Comme trois pommes
 2080640933, 9782080640932

Citation preview

/

I

COMME TROIS POMMES

THIERRY LE LURON

COMME TROIS POMMES

FLAMMARION

Il a été tiré de cet ouvrage : TRENTE EXEMPLAIRES SUR VÉLIN ALPHA. DONT VINGT-CINQ EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 25 ET CINQ EXEMPLAIRES, HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS DE I A V

© Flammarion 1978 Prli1tetl i11 France · ISBN 2·08-064093·3

A vous A eux A nous A toi

AVANT-PROPOS

Si ce chef-d'œuvre est à cet instant précis entre vos mains, c'est grâce à ma mémoire sans autres failles que celles qui étaient indispensables. C'est grâce aussi au talent et à la gentillesse de Guy Monréal qui m'a supporté tout au long de nos rencon­ tres où je lui ai raconté ma vie. Comme dirait Sacha Guitry : grâce à lui en soit rendue!

T. L. L.

CHAPITRE PREMIER

PARTAGER UNE FERVEUR

Paris, le 16 décembre 1976: Il est 15 heures et je suis à peu près aussi calme qu'une pile électrique de 120 volts branchée par sur­ prise sur du 220. A 21 heures, a lieu la première de mon nouveau spectacle à l'Olympia en présence de cette si sympathique réunion de serpents à sonnettes que constitue le Tout-Paris, les journalistes et mes amis personnels (mon Dieu, protégez-moi de mes amis, mes ennemis,je m'en charge!). Sur l'agenda de rendez-vous qui repose en permanence sur mon bu­ reau, j'ai machinalement entouré au crayon rouge la date du 16. Comme s'il m'était possible d'oublier une telle date! La veille, au volant de ma voiture, je suis passé boulevard des Capucines. Je voulais voir, illuminé, mon nom sur la façade de l'Olympia. Je mentirais en disant qu'intérieurement je n'en ai pas été ému, c'est ce que j'ai toujours voulu. Lorsque à l'aide de pou11

lies, les machinistes hissent ces lettres géantes sur la façade, on se sent à la fois gonflé d'orgueil et terrorisé par l'aventure qui commence, par ce pari que l'on s'est fait à soi-même et qu'il va falloir maintenant tenir. Dans un mois, à l'aide des mêmes poulies, les mêmes machinistes les retireront et je ne serai sûre­ ment pas là pour le voir! Qui a jamais envie de partir? Aucune des vedettes de ma connaissance et surtout pas... Non je ne donnerai pas encore de noms. Ma nervosité se nourrit d'autres appréhensions : cette première est en réalité une troisième; j'ai déjà rodé le spectacle devant des lecteùrs de France-Soir et un premier public payant et, pour dire la vérité, les choses ne se sont pas trop bien passées. Le spectacle était trop long d'une demi-heure et bien que j'aie rectifié le tir en conséquence, je sais la partie engagée ce soir importante : une fois de plus je vais être jugé. Les artistes sont comme les politiciens. Une fois élus, il ne leur faut penser qu'à la prochaine élection! Je me sens rongé par le trac. Le trac : il se manifeste chez moi dès les répétitions, bizarrement. Je réagis en bien ou en mal, je l'ignore, en devenant impatient, presque odieux. J'ai la pénible impression que per­ sonne ne suit le fil de ma pensée. Elle est peut-être d'ailleurs totalement incompréhensible à ce moment­ là. Et je suis sensible à . tout détail imprévu. Cet après-midi du 16 décembre, par exemple, j'ai été contrarié par l'installation sur la scène d'un lino gris terne alors que j'en aurais préféré un noir. Pour me décontracter, je fais des vocalises avec Mme Charlot, 12

le professeur du Tout - show business. Puis, c'est l'ultime répétition avec le grand orchestre. Je vais de la salle à la scène, d'un machino à un musicien. J'em­ merde tout le monde : l'ambiance d'une répétition est merveilleuse I Et je dépouille les télégrammes qui ne cessent d'affluer. De vrais télégrammes, de gens de métier et d'amis que je connais personnellement, pas des missives dégoulinantes d'admiration soi-disant en provenance de Hollywood ou de Las Vegas signées Sinatra,Dean Martin ou Barbara Streisand comme en reçoit, ces soirs-là, une de mes petites consœurs, et qui coütent une fortune à son impresario à la poste de son arrondissement parisien. A mon trac d'artiste, s'ajoute,pour la première fois, celui d'organisateur total du spectacle. Je viens en effet de quitter l'impresario qui avait jusqu'à ce jour, la charge de ma carrière et que j'avais surnommé « les Dents de la mer» pour ses qualités de cœur. En conséquence, de la conception du spectacle à la publi­ cité en passant par l'organisation de la salle, j'ai tout supervisé. Je n'en suis pas rassuré pour autant. Des coulisses, j'ai assisté à la première partie du spectacle. Catherine Allégret et Evelyne Grangean, Beretta et Bordeaux, et Alain Souchon accompagné par Laurent - Rock collection - Voulzy, ont bien marché devant une salle apparemment de bonne com­ position et prête à s'enthousiasmer. Il ne faut pas s'y fier. Par un trou dans le rideau, j'observe cette très belle salle parisienne. Il y a là Manouche et la du• chesse de Bedford, Guy et Marie-Hélène de Roths13

child et le baron de Rédé, Ghislaine de Polignac et Enrico Macias, Dave et Marie Daems, Jean-Jacques Debout et Jacques Chazot et même, au premier rang, une créature étrange, moitié gourou arménien, moitié totem africain, que je reconnais à son fume-cigarette célèbre : Alice Sapritch. Ces célébrités,je les connais presque toutes individuellement et j'ai passé, à l'oc­ casion, avec elles, des soirées très gaies. Mais en groupe, je sais qu'elles forment, même inconsciem­ ment, une terrifiante machine de guerre, capable de tout détruire sur son passage et que chez ces gens, souvent charmants, le regard peut parfois se trans­ former en laser, la salive en venin, les poils de vison en fléchettes empoisonnées. Pour désamorcer leur agressivité latente, j'ai décidé de les surprendre, dès le départ, par un gag susceptible de les mettre d'une humeur d'ange. Après l'avoir appréciée dans un film publicitaire consacré à La Samaritaine où on peut la voir, royale dans sa Rolls, aller faire l'emplette d'une tiare dans ce grand magasin où l'on trouve tout, j'ai engagé Mme Funfrock. Qui est Mme Funfrock? C'est la brave épouse d'un médecin lyonnais qui fait carrière de son hallucinante ressemblance avec la reine d'Angleterre Elisabeth II. J'ai envoyé une voi­ ture de maître avec chauffeur la chercher à l'aéroport, je lui ai retenu une chambre dans un palace de la capitale, bref,je l'ai traitée comme une reine - c'est bien le moins!-et maintenant je compte sur elle pour détendre l'atmosphère car la seconde partie va com­ mencer. 14

La sonnerie met fin à l'entracte au grand désespoir de Bruno Coquatrix : c'est pendant ce quart d'heure qu'il assure les fins de mois de son établissement grâce à ses vedettes les plus rentables : les consom­ mations et les esquimaux glacés. Je le soupçonne d'imaginer parfois, dans ses rêves les plus fous, la suppression totale du plateau et de ses têtes d'affiches si gourmandes au profit d'un long entracte de deux heures trente où, enfin, son personnel aurait le temps d'écouler les réserves de son bar! Ce serait évidem­ ment la fin de ses soucis financiers (dont il parle sou­ vent, menaçant régulièrement de mettre la clef sous la porte), mais également celle de son music-hall. . Les lumières s'éteignent et les spectateurs se calent dans leurs fauteuils avec la tranquille magnanimité de ces Romains qui,jadis, au cirque, étaient là pour lever ou baisser le pouce en toute sérénité. Ils attendent en chuchotant la musique d'ouverture et ont la surprise d'être cueillis à chaud par un God save the queen incongru en ces lieux tandis que prise dans le faisceau d'un projecteur, précédée de photographes et de poli­ ciers, une tiare sur la tête et l'ordre de la Jarretière en bandoulière, Mme Funfrock, alias Élisabeth II, des­ cend majestueusement l'une des travées latérales du théâtre, saluant à droite et à gauche de ce désinvolte petit mouvement de la main si caractéristique aux « royalties » avant de gagner au centre du premier rang, la place d'honneur. Dans la salle, tandis que réflexe conditionné ou sens de l'humour, la duchesse de Bedford esquisse une révérence et son mari, Yann, :15

authentique cousin de la .reine; une inclination de buste; c'est l'hilarité. Je peux y aller. Entrer en scène, c'est comme se jeter dans le vide du haut de la tour Montparnasse. Certains diront que, vu ma taille, il me suffirait de sauter du haut d'un trottoir mais ce ne sont, évidemment, que de mauvai­ ses langues. A cet instant, ma sensation la plus aga­ çante est celle de ne plus avoir une goutte de salive dans la bouche. Je l'ai éprouvé à chacune de mes « premières » : au Jeu de la chance, à Télé-Dimanche en 1970 à Bobino, la même année à l'Échelle de Jacob, au théâtre de Dix Heures, à !'Olympia en 1971, à Bobino en 1972, aux Variétés en 1973, sous le grand chapiteau des Tuileries en 1976 et naturellement ce soir. Je rêve d'un torrent d'eau minérale. Ma chanson d'ouverture, je l'ai empruntée à Sammy Davis Junior. Elle se nomme en anglais Ride in Mac Arthur Park. Si j'en oublie la moitié des paro­ les, heureusement, tout de suite après, j'enchaîne avec mes imitations et me retrouve dans mon univers familier. On m'a souvent demandé ce qui se passe en scène pendant une représentation. Difficile à dire. Ce sont les sentiments qui me guident et principalement les réactions du public. Un problème de communication entre un émetteur et un récepteur. Il est évident qu'une salle chaude vous porte et vous permet sou­ vent de vous dépasser. Mais le contraire est égale­ ment vrai car, souvent, face à un public réticent, on se « défonce » davantage. Les ondes que l'on dégage, 16

les ondes que l'on reçoit, voilà la véritable alchimie d'une représentation. Je ne dirai pas que je ne vis que pour les premières mais ce sont, de toute évidence, des soirées excep­ tionnelles, où l'atmosphère est plus électrique que d'habitude. Les gens disent souvent du Tout-Paris, de la presse, des amis du premier soir, qu'ils n'ont pas beaucoup d'importance. C'est faux : ce public est une locomotive et un détonateur. En fait, je fais le specta­ cle pour tous. Il n'y a d'ailleurs pas de différence de nature entre le public de première et celui que l'on dit le vrai public. Celui que j'appellerai normal a des réactions plus saines et celui des premières est beau­ coup plus blasé, plus impitoyable et plus enthousiaste dans ses réactions que l'autre. Il peut infliger à un artiste un bide totalement immérité aussi bien qu'un triomphe hors de toute proportion. C'est un public épidermique, un monstre de mauvaise foi mais que je trouve très stimulant. Six mois avant la première,je pense sans cesse au spectacle, j'en parle autour de moi, je règle dans ma tête jusqu'au moindre détail de cette véritable bataille. C'est ce qui une fois de plus s'est passé cette fois. Cette bataille, je crois l'avoir gagnée car ils ont ri de bon cœur, applaudi souvent, fait un sort à l'imi­ tation de Line Renaud, de Philippe Bouvard, de François Mitterrand, de Dalida, du pape Paul VI et surtout, voté en masse, beaucoup plus de 51 p. 100, pour la causerie au coin du feu très irrespectueuse du président Giscard d'Estaing avec un interviewer 17

nommé Pierre Desproges. Unanimité du public donc ce soir, puis de la critique le lendemain, la plus dithy­ rambique, curieusement, étant celle de Bernard Ma­ bille du Quotidien de Paris, journaliste dit de gauche qui m'avait totalement démoli six mois auparavant, tandis que je suis massacré par Dominique Jamet, journaliste dit de droite. Une surprise réconfortante : je n'aime appartenir à personne. Ce que l'on éprouve après une première pareille, après ce que les anglo-saxons appellent une perfor­ mance, à juste titre, puisque pendant une heure, on s'est donné à fond comme si sa vie en dépendait, c'est l'impression d'être totalement vidé de son sang. Les nerfs se relâchent. Des milliers d'idées tourbillonnent dans la tête. Comme si toutes les fourmis que l'on a parfois dans les jambes remontaient en rangs désor­ donnés dans le cerveau. Est-on à ce moment-là complètement satisfait? Sû­ rement pas dans mon cas. Je ne me dis même pas : « Bof, ce n'était que cela, j'ai eu tort de m'inquié­ ter... » Étant extrêmement critique à mon égard, j'ai pour réaction, tout en félicitant tous ceux qui ont participé au spectacle, comme c'est l'usage, de leur signaler aussi toutes les erreurs qui ont été commises pendant la représentation. Ce qui me vaut à ce moment-là une sympathique réputation « d'emmer­ deur », du moinsje le soupçonne. Je ne crois pas l'être mais je ne me passe pas grand-chose à moi-même. Il est donc normal que j'exige beaucoup des autres. En scène, j'ai des yeux derrière la tête. Je vois, je 18

ressens ce qui se passe, j'entends surtout les notes de musique ratées, ce qui exaspère les musiciens car ils savent que je ne connais pas le solfège, que je n'ai jamais étudié l'harmonie, ni le contrepoint, le Point seulement et l' Express, il va sans dire. Ce qui se passe, et que les gens ignorent, c'est que les vingt musiciens qui m'accompagnent ce soir de première ne sont pas spécialement mes musiciens -je n'en ai que six « à demeure » -, ce sont aussi des profession­ nels, presque tous gardes républicains, spécialistes de l'accompagnement. Avant d'arriver à l'Olympia, ils ont enregistré un opéra la veille, mis en place une nouvelle chanson d'Annie Cordy le matin, fait une répétition avec Guy Lux l'après-midi et qui finissent leur journée avec moi. Ils font un cachet de plus. On ne peut pas leur demander, je le comprends très bien, d'avoir le même enthousiasme que l'artiste. On ne peut pas leur demander de partager une ferveur. * * * Une heure plus tard, malgré les dizaines de person­ nes qui ont défilé dans la loge,j'ai réussi à prendre une douche et à changer de costume. Après la représenta­ tion, je donne un souper chez Julien, la brasserie 1900 de la rue Saint-Denis pour quelques intimes triés sur le volet : nous serons quand même deux cents. Il est maintenant l'heure de les rejoindre. Habituellementje conduis ma voiture, mais ce soir je crois plus prudent de céder le volant à quelqu'un 19

d'autre. La tension nerveuse de la scène ne s'est pas encore dissipée, tandis que Paris défile derrière les vitres. Le spectacle a-t-il aussi bien marché que je le crois? La presse sera-t-elle demain ce que j'espère? Ce ne sont pas là des questions conscientes. Je n'in­ terprète pas (rassurez-vous) un sketch sur la dure condition de l'amuseur public écrit, si j'ose dire, par Marguerite Duras. A mes débuts, un journaliste avait écrit que j'étais « l'enfant chéri des Français ». Quelques années plus tard, continuer de plaire à la France, c'est tout de même quelque chose même si, en l'occurrence, la France se réduit à une salle de générale. Évidemment, je suis Français. Mon père est breton et ma mère parisienne depuis trois générations. J'ap­ précie l'humour français plus que tout autre. Je le reconnais, je suis souvent râleur, de mauvaise foi, chauvin, critique. Bref, Français. A mes débuts sous prétexte que j'étais issu d'une famille de Français moyens et que j'attaquais les institutions en place en chantant « le ministère patraque » (en imitant Cha­ ban) sur l'air de « j'ai la rate qui s'dilate » d'Ouvrard (« J'ai l'Chirac q'est patraque, j'ai l'Debré délabré, l'Roger Frey qu'est pas frais... »), l'Humanité m'avait fait une bonne critique. Une tentative de ré­ cupération qui n'avait pas plus de raisons d'être que les autres. Plus tard,j'ai chanté les intellectuels qu'on enferme dans les asiles psychiatriques en U.R.S.S. en imitant Jean Ferrat, de la même façon quej'ai parodié le ministère patraque. J'y disais ceci : 20

« Je reviens d'Union soviétique où les asiles psy­ chiatriques sont les lieux les plus accueillants. • « On y voit des intellectuels qui avaient cru très spirituel de parler du gouvernement. « J'y ai rencontré des médecins qui le 22 long rifle au poing pratiquaient une drôle de médecine. « Et qui me saluaient bien bas, car, avec ma mous­ tache, on m'avait confondu avec Staline. « Pourtant, que la Russie est belle! Comment peut-on s'imaginer que seules les cliniques sont plei­ nes d'individus de bonne santé? » Je me suis fais littéralement traiter de fasciste, de réactionnaire. Tout simplement parce que je m'atta­ quais à un sujet tabou 1• Je pense que l'humour permet de s'attaquer à tout. Il n'y a rien de tabou, ni le gouvernement, ni l'Église, ni les gens en place, ni les autres. Je crois en avoir fait la preuve dans une émission de Guy Lux à propos de Jean-Pierre Fourcade, alors ministre des Finances, en imitant Moustaki sur l'air du Métèque: 1. Du moins à l'époque (1973). Le P.C.F. n'avait pas encore reconnu officiellement l'existence de ces asiles psychiatriques en U.R.S.S. et des traitements pour le moins « spéciaux » qu'on y inflige aux intellec­ tuels dissidents. Sur le plan de l'humour, il est amusant de constater que Georges Marchais est souvent allé lui-même en U.R.S.S. et qu'on ne l'a jamais enfermé... A croire que, même là-bas, on s'est tout de suite aperçu que ce n'est pas un intellectuel. J'ai toujours été frappé-au figuré!--par le fait que les communistes qui ne sont pas les derniers à parler de la liberté, et se réunissent dans des cellules!

21

• « Avec ta gueule de jésuite, avec ton regard de presbyte, et tes cheveux en brosse à dents. « Tu es le ministre idéal, tu es le plus original, mais tu n'es pas le plus marrant, pourtant, chaque fois que tu parais à la télé, chacun est prêt à te saluer d'un grand fourire, « Quand tu parlais de la relance, de la richesse de la France, comment faisais-tu pour ne pas rire? « Tu as beau dire que ce n'est pas drôle, tu pourrais doubler Darry Cowl, dans un sketch de Machiavel, « Dans un cabaret de Montmartre, avec décor de Roger Hart, et costumes de Donald Cardwell, « Si tu faisais du music-hall, tu pourrais tou­ jours faire la folle chez les Claudettes à Claude François. « Et pour finir,j'ajoute encore que tu pourrais jouer sans effort, le roi des cons, un rôle en or. » Et j'ai dit cela dans une émission publique devant quinze millions de téléspectateurs ! N'en déplaise à tous les étiqueteurs de service, je suis un des seuls à taper sur tout le monde à droite et à gauche - c'est nouveau - et c'est précisément ce qui dérange. Les idées exprimées dans un spectacle, font partie du show business. Exprimer des idées de droite aussi bien que de gauche dans un spectacle, c'est faire le commerce de ses idées. Je n'ai rien contre mais, ma seule ambition, c'est de faire rire. L'humour n'est-il pas la plus grande forme de contestation? Carrefour Richelieu - Drouot, un mini - embou­ teillage bloque la voiture. Dans celle d'à-côté, des gens tournent négligemment la tête vers moi, me

22

reconnaissent, collent immédiatement leur nez contre la vitre en faisant de grands signes. Je leur souris. Encouragés, ils baissent leur vitre. Je sais ce qui va se passer. Ils vont me demander : « Vous ne voulez pas nous faire une petite imitation en vitesse? » C'est effectivement ce qu' ils disent. Je sais, parce que je les fais rire, que d' une certaine façon, je leur appartiens. Demanderaient-ils, dans les mêmes conditions, un discours électoral à François Mitterrand ou un air d'opéra à Montserrat Caballe? Je ne le pense pas. Par contre, si je ne leur donne pas sur-le-champ ce qu'ils attendent de moi, leur affection à mon égard va, en un millième de seconde se transformer en « Oh, il est pas sympa ... » Le feu passe au vert : ce ne sera pas pour cette fois. Étranges rapports que ceux d'un artiste avec son public. Ils tiennent de l'amour et de la haine, de l'ido­ lâtre et du fétichisme. Comme toutes les vedettes, j'ai des fans et par chance, ils sont plutôt gentils. Tous les mercredis par exemple, on sonne à ma porte et deux petites jeunes filles viennent me rendre visite. Elles portent des robes bleues, des pull-overs bleus, des foulards bleus et tout en elles est bleu, et si je n'éprouve pas une peur de la même couleur, c'est parce qu'elles sont bien mignonnes. Je reçois des lettres de deux vieilles filles du Nord qui m'envoient du chewing-gum, des malabars, des objets anciens d' une laideur à faire tourner de l'œil l'antiquaire le moins compétent. Une autre. se ruine pour moi 23

en chocolats de chez Carette : si je dévorais tout ce qu'elle m'apporte, il y a longtemps que je ressemble­ rais à Carlos. Une autre encore me décrit ses fantas­ mes à longueur de lettres avec une telle précision que je crains fort qu'elle ne confonde mes photos, pour­ tant bien sages, avec celles que l'on vend dans les sex-shops. Il y a enfin Béatrice, qui écrit des poèmes, qui a fait mon portrait, qui doit être très amoureuse car, à l'aide de centaines de coupures de journaux où mon nom est cité, elle a entièrement tapissé une petite colonne Morris que je conserve sur mon bureau. Je trouve ces témoignages très touchants. Ceci dit, mon cas est plutôt marginal car je n'ai jamais fait de chansons d'amo1,1r et on se procure mes disques pour rire. Quand on écoute Johnny Hallyday , c'est pour se rappeler un amour d'été ou parce qu'il raconte une liaison qui est en train de se réaliser. Je crois les gens extrêmement touchés par les chanteurs car ils chantent des choses qui ressemblent à la vie réelle, des choses qui sont arrivées, qui vont arriver ou qui peuvent arriver, et si je plais aux mêmes gens, c'est pour d'autres raisons. Peut-être à cause de mon physique de « petit jeune homme bien habillé avec les cheveux pas trop longs » . C'est vrai que c'est plutôt original de nos jours . . . Et si je sais que les mères voudraient m'avoir volontiers pour gendre ou pour fils, je ne suis pas sûr que les filles veuillent m'avoir pour fiancé. Celles à qui je plais sont d'ailleurs tou­ jours des filles « bon genre », à la limite un peu vieille France. Les autres, c'est devant Johnny ou Sardou qu'elles « flippent » . . . 24

Par contre je ne nie pas que les amuseurs puissent aussi être des séducteurs. La plupart des femmes que l'on interroge sur ce sujet disent qu'elle apprécient particulièrement chez un homme, sa capacité de les faire rire. J'en ai souvent la preuve. Je me souviens que quand je passais au Don Camillo, j'avais dix-huit ans, tout frais, tout rose, de très convenables bour­ geoises accompagnées de leurs maris, qui auraient pu être mes mères, m'invitaient subrepticement à leur table et dans leurs yeux je voyais clairement que si elles envisageaient parfois de m'avoir pour gendre, elles n'auraient pas détesté « essayer » le gendre avant de prendre une décision. Que ne ferait pas une mère pour le bonheur de sa fille ... Chez Julien, à mon arrivée, la fête bat son plein : je suis le dernier. Sous les sublimes volutes de cette brasserie 1900 où j'ai choisi de fêter ma première, deux cents invités sont déjà installés. Femmes du monde enroulées dans un rien de chiffon en prove­ nance de chez un grand couturier, aristocrates authentiques et particules de contrebande, comédiens et chanteurs célèbres, compositeurs et patrons de boîte de nuit, journalistes et copains sans qualifica­ tion : une rafle très élégante! C'est une ambiance chaleureuse et sympathique entre gens frottés du même parisianisme où chaque mot est une grenade dégoupillée qui n'assassine per­ sonne car elle est immédiatement neutralisée par une autre d' une aussi cruelle lucidité : l'humour est un 25

napalm qui ne sait pas toujours jusqu'où il peut aller trop loin. Je suis mort de faim et de tous côtés tous ces amis qui sortent de l'Olympia me réclament, mais Bruno Coquatrix menaçant de quitter les lieux sije ne m'installe pas à sa table, comme chaque fois que j'ai donné un dîner, comme tous les maîtres de maison soucieux du bonheur de ses invités, je choisis de pas­ ser de table en table et finalement, je ne dînerai pas. Les heures passent, heureuses, dans un climat joyeux. A vrai dire, vivant sur les nerfs depuis des heures,je ne me souviens que de très peu de choses et pour donner une idée de ce qui se passa ce soir-là, je préférerais citer le texte d'un chroniqueur parisien qui écrivait quelques jours plus tard : « Épuisés de bon­ heur, deux cents de ces privilégiés se retrouvaient après cette inoubliable première pour un dîner pro­ metteur. Il tint ses promesses. Il y avait là, d'Yves Mourousi au duc de Sabran et des Rothschild à un escroc toujours pas en fuite, tout le monde, absolu­ ment tout le monde, y compris les pique-assiette de service. Que croyez-vous que fit l'enfant-vedette après cette épuisante journée? Déguster les compli­ ments comme une glace à la vanille? Ronronner sous les applaudissements comme après une berceuse? Planer de soulagement comme après un bac réussi? Pas du tout. Il courut à travers les tables, butinant les deux cents joues qui se tendaient. Il grimpa aux lus­ tres. Il s'inquiéta de la santé de tout le monde. Il " remit ça " en caricaturant à perdre haleine les célé­ brités présentes qui n'en pouvaient mais.

Z6

Décidément, cet âge, celui de Thierry Le Luron superstar de vingt-quatre ans, est sans pitié . . . » Fin de citation : effectivement, l'ambiance est tel­ lement euphorique que je ne peux m'empêcher d'imi­ ter Jean-Marie Rivière, M. Rivière du « Paradis la­ tin » . « Allez, viens Catherine, laissons tous ces cons, on s'en va... » Alice Sapritch, qu'avec un fume­ cigarette et une serviette nouée autour de la tête, j'arrive à évoquer de façon vraisemblable : « Euh, euh, Luronet, mon chéri. . . euh, euh,je suis une vraie professionnelle... » Un mégot, les jambes . en pa­ renthèses et le torse en avant, voilà Manouche : « Ri­ dicule, ce Luron de mes deux. Très démodé, les imita­ tions... » Et survenant à point nommé, l'œil perven­ che, la voix comme du houblon, le choucroute plus blonde que jamais, Line Renaud qui sort du Casino de Paris : « Bonsoir à tous et bonsoir à toutes. Rien n'a changé ici... » « Toi non plus Line » , répond la foule. Comment les artistes prennent-ils la chose? Très bien généralement. Je n'ai eu de problèmes qu'avec ceux qui se prennent très au sérieux. Les autres, ceux qui ont le sens de l'humour, savent qu'il est flatteur d'être imité, que cela prouve qu'on est un personnage et, commeje n'imite que des gens très célèbres, qu'on est encore au sommet de l'affiche. La dernière image que je conserve de cette soirée, c'est celle d'un étonnant duo à l'entrée : Marie-Hé­ lène de Rothschild, toujours très élégante, assise aux côtés de Manouche, l'écoutant lancer des impréca­ tions féroces à l'adresse de tout ce qui bouge dans le 27

champ de vision,je serais tenté de dire le champ de tir� de ses yeux nullement handicapés par son copain Johnny Walker. Ensuite? On pourrait penser qu'après une soirée si fertile en applaudissements, en baisers, en compli­ ments, en témoignages de sympathie et peut-être d'admiration, histoire de finir en beauté,je n'aurais eu qu'à lever le petit doigt pour rentrer avec une créature de r�ve qui toute la soirée n'aurait attendu que cela. Hélas, à six heures du matin, après avoir traversé un Paris désert, je me suis retrouvé dans mon lit, repas­ sant toutes les images de la soirée en flash-back dans ma tête, me souvenant des dizaines d'amis que j'avais rencontrés ce soir-là et me suis endormi tout seul.

CHAPITRE II

LES CHÂTEAUX DE MA MÈRE

Je les entends déjà : « Des mémoires à vingt-six ans, mais ça ne va pas, non? Mais si, cela va même très bien. En vingt-six ans d'existence, huit ans de carrière et plusieurs tours du monde à coups de dizaines de milliers de kilomètres parcourus en voiture, en avion, à pied, pas à cheval (je monte lamentablement), j'ai déjà vécu tant de vies, rencontré tant de gens, vidé tant de verres à l'amitié au fond de la nuit, qu'il est grand temps que je m'y mette. Pensez donc : nous n'en sommes qu'au tome I de mes mémoires complè­ tes et j'ai l'intention d'en publier un nouveau tous les vingt-cinq ans... Trois coups, lever de rideau, lumières : en matière deshow business, c'est le moment crucial de la soirée, celui où tout commence et où le trac vous défigure. Je n'y ai jamais échappé sauf peut-être une fois, un cer­ tain 2 avril 1952 à 4 h 45 du matin, dans une clini­ que du boulevard Arago à Paris. Vous l'avez deviné : il s'agit du jour de ma naissance. Toutes les fées s'étaient penchées sur mon berceau et j'étais le

31

plus beau bébé de cet établissement pourtant spécia­ lisé dans la chose. C'est du moins ce qu'affirmait la sage-femme. Et naturellement ma mère; en toute honnêteté je trouve son témoignage suspect. Nous habitions 9, avenue d'Italie dans le 13e arron­ dissement, un ravissant village de Paris comme il en existait à l'époque, avec des quantités d'arbres et des trottoirs larges comme des plages. Tout cela n'existe plus : les charmants immeubles populaires fin de siè­ cle ont fait place à d'horribles bâtiments-casernes, les trottoirs ont la largeur approximative d'un chemin de brousse et faute de verdure, on manque d'air - ce qui m'arrive pourtant rarement - à chaque pas. Quand j'y retourne parfois en · pèlerinage, effectuant un re­ tour aux sources,je ne reconnais plus mon quartier. La nostalgie n'est plus ce qu'elle était... , comme dirait Anne Gaillard. Mon père était navigateur au long cours dans la marine marchande. En son absence, ma mère nous a élevés ma sœur, mon frère et moi. En fait de sœur, j'appris rapidement qu'elle n'était que ma demi-sœur, ce qui me plongea dans des abîmes de perplexité. Comment pouvait-on avoir une moitié de sœur? Pour­ quoi Martine avait-elle la chance de posséder deux papas, papa Riquet, le sien, et papa tout court, le mien, alors que je ne devais me contenter que d'un seul exemplaire? Que voulait dire l'expression : « En­ fant d'un premier lit »? Mystères pour mon âge : j'étais le petit dernier. Souvenirs d'enfance : haut comme une pomme et 32

demie et très timide. Quand quelqu'un débarquait à la maison, je me cachais pour ne pas le voir. Refus du contact humain? J'ai bien changé. -Premier pas dans le monde adulte : chaque matin, en compagnie de ma mère, j'accompagnais Martine et Renaud, mon frère, au cours Frémiot de Chantal, au 15 de l'avenue d'Ita­ lie, à deux pas de la maison. J'adorais cette prome­ nade. Naturellement, je rêvais de faire comme les grands : aller à l'école. Quelques crises de larmes soigneusement préméditées vinrent à bout des réti­ cences de maman. On m'acheta un cartable, un cahier et un crayon et la directrice du cours, Mlle Le Coutu­ rier, m'accepta en douzième avec deux ans d'avance. Bonheur de courte durée : à peine arrivé, on me sé­ para de mon frère et de ma sœur. J'avais fait mon entrée en classe à 9 heures du matin. A midi, ma décision était prise : je faisais mes adieux au s_avoir. Comme l'on pense, il en était d'autant moins question qu'il s'agissait d'un cours privé. Maman avait déjà payé un trimestre d'avance. Alors, contraint et forcé, j'ai été obligé de continuer et, n'ayant pas d'autres moyens de montrer ma mauvaise humeur, j'ai « cris­ tallisé » ma révolte sur ma casquette. Une très jolie casquette d'ailleurs, qui m'allait drôlement bien. Chaque fois que je croisais dans un couloir Mlle Ja­ nine, nièce de Mlle Le Couturier, qui faisait office de surveillante générale, j'étais censé l'enlever par poli­ tesse. Je ne le faisais jamais, ce qui provoquait un drame quotidien, Mlle . Janine m'humiliant devant toute la classe en s'écriant : « Mon Dieu, le vilain petit 33

garçon, comme il est impoli ... » Je n'étais ni impoli, ni spécialement coquet, mais cette casquette c'était ma résistance à moi, mon maquis personnel, mon Ver­ cors. Tout comme ma manie d'écrire de la main gau­ che dont je ne me suis jamais débarrassé. Quoi qu'il en soit, à la fin de l'année scolaire, cas­ quette et main gauche donnèrent les résultats qu'on pouvait escompter : je redoublais la douzième mais conservais tout de même une année d'avance. L'année suivante, j'étais incontestablement plus « déluré » . La preuve : je choisis d'emblée une place au premier rang. Stratégiquement et psychologique­ ment, c'est une excellente place car l'instituteur, soupçonnant les cancres de se masser au fond de la classe, laisse un trimestre au moins les bons élèves du devant tranquilles. C'est toujours ça de gagné ! Sije m'étais libéré de ma casquette, par contre je ne me séparais plus de mes pistolets à bouchon et à amorce et j'avais pris la fâcheuse habitude de laisser tomber, à intervalles réguliers, un crayon à terre pour explorer, à l'abri du bureau, le gouffre sombre et fascinant qui s'amorçait sous les jupes de Mlle Le Goadec. Une vocation à la Haroun Tazieff était-elle en train de s'éveiller? Ce qui me plaisait le plus en classe, c'était le dessin, le français, l'histoire et l'instruction religieuse. J'étais nul en géographie et en calcul, et maman avait trouvé un moyen plus qu'expéditif pour nous apprendre à compter, à Renaud et à moi : tout en nous débarbouil­ lant avec un gant de toilette dans la main droite, elle 34

nous interrogeait sur la table de multiplication et quand nous nous trompions, c'est la main gauche, vierge de tout gant, qui se chargeait, d'une bonne gifle, de nous rafraîchir la mémoire. Impresarii et experts-comptables se sont, depuis, chargés de m'ap­ prendre à compter! A la maison, j'étais un enfant plutôt calme : j'aimais jouer tout seul aux petites voitures et dessinais chaque jour une gouache pour maman. Elle représentait tou­ jours un superbe château, avec une vaste allée peu­ plée d'arbres centenaires, tranchant à vif une pelouse définitivement verte. - Tiens maman, lui disais-je {je prononçais : Man-Man !), c'est celui-là queje t'offrirai plus tard. La pauvre ... Elle l'attend encore! Les loisirs, c'étaient les musées et les châteaux que maman nous emmenait visiter régulièrement. Je m'y ennuyais prodigieusement sauf à Versailles que j'ado­ rais. Je trouvais, en toute simplicité, Versailles tout à fait à ma mesure! Mais c'est aussi le souvenir de ces délicieux sandwichs à la mie de pain, au jambon et aux rillettes que maman confectionnait pour l'occasion. A chacun sa « madeleine » . Ma mère avait la phobie de ces endroits de perdition que sont les cafés : elle ne voulait jamais y entrer. Si bien que pendant longtemps, ces volières bruyantes et enfumées, plei­ nes de lumières, de gens, ont représenté pour moi un monde inaccessible et enchanté. Pour nous désalté­ rer, maman emportait des bouteilles thermos. 35

Avec les pull-overs, les duffle-coats et les sandwichs, cela constituait une intendance considérable. Nous partions en excursion comme en expédition en terre Adélie. Lejeudi, nous allions plus volontiers au cinéma. Le Palace Italie, avenue de Choisy, un vieux cinéma vert et crème comme un autobus, présentait un pro­ gramme pour enfants généralement composé de des­ sins animés de Walt Disney et de films d'Eddie Constantine. J'aimais aussi beaucoup les esquimaux et les bonbons acidulés. Pour changer, nous allions parfois au cinéma Le Fontainebleau qui projetait, lui, des films à épisodes comme Le Tigre du Bengale suivi du Tombeau hindou. Si l'histoire m'a très peu mar­ qué, par contre, je me souviens avec répulsion des serpents qui pullulaient dans le film-j'en ai la phobie depuis -, mais aussi de la danse érotique, sensuelle et assez osée pour l'époque, de la vedette du film, Debra Paget, danse qui scandalisa ma mère mais me fit dé­ couvrir d'une façon bouleversante que j'étais bien un petit garçon! Quand nous n'allions ni au musée, ni au cinéma, maman nous emmenait tous les trois au théâtre pour enfants de Roland Filain. Un jour, un concours eut lieu. J'adore les concours. Il s'agissait de déterminer le nombre de spectateurs qui emplissaient les lieux. Je pariais d'autant plus qu'au lieu de regarder la pièce,je les avais comptés et à la fin de l' entracte, on annonça : « Le petit Thierry Le Luron a gagné. » Prédestina­ tion? Je m'intéressais déjà au remplissage des salles . Très important, le remplissage des salles. Dans le 36

métier, on raconté que quand les Compagnons de la chanson sont en scène, il y en a sept qui chantent et un qui compte les spectateurs. Les gens sont méchants... Entendre mon nom au micro m'avait procuré un plaisir certain. Ce n'était pourtant pas la première fois. Déjà, à l'âge de quatre ans, j'avais eu les hon­ neurs de Radio-Luxembourg. Pas à l'occasion d'un one-bébé-show où j'aurais imité Shirley Temple, ·Pie­ ral ou Michel Jobert, comme on pourrait l'imaginer, mais une fois de plus d'un concours. A l'époque, André Bourillon qui animait un après-midi de jeux tous les jeudis, avait proposé l'énigme suivante : trois amis sont tombés dans un puits. Ils n'ont ni échelle ni corde et personne ne peut entendre leurs appels au secours alentour. Comment peuvent-ils s'en sortir? Il fallait adresser sa réponse par carte postale à Radio­ Luxembourg. Sans complexe, j'écrivis phonétique­ ment : « IZAKA RETIRÉ LEURZABI, FER UN NEU POUR FER UNE PICELL ET PI LA LANCÉ... » Maman, après avoir hésité, et pour ne pas me décevoir, avait fini par envoyer cette bafouille. Et c'est ainsi que lejeudi suivant, j'entendis le présen­ tateur annoncer dans le poste : « C'est le jeune Thierry Le Luron, demeurant 9, avenue d'Italie, Paris- 13e, qui a gagné le ballon de football ... » J'étais très fier. C ,est fou à quel point on prend vite de mau­ vaises habitudes. Si le jeudi était consacré aux enfants, le dimanche , lui, 1 était rituellement à la famille. Chaque dimanche, nous allions avec maman, Mémé chez qui nous 37

habitions, ma sœur et mon frère, chez tante Lucie, avenue Edison, regarder le western à la télévision. J'en profitais pour vider un bocal de bonbons que tante Lucie affectueuse, complice, laissait traîner à ma portée. J'ai toujours beaucoup aimé « Tata Lu­ cie » . Pour le lui prouver, je lui confectionnais des cadeaux à ma manière en mélangeant, par exemple, tous les fonds d'eau de Cologne de la maison pour en faire un parfum original, unique et totalement incon­ gru, que j'allongeais d'eau du robinet pour arriver à remplir un flacon grand modèle. Ensuite, de ma « patte gauche », j'écrivais sur une étiquette le nom du parfum queje venais d'inventer etje le collais sur le flacon. J'ignore si ces mixtures insolites plaisaient à tante Lucie. Mais ce que je sais, c'est que je n'ai jamais vu de mouches chez elle! Tonton Jean, son mari, n'était jamais là. Il passait ses dimanches aux courses. J'en profitais pour jouer avec ses pipes qui, dans mes mains et mon imagina­ tion, devenaient de redoutables pistolets. Parfois même, il m'arrivait de les emprunter. A la nuit tom­ bée, le chemin vers la maison n'était pas sûr et pour assurer la sécurité de la famille,je ne prenais jamais assez de précautions. .. Quand je surprenais maman en train de parler de difficultés financières, je lui di­ sais : « Ne t'inquiète pas, maman, j'ai des millions dans la cave. » Je les possédais effectivement, mais ils étaient en plastique. C'étaient les jetons du jeu de Nainjaune. Qu'importait. En fait,je n'ai jamais ima­ giné l'avenir sans argent. Jusqu'à ce jour, j'ai eu la 38

chance que ce rêve, comme beaucoup d'autres, se réalise. De 1952 à 1958, nous avons passé chaque année nos vacances à Cancale chez les Cadiou, qui possédaient une ferme, pas une expérimentale pour Parisiens, éco­ logistes fatigués de Saint-Tropez et à qui ce retour à la terre a été recommandé par leur psychiatre habituel ­ « Divin, mon cher, c'est, comment dire? tellement AUTHENTIQUE... » - mais une vraie ferme, avec des volées de poules s'éparpillant sur la terre battue, un chien râleur et tendre et une bonne odeur de foin coupé. Et aussi, et surtout, le père Cadiou, un person­ nage celui-là, un des derniers commandants de voi­ liers, un ancien Terre-neuvas, la casquette de son grade vissée sur la tête et qui, en somme, de voiliers en poulaillers, continuait de veiller au grain. « Papa­ diou » , comme je l'appelais, n'avait pas de petit-fils et je n'ai pratiquement pas connu mon grand-père ma­ ternel. Nous étions donc faits pour nous entendre. De l'aube au crépuscule, nous étions inséparables. En­ semble, nous donnions à manger aux poules, il me faisait conduire sa quatre-chevaux, surveiller les tra­ vaux des champs, veiller à la bonne marche de la ferme. Et puis, surtout, il me racontait des histoires, de formidables aventures, pleines de haubans pliant sous la tempête, de baleines agressives et caractériel­ les, et d'escales peuplées de vahinés esquimaudes. Enfin, du moins, je crois. Oui, c'est un doux et mer­ veilleux souvenir que Cancale. Puis une année, pour guérir mes bronches fragiles, 39

le docteur conseilla à mes parents de m'amener à la montagne. Nous partîmes pour Samoëns, en Haute­ Savoie, où je tombais amoureux des . . . autobus. La seule distraction de Samoëns était en effet la visite des sites alentours par ce moyen de locomotion. Je m'as­ seyais à côté du chauffeur, je tournais le volant en même temps que lui,je klaxonnais dans les tournants, j'évitais les obstacles, le pied, quoi! Sur-le-champ, je n'eus plus qu'une ambition : devenir chauffeur d'au­ tobus - quand je serais grand. Des années plus tard, je racontais ce souvenir d'enfance à un journaliste. Sans l'avoir sollicité,j'obtins, la semaine suivante, la couverture de France-Dimanche, qui titrait en gros caractère : « Merci maman, sans toi, je serais chauf­ feur d'autobus ... » Une chance que je ne lui ai pas raconté qu'à la même époque les dessous de mon institutrice me fascinaient. L'année suivante, c'est àPloumanach, le pays natal de mon père, que nous avons passé nos vacances. Pour les gens du pays, nous étions bien les enfants de Francis (mon père) mais ma mère, en dépit de tous ses efforts pour être aimable, restait la « Parisienne » (comme on disait l' « Autrichienne » de Marie­ Antoinette). Un jour, chez Mangard, boucherie­ épicerie,-Iibrairie,-café-buvette, j'entendis la ré­ flexion suivante : - C'est Huguette avec les enfants de Francis. Le grand, c'est tout à fait Francis, le petit par contre ... Et Maman, qui a toujours eu le sens de l'humour, de répondre : « Le petit, c'est le facteur. .. » , 40

réflexion qui n'eut pas l'heur de plaire et maman resta l' « étrangère » au pays jusqu'à ce que mon jour de gloire arrive. Quand il pleut en Bretagne (ce qui arrive de temps en temps), il n'est pas question de se baigner. Quand il ne pleut pas, c'est qu'il va bientôt pleuvoir, mieux vaut donc ne pas se risquer dans l'eau très froide. Que faire? Eh bien, nous lisions. Tandis que je découvrais les romans à l'eau de rose de la bibliothèque du même nom - la comtesse de Ségur, le Club des cinq -ma sœur, elle, suivait à la trace une certaine « Heidi », sirupeuse héroïne d'une interminable série dont les titres vedettes étaient : Les Vacances d' Heidi, Heidi s'en va, Heidi revient, Heidi se marie, Heidi a dis­ paru, Heidi aujourd'hui est introuvable. Qu'est de­ venue Heidi aujourd'hui? J'ai bien peur que comme ces grandes comédiennes quijouent Agnès jusqu'à la porte du Père-Lachaise, elle ne continue à sévir dans les rangs des petites filles non averties de l'ère de l'éducation sexuelle à qui, après tout, elle apporte encore un peu de rêve. Quant à moi, en grandissant,je passais de la littérature rose à la verte puis aux « Si­ gnes de piste » chers à tous les scouts de France. Et j'écoutais interminablement sur le merveilleux tourne-disques que Mémé nous avait offert pour Noël, mon premier disque : Les Petits Chanteurs à la Croix de bois dont s'occupait un certain Marcel Chan­ freau. Je ne me doutais pas qu'unjour, il deviendrait, après la malheureuse expérience de mes débuts, mon véritable imprésario. 41

En classe, les choses devenaient plus sérieuses, j'étais passé en dixième. :Être en dixième, cela signi­ fiait faire partie des « grands » , ce qui, dans mon cas, a toujours constitué un paradoxe. La classe de onzième se trouvant au premier étage et celle de dixième au second, je ne compte pas les fois où dans l'escalier entre les deux étages, je me suis fait rattraper par des surveillants en blouse bleue qui s'écriaient : - Mais, mon petit, tu t'es trompé ... Et moi, ulcéré, de répondre en me redressant de toute ma taille : - Pas du tout. Je suis en dixième. En grandissant, si j'ose dire, les choses ne se sont pas arrangées. Récemment encore, je devais donner un gala en province à l'occasion d'une tournée d'été. Une demi-heure avant d'entrer en scène, j'arrive de­ vant l'entrée des coulisses du chapiteau pour me changer quand soudain se dresse devant moi le ser­ vice d'ordre en la personne d'un garde champêtre qui m'arrête en disant : - Halte là! On ne passe pas. - Mais c'est moi, Thierry Le Luron. Et le garde champêtre, de s'écrier : - Pour être Thierry Le Luron, faudrait que tu manges de la soupe ! Quelques admiratrices m'ayant reconnu, j'ai tout de même réussi à gagner la caravane. Mais quel­ ques instants plus tard, tout en m'habillant, j'en42

tendais encore le garde champêtre qui leur disait : - Alors bien vrai? C'est vraiment Thierry Le Lu­ ron? Eh bien, dites-donc, je ne l'aurais jamais re­ connu... Dont acte! En classe, j'avais découvert l'amitié. Et son corol­ laire, la trahison. Il s'appelait Regalo et entre nous existait cette confiance, cette complicité, qui font les vrais copains. Je me serais fait tuerpour lui, ou tout au moins privé de dessert jusqu'au jour où.. . mais voici l'anecdote. Entre midi et 2 heures de l'après-midi, chaque jour, je déjeunais rapidement à la maison et en attendant l'heure de repartir pour l'école, je jouais comme un forcené aux cow-boys, aux Indiens et surtout à Louis XIV. Les visites à Versailles avaient porté leurs fruits. Il me suffisait d'emprunter la robe de chambre rouge de ma mère, d'entourer mon chapeau de cow­ boy d'un foulard, de mettre le ceinturon de louveteau de mon frère et d'utiliser en guise de canne à pom­ meau le parapluie de ma grand-mère et le tour était joué : je voyais dans le miroir un Roi-Soleil très vrai­ semblable. Ainsi harnaché, je m'installais le plus ma­ jestueusement du monde sur un fauteuil de la salle à manger qui faisait office de trône etj'expirais. Je veux dire par là que lejeu consistait à mimer la mort du Roi en retenant sa respiration jusqu'à ce que mes pou­ mons soient entièrement vidés de tout oxygène. J'en avais les larmes aux yeux. Au bord de la syncope, je me sentais parfaitement pathétique. Une fois le macchabée expédié à Saint-Denis, je me débarras43

sais vivement de .mes frus_ques et je courais jusqu'à l'école, très content. D'autres fois, à défaut d'esprit royal, c'est un grand souffle d'aventure et de carnage qui soufflait sur la salle à manger familiale : le chapeau de cow-boy rabattu sur un regard terrible, les jambes en parenthèses, pistolets au poing, je canardais à per­ dre haleine tous les Indiens dissimulés derrière les bibelots et les meubles de la maison. Or, il arriva qu'unjour, emporté par mon imagination,je pénétrais à 2 heures de l'après-midi dans la salle de classe avec la froide détermination de John Wayne poussant la porte du saloon dans Rio Bravo. Absorbée par ses corrections, l'institutrice, Mlle Maillard, ne se serait peut-être eperçu de rien si Regalo, pour faire l'intéres­ sant, ne s'était écrié après avoir levé le doigt : - M'dame, M'dame, Le Luron, il a des pistolets . . . Mlle Maillard n'avait rien d'une chanteuse de sa­ loon. Elle fit immédiatement la preuve qu'elle était plutôt de l'espèce des Calamity Jane. En moins de temps qu'il n'en faut à un Indien pour scalper Yul Brynner, elle avait confisqué mes pistolets et les avait enfermés à double tour dans une solide armoire en fer. Je me sentis aussi dénudé que si j'avais été dégradé par le général Lee en personne devant les troupes sudistes réunies , etje passais l'année scolaire entière à ignorer le « traître » Regalo, à maudire intérieure­ ment l'impitoyable Mlle Maillard et surtout, à soupi­ rer devant les portes définitivement closes de l'ar­ moire en fer qui contenait mes précieux pistolets : je ne les ai jamais récupérés. 44

Marc Vinnichi me réconcilia avec l'amitié : c'était un vrai copain qui ne me trahit jamais. Son père fabri­ quait des tricots et il habitait un appartement bour­ geois de l'avenue des Gobelins où je passais mes jeudis après-midi à jouer avec lui aux petites voitures ou, quand sa sœur nous rejoignait, au docteur. Le dimanche après-midi, le père de Marc nous emmenait faire une balade en voiture. C'était pour moi un évé­ nement extraordinaire : j'adorais les voitures. Il y avait aussi dans la classe deux petites filles charman­ tes, Armelle Le Bihan et Sophie Vassor, la fille d'un avocat de la porte d'Italie pour qui j'éprouvais à parts égales, un béguin certain. Il était réciproque mais qu'aurions-nous pu faire? Nous n'avions que sept ans. Les cours de gymnastique avaient lieu l'hiver dans un gymnase et, à la belle saison, au jardin de Choisy où nous nous rendions en rang par deux. Une prome­ nade d'une demi-heure volée sur les horaires de classe qui nous paraissait donc une demi-heure merveil­ leuse. Et puis, pendant ce laps de temps, nous avions le loisir de bavarder tout notre saoul entre copains. Curieux de nature, ils s'étonnaient que mon père ne vienne jamais me chercher à la sortie de l'école. Je leur expliquais qu'il était marin, ce qui était vrai, qu'il bourlinguait autour du monde et qu'en conséquence, il lui était impossible, entre deux tempêtes, de mettre le cap tous les soirs sur la place d'Italie. Et quand ils me posaient la question de confiance, celle qui « clas­ sait » un petit garçon, à cette époque, à savoir 45

s'il possédait une voiture, fièrement je répondais : - Bien stlr. Une traction. Mais il l'emmène tou­ jours avec lui sur le bateau. Ce qui était, bien sOr, totalement faux. Pauvre papa, qui, aujourd'hui en­ core, n'a pas le permis de conduire... Une des raisons pour lesquelles j'adorais le jardin de Choisy était, la présence d'un théâtre en plein air. La scène avait beau être revêtue de bitume - mes genoux s'en souvinrent souvent - et ses coulisses faites de buissons taillés,j'y respirais, chaque fois que j'y montais, un air enivrant. Déjà la fascination des planches, même en bitume? Au retour, je m'arrêtais au rez-de-chaussée de l'immeuble où nous habitions. Pauline, la mère de mon parrain, y tenait une succursale des vins Hauser et, dans l'arrière-boutique qui donnait sur la cour, m'attendaient des religieuses et des éclairs au choco­ lat, et surtout des clafoutis aux cerises, dontje m'em­ piffrais jusqu'à ce que maman, par la fenêtre du qua­ trième étage qui donnait sur cette cour, me crie de rentrer faire mes devoirs et apprendre mes leçons. La bouche encore pleine, j'abandonnais à regret l'arrière-boutique et regagnais l'appartement par l'es­ calier. Un escalier très dur à monter et si facile à descendre à califourchon sur la rampe! De malheu­ reux confrères savent à quel point une carrière artisti­ que peut ressembler à un escalier. C'est la raison pour laquelle une des premières choses que l'on apprend dans ce métier, c'est à renvoyer l'ascenseur. Pas trop fort quand même ! 46

La radio jouait un grand rôle à l'époque. Nous adorions l'écouter matin et soir. Il y avait la Famille Duraton,le feuilleton de Zappy Max qui s'appelait Ça va bouillir et contait ses démêlés avec Kurt von Stra­ ferberg alias « Le Tonneau » et surtout, le mercredi à 21 heures, une série dramatique intitulée Allô police. Au générique, un homme terrorisé courait dans la rue, pénétrait dans une cabine téléphonique, composait le « 17 » et hurlait à bout de souffle : « Allô, allô, po­ lice? » au moment où une sonnerie stridente se dé­ clenchait. Cette sirène angoissante nous faisait dresser les cheveux sur la tête, à mon frère et à moi. Une fois la radio éteinte, ma sœur Martine prenait le relais de l'effroi; elle avait le don du grand guignol. Une main gantée de noir en guise de marionnette, elle nous racontait les aventures d'un terrifiant person­ nage nommé « la main noire » dont la principale oc­ cupation était d'étrangler tout ce qui passait à sa portée. Cette monstrueuse main noire hantait mes nuits, j'éteignais la lumière en frissonnant de peur et me cachais sous les draps. La terreur atteignait son comble quand il fallait descendre à la cave chercher une bouteille de vin ou une valise pour les vacances. C'était une cave obscure et sans électricité, dans la­ quelle il fallait s'éclairer à la bougie et le gag, renou­ velé mais toujours très attendu de ma sœur, consistait à souffler sur la bougie en hurlant : « Allô, allô, po­ lice? » Terrorisé, je fondais en larmes et il fallait à ma sœur des trésors de patience pour me consoler. 47

Mon frère devant entrer en sixième et le cours Fré­ myot de Chantal s'arrêtant juste avant cette classe­ charnière, maman nous inscrivit tous deux pour que mon grand frère m'accompagne, à l'école communale du 138 , rue Fagon, où je fis ma huitième. A la diffé­ rence du cours Frémyot de Chantal, les filles n'étaient pas admises dans cette école communale et laïque et en conséquence, n'ayant affaire qu'à des garçons, les instituteurs s'y révélèrent plus sévères. La cour de récréation était une véritable école de la vie. J'y entendis mes premiers gros mots. C'était de l'hébreu pour moi, mais je les appris avec l' émerveil­ lement de Christophe Colomb découvrant l' Améri­ que. Et j'assistais à mes premières bagarres auxquel­ les, risquant de prendre plus de coups que d'en rece­ voir, je prenais garde de ne pas me mêler. Je croyais en matière de « mauvaises fréquentations » avoir at­ teint des sommets, mais quand, quelque temps plus tard, la famille quitta l'appartement de la grand-mère pour s'installer à Bagneux, dans la banlieue Sud de Paris et que je fus inscrit à l'école Sarrail, avenue du général du même nom où l'argot était la seconde lan­ gue et le « poing dans la gueule » le moyen de com­ munication le plus répandu, je me rendis compte qu'en comparaison, Frémyot de Chantal ressemblait à un cours de danse. Et ce, d'autant plus que catholi­ ques et baptisés , nous étions relativement mal vus dans cette municipalité d'obédience communiste. Il est vrai qu'à l'époque Mgr Marchais ne tendait pas encore sa main, si franche, aux catholiques de bonne 48

volonté ! Lors d'une réunion de parents d'élèves, sous le préau de l'école, ma mère demanda ingénument au maire de Bagneux pourquoi les enfants ne faisaient pas davantage de sport. - Ils peuvent en faire le dimanche matin dans les salles communales, lui dit le maire. Ce à quoi, maman, très digne répondit : - Je regrette, mais le dimanche matin, mes enfants vont à la messe. Devant l'air réprobateur du maire, pour la première fois de ma vie, je me sentis une âme d'immigré. Et n'en admirais que davantage la détermination de ma mère. J'ai toujours adoré les chiens, leur chaleur, leur tendresse, leur fidélité à toute épreuve. Le premier qui a compté pour moi s'appelait Bobby. C'était un pauvre chien des rues, bâtard et pelé, une véritable horreur en fait, mais depuis le jour où je lui avais donné un sucre, nous étions devenus inséparables. J'appréciais sa présence et lui, avait résolu, avec moi, ses problèmes de pitance quotidienne. Le seul ennui, c'est que maman n'en voulait pour rien au monde dans l'appartement. Je tournais la difficulté en lui construi­ sant, derrière l'immeuble où nous habitions, une ni­ che provisoire et lui portais chaque jour après l'école. quelques os. Jusqu'au jour où, le caressant pendant qu'il les mangeait, il me gratifia d'une morsure dont je me souviens encore. Pas tant pour la douleur physi­ que qu'il m'avait infligée que pour la peine qu'il 49

m'avait faite. J'étais bien remercié ! Ce fut la fin de notre liaison. Mais Bobby disparu, je continuais à rêver d'un chien. Chaque fois qu'à la maison, on voulait me faire plaisir, et qu'on me demandait ce que je désirais, je répondais : - Un chien. - Pas de chien dans l'appartement, disait maman. Que veux-tu d'autre? - Des sous. - Pourquoi faire? - Acheter un chien. Ce dialogue à la Devos aurait pu durer longtemps si, unjour, mon père ne m'avait ramené d'U.R.S.S. une adorable boule de poils noire et blanche de quinze jours prénommée Nikita. C'était en 1962. Nikita était le rescapé d'une famille de chiots nés en haute mer et qu'on avait jetés par-dessus bord excepté Nikita que papa avait sauvé en pensant à moi. Il ignorait à ce moment-là que s'il était le plus beau il était aussi le plus agressif. Si Nikita ne tapait pas du soulier sur un bureau, par contre, il avait le coup de croc facile. A l'heure qu'il est, il a dt1 rejoindre le paradis des chiens, mais on ne compte plus ses victimes : membres de la famille, gosses du quartier, commerçants.alentour, un vrai tempérament de boyard. A sa décharge, je dois reconnaître que je ne lui rendais pas la vie facile et qu'en jouant au dompteur avec lui, je développais peut-être ses instincts carnassiers. En somme, c'était une nature qui réagissait dans les rues de Bagneux avec le même instinct de survie que ses ancêtres dans 50

la steppe. Pour le remplacer, j'ai la chance de possé­ der un superbe et adorable chien que j'ai baptisé Lipp, du nom de la célèbre brasserie de Saint-Germain­ des-Près. Une façon comme une autre d'avoir tou­ jours en mémoire, comme s'il en était besoin, mon endroit parisien de prédilection. A la ma?"')n, la vie continuait, heureuse. Je parta­ geais une chambre avec mon frère Renaud et comme nous ne nous entendions pas toujours très bien, j'avais dessiné une frontière entre nos deux territoi­ res. La franchir, c'était prendre le risque de représail­ les et je ne sais combien de fois, nous nous sommes flanqué de sévères dérouillées pour quelques centimè­ tres d'empiétement. La plupart des guerres ne se déclenchent-elles pas pour des raisons aussi stupides? Nous, au moins, nous avions l'excuse d'être des en­ fants. Je passais le plus clair de mon temps à enrichir ma collection de petites voitures. Mon argent de poche étant réduit à sa plus simple expression, pour pouvoir m'offrir le dernier modèle de chez Dinky Toys, je nettoyais, moyennant finance - une petite pièce de 5 francs -la mobylette de mon frère ou le solex d'une amie de ma sœur. Aujourd'hui, je collectionne, fiç:lèle en cela à mes gotlts d'enfance, les grandes voitures. Vu leur prix, je n'ose imaginer le nombre de solex ou de mobylettes qu'il me faudrait nettoyer, mais, je travaille bien plus pour me les offrir. Par ailleurs, je m'étais découvert un gotit précoce pour la décoration . En l'absence de maman,j'adorais 51

changer de place les meubles de la maison. Je me souviens, d'une façon cuisante, de ses retours­ surprises. Aujourd'hui encore, je continue à changer les meubles de place dans mon appartement, impu­ nément, heureusement. Je rentrais en sixième au C.E.G. Paul Langevin et me heurtais immédiatement au professePr de latin et de français . Cette double fonction me posait des pro­ blèmes car si j'aimais bien le français, je détestais le latin. Le professeur mixte se mit à me détester pour mon « manque de maturité » et je redoublais ma sixième , perdant ainsi le bénéfice de l'année d'avance que j'avais pendant des années si chèrement défen­ due . Je passais ma cinquième à Paul Langevin et entrais en quatrième au lycée Lakanal à Sceaux oùje me rendais chaque jour vêtu d'un blazer bleu marine, d'un pantalon de flanelle grise, d'une chemise et d'une cravate club. Maniaque au possible, j'avais horreur des poches aux genoux et des plis de pantalons mal faits. Si maman n'avait pas le temps, à la mi-journée, je repassais mes pantalons pour qu'ils soient aussi impeccables l'après-midi que le matin. Lorsqu'à mes débuts , certains professionnels ont pensé que cette tenue était une « image de marque » préméditée et se sont écriés : « L'idée des cheveux courts et du costume-cravate , c'est génial ... » cela m'a dérouté et amusé. J'ai toujours été habillé comme cela. L'une des grandes passions de mon adolescence, ce fut la découverte , à Bagneux, dujudo. Las d'assister à 52

des bagarres auxquelles je ne pouvais participer, l'en­ vie me prit d'aller m'inscrire au gymnase Paul Éluard où officiait maître Olivier-Pierre Goin, professeur cinquième dan. · Ce fut pour moi une révélation. « La meilleure défense, c'est l'attaque » et « l'adversaire c'est soi-même », deux des principes fondamentaux du judo, devinrent mes devises tandis que j'apprenais à chuter en avant, en arrière, latéralement, des cen­ taines et des centaines de fois, avant de faire chuter les autres à mon tour. Entre douze et dix-sept ans, tantôt moniteur pour les enfants, tantôt élève chez les adul­ tes, je passais douze heures par semaine à pratiquer le judo, réussissant, de sixième Kyu, à franchir victo­ rieusement l'examen technique de premier Kyu, celui de ceinture noire. Maître Goin était devenu pour moi ce que Serge Lama dans une chanson appelle « mon ami, mon maî­ tre » . Et je ne pouvais plus me passer de l'ambiance chaleureuse du club, de l'odeur de fauve du « tatami » - le tapis dejudo-, des vrais contacts qui se nouent, dans l'effort, entre vaincus de la veille et vainqueurs du lendemain. Ce sont les mêmes. Par ailleurs, sans faire de complexes de ma taille, j'avais trouvé là le moyen de suppléer à mon manque de centimètres et de muscles grâce à la souplesse que j'avais acquise, la technique et l'intelligence de ce sport. L'engagement du combat aujudo est franc et total. Dans la vie,je suis resté judoka dans l'âme. Et c'est grâce au judo que pour la première fois, à l'âge de seize ans,j'osais enfin pénétrer dans un café, Le Zénith, bistrot-bowling du

53

quartier où fort de ma toute nouvelle assurance, je commandais mon premier verre : un lait-fraise. Les filles? Nous en parlions beaucoup, nous en approchions très peu. A l'occasion d'une sortie en car du club de judo - nous devions disputer une compéti­ tion à Épernay - je bus, Épernay oblige, pour la première fois de ma vie du ratafia, apéritif fait de vin de champagne - et découvris brutalement, entre deux gorgées euphorisantes, que j'étais amoureux de la fille de maître Goin, une ravissante fille de quinze ans aux yeux et aux cheveux châtain. Hélas, elle ne s'intéressait qu'à mon meilleur copain. La vie devait m'apprendre par la suite que les choses se passent souvent de cette façon. Pour me consoler, je me suis mis à rêver de ma voisine du dessous que je ne connaissais pas, sinon de vue, à qui je n'avais jamais parlé; je me suis mis à l'agresser tous les soirs au moyen d'un caillou accroché à une ficelle que de mon balcon, je faisais tournoyer pour atteindre la fenêtre de sa chambre. Peut-être un grand amour adolescent aurait-il pu naître entre nous si, par malchance, un jour où j'avais tendrement lancé ma pierre, elle n'avait failli éborgner la mère de l' objet de ma flamme. Il faut se méfier de la technique. C'est finalement à la Trinité-sur-Mer que je devins, comme on dit, un homme. Chaque été, la municipalité organisait des stages de voiles à la Trinité. En l'appre­ nant, mon sang breton n'avait fait qu'un tour et je m'étais empressé de m'y inscrire. Ce furent pour moi quinze jours extraordinaires. La peau brOlée par le 54

soleil, les lèvres craquelées par le sel,je n'en finissais pas, à la barre d'un quatre mètres, de jongler avec les vents et de slalomer à travers les vagues. Ce qui ne m'avait pas empêché de remarquer une fille ravis­ sante à qui je n'avais pas l'air de déplaire. Je venais d'avoir quatorze ans, mes sentiments pour elle étaient purement platoniques, elle semblait plus âgée que moi et quand j'y repense, elle l'était incontestablement, car elle se chargea rapidement de me prouver que si elle n'avait jamais entendu parler de Platon, Cupidon par contre était incontestablement son meilleur co­ pain. De quoi me plaindrais-je? Je trouvais l'expé­ rience fantastique et me jurais de recommencer à la première occasion. Un été,je partis rejoindre mon oncle Pierre, le frère de ma mère, un artiste incompris de sa famille qui avait abandonné son cabinet de kinésithérapeute et sa femme pour aller vivre en ermite et s'adonner à la peinture à Civezza, un village d'Italie. Un sage, dans son genre, bohème en tout cas, qui pratiquait le judo, le yoga et le Zen et savait mieux_que personne racon­ ter des histoires que, fasciné,j'écoutais à longueur de soirée. Je lui serai toujours reconnaissant de m'avoir fait découvrir la peinture, d'avoir, le premier, éveillé ma sensibilité artistique. Je me souviens par exemple, qu'il nous avait emmenés ma grand-mère et moi à Florence et que j'avais été émerveillé par la beauté de cette ville. Au retour dans sa maison,j'ai baptisé cette dernière la Casa di Pietro et j'ai peint une enseigne que j'ai clouée sur sa façade. Oui, Pierre était incon55

testablement heureux, et de cet été je me souviens comme du début de quelque chose, comme d'un pre­ mier rendez-vous avec l'art. Plein de vitalité,je m'inscrivis successivement aux louveteaux, aux rangers et enfin aux pionniers. J'ai­ mais le scoutisme pour l'esprit de communauté qui y règne, pour l'effort et l'endurance qu'il exige de vous. A quatorze ans,je fis le tour du mont Blanc à pied : dix heures de marche parjour avec quinze kilos sur le dos. L'année d'après, ce fut le circuit de grande randonnée autour du massif de la Vanoise dans les mêmes condi­ tions. Une merveilleuse expérience, tous les « ran­ donneurs » le diront. Quand, après des heures de marche, on retire son sac à dos et qu'on goûte au bord d'une source de montagne un morceau de tomme fraîche, on a une idée du bonheur ! C'est au cours de ces merveilleuses veillées scoutes, sous les étoiles, dans un climat de camaraderie, que j'ai trouvé mon premier public. Les autres chantaient et « Le Luron » faisait rituellement ses imitations. Déjà? Les imita­ tions et moi, c'était une longue histoire d'amour :j'en · faisais depuis ma plus tendre enfance. La genèse, si j'ose employer ce mot prétentieux pour un gag d'enfant, ce fut un certain soir de 1957, où j'assistais pour la première fois à un spectacle qui m'a transporté. Sur le coup de 7 heures du soir, mon parrain Daniel, sa mère Pauline, papa et maman exceptionnellement réunis - papa était en permis­ sion -, s'étaient mis sur leur trente et un - maman était même sur son trente-deux en l'honneur de 56

papa - et nous étions sortis. Direction : Mogador où se donnait Colorado, opérette en quinze tableaux avec Armand Mestral et Bernard Alvi. Dès l'arrivée au théâtre,j'avais été ébloui par les lunùères qui scin­ tillaient, la foule bruissante, l'odeur de poussière et de velours des fauteuils et surtout l'attente excitée, ce climat de « messe du plaisir » qu'est un spectacle. Les lunùères s'éteignirent, un homme en habit noir agita une baguette et des profondeurs de la fosse d'or­ chestre la musique explosa. Sur-le-champ,je décidais que faire surgir de la musique à l'aide d'une baguette comme un sourcier de l'eau, comme un magicien un nùracle, était le plus beau métier du monde et que plus tard je l'exercerais. Une vocation qui ne dura que le temps de l' « ouverture », car le rideau s'écarta et des ténors avantageux entrèrent en scène, pour un pre­ mier grand air. Penché en avant, les yeux hors de la tête, sur-le-champ, je changeais d'avis. :Être l'instru­ ment de musique plutôt que la conduire, voilà qui me sembla le comble du bonheur humain. Sur scène, Armand Mestral, traître du Far West reconnaissable à son habit noir, son cheval noir et sa voix de basse, s'opposait à Bernard Alvi, héros cow-boy tout aussi facilement reconnaissable à son costume blanc, son cheval blanc et sa voix de ténor. Entre les deux, je n'hésitais pas longtemps : les enfants s'identifient plus volontiers au héros qu'à son adversaire.

57

Le retour à la maison fut épique : survolté par la représentation je chantais à tue-tête le grand air : Colorado, doux berceau des chimères, ô doux Colorado, austère terre des mystères en imitant Bernard Alvi. J'avais six ans, c'était ma première imitation. Si, partagée entre le fou rire et la réprobation, maman n'avait réussi à me bâillonner, j'aurais sûrement ce soir-là, réveillé le quartier entier. Le lendemain, ce fut pire : du haut d'une fenêtre de l'appartement, et malgré les menaces de maman, je m'époumonais sur Colorado tandis que les fenêtres de l' immeuble en face s'ouvraient les unes après les au­ tres et que des gens à la fois surpris et ravis de ce récital impromptu, criaient à maman : « Mais il chante bien, vot'fils! » J'avais donné mon premier récital à une fenêtre de la maison, face à la ville immense dans un style réso­ lument gaullien. Je devins un spécialiste de l'opérette et de ses glo­ rieux interprètes, Lucien Lupi, Tino Rossi, Georges Guétary, André Dassary, Marcel Merkès et Paulette Merval. Je garde une grande tendresse à leur égard. Je suis né à l'époque des transistors. Cela tombait pile. C'est en écoutant la radio ou en assistant à des enregistrements publics à l'A.B.C. que j'ai décou­ vert Aznavour et Dalida qui devinrent immédiate58

ment pour moi des modèles. A longueur de journée, je chantais leurs chansons en essayant de retrouver leurs intonations. En toute candeur, j'étais persuadé d'y parvenir. Je ne suis pas sûr que tel était l'avis de la famille exaspérée par mes vocalises ininterrompues, tambourinant à la porte de ma chambre où, timide, je m'enfermais pour m'exercer, hurlant sans cesse : « Veux-tu te taire? » On n'est jamais prophète en sa famille. Du coup, j'étais devenu unfan éperdu. A l'A.B.C. chaque fois que je pouvais m'y rendre,j'applaudissais Sacha Distel, Annie Cordy, Gilbert Bécaud. A la sortie des artistes, je les guettais pour leur demander des autographes, fasciné par leur talent, leur aura, leur notoriété, et aussi, il faut bien le dire, par leurs superbes voitures. Écoutant à longueur de journée la radio, il était fatal que j'inscrive à mon répertoire, celui qui était devenu la plus grande vedette de l'époque, le général de Gaulle. Chez les scouts, j'avais trouvé un public de choix. Je me souviens d'un soir au cours de la grande ran­ donnée autour du mont Blanc. Un de nos camarades, sans doute épuisé par ces vacances « travaux forcés » avait disparu et, affolés, les moniteurs responsables auprès des familles étaient partis à sa recherche. Toute la petite troupe se trouvait donc dans un refuge de montagne et, la fatigue et le froid aidant, l' atmo­ sphère n'était pas à la gaieté. Histoire de ranimer les bonnes volontés, je décidais de faire mes imitations. 59

Elles étaient alors, je l'avais noté sur une double co­ pie, au nombre de cinquante-neuf et je demandais à l'assistance en culottes courtes de les noter selon le barème suivant : trois croix pour très bien, deux croix pour bien, une croix pour passable. Et une fois que tout le monde etlt retenu le barème,je me lançais dans le marathon. Quand deux heures plus tard, les moniteurs rentrè­ rent bredouilles - Bernard Palix, le fugitif, avait réussi à rejoindre sa famille en auto-stop-,je n'avais pas perdu mon temps. Grâce à mes camarades, je savais exactement ce que je réussissais le mieux et ce que j'exécutais moins bien. C'est également chez les scouts, à l'occasion de la kermesse annuelle dans la salle paroissiale, que pour la première fois,je conçus un spectacle entier. Pour ce faire,je disposais d'une scène, d'un rideau, de trois ou quatre lampes, et d'un micro branché sur un électro­ phone en guise de « sonorisation ». Le spectacle comprenait deux parties. Tout d'abord, une pièce de votre serviteur dont j'étais éga­ lement le metteur en scène et le principal interprète. Intitulée La Cassette, elle contait l'histoire à suspense d'une mystérieuse cassette contenant un trésor voya­ geant, sans souci exagéré de la vraisemblance ou de la progression dramatique, à travers le temps. Si au premier tableau la cassette déchaînait les convoitises à la cour de Louis XIV, par contre, et sans aucune nécessité impérieuse, nous la retrouvions au second tableau chez les cow-boys et les Indiens, au troisième 60

chez les émirs du pétrole (déjà), et au quatrième carrément chez Al Capone. Quant à la seconde partie, elle était consacrée à un one man show, toujours de votre serviteur, compre­ nant ses imitations et dont le plat de résistance était une conférence de presse du général de Gaulle que j'imitais debout sur une chaise. Les spectateurs pré­ sents, parents de scouts, paroissiens, posaient des questions auxquelles je m'efforçais de répondre le plus drôlement possible. Comme on peut l'imaginer, le « spectacle » m'inté­ ressait bien davantage que les études. J'avais d'ail­ leurs fait imprimer des cartes de visite au nom de « Thierry Le Luron, l'inimitable imitateur » . J'avais quinze ans. Et pour faire bonne mesure,j'avais pris un impresario, Serge Richard, le chef scout, impresario de circonstance, certes, mais comment un véritable professionnel se serait-il contenté des lO pour 100 que j'avais consentis à Serge Richard. . . sur des cachets mythiques? A la maison des jeunes de Bagneux, j'avais fait la connaissance d'un orchestre de jeunes avec qui je m'étais mis à répéter. Les choses devenaient plus sérieuses. Je l'avais baptisé « Thierry Le Luron et ses rats crevés » (en anglais « Thierry The Luron and his dead rats » eût été plus convenable). Ensemble nous écumions la région, passant d'un bal à une autre mai­ son de jeunes, celles de Montrouge, Créteil, Bourg­ la-Reine jusqu'au jour où, à l'occasion du bal du mu­ guet dans la salle des fêtes de Bagneux, où nous pas-

61

sions en attraction et dont Aimable et son accordéon étaient les vedettes, ce dernier me félicita et me pro­ posa de m'engager comme chanteur. La consécra­ tion, quoi ! La rentrée avait eu lieu à Lakanal où j'avais d'illus­ tres prédécesseurs : Jacques Chaban-Delmas, Yves Mourousi, Julien Clerc, etc. Une rentrée comme les autres, avec son cortège de nouveaux copains, de farces adolescentes, de punitions seulement injustes dans notre esprit. Tout ce dont je me souviens -je ne pensais qu'au spectacle -, c'est d'une bataille de boules de neige un matin d'hiver dont la seule victime fut M. Thieulin, un excellent professeur de latin et de français, par ailleurs maire de Bourg-la-Reine, dont nous respections le savoir et à qui pour rien au monde, nous n'aurions voulu faire de mal. La malchance vou­ lut que, par mégarde, il reçut une boule de neige qui fit voler ses lunettes en éclats et déclencha l'hilarité de la classe . Il s'agissait d'un réflexe nerveux. En fait, nous étions non seulement confus mais surtout peinés pour lui et nous nous excusâmes. Un professeur qui entre en classe ressemble à un artiste qui entre en scène : le moindre incident de parcours peut lui enlever toute crédibilité. Qu'est-ce qui sépare après tout une boule de neige d'une tomate? Seulement l'espace d'une sai­ son. A Lakanal, on m'avait obligé, en plus de l'anglais et du latin, à apprendre l'allemand. La seule chose dont je me souviens encore avec effroi, c'est le Roi des aulnes, Erlangkoenig, que dix ans après je peux en62

core réciter « avé l'assent » . Pour échapper à l'alle­ mand, comme tant de Français et de Françaises, (ex­ cepté quelques prévoyantes, teureuses propriétaires de perruques de secours), l'avaient fait avant moi, en d'autres temps, je demandais à passer en « écono­ mie » . Le lycée de Chatenay-Malabry m'accueillit :je me retrouvais en première en mai 1968. Le mois de mai 68 fut chaud, c'est de notoriété publique. Pour nous, qui n'avions que seize ans et ne recevions que des bribes de la « révolution » à travers les meetings politiques du lycée, un merveilleux mois de vacances supplémentaires : le lycée était fermé. Un après-midi oùje ne savais quoi faire, à la maison, passant sans cesse de la radio à la télévision, où étaient retransmis les débats de l'Assemblée natio­ nale, je vis et surtout entendis Jacques Chaban­ Delmas disant du haut de son perchoir et de sa voix nasillarde : « Allons, allons, monsieur Ballenger, laissez parler l'orateur, s'il vous plaît! » Machinalement, comme poussé par une force irré­ sistible, je répétais avec la même voix les mêmes mots. Autour de moi, toute la famille éclata de rire. J'avais, par hasard, trouvé un fantastique cheval de bataille.

CHAPITRE III

THIERRY-LA-CHANCE·

Faire l'artiste : c'est ce que je désirais le plus au monde. Le problème était de convaincre les autres. Je le dis sans prétention : pour réussir dans ce métier, il faut avoir en soi une foi propre à soulever les monta­ gnes. Le public, qui ne s'aperçoit de l'existence d'un artiste que lorsqu'il est au sommet de l'affiche, ignore la somme d'efforts qu'il faut fournir avant d'y arriver. En sept ans, j'ai vu beaucoup de jeunes camarades doués, disparaître sans laisser de traces. Nul métier, je crois, ne pratique une sélection aussi impitoyable. Début 1969, un car me déposa à Perros-Guirec oùje venais rejoindre mes parents en vacances et, comme je descendais du car, une affiche me sauta aux yeux : « Casino de Perros-Guirec. Concours d'amateurs . Inscription : 5 francs. » Avant d'aller embrasser mes parents, je décidai de m'inscrire. Dominant la plage de Trestaou, le casino de Perros-Guirec, avec ses coupoles et ses minarets, res­ semble à une immense mosquée où, en guis.e de culte, on ferait dans le spectacle. En toute candeur, j'espé67

rais que l'Allah du music-hall était grand et qu'un jour, je deviendrais son prophète. Plutôt intimidé, je péné­ trai dans la salle polyvalente du casino et tombai sur Maurice Maillet, animateur maison de la saison de­ puis des années et aussi organisateur du concours. Il était en train de diriger une répétition de l'orchestre et quand ce fut terminé, il se• tourna vers • moi et demanda : - Qu'est-ce que tu viens faire là, toi? - Monsieur, je viens pour m'inscrire. - A ton âge? Tu ne doutes vraiment de rien. Et que sais-tu faire? - Des imitations. Incrédule, peut-être amusé par majeunes�e et mon culot, il s'exclama : - Ah bien, voyons voir ce que tu sais faire. J'avalai ma salive, ou du moins ce qu'il en restait. Je retroussai mentalement mes manches et, j'attaquai mon tour en entier. Aznavour, Adamo, Johnny Hal­ lyday, Dalida, Merkès-Merval, Claude François, Chaban-Delmas, de Gaulle, tout y passa. Quand j'eus terminé, il y eut quelques interminables secondes de silence et, enfin, le verdict tomba des lèvres de Mahomet-Maillet : - D'accord, je t'inscris pour le concours. Bonne chance petit, J'étais fou de joie. Le concours dura plusieurs semaines. Chaque fois, j'eus la chance de l'emporter sur mes adversaires. Le

68

soir de la finale arriva en première partie du spectacle d'Enrico Macias. Je me donnais à fond et gagnais ce qui me valut mon premier article dans la presse régio­ nale. Le premier prix consistait en un engagement dans une firme de disques ... belge! Sélection Re� cord's, et en une somme de 1 200francs en espèces. Je venais de gagner de l'argent en chantant. C'était donc possible? En septembre, ce fut la fin des vacances et, de retour à la maison, il me fallut entrer en terminale au lycée. Je m'en rendis compte immédiatement : dé­ sormais, les études ne présentaient aucun intérêt pour moi. Au bout d'un mois de bâillements et d'inatten­ tion, je n'y tins plus. Un soir d'octobre, à la fin des cours, je rentrai à la maison décidé à faire la révolu­ tion. Je me plantai devant mes parents et leur deman­ dais d'arrêter le lycée. Leur réaction fut celle qu'on pouvait attendre : étonnement, désapprobation, in­ terrogation. - Mais enfin, que vas-tu faire? - Du spectacle. Je ne dirai pas qu'ils eurent l'air d'avoir reçu le ciel sur la tête. Ils s'y attendaient depuis un certain temps. Leur première réaction fut, évidemment, de tenter de me dissuader par les arguments classiques : la néces­ sité de s'armer pour la vie, les aléas du métier d'ar­ tiste, mon avenir que je jouais à quitte ou double. Je mis tant d'ardeur à défendre mon point de vue que je finis par les convaincre. Ils me donnèrent leur accord. Encore aujourd'hui, je leur en suis reconnaissant. 69

A dix-sept ans, à la veille d'un bac que je ne passe­ raisjamais ,je me retrouvais donc libre, plein d'espoir et riche d'une solide dose d'inconscience. Mon seul capital : le contrat de disques que j'avais gagné à Perros-Guirec. Ayant gardé contact avec Maurice Maillet, sur ses conseils, je me rendis à Bruxelles où Selection Record' s, j'en étais sûr, devait attendre avec impatience le jeune prodige vainqueur pour lui faire signer le contrat du siècle. Quelle déception! Selection Record' s n'était qu'une toute petite maison de production, et mon arrivée une surprise pour le gérant qui, avec mille précautions , m'expliqua que la situation étant ce qu'elle était, et leur programme déjà établi pour l'année, le seul engagement qu'il prenait à mon égard était celui de m'écrire à l'occasion. Je dus avoir l'air tellement déçu que, pris de pitié, il me proposa, en guise de compensation, de travailler chez des amis à lui qui dirigeaient Le Moulin Rouge, place de Broukère. Nous nous y rendîmes le soir même. Le Moulin Rouge était un immense caravansérail, genre « Lido » en plus belge, qui, entre deux attractions internationales directement importées de Knockke­ le,.zoute, présentait une revue dite parisienne, à base de petites femmes nues emplumées, tandis qu'au bar, d'autres petites femmes, à peine plus habillées, buvaient apparemment sans soif du champagne tiède en compagnie de messieurs d'un certain âge . Qu'étais-je venu faire dans cette galère? Puisque j'étais là,je passais directement une audition en public et mon numéro ayant réussi à stopper, quelques ins70

tants, le marchandage du bar et les plaisanteries gras­ ses de la salle, le directeur me proposa un contrat de trois ans à 2 000 francs par mois. Par chance, j'étais mineur et la loi m'interdisait de signer moi-même mes contrats. J'échappais donc au Moulin Rouge, à ses revues internationales et à ses petites femmes aussi douées pour lever la jambe sur la scène que dans la salle. Mes ambitions étaient autres. Depuis, je suis revenu souvent en Belgique, et j'y compte de nombreux amis. Comme Benoît de Bon­ voi�in, un homme politique, qui connaît tout ce qui compte en Europe. Le baron de Bonvoisin m_'a demandé à mes débuts de présenter mon spectacle à l'occasion du bal du CEPIC grand parti politique belge, dont le président est M. Van Den Boenants, vice Premier ministre et ministre de la Défense nationale. Ce fut un tel succès que toute la Belgique me réclama. C'est ainsi que depuis je suis régulièrement engagé à Knockke-le­ Zoute - le Deauville belge - au casino que le pro­ priétaire, Jacques Nellens, grand collectionneur a ta­ pissé d'œuvres de Magritte et Delvaux; à Bruxelles où j'ai dû faire à peu près toutes les salles possibles et imaginables (le Forest National, le Cirque Royal, l'Ancienne Belgique, le Palais des Beaux-Arts etc.). On parle toujours des problèmes de langue entre les Flamands et les Wallons. Je n'ai jamais pu m'en aper­ cevoir, étant aussi bien reçu par les uns que par les autres, allant aussi souvent à Liège, qu'à Ostende, à Namur qu'à Bruges, la Venise du Nord. 71

Pour un amateur d'art, la Belgique est un paradis. · L'hôtel de Croix à Namur est une bonne initiation aux traditions du XVIIIe siècle, la Grande Place de Brux el• les, la huitième merveille du monde m'a séduit et, je ne manque jamais de faire un vœu en touchant la statue de bronze à son entrée. Les Belges sont aussi des hôtes charmants, comme la princesse Paola que j'ai eu l'honneur de rencontrer lors d'un dîner. Je trouve d'ailleurs les « blagues bel­ ges » d'un gofit un peu douteux, à la limite un peu racistes. Pour se défendre, les Belges demandent • non sans humour - aux Français qu'ils rencontrent : « Vous savez pourquoi vous aimez les blagues bel• ges? - Parce qu'elles sont faciles à comprendre! » De retour dans la capitale après mon expédition belge, mon premier soin fut d'écrire à toutes les mai­ sons de disques, tous les cabarets, tous les impresarii, pour leur annoncer la présence dans leurs murs de l' « inimitable imitateur Thierry Le Luron » . Cette nouvelle bouleversante n'eût apparemment pas l'air de les émouvoir; personne ne répondit à mon appel d'offres. Il en fallait davantage pour me décourager. Nanti de la petite bande que j'avais enregistrée lors du concours de Perros-Guirec, avec un enthousiasme d'autant plus méritoire que rien, apparemment ne le justifiait,j'entrepris de faire la tournée des maisons de disques. L'accueil fut unanime : personne ne s'inté• ressait à ce que je faisais. Au pire, on ne me recevait même pas. Au mieux. comme Léo Missir, directeur 72

des disques Riviera quej'avais rencontré aux.Éditions Raoul Breton, on me disait : - Mon pauvre ami, un imitateur ne vend jamais de disques. Pour devenir une vedette, il faut chanter. Vous chantez, dites-vous? Oui, mais avec une « voix d'opérette ». Rien n'est plus démodé. Un autre se serait précipité dans la Seine, tête la première. Pas moi. J'ai toujours eu horreur de prendre un bouillon. Sans me décourager, j'entrepris alors de faire la tournée des cabarets. Le premier où je me rendis fut L'Échelle de Jacob, où avaient fait leurs débuts Jacques Brel et Barbara entre autres. Cha­ que semaine, Tim, un jeune ami de la patronne, Mme Lebrun, y faisait passer à sa place des auditions. Une fois de plus, j'exécutais mon numéro et, blindé, attendis le verdict. - Oui, oui, ce n'est pas mal, dit Tim. Comment vous appelez-vous? - Thierry Le Luron. - Thierry Le Luron? Mais c'est un nom impossible pour faire du music-hall. - Je regrette, mais c'est le mien. - Eh bien, je vous conseille d'en changer rapidement. Au suivant. Le suivant, un titi parisien, juste un peu plus âgé que moi, à la voix curieusement gouailleuse s 'appelait Daniel Guichard. Il n'el1t pas plus de chance et c'est avec le même fatalisme que nous repartîmes vers d'autres auditions. Celle-ci pourtant ne fut pas inutile puisque, quelques jours plus tard,je reçus un coup de téléphone de Mme Lebrun me demandant de passer la 73

voir. J'acceptais son invitation et c'est ainsi que je me retrouvais rue Mahler, dans le 4e arrondissement, face à une dame charmante qui, après s'être étonnée de mon extrême jeunesse -je ne faisais même pas mes dix-sept ans -, me déclara : - Je vous ai fait venir sur les conseils de mon barman René qui par hasard a assisté à votre audition et vous a trouvé très bien. - J'ai décidé, poursuivit Mme Lebrun, de vous engager. - Vraiment? - A une condition : c'est qu'avant de débuter à L'Échelle de Jacob, vous alliez faire vos preuves en provmce. • - Vous croyez? - Absolument. La province, c'est la véritable école du cabaret. Et c'est ainsi, sur ses conseils et grâce à Mme Lebrun que je décrochai mon premier contrat : un engagement de trois semaines à L'Oasis, de Calais. Nous étions en novembre 69. L'Oasis était du type cabaret club de province, et ses propriétaires, M. et Mme Pfeifer, des gens plutôt sympathiques. Lui, la quarantaine distinguée, un air sévère, qui ne correspondait en rien à sa nature, « te­ nait » sa maison d'une main de fer dans un gant de moleskine et pouvait, en cas de besoin, « vider » un client récalcitrant. Elle, petite, blonde, le secondait avec enthousiasme et comme lui, avait l'ambition de faire de L'Oasis l'endroit de fête le plus gai de Calais. 74

Le contrat qu'ils m'avaient proposé n'avait rien de mirobolant : 50 francs par soirée pour deux person­ nes, nourris, blanchis. J'avais emmené avec moi mon pianiste de l'époque, Jean-Paul Ramette, que j'avais connu à Lakanal, qui jouait fort bien de l'orgue et du piano, à qui j'avais longuement parlé de mes projets de carrière artistique avant que nous nous mettions à travailler les chansons dont j'avais besoin pour mes imitations. Ensemble, nous avions fait une vingtaine de « galas » où, sous prétexte que nous étions des amateurs, ni lui ni moi n'avions été payés. Ce désolant passé financier ne l'empêcha pas d'accepter de parta­ ger avec moi les 50 francs que nous proposaient M. et Mme Pfeifer. La charmante serveuse de l'endroit ha­ bitant la chambre voisine de la mienne, cet « avantage en nature » fit que Jean-Paul ne regretta pas trop sa décision. Je me produisais chaque soir par deux fois devant le public de « choix » de !'Oasis. Braves bourgeois de Calais, accompagnés de celles qui leur avaient passé la corde au cou, célibataires de province en quête d'une problématique bonne fortune, représentants de commerce, touristes de hasard. Public bon enfant qui assistait en général à mes deux prestations où j'es­ sayais de me renouveler tandis que dans la salle, les Pfeifer en faisaient autant avec les consommations. Public extrêmement utile pour moi car il me permet­ tait de « tester » mon matériel et de vérifier que je pouvais tenir une salle : l'Oasis a été mon petit conservatoire. Ayant acquis une relative notoriété 75

dans la région, je réussis, trois semaines durant, à attirer du monde et les Pfeifer s'en trouvèrent satis­ faits. Toute expérience est utile : si celle-ci ne le fut pas financièrement, - Jean Paul consacrait ses 25 francs quotidiens à gâter et éblouir sa conquête. Quant à moi, je me ruinais en photos de moi que je faisais tirer à Nord-Matin au cas où on me demande­ rait des autographes -, par contre, j'en retirais deux enseignements : d'abord des rudiments de cuisine, Mme Pfeifer m'ayant appris à réussir les croque­ monsieur et les croque-madame - c'est la même chose plus un œuf à cheval et du ketchup - dont je suis encore aujourd'hui un spécialiste. Ensuite des notions d'élégance nocturne, M. Pfeifer ayant exigé qu'en scène, je remplace mes chaussures bordeaux habituelles par des vernis noirs : toujours du noir après 20 heures. Après une dernière coupette c'était le terme favori de Mme Pfeifer - nous revîn­ mes à Paris où Jean-Paul, angoissé par le gouffre vertigineux de son compte en banque, et n'ayant re­ tiré de l'aventure que des satisfactions horizontales, m'annonça qu'en attendant que je lui propose des galas plus rentables, il lui fallait de toute urgence chercher fortune ailleurs. Je le comprenais très bien et nous nous séparâmes bons amis. Les échos favorables de mon passage à l'Oasis avaient dll parvenir aux oreilles de Mme Lebrun. Je pensais que cette fois, elle m'engagerait à l 'Échelle de Jacob. Son programme étant établi pour plusieurs semaines, il n'en était pas question pour l'instant.

76

J'aurais été fort désemparé si ma mère n'avait eu une de ces idées formidables dont elle a le secret. A mon insu, elle m'avait inscrit au Jeu de la chance. En cette fin d'année 1969, le Jeu de la chance était une sorte de télé-crochet très populaire qui passait à l'antenne tous les dimanches après-midi dans l'émis­ sion de Raymond Marcillac Télé-Dimanche. Il avait permis de révéler notamment Mireille Mathieu et tous les amateurs de France et de Navarre rêvaient d'y participer. Rien n'était moins facile. Tous les diman­ ches matin avaient lieu des éliminatoires devant un juge suprême : Nanou Taddei , ex-épouse de Johnny Stark. Une première fois, je me rendis à la Maison de la Radio et me vis refuser l'entrée par le planton de service : il fallait avoir seize ans révolus : j'en avais dix-sept mais ne les faisais pas et je n'avais pas ma carte d'identité sur moi pour le prouver. La seconde fois, j'avais bien ma carte d'identité mais j'étais en retard. La troisième fois fut la bonne : j'étais à l'heure et en possession de tous mes papiers. J'entrais donc. Imaginez un des immenses auditoriums de la Mai­ son de la Radio et, entassé, un troupeau hagard de deux cents candidats d'autant plus dévorés par le trac que les éliminatoires ne durant que trois heures, le temps imparti à chacun des « espoirs » était des plus succinct. Rude épreuve que de jouer sa chance en quelques secondes, mais c'était la règle du jeu, un jeu extrêmement cruel, auquel nous étions bien obligés de nous plier, pauvres petits chrétiens affrontant dans un cirque sans âme, un lion unique : cette femme invisi-

77

'

ble,juchée là-haut dans sa cabine et dont seule la voix nous parvenait, une voix dont l'intonation, différente à chaque candidat, était comme un pouce levé vers le paradis du jeu de la chance ou baissé vers les enfers de l'oubli. Une voix toute puissante qui pouvait se révé­ ler impitoyable : une jeune fille ayant chanté faux la chanson de Serge Lama C'est toujours comme ça la première fois, le micro crachota cette sentence ef­ frayante : « C'est peut-être toujours comme ça la première fois, mais j'ai bien peur que pour vous, ma­ demoiselle, ce ne soit aussi la dernière. Au suivant » , o u la plus séraphique des voix quand elle disait : « Sé­ lectionné » . Quand mon tour arriva, on peut imaginer dans quel �tat d'esprit j'étais : le cerveau en ébullition, crispé, les mains moites. La chance était là, à ma portée, il me fallait à tout prix la saisir mais je n'avais aucune prise sur les événements autre que ma voix et ma volonté de vaincre. Comme on fuit en avant, j'attaquais le grand air de La Calomnie du Barbier de Séville que j'avais préféré à une de mes imitations. A chaque seconde,je m'attendais à ce que, venant des hauteurs, comme un couperet, la voix de Nanou Taddei ne m'interrompe. Mais miraculeusement les secondes passaient, des secondes gagnées, et j'arrivais au bout de la chanson. J'avais réussi : j'étais sélectionné. Quand, à la fin de ces trois heures d' épreuves, Nanou Taddei, enfin sortie de sa ·cabine, me dit très gentiment : « Ce n'était pas mal du tout. » Je ne savais pas que grâce . à elle, tant de choses allaient se pas78

ser par la suite. En avais-je inconsciemment le senti­ ment? N'étaient les autres concurrents et la frayeur ré­ trospective que nous faisait cette dame, je lui aurais sauté au cou. L'un des plus beaux souvenirs de ma vie est certainement ce télégramme jaune officiel que je reçus quelques jours plus tard m'invitant à me présen­ ter au Studio 102, le dimanche 4 janvier 1970. La semaine précédant cette date, j'avais travaillé comme un forcené sur le vieux 78 tours d'Armand Mestral chantant Le Barbier de Séville que tata Lucie m'avait offert et qui avait fini par être aussi usé que le dernier disque d'une idole de la chanson inlassable­ ment écouté par son club de fans. Et le dimanche 4 janvier 1970, sur le coup d'une heure de l'après­ midi,je me présentais plus mort que vif au Studio 102 où devait se dérouler l'émission. Tandis que le trio de Charly Oleg attaquait l'ouverture, le rideau s'écarta sur cinq malheureux concurrents tremblotants, tandis que le public, ce public qui, par ses cartes postales devait décider de notre sort, applaudissait. Jacques Martin, vedette de l'émission, et Roger Lanzac, l'animateur, s'avancèrent vers moi et le dialogue sui­ vant s'engagea : - Qu'allez-vous nous chanter? - Le grand air de La Calomnie du Barbier de Séville. - Mais il faut une grosse voix pour cela. - Eh bien, nous vous écoutons . 79

Ils furent bien obligés : je chantais avec toute la puissance dont j'étais capable. Sans doute le contraste entre ma voix et ma taille emportèrent-ils la décision : !'O.R.T.F. reçut la semaine suivante un flot de cartes postales me plébiscitant. Huit semaines du­ rant , je revins au jeu de la chance. Huit semaines durant, en compagnie de quatre autres concurrents,je tentais de remporter les suffrages du public et pour mon plus grand bonheur y réussit. Huit semaines du­ rant, je gagnais en chantant. C'est la raison pour la­ quelle je trouve toujours drôle que des gens se soient étonnés que j'enregistre un disque de chansons comme si c'était une chose exceptionnelle. C'est par là que j'ai commencé. En fait, ma première imitation à l'antenne suivit de très près ma première chanson. Le 1 1 février 1970, la télévision ayant décidé de rendre hommage à Jean Nohain à l'occasion de son soixante-dixième anniver­ saire (il est né la première année du xxe siècle), une pléiade de vedettes se proposa de participer à l'émis­ sion et devant un tel plateau, Raymond Marcillac fut contraint d'annuler le Jeu de la chance. En contre­ partie, il me proposa, sije le désirais, de faire quelque chose dans l'émission, hors concours en quelque sorte. Je sautais sur l'occasion et après lui avoir mon­ tré un échantillonnage de mes imitations, qu'il sembla apprécier, je préparais un hommage très personnel à Jean Nohain et, le moment venu, c'est avec la voix de Jacques Chaban-Delmas, alors Premier ministre, que je lui dis mon compliment. Avec sa gentillesse 80

habituelle, Jean Nohain me félicita et me promit une grande carrière. En somme, j'aurais été un des der­ niers artistes à qui Jean Nohain aura porté chance. J'éprouve toujours beaucoup de plaisir à rencontrer ce charmant vieux monsieur. La dernière fois, c'était chez Lipp oùje déjeunais avec des amis. Jean Nohain est venu nous dire bonjour et avec sa voix si caracté­ ristique, a dit : « Que de souvenirs, mon cher Thierry, c'est toujours à cette table que je m'installais avec cette chère Pauline Carton qui nous a maintenant quittés... » et de raconter une histoire pleine de ten­ dresse et de drôlerie. Ce merveilleux homme de spec­ tacle, ex-avocat, n'en est jamais à cours. Et c'est un régal que de l'écouter faire revivre le passé récent et si passionnant de l'histoire du music-hall qu'il connaît par cœur pour l'avoir vécu et dont il est le témoin le plus extraordinaire. Fabuleux Jean Nohain... Mme Lebrun y avait mis le temps mais elle s'était décidée : j'étais enfin engagé à l'Échelle de Jacob; mon succès au Jeu de la chance était évidemment pour beaucoup dans cette décision. Je présentais mon tour mais également le spectacle, ce qui me faisait rester de 22 heures à 2 heures du matin dans l'établissement. Je gagnais 30 francs par soirée, il y avait un public, je passais dans un cabaret connu, j'étais heu­ reux. C'est à ! 'Échelle de Jacob que je découvris la nuit et y pris goût. C'est une tradition chez les gens de spectacle que d'aller souper après la représentation. Impossible de faire autrement : la tension nerveuse de 81

la scène met des heures à se dissiper et vous empêche, dans la plupart des cas de dormir. Pour en venir à bout, un seul moyen : traîner avec des amis dans une salle de restaurant ou de boîte de nuit pleine de lumiè­ res, de bruits, de rires, et retrouver une chaleur hu­ maine après les appréhensions du début de soirée. On ne devient pas noctambule. On l'est par état de grâce. La nuit est une aventure immobile où le temps n'existe plus, où tout peut arriver, le meilleur comme le pire. Sa seule règle est le plaisir de l'instant. Les élus de la nuit le sont pour les raisons les plus injustes du monde : le charme plus que la position sociale, l'humour plus que la culture, le sens de la fête plus que celui des réalités. Je pris l'habitude de ne plus jamais me coucher avant 5 ou 6 heures du matin. Centime par centime, j'économisais pour pouvoir, l'âge de dix-huit ans, en avril 1970, enfin réaliser à mon rêve : m'offrir une voiture. Ce fut une Fiat 125 que j'achetais d'occasion. J'ai eu par la suite des voitures beaucoup plus luxueuses mais je crois bien qu'aucune d'entre elles ne me procura autant de plai­ sir. Comme le chantait la malheureuse concurrente du Jeu de la chance, « c'est toujours comme ça la pre­ mière fois ». Le seul ennui était qu'il était pratique­ ment impossible de se garer devant l'Échelle de Jacob, si bien que pour pouvoir faire mon entrée en scène à l'heure, je la laissais les trois quarts du temps n'importe où. En conséquence, je retrouvais réguliè­ rement le pare-brise de ma petite merveille défiguré par une contravention à 30 francs (tarif de l'époque), 82

le montant de mon cachet. ts1en que· moaeste, ma Fiat 125 fut une danseuse extrêmement coûteuse. Mais quand on aime ... surtout les danseuses, on ne compte pas. Jeu de la chance et Échelle de Jacob avaient porté leurs fruits : les producteurs de télévision commen­ çaient à faire appel à moi,je fis quelques émissions et, en juillet 1970, on me proposa ma première tournée d'été. Elle commença - mal - par mon premier accident de voiture : revenant d'un gala à Lesparre où j'étais passé en première partie de Nicoletta,je tentais de doubler une voiture sur une route du Médoc quand celle-ci, sans avertir, tourna soudain à gauche. Le choc était inévitable. L'autre voiture versa dans le fossé, la mienne se retrouva hors d'état de nuire ! mais, par chance, personne ne fut blessé. Je fus donc contraint de continuer la tournée en train, ce qui n'était ni le moyen idéal de voyager, ni celui d'arron­ dir mon compte en banque. Je me souviens d'un gala à Tournefeuilles, près de Toulouse, que j'avais signé pour la somme de 600 francs tout compris. Quand j'eus payé le train, le taxi, le restaurant et l'hôtel, il ne me resta plus que 150 francs que je gagnais non sans mal. Il était en effet précisé sur mon contrat qu'une répétition devait avoir lieu à 16 heures. Arrivé à 15 heures 30, je ne m'étonnais pas de ne trouver personne et me mis à attendre, mais quand, sur le coup de 18 heures, je constatais que j'étais toujours seul, en scène, je me décidais à faire un esclandre. Ameuté par le bruit, 83

l'organisateur, cousin provincial d'un impresario pa­ risien, s'étonna qu'à mon âge et à ce stade embryon­ naire de ma carrière, je me permette des caprices de vedette. Hors de moi, je lui montrais le contrat en disant : - Si je ne répète pas immédiatement, je fiche le camp et vous envoie un huissier pour constater que contrairement à vos promesses, il n'y a pas de répéti­ tions. Haut comme trois pommes mais pas commode ! Effrayé à l'idée de voir disparaître dans la même personne une partie de ses honoraires, son présenta­ teur et son « lever de rideau » , l'organisateur se rési­ gna à aller chercher dans un restaurant tout proche le pianiste de Suzanne Gabriello. Il avait été auparavant celui d'Édith Piaf : Jacques Lesage. Amateur de bonne chère - son poids en témoignait - ce dernier arriva d'une humeur de chien : rien ne lui était plus sacrilège que d'interrompre un repas. Un substantiel cachet supplémentaire nous permit de venir à bout de ses humeurs et c'est d'une voix plus calme qu'il me demanda : - Où sont vos orchestrations? Je n'avais jamais entendu parler de cela. En guise d'orchestrations,je lui montrais le seul instrument de travail dontje disposais : les petits formats que j'avais achetés à Paris. Il n'y avait que la mélodie, même pas l'accompagnement. - Faudra faire avec ce que l'on a, dit-il fataliste. Bon, dites-moi au moins s'il y a des coupures ou des conventions et dans quel ton vous chantez? Il aurait aussi bien pu me parler hébreu. Bien qu'aussi surpris -

