date fixée par son père. Et nous, de même, quand nous étions des enfants soumis aux éléments du monde, nous étions esclaves. Mais, quand est venu l’accomplissement du temps, Dieu a envoyé son Fils, […], pour qu’il nous soit donné d’être fils adoptifs. Fils, vous l’êtes bien : Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils, qui crie : Abba — Père ! Tu n’es donc plus esclave, mais fils ; et, comme fils, tu es aussi héritier : c’est l’œuvre de Dieu. » (Ga 4, 1-7) La parabole de l’enfant prodigue, raconté par Jésus au chapitre quinze de l’évangile selon Luc, tourne autour de cette thématique du fils et du serviteur. L’histoire est connue, Je n’en rappelle que les principaux éléments. Un homme a deux fils. Un jour, le plus jeune demande à son père sa part d’héri‑ tage, puis s’en va au loin. Il dilapide alors « son bien dans une vie de désordre ». Bref, en bon stirnérien, le fils cadet prend du bon temps et jouit de la vie. Jusqu’au jour où sa petite ca‑ gnotte s’épuise et qu’une famine frappe le pays. Si bien qu’à un moment donné, il n’a d’autres choix que de retourner chez son père. Comment celui-ci l’accueille-t-il ? Il lui fait la morale, tu penses ? Pas du tout : ne sais-tu pas que la bible est le livre le plus immoral qui n’a jamais été écrit ? Le père accueille son fils sans lui poser une seule question et sans lui reprocher quoi que ce soit. Il se jette à son cou, le couvre de baiser et orga‑

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nise une grande fête, disant à ses serviteurs, et non à ses fils : « Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le ; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds. Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons ». Le désir de jouissance du fils est ainsi redoublé par le désir de réjouissance du père. Le fils ainé — mais est-il vraiment un fils ? — ne la trouve pas drôle. Il récrimine et fait valoir ses droits de bon serviteur : « Voilà tant d’années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres ; et, à moi, tu n’as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis. Mais quand ton fils que voici est arri‑ vé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui ! » À Mes yeux, tout l’enjeu se trouve dans cette plainte du fils aîné : être un bon serviteur ou se comporter en fils ? La réponse du père ne se fait pas attendre. Le père ne s’adresse pas à celui qui a été un « bon serviteur » mais au « fils » : « Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. » Quand on est en présence de fils, que faut-il faire ? Il faut « festoyer et se réjouir ». Dans L’Unique et sa propriété, Stirner laisse entendre que le christianisme a inauguré « l’histoire des sacrifices » et que la fin du christianisme marquera le début d’une nouvelle ère : « l’histoire de la jouissance ». C’est une philosophie de l’his‑ toire qui ne Me convainc pas et qui ne Me convient pas. Mon propre christianisme appartient à l’histoire de la jouissance, au même titre que les philosophies de l’Antiquité dont Stirner cherche à montrer, avec raison, qu’elles se consacrent à la « jouissance de la vie » et au « plaisir de vivre ». L’existence du Christ ressemble à bien des égards à celle des épicuriens ou encore à celle de Diogène de Sinope qui cherchaient « le vrai plaisir de la vie ».

Chapitre XII — Ma jouissance

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L’attitude et le courage du Christ ne sont pas éloignés de ceux des stoïciens, expression d’une « volonté de conservation et d’affirmation face au monde ». L’enseignement du Christ, tel que nous le rapportent les évangiles, consiste avant tout dans la proposition d’un art de vivre, éminemment souple et adaptable : c’est quand les curés vont s’en emparer que cet enseignement deviendra une doctrine rigide ou un système de pensées. Le Christ n’a pas inventé le christianisme : le christianisme est Mon invention. Le christianisme commence et finit avec Moi. Inutile de préciser que Je n’entends y convertir personne. Je suis l’Église tout entière. Je lui suffis. Moi seul. Groucho Marx disait : « Jamais je ne voudrais faire partie d’un club qui accepterait de m’avoir pour membre. » Je pense la même chose. Aussi Je suis le membre exclusif de Mon Église : tout son corps tient dans Mon enveloppe charnelle. Et sa liturgie se résume à Ma jouissance. Dans sa réponse à L’Unique et sa propriété, Ludwig Feuer‑ bach propose de distinguer l’Israélite et le Grec. Tandis que le Grec pratique les humanités, les arts libéraux et la philosophie, l’Israélite ne parvient jamais à s’élever « au-dessus de l’étude alimentaire de la théologie » : « Les Israélites n’ouvraient à la nature que leurs sens gastriques ; c’est seulement dans leur palais qu’ils trouvaient goût à la nature ; ils ne devenaient conscients de leur Dieu que dans la jouissance de la Manne. » Inutile de dire que « l’étude alimentaire de la théologie » est à Mes yeux la seule théologie possible : quand il parle, Dieu parle à Mon ventre et à Mon bas-ventre. La nourriture est non seulement importante, elle est divine. Du moins quand elle est davantage qu’une addition d’aliments. Comme le dit Levinas,

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« la nourriture n’est pas le carburant nécessaire à la machine humaine, la nourriture est repas. » Je M’émerveille également du « subtil matérialisme » de la bible, lisible notamment dans son souci du dessert : Mange du miel, mon fils, c’est bon ; un rayon de miel sera doux pour ton palais. Telle sera pour toi la sagesse, sache-le bien ! Si tu la trouves, tu auras un avenir et ton espérance ne sera pas fauchée. (Pr 24,13-14)

Chapitre XIII Mon temps libre

« Dans la glorification du “travail” […], je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est indi‑ viduel. » Nietzsche, Aurore

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ans la mesure où cela M’est possible, en tant qu’Unique, Je ne travaille pas. Lorsque Je suis absolument obligé de le faire, Je travaille vite et bien. Comme le dit si bien le docteur House : « “Work smart, not hard”, that’s my philosophy Boss. » L’Unique est propriétaire de son temps ; il en use à sa guise. Il n’y a pas d’autres façons d’être propriétaire de sa vie. Est riche celui qui a du temps. Warren Buffet, l’un des hommes les plus riches du monde, affirme qu’il a les moyens de s’acheter absolument tout ce qu’il désire. Ou presque. Car il avoue aussi qu’il ne peut acheter du temps, le bien le plus

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précieux qui soit : « People are going to want your time. It’s the only thing you can’t buy. I mean, I can buy anything that I want, basically but I can’t buy time. » Personnellement, J’aime bien passer Mon temps à ne rien faire. Je suis non seulement paresseux, mais Je suis très fier de l’être : Je revendique le titre de roi des paresseux, du roi des fainéants. J’aime Me prélasser dans l’éternel présent. J’aime aussi Me promener, flâner, M’asseoir sur un banc. J’aime Me trouver un coin tranquille, à l’écart du monde, pour lire et méditer, pour écrire des notes et des fichons, pour rêver… Le Christ se retirait souvent à l’écart pour prier. Je prie Moi aussi, en offrant à Dieu Mon repos. C’est le plus beau ca‑ deau qu’on puisse lui faire, si l’on croit Maître Eckhart : « En vérité, l’homme ne peut rien offrir de plus agréable à Dieu que le repos. Dieu ne se préoccupe absolument pas et n’a pas besoin de jeûnes, de prières et de toutes les pénitences com‑ parativement au repos. Dieu n’a besoin de rien sinon qu’on lui offre un cœur en repos ; il opère alors dans l’âme de telles œuvres secrètes et divines qu’aucune créature ne peut l’y aider ni les voir… » Voilà de la bonne théologie, comme Je l’aime. Contrairement à ce que beaucoup pensent, il est très difficile d’être paresseux et d’assumer sa paresse. Il faut avoir une vie spirituelle, avoir aménagé un espace à l’intérieur de soi suffisamment ample et intéressant pour pouvoir y séjourner. Ensuite, il faut avoir beaucoup d’imagination pour ne rien faire. Il faut aussi avoir confiance en soi, ne pas avoir peur du jugement des autres, accepter de passer pour un bon-à-rien aux yeux de la société. Et il faut être immoral, ne pas avoir

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mauvaise conscience. Il faut surtout aimer la vie : il faut être convaincu que chaque moment de l’existence mérite d’être vécu pour lui-même, qu’il n’est pas un vide qu’il faut remplir par des « activités » ou des « projets ». Je hais les projets, comme Cioran qui voyait dans tout projet « une forme camou‑ flée d’esclavage ». Le désir d’entreprendre M’apparaît comme l’indice d’une vanité sans fonds. La paresse nous purifie de toute vanité. Pour ne rien faire, il faut s’être affranchi du regard des autres. Vous condamnez Ma paresse parce que vous en êtes jaloux… Ou parce que vous êtes incapables vous-mêmes d’at‑ teindre une telle cime. Certains — il faut le reconnaître — ne savent pas quoi faire de leur temps. Le temps libre semble être pour eux une torture. Ils préfèrent s’abrutir dans le travail que d’avoir du temps libre, du temps à eux, dont ils ne savent quoi faire. Renaud Camus a raison, il Me semble, quand il diagnostique chez nos contemporains une perte d’usage du temps. Cette perte est d’autant plus cruelle qu’elle va de pair avec une augmenta‑ tion du temps libre disponible, grâce notamment aux progrès techniques. La civilisation du loisir est à portée de main, mais plusieurs n’en veulent pas : quoi faire avec tout ce temps, semblent-ils dire ? Plusieurs ont peur de s’ennuyer. L’Unique, au contraire, voit dans l’ennui une chance en or, une occasion formidable de se découvrir, d’appréhender le monde sous un regard renouvelé. Schopenhauer oppose l’homme ordinaire, occupé à « passer le temps » (en se distrayant), à l’homme de talent qui « emploie son temps », jouissant librement de sa conscience et de son individualité.

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J’ai le temps. Je prends Mon temps. Le temps M’appartient. Je l’use à Ma guise, selon Mon bon plaisir. J’ai la passion du temps libre. Aux yeux des autres, J’ai toujours l’air d’être en vacances… J’aime M’asseoir aux terrasses des cafés et regarder passer les jolies filles. Tant de beauté et de grâce ne méritent pas mon indifférence… Mais seule l’Étrangère, mein Einzige, mérite que Je la contemple. Comme le dit si bien Nietzsche, il y a la même arrière-pensée derrière la glorification du travail et derrière « les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous » : la peur de ce qui est individuel. Pour Ma part, J’essaie précisément de Me débarrasser de tout ce qui est impersonnel en Moi, afin d’af‑ firmer Ma liberté et Ma particularité. Comment pourrais-Je aimer le travail ? On voudrait civiliser l’individu. L’Unique ne se laisse pas civiliser. On voudrait le détruire dans sa particularité, dans son unicité. Une humanité laborieuse, disciplinée et bien ordon‑ née : voilà le rêve de la société. Cette humanité est à Mes yeux une sous-humanité. En tant qu’Unique, Je n’accepte pas qu’on Me prive de Ma liberté, de Ma particularité, de Mon génie, c’est-à-dire de tout ce qui, précisément, fait Mon charme. « Arbeit macht frei. » « Le travail rend libre. » Vraiment ? C’est la sentence inscrite au fronton du camp de concentration d’Auschwitz par les nazis. C’est tout dire… Non. Il faut le ré‑ péter et le répéter encore : le travail ne rend pas libre. Il obère. La paresse, telle que Je l’entends, est une belle chose. Elle est une manière de se délecter de l’existence, d’en goûter la substantifique moelle. Elle n’est pas la marque d’un dégoût

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de la vie : le vrai paresseux n’est pas déprimé. Il jouit de son repos. Il prend « le temps de respirer, de jouir paisiblement. » La paresse est un choix de vie, en faveur de la vie. Dans la Phénoménologie de l’esprit, Hegel écrit que « l’être réel de l’homme, c’est son action ». Ce n’est pas faux… La vie apparaît effectivement comme un principe actif. Regarder un enfant : si on le laisse libre, il ne s’arrête pas. Il joue, il court, il explore. Il découvre le monde. Son activité débordante peut lui faire oublier l’heure des repas. L’enfant peut même ou‑ blier sa fatigue. Laissé à lui-même, c’est-à-dire libéré de toute contrainte, l’enfant est énergique et actif. La paresse n’est pas son « état naturel », pourrait-on dire. Il va découvrir la paresse et va la « pratiquer » quand il subira des contraintes externes. Obligé de faire ses devoirs, l’enfant deviendra ce qu’il n’est pas : paresseux. Il va alors perdre toute énergie. Si on voulait éradiquer de la surface de la terre la pa‑ resse — cette paresse-là, ce refus obstiné de faire —, il suffirait d’abolir le travail, en tant qu’activité contraignante. Je rejette toutes les contraintes sociales. Voudrait-on M’obli‑ ger à paresser que Je revendiquerais le droit de travailler. Peutêtre... J’ai découvert que Je suis heureux seulement quand Je fais ce que J’ai envie de faire. Mon art de vivre consiste à amé‑ nager Mon existence en fonction de cette découverte. Je vis la vie que Je rêve de vivre. J’organise — avec méthode — Mes plaisirs ; J’use de Mon temps à Ma manière. La véritable paresse — à Mes yeux et aux yeux d’Albert Cos‑ sery, qui la définissait ainsi — est le temps de la réflexion. Est paresseux celui qui a le temps de réfléchir et de vivre pour lui-même. Le paresseux est le véritable philosophe. Le seul.

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Penser, c’est hésiter. Celui qu’on appelle « l’homme d’ac‑ tion » ne pense pas. Il bouge, s’agite en tous sens, s’estime indispensable — quelle folie ! Il a oublié la parole de sagesse de Tchouang-tseu : c’est l’arbre utile qui est coupé, alors que celui qui ne sert à rien vit encore… À l’homme d’action, on confie des responsabilités. Il devient « décisionnel » — pour lui, cela équivaut à un couronne‑ ment ! — et il assume une fonction dans l’échiquier social. L’homme d’action exerce un rôle. Il devient donc, pense-t-il, quelqu’un. Une chance que le ridicule ne tue pas ! En affirmant que le travail est la « vocation » de l’homme, on fait nécessairement du travail quelque chose de sacré, devant lequel on s’incline et on s’humilie. De simple moyen — plutôt ennuyant et fatiguant —, le travail devient une fin en soi, un but. Vivre pour travailler, est-ce encore vivre ? C’est plutôt un esclavage, au seul bénéfice de la société et de l’État. Comme le dit Stirner, « l’État repose sur l’esclavage du travail. Si le travail devient libre, l’État est perdu. » Dans « L’anti-critique », un texte postérieur à L’Unique et sa propriété, Stirner se moque du travail que des fous tiennent pour une « tâche de l’existence », une « vocation humaine ». Stirner ne trouve rien d’intéressant dans le travail, et l’Unique s’en dispense dans la mesure du possible. Il faut dissiper « l’illusion qu’il faut gagner son pain » et qu’il « est honteux d’en avoir sans rien faire pour l’obtenir ». Stirner n’y voit que « l’orgueil du mérite ». Le travail n’a pas aucune valeur en luimême. Travailler est non seulement « trop dur » — comme le proclame le philosophe cajun Zachary Richard — mais sur‑ tout inintéressant. Pour Stirner, « le travail n’a en soi aucune

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valeur et ne fait en rien honneur à l’homme ». Le travail est simplement nécessaire, comme un moyen en vue d’une fin : « le travail Te permet de poursuivre un autre intérêt qui en sera le résultat ou “le salaire”, Tu ne t’y soumets que comme à un moyen en vue d’une fin : il n’a alors en soi rien d’inté‑ ressant, ne prétend pas non plus être tel, et rien ne t’empêche de reconnaître qu’il n’a pas en soi de valeur ou de sainteté, qu’il n’est précisément qu’un état de chose, en la circonstance inévitable, pour obtenir le résultat visé, le salaire. » Pour Stirner, la quête du pain quotidien exclut la jouissance de l’existence : « Celui qui est obligé de prodiguer toutes ses forces vitales pour subsister ne peut pas jouir de sa vie ». Autant le travail manuel que le travail intellectuel bloquent l’accès à la jouissance, en faisant vivre le travailleur dans un état permanent d’attente. Comme l’écrit Arvon, commentant l’approche stirnérienne du travail, « ce n’est qu’à partir du moment où j’aurai cessé de chercher mon bien ailleurs qu’en moi-même que je commencerai à jouir de moi-même. Ma jouissance personnelle implique le rejet de tout devoir-être. » Il arrive — trop souvent, hélas — qu’il faille travailler, qu’il faille avoir un emploi, pour ne pas mourir de faim. De là à considérer positivement le travail et à faire du travail une va‑ leur, il y a une marge. Travailler ou ne pas travailler ? Comme Bartleby, Je réponds : « I would prefer not ». Si le travail n’a en soi aucune valeur, il faut aussi dire, à l’inverse, que la paresse et le chômage n’ont rien de honteux : « la vie inactive du lazzarone ne le déshonore pas ». Et s’il s’avérait que le travail Me plaise ? Stirner imagine le cas d’un individu qui prendrait intérêt à son travail, même s’il ne lui laisse aucun repos : « en ce cas Ton travail répond à Ton envie, à Ton plaisir particulier ». Ce n’est pas alors le travail en

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lui-même qui a une valeur ; c’est l’individu qui lui en donne une. Le travail est une activité égoïste si Je M’y intéresse. Travaille si tu le désires vraiment, s’il te fait plaisir de le faire. Tu trouves peut-être ton intérêt dans le travail, mais n’oublie pas le conseil de Stirner : « Tu peux l’abandonner quand Tu n’as plus envie de T’y adonner ». Stirner envisage la possibilité d’un « travail libre », pratiqué égoïstement, mais il conclut néanmoins que le travail « ne s’élève pas au-dessus de la paresse ». Pourquoi ? Stirner com‑ prend la vie du travailleur comme une vie remplie de soucis et d’efforts inutiles. À la différence de la vie du paresseux, qui est une vie de plaisirs, de satisfaction immédiate et de jouissance personnelle. Le paresseux agit en propriétaire, il s’appartient, il est le créateur de sa vie, dont il jouit à sa guise. En tant qu’Unique, Je suis prédisposé à la paresse : Je sais que les fruits de la paresse se cueillent immédiatement, tan‑ dis que ceux du travail sont toujours pour plus tard, lorsque Je serai trop vieux pour en profiter ou que Je mangerai des pissenlits par la racine. Stirner constate que les efforts et les misères liés au travail « n’apportent pas autre chose à la plupart des gens qu’une “vie amère” et une “âpre misère”. Ceci en récompense de tant de zèle et d’austérité ! » Il constate que travailler sans cesse ne laisse pas le temps de respirer, de jouir paisiblement, dès maintenant.  À la figure sacrée du travailleur, J’oppose la figure hon‑ nie du fainéant. Si ne pas travailler, c’est n’être pas, J’accepte d’être un fainéant : celui qui ne fait rien, qui fait-néant.

Chapitre XIII — Mon temps libre 173

Si tu désires travailler, ce n’est évidemment pas Moi qui vas t’en empêcher, ou qui va essayer de te convaincre qu’il s’agit d’une folie. Ton labeur acharné et ta volonté de dépenser tes énergies (au profit d’un autre) ne M’enlèvent rien. En un sens, Je redoute davantage ta paresse que ton ardeur au travail ; car ta paresse menace la Mienne… En même temps, te voir travailler M’épuise et ne Me ré‑ jouit pas spécialement. Albert Cossery disait : « J’écris pour les jeunes générations parce qu’elles ont le temps de changer. Je souhaite sauver de jeunes âmes. Après avoir lu mes livres, le lecteur ne devrait plus aller au bureau travailler, ni accepter l’ennui d’un parcours déjà tracé comme une ligne droite. » Comme Cossery, Je tirerais une grande satisfaction sachant que, parmi Mes lecteurs et Mes lectrices, certains perdent su‑ bitement l’envie de travailler et de courber l’échine. Le travail n’a pas de valeur en soi ; il est plutôt une malédiction, comme cela est affirmé à maintes reprises dans la bible. Pourtant, il faut bien travailler… C’est une contrainte bien réelle. Le travail est en outre un « devoir social », dirat-on. Je veux bien, mais on peut aussi l’envisager dans une dynamique qui le rapporte à Mon intérêt. Une obligation so‑ ciale n’est pas nécessairement totalement mauvaise pour Moi : c’est dire que Je peux Me servir égoïstement d’un devoir so‑ cial comme le travail, s’il Me rapporte davantage qu’il ne Me coûte. Le travail est inacceptable à l’Unique s’il le prive de sa propriété : l’Unique peut aussi accepter quelques contraintes, consentir à une privation partielle et momentanée de sa liberté (disons de son temps libre) si cette privation lui procure un gain appréciable. De même que le travail peut broyer un in‑ dividu, l’aliéner et l’user à la corde, de même Je peux utiliser

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le travail à Mon profit, au bénéfice de Ma particularité. Il y a moyen de se « libérer du travail », tout en ayant un emploi… Une fois accomplie Ma tâche comme homme, Je peux jouir de Moi-même comme Unique. J’admire Erik Satie, pour sa musique — sa simplicité, son mini‑ malisme — mais aussi pour sa manière de vivre. Voilà un homme qui a échoué à trouver un emploi à une époque qui ne connais‑ sait pas le chômage. Un exploit digne de Mon admiration… Jamais Je ne considère le travail comme un devoir sacré, comme un absolu auquel Je devrais Me soumettre. En tant qu’Unique, Je refuse de M’abaisser ainsi. Je ne dois rien à la société, surtout pas Mon précieux temps et Mes précieuses énergies. Le devoir social est une chimère. Je lui oppose Mon propre intérêt et Mon désir d’agir à Ma guise (ou de ne pas agir), en faisant ce que J’ai le goût de faire (ou de ne pas faire), et seulement cela — dans la mesure du possible. Je ne revendique pas, comme Lafargue, un « droit à la paresse », Je ne suis pas un mendiant : Je fainéantise, tout simplement. Je ne suis pas un travailleur ; Je refuse d’exercer une ac‑ tivité quelconque, que le premier bougre venu pourrait faire aussi bien que Moi. Si Je consens à M’animer un peu, si Je consens à Me dépenser, c’est pour faire quelque chose de Mon seul ressort, qui répond à Mes seules aspirations. Personne ne peut se substituer à Moi quand Je peins un chef-d’œuvre ou quand Je compose une symphonie. Ou quand J’écris l’un de ces poèmes si pétillants, qu’il Me plaît de te partager à l’occasion… Et personne ne peut respirer à Ma place. Voilà les seules activités dignes de l’Unique que Je suis.

Chapitre XIV Les complices

« À l’homme donc, rien de plus utile que l’homme ; il n’est rien dis-je, que les hommes puissent souhaiter de mieux pour conserver leur être que de se convenir tous en tout, en sorte que les Esprits et les Corps de tous com‑ posent pour ainsi dire un seul Esprit et un seul Corps, de s’efforcer tous en‑ semble de conserver leur être autant qu’ils peuvent, et de chercher tous en‑ semble et chacun pour soi l’utile qui est commun à tous ». Spinoza, Éthique

C

omme Je l’ai écrit précédemment, il arrive parfois que « l’homme soit un loup pour l’homme », selon la formule que Hobbes emprunte au poète latin Plaute : « homo homini lupus ». Il arrive même, ai-Je avancé à la suite de Michel Serres, que l’homme soit un rat pour l’homme. Dans la poursuite de ses intérêts égoïstes, l’Unique doit parfois s’affirmer au dépend

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des autres. Autrui est parfois envisagé comme un concurrent, voire comme un ennemi, dans la lutte pour la vie. L’Autre est celui qui peut limiter Ma puissance. Il est, dans une certaine mesure, une nuisance. Loin de vouloir limiter l’égoïsme de chacun, Stirner cherche au contraire à l’aiguiser, tout en sachant que le résul‑ tat risque d’être « la guerre de tous contre tous ». Sans surprise, à plusieurs endroits dans L’Unique et sa propriété, le discours stirnérien revêt des accents agressifs et belliqueux. C’est comme si Stirner préparait l’Unique pour le combat. Dans plusieurs autres passages, par contre, le dis‑ cours est davantage modéré, le désir de jouissance de l’Unique l’emportant sur son désir de puissance, comme on l’a vu. Mais non seulement l’Unique se distingue par son désir de jouir, mais aussi par un certain besoin de faire alliance avec autrui. Se dressant constamment contre l’État et contre la société, l’Unique continue néanmoins d’être sociable. S’il peut avoir un côté prédateur — il prend ce qu’il peut prendre — et même profiteur, dans la poursuite de ses intérêts personnels, l’Unique est également capable d’être un « réci‑ procitaire », pour reprendre le mot d’E. Armand. Comme le dit Spinoza, « à l’homme, rien de plus utile que l’homme ». En tant qu’Unique, Je reste un égoïste et Je ne perds jamais de vue Mon intérêt : J’entends rester propriétaire de Moi-même et Je défends à tout prix Ma particularité. Si Je Me tourne vers autrui, ce n’est pas pour Me mettre au service du « bien commun » ou parce que Je veux son bonheur, d’une manière désintéressée, mais parce qu’autrui M’est utile.

Chapitre XIV — Les complices

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Si l’Unique se soucie de l’autre, c’est d’abord parce qu’Il en a besoin. Le « souci de l’autre » est indissociable d’un « souci de soi ». Pour Stirner, « l’état premier de l’homme n’est pas l’iso‑ lement ou la solitude, mais la société. » Mais il ne s’agit pas de faire retour à cet état premier mais de s’en détacher pour de bon : il s’agit de renoncer aux appartenances, de rompre avec ce qui nous lie et nous emprisonne. Les ruptures nous construisent davantage que les liens… La force de l’Unique est d’abord une « force de rup‑ ture » : « Puisque Tu as voulu Me lier, apprends que Je sais faire sauter tes liens ! » Unique, original et singulier, Je dispose d’une force qui Me permet de rétablir Ma souveraineté à tout moment. Je romps pour suivre des lignes de fuite, Ma ligne de sorcière. Je romps pour suivre Ma folie. Je suis, en tant qu’Unique, « rompu à », et Je découvre ainsi Ma puissance de résistance et de révolte. Je romps pour sauver Ma peau. Je romps pour revenir à Moi-même, sachant que Je cours aussi le risque de Me perdre. Je romps pour ne pas mourir, pour vivre plus, pour vivre autrement, pour vivre pour de vrai et selon un certain art. Rompre ne va pas sans souffrance, mais la déchirure est aussi une faille dans laquelle la vie se glisse. Rompre libère. Rompu et séparé, Je suis l’Unique. Avec René Char, Je dis : « Je n’appartiens pas »… Je n’ai rien de commun avec toi : ta chair n’est pas Ma chair. « Nul n’est mon semblable », comme le dit Stirner. Je suis à côté de toi, hors de toute appartenance. Entre nous, pas d’entente préalable, pas de sol partagé. Nous ne sommes pas les membres d’une même société. Nous ne partageons pas une commune « humanité », dans la mesure où, comme le dit

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Stirner, « l’humanité, cette grande société, exclut l’individu de sa propriété — lui en allouant peut-être une parcelle en bail ou la lui donnant en fief ». Et néanmoins, deux individus peuvent s’associer. Qu’est-ce qu’une association ? Stirner la distingue d’abord de la corporation et de la concurrence : « dans la corporation, cuire le pain, etc…. est l’affaire des membres de la corporation ; dans la concurrence, c’est celle d’autant de concurrents que l’on voudra ». La corporation a le désavantage de réintroduire « l’idée de la totalité » et, par là, celle de société : la corporation est déjà une société, même si elle l’est à une échelle plus réduite. En un sens, la critique stirnérienne de la concurrence, qui introduit le règne du profit maximal, est plus étonnante. Comme l’écrit Herzog, « l’on s’étonne de lire sous la plume de Stirner une restriction de [la] puissance [des individus]. Il devrait trouver au contraire remarquable que des individus développent leur particularité en produisant et en gagnant au maximum. » Mais on pourrait dire aussi que Stirner a compris que l’augmentation des profits n’allait pas de pair avec un accroissement de la puissance de l’Unique. Accroître Ma richesse ne Me rend pas nécessaire‑ ment plus puissant, elle Me rend surtout plus préoccupé… L’association est différente de la corporation et de la concurrence : dans l’association, cuire le pain est l’affaire « de ceux qui ont besoin de pain, autrement dit mon, ton affaire, pas celle du boulanger corporatif ou concessionné, mais des associés. » L’association est Ma créature et elle est au service de Mes intérêts. Pour comprendre ce que Stirner a en vue lorsqu’il parle de l’association, il faut surtout la mettre en relation avec la

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notion de société. Il y a association lorsque des individus se réunissent en vue d’une action commune, qui va profiter à chacun. Dans l’association, chacun renonce, momentanément, à un peu de sa liberté pour obtenir quelque chose qu’il ne pourrait pas obtenir s’il restait isolé : l’association est l’instru‑ ment que chacun utilise pour réaliser un bon coup, et elle se dissout une fois le coup accompli. L’association n’est pas un état mais une action concertée, qui permet une multiplication de Ma force. Elle dure aussi longtemps qu’elle est Ma force multipliée. Après quoi, Je la dissous sans le moindre regret. La société constitue quant à elle une idée fixe, quelque chose qui en vient à exister indépendamment de Moi, et qui Me veut à son service. La société, pourrait-on dire, est une association qui a mal tourné. La société naît par l’association, « comme une idée fixe naît d’une pensée, à savoir lorsque l’énergie de la pensée […], cette incessante reprise de toutes les idées en train de se fixer, disparaît d’elle. » La société est une association qui s’est « cristallisée » : « elle a cessé d’être une réunion, car une réunion consiste dans le fait que l’on se réunit sans cesse. Elle est devenue, au contraire, le fait d’être réunis, elle est arrivée à l’état station‑ naire, a dégénéré en fixité, elle est — morte en tant qu’associa‑ tion, n’est plus que le cadavre de l’association ou de la réunion, c’est-à-dire société ou communauté. » L’association relève d’une dynamique sociale, tandis que la société est l’état passif de ce qui fut d’abord actif. L’associa‑ tion désigne l’acte de se réunir, tandis que la société désigne le fait d’être réuni. L’association est la « réunion toujours fluide de tous les éléments existants », tandis que la société consiste dans la fixation d’un certain état des rapports.

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Pour l’Unique, ce qui compte, c’est l’acte et non l’état de fait. Il s’agit dès lors pour lui de veiller à la dissolution de la société, en lui substituant une association : « En tant qu’égoïste, le bien-être de cette “société humaine” ne Me tient pas à cœur, Je ne lui sacrifie rien et ne fais que l’utiliser : mais, pour pou‑ voir l’utiliser pleinement, Je la transforme en Ma propriété et Ma créature, c’est-à-dire que Je la détruis pour créer à sa place une association d’égoïstes. » Toute association risque de se transformer en une société, c’est-à-dire de se figer et, ce faisant, d’asservir les individus à les mettant au service de sa cause. C’est le cas, par exemple, du parti : « le parti cesse d’être une association, à l’instant même où il rend certains principes obligatoires et veut les sa‑ voir assurés contre les attaques. Cet instant précis est son acte de naissance et il est alors déjà, en tant que parti, une société née, une association morte, une idée devenue fixe. » Certes Je peux, en tant qu’Unique, M’engager pour un temps dans un parti, mais je le ferai sans perdre de vue Mon intérêt, sans jamais sacrifier Ma particularité : « En y adhérant, en y entrant, on contracte avec eux une association, qui dure autant que le parti considéré et Moi poursuivons le même but. Mais, si Je partage aujourd’hui encore ses tendances, il se peut que, dès demain, cela ne Me soit plus possible et que Je lui devienne “infidèle”. Le parti n’a pour Moi aucun caractère astreignant, Je ne le respecte pas : dès qu’il ne Me plaît plus, Je lui suis hostile. » Mon infidélité au parti n’est que le corollaire de Ma fidélité à Moi-même. Dans le cadre d’une association, Je peux bien accepter de restreindre Ma liberté. Avec lucidité, Stirner note qu’ « une limitation de liberté est partout inévitable, parce qu’on ne peut

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se libérer de tout ». Même en tant qu’Unique, Ma liberté est limitée par toutes sortes de puissance, elle est limitée par tous ceux qui sont plus forts que Moi. Le but de l’association n’est pas Ma liberté, mais l’accroissement de Ma puissance. Grâce à l’association, les individus peuvent multiplier leurs moyens. À cette fin, comme le dit Bernard Pautrat, Je consens volontiers à « déposer momentanément Mes armes » et Je renonce sans hésiter — pour le temps que cela est nécessaire — à Ma liberté. Ce à quoi Je ne suis pas prêt à renoncer, Je le répète, c’est à Ma particularité : « voilà ce que Je ne veux pas Me laisser ravir, et c’est précisément elle que chaque société a en vue, elle qui doit succomber à sa puissance. » Je tiens jalousement à Ma particularité. Si, dans l’association, Je sacrifie Ma liberté, c’est à Ma particularité, et « à elle seule ». L’association est Ma propre création ; elle n’est pas sacrée, à la différence de la société qui se présente comme « une puissance spirituelle au-dessus de mon esprit ». Je suis plus que l’association, qui n’est pas une union naturelle, ni une union spirituelle : « Ce n’est ni un même sang, ni une même foi (c’est-à-dire un esprit) qui lui donne naissance. Dans une union naturelle — famille, peuplade, nation, humanité même — les individus n’ont qu’une valeur de spécimens de la même sorte ou espèce ; dans une union spirituelle — com‑ munauté, église — l’individu n’a pas d’autre signification que celle d’un élément de cet esprit ; ce que Tu es, en tant qu’Unique, ne peut, dans les deux cas, qu’être opprimé. » Ni union naturelle, ni union spirituelle, l’association est à Mon service, et ne peut dès lors M’asservir : « En tant qu’Unique, Tu ne peux T’affirmer que dans une association, parce qu’elle

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ne Te possède pas : c’est Toi, au contraire, qui la possèdes et l’utilises à ton profit. » Pour résumer, voici comment, selon Stirner, l’association s’op‑ pose à la société : « dans une association, Tu apportes, tout ton pouvoir, tes moyens et Tu te fais valoir, dans la société Tu es utilisé avec ta force de travail ; dans la première, Tu vis égoïstement, dans la seconde humainement, c’est-à-dire reli‑ gieusement, comme “membre du corps de ce maître”. Tu dois à la société ce que Tu as, Tu lui es obligé, Tu es — possédé par des “devoirs sociaux”. Tu utilises au contraire l’association et l’abandonnes, sans souci de devoir ou de fidélité, quand Tu penses ne plus pouvoir tirer aucun profit d’elle. La société étant plus que Toi, Tu considères qu’elle Te dépasse ; l’asso‑ ciation, elle, n’est que ton instrument ou l’épée avec laquelle Tu aiguises et augmente ta force naturelle. Elle existe par et pour toi, alors que la société Te revendique pour elle et existe aussi sans Toi. Bref, la société est sacrée, l’association Ton bien propre — la société se sert de Toi, Tu te sers de l’association. » Une fois établies les différences entre la société et l’association, il ne faut pas non plus sacraliser l’association, en faire une nouvelle idée fixe. Comme le dit si bien Herzog, « l’association n’est pas le modèle des relations idéales entre les individus et n’a aucun but utilitaire ou économique. » Stirner n’a au‑ cune doctrine sociale à proposer et il n’est pas à la recherche d’une solution pratique. L’association, poursuit Herzog, n’est rien de plus que « l’indication d’une volonté de dissolution des relations totalisantes » ; elle est « l’intuition d’autre chose d’encore indéfini ».

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L’association est le nom d’une énigme, au fond duquel se laisse deviner l’articulation d’un désir et d’un besoin : le désir de protéger la particularité de l’Unique — sa barbarie, son mystère, sa violence, sa folie, bref son charme — et le besoin d’un contact avec l’autre. Qui est cet autre ? Il n’est pas une personne respectable, ni mon semblable. Qui est-il alors ? Il est « un objet, pour le‑ quel J’ai de la sympathie ou non, intéressant ou inintéressant, sujet utilisable ou inutilisable. » Si Je n’ai pas de sympathie particulière pour autrui, s’il est inintéressant ou inutilisable, Je m’en détourne. Par contre, « si Je puis l’utiliser, Je Me mets d’accord et M’unis avec lui, afin de renforcer Mon pouvoir par cet accord et de faire plus, grâce à notre force commune, qu’une seule force isolée ne pourrait faire. » Au cœur même de la séparation radicale avec l’autre — cet autre unique, qui n’a rien de commun avec Moi — se noue ainsi une relation : « C’est seulement avec l’ultime séparation que la séparation elle-même prend fin et se renverse en asso‑ ciation. » Cette relation, Stirner l’envisage spontanément dans un registre utilitaire : autrui est un « objet » dont Je peux Me servir et user à Ma guise (d’ailleurs au même titre qu’autrui se sert de Moi, s’il le veut et s’il peut). Et pourtant, après la publication de L’Unique et sa propriété, quand Stirner a dû expliquer à ses critiques l’idée d’une « association d’égoïstes », l’un des premiers exemples qui lui est venu à l’esprit fut l’exemple… d’un couple d’amants ! L’Unique serait-il capable d’aimer, après tout ?

Chapitre XV Ton amour

« L’amour vient de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu et parvient à la connaissance de Dieu. Qui n’aime pas n’a pas découvert Dieu, puisque Dieu est amour. […] Dieu est amour : qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. » Première lettre de Jean

I

l est temps, maintenant, de parler d’amour. Mais avant d’y arriver tout à fait, il Me faut dire un mot du mariage. Stirner estime que le lien entre un homme et une femme — ou entre deux individus, de quelque sexe qu’ils soient — est tout à fait justifié, pour autant que chaque partie impliquée y trouve son intérêt. Le mariage est une sorte d’asso‑ ciation d’égoïstes, au sein de laquelle chacun renonce — pour une durée indéterminée (qui peut être pour la vie) — à une part de sa liberté, sans renoncer pour autant à sa particularité.

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En tant qu’association, le mariage apparaît comme une voie tout à fait praticable pour l’Unique. M’unir — provisoi‑ rement — à autrui peut être une bonne chose, si Je pense pouvoir tirer profit de cette « union », c’est-à-dire de cette association. Dans « L’anti-critique », Stirner définit le mariage de la manière suivante : « la fixation d’une alliance intéressante malgré le danger qu’elle devienne inintéressante et absurde ». Dès que l’intérêt, l’utilité ou le désir en viennent à manquer, l’association devient une société, qu’il convient de dissoudre. Le principe de l’indissolubilité du mariage est étranger à Stir‑ ner, il va sans dire… Quand elle se fixe et devient une société, l’association a le statut d’une « idée fixe », d’une « alliance sacrée ». En d’autres termes, le mariage devient une institution. Or, Stirner est l’enne‑ mi de toutes les institutions, que celles-ci s’appellent « église », « université », « séminaire de Québec » ou encore « mariage » : « Aussi longtemps qu’une seule institution subsistera qu’il ne sera pas permis à l’individu de dissoudre, il sera encore loin de jouir de sa particularité et de s’appartenir lui-même. » Nous le savons, pour Stirner, ce sont les « idées fixes » qui entraînent les crimes. Quand on considère le mariage comme sacré, « il en découle que l’infidélité est un crime, d’où la peine plus ou moins longue fixée contre elle par une certaine loi du mariage. » C’est aussi par rapport à cette même idée du mariage que « l’homme religieux » — ou encore, ce qui revient exacte‑ ment au même, « l’homme moral » — conçoit l’amour hors du mariage : comme un crime. L’amour hors mariage est nécessai‑ rement jugé comme une action immorale : « Qu’il se tourne ou retourne dans le sens qu’il voudra, l’homme moral ne doit pas faillir à cette sentence ». L’adhésion à une telle « idée fixe » va

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pousser une jeune fille vertueuse à devenir « vieille fille » ou un homme vertueux « à combattre ses instincts naturels jusqu’à l’étouffement » ; c’est une telle idée qui poussa le pauvre Ori‑ gène à se châtrer avec une paire de ciseaux mal aiguisés. Stirner est scandalisé par le fait que la chasteté soit devenue une « partie inhérente de toute vie morale », tandis que « la luxure, en revanche, ne peut jamais devenir un acte moral7. » Pour l’égoïste, écrit-il, « la chasteté, loin d’être un bien sans lequel il ne saurait se tirer d’affaire, n’a aucune importance. » Donc ni un bien, ni un mal, ni bonne, ni mauvaise — en soi. Cela dépend pour qui, et dans quelles circonstances… Je laisse à chacun le soin de choisir sa méthode d’existence, son art de vivre. Toutes les méthodes sont bonnes à Mes yeux, toutes les voies M’apparaissent honorables. Toutes les asso‑ ciations qu’on est capable d’imaginer, pourquoi ne pas les expérimenter ? Il vaut la peine d’essayer quelque chose, si cela n’a jamais été tenté. Et si l’on préfère les vieilles recettes, les méthodes déjà attestées, pourquoi y renoncer ? Je n’ai rien contre l’amour solitaire, ni contre les amours plurielles. Je n’ai aucun désir de limiter les manières de vivre et d’aimer. Toutes les possibilités d’existence M’apparaissent bonnes et légitimes, « sans autre restriction ou limite que le contrepoids de leur fonctionnement respectif », comme dirait E. Armand, lui-même adepte de l’excitante camaraderie amoureuse. Voilà pour le mariage et pour le sexe hors mariage. Qu’en est-il maintenant de l’amour ? 7.

Il est à regretter, pour lui, que Stirner n’ait pu lire Mon Évangile de la luxure (St-Denis, Édilivre, 2018).

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Est-il vraiment nécessaire de rappeler que Stirner est le grand négateur du lien, de tous les liens, de toutes les dépendances, de toutes les appartenances ? À un moment donné, il interpelle ses lecteurs et leur demande : « Comment pouvez-Vous vrai‑ ment être unique, aussi longtemps qu’il subsiste ne serait-ce qu’un seul lien entre Vous ? Si Vous dépendez les uns des autres, Vous ne pouvez Vous séparer et si un “lien” quel‑ conque Vous attache, Vous n’êtes quelque chose qu’en tête-àtête, vos douze font une douzaine, vos milliers un peuple, vos millions l’humanité. » Ainsi Stirner dénonce ce qu’il appelle le « rêve d’amour », consistant à « s’adapter et être attachés les uns aux autres », à « dépendre les uns des autres ». Un tel « rêve d’amour » n’est rien d’autre, à ses yeux, qu’un cau‑ chemar… Notre faiblesse, pour Stirner, n’est pas notre opposition aux autres (ou notre séparation), mais notre recherche de liens : « Nous cherchons une “communauté”, un “lien”, y trouvant un idéal. » Plutôt que d’aspirer à la communauté, il faudrait tendre à l’ « exclusivisme », pousser l’opposition jusqu’à la sépara‑ tion. L’Unique est l’être séparé par excellence. Il s’appartient, Il n’appartient à personne d’autre. Il est propriétaire de luimême. Si Je suis séparé de toi, est-ce à dire que Je suis sans rapport avec toi ? Bien sûr que non. Quel est alors le type de rapport que l’Unique peut entre‑ tenir avec l’autre ? L’Unique peut-il avoir avec autrui un rap‑ port amoureux ? Stirner affirme que oui. Mais encore s’agit-il de savoir exactement de quel amour il parle…

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Stirner s’en prend avec violence à ce qu’il appelle « le principe d’amour du christianisme ». Ce principe pose que l’autre est Mon semblable et qu’il aurait droit à Mon amour. Qu’il participe, comme Moi, à quelque chose qui Nous dé‑ passe : quelque chose de sacré donc, comme l’homme. Et qu’il a droit à Mon amour à ce titre : l’amour, « au lieu d’être conquis réellement pour moi, il l’est pour l’être général, l’homme ». Stirner est contre l’amour « en tant que puissance au-des‑ sus de Moi, puissance divine », ou encore en tant que « passion à laquelle Je ne dois pas Me soustraire, en tant que devoir reli‑ gieux et moral ». Bref, Stirner rejette l’amour comme principe, c’est-à-dire comme quelque chose d’impérieux ou de divin, « auquel Je consacre mon âme et sur lequel Je “jure” ». Celui qui est rempli d’« amour sacré » n’aime qu’un fan‑ tôme : l’homme. En même temps, il « persécute avec une impitoyable insensibilité l’individu, l’homme réel, sous la flegmatique appellation légale de poursuite contre l’ “inhu‑ main”. » C’est au nom de l’amour (sacré) de l’homme qu’on méprise l’individu, c’est-à-dire « l’homme en chair et en os, avec peau et poils ». Stirner qualifie l’amour sacré de « cordialité pure », une cordialité qui, en réalité, « n’est cordiale envers personne », qui « n’est que sympathie théorique, intérêt porté à l’homme en tant qu’homme » — et non en tant qu’individu. L’amour sacré prend également la forme de la « philanthropie » : « La philanthropie est un amour céleste, spirituel, un amour de curé : il faut fonder l’homme en Nous, dussions-nous, pauvres diables, en mourir. » Celui qui s’enflamme pour l’ « Homme » oublie de prêter attention à l’individu, auquel il préfère un idéal, un fantôme.

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Stirner se dresse contre cet « amour sacré ». Aussi, écrit-il, « il Me faut revendiquer à nouveau l’amour pour Moi et le libérer du pouvoir de l’homme. » Au « commandement de l’amour », à l’amour désintéressé de l’Homme, Stirner oppose l’amour égoïste : « Mon amour ne M’appartient en propre que quand il consiste entièrement dans un intérêt personnel et égoïste et que, par suite, son objet est véritablement Mon objet ou ma propriété. Je ne lui suis redevable de rien et n’ai aucun devoir envers elle, aussi peu que J’en ai, par exemple, envers mon œil ; si Je la garde avec le plus grand soin, c’est par amour pour Moi. » L’amour égoïste ne s’incline pas comme l’amour sacré : « pour l’égoïste, rien n’est si haut qu’il s’humilie devant, rien si indépendant qu’il vive par amour pour lui, rien si sacré qu’il y sacrifie. L’amour de l’égoïste jaillit de son intérêt personnel et s’écoule dans le lit de l’intérêt personnel, pour se jeter à nou‑ veau dans l’intérêt personnel. » L’amour n’est pas un devoir ; il est Ma propriété, ce que J’éprouve. Stirner est donc en faveur de l’amour comme sentiment : « J’entretiens l’amour en Moi comme l’un de mes sentiments ». Comme sentiment, l’amour est Mien. C’est alors quelque chose de tout à fait honorable, parce que parfaitement égoïste : « ni sacré ni impie, ni divin ni diabolique ». Refusant l’idée d’un commandement d’amour, Stirner es‑ time que le sentiment amoureux est une possibilité intéressante : « Je puis aimer, de toute mon âme, et laisser brûler dans mon cœur l’ardeur de la passion la plus dévorante sans prendre l’être aimé pour autre chose que l’aliment de ma passion, auquel elle revient à tout instant se rafraîchir. Tout mon souci pour lui ne s’adresse qu’à l’objet de mon amour, à lui dont mon amour a besoin, à lui seul “tendrement aimé”. Comme il Me serait

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indifférent sans — cet amour que J’ai pour lui ! Je ne fais que le nourrir de lui, c’est seulement à cet effet que Je l’utilise : Je jouis de lui. » Si l’autre s’offre à Moi — comme une délicieuse pastèque ou comme une bière savoureuse, bien froide —, et que J’ai le goût de le consommer pour Mon plaisir, pourquoi Me priver ? « Je ne reconnais ni ne respecte quoi que ce soit en toi, ni le propriétaire ni le gueux et pas même l’homme, Je veux seulement T’employer. J’ai constaté que le sel donne du goût à Mes aliments, c’est pourquoi Je l’emploie. Je vois dans le poisson une nourriture, c’est pourquoi J’en consomme ; J’ai découvert en Toi le don d’égayer ma vie et c’est pourquoi Je te choisis pour compagnon […] Pour Moi, Tu n’es que ce que Tu M’es, à savoir mon objet et, parce que mon objet, Ma propriété. » L’Unique utilise le monde et les autres. Il en jouit. Loin d’être fermé sur lui-même, l’égoïste est ouvert à chaque impression, mais sans être arraché à lui-même, sans se laisser déposséder de lui-même. Ne trouvant aucun plaisir à la compagnie des autres, Je peux M’isoler sans mauvaise conscience, et jouir de Ma soli‑ tude. Ou, au contraire, Je peux rester parmi les hommes quand J’estime qu’ils ont quelque chose à M’offrir. « Qui aime un homme est plus riche que celui qui n’en aime aucun », écrit Stirner dans « L’anti-critique », en réponse à ceux qui l’ac‑ cusent d’opposer l’égoïsme et l’amour. L’individu qui n’est pas intéressé par un autre individu, qui est incapable d’aimer égoïstement un autre être, manque d’égoïsme ; il est en déficit d’être par rapport à celui qui est capable d’aimer. L’amour augmente les possibilités d’être de l’Unique, il lui offre un horizon d’existence plus large.

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L’égoïste n’est pas nécessairement un isolé — même s’il peut bien choisir de l’être quand il le souhaite : l’Unique éprouve « plein d’intérêt pour ce qui est intéressant par ex‑ clusion de l’inintéressant. » Ainsi, comme l’écrit L’Aminot, « l’Unique est en fait un amant conscient de son égoïsme. Il sait que l’amour multiplie son être, le rend heureux et lui est naturel, mais il ne lui est pas soumis. » La séparation — le refus de tout lien qui M’enchaîne — n’est pas la négation de tout rapport avec l’autre : elle en est plu‑ tôt la condition. Une fois qu’on s’est débarrassé du « principe d’amour » et donc de l’amour sacré pour l’homme, la vie sociale n’est pas terminée : « Comme si l’Un ne devait pas toujours chercher l’Autre, parce qu’il a besoin de lui, et s’adapter à l’Autre, quand il a besoin de lui ! La différence, c’est qu’alors vraiment un individu se réunit à un individu, quand il ne lui était auparavant qu’attaché par un lien. » Stirner donne l’exemple de la relation d’un père et d’un fils. Avant la majorité du fils, « ils étaient assujettis l’un à l’autre en tant que membres d’une même fa‑ mille. » Quand le fils devient un adulte, le père et le fils peuvent « se séparer et marcher indépendants », puis se réunir en tant qu’égoïstes, c’est-à-dire comme individus qui s’appartiennent. L’écriture et la publication de L’Unique et sa propriété s’ins‑ crivent directement dans la ligne de cet amour égoïste, comme Stirner prend la peine de le préciser : « Écrirais-Je par amour pour les hommes ? Non, J’écris parce que Je veux mettre au monde Mes pensées et leur y donner vie, et si Je prévoyais qu’elles Vous feraient perdre votre repos et votre paix, si J’y voyais germer les guerres les plus sanglantes et la ruine de nom‑ breuses générations — Je ne les en sèmerais pas moins. » Ainsi

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Stirner est à la fois l’auteur de L’Unique et sa propriété et son premier lecteur, le seul dont il tient compte, même si les autres lecteurs lui sont utiles. À ces autres lecteurs potentiels, Stirner dit, à propos de son livre : « Faites-en ce que Vous voulez et pouvez, c’est votre affaire et Je ne M’en occupe pas. » Ce n’est pas pour ses lecteurs que Stirner a écrit L’Unique et sa propriété, mais pour lui-même. À ses lecteurs, il dit encore : « non seulement ce n’est pas par amour pour Vous, mais pas même par amour pour la vérité que Je dis ce que Je pense, non : Je chante comme chante l’oiseau, Qui peuple les branchages, Le chant qui sort de sa gorge Lui est suffisante récompense. » Ainsi, écrit encore Stirner : « je chante parce que — Je suis chanteur. Et Je Me sers de Vous parce que — J’ai besoin d’oreilles pour M’écouter. Quand Je trouve le monde sur ma route — et Je le trouve partout sur ma route — Je le consomme pour apaiser mon égoïsme. » J’ajoute encore que le rapport de consommation n’est pas uni‑ directionnel : non seulement Je t’utilise, Je te consomme et Je jouis de toi, mais Je suis, Moi aussi, utilisé et consommé par toi. Il y a réciprocité, mais dans un rapport qui reste toujours utilitaire : « Nous ne nous devons rien l’un à l’autre, car ce que Je semble Te devoir, c’est tout au plus à Moi-même que Je le dois. Si Je te montre un visage serein, afin que Tu sois gai Toi aussi, c’est que J’ai intérêt à ta gaieté et ma mine sert donc Mon désir : Je ne la montre pas, en effet, à mille Autres que Je n’ai pas l’intention d’égayer. »

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Est-ce bien de « l’amour » dont il est question ici ? Stirner se demande lui-même si c’est le mot qu’il faudrait utiliser. Le problème est qu’il n’en connait pas de meilleur : « Si Vous connaissez un autre mot, employez-le, J’y consens, et puisse le doux mot d’amour faner et passer avec le monde mort ! Pour ma part au moins, ne trouvant aucun mot dans notre langue chrétienne, Je M’en tiens donc au vieux vocable et J’ “aime” mon objet — ma propriété. » Aussi bien te le dire tout de suite, Je n’ai aucun désir de Me passer du « mot doux d’amour », et Je ne désire pas le laisser « faner et passer avec le monde mort »… J’ai aussi le sentiment que Stirner n’a pas dit le dernier mot sur le sujet, ni révélé tous les secrets qu’il recèle — mais qui donc le pourrait ? Que le mot « amour », ce vieux mot de « notre langue chrétienne », ait pu encore résonner chez Stirner constitue peut-être un rappel ou un appel, la mémoire d’une expérience vécue — dont son biographe ne nous a dit rien — ou l’espoir d’une expérience rêvée et fantasmée, qu’une vie d’échecs ne sera pas parvenue à éteindre complètement… Alain Jouffroy rappelle que Stirner « ne savait parler qu’une seule langue, n’a jamais voyagé, ni intellectuellement ni physiquement, nulle part, et n’a pas réussi à construire des rapports heureux avec les femmes ». S’impose ainsi l’image d’un « individu muré dans la forteresse d’un Moi d’autant plus illusoire — et abstrait — qu’il n’a jamais songé à s’en évader. » Stirner n’a pas eu la chance de rencontrer l’Étrangère. Or, pour Jouffroy, « c’est l’ “Étrangère” qui “éveille” les humains. […] Le rôle des femmes, dans la vie d’un homme, est à cet égard plus bousculant, plus fertile en enseignements, en sur‑

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prises, en connaissance de l’autre, donc plus révolutionnaire que le rôle des individus masculins. » Alain Jouffroy a-t-il raison ? Je ne sais pas ce qu’il en est du cas de Stirner exactement — Je serais porté à être moins affirmatif que lui… Et Je ne sais pas si la thèse de Jouffroy est vraie en tant que telle, en général. Je peux simplement affirmer qu’elle est vraie pour Moi : J’ai rencontré l’Étrangère, et cette rencontre a bel et bien eu les effets dévastateurs décrits par Jouffroy… Grâce à Dieu. L’Étrangère n’est pas un nom commun, un concept, une idée générale. L’Étrangère est, pour Moi, un nom propre, qui ne vise donc aucune essence mais qui signifie l’être réel d’une hypostase, d’une singularité, d’une existante, d’un être de chair et de sang, de peau et de poils. L’Étrangère désigne Celle qui se glisse à Mes côtés ou qui, face à Moi, Se perd dans Mon regard — Mon regard, lui-même, se perdant dans le Sien.

L’Étrangère est un nom propre, qui Te désigne, Toi, seule dans ton genre, incomparable. Indicible et ineffable, comme Je le suis. Aussi bien Te le dire, comme si Tu ne le savais pas déjà : Je T’aime. Ou, comme Je le dis en espagnol : Yé t’adore. Je T’aime, sans pour autant Me nier, sans pour autant cesser de M’aimer Moi-même. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même  », lit-on dans la bible — un livre que Tu aimes tant citer. L’amour que J’éprouve pour Toi, Ma prochaine, n’implique pas le non-amour de Moi-même : il l’implique. L’amour égoïste de Stirner n’est pas rejeté : c’est un socle et

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une pierre d’assise. Comment aimer son prochain sans s’aimer soi-même ? C’est impossible. Avoue, l’Étrangère. Un jour, Tu m’as dit : « Mon prochain, c’est toi. » Tout était dit, même si tout restait à dire. Je Te le dis maintenant : « Tu es Ma prochaine, celle — unique — que J’aime. » Tu es Mon Tout. Je Te donne tout. Et Je n’y perds pour‑ tant rien dans l’échange. Étrange mathématique que celle de l’amour : on ne renonce à rien en donnant tout, on ne re‑ tranche aucune part de soi en s’abandonnant à l’être aimée. Je ne me mutile pas en M’offrant à Ta dévoration. Toi, l’Étran‑ gère, peux-Tu M’expliquer cela ? Je suis fort. Tu es Ma force. Mon cœur trouve en Toi sa nourriture, et Mon désir sa satisfaction. Je ne T’aime pas en tant que membre de l’huma‑ nité, ou en tant que « créature divine ». Je n’aime pas le divin en Toi. J’aime l’être divin que Tu es. C’est Toi-même et Ton être qui Me sont chers. Je Me soucie de Toi, Je prends soin de Toi, parce que Je T’aime. « Parce que Je T’aime… et suis aimé de Toi… » Ton être est unique. Tu es Toi, l’Étrangère, et non la somme de Tes attributs. Tu es petite et immense à la fois : sans mesure. Je T’aime égoïstement comme Tu es : un être égoïste. L’Unique-que-Je-suis aime l’Unique-que-Tu es. Je n’aime pas la femme en Toi, mais Toi-même : incompréhensible et impré‑ visible. Forteresse imprenable mais accueillante. Stirner pensait à Nous quand il a écrit : « Ce n’est que lorsque Vous êtes unique que Vous pouvez avoir avec autrui des rapports sur la base de ce que Vous êtes. » Pour Stirner, « seuls des individus peuvent avoir des rapports entre eux. » Pas de relation véritable sans reconnaissance de l’unicité de l’autre, de sa part irréductible, de son secret.

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Mon unicité est-elle monstrueuse ? Je l’ai longtemps pen‑ sé. Toi, en l’aimant, Tu Me l’as fait aimer. Tu n’as pas essayé d’apprivoiser le monstre que Je suis, Tu M’as révélé — et Me révèle chaque jour davantage — toute la beauté de sa violence. La rencontre de deux unicités — comme celle entre Toi et Moi — est un miracle, une grâce, une anomalie : pourquoi s’étonner que tout le monde s’arrête, à tout moment, pour Nous contempler ? Aucune astuce ne parvient à tromper les paparazzis qui Nous espionnent. Comme Nous sommes ado‑ rables et fascinants… En tant qu’Unique, Je n’ai rien de commun avec Toi. Notre amour n’est pas une union sacrée : Tu ne cesses d’être absolument séparée de Moi, dans l’acte même qui Nous rend si proches l’un de l’autre Tu restes autre. Avec Toi, Je continue de M’appartenir. Je jouis de Moimême. Mais, de Toi l’Étrangère, Je suis curieux. Sans effort, Tu nourris Ma curiosité. Et Mon étonnement Te révèle à Toimême Ton étrangeté, Ton unicité, Ta folie, Ta barbarie, la part décivilisée en Toi, et toutes ces affaires-là…. Je n’ai rien de commun avec Toi, l’Étrangère : Tu es pour Moi celle que Tu es. Tu n’es pas ce que Je voudrais que Tu sois, ni ce que Je m’imagine que Tu es. Tu es celle que Tu es. Tout simplement. Tout est dit. Pourquoi désirerais-Je que Tu sois autre, alors que Tu es parfaite ? Comme Je suis par‑ fait. Ensemble, comme deux adorables, Nos perfections se rejoignent, sans se confondre : M’abandonnant à Toi, sans renoncer à Moi. Je suis la mesure de tout. Mais Tu Me débordes. Ton bonheur et Ta joie sont Mon bonheur et Ma joie.

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J’aime Ton immoralité. Elle vaut toutes les morales ins‑ tituées. Tu M’aimes, Je T’aime : que Nous importe le reste. Comme le dit Vandrepote, « l’amour est une morale à hauteur d’homme, peut-être la seule, car elle est un pari sur la valeur de la vie, sur la positivité du vivant. » On ne saurait mieux dire. T’aimant, Je M’explore. Tu ne Me sépares pas de Moimême, Tu Me révèles qui Je suis. Tu Me révèles comme une énigme. Tu Me tends un miroir où Je vois la meilleure part de Moi, celle que J’aime le plus. Je pensais exister en M’affirmant. J’apprends que c’est en M’ouvrant. Tu M’ouvres et Me dévores. Tu plantes Tes dents dans Ma peau et Je commence à vivre. Je M’unis à Toi, l’Étrangère, comme à l’être le plus différent de Moi qui existe, et Tu M’es pourtant si proche. Tu es tout à fait comme Moi sans cesser d’être Toi, si différente. Faire l’amour avec Toi est comme aller à la guerre. Je n’en reviens pas intact… Douce altération de Moi, qui M’élargit, Me disperse et Me ramène à Moi. Qui serais-Je si Je n’étais plus rien pour Toi ? Je n’ose pas y penser. Tue-Moi, autrement, s’il-Te-plaît. J’existe, j’espère… …est venu le jour Où Toi, l’Étrangère… …et Ton amour

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Table des matières Introduction................................................................................... 9 Chapitre I Une biographie anecdotique........................................................ 21 Chapitre II L’unique livre de l’Unique........................................................... 33 Chapitre III L’exception : un poème d’idées................................................... 45 Chapitre IV Éloge de l’égoïsme........................................................................ 57 Chapitre V L’Unique bis................................................................................. 71 Chapitre VI Le propriétaire.............................................................................. 85 Chapitre VII L’Évangile selon Moi.................................................................... 95 Chapitre VIII Le premier théologien................................................................ 105 Chapitre IX La perfection du crime............................................................... 117

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Chapitre X Ma force...................................................................................... 131 Chapitre XI Ma révolte................................................................................... 145 Chapitre XII Ma jouissance............................................................................. 155 Chapitre XIII Mon temps libre......................................................................... 165 Chapitre XIV Les complices............................................................................. 175 Chapitre XV Ton amour.................................................................................. 185 Bibliographie.............................................................................. 199

Considéré comme la « bible » de l’anarchisme individualiste, L’Unique et la propriété de Max Stirner a été plus souvent évoqué que lu depuis sa parution en 1844. Initialement frappé par la censure, l’ouvrage a été rapidement remis en circulation, les autorités de l’époque le jugeant « trop absurde pour être dangereux. » Au vingtième siècle encore, un philosophe comme Jürgen Habermas soulignait « l’absurdité de la frénésie stirnérienne ». Et pourtant… L’Unique et sa propriété n’a cessé d’exister, comme un bloc erratique, de s’imposer à la pensée, comme sa limite même : celle d’un Moi qui affirme d’entrée de jeu n’avoir « fondé sa cause sur rien » et qui s’abandonne à une « allégresse sans pensée ». Celui qui aura vraiment lu Stirner ne se résoudra pas à s’en faire le disciple ou le commentateur ; il lui opposera sa propre unicité, sa propre force, pour s’en repaître à sa guise… François Nault est professeur à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval (Québec, Canada). Il a notamment publié un Évangile de la luxure (en 2018) et un Évangile de la paresse (en 2016).

François Nault

L’art de vivre

Moi… et Max Stirner L’art de vivre

L’art de vivre

Moi… et Max Stirner

François Nault

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François Nault

Orizons

25, rue des Écoles 75005 Paris ISBN : 979-10-309-0273-0

20 €

Profils d’un classique