Devenir Fou Pouretre Sage: Construction D'Une Raison Christienne L'Aube De LA Reforme
 2503521622, 9782503521626

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DEVENIR FOU POUR ÊTRE SAGE Construction d'une raison chrétienne à l'aube de la réforme grégorienne

Deve nir fou pour etre sage A

Constru ction d'une raison chrétienne à l'aube de la réforme grégorienne

Thierry Lesieur

BREPOLS

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D/2003/0095/87 ISDN 2-503-52162-2 Printed in the E.U. on acid-free paper

à mon père

Préface Saint Bernard, au regard de l'histoire, a perdu le combat âpre où il écrasa Pierre Abélard, l'avant-courrie r de la grande scolastique. Pourtant, le moment cistercien avait posé les jalons d'une pensée proprement chrétienne, dont les échos subsistèrent longtemps. Le beau livre de Thierry Lesieur en propose une généalogie fort neuve. En effet, il nous montre comment s'est construite, ou a prétendu se construire une rationalité chrétienne au début du premier millénaire (Xe et XIe siècle). Jusqu'à présent, la pensée philosophique n'a paru naître ou renaître en Occident médiéval qu'au moment épiphanique et inopiné de la" Renaissance du XIIe siècle"· Auparavant, les historiens de la pensée ne distinguent guère de lueur dans ces « siècles noirs » ( dark ages, disent les historiens anglais, siècles de fer selon les médiévistes français). Certes, l'histoire sociale récente a commencé à retrouver des processus plus complexes dans la formation de la société, mais l'histoire culturelle continue à déplorer l'écroulement carolingien. Or la grande avancée du travail de Thierry Lesieur, c'est de sortir de ce cycle des renaissances et de la récupération d'un héritage antique pour montrer les conditions et le développemen t endogènes d'une pensée qui se donne comme fin de rendre compatibles, ou du moins comparables, les exigences logiques et conceptuelles de la philosophie et les restrictions éthiques et religieuses apportées au jeu de la pensée par le christianisme, au moment où un large mouvement de christianisation de la société (la « réforme grégorienne ») se développe. Thierry Lesieur a su éviter le piège finaliste (tout conduit nécessairemen t à la réforme grégorienne) en concentrant son analyse sur trois auteurs, Lanfranc du Bec, Pierre Damien et Othlon de Saint-Emmeran , dont il montre, au début de son travail, les liens avec le pape Léon rx. Le thème principal qui relie ces trois œuvres est celui du rejet du principe logique de non-contradict ion, au profit d'une logique chrétienne de la conjonction des opposés, fondée sur un modèle musical de concordance et susceptible d'applications dans la production d'images. Il ne s'agit donc pas ici d'une étude de doctrine (bien que de passionnantes pages soient consacrées à la controYerse entre Lanfranc et Bérenger sur l'eucharistie), ni de simple rhétorique chrétienne (puisque les auteurs visent, au delà des modes de persuasion, une véritable figuration nouvelle du savoir), mais d'une sorte de déontologie culturelle chrétienne. Il faut savoir gré à Lesieur d'avoir mis en évidence les débuts, mal connus, des grands débats entre logique religieuse et logique chrétienne, dont on connaît le dépassement à l'âge classique de la scolastique et les difficultés cruciales au XIVe siècle. La méthode suivie est celle d'une lecture minutieuse des textes, qui tente de tirer des formulations mêmes des auteurs les concepts essentiels qui construisent le thème de l'identité des opposés. Les notions connexes d'équipollence , de col-

PRÉFACE

lation, d' antikeimena sont analysées avec beaucoup de soin. Ce parti pris d'usage des catégories mêmes des auteurs a l'avantage de respecter l'objet considéré, en laissant dè _côté des catégories plus familières au lecteur actuel, mais qui étaient précisément rej~tées par les auteurs monastiques. De ces pages analytiques surgissent des démonstrations fort convaincantes sur la subversion du syllogisme par la métaphore, sur la question d'une dialectique divine propre à la création, sur l'émergence de la catégorie de relation, arrachée à la logique d'Aristote, sur le renversement de la logique du signe par la confrontation avec le sacrement. Les résultats de cette analyse sont donc fort importants: en premier lieu, l'auteur donne un contenu précis à un type de savoir ou de pensée que l'on a souvent qualifié de «allégorique», au mieux de« symbolique »,sans trop s'attarder sur ce que cela signifiait et en suggérant par là un certain «primitivisme» . En ce sens, le livre prendra place aux côtés des grands travaux de Jean Wirth ou de Jean-Claude Bonne sur la force cognitive de l'image romane. Le grand acquis du livre est de mettre au jour une pensée de la similitude et de l'identité issue d'un véritable travail de pensée et non d'un pur abandon à l'association. De belles pages expliquent bien l'usage épistémologiqu e fait de la lecture des Psaumes, considérés comme lieu essentiel de la manifestation divine d'un mode chrétien du savoir. La question de la persona (notion de rhétorique latine qui croise ici le sens trinitaire du mot) prend un sens nouveau, porteur de nouveautés théologiques. Plus généralement, le traYail de Thierry Lesieur suggère de considérer plus attentivement l'impact doctrinal, et non formel, de la rhétorique, discipline dont l'usage demeura ininterrompu depuis l' Antiquité et qui contribua fortement à l'éclosion du droit médiéYal au xne siècle. De ces analyses riches découle une réévaluation importante de l'image traditionnelle du XIe siècle comme période d'obscure attente. Le crédit accordé par les auteurs monastiques à la sensation, aux passions, à condition qu'elles soit adéquatement orientées, manifeste bien des« lumières» du XIe siècle. L'image du siècle suivant s'en trouve aussi modifiée : la théologie monastique ; débarrassée de sa teneur réactive, cesse d'être le repoussoir de la théologie scolastique. Thierry Lesieur a su montrer comment une nouvelle autonomie du savoir chrétien était postulée par ces efforts et englobait la théologie, le droit, la musique et les arts plastiques. En somme, il nous invite à suivre le développemen t d'une architecture romane de la pensée et il faut lui en savoir gré. Alain Boureau

Introd uction Évoquant dans sa Vita Leonis noni le parcours scolaire de Brunon, futur pape Léon IX (1049-1054), et de son condiscipl e Adalbéron , frère du duc Hézelon et fils du prince Frédéric, Humbert de Moyenmou tier décrit tout d'abord comment les deux jeunes hommes s'initient en premier lieu au trivium, acquérant à travers cet art une connaissan ce de la prose et du vers, et une capacité à trancher ou débrouille r des controvers es de types judiciaires (forenses controversias1 ). Les sciences du langage que sont la grammaire , la rhétorique et la dialectique que le biographe réunit, selon l'habitude del' époque, sous le vocable de trivium, constituen t ainsi le premier versant des études. Il convient de remarquer l'importan ce qu'il accorde en passant à l'œil de l'esprit ( oculo mentis) comme mode de connaissan ce, métaphore très récurrente du discours monastiqu e qui semble indiquer un mode d'approch e du triviumpar ticulier. La suite du texte confirme cette impression , puisque l'hagiogra phe ajoute: "Ils goûtèrent enfin au quadrivium, dont ils suivirent la voie, guidés par leur intelligenc e naturelle; ils ne furent pas non plus les derniers à y briller, comme contribuer a à le montrer ce qui suit"2• L'auteur de la Vita souligne ainsi deux spécificités de l'approche des arts libéraux pratiquée par le futur pape Léon IX et son condiscipl e: tandis que l'œil de l'esprit leur permet de juger des matières de justice, c'est une forme de savoir fondée sur ce que le biographe nomme "intelligen ce naturelle" ( ingenium naturale) qui les guide sur le voie du quadrivium - qui regroupe les sciences du nombre: arithmétiq ue, géométrie, astronomi e et musique. Parmi ces sciences du quadrivium, l'une détient la préséance, puisque l'hagiogra phe précise au chapitre 15 du premier Livre: "La science des matières divines et humaines brillait en lui d'un ,if éclat, et surtout un agréable ( ddectabilis) talent dans l'art musical; non seulement il y égalait les maîtres anciens, mais il précédait même certains d'entre eux par sa maîtrise de la douce harmonie"3 . Ce

1 . "Nempe ut primum competit rudibus decurso artium trivio, non solum claruerunt prosa et metro, verum et forenses controversias acuto et vivaci oculo mentis deprehensas expediebant seu removebant sedulo". Michel Parisse et Monique Goullet, La Vie du pape Léon IX (Brunon, évêque de Toul) (abrégé par la suite en La Vie du pape Léon D(), Les Belles Lettres, Paris, 1997, pp. 12-14. 2 • "Quique quadrmium naturali ingenio vestigantes degustarunt atque non minimum in ipso quoque valuerunt sicut sequentia ex parte indicabunt". Ibid., p. 14. 3 . "Sapientia divinarum humanarum que artium in eo refulgebat amplissima maximeque delectabilis musicae artis peritia, qua antiquis auctoribus non modo aequiparari poterat, imo in mellica dulcedine nonnullos eorum praecellebat" . Ibid., pp. 52-54.J'ai préféré traduire le syntagme in mellica dulcedinepar maîtrise de la douce harmonie, plutôt que par connaissance des lois de la douce harmonie comme le proposait Michel Parisse et Monique Goullet, car le contexte ainsi que !'ensemble de la Vita ne permettent pas de juger quelle part le savoir d'ordre théorique et la connaissance de lois a joué dans le travail de composition de Léon IX. Le reste du texte ainsi que l'évocation de l'intelligence naturelle par l'hagiograph e laisseraient penser qu'il s'agit d'un processus spontané plutôt que réfléchi.

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INTRODUCTION

n'est pas par la rédaction de traités que le pape Léon IX manifeste ce savoir musical qui le distingue, mais par sa capacité à "amplifier par d'admirables ornements musicaux les louanges du service divin" 4• Il ne s'agit donc pas tant d'un savoir livresque que d'une aptitude naturelle à la composition5 . Outre des répons en l'honneur de saint Hidulfe, de sainte Odile et du pape Grégoire 1er, Léon IX composa également lors d'un passage par la ville de Metz et à la demande de l'abbé Sigefroi de Gorze une musique pour les répons de l'office de nuit en l'honneur du glorieux martyr Gorgon 6 . Le pape Léon IX constitue l'une des grandes figures de la période pré-grégorienne 7. Son accession au siège pontifical en 1049 marque le véritable démarrage de la phase active de la réforme 8 . En décembre 1048, lorsque l'empereur Henri III le désigne comme successeur de Damase Il, Brun on est alors évêque de Toul. Cette charge qu'il assure depuis déjà vingt ans, lui a donné l'occasion d'affirmer sapersonnalité de réformateur et de constituer autour de lui un groupe d'hommes compétents qui l'accompagnent à Rome. Parmi ceux-ci figurent notamment Frédéric, cousin de Brunon et fils du duc de Lorraine, qui deviendra pape en 1057 sous le nom d'Étienne IX, et surtout Humbert de Moyenmoutier, que Brunon fait nommer cardinal-évêque de Silva Candida peu de temps après son élection et qui restera jusqu'à sa mort l'un des plus ardents partisans de la lutte contre la simonie dans l'entourage du pape 9 . Avec l'arrivée à Rome de ces réformateurs venus de

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. "Nam compones responsoria in veneratione gloriosi C}Tiaci martiris sanctique Hidulfi Trevirorum archipraesulis necnon beatae Odilae virginis atque venerandi Anglorum apostoli Gregorii doctoris divini laudes servitii mirifico decore ampliavit''. Ibid., p. 54. 5 . "Inde per urbem Mediomatricorum remeans, petitu venerandi abbatis Warini consecravit Ibidem sancti pontificis Arnulfi basilicam, ubi exoratus a domno Sigifrido Gorziensi abbate composuit in veneratione gloriosi mart}Tis Gorgonii nocturnalium responsoriorum dulcisonam melodiam". ibid., p. Y2. 6 . Ibid. 7 . Pour une présentation plus approfondie de la carrière de ce pape et une bibliographie détaillée, cf. C. Munier, Le pape Léon IX et la réforme de l'Église (1002-1054), Strasbourg: Éditions du Signe, 2002. Cf. également P.-P. Brucker, L'A_lsace et l'Église au temps du pape Léon IX (Brunon d'Eguisheim), 1002-1054, 2 vol., Strasbourg-Paris, 1889; E. Petrucci, Ecclesiologia e politica di Leone IX, Rome, 1977. Voir également les article.s: H. Tritz, "Die hagiographischen Quellen zur Geschichte Papst Leos IX. Eine Untersuchung ihrer Uberlieferungs- und Entstehungsgeschichte, dans Studi Gregoriani, 4 ( 1952), pp. 191-364; P. Riché, "Léon IX", dans Histoire des saints et de la sainteté chrétienne, Paris, 1986, t. 5, pp. 182-191;].-M. Mayeur, CH. et L. Pietri, A. Vauchez, M. Venard, Le pontificat de Léon IX, dans Histoire du christianisme, Paris, Desclée, 1993, t. IV, pp. 862-866. Pour une présentation plus large du contexte historique et de la critique historique contemporaine concernant le pontificat de Léon IX, cf. le récapitulatif intitulé "Choix bibliographiques" proposé par M. Parisse dans La Vie du pape Léon IX, pp. 153-4. Pour une approche de la carrière littéraire de Léon IX, enfin, on pourra consulter le traité intitulé Libellus de conflictu vitiorum atque virtutum qui lui est attribué (PL 143, col. 559-578), ainsi que sa correspondance assez abondante (Epistolae et decreta pontijïcia, Ibid., col. 591-798). 8 . "The transformation of the papacy from a passive institution to a deliberate force seizing the initiatiYe was the reformers' most basic, ifunspoken, goal. The elevation of Bishop Bruno of Toul as Pope Leo IX in 1049 marks the beginning of this change". Papacy and Law in the Gregorian Rcvolution. The Canonistic 1~ork of Anselm of Lucca (abrégé Papacy and Law par la suite), Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 18. 9 . Humbert de Moyenmoutier compose au cours des années 1050 un ouvrage qu'il intitule Adversus simoniacos (PL 143, col. 1003-1212). Il jouera également un rôle important lors du schisme avec l'Église d'Orient en 1054. Pour une présentation de sa vie et de ses écrits, cf. U.-R. Blumenthal, "Humbert von Silva Candida", dans Theologische Realenzyklopiidie, vol. 15, 1986, pp. 682-85. On trouvera une bibliographie bien informée des différentes éditions de ses œuvres ainsi que de la littérature secondaire concernant l'auteur. Ibid., p. 685.

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INTRODUCTION

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INTRODUCTION

Lorraine, la papauté s'oune ainsi en direction du Nord-Ouest sur un axe qui se prolonge jusque vers les Flandres et au-delà, vers l'Angleterre. En effet, l'un des traits qui caractérise le pontificat de Léon IX et qui marque une innovation par rapport à ses prédécesseurs est l'ouverture sur le reste de l'Europe. Troisième d'une lignée de papes dits "allemands" qui occupent le SaintSiège entre 1046 (élection de Clément Il, ancien évêque de Bamberg) et 1058 (mort de Frédéric de Lorraine devenu pape sous le nom d'Étienne X), Léon IX est luimême originaire de Lorraine et, outre le latin, maîtrise la langue germanique aussi bien que la langue romane 10 • Dès son arrivée à Rome, l'un des principaux objectifs que vise le pape nouvellement élu est d'étendre autant qu'il lui est possible, et notamment au-delà des Alpes, le cercle d'influence de la papauté. Il entreprend alors un grand voyage qui symbolise bien ce désir d'ouverture et qui le mène tout d'abord à Reims, où il rencontre plus d'une soixantaine d'évêques et d'abbés venus du royaume de France, de Lorraine, du duché de Normandie et même du royaume d'Angleterre. Puis il se rend quinze jours plus tard à Mayence, où il tient concile en compagnie de la plupart des évêques et archevêques du royaume de Germanie. À ce périple inaugural, Léon IX ajoute un second élément hautement symbolique, en adoptant comme sceau officiel de la papauté un motif constitué de deux cercles concentriques entre lesquels figure la phrase "La terre est emplie de la miséricorde divine" (Misericordia Domini plena est terra) tirée du Psaume 32 qui suggère le motif du cercle comme un symbole possible du disque terrestre 11 . Au centre du plus petit des deux cercles figure une croix entre les bras de laquelle apparaît le monogramme LE O.P. signifiant de Leo Papa. Ainsi réparti sur chacun des quarts du cercle central, le nom du pape, intimement mêlé au motif de la croix et situé bien au centre du cercle, s'étale néanmoins dans les quatre directions comme sur l'ensemble de la surface terrestre. Afin de concrétiser cette politique d'expansion que résume le sceau papal, Léon IX dut faire appel à des relais bien implantés localement et requérir leur participation à son projet de réforme. Il en résulta une diversité "européenne" du groupe de réformateurs dont s'entoura le pape bien représentative de la richesse et de l'étroitesse des relations qui existaient à l'époque entre les divers centres monastiques d'Europe. Outre le cercle lorrain qui l'accompagne en Italie, Léon IX rencontre également sur place des réformateurs de qualité à la forte personnalité auxquels il demande la participation. Parmi ceux-ci, le personnage de Pierre Damien se détache particulièreme n t 12 •

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La Vie du pape Léon IX, lib. I, cap. I, p. 6. Pour une présentation détaillée du motif figurant sur les documents officiels sous Léon IX, cf.Joachim Dahlhaus, "Aufkommen und Bedeutung der Rota in den Urkunden des Papstes Leo IX'', AHP, 27 (1989), pp. 7-84. ' 2 • Parmi les ouvrages les plus importants concernant la vie et la personalité de Pierre Damien, on peut citer, entre autres: EndresJ. A., "Petrus Damiani und die weltliche V\'issenschaft, in Beitrage zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, 8/3, Münster, 1810; 0.J. Blum, St. Peter Damian: His Teachingon the Spiritual Life, Washington, 1947; F. Dressler, Petrus Damiani. Leben und fferk, Roma, 1954 (Studia Anselmiana, 34); Gonsette J., Pierre Damien et la culture pnifane, Louvain, 1956; P. Palazzini, Il diritto strumento di riforma ecclesiastica in S. Pier Damiani, Roma, 1956 ;J. J. Ryan, Saint Peter Damiani and his canonical sourœs, Toronto, 11



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INTRODUCTION

Agé de 42 ans lorsque Brunon arrive à Rome, ce moine né à Ravenne en 1007 incarne un courant réformateur très influent en Italie au milieu du XIe siècle qui est celui de l'érémitisme romualdien inspiré de la vie d'un saint ayant vécu en 952 et 1027 nommé Romuald. Cinq ans avant l'accession de Brunon au siège pontifical, Pierre Damien avait rédigé une Vie en l'honneur du saint qui constituait un texte fondateur pour le monachisme romualdien et faisait de son auteur l'une des figures éminentes de la pensée réformatrice en milieu monastique.C'est sans doute à ce titre que, alors qu'il n'est encore que simple prieur de l'ermitage de Fonte Avellane, Léon IX lui demande de rédiger un rapport sur l'état du clergé que Pierre Damien termine en 1049 et qu'il intitule Liber Gomorrhianus13 . La même année, présidant un synode à Rome au mois d'avril 14 , Léon IX confirme les décrets promulgués par ceux qui l'ont précédé sur le siège apostolique avant de condamner diverses pratiques ayant cours au sein de l'Église, dont le nicolaïsme ou concubinage des prêtres, et surtout la simonie1 5 , c'est-à-dire la "volonté intentionnelle ou effective d'acheter ou de vendre un bien spirituel ou attaché au spirituel'%.

1956;]. Leclercq, Saint Pierre Damien ermite et homme d'Église, Roma, 1960; M. Lokrantz, L'opera poetica di S. Pier Damiani, Stockholm, 1964 (Studia Latina Stockhomensia, 12); A. Cantin, Lettre sur la toute-puissance divine, Paris, Le Cerf, 1972. Id., Les sâences séculières et la foi. Les deux voies de la sâence au jugement de S. Pierre Damien ( 1007-1072), Spoleto, 1975. Id., Pierre Damien et la culture de son temps, Studi Gregoriani, 10 ( 1975), pp. 245-285; Hans-Peter Laqua, Traditionem und leitbilder bei dem Ravennater Reformer Petrus Damiani. 1042-1052, München, 1976 (Münstersche Mittelalter-Schriften, 30); Giovanni di Lodi, Vita di San Pier Damiani, Roma, Città Nova, 1993; Michel Grandjean, Laïcs dans l'Église; regards de Pierre Damien, Anselme de Cantorbéry et Yves de Chartres, Paris, Le Cerf, 1994. Pour une présentation plus détaillée de la riche bibliographie concernant Pierre Damien, cf. l'édition critique des lettres du réformateur donnée par Kurt Reindel en 1989 qui fait référence en la matière (Die Briefe des Petrus Damiani, éd., t. 3, München, 1989). On peut également consulter l'important ouvrage, plus récent, de Giuseppe Fornasari: Medioevo riformato del secolo XI. Pier Damiani e Gregorio VII, Liguori Editore, Napoli, 1996 (en particulier la note introductive à "Prospettive del pensiero politico di S. Pier Damiani", pp. 51-52, ainsi que "S. Pier Damiani e la storiografia contemporanea", pp. 97-126). 13 • "Parmi ces papes saint Léon IX, qui déposa de nombreux simoniaques, et qui eut la douleur de voir les grecs rompre avec lui, alors qu'il était prisonnier des normands. Pierre Damien écrira une lettre sereine à un patriarche grec pour justifier la croyance de l'Église romaine touchant la procession du Saint-Esprit. Mais dès le début du pontificat de Léon IX, en 1049, il lui fit tenir sur l'état du clergé un long et incroyalle rapport". André Cantin, Lettre sur la toute-puissance divine, Paris, Le Cerf, 1972, p. 25. 14 . "Taking his pontificale as a whole, it is clear that Leo had a wider, more encompassing, idea of ecclesiastical law. This can be seen at Rome in April 1049, where he held the first ofhis reforming synods''. Papacy and Law, p. 19. 15 . K.]. Cushing souligne l'importance que la lutte contre la simonie et le nicolaïsme tenait parmi les préoccupations de Léon IX en rappelant que: "The canons from Leo IX's Roman synod are no longer extant. Simony was undeniably the main issue [ ... ] According to Damiani in Contra clericorum intemperantiarn (Reindel, III, n°. 112), at pp. 280-1, Leo also attacked the practice of clerical concubinage bv decreeing that ail wives and concubines of priests in Rome were to be declared unfree, and were to become the property of the Lateran palace". Ibid., n. 29, p. 19. rn Cette définition que j'emprunte à l'article rédigé par A. Bride dans le Dictionnaire de Théologie Catholique ne constitue en fait qu'un aspect de la notion de simonie. Pour la définir plus complètement, il convient, comme l'explique A. Bride, de distinguer la simonie de droit divin, se caractérisant comme la "volonté intentionnelle ou effective d'acheter ou de vendre un bien spirituel ou attaché au spirituel" (Studiosa seu deliberata voluntas emendi vel vendendi aliquid spirituale vel spirituali adnexurn), citation que l'auteur emprunte à saint Thomas d'Aquin (IP-Irae, q. c, a. 1), et la simonie de droit ecclésiastique, qui suppose un pacte ou "contrat concernant un bien spirituel ou attaché au spirituel qui, au regard de la religion, apparaît interdit par la loi divine ou ecclésiastique" ( Contractus ârca spirituale aut spirituali adnexurn,

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INTRODUCTION

C'est surtout à sa lutte tenace contre des pratiques dénoncées comme peccamineuses que Léon IX doit sa réputation de réformateur. Ainsi qu'en rend compte la Vita Leonis noni, le pape ne prononça la condamnation de la simonie qu'après avoir tout d'abord procédé à une mise à jour du droit canon, en ratifiant un certain nombre de décisions synodales et papales 17 . Mais la Vita ne met pas seulement en avant cette activité réformatrice du droit canon qui accompagna le mouvement de rénovation de l'Église. Ainsi qu'il a été montré précédemment , l'hagiographe propose également une organisation du cursus scolaire visant l'acquisition d'une certaine forme de savoir fondé sur le quadrivium - et plus particulièreme nt la musique - et faisant appel à l'intelligence naturelle. La réforme des institutions se serait-elle accompagnée d'une réforme du savoir? Un an après son élévation au rang de pape, Léon IX, qui présidait le concile qui s'ouvrit à Rome le 29 avril 1050, fut pour la première fois amené à prendre position dans la toute nouvelle dispute qui s'engageait entre Lanfranc, alors abbé de Saint-Étienne de Caen, et Bérenger de Tours, chanoine et écolâtre de la collégiale Saint-Martin de Tours et archidiacre del' église Saint-Maurice d' Angers 18 . Rappelons brièvement les principaux repères chronologique s de cette querelle qui allait donner lieu à l'un des débats théologiques majeurs de la seconde moitié du XIe siècle. Au cours de l'année 1048 environ, Bérenger découvre un traité sur l'eucharistie écrit au IXe siècle par Ratramme de Corbie qu'il attribue à tort à Jean Scot Érigène19. Très intéressé par les conceptions exposées par l'auteur dans ce traité, il ne peut cacher son enthousiasme et divulgue les réflexions que lui inspirent ses lectures. La nouvelle de l'intérêt que Bérenger et son entourage portent au traité de Ratramme de Corbie parvient aux oreilles de Lanfranc, alors prieur de l'abbaye normande du Bec, qui proclame aussitôt son opposition aux conceptions concernant l'eucharistie que développe l'écolâtre de Tours, reprochant à celui-ci de ne voir dans le pain et le vin consacrés qu'un sacrement et non la vraie chair et le vrai sang du Christ20 . Fermement convaincu du bien-fondé de son interprétation, Bérenger

intuitu religfonis a lege divina vel ecclesiastica prohibitus), selon une définition que l'auteur emprunte à Wernz-Vidal (Jus canonicum, t. IV, n. 6, note 11). A Bride précise à ce propos que, "sous le nom de pacte ou de contrat, il faut entendre non seulement toute espèce de transaction proprement dite, mais encore toute volonté, même non manifestée extérieurement, d'accomplir telle transaction interdite par le droit divin ou ecclésiastique". Pour plus de détails sur cette notion, cf. l'entrée Simonie, A. Bride, dans Dictionnaire de Théologie Catholique, t. 14, 2ème partie, Paris, 1941, col. 2141-2160. 17 • "Quantam autem solertiam in catholica ltege conservanda adhibuerit, in primo Romano concilio quod multis episcopis consedentibus habuit demonstrat, ubi statuta quatuor principalium sinodorum viya voce corroboravit decretaque omnium suorum antecessorum pontificum tenenda confirmavit. Simoniacam etiam haeresim damnavit, quae jam nonnullas mundi partes invaserat et in eodem concilio quosdam deposuit episcopos quos praedicta haeresis naevo suae nequitiae maculaverat". Fita Leonis noni, II, 10, p. 86. 18 • "Vers l'année 1048, Bérenger, chanoine de la collégiale de Saint-Martin de Tours, écolâtre de cette institution et archidiacre de l'Église Saint-Maurice d'Angers, découvre un exemplaire du traité de !'Eucharistie qu'avait écrit au IXè siècle Ratramme, moine de l'abbaye de Corbie dans le nord de la France". "Lanfranc et Bérenger: les origines de la doctrine de la transsubstantiation ", dans Lanfranco di Pavia e l'Europa del secolo XI, éd. G. D'Onofrio, Italia Sacra 51, Rome, 1993, p. 298. rn Ibid. 20 • "Dicebat enim panem et uinum post consecrationem sacramentum tantum, non autem esse uerum Christi corpus et sanguinem". Vita Lanfranci, éd. M. Gibson, Lanfranco di Pavia e l'Eumpa del secolo XI (abrégé Lanfranco di Pavia par la suite), Rome, 1993, p. 676.

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INTRODUCTION

adresse au cours de l'année 1049 une lettre à Lanfranc, dans laquelle il lui propose d'organiser un débat où chacun aura le loisir de défendre ses positions. Détournée de sa destination, ce n'est cependant pas entre les mains de Lanfranc que parvient cette lettre, mais entre celles du pape, qui décide alors de la soumettre à l'appréciation du concile qu'il tient à Rome en avril 1050. À l'issue de ce concile au cours duquel Lanfranc prend la parole, les thèses développées par Bérenger sont condamnées et son excommunication est prononcée. En septembre de la même année, le concile de Verceil confirme cette décision et déclare Bérenger hérétique 21 • Cette double condamnation ne suffit pas cependant à dissuader Bérenger qui continue à professer ses idées, rédigeant même un pamphlet contre Léon IX en 1051. En 1059, il est finalement contraint de lire une profession de foi spécialement rédigée par le cardinal Humbert au cours d'un concile tenu par le pape Nicolas II. Un an plus tard, déclarant qu'il ne se sent nullement tenu par cette profession de foi qui lui a été imposée par la contrainte, Bérenger reprend l'initiative en composant un nouveau traité qu'il intitule Écrit contre le synode (Scriptum contra synodum), et auquel Lanfranc répond quelques années plus tard (sans doute vers 1066) sous forme d'une lettre à laquelle il ne donne pas de titre, mais qui sera désignée par la suite du nom de Livre sur le corps et le sang du Seigneur (Liber de corpore et sanguine Domini). Bien que privé d'un appui politique important avec la mort de son protecteur, le comte d'Anjou Geoffroi Martel, en 1060, Bérenger rédige malgré tout une nouvelle et longue réponse qu'il adresse à Lanfranc entre 1066 et 1070 sous le titre Réponse contre Lanfranc (Rescriptum contra Lanfrannum22 ), dans laquelle il développe une fois encore sa conception de l'eucharistie en précisant soigneusement ce qui l'oppose à la position que soutient Lanfranc. De plus en plus contesté néanmoins en sein de l'Église, mais réussissant à éviter de justesse le concile de Rome en 1078 auquel il était pourtant sommé de comparaître, Bérenger est finalement contraint, l'année suivante, de lire une nouvelle profession de foi devant le pape Grégoire Vll qui lui interdit désormais tout droit d'enseigner sur l'eucharistie. Se retirant alors définitivement dans la région de Tours, vraisemblablement sur l'île de Saint-Côme, Bérenger y meurt en 1088. L'objet de la controverse qui oppose ainsi Lanfranc à Bérenger au cours de ces nombreuses années - la nature du pain et du vin de l'eucharistie lors de la consécration - n'entretient pas, de prime abord, de relation évidente avec le mouvement de réforme. Pourtant, c'est de nouveau le problème du mode de connaissance qui se trouve abordé par les deux protagonistes au cours de la dispute, ainsi qu'en témoigne un extrait de la lettre adressée par Bérenger à Lanfranc dans le Rescriptum contra Lanfrannum. Relevant le passage de l'Évangile selon Jean: la lumière brille dans le ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas comprise cité par Bérenger, Lanfranc écrit: "Ceci pourrait à juste titre être retourné contre toi. La lumière de la foi brille dans les ténèbres de ce

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Ibid., p. 325. "Rescriptum contra Lanfrannum de Bérenger: entre 1066 et 1070. Bérenger répond à Lanfranc, et attaque à nouveau le Concile de Rome de 1059". Ibid., p. 325.

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monde dans la mesure où nous pouvons la voir comme dans un miroir et de façon confuse, mais cette lumière, ton esprit ténébreux ne saurait la comprend re, trop absorbé qu'il est par ses propres pensées, se croyant le plus sage, dédaignan t tout le reste et rendu fou auprès de Dieu" 24 . S'appuyan t sur l'Evangi1e de jean et la Première épître aux Corinthiens, c'est ainsi une discussion sur le type de sagesse que les deux hommes engagent à travers la métaphor e de la lumière et des ténèbres. "Que tu écrives que la lumière de la foi est vue comme dans un miroir et de façon confuse, rétorque Bérenger, contredit beaucoup cette grande sagesse que tu t'octroies dans tes écrits. Même les moins instruits dans l'Église savent que ce comme dans un miroir et de façon confuse que tu insères dans ta lettre ne s'appliqua it pas chez l'apôtre à la pureté de la foi par laquelle nous cheminon s, mais à l'évidence des choses auxquelles nous devons parvenir" 25 • La question qui oppose ici les deux hommes est donc celle de savoir si la vision confuse et comme dans un miroir ne concerne que les choses qui nous seront révélées après la mort, lorsqu'elle s pourront être contemplé es dans leur évidence, ou bien si elle doit s'applique r égalemen t aux choses qui nous entourent ici-bas. "Si, poursuit Bérenger, le fidèle érudit doit connaître ce que la règle de foi lui impose d'admettre ou de rejeter ( quid admittat fidei regula, quid excludat) de la même manière qu'il connaît l'éternité elle-même qui est Dieu, et qui, ainsi que le déclare saint Augustin, est mieux connue en cette vie par nescience (qui ... nesciendo scitur), que voyait donc l'apôtre Paul au point de le contemple r, non pas comme dans un miroir et de façon confuse, mais dans une claire lumière, affirmant: même si un ange du ciel vous annonçait un évangile différent de celui que nous vous avons annoncé, qu'il soit anathème, sans jamais ajouter: comme dans un miroir et de façon confuse?" 26 • S'appuyan t à son tour sur la Première épître aux Corinthiens, Bérenger met ainsi l'accent sur l'un des enjeux majeurs de la réforme qui est celui du mode de savoir à proposer aux fidèles dans la perspectiv e de leur édification . Doit-on limiter le mode de connaissance comme dans un miroir et de façon confuse aux seules réalités célestes, comme le revendiqu e Bérenger, ou bien doit-on inviter le fidèle à l'étendre aux choses qui l'entouren t ici-bas, et en particulier au pain et au vin de l'autel, ainsi que le propose Lanfranc? À travers les positions respective s de Lanfranc et de Bérenger, c'est ainsi un choix entre deux politiques del' édification qui se pose aux autorités ecclésiastiq ues.

24 • "Ubi ego scripsi: "apparet quia lux in tenebris lucet et tenebre eam non comprehend erunt; hoc inquis tu, in te rectissime retorqueri potest. Lucet enim lux fidei in tenebris huius mundi, quantum per speculum et in enigmate possumus contueri, verum banc lucem tenebrosa mens tua nequit comprehendere despectis ceteris putans se solam sapientem esse evanescens in cogitationibu s suis stulta facta apud Deum". Béranger de Tours, De sacra coena, ed. W. H. Beekenkamp , La Haye, 1941, p. 3. 25 • "Quod autem scribis lucem fidei per speculum et in enigmate videri, multum contra illam est quam tibi tantam scriptum tuum peritiam tribuit. Constat enim etiam modicum in ecclesia eruditis, non dicere apostolum de puritate fidei, per quam itur sed de evidentia rei, ad quam est perveniendu m, illud quod scripto tuo per speculum et in enigmate inseruisti". Ibid. 20 • "Si enim constaret ita homini de ipsa aeternitate, quae Deus est, qui melius in hac vita, ut ait b. Augustinus, nesciendo scitur, sicut constare apud eruditum fidelem oportet usquequaqu e quid admittat fi dei regula, quid excludat, quod usque eo non per spaulum et in enigmate sed perspicua luce videbat apostolus, ut diceret: etiam si angelus de caelo aliud evangelizaverit quam evangelizamus vobis, anathema sit, numquam se videre dixisset: per speculum et in enigmate". Ibid.

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INTRODUCTION

En tranchant, par la bouche du pape Léon IX, en faveur de Lanfranc lors du concile de 1050, choix confirmé par le concile de 1059 présidé par le pape Nicolas II (1059-1061), l'Église, optant pour un mode de connaissance qui n'est pas celui de la claire lumière que Bérenger met en avant à partir du texte de l'apôtre Paul 27 , choisit donc de fonder la réforme des institutions sur un certain modèle du savoir. Deux ans après avoir présidé le concile de Rome en 1050, Léon IX se rend à Ratisbonne, en Bavière, où, en compagnie de l'empereur Henri III, il assiste à la translation des reliques de saint Wolfgang 28 • Face au regain de ferveur populaire que suscitait le culte du saint, les ossements de Wolfgang furent en effet déplacés en grande pompe depuis le bas-côté sud de l'abbatiale de Saint-Emmeran où ils reposaient jusque-là pour être exposés à l'adoration des fidèles dans une crypte spécialement aménagée 29 . C'est très probablement à cette occasion que la Vie de saint Wolfgang- rédigée par un moine de la communauté de Saint-Emmeran nommé Othlon réputé pour ses dons littéraires - fut lue pour la première fois 30 . Ainsi que le souligne Christine Riidlinger-Prômper, cet auteur, "qui compte parmi les personnalités les plus éminentes de son temps", témoigne dans sa Vita de son attachement au mouvement de réforme monastique initié par l'abbaye lorraine de Gorze 31 . Quelques années plus tard 32 , Othlon achève également la composition d'un ouyrage qu'il intitule Dialogue à propos de trois questions~ 3 dans lequel il remet en cause le savoir enseigné dans les écoles du siècle pour proposer une nouvelle forme de savoir destiné à accompagner la réforme de l'Église. Othlon de Saint-Emmeran est avant tout connu pour avoir été le premier auteur à renouer avec le genre de l'autobiographie et de la confession, peu pratiqué depuis les Confessions de saint Augustin 34 . L'apposition du qualificatif "réformateur" au

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"sed perspicua luce 'idebat apostolus, ut diceret: etiam si angelus de welo aliud evangelizaverit quam evangelizamus vobis, anathema sit, numquam se videre dixisset: per speculum et in enigmate''. Loc. cit. 28 . "Anwesend bei dieser Translation waren Heinrich III und Papst Leo IX, der auch die Weihe der neuen krypta Yollzog. Die teilnahme des Papstes an der Translationfeier bedeutete eine Heiligsprechung und Yerlieh dieser gleichzeitig ein besonderes Gewicht''. Christine Ràdlinger-Prômper, Sankt Emmeram in Regensburg: Struktur- und Funktionswandel eines bayerischen Klosters im Jrüheren Mittelalter, Kallmünz: Lassleben, 1987, p. 193. 29 . "Die geringe Reaktion scheint im Kloster enttaüscht zu haben, denn nun wurden erneute Anstrengungen unternommen, die Intensitit des Wolfgangskults zu verstàrken. Man ging daran, einen für die Verehrung geeigneten Raum zu schaffen, und so, wurde bis 1050 die Wolfgangskrypta fertiggestellt, die einen würdigen Rahmen bot für die Translation der Gebeine des Heiligen aus dem südlichen Seitenschiff''. Ibid. 30 • "An!a~lich der feier dürfte auch Otlohs Wolfgangsvita zum ersten Mal verlesen worden sein''. Ibid. 31 . "Otloh, der Verfasser der neuen Vita, zàhlt zu den Herausragenden Persônlichkeiten seiner Zeit. lm gegenwàrtigen Zusammenhang interessiert besonders sein Einsatz für die !deale der Gorzer Reform, die auch in seiner Wolfgangsvita zum Ausdruck kommen". Ibid., p. 194. 32 . "Une conYersation d'Otloh aYec un moine de Reichenau, nommé Henri, qui séjournait à SaintEmmeran vers 1053, l'a poussé à composer son deuxième grand omrage, le Dialogus de tribus quaestionibusqui se présente comme la récapitulation de cette conversation entre les deux moines; c'est un cas fréquent dans la littérature depuis !'Antiquité". Franz Brunhôlzl, Histoire de la littérature latine du Moyen A.ge, Yol. 2, 1996, Brepols. p. 414. 33 . Dialogus de tribus quaestionibus, PL 146, col. .59-140. 34 . On trouvera ci-dessous une notice bibliographique générale concernant Othlon de Saint-Emmeran dans le paragraphe intitulé: ''Trajectoire d'une réforme". Pour ce qui concerne la question plus spécifique du genre autobiographique dans les écrits d'Othlon, cf. Gustavo Vinay, "Otlone di Sant'Emmeram

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nom de ce moine mérite donc ici une justification qu'un bref rappel du rôle et de la place de la grande l'abbaye bavaroise dans le mouvement de réforme qui touche l'Europe au cours du xe-x1e siècle, ainsi que de la teneur des écrits d'Othlon, vont nous fournir. C'est vers 700 que, selon Arbéo, évêque de Freising et auteur d'une Vie de saint Emmeran35 , un moine originaire de la région de Poitiers nommé Emmeran est envoyé à Ratisbonne afin d'y approfondir la christianisat ion de la Bavière et d'y mener une politique de réforme 36 . Si c'est à celui du saint mort au début du VIIIe siècle qu'est attaché le nom du monastère, le premier document historique dont nous disposons aujourd'hui remonte à 739, date à laquelle Boniface nomme Gaubald évêque de Ratisbonne et abbé du monastère de Saint-Emme ran37 . Cette situation de dépendance de l'abbaye à l'égard de l'évêché se prolonge alors sur plus de deux siècles, jusqu'à ce que Wolfgang accède au siège épiscopal sous l'influence de l'empereur Otton 1138 • L'élection de Wolfgang comme évêque de Ratisbonne en 972 marque le début d'une intense activité réformatrice pour l'abbaye de Saint-Emme ran. En effet, dans les deux ans qui suivirent sa nomination 39 , soit vers 975, Wolfang décida d'accor-

ovvero l'autobiografia di un nevrotico", dans La Storiografia altomedievale l, Spoleto, 1070, pp. 15-37 (Settimane di Studio del Centro Italiano sull'Alto Medioevo 17, 1); Das Buch von seinen Versuchungen: eine geistliche Autobiographie aus dem 11. Jahrhundert. Otloh von St. Emmeram, eingel. und ubers. von Wilhelm Blum, Munster -Aschendorff, 1977 (Aevum Christianum 13); Aaron Gourevitch, "IndiYidu'', dans Dictionnaire raisonné de l'Occident médiéval, Fayard, 1999, p. 513. Il convient de remarquer que c'est à la même époque que, dans le duché de Normandie,Jea n de Fécamp compose sa Confession théologique, également inspirée des Confessions d'Augustin. Cependant, si la source d'inspiration est la même, la façon dont chacun des deux auteurs utilise le texte d'Ausgustin se révèle néanmoins très différente. En effet, tandis que la Confession théologique est plus proche des nombreuses prières qui rythment les Confessions et qui culminent dans le onzième livre de l'ouvrage d'Augustin avec la longue adresse à Dieu, les écrits d'Othlon s'inscrivent plutôt dans!' esprit des premiers livres des Confessions, où prédomine le récit autobiographique (la Confession théologique se trouve éditée dans: Un maître de la vie spirituelle au XI' siède:Jean de Fécamp, éd.Jean Leclercq et Jean-Paul Bonnes, Paris, Vrin, 1946 (Études de Théologie et d'Histoire de la Spiritualité9). Pour une mise en relation de Jean de Fécamp et du monachisme normand avec l'érémitisme romualdien et une forme de spiritualité affective inspirée de la tradition orientale, cf. l'étude de P. Nagy, Le don des larmes au Moyen Âge, Albin Michel, Paris, 2000, pp. 169-253. 35 . Arbeonis episcopiFrisigensis Vita vel passio Haimrammi episcopi et martyris Ra,tisbonensis, éd. B. Krusch, MGH SS rer. Ger. in us. schol. 51, Hannovre, 1920, 10. 36 • "Dem bereich Poitiers entstammend und dem iro-frànkischen Mëmchtum zuzurechnen, kam Emmeram um 700 nach Regensburg. Da für diese Zeit mit einer oberffachlichen Christianisieru ng der Bevôlkerung in Bayern gerechnet werden muf:l, ist eher von einer reformerischen Tàtigkeit des Heiligen auszugehen, wàhrend Emmerams Wunsch zu misionieren wohl hagiographisch e Fiktion ist". Christine Ràdlinger-Prôm per, Sankt Emmeram in Regensburg, p. 38. 37 . "Mit der Bistumsorganis ation durch Bonifatius 739 tritt das Kloster aus der überlieferungsl osen Phase in ein neues Entwicklungsst adium ein: zum erstenmal wird es historisch fa[:lbar. Mit dem ersten, von Bonifatius eingesetzten Bischof von Regensburg, Gaubald, erhàlt das Kloster zugleich einen Abt, so daf:l beide Âmter in Personalunion verbunden sind, ein Zustand, der bis 975 andauern sollte". Ibid., p. 39. 38 • "Tune arrepto itinere cum his qui missi fuerant ab imperatore, perrexerunt ad civitatem Ratisponnam; ubi clerus et populus, ut imperator petiit secundum morem ecclesiasticoru m unanimiter sanctum Wolfkangum elegerunt, sicque eum cum universali legatione ad curtem regiam miserunt". Vita S. Wolfkangi, AA SS, Novembre II, 1, Bruxelles, 1894, p. 572 É. 39 • "Etwa zwei .Jahre nach seinem Amtsantritt setzte BischofWolfga ng Ramwold von St. Maximin in Trier zuerst als Propst, spàter dann ais Abt in St. Emmeram ein, und Ramwold war es anscheinend auch, der dort die Reform durchfürhte''. Sankt Emmeram in Regensburg, p. 144.

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der aux moines de Saint-Emmeran leur indépendance vis-à-vis del' évêché en abandonnant la direction du monastère jusque-là assurée par l'évêque et en nommant à la tête de la communauté un abbé. Ce fut Ramuold, un moine de Saint-Maximin de Trèves reconnu pour sa rigueur ( quendam in reg;ulari disciplina strenuum), que Wol(gang choisit pour remplir cette fonction 40 . L'abbaye de Saint-Emmeran devient alors un important relais pour le mouvement de réforme 41 . Dès les années 1030, date à laquelle Othlon entre au monastère, les moines de l'abbaye bavaroise cherchent à promouvoir le culte des saints (saint Emmeran, saint Wolfgang, mais également saint Denis) par la rédaction de nouvelles Vies et de recueils de miracles42 . Vers 1037, Arnold de Saint-Emmeran entreprend la rédaction d'une Vie en l'honneur de saint Emmeran dans laquelle il insère une histoire de la réforme du monastère dont l'évêque Wolfgang avait été à l' origine 43 .

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"Quae scilicet omnia sanctus praesul dolens et emendare volens, misit ad Treverense monasterium, in quo beatus Maximus corporaliter requiescit, et inde quendam in regulari disciplina strenuum, nomine Ramuoldum advocavit, qui quondam sub Heinrico archiepiscopo eius concapellanus fuit. Hune itaque assumens, in primis praepositum constituit, dehinc abbatem in sancti Emmerami coenobio ordinavit". î'ita S. Woifkangi, p. 573 BC. 41 • Sur l'histoire du monastère de Saint-Emmeran au xe-x1e siècle, cf. Karl Josef Benz, "Regensburg in den geistigen Stromungen des 10. und 11. Jahrhunderts", in Zwei Jahrtausende Regensburg hg. v. Dieter Albrecht, Regensburg, 1979, pp. 75-95 (Schrifstenreihe der Universitàt Regensburg); Bernhard Bischoff, Literarisches und künstlerisches Leben in St. Emmeram (Regensburg) wiihrend des Jrühen und hohen Mittelalters, in Mittelalterliche Studien, Stuttgart, 1967, pp. 77-115;Joseph Davis Kyle, St. Emmeram (Regensburg) as a center of culture in the late Tenth Century, Diss. Phil., Pittsburg, 1976 (disponible sur Microfilm-Xerography, Ann Arbor/London, 1979); Christine Radlinger-Promper, SanktEmmeram in Regensburg. Sur le monastère de Saint-Emmeran en rapport avec le mouvement de réforme, cf. plus particulièrement: C.A. Brakel, Die Reformpapsttum gefürdeten Heiligenkulte ( Studi Gregoriani IX), 1972; K Hallinger, Gorze-Kluny. Studien zu den monastischen Lebensformen und Gegensiitzen im Hochmittelalter (noté Gorze-Kluny par la suite), Rome 19501 (Studia Anselmiana 22-25); KU. Jàschke, Zur Eigenstiindigkeit einer]unggorzer &Jormbewegung, (Zeitschrift fûr Kirchengeschichte 81), 1970, pp. 17-43;]. Klose, St Wolfgang als Monck und die Eiriführung des Gorzer Rejorm in Bayern (Regensburg und Bohmen, Beitriige zur Geschichte des Bistums Regensburg 6), 1972, pp. 61-89; Th. Schieffer, Cluniazenschiche oder gorzische Reformbewegung (Archiv fur mittelrhein. Kirchengeschichte 4), 1952; É. Tomek, Studien zur Reform derdeutschen Kloster im lljahrhundert, Wien, 1910. 42 • "Der Propagierung und Stabilisierung des Heiligenkults nach auf:len hin dienten dagegen in erster Linie die Mirakel. Damit wurde einer anderen Auffassung von Heiligkeit entsprochen, derzufolge sie sich nicht in virtutes, wie in den Viten, àuf:lert, sondern in miracula, einer "volksnahen" Auffassung, der man mit der Kompilierungvon l\Iirakelbüchern entgegenkam". Ch. Ràdlinger-Promper, SanktEmmeram in Regensburg, pp. 36-7. L'auteur explique également dans un chapitre intitulé "Die Intensivierung der Heiligenkulte" que "Seit der Ramwoldzeit ist in St. Emmeram ein verstarktes lnteresse fur Reliquien und Heiligenkulte festzustellen. Die Persan dieses Abts dürfte dabei die entscheidenden Anstof:le gegeben haben, denn aus seiner Zeit sind mehrere Initiativen in dieser Richtung bezeugt, was sich aus dem fur Reformkloster spezifischen lnteresse an Liturgie und Heiligenkulten erklaren dürfte". Ibid., p. 177. 43 . "Arnold lui-même écrivit alors un livre De miraculis santi Emmerami et dédia les deux ouvrages en même temps au nouvel abbé, Burchard (1036-1037), en donnant un premier signe de son style affecté, puisqu'il nomme l'abbé provisor sancti Emmerani [ ... ] Mais un peu plus tard, Arnold a composé un second livre bien plus important en l'honneur de Saint-Emmeran, le De memoria beati Emmerani et eius cultorum. Ce second livre présente dans ses premières pages une esquisse de la vie de l'évêque Wolfgang, en rappelant sa décision particulièrement importante pour le monastère de Saint-Emmeran de mettre un terme à la sujétion de ce dernier à l'égard de l'évêque de Ratisbonne, qui jusqu'alors avait détenu en même temps la dignité d'abbé de Saint-Emmeran; puis en faisant venir de Saint-Maximin de Trèves, Ramwold, alors septuagénaire, Wolfgang introduisit en même temps la réforme à Saint-Emmeran". Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, vol. 2, p. 422.

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Mais c'est surtout à partir des années 1040 que l'implicati on de l'abbaye de SaintEmmeran dans la politique de réforme menée par Rome s'intensifie . Peut-être sous le pontificat de Léon IX, Othlon effectue un séjour à l'abbaye du Mont-Cass in 44 • En 1052, ainsi qu'il a déjà été mentionn é, le pape se rend à Ratisbonn e alors qu'Othlon achève sa Vie de saint Wolfgang en remaniant le texte de deux versions an térieures45 • Outre l'intense activité réformatri ce et littéraire qui règne au monastère de Saint-Emm eran au milieu du XIe siècle, Ratisbonn e est égalemen t un important centre de productio n de manuscrit s enluminés , dont le Sacramen taire de Henri II datant des années 1002-1014 , ainsi que l'Uta Codex réalisé au monastère de Niedermü nster entre 1025 et 1040 constituen t deux représenta nts parmi les plus illustres 46 . Mais en dehors même de ces considérat ions historique s, la simple teneur des écrits d'Othlon - par la réflexion qu'elle développe sur la place des laïcs au sein de l'Église, sur la nécessité de redéfinir une justice véritablem ent chrétienne , sur l' emprise des puissants séculiers sur les monastère s et sur les moyens d'y remédier - suffirait par elle-même à justifier l'utilisatio n du qualificati f de "réformate ur". Si donc, en raison du peu d'informat ions dont nous disposons, le rôle réformate ur d'Othlon de Saint-Emm eran d'un point de vue institution nel demeure incertain, il n'est guère possible de nier, en revanche, son attacheme nt à la réforme de la discipline monastique ni sa contributi on à l'élaborati on d'un modèle du savoir destiné à mener les laïcs à la réforme de leurs modes de vie. La Vie de Léon IX, l'extrait de la correspon dance entre Lanfranc et Bérenger éYoquée précédem ment ainsi que la teneur des écrits d'Othlon laissent donc à penser que la réforme des modes de savoir a bien constitué un aspect important de la politique de réforme engagé par les autorités ecclésiasti ques autour de 1050. Si l'aspect institution nel et juridique du mouveme nt de réforme de l'Église engagé à partir du milieu du XIe siècle, étroiteme nt associée par Augustin Fliche au nom d'un pape à travers la formule "réforme grégorien ne" 47 , a donné lieu à des travaux

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• Tandis que H. Rôckelein situe avant l'année 1049 ce vornge d'Othlon à l'abbave du l\font-Cassin (Lexikon des Mittelalters VI, München-Zü rich, 1993, col. 1559), B. Bischoff (Literarisches und künstlerisches Leben in St. Emmeram, vol. 2, p. 96) et F. Brunholzl (Histoire de la littérature latine du Moyen ÂKe, ml. 2, p. 412) restent plus prudents et, admettant l'existence de ce voyage, reconnaissen t néanmoins la difficulté d'en préciser la date. 45 • "Cette Vita a pour base deux récits antérieurs, à savoir une Vila ;monyme rédigée en Franconie, et les remarques que, à peine une vingtaine d'années auparavant, A.rnold de Saint-Emmer an avait insérées dans le Miracula sancti Emmerami". Franz Brunholzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, ml. 2, p. 415. 46 . On trouvera les principales enluminures du Sacramentai re de Henri II ainsi que les références bibliographiques dans Regensburger Buchmalerei: von Jrühkarolingi.scher Zeit bis zum Ausgang des Mittelalters, éds. Florentine Mütherich et Karl Dachs, Munich, 1987, pp. 32-33, ainsi que dans G. Swarzenski, Die &gensburger Buchmalerei des X und XI]ahrhunder ts, Leipzig, pp. 63 sq. Sur l'Uta Codex, cf. l'édition critique récente d'Adam S. Cohen, The Uta Codex, Pennsylvania University Press, Pennsylvania , 2000. 47 . Comme le rappelle]. T. Gilchrist, cette terminologie remonte en fait à la fin du XIXe siècle ("Stubbs contrasted Henry N's dissipated habits with the "wholesome tonie" ofGregory's polie~', and towards the end of the nineteenth century there began to emerge the present day phraseology that associates eleventhcenturv historywith Gregorian Reformas though this constituted the underlying force in societv. Duchesne spoke of "la renaissance grégorienne" and then of "la réforme grégorienne" , which became the classical phrase". 'Was there a Gregorian Reform Movement in the Eleventh Century?", op. cit., p. 3. La phrase de Duchesne à laquelle J. T. Gilchrist fait référence est tirée du Liberpontificalis, Paris, 1892, Il, p. xxi, 21).

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de grande ampleur et à de nombreuses publications 48 , son aspect doctrinal et les répercussions qu'il eut au niveau de l'histoire des idées et des mentalités a moins souvent fait l'objet d'une étude à part entière et reste encore de ce fait à approfondir49. En dépit de cette relative méconnaissance, ainsi que le souligne J. T. Gilchrist, les auteurs traitant de la période ont néanmoins coutume de se référer à l'existence d'un programme grégorien sans véritablement prendre la peine de définir préalablement en quoi consistait ce programme 50 . Jugeant excessive la primauté accordée au personnage de Grégoire VII par l'attribution du qualificatif grégorien à la réforme de la seconde moitié du XIe siècle, certains historiens entreprirent au cours des années 1960-70 de réévaluer la contribution propre du pape au mouvement de réforme en soulignant le rôle fondamental joué par les réformateurs des décennies ayant précédé l'accession d'Hildebrand au siège pontifical51. Cette relativisation du rôle de Grégoire VII conduisit ainsi J. T. Gilchrist à s'interroger sur l'existence même d'un programme de réforme 52 . Citant Hugues de Flavigny qui déclarait Grégoire VII animé par le désir d'éliminer l'hérésie de simonie et la volonté de contraindre les clercs à la chasteté,]. T. Gilchrist ajoute: "Mais, en admettant que ces objectifs étaient souhaitables, pourquoi utiliser à leur propos le terme de programme et pourquoi attribuer celui-ci à Grégoire VII?" 53 . Cette invitation à une plus grande précision dans la caractérisation d'un programme de réfor-

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• Kathleen G. Cushing rappelle, outre les trois volumes de La Réforme grégorienne d'Augustin Fliche (Spicilegium Sacrum Lovanicnsc, fasc. 6, 9 et 13, Paris, 1924-37) ainsi que de nombreux articles, quelquesuns des omTages récents ayant abordé la question:]. T. Gilchrist, Canon Law in the Age ofReform, Eleventh and Twelth Centuries, Variorum, Collected Studies Series, CS 406, Ashgate, 1993; K. ]. Leyser, Communications and Power in MedievalEurope: the Oregorian Revolution and Beyond, ed. T. Reuter, Rio GrandeLondon, 1994; C. Violante and]. Fried, Il secolo XI: una .svolta?, Annali dell'istituto storico italo-germanico 35, Bologna, 1993; G. Tellenbach, The church in western Europe/rom the tenth to the twelfth century, Trans. T. Reuter, Cambridge, 1993. 49 • Parmi les auteurs qui se sont néanmoins engagés sur cette voie, citons notamment Hélène Toubei:t (Un art dirigé; réforme grégorienne et iconographie, Paris, Le Cerf, 1990), Michel Grandjean (Laïcs dans l'Eglise; regards de Pierre Damien, Anselme rie Cantorbéry et Yves de Chartres, Paris, Le Cerf, 1994), et, plus récemment, Jean Wirth (L'image à l'époque romane, Paris, Le Cerf, 1999). 50 . "Historians of the papacy from Leo IX (d. 1054) to Innocent III (d. 1216) frequentlv use as their term of reference the reform programme of Gregory\1I ( 1073-85), without clearly defining what this programme was''. "The Gregorian Reform Tradition and Pope Alexander III'', in Canon Law in the Age ofReform, p. 261. 51 . Dans un article intitulé "Canon Law Aspects of the Eleventh-Centurv Gregorian Reform Programme" (dans journal ofEcclesiastical History 13 (1962), pp. 21-38; réédité dans]. T. Gilchrist, Canon law in the Age of&Jorm, 1J'h-J2'h Centuries, Variorum, Collected Studies Series, CS406, 1993) ,J. T. Gilchrist montre par exemple tout ce que les Dictatus Papae doivent aux Sentences d'Humbert de Silva-Candida. Voir également à ce sujet: "Was there a Gregorian Reform Movemen t? ", dans The Canadian Catholic Historical Association: Study Sessions 37 (1970), pp. 1-10; réédité dans Canon law in theAgeof Reform, 1J'h-J2'h Centuries. O. Capitani, "Esiste un'età gregoriana? Considerazione sulle tendenze di una storiografia medievistica", Rivista di storia e letteratura religiosa, 1 (1965), pp. 454-81. U .-R. Blumenthal, "The Beginnings of the Gregorian Reform: Sorne New Manuscript Evidence", dans Reform and Authority in the Medieval et &formation Church, ed. G. F. Lytle, Washington, 1981, pp. 1-13. Du même auteur: "Ein neuer Text für , de\'int, tout à la fois, une pierre de touche qui permettait d'évaluer la situation doctrinale et disciplinaire de l'Église, et un mythe ou une idée-force qu'il s'agis;ait de mettre en pratique en dehors du cadre trop étroit de l'institution ,, (G. Miccoli) ". G. Arnaldi, "Eglise et papauté", dans Dictionnaire raisonné de l'Occident médiéval, pp. 334-5. 94 . D'une certaine manière, et même si le cénobitisme avait depuis longtemps défini des principes d'organisation qui lui étaient propres - dont la soumission à la Règle constitue l'élément essentiel-, le monastère avait néanmoins implicitement besoin du siècle pour se définir négativement comme ce qu'il refusait et auquel le moine était appelé à se rendre étranger par ses actes ( Saeculi actibus se facere alienum. Loc. cit.), selon la prescription même de la Règle de saint Benoît.

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INTRODUCTION

moins à considérer comme opposés, le siècle et le monastère. Réussir à penser l'identité des opposés, tel est le grand défi intellectuel devant lequel les moines réformateurs se trouvent alors placés. Le projet de réforme qu'elle entreprend au début des années 1050 entraîne ainsi l'Église dans une situation inédite de confrontation à la contradiction à laquelle il lui faut trouver le moyen de répondre. Les deux premiers chapitres du présent ouvrage envisagent comment les réformateurs se sont non seulement accommodés de cette contradiction, mais y ont même puisé l'arme leur permettant d'opposer un mode de connaissance spécifiquement chrétien au savoir des écoles. Après avoir identifié dans un premier temps quelle part de ce savoir constituait plus précisément la cible des réformateurs et après avoir proposé une interprétation prenant en compte le contexte historique (Chapitre 1), nous analyserons ensuite la stratégie adoptée par Pierre Damien, Lanfranc et Othlon de Saint-Emmeran , à partir de l'un de leurs écrits (Chapitre 2). Tandis que Pierre Damien met en avant les merveilles de la nature et que Lanfranc entreprend de rendre raison des Épitres de Paul, Othlon se tourne quant à lui vers la Création qu'il identifie à un texte pour dégager la raison du péché originel. Proclamant de la sorte que la Création est, comme les Ecritures, un texte sacré qui répond à une logique divine fondée sur l'union des contraires, les autorités religieuses durent alors proposer un mode de lecture approprié au modèle du texte qu'elles cherchaient à promouvoir. C'est ce mode de lecture qui constituera l'objet du troisième chapitre, dans lequel nous verrons que le modèle musical du texte proposé par les réformateurs eut pour conséquence une remise en cause des modes de la représentation qui conduisit l'Église à proposer un nouveau modèle du signe supposant une autre conception de ce que sont les choses, et, finalement, une autre conception de l'identité elle-même. Fondée sur un mode du regard nécessitant l'état d'admiration, cette autre identité des choses relève d'un mode de connaissance affectif dont ils' agira de préciser l'économie (Chapitre 4) en montrant qu'il se fonde sur une rationalité des mouvements naturels dont l'origine et les conséquences sur la création artistique seront examinés à travers une analyse du Micrologus de Gui d'Arezzo et des chapiteaux romans de l'église de Champdeniers. Enfin, nous envisagerons la postérité de ce modèle du savoir mis en avant par les réformateurs audelà de la période pré-grégorienne , et même grégorienne de la réforme, à travers les écrits de saint Anselme et de Bernard de Clairvaux dans le septième et dernier chapitre. Avant d'entamer cette incursion dans l'univers intellectuel des hommes du XIe siècle, je tiens à remercier ceux qui m'ont aidé dans l'élaboration de ce livre. Alain Boureau, tout d'abord, qui fut un directeur de thèse rigoureux autant qu'ouvcrt d'esprit, mais surtout très attentionné el luujours soucieux de privilégier dans nos relations la dimension humaine. Je remercie également Éric Palazzo, directeur du Centre d'études Supérieures de Civilisation Médiévale de Poitiers, et Christophe Lebbe, directeur éditorial aux éditions Brepols, qui m'ont accordé leur confiance en accueillant le présent ouvrage dans la nouvelle collection "Culture et sociétés médiévales". Édina Bozoky m'a apporté une aide appréciable dans la correction des épreuves. J'assume néanmoins la pleine responsabilité des fautes ou maladresses qui lui auraient échappé. Ce travail et sa poursuite doit également beaucoup aux amicaux moments partagés avec Jean Wirth, aux remarques encourageantes de Jean-Claude Bonne et aux précieux conseils de Martin Aureil et de Jean Breuillard. Un grand merci enfin à Joseph Barreau pour ses lectures minutieuses et ses talents de photographe sans lesquels certaines illustrations n'auraient pu figurer dans cet ouvrage.

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Chapitre 1 La réforme entre 1050 et 1070 Lorsque Brunon accède au siège pontifical, on ne peut encore guère parler d'une, mais de plusieurs réformes, matérialisées par divers courants. La période pré-grégorienne représente ainsi une phase de transition au cours de laquelle il va s'agir pour celui qui se trouve à la tête de l'Église romaine d'établir une politique de réforme à partir de mouvements fortement implantés localement. Pierre Damien incarne, nous l'avons vu, le courant réformateur romualdien. S'il apporte sa contribution au projet de réforme initié par Léon IX en rédigeant successiyement deux traités95 et en entreprenant une remise à jour du droit canon, il ne rejoint pas pour autant la curie romaine et poursuit activement la promotion du monachisme romualdien en continuant d'assurer la charge de prieur de l'ermitage de Fonte Avellane, dans le Sud de l'ltalie 96 • Le courant réformateur auquel se rattache Lanfranc est celui de Normandie. D'inspiration clunisienne, il présente une forte similitude avec le courant lorrain, puisque c'est à Guillaume de Volpiano (962-1031) que Richard II fit appel au début du XIe siècle pour mener une réforme dans son duché 97 • Néanmoins, la forte personnalité des ducs normands Richard II (996-1026), et surtout de Guillaume 1 (10351087), conféra rapidement au mouvement de réforme initié par Guillaume de Volpiano un tour particulier en raison de la forte implication du duc normand dans la politique de réforme ecclésiastique. Ainsi, en 1050, le duc Guillaume convoquet-il lui-même un concile à Brionne afin d'éclairer la dispute entre Lanfranc et Bérenger, tous deux présents à cette occasion98 . Immergé dans ce courant réformateur normand dès son arrivée au Bec au début des années 1040, Lanfranc se voit nommé abbé de Saint-Étienne de Caen par le duc Guillaume en 1066, qui fait ainsi de lui son bras droit et son conseiller dans la gestion des affaires de l'Église dans tout le duché de Normandie 99 •

95 . Il s'agit du Liber Gomorrhianus, déjà évoqué précédemment, ainsi que du Liber gratissimus, composé vers 1052 et adressé à Henri, archevêque de Ravenne (A. Cantin, Lettre sur le toute1Juissance divine, p. 25). % Pierre Damien restaure en effet la vie érémitique à Su trie et au monastère de Monte Acuto. Il fonde lui-même les ermitages de Suavicino, d'Ocri. Vers 1055, il construit l'ermitage de Camugna et celui d' Acereta (Jean Leclercq, Saint Pierre Damien, ermite et homme d'Église, Rome, 1960, pp. 43-44). 97 . Cf. N. Bulst, Untersuchungen zu den Klosterrejormen Wilhelms von Dijon (962-1031), Bonn, L. Rôhrscheid Verlag, 1973 en particulier pp. 147-185. 98 .Jean de Montclos, "Lanfranc et Bérenger: les origines de la doctrine de la transsubstantiation", dans Lanfranco di Pavia e l'Europa del secolo XI, éd. G. D'Onofrio, Rome, 1993, (Italia Sacra 51), p. 300. Ainsi que le précise par ailleurs Raymonde Foreville qui cite Guillaume de Poitiers, c'est le duc Guillaume lui-même qui convocait les synodes "pour traiter de la religion des clercs, des moines et des laïcs; il y assistait, il en était l'arbitre". Ibid., p. 409. 99 . Concernant les relations de Lanfranc avec le duc Guillaume de Normandie et son rôle au sein du mouvement de réforme de la seconde moitié du XI" siècle, cf. Lanfranco di Pavia. Pour ce qui concerne la vie et la personnalité de Lanfranc, on pourra égalerment se référer aux ou\Tages de Margaret Gibson, Lanfranc of Bec, Clarendon Press, Oxford, 1978, ainsi que de R. W. Southern, Saint Anselm. À portrait in a landscape (Saint Anselm par la suite), Cambridge Un. Press, 1990. Pour les études

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CHAPITRE

1

C'est à un courant réformateur souvent opposé au courant clunisien par les historiens, celui de Gorze, que se rattache l'abbaye Saint-Emmeran de Rastisbonne dont dépend Othlon 100 . C'est en effet dans le cercle réformateur de Ratisbonne que fut formé le moine Poppon auquel l'empereur Henri II fit appel en 1005 pour mener la réforme de l'abbaye de Lorsch, puis celle du prestigieux monastère de Fulda en 1013. C'est également un élève de Poppon lui-même, Druthmar, que l'empereur chargea en 1014 de réformer l'abbaye impériale de Corvey. Pierre Damien, Lanfranc et Othlon représentent ainsi trois personnalités diverses elles-mêmes immergées dans des contextes politiques et culturels spécifiques. Comment et autour de quelles lignes de force une unité a-t-elle alors pu émerger d'une telle diversité pour donner naissance, par-delà les spécificilés propres à chacun des auteurs, à un projet de réforme commun annonçant et préparant l'unité qui semble caractériser la phase grégorienne de la réforme? Comment, pour le dire autrement, les réformateurs ont-ils cherché à mettre en œuvre le projet d'unification qu'incarne le sceau que Léon IX choisi pour ouvrir son pontificat: réussir, sur le modèle de la croix, à conjoindre la diversité des parties composant le monde? Le choix de la curie romaine de faire figurer autour du sceau un verset des Psaumes fournit peut-être une partie de la réponse à cette question. En effet, le chant des psaumes est un élément constitutif de la discipline monastique Si les trois auteurs appartiennent à des courants réformateurs différents, leur attachement à la tradition monastique - dont témoigne leur propre trajectoire - constitue, me semble-t-il, le lien déterminant qui les réunit autour du pape Léon IX et confère à cette période de la réforme l'un de ses traits marquants.

1. Exemple d'un réformateur : Othlon de Saint-Emmeran Tout comme Lanfranc et Pierre Damien, Othlon commence en effet tout d'abord par se passionner pour le savoir du siècle et les arts libéraux. Tandis qu'Othlon acquiert vite un renom pour ses talents d'écriture et sa connaissance des lettres et de la versification, c'est par son savoir dans le domaine de la rhétorique et du droit,

concernant les écrits de Lanfranc, citons notamment: Margaret Gibson, "Lanfranc's Commentary on the Pauline Epistles'', dans The journal ofTheological Studies, Oxford, vol. 22 (1971), p. 104-5; id., Lanfranc of Bec, Clarendon Press, Oxford, l 978;Jean de Montclos, "Lanfranc et Bérenger: les origines de la doctrine de la transsubstantiation ", dans Lanfranco di Pavia e l'Europa del secolo XI, éd. G. D'Onofrio, Italia Sacra 51, Rome, 1993; id., Lanfranc et Bérenger: la controverse eucharistique du Xi' siècle, Louvain, 1971. Pour une bibliographie détaillée des travaux concernant Lanfranc parus depuis le XVI" siècle, cf. l\1. Gibson, Lanfranc of Bec, pp. 245-8. 100 . Sans exagérer l'importance de l'opposition entre le courant réformateur Clunisien et celui de Gorze, il convient néanmoins de reconnaître la spécificité de ce dernier qu'une comparaison des coutumes et des nécrologes avec celles des monastères clunisiens révèle. Cf. à ce sujet: Kassius Hallinger, Gorze-Kluny; K. U. Jàschke, Zur Eigenstiindigkeit einer ]unggorzer Reformbewegung; Th. Schieffer, Cluniazenschiche oder gorzische Reformbewegung; M. Parisse, Le nécrologe de Gorze. Contribution à l'histoire monastique, Nancy, 1971 ;J. Wollasch, "Les obituaires témoins de la vie clunisienne", CCM, 22 ( 1971), pp. 139-171; O. G. Oexle, Forschungen zu monastischen und geistlichen Gemeinschaften im westfriinkischen Bereich, Münich, 1978.

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LA RÉFORME ENTRE

1050 ET 1070

très dheloppé dans le nord de l'Italie, que brille Pierre Damien 101 . Quant à Lanfranc, outre ses dons d'orateur et sa maîtrise des lois séculières, sa capacité à démêler les actions judiciaires (in actionibus causarum) lui vaut la reconnaissance des juges de sa ville 102 . Pourtant, tous trois décident un jour de délaisser ce savoir dans lequel ils ont acquis une compétence reconnue pour adopter la règle monastique. "Ainsi, raconte son hagiographe, tandis qu'au cours d'un exil il s'adonnait à la philosophie, le feu divin enflamme soudain l'esprit de Lanfranc et illumine son cœur de l'amour de la vraie sagesse" 103 . Réalisant combien vaine est sa gloire présente, et dans un brusque mouvement de l'âme, le maître renommé dans les écoles du siècle décide de vivre selon la règle 104 • La même prééminence du modèle monastique apparaît également dans la Vie du pape Léon IX, où l'hagiographe raconte comment la lignée paternelle de Brunon fit don de ses patrimoines aux églises et consacra ses revenus à bâtir des monastères, méprisant la folle sagesse du monde pour se soumettre à la "sage folie de Dieu et à!' état monastique" 105 . De même Bertold, !'évêque de Toul à qui fut confiée l'instruction de Brunon, est-il présenté par l'auteur de la Vita comme un prélat très attaché à restaurer la règle monastique, à l'intérieur comme à l'extérieur des cloîtres 106 . Brunon lui-même, dès la fin de son apprenLissage, cherche à atteindre la perfection en adoptant le célibat et en s'imposant jeûnes et veilles. L'hagiographe raconte enfin comment, au cours d'une maladie, le futur pape voit apparaître saint Benoît, et conclut: "Ceux qui liront ce qui suit, cesseront de s'étonner que ce soit

Hn. "Il fut donc enrnyé par son frère à l'école monastique de Faenza. Il y montra bientôt de tels dons qu'on lui fit achever ses études libérales à Parme, à l'école cathédrale, ou, comme il dit, séculière. Il n'y avait point d'école plus brillante, ni sans doute plus fréquentée dans les provinces du Nord. Il y acquit des connaissances assez vastes pour qu'on ne pût lui comparer sur ce point que très peu d'hommes en son temps, spécialement dans la rhétorique et dans les deux législations, romaine et canonique, et une si vive expérience du monde et des écoles qui en incarnaient la vanité, qu'il en gardera toujours l'aversion". Lettre sur la toute-puissance divine, p. 17. 102 • "Libet nunc quasi ab alio exordio seriem nostre narracionis digerere et quedam omissa inserere, et sic cetera de eodem Lanfranco (prout poterimus) prosequi. Hic igitur homo, religione sapientia omni evo memorabilis, nobili ortus parentela ab annis puerilibus eruditus est in scolis liberalium artium et legum secularium ad sue morem patrie. Adolescens orator veteranos adversantes in actionibus causarum frequenter revicit, torrente facundia accurate dicendo. In ipsa etate sentencias depromere sapuit, quas gratanter jurisperiti autjudices vel pretores civüatis acceptabant [ ... ] Sapientes et religiosi pontifices metropolitani, necnon et abbates, et tremuerunt sapienciam Lanfranci atque religiositatem et auctoritatem eius, et correctioni se subdi gavisi sunt". Vita Lanfranci, éd. M. Gibson, in Lanfranco di Pavia e l"Europa del secolo XI, Pavie, 1993, p. 681. En introduction à cette édition, M. Gibson rappelle que cette vie fut composé vers 1140 par un moine anonyme du Bec. (Ibid., pp. 661-666). 103 . "At cumin cxilio philosopharetur, accendit eius animum divin us ignis et illuxit cordi eius am or vere sapientie; animadvertebat enim quod mundi huius prosperitas et gloria vanitas est". Ibid. 104 . "Repentino itaque animi motu se abnegans mundoque renuntians sumpsit Becci habitum religionis, et regulariter vivere cepit". Ibid. 105 . "Quorum patres et avi [ ... ] induerunt humilitatem et paupertatem Christi, patrimonia sua donando ecclesiis, coenobia construendo in suis et suis praediis; sicque tandem perfecte secuti Christum seipsos etiam abnegarunt stultaque sapientia saeculi omnino posthabita, sapienti stultitiae Dei atque monastico habitui tota cordis contritione summiserunt, laudabilique per cuncta fine decesserunt"'. La Vie du pape Léon IX, p. 6-8. 106 . "Quem congruo tempore ablactatum, Bertoldo sanctae Tullensis ecclesiae antistiti tradiditjam quinquennem liberaliter educandum litterarumque studiis imbuendum. Qui Bertoldus [ ... ] monasteriorum normam intus et exterius restauravit". Ibid., p. 10.

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CHAPITRE

1

saint Benoît plutôt qu'un autre qui lui rendit la santé, lorsque, à mesure que s'avancera mon discours, ils pourront apprécier à quelques détails l'ardeur du pieux amour dont il brûla à l'égard de l'institution et de la réglementation monastique" 107. L'auteur de la Vita s'attache ainsi à montrer que la discipline monastique constitue le modèle de perfection vers lequel tendent aussi bien les moines à l'intérieur de la clôture, que le clergé et certains laïcs à l'extérieur du monastère. Ce modèle, que le biographe présente à travers l'opposition entre la "folle sagesse" et la "sage folie", se fonde sur une dichotomie constitutive de l'identité monastique: celle qui oppose le monde ou siècle au monastère. "Que le moine se reposant dans le Christ réalise qu'il n'a rien à voir avec le monde, afin de mettre en pratique, non seulement dans son cœur, mais dans son corps même, cette injonction de l'apôtre Jean: N'aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui", telle est la recommandation que Pierre Damien martèle avec insistance dans un texte s'attachant à définir la spécificité du mode de vie monastique108. En un sens, et même si le cénobitisme avait depuis longtemps défini des principes d'organisation qui lui étaient propres - dont la soumission à la Règle constitue l'élément essentiel-, le monastère avait néanmoins implicitement besoin du siècle pour se définir négativement comme ce qu'il refusait et auquel le moine était appelé à se rendre étranger par ses actes, selon la prescription même de la Règle de saint Benoît109 . C'est également dans le cadre d'une opposition entre le monastère et le siècle que s'inscrivent les positions qu'Othlon développe concernant les modes de savoir dans son premier ouvrage composé sitôt sa conversion au monachisme et intitulé De la doctrine spirituelle. Cet écrit occupe dans le parcours littéraire du moine de Saint-Emmeran une place à part assez similaire à celle que tient la Vie de Romuald dans le parcours de Pierre Damien. De même en effet que l'on a pu dire de cette dernière qu'elle constituait une "sorte de charte programmatique" 110 à laquelle le moine ermite de Fonte Avellana se serait toujours montré fidèle par la suite, de même Othlon énonce-t-il dans De la doctrine spirituelle un véritable programme de réforme dont les lignes de force se trouvent reprises et développées dans les écrits postérieurs du moine pour donner un ensemble cohérent. Dans cet ouvrage composé sous forme de vers, Othlon déclare en particulier que sa récente conversion au monachisme - qui marque le début de la réforme de sa propre vie - doit s'ac-

107 . "Porro sequentia lecturi

Utilité de diverses bêtes et animaux

Malheurs divers ~ Plaisirs divers Difficile et incertaine capture des poissons Précipices et lieux vertigineux Naufrage de nombreux navires Incendie et flammes Inondations par les crues Malheurs infinis de la pauvreté, de l'infirmité et de la fragilité Méchanceté des princes

Ç;>

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Suavité du miel, Saveur des vins, Odeur des aromates, Beauté des pierres précieuses

RAISON DE LA RÉFORME: ORDONNER LE l\IOU\'EMENT

Ainsi que cette confrontation le laisse apparaître, l'économie du processus cognitif de la collation que propose Othlon semble donc se fonder sur une dimension fondamentale du concept et de la représentation: sa charge émotive. Il s'agit en effet de confronter ce qui évoque malheur et souffrance à ce qui évoque plaisir et bienêtre. Afin de mieux saisir la façon dont le moine conçoit cette économie de la collation, analysons les termes de la définition sur laquelle il a déjà été dit quelques mots, et tout particulièrement l'opposition blanc/ noir. D'abord calée sur le modèle de la représentation picturale, elle se voit très vite remplacée par l'opposition clarté/ obscurité qui, quoique apparemment très proche, dénote un glissement sémantique significatif menant du terrain, relativement neutre émotionnellement, d'une opposition essentiellement visuelle, à celui, beaucoup plus chargé affectivement, del' opposition clarté du jour/ obscurité de la nuit. La nuit apparaît en effet dans les textes d' Othlon (comme dans la plupart des textes monastiques de l'époque) comme un moment particulièrement favorable aux assauts et aux pièges du diable, que seul le lever du jour et le réveil vient enfin interrompre 1269 . Cette dérive affective se traduit nettement dans le texte du Dialogue avec l'apparition des deux champs sémantiques que déjà relevés plus haut: celui du précieux (pretiosus, pretiositas1270) et celui de l'agréable (graturn, gratia1271 ). "Car rien ne nous est précieux ni agréable, écrit Othlon, s'il ne nous apparaît supérieur à autre chose par comparaison"1272. La fonction première de l'opposition n'est donc pas de discerner deux champs conceptuels du simple point de vue non subjectif du contenu de sens, mais plutôt d'investir l'opposition d'une charge émotive, en instaurant une polarité affective opposant un pôle négativement connoté à un pôle positivement connoté. Sur le pôle négatif se cristalliseront les sentiments de peur et de désagrément; sur le pôle opposé, ceux de désir (pretiosurn) et de plaisir (graturn). C'est donc une économie différente de celle qui fonde l'opposition purement représentationnelle qu'Othlon tente d'exposer ici. La grande collation entre les catastrophes naturelles et les joies et bonheurs divers présentée ci-dessus peut ainsi être replacée dans le cadre des grandes oppo-

1268 . "Quorum terrore quia ad timorem Dei, qui est initium salutis nostrae, solummodo instruimur, necesse est ut etiam ea attendas quibus ad amorem Dei trahimur, id est aeris temperiem, frugum copiam, corporum sanitatem, pacis gaudium, plurima salutarium herbarum medicamenta, canum vigilem custodiam et multiplicem in venationibus solertiam, cattarum circa mures capiendos peritiam, variarum animalium et bestiarum utilitates, dulcem mellis liquorem, incomparabilem vini saporem, aliaque potionum confectarum genera, miram aromatùm variorum fragrantiam, auri et argenti gemmarumque decorem, caeteraque metalli supplementa necessaria, structurae lapidae munimenta aliaque perplura terrenae felicitatis commoda". Ibid., col. 72 A. 1269 . Dans le Livre sur la course spirituelle, Othlon oppose la nuit - qu'il associe à l'adversité - au jour - qu'il associe aux éléments favorables - en écrivant: "Nocte ac die interea surgimus, si nec per adversa nec per prospera a timore et am ore Dei animum avertimus''. Liber de cursu spirituali, col. 203-4. 1270 . "Sed nec luciferi diei claritas sine tenebrosae noctis oppositione grata, vel pretiosa esset". Ibid., !oc cit.; "Sed quia comparatio non minus quam in duo bus agitur, ubi comparandae alteritatis copia deerit, gratia simul et pretiositas deficit" (souligné par moi). Dialogus, col. 66 B. 1271 . "Grata, vel pretiosa esset"; "gratia simul et pretiositas deficit" (souligné par moi). 1272 . "Nam nihil gratum, vel pretiosum habetur, nisi quod comparatum alteri excellentius videtur". Ibid., lac. cil.

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CHAPITRE

4

sitions générales qu'Othlon déduit del' opposition fondatrice, ce qu'illustre le schéma suivant (schéma n°4): Damnation des anges 1273

Rachat de l'homme 1276

Châtiment de Nabuchodonosor 127 4

Glorification de David 1277

Destruction de Sodome et Gomorrhe 1275

Couronnement des saints Job etJoseph 1278

Malheurs et souffrance

Joie et plaisirs

collation L'économie qui préside à toutes ces oppositions successives se trouve résumé par Othlon dans la phrase suivante: "Au bout du compte, c'est non seulement par ses paroles, mais également par ses œuvres que le Juge suprême instruit chacun, tantôt en le dissuadant par la peur, tantôt au contraire en le réconfortant" 1279 .

Motifs de peur ( deterrere)

.

...

1273

Motifs de réconfort ( demulcere)

. Cap. IV: "In damnatione angelorum apostatarum justum Dei judicum; in reparatione hominis lapsi divina pietas apparet". Ibid., col. 66 D. 1274 . "Sic verbi gratia, in Nabuchodonosor regis suique ducis Holofernis elati compressione, omnes elatos principes edocet comprimendos, et nihilominus in David regis humilis exaltatione, omnes humiles nuntiat sublevandos". Ibid., col. 74 D - 75 A. 1275 . "Et iterum in sanctiJob etJoseph patientium corona, omnes patientes denuntiat coronandos; ut, in Sodomitarum et Gomorrhaeorum lascivientium subversione, omnes in eodem crimine perdurantes, licet hoc saeculo minime, in futuro tamen ostendit puniendos". Ibid., col. 75 AB. 1276 . "In damnatione angelorum apostatarumjustum Deijudicum; in reparatione hominis lapsi divina pie tas apparet". Loc. cit. 1277 . "Sic verbi gratia, in Nabuchodonosor regis suique ducis Holofernis elati compressione, omnes elatos principes edocet comprimendos, et nihilominus in David regis humilis exaltatione, omnes humiles nuntiat sublevandos". Loc. cit. 1278 . "Et iterum in sanctiJob et Joseph patientium corona, omnes patientes denuntiat coronandos; ut, in Sodomitarum et Gomorrhaeorum lascivientium subversione, omnes in eodem crimine perdurantes, licet hoc saeculo minime, in futuro tamen ostendit puniendos". Loc. cit. 1279 . "Denique non solum verbis, sed etiam operibus omnes instruit, nunc quidem deterrens, nunc autem demulcens". Ibid., col. 74 D. 1280 . Nam in angelis peccantibus, quam tremendum horrendumque judicium Dei sit valet agnosci" (souligné par moi). Ibid., col. 67 C.

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RAISON DE LA RÉFORME: ORDONNER LE MOUVEMENT

Cette définition proposée par Othlon laisse clairement apparaître le profond ancrage affectif du schème oppositionnel: tous les éléments situés à gauche des oppositions citées plus haut ont pour fonction de susciter un sentiment de crainte auprès du lecteur ( deterrens, tremendum horrendumque1 280 , metuenda1281 , mirabilem exstinctionem1282). Les éléments situés à droite de l'opposition ont au contraire pour fonction de susciter le sentiment inverse de plaisir et de réconfort (delectatio 1283 , dulcissumum est1284 , quam ratio dulcis1285 , consolari1286 et consolatio1287 ). La collation n'est donc pas seulement un cadre formel conduisant à opposer les entités qui la constituent: les malheurs d'un côté, et les joies de l'autre. Les contraires sur lesquels elle se fonde forment un dispositif dont Dieu se sert pour attirer à lui les âmes comme le pécheur attire à son bord les poissons: "C'est à travers la mise en opposition de tous ces exemples que tu commenceras à réaliser qu'ils constituent comme des sortes de filets dont Dieu se sert pour attirer à lui ceux qu'il désire sauver" 1288 . Et les mailles de ces filets sont de deux natures: celles à travers lesquelles Dieu manifeste sa sévérité et celles à travers lesquelles il manifeste sa grâce: "Piété et sévérité divine, précise de nouveau Othlon, sont les deux filets par lesquels Dieu a coutume d'attirer à lui ceux qu'il veut sauver". L'ensemble de la Création, à travers ce couple sévérité/ piété, se structure donc autour de l'opposition peur/ amour (timor / amor, également timere / sperare) 1289 . La collation forme ainsi le cadre d'une économie de l'affect.

1281 . "In hominis vero culpa. quamvis poena gravis et metuenda sentiatur, maxima tamen gratiae argumenta, sijudicio angelicae naturae conferantur, inesse videntur" (souligné par moi). Ibid., col. 67 C. 1282 . "Iterum si attendas Esau et Saulis regis abjectionem, Core, Dathan et Abiron, Holofernis et Aman hostis Judaeorum mirabilem exstinctionem, et gentium illarum, quas filii Israel deleverunt ... " (souligné par moi). Ibid., col. 70 BC. 1283 . "mox adhibes Job et Eliae sanctitatem, David regis electionem, Moysis, et Aaron etjosue dignitatem, filiorum Israel in terram promissionis introductionem [ ... ] magnam nihilominusjudicii gratiaeque divini facis collationem, qua ad timoris amorisque divini accenderis delectationem ... " (souligné par moi). Ibid., col. 70 C. 1284 . "Licet hujusmodi historiam ex Evangelio sciam, desidero tamen ex te audire, quia dulcissimum est hoc repetere quod fidelibus cunctis praestat semper vivere" (souligné par moi). Ibid., col. 92 D - 93 A. 1285 . "Quam ratio dulcis et ad omnia verba fidelis!" (souligné par moi). Ibid., col. 91 AB. 1286 • "Noverat enim Psalmista electos Dei sic ab eo consolari, ut tamen aliquando illos permitteret aut publicis persecutionibus aut occultis tentationibus fatigari" (souligné par moi). Liber de cursu spirituali, col.177D. 1287 . "Ideoque utrumque pronuntiavit, consolationes scilicet et perturbationes eorum" (souligné par moi). Ibid., 177 D. "Deinde vero colligere cupio sententias, in quibus per oppositionem consolationis et terroris dicta pariter continentur " (souligné par moi). Ibid., col. 182 D. 1288 . "Ex quorum omnium collatione aliquatenus inspici valet quia, quasi quibusdam retibus, eos quos Deus salvandos esse praevidet, ad se trahere solet". Dialogus, col. 69 BC. 1289 . "Sicque conferens et permiscens utraque timere simul et sperare in Domino doceris''. Ibid., 70 A; "... necessariam iterum facis collationem, quae te docet timere pariter et sperare in Domino". Dialogus, col. 70 B; "magnam nihilominus judicii gratiaeque divinae facis collationem, qua ad timoris amorisque divini accenderis delectationem". Ibid., 70 C; "profecto ex eis concipies timoris et amoris divini compunctionem". Ibid., 70 CD (souligné par moi).

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Réunir les affect de peur et d'amour Le premier rouage de cette économie est constitué par le sentiment de peur. La terreur qu'inspirent les calamités conduit à la crainte de Dieu. Ce sentiment de peur constitue le premier stade sur la voie du Salut ( initium salutis nostrae) 1290 . C'est de la crainte de Dieu que naît la foi et c'est elle qu'il convient donc d'éveiller en premier lieu: "Souviens-to i tout d'abord, écrit Othlon, de la malédiction des premiers parents et de l'horrible inondation du déluge général, souviens-toi également del' effrayante destruction des villes de Sodome et de Gomorrhe, et ne doute pas que tout ceci soit le signe du jugement ou de la sévérité divine" 1291 . C'est de ce sentiment de crainte que Dieu fait usage pour éviter aux hommes la damnation éternelle et pour les guider sur la voie du salut. La terreur que peut inspirer la série de calamités énumérée par Othlon n'est donc pas une fin en soi mais une incitation. Replacé dans le cadre de l'histoire du "mythe des terreurs de l'an mil" tel que la retrace D. Barthélemy1292 , il semble bien que le terme de terreur, ainsi que le souligne l'historien, ne soit pas exactement approprié à la réalité du sentiment qu'Othlon tente d'éveiller auprès de son lecteur. S'appuyant sur une distinction proposée par Sigmund Freud1293 , Dominique Barthélemy rappelle fort justement la différence qui sépare la terreur de l'angoisse. La première, survenant dans l'immédiatet é et la soudaineté, paralyse et rend incapable de réagir. La seconde, s'inscrivant dans le différé et l'anticipation , appelle au contraire une réaction. Or, c'est là un point sur lequel Othlon insiste à plusieurs reprises: la crainte seule est néfaste car elle conduit à la peur paralysante et au désespoir (perse nihil operantur, nisi pavorem vel desperationem). La considératio n du seul motif de crainte de l'opposition ne saurait donc être salutaire s'il ne se trouve bientôt (max) complété par la considératio n du motif d'espoir opposé 1294 . Le même constat vaut également pour ce dernier qui, seul, conduit à un résultat identique par excès de confiance, ce qu'Othlon illustre par une métaphore en déclarant: "Car si tu considères seulement la sévérité de Dieu, ne pouvant espérer obtenir aucune récompense pour tes souffrances, te voilà liquéfié par la peur, tel un bout de cire présenté à la flamme. Mais si, en revanche, tu présumes trop de sa seule piété, au point de ne redouter aucun jugen1enl sévère pour tous les crimes que tu commets, alors, relâché de la même manière, tu risques l'abandon" 1295 .

1290



"Quorum terrore quia ad timorem Dei, qui est initium salutis nostrae, solummodo instruimur.. .'".

Ibid., col. 71 D. 1291 •

"Memorare in primis primi parentis maledictionem et diluvii generalis horrendam inundationem, nec non urbium Sodomae et Gomorrhae tremendam subversionem, illaque omnia judicia, vel districtionis divinae signa fore crede" (souligné par moi). Ibid., col. 69 D. 1292 . D. Barthélemy introduit plus particulièreme nt ce concept dans un paragraphe intitulé "La problématique du XIXè siècle: clergé et peuple dans la société féodale", La Mutation de l'an mil a-t-elle eu lieu?, Fayard, 1997, pp. 300-313. 1293. Ibid., n. 27, p. 305. 1294 • "Quae, quia perse nihil operantur, nisi pavorem vel desperationem . attende mox divinae pietatis indicia, id est ejusdem protoplasti redemptionem , licet seram, Enoch translationem, Noe filiorumque ejus conversionem, nec non Abrahae, Isaac et.Jacob memorendam venerandamqu e promissionem" . Dialogus, col. 69 D - 70 A. 1295 • "Nam si solummodo severitatem Dei attenderis, ni! ab eo praemii pro labore tuo sperans accepturum, pavidus, velut a facie ignis cera, liquescis. Si vero de sola pietate ejus ita praesumpseris, ut pro nullis sceleribus perpetratis districte judicandum te verearis, eodem modo remissus deficis". Ibid., col. 69 C.

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RAISON DE LA RÉFORME: ORDONNER LE MOUVEMENT

C'est le même constat que formule à nouveau Othlon quelques années plus tard lorsque, dans le Livre sur la course spirituelle, il écrit: 'Tant que je me suis tenu dans ta seule sévérité, Seigneur, ou dans ta seule miséricorde, j'ai très peu progressé. Mais dès que, réunissant les deux dans mon cœur,j'ai commencé à te craindre et l'aimer tout à la fois, alors enfin j'ai senti que je progressais et qu'une consolation parfaite m'envahissait" 1296 • Qu'il s'agisse de crainte pure ou de son sentiment contraire, ce qui est à craindre avant tout, c'est précisément l'absence de réaction, le relâchement et l'abandon. C'est donc tout sauf un sentiment de terreur paralysant que suggèrent les écrits d'Othlon. La collation - et donc la perception de l'argument divin - ne saurait aboutir, sans l'adjonction du sentiment opposé d'amour. "En posant ainsi en vis-àvis les deux termes de l'opposition et en les mêlant l'un à l'autre, poursuit en effet Othlon, tu apprendras à craindre le Seigneur et à l'espérer" 1297 • De nouveau, c'est à travers une métaphore - qu'il tire cette fois des Psaumes qu'Othlon caractérise la sévérité et la clémence divine: 'Ta baguette et ton bâton sont pour moi des réconforts (Ps 23, 4) "1298 . La baguette qui sert à battre, commente le moine de Saint-Emmeran, est la sévérité; le bâton, sur lequel on s'appuie pour marcher, est la clémence divine 1299 . "En les conjoignant ainsi, conclut Othlon, le psalmiste a jugé qu'aucune des deux ne pouvait suffire sans l'autre, comme s'il avait dit tout haut: "ta sévérité et ta clémence, toutes deux réunies (simul collatae), sont causes de mon Salut" 1300 • La seule considération du pôle positif ou négatif séparément ne permet donc pas de progresser sur la voie du Salut. Ce n'est qu'en effectuant une conjonction des opposés, cause de peur d'un côté et cause d'amour de l'autre, que le fidèle réussira à s'avancer en direction de la perfection. Voici donc exposés les deux ressorts par lesquels tout fidèle accède à la sensation de la présence du jugement divin. La destruction de Sodome et la joie qu'exprime David en ses louanges ou, plus simplement, la férocité des bêtes sauvages et le plaisir du bon vin et des odeurs agréables se montrent également capables de fournir au fidèle une connaissance de la justice divine, quel que soit son niveau d'instruction. Qu'il l'apprenne en effet dans les livres ou dans les choses qui l'entourent, c'est avant tout de sa capacité à éprouver les affects de peur et d'amour, et non de ses facultés intellectuelles, que dépend cette connaissance.

La peur et l'amour; tissu de la Création L'économie de la collation ne se fonde donc pas sur des contenus conceptuels tenant lieu et place de référents-choses auxquels ils se substitueraient pour les repré-

1296 . "In tantum autem collationem vel oppositionem severitatis et pietatis divinae profectuosam esse Psalmista sensit; ut ipse fateatur quantum exinde profecisset, dicens: Virga tua, Domine, et baculus tuus ipsa me consolata sunt (PSXXII, 4) [ ... ] Quandiu, vel insola severitate tua, Domine, vel insola pietate me posui, parum profeci; cum autem utramque in corde meo conferens timere simul et amare coepi, tune tandem me proficere et consolationem perfectam adesse sensi". Liber de cursu spirituali, col. 185 D. 1297 • "Sicque conferens et permiscens ntraqne timere simu.l et sperare in Domino doceris". Dialogus, 70 A. 1298 • "ut ipse fateatur quantum exinde profecisset, dicens: Virga tu.a, Domine, et baculu.s tuus ipsa me consolata sunt (PSXXII, 4) ".Loc. cit. 1299 . "Sed quia cum virga flagellari, baculo autem inniti et sustentari solemus, congrue per virgam Domini, ejus severitatem; per baculum vero divinam pietatem designavit". Ibid. 1300 . "Eaque conjungens, neutrum sine altero sibi sufficere consideravit, ac si aperte diceret: severitas et pietas tua, simul collatae, salutis meae existunt causa". Ibid.

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senter, mais sur l'émoi que ces choses déclenchent auprès de celui qui les perçoit. Les états de l'affect que ces perceptions éveillent chez le fidèle se centrent autour de deux pôles contraires: le pôle peuretle pôle amour. Il y a ainsi ordonnanceme nt des choses et du monde selon cette bipolarité oppositionnell e d'ordre affectif (tableau n°6):

à travers son jugement Dieu s'adresse aux hommes

à travers les choses Pôles affectifs

Affects déclenchés en l'homme

sévérité jugement

clémence grâce

calamités naturelles prodigalité de la nature animaux dangereux animaux utiles

PEUR

AMOUR

crainte souffrance répulsion

désir plaisir attirance

La confrontation des opposés est donc le schéma qui règle à la fois le mode du jugement divin, l'ordo de la Création, et le processus cognitif par lequel l'individu acquiert la connaissance. Ainsi qu'il ressort du tableau ci-dessus, ce qu'Othlon nomme la qualitas rerum est une connaissance d'ordre fondamentalem ent affectif. Les deux piliers de l'ordre divin sont en effet les deux états affectifs de peur et d'amour. C'est alors la fonction principale de la collation que de mener à ce type de connaissance affective, ainsi que l'explique Othlon: "Effectue néanmoins (à partir de tous ces témoignages bibliques) une grande mise en opposition du jugement et de la grâce divine, écrit Othlon, grâce à laquelle tu t'enflammeras avec délectation de la crainte et de l'amour de Dieu" 1301 . Il convient donc, pour celui qui désire aborder le texte biblique dans l'intention d'y saisir l'argument divin, de dépasser la dimension narrative et représentationn elle inhérente au texte, pour percevoir l'affect qui le fonde. Dans cette perspective, la forme contradictoire que le schème de la collation impose à la représentation permet d'en limiter les prétentions puisqu'il en sape le fondement. Rendue contradictoire, la représentation perd son efficacité cognitive et invite à rechercher une autre voie de connaissance. Cette fonction de la collation se trouve illustrée par la démarche même d'Othlon dans le Dialogue, puisque, ainsi que nous l'avons vu à propos de l'argument du péché originel qui constitue le modèle de la collation, son appréhension en termes d'une causalité fondée sur l'ordre narratif et discursif débouche sur une contradiction et conduit Othlon à proposer une nouvelle approche de l'argument divin, à travers la dichotomie clémence / sévérité.

1301 . "Iterum si attendas Esau et Saulis regis abjectionem, Core, Dathan et Abiron, Holofernis et Aman hostisjudaeorum mirabilem exstinctionem, et gentium illarum, quas filii Israel deleYerunt [ ... ] mox adhibesjob et Eliae sanctitatem, David regis electionem, Moysis, et Aaron etJosue dignitatem [ ... ] magnam nihilominus judicii gratiaeque diYinae facis collationem, qua ad timoris amorisque divini accenderis delectationem". Ibid., 70 C.

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RAISON DE LA RÉFORME: ORDONNER LE MOUVEMENT

Nature affective de la "persona" psalmique La même économie de l'affect fondée sur les sentiments de peur et d'amour se retrouve également à l'origine de la persona psalmique dont il a déjà été question. Les trois modes de la clameur "Ceux qui chantent les psaumes, écrit Othlon, seront grandement éclairés s'ils prêtent attention à la nature de la personne à laquelle chaque phrase doit être attribuée: au Psalmiste, à Dieu, ou à quelqu'un d'autre, ainsi qu'au but dans lequel elle a été prononcée: pour édicter, pour avertir ou pour réprimander" 1302 . Trois personnes auxquelles correspondent trois modes: "Écoutons ce que nous dit le Seigneur par le saint Psalmiste, écrit Othlon, par lequel il clame vers nous selon divers modes, tantôt en "prononçant" (pronuntiando) les choses que nous devons savoir ou que nous devons faire, tantôt en nous avertissant à leur propos, tantôt enfin en nous réprimandant pour notre négligence" 1303 . Le moine de Saint-Emmeran identifie ainsi trois modes du discours ( modis loquendi1304 ) ou de la clameur ( clamoris modos1305 ) divine: celui de l'énonciation, celui de l'avertissement et celui de la réprimande. Mais la traduction de pronuntiatio par énonciation risque de s'avérer trompeuse, car la pronuntiatio au sens où l'entend Othlon n'a pas le caractère neutre de la simple énonciation orale. "Lorsque Dieu nous recommande quelque chose à travers les saintes Écritures, écrit en effet Othlon, il le fait, soit par la consolation, soit par la dissuasion, car toute énonciation divine emprunte l'un de ces deux modes" 1306 . Le mode de la pronuntiatio se répartit donc entre consolation et dissuasion, si bien que la tripartition des modes se résume finalement à une opposition entre deux grands modes de l'exhortation que sont la consolation et la dissuasion, l'un témoignant de la clémence divine et se fondant sur le sentiment d'amour, et l'autre, témoignant de sa sévérité, se fondant sur le sentiment de peur. • consolare (Qui crediderit et baptizatus fuerit, salvus erit) - pronuntiatio1307 : • deterrere (qui vero non crediderit condemnabitur)

. "Magnam denique intelligentiam praebet cantantibus psalmos, si attendant cui personae unaquaeque sententia deputanda sit, Dei an Psalmista vel aliorum, et qua intentione quaelibet sententia prolata sit, an pronuntiando, an admonendo, vel increpando". Loc. cit. 13m "Quamobrem audiamus quid loquatur nobis Dominus per sanctum Psalmistam, per quem variis modis ad nos clamat, nunc pronutiando ea quae scienda vel facienda sunt; nunc admonendo pro eisdem; interdum vero increpando pro negligentia nostra". Liber de cursu spirituali, col. 170 D. 1304 . "His igitur tribus modis loquendi, id est pronuntiatione, admonitione et increpatione, omnes homines Psalmista alloquens, interdum sub Dei Patris, nunc in Filii, saepe etiam ex persona sui, aut ad Deum convertit autjustissimo judicio damnandos praedicit". Ibid., col. 153 B. 1305 • "Nunc etiam, prout valeo, proferre desidero ipsius clamoris modos, ut exinde aliquis incitatus divinos audire discat affatus". Ibid., col. 166 A 1306 . "Cum igitur Deus per sacram Scripturam nobis quaelibet pronuntiat, sive consolando, sive deterrendo, nam per has geminas species omnis divina pronuntiatio agitur: unde in Evangelio Dominus utramque proferens dicit: Qui crediderit et baptizatus Juerit, salvus erit; qui vero non crediderit condemnabitur (Marc XVI, 16): aufert a nobis omnem ignorantiae excusationem, ne quis nostrum merito possit dicere, qua nemo nos conduxit (Matth. XX, 7). Ibid., col. 189 BC. 1301. Ibid. 1302

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- admonitio1308 : - increpatio1309 :

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• consolare (paternum ajjectum ostendit) • deterrere (quasi pater pius addit increpationes, nunc verbis, aliquando jlagellis)

Le fait qu'Othlon ramène ainsi le mode de la prononcia tion, par lequel Dieu énonce "les choses que nous devons savoir ou que nous devons faire" ( ea quae scienda vel facienda sunt), aux deux grands modes de l'exhortat ion nous semble avoir une conséquen ce majeure: il suppose que la raison d'être du message adressé par Dieu aux hommes tient dans son pouvoir exhortatif. "Celui qui aura personnell ement fait l'expérien ce d'un très grand danger ou d'un très grand bienfait, affirme ainsi Othlon, pourra d'autant mieux P-xpliquer aux autres combien doux est le Seigneur qui a choisi d'instruire le saint psalmiste par une raison si variée". "C'est pourquoi, déclare-t-il par ailleurs, je vous enjoins, mes très chers frères, vous à qui il a été donné de savoir lire, de bien prêter attention, lorsque vous chantez les psaumes, à ce que vous chantez, c'est-à-dire de réaliser combien certaines paroles des psaumes sont source de consolatio n ou au contraire terribles". La capacité à la lecture doit ainsi conduire les moines à retrouver, par-delà le sens des mots, les deux grands modes affectifs sur lesquels se décline la Création: consolatio n d'un côté; peur et dissuasion de l'autre. C'est dans ce contexte affectif que s'inscriven t les trois modes de la clameur, ainsi que la personne à travers laquelle ils s'exprimen t. La reconnaiss ance de ces deux affects comme fondemen t de la persona semble ainsi relever des "fonctions d'effroi et de liesse" qui, selon Gilbert Dahan, caractérise nt la parole sacrée de la liturgique 1310 . Le mode du discours divin: l'incitation Le mode de lecture qu'Othlon recomman de ainsi à ses auditeurs consiste à ne pas s'arrêter au niveau strictemen t conceptue l du texte, mais à chercher à en percevoir tout le pouvoir exhortatif . Cc qui compte n'est pas ce que les mots veulent dire, mais la réaction qu'ils suscitent auprès de celui que les perçoit. Et pour pousser l'homme à agir, Dieu se sert des deux filets de nature affective sur lesquels il a fondé la Création. L'un est incitatif; l'autre, au contraire, dissuasif. De la sorte, tout texte, toute chose même, apparaît fondamen talement définie, non par ce qu'elle est du point de vue de la substance , mais par l'affect qu'elle éveille en l'homme, l'incitant à agir, tantôt sous l'effet du réconfort, tantôt sous l'effet de la peur.

1308 • "Cum autem pro his, quae jam pronuntiata sunt, admonet, paternum affectum os tendit, sciens quia humanum est et maximum accidens negligentibu s oblivisci". Ibid., col. 189 BC. 1309 . "Sed adhuc nos sustinens quasi pater pius addit increpatione s, nunc verbis [ ... ] aliquando flagellis". Ibid., col. 189 CD. 1310 . "Dans l'histoire du théâtre occidental, l'un des plus passionnants problèmes est sûrement le passage du sacré au profane - on, mieux, du liturgique au dramatique - dans le drame chrétien du moyen âge. De la parole sacrée de la liturgie qui, à travers ses fonctions d'effroi et de liesse, se veut imite à une réalité absolue, transcendan t la réalité quotidienne et sensible, à la parole dramatique, qui vise aussi à susciter des émotions mais se situe dans une réalité relative, délimitée, définie par des règles artificielles qui !'apparenten t au jeu, il y a une évolution qui facilite l'utilisation de schèmes et de formes lFiques". Gilbert Dahan, "Les lamentations dans le drame religieux (Xlc-xne siècles)", dans Bulletin de la société internationale pour l'étude du théâtre médiéval, 3 (1981), p. 1.

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RAISON DE LA RÉFORME: ORDONNER LE MOUVEJ\IENT

Cette distribution des modes de l'exhortation divine selon les deux catégories de la consolation et de la dissuasion s'inscrit en parfaite cohérence avec l'économie de la collation dégagée plus haut. Tableau n° 7 Exemples tirés des Écritures pronuntiatio Mode de la clameur divine

qui vero non crediderit condemnabitur

admonitio increpatio

Mode de l'exhortation divine Affect éveillé en l'homme

qui crediderit et baptizatus fuerit, salvus erit paternum affectum ostendit

quasi pater pius addit increpationes, nunc verbis, aliquando flagellis

dissuasion

réconfort

peur

amour

Sur le modèle de la persona psalmique et en s'imprégnant des sentiments de peur et d'amour qui la fondent, le fidèle fait l'apprentissage d'un mode de lecture qui lui permettra de percevoir le message inscrit par Dieu dans la Création dont nous venons de voir qu'il relève d'une même économie de l'affect. Cette capacité à ressentir la réprimande et la consolation divine (Domini nos arguentis vel consolantis1311) qu'Othlon propose comme modèle de l'aedificatioconstitue le fondement de la connaissance que Dieu accorde aux hommes. C'est, reprenant le texte psalmiquc lui-même (Da mihi intellectum1312 ), le nom d' intellectus qu'Othlon donne à cette forme de connaissance. Commentant le vers des psaumes Donne-moi un intellect et je chercherai ta loi et la garderai au fond de mon cœur'' 1313 , Othlon ajoute: "Le terme loi vient du verbe lire. Celui qui lit la loi, c'est-à-dire le texte sacré, et désire en obtenir un intellect, doit donc souvent répéter les paroles de prière précédentes avec grande attention" 1314 . L'intellect est donc lié à l'activité de lecture qui permet de

1311 • "ln qua lectione, quaeso, invenitur major aedificatio, quam in psalmis, ubi multimodae et orandi et docendi sententiae habentur, ubi modis variis persona Domini nos arguentis vel consolantis infertur, ubi humiles et pauperes spiritu recreantur, ubi pravi rectores etjudices a Domino increpantur, ubi conversis et poenitentibus maxima spes veniae promittitur, impiis autem et negligentibus mors aeterna denuntiatur?". Loc. cit. 1312 . "Da mihi intellectum, et scrutabor legem tuam et custodiam illam in toto corde meo''. Ps CX\'111, 18, 33-34.

13 rn 1314

Ibid.

"Lex a legendo dicitur, ideoque qui legem, id est, sacram lectionem legens ad ejus intellectum pervenire desiderat, praemissa orationis verba saepius orando repetat jugiterque attendat". Loc. cit. .

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retrouver les deux affects opposés de peur et d'amour qui composent la justice divine.

La crainte de Dieu, fondement de la rationalité Parce que l'intellect que vise la pratique de la lecture n'est pas de nature spéculative mais affective, l'accession à la connaissance ne s'opérera pas par le développement des facultés intellectuelles ni par l'accumulation d'un savoir, mais par l'éveil d'une sensibilité à la justice divine fondée sur l'affect naturellement présente en l'homme. "Nous avons dit plus haut, écrit en effet Othlon dans le Dialogue, que la justice humaine était de telle nature que toutjuge et gouvernant pouvait librement punir un acte, pour autant qu'il avait préalablement averti de ne pas le commettre par quelque loi. Considéré attentivement, ce sens de la justice se révèle présent à la conscience de tout homme sage" 1315 . Après avoir élagué peu à peu tous les traits de la justice humaine qui ne lui semblent pas attribuables à la justice divine, Othlon en arrive ainsi au principe fondateur de la conscience de l'homme sage: son sens de la justice. En procédant ainsi par éliminations successives il dégage ce qui constitue l'essence de la créature humaine au sein de l'ordre institué par Dieu: plus qu'un animal rationnel, l'homme, considéré dans une perspective de la sagesse, se définit comme un être de justice. Cette définition de l'homme sage ainsi proposée par Othlon éclaire en retour la démarche adoptée dans le Dialogue. Si l'auteur a décidé, s'adressant à des gens simples et ignorants, d'en appeler à leur faculté de jugement, c'est parce qu'il sait celui-ci constitutif du mode de penser de tous les hommes sages. Même privé de culture et de savoir en effet, du moins l'homme dispose-t-il de cette faculté lui permettant, pour peu qu'il soit sage, de s'orienter sur la voie du salut. "Et, poursuit Othlon, puisque aucun sage ne doute en sa conscience de cette justice, il apparaît nécessaire que nous sachions également la reconnaître au jugement divin de telle façon que, de même qu'un homme puissant punit habituellement par un jugement les infractions commises contre les règles qu'il a édictées, de même le Tout-puissant saura, selon son bon vouloir, corriger par un juste jugement toute transgression de la loi qu'il a imposée à l'homme sous forme d'une "intelligence naturelle" (naturali ingenio) ou au moyen de quelque signe" 1316 . L'intelligence naturelle constitue ainsi le fondement du sens de la justice qu'Othlon reconnaît présent à la conscience de tout homme sage et grâce auquel Dieu, à l'image d'un juge, guide sa créature sur la voie du salut. Et, tout comme le juge, c'est du sentiment de peur que le Créateur fait usage à cet effet. "À travers l'exemple des anges pécheurs, écrit Othlon, qui, non contraints par le moindre sentiment de peur, ont mérité la damnation éternelle pour leur orgueil, Dieu a montré que l'homme obtiendrait le même

5 13l .

"Denique supradictum est justitiam humanam hujusmodi esse ut omnis judex et rector ea crimina, qua lege aliqua praemonuit ne fierent, perpetrata licenter punire possit. Qnae scilicet justitia si subtiliter pensatur, in omnium sapientium conscientia reperitur". Dialogus, col. 84 BC. 1316 • "Quamobrem cum nullius sapientis conscientia de hac dubitetjustitia, necesse est eamdem nos scire divino reddendam esse judicio, ut, sicut homo praepotens iniquitatem contra praecepta sua perpetratam quolibetjudicio solet punire, ita et Omnipotens omnem nequitiam contra !egem suam, quae, vel ex naturali ingenio, vel qualicumque indicio in di ta est homini, effectam justo judicio, prout vult, valeat emendare''. Ibid., col. 84 BC.

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châtiment s'il n'était retenu par quelque sentiment de peur" 1317 . C'est pourquoi, conclut Othlon, l'homme dut être contraint par la peur, afin qu'il ressente la nécessité de la grâce divine, et que sans cesse il soit poussé vers elle 1318 . La fonction du sentiment de peur est ainsi de pousser, d'entraîner, comme sous l'effet d'une force, en direction du salut. "Or, poursuit-il, une telle peur ne pouvait avoir d'autre cause qu'une certaine forme de châtiment. Il n'y a en effet que le châtiment que l'on craigne" 1319 . Le fondement de ce Othlon nomme intelligence naturelle apparaît ainsi être le sentiment de peur, et son moteur, le châtiment et la souffrance. C'est ainsi à travers ce qui procure désagrément et souffrance que Dieu détourne l'homme de ce qu'il ne doit pas faire. Inversement, c'est par la médiation du sentiment de plaisir qu'il l'incite à poursuivre sur la bonne voie 1320 .

B. Un mode cognitif fondé sur une rationalité des mouvements naturels C'est une définition très proche de celle d'Othlon que Pierre Damien propose de l'homme dans une lettre adressée au pape Alexandre II en 1064, lorsque, reprenant une phrase du Qohéleth, il écrit: "Craindre Dieu et observer ses commandements, voilà ce qui définit en effet tout homme (Qo 12, 13) "1321 . Mais, en raison du péché originel, la capacité à éprouver la crainte qui caractérise la nature humaine et grâce à laquelle Dieu le guide sur la voie du salut n'est plus éprouvée par l'homme de façon immédiate et systématique: "Craindre Dieu, c'est rejeter tout ce qu'il interdit comme exécrable et abominable [ ... ].Celui-ci en effet craint Dieu, qui s'efforce de redouter ce qu'il interdit" 1322 . L'homme a en partie perdu la capacité à ressentir cet aiguillon divin que constitue la peur. Il lui faut désormais en faire l'apprentissage, s'efforcer ( satagit) de retrouver la spontanéité de cette sensation salutaire. Tl y a donc dans la définition de l'homme commune à Othlon et Pierre Damien, un idéal dont rend compte le terme intelligence naturelle, qui laisse envisager l'homme sage comme un être capable de se laisser mener naturellement par les sentiments de peur et de plaisir qui forn-ient le maillage de l'ordre mis en

1317 . "Probav:it namque Deus in angelis peccantibus quia sicut ipsi, timore nullo constricti, damnationem perpetuam superbiendo meruerunt, ita et homo, si timore aliquo non constringeretur, eamdem mereretur". Ibid., col. 90 D. ms. "Unde constrigendus erat timore tali quo et gratia Dei semper egere ostenderetur et ad eam fugere jugiter compelleretur". Ibid., col. 90 D. 1319 . "Timoris autem tanti causa nulla potuit esse alia, nisi poena aliqua. Neque enim quidquam aliud quam poena timetur". Ibid., col. 90 D. 1320 . Le terme amor, dans son opposition au terme timor- l'un et l'autre constituant, nous l'avons vu, les deux filets au moyen desquels Dieu guide l'homme -s'éclaire ainsi d'une connotation sensuelle qu'une simple traduction par le terme amour ne laisse pas entrevoir. Le sentiment d'amour qui constitue le second aiguillon du salut n'est pas d'ordre purement spirituel. Il est lié à la perspective d'un plaisir, de même que le sentiment de peur est lié à la perspective d'une souffrance. 1321 . "Deum ergo time, et mandata eius observa: hoc est enim omnis homo". n° 108, Die Briefe des Petrus Damiani, t. 3, p. 199, IL 15-16. 1322 . "Deum vero timere est, cuncta quae Deus prohibet, execrando et abhominando contempnere [ ... ] Ille ergo Deum timet, qui satagit cavere, quod prohibet". Ibid., p. 199, Il. 10-15.

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place par Dieu dans le but de le guider et ce, quitte à agir de façon irréfléchie et en dehors du domaine du sens, ainsi que Pierre Damien le résume à l'aide de la citation suivante tirée du Siradde: "Mieux vaut un homme manquant de sagesse et de sens mais rempli de crainte, qu'un homme abondant par le sens mais qui transgresse la loi du Très-haut (Si 19, 21) 1323 • Capable de se laisser guider par le sentiment de peur de façon naturelle et non réfléchie, comme par instinct, cet idéal de l'homme sage combattant du Christ mis en avant par les réformateur s permet de comprendre pourquoi le comportem ent de l'animal en situation de prédation et de chasse put être proposé comme modèle aux moines eux-mêmes dans une lettre adressée à l'abbé Didier du Mont-Cassin et à sa communaut é intitulée Tropologi,e animale dans la Patrologi,e Latine de Migne 1324, et rangée sous le numéro 86 dans l'édition de Kurt Reindel 1325 •

Le modèle animal Dans cette lettre - que l'historien date de l'automne 1061 1326 - Pierre Damien passe en revue un certain nombre de créatures puisées pour la plupart au sein du règne animal dont il déclare avoir emprunté la description "auprès de ceux qui se sont donné la peine d'explorer les choses de la nature" (ab his, qui rimandis rerum insudavere naturis1327 ) dans l'intention d'en proposer une lecture morale 1328 . Il s'inscrit ainsi dans la longue tradition du commentair e animalier qui remonte à Ambroise, Isidore de Séville et surtout aux différentes versions du Physiologus1329 • Une comparaison entre le texte de Pierre Damien et le Physiologus latinus versio B tel qu'il fut édité en 1939 par Francis J. Carmody montre en effet qu'un certain nombre des interprétatio ns symboliques rencontrées dans la lettre n ° 86 relèvent bien de la pratique exégétique propre au Physiologus. Néanmoins, ainsi que le souligne K Reindel, l'interprétat ion symbolique que propose Pierre Damien apparaît pour l'essentiel autonome et novatrice par rapport à la tradition 1330 •

1323 • "Sed eius, prodolor, talis est vita, ut eum alteri nullus invideat, ad se introducere nemo deposcat, et ut rem non diucius protraham, stulto sapienti monasterialis ad habitandum ianua clauditur, cuius passim rusticis et imperitis ac disco lis aditus non negatur. Un de recte vir sapiens ait: Melior est homo qui defi-

cit sapiencia et deficiens sensu in timore, quam qui abundat sensu et transgreditur legem altissimi (Eccles. 19, 21)". Ibid., n° 117, p. 325, IL 1-6. 1324 • De bono religfosi status et variarum animantium tropologi.a, opusc. 52, PL 145, cols. 763-792. 1325 . n° 86, Die Briefe des Petrus Damiani, t. 2, München, 1988, pp. 459-504. 1326 . Ibid., p. 459. 1327 . "Nec tamen velut experti simus huiusmodi nobis peritiam arrogamus, sed id dumtaxat, quod ab his, qui rimandis rerum insudavere naturis, no bis est traditum, indiscusse atque inretractabilite r iudicamus nostris opusculis inserendum". Ibid., p. 464, 11. 9-13. 1328 • La quasi totalité des exemples proposés par Pierre Damien relèvent en effet du monde animal. On note cependant une exception constituée par les pierres ignifères d'Orient ("In quodam nempe monte Orientis lapides sunt igniferi, qui masculas et femina nuncupatur, et dicuntur phiroboli". n° 86, p. 468. Le Physiologus latinus versio B propose de ces pierres ignifères une description très proche: "Sunt lapides igniferi in quodam monte orientis, qui graece dicuntur terobolem, masculus etfemina". Physiologus latinus versio B, éd. Fr.J. Carmody, Paris, 1939, p. 13). 1329 . "Damiani hat in seinem Brief über die symbolische Naturdeutung Vorlagen benützt, neben dem Hexameron des Ambrosius und den Étymologien Isidors vor allem verschiedene Überlieferungs formen des Physiologus". n° 86, p. 464, n. 5, 11. 23-5. 1330 . "In der symbolischen Deutung der naturwissensch aftlichen Vorgange ist Damiani im Wesentlichen selbstindig". Ibid., p. 465, n. 5, li. 20-22.

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Prendre modèl,e sur les forces naturelles et les mouvements nécessaires des animaux Envisageons tout d'abord la façon dont l'auteur de la lettre décrit l'utilité que l'observation des animaux peut présenter pour le fidèle: "De même que Dieu toutpuissant, créateur de toutes choses, a formé tout ce qui est sur terre à l'usage de l'homme, écrit-il, de même il a pris soin de l'informer pour son salut, grâce aux forces propres à leurs natures et aux mouvements nécessaires qu'il a conférés aux animaux dépourvus de raison ( brutis animalibus) "1331 • Ce que l'homme doit considérer chez les animaux, ce sont les "forces mêmes de leurs natures" (ipsas naturarum vires) et les "mouvements nécessaires" ( necessarios motus) qui les agitent, ainsi que les ruses (astutias 1332 ) dont ils font preuve. Celles-ci ne sont pas le fruit de quelque machination raisonnée, mais toujours de forces irrationnelles, irréfléchies ( brutis): "Le Créateur, écrit Pierre Damien, a accordé aux animaux dépourvus de raison diverses forces et ruses" 1333 . Loin donc de prêter des traits humains aux animaux, ou de leur accorder le don de parole pour les faire entrer dans un récit, c'est sur leurs pulsions naturelles et les mouvements qu'elles déclenchent chez eux que l'homme doit se pencher, "afin qu'à partir des bêtes l'homme puisse apprendre ce qu'il doit imiter, ce qu'il doit craindre, ce qu'il peut leur emprunter pour son salut, ce qu'il doit à juste titre rejeter" 1334 • Ce que le moine lui-même doit "imiter" en l'animal n'est pas son comportement anthropomorphisé et moralisé, mais ses mouvements naturels et ses pulsions. Imiter ou dédaigner Revenons, afin d'en saisir plus nettement la nature, sur les termes que Pierre Damien utilise dans la définition citée ci-dessus. Selon un procédé stylistique fréquent à l'époque romane, l'auteur croise les champs sémantiques sous forme d'un chiasme 1335 . À quid imitari debeatfait écho quid rite contemnat; à quid cavererépond quid mutuari salubriterval,eat. D'un côté, le champ de l'imitation; de l'autre, celui de la pulsion, de l'émotion. D'un côté le devoir ( debeat) et la loi (rite), de l'autre, le salut (salubriter) et la visée (ut valeat). À l'imitation correspond le dédain; à la confusion, la peur.

1331 • "Rerum quippe conditor omnipotens Deus, sicut terrena quaeque ad usum hominum condidit; sic etiam per ipsas naturarum vires, et necessarios motus, quos brutis animalibus indidit, hominem salubriter informare curavit, ut in ipsis pecoribus homo possit addiscere quid imitari debeat, quid cavere, quid ab eis mutuari salubriter valeat, quid rite contemnat". Ibid., pp. 463, 1. 29 - 464, 1. 4. 1332 • "Ad instruendam quippe humanam naturam pius conditor diversas brutis animalibus vires et astutias contulit, ut ex beluinae quoque sagacitatis indagine non contempnenda in nostros actus valeamus exempla transferre". Ibid., p. 491, IL 8-11. 1333

1334



.

Ibid. Loc. cit.

1335 .J'emprunte à M. Schapiro cette acception étendue du terme, qui désigne d'abord un principe visuel de structuration fondé sur l'entrecroisement et la symétrie diagonale, mais que l'historien utilise également pour carartériser la construction stylistique deformis formositas ac Jormosa deformitas à laquelle Bernard de Clairvaux recourt dans son Apologie à Guillaume sur laquelle nous aurons !'occasion de revenir plus loin ("Only a mind deeply drawn to such things could recall them so fully; and only a mind with some affinity to their forms could apply to these carvings the paradoxical phrase: 'That marvellous deformed beautv, that beautiful deformitv (mira quaedam deformis formositas ac formosa deformitas) ', which resembles in its chiasmatic, antithetic pattern a typical Romanesque design". M. Schapiro, "On the AestheticAttitude in Romanesque Art", in Rnmanesque Art, Sdected Papers, George Braziller, New York, 1977, p. 8).

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La comparaison du monastère à une réserve d'animaux a ainsi pour fonction de montrer aux moines comment ils doivent faire usage des pulsions animales que sont la peur et le désir, dans leur comportement et leurs actes (ut[. .. ] in nostros actus va/,eamus exempta transjerre1 336 ) à travers le rejet, ou au contraire le désir d'identification ( mutuari; imitatio). Il y a donc conversion entre deux niveaux: celui où se jouent les pulsions de peur et de désir, et celui de l'imitation et du sens où interviennent le modèle christique et les Écritures. L'imitation est la contrepartie sur le plan sémantique d'une pulsion animale que découvre la spiritualis intelligentia: "Nous ne parcourons pas en effet cela en l'exposant simplement pour ne le laisser apparaître que comme un miracle aux yeux des lecteurs, mais pour qu'il devienne sacrement d'une compréhension spirituelle auprès de ceux qui regardent plus haut" 133 7. La trajectoire de ce symbolisme - si l'on doit conserver ce terme - que propose Pierre Damien ne s'effectue pas du sens au sens, d'un signifié à l'autre, mais du sens à la pulsion, au mouvement vital. Ainsi, les animaux ne servent pas à nous donner des leçons, par ressemblance, sur la nature humaine, mais ce sont certaines parmi les mœurs de l'homme qui comportent en elles quelque chose d'animal. Et ce quelque chose, non seulement n'est pas condamnable, mais constitue l'objet même de l'imitation. C'est précisément le rôle de l'intelligence spirituelle que de repérer ces mouvements naturels dans les comportements de l'homme: "Car l'intelligence spirituelle découvre dans le comportement humain des actions naturelles des bêtes ( actus naturales pecorum), de même que chez l'homme on découvre quelque chose qui relève des attributions des anges" 1338 . Sur le modèle de la fable, l'usage que Pierre Damien propose du modèle animal comporte, en raison de son procédé d'identification, une certaine confusion des frontières entre humanité et animalité. Mais alors que la fable classique tire en quelque façon le monde animal vers un modèle socialisé et anthropomorphisé, le modèle animal de la lettre adressée à la communauté du Mont-Cassin fonctionne plutôt en sens inverse, débusquant en l'homme la part d'animalité qui le constitue, non dans le but de la condamner en ramenant l'être humain vers ce qui le singularise, sa raison, mais afin de l'inciter, au contraire, à fonder plus fréquemment son comportement sur le mouvement naturel. Cette voie, nous dit Pierre Damien, n'est pas celle du savoir, mais de la sagesse. Non seulement c'est elle qui mène à Dieu, mais elle est même le chemin le plus sûr et le moins risqué: "pour qu'il progresse prudemment vers son créateur par la voie toujours sûre de la sapience"1339. Il semble alors nécessaire de tenter de mieux cerner ce que j'ai regroupé sous le terme général de pulsionnel. Les pulsions en situation de chasse Revenons aux termes dans lesquels Pierre Damien définit ce que j'ai appelé des pulsions. L'auteur recourt aux termes vires et motus. La pulsion est donc caractéri-

1336 . 1337

Loc. cit.

"Hoc ergo ideo non exponendo transcurrimus, ut tantummodo legentibus sit miraculum, sed ut altius considerantibus fiat spiritalis intelligentiae sacramentum". n° 86, p. 484, li. 4-6. 1338 . "Nam et naturales actus spiritualem intelligentiam reperiuntur in moribus hominum, sicut et in hominibus aliquid invenitur, quod ad offitia pertineat angelorum". Ibid., p. 463, 11. 26-28. 1339 • "Quatinus dum a rebus quoque ratione carentibus homo rationalis instruitur, ad auctorem suum per viam sapientiae caute et semper inoffenso tramite gradiatur". Ibid., p. 464, 11. 5-7. •

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sée par ces deux notions de force et de mouvement. Une force traverse le sujet. En elle il perd son unité dans la mesure où il devient à la fois agi et agissant. La polarisation sujet/ objet, action/ passion est levée. Cette force est avant tout mouvement, et, en tant que telle, indifférente à l'orientation agir/ subir 1340 . Nécessaire chez l'animal, elle résulte chez l'homme d'un choix entre celle qu'il faut rejeter ( contemnere) et celle qu'il faut imiter ( imitari). La mise en parallèle qu'effectue Pierre Damien dans sa définition permet de mieux comprendre comment il articule raison et pulsion. La première s'appuie sur la seconde, et y trouve même son moteur: le dédain ( contemnere) provient de la peur ( cavere) et l'imitation ( imitari) est le prolongement d'un désir d'identification ( mutuari). La situation par excellence où sont mises en œuvre ces pulsions est la chasse. Parmi tous ces exemples, il est à noter que la pulsion côtoie très souvent la sphère des sens et de la perception. Mais parmi les cinq sens auxquels les moines sont invités à faire usage sur le chemin en direction de la vérité, le recours à la vision n'a pas la préséance. Derrière le mot astutia, il y a très souvent présente la notion de dissimul,ation. Les yeux sont rarement d'un grand secours, puisque l'un des protagonistes est caché (l'autha:lope est pris au piège par le chasseur tandis qu'il vient s'abreuver1341 ; l'hydre pénètre dans la gueule du crocodile à son insu 1342 , etc.). Parmi les sens alors utiles, ce sont le toucher (l'oursin s'accroche aux navires et les arrêtent1343 , les jeunes oiseaux enduisent et massent les corps de leurs parents pour les guérir1344 , la vierge attrape la licorne), l'ouïe (les cris de l'authalope attirent le chasseur, la panthère émet un puissant rugissement1345), le goût (l'arbre de prédilection des colombes porte un fruit "doux et très sucré" (dulcis et valde suavis) 1346 , le hérisson est attiré par les grains de raisin 1347 ), et sur-

1340 . Le terme pulsion est donc à interpréter dans son sens originel latin de pello - pulsum, qui fait référence à la mise en mouvement sous l'action d'une force. 1341 .

"Cum vero sitierit, veniens ad Eufratem bibit, propter quem videlicet fluvium frutex quidam nascitur, qui gericinae vocabulo nuncupatur, habens virgulta suptilia atque prolixa. Veniens itaque authalopus ad gericiniam, dum ludere lasciviens temptat, cornua sua virgultis crebrescentibus obligat. Cum vero diutius pugnans sese nullatenus valet educere, magnis incipit vocibus exclamare. His excitatus clamoribus venator accurrit, eumque dum propriis nexibus artatur occidit". Ibid., p. 467, IL 4-11. 1342 . "Ydrus enim animal est habitans in gurgitibus fluminum, corcodillis feraliter inimicum. Hic itaque cum viderit corcodillum aperto ore in crepidine fluminis dormientem, provolvitur in limo luti ut faucibus illius lubrico corpore facilius possit illabi". Ibid., p. 472, IL 10-13. 1343 . "Quod echinus etiam brevis videlicet pisciculus innuit, qui naves ingentes plenis currentes velis immobiliter sistit. Mirum certe quomodo piscis perexiguus corpore tam enormem carabi molem valeat inconcusse compescere, ut tanquam fixa radicibus videatur haerere". Ibid., p. 476, li. 15-18. 1344 . "Hae siquidem volucres cum senili gravantur etate, ut iam nec volare valeant nec videre, filii parentibus suis pio compatientes affectu vetustas sibi pennas evellunt, eorumque oculos alis propriis confovent, ac totum corpus undique velut obliniendo ac palpando demulcent, donec toto corpore renovati plumis undique reflorentibus adholescant". Ibid., p. 479, li. 16-21. 1345 . "Haec itaque pantera cum diversis se venationibus reficit, mox in suo se speleo recipiens dormit. Post triduum vero refecta sopore consurgens, magnum emittit cum clamore rugitum". Ibid., p. 486, IL 9-12. 1346 . "Columbarurn quoque non vulgare quoddarn praebet natura rniraculurn. Est enirn in Iudeae finibus arbor, quae Grece peredixion vocatur, cuius urique fructus nirnis est dulcis et valde suavis. In hui us igitur arboris gratia colurnbae non rnodice delectantur, cuius nirnirurn eas et fructus reficit et urnbra defendit". Ibid., p. 484, Il. 7-11. 1347 . "Huius autern figurarn etiam erinacius representat, qui nirnirurn durn toto corpore spinis sit obsitus, vinderniarurn ternpore ingreditur vinearn et, quam rneliorern viderit occupat uvarn. Quarn rnox tam violenter exagitat, ut ornnia eius in hurnurn grana prosternat, indeque descendens tarndiu super eadern grana provolvitur, donec spinarurn eius aculeis ornnia transfigurantur". Ibid., pp. 469-70.

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tout l'odorat qui dominent (hormis le lion, citons également la panthère qui émet à son réveil une odeur merveilleuse ( tam mirae suavitatis atque fraglantiae hodor) qui attire tous les animaux 1348 ). Les cinq sens sollicités De même, nous dit Pierre Damien, que le lion, poursuivi par des chasseurs, se sert de sa queue pour effacer les traces de son passage dès qu'il a flairé la présence de ses poursuivants , de même les esprits iniques, tels des chasseurs, persécutent certains hommes pour en vivre charnelleme nt (ut carnaliter vivant) 1349 • Est à l'image de ce lion (quisquis ad illum leonem pertinet) celui qui flaire l'odeur du chasseur et qui se comporte comme "ce petit du lion de Juda" ( catulus leonis Juda) qui "perçoit l'odeur du chasseur car il sait débusquer les pièges de l'ennemi rusé (Gn 49, 9) "1350 . Saint Paul fut lui-même un lion qui avait flairé le chasseur: "dont il avait avec finesse perçu l'odeur et disait: "nous n'ignorons pas ses ruses (2 Co 2, 11) "1351 . Quel enseigneme nt pour le fidèle: apprendre à se méfier del' ennemi, flairer l'odeur du chasseur qui s'approche? Tout ceci reste bien vague, presque fuyant dans le rapport que l'exemple concret entretient avec la leçon morale. D'un côté, Pierre Damien nous parle de flair, d'odorat, relevant de la sensualité et de l'instinct; de l'autre, il illustre son propos par des citations bibliques qui mettent en scène ces mêmes notions, odor et venator. Puisque les deux volets de la métaphore ne jouent pas sur les mêmes registres, auquel des deux le fidèle est-il invité à se conformer: au lion, en faisant confiance à son instinct et à ses sens, ou bien au saint, en suivant ses préceptes? Mais ces derniers renvoient eux-mêmes à l'animal, au sensible et à l'instinct: saint Paul a utilisé son pouvoir olfactif pour reconnaître l'Ennemi. Comme si tout l'échafaudag e métaphoriq ue élaboré par Pierre Damien renvoyait finalement à l'odorat, à un "sentir" sans reste au niveau du sens. Ces perceptions que nous transmetten t les sens permettent une classification très empirique et très simple des données selon le sens qu'il concerne: • odorat: odeur répugnante (ibis) /parfum attirant (panthère, phoenix); • goût: fruits doux et sucrés (colombe, hérisson) /matière abjecte ("vomissure" ); • toucher: contact qui blesse ou capture (hydre qui lacère les viscères du crocodile) /contact qui soulage Ueunes oiseaux qui oignent).

Toutes ces oppositions se fondent sur la dichotomie désagrément-souffrance/ plaisir, dont nous avons vu qu'elle constituait selon Othlon le tissu affectif structurant l'ordre divin grâce auquel Dieu guide le fidèle sur la voie du salut. "Celui qui s'appliquera à considérer attentiveme nt toutes les natures des animaux énumérées cidessus, conclut Pierre Damien, pourra utilement les transformer en modèle du

1348

• "Cum quo simul rugitu tam mirae suavitatis atque fraglantiae hodor egreditur, ut omnes pigmentorum vel aromatum species vincere videatur. Omnes autem bestiae saltuum ad quas hodor ille pertingit, ad eam protinus confluunt, ac tantae suavitatis spiramine deleclantur". Ibid., p. 486, Il. 12-16. 1349 • "Venatores plane hominum iniqui spiritus sunt, qui nimirum venatorum more carnes quaerunt, dum quoslibet homines, ut carnaliter vivant, inmaniter persequuntur". Ibid., p. 465, li. 6-9. 1350 • "Catulus leonis Juda, venatoris hodorem concipit, quia versuti hostis insidias deprehendit (Gn 49, 9) ". Ibid., Il. 10-11. 1351 • "Cuius videlicet hodorem argute conceperat, qui dicebat: Non ignoramus astutias eius (II Cor. 4, 2) ". Ibid., p. 465, 1. 11 - 466, 1. 1.

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comportement humain, de telle façon qu'à partir de la nature privée de raison des bêtes sauvages, l'homme apprenne également comment il doit vivre" 1352 . Citant de nouveau l'apôtre Paul, il ajoute: "Car, comme le déclare l'apôtre, Dieu s'inquiète-t-il des bœufs? (I Co 9, 9). Mais, lorsqu'il voit quelque chose de remarquable dans les animaux dépourvus de raison, l'homme est aussitôt averti que, quel que soit ce quelque chose, il doit en faire usage pour mieux se comprendre lui-même" 1353 .

Un autre guide de la raison: l'instinct plutôt que le raisonnement Ainsi ancré dans l'ordre de l'affect et de la pulsion, c'est !'"instinct" (instincet non le raisonnement, qui va fonder le discernement entre ce qui est dangereux ou au contraire salutaire et permettre ainsi au fidèle de s'orienter sur la voie du Salut. tus1354),

L'instinct ou inspiration C'est en effet l'instinct qui, contre sa volonté et presque à son insu, conduit Othlon à se soumettre à la Règle. Le terme instinctus, en tant que participe passé du verbe instinguere, implique l'idée d'impulsion et de mouvement 1355 . "Après que, poussé par de fréquents et légers avertissements de sa part, j'eus peu cherché à m'améliorer, écrit Othlon en introduction à son Livre des visions, Dieu commença à m'appliquer une médecine plus forte" 1356 . L'instinct n'est alors qu'effet ressenti par le sujet. Mais, en tant que substantif susceptible de devenir sujet d'un verbe, instinctus apparaît également comme un "quelque chose" capable d'agir 1357 . Il est alors cette force qui incite ( incitabar) Othlon au chant de la louange et l'enflamme ( succensus) de façon indicible 1358 . Il affiche ainsi le mode sur lequel il se conjugue: celui de l'émotion et de l'élan affectif. La sensation de cette force est liée à l'impression d'une présence ("comme si quelqu'un se levait avec moi et m'accompagnait tandis que je marchais" 1359 ) qui n'est cependant liée à aucune individualité extérieu-

1352 • "Omnes plane naturas animalium, quas supra perstrinximus, si quis elaboret sollerter inspicere, utiliter poterit in humanae conversationis exempla transferre, ut qualiter homo vivat, ab ipsa quoque rationis ignara pecorum natura condiscat". Ibid., p. 495, Il. 18-21. 1353 . "Nam ut apostolus ait: Non est Deo cura de bo~s? Sed cumin brutis animalibus aliquid insigne conspicitur, homo protinus, ut quicquid illud est ad sui considerationem retorqueat, ammonetur". Ibid., li. 21-24. 1354 • Pour une définition et un bref (et lacunaire) historique de cette notion au sein de la tradition chrétienne, cf. M. Dupuy. "Instinct, instinctus", dans Dictionnaire de Spiritualité, Beauchesne, Paris, 1971, t. 7, 2ème partie, col. 1803-5. Voir également:]. Alfano, "Functio interioris instinctus", dans Gregorianum, 44 (1963), pp. 731-787. 1355 • Dictionnaire Latin-Français, F. Gaifiot, Paris, 1934, sub instinguo, p. 833. 1356 • "Postquam ergo, ut dixi, assiduis Je,~oribusque Dei monitis instinctus parum emendare me cura~, majora districtionis suae medicamenta adhibuit mihi". Visio 1, Libervisionum, p. 36, li. 4-7. 1357 • M. Dupuy souligne ce trait en écrivant: "Instinctus, dans la langue classique, désigne soit l'instigation d'autrui, soit une inspiration personnelle, mais qui se manifeste au niveau de la conscience sans y avoir été préparée, comme si elle venait de quelqu'un d'autre, notamment de la di~nité". Instinct, op. cit., col. 1803. 1358 • "lnstinctu enim quodam ineffabili et fervore insolito succensus, aliquam laudis divinae operam pro gratia collata assumere incitabar". De tentationibus suis et scriptis, col. 33 D. 1359 • "Nam ut praeteream collata scientiae liberalis dona quae circumspectionis instrumenta constant maxima, memini me frequenter, et maxime cum primum de stratu meo in matutinis exsurgerem horis, mox a quodam quasi mecum surgente, mecumque simul gradiente, per ineffabilem modum increpari,

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re identifiable mais se présente comme une force enveloppante ("Tandis que j'entrais dans l'église enveloppé de cette inspiration et de cet instinct" 1360 ). Par sa force persuasive, cette présence conduit celui qui la perçoit à agir, soit par une douceur que les mots ne peuvent exprimer, soit par un sentiment de peur et d'horreur. Alternant avec un état où les sens de la vue et de l'ouïe apparaissent comme voilés (quasi olruelato visu vel auditu1361 ), l'inspiration divine s'apparente à un discours ( divinae inspirationis colloquio1362 ) qui a la forme d'une demande insistante (quasi aliquis a me deposceret1363 ). En fait, inspiration et instinct ont un sens très proche sous la plume d'Othlon, qui utilise souvent l'un pour l'autre ("enveloppé de cette inspiration et de cet instinct"1364). Comme l'instinct, l'inspiration est en effet cette force immatérielle, ce souffle qui conduit à agir ( quibus mens mea ad repugnandum instruebatu~ 365 ). Comme l'inspiration, l'instinct apparaît tantôt comme une remontrance sur un mode indicible (per ineffabilem modum increpari1366 ), tantôt comme une douce mise en garde ( interdum leniter admoneri1367 ), tantôt enfin comme un effort humble et répété ( crebro etiam humillimo nisu1368 ). Dans cet univers entre rêve et réalité, extériorité (le

interdum leniter admoneri, crebro etiam humillimo nisu obsecrari pro emendatione morum et vitiorum, eorum quidem inprimis quae hesterno forsitan die ignoranter committens pro nihilo duxi; deinde vero pro eorum emendatione, quae in quocumque tempore admisi, aut inepte ridendo, aut incaute loquendo, seu etiam inutilia cogitando: postremo pro emendatione cujuslibet vitii, quod longe jam antea perpetratum vix memini". Loc. cit. 1360 • "Cumque hujusmodi inspiratione et instinctu circumventus ecclesiam intrassem, et ad orationis studium me suppliciter inclinassem vel prostravissem, Deus scit quod non mentior, videbatur mihi quasi aliquis etiam me deposceret eodem studio orandi" (souligné par moi). Liberdecursu spirituali, col. 219 B. 1361 . "\'idebatur enim mihi interdum ut, quasi obvelato visu et auditu, ni! juxta vires solitas v:idere aut audire posscm, interimque quasi cujusdam mecum colloquentis, et ore etiam apposito verba meis auribus sussurrando immittentis audirem, dicentisque: Cur labore casso tam diu fatigaris?". Ibid., col. 217 AB. 1362 . "Hoc itaque modo occasionem scribendi sumens, et ea quae superius de illusione diabolica proferebam. et quae adhuc prof.erre volo, de divinae inspirationis colloquio scripsi, ita incipiens". Liber de tentationi/ms suis, col. 33 D. Également: "interim ego quasi cujusdam mecum colloquentis et ore etiam apposito verba meis auribus susurrando immittentis audirem dicentisque: Cur labore casa tandiufatigaris ?". Loc. cit. 1363 . Loc. cit. 1364 . "Cumque hujusmodi inspiratione et instinctu circumventus ecclesiam intrassem". Loc. cit. 1365 • "Quoniam igitur delusiones diabolicas peccatorum meorum causa exortas atque contra me suscitatas aliquantulum protuli, consequens profecto et rationabile videtur, ut etiam divinae inspirationis modos, quibus mens mea ad repugnandum instruebatur, scribendo aperiam, ne forte aliquis delusiones easdem hic tantummodo scriptas, et non pro tin us coelestis adjutorii instrumenta ex lectione pari agnoscens; aut me victoriam adeptam, quae mea nunquam est, mihimet deputasse arbitretur; seu etiam, quasi mihi defuisset protectio divina in meis, in suis pariter tentationibus idem sibi venturum vereatur". Liber de tentationibus suis, col. 33 D - 34 AB. 1366 • "Nam ut praeteream collata scientiae liberalis dona quae circumspectionis instrumenta constant maxima, memini me frequenter, et maxime cum primum de stratu meo in matutinis exsurgerem horis, moxa quodam quasi mecum surgente, mecumque simul gradiente, per ineffabilem modum increpari, interdum leniter admoneri, crelnu etiam humillimo nisu obsecrari pro emendatione morum et vitiorum, eorum quidem inprimis quae hesterno forsitan die ignoranter committens pro nihilo duxi; deinde vero pro eorum emendatione, quae in quocumque tempore admisi, aut inepte ridendo, aut in eau te loquendo, seu etiam inutilia cogitando: postremo pro emendatione cujuslibet vitii, quod longe jam antea perpetratum vix memini". Loc. cit. 1367. Ibid. 1368 • Ibid.

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discours perçu) et intériorité (l'esprit de l'auditeur), effet (la réaction engendrée chez le sujet) et cause (la force rhétorique du discours) tendent à se confondre. Instinct et inspiration apparaissent ainsi à la fois comme la capacité exhortative du discours, et comme la réaction elle-même de celui qui le perçoit. Instinct et inspiration s'inscrivent tous deux dans le cadre d'une adresse divine à destination des hommes, non seulement lorsqu'ils sont éveillés, mais également au cours de leur sommeil (non solum vigilantes, sed etiam sopori deditos), pour les enjoindre d'agir, "tantôt par une mise en garde des plus douces et sur un mode exhortatif au-delà de ceux que connaissent les hommes ( vel ultra humanum modum exhortatoria), tantôt par une terrifiante représentation des peines de l'Enfer, comme si le Jugement dernier était imminent" 1369 . Ce guide que représente l'instinct ou inspiration s'inscrit dans le cadre de la pensée de l'opposition dont nous avons précédemment tenté de dégager l'économie. L'instinct est cette force qui, au sein de l'opposition, tend à éloigner, par un sentiment de peur, du pôle considéré comme négatif, pour mener, grâce à un sentiment d'amour, vers le pôle positif opposé.

Othlon et la lecture de Lucain Au sein de la demi-obscurité dans laquelle s'effectue la mise à l'épreuve, c'est donc l'instinct qui vient en quelque sorte remplacer ce à quoi ni le raisonnement ni une claire vision ne peuvent accéder. Il me semble que nous avons une illustration tout à fait évocatrice de ce basculement à travers l'expérience personnelle d'Othlon telle qu'il la rapporte dans son Livre des visions, et qui, ainsi que le moine le souligne lui-même, présente une forte analogie avec le songe de Jérôme le cicéronien 1370 . Dans la troisième vision, Othlon raconte en effet comment, après s'être réfugié au monastère de Ratisbonne suite à une brouille avec l'archiprêtre de l'évêché de Freising, et tandis qu'il est plongé dans la lecture de Lucain (in lectione Lucani occuparer), une soudaine bourrasque de vent l'assaille à trois reprises, l'obligeant à se replier, saisi de frayeur (in magnum stuporem), à l'intérieur des murs 1371 . Othlon, encore incapable de comprendre ( necdum sensi) le sens de cette soudaine rafale de vent ( quid significaret tanta impulsio ventis), tombe alors rapidement malade. La mise

1369 • "Et, Oh infelices! qui pietatis divinae spernunt monita, quihus non solum vigilantes, sed etiam sopori deditos, nunc admonitione lenissima vel ultra humanum modum exhortatoria, nunc horrenda poenarum infernalium ipsiusque judicii extremi quasi imminentis ostensione, interdum vero, cum nullam emendationem ex praedictarum visionum lenitate provenire conspexerit, plagarum ingentium severitate a lascivia et torpore lethali revocare dignatur". Loc. cit. 1370 • "Sed iterum ab hac opinione retractus, et reminsicens quod quondam legerim santum Hieronymum in somnis verberatum fuisse, arbitrabar mihi aliquid simile evenisse". Visio 3, Liber visionum, col. 349 BC. Ainsi qu'il le décrit dans une lettre à Eustochium,Jérôme fut en effet détourné de la lecture des auteurs païens par un songe au cours duquel il se voyait frappé. Pour une étude du lien entre le songe d'Othlon et celui de saint Jérôme, cf. Ingeborg Schrôbler, "Otloh von S. Emmeram und Hieronymus", in Beitrage zur Geschichte der deutschen Sprache unt Literatur (Tübingen), 79 ( 1957), pp. 355-62. 1371 . "Legente itaque me ibi, subito ventus urens et vehemens ab australi parte adveniens vicibus tribus me adeo invasit, ut post vicem tertiam extra tectum residere illic ultra non auderem, sed, libro assumpto, ingrediens domum, primo quidem in magnum stuporem, deinde vero celeriter cecidissem in languorem". Yisio 3, Liber visionum, p. 45, li. 6-11.

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à l'épreuve commence. Ayant perdu les sens de l'homme intérieur, comme ceux de l'homme charnel ( utriusque hominis sensibus), et rempli de terreur (pro timore seu stupore), il se voit comme attiré par quelque monstre 1372 . ''.Je continuais néanmoins à fréquenter Lucain autant qu'il m'était possible", avoue cependant Othlon 1373 . Une nuit enfin, après une semaine passée dans cet état de semi-folie (hac detinebar dementia vel illusione), et tandis que, endormi, il repose sur son lit, un homme vient le frapper et le fouetter jusqu'au matin. Au lever du jour (luce clara), persuadé de la réalité de son rêve et surpris de ne pas trouver ses draps maculés de sang ni son corps marqué par les coups, il va trouver le jeune moine qui dormait dans la même pièce pour lui demander confirmation. Celui-ci lui révèle alors que son dos est couvert de boutons (punctis quibusdam crescentibus omnem cutam repletam esse dixit). "Alors seulement, écrit Othlon,je crus avec peine ce dont j'avais pourtant bien fais l' épreuve"I374_ Ce qui nous retiendra ici, c'est la façon dont l'instinct se matérialise à travers le souffle du vent et son impact sur la suite des événements. La bourrasque marque une rupture dans la vie d'Othlon. Avant qu'elle ne souffle, le moine s'adonnait avec plaisir et assiduité à la lecture de Lucain. Cet auteur classique représente à la fois les arts libéraux, mais également la maîtrise du sens. La rafale de vent fait d'un seul coup basculer le moine vers l'absence de sens (".je ne comprenais pas encore ce qu'un tel coup de vent pouvait signifier" 1375 ) et la perte de ses sens ("privé d'un seul coup de tous mes sens, de ceux de l'homme intérieur comme de l'homme charnel" 1376 ). Privé ainsi de tous ses sens et de sa raison ( dementia), la rafale de vent incarne cette force qui Yale conduire, à travers l'expérience de la souffrance et de la peur, à abandonner la lecture des classiques païens pour se lourner vers la lecture des textes sacrés et respecter plus scrupuleuseme nt la Règle. L'instinct représente ainsi cette force naturelle (celle du vent) et en apparence aveugle qui conduit le moine de Saint-Emmeran à quitter le domaine de la maîtrise du sens et de la raison pour entrer dans un univers mi-fictif, mi-réel, où la peur de la souffrance et de la mort vont lui servir de guide. La ''f'robatio"fondée sur l'instinct de survie Ce qui constitue ainsi la force de l'opposition ( magnam vim habere) - dont nous avons vu en première partie qu'Othlon la reconnaissait comme la plus efficace parmi toutes - et son moteur principal n'est ni plus ni moins que l'instinct de survie lui-même. Le mode de fonctionnemen t de la mise à l'épreuve par l'obscurité suppose ainsi pour la raison (et ce qui la représente: le raisonnement et le syllogisme) le dessaisissement de son pouvoir; au profit d'une force tout aussi puissante, mais non-conceptue lle, immédiate et irréfléchie: celle de l'instinct qui pousse à

1372 . "Omnibus quippe tune utriusque hominis sensibus ita repente effieiebar destitutus, ut pro timore seu stupore interdum mihi viderer ab aliquo monstro attreetatus". Ibid., Il. 14-7. 1373 . "Verumtamen irllerea nisu quo potueram leetionem Lueani frequentabam". Ibid., 11. 20-1. 1374 . "Tune tandem vix credidi, quod omnimodo probavi". Ibid., p. 47, IL 2-3. 1375 . 'Verumtamen needum sensi, quid tanta significaret impulsio ventis, utrum solita communis tempestatis foret inmutatio, an aliqua ad me solummodo pertinens divine pietatis operatio". Ibid., p. 45, IL 11-4. 1370 . "Omnibus quippe tune utriusque hominis sensibus ita repente efficiebar destitutus, ut pro timore seu stupore interdum mihi viderer ad aliquo monstro attrectatus". Loc. cit.

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fuir la mort pour rester en vie. C'est cette économie qui guide Othlon dans ses choix lors de la rédaction du Livre sur la course spirituelle, ainsi qu'il l'explique lorsqu'il écrit: 'Je désire réunir des exemples regroupant deux à deux par opposition des termes de consolation et de terreur, afin que, par le genre de la dispute dont on connaît l'efficacité-, les lecteurs et les auditeurs, comme installés entre la vie et la mort, soient obligés de choisir la vie, c'est-à-dire le Bien. Que certains d'entre eux, attentifs à la clémence et à la sévérité de Dieu posées en même temps en face d'eux, choisissent plutôt être sauvés par la clémence divine que punis par sa sévérité" 1377 . La façon dont Othlon conçoit son travail d'auteur s'inscrit donc dans cette perspective. De la même manière que Dieu structure le message qu'il adresse aux hommes à travers les Écritures et la Création autour de l'opposition peur/ amour, de même le moine de Saint-Emmeran cherche-t-il à placer son lecteur comme face à la vie et à la mort, l'obligeant, par cette situation de danger extrême, à faire jouer son instinct de survie. On comprend, ici encore, en quoi le comportement de l'animal en situation de prédation pouvait constituer un modèle. Un instinct acquis Il ne faut pas oublier cependant que l'analogie avec le modèle animal s'inscrit dans l'ordre d'une pensée de l'identité-opposition et que l'instinct dont il est ici question relève donc du mode identitaire de I'ipsum et non ipsum. Nous avons vu ce qui le rapprochait de l'instinct animal. Mais en même temps, ils' oppose à l'instinct en ceci qu'il doit être acquis. Ainsi, la définition que Pierre Damien donne de la crainte de Dieu: "Craindre Dieu, c'est rejeter tout ce qu'il interdit comme exécrable et abominable [ ... ] Celui-ci en effet craint Dieu, qui s'efforce de redouter ce qu'il interdit" 1378 . L'expérience du sentiment de crainte fait l'objet d'un apprentissage à l'issue duquel le fidèle doit réussir à éprouver exécration et abomination à l'égard de tout ce que Dieu interdit. "Il faut en outre considérer, écrit Othlon dans le Dialogue, que l'ordonnancement de la piété divine a disposé mystère, difficulté et adversité, afin que chacun fasse l'expérience de la foi, de l'espoir et de la charité lesquels ne peuvent être éprouvés que par ce qui est dur et âpre (perdura et aspera probari) -, et afin qu'il ait la faculté et l'occasion de bien agir et de mériter les récompenses éternelles" 1379 . C'est donc le choix de la dureté et de l'âpreté plutôt que celui de la mollesse et de la facilité que doit effectuer le fidèle, en s'efforçant de substituer le plaisir promis des joies éternelles au désagrément immédiat, selon une logique qu'Augustin exprime dans son De musica lorsqu'il écrit: "Il ne serait pas

1377 . "Deinde vero colligere cupio sententias, in quibus per oppositionem consolationis et terroris dicta pariter continentur; ut per hoc disputandi genus, quod efficacissimum constat, adeo ut quasi in medio vita et morte posita legentes et audientes quodammodo compellat vitam, hoc est meliora, eligere; aliqui attendentes clementiam severitatemque Dei simul prolata eligant potins clementia Dei salvari, quam severitate ejus puniri". Liber de cursu spirituali, col. 182 D. 1378 . "Deum vero timere est, cuncta quae Deus prohibet, execrando et abhominando contempnere [ ... ] Ille ergo Deum timet, qui satagit cavere, quod prohibet ". Loc. cit. 1379 . "Inter haec etiam pensandum est quia dhinae pietatis dispensatio idcirco in bac vita quaedam mysteria, et difficilia et adversa reliquit, ut in eis experiatur cujuslibet fides, spes atque charitas, quae non nisi per dura et aspera probari possunt, et ut per haec unusquisque habeat facultatem atque occasionem bene agendi, nec non promerendi praemia aeterna". Dialogus, col. 101 D.

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possible en effet d'évacuer l'amour des choses temporelles sans quelque douceur ( aliqua suavitate) des choses éternelles" 1380 . Un sentiment de rejet et d'exécration doit au contraires' emparer du fidèle face à la mollesse et à l'aisance qui sont pourtant pour lui source de plaisir. Il faut donc que le fidèle réussisse à ressentir un plaisir spirituel face à un déplaisir physique et qu'il se montre au contraire en mesure d'éprouver du déplaisir pour ce qui lui procure du plaisir. Une économie parallèle et inversée de l'instinct doit ainsi venir doubler l'instinct naturel. Mais puisque, ainsi que l'affirment Pierre Damien et Lanfranc, la nature de l'ordre divin est une nature contre nature, et pourtant plus vraie que nature, faut-il s'étonner qu'Othlon ait ainsi pu proposer un instinct naturel défini par opposition à l'instinct naturel lui-même? Pour que cette économie inversée de l'instinct puisse s'installer, il faut, selon les propres termes utilisés par Pierre Damien, atteindre cet état de conscience incertaine qui caractérise l'état d'ébriété. "N'estce point une forme d'ébriété divine que cet état qui consiste à détourner le regard des choses qui sont présentes et posées sous nos yeux pour tendre de tout le désir de notre esprit vers celles que nous ne voyons pas, nous conduisant à dédaigner la mollesse et la beauté pour supporter librement, par amour pour Dieu, ce qui est dur et âpre" 1381 . Un univers entre rêve et réalité Au sein de cet univers mi-fictif, mi-réel, qui constitue le cadre de la mise à l' épreuve, vérité et réalité ont un statut ambigu. La dureté des coups subis par Othlon étaitelle bien réelle? A-t-il vraiment souffert, puisque tout ceci n'était qu'un rêve? La présence de boutons sur son corps est pour lui une preuve suffisante et lui permet de goûter la qualité de sa vision (patefacta ergo utcumque visionis hujus qualitate) qui a l'amertume du vin que lui a appliqué le bon Samaritain. De nombreux éléments du récit maintiennent le lecteur dans un entre-deux entre réalité et imaginaire dans laquelle le mode de fonctionnement de la métaphore s'inscrit parfaitement. Le vent s'est-il vraiment déchaîné trois fois? Le monstre est-il vraiment venu au devant d'Othlon? Le goût amer de la vision n'est-il qu'une image? Mais le vent a bien soufflé, Othlon est bien tombé malade pendant plus d'une semaine, et son corps était bien couvert de boutons à son réveil. Des faits imaginaires viennent ainsi se mêler aux faits réels, non pas en raison d'un manque de clarté de la part de l'auteur, mais parce que ce dernier croit autant à la réalité de ses rêves qu'à la réalité elle-même. Ainsi, sorti de son sommeil, il ne peut se résoudre à croire que sa vision n'était que rêve et croit rêver lorsque, réveillé, il ne trouve de preuves tangibles ni sur son corps ni dans son lit. D'ailleurs, pour lui, cette preuve existe bien, puisque son corps est couvert de boutons.

1380

. "Hoc esse arbitror quod agitur in his virtutibus quae ipsa conversione animam purgant. Non enim amor temporalium rerum expugnaretur, nisi aliqua suavitate aeternorum". Ibid. 1381 . "Numquid non quaedam divina ebrietas est praesentia et prae oculis posita cuncta despicere atque ad ea quae non videntur toto mentis desiderio medulitus anhelare, mollia quaeque et iucunda contemnere, dura vero at aspera pro divino libenter amore perferre? Hanc ebrietatem, fratres mei, continuae nobis necesse est orationis instantia quaerere; hanc velut aridis mentis nostrae faucibus tota debemus intentione sitire". De Spiritu Sancto, PL 144, 621 CD - 622 A. Citation tirée de A. Cantin, Les sources séculières et la foi, Spoleto, Centro Italiano di Studi sull' Alto Medioevo, 5, 1975, p. 371.

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En plus de cette ambiguïté entre rêve et réveil, de nombreux autres éléments contribuent à installer un univers entre réalité et irréalité: le monstre qui semble apparaître sous l'effet de la peur, l'état de démence et d'illusion dans lequel se trouve plongé Othlon (hac detinebar dementia vel illusione) suite à la bourrasque, l'état d'étonnement admiratif ( mirabili sopore depressus, mirabar ubi essem, diuque miratus) et l'impression de folie ( opinabar me insaniae morbo depressum) qui suivent le réveil. La présence également de marques textuelles soulignant le décalage entre apparence et réalité: la forte récurrence de verbes tels que "sembler que" ( mihi viderer, juxta me visus est, videbantur esse, visum esse), "estimer que" ( arbitrarer in ipso esse, opinabar), la conjonction "comme si" (quasi, mox quasi indignansqui me verberavit) et l'adjectif "semblable à" (simile, simile quid arbitrarer in ipso esse). La suite de la vîsion ne nous dit pas si Othlon a finalement renoncé à la lecture de Lucain, mais ses épreuves ne s'achèveront pas pour autant sur cette nuit difficile. À de nombreuses reprises, la maladie saisira le moine, l'obligeant chaque fois à s'aliter et à affronter de nouveau l'obscurité 1382 . Éprouver charnellement les choses spirituelles Ainsi qu'il apparaît dans le récit de cette malheureuse expérience d'Othlon, la maladie joue, aux côtés de la nuit et du rêve, un rôle important dans la mise à l'épreuve. Nous retrouvons ici les deux pôles négatifs des deux principales oppositions qui fondent la consonance: celle qui oppose le jour à la nuit et celle qui oppose la maladie à la guérison. Ce court exemple illustre l'univers mental particulier qui caractérise la mise à l'épreuve par le mystère et l'obscurité. Contrairement à la probatio dialectique, celle dont il est question ici a quelque chose de très matériel, de très physique même. Ce n'est pas un syllogisme abstrait qui prouve à Othlon la qualité de sa vision, mais une expérience qui s'inscrit dans sa chair (l'irruption de boutons). Mais, en même temps, cette expérience qu'il croit ressentir dans son corps s'avère en décalage par rapport à la réalité. Car l'épreuve de la flagellation n'a été vécue qu'en rêve, et l'irruption de boutons ne saurait en être la conséquence logique directe. Nous nous trouvons face à un fonctionnement du signe très proche de celui précisé à partir du texte de Lanfranc concernant le pain de l'autel. Le pain est corporellement mâché et déchiré par les dents du fidèle, mais ce pain est en même temps le corps spirituel incorruptible du Seigneur. Ce sont d'ailleurs les mêmes termes que l'on retrouve sous la plume de Lanfranc et sous celle d'Othlon pour désigner le type d'expérience à laquelle nous introduisent eucharistie et vîsion. Le pain et le vîn sont, selon Lanfranc, "mangés et bus corporellement, spirituellement, de façon incompréhensible"1383. De même, ces coups - dont Othlon est persuadé les avoir ressen-

1382

• "Confestim publice vario languore gravabar". Visio 3, Libervisionurn, p. 48, 1. 1. "Cum hoc assidua intentione tractarem, diemque etiam, in quo profecturus essem ex urbe Ratispona deliberarem, tune per dies octo antequam affectarem proficisci aegrotare coepi, et in languorem talem decidi, ut pars quidem corporis quaedam, item facies caputque simul totum miserabilibus et insolitis verrucarum stigmatibus circumdaretur, reliqua autem menbra omnia exceptis lingue labiorumque motibus gravissimo paralisis morbo velut mortificata efficerentur". Imd., p. 49-50. Dans la quatrième vision également: "Cum per duos vel tres dies languor invalescens me in domo infirmorum manere cogeret, accidit ut ibi in lecto nimium languidus jacens post completorium sperarem me melius habiturum, si surgens sederem ante lectum". Visio 4, ibid., p. 55, 11. 12-6. 1383 • "comedatur, bibatur, corporaliter, spiritualiter, incomprehensibiliter". Loc. cit.

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tis dans sa chair, puisqu'il cherche les traces de sang et les marques sur son corps sont-ils interprétés par le moine comme une expérience vécue de façon "secrète et spirituelle" ( ea quae secreto spiritaliterque passus sum1384 ). Les événements qui arrivent au cours du rêve sont en effet considérés par Othlon comme des "choses spiriluelles" ( spiritualia1385 ). Elles ont ce caractère secret et incompréhensible de ce qui est à la fois corporel et spirituel, à la fois rêve et réalité.

C. La réforme des modes de vie ou comment ordonner le mouvement L'épreuve des choses spirituelles se caractérise avant tout par son caractère dynamique dont témoignent les métaphores auxquelles recourent les réformateurs. La métaphore du stade C'est à l'aide de la métaphore du stade, inspirée du texte des Épîtres de Paul1386 , qu'Othlon choisit d'illustrer l'économie des mouvements naturels qui doit guider le fidèle sur la voie du salut. Comparant la vie terrestre à une course dans un stade au cours de laquelle chacun doit essayer de gagner la palme ( bravium), c'est-à-dire une place parmi les élus, Othlon écrit: "Voyez combien vrai et adapté apparaît le cadre (dispositio) du jugement divin. Non entaché par l'erreur de la faveur ou de la rancune comme le sont les jugements humains, il se présente au contraire à chacun comme un terrain de course à l'intérieur d'un grand stade et expose sous les yeux de tous le bien et le mal, la dureté et la mollesse, l'étroitesse et l'ampleur, pour qu'à travers elles se révèle la sensibilité ( affectus) de chacun, ce qu'il wo;ut aimer ou détester, désirer ou mépriser"1387 • Comme la collation, la structure qui fonde ce grand stade est celui de l'opposition (bona / mala; aspera / mollia; arcta / lata). L'affect se trouve au centre de

1384 • "Ut igitur memini, diebus duobus post ea quae secreto spiritaliterque passus sum flagella transactis, nullaque ad condignam poenitentiam intentione exinde compuncto, Confestim publice vario languore gravabar, Et, quod cunctigenis est plus miserabile porbis, Nunc quasi freneticus vix a multis religatus, Mox velut exanimis des peratusque iacebam, ln tantum pressus conventu demoniorum, Ut nec pro venia, qua iam moribundus egebam, Catholice fidei tenuissem scita vel ulla, Sed nec signa crucis potuissem ponere fronti" (souligné par moi). Visio 3, Liber visionum, pp. 47-48. nss. "variis casibus tam spiritualibus quam corporalibus nunc vigilantem, nunc quiescentem me divina pietas a lascivia imminenti excitare studuit". Loc. cit. Également: "Quod respondente "nihil" tune magis magisque ammirans et non recolens quod spiritualia sine quoquam corporali sonitu eveniant, abstracta veste petii, ut si forte vel in dorso aliqua stigmata ulcerosa videret, mihi intimaret". Ibid., p. 46, li. 269. (souligné par moi) 1386 • "Nescitis quod ii qui in stadio currunt, omnes quidem currunt, sed unus accipit bravium! Sic currite ut comprehendatis". 1 Co 9, 24. 1387 • "Quia, sicut Deus statuit, homo liherum arbitriurn habens et bene et male agere valet, ut et ille, qui mala pro amore Dei contemnit, mercedem promissam, et ille qui bona negligit poenarn pronuntiatam consequatur. Ecce quam congrua et vera divinijudicii dispositio, nullius gratiae, vel odii instar judiciorum humanorum falsitate corrupta; sed quasi in latissimo stadio omnibus currendi spatium praebens, ante omnium oculos ponens bona et mala, et aspera et mollia, arcta et lata, ut per haec omnium affectus probetur quid diligere vel respuere, quid concupiscere vel contemnere velit ".Liber de cursu spirituali, 168 BC-C.

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ce dispositif auquel Dieu recourt afin de mettre chacun à l'épreuve, le terme probeturjouant de l'ambiguïté entre le sens concret et physique de mise à l'épreuveet celui, plus abstrait et intellectuel de la logique et de la dialectique, de démonstration par la preuve. Cette preuve par l'épreuve se caractérise elle-même par une opposition entre deux types d'affect: aimer ou rejeter ( diligere / respuere), désirer ou dédaigner ( concupiscere / contemnere). L'attirance d'un côté et le rejet de l'autre. La particularité de cette économie de l'affect dont rend bien compte la métaphore du stade tient au rôle fondamental qu'y joue l'espace. Othlon semble tout à fait conscient de la prééminence que sa métaphore confère à l'espace, puisqu'il écrit: 'J'ai également lu il y a peu que ce que les Grecs appellent stadium se dit spatium en latin "1388 . Dans le même sens joue la forte insistance qu'il porte sur la notion d'étendue et de largeur, ainsi qu'en dénotent ces quelques expressions: "courant par les vastes prairies des psaumes" ( lata psalmorum prata currens1389 ) ; "Dieu présente à tous un espace de course comme dans un très large stade" ( sed quasi in latissimo stadia omnibus currendi spatium praebens1390 ) ; "N'est-il pas juste alors de parler de très grand stade?" (Nonne ergo latissimum stadium merito dicitur? 1391 ). Mais, ainsi qu'en témoignent ces extraits, le stade est également le lieu où l'on court. Il implique une conception dynamique et non pas statique de l'espace. Les deux pôles opposés de la grande collation universelle qui fonde l'ordre divin ont pour fonction d'engendrer un mouvement. La dichotomie du choix que Dieu attend de l'homme ne consiste pas en une prise de position d'ordre intellectuel. Aimer ou rejeter, désirer ou dédaigner, ces affects se caractérisent avant tout par la direction opposée du mouvement qui les anime, attirance dans un cas et répulsion dans l'autre. Reprenant les schémas que déjà proposés au début de ce chapitre, nous pourrions compléter le mode de fonctionnement de l'opposition de la façon suivante: Probatio = mise à l'épreuve de l'affect

/P'l ' 'f' o e negatt désagrément souffrance

'-

peur

--

instinct ou volonté

respuere CONTEMNERE

runour

/Pôle positif' agréable plaisir

'-

diligere CONCUPISCERE

MAL mollesse espace nuit maladie Ancien Testament siècle

BIEN dureté étroitesse JO Ur santé Nouveau Testament monastère

Schéma n° 5 1388

"Nuper quoque legi stadium Graece, spatium Latine dici". Ibid., col. 141 D. "Hactenus igitur per amoena et lata psalmorum prata currens atque ex eis flores quosdam satis utiles omnibus conversis decerpens". Ibid., col. 156 CD. 1390 • Ibid., col. 168 C. 1391 . "Nonne ergo latissiumum stadium merito dicitur, in quo tam variis modis unusquisque currere potest?". Ibid., col. 168 CD. 1389

.



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CHAPITRE

4

La probatio apparaît ainsi comme une scène des affects où le fidèle, confronté au pôle négatif, apprend à actualiser la pulsion de survie qui doit le mener vers le pôle opposé sous l'effet de l'attirance et du désir. Si, dans un premier temps, c'est l'enseignement de la doctrine chrétienne et la réflexion qui lui permettent de comprendre que la mollesse et l'espace lui vaudront les peines de !'Enfer et la dureté et l'étroitesse, les joies du Paradis, il lui faut néanmoins substituer à ce cadre réflexif premier une scène des pulsions où l'instinct viendra prendre le relais de ce que la pensée conceptuelle lui avait permis de saisir par la lecture. Mollesse et espace signifiant désormais pour lui menace des peines éternelles, le fidèle, guidé par son instinct spirituel, éprouvera alors un besoin compulsif de fuir cette souffrance qui le guette. À l'inverse, étroitesse et dureté l'attireront par la promesse