84

qu'un chorégraphe voyant un danseur étoile, s' apprê­ ter à danser Le Lac des cygnes en pataugas, c'est avec une immense décontraction qu'il s'exclama : .,,,.- Bof, on verra bien.. . i Bien que ne disposant que d'une sono locale caco­ chyme qui avait dü, jadis, combler Dranem ou Ou­ vrard- Richard Antony, la vedette de la soirée, avait catégoriquement refusé de me prêter la sienne (le spectacle est une grande famille !) -je remportais les suffrages du public. En grande partie grâce à Jacques Lesage : doué d' une oreille extraordinaire, il aurait été capable d'accompagner au pied levé Alice Sa­ pritch en personne, c'est dire . . . C'est sur le tas que l'on apprend le mieux ce mé­ tier : il réserve - il me réservera sans doute toujours - de bonnes surprises. Discutant après le spectacle avec le Comité des fêtes, j'entendis un de mes repré­ sentants me dire : - Alors, vous êtes content? On l'aurait été à moins : les choses s'étaient très bien passées. - Tout de même, à votre âge, gagner 1 200 francs pour vingt minutes de travail, c'est quelque chose. - Comment 1 200 francs? - Eh bien oui, c'est la somme que nous vous payons. - Je vous demande pardon. Personnellement, je ne touche que 600 francs. Ils furent aussi surpris que moi. Je venais de décou­ vrir une des pratiques fort heureusement aujourd'hui SS'

assez rare , de ce métier : la ponction occulte d'une partie du salaire de l'artiste - la partie la plus impor­ tante possible - au profit de l'Amicale des anciens, présents et à venir impresarii dans le besoin. Je n'étais pas au bout de mes surprises : de retour à Paris, l'agence parisienne qui m'avait contacté pour ce gala, me réclamait 10p. 100 d'honoraires plus la T.V.A. Par lettre recommandée,je racontai l'affaire et me refusai à tout paiement supplémentaire. Par retour du courrier, l'agence répondit qu'existant depuis vingt­ cinq ans, elle ne supportait pas ce genre de remarques et qu'en conséquence, nous nous passerions à l'avenir les uns des autres. C'est effectivement ce qui se passa. Du moins pendant un temps. Il y eut plusieurs autres galas durant l'été 70. Je me souviens en particulier de l'un d'entre eux dont Julien Clerc était la vedette anglaise, Zanini la vedette amé­ ricaine et Joe Dassin, la tête d'affiche . C'était pour Joe Dassin la grande époque de L'Amérique, le tube de l'été, mais quelques jeunes peut-être éméchés, ayant commis le crime de lèse-vedette de siffler son entrée en scène, Joe Dassin se vengea en ne chantant pas la chanson tant attendue et quitta la scène le plus rapidement possible . Sur le moment,je fus scandalisé et me jurais à moi-même que jamais je ne me laisserais aller à ce genre de saute d'humeur. Rien n'est plus injuste que de pénaliser une salle de deux mille per­ sonnes sous prétexte que sévit en ses rangs une di­ zaine de chahuteurs. Les mille neuf cent quatre­ vingt-dix autres spectateurs payants ne sont pas res86

ponsables de cette bavure. De même, lorsqu'une salle est à moitié vide, selon les pessimistes, ou à moitié pleine, selon les optimistes, beaucoup trop d'artistes, vexés de ne pas « faire du monde », font preuve en scène d'une agressivité regrettable à l'égard de ceux qui se sont déplacés. - Ce qui est quand même un comble ! Ils risquent fort de le payer cher à leur pas­ sage suivant : dans ce domaine, le public a une mé­ moire d'éléphant. En juin, j'avais passé une audition devant Félix Vitry, directeur de Bobino aujourd'hui disparu et Claude Dufresne qui cherchait des interprètes pour un spectacle d'été intitulé : Du caf conc' aux années fol­ les . En dépit de mes imitations et de ma voix d'opé­ rette, je n'avais pas été retenu mais Félix Vitry m'avait promis un engagement pour la rentrée. Il tint parole et c'est ainsi qu'en octobre, je débutais à Bo­ bino en lever de rideau de Pierre Perret. Les « Frères ennemis » présentaient le spectacle et, à mon sens, ils me faisaient une entrée en scène épouvantable. Dé­ guisés en Indiens, ils lançaient un lasso en coulisses et m'en ramenaient ligoté sur scène, en disant : - Mais qu'est-ce que tu ramènes? C'est le Huron? C'est un Indien alors? Mais non, pas le Huron, le Luron, c'est un imitateur et son nom, c'est Thierry Le Luron, Mesdames et Messieurs, Thierry Le Luron! Un bide tous les soirs au moment de l'annonce. Malgré le handicap de cette entrée, mon numéro de douze minutes dont la vedette était Chaban­ Delmas, plaisait au public et c'est à ce moment-là

sr

que j'ai commencé à obtenir d'excellentes critiques. Philippe Bouvard le premier, sur huit colonnes dans sa chronique : « 24 heures sur 24 », à la demi-page du Figaro, m'avait baptisé le « Tisot de Chaban ». Le Canard enchaîné, le Monde. l'Humanité même ont suivi. René Bordier, des Lettresfrançaises, fit même un papier dithyrambique, mais en m'appelant Thierry Le Lutin. Ce qui ne me plut pas du tout. Aujourd'hui encore, beaucoup pensent à tort que Thierry Le Luron n'est pas mon vrai nom. , Incontestablement, quelque chose était en train de se passer. Ce que je faisais m'était tellement person­ nel que je n'en décelais pas l'originalité. C'était ma manière à moi de concevoir le spectacle. Plus tard j'analysais en quoij'avais innové. Je mélangeais deux genres en perte de vitesse : l'imitation pure, d'une part, mais en laissant de côté Sacha Guitry, Noël Roquevert, Pierre Fresnay, Jules Berry, Jean Gabin, Michel Simon, Bourvil, etc., chevaux de bataille de mes confrères depuis trois générations : d'autre part, en attaquant l'actualité chaude en la personne du Premier ministre en exercice et de son « ministère patraque » , j'empiétais sur le domaine des chanson­ niers dont le public était sexagénaire et les petits théâ­ tres, spécialisés. Mon champ d'action était plus vaste car à l'époque de Bobino, je passais en même temps au Dix Heures, au Don Camillo et à !'Échelle de Jacob. Un tour de force physique, doublé d'une péril­ leuse gymnastique intellectuelle car le directeur du théâtre de Dix Heures, Jean-Loup Arnaud, m'avait 88

fait signer, sans que je m'en aperçoive, une clause lui assurant l'exclusivité de mon imitation de Chaban­ Delmas, celle-là même qui m'avait fait remarquer. Un peu comme si, quand Mireille Mathieu passe à l'Olympia, Bruno Coquatrix exigeait d'elle qu'elle ne chante, à la télévision, qu'avec la voix de quelqu'un d'autre. En m'engageant à leur tour, Félix Vitry, aussi bien que Jean Vergnes directeur du Don CamÜlo, avaient violemment protesté : - Pas question de faire autre chose dans nos éta­ blissements. C'est pour Chaban que les gens viennent vous voir. Si bien que, pour tourner la difficulté, j'avais été obligé de mettre au point trois numéros différents avec Chaban. Mais comme je courais d'un cabaret à l'autre sans prendre la peine de respirer, il m'arrivait parfois de « m'emmêler les pinceaux » et de saluer les spectateurs du Don Camillo en leur disant : - Merci d'être venus au Dix Heures... Et vice versa. Denise Fabre n'aurait pas fait mieux. J'avais été engagé dans ces différents cabarets avant mon passage à Bobino et, sur le s affiches,j' étais surtout annoncé comme présentateur. Comme au Don Camillo où, avant et après mon propre numéro, j' étais chargé de présenter les autres artistes du pro­ gramme. Après Bobino les choses changèrent. De présentateur, je me retrouvais révélation de l' année et, sur les affiches, mon nom se mit à grimper. En somme, chacun de mes employeurs récupérait le phé­ nomène et sur mon nom tout neuf, remplissait des 89

salles • à bon compte, les contrats ayant été signés avant ma brusque promotion. Les journalistes ontjoué un rôle important dans ce début de carrière, c'est certain. La presse, en général, aime saluer et encourager l'éclosion des jeunes ta­ lents. C'est seulement par la suite que les choses, éventuellement, se gâtent... Je suis abonné àl'Argus de la presse, un organisme professionnel qui, moyennant finance, vous envoie tout ce qui paraît sur vous. Je peux ainsi vérifier en permanence ce qui est dit et écrit sur moi, ce qui m'occasionne parfois quelques surprises, quand sont rapportés les propos pas très aimables de confrères du métier, ou une mauvaise critique d'un de mes specta­ cles en province. Ceci dit, s'il y a bien un droit sacré, c'est celui de la _ presse, et en particulier celui de la critique. Parler des gens célèbres qui font l'événement, c'est la raison d'être de la presse pour vendre ses journaux et exis­ ter. Par ailleurs, c'est ce que le public réclame. Qu'un journaliste n'aime pas votre spectacle et la critique n'est jamais très agréable, c'est son droit le plus ab­ solu. On peut se consoler en se disant que l'important, c'est que l'on parle de vous et, après tout, je n'ai jamais entendu quelqu'un se plaindre d'être encensé! Que la presse serait ennuyeuse si tout le monde était du même avis !· Bobino, Dix Heures, Don Camillo, Échelle de Ja­ cob : chaque soir, j'effectuais entre Pigalle, Montpar­ nasse et Saint-Germain-des-Prés un marathon qui me 90

donnait l'impression exaltante de posséder Paris et la nuit, et pour la première fois de toucher peut-être au but que je m'étais fixé : devenir un professionnel. Du coup, tous les impresarii de la capitale fondirent sur moi y compris cette fameuse agence qui, trois mois plus tôt, m'avait exprimé par lettre recommandée tout • le bien qu'elle pensait de moi et de mon avenir. Telle la chèvre de Monsieur Séguin, bravement,je fis face à toutes ces propositions mirifiques auxquelles un autre • n'aurait pas résisté jusqu'à ce que, un loup plus malin que les autres - c'était le seul à ne pas m'avoir parlé d'argent-ne fasse qu'une bouchée de l'agneau débu­ tant quej'étais : la résistance au chant des sirènes des impresarii a ses limites.

CHAPITRE IV

CHEZ LES GRANDS

Les « Dents de la mer » - c'est ainsi que j'appelle­ rai désormais le charmant impresario qui s'occupa de mes affaires pendant des années m'avait donc per­ suadé qu'il était l'homme le plus apte à faire de moi une vedette, maisj'étais mineur et il lui fallait la signa­ tUre de mes parents. Ayant soigneusement dissimulé ses canines derrière son plus beau sourire, il les convainquit de me confier à lui jusqu'à ma majorité moyennant 35 p. 100 de mes gains. Il avait intérêt à me mettre sur le marché dans les plus brefs délais et à obtenir de son nouveau gagne-pain le meilleur rendement. Le premier spectacle auquel je participai s'appe­ lait : Festival de la magie et du rire. La magie, c'était Dominique Webb et le rire, c'était moi. La chose se passait à Bruxelles à l'Ancienne Belgique, un éton­ nant music-hall qui n'existe plus aujourd'hui, le plus prestigieux de Belgique où s'étaient produites les plus grandes vedettes internationales. La particularité de l' Ancienne Belgique était d'être une salle de spec95

tacle où les spectateurs, au lieu d'être assis dans des fauteuils face à la scène, l'étaient autour de tables où ils pouvaient consommer de la bière et des frites et mon problème était de les faire rire avec des caricatu­ res d'hommes politiques français dont ils connais- • saient mal la personnalité. C'est dire, que pour em­ porter leur adhésion, j'étais obligé de forcer la dose et '< d'en faire des tonnes ». Une exagération dans le trait qui devait me servir très peu de temps après quand Bruno Coquatrix m'engagea en vedette an­ glaise d'un spectacle dont Jean-François Michael était la vedette américaine et Rika Zaraï, la tête d'affiche. Déployant autant d'ardeur qu'à l'Ancienne Belgique, avec le même tour, mais devant un public averti cette fois, sur lequel chaque trait faisait mouche, je ramas­ sais chaque soir une grande partie de la monnaie que le public rend chaque soir aux artistes sous forme d'ap­ plaudissements et ce fut comme une sorte d'éclosion. Remo Forlani déclara sur R. T.L., le lendemain de la première : « Hier, une étoile est née. » En même temps, sortait mon premier disque inti­ tulé : Olympia 71 mais qui en fait avait été enregistré trois mois auparavant à l'Ancienne Belgique et cinq mois plus tôt à Bobino. Il ne s'agit pas d'escroquerie. On a le droit de faire ce tour de passe-passe quand il s'agit du tour que l'on donne effectivement aux spec­ tateurs de l'Olympia. La raison pratique, c'est que trois semaines au minimum sont nécessaires pour presser un disque et le mettre au stock. Pour qu'il sorte au moment de la première, et qu'il ait son maxi96

mum d'impact, il faut procéder de cette façon. Il est amusant de noter que six morceau?( de ce disque avaient été enregistrés par mes soins àBobino. J'avais payé les musiciens, la bande et l'enregistrement au Studio EUROPA-S.C.N.C.R. à côté de Bobino. « Les Dents de la mer » qui produisait le disque ne m'a évidemment ni payé la bande ni versé 50 p. 100 de la production. On vendit plus de trois cent mille exemplaires de ce Thierry Le Luron Olympia 71 dans lequel figurait « la Chabanisation » , un texte de Fran­ cis Weber et Jean Amadou, et le « Ministère patra­ que » d'après l'immortelle chanson d'Ouvrard dont l'histoire vaut d'être contée. J'avais reçu un coup de téléphone de Jean Lacroix me le proposant mais je lui avais répondu que, par contrat, je n'avais pas le droit de prendre une décision et qu'il fallait téléphoner aux « dents de la mer ». Ce dernier me téléphona à son tour, tout de suite après, pour me dire : « Thierry,j'ai un truc formidable pour vous. » - Vous voulez parler du « Ministère patraque »? Étonné : « Oui, c'est ça. Ce serait formidable que vous le fassiez en imitant Ouvrard. » D'une part, je ne savais pas imiter Ouvrard et, d'autre part,je pensais que dans l'esprit de la nouvelle génération Ouvrard devait être contemporain de Tou­ tankhamon. Alors, je lui ai dit : - Puisque j'imite Chaban,je pense qu'il serait plus drôle de le faire chanter pour la première fois. C'est ce que je fis et c'est ainsi que j'ai enregistré mon premier gros succès. 97

Les « dents de la mer » s'occupait également de Claude François. Aussi, après !'Olympia, me fit-il participer en vedette américaine à la tournée que Clo­ do devait effectuer à travers la France. Qu'est-ce que c'est qu'une vedette américaine? C'est en général, un artiste qui vient d'éclater, dont on a beaucoup parlé récemment, qui est capable de faire un appoint de spectateurs et qui ne coûte pas le prix de la vedette. Le destin de la vedette américaine est de devenir vedette elle-même au bout de six mois à un an, délai au-delà duquel, si elle n'a pas réussi à s'imposer, ses chances deviennent aléatoires. A part quelques exemples cé­ lèbres comme Nicole Croisille ou Charles Aznavour qui ont attendu assez longtemps la consécration, la chose se vérifie tout le temps. Et nous partîmes donc sur les routes de France avec Claude François. Claude François. Sa mort brutale a endeuillé le monde du spectacle et ses millions d'amis et d'admira­ teurs dont je faisais partie. L'ayant assez bien connu je voudrais ici simplement dire quelques mots sur le Claude que j'ai connu : c'était non seulement un garçon attachant, mais aussi un grand profes­ sionnel. Perfectionniste en tout, jusque dans ses hobbies comme les vins qu'il adorait et dont il avait une connaissance de sommelier : sa cave était une des plus raffinées de France. Comme beaucoup d'autres artistes, j'ai énormé­ ment appris sur ce métier en voyant Claude François l'exercer. Claude François était un phénomène. Par98

tout où nous passions, des rafales de minettes en folie s'abattaient sur la tournée avec la violence d'un vol de sauterelles sur un champ de blés. Filles jeunes en général, éblouies par ce papillon blond� dansant dans les lumières, prêtes à toutes les concessions pour approcher leur idole y compris et surtout celle de leur corps. Ce qui me valut de connaître, par ricochet, la « cousine de Robert ». Cette ingénieuse minette avait réussi à franchir les barrages de concierges, cerbères locaux, gardes du corps de la tournée en se prétendant la cousine d'un des musiciens de l'orchestre de Claude, ce qu'elle n'était en aucun cas, et n'ayant pas réussi à atteindre son idole, s'était rabattue sur moi. Et c'est sur l'herbe d'un grand parcjouxtant le théâtre en plein air de Clermont-Ferrand où se déroulait le spectacle, que je connus bibliquement, cette fan éperdue qui m'avait dit avoir dix-huit ans et n'en avait que quatorze, ce qui me fait dresser rétrospective­ ment les cheveux sur la tête. Je ne saurais jamais qui, de mes talents personnels ou de la voix de Clo-clo qui nous parvenait dans la nuit, fut pour elle le plus aphrodisiaque. Toujours est-il qu'elle sembla très contente. Elle ne fut pas la seule. Partout où nous arrivions, un véritable harem semblait avoir été prévu par le syndicat d'initiative local et nous n'avions pas le temps de lever le petit doigt que déjà ces dames récla­ maient un autographe des plus particuliers. Les trucs de Claude François : Clo-clo prenait énormément soin de lui. Son apparence physique le prouvait. Ses cheveux? Pour leur conserver sou-

99

plesse et blondeur, il allait régulièrement les faire « réviser » par Marchino traiteur de ces monuments en péril : les derniers cheveux de Giscard d'Estaing. Et pour garder la forme faisait dans sa loge avant d'entrer en scène une heure de yoga. . . Produits de secours en scène : pendant son numéro, un « noir » séparait chaque chanson. Claude François en profitait pour se tourner vers le piano électrique où était soi­ gneusement disposés du permazène pour le nez, du collutoire pour la gorge, du citron chaud sucré addi­ tionné de miel, toujours pour la gorge, et du Chivas noyé de coca-cola, boisson dont il avait habituelle­ ment horreur mais qu'il se forçait à boire en scène car elle avait sur lui un effet euphorisant. Comme d' habi­ tude se termine. Noir. Crac. Permazène, collutoire, citron, Chivas, dans l'ordre, surtout, car Claude François aimait que tout soit réglé comme une parti­ tion de musique, que les verres, les gouttes et les atomiseurs soient disposés toujours dans le même ordre. C'était quelqu'un d'extrêmement méticuleux, qui pensait que chaque problème avait sa solution, qu'elle devait être appliquée en son heure et qui ne laissait que peu de chance au hasard. C'est la raison pour laquelle il s'occupait absolument de tout dans son affaire, contrôlant tout, de la musique aux textes de ses chansons, discutant lui-même ses contrats, répétant ses éclairages et sa sono, organisant sa salle : un perfectionniste en somme. Il employait même quelqu'un uniquement pour tenir son câble de micro pendant qu'il dansait afin d'évi100

ter de s'y emmêler les pieds ! Raffinement : tout, dans ses bagages, absolument tout, de ses valises person­ nelles aux malles du matétiel de scène était « Vuit­ ton » , ce qui est tout de même d'un luxe inouï. Parmi cette intendance de star, deux curiosités à signaler : un porte-documents contenant toutes les cartes de membres de tous les clubs privés de la planète, de Castel, Régine, Élysées-Matignon à Paris, à leurs équivalents à Londres, New York, Rio, etc. D'autre part, un bar portatif, Vuitton toujours, recelant les bouteilles de toutes les marques de whisky existantes. Si bien que quand on entrait dans sa loge, pour le féliciter après le spectacle, il pouvait se permettre de vous demander : - Vous voulez un whisky? Oui? Quelle marque? Ce qui, dans le raffinement, était quand même un summum. Professionnalisme : Claude François changeait très souvent de sono. Tout simplement parce que sans arrêt, sort une sono plus perfectionnée que les précédentes et qu'il voulait toujours avoir, en tout, le meilleur. Humilité! Même quand le spectacle avait été un triomphe, Claude François n'était que rarement content de lui, faisant systématiquement, à peine le rideau baissé, son autocritique. Je l'ai même vu pleurer quand le spectacle, pour une raison ou une autre, n'avait pas marché. Enfermé dans sa loge, la tête entre les mains, en pleine « déprime », il repas­ sait inlassablement le spectacle dans sa tête pour comprendre.

Unjour, nous étions passés ensemble aux arènes du 101

Grau-du-Roi; c'était l'été. Il y avait des milliers de moustiques. Claude avait un spectacle formidable, jusqu'au moment où quelques excités lui lancèrent des tomates; il quitta la scène aussitôt et resta enfermé pendant trois heures dans sa loge tandis que tout le monde tambourinait à sa porte. Claude garda longtemps le souvenir de cette cabale. Caractère : Claude François était un cyclique, un changeant. Il pouvait tout au long d'une soirée passée avec vous être drôle, attentionné, chaleureux et le lendemain, vous croiser sans vous reconnaître. Extraordinaire : les minettes qui l'adoraient à la fin étaient les filles de celles qui hurlaient à ses premières il y a quinze ans! Contrairement à d'autres vedettes qui gardent le même public, toute leur vie, Claude François, lui, devait sans cesse conquérir une nouvelle génération. Tel était le personnage Claude François : glacial et chaleureux, star, brillant, raffiné dans ses goûts, intel­ ligent, généreux. Il entretenait tous les soirs une cour de vingt personnes -solitaire, mais toujours entouré, présent mais fuyant, une authentique personnalité du show business avec qui j'entretenais les meilleurs rapports et qui, à l'occasion de mon passage à l'Olym­ pia, a eu le fair play d'écrire dans le programme : « Son sens inné de la scène m'a toujours étonné. J'ai eu lajoie d'assister à ses débuts dans d'innombrables spectacles à mes côtés. Il me semble impossible d' imaginer Thierry sur scène sans triomphe et selon une formule consacrée, toujours imité, jamais égalé. 102

Signé : Claude François. » Aujourd'hui ce simple té­ moignage d'amitié s'est comme vous pouvez le penser chargé d'émotion. La tournée avec Claude François avait été un suc­ cès. A Paris on en avait perçu les échos et en mars 1972j'ai été engagé à Bobino pour trois semaines non pas en vedette américaine, mais en tête d'affiche du spectacle. C'était la première fois dans l'histoire du music-hall -et ce n'est d'ailleurs plus arrivé depuis - qu'un imitateur occupait cette place privilégiée. J'avais vingt ans. Comme je suis superstitieux, je décidai de reprendre la petite loge que j'avais occupée lors de mon premier passage, rue de la Gaîté, alors que je ne passais qu'en lever de rideau. Et en cette année 1978 c'est la même loge que par superstition j'ai re­ prise, bien qu'elle soit toute petite et qu'elle n'appa­ raisse pas digne du statut de tête d'affiche aux visi­ teurs. Qu'importe ces inconvénients : on ne prend jamais assez de précautions avec la chance. Ce qu'on appelle le vedettariat, c'est une situation professionnelle à laquelle on n'accède qu'après une initiation digne des loges maçonniques, après avoir franchi des obstacles, essuyé les feux du public de province, fait ses preuves. :Être vedette, c'est un aboutissement auquel nous tenons car il ouvre tout grand les portes de la radio, des journaux, des télévi­ sions. A cette altitude, si l 'air raréfié a un effet eupho­ risant, dans le même temps, on ne peut s'empêcher d'éprouver l'angoisse du vide : quand on débute, on a l'espoir d'être vedette, mais quand on l'est, on n'a 103

plus que la volonté passionnée et désespérée de le rester, ce qui peut être plus difficile, et d'évoluer. Y pensais-je d'ailleurs consciemment? Je n'en suis pas sûr : j'étais pris dans un tourbillon de travail, d'ap­ plaudissements, d'interviews, etje réagissais comme un chien fou à qui on aurait donné en guise d'os à sucer un dinausaure du musée de l'Homme. Tout allait vite, très vite;j'avais été engagé pour trois semaines mais devant le raz de marée de la location, la direction avait décidé de prolonger d'une semaine d'abord, d'une autre ensuite et finalement, je restais à Bobina pen­ dant deux mois, ce qui posa des problèmes avec l'ar­ tiste qui devait me succéder, qui sans cesse reporté, finit par faire un procès qu'il gagna. Je le regrettais pour lui, mais que faire? Le public semblait inépuisa­ ble et le disque du spectacle, figurait en tête du l1ir-· parade devant Georges Brassens et Jean Ferrat ! Quant à moi,je ne voyais qu'une chose :j'adorais me produire sur la scène de ce music-hall à visage hu­ main, Bobino, plus populaire, plus chaleureux que les autres où l'on sait dans le métier depuis toujours que pour le rire, le courant passe mieux entre le public et l'artiste que n'importe où ailleurs. C'est pour cette qualité du contact que Fernand Raynaud préférait Bobina à toute autre salle de spectacle. Fernand Ray­ naud que je venais d'avoir la chance de rencontrer. Fernand Raynaud I Extraordinaire personnage que celui-là : un talent et une mécanique du rire immense. Depuis longtemps et sans en analyser les raisons, je l'admirais profondément. Il était une sorte de maître

104

dont la carrière pouvait être citée en exemple. Un soir, il était venu me voir au Don Camillo oùje passais en attraction et j'avais immédiatement eu connais­ sance de sa présence au ramdam qu'il avait fait en faisant son entrée par la porte des spectateurs qui est la même que celle des artistes. Après mon numéro, je ne l'avais pas vu mais j'appris rapidement qu'en sor­ tant du Don Camillo Fernand Raynaud qui, en vérita­ ble fêtard, faisait chaque nuit dans sa Rolls blanche le tour des boîtes de nuit de la capitale, s'était rendu au Jimmy's où butant - comment faire autrement? sur la maîtresse de maison, Régine, il s'était écrié : - Alors mes enfants! Je viens de voir un garçon qui va tout casser cette année : il s'appelle Thierry Le Luron. Régine, qui n'est pas née de la dernière tornade et qui sent toujours le vent avant qu'il ne se mette à souffler, m'a dès le lendemain, téléphoné pour me rapporter la chose et me proposer de produire mon prochain disque. La chose ne s'est pas faite car, comme je l'ai déjà raconté, plusieurs impresarii étaient déjà sur les rangs et à tort ou à raison, j'avais choisi de signer avec les « dents de la mer ». Mais à partir de ce moment-là, je suis devenu l'ami de Ré­ gine, qui m'a ouvert les portes pourtant très fermées de son New Jimmys où désormais,je passai mes nuits. Quant à Fernand Raynaud, c'est dans son somp­ tueux appartement de l'avenue Raphaël, que quel­ ques jours plus tard, à l'occasion d'un dîner où il m'avait invité avec Fred Roby, un fabuleux ventrilo105

, que, autour d'un de ces magnums · de champagne qui étaient devenus sa marque de fabrique, que nous avons sympathisé et sommes devenus des amis : une amitié qui n'ajamais connu de faille. Le public, qui a gardé une image très précise de Fernand Raynaud, celle d'un amuseur authentiquement populaire, soup­ çonne mal le seigneur qu'il était dans la vie, habitant le 16e, roulant Rolls, traitant chaque soir à coup de ma­ gnums de champagne ses amis, c'est-à-dire ceux qui le faisaient rire. Personnage pas toujours commode d'ailleurs, changeant d'humeur comme de costume de scène, capable de soudaines flambées de colère dont j'ai eu souvent des exemples. Un soir, par exemple, Fernand était venu me chercher à l'espace Cardin où je venais de faire R . T.L. non stop, de Philippe Bou­ vard. Il était 7 heures du soir et, histoire de prendre un verre, nous nous sommes rendus chez Laurent, un luxueux restaurant des Champs-Élysées fermé à cette heure et où, à notre arrivée, le personnel était en train de mettre en place la salle. Fernand a commandé une bouteille de champagne et puis une autre, que nous buvions tous deux et, soudain, s'est mis à insulter la caissière qui avait tenté de nous interdire la porte, sous prétexte qu'il était trop tôt, avant qu'un maître d'hôtel, plus déférent envers Fernand et surtout plus commerçant, n'accepte de nous servir. - Vous n'êtes qu'une pauvre femme, vous ne réussirez jamais rien, vous êtes bien faite pour rester toute votre vie derrière votre caisse! etc. Odieux. J'étais pétrifié, me demandant comment il 106

pouvait oser traiter quelqu'un de la sorte; sur le mo­ ment, j'avoue l'avoir presque détesté. Mais le lende­ main, j'ai appris qu'il avait envoyé à cette dame une énorme gerbe de fleurs avec ses excuses. Ce geste, ces regrets, c'était bien Fernand Raynaud. Des souvenirs avec Fernand, j'en ai des quantités. Des drôles, des émouvants, des délirants, aussi bien dans les endroits les plus élégants que dans les bou­ ges, car Fernand qui aimait une certaine dimension dans le burlesque, fréquentait volontiers, en tout bien tout honneur, les clochards, les putes, ou les travestis. C'est l'été suivant que je retrouvai Fernand. J' ef­ fectuais une tournée avec Jean-Jacques Debout dans des arènes géantes, de six à quinze mille places, celles de Béziers, Nîmes, le Grau-du-Roi et même une fois, à Valentigney près de Sochaux, dans un stade de dix­ sept mille personnes. C'était à peu de choses près, le même circuit que l'été précédent avec Claude Fran­ çois, mais cette fois,j'étais la vedette. Ce soir-là, nous nous produisions aux arènes de Fréjus quand, juste avant d'entrer en scène, on me prévint de la présence de Fernand dans le public. Au milieu du spectacle, je déclarais : - Je voudrais saluer dans la salle la présence du numéro 1 du rire en France, quelqu'un que j'aime énormément : Fernand Raynaud. Les projecteurs-poursuites se braquèrent sur Fer­ nand qui se leva sous les ovations de la foule, ravie de le reconnaître. Je pensais qu'après avoir salué, il allait se rasseoir et me laisser continuer mon numéro. Pas 107

du tout. IL EST VENU. Le seul ennui, c'est que, dans les arènes, la scène est entourée d'une double rangée de barrières. Fernand avait-il un peu forcé sur le champagne avant de venir? Toujours est-il que pour franchir la première barrière, il employa un style très différent de celui de Guy Drut aux Jeux olympiques de Montréal et s'écroula. Le public, croyant à un gag improvisé, laissa éclater sajoie et applaudit. Jouant le jeu, Fernand se releva, entreprit de franchir une se­ conde barrière et, pour la seconde fois, se « cassa la gueule ». Re-hurlements de rire : dans la salle, c'était du délire. Fernand aurait voulu faire un numéro, il n'aurait pas fait mieux. Enfin, il est arrivé sur scène, et s'est emparé du micro. Dans mon for intérieur,j'ai pensé : « Mon Dieu, dans son état, il ne va plus le lâcher. . . » En fait, il n'est resté que quelques secon­ des en scène, juste le temps de déclarer : - Voilà, je suis très heureux d'être ici avec Thierry Le Luron . . . entre autres compliments que ma modestie naturelle, dont vous ne vous étiez peut-être pas douté, m'empêche de citer ici. . . Bref, un éloge fantastique, un coup de chapeau rare, une main ten­ due : Fernand avait le secret de ces gestes-là. Un exemple dont j'ai fait mon profit car moi-même, cha­ que fois que j'en ai eu l'occasion, j'aime aider des gens dont le talent me semble évident et je crois avoir été d'une certaine utilité à des amis comme Green et Lejeune, Pierre Porte, Patrick Font, Pierre Despro­ ges, Pierre Douglas. Fernand m'avait appris qu'on ne se dévalue pas en faisant cela et que bien au contraire, 108

on s'enrichissait. C'est en étant égoïste, et en se confinant dans le ghetto de son propre vedettariat que l'on vieillit et que l'on se démode. Pour moi, le specta­ cle est un corps vivant et les trouvailles réussies d'un confrère m'ont toujours paru un stimulant. Si la presse échotière a essayé de nous brouiller, Pierre Douglas et moi en mettant dans nos bouches des pro­ pos désobligeants de l'un sur l'autre, nous avons eu l'intelligence de ne pas nous en formaliser, de nous en tenir au fait et de rester bons amis. On sait l'alcool générateur d'euphorie. Chez Fer­ nand, elle pouvait être torrentielle. Quelques jours plus tard, nous le retrouvons à Cannes. Fernand qui possédait une maison à Anthéor, y passait ses vacan­ ces. Nous avions décidé de nous rencontrer après le spectacle pour souper. A peine arrivés, après avoir commandé royalement un magnum de champagne -champagne était devenu une sorte d'automatisme du vocabulaire de Fernand - après que nous ayons embrassé la douce, la mer­ veilleuse Renée Caron, sa femme, tout à trac, Fer­ nand s'écria à haute voix : - Je vais vous faire la femme qui pisse. Stupeur de notre part devant la tête des gens alen­ tour. Nous ne savions plus où nous mettre. Sans se démonter, Fernand avala une gorgée de champagne et la recrachant à trois mètres, dit : - Çà, c'est la femme qui pisse à vingt ans... Reprenant une seconde gorgée, il la projeta cette fois à deux mètres en disant cette fois : 109

- Et çà, c'est celle qui pisse à trente ans . . . et ainsi de suite jusqu'à la dernière gorgée qu'il déglu­ tit sur sa chemise, en s'écriant : - Et çà, c'est la femme qui pisse à soixante­ dix ans. Je crois bien que nous en faisions autant, mais de rire, tout comme la salle autour de nous, tandis que je pensais, en m'amusant, que c'était peut-être le seul magnum dont il n'avait pas absorbé une goutte depuis longtemps. Fernand Raynaud est mort en pleine force de l'âge, et quandje l'ai appris,je me suis senti un peu orphelin. La veille encore, il riait et surtout, faisait rire, à l'Al­ cazar, cet étonnant cabaret- spectacle de Jean-Marie Rivière où nous passions tous alors nos soirées, et qu'il aimait par-dessus tout pour l'incroyable mé­ lange, sur scène et dans la salle, de tableaux chocs, de parodies kitsch de chanteuses célèbres, de petites femmes nues de sexe féminin et de grandes femmes nues en rupture de service militaire, de serveurs chan­ teurs, d'attractions punk génialement ratées, de gens de métier, de noctambules invétérés, de gens de la nuit et de gens vivant - de toutes les façons, y com­ pris les moins avouables - de la nuit, bref, une rafle géniale, que Fellini n'aurait pas désavoué. A 6 heures du matin, quelque peu éméché, il prit le chemin du retour. Dans la campagne, à un tournant, le destin l'attendait sous la forme d'un engin fermier. Fernand roulait dans sa Rolls décapotable et il fut fauché d'une façon horrible. Toute une journée, j'en ai pleuré. 1 10

L'admiration et l'amitié que j'avais pour cet homme exceptionnel, irascible et mauvais caractère parfois, mais d'une humanité et d'une générosité peu commu­ nes, me faisait un devoir de l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure. A part la foule de Clermont­ Ferrand, il y avait peu de gens de métier. Pas de Bruno Coquatrix. Pas de représentant de la maison Philips qui avait pourtant pressé des millions de disques. Tout de même, Jean-Claude Dauzonne, le jeune directeur de Bobino, Jean-Marie Rivière, qui était encore la veille avec lui, Jean-Jacques Debout, Jean Nohain, toujours fidèle, Jean Rigaux et moi-même. Il me pa­ raissait impossible que Fernand fut mort et, parce que je suis croyant,je pense sincèrement qu'il est toujours là, quelque part et dans mes moments d'angoisse, de doute, de remise en question,je pense fortement à lui et il m'apporte un réconfort. Quant à son rayonne­ ment, il est intact et chaque fois que l'on repasse un de ses sketches à la télévision, tout comme Maurice Chevalier ou Luis Mariano, il continue à subjuguer son public avec une présence sans pareille. Repasser de telles séquences, ce n'est pas rendre un hommage compassé à un disparu. C'est continuer à le faire vivre. Le seul souvenir triste que j'ai de Fernand, c'est celui de sa mort. La cérémonie terminée, nous prîmes l'avion du re­ tour. Il y avait là Jean-Marie Rivière et Jean-Jacques Debout. Nous nous mîmes, bien sür, à parler de Fer­ nand. Pas d'une façon convenable en pareille circons­ tance, je l'avoue. Comment l'aurions-nous pu? Tous

111

les souvenirs que nous avions de Fernand étaient 'à mourir de rire. Et c'est hilares que nous arrivâmes à Paris. Choquant? Pas le moins du monde je crois. Rire, rire encore à cause de Fernand : c'était le plus bel hommage que nous pouvions lui rendre. Si on ne fait pas de folie à vingt ans, à quel âge les ferait-on? Pour fêter le grand prix du disque que m'avait décerné l'Académie Charles Cros pour mon second 30 cm et pour mon anniversaire, le 2 avril, je décidai de me faire une gâterie en donnant à l' Alcazar, loué pour un soir, une fête de cinq cents personnes. Pour mon plaisir surtout, mais tant qu'à faire, en invitant également, outre mes amis, mes parents et mon entourage propre, des gens de la presse, de la radio, de la télévision. Ingénument, j'avais cru pou­ voirplacer tout le monde et passé !ajournée à faire des plans de tables et à écrire des petits cartons... Peine inutile. A 9 heures précises, la porte de l'Alcazar, comme un barrage qui éclate, libérait une foule com­ pacte de gens surexcités qui, négligeant mes travaux d'écriture, s'installaient où bon leur semblait. Miracu­ leusement,j'arrivais à trouver une table à mes parents et après avoir serré des dizaines de mains, embrassé des centaines de joues - exactement cent de plus que je n'avais prévu dans mes listes -,je m'installais pour ce que je croyais être le spectacle normal - si j'ose dire quand on se rappelle les merveilleuses extrava­ gances sur scène de Jean-Marie Rivière. C'était compter sans Luc Fournol. Grand photographe de Jours de France, membre à part entière de ce club très

1 12

fermé, le Tout-Paris, noctambule invétéré, Luc Fournol connaît tout le monde et a la réputation d'avoir la plus mauvaise langue de Paris, et Dieu sait s'il y a de la concurrence! Intime d'Annabel et Ber­ nard Buffet, il possède chez lui une des plus belles collections privées de ce peintre ami et si j'ai une affection particulière pour lui, c'est parce que, avec mon oncle Pierre, il est celui qui m'a initié à l'art, fait apprécier antiquités et peinture moderne, et découvrir tous les secrets du vrai marché aux Puces. Or donc, Luc m'avait réservé une surprise et je la découvris, tout comme les autres spectateurs, au moment où le rideau s'ouvrit sur le tableau du bordel. Sur la scène, le salon où Madame reçoit les clients. De chaque côté, des escaliers qui montent vers les chambres et que parcourent, serviettes à la main, des putes à la Toulouse-Lautrec. Et tout se passerait comme les autres soirs si, soudain, je ne découvrais derrière la • caisse, Luc Fournol, déguisé en solide matrone et flanqué d'une assistante qui n'est autre que ... Régine, tandis que sur la banquette des clients s'aligne une brochette de· copains et de célébrités. Dans la salle c'est du délire : nous sommes entre intimes; après ce gag, la soirée ne pouvait être que délirante. Elle le fut au-delà de toute espérance, avec pour apothéose un gâteau représentant l'Assemblée nationale, chère à Jacques Chaban-Delmas. Ce fut une très belle fête qui m'a donné envie de recommencer. Depuis ce jour, chaque 2 avnl, c'est devenu une tradition, je convie tous mes amis à mon anniversaire. 1 13

C'est ce soir-là, je crois bien, que j'ai commencé à apprécier Paris. Il est de bon ton, de tous côtés, de critiquer le Tout-Paris et les mondanités. Pour moi, qui en conserve le souvenir de soirées peu communes, il est synonyme de fête, de rigolade, de détente. Si j'étais berger en Corrèze, sans doute aurais-je d'au­ tres plaisirs, mais vivant à Paris, et exerçant le métier que je fais,je vois mal comment je pourrais y échapper et n'en ai d'ailleurs aucune envie. Après une journée d'enregistrement et de tension nerveuse, après un gala en public, rien ne me détend davantage que de faire le tour des boîtes de nuit. Ce que j'y aime? Beaucoup de choses. Les gens d'abord, les contacts humains, la fête puisqu'on est là pour la faire, l'abolition du temps : la nuit est un voyage au long cours dont les seuls récifs sont des verres, tou­ jours renouvelés et l'on ne sait jamais quelle heure il est. La nuit c'est aussi l'aventure; tout peut arriver dans ce laps de temps sans obligation où l'on a laissé au vestiaire ses soucis, ses contrariétés, ses contra­ ventions. Perte de temps? Sûrement pas, à mon avis. Johnny Hallyday et Yves Mourousi sont comme moi, des noctambules invétérés. Et beaucoup de fans qui viennent d'applaudir Johnny, vêtu de cuir et ruisselant de sueur sur scène, seraient très éton­ nés de le voir entrer une heure plus tard, en flanelle grise de Cerruti, à l'Élysées-Matignon pour une fête que donnent Armel et Sophie Issartel, rejoint, peu après, par le très sérieux présentateur du Journ al

1 14

télévisé, Yves Mourousi, vêtu de cuir et descendant de sa moto. C'est cela la nuit parisienne. Si la nuit crée des complicités, c'est à elle que je dois d'être devenu l'ami de Johnny Hallyday. Comme Fernand Raynaud, lui aussi aime la vraie et la fausse chaleur des vraies et des fausses amitiés qui se créent à 5 heures du matin. Lui aussi aime comme les vrais noctambules, se noyer dans cette ambiance où toutes les barrières sociales sont abolies et où le P.-D. G. côtoie la pute à l'arrêt, le fils de famille, le travelo dont la barbe pousse, et les célébrités inaccessibles, les inconnus devenus frères d'un soir. Je dirai plus : c'est parce qu'il aime cette sorte de vie queje sais qu'il aime les gens. On peut m'objecter que vivre la nuit, c'est compenser une solitude en s'entourant artificielle­ ment d'autres solitudes. Je pense plutôt que c'est vouloir vivre plus intensément, grignoter des minutes éveillées sur la petite mort du sommeil, tenter d'avoir des journées de vingt-quatre heures, pousser l a ma­ chine humaine à son maximum. Comme tous les gens de ma génération,j'ai toujours adoré Johnny Hallyday. Quand tout petit, j'allais re­ garder le dimanche la télévision chez Tata Lucie, je le voyais sur l'écran, ruisselant de sueur, se roulant par terre, chantant « pas cette chanson » comme on ap­ pelle au secours. Inutile de préciser que le rencontrer m'a procuré un immense plaisir. La première fois, c'était chez Gu à Salon-de-Provence, un endroit que je qualifierai de parisien parce que, dans cette auberge de province qui reste ouverte toute la nuit, se croisent

1 15

les tournées d'été, et leurs vedettes. Là, entourés chacun de notre cuadrilla de tournées, nous avons souvent dîné ensemble, parlé jusqu'à l'aube, échan­ geant nos impressions, nos anecdotes, nos incidents de voyages et de public, nous promettant à chaque fois de nous revoir très bientôt. J'ai découvert un garçon extrêmement sympathique, très vrai, très cha­ leureux. Un bon vivant qui aime la vie, qui aime bouffer, picoler, rigoler, le chahut à l'occasion, la bagarre pourquoi pas, une force de la nature en somme. Que ce copain soit en même temps, lui aussi à sa manière, un monument de la chanson française, voilà une des choses à laquelle je m'habitue mainte­ nant, mais qui, quand j'y réfléchis, me fascine tou­ jours. Je lui trouve un don spontané, naturel. Johnny peut se coucher à 6 ou 7 heures du matin et le jour même, à l'occasion d'un gala, être au maximum de sa forme. Sa voix encaisse tout, elle est extrêmement robuste. Étant moi aussi du bâtiment, ayant eu également la chance de monter sur scène très jeune,je vois d'au­ tant mieux ce que Johnny a de spécial. Une force, une puissance qui, quand il entre en scène, lentement lui fait occuper de sa seule présence tout l'espace. Je n'ai pas cette force, cette puissance et, pour compenser,je suis obligé de fonder mon spectacle sur la rapidité des entrées et des sorties très vives qui rythment mon tour. Lui, en scène se contente d' « être ». Cela suffit. C'est en 1977 seulement, que je m'en suis vraiment rendu compte :je ne l'avais jamais vu sur scène aupa116

ravant. Johnny présentait au Palais des Sports un éblouissant spectacle où son magnétisme, celui que dans un tout autre domaine, évidemment, Hitler de­ vait avoir sur les foules, m'est apparu d' une façon aveuglante. Une bête de scène, prise dans le faisceau des lasers, survoltant par sa seule présence une foule de fans. Un show digne de Las Vegas. A la fin, j'ai été le voir dans sa loge etje le lui ai dit. Alors, Johnny, de sa voix, que je ne dirai pas inimitable, m'a répondu : - On va y aller aux États-Unis. On va leur montrer ce que c'est, va... Dernièrement, l'Élysée-Matignon a donné une fête pour son anniversaire. Autour de Johnny, tous ses copains, Michel Sardou et Carlos, Patrick Juvet et Demis Roussos, entre cinq cents autres. En guise de cadeau je l'ai imité. A la fin de mon numéro, il m'a remercié, en disant : - Alors, c'est vrai? Je parle comme ça? On m'a toujours dit qu'il ne fallait pas approcher les mythes de près, pour éviter d'être déçu. Johnny doit être l'exception qui confirme la règle. Mon visage s'illumine, j'ai le cœur en fête, je vais parler d'un des personnages les plus sympathiques de ce métier : Line Renaud. Au risque de paraître irrévé­ rencieux, mais elle adore cela,je dirai que tout petit,je l'admirais déjà, c'est vrai. J'avais vu la Madelon à la télévision et si, dans ce rôle, elle ne faisait pas oublier Sarah Bernhardt, par contre, j'avais trouvé la chan­ son très entraînante et son interprète une très jolie femme. A mes débuts dans ce métier, je ne l'ai pas 117

connue car Line vivait à Las Vegas. Las Vegas est un des chevaux de bataille de ses interviews au point qu'on a dit qu'elle était Vegaslomane. Mais contrai• rement à ce que prétendent certains, elle n'y est pas réellement connue que par son concierge et son fac. teur. J'ai dernièrement eu l'occasion de passer dix jours en Californie et je suis allé à Las Vegas. Las Vegas, c'est une sorte d'excroissance du désert pleine de néons et d'hôtels plus extraordinaires les uns que les autres mais où je ne comprends pas que l'on puisse vivre plus de deux jours et, un peu par curiosité, j'ai voulu savoir ce qu'il en était. Eh bien, mise à part la nouvelle génération - Las Vegas est une ville qui double tous les cinq ans et Line l'a quittée il y a déjà plusieurs années - tout le monde se souve• nait de Line Renaud et m'a d'ailleurs affirmé qu'il aurait été difficile de faire autrement : quand Line est quelque part, elle sait le faire savoir. Line y menait très bien la revue de Casino de Paris à l'hôtel des Dunes et je crois que si elle y est restée longtemps, c'est parce qu'elle y avait beaucoup de succès. Je n'ai pas vu les revues de Line au Casino de Paris du temps d'Henri Varna, mais elle y triomphe à nouveau au­ jourd'hui sous la direction de Jean Bauchet, aussi fastueux que son prédécesseur et je crois que c'est une très bonne chose pour le renom de Paris. C'est, curieusement, à l'Opéra de Paris, que j'ai rencontré pour la première fois, Line Renaud. Elle n'y chantait pas la Traviata, c'etît été extraordinaire. La chose se passait plus simplement, sij'ose dire, à l'oc• 1 18

casion des dix ans d'inter-actualités magazine, une émission à succès d'Yves Mourousi. Dans ce métier, nous sommes tous, je ne suis pas le dernier, mégalo­ mane, mais je crois que dans ce domaine, Yves Mou­ rousi arrive encore à donner des leçons. Pour cet anniversaire, il avait en toute simplicité retenu !'Opéra, invité dix-uuit cents personnes du Tout­ Paris, de la presse, de la radio et de la télévision avec un programme spécial assez insensé en ces lieux avec toutes les fanfares de Paris, des chanteurs, les pom­ piers, Alice Sapritch dans un sketch, moi pour des imitations, des ratons laveurs, que sais-je? Une affi­ che digne des Marx Brothers, ou susceptible de faire se retourner dans sa tombe le malheureux Garnier. En sortan�, nous avons pris l'ascenseur avec Régine qui m'avait accompagné et nous nous sommes trouvés en face d'une créature blondissime, à l'œil bleu perven­ che, enroulée dans un rien de vison blanc dont elle avait relevé le col jusqu'aux oreilles et qui s'est préci­ pitée sur moi en me disant avec une voix à la limite de l'expiration : - Thierry Le Luron, quelle joie de vous rencon­ trer, je vous adore ! Complètement abasourdi, j'ai suivi Régine dans la voiture qui nous attendait et lui ai demandé : - Mais qui est-ce? Et Régine, avec ce sens de l'éclipse qui a fait son succès de me répondre : - Line Renaud, tu ne l'as pas reconnue? Tu es trop jeune. 119

En fait de jeunesse, j'appris rapidement, en re­ voyant à droite et à gauche Line Renaud, qu'elle en avait à revendre. Elle est merveilleuse, le public qui l'aime, ne sait pas combien elle est Parisienne. Après sa prestation au Casino de Paris où, pendant trois heures, elle court comme une folle, change vingt-cinq fois de costumes, s'époumonnt: tout en dansant, on pourrait penser, que, épuisée par l'effort, Line rentre se reposer. Pas du tout. Sans se démaquiller, elle se précipite dans un endroit à la mode, dîne avec des copains, embrasse tout le monde et rigole. Une santé formidable ! et un sens des relations publiques éton­ nant. Line Renaud, en beaucoup plus jeune, c'est notre Mae West nationale. Le même appétit de la bouffe, du rire, de la vie. Avec Loulou, son composi­ teur préféré, elle forme le plus charmant, le plus marrant, le plus touchant des couples. J'oubliais le principal : l'humour à propos d'elle­ même. La première fois que je l'ai imitée, c'était sous le chapiteau géant des Tuileries . Une véritable horreur! Je ne descendais pas l'escalier,je le dégringo­ lais. Je ne parlais pas avec la voix de Line Renaud . J'éructais. Quant à ce que je lui faisais dire, jugez-en plutôt : - Je remercie les ouvrières qui m'ont aidée à enfi­ ler ma robe et l'entreprise de maçonnerie qui a créé mon maquillage. Ce soir, c'est l'anniversaire de Lou­ lou, je ne vous dirai pas son âge, mais ce que je peux vous dire, c'est que les bougies coOtent plus cher que le gâteau ! 120

Nous aurions pu être brouillés à vie. Line m'a im­ médiatement téléphoné en me disant : - Thierry, tout le monde me parle de cette imita­ tion et je rêve de l'entendre ... Il n'en était pas question, jusqu'au soir où, dans un restaurant où nous nous étions retrouvés après son spectacle, Jacques Chazot qui n'est jamais le dernier à jeter de l'huile sur le feu, s'est écrié : - Allez Thierry, fais-nous Line Renaud . .. Jamais je n'aurais osé si Line elle-même n'avait insisté. Alors, bravement, je me suis lancé. Tout au­ rait pu arriver avec quelqu'un d'autre que Line. Mais à la fin de mon imitation, c'est son célèbre éclat de rire qui a explosé à mes oreilles. Elle était enchantée. Ce fair play c'est tout Line. Une très grande vedette et une très brave fille, qui a fait graver en lettres d'or sur ses cartes de visites « Chevalier de la Légion d'hon­ neur ». C'est tout dire! II y a évidemment des gens que j'aurais adoré connaître dans ce métier. A commencer par les deux plus grands : Edith Piaf, mais j'avais onze ans en 1963 quand elle est morte. Et Maurice Chevalier que j'ai eu la chance d'approcher mais seulement superficielle­ ment. C'était très peu de temps avant sa mort. Déjà affaibli, Maurice Chevalier ne sortait pas le soir, mais toujours curieux de tout, allait au théâtre tous les dimanches après-midi. C'est à l'Olympia, pour un spectacle de Michel Sardou, que je l'ai rencontré. Pour qu'il ne soit pas dérangé, on l'avait installé dans une rangée de fauteuils pratiquement seul. Je suis

121

arrivé en retard, il n'y avait plus de place et on m'a installé à ses côtés. J'ai eu la chance de parler avec lui, brièvement bien sûr, de ce métier qu'il aimait tant. Et puis, le spectacle a commencé, nous avons seulement échangé des sourires entre deux applaudissements et quand le rideau est tombé, je lui ai simplement dit : - Au revoir, monsieur. Ce fut ma première et ma dernière approche de Maurice Chevalier et il va sans dire que je le regrette. Mais, en fait, c'est après sa mort, quand la télévision et les journaux lui ont rendu de multiples hommages, que j'ai découvert la dimension du personnage, son rôle dans l'histoire du music-hall. Il était immense, Maurice Chevalier. Il n'est pas d'exemple de vedette ayant réussi le tour de force de rester soixante ans au sommet de l'affiche : il avait fait ses débuts à dix ans, et son gala d'adieu au théâtre des Champs-Élysées, triomphal, il l'a donné à quatre-vingts ans. Pas d'exemple de Français aussi célèbre à l'étranger. Il avait été la star la plus payée d'Hollywood et resta jusqu'à sa mort extrêmement populaire aux États­ Unis. Pas d'exemple surtout de personnalité du show business aussi aimée du public. Je suis allé un jour à New York, où je passais quelques jours de vacances, dans un cinéma de quar­ tier voir : Th at' s Entertainment ( Il était une fois Hol­ lywood), en hommage aux comédies musicales du passé et quand, après avoir applaudi ces monuments que sont Bing Crosby, Frank Sinatra, Gene Kelly, 122

Fred Astaire ou Judy Garland, le public a fait une ovation à l'apparition sur l'écran de Maurice Cheva­ lier, je me suis senti très fier pour lui, pour la France; j'en ai été très ému. Ma projection dans le monde du show business a été si brutale, si rapide, si inattendue, que je suis finalement, même aujourd'hui, épaté de « côtoyer » ceux qui ont été les idoles de ma jeunesse toute proche. S'il est vrai que parfois, quand on rencontre une vedette, le charme s'évapore, par contre les vrais, les authentiques, les grands, gagnent à être connus. Je l'ai vérifié par exemple avec Charles Trenet, Gilbert Bécaud, Charles Aznavour. Il faut que je m'habitue à comprendre que je ne suis pas un admirateur de plus, mais un des leurs. En fait, je suis resté très « public » dans l'âme, c'est peut-être pourquoi ce métier conti­ nue d'exercer sur moi un tel envoOtement. J'ai déjà parlé d'elle quelquefois dans ce livre. Par quel bout prendre Régine? Je ne sais. Parler de cet extraordinaire personnage que j'aime, relève du par­ cours du combattant sur un champ de mines. A la moindre réticence à son talent, à ses succès, à sa réussite, l'une d'entre elles risque de vous exploser au visage et quand Régine explose... Je l'ai connue à la grande époque du New Jimmy's avec tous les soirs, des distributions éblouissantes réunissant Onassis ou les Rothchild entre cent au­ tres célébrités. Entre deux danses, nous parlions à perdre haleine jusqu'à l'aube où pour ranimer les bonnes volontés défaillantes, Régine improvisait 123

vite fait - un délicieux spaghetti tout en continuant à nous parler de son sujet favori : elle-même. Un sujet d'étonnement, · de ravissement, de fascination constant : Régine est incontestablement le membre numéro 1 - et le plus actif - de son club de fans. Nous nous voyions à longueur de nuit, nous nous téléphonions dans la journée et elle m'avait invité à participer à son musicorama à la salle Wagram. Je me souviens que pour mes vingt ans, Régine m'avait of­ fert un portes-billet de chez Hermès en me disant : - Que ce porte-billets ne t'empêche pas de jeter ton argent par mes fenêtres. Conseil superflu :j'étais pris alors d'une frénésie de cadeaux somptueux que je distribuais à tous mes amis, comme autant de gages d'affection. Les uns et les autres, nous nous recevions souvent à déjeuner, à dîner, et c'étaient alors des tornades de rire : il y avait une grande complicité entre nous. Un jour, pour l'an­ niversaire de Régine, je décidais de donner dans mon appartement de la rue Saint-Jacques, un déjeuner réunissant le « clan » , à savoir Dani, Chazot, Jean­ Marie Rivière, Luc Fournol et quelques autres. Un clan de papillons de nuit, aussi effarouchés par la lumière du jour que les vampires de films d'épou­ vante, si bien que pour leur assurer confort moral et bonne mine, j'avais fermé tous les rideaux et allumé toutes les bougies : une atmosphère à 2 heures de l'après-midi de night club. Croyant faire plaisir à Ré­ gine,j'avais écumé la veille le marché aux puces et fait l'acquisition d'une somptueuse cafetière en argent 124

massif de Tiffany' s. Las! Après l'avoir examinée sous toutes les coutures, Régine me dit : - Tu es bien gentil, mais elle ne me plaît pas telle­ ment... Elle plaisait par contre beaucoup à Jacques Chazot. Régine n'avait pas eu le temps de terminer sa phrase qu'il s'était déjà écrié : - Moi, je la trouve sublime. Et l'avait « engourdie ». Ce qui réglait la question de la cafetière en argent mais pas celle du cadeau d'anniversaire de Régine. On ne fait jamais assez confiance à l'agilité d'esprit de Régine. Cadeau pour cadeau, elle examinait déjà avec un intérêt plus que· suspect, deux superbes dessins d'Othon-Friesz que j'avais accrochés au-dessus du canapé et auxquels je tenais beaucoup et après avoir négligemment laissé tomber : - Çà, tu vois, par contre... Sans autre forme de procès, elle les décrocha. Que faire? Je les lui offris de bon cœur et pour bien lui montrer que ce « hold-up » impromptu n'avait pas exagérément meurtri le petit collectionneur que je suis, lors de son passage à Bobino, puisqu'elle sem­ blait apprécier les œuvres d'Othon-Friesz, je lui offris un troisième dessin. Elle l'a toujours sans sa chambre. Nuit après nuit, tel un paquebot immobile voguant sur les eaux de la nuit, le New Jimmy's embarquait pour des croisières surprises un contingent serré de 1 25

stars, de princesses, de magnats de la finance, de l'industrie et de la poudre aux yeux habilement mêlé par Régine, pour le plaisir des yeux, à de superbes créatures de sexe féminin à la profession aléatoire et à de beaux jeunes gens avides de promotion sociale express, et nous nous amusions énormément, car non seulement, entre minuit et 7 heures du matin, tout pouvait arriver, mais surtout, tout arrivait. On m'a raconté un soir de folie totale. La concierge de son hôtel lui ayant affirmé qu'en matière d'établissement nocturne, le New Jimmy's était le top à Paris, ce qui était l'exacte vérité, Bob Hope, célèbre comique amé­ ricain, y avait retenu une table par téléphone. Cette nouvelle survolta Régine. Sur-le-champ, et sachant surtout l'émission T.V. de Bob Hope, la plus popu­ laire des États-Unis, elle décida de lui ménager une surprise en introduisant au New Jimmy's un piano blanc, ce qui, étant donné les dimensions de l'endroit, était aussi facile que de faire pénétrer le France dans une bouteille à encre. Mais ce que Régine veut... A minuit pile, Bob Hope s'installait dans l'entrée sur la banquette qui est au Jimmy's ce que la table à côté de la caisse est à Lipp : la meilleure place, et à la surprise générale, excepté celle de Bob Hope qui, n'étant ja­ mais venu dans l'endroit, ne pouvait en saisir la sa­ veur exceptionnelle, Régine entamait un récital com­ plet de ses chansons ponctuées d'applaudissements d'autant plus spontanés qu'il n'y avait là que des amis. Un des plus grands triomphes de sa carrière qui ne sembla pas impressionner Bob Hope. Avant la fin du 126

Tout petit je croyais 'déjà a� Père Noël.

Avec Papa, M aman M emé , et le pet"t I neveu Erwan.

\'

. ... ·•.;-- • • : ' .,- t . ' f, • ... .. ' • •• t • ' t · , 1 4 · , .,, ' .,, C , fil ' t t •• t • 1 • , 1 1 ,. . .. ., ... .. • • • •• 4 "• • • , 1 .

Le lit à baldaquin dans lequel je passe trop peu de temps.

En plein entraînement de judo la meilleure défense c'est l'attaque .

.... .7

Mes débuts au théâtre dans « Les Femmes Savantes » avec Fernand Ledoux.

Courageux Jacques Martin : je sers de cuistot ù cet excellent cuisinier.

Il y a toujours de la joie avec Charles Trenet.

Chassé-croisé équestre avec Yves Mourousi aux Tuileries.

·, i, l,,

/4

., .

IJ

"