Les Doctrines de la raison d’État 9782200218331, 2200218338

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Les Doctrines de la raison d’État
 9782200218331, 2200218338

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Les doctrines de la raison d'État

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Les doctrines de la raison d'État

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Collection U · Philosophie collection fondée par Jacqueline Russ et dirigée par France Farago

Illustration de couverture

Johannes Itten, Ascension et p o in t de repos, 1919. © Anneliese Itten, Zürich

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DANGER

© Armand Colin/HER, Paris, 2000 ISBN 2-200-21833-8 Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. · Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l'autorisation de l'éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autori­ sées, d'une part, les reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d'autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d'inform ation de l'œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle).

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M ontparnasse · 75006 Paris

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Introduction. La raison cLÉtat : rationalité ou irrationalité ?

7

Chapitre 1.

L'origine du concept

Chapitre 2.

La rupture : l'espace machiavélien

17

Chapitre 3.

La mise en forme de la raison d'État

40

Chapitre 4.

Doctrine et théâtralité

71

Chapitre 5.

Absolutisme et raison d'État

97

C hapitrée.

Les enjeux politiques

131

Chapitre 7.

La raison d'État allemande : le droit face à l'Empire

154

C hapitre8.

L'examen critique

166

Chapitre 9.

La doctrine et son double

187

9

A nnexes

Bibliographie

207

Index

218

Table des matières

222

Introduction

La raison d'État : rationalité ou irrationalité ?

[Il est rare que l ’expérience de la politique et le discours tenu sur elle ne rencon­ trent la formule de la raison d’État. Avant même d ’être une mise en problème de la question politique, l ’expression suscite les sentiments de résignation devant la dure réalité des faits et d’ aversion devant ce qui paraît jurer avec l ’exigence de raison commune et le respect de la liberté individuelle. L ’État s’arrogerait l ’ autorité d’ une raison particulière qui ferait exception à la raison commune, une puissance de dernier mot, sans appel, inconditionnée, au-dessus de toute autre raison et de tout raisonnement, exonérant son action de l ’ exposi­ tion au jugement libre de tout un chacun. La cause de l ’État serait entendue sans autre forme de procès dès lors que pourrait courir l ’ allégation de la nécessité de telle action (scandaleuse à l ’esprit de justice) en vue de la sauvegarde de ses intérêts. La raison d’État est certainement, de toutes les idées de la politique, celle qui nous la fait la plus haïr : elle désigne l ’ injure de l ’État faite à la raison. Elle est l ’ allégation du droit d'échapper au droit. L ’expression clôt toute discussion sur une action qui, si contestable et crim i­ nelle soit-elle, bénéficie de l ’ autorité de l ’État. Comme telle, elle fait valoir qu’en certaines circonstances (indéterminables à l ’ avance), l ’État n’ a pas de compte à rendre. L ’ expression désigne l ’ impératif au nom duquel le pouvoir s’autorise sans discussion, avant comme après l ’ action, à transgresser toute loi. C’est au nom de la raison d’État que le pouvoir peut échapper au droit et surseoir aux lois sur lesquelles il est en charge de veiller (le domaine de la légalité) ; c’ est au nom de cette même raison d’État qu’ il s’autorise à échapper à toute justice, c’est-à-dire à toute exigence de respect de la personne humaine (le domaine de la légitimité), dès lors que son intérêt se trouve menacé. Dans son usage courant, l ’expression de la raison d’État suscite au moins deux interrogations : - Qu’est-ce qui permet à l ’État de se donner comme l ’intérêt supérieur et la fin dernière du politique, c’est-à-dire de l ’organisation du vivre-ensemble ? La légi­ timation par la raison d’État, garante de l ’ intérêt public ou commun, est-elle véri­ tablement légitime ? Cela pose la question de la consistance de cette légitimité.

8 · Les doctrines de la raison d'État

- Qu’est-ce qui nous assure qu’ il ne s’agit pas là de l ’exercice pur et simple de la tyrannie du pouvoir d’un homme ou d’ un groupe qui allègue le m otif de l ’ intérêt supérieur de l ’État et se couvre du manteau de la raison d ’État pour satisfaire à ses propres intérêts privés ? Il s’ agit là de la question de la véridicité du m otif allégué. La raison d’État est d’ abord et d’emblée, du fait même du caractère sans appel de son énonciation, le nom de cette équivoque entre la légitimité de l ’ allé­ gation d’ un intérêt supérieur de l ’État et la probité de cette allégation même. Lorsque nous posons ces questions, nous n’ avons, pour l ’ ordinaire, guère à l ’esprit les constructions doctrinales qui ont œuvré à son élaboration concep­ tuelle et problématique. De quoi parle-t-on lorsque l ’on parle de «raison d’État» ? En quoi ont véritablement consisté, au-delà de la rumeur et de l ’opinion, les doctrines de la raison d’État ? Quelle en fut la rationalité ? Ces doctrines renvoient-elles à un concept commun ou à la nature de certaines prati­ ques politiques ? Existe-t-il un dénominateur commun, une chose commune, et, si tel est le cas, quelle en serait la nature ? La notion renvoie-t-elle à un concept, à un seul concept et à un concept qui pourrait unifier les différentes approches ? Existe-t-il une identité conceptuelle ou une identité de pratique et qu’est-ce qui pourrait les caractériser ? Quelles furent les raisons données pour l ’ usage de cette notion et les critiques précises formulées à son endroit ? Quel fut le dialogue souterrain et secret entre les doctrines de la raison d’État et la tradition de la philosophie politique ? Que reste-t-il de la raison d’ État, une fois que l ’ on a procédé à sa critique ? Quelles sont, en l ’ occurrence, les relations entre la doctrine et la critique ? Autant de questions que nous nous proposons d’éclairer et qui renvoient à la question centrale : les ambiguïtés de la notion sont-elles le signe de son caractère abusif ou témoignent-elles, au contraire, d’ un travail de rationalité dans le procès de constitution de l ’État légitime ? La raison d’État est-elle l ’expression de la rationalité de l ’État ou trahit-elle sa part d’ irrationalité ?

Chapitre 1

L'origine du concept

1 LE PROBLÈME DE LA DÉFINITION L ’apparition de la notion est énigmatique. Elle apparaît pour la première fois, et sans être portée au rang de concept opératoire, dans les écrits de l ’ archevêque humaniste Giovanni Della Casa en 1547. Existait-elle auparavant comme telle ? On en trouve des antécédents à l ’époque médiévale à travers l ’usage des termes de ratio status regni ou regis. Désigne-t-on alors par là ce que nous entendons par raison d’État ? La chose même est-elle présente avant le nom, dans les pratiques gouvernementales et les discours qui les entourent ? Elle affleure avec l ’ouverture de l ’intelligibilité du politique attachée au nom de Machiavel, dans les débats qu’il suscite, avec et contre Machiavel. Peut-on dire alors que la chose est là, seul le nom manque ? La ragion di Stato elle-même est un concept tardif qui ne devient nodal qu’avec G. Botero et porte un tout autre sens que celui que nous connais­ sons. Faut-il dire que lorsque le nom arrive, le sens scientifique se présente alors même qu’une face essentielle de la chose s’éclipse ? Le terme prend également différents sens dans les usages qu’en font les penseurs de l ’absolutisme royal en France - depuis l ’époque de Richelieu et Mazarin jusqu’ à celle de Louis X IV - , en Angleterre ou en Allemagne. Quels sens et pour quels effets la notion de raison d’État circule-t-elle en Allemagne où la configuration de l ’État est tout autre et où sa formation depuis la nature des Länder pose d’autres questions ? Que dire des apparitions et des disparitions de l ’expression, de ses migrations, lorsque les moments mêmes de ces disparitions sont ceux où se creusent autrement certains usages de la notion, comme c’est le cas avec l ’ invention de l'État de police en Allemagne ? La diversité des usages et des rapports à une même chose identi­ fiable, classable, reconnaissable à un trait d’essence, fait problème. La notion de raison d’État n’est pas seulement énigmatique en raison de son histoire et de sa géographie différentielles, mais par suite de la provenance de son expression. On croit généralement qu’elle vient d’en haut, du pouvoir des gouvernants, de la conception des théoriciens, des sujets supposés pouvoir ou savoir. Or, comme expression, elle vient d’en bas : Guichardin comme Botero rapportent combien l ’ expression circulait comme le secret du pouvoir à déchif­ frer dans les cours d ’Europe, et bien davantage encore, dans la conversation des portefaix au marché ou des barbiers dans les cabarets. Ce concept de philo­ sophie politique est d’ abord un sujet de bavardage du peuple, ce qui fait parler, se retrouver la communauté. L ’expression de « raison d’État » a joué un rôle de vecteur de communication, remplissant la première fonction de la parole, parler pour parler, cimentant le quotidien de la vie civile. L ’expression même de

10 · Les doctrines de la raison d'État

raison d’État, en son origine éclatée, n’ a pas été initialement une allégation du pouvoir sur lui-même (du haut), mais une allégation du peuple sur le pouvoir (ce que le bas élabore du pouvoir) : ce qu’ il en attend autant que ce qu’ il en redoute, ce dont on cause. Le secret de la raison d’État a été d’ abord le sujet de conversation le plus publique, son lieu d ’élaboration autant que de dénoncia­ tion, l ’ expérience de reconnaissance que la crypte du politique était bien là et qu’elle était faite des pierres de sa rumeur, comme s’il s’était agi, dans un même mouvement, de décrypter et de crypter le secret de la polis même.

2 LESANTÉCÉDENTS : LA RATIO STATUS REGNI Que la pratique de la raison d’État ait été connue au Moyen Âge, comme en témoigne l ’action de Frédéric II ou de Philippe IV , ne fait guère de doute. Autre chose est de demander si le sens de cette pratique était à cette époque reconnu comme tel. Pour le savoir, nous devons écarter deux préjugés : d’une part celui selon lequel la raison d’État présuppose un État amoral entièrement sécularisé et souverain (Meinecke1), d’autre part celui qui y voit un principe moral, lié à l ’existence du droit constitutionnel (Friedrich1 2). Il apparaît bien, au vu des études médiévistes, que la raison d’État était impliquée dans le souci relatif à la charge publique du roi (Kantorowicz3). Plus près de nous, Post4, dans ses irremplaçables études que nous suivons ici, a montré comment cette notion existait dès le xnesiècle. Il conviendrait de se départir de l ’opinion commune selon laquelle les royaumes médiévaux ne seraient pas des États : les limitations internes de la justice et du droit et surtout externes dues à l ’ universalité de l ’autorité de l ’Église et à son arbitrage n’ affectaient pas tant le droit souverain des rois d’entrer en guerre. Si l ’État n’était pas centralisé, il représentait toutefois une certaine unité, la centralisation ne correspondant du reste qu’ à un modèle d’État parmi d’ autres. Si l ’on ne disposait pas de la représentation achevée de l ’État comme d’une personne juridique, les termes d’universitas, de res publica, d ’ecclesia pouvaient recevoir le caractère de sujet d’ un verbe transitif. La raison d’État était implicite­ ment présente dans la nécessité de rendre la justice ou d’entreprendre une guerre pour l ’ utilité commune, c’est-à-dire le status du royaume.

2.1. La raison d'un status Quelles sont donc les modalités de la raison d’État du Moyen Âge ? On les trouve formulées chez des théoriciens comme Jean de Salisbury, Thomas d’Aquin et Henri de Gand.

1 Meinecke F., L'idée de la raison d'État dans l'histoire des Temps modernes (1924) (trad. M. Cheval­ lier), Genève, Droz, 1973. 2 Friedrich C , Constitutional Reason o f state, Brown University Press, 1957. 3 Kantorowicz E., Les deux corps du Roi (trad. J.-P. Genet et N. Genet), Paris, Gallimard, Bibliothè­ que des Histoires, 1989. 4 Post G., « Ratio publicae utilitatis, ratio status et "raison d'État" » (1100-1300) (trad. J.-P. ChrétienGoni), in : Le p o u voir de la raison d'État (éd. Lazzeri Ch. et Reynier D.), Paris, PUF, 1992, 13-90.

L'origine du concept * 1 1

L ’expression même de raison d ’ État est absente au Moyen Âge. L ’ État était désigné par des termes équivalents comme regnum, civitas, res publica, impe­ rium, qui désignaient autant de variations selon le contexte. De même, la notion de patria désignait un ensemble comprenant aussi bien l ’État sur le plan poli­ tique que l ’Église sur le plan religieux. Le terme de status, qui semble corres­ pondre à l ’État comme nous l ’entendons, ne désignait pas particulièrement l ’État. Ce terme, qui représente une innovation, d’ où dérivera effectivement notre concept d’ État, signifie toute situation ou état de choses, l ’état d’ une réalité quelconque. Aussi le status est-il toujours déterminé, et l ’ expression en usage de ratio status n’était jamais employée de manière intransitive. On parlait plus couramment de ratio societatis comme dans la pensée augustinienne. Le status de quelque chose, et précisément la ratio status de cette chose désignait sa raison d ’être ou sa forme constitutive, ce qui est au principe de sa

conservation.

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La photocopie non autorisée est un délit

C’est à partir de là que l ’ on doit entendre la notion de ratio status regni, civi­ tatis, principis, regis, etc. Progressivement, la notion de raison d’État est venue signifier la coïncidence des deux choses, ratio status regis et regni. La notion de raison d’État au Moyen Âge ne peut être comprise qu’ à partir de la langue latine et de la tradition romaine. Cicéron opposait la raison d’État (la ratio reipublicae), liée à une loi morale supérieure - celle du bon gouverne­ ment défini par le droit public dont la valeur rectrice est 1’ honestas - à une mauvaise raison d’État qui, sur le prétexte spécieux de l ’ utilité publique (publicae utilitatis species), justifie des actes de cruauté au nom de l ’ intérêt de l ’État (De officiis. III, 11). On a là une première définition, en négatif, de certains éléments de la raison d’État moderne. La véritable raison d’État déduit Vutilitas de Yhonestas et c’est en ce sens qu’on parle de ratio et utilitas reipublicae. La même conception anime les écrits d’ Ulpien (Digeste, 1, 1, 1,2) sur le status rei Romanae dans le cadre de la loi romaine sur l ’ autorité impériale comme dans celui de la république, cette raison était dépendante des principes du droit. La ratio de ce status reipublicae se découvrait depuis les coordonnées des lois fondamentales du divin du droit et de la justice pour le peuple ou l ’intérêt public. C ’est cet idéal romain qui se transmit au Moyen Âge grâce aux pères latins. Cet idéal persiste lors même que le féodalisme marque le triomphe des droits privés sur le droit public. Il constitue déjà une résistance à l ’ affaiblissement de l ’État pour ne cesser de prendre de l ’ ampleur. Il associe l ’ exigence de Yhonestas, de Y utilitas et de la necessitas et revêt plusieurs aspects : - La ratio status regni reflète la maxime romaine de la suprématie de l ’ utilité publique. Celle-ci vaut d’ abord contre toute utilité privée, et particulièrement les droits privés féodaux, notamment en cas de guerre. La raison du bien public encourageait le roi à briser les immunités féodales. - En second lieu, la ratio status regni marque la prise d’ autonomie de l ’État et de l ’utilité publique à l ’ égard de la puissance de l ’ Église : au xmesiècle, il est fait observer que, lorsque la raison le requiert (cette raison qui est faite d 'honestas, d'utilitas autant que de necessitas), le roi n’ a pas à attendre le

12 · Les doctrines de la raison d'État

consentement du pape pour exiger l ’ impôt du clergé de son royaume. Henri I er d’Angleterre plaidait en faveur de cette forme de prélèvement des impôts pour la nécessité de défense. - Le roi - en son status regis - ne peut agir contre la ratio utilitatis publicae. Ainsi dans son Policraticus, Jean de Salisbury, humaniste chrétien du x iiesiècle, penseur d’ une raison d’État christiano-romaine, soutient que chaque État ou res publica est un corpus animé par Dieu et réglé par la raison. Si le prince est absolutus et n’ est pas lié par les lois, il doit suivre la voix de la dignité et reconnaître qu’ il est legibus allegatus : il doit à Dieu et à la raison du royaume de préférer le bien des autres à sa volonté privée. Il n’ y a pas place ici pour une volonté arbitraire du prince. Il ne doit désirer que ce que l ’ équité exige et il en est le serviteur. Son seul rôle est celui de minister de l ’ utilité publique. Aussi, la raison d’ État ne vient nullement nommer l ’ arbitraire du pouvoir mais ce qui le circonvient : la part de décision du gouvernement ne relève nullement d’ une volonté privée mais représente la « force du jugement » publique et la « vigueur de la loi ». La volonté du gouvernant ne joue le rôle que de fer de lance de la voix du public. À ces trois égards, la formule de la « raison d’État » est significative des limites assignées aux pouvoirs particuliers et à l ’ arbitraire privé : à l ’égard des seigneurs, à l ’égard de l ’Église, à l ’ égard du roi. Elle souligne également le sens dans lequel la nécessité ne connaît point de lois ( necessitas legem non habet). Il y a nécessité pour un status quelconque (et cela peut être celui de l ’Église et relever de la « raison de Γ utilité de l ’Église ») de se dispenser du droit (il en fut ainsi des dispenses papales) et de ne pas attendre un consentement requis en droit et en justice, qu’ il s’agisse du consentement du pape ou du consentement du peuple, lorsque ce status se trouve en péril : en cas d’ urgence. Le cas exem­ plaire est évidemment celui de la nécessité de défense. Ratio et necessitas représentent cette raison dont tout status doit faire usage lorsque sa sûreté est enjeu. On a pu même parler d’ une « raison d’État de l ’Église » : ainsi, Gérard d’ Abbeville dans un Quodlibet5, dans les années 1260, défend la plenitudo potestas du pape. À la question de savoir si le pape peut délivrer une nonne de son vœu solennel de chasteté, il en soutient la nécessité et la justice dans le cas où l ’Église en donnant cette fille en mariage à un empereur sarrasin et tyran eût permis par là d ’ arrêter son pouvoir et de sauver la communauté des croyants : protéger les croyants représente une plus grande caritas. La ratio status s’ appli­ quait aussi bien à l ’Église qu’ à l ’État et avait initialement le sens de « raison d’ un état ». Plus tard, on parvint à soutenir, avec un développement plus complet du droit public, comme le fit Innocent IV , qu’un bon prince pouvait, en cas de nécessité et d’urgence réelle, légalement ne pas reconnaître le droit pour le salut de l ’État. La tyrannie représentait alors seulement le moment où, sans nécessité expresse, un status dérogeait à sa loi et n’en faisait qu’ à son idée. Dans tous les cas, c’est l ’ intérêt d’ un public ou d’ une communauté élargie qui doit prévaloir. Si la ratio publicae utilitatis protège également les droits

5 Cité par Post (1992), 40-43.

Armand

colin .

La photocopie non autorisée est un délit

L ‘origine du concept * 1 3

privés, elle tente de les faire conjoindre dans la mesure du possible : ainsi, les jurisconsultes et les empereurs romains considéraient déjà que la dot était à la fois d’ un intérêt privé et d’ un intérêt public (emplir la cité d’enfants). La dot concernait la res publica plus encore que les femmes. Lorsque la ratio de l ’ utilité privée ne s’accordait pas avec celle de l ’ utilité publique, c’est cette dernière qui devait l ’emporter. La raison d’État définissait donc toute dérogation limitée d’ une coutume ju ri­ dique afin de faire prévaloir l ’ intérêt public d’ un status quelconque, lorsque la nécessité exige de le faire dans des conditions de rapidité de l ’ action et donc sans attendre le consentement requis, tout délai pouvant s’avérer dangereux pour la communauté comme pour le gouvernant. Elle se devait d ’être conforme aux coordonnées du droit en vigueur et à l ’ idéal de justice sous la garantie réci­ proque de Dieu et de la Nature comme du peuple et du public ; elle ne saurait prendre effet dans un acte de cruauté. Cette raison d’ État définissait indissociablement la ratio status regis (ou raison d’état du roi) et la ratio status regni (ou raison d’ état du royaume) : elle signifiait la raison du bien public de la communauté et celle de la magistrature, d’une charge de l ’État. L ’équivocité du terme rendait la définition évasive tout autant mais autrement qu’ à l ’époque moderne. La raison d’ État du Moyen Âge désignait progressivement l ’ unité des deux raisons et c’est conséquemment à cette superposition entre la raison du gouvernant et celle du gouvernement ou du régime (république ou royauté) - au sens où la Renaissance donnera à l ’État lo stato - que l ’État, comme nous l ’entendons, c’est-à-dire comme entité terri­ toriale et abstraite, commençait à prendre sens. Ces deux raisons {status regis et regni), confondues entre elles et liées qu’elles étaient à la ratio de toute la communauté humaine et à Dieu, se faisaient connaître comme raison d’État dans la seule mesure où cette modalité (celle de la necessitas qui ne contrevenait pas à 1’ honestas) se faisait accepter par un raisonnement. Aussi, la raison d ’État ne constituait nullement une puis­ sance sans appel ou de dernier mot : elle s’imposait par raison. La forme de ce raisonnement était celle de la raison évidente. Elle s’imposait d’évidence et il s’agissait pour l ’ autorité de la montrer ou, à défaut, d’en démontrer la probabi­ lité. Les stratégies monstratives pour faire prévaloir l ’évidence de telle raison d’État ont été multiples. Il pouvait s’agir - rarement - de stratégies argumentatives : ainsi, lorsqu’en 1100, Philippe Auguste, tuteur du jeune Arthur de Bretagne son vassal, octroyant la Bretagne au monarque français lors du traité de Goulet avec le roi Jean d’Angleterre, céda à cette fin à ce dernier la souveraineté sur Arthur et la Bretagne. Sur la question de savoir si le roi pouvait aliéner le fie f d’ un vassal qui n’y consent pas, deux argumentations s’opposèrent qui chacune se revendi­ quait de la « raison de l ’utilité publique » : l ’une soutenait qu’ un tel acte offen­ sait les droits de son vassal dans la mesure où celui-ci pouvait contester le caractère illustre du nouveau maître et la légitimité d’obéir à un autre État et que la cession avait eu lieu sans le consentement d’une des deux parties concer­ nées (argument d’Azo), l ’ autre pouvait soutenir l ’ intérêt supérieur de la paix pour le royaume.

14 · Les doctrines de la raison d'État

Si ce mode de stratégie démonstrative était des plus rares, un autre était de consulter des conseillers avant que la décision du souverain ne soit entérinée. C ’est dire que la raison d’État était, d’ une certaine façon, mise en débat. Le souverain, autant qu’ il le pouvait, n’ interprétait pas par lui-même le droit et ne décidait pas arbitrairement de ce qui était nécessaire pour la sécurité de l ’ État. Mais le mode privilégié était celui de la ratio evidens qui pouvait s’ appuyer ou non sur le consentement. Ce mode de raison de la « raison d’État » reprend la théorie romaine de la législation selon laquelle quand l ’empereur fait une loi qui marque un changement par rapport à une loi plus ancienne, ce doit être pour une « utilité évidente » (Ulpien, D 1,4, 2). L ’évidence est ici celle de la néces­ sité et se rapporte à la certitude d’ un moindre mal : de même que, pour l ’ Église, cela représentait à l ’évidence un moindre mal pour la chrétienté qu’ une jeune nonne soit livrée à un tyran sarrasin en échange de la sécurité de la commu­ nauté des chrétiens, de même était jugé à l ’évidence un moindre mal, l ’ adultère commis par un citoyen privé pour sauver la civitas et s’emparer des plans secrets d’ un homme sur le point de devenir tyran. Raison évidente qui, chaque fois, est de l ’ordre d’ un calcul en vue d’ une fin morale. La question toutefois se posait de savoir si les sujets d’ un roi sont tenus d’obéir à un règlement dit d’ utilité commune - un impôt non immédiatement nécessaire - , lorsque cette utilité n’est pas une evidens. Henri de Gand, dans un Quodlibet, la discute. Question d’ importance car l ’ absence d’évidence risque d’ouvrir une brèche entre la ratio status regis et la ratio status regni. La raison d’État au Moyen Age n’est légitime que si les deux raisons d’état coïncident et si l ’ unité des deux se montre à l ’évidence. Or, la réponse de Henri de Gand est complexe : après avoir conclu que les sujets ne sont pas contraints à un tel règle­ ment, il présente des arguments en faveur de l ’ autorité du souverain et sous certaines réserves. Quelle est donc la teneur de cet argument ? C ’est que le prince est supérieur en vertus à la communauté et que le bien de la communauté réside en lui, de sorte qu’ il convient, dans le doute, de faire confiance à son juge­ ment. Il est le meilleur interprète du bien public. Le peuple doit croire dans la prudence (sagesse et jugement) du prince qui sont ratione status, conformément à la philosophie d’Aristote. Le souverain a pour lui le bénéfice du doute. À une réserve près qui précise encore mieux le style de raisonnement propre à cette raison d’État : il convient que l ’on ne puisse témoigner de l ’évidence contraire. Tel est le cas lorsque les sujets assistent à des actes répréhensibles répétés, lorsque la nécessité ne peut plus prétendre avoir et, par suite, avoir eu pour elle le caractère d’urgence. En ce cas, les sujets sont en droit de refuser l ’obéissance au souverain si ce dernier ne répond pas à leur contestation et requête contre les décisions prises. On voit que la raison d’État comme status regis et regni a comme critère discriminant la ratio status regis et que l ’établissement de la raison d’État passe par un raisonnement exhibé devant les sujets, une stratégie démonstrative. La raison d’État au Moyen Âge est une raisonnabilité liée à la coïncidence des raisons ( regis et regni) et à la présomption selon laquelle, à moins d’une évidence notoirement contraire et d’une désapprobation de la communauté la plus large, la ratio status du gouvernant ou de la magistrature, du minister, décide de la ratio status du royaume et en représente l ’indice sûr.

L'origine du concept * 1 5

2.2. Ratio status et necessitas La configuration de la raison d’État au Moyen Âge ne correspond nullement à une configuration moderne. On peut en mesurer les différences et les proximités. La configuration médiévale repose sur une certaine combinatoire des termes de loi, de ratio status et de necessitas. Pour le Moyen Âge, l ’État royal est fondé sur une exigence de justice. Celle-ci est simultanément celle de la loi divine (elle renvoie par là à une norme transcendante) et celle du bon ordonnan­ cement de la chose publique ; simultanément conforme à Dieu et au bien de la communauté ; appartenant simultanément au registre prescriptif du comman­ dement divin et à celui normatif de l ’ ordre des choses. Une configuration du motif de la loi n’existe jamais sans l ’ autre. Entre les registres correspondants, il existe seulement des différences d’ accent qui portent sur l ’ instance qui repré­ sente le centre de gravité. Lors même que le prince est posé comme au-dessus des lois ( legibus solutus), il ne s’ agit là que des lois positives et c’est au nom de la Loi en sa valeur supérieure dont elles procèdent, dont l ’ autre nom est la ratio status regni, qu’ il peut surseoir aux lois effectives. C ’est la ratio status en même temps que la loi divine qui le rend indépendant des lois en vigueur, ne pouvant vouloir que ce qu’exige l ’équité et ce qui est conforme à la raison. Ainsi, Jean de Salisbury écrit : « L'équité, comme le soulignent les juristes, est un certain rapport d'harm onie selon laquelle la raison égalise toute chose et cherche à appliquer des règles égales à des cas égaux »

et :

armand colin .

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« La loi est son interprète » (P o licra ticu s III, 2).

Cette équité est aussi bien principe de justesse que de préférence accordé à l ’intérêt d’ autrui par rapport au sien propre. Elle est constitutive de la nature des choses et n’ est pas l ’ effet d’ une volonté humaine ou divine. Aussi, un roi obéis­ sant à de tels principes d’ action ne saurait être un tyran, lequel exerce un pouvoir sans limites, d’ usurpation ou d’excès, tourné vers un objet interdit et révoquant toute loi, à commencer par le sens de la loi. Cette configuration de la raison d’État conjugue ratio status et necessitas : La ratio status définit le principe qui régit constamment l ’ action du roi selon la forme de l ’État en vue de sa conservation. Elle préside au cours général du gouvernement. La necessitas qui ne connaît point de loi suspend le cours ordi­ naire des lois positives sans contrevenir à la ratio status mais plutôt en en accu­ sant les traits lorsque ce cours ordinaire ne convient pas et qu’ il est urgent, casuellement et de l ’ urgence de la ratio status regni, de s’ y soustraire. Cette nécessité doit être rapportée à ce qui fait exception et à ce qui s’ intégre à la ratio status même (les deux notions corrélées provenant d’ un même fond commun romain et patristique). Elle ne définit jamais un changement d’état ou un état d’exception. L ’une et l ’ autre définissent le cours du politique ordonné à la Loi. La configuration médiévale de la raison d’État s’ ancre dans une conception théologico-politique de l ’ art de gouverner. La ratio status regni est a priori obligée de veiller à l ’ obéissance à l ’ autorité de l ’Église, et, lors même qu’elle

16 · Les doctrines de la raison d'État

permet une exception au cours ordinaire des lois, c’est d’ abord pour autoriser les dispenses papales ; c’est ensuite, pour, en retour, selon le modèle emprunté à ces dispenses papales, dispenser l ’ autorité de l ’ État de certaines obligations à l ’égard du Pape et du clergé. L ’ idée même de l ’État comme persona publica est empruntée au registre religieux. C ’est dire que c’ est en continuité avec les réfé­ rences théologico-politiques et son ancrage dans le religieux que l ’ État trouve les moyens de s’en émanciper très relativement. L ’État commence toutefois à être appréhendé comme un organisme autonome où il est requis d’obéir au gouvernant (comme un corps obéit à la tête). L ’ apparition de ce modèle de légi­ timation, à côté du modèle théologico-politique et sans entrer en contradiction aucune avec lui (comme Jean de Salisbury le montre dans le Policraticus), ouvre toutefois une brèche à un dégagement du théologico-politique. Les deux expressions (la nécessité ne connaît point de loi/le prince est au dessus des lois), quelques circonstanciées qu’elles soient et nécessairement assorties de la condition expresse de n’entendre ici par lois que les lois posi­ tives, n’en sont pas moins évocatrices de la possibilité d’ une bien plus grande béance : elles ouvrent un espace où se tait la loi et où les critères de la faire parler peuvent devenir flottants, voire un espace où la loi même peut être récusée. Autant de brèches ouvertes et de pierres d’attente pour la suite : le surgisse­ ment d’une logique de la raison d’État qui ne se soucie guère de justice ni de loi et prétend dégager le pouvoir de toute autorité juridique et morale et proposer un art plus approprié de gouverner. Une donnée décisive de la politique apparaît : la guerre, qui fait vaciller toute la configuration théorique, l ’oblige à de constants ajustements, à des inventions dans son cadre, et suscite l ’idée de changer de cadre de raisonnement. Ce sont les exigences de la guerre qui ébranlent l ’idée de la politique comme gouvernement d’un ordre naturel et divin, où l ’ autorité poli­ tique est soumise à l ’ autorité religieuse et où la loi connaît un cours fixe. La pensée de l ’infraction nécessaire, si intégrée soit-elle à la ratio status, prendra de plus en plus d’ ampleur du fait de la montée en puissance de la question de la guerre, au point de ruiner le fondement que représente la ratio status. C’est dans cette mise à l ’écart de la ratio status que peut naître la raison d’État moderne. La guerre est l ’expérience cruciale qui vient contester l ’équilibre de la pensée poli­ tique médiévale et introduire à une autre pensée du politique.

Chapitre 2

La rupture : l'espace machiavélien

1 LESTERMES DU DEBAT: MACHIAVEL, LEMACHIAVÉLISME ET LA RAISON D'ÉTAT Machiavel (1469-1527) est le penseur de cette rupture. La plupart des éléments constitutifs de sa pensée se trouvent déjà ailleurs : la prise en compte de la force est bien présente dans les chapitres sur la tyrannie de la Politique d’Aristote ; l ’accent mis sur les apparences est un topos de la pensée de l ’époque ; il en est de même de l ’ idée d’une politique militaire qui ne s’appuie pas plus sur les forte­ resses (Platon, Lois V I, 778e 6-7) que sur les mercenaires afin de compter sur ses propres forces ; ou celle que le mal doit être fait vite et le bien lentement qui se trouve déjà chez Xénophon1, comme le projet d ’une politique du moindre mal ; le souci du contingent et de l ’ action selon le cas est directement repris d’Aristote {Éthique à Nicomaque, IV ) que Machiavel connaissait fort bien. Il n’ait rien jusqu’ au caractère insolite de son m iroir du prince dans le genre des Miroirs qui ne puisse être retrouvé antérieurement à lui. L ’ originalité de Machiavel est ailleurs. S’ il déclare ouvrir une route nouvelle, l ’ innovation tient à ce qu’ il écarte autant qu’ à ce qu’ il retient et à la manière dont il découvre une nouvelle cohérence avec les éléments qu’ il prélève. Elle tient au mode d ’ argu­ mentation et à la forme de sa pensée. Cette forme est-elle celle de la position moderne du problème de la raison d’Etat ? Rien n’est moins sûr. L ’expression elle-même ne se trouve nulle part dans l ’œuvre de Machiavel. S’ il fait usage du terme de stato , de l ’expression de « mantenere nel suo stato » [se maintenir dans son état] et parle d 'arte dello stato, Machiavel entend ce terme dans des sens divers dont aucun ne corres­ pond à l ’idée d’ une structure de pouvoir indépendante de celui qui en a la charge ou à l ’ idée d’une organisation générale du royaume ou d’ une répu­ blique, indépendante de la forme même du régime. Se maintenir en l ’état, c’ est se maintenir au pouvoir, et un tel emploi lexical l ’éloigne directement de toute configuration en bonne et due forme de la raison d’État. Cette dernière expres­ sion ne peut prendre sens comme raison dés lors que l ’État ne représente pas une réalité consistante et ne peut jouer le rôle de valeur absolue. L ’expression machiavélienne se situe nécessairement en deçà de la pensée explicite de la raison d’État, et c’est par effet rétroactif qu’on peut y voir une raison d’ intérêt1

1 Hieron, cité in : Ehnmark A., Les secrets du p o u voir (trad. M. de Gouvernain et L. Grumbach), Paris, Actes Sud, 1988, 116-117.

18 · Les doctrines de la raison d'État

limitée à la personne du prince, car l ’ idée d’ intérêt politique, formée sur celle d’intérêt de l ’État, ne peut fonctionner. Plus précisément lo stato désigne, dans la langue machiavélienne, d'abord un status, entendu comme une position établie qui se tient et que l ’on tient, douée d ’ une certaine force qui toutefois ne se maintient pas par elle-même dans la durée, ensuite l ’exercice pour le gouvernant de son propre pouvoir et la forme constitutionnelle de gouverne­ ment, enfin le domaine de territoire ou de population toujours référé à un pouvoir ou à un mode de gouvernement particulier ; si le terme vient à signifier, dans certaines occurrences, une certaine disposition de choses et de gens, comme dans l ’expression de stato libero, lo stato n’ acquiert jamais de valeur intransitive, possédant une quelconque autonomie par rapport à l ’ instance dirigeante ou à la forme de gouvernement : non seulement il est toujours déter­ miné comme dans la formule médiévale, mais, le plus souvent relié à un terme possessif, il est toujours l ’ objet d’ une appartenance, désignant de manière inter­ changeable le pouvoir et la chose du prince comme un art de gouverner et la chose de tel mode de gouvernement. Il ne représente pas l ’ abstraction et la pérennité d’une souveraineté. À ce titre, il n’y a pas de raison d’ État comme d’une réalité indépendante dont on pourrait se prévaloir d’être le serviteur, le support et l ’ incarnation. De même, Varie dello stato comme le fait de mantenere nel suo stato ne renvoient pas dans la pensée machiavélienne à l ’exercice d’une raison, du fait même que le politique en sa généralité n’est pas le fait de la raison. Comme le remarque G ilbert2, l ’ invention machiavélienne substitue dans la pensée florentine la virtù à la raison dans l ’ affrontement de l ’homme à la Fortune, ce qui est de grande conséquence sur l ’ éclipse générale de la notion de raison comme référent majeur. Mais suffit-il de remarquer l ’ absence d’ une expression et les motifs de cette absence pour conclure immédiatement à l ’ absence de pensée machiavélienne de la raison d’État ? Dans l ’opinion générale, la doxa du problème et du point de vue d’ une histoire de la réception de l ’œuvre de Machiavel, le machiavélisme a été constamment rapproché de la raison d’État moderne. Y a-t-il une raison solide à la doxa et l ’exactitude érudite est-elle suffisante à révoquer l ’ avis d’une opinion si généralement partagée ? Ou existe-t-il, au contraire, une part d’opinion droite dans l ’ appréciation commune ? S’ il est vrai que l ’on ne peut plus admettre d’évidence, comme le fait Meinecke, que Machiavel ait été l ’ auteur de la raison d’État moderne, il ne suffit pas de s’en tenir à la lettre même des expressions et aux raisons premières de cette absence pour écarter le problème d’un revers de main. La question mérite une plus ample interrogation. Le machiavélique désigne le modèle d’ un pouvoir de domination sans appel pour lequel tous les moyens sont bons ; pouvoir personnel et tyrannique tourné en vérité vers la seule conservation de l ’ intérêt privé au nom d’ un intérêt prétendument commun, sans souci de direction ni de gouvernement des sujets en vue d’ un bien commun ; celui d’un pouvoir qui transgresse le droit au nom d’une nécessité sans que le public puisse en juger, et qui s’impose par le crime

2 Gilbert F., M achiavel et Guichardin , Politique et histoire à Florence au x v f siècle (trad. J. Viviès, collab. de P. Abbrugiati), Paris, Seuil, 1996, 40 et 150.

La rupture : l'espace machiavélien · 19

oblitéré par le mensonge. Pouvoir dont le mensonge de la valeur absolue de l ’État prévaut sur toute autre valeur et en cache un autre, celui de la valeur absolue de l ’ intérêt du pouvoir d’ un homme ou d’ un groupe sur tout intérêt général. Par certains de ses aspects la pensée machiavélienne a joué un rôle non négligeable dans l ’émergence des doctrines de la raison d’État, bien que par sa totalité et sa forme de pensée, elle ne coïncide en rien avec elles. Il est non moins clair que le gauchissement de sa pensée, qui tient au prélèvement de certains énoncés et à l ’oubli de ceux avec lesquels ils cohérent, le machiavélisme, représente une idée approchante de la raison d’État. Le plus essentiel de ce que nous rejetons dans certaines figures de la raison d’État se trouve dans le machia­ vélisme. Certes, ce n’est pas de la même façon que machiavélisme et raison d’État font entrer la légitimation du mal en politique et les sujets d’accusations possibles ne sont pas identiques ici ou là. Mais, comme l ’écrit Lefort, le machia­ vélisme est « le nom de la politique en tant qu’ elle est le mal » 3. Par suite, toutes les rumeurs qui courent autour de ce nom comprennent en elle les représentations négatives de la raison d’État. En vérité, le machiavélisme (en tant qu’il réunit certains éléments de la pensée machiavélienne selon une stratégie argumentative propre) a constitué le noyau fécond des premières doctrines modernes de la raison d’État, un dispositif isolable de la pensée machiavélienne, susceptible d’être repris et intégré à de tout autres conceptions et de travailler ainsi pour le compte d’ autres systématisations bien plus rigides. C’est pourquoi, si la raison d’État n’est en aucune façon la préoccupation de la pensée machia­ vélienne, c’est avec les retombées de cette pensée qu’ont pu se constituer certaines des doctrines modernes de la raison d’État, qu’elles en utilisent ou non l ’expression, et à quelque degré de formalisation épistémique qu’elles se situent. Si Machiavel n’ a pas posé le problème de la raison d’État, mais de tout autres problèmes (comme celui de la politique du moindre mal, compte tenu du caractère irréductible du mal général4), il n’en demeure pas moins qu’ après lui, la question du machiavélisme et de la raison d’État peut se poser.

2.1. Le sens machiavélien de la necessitas Machiavel confère un nouveau rôle au terme de nécessité. Dans un monde qui n’ est plus ordonné à la transcendance d’ une loi divine, et où l ’ ordre des choses dans le monde ne dépend pas d’une stabilité d ’essence, la necessitas acquiert un nouveau sens. Elle ne fait pas que suspendre occasionnellement ( casualiter) la lettre des lois au nom de leur esprit et de ce qui les règle (la ratio status), elle suspend de façon permanente la prééminence de la loi. Cette nécessité, en effet,

Armand

c olin .

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2 MACHIAVEL ET LA « LOI » DE LA NÉCESSITÉ

3 Lefort CL, Le travail de l'œ uvre M achiavel (1972), Paris, Gallimard, Tel. 4 Sfez G., M achiavel, la p o litiq u e du m oindre m al, Paris, PUF, Bibliothèque du ClPh, 1999.

20 · Les doctrines de la raison d'État

ne connaît point de loi, ni légale ni morale. Elle ne se laisse pas articuler ou inté­ grer à une ratio status quelconque. Accordée à aucune légitimité déclarée ou établie, elle est par elle-même toute la légitimité et le seul ordre des choses car elle concerne toujours de manière décisive l ’existence même. Son exigence se montre en premier lieu à certains moments déterminés, dans l ’ urgence de situations extrêmes qui ne sauraient tolérer de délais de réflexion, de consultation ni de délibération : « Les hommes se décident promptement quand ils se trouvent forcés par la nécessité » (D iscours sur la p re m iè re décade de Tite-Live, III, 6 r>).

C ’ est en ce sens que Machiavel conseille au prince de savoir « entrer au mal, s’ il y a nécessité » (Prince, 185 6)· Nécessité qui peut être circonstancielle, une nécessité du moment, qui exige du gouvernant de savoir être « tout mauvais » (Discours I, 29). La nécessité enfreint toute loi et requiert de commettre le mal extrême dans les situations extrêmes. La nécessité ne permet pas seulement de commettre des infractions mais dicte de commettre des crimes. Elle concerne lo stato, pour autant qu’ il y a de la sauvegarde de l ’existence même du pouvoir et du gouvernement. Aussi intervient-elle particulièrement au moment de la fondation de l ’État et chaque fois que celle-ci est ébranlée et exige une refon­ dation ou une renovatio (ainsi de la fondation de Rome par Romulus [Discours I, 5] ou de sa fondation républicaine), à son principe ou aux temps de ressaisissement dans le principe (Discours, III, avant-propos). On pourrait ainsi croire que l ’exigence de la nécessité et de la suspension de toute loi, si extrême soit-elle, n’ intervient que ponctuellement. Or, il n’en est rien. En effet, la nécessité revêt le sens de toute adaptation au présent et constitue le fil directeur de toute conduite. Elle requiert de suspendre constam­ ment le sens de la justice et de l ’égalité, h t II y a de la nécessité peut ne pas sauter aux yeux. C ’est même la règle de la nécessité de ne pas apparaître à l ’évidence ou de n’ apparaître aux yeux de tous que trop tard. Il ne suffit pas de voir, il faut sentir et toucher ( Prince, 18). C ’est une vérité clinique : « Il convient de faire ce que tous les princes sages doivent faire : lesquels ne doivent pas seulement considérer les désordres présents, mais ceux du futur, et ces derniers, mettre toute leur industrie à les écarter ; car en les prévoyant de longue main on y peut facile­ ment remédier, mais si l'on attend qu'ils s'approchent, la médecine arrive trop tard, car la maladie est devenue incurable » (Prince , 3).

Cette vérité clinique ne concerne pas seulement la médecine mais tout autant les affaires de l ’ État. La nécessité du remède dépend de l ’ exercice de cette prudence clinique dans l ’ art de l ’État. Remarquable est ici le fait que cette faculté de prévision ou d’ appréhension de la nécessité d’ intervenir à l ’ avance n’est pas le gage d’ une intervention modérée. Lorsque l ’on prend la chose à l ’ avance et que l ’ on saisit la nécessité peu apparente qu’ il y a d’ intervenir, c’est d ’entrer au mal qu’il est question. Machiavel cite immédiatement en exemple le cas des Romains qui, remédiant toujours à l ’ avance aux inconvénients,

5 Machiavel N., Discours sur la prem ière décade de Tite-Live (éd. E. Barincou), Gallimard, Biblio­ thèque de la Pléiade, 1952 (dorénavant cité Discours). 6 Machiavel N., Le Prince (trad. Yves Lévy), Paris, Garnier-Flammarion, 1992 (dorénavant cité Prince ).

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n’évitaient pas une guerre dont les signes avant-coureurs se présentaient, si minimes soient-ils, mais entraient en guerre, comme ce fut le cas de la guerre faite à Philippe et à Antiochus en Grèce pour n’ avoir pas à la leur faire en Italie. La prévision signifie que la nécessité est toujours aussi pressante et que l ’ inter­ vention médicale est d’ un ordre toujours quasi chirurgical. L ’enseignement de l ’Histoire apprend combien cette nécessité extrême est toujours à l ’ ordre du jour. Ainsi, dans l ’examen comparé de la puissance de Rome et de Sparte (Discours I, 4-6 ; II, 19), Machiavel montre comment c’est le modèle de Rome qui l ’emporte pour avoir représenté un Etat capable d’ agrandissement, non seulement parce que la politique de puissance est préférable à la stabilité mais aussi parce qu’ elle seule permet cette stabilité de l ’État : « Vous aviez organisé une république pour la rendre propre à se maintenir sans agran­ dissement et la nécessité la conduit à s'agrandir » (D iscours , I, 6).

Sparte se perd pour avoir fait le choix de la stabilité plutôt que de la puis­ sance. Une république ne peut demeurer tranquille (se conserver) si elle ne s’ agrandit pas et ne vise pas dès l ’ entrée à s’ étendre (conquérir et acquérir toujours plus de puissance) :

©

armand colin .

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« En effet, si elle n'attaque pas ses voisins, elle sera attaquée par eux, et cette attaque fera naître en elle l'envie et la nécessité de conquérir » (D iscours , II, 19).

De quelque façon que l ’on s’ y prenne, la nécessité de l ’ acquisition et de la conquête est inscrite dans la nécessité de la conservation, la nécessité de la puissance et de la gloire dans celle de la paix. Nul État ne peut s’ y dérober sans se trouver un jour devant la nécessité de la conquête (externe : l ’ attaque extérieure ; interne : le désir d’y répondre) et sans se perdre s’ il n’ y a pas pourvu, comme ce fut le cas de Venise (.Histoires florentines, III, 317). Ainsi, la nécessité d’enfreindre la justice et l ’équité n’est pas ponctuelle : soutenir l ’existence, c’est vouloir la domination. Il y a nécessité pour l ’ exis­ tence même d’ un État de prendre ses dispositions dès l ’entrée pour déjouer le devenir et ces dispositions ne sauraient être constitutionnelles ; elles ne sont constitutionnelles que négativement : la meilleure constitution projetée sera celle qui ne cherche pas la perfection, laissant l ’ élaboration du droit ouverte à l ’Histoire. La perfection constitutionnelle de Sparte la ferma à la possibilité de faire face à la mobilité des choses. Entendue trop constitutionnellement, la ratio status republicae guindé l ’État et le rend insensible à la nécessité. Aussi est-ce constamment que la nécessité ne connaît point de loi (qu’ il s’ agisse de l ’ ordre du droit constitutionnel ou des lois établies ou qu’ il s’ agisse de l ’ordre de la justice et de l ’équité). Il y a nécessité consciente ou aveugle de prendre les devants et, dans un monde où « telle est la nature mobile des choses humaines » que « cette instabilité les porte ou à monter ou à descendre et où la nécessité vous conduit là où la raison ne conduit pas » ( Discours I, 6), où tout désir est un désir de puissance, monde sans autre alternative que d’ être oppresseur ou opprimé, selon l ’économie générale des rapports humains, il n’ y a jamais place pour l ’équilibre de la raison et la recherche d’une paix équitable.

7 Machiavel N., Histoires florentines (dorénavant cité Histoires florentines).

22 · Les doctrines de la raison d'État

La nécessité ne comprend pas seulement les cas sensibles de légitime défense. Il n’ y a jamais que de la légitime défense ou encore une légitimité de l ’ offense. Celui qui attaque ne fait que prendre les devants. La nécessité est la seule « loi » inflexible qui commande invariablement au rapport entre les Etats. Sur ce plan-là, il s’ agit de tenir toute autre force pour virtuellement ennemie, dont il faut le plus tôt endiguer la puissance, en ne se servant de promesses et du manteau du droit que pour endormir et dissuader l ’ adversaire de monter en puissance (celui qui veut leurrer trouvant facilement des dupes), en ne respectant ses promesses que sont les pactes que tant qu’ ils sont en notre faveur ou nous préservent. Il n’ est plus question de ne pas tenir ses promesses dans certains cas particuliers, comme pour la tradition ancienne qui va de Cicéron (De officiis, III, 25) à saint Thomas, en passant par Sénèque. La violation des promesses est la règle et non l ’exception. La trahison habite le rapport politique sur fond de guerre. Machiavel inverse ainsi la formule de Thomas « la guerre est nécessaire lorsqu’elle est juste » et accentue la formule qu’il attribue à Tite-Live : « la guerre est juste pour ceux à qui elle est néces­ saire » (Prince, 26 ; Discours III, 12). Tous les rapports entre les États sont des rapports de guerre ouverte ou déclarée, et c’est précisément parce qu’ il n’y a pas d’ amitié qu’ il y a des alliances. Ce rapport de nécessité fait de la guerre la vérité de la politique entre les États et la préoccupation essentielle du gouver­ nant, le fil directeur de toutes ses pensées. Toute la politique, intérieure et exté­ rieure, se trouve éclairée par la pensée de la guerre : le gouvernant ne pense qu’ à la guerre et son souci est celui de la guerre, non de la paix ( Prince, 14), au point que la guerre cesse d’être, comme dans toute la tradition thomiste, un moyen en vue d’ une paix qui en serait la visée. Le règne de la nécessité et de la violation nécessaire éclaire le rapport inté­ rieur lui-même, celui du gouvernant aux sujets et aux forces politiques. La rela­ tion générale du gouvernant à ses sujets est fondée sur une nécessité de défiance qui ne connaît pas de loi. Il s’ agit d’ abord de trouver les moyens de se protéger des sujets et de lever la menace ; Machiavel va même jusqu’ à dire : « Gouverner, c'est mettre les sujets hors d'état de nuire et même d'y penser; ce qui s'obtient soit en leur ôtant les moyens de le faire, soit en leur donnant un tel bien être qu'ils ne désirent pas un autre sort » (D iscours II, 23).

La sécurité est encore une façon de les désarmer. De même, le gouvernant ne cesse de diviser pour régner, d’ abord dans sa manière de combattre les factions rivales, ensuite dans sa relation aux forces politiques, celle des Grands et celle du peuple. [Ce gouvernement, régi par la nécessité, nullement orienté vers une fin idéale et visée, ni réglé sur une justice donnée, est ainsi fondé sur un cours constant qui n’ est pas celui de la loi. Il comporte des aspérités de mal extrême et ponc­ tuel que représentent les actes de cruauté nécessaire et ces pics de violence ne sont que des mises en relief de la règle générale. Ainsi en est-il de l ’ action de César Borgia qui, après avoir nommé Messire Remirre d’Orca pour rétablir l ’ ordre dans la Romagne dans la violence, une fois le travail accompli, le laisse accuser par les tribunaux populaires pour le faire assassiner sur la place publique dans un anonymat qui dissimule la main du prince et l ’ exhibe en

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colin .

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même temps, laissant le peuple satisfait et stupide ( Prince, 7). Processus qui se sert de l ’ individu privé exclusivement comme moyen et pour lequel le moyen est bon pourvu qu’ il conduise à la fin, à ceci près que la détermination de ce moyen-ci est appropriée à la fin et dictée par la nécessité ( l’ impossibilité de faire autrement ou de choisir une autre voie). Scène exemplaire de l ’ association d’idées entre machiavélisme et raison d’État, et qui souligne, en vérité, simul­ tanément le crime nécessaire et l ’exercice de l ’ art de la dissimulation dans Yarte dello stato. Se plier à la vérité effective de la chose, c’ est faire usage du mal, source des bons effets, et employer la dissimulation qui occulte cet usage et en efface la consécution dans les esprits. La dissimulation représente l ’ atti­ tude générale du prince et l ’ autorité politique repose sur les secrets du pouvoir. Ce paysage général de la quasi-loi de la nécessité (qui n’en fait pas, pour autant une loi de l ’Histoire ou ne se laisse pas calculer à l ’ avance selon un rapport constant calculable et épouse chaque fois les méandres particuliers des situations dans l ’Histoire) donne directement lieu à une lecture machiavélique. Si l ’État n’ a pas pour fin visée la justice et n’en respecte pas les règles pour parvenir à ses fins, quelle en est la finalité et y en a-t-il même une ? Ne nous trouvons pas devant une exténuation même de l ’ idée de fin ? Le monde n’ est-il pas le simple lieu de rapports de force qui ne connaît pas d’ autre fin que celle, minime, de la sauvegarde de l ’existence soudée à la majoration incessante de la puissance à laquelle une telle sauvegarde commande, le seul m o tif de l ’ action n’est-il pas celui de l ’ efficacité ? Et si tel est le cas, le gouvernant n’est-il pas en devoir lui aussi (« mais comme ils sont tous méchants, toi aussi, tu dois » [Prince, 18-19 ; Discours, I, 3]) et lui en premier de n’ avoir d’ autre but que celui de son intérêt personnel envers et contre tous ? La prescription de cette fin de l ’État ne se déduit-elle pas logiquement de l ’ universelle réciprocité, qui traverse toute la société des hommes, de l ’ intérêt sans foi ni loi ? Ne doit-on pas dire qu’une même logique dicte à l ’État de n’ avoir d’ autre fin que son intérêt d’existence dans des conditions maximales (selon une règle du tout ou rien : l ’horizon de l ’ accumulation du pouvoir ou de la disparition) et au gouvernant de ne penser qu’ à son intérêt propre ? Du fait même que lo stato se dit au possessif, comme la chose du prince, et que l ’ État ne l ’ intéresse que parce que son pouvoir y est attaché, ne faut-il pas tirer les conclusions qui s’ imposent : la seule fin est celle du pouvoir de dominer pour un État et, plus essentiellement encore, du pouvoir personnel d’ un homme sur cet État ? Fin conjointe de ce double intéressement du prince à l ’État et de l ’État au prince par où le gouver­ nant n’est intéressé à la domination de son État sur les autres que dans la mesure où celle-ci concourt à sa propre domination sur son État et sur les autres États. L 'ultima ratio ou la fin dernière de l ’ art de l ’État est le pouvoir tyran­ nique, la raison du prince comme étant le plus fort. L ’État seul compte pour autant qu’ il est la chose du prince. Les intérêts des forces politiques comme des sujets n’y trouvent leur compte que subsidiairement, par voie de conséquence et en sus de l ’enjeu de l ’ intérêt du prince, dans la seule mesure où la satisfaction de ces intérêts renforce son pouvoir. L ’ intérêt politique (du vivre-ensemble) s’obtiendrait obliquement et comme par-dessus le marché de la réalisation de Yultima ratio, l ’ intérêt de l ’État-du-prince. Sommes-nous en présence de la

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figure machiavélienne de la raison d’État esquissant un jeu de renvoi de la raison d’État à celle du prince, dont le maître mot de l ’ action est la guerre (qui va de la défiance à la violation) et la modalité essentielle, celle de la dissimula­ tion et de la simulation ?

2.2. Machiavel, le machiavélisme et la raison d'État Ce paysage est un fragment du tableau. Ce serait même plutôt, si nous filons la métaphore, le prélèvement de certains traits du grand tableau, recomposés pour en dessiner un autre qui n’en serait pas même une copie : une caricature des traits les plus apparents. Le tableau est d’une autre force. C ’est depuis une inter­ rogation sur la question du Prince qu’ il se découvre à nous dans son ampleur et sous son véritable jour. Quel prince - pour le gouvernement princier - , quel virtuoso - pour le gouvernement républicain - faut-il pour assurer l ’émergence d’ un État nouveau qui soit celui du vivere civile et du respect de l ’expression de la division sociale, pour en garantir l ’existence et la forme, sur le plan intérieur et face à l ’extérieur ? Considérée depuis cette question, la pensée de Machiavel est éloignée du thème de la raison d’État au moins sous trois angles essentiels : - L ’ action que Machiavel prescrit au gouvernant est, en effet, bien particu­ lière. Le prince machiavélien se donnant pour but de prendre, de conserver et d’étendre son pouvoir, n’ a plus charge de diriger ses sujets vers la justice. Comme l ’écrit Senellart8 : « [L'originalité de Machiavel] n'est pas tellement d'avoir mis en évidence le fait de la domination dans la pratique du gouvernement - thème courant déjà dans la littérature médiévale - que d'avoir réduit le gouvernement à l'ensemble des moyens qui permet­ tent au prince de se protéger de ses sujets. Rapport d'hostilité entre le prince et son peuple perçu, non plus comme un troupeau à paître ou une fam ille à diriger, mais comme une menace permanente : c'est à travers cette figure nouvelle, depuis la fin du Moyen Âge, du peuple dangereux que s'est effectuée la conversion du gouvernement en domination. »

Cette affirmation est à entendre avec nuance. Le prince machiavélien ne conduit pas vers une fin, il répond de la situation, et c’est en cela que, d’ une tout autre manière, sur un plan d ’immanence du politique, il dirige. L ’ idée d’un Machiavel centré sur le modèle d’un gouvernement qui domine, dont le profil du prince habile et non plus vertueux représenterait la figure, entérine, en vérité, le gauchissement machiavélique de la pensée machiavélienne et doit être ici nuancée. Si la relation de défiance de l ’ autorité politique à l ’ égard du peuple y est bien présente, elle connaît une contrepartie qui l ’emporte : celle de la reconnaissance du fait que l ’ autorité politique, à commencer par celle du pouvoir princier, doit faire fonds sur le peuple. Sur l ’ensemble de ses sujets, le peuple représente le parti dont il convient de se défier le moins en raison de la demande populaire de liberté et non de pouvoir et du fait d’ une inconstance bien moins grande que celle des classes élevées ( Prince, 9) et que du prince lui-

8 Senellart M., Les arts de gouverner, du regimen m édiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, Des travaux, 1995, 20-21.

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même (Discours I, 58 ; II, 29). Le peuple représente ce qui confère à la relation d’assujettissement de l ’ensemble des sujets ses contours et la forme générale d’assujettissement obéit à son paradigme, si bien que la relation du prince à ses sujets n’est pas essentiellement ici celle d’ un rapport d’hostilité. Certes, le prince machiavélien gouverne en exerçant le pouvoir, et son modèle n’est pas celui du souverain qui règne et ne gouverne pas, déléguant les affaires du gouvernement à ses ministres. Du fait de cumuler l ’ autorité et le pouvoir ou de représenter une autorité incarnée dans un pouvoir, le gouvernement du prince n’est pas de pure domination : la relation d’ extériorité de son désir de pouvoir (son humeur) avec les humeurs déterminantes des forces politiques ne définit pas tant une unité purement synthétique entre son intérêt et les leurs, selon l ’interprétation de Foucault9. La relation d’extériorité désigne un rapport de rencontre aléatoire entre son humeur avec les humeurs (umori) de tous, rapport de convenance dans un temps et dans un espace libres, qui est au fondement de l ’art et de la manière de diriger : aléatoirement101(cf. Althusser sur le matéria­ lisme de l ’ aléatoire) et à distance. Le vide entre elles souligne qu’ il y a de l ’espace entre les forces et que c’est cet espacement du politique qui permet à celui qui exerce le pouvoir d ’exercer la direction. L ’homme de pouvoir et de gouvernement (c’est tout un) dirige en adhérant de manière immanente à son humeur, seule susceptible de s’ accorder avec les autres humeurs, celle des grands et du peuple, de telle sorte que se réalise une justice immanente et problématique dont les contours ne sont jamais dessinés d’ avance ni incontes­ tables. Diriger en dominant, cela ne peut se faire sans avoir recours à tout autre chose qu’ une technique d’habileté fondée sur la défiance, d’ une part, un accord de l ’ affectivité politique (des désirs) et un ascendant du désir du prince sur les autres humeurs politiques, d’ autre part, le recours à bien davantage qu’ une petite ruse, la puissance d’ une ruse superlative (plus élevée que le naturel de l ’humeur lui-même), la virtù, seule capable de répondre de l ’ espacement du politique et de gouverner dans le vide de tout lien fixé et de toute garantie posée. - Si le gouvernant machiavélien ne fait pas que dominer, mais dirige de manière nouvelle, c’est que l ’ acte par lequel l ’ instance gouvernante suit son humeur représente la meilleure solution à la construction d’ un État de la liberté dans la division11. Aussi, Machiavel a dessiné l ’épure d’un pouvoir qui ne cherche pas tant à diviser pour régner qu’ à régner pour diviser, et construit le modèle d’ une figure de gouvernant approprié à un État de l ’ accord par les moyens du désaccord, de l ’ unité par les moyens de la différence sociale (celle qui répond à la différence effective des enjeux et non à une concurrence des

9 Foucault M., Dits et écrits 1954-1988, t. Ill (1976-1979), Paris, Gallimard, Bibliothèque des scien­ ces humaines, 1994, 638. 10 Au sujet du matérialisme de l'aléatoire, cf. Althusser L, « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre » (1982), in : Écrits philosophiques et politiques, t. I, Paris, Stock-IMEC, 1994, 539576, et « Machiavel et nous » (1972-1986), in : Écrits philosophiques et politiques, t. Il, Paris, StockIMEC, 1995, 39-168. 11 Cf. Lefort 1972.

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factions qui se déchirent12). La pensée machiavélienne s’ ancre dans la configu­ ration générale d’ un État de l ’expression de la division politique et de la liberté, qui se présente dans les meilleures conditions dans le cas des républiques nouvelles et dans de moins bonnes dans le cas des principautés nouvelles. Par là s’établit une corrélation entre Varie dello stato et le vivere civile. L ’ art de l ’État et le vivre civil font cause commune et c’est leur trait d’ union qui fait pencher la balance de l ’ appréciation de la pensée machiavélienne loin des figures machiavéliques de la raison d’État. Cette interaction prend sens dans la légitimité affirmée de l ’expression de la division sociale, dont la réflexion occupe essentiellement les Discours et se retrouve à un chapitre clef du Prince, chapitre 9, au point que l ’ on puisse dire qu’ il est comme un feuillet des Discours dans le Prince et fait entrer le Prince tout entier comme un livre caché dans les Discours. C ’est en des termes sensiblement identiques que Machiavel définit ce fait fondateur du rapport politique dans le Prince, 9, les Discours I, 5 et les Histoires florentines III, 1 : « Car en toute cité on trouve ces deux humeurs opposées ; et cela vient de ce que le peuple désire de n'être pas commandé ni opprimé par les grands, et que les grands dési­ rent commander et opprimer le peuple, et de ces deux appétits opposés naît dans les cités un de ces trois effets : ou monarchie, ou liberté, ou licence » (Prince , 9).

Cette idée défait l ’ alternative de l ’ oppresseur/opprimé et pose l ’ existence d’ une autre alternative dissymétrique : opprimer/ne pas être opprimé. Elle ouvre l ’espace d’ une résistance possible à l ’ oppression exprimée négativement, pose la possibilité d’une situation en dehors des rapports de pouvoir et décrit une incommensurabilité des enjeux (le pouvoir/la liberté) essentielle à l ’ accord du vivre-civil. L ’ art de l ’État a pour rôle non de suturer l ’écart mais bien plutôt de creuser la distance, de permettre la rencontre dans la distance. Le rôle du prince n’ est pas tant de dominer que de ne plus être lié à une loi de surplomb posant un accord inscrit par avance dans une loi transcendante ou naturelle, dans un ordre du monde, mais de faire surgir la loi, sans être lim ité par aucune loi extérieure, légale ou morale, et sans connaître de limites posées par un pacte avec son peuple. Ainsi dirige-t-il en se séparant et en séparant les forces p o liti­ ques, de manière à ce qu’elles se rencontrent et qu’ il les rencontre, de telle sorte que son intérêt (son humeur) rencontre ceux (celles) des forces politiques. Cet accord s’ appuie sur la confiance dans le peuple. - La pensée machiavélienne n’est pas celle de la conservation de l ’État, mais de l ’innovation politique. Il s’ agit essentiellement de faire du neuf, d ’ inventer par cette maîtrise de la division, de son expression et de sa canalisation par le biais des institutions requises progressivement dans l ’ histoire d ’un État, une nouvelle forme d’État, dont le but soit aussi bien celui de la stabilité que de la

12 C'est dans le cadre du différend entre les enjeux qui fait valoir l'indétermination que, comme le remarque Senellart, il y a « refus d'une conception eudémonique du bien commun, l'identifiant à des fins morales spécifiques » et « possibilité d'articuler une notion négative de la liberté [...] à une notion positive de la vertu » (« La crise de l'idée de concorde chez Machiavel », in : les Cahiers p h ilosophi­ ques de Strasbourg, t. IV, 1996, 11 7-133, 128].

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puissance, de la sécurité que de la liberté. La recherche de l ’ innovation légitime exclut bien sûr toute apologie de l ’ innovation et met en garde contre ses dangers (Discours I, 33 ; III, 21).

2.3. Le noyau fécond de la raison d'État Restitué au tableau général, le noyau machiavélique représente, d’ un côté, une interprétation de la pensée de Machiavel qui la suit comme son ombre - et, à ce titre, lui appartient - , et, de l ’ autre, un dispositif qui s’ intégre à une pensée qui n’ a guère de rapport avec celle d’ une quelconque raison d’État. Dans cette pensée, le machiavélisme est détourné de son étroitesse, intégré à une perspec­ tive plus large pour laquelle le gouvernant ne doit pas être le modèle de l ’homme calculateur de son intérêt, mais celui du virtuoso qui a l ’endurance du mal et qui fait l ’épreuve de la virtù, force énigmatique qui permet de traverser les difficultés et de s’ affronter à la Fortune. Perspective pour laquelle il n’ y a de part de l ’ autorité politique qui échappe au droit que pour autant qu’ il y a une part affirmative de notre puissance qui échappe à notre maîtrise. Aussi, intégré à la pensée machiavélienne dans son ampleur, le noyau fécond ne donne pas sur une théorie de la raison d ’État. Il découvrirait plutôt le trait d’ union qui lie d’ un bord à l ’ autre de l ’ action et de l ’ institution politique, l ’ art de l ’État comme art du secret nécessaire à la prise de décision (pour tout gouvernement la part de l ’autorité qui échappe au droit) au vivre civil comme forme d’ opacité néces­ saire à l ’ accord de la vie civile (pour tout rapport politique cette part de malen­ tendu qui est au fondement du rapport social, ce qui du rapport politique échappe à la visibilité réciproque). Il ferait également signe, à travers ces diffé­ rentes figures de l ’ opacité nécessaire, vers le rôle de plaque tournante que pour­ rait représenter l ’ idée d’ une raison de l ’ État, d’ une part comme expression de l ’autonomie de l ’ action politique et de son agent, de l ’ autre, de l ’hétéronomie des conditions dans lesquelles l ’ action s’ inscrit et que l ’ agent doit s’ imposer, ce qui échappe à son pouvoir de décider autant qu’ à toute considération de norme juridique. Selon la formule de Machiavel :

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« Un prince qui peut faire ce qu'il veut est un fou » (D iscours \, 58).

Autonomie de la décision et hétéronomie des conditions contraignantes, telle est la définition même de la politique machiavélienne. S’ agit-il, à proprement parler, de « raison d’État » ? Ce qui va servir de noyau fécond à certaines mises en doctrine de la raison d’État, à condition d’être réinscrit dans d’ autres logiques, le machiavélisme, procède à la fois d’une extraction de la totalité de l ’œuvre qui trahit le sens général et d’ une schématisation de ce corps restreint d’énoncés. Il convient d’abord de saisir ces opérations d’extraction et de schématisation qui donnent lieu à ce corpus d’ énoncés et à cette transformation de l ’ intentionnalité présente en la cohérence de l ’œuvre. Il convient ensuite de saisir comment la construc­ tion de ce dispositif ou la reconstitution du machiavélique a pu être intégrée à d’autres cadres de pensées et réélaborée dans certaines mises en doctrines de la raison d’État. C ’est par là que nous pouvons mesurer l ’espace des dialogues entre ces trois figures de pensée : le machiavélien (la pensée de l ’ œuvre de

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Machiavel), le machiavélisme et les formes de doctrines de la raison d’État apparentées à ce dernier. Ce noyau fécond, que l ’ on extrait au prix d’ une falsification du sens d’ensemble et d’ une schématisation des énoncés, reposesur quelques éléments déterminants que l ’ on peut aisément circonscrire :

- U argument selon lequel « la fin justifie les moyens» et qu’en consé­ quence, il nous est prescrit inconditionnellement de préméditer de commettre le mal (infraction, non-respect de l ’ autre, violence extrême) en vue de parvenir à un résultat visé. Tout moyen est bon, ce qui fait équivaloir les moyens justes et injustes et les rend sensiblement identiques, si l ’ on veut parvenir à ses fins. Cet argument s’appuie sur des formules explicites de Machiavel et des expériences politiques qu’ il revendique indéniablement. Citons pour exemple son commen­ taire de l ’ action de Romulus commettant le meurtre de Remus pour la fondation de Rome ( l’ unité de la fondation - la délimitation de l ’enceinte du territoire à ne pas enfreindre) : « si le fait l ’ accuse, le résultat l ’excuse » ( Discours I, 9). Mais cet énoncé ne résonne de manière machiavélique qu’ à la condition de le penser doctrinalement suivant une double opération d’ élévation à la formalisa­ tion et à la prescription à laquelle l ’écriture machiavélienne se refuse. Machiavel présente cet acte comme un fait de rencontre ou de convenance hasardeuse : « si le fait l ’ a accusé, il convient bien que le résultat l ’ a excusé ». Énoncé descriptif qui ne saurait être recommandé à tout coup : l ’ action poli­ tique tient au fait que sa réussite ou son échec (sa convenance ou sa disconve­ nance) ne peuvent être établis par avance13. Cette connexion ne fait pas l ’objet d’une prescription a priori, encore moins d’ une prescription généralisée. Or, le machiavélisme procède à cette première et à cette seconde opération : alors que cet énoncé prend sens pour Machiavel dans certaines situations extrêmes comme celles de la fondation de l ’État ou de sa refondation, il se trouve converti en une prescription généralisée valable en toutes circonstances. Opéra­ tion de généralisation du crime nécessaire qui laisse supposer que tous les moyens sont bons et particulièrement le moyen le plus expéditif, comme si Machiavel avait marqué une préférence pour les moyens liquidateurs, gommant toute spécificité de la situation. La double opération, à laquelle préside cette mise en slogan, efface deux traits de l ’ approche machiavélienne, la considéra­ tion de l ’événement et celle de la particularité, deux dimensions qui l ’éloignent de la formulation dogmatique du calcul machiavélique. -L'argument de la dissimulation en vue de la satisfaction d'un intérêt personnel. Le modèle repris en est l ’ action de César Borgia. Est machiavélique le mensonge par lequel le prince tend un piège à son lieutenant en lui faisant faire le travail de répression pour le faire assassiner ensuite et récolter les fruits de cette action en se couvrant lui-même dans l ’ après-coup du manteau de la

13 Berns T., « L'antimachiavélisme de Machiavel ou l'indétermination assurée de la loi », in L'A n ti­ machiavélisme de la Renaissance aux Lumières , Problèmes d'histoires des religions, édités par Alain Dierkens, Bruxelles, 8, 1997, 31-42.

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bonne foi, comme s’ il partageait avec ses sujets la réprobation morale à l ’ égard de la violence de son lieutenant. Le machiavélisme suppose l ’ intention dissi­ mulatrice et leurrante.

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- L ’accent mis sur l ’intérêt comme seule fin quelconque de Γaction. Là où la pensée machiavélienne parle indifféremment de passions et d’humeurs et ne fait aucun usage de la notion d’intérêt, le machiavélisme est centré sur l ’intérêt comme seul enjeu réel de la vie des hommes entre eux. Une attitude machiavélique est une attitude qui sacrifie tout en vue de la satisfaction d’un intérêt à géométrie variable et qui finit toujours par revenir à un centrement sur un soi-même. Le discours de la raison d’ État machiavélique intègre ce dispositif dans un autre système de valeurs où l ’État est donné explicitement comme la valeur absolue et le soi dont il faut se préoccuper. S’il repose sur le va-et-vient constant entre le mensonge en faveur de l ’État et le mensonge d’État pour satis­ faire à un intérêt privé, l ’État est, quoiqu’ il en soit, allégué ici comme le m otif de la forme machiavélique de l ’ action politique. Dans la pensée machiavé­ lienne, l ’État n’est pas consistant au point que son intérêt puisse être allégué comme motif. Il appartient, au contraire, à la transposition du machiavélisme dans la pensée de la raison d’État, que règne l ’ allégation de l ’ intérêt de l ’ État. L ’élévation du machiavélisme à la dignité d’ un but noble, celui de l ’État, est, dès lors, le statut de principe accordé à l ’ idée selon laquelle l ’ on peut et l ’on doit négliger l ’ individu et le condamner en toute connaissance du fait de son innocence au nom de l ’ intérêt supérieur de l ’ État qui représente le souverain bien. Il appartient à son caractère perform atif ( l’ action fait causer) de se mettre en phrases et en argumentation. La raison d’ État est bien ici une raison, c’està-dire une argumentation alléguée dans l ’ action même. La raison d ’État machiavélique est loquace et édifiante. Elle se met en maximes d ’État, concer­ nant aussi bien les rapports de l ’État à ses sujets que les rapports entre les États. C’est une doctrine et une morale : celle de la préservation et de la conservation de l ’intérêt de l ’ État. Elle est un corps de dogmes. L ’ argumentation se présente à découvert parce qu’elle procède à la moralisation du machiavélisme avec le changement d’ orientation de sa perspective ou son changement d ’objet : l ’État. Elle est la mise au pas de la raison des pratiques machiavéliques auxquelles elle confère une organisation rationnelle, une raisonnabilité transmissible et une dignité de raison. Mise en forme du machiavélisme élevé à une raison plus haute, la raison d’État machiavélique se donne comme une légitimité. Elle n’ avance plus masquée. Elle laisse ouverte la question de sa véridiction, c’est-à-dire celle de savoir, devant tel ou tel cas, si l ’ action a été faite par raison d’ État ou en se couvrant du manteau de la raison d’État, selon une ambiguïté constitutive à toute action de la raison d’État (la justification singulière réelle ou feinte ne pouvant se présenter que dans l ’ après-coup). On mesure combien par sa forme d’énonciation comme par son corps d’énoncés, la raison d’État machiavélique procède à un oubli de Machiavel : de sa quête d’ innovation en matière de légitimité de la vie citoyenne (qu’ il s’ agisse de l ’ idéal de la principauté nouvelle ou de celui de la république), sa pensée de

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la division, sa logique des passions politiques, son éloge glorieux de la virtù, et le déploiement d’ une pensée qui est tout sauf prescriptive et formalisée, ne se revendiquant pas du nom de la raison ni de la restriction au calcul d’ intérêt : forme de pensée éclatée en différentes perspectives que l ’ on ne peut guère unifier en un tout, ou ne cherchant pas l ’ acquittement d ’ une justification. Machiavel jure avec la raison d ’État machiavélique et sa doxa diffuse qui hantera désormais l ’ élément doctrinaire de la raison d’État.

3 L'INVENTION DU CONCEPT : GUICHARDIN (1483-1540) ET LA RAISON DES ÉTATS 3.1. La « nature des choses en vérité » et la discrezione Contrairement à l ’ opinion courante, ce n’est pas dans les écrits de Machiavel, mais dans ceux de Guichardin, son contemporain et correspondant épistolaire, que l ’on trouve présente en propre la notion de raison d’État. Encore cette notion ne vient-elle à la plume de Guichardin que sous l ’ expression de « raison des États » au pluriel : la notion n’ a pas encore de site conceptuel et ne définit pas un modus operandi général mais entérine un fait nouveau incontestable dans le rapport des États entre eux et de l ’État à ses sujets. La conception de Guichardin est indissociable de la prise de conscience commune aux penseurs et hommes d’ action de l ’époque du changement provoqué par l ’ invasion de l ’ Italie par les troupes françaises à l ’ automne 1494 et qui ira de cette date à celle de 1559, avec la signature du traité du CateauCambrésis, par lequel la France renoncera à l ’Italie en reconnaissant à l ’Espagne la domination sur M ilan et Naples. À partir de cette date, les États d’Italie perdront toute stabilité, connaîtront les désordres de la guerre d’ inva­ sion et perdront, pour longtemps, leur indépendance. Guichardin note très clai­ rement ce changement d ’époque qui oblige à une révision de la manière d’ agir, lorsqu’ il écrit en 1508 dans ses Histoires florentines : « Ainsi était entrée en Italie une flamme, une peste, qui non seulement changea les États mais aussi la façon de les gouverner et les façons de faire la guerre. »

Guichardin partage avec Machiavel le même désir de bon gouvernement et de libération de l ’ Italie. Machiavel écrit ainsi : « J'aime Guichardin ; j'aim e ma patrie plus que mon âme » (Lettre à Vettori du 16 avril 1527).

En 1512, dans un de ses Ricordi, Guichardin écrit : « Il est trois choses que je désire voir avant ma mort : la vie d'une république bien ordonnée dans notre cité, l'Italie libérée de tous les barbares et le monde libéré de la tyrannie de ces scélérats de prêtres14. »

14 Ricordi 15, version B, cité in : Guichardin F., Écrits politiques, Discours de Logrono , Dialogue sur la façon de régir Florence (éds Zancarini J.-Cl. et Fournel J.-L.), Paris, PUF, Fondements de la politi­ que-textes, 1997 (dorénavant cité Ricordi).

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Espoir qu’ il verra déçu sur toute la ligne, mais qui marque sa pensée de son empreinte. De même qu’ à Machiavel, les guerres d’Italie lui font prendre conscience de la nécessité de penser autrement le politique que dans les seuls termes du discours de la justice et de la paix et de s’éloigner des illusions de la chrétienté. Une même conscience de la guerre les habite15. Comme Machiavel qui cherchait « la vérité effective de la chose », Guichardin désire ne pas se laisser tromper par le langage de l ’ imagination et souhaite parler selon « la nature des choses en vérité », mais à la différence de ce dernier avec lequel toute la pensée dialogue, Guichardin adopte une position plus tempérée, cher­ chant à ne pas renoncer au discours raisonnable de la prudence aristotéli­ cienne ; son analyse moins critique des fondements de l ’état des choses fait corps avec des décisions moins extrêmes. Elle relève de la discrezione. Dans le Dialogue sur la façon de régir Florence, II (1521-1525), examinant les nécessités de la guerre, Guichardin écrit : « Tous les États, à bien considérer leur origine, sont violents, et, hormis les républiques, dans leur patrie et non au delà, il n'est aucun pouvoir qui soit légitime et encore moins celui de l'empereur qui a tant d'autorité q u 'il dit le droit aux autres ; et je n'excepte pas de cette règle les prêtres dont la violence est double parce que, pour nous maintenir dans la soumission, ils usent des armes spirituelles et temporelles » (D ia lo g u e , 297).

Faisant comparaître le point de vue de la conscience spirituelle et celui de la raison, Guichardin poursuit son propos en évoquant la raison d’État en ces termes :

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« Vous voyez donc où celui qui voudrait diriger les États selon les contraintes de la cons­ cience finirait par les amener. Aussi, lorsque, pour ma part, j'ai dit de tuer les Pisans ou de les garder prisonniers, je n'ai peut-être pas parlé de façon chrétienne, mais j'a i parlé selon la raison et l'usage des États » (D ia lo g u e , 297-8).

Guichardin souligne là l ’ apparition d’ une raison qui n’est guère chrétienne et humaine : il est devenu impossible de prétendre gouverner les États en se fondant sur les vrais préceptes humains et chrétiens. L ’expression, qui rapporte la raison à l ’usage, entérine la situation nouvelle de séparation de la politique d’avec la morale et d’ autonomisation de la sphère politique. ( L ’expression comporte d’ abord une thèse que Guichardin ne cessera de soutenir dans toute son œuvre et qui constitue le fil directeur de sa réflexion : l ’État (lo stato), dont l ’éventail de significations va de la situation établie en passant par le régime politique, de la police des États jusqu’ au pouvoir exercé et au territoire sur lequel il s’exerce, a pour caractère de ne s’établir et de n’être maintenu en son établissement que par la violence. Ce rapport s’origine à sa fondation même et définit le fait de l ’État comme fait de violence. 11 est, des choses politiques, ce qui entretient un rapport constant avec la violence :

15 Les travaux de Zancarini et Fournel (traductions et commentaires des Écrits politiques, op. cit., et de PHistoire d ’Italie de Guichardin, Paris, Laffont, Bouquins, 1996, ainsi que du Prince de Machiavel Paris, PUF, Fondements de la politique, 2000) ont remarquablement su restituer le contexte historique et mis l’accent sur ce qu’il peut y avoir de proximité entre Machiavel et Guichardin. Cf. également, tout autrement, Gilbert, Machiavel et Guichardin, op. cit.

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rapport de maîtrise et rapport d’exercice de la violence. Dans le Discours de

Logrono (1512), bien antérieur au Dialogue, Guichardin écrit : « L'État et le commandement ne sont rien d'autre qu'une violence sur les sujets, voilée, chez certains, sous quelque justification honnête » (D iscours , 58).

La violence n’est pas un des caractères de l ’État, elle est ce qui le définit. Le rapport de violence concerne aussi bien la relation d’ un État aux autres États que celle du pouvoir d’État à ses sujets et se réfère aux ennemis de l ’extérieur comme de l ’ intérieur. L ’ art de l ’État est ce métier-là, la professionnalisation de la violence nécessaire à l ’existence même du politique. Cette raison qui préside aux usages de l ’ État est quasi absolue, concernant tous les États dans leurs rapports au-dehors et presque tous les États au-dedans : certes, il est fait mention de la république comme exception, mais il convient de considérer cette restriction avec la plus grande réserve du fait même que Guichardin renvoie ici à un idéal de république qui ne correspond à aucune république réelle. Si les usages violents de l ’État concernent la fondation, ils se réitèrent dans la pratique constante : l ’origine ne dessine pas ici un fait d’exception mais un trait d’essence. Ces usages ressortissent d’ une raison. Il convient d’entendre cette légitima­ tion de la violence voilée ou découverte depuis la différence des registres entre, d’ une part, la vie contemplative se passant sans violence, et d’ autre part, la vie active devant s’y affronter, et depuis la considération des désastres de la vie chrétienne dans le monde de l ’ action. Sur ce dernier point, Guichardin argu­ mente sa critique en deux temps : en premier lieu, le pouvoir de l ’ Église est un pouvoir du style d’ un pouvoir d’État, aggravé de cette condition propre à la tyrannie la plus stricte et la plus extrême, de représenter une double violence, une violence exercée sur les esprits en même temps que sur les corps ; en second lieu, suivre la conscience chrétienne conduit le plus fréquemment à agir bien plus mal dans le monde que de n’en pas tenir compte. Ces deux arguments également présents dans la pensée de Machiavel ([ Histoires florentines , I, 9] et [Discours, II, 2 ; Prince 18 ; Histoires florentines, III, 13-18]) ont ceci de parti­ culier qu’ils sont défendus ici au nom des contraintes de la raison contre celles de la conscience, et d’ une raison particulière (un cas d’espèce de la raison), celle des États, déterminée et incomparable aux autres. Une telle raison tient également à la défiance que tout État est en droit de manifester à l ’égard des classes populaires : le peuple est un « animal fou » (Ricordi, 240), « un monstre plein de confusion et d’erreurs » {Ricordi, 123). Cette raison des États ne peut se faire connaître que de quelques-uns et n’ a pas à être divulguée dans la mesure où elle s’oppose à la conscience chrétienne et aux données immédiates de la morale, et Guichardin déclare en parler sous le sceau du secret ou en avoir parlé ainsi : « pour parler selon ce que requiert la nature des choses en vérité, puisque l'occasion nous a entraînés dans un tel raisonnement, que l'on peut accepter de tenir entre nous mais dont il ne faudrait pas pour autant user avec d'autres, ni en un lieu où se trouve­ raient un plus grand nombre de personnes » (D ia lo g u e , II, 298).

Guichardin oppose à la raison de l ’État la notion de vivre politique ou civil. Toute disposition politique semble partagée entre la raison des États synonyme

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violence du pouvoir d’État et un vivere qui représente à la fois une forme de vie et un régime de gouvernement, une forme de vivre-ensemble qui, comme tepe, retient les traits de l ’ humanité. Opposition symétrique entre la statique du olitique et sa dynamique sans que jamais la première puisse être comprise dans la seconde. La raison de l ’État dispose l ’enceinte nécessaire au vivreensemble et le vivere (politique, civil, libre et populaire ou non) représente la vie politique des citoyens de l ’État, sujets en même temps du pouvoir d’État. Le vivere civile désigne l ’organisation du régime tenu par des lois mais il peut aussi bien désigner le gouvernement large où tous les citoyens font les lois que le gouvernement étroit où les lois existent bien que le pouvoir de les faire soit aux mains d’ un groupe très restreint de citoyens. Le vivre politique ou civil désigne le plus fréquemment le fait de la civilité entendue comme circulation de la vie commune (de leurs humeurs) et comme organisation d ’ une commu­ nauté selon des lois communes (le fait de la res publica). Il ne signifie pas par lui-même le fait démocratique ou l ’ égalité de tous dans l ’élaboration des lois. Lorsque Guichardin parle du « gouvernement d’ une république bien ordonnée » - ce qui constitue son idéal de gouvernement - , il entend précisé­ ment une disposition intermédiaire entre le gouvernement étroit et le large, un gouvernement qui rende possible une participation des citoyens tout en octroyant le droit d’ élaboration complète des lois à un groupe de citoyens méri­ tants par leur vertu et leur compétence. C ’est là que le vivre c ivil côtoie l ’art de gouverner, dans la mesure où c’est sur le terrain de la vie publique qu’ a lieu le grand débat public contradictoire où les citoyens de valeur, indépendamment de toute considération d’ origine, se font connaître et apprécier pour leurs qualités de jugement ( discrezione) et où l ’ on ne peut manquer de « passer au crible la valeur des hommes et de distinguer vraie et fausse monnaie ». Rencontre-limite qui désigne à la fois le rôle essentiel de la civilité à la totalité de la vie politique et le point où la république, pour une part, mord sur la raison des États et en restreint le champ d ’ action.

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3.2. Raison d'État et vivre civil L ’opposition entre la raison de l ’État et le vivre c ivil montre là toute la proxi­ mité et la distance entre Guichardin et Machiavel. L ’ un et l ’ autre raisonnent dans les termes de cette division et de son usage flottant : ainsi, de même que pour Machiavel, le vivre civil désigne tantôt le fait politique, quel que soit le mode de gouvernement (la chose publique), tantôt le seul gouvernement répu­ blicain, Guichardin, grâce à son mode de présentation dialoguée, fait tantôt consister le vivre c iv il dans un régime tolérant la tyrannie, tantôt dans la répu­ blique la mieux ordonnée, et, de toute manière dans ce qui présente une image de liberté (Dialogue, I, 198). La différence est toutefois très consistante entre Machiavel et Guichardin : là où Machiavel pense une commune logique à l ’ art de l ’État (y compris sous le mode du métier de gouvernant) et le vivre civil, Guichardin voit un antagonisme entre les deux : le vivre c ivil ne partage pas avec l ’ art de l ’État ce même sens de la nécessité et cette même logique de la violence légitime. L ’ usage nouveau de la notion de raison des États est là préci­ sément pour circonscrire l ’ usage de la violence au lieu de l ’ art de gouverner, et,

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ce faisant, pour en déterminer les limites en même temps que pour lui fournir une légitimité rationnelle définie qui ne touche pas à la condition universelle de l ’ humanité. La rationalisation défait la spéculation de la pensée machiavélienne et restreint la relation entre violence et politique à un domaine bien spécifique. Guichardin n’ accorde pas, en effet, l ’ idée machiavélienne selon laquelle le vivre civ il porterait les marques de la division sociale et des bienfaits des tumultes pas plus qu’ il ne prend la nécessité pour le fer de lance de la perfecti­ bilité des institutions et du progrès de la vie politique. Ainsi, évoquant la manière dont la maison des Médicis et Laurent de Médicis élevaient une partie de la cité et en abaissaient une autre, Guichardin en reconnaît la nécessité dans le cadre du gouvernement étroit pour ajouter aussitôt : « J'admets qu'ils le faisaient par nécessité, car dans tous les États étroits il faut agir ainsi, pour fuir les soupçons et pour acquérir des partisans ; mais c'était là un des plus grands maux qu'ils pussent causer à la cité car cela rendait particulier le bien qui devait être universel et excitait la haine là où devrait être l'amour. Et la nécessité n'est pas une excuse su ffisa nte ; c'est même tout le contraire quand, par la force, elle contraint les chefs à faire le mal » (D ia lo g u e , II, 210).

La nécessité peut servir de raison à toute injustice et même à la tyrannie : elle représente ce qui est inévitable pour un mode de vivre dans lequel on est entré, mode de vivre par là même intrinsèquement critiquable : l ’ argument de la nécessité n’est pas fallacieux mais il ne vaut que de l ’ intérieur d’ un mode de vivre particulier. À ce titre, l ’ absence de possibilité de choisir, sur cette voie, un autre enchaînement, si sincère soit-il, n’est pas une excuse. Ce qui vaut pour les institutions politiques vaut également pour les liens socio-politiques. Certes, lorsqu’ il existe une division dans la cité qui ne peut s’exprimer constitutionnel­ lement comme ce fut le cas de Rome, les tumultes sont nécessaires comme sont nécessaires à titre de remèdes les lois pour exhaler l ’ opposition des humeurs, mais cet enchaînement de nécessités ne justifie pas la forme initiale : il révèle le vice de forme de ce vivre c ivil (institution et lien social). Là où la nécessité est pressante, le remède peut se trouver mais le péril est plus probable que le remède. La circonscription de la raison de l ’État et de leurs usages violents, sans en réserver ici le rôle au moment de la fondation, est une façon de remettre en cause l ’ argument de la nécessité, son caractère indéterminable et universel. Guichardin récuse le trait d’ union machiavélien, déjà présent dans le Prince et entièrement explicite dans les Discours, entre l ’ art de l ’État et le vivre civil, et c’est précisément en identifiant l ’ art de l ’ État comme raison de l ’État et de ses usages, modalité particulière et possédant sa rationalité régionale du p oli­ tique, qu’ il récuse le fil directeur de la pensée machiavélienne : au-delà du machiavélisme de la nécessité, l ’ idée directrice selon laquelle toutes les actions humaines s’ ancrent dans un mal nécessaire et la politique légitime dans une logique de l ’ abrupt dans la mesure du mal, la conception extrême d’ une poli­ tique du moindre mal qui travaille sans cesse sur la mesure dans la violence. La circonscription de la violence à la raison des États démontre ipso facto que celle-ci ne concerne pas la logique générale des rapports humains ou qu’elle n’en est pas le trait d’essence. La différence est considérable entre ce que Guichardin nomme « la nature des choses en vérité » et ce que Machiavel appelle « la vérité effective de la chose » ( Prince, 15), quel que soit le fond des

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deux attitudes qui pourrait se résumer dans l ’ attention commune au réel dans sa particularité (comme chose toujours singulière) et dans sa crudité (qui peut susciter un déplaisir moral) : contrairement à cette dernière, la première ne va pas aux extrêmes et n’ affirme nullement la coïncidence universelle du singulier et du mal et la connexion nécessaire entre les actes répréhensibles et les bons effets qu’ ils produisent pour la cité. Guichardin récuse la dialectique imparable de l ’ universelle nécessité de la violence et de l ’ état général des hommes comme état d’ urgence permanent. Si la « raison des États » vient condenser la circula­ tion de la violence, c’est parce que fondamentalement Guichardin soutient que les hommes, dans leurs rapports généraux, ont le choix et ne sont pas déter­ minés à agir en raison d’ un penchant au mal. Considérée universellement, l ’humanité poursuit le bien commun et ne s’ égare dans le mal que conjonctu­ rellement par les effets de l ’ ignorance ou de la passion. La violence ne fait règle pour les États que dans la mesure où elle fait exception au comportement universel des hommes. C ’est pourquoi il y a là une raison particulière aux États qui tire toute sa légitimité de règle d’ action de tous les États que pour faire exception à l ’ universelle détermination des hommes vers le lien commun et l ’entre-nous du vivre-ensemble. La raison d’État ne peut ici apparaître que sur fond de rejet de la spéculation philosophique de Machiavel. Elle restreint à l ’ État et sous certaines conditions ce que Machiavel attribuait à toute réalité politique et humaine : à la fois le constat du mal et la prescription d’ en maîtriser l ’usage.

C’est dans son commentaire des Discours de Machiavel16 que le fond de désaccord apparaît en pleine lumière. Celui-ci conduit à l ’émergence de cette formalisation de la raison d ’État qui en fait un domaine circonscrit du politique. Si, pour Guichardin, la nécessité n’ a pas universellement force de loi, c’est en raison du refus de la position philosophique de Machiavel, pessimiste sur la nature humaine, optimiste sur la connexion nécessaire qui veut que l ’ on puisse tirer, le plus fréquemment, un bien du mal. L ’homme machiavélien est un homme qui sait l ’humanité méchante et pense que c’est sur la reconnaissance de cette base que l ’ on peut parvenir à la meilleure formule de bien commun. Guichardin ne donne pas son consentement rationnel à cette complexion philosophique. Durant cette même période historique marquée par des guerres continuelles, il considère comme Machiavel qu’ il convient de réviser la pensée de la politique jusqu’ à la racine, en se détachant de toute normativité dans l ’examen des choses politiques, et en pensant toujours selon le particulier, le cas, de telle façon que la maxime est ce qui se dégage de l ’examen des cas euxmêmes. Il partage une même attention à l ’Histoire contre l ’emballée philoso­ phique pour des principes a priori et de surplomb. C ’est ainsi qu’il convient d’écarter les normes morales avant l ’examen de la politique et du comportement

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3.3. Machiavel et Guichardin : le lieu du désaccord

16 Guichardin F., Considérations à propos des Discours de M achiavel (trad. L. de los Santos), Paris, L'Harmattan, Traduire la philosophie, 1997 (dorénavant cité Considérations).

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des hommes chaque fois en particulier. Mais Guichardin considère pour ainsi dire que Machiavel ne va pas jusqu’ au bout de son attitude d’ historien, qu’ il fléchit en cours de route et cesse d’exercer la prudence (la discrezione) dans son analyse, à partir du moment où il ne se contente pas de suspendre le recours aux normes morales et d’ en prendre le contre-pied, mais, dans cette culture du paradoxe, pense le politique à l ’ opposé de la tradition : à l ’extrême et en les posant toujours trop absolument. Machiavel est le penseur de la circonstance relative qui cède à l ’enchantement de l ’ absolu. L ’énonciation machiavélienne est toujours hyperbolique (elle exagère de plusieurs degrés et généralise son exagération). - Un premier pas spéculatif tient à l ’ affirmation de la méchanceté universelle des hommes (Prince 18-19 ; Discours I, 3) : « Si leur méchanceté reste cachée pendant un certain temps, cela provient de quelque cause inconnue que l'expérience n'a point encore dévoilée, mais que manifeste enfin le temps, appelé, avec raison, le père de toute vérité » (C onsidérations , 154).

Guichardin répond : « Il faut considérer, en cette matière, que les hommes sont tous par nature enclins au bien et que tous, à parité de situation, aiment plus le bien que le mal. [...] Chacun est donc naturellement enclin au bien » (Considérations , 54).

Si les hommes, poursuit Guichardin, suivent d’ autres chemins, c’est plutôt en raison de la fragilité de leur nature (ignorance et tentation) et des occasions qui le détournent du bien. Guichardin considère, comme Machiavel, que les rapports politiques manifestent la méchanceté des hommes, ou « qu’ il y a plus d’hommes mauvais que de bons, surtout quand sont en jeu les intérêts des États » (Histoire d'Italie , X V I) ou encore qu’ « Il y a plus d’hommes mauvais que de bons surtout quand sont enjeu les biens et le pouvoir » (Ricordi, 201) et que le gouvernement des hommes doit pencher du côté de la sévérité plus que de douceur « puisque la plupart des hommes ont peu de bonté ou de prudence » CRicordi, 41), mais ce sont là des considérations particulières et propres au domaine politique qui ne changent pas le fait de l ’ inclination naturelle au bien de l ’ universalité des hommes {Ricordi, 134-135). L ’ affirmation d’ une telle inclination naturelle des hommes au bien est absente de la pensée machiavé­ lienne qui ne se prononce pas sur la nature humaine, et, par elle-même, défait la frontière entre la nature et l ’ histoire, au point de penser l ’ universalité du mal à l ’extrême. Il s’ensuit que, pour Machiavel, « il est nécessaire à celui qui établit la forme d’ un état {una republica) et qui lui donne des lois, de supposer d’ abord que tous les hommes sont méchants et disposés à faire usage de leur perversité toutes les fois qu’ ils en auront l ’ occasion » {Discours I, 3 ; Considé­ rations, 154) et que cette supposition n’est pas de l ’ ordre d’ une simple fiction théorique et d’ un artifice de méthode mais d’ une conjecture spéculative. Elle définit le fil directeur du mal dans l ’ action humaine et conduit à poser que les hommes n’ agissent bien que par nécessité ; le rôle de l ’ État (indistinctement stato et vivere civile, una republica), et celui de son fondateur particulièrement, est, par suite, de mettre les hommes dans l ’ impossibilité de mal agir par les lois, les sanctions et les récompenses. On conclut donc, par voie d’ inférence, de

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l’affirmation de l ’ universelle méchanceté des hommes au rôle universel de l ’État qui est de contraindre tous les hommes à bien agir, en ne se fondant jamais que sur l ’ argument de la nécessité ( l’ impossibilité pour les hommes d’agir autrement). À cet argument, Guichardin répond : « Il est vrai que, et pour ordonner une république, et pour toute autre affaire, il faut ordonner les choses de telle sorte que ceux qui voudraient faire le mal, ne le puissent pas, non pas parce que tous les hommes sont toujours méchants, mais pour prendre des mesures pour ceux qui seraient méchants » (C onsidérations , 54).

Concession importante qui enveloppe certes la raison des États mais qui repose sur une fin de non-recevoir opposée à la thèse spéculative de Machiavel : « Il est posé trop absolument que les hommes n'agissent jamais bien sinon par nécessité, et que celui qui ordonne une république, doit présupposer qu'ils sont tous méchants, parce qu 'il y en a beaucoup qui, etiam ayant la faculté de faire le mal, font le bien, et que tous les hommes ne sont pas méchants » (C onsidérations , 54).

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Guichardin récuse l ’ absolutisation de la formule posée comme un énoncé de clôture (qui clôt tout débat) dans la mesure où non seulement on ne peut vérifier que si une circonstance se présentait de faire le mal, l ’ homme placé dans cette circonstance serait méchant (en bonne logique, les deux termes de l ’ alternative sont invérifiables) mais où encore on a vu des hommes ne pas faire le mal alors qu’ils en avaient la faculté (le pouvoir et l ’ occasion). On ne peut donc faire de la violence commise la norme générale qui transit tout le vivre-ensemble et de l’État ce qui répond globalement à cette violence universelle. L ’ État est prévoyant et, en tant que république, associant raison de l ’État et vivre civil, il dissuade par Y image de sa violence en retour plus qu’ il ne l ’exerce. Même à la fondation, on ne saurait s’ appuyer sur la seule violence, dans la mesure où, dés l’entrée, le vivre civil le côtoie. - Un second pas spéculatif tient, de façon congruente avec la thèse machiavélienne initiale, au fait de penser que non seulement l ’ usage de la violence est requis pour fonder un État, mais encore que la violence sociale règne nécessai­ rement et qu’elle trouve des moyens de se présenter, lorsqu’elle n’est pas étouffée, dans la division politique (les tumultes), au point de constituer l ’ iden­ tité dynamique du vivre c ivil ; ce dynamisme conduit au perfectionnement des lois qui permettent à la fois d’exhaler et de canaliser le conflit des humeurs opposées et divergentes {Discours I, 4). Guichardin récuse le double argument selon lequel d’ une part, le vivre c ivil est, absolument parlant, traversé par le fait du mal et la violence contenue (comme c’est le cas des constitutions parfaites et fermées comme à Sparte) ou au contraire salutairement exprimée (comme c’est le cas des constitutions imparfaites et ouvertes comme à Rome), et selon lequel, d’ autre part, ce vivre civil qui tient son plus de vie de sa conflictualité elle-même, trouve la bonne solution sous les coups de la nécessité au point de justifier après coup l ’ apparition antérieure de l ’ extrême difficulté. Hypothèse spéculative, qui repose sur un sophisme que la médecine, celle-là même dont se réclame Machiavel, dément : la maladie n’est pas nécessaire à la santé sous prétexte qu’ il n’y aurait pas de recouvrement de la santé sans maladie préalable à soigner et le remède n’ anoblit pas la maladie comme moyen de trouver la

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santé. Il y a là une régression sophistique dans le raisonnement que l ’ on peut démystifier aisément : « Louer les désunions est comme louer chez un malade sa maladie en raison de la bonté du remède qu'on lui a administré » (C onsidérations , 57).

On ne saurait donc valoriser ainsi la nécessité de la maladie ou dire que la santé ne se produit jamais que sous la nécessité d’ une mal à remédier. Le mal n’ est pas inhérent à la vie, de manière absolue, et la vie saine ne se produit pas absolument sous la nécessité du mal. Si la santé avait été initiale et si on avait mis en commun les honneurs à Rome dès le commencement et non plus tard par nécessité, Rome eût connu un plus grand rayonnement dans la stabilité («Considérations, 63). De même encore Guichardin ne retient rien de la thèse machiavélienne du nécessaire ressaisissement d ’ un régime dans son principe par les moyens de la terreur des hommes ou de l ’extrême sévérité des lois. Guichardin récuse tous les arguments machiavéliens qui s’ appuient sur l ’ argument du bien-fondé de la nécessité, découvrant une apparence d’ urgence là où Machiavel y voit une nécessité de l ’Histoire et une urgence plus malheu­ reuse qu’heureuse et qui ne surgit qu’ à la faveur de l ’ imperfection des institu­ tions initiales. C ’est dire combien l ’ affirmation de l ’ universalité du mal et des usages pour le maîtriser paraît à Guichardin relever à la fois d’ un pessimisme outrancier sur la nature humaine et d’ un optimisme non moins outrancier sur l ’équilibre entre le bien et le mal et sur l ’ empire bienheureux de la nécessité qui aurait force de loi. La pensée machiavélienne souscrit, en effet, à l ’ hypothèse spéculative d’ une loi optimiste de compensation entre le bien et le mal ayant cours à un niveau cosmopolitique (il y a toujours une égale masse de bien et de mal dans le monde, le bien et le mal passant d’ un pays à un autre [Discours II, préambule]) - ce que Guichardin récuse radicalement ( Considérations, 116) -, d’ où il suit qu’ il est possible d’ associer à une part de mal une plus grande part de bien (.Discours III, 37) (tout bien ayant sa part de mal, la politique ayant pour rôle d’en déséquilibrer le rapport au profit du bien à une échelle particulière [Discours I, 38]), énoncé à partir duquel il est loisible d’esquisser les traits d ’ une politique du moindre mal. Cette politique suppose que l ’ on puisse tirer le meilleur du cours du mal et des nécessités de le commettre : c’est par la néces­ sité du mal que peuvent arriver les plus grands bienfaits. Elle suppose que la nécessité du tout ou rien, de l ’existence ou de la non-existence, conduise le devenir politique et habite toute décision, à ce point extrême où l ’ on n’ ait pas d’ autre choix qu’entre la conservation de l ’existence, la puissance et la gloire ou au contraire la destruction. Guichardin récuse cette politique extrême du moindre mal à laquelle aboutit l ’hypothèse d’ une présence d’ un mal universel et qui ne présente d’ autre alter­ native que d’en prendre le risque, d’y souscrire et de s’y affronter dans l ’extrême urgence de la nécessité pour en tirer le plus grand bien. Politique de l ’extrême ou du jeu avec le feu qui ne présente pas d’ autre alternative à la violence quasi générale qu’ en prendre acte et de l ’ affronter dans le surcroît d’effort sur soi, le plus de vie de la puissance et de la liberté, dans la gloire. Politique risquée et héroïque, politique de la virtù, toute à l ’ inverse d’ un idéal de modération, de vertu, qui ne propose pas d’ autre issue que celle de la gloire

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et du surcroît de puissance, que Guichardin critique comme le fru it de l ’imagi­ n a tio n d’une très imaginaire nécessité et, en vérité, d’ une ambition effrénée qui demande trop des choses et de l ’homme. Ainsi écrit-il : « Si Ton veut ordonner un gouvernement qui fasse le plus possible sa part au bien qu'apporte le gouvernement d'un roi, et ne fasse pas sa part au mal, il est impossible qu'il fasse complètement sa part au bien et évite tout le mal, et il faut se contenter qu'il ait moins de bien plutôt que pour en vouloir trop, il fasse aussi sa part au mal » (Consi­ dérations, p. 49).

Armand

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La conception que Guichardin se fait de la raison des États dans son lien avec le vivre civil repose sur une politique du moindre bien qui nécessairement fait sa part au mal sans pour autant vouloir trop de bien au prix d’ un trop de mal et c’est en cela qu’elle représente une machine de guerre contre la pensée machiavélienne jugée trop risquée, ambitieuse et spéculative. La pensée de Machiavel est saisie par Guichardin comme une pensée qui simultanément absolutise le mal et définit une politique du moindre mal qui est tout sauf tempérée : p oli­ tique d’ ambition et de courage tout à la fois qui requiert une mesure du mal qui n’en évite pas le tranchant, et c’est ce que Guichardin récuse, lim itant par là le politique à l ’enjeu conservateur des États. Tout en conférant à l ’ intérêt un sens à la fois concret et abstrait, synonyme de toute forme d’ avantage individuel, Guichardin ouvre la voie à une pensée raisonnée de l ’ intérêt. Aussi récuse-t-il l ’ idolâtrie du slogan de la nécessité et l ’élévation à l ’ exem­ plarité de certains États, comme celui de Rome, au prix d’ une falsification de son histoire et d’une réduction de toute historicité à cette nouvelle Rome imagi­ naire (non celle de la merveilleuse harmonie, très prisée à la Renaissance, mais celle de la merveilleuse discorde, propre à Machiavel). Dans le même mouve­ ment où il critique le geste machiavélien de tout poser trop absolument (au lieu de savoir relativiser les choses), Guichardin reproche à Machiavel de monter Rome et les Romains en épingle - le fait même d’en faire le modèle trahissant une relation imaginaire à l ’Histoire - , de raisonner ainsi par principes et par modèles, contre toute reconnaissance de la nature de la vérité des choses et au nom d’ une vérité effective encore toute empreinte de mythologie glorieuse : « Comme ils se trompent, écrit Guichardin, ceux qui, à chaque mot, allèguent les Romains ! Il faudrait avoir une cité organisée comme la leur, et ensuite se gouverner selon leur exemple : ce qui, quand on n'a pas les qualités en proportion, est aussi disproportionné que de vouloir qu'un âne coure comme un cheval » (R ico rd i , 110).

Machiavel n’échapperait pas à cet imaginaire de son temps, n’ admettant pas la spécificité des temps présents, et procédant en vérité, si l ’ on entend l ’ ironie, d’une idéalisation des Romains. Contre l ’exagération machiavélienne qui se marque par l ’hyperbole des thèses et l ’exemplarité des modèles, la conception que Guichardin a de la raison et de l ’ usage des États est la recherche d’ une voie modérée dans l ’enjeu politique. Ce qu’ il accorde au stato , la part secrète de violence, il ne l ’ accorde qu’ au titre de constat sur lequel il faut bien se régler, depuis une intelligence de la relativité historique, pour la circonscrire et la modérer.

Chapitre 3

La mise en forme de la raison d'État

1 LES DEUX VOIES DE LA RAISON D'ÉTAT Dans le temps même où les écrits de Machiavel, et particulièrement le Prince, ont ouvert un nouvel espace de problématisation, et où la raison d’État machia­ vélique représente un discours décrié, se mettent en place en Italie bien sûr, aux Pays-Bas, en France, en Espagne, en Allemagne, des discours de la raison d’ État qui en font nommément un point de doctrine. Discours multiples, allant en différentes directions, ayant prise sur la pratique politique des États, qui représentent autant de voies innovantes dans la rationalisation du problème. Discours autant actifs que réactifs à l ’ égard de l ’espace antérieur de questions, de l ’œuvre et du nom de Machiavel, qui font résonner autrement la raison d’État machiavélique ou la pensée machiavélienne elle-même, simultanément en les schématisant et en leur donnant une autre ampleur, pour se déporter vers l ’élaboration de théories de l ’État entièrement nouvelles dont la solidité réside ailleurs : l ’espace des doctrines de la raison d’État n’est plus l ’espace machiavélien. Les questions universelles connaissent de nouvelles problématisations et les discours relèvent d’ autres stratégies argumentatives. Après que l ’espace machiavélien a donné lieu à la circulation des discours du machiavélisme et de l ’ antimachiavélisme, l ’ idée de raison d’ État se forme sous ces deux motifs parfois opposés et le plus souvent en les enchevêtrant. On assiste à une réaction face à l ’ espace politique ouvert par l ’œuvre et le nom de Machiavel. Celle-ci prend deux formes : soit celle d’ une reprise du discours de l ’ orthodoxie philosophique ou religieuse qui réaffirme les anciens principes de la politique et leur subordination à la morale ; soit celle d’ une mise en forme qui tente, en s’ouvrant aux élucidations nouvelles des réalités politiques, d’ en domestiquer les périls, à la fois de construire des remparts contre certaines directions possibles et d’en canaliser d’ autres. Travail d’ aménagement du tissu notionnel de l ’expression de « raison d’État », où il s’ agit de faire le tri entre ce qui est admissible et ce qui ne l ’ est pas, entre ce qui répond effectivement aux nécessités politiques nouvelles et ce qui les déporte au-delà du nécessaire et du légitime. Sur cette voie, on peut nettement distinguer deux styles de mises en forme : - L ’ une est tournée vers une reconsidération des rapports entre l ’ intérêt de l ’État et l ’ idéal de justice. Elle interroge les marges possibles des infractions aux lois et les conditions d’exercice légitime de tout régime d’exceptionnalité à l ’ idéal de justice lorsqu’ il est question de sauvegarde du bien commun de l ’État. C ’est depuis une nouvelle réflexion sur la sagesse qu’ elle repense les

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questions du secret d’État, en accusant les traits de son opacité nécessaire et tente de rationaliser l ’ autonomie relative du politique par rapport à la morale. Elle s’ illustre particulièrement avec les pensées de Lipse et Charron. - L ’autre se tourne vers une étude du fonctionnement détaillé de l ’ État, en dehors de toute considération d’ordre moral et en relativisant le problème des relations entre morale et politique. Elle pense la question de l ’édifice étatique ou de sa matérialité positive et tente de rationaliser l ’hétéronomie intrinsèque de la réalité de l ’ État (la m ultiplicité des registres de réalité qui le composent) dans laquelle le style de gouvernement des hommes n’est qu’ un des paramè­ tres. Elle se découvre particulièrement avec la réflexion italienne et singulière­ ment celle de Botero. Il existe souvent des empiétements entre ces deux voies au point que les deux fils interprétatifs s’enchevêtrent : ainsi, par exemple, Lipse, qui pose la ques­ tion en termes de degrés d’exceptionnalité légitime, consacre des développe­ ments conséquents à la question de la gestion des forces de l ’État et Botero, qui s’intéresse essentiellement à la technologie administrative de l ’État, n’est pas sans traiter des qualités du prince et recommander vivement le secret du prince en certaines circonstances : il existe toutefois entre eux une différence d’approche, même s’ il existe un sol commun à ces deux raisons d’ État et des échanges constants entre elles. Aucune ne peut valablement être dite plus vraie que l ’ autre : elles n’ envisagent pas les choses depuis la même perspective et n’innovent pas sur les mêmes points.

2 LA RAISON D'ETAT ET LA LOI

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2.1. Lipse (1547-1606) : la « prudence mêlée » L ’œuvre de Lipse a joué un rôle considérable dans la prise de conscience éthique de la raison d’État. Ces deux œuvres majeures, De constantia in publicis malis [De la constance dans les maux publics] (1584) et les Politi­ corum sive civilis doctrinae libri sex [Les Politiques] (1589), connurent immé­ diatement et pour longtemps un immense succès. Le traité De la Constance fut édité vingt fois en latin et traduit en sept langues du vivant de Lipse, le second fut réédité près d’ une quarantaine de fois au xvnesiècle et traduit dans les années qui suivirent dans toute l ’Europe. Ils eurent une grande importance sur l ’attitude des lettrés et sur celle des dirigeants politiques et militaires. Les deux ouvrages sont complémentaires et représentent une méditation continue : ils s’ inscrivent au x v iesiècle dans un mouvement de retour au stoï­ cisme dans le contexte nouveau de l ’épreuve des guerres civiles en vue de la consolidation du moi et de la restauration du pouvoir de l ’ État. Le premier ouvrage, immédiatement destiné à enseigner l ’obéissance aux sujets, s’emploie à conduire à la paix de l ’ âme. Le second, adressé explicitement aux princes et aux dirigeants des États, et fait pour leur enseigner le commandement, est écrit au service de la paix civile. Il y a déjà là, à deux égards, une complémentarité avouée entre les deux écrits : le premier s’ adresse aux gouvernés et forme à la

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docilité et le second aux gouvernants et forme à la direction politique ; le premier concerne la paix intérieure, le second la paix extérieure. Mais leur interdépendance est, en vérité, bien plus étroite. D ’ abord parce que le De constantia est un traité de la vie active in publicis malis et représente un ouvrage proprement politique ; il représente un retour au stoïcisme dans un contexte radicalement nouveau et pour une fin non moins nouvelle : ici l ’ atti­ tude stoïcienne n’est pas celle de l ’endurance à tous les maux humains mais spécifiquement et exclusivement aux maux civils et politiques. L ’ œuvre spiri­ tuelle est politique. Ensuite, parce que le De constantia s’adresse en vérité à tout un chacun et pas seulement aux gouvernés et constitue la ressource des Politiques qui y trouve son fondement éthique. Deux écrits pour la paix rele­ vant à la fois du traité et de l ’ exercice spirituel, frappés du sceau de la recherche de la sagesse. L ’ éthique de la constance conduit de façon stoïcienne à une atti­ tude résolue qui peut prendre le chemin de la patience à obéir ou celui de la patience à gouverner. Deux formes de résolution qui renvoient à une résolution commune, celle d’obéir à la nécessité des choses. Deux écrits qui se succèdent logiquement dans l ’histoire d’ une restauration qui passe, en un premier temps, par la quête de la paix de l ’esprit (la restauration du moi) pour, les termes de la tâche à accomplir une fois fixés, se tourner vers l ’étude des conditions néces­ saires à l ’ établissement de la paix civile (la restauration de l ’État). Une grande continuité s’ inscrit donc entre les deux œuvres, non exempte de contradiction, car il s’agit de trouver les moyens de la restauration de l ’ autorité du moi et de l ’ autorité de l ’État. Un même enjeu les traverse, celui de l ’ acquisition de l ’ auto­ rité, reposant sur une recherche commune de la prudence et la découverte du caractère raisonnable de la discipline. 2.1.1. La constance du moi

La compréhension du premier écrit De la constance est indispensable à la compréhension de la nouvelle rigueur de pensée qui s’y révèle. Juste Lipse, professeur d’histoire et de droit réfugié à Ley de sous le régime de tolérance de Guillaume d’ Orange, est d’ abord un lettré instruit des réalités qui écrit en un temps de désastre politique. Époque de la guerre des Flandres qui ravage son pays, et qui présente à ses yeux ce caractère d é fin itif d ’ incarner le paroxysme de la guerre emblématique de ce qui atteint toute l ’Europe, nous obligeant à faire retour à la vérité la plus reculée du politique (la relecture de Sénèque et de Tacite, à laquelle la lettre chrétienne doit se confronter). Si la guerre devient l ’ objet même de toute méditation (et pas seulement pour qui doit gouverner comme pour Machiavel), c’est qu’elle revêt trois caractères qui font d’elle le fait incontournable : - La guerre est extrême : la guerre des Flandres, guerre de libération du joug espagnol, est en même temps une guerre civile (une subversion de l ’ État) et par là même bien plus intraitable car inassignable. Les violations perpétrées sont de tous les partis. Ce n’est pas une guerre avec l ’ autre mais une guerre avec soi ou plutôt le soi se déchire jusqu’ à perdre la notion de l ’ enjeu du déchirement, des parties prenantes. Guerre civile qui dégénère en guerre intestine, c’est-à-dire

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rivales et ainsi indéfiniment. - La guerre est générale : « Quelle partie de l ’Europe ne l ’est aujourd’hui ? » (iConstance I, 7 ; II, 20). Après les guerres d’ Italie, la guerre des Flandres mais également, le temps lourd de menaces de guerre civile allemande, en GrandeBretagne à peine apaisée, en France surtout où « rampe la gangrène de la guerre sanglante » et Lipse campe une fiction qu’ il situe l ’ année même de la SaintBarthélemy (1572). Cette guerre sans nom a eu lieu ou va avoir lieu (les régions de Germanie connaîtront la guerre de Trente Ans, l ’Angleterre connaîtra sa guerre civile et l ’exécution sur l ’échafaud de Charles I er). Les paix sont très provisoires, rongées de peur, étouffées de préparatifs de guerre, artificielles et faites de servitudes. La formule de Machiavel était seulement annonciatrice : « Durant toutes années, ou on fait la guerre ou on en a parlé » ( Lettre du 3 janvier 1526). Elle ne pouvait penser le pire : la division prenant toujours le chemin du déchirement incessant et de l ’universelle belligérance, de la guerre extérieure à la guerre civile, et de celle-ci à la guerre intestine. - La guerre est radicale : elle présente ce terrible fléau d’opprimer les âmes au-delà des corps et de mettre l ’âme à feu et à sang, de faire perdre l ’esprit. Maintes stratégies personnelles devant la guerre relèvent de son expansion, la nourrissent et la reproduisent en croyant y faire face. La guerre fait l ’ âme victime et complice. Le spectacle des désastres de la guerre rend fou. Cette folie encourage la guerre extérieure et réciproquement. Car tel est le destin de la guerre que c’est souvent en trouvant milles chemins pour s’en détourner qu’on lui fraie la voie. La guerre est la tragédie de l ’ âme comme du citoyen. Face à cette guerre extrême, générale, radicale, l ’ âme doit trouver ses armes à elle. C ’ est la première des urgences. Lipse est en quête d’ un ethos susceptible de permettre la construction d’un nouvel ordre politique. Le moi doit d’ abord retrouver sa raison et penser la remise en ordre de la scène intérieure. Cette quête est le préalable et le modèle de celle de la raison d’État sur laquelle elle débouche. Elle conduit « à l ’ oppression non seulement des corps, mais aussi des âmes » ( Constance, II, 20). Cavaillé1a bien mis en relief la signification de cette scène et de ce dialogue. La scène intérieure est déchirée et le moi divisé. Lipse met en intrigue cette dissension sous la forme d’ un dialogue car c’est dans l ’ élément de l ’ intrigue que la stratégie argumentative peut parvenir, en épousant la division, à lui trouver une espèce de remède. Elle met en scène la voix de la plainte du citoyen (Lipse) face à celle de la constance que son maître philosophe (le chanoine Lange) représente, et procède à une théâtralisation de l ’ intériorité scindée. Tout le débat intérieur se projette dans le dialogue entre le citoyen anéanti par des événements comme celui de la Saint-Barthélemy et le philosophe lui montrant où se trouve le bon point de distance et la ligne de démarcation entre la scène extérieure et l ’ intérieure aux frontières rendues confuses par l ’ état de guerre. Au Lipse en personnage déclarant :

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qu’elle se reproduit de façon scissipare, chaque faction se divisant en factions

1 Cavaillé J.-P., « Guerre civile et paix de l'âme, Juste lipse De Constantia in publicis malis », in : La paix , Kairos, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, n° 6, novembre 1994, 11-40, 34 et 39-40.

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« Voir ces choses, et les supporter chaque jour, je ne le puis Lange. Je n'ai pas une cuirasse d'airain autour du cœur »

répond le philosophe en chanoine, conjuguant stoïcisme et christianisme : « Ce qu'il faut fuir, Ô Lipse, ce n'est pas la patrie, mais les passions » (Constance , I, 1).

Retrouver l ’ intégrité du moi, c’est se dégager de ce que nous prenons pour l ’extérieur et qui tient à l ’ intérieur (à notre réponse impulsive à l ’extérieur), c’est se désengager non de notre intérêt pour la patrie mais des passions que le spectacle de son désastre soulève. Il faut faire la guerre à cette guerre intérieure ou à la ronde des passions folles que la scène extérieure suscite et dont elle est l ’occasion. Il s’agit d’ abord de déposer la guerre que l ’ on porte en soi et, pour ce faire, se construire une citadelle intérieure, la constance : « Force droite et immuable de l'esprit, qui ne se laisse exalter ni abattre par les choses extérieures ou fortuites » (Constance , I, 5).

C’est là la véritable vertu de la raison d’être du moi. Pour l ’ atteindre, le moi philosophe dresse un plan de bataille composée de deux moments : le premier est celui de la critique des affections troubles nées au contact de la scène extérieure, le second est celui de la compréhension des raisons d’ un tel ordre désordonné des choses extérieures. La paix de l ’ âme et la raison du moi se conquièrent par la lutte contre ces trois affections frauduleuses : la simulation, la piété et la commisération, que la guerre encourage et rend possible. La simulation, d’ abord, s’il est vrai que le discours de la plainte des désastres de la patrie est un discours de comédien. Ce n’ est pas le malheur de la patrie qui nous affecte, mais ce en quoi notre propre sort s’en trouve touché. Nous dépla­ çons sur un autre objet notre véritable déploration un peu comme, rapporte Lange, l ’histoire du comédien Polus qui, devant représenter la douleur, se fit amener en cachette l ’ urne contenant les cendres du fils qu’ il venait de perdre. Nous habillons d’ autant mieux nos larmes que, sous le couvert de l ’ amour de la patrie, nous les ennoblissons et pouvons leur donner libre cours. Nous pouvons enfin pleurer sur nous avec ce bénéfice, tout temporaire, de faire honorer nos pleurs. La guerre civile met ainsi le feu à cette affection trouble qui nous laisse inactif et complaisant à notre inaction. Il en est ainsi de cette « simulation ambi­ tieuse dans la manière de pleurer les malheurs ». Une autre affection trouble nous attend dans la ronde des passions éveillées par cette guerre de démesure. Il s’ agit là de 1’ « amour exagéré de la patrie décoré sous le nom de piété » et du zèle pour le public bien au-delà de la pratique raisonnée du service d’État : la guerre éveille à un désir de guerre, à être pris par l ’ enchantement de la guerre pour elle-même, ennoblie du nom de la patrie. L ’ exagération passionnelle se nourrit en sous-main de la représentation imaginaire de la patrie. Aussi faut-il prendre notre distance à l ’égard de notre comédie face à la guerre. Lipse écrit : « Nous sommes suppliciés, disent-ils, par cette guerre civile, par tant de sang innocem­ ment répandu, par la ruine de la liberté et des lois. Est-ce bien vrai ? Comédien, pose ton masque » (Constance I, 8).

Qu’ est-ce au juste que poser son masque ? Quand sort-on de la comédie et sort-on jamais vraiment du Mundus universus exercet histrionam, selon le mot attribué à Pétrone ? Du moins convient-il d’ apprendre à sortir de cette comédie,

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la complaisance à la tragédie, si l ’ on veut retrouver sa raison d’être. S’ il est vrai que le zèle et la déploration envers le sort de la patrie sont des voies différentes par laquelle la guerre nous flatte (les voies de l ’ ambition), il existe d’ autres voies passionnelles d ’ inconstance comme celle de se réjouir, à distance, des désastres de la guerre et de ne pouvoir détacher son regard « de cet amas confus de mourants ». Attitude qui consiste à se réjouir du spectacle de la guerre, si usuelle qu’ elle témoigne à rebours du caractère passionnel de notre zèle et feint de notre déploration, dans le même temps où ce regard cruel par détachement entre dans la ronde des passions tristes. Qu’est ce que « ne se laisser ni exalter ni abattre » ? Quitte-t-on sa guerre intestine (qui nourrit l ’ autre, l ’extérieure) en se déprenant de la scène extérieure pour en être le spectateur à distance, dans le contentement de l ’ insensibilisa­ tion ? Le fait-on encore en gagnant son quant-à-soi et en trouvant l ’ indépen­ dance dans un moi dispersé dans ses émotions, fidèle à son inconstance et amant de sa dérive, dans la sérénité de la mise à distance et l ’ hédonisme du moi traversé par les émotions sans s’y attacher, tout à s’essayer, comme Montaigne ? Lipse n’emprunte pas cette voie, et dans ce temps qu’ il partage avec Montaigne, et, avec lui la défiance à l ’égard de l ’ affliction, il rejette la solution de l ’ inconstance incessante, celle de la souveraine mobilité de soi, le culte de l ’ indépendance. La mise à distance passe, bien au contraire, par l ’ ascèse inter­ minable de la constance et Lipse donne à la reconquête du soi-même le sens d’ une recherche dont l ’enjeu n’est ni celui du pouvoir, prisonnier des vertiges du zèle ou de la déploration, ni celui de l ’ indépendance, épris du culte du moi. C’est celui de l ’ autorité. L ’ autorité sur soi-même ou la constance tient à une relation de discipline de soi, de force d’ âme, telle que le moi n’ en a jamais fin i avec le risque de la passion et de ce qu’elle comporte d ’ adhésion activiste ou inerte à la scène exté­ rieure ; le sujet est exigence, c’est-à-dire devoir incessant pour la constance de se rapporter à l ’ inconstance. La recherche lipsienne de restauration de l ’ autorité du moi est la recherche d’ une relation incessante de l ’ ordre au désordre. Le monde est tenaillé d’ une discorde qui ne fin it pas vraiment par rimer avec la concorde (selon le topos de l ’ accord du discordant), il est balayé par la guerre de démesure, et le moi, être de conflit, n’est lui-même que dans le combat sans trêve de la constance contre l ’ inconstance inéradicable en lui et au dehors de lui. La discipline est toujours à l ’ordre du jour et ne peut se donner pour but la destruction de l ’ inconstance - fantaisie d’opinion - sans se perdre elle-même. Le sage est un combattant d éfin itif qui se défie de la prétention de la victoire. Sa raison d’être est de se raisonner. Il raisonne l ’ inconstance, prudemment. Le moi raisonnable n’est pas un moi souverain. L ’autorité de soi sur soi, toujours à accomplir, se rapporte à l ’action dans le monde. Un monde dont la raison peut nous expliquer l ’enchaînement de l ’ordre - le destin des choses en particulier conforme au plan d’un dieu de l ’ordre détaillé des choses - , mais qui est éprouvé comme abyssal, exténué de désagrégation. Un monde qui demeure, malgré la démystification des passions et les connais­ sances de sa raison d’ordre, une surface visible de réalités périssables. Le moi se forme une constance en prenant connaissance de l ’enchaînement nécessaire

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des événements et en faisant fond sur l ’ inconstance visible du monde. Le moi regarde l ’ inconstance et la ruine et s’ appuie sur cette inconstance pour la tempérer. Si la patrie est le faux objet de nos passions, si l ’ univers entier est la vraie patrie digne de notre estime, c’est sur ce désenchantement passionnel que la patrie de l ’État acquiert désormais son rôle bien défini de lieu d’ une commu­ nauté. La patrie est « un certain status communis comparable à un navire sous un roi ou sous une loi » (Politiques I, 11). À l ’ épreuve du relatif, la patrie trouve sa raison et, à l ’ épreuve du dégagement de ses feintes, le moi trouve sa déter­ mination à défendre la patrie sans passion et avec efficacité. La constance n’est pas faculté de supporter et de s’abstenir, elle est force d’ autant plus inflexible et jetée au monde, solidement impliquée en lui qu’elle est désenchantée. Et l ’ on peut d’ autant plus légitimement mourir pour la patrie qu’ on n’en fait pas gloire. Il faut que le zèle tombe. Estimant désormais l ’ État à sa juste valeur, le moi retrouve sa raison et s’ applique d’ autant mieux à connaître et à suivre la raison d’État. 2.1.2. L'autorité de l'État

Ainsi, prendre ses distances par rapport à la scène extérieure, ce n’est pas fuir le politique, mais participer à la restauration de l ’ autorité de l ’État. La constance donne sur la prudence : il convient de fu ir les passions du politique, non le politique même. Sur cette scène politique, il ne s’agit pas seulement de bien faire l ’ acteur {persona) ou de jouer le rôle de masque imparti par la scène, il faut encore en partager l ’ autorité et l ’ instituer, en être en partie Y auctor. Le sage ne se dégage des fausses alternatives et alternances de la déploration à l ’exaltation, du goût amer et du dégoût et ne quitte toute mise en scène, de la comédie de son implication à celle de son retrait égotiste qu’en participant, en toute sobriété et dépouillement, à l ’ institution de la scène et à la reconstruction de l ’ État. Dans un monde en ruines, dont la vision et l ’épreuve troublent l ’ âme et mettent son salut intérieur en péril, il convient de restaurer la consistance de l ’État. Ce monde n’est au plus mal - et ne soumet l ’ âme aux plus dures épreuves de l ’ inconstance - que du manque d’État. La dislocation de la communauté ne tient pas tant à l ’excès de volonté de pouvoir qu’ au défaut de volonté d’ autorité - intérieure et extérieure. Là est la vraie source de la tyrannie du pouvoir et de l ’ impuissance de ceux qui y assistent. La consistance de l ’État (sa raison) tient elle-même à la discipline d’ un soimême, à « 1’ethos disciplinaire » (Senellart 1995, 230). Aussi, l ’ idéal lipsien est celui d ’ un État marqué par les techniques de discipline. Celle-ci n’est pas de l ’ ordre d’ une ascèse mais d’ une technologie plus positive. La conception lipsienne de la raison d’ État participe du geste général de restauration de l ’ autorité de soi-même comme de l ’État par les moyens de la discipline. Si la raison du moi conduit à la reconnaissance de la raison d’ État ou de la valeur de l ’ État dans les limites de sa raison d’ être, cette dernière est elle-même pensée selon le modèle du rapport d’ autorité et de discipline. Mais dans le cas de l ’État, la consistance n’ est pas du même ordre. Reconnaître la consistance de l ’État et lutter contre sa désastreuse inconsistance, c’ est se dégager des préjugés qui portent sur la simplicité de l ’ âme de l ’ État et sur la recherche de

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son secret. Cessant d’ être objet d ’ envie ou de sarcasme, de fascination ou de dégoût, l ’État est d’ autant plus consistant qu’ il ne repose pas sur un mystère. Le moi de la constance qui sait où il y a de l ’ âme et où il n’ y en a pas, où se situe vraiment la discipline comme ascèse, peut, puisqu’ il ne sublime l ’État ni ne le démonise, le considérer froidement pour ce qu’ il est : un édifice qui tient sa solidité ( l’ autorité) de la complexité technique de sa construction. Comme l ’écrit Senellart, « Lipse est à l ’origine de la constitution d ’une science posi­ tive de l ’État » (Senellart 1995, 231). L ’ intérêt de la conception de Juste Lipse est d’ avoir introduit à une pensée de la complexité de l ’État qui en fait la consistance. Vision fonctionnelle dans la mesure où le rapport de raison à l ’État écarte tout mysticisme à son endroit. C ’est la passion dans le politique qui imagine un État mystérieux et s’ y rapporte comme à une personne ayant ses fantaisies ou son je-ne-sais-quoi. C ’est elle qui fait consister, bien faible­ ment, l ’ autorité de l ’État dans des modèles d’ exemplarité du gouvernant, qu’ il s’ agisse d’ une exemplarité de vertu ou d ’ une exemplarité de la ruse ou de la virtù, selon la visé de tous les M iroirs du prince. Cette pensée demeure mystique qui se rapporte à une forme quelconque d ’ exemplarité tenue pour la détermination de l ’État : il n’est pas étonnant que les penseurs rivalisent entre eux de modèles anthropomorphiques. Leur commune erreur est, en vérité, de croire que la consistance de l ’État peut tenir à une détermination principale ou à un seul rapport, que l ’ État est une identité simple dont il convient de trouver la qualité substantielle, qu’ on parle de sa vertu, de sa force ou de son habileté. Il ne faut pas chercher ce qui fait le trait d’ essence du gouvernement. C ’est que la nature de l ’ État tient à une complexité composite, un agrégat d’ atouts ou une sommation de relations : l ’État comme institution morale (de l ’ éthique politique et des vertus du gouvernant), l ’État comme institution de comman­ dement (ayant pour fin l ’ ordre et la paix civile), l ’ État comme institution de puissance (économique et m ilitaire). Il tire toute sa consistance de cette corré­ lation entre rapports de force hétérogènes et de leur complexité mécanique. L ’État est sans mystère et relève d ’ une technologie positive des rapports de force dont la compacité est celle d ’ un concours de réalités et d’ un nœud de pratiques. L ’ autorité de l ’ État ne saurait dès lors dépendre du lien mystérieux et affectif (d’ amour, de crainte, de respect, d ’ admiration) des sujets au prince, lien personnel et indéterminable, mais de sa matérialité, c’ est-à-dire de la conjonction de forces positives et déterminées et « du concours de tout l ’ appa­ reil administratif et répressif de la puissance publique » (Senellart 1995, 241). Ainsi le prince doit s’ appuyer sur la prudence de ces conseillers et officiers. Lipse met l ’ accent sur l ’ administration des choses dans le gouvernement des hommes. L ’enjeu de l ’État n’en est pas moins l ’ autorité en un sens spirituel. Dans un monde où l ’Église a perdu son autorité et où l ’ État la voit en ruine, il convient de donner toute l ’ autorité spirituelle à l ’État, comme d’ imposer l ’ unité reli­ gieuse en son sein ou de dominer le peuple, par nature, inconstant à la fois par la répression et par l ’opinion, ce fil ténu qui attache les sujets au pouvoir. Lipse approuve le pessimisme anthropologique de Machiavel et la nécessité de tenir les sujets en obéissance. Le geste de Lipse n’est pas moins celui de restaurer

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ensemble l ’ autorité du moi et celle de l ’État que de démettre définitivement l ’Église de la puissance qui lui était réservée, celle de Vauctoritas. Dans le même temps, cette auctoritas destitue le pouvoir de son rôle personnel et Lipse entend par autorité une puissance à la fois symbolique et matérielle. Il tente de donner consistance à ce lien nécessaire de servitude volontaire qu’ il trouve, contrairement à La Boétie, admirable et difficile à conserver : il n’ y a rien de « plus grand, parmi les hommes que d’en voir un seul commander à tous » et c’est une lourde peine, d it-il : « [une lourde peine] de retenir et contraindre tant de têtes avec une seule tête, et ranger doucement sous quelque joug commun d'obéissance cette grande multitude inquiète, désunie et turbulente » (Politiques , Épître dédicatoire). « Car quelle peut être une autre plus grande force que celle qui fait que l'âme d'un seul (et quelquefois vieillard et impuissant) commande à tant de milliers d'hommes ? » (P o li­ tiques , IV, 9).

Comme le sens de la servitude volontaire est naturellement contré par la tentation de la désobéissance ( l’opiniâtre indocilité), il faut en renforcer le lien par la maîtrise de l ’opinion et un appareil répressif renforcé. Les hommes ne pouvant « souffrir la raison et encore moins la servitude » ( Politiques III, 1) ne se laissent pas ramener à la raison de l ’ obéissance. Aussi faut-il les gouverner par l ’ opinion. « L ’ âme de l ’ autorité » ( Politiques IV , 12) dépend de l ’existence d’ appareils de répression et de consentement. Cette consistance de l ’État tient à l ’estime des différentes sources de la force et à celle de ses propres ressources. L ’État est d’ autant plus puissant qu’ il est sûr. Si la raison d ’État, au sens de cause efficiente, tient à la ratio de ses.forces multiples, à ce qui les ordonne (coordination et subordination de ces multiples réalités toutes nécessaires à la composition de la puissance de l ’État), en sa finalité, la raison d’ État vise le rapport de forces nécessaires à garantir sa sécu­ rité. L ’État doit mesurer ses forces ( Politiques IV , 6) pour déterminer sa p oli­ tique. L ’ approbation par Lipse du pessimisme anthropologique de Machiavel ne va pas jusqu’ à donner comme but absolu la puissance (sans d’ autre choix), et le commandement nécessaire peut bien s’ arrêter (autant qu’il le doit) au maintien de la sécurité de l ’État : « Surtout vous devez bien savoir et sérieusement reconnaître votre puissance. Il le faut donc mesurer [...] et comprendre quelles sont vos forces, parce que, plusieurs États s'étant persuadés d'être aussi grands et aussi puissants comme on leur faisait entendre, ont attiré sur eux des guerres superflues, au danger de l'État » (P o litiq u e s I, 6).

La prévisibilité des enchaînements permet de dissiper l ’ imaginaire de l ’ imprévisible, de ses défaveurs et de ses faveurs, de tempérer la défiance et de décevoir l ’ enthousiasme. 2.1.3. Les « degrés de fraude »

L ’État de la raison d’État lipsienne relie autorité et sécurité. C ’est dans le cadre de cette conception positive des fins et des moyens de l ’État, de ce qui le fait rationnel et raisonnable, que prend place la théorie fort connue de la prudence lipsienne définie comme « intelligence ou discrétion de ce que l ’ on doit, en public et en privé, désirer ou fu ir » ( Politiques I, 7) et plus particulière-

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ment, de la prudence mêlée (mixta) (Politiques IV , 13-14). Cette théorie peut apparaître comme la marque d’ une hésitation et d ’ une incapacité pour Lipse de trancher entre Machiavel et les exigences éthiques de la politique, une solution en demi-teintes et d’ entre-deux ne convaincant personne, aboutissant à la recommandation timorée d ’ une transgression, bridée par un code de bonne conduite et une casuistique des fautes permises ou interdites ; en dressant le catalogue des fraudes et en faisant le tri entre celles qu’ il convient de fu ir et celles que l ’on peut tolérer, Lipse paraît le porte-parole de cette suite de penseurs en vérité bien timides, réintégrant d’ une main de voleur les éléments machiavéliques qu’ ils rejettent de l ’ autre, en les insérant dans le cadre d’une pensée de l ’ordre établi. L ’ intégration lipsienne de la prudence mêlée (Politi­ ques IV, 14) qui tolère les fraudes légères (défiance ou secret) et les moyennes (corruption et dissimulation) et écarte les graves (comme les ruptures de contrats, perfidies et injustices) paraît une côte mal taillée et une division bien artificieuse ouvrant la voie à des interprétations à géométrie variable : en quoi la corruption n’est-elle pas une injustice et la rupture de contrat une forme accusée de dissimulation ? Elle paraît bien représenter le triste modèle d’ une raison d’ État bienséante et hypocrite, d’ un machiavélisme conformiste. Il n’en est rien. La théorie de la prudence mêlée est loin de se réduire à une théorie des degrés de fraude. Elle est « la première matrice des théories de la raison d’État du x v iesiècle français2. » Il convient d’ intégrer la pensée lipsienne de la prudence à ce que Senellart nomme fort justement chez Lipse « la technologie de Yautorité » (Senellart 1995, 233) ou une « méthodologie de l ’autorité »3 qui ouvre à une « économie nouvelle de la sécurité » (Senellart 1995, 241). Lipse fait saisir que la pratique machiavélienne n’est qu’ une des armes ou des ressources de l ’ autorité qui convient, comme telle, à être prise en compte, sans l ’ outrer ou la monter en épingle, car elle est loin d’être la seule. La prudence mêlée convient à la constance et contrevient à la fascination pour la politique qui se délecte des transgressions et des usages du mal. Le pessi­ misme de Lipse reprend celui de Machiavel, en plus sobre. Lipse ne récuse pas Machiavel mais y voit plutôt la formulation d’ une fonction de l ’ autorité de l ’État d’autant plus extrême qu’elle n’est pas suffisamment liée à ces autres fonc­ tions. Rien ne montre mieux la manière dont il se refuse à l ’ antimachiavélisme ordinaire que cette phrase des Politiques IV, 13 : « De quelle main, écrit-il, n’est aujourd’hui frappé ce pauvre misérable ? » Machiavel n’est pas dangereux, il est insuffisant. La conception lispsienne de la raison d’État repose sur un va-et-vient constant entre l ’ acte d’ obéir et celui de gouverner. Si la discipline de la constance est d’ apprendre à obéir, celle de la prudence est d’ apprendre à gouverner. Les deux adresses semblent être distinctes ; apprendre aux sujets à obéir et aux dirigeants

2 Lazzeri Ch., « Le gouvernement de la raison d'État », in : Le po u voir de la raison d'État (éds Lazzeri Ch. et Reynié D.), Paris, PUF, Recherches politiques, 1992, 91-134, 119. 3 Senellart M., « Le stoïcisme dans la constitution de la pensée politique », in : Le stoïcisme au xvie et au xvii° siècle , Le retour des philosophies antiques à l'âge classique (éd. P.-F. Moreau), t. I, Paris, Albin Michel, Idées, 1994, 11 7-139, 126.

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à gouverner. Ce n’est pourtant là qu’ une apparence ; il revient au même moi d’ apprendre à obéir à l ’ État et d’ apprendre à gouverner par sa participation à sa navigation. Le sujet de l ’obéissance (comme sujet citoyen-philosophe) et le sujet du gouvernement (comme reconstructeur) sont, pour une part, le même. L ’écriture se ressent de cette dualité qui marque le trait d’ union entre le sens de Γ individu et le sens de l ’État. Entre la constance de soi et la consistance de l ’État, l ’œuvre réfléchit l ’ unité et la distinction. Avec Lipse, naît le duo - et le duel - entre la force d’ âme du moi et la force d’ âme de l ’État, l ’une et l ’ autre démystifiées, l ’ une de ses emballements troubles, l ’ autre de sa personnalisation même. L ’ argumentation de Lipse est la pensée de l ’économie de ce duo. Elle en est le dialogue et la contrariété, elle déploie l ’unité de monde de ces chemins qui bifurquent. Comme l ’écrit Cavaillé dans ses très belles études, Lipse est un penseur de la modernité parce qu’ il est un penseur simultané « de l ’ autonomie morale et métaphysique de la conscience individuelle par rapport à l ’État» (Cavaillé 1994, 34) et de la légitimité de l ’ autonomie de l ’État moderne. Son discours met en œuvre une stratégie argumentative qui fait de la restauration de la scène intérieure la condition de celle de la scène extérieure, de leur harmonie et de leur conflit. La scène intérieure s’y montre la condition de l ’ implication et de la réserve du sujet à l ’ égard de la scène extérieure.

2.2. Charron (1541-1603) : la disposition prudentielle et les latitudes de l'équité 2.2.1. Distance humaniste et rationalité de l'État

La pensée de la raison d’État connaît avec Charron une exposition doctrinale proprement dite {De la sagesse, 16014) qui servira de fond commun aux théo­ ries de la raison d’État du xvnesiècle français. Charron fait la jointure entre le x v ieet le xvnesiècle, il écrit lui aussi dans un contexte de crise déclenchée par la guerre civile. Nourrie de Montaigne et de Bodin, sa pensée se déploie dans l ’élément des théories de la souveraineté absolue d’une part et dans celui d’ une ironie du moi à l ’égard du masque, d’ autre part. De là une position théorique originale dans la mesure où elle déploie une justification résolue de la trans­ gression que l ’exercice de la souveraineté comporte, depuis une prise de distance et de recul à l ’égard du politique. Charron reprend à son compte la pensée stoïcienne selon laquelle l ’ ambition est le vrai mobile de la prise en charge de fonctions politiques : « L'am bition se targue aussi de ce beau mot : nous ne sommes pas nais pour nous, mais pour le public ; les moyens que nous tenons à monter, et après estre arrivés aux estats et charges, montrent bien ce que en est : que ceux qui sont en la danse se battent la conscience et trouveront q u 'il y a autant ou plus du particulier que du public » (Sagesse I, 20).

Conséquemment, et dans le droit fil de l ’esprit de Montaigne, il défend l ’ idéal libérateur de solitude du moi et de retrait à l ’ égard de la scène politique.

4 Charron P., De la sagesse (1601 ) (éd. B. de Negroni), Paris, Fayard, Corpus des œuvres de philoso­ phie en langue française, 1986 (dorénavant cité Sagesse).

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C’est ainsi qu’ il parle de la conquête de la liberté du moi solitaire fort différente du fait de s’ isoler - et de la distance à tenir à l ’égard du peuple, en ces termes :

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a rm a n d c o lin .

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« C'est la solitude tant recommandée par les sages qui est à descarger son âme de tous vices et opinions populaires et la r'avoir de cette confusion et captivité pour la retirer à soy et la mettre en liberté » (Sagesse II, 1).

Il faut « sans faire bruit tenir toujours son petit bureau à part » ( Sagesse II, 1). Cette conquête passe simultanément par la critique de tout zèle à l ’égard du public et par une reconnaissance des règles de cette scène extérieure qui doit aller jusqu’ à l ’ entière connaissance de sa rationalité. Charron est, par là, d’autant plus à même d’exposer rigoureusement les fondements de la raison d’État qu’ il n’espère pas en un ailleurs dans le politique et ne cherche pas à le transfigurer. Dans son ordre, qui est celui de l ’ autorité et du pouvoir, sa contrainte est légitime. Charron tente de montrer la cohérence et le compromis que la théorie de la raison d’État offre entre le noyau fécond du machiavélisme et les exigences éthiques. Dans le même temps où il tente d’élaborer une théorie soutenable de la raison d ’État dont la cohérence soit irréprochable, il ne cesse de montrer sa distance à l ’égard de cette scène politique. Aussi, la forme de dénonciation du politique passe par l ’ approbation de la raison d’État et récipro­ quement, la construction passe par la prise de recul, de telle manière que les deux attitudes (approbation et dénonciation) sont très étroitement mêlées. Il œuvre simultanément au renforcement de la puissance de l ’ État et à la distance de l ’ individu à son égard. Quelle est la légitimité immédiate de la raison d’État ? Celle-ci prend sens depuis le constat anthropologique d ’ une nature négative de l ’homme en proie aux passions, qu’ il s’ agisse de l ’ ambition pour les hommes en quête de charges et de pouvoir (Sagesse I, 20) ou de violente envie pour le peuple ( Sagesse I, 27), un homme d’ autant plus dominé par les passions que l ’ inégalité écono­ mique les amplifie. Comme la plupart des doctrinaires de la raison d’État, Charron parle d’ un « mauvais naturel de l ’homme, le plus farouche et le plus difficile à dompter de tous les animaux, impatiens aequi nervus servitutis » (Sagesse III, 1) qui conduit à des désordres en tous sens qui traversent la société et se retrouvent dans les trahisons et luttes entre factions dans l ’État. La vraie sagesse est « difficile et rare » et demande une éducation qui n’est guère partagée. Cette nature animale qui traverse la société et l ’État demande à être domptée et disciplinée avec plus d ’art et d’industrie que tout autre animal et requiert, par cela même, que l ’ordre naisse du désordre, que l ’État devienne le lieu de la police. C’est pourquoi si le sage doit s’écarter du peuple, l ’homme d’État a pour rôle de gouverner cette scène de fureur en retournant la violence et la dissimulation contre elles-mêmes par le recours à des tactiques de gouvernement visant à assurer constamment la domination de l ’ intérêt de l ’État, seule garantie d’un ordre quelconque. Ce qui différencie les actes de dissimulation et de violence dues aux passions des hommes de ceux de l ’État et du gouvernement, ce n’est pas seulement la différence d’effet ou de but (le désordre, l ’ ordre) mais égale­ ment de méthode : les passions sont impérieuses et inconditionnelles alors que les calculs d’État qui président à la dissimulation « vicieuse aux particuliers » et « très nécessaire aux princes » ( Sagesse III, 2), et au non-respect des

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promesses, sont directement assortis de conditions qui en autorisent l ’ usage, en définissent les modalités, en limitent les droits ; ils sont ordonnés à la vertu de prudence définie comme « la connaissance et le choix des choses qu’ il faut désirer ou fu ir » {Sagesse III, 1). Sur cette scène du monde où se tient l ’ homme lui-même comme un animal fou sans distinction de classe et où le peuple est cette « bête étrange, à plusieurs têtes », aussi inconstant et variable que les vagues de la mer {Sagesse I, 52), la transgression d’État paraît relever de cette part de sagesse nommée raison d’État et lui être réservée. L ’État n’ a pas seule­ ment ses passions, il a sa raison qui lui est propre, alors que l ’homme en collec­ tivité est dominé par ses passions. La raison d’ État désigne ainsi la maîtrise de toutes les passions et la canalisation de la fraude et de la violence sous condi­ tion et avec méthode. Elle part du principe que « tout est juste qui est néces­ saire » {Sagesse III, 2). L ’enjeu de la pensée de Charron est de parvenir à concilier une rationalité machiavélique de l ’ État étendue à toute l ’ activité ordinaire du gouvernement et le respect des prescriptions naturelles et divines. « L ’état, c’est-à-dire la domi­ nation, ou bien l ’ordre certain en commandant et obéissant » {Sagesse I, 49) requiert l ’exercice d’ une prudence élargie. Il s’ agit de conférer à la raison d’État une légitimité plus haute que celle du seul maintien de l ’ ordre et de construire une cohérence en faisant converger le point de vue des pratiques du machiavélisme d’État et celui de la souveraineté limitée par la loi de Dieu et de la Nature (Bodin) avec celui de la sagesse stoïcienne et sceptique, pleine d’ esprit de modération et de relativisme d’ un Montaigne. Équilibre d ifficile qui débouche sur une construction cohérente et originale. La conception de Charron reprend la définition que Bodin donne de la souve­ raineté de l ’État : « Puissance perpétuelle et absolue, sans restriction de temps ou de condition : [...] la souveraineté est dite telle et absolue, pour ce qu'elle n'est sujette à aucunes lois humaines ni siennes propres » (Sagesse I, 49).

limitée toutefois par la loi de Dieu et de la Nature et reconnue par la consente­ ment de ses sujets dont elle ne dépend pas. Définition qui n’est pas celle d’ un pouvoir absolu, si l ’ on entend par là discrétionnaire sans aucune borne ni norme de justice et d’ équité. Si le souverain pose la loi et en est le créateur, manifestant par là la puissance de sa volonté, cette dernière est ordonnée à la raison et connaît des limites sur la terre (le consentement ou non des sujets) comme au ciel (les bornes de la loi divine). L ’équité est un rapport inscrit dans la nature des choses et le souverain se guide sur elle dans son appréciation des lois civiles en vigueur comme dans sa création de lois nouvelles. C ’est précisé­ ment en tant que le souverain crée les lois qu’ il lui est loisible d’ abroger des lois civiles qu’ il jugerait contrevenir à la loi divine ou de la nature, au sens de l ’équité. Sa puissance de violation s’ origine essentiellement à ce qu’ il est auto­ risé à faire prévaloir l ’ équité et le souverain est d’ autant plus créateur qu’ il est régi, en ses créations de lois nouvelles qui enveloppent violation des lois en vigueur, par l ’équité qui règle l ’ordre des choses. C ’est en quoi le souverain ne doit se livrer à aucune exaction à l ’égard de ses sujets : les sujets sont en droit de lui désobéir au cas où il abuserait de son autorité. Théorie qui a servi de texte

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majeur à l ’ absolutisme mais qui ne justifie en rien l ’ arbitraire. La souveraineté n’est absolue qu’ à l ’ égard des lois positives, quelle qu’en soit la nature. C ’est pourquoi la conception de Bodin, dans le sillage de laquelle la pensée de Charron s’ inscrit, ne renforce pas tant la conscience du caractère absolu du pouvoir du gouvernant que celle des limites intrinsèques et extrinsèques au pouvoir souverain. Elle repose sur la certitude de la conscience de soi du souve­ rain pour laquelle les violations qu’ il apporte à toutes les lois factuelles sont clairement discernables comme convenantes ou disconvenantes avec la loi de Dieu et de la Nature, et la ligne de démarcation distinctement identifiable pour le gouvernant comme pour ses sujets.

Armand

colin .

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2.2.2. La double justice et l'ambiguïté interprétative

Cet équilibre vient à vaciller et ce bouleversement exige de repenser simulta­ nément, d’ une part, l ’extension des stratégies et des tactiques d’ un machiavé­ lisme d’État qui va bien au delà de la déposition des lois positives ou leur recréation et, d’ autre part, le devoir de les concilier avec une loi naturelle devenue problématique, sujette au doute et à l ’ interprétation. De Montaigne, Charron a appris l ’ incertitude sur les fondements du droit politique et le souci de garder son quant-à-soi. À l ’épreuve de Montaigne, de même que la scène politique paraît au sage éminemment suspecte, le droit naturel paraît au prud'homme (au sage comme prud’homme) très flottant et équivoque, non pas tant suspect que problématique et d ifficile à déchiffrer. Charron reprend à son compte l ’ argument sceptique de Montaigne appuyé sur les témoignages des voyageurs du caractère variable et contrasté des lois et des coutumes, qui ébranlent la certitude d’ un droit universel inhérent à la nature humaine (Sagesse, II, 3). La légitimité des lois n’est donc plus si entière ou plutôt elle repose davantage sur la forme de la loi que sur son contenu : il est bon d’ obéir à la loi comme telle (Sagesse, III, 16). Il semble que l ’on ne soit assuré de l ’existence d’ une loi naturelle qu’ en tant qu’ inscription en nous de la nécessité formelle (et non matérielle ou de contenu) de la Loi. La question de Charron est dés lors celle de savoir concilier le machiavélisme d’ État avec l ’ existence éven­ tuelle d’ une loi naturelle d’essence indéterminée et problématique, mais dont l ’obligation morale et la contrainte politique sont infrangibles. La complexion des courants de pensée qui contribuent à la formation de la pensée de Charron ( l’ anthropologie machiavélique, la théorie de la souverai­ neté de Bodin, l ’ attitude de Montaigne) et la forme de la question à laquelle l ’élaboration personnelle donne lieu conduisent la pensée de Charron à plusieurs affirmations. Charron remet en cause l ’idée abstraite que l ’ on se fait de la justice qui, si on la suit isolément, conduit à l ’échec de toute politique légitime. Charron défend ici une théorie de la double justice : « Il faut savoir premièrement q u 'il y a une double justice ; une naturelle, universelle, noble, philosophique ; l'autre aucunement artificielle, particulière, politique, faicte et contraincte au besoin des polices et estais []. Ceste-cy permet au besoin et approuve plusieurs choses que celle-là rejetterait et condamnerait du tout. Elle a plusieurs vices légitimes et plusieurs actions bonnes illégitimes. Ceste-là regarde tout purement la raison, l'honneste ; cette-cy considère fort l'utile, le joignant tant q u 'il peust avec

54 · Les doctrines de la raison d'État

l'honesteté. De celle-là, qui n'est qu'en idée et en théorique, n'en faut point parler » (Sagesse III, 5).

Charron met en forme une conception déjà esquissée par Montaigne mais en fait l ’ axiome de sa pensée et le formule dans les termes de cette théorie de la double justice. Si l ’ on veut faire crédit à cette théorisation, il faut y voir bien davantage qu’ une mise à l ’écart de la justice abstraite au profit d’ un pragma­ tisme sans rivages. S’ il ne faut point parler de la première, c’ est, en effet, qu’elle est « hors l ’usage, incommode au monde tel qu’ il est » et qu’ on ne peut la suivre. On ne peut être juste à sa manière dans un monde injuste. Mais son existence est nécessaire au titre de repère car elle permet qu’on en définisse une seconde, déviante par rapport à la première, mais qui y réfère et s’y repère, car la seconde, toute particulière et politique, faite au besoin des polices et des États, ne considère pas exclusivement l ’ utile et n’est pas la symétrique opposée de la première : elle « considère fort l ’ utile, le joignant tant qu’elle peut avec l ’ honnêteté » (Sagesse III, 3). Il s’ agit de respecter la justice universelle dans la seule mesure du possible. L ’ articulation entre l ’ utile et l ’ honnête à laquelle doit se consacrer la seconde justice est très particulière car elle dépend de la complexité des relations entre ces deux valeurs ou ce à quoi elles font signe ( l’ utilité publique ou l ’ intérêt de l ’État/la justice universelle et les exigences éthiques). La relation entre les deux est d’ abord très étroite et se trouve inscrite dans l ’exigence de justice en général. Celle-ci pose tout uniment qu’ il convient de « garder les lois de Dieu et de nature », être fidèle à ses promesses, rendre à chacun ce qui lui revient et réaliser l ’ utilité publique. Charron s’ appuie sur la pensée aristotélicienne de l ’ amitié comme ce qui est au fondement de l ’ ordre social et celle-ci comprend ces différents comportements. La loi naturelle comprend en elle-même le souci de l ’ utilité publique (Sagesse III, 2). Mais cette continuité de principe, dont la réaffirmation reprend la pensée médiévale, est loin d’être toujours le cas : de constantes situations, ponctuelles ou durables comme les conjurations, les sédi­ tions ou les guerres civiles, les mauvais temps qui sont de règle, mettent à mal cette belle unité. Elles conduisent à faire un choix et à parer au plus pressé, à concevoir l ’ utilité en ayant pour but de l ’ unir à l ’ honnêteté autant que possible et en l ’ ayant pour horizon, ce qui peut aller de l ’ unisson au compromis jusqu’ à la pleine contradiction immédiate lorsqu’ il faut déroger non seulement aux lois civiles mais aussi aux lois naturelles et à la justice générale pour sauvegarder l ’ utilité de l ’État : « On est contraint de se servir et user de mauvais moyens, pour éviter et sortir d'un plus grand mal, ou pour parvenir à une bonne fin : tellement qu'il faut quelquefois légitimer et autoriser non seulement les choses qui ne sont point bonnes mais encore les mauvaises comme si pour être bon il fallait quelquefois être un peu méchant. Et ceci se voit partout, en la police, justice, vérité, religion » (Sagesse I, 37).

Charron cherche à penser le compromis entre l ’ utilité publique ou l ’intérêt de l ’État avec les exigences éthiques, et il le fait en marquant à la fois la différence des injonctions entre loi naturelle et utilité publique et la corrélation des deux. Ce faisant, Charron fait découvrir des contradictions dans le droit naturel même ou des conflits de devoirs (Sagesse I, 37). Ainsi, il existe une difficulté de la justice qui n’ est pas celle de la fin et des moyens mais qui lui est intrin-

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sèque : on ne peut à la fois satisfaire à tous les devoirs, surtout lorsqu’on est en charge de l ’État (le gouvernant se trouve au cœur du conflit intrinsèque des devoirs entre eux). Il est très d ifficile de ne pas léser la justice sans léser l ’ utilité publique et vice versa. C onflit dans la loi naturelle même, pourrait-on dire, ou entre les vertus. C ’ est à ce point que la raison d’ État est politique du moindre mal, soit sous la forme constante de devoir s’abstenir de choses bonnes, soit s0us une forme plus fréquente qu’ on ne le croit de devoir commettre de mauvaises choses. Ce conflit des devoirs se montre dans l ’ exercice même de la justice, dans ce domaine où, écrit-il :

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« Il n'y a point de pure et vraie médiocrité, d'où sont sortis ces mots des anciens, qu'il est force de faire tort en détail, qui veut faire droit en gros ; et injustice en petites choses, qui veut faire justice en grandes » (Sagesse III, 5).

La raison d’ État ne représente pas d’ abord une autre juridiction que celle de la loi naturelle mais la suprématie donnée à un des devoirs par rapport aux autres, en cas de conflit entre eux. Cette difficulté n’est qu’ un des cas révéla­ teurs de l ’ impossibilité en soi de tenir un juste milieu dans l ’exercice de la vertu prudentielle. Le caractère relativement indéterminé de la loi naturelle nous confronte au conflit des devoirs et la nécessité en général dejuger en équité (le juste milieu n’étant pas trouvable), une équité qui s’entend ici non plus comme chez Aristote dans la préférence à accorder, dans l ’incertitude, au devoir envers autrui sur le devoir envers soi, mais dans l ’ impossibilité de ne pas tomber quelque peu dans l ’ injustice à l ’égard des autres : le jugement d’équité est celui qui porte le grain d’ injustice, il requiert d’ infliger un mal aigu et commande une politique du moindre mal. Charron s’ inscrit ici dans le droit fil de la philoso­ phie machiavélienne. Cette remise en cause de la justice noble au profit de la justice complexe conduit à mieux identifier le lieu où la raison d’État vaut comme principe par lui-même. C ’est que l ’ utilité de l ’État est 1’ « obligation naturelle et indispen­ sable du prince » la plus proche de son intérêt particulier, bien davantage que du devoir général de justice, ce qui incline le corps des obligations prescrites par la loi naturelle à aller dans le sens prioritaire du devoir de l ’utilité publique. La prudence place la justice sous sa tutelle tout en partageant le même horizon, et la conjonction de l ’ intérêt du prince et de l ’ intérêt de l ’État tranche dans le conflit des devoirs et défait ce qu’ aucune analyse ne permettrait de dénouer. Charron pose le problème dans des termes sensiblement différents de la théo­ logie médiévale, tout en marchant dans ses pas : s’ il est vrai que toute action du gouvernement doit s’ inspirer de la loi naturelle et que c’est en son nom même que l ’on peut suspendre la valeur de lois civiles en se référant à la vertu de justice, avec mesure et discrétion, dans les étroites limites de la situation, les dérogations sont loin d’être exceptionnelles et témoignent d’ un conflit ouvert entre les devoirs qui se tranche plus qu’ il ne se dénoue de par le concours des intérêts, celui du prince et celui de l ’État. Pas davantage Charron ne rejette le machiavélisme ou n’en accepte tous les attendus, il échappe à cette alternative s’ il est vrai qu’ il tient contre Machiavel au critère de la loi naturelle (Sagesse III, 6) tout en reprenant l ’ idée selon laquelle les transgressions relèvent du cours ordinaire de la prudence.

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La façon dont Charron problématisé la question « Comment penser l ’ intimité du conflit entre loi naturelle et utilité publique de façon à trancher le conflit intrinsèque à la justice ? » le conduit à concevoir à la fois l ’existence d’ une loi naturelle (Bodin) à laquelle la souveraineté est soumise (c’est là la seule soumission de la souveraineté) et celle d’ une loi naturelle si ambiguë et problé­ matique (diversement applicable dans son contenu, exposée aux conflits internes) qu’il revient à la prudence de savoir l ’ interpréter. Ainsi, quand faut-il commettre ces exactions nécessaires à l ’ utilité publique ? Quand la juste mesure dans les situations qui conviennent est-elle respectée ? Quand suis-je en droit de faire du tort en détail ? Autant de questions dont les réponses relèvent de la prudence comme juste état des lieux (connaissance du naturel du peuple, de l ’État du royaume, des structures de fonctionnement de l ’état) et juste esti­ mation des choses et qui implique de cumuler la faculté de consulter et déli­ bérer, de bien juger et résoudre, de conduire et exécuter avec adéquation. Il faut un œil qui voit tout. Il y faut le secret d’ un jugement. Cet œil qui voit tout, ce jugement dans le secret, ne peuvent être que ceux du prince : c’est précisément parce que la loi naturelle est conflictuelle et indéterminable que le prince est le mieux à même d’en décider. La conclusion logique de ce que Lazzeri appelle le recours à l ’ ambiguïté interprétative (Lazzeri, 127), c’ est que le jugement du gouvernant est le plus juste : le plus compétent et le plus vertueux ; il se règle sur une justice qui définit le secret de son jugement, qui est le plus secret et le plus fin des jugements, jugement dans lequel l ’opinion commune ne peut entrer (son intérieur), qui est d’ aucun autre ordre et lui échappe, et auquel elle peut seulement faire crédit, comme au meilleur des juges. Car : « la justice, vertu et probité du souverain chemine un peu autrement que celle des privés ; elle a ses allures plus larges et plus libres à cause de la grande pesante et dange­ reuse charge q u 'il porte et conduit ; dont il lui convient marcher d'un pas qui semblerait aux autres détraqué et déréglé, mais qui est nécessaire, loyal et légitime » (Sagesse III, 2).

On saisit un exemple de cette question de l ’ importance accordée au jugement et à celui de prince tout uniment dans l ’examen de la question de la guerre. Ainsi, la justice naturelle fondée sur l ’ amitié permet d’user de mauvais moyens comme ceux de la dissimulation par omission à titre défensif, c’est-à-dire lorsqu’ il est question de la seule conservation de l ’État (celle-ci n’ impliquant pas nécessairement l ’ accroissement de l ’État). Vérité qui concerne aussi bien le rapport du gouvernement d ’État aux autres États qu’ à ses propres sujets. Charron traduit déjà cette exigence de manière radicale, car elle comporte certains moyens qui excèdent de loin le seul fait pour l ’ État de ne pas s’exposer : elle implique ainsi de se défaire de ses ennemis extérieurs ou intéri­ eurs. Mais Charron considère surtout (selon la seconde justice) que cette vérité concerne aussi bien les ennemis déclarés que les ennemis potentiels, ceux dont on est en droit de penser qu’ ils seront des ennemis et dont il faut se défier par avance au point de prendre les devants. L ’ offensive paraît représenter la meilleure défensive et Charron reprend l ’ argument machiavélien selon lequel il convient d’ anticiper et de tenir pour ennemi celui dont il est permis de penser qu’ il résistera à notre pouvoir. Il y a bien une légitime offense même si l ’ argu-

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de la nécessité de l ’ accroissement constant de la puissance n’ entre pas en ligne de compte. Or, sur le fait de savoir quand cette intervention par prévention est légitime ou non, il est clair pour Charron, contrairement à Machiavel, qu’ il n’ y a pas d’évidence (tous les hommes n’étant pas méchants par nature et l ’ amitié défi­ nissant le rapport de lien commun même si l ’ homme est un animal fou et le peuple une sotte multitude). On ne peut ni faire de la légitime offense une exception (étant donné la fréquence des rapports de violence) ni une règle qui ne souffre pas d’exception. L ’ offensive est légitime (c’ est, en vérité, une légi­ time défense) lorsque la situation le requiert. Ainsi, il revient au prince ou au gouvernant de savoir juger, et la conformité en dernière instance avec la loi naturelle dépend de la reconnaissance de la valeur du jugement du prince par ses sujets eux-mêmes. Le prince peut soit attester clairement de la légitimité des décisions, soit se tenir dans les marges étroites de l ’ ambiguïté de la loi dans cette situation. De sorte que, à moins qu’ il y ait évidence du contraire, le prince jouit du bénéfice du doute. L ’ ambiguïté de la loi requiert ainsi le jugement du prince (et la possibilité de contrevenir à un devoir essentiel de la loi naturelle immédiate ou la justice universelle) et travaille en sa faveur. Comme Machiavel, Charron pense que la neutralité joue en faveur du prince ou que le non-lieu - tel que l ’ on puisse dire du prince que, pour reprendre l ’expression de Machiavel, s’ il ne mérite pas l ’éloge, du moins il ne mérite pas le blâme - est comme un éloge et lui équivaut. Dans la perspective de Charron, cette faveur à l’égard du gouvernant ou le fait que l ’ ambiguïté travaille pour lui, est à replacer dans le cadre de l ’ équivoque constitutive de la loi naturelle, du secret du juge­ ment en général et du gouvernant par excellence, et témoigne de cette seconde justice qui déclare simultanément que la loi elle-même est ambiguë et qu’ il revient au gouvernant de savoir l ’ interpréter. La sanction d ’ une erreur d’ inter­ prétation ne peut se faire entendre que de facto, lorsque le prince est blâmé ou lorsque les sujets, bien qu'a priori ils fassent crédit au prince, en la circons­ tance condamnent quand même. Une irréversibilité est alors franchie et l ’on dispose de signes assez sûrs de la faute du gouvernant. L ’ action du gouvernant est toujours défendable tant qu’elle côtoie la justice et tout se passe comme si ce simple côtoiement était signe de justice :

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« Il lui faut [au souverain] quelquefois esquiver et gauchir, mêler la prudence avec la justice, et comme l'on dit, coudre à la peau de lion si elle ne suffit, la peau de renard » (Sagesse III, 2).

Charron désigne clairement les termes de l ’ alternative entre l ’ indéniable injustice et la justice ou injustice mêlée, lorsqu’ il écrit : « Ce qui est du tout et manifestement injuste est réprouvé de tous, même des méchants, pour le moins de parole et de mine, sinon de fait. Mais de ces faits mal mêlés, il y a tant de raisons et d'autorités de part et d'autre, que l'on ne sait pas bien à quoi se résoudre » (Sagesse III, 2).

Lorsqu’ il en est ainsi, et que le gouvernant tranche d’ un des deux côtés de justice mêlée, il a nécessairement l ’ avantage, car les sujets ne peuvent que suspendre leur jugement. La règle de l ’ ambiguïté donne l ’ avantage à la déci­ sion de prince : c’est au souverain qu’ il appartient de décider de ce qui est

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conforme à la loi naturelle. On retrouve l ’entière souveraineté de Bodin et sa lim ite : le consentement nécessaire des sujets ou le non-déjugement. C ’est cette seconde lim ite visible ( l’ autre étant l ’ invisible, celle de Dieu) qui éloigne la théorie de la raison d’État dans le cadre de la pensée de la souveraineté, propre à Charron, de tout souverainisme sans borne. La réflexion de Charron trouve ainsi sa justesse dans l ’ appréciation de la raison d’État depuis une estimation aristotélicienne de la prudence, selon les deux coor­ données de la disposition prudentielle : celle de Yhexis de l ’ approbation et de l ’aversion (Éthique à Nicomaque VI, 5) ; celle de la recherche de l ’équité, compte tenu de l ’indétermination de la loi confrontée à la particularité. Il y a m otif à « raison d’État », dès lors que dans le vide de la loi il y a nécessité du recours à des écarts de conduite, ou que l ’équité en matière de politique (à rebours de celle en matière de morale) ne connaît pas de latitude sans infraction.

3 RAISON D'ÉTAT ET SCIENCE DE L'ÉTAT 3.1. Botero (1544-1617) et l'économie de la conservation En en faisant le titre et le thème d’ une de ses œuvres majeures (della Ragion di Stato, 15895), Botero accorde à l ’ expression la dignité d’ un concept. Il le fait devant l ’effervescence de cette parole dans l ’ opinion et dans l ’ intention de donner à cette dernière une consistance autrement plus forte que celle de poli­ tique machiavélique ou tyrannique : « [Me trouvant à la cour de France], je me suis fort émerveillé, d'ouïr parler tout le jour de la raison d'État, et d'alléguer sur une telle matière ou Nicolas Machiavel, ou Cornélius Tacite. »

Il y a là, de sa part, un double souci : - celui, dès lors qu’ une telle notion est d’ un usage si partagé, de dégager le grain de vérité qui doit bien s’y trouver ; - celui d’en rectifier l ’ abus de langage et de remettre la notion sur le droit chemin, celui du juste gouvernement des États conformément à la loi de Dieu, en écartant d’elle tout crédit accordé à la manière tyrannique de gouverner. Souci d’ en écarter le sens gauche et d’ en dégager l ’opinion droite. Avant d’être un concept, l ’expression a d ’ abord relevé de la rumeur. C ’est comme telle que la notion de « raison d’État » retient l ’intérêt critique de Botero et de bien des penseurs italiens de l ’époque, à la différence de la société des doctes qui n’y prennent pas garde et la rejettent dans l ’opinion vulgaire. Ce qui frappe les italiens, dès la fin du x v ie siècle, bien au contraire, ce sont cette parole sur la raison d’État dans la conversation et cette circulation de discours à son propos. Il y a là une sensibilité italienne à la question et un réflexe de curiosité que l ’on retrouve chez des penseurs les plus divers et qui ne semblent pas s’être donné le mot. Ainsi, le terme apparaît déjà sous la plume de Della

5 Botero G., della Ragion d i Stato (1589) (dorénavant cité Ragion ).

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Casa en 1547, et d’Ammirato (1531-1600), comme de Zuccolo (1568-1630) affirment qu’ on entend parler de ragion di stato à longueur de journée. Les penseurs italiens prêtent l ’oreille à la rumeur et à ce qui se dit dans les conver­ sations, et se montrent très attentifs à l ’ universalité de l ’ usage dans toutes les classes sociales (elle fait l ’objet du bavardage des portefaix au marché ou des barbiers dans les cabarets comme elle nourrit la conversation de l ’entourage de la cour de France). Il y a là un phénomène d’époque, un trait de modernité que les penseurs italiens, fussent-ils les plus opposés à la modernité, prennent au sérieux. Aussi leur geste est de tenter de penser rigoureusement la politique avec et contre cette notion nouvelle de raison d’ État à laquelle ils tentent de donner des contours déterminés et un sens précis. Derrière la doxa, ils pressen­ tent une réalité qui doit faire l ’objet d’ un savoir scientifique et tentent, de diffé­ rentes manières, de rationaliser l ’expression, en devenant de véritables théoriciens de la raison d’État. Avec eux, la notion connaît un déplacement essentiel, passant du domaine de la sagesse qui renvoie à une définition de la prudence à celui du savoir qui renvoie à une définition de la ratio. L ’ idée de prudence n’en est plus le concept-clef.

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3.1.1. La notizia et la science de l'intérêt

De tous ces théoriciens, le plus novateur est sans doute Botero. Il revient particulièrement à Senellart d’ avoir fait ressortir le relief de sa pensée6. Elle brille par un paradoxe apparent : alors que le titre annonce nommément le trai­ tement de la question, on y trouve tout sauf une réflexion sur la légitimation d’ un régime d’exceptionnalité par rapport à l ’ idéal de justice. Le problème du secret d’État, de la dissimulation et de l ’ entorse aux lois n’y est pas central. Paradoxe qui suscitera la déception d’ autres penseurs italiens de la question, comme Ammirato. En vérité, Botero récuse en profondeur le noyau machiavélien de la raison d’État et se place sur un autre terrain. Le décentrement du problème fait corps avec une stratégie argumentative à double entrée qui consiste, d’ une part, à demeurer intransigeant sur la supériorité inconditionnelle de la morale sur la politique, écartant toute forme d’ accommodement, et à maintenir fermement l ’ordre politique le plus conservateur et la subordination de l ’État à l ’Église, et, d’autre part, à introduire une réflexion tout à fait novatrice, positive et tech­ nique sur la puissance autosuffisante de l ’État avec le caractère composé des forces dont il dispose, en savant du politique qui se passe de toute considération sur les valeurs. Double mouvement par lequel la théorie de l ’exceptionnalité par rapport à la loi, avec ses postures de transgression iconoclastes ou de déli­ cats compromis paraît à la fois excessive (outrepassant les bornes de l ’ ordre des choses et des valeurs) et timorée (ne posant pas les termes véritables de l ’ indé­ pendance de l ’État).

6 Senellart M., M achiavélism e et raison d'État, Paris, PUF, Philosophies, 1989, 56-85 ; « Le problème de la raison d'État de Botero à Zuccolo » (1589-1621 ), in : Figures italiennes de la rationalité (écls Ch. Menasseyre et A. Tosel), Paris, Kimé, 1997, 153-189.

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Avec Botero, l ’ idée de raison d’État cesse d’être de l ’ ordre d’ un mécanisme de défense contre la pensée sauvage de Machiavel ou du symptôme et de la formation de compromis entre l ’expression refoulée du machiavélisme et celle de son refoulement. Ce n’est plus essentiellement un concept-écran ou idéolo­ gique, visant exclusivement à capter les intérêts et conjurer les périls du machiavélisme. L ’ innovation de Botero est de conférer à la raison d’ État un véritable domaine de réalité. « État est une ferme domination sur les peuples, et la Raison d'État est la connaissance des moyens propres à fonder, conserver et agrandir une telle domination et seigneurie » (Ragion , 1,1).

Cette formule retient quelques traits essentiels : - Cette définition de l ’État n’ ordonne pas l ’ État à la justice. Il a pour repère la domination (dans le sillage des définitions de l ’époque, comme nous l ’ avons vu avec Charron [ Sagesse, 1,49]) en vue de sa seule conservation. Botero prend acte de sa réalité comme d’ une réalité incontournable qui se suffit à elle-même et n’ a pas de fin qui lui soit extérieure. Si l ’État est encore défini comme domi­ nium, il est par lui-même rapport de domination et le prince en est l ’ ouvrier et n’est pas à l ’origine de ce rapport : le gouvernant serait plutôt le support de cette relation de domination sur les peuples qui définit l ’État et n’ a pas pour rôle de diriger son peuple vers une fin supérieure. - Le vrai terme pour prudence, « raison d’État », ne signifie plus sagesse du commandement mais connaissance des conditions de vie de l ’État, elle est notizia, c’est-à-dire connaissance par expérience, capacité dejuger d’ une situa­ tion concrète depuis l ’ acquisition d’ une habitude à le faire, suivant un modèle aristotélicien de Vars practica dégagé cette fois de toute consonance morale. La prudence est science des moyens. Senellart en résume la question : « Quelles techniques de pouvoir mettre en œuvre pour affermir la puissance étatique ? » (Senellart 1989, 85). Question neutre d’ un point de vue moral, purement fonctionnelle et instrumentale qui éclipse toute interrogation sur les fins de l ’État et sur la coappartenance de la sagesse et du savoir. Le point de vue politique, c’est celui du savant, possesseur d’ une science prudentielle parce que documentée de tout un savoir accumulé. Gouverner est un métier de spécialiste qui requiert des savoirs étendus et une compétence technique. Il se caractérise par le rapport qu’ il entretient à un objet complexe ( l’État) et à une fin déter­ minée (la préservation). - Ce métier spécialisé se donne pour but la préservation de l ’État comme réalité complexe résultant d’ une m ultiplicité de facteurs divers et de coordon­ nées hétérogènes. Il n’ existe pas de qualité essentielle qui définisse l ’État. Ce dernier représente tout un ensemble de choses. Aussi, l ’existence et la nature de l ’État ne tiennent pas à l ’ essence d’ une forme de gouvernement ou de régime, pas plus qu’ aux qualités du gouvernant qui représentent une des déter­ minations qui composent l ’État parmi tant d’ autres. Elles tiennent d ’ abord à l ’ étendue de son territoire, comme à l ’ union ou désunion de ses habitants, à ses mœurs, à la nature de ses ressources, à sa population, à l ’ ensemble des forces matérielles qui le composent. Dans les Cause della grandezza delle città (1588) et les Relazioni universali (1592-95), Botero décrit cette somme ou

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agrégation de réalités qui est faite d’éléments divers hétéroclites entre eux et de relations « universelles » qui la traversent. La notizici est connaissance de toutes ces données et technologie de la puissance en pleine connaissance de l ’état général de l ’ Etat. La stratégie est statistique. La politique n’ est pas plus fondée sur la justice des lois que sur les usages de la violence, pas plus fondée sur la violence à découvert que sur la ruse, elle trouve sa raison dans l ’ analyse des ressources et leur exploitation équilibrée. La raison d ’ État quitte l ’élément de la politique et ses alternatives prioritaires (tyrannie ou gouvernement p oli­ tique ; habileté et/ou sagesse ; république ou principauté ; pouvoir au service des Grands ou du peuple). La science de l ’ État se rapporte à des données plus lourdes et à une structure bien moins organique et plus composite. Elle fait de la question de l ’ existence et de la nature de l ’ État une question relativement indifférente aux prises de parti politiques. La raison d ’État fait quitter l ’élément des passions du pouvoir comme des passions politiques. L ’ art de gouverner n’ est pas le lieu d ’ une scène, celle du conflit entre le droit et la force, dont l ’énigme est à déchiffrer, suscitant l ’ attrait et la répulsion pour ses intrigues. La prudence politique n’est plus de produire à la vertu - dont la virtù en représente encore le mirage - mais la façon de mener à l ’ obéissance à l’ordre socio-politique. Le souci de l ’État nous fait quitter toute séduction de la scène et tout leurre de son effervescence pour la seule considération opiniâtre de la matité des choses. La politique n’est pas le lieu du désir. Il y a là comme un effacement de « la politique ». - La raison d’État est de pourvoir indifféremment à la préservation de l ’État et à l ’ affermissement de son établissement. Botero considère que le but que l’État s’ assigne, dans les termes de la raison d’État, c’est la sûreté de son exis­ tence. L ’ État n’ a pas d’ autre fin que sa conservation, et les termes de « fonda­ tion » et « d’ agrandissement » représentent des fins seulement corrélativement à cet enjeu d ’existence. Conséquemment, Botero développe toute une réflexion sur les rapports entre la maîtrise de l ’État et le contrôle du temps : il s’ agit de rendre l ’ avenir conforme au passé, et, en convertissant le futur en passé, de fragmenter le présent au point d ’ effacer l ’espace des temps. Cette maîtrise des temps a pour mot d ’ ordre de « surtout ne rien faire de nouveau » (.Ragion, 61). Il s’ agit de pourvoir à l ’ existence de l ’ État dans un esprit de sauvegarde. Non seulement le but de l ’ État n’est pas l ’ offensive, mais ni la prise de pouvoir ni l ’ agrandissement de l ’ État ne sont à envisager depuis un idéal de conquête (conquête du pouvoir/politique expansionniste de l ’ État). Ce que la raison d’État demande, c’ est de veiller à la conservation de l ’État, c’ està-dire d’ exclure ce qui risque de le mettre en péril. Constatant avec Machiavel que le mouvement des choses est de monter ou de descendre, de s’ accroître ou de diminuer, Botero en tire une conclusion exactement opposée : loin de faire dépendre, conséquemment à cette vérité, le maintien au pouvoir de sa conquête et sa conservation de son expansion suivant une ligne ininterrompue d’offensives, Botero retourne la formule et tient l ’échec de la conservation au choix de l ’expansion, génératrice elle-même du déclin. Il en conclut que la sûreté de la conservation de l ’État passe par la sortie de cette mauvaise alternative qui conduit nécessairement à la ruine, et tient à la capacité de se

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maintenir en résistant à la tentation de l ’ offensive ; la conservation en sa sûreté, et donc en dehors de ce mouvement de va-et-vient, est le but recherché de la raison d’ État. La raison d ’État, c’ est l ’ État qui se raisonne et passe à la défensive pour se garder. Ce but est à la fois un terme moyen (une médiété) et comme toute médiété, un sommet ( l’excellence même) : « une entreprise d ’ une singulière valeur et quasi par-dessus l ’ homme » (Ragion I, 5). Idéal de perfection de l ’ État. La stabilité de l ’ État ( l’établissement et le maintien de l ’ acquis) est le résultat d’ une maîtrise parfaite et représente tout le contraire d ’ un but minimal. C ’est l ’ enjeu constant et la nécessaire monotonie de l ’ État, celui de la fondation tout comme de l ’ agrandissement, il ne saurait exister de régime d ’exception à l ’ initiative du politique « car les commencements et les m ilieux sont de même nature » (Ragion I, 1). La réalité des guerres civiles a montré l ’ horizon d’ excellence de la conservation de l ’État et dissuadé du modèle de l ’ idéal de l ’offensive qui comprend en son sein et tout uniment : l ’ idéal de la prise du pouvoir, de la dissension intérieure et de l ’ expansion extérieure, le modèle entier de la Rome machiavélienne. Elle a fait voir que l ’ idéal de l ’ État ne tourne pas autour de la liberté et de l ’hégémonie, mais de l ’entière sécurité de son existence et de sa nature. C ’ est bien en ce sens que Venise est, comme pour Guichardin, le modèle accompli. Mais Botero accentue le divorce avec Machiavel, du fait même de la mise en doctrine de la raison d’État, de la pensée de son calcul rationnel, en opposant à l ’ idéal de la guerre extérieure et à sa considération (propre au machiavélisme et à l ’espace machiavélien) celui de la police dont le but est d ’ assurer la tranquillité publique. C ’est ce qui conduit Botero à défendre à la fois l ’ idée de la guerre extérieure au titre de dérivatif des guerres civiles (canalisation de la violence civile) et celle de la secondarité du modèle de la guerre par rapport à celui de la police. De là également l ’éloge des États moyens dont la sécurité représente bien l ’ idéal de médiété au niveau de l ’étendue et de la puissance d’ extension de l ’État. Botero préfigure une autre politique de l ’État. Comme l ’écrit Foucault : « La lim itation de l'ob je ctif international du gouvernement selon la raison d'État a pour corrélatif l'illim ita tio n dans l'exercice de l'État de police7. »

- « Raison d’État est bien peu de chose autre que raison d’ intérêt » ( Supplé­ ment de 1598). Le but de la raison d’État est d’ assurer un vivre qui est bien vivre, selon un idéal du bonheur qui ne s’ inscrit pas dans la dimension de la vie morale : le bonheur n’ est pas vie bonne, il est commodité d’existence, « bien être », et revêt un sens tout à fait matériel et composé. La félicité est satisfaction de la commodité. Son vrai nom est l ’ intérêt, non pas dans le sens abstrait de ce qui importe (ce qui intéresse) mais dans celui d’ intérêt matériel. Ce qui inté­ resse véritablement les hommes est la jouissance des richesses dans la sécurité, et c’est là le vrai fondement de l ’harmonie sociale. Botero ne sépare pas l ’ utilité et l ’honnêteté, dans la mesure même où l ’ utilité est pratiquement le fondement

7 Foucault M., Cours au Collège de France de 1979, Leçon 1, cité in : Senellart M., « Le problème... » (art. cit.), 163.

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de toute honnêteté, ce qui y conduit objectivement et de toutes façons quelle que soit l ’ intention morale ou immorale, du sujet. L ’ utilité prévaut sur les autres mobiles de l ’ action. L ’État n’ a, par suite, d’ autre fin que de veiller à la satisfaction de l ’ intérêt de tous ou de pourvoir à leurs commodités. V eiller à la sécurité de tous (la tranquillité publique) et veiller à la satisfaction de leurs intérêts matériels (la commodité), c’est, pour l ’État, une seule et même chose, la sécurité publique. L ’ intérêt matériel est à la fois le même but que celui de la tranquillité et le moyen que l ’État se donne pour assurer la sécurité. « L ’ intérêt apaise tous » (Ragion, III, 109), déclare Botero : les hommes, contrairement à l ’opinion de Machiavel, ne sont pas « méchants », tenaillés d ’un désir d’ ambi­ tion qui les porterait indissociablement à l ’indépendance et à la prépondérance, à la conservation et à l ’ acquisition, ils ne désirent pas toujours plus de puis­ sance et ne sont pas voués à l ’ inquiétude de leur désir, le leurre de leurs ambi­ tions et l ’ instabilité de leurs acquisitions ; la satisfaction de l ’ intérêt matériel (la richesse assurant une commodité d’existence) est le but qui leur convient, qui mesure leurs appétits et stabilise leurs caractères. L ’humanité n’ est pas dispa­ rate et méchante : trop intéressée pour l ’ inconstance et la malignité. Machiavel, bien qu’ il ait mis l ’ accent sur le rapport égoïste, ne parlait pas d’ intérêt. Le terme, attribué à Machiavel, et forgé afin de stigmatiser le machiavélisme, devint vite chose commune au machiavélisme et à l ’ antimachiavélisme, un terme de leur commun lexique et connût, au prix de certains déplacements, un renversement de valeur du négatif au positif. Mais Botero donne un autre relief au m otif de l ’ intérêt, en y voyant différentes raisons à sa positivité : l ’intérêt est à la fois le véritable sens que le souci de soi recouvrait et celui qui ancre ce souci dans un rapport matériel (calculable), mesuré (de juste mesure) et prévisible (la donnée objective d’ une stabilité). Il est le véritable ciment de l ’État, le maître mot et les actions de prudence civile mêlent les intérêts privés aux intérêts publics. Botero récuse ainsi fermement l ’ ancien maître mot : celui de la nécessité. Ainsi, toutes les classes sur lesquelles repose la santé de l ’État sont celles concernées par l ’intérêt qui les apaise, à commencer évidemment par les classes du milieu, et seules les classes populaires sont à redouter, précisément parce que l ’ intérêt ne peut les apaiser. Tout se passe comme si l ’ intérêt apaisait presque tous : c’est là que réside le danger des classes populaires, mues, comme le fait justement remarquer Zarka8, par « la nécessité qui ne connaît pas de lois », et, par suite, capables du pire ; les nécessiteux représentent le plus grand péril et comme le parti de la nécessité. Le m otif botérien de l ’ intérêt déclasse celui machiavélien de la nécessité, et, d’ un même mouvement, la formule de la raison d’ État récuse toute affinité machiavélienne de l ’ autorité avec les classes populaires et le fil directeur de la nécessité, pierre d’ angle de l ’ approche machiavélienne. L ’ intérêt représente la nécessité prévenue, circon­ venue et conjurée, et l ’ essor d’ une action politique déliée de sa relation à l ’ urgence.

8 Zarka Y.-Ch., « Raison d'État et figure du prince chez Botero », in : Raison et déraison d'État (éd. Zarka Y.-Ch.), Paris, PUF, Fondements de la politique, Essais, 1994, 101-120, 112.

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La poursuite pour l ’État de sa propre domination trouve sa raison dans sa capacité à pourvoir à la tranquillité publique par la satisfaction de l ’ intérêt maté­ riel qu’ il s’ agit de faire partager le plus généralement possible. L ’économie et le développement de l ’ industrie, du travail constituent le domaine privilégié de préoccupation : « Il n'y a chose de plus grande importance pour accroître un État [...] que l'industrie des hommes et la multitude des arts et des métiers » (Ragion , VIII, 3).

L ’éclipse (relative) de la préoccupation de la guerre au profit de celle de la police va de pair avec l ’ apparition en titre de la préoccupation de l ’économie et d’ un idéal d’ administration de l ’ordre des choses et de gestion des équilibres. Botero esquisse les traits de l ’ État moderne. C ’est sur le terrain de l ’économie que le problème du gouvernement des hommes est susceptible de trouver une solution scientifique, celui de la régulation par l ’ intérêt et de l ’équilibre des intérêts. Botero défend l ’ idée d ’ une raison d’État, essentiellement alertée des valeurs de l ’ industrie et du commerce, liée au mercantilisme, destinée à enri­ chir suffisamment les citoyens, l ’ idée d’ une prudence d’État qui est science de Γintérêt, connaissance des intérêts et exercice du jugement à leur égard. 3.1.2. Raison d'État et conscience chrétienne : l'articulation

L ’État reçoit par là même un domaine circonscrit et délimité dans son objet et ses fins, indéfini dans son développement, qui est « ferme domination ». Celle-ci se différencie du régime despotique en tant qu’elle veille au bien-être dans la sécurité et ne correspond guère au pouvoir personnel. Certes, le gouvernant ne dirige pas vers une fin extérieure à l ’État, mais il ne domine pas en un sens machiavélique, il est l ’ouvrier du rapport de domination et ne s’iden­ tifie pas à sa « matière ». Il n’est pas lui-même l ’État, et n’ est pas même le sujet du rapport de domination qui définit le rapport objectif de l ’État, il en permet seulement l ’opération. S’ il fait corps avec l ’État, c’est dans l ’exacte mesure où la raison du prince adhère à celle de l ’État comme celle de l ’État à celle de son peuple : unité d’ intérêt, de sécurité et de prospérité communes. L ’ État, luimême, ou « ferme domination », n’est pas absolu : comme le montre Senellart9, Botero fait la distinction entre dominio assoluto (requérant une puissance superlative) et dominio fermo (reposant sur des forces suffisantes) : l ’ un consiste à ne pas avoir de supérieur comme c’ est le cas de l ’ autorité du Pape ou du modèle de souveraineté du royaume de France, l ’ autre à ne pas avoir besoin d’ aide et du soutien d’ autrui, de disposer de forces suffisantes à sa propre conservation ; la première est dite accidentelle et extérieure et la seconde inté­ rieure et substantielle. Or, précisément, le pouvoir de l ’État, conçu depuis sa raison, appartient au second ordre de réalités qui est le plus essentiel. C ’est dire à la fois que l ’État doit se donner pour tâche l ’ autosuffisance (compter sur ses propres forces et les réguler), toute l ’ autosuffisance et rien que l ’ autosuffisance, contrairement au modèle français de la souveraineté royale, et qu’ il tient

9 Senellart M., « La raison d'État antimachiavélienne », in : La raison d'État : p o litiq u e et rationalité (éds Lazzeri Ch. et Reynié D.), Paris, PUF, Recherches politiques, 1992, 15-42, 39.

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son rang de l ’ autorité supérieure de l ’Église et s’inscrit dans un ordre du monde qui lui assigne les fins légitimes. Cette circonscription du souci de soi de l ’État à l ’ autosuffisance s’ accorde parfaitement avec sa subordination au religieux et à la foi catholique. Elle indique une différence de registres : d’un côté l ’État a son domaine propre, de l ’ autre il est rappelé à sa raison d’ être. Si l ’État ne se préoccupe pas d ’ assigner des fins, il n’est pas pour autant délivré d’ un monde de fins assignées : il pourvoit à la condition de la poursuite de fins sans que pour autant l ’individu soit laissé libre de ses fins. L ’État s’inscrit dans un ordre défini par l ’Église et ne connaît d’assise et de fondement que dans la religion. Il faut que la raison d ’État cède à la religion. Contre Machiavel et Tacite, Botero désigne la conscience morale comme ce qui ne peut être transgressé par la raison d’État :

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« Vu que celui qui ôte à la conscience la juridiction universelle de tout ce qui se passe entre les hommes, tant en choses publiques qu'en particulières, montre q u 'il n'a point d'âme ni de D ieu101 .»

Botero refuse d’attribuer de valeur absolue à la puissance d’État et maintient l ’idée de la subordination de la raison d ’État à la conscience et de la puissance d’État à l ’ autorité religieuse. La légitimité du politique revient ainsi à la spiritualité morale et à l ’institu­ tion de l ’Église. L ’État est d’ autant plus le lieu de la puissance qu’ il n’est pas le lieu de l ’ autorité. Si l ’État veille à l ’ autosuffisance des intérêts des citoyens et représente lui-même une puissance qui s’autosuffit, c’est précisément parce que l ’ autorité n’ est pas de son ressort. Elle joue un rôle d’ assise de l ’État qui lui permet de se consacrer de ce qui le concerne. C ’est parce que la raison d’État est raison de puissance et non d’ autorité qu’elle ne saurait entrer en conflit avec l ’ autorité de l ’Église et lui est subordonnée sans conteste possible comme à l ’ autorité supérieure. La raison d’État est sa raison suffisante. Il n’est pas ques­ tion, écrit-il, de « dresser une raison d’État contraire à la loi divine, comme autel contre autel11 ». En ce sens, l ’État n’ est pas plus souverain qu’ autonome, il ne décide pas des fins et n’ouvre pas une autre voie sacrée. Entre autorité de la conscience et de l ’Église et puissance de la raison d’État s’ institue un rapport de subordination et de coordination, de hiérarchie et de division des rôles. En centrant la question sur le problème de la conservation de l ’État et non sur celui de l ’ ambition d’ acquérir, Botero confère à l ’ intérêt ses lettres de noblesse, insère la Realpolitik dans un cadre de référence chrétien et tente d ’ « accorder à l ’ intérêt un espace non conflictuel dans la politique catholique12 ». Botero est à la pointe de l ’ innovation et de la tradition, le plus novateur et le plus conservateur des penseurs de la raison d’État qui lui sont contemporains, au nom même d’ un idéal de conservation et d’équilibre intérieur autant

10 Cité in : Zarka 1994, 105. 11 Cité in : Gauchet M., « L'État au miroir de la raison d'État », in : Raison et Déraison d'État (op. c it), 193-244, 225. 12 Taranto D., « Raison d'État et raison d'intérêt dans la pensée politique de Botero à Sarpi », in : Po­ litiques de l'intérêt (éds Ch. Lazzeri et D. Reynié), Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 1998, 87-118, 94.

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qu’extérieur. Si la raison d’État contrevient à la raison ordinaire et commune et y déroge (addition de la seconde édition), c’ est seulement du fait de ses tech­ niques propres de conservation de l ’État. La raison d’ État s’ arroge un monde à elle. La particularité de l ’ argumentation tient au fait que le contraste repose sur un même mouvement. D ’ un côté, Botero rejette le modèle machiavélien du prince dissimulateur (ou ne réserve la dimension du secret qu’ au traitement du rapport interétatique et fort modérément [Ragion I, 2]) et défend la conception ancienne des qualités vertueuses du prince, dans le rapport avec ses sujets comme aussi - à moindre degré - dans les rapports interétatiques avec l ’ identité des qualités de vertu et de prudence dans les guerres indissociablement justes et utiles {Ragion IV ) ; il subordonne la politique à la religion et le pouvoir d’État à celui de l ’Église, et récuse en bloc la mise en question du modèle ancien et la promotion de l ’État. Il ne lui dresse pas un autel. De l ’ autre, Botero fait de la raison d’État une rationalité à part entière, autonome en ses opérations spéci­ fiques, et s’ il néglige les qualités du prince, du bon prince comme du prince habile, c’est pour dégager un plus grand facteur de consistance propre de l ’État ; de même s’ il reconnaît l ’ autorité supérieure de l ’Église et laisse intact l ’ ancien ordre du monde et son architecture, c’ est en faisant mieux ressortir l ’ autosuffisance de l ’ État. On peut plaider l ’ articulation : ainsi, Zarka tente fort judicieusement de concilier ce qu’ il appelle la justification religieuse et la ratio­ nalisation de l ’État, en cherchant l ’ articulation dans la doctrine des vertus du prince qui permettrait de faire la jointure entre les deux plans : le prince voit son pouvoir fondé sur la réputation, technique machiavélienne de domination, mais l ’efficace de cette réputation est liée à la légitimité morale et religieuse des qualités dont il fait montre (Zarka 1994) ; on peut, différemment, soutenir l ’existence de plusieurs cohérences qui, menées à leur terme, parviendraient à une entière contradiction, en retenant de Botero la cohérence qui innove contre la cohérence convenue. Il reste que l ’élaboration de la raison d’État à laquelle Botero se livre est une des formes de discours qui nous montre « comment s’est constitué au sein d’ un ordre structuré par la transcendance, le plan d’ imma­ nence de la politique13 ». La théorisation de Botero est un exemple de coexis­ tence entre les deux. Avec Botero, la notion de raison d ’État reçoit un sens rigoureux : tout se passe comme s’il laissait intact le rang de l ’État dans l ’ ordre établi du monde pour mieux en changer le métier dans le détail.

3.2. L'empirisme italien Du traité de Botero (1589) à celui de Scipione Chiaramonti (1635), la Renaissance italienne de la dernière période connaît une floraison de traités de la raison d’État. Nous reprenons ici certains aspects de l ’exposé de B o re lli14qui a remarquablement rendu compte de cette diversité. Le problème n’est pas tant

13 Senellart M;, « Autonomie et hétéronomie de la politique : la question de la finalité », in : M iroirs de la raison d'État, Cahiers du centre de recherches historiques , n° 20, avril 1998, 19-28, 22. 14 Borrelli G., Ragion d i Stato, L'arte italiana della prudenza p o litica , Catalogo della mostra, Naples, Instituto italiano per gli studi filosofici archivio della ragion di stato, 1994.

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celui de l ’ usage de la force et du régime d ’exceptionnalité dans l ’ exercice d’ une violence d’Etat requise par son intérêt supérieur, de son mode de prudence, que celui de la légitimité et de la justesse de l ’ invention de mécanismes particuliers pour obtenir l ’obéissance des sujets. Ensemble de procédures destinées à capter l ’obéissance et dont la fonction est le bien de l ’État : sa prospérité et son bonheur disciplinaire. La raison d ’État ne s’y présente pas tant comme une raison éminente que comme une raison spécifique. La question qui s’y rattache et qui traverse presque tous les traités, déjà mise en débat en des sens divers, voire opposés, dans l ’ œuvre de Guichardin et dans VOrazione a Carlo V(1547 et publié en 1558) de Giovanni Della Casa, est celle de savoir s’ il convient de séparer la politique de la morale et lui attribuer une sphère d’ autonomie. Le fait de cette séparation est dans tous les esprits et il s’ agit de lui donner une légiti­ mité ou de la lui refuser. Dans le même temps, la question se pose de savoir comment distinguer et accorder l ’exigence de fidélité au règne de la loi et des institutions pertinentes et celle de technicité des pratiques de gouvernementa­ lité. Ces deux questions corrélatives sont posées dans les termes de partage des raisons, car la question qui est dans tous les esprits et qui préoccupe tout penseur italien de la prudence politique, qui revêt simultanément un caractère normatif (de principe) et opérationnel (de méthode), est essentiellement la suivante : comment diviser la raison ? Et tout uniment : quelle est la légitimité du partage et quel est le bon partage à effectuer ? L ’expression de « raison d’État», et particulièrement l ’événement qu’ a représenté la théorisation de Botero qui suscite l ’enthousiasme des uns comme Calderini dans ses Discorsi sopra la Ragion di Stato di Giovanni Botero (1597) ou la réprobation des autres comme Fabio Albergati dans La republica regia (1627), a introduit la question de savoir s’ il faut accorder la raison d’ État avec le sens chrétien, s’ il faut penser la raison d’État en termes d’ institutions et de normes appropriées à chaque régime ou en termes d’ art de gouverner, comment faire le partage des raisons entre la politique et son dehors et le partage entre les différentes raisons du politique. Même chez les penseurs qui en récusent le m otif et y voient une raison du diable, la pensée de l ’expression fait son chemin et conduit à des distinctions de raisons. Chez tous, l ’expression a fait germer des possibilités nouvelles de théorisation : la raison d’État doit-elle être entendue comme la spécificité de l ’ interprétation des lois comme pour Federico Bonaventura dans son traité Della ragion di Stato e della prudenza politica (1623) ? Faut-il consi­ dérer la raison d ’État comme un art, du même ordre que la peinture, l ’ architec­ ture et l ’ art militaire, la science des artifices de l ’homme d’État, comme pour Zinano dans sa Ragion de gli Stati (1626), et identifier non pas une mais des raisons d’État comme autant de raisons de prudence ? Faut-il comme pour Frachetta distinguer une raison d’État et une raison de guerre ? Comme pour Chiaramonti insister sur une m ultiplicité de raisons d’ État comme autant de procédures autonomes ? Faut-il l ’ entendre essentiellement comme art de la dissimulation et comme la codification des formes de dissimulation, et jusqu’ où, sous quelles formes définir cette dissimulation (faut-il la lim iter à l ’ art des dissimulations comme pour Canonieri dans II perfetto Cortegiano (1609) ou aller jusqu’ à préconiser l ’ art des simulations comme pour Zinano ?).

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La question de la division des raisons apparaît dès lors que la notion d’ intérêt d ’État prend consistance. La notion comporte la prise en compte du bonheur commun, que l ’ on peut entendre soit collectivement, soit sous le double rapport conjoint du bonheur propre à celui qui commande et de celui propre à celui qui est commandé (Zuccolo). À travers l ’ usage nouveau de la notion d’ intérêt, le discours de la raison d’État relie très étroitement l ’ intérêt économique et l ’ intérêt disciplinaire pour faire valoir l ’enjeu nouveau que représente l ’idéal conservateur de l ’ État. Ainsi, la plupart des auteurs (comme par exemple Ammirato, Palazzo, Zuccolo) voient dans l ’ intérêt le véritable ciment de la paix civile et dans le peuple incapable et furieux le danger à conjurer du fait même qu’ il n’ a pas d’ intérêt à défendre ; aussi s’agit-il de le forcer à travailler pour l ’ intégrer à la raison d ’ intérêt et le détacher de la fureur de la nécessité. Rares sont ceux comme Frachetta qui réfléchissent à d’ autres moyens de l ’ intéresser à l ’intérêt. Il faut occuper le peuple et le contraindre à l ’intérêt. Ce souci de l ’inté­ ressement du peuple à l ’ intérêt, de gré ou de force, est unanime. L ’économie pourvoit d’elle-même à la discipline. Tous ces penseurs, s’appuyant sur un idéal aristotélicien du bien vivre, sont pleinement conscients de la modernité de la notion d ’ intérêt dans le traitement du problème politique, et c’est par là qu’ ils s’ attachent à distinguer la bonne raison d’État de la mauvaise. Ceux-là même comme Malvezzi dans ses Discorsi sopra Cornelio Tacito (1622) qui mettent en garde avec vigueur contre ce que Malvezzi appelle la machine de la raison d’État, défendent l ’ idée d’une modernité dans l ’ approche économico-politique qui ne doit plus raisonner en suivant les exempla des Anciens. Dans cette floraison de traités et de penseurs qui réfléchissent pour, contre, mais toujours autour de cette raison d’État dégagée du machiavélisme, tournée non vers l ’emploi de la force et des pièges mais vers la subtilitas de l ’intérêt, il en est deux qui se distinguent plus particulièrement : Ammirato et Zuccolo. Ammirato, à partir d’ une réflexion sur les usages toscan et latin du mot raison, comprend le terme de « raison d’État » depuis la notion de jus , droit : il introduit par là à la pensée de l ’étroite corrélation entre raison d’État et droit public et procède à la juridicisation de la notion. Parallèlement, il en fait la caté­ gorie de la spécificité politique : elle est « raison de gouvernement, raison d ’empire, de royaume ou de toute autre chose », mystère du gouvernement au bon sens du mot, et il faut entendre par là toute infraction des principes ordi­ naires pour un but plus essentiel. L ’ infraction n’ est évidemment pas de l ’ordre de l ’ usage de la violence mais renvoie à toute forme de prévention de la violence et représente une forme particulière de droit public. Ammirato réflé­ chit la question de la division de la raison suivant la progression fortement hiérarchisée d’ une série de raisons, « raison de nature, raison civile, raison de guerre et raison des gens », dans laquelle chaque raison joue le rôle de lim ita­ tion du droit de l ’ autre : ainsi, par exemple, la raison civile lim ite l ’ égalité natu­ relle en introduisant la propriété, comme la raison de guerre corrige la raison civile, et comme le droit des gens corrige la raison de guerre. La rationalisation d’Ammirato procède d’ une pensée ordonnée au principe, celui selon lequel toute raison en corrige et en lim ite une autre, ces limitations ne visant pas nécessairement le même but : ainsi, la raison de guerre corrige la raison civile

La mise en forme de la raison d'État · 69

au moyen du droit de conquête lim itant le droit de propriété tandis qu’elle est elle-même corrigée par le droit des gens qui impose le respect des ambassa­ deurs. Ce système de corrections-limitations est une pensée générale des empiétements légitimes, dont le fil conducteur est une idée de la raison comme exercice de lim itation des domaines réciproques de rationalité et calcul généra­ lisé. Par elle-même, une raison est correction, limitation, dérogation et ce jeu de dérogation appartient à la raison ordinaire. Dans une telle économie des raisons, où est raison ce qui contrevient à une autre, la raison d’État désigne une dérogation surnuméraire, différente de toutes les précédentes et de leur facteur de correction, lequel ressortit de la raison ordinaire - suivant ce même principe de dérogation en l ’élevant à une puissance plus impérative et plus aléatoire et en suivant cette même logique de la compréhension et de l ’extension :

Armand

colin .

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« La raison d'État n'est autre chose qu'une contravention à la raison ordinaire pour le respect du bien public, ou d'une plus grande et plus universelle raison15. »

Il y a là une définition rigoureuse de la raison selon un principe d’ordre et une logique bien distincts. La raison d ’État est une raison extraordinaire qui ne sursoit pas toutefois à l ’ idée de la raison ni à son principe d’ordre, mais qui le parachève. Si elle est la raison qui prévaut, elle a toutefois ses limites et ses confins qu’ il convient de ne pas outrepasser. C’est par là qu’ Ammirato, conformément à un idéal d’équité et selon une configuration originale du problème, distingue nettement la raison du tyran de la raison d ’État - cette dernière s’ instituant au bénéfice du nombre et non du prince - tout en en main­ tenant le caractère extraordinaire. Conception en un sens plus classificatrice que cohérente et plus rationalisante que rationnelle, qui donne, en vérité, toute latitude à la raison d’État et qui, en dehors de la reconnaissance de son caractère absolu, n’en différencie pas suffisamment la spécificité particulière de déroga­ tion, pas plus qu’elle n’ établit de critère précis de distinction entre le bon usage de la raison d’État incarnée par le prince et l ’ abus que le pouvoir personnel du prince peut en faire. Mais conception qui fait entrer la considération de la raison d’État dans celle du droit et des domaines de compétence. Comme le souligne Senellart16, il n’est pas indifférent qu’Ammirato ait rapproché le livre secret du prince (ce livre secret qu’Auguste écrivait de sa main pour maintenir une si grande machine) à celui des riches marchands qui tiennent secrètement un livre de comptes17. Le livre d’État est un livre de comptes (on n’ y trouve rien sur les qualités du prince), et ce livre qui détaille les ressources et les forces de l ’État ne va pas contre le droit public. Il appartient aux considérations du jus

publicum. Zuccolo (1568-1630), d’ une autre manière, cherche dans ses Considercizioni politiche e morali Simoncini (1621) une définition rigoureuse de la raison d’État qui ne l ’ identifie ni à la politique ni à sa dérogation des lois, mais à la

15 Discorsi sopra Cornelio Tacito (trad. M. Senellart), in : Senellart 1997, 226. 16 Senellart M., « Justice et bien-être dans les Miroirs des princes de Osse et Seckendorff », Actes du colloque Specula p rincipu m : riflesso della realtà giuridica, Bologne, Dipartimento di Studi storiche (18-20 septembre 1997). 17 Ammirato S., Discorsi sopra Cornélio Tacito (1594), I, 5L’discours, 2céd., 1598.

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forme de gouvernement ou la constitution de la république. Zuccolo reprend le traitement aristotélicien du bonheur commun et sa division entre le bonheur de celui qui commande et le bonheur de celui qui est commandé, et réfléchit la question de la raison d’État simultanément dans les termes de la nécessité du recours à des techniques royales de prudence et dans ceux de la forme appro­ priée à la nature du régime. La différenciation des raisons, qu’ il faut penser à travers l ’ introduction de l ’expression de raison d ’État, trouve son sens, non dans le trait commun d’ une raison, serait-elle extraordinaire, mais dans la diffé­ renciation des raisons des différents États : « Agir par ragion d i stato ne veut pas dire autre chose qu'agir conformément à la forme du stato que l'on se propose de conserver ou d'instituer » (Senellart 1997, 188).

La dérogation n’est qu’ apparente du fait même que les lois qui sont injustes du point de vue de la nature sont appropriées au temps et au lieu de telle ou telle forme de gouvernement. Avec la pensée italienne apparaissent ainsi différentes tentatives de rationa­ lisation positive et normée de la raison d’État, très éloignées du machiavélisme et de sa formalisation réactive. L ’effervescence de la pensée italienne brille par un empirisme qui relativise la notion et se dispense de toute dramatisation, relé­ guant au rang des vanités ce qui, de cette notion, peut renvoyer à la pose de la Loi ou à la posture du hors-la-loi. Tout ce foisonnement de traités sur la raison d’État connaîtra, du reste, son épuisement et son déclin du fait de l ’ intégration de cette pensée prudentielle dans la jurisprudence des juristes dans le cadre de l ’empirisme juridique qui prend forme, dès le xvnesiècle, avec le « processus de juridicisation et de normativisation de l ’État, destiné à transformer la raison d’État elle-même en “ raison publique” » (Taranto 1998, 111). Ces discours contrastent avec d’ autres appréhensions de la raison d’État, celle des tentatives de révélation de l ’essentialité de la théâtralité de la raison d ’État pour la scène du politique sur le théâtre du monde et pour le théâtre inté­ rieur du moi, ou celles encore de l ’ élévation de la raison d’ État en morale et en dogme d’ État, maximes du royaume.

Chapitre 4

Doctrine et théâtralité

1 L'IDOLE ET L'ÉNIGME La raison d’État incarne le temps des craintes et tremblements de l ’État, de ce devenir-État dont la France a traversé l ’expérience et inventé le modèle, le temps hasardeux et aléatoire de ses soubresauts qui en ont menacé la naissance et contribué en même temps à la formation de l ’ autonomie de l ’État, son entrée en force. Énergie ambivalente, énergie destructrice et énergie formatrice, prompte, d’ un côté, à semer le désordre et dissoudre l ’État naissant, le mettre aux prises des luttes de partis et des guerres de religion, brandon de la guerre civile, offrant le spectacle de l ’horreur et de l ’ insigne (la nuit de la SaintBarthélemy), patiente, de l ’ autre, œuvrant à la consolidation de l ’État et à la reconstruction du politique, soucieuse d’éteindre les dissensions et de ramener l ’ordre ( l’Édit de Nantes). M ultiple dans les bons et mauvais services qu’elle a pu rendre, la raison d ’État a représenté longtemps l ’enjeu du politique, une arme de la guerre civile et une arme contre elle, slogan facile pour l ’esprit de parti et de clan contre tout sens de l ’ intérêt général (la mécanique du coup d’État) et m otif même du souci de faire prévaloir la paix civile (la sagesse de cette raison), simultanément le porte-drapeau des forces hostiles à la consis­ tance de l ’État et le fer de lance de cette consistance même, comme tout autre­ ment dans le temps, l ’expression du conflit entre le projet de consolidation de l ’État et le péril de son appropriation, la captation de sa souveraineté dans le pouvoir personnel ou dans le pouvoir monarchique. À l ’époque de Richelieu, elle a représenté, pour reprendre l ’ expression de Thuau1, « l ’ idole et le scandale du siècle » et en même temps « l ’énigme du siècle », car c’est sur son terrain qu’ en ce temps et ce lieu de l ’histoire, le poli­ tique a pris sens, c’est en son m otif que l ’énigme du politique a trouvé sa traduction. La raison d’ État acquiert son titre de noblesse avec la politique de Richelieu. Son temps représente l ’ âge d’or de la raison d’État : de ses pratiques secrètes et sa théâtralisation (Richelieu s’intéressait vivement au théâtre), de son sens du jeu et de ses machinations, du surgissement du m otif de l ’ intérêt public à l ’égard des particuliers, de la recherche d’ une indépendance à l ’égard des pouvoirs religieux comme du renforcement de la police et de l ’ administration.

1 Thuau É., Raison d'État et pensée politiq u e à l'époque de Richelieu, Paris, A. Colin, Presses univer­ sitaires françaises d'Athènes, 1966, 9.

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Si le gouvernement de la raison d ’État est loin de connaître pour seul point de repère éminent celui de Richelieu, si d’ autres gouvernements dans l ’ Histoire incarnent mieux tel ou tel aspect de la raison d’ État, Richelieu représente un des meilleurs modèles de pratique de la raison d’État. Thuau écrit : « C'est avec lui [Richelieu] qu'apparaissent les droits de l'État, les maximes d'État, les catholiques d'État, les prisons et les criminels d'État, les secrets et les mystères d'État. Toutes ces notions composent une morale d'État, une morale de salut public, très diffé­ rente de la morale vulgaire, qui scandalise bon nombre de français, mais que le ministre pratiquait » (Thuau 1966, 351).

La légitimité de l ’État se fait annoncer par ses infractions, son scandale. L ’élévation de la raison d’État au rang de morale générale marque l ’ apogée du règne des maximes d’État. Si l ’on trouve l ’expression de maxime d’ État sous la plume d’Agrippa d’ Aubigné en 1598, c’est avec Richelieu que l ’État se raisonne, conjugue sa rationalité et sa raisonnabilité. Dans son Testament poli­ tique (1689)2, Richelieu les présente comme bien faites pour lutter contre les ligues et les monopoles et épouser le parti de l ’État. Elles représentent une mise en raisons de l ’exceptionnel propre à éveiller le jugement sans l ’émousser, formaliser et justifier sans ôter la liberté de juger selon le cas. Il y a là une morale déclarée, très construite en préceptes bien faits pour guider l ’ action singulière et qui cherche à circonvenir par le genre de la pointe les paradoxes de sa mise en forme et du péril qu’ elle fait encourir à son usage. Richelieu écrit ainsi à leur propos : « Ces maximes semblent dangereuses et en effet ne sont pas entièrement exemptes de péril » ( Testament; 26).

Le péril tient au fait que, faites pour déjouer les pièges des autres et prévenir jusqu’ à leurs pensées criminelles contre l ’État, ce sont nécessairement des préventions et représentent autant de conseils de prendre les devants lorsqu’ il s’ agit de lutter contre « ces monopoles qui se forment contre le salut public ». Elles recommandent nécessairement d’ agir sans preuves car ces monopoles « se traitent d’ ordinaire avec tant de ruse et de secret qu’on n’en a jamais de preuve évidente que par leur événement, qui ne reçoit plus de remède » ( Testa­ ment, 267). Aussi, dans le même temps où Richelieu en édifie la morale et la met en forme, il en formule le caractère limite. Ainsi, L ’heuillet écrit : « La morale d'État n'est pas une morale du possible, mais de l'impossible [...]. Plus que de "gouvernementalité", il faudrait voir dans cette morale une théorie de l'ingouvernem entalité3. »

De cette volonté de maîtrise absolue dans le discours, propre au caractère édifiant de cette morale d’État, rien ne témoigne mieux que, par analogie, la construction de la ville de Richelieu, faite pour donner à voir l ’ imposition d’ une raison politique sur un espace. Jouhaud écrit ainsi :

2 Richelieu, Testament politique, Paris, éd. du Centre de philosophie politique et juridique de l'uni­ versité de Caen, 1981. 3 L'heu il let H., Basse p o litique , haute police , une approche philosophique de la p o lice (thèse soute­ nue en 1999), 95.

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« Richelieu serait, de ce point de vue, une sorte de rêve éveillé du pouvoir sur lui-même. Dans son ambition plutôt démesurée, dans son implacable cohérence, le projet [...] conjurerait un dépit, l'im possibilité d'agir dans un environnement vierge de rapports de force, le dépit d'avoir à œuvrer dans une société qui résiste. L'hyperrationalité de Rich­ elieu se substituerait à la rationalité défaillante de l'action politique, à l'impossible raison d'État4. »

La tentative de mise en raison d’État de l ’ action politique, tout entière dans la pensée de la maxime d’ État, représente à la fois la manifestation de l ’ ingou­ vernementalité et le vain essai de sa dénégation, très précisément l ’ oubli de la reconnaissance machiavélienne de la résistance de l ’hétéronomie des condi­ tions. Cette reconnaissance allait nécessairement de pair avec la pudeur d’ un silence sur la formalisation de l ’ action politique et du sujet de cette action, la divulgation restait réservée sur la formalisation. L ’édification morale, doctri­ nale et doctrinaire, le parti pris de l ’État, manifestent l ’ idolâtrie en pleine conscience de l ’ énigme, la raideur du Cardinal et l ’extraordinaire mise en souf­ france de son corps propre et mise en scène de cette souffrance (Jouhaud, 1991, 49-82). La mainmise moraliste de la raison d’État, en son ostentation spectacu­ laire, ne peut, chez le ministre que se doubler d’ un théâtre tenu secret qui déjoue la formalisation et ne performe sa morale que pour la désintégrer : celui de la signature.

Remarquable est, en effet, la façon dont Richelieu exerce le secret de la raison d’ État avec les maximes d’État et au dessus d’elles. Jouhaud décrit l ’ opacité et la force énergétique de cette opacité dans l ’ action du ministre cardinal. Il montre comment certaines journées qui ont fait son action, comme la « Journée des dupes » du 10 et 11 novembre 1630, peuvent être reconstruites de diffé­ rentes façons, laissant entière la question de savoir par où le pouvoir de Riche­ lieu a pu l ’emporter. Tous les récits omettent « de dire où était la force » (Jouhaud 1991, 56) et font silence sur le coup de force lui-même qui demeure inassignable. Une énergie présente dans la voix et reconnue de maintes sources : « le seul ton de votre voix a une propriété occulte pour charmer tous ceux qui vous écoutent » (Jean de Silhon), celle d’ agir sur « cette partie de l ’homme qui n’est point sujette à l ’ ordre du monde ». Cette force agissante opère par la signature de ses lettres de commandement, fausses lettres préten­ dument envoyées et fausses signatures dont étaient habilités de faire usage certains de ses secrétaires. La raison d’ État, c’est ici la puissance transmise au « secrétaire à la main » de falsifier l ’écriture, d’ imiter la main de Richelieu. Elle est le facteur du mystère et qui confère à cette écriture une plus-value d’énergie. La force agissante tient au caractère indécidable de la graphie même de l ’écriture de Richelieu, de ce qui est vraiment sorti de sa plume. Le meilleur

Armand

c olin .

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2 LA SIGNATURE DE RICHELIEU

4 Jouhaud Ch., La M ain de Richelieu ou le Pouvoir Cardinal, Paris, Gallimard, L'Un et l'Autre, 1991,

74 · Les doctrines de la raison d'État

secrétaire à la main est celui dont on ne pouvait trouver l ’ identité de faussaire, celui dont l ’écriture demeura sans nom et qui lui-même suscita le mystère. Comme l ’écrit un contemporain : « Nous aurions bien voulu mettre un nom sur cette physionomie mystérieuse » (Jouhaud 1991, 115). La main de Richelieu tient à cette indécidabilité : le secret du pouvoir s’entoure de son mystère et de la mise en suspens de la possibilité d’ authentifier la main de l ’homme d’État. Il passe le mot de l ’énigme, il intrigue en tous sens. Et c’est par là que la main travaille, transmet son énergie. Comme l ’écrit Jouhaud : « La main reste cachée, comme le ministre reste en retrait, avant ou pendant l'action, pour garantir le plus de liberté possible à la force agissante » (Jouhaud 1991, 119).

La force terrible de la raison d’ État, la sinuosité de ses opérations contradic­ toires comme l ’ abrupt de l ’explosion de cela qu’ on appelle sa force tiennent à ses malversations de main et à cette mise en circulation d’ un signe imprenable. Il suffit de savoir que ce signe existe et ne pas savoir s’il est bien là où on le lit. La raison d’État tient à une hyperréalité du signe et marquerait comme lieu le plus efficace de la raison d’État, son blanc essentiel. À la voix qui charme par la fermeté de ses argumentations et le principe de dissimulation de la signature vient correspondre une pratique générale de la raison d’État : celui de l ’ invisi­ bilité de son pouvoir et de la surenchère de visibilité de sa présence. À cette économie appartient la manière dont Richelieu mettait en scène son corps douloureux comme portant la marque sacrificielle de sa participation au mystère du pouvoir et jouait de cette douleur extrême réelle, surprenant soudain ses ennemis par le retour en force de sa puissance. Cette énergie de signature se doublait d’une hyperrationalité creusant davan­ tage le mystère du pouvoir plutôt que le comblant : ainsi de sa voix qui empor­ tait la conviction argumentative et de la manière dont il disposait de multiples argumentations contradictoires sans que personne ne sache la décision qu’ il prendrait et pas même lui, avant qu’ il ne prenne la décision de celle dont il userait et en vue de quelle fin. Si, dans sa modalité, la raison d’ État nomme la prudence science des signes, elle connaît son fondement dans la souveraineté de la décision, en pleine connaissance du déploiement maximal des forces de raisons concurrentes. À la surenchère du visible qui déploie une maîtresse in vi­ sibilité correspond une hyperrationalité qui creuse le manque de raison ou la cause demeurée absente de la décision finale. C ’ est par là que s’ obtient la centralité du pouvoir. Elle creuse dans les raisons d’État le lieu d’ un principe de raison insuffisante. Dans certaines des actions de Richelieu, on trouve le politique consommé qui sait obtenir ce qui convient à l ’ intérêt d’ État en faisant se combattre entre elles les familles de pensée opposées pour faire prévaloir le point de vue qui avait sa préférence mais dans la modération, selon le principe d ’ un juste milieu toute­ fois incliné vers un des deux bords. Action à la fois d’équilibre et de prise de parti, manifeste dans l ’ attitude de Richelieu à l ’ égard du gallicanisme5, et que

5 Cf. l'affaire SantarelIi, qui montre comment Richelieu désavouait ses propres alliés pour faire triom­ pher en équité leur point de vue (Jouhaud 1991, 94-102).

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Richelieu couvrait des maximes mêmes de raison d’État. Ainsi s’ adressant en la circonstance aux parlementaires contre les dévots, et les désavouant pour ne pas heurter le pouvoir du Pape tout en faisant circuler leurs idées et en inclinant l ’État de leur côté, mêlant machiavélisme et raison d’ État, il déclara : « Vous direz peut-être Messieurs que si vous saviez les motifs et la raison des conseils du roi, assurément vous les suivriez. Mais à cela j'ai à répondre que le maître du vais­ seau ne rend point de raison de la façon avec laquelle il le conduit ; q u 'il y a des affaires dont le succès ne dépend que du secret, et beaucoup de moyens propres à une fin ne le sont plus lorsqu'ils sont divulgués... » (jouhaud 1991, 101-102).

Le secret tient en la circonstance au fait qu’ il respecte l ’ impossibilité de se prononcer sur le fait de savoir si la monarchie donne la victoire aux ultramon­ tains en réduisant au silence l ’extrémisme gallican et en n’ allant pas jusqu’ au terme de la bataille ou si au contraire il assure la puissance du gallicanisme moyennant une concession secondaire. Sur la décision prise, les moyens utilisés et la fin voulue, la garantie donnée de l ’ intention et de l ’effet, il n’ y a pas de réponse et il appartient à l ’efficace de l ’ action qu’elle ne connaisse jamais sa garantie : il y va du pouvoir d’État de ne pas même affirmer son impartialité, s’ il veut se donner consistance réelle. Discours général de maximes d’ État qui ne dit rien de la solution choisie en particulier. Il est écrit dans les Pseudo-Mémoires de Richelieu :

armand c olin .

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« Il fallait réduire les jésuites en un état qu'ils ne puissent nuire par puissance mais tel aussi qu'ils ne se portassent pas à le faire par désespoir(). »

Phrase fort juste et maxime éloquente mais qui les signe ? Quelle est la main que la voix de Richelieu fait écrire ? Exposant à la méprise presqu’ autant que lorsque Richelieu fait passer un billet avec ces mots joints « signé de ma main », et qu’ il a, bien sûr, fait écrire d’ une autre. La raison d’État commence à esquisser un renversement d’exposition de la situation du prince : ce dernier n’est plus essentiellement le plus exposé des hommes à la vue des autres, qui donne à voir ses actes et agit en fonction de cette situation d’extrême visibilité, en pleine science des effets, il n’ est pas seulement ni essentiellement celui qui règle ce qu’il donne à voir, celui qui fait voir, mais il devient celui qui, du lieu de son retranchement, est en position de tout voir : pouvoir invisible devant lequel le peuple est exposé. Le modèle machiavélien s’inverse : si l ’exposition du gouvernant demeure et se joue à la fois dans la cérémonie du pouvoir à laquelle le gouvernant ne peut se soustraire et dans sa capacité de faire montre de sa force, c’est-à-dire la mettre encore en signes mais cette fois sous le mode de faire effraction dans le visible - et, à ces deux égards le pouvoir de Richelieu est exemplaire - , le jeu de la dissimulation (la fausse signature et la main cachée) s’appuie désormais sur un autre fonction­ nement du pouvoir : se rendre invisible pour avoir vue (et par là prise) sur tous. Au modèle du prince qui domine les autres (en hauteur de majesté et en puis­ sance, par la force et la reconnaissance de cette force) succède celui qui exerce sa mainmise, qui a barre sur eux. C ’est de ce renversement de l ’économie de6

6 Cité in : Jouhaud 1991, 99.

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l ’ art de gouverner, en témoigne la construction interminable du site qui porte son nom et qui, si peu habité soit-il, devait donner assurance aux sujets qu’ ils étaient bien sous son regard, de par l ’existence d’ un lieu du point de vue tota­ lisant du pouvoir sur l ’espace qui lui fait face, d’ où « de quelque côté qu’ on se tourne, les portes de la ville, du château, du parc et de la grande avenue étant ouvertes, on voit à plus d ’une lieue7 ». Lieu ayant fait le vide sur son terrain (destruction du magnifique château Renaissance du duc de Montpensier) pour en faire prévaloir le rayonnement, déserté, ébauché et inachevable. Ce lieu est significatif de « l ’ absence de lieux politiques où penser la nouveauté » (Jouhaud 1991, 181) et de la première esquisse de l ’ idéal du panoptisme qui en reste encore à la page blanche de la table rase et des travaux interminables. Mais la ville est déjà suffisamment symbolique de l ’ idéal de mainmise elle-même désertée et déjouée, « même si personne ne la voyait jamais, comme personne ne voit jamais le stock d’or de la banque de France » (Jouhaud 1991, 181). Cette énergie de signature et de voix relève à la fois de la mise en jeu du réfé­ rent chrétien (Richelieu était cardinal et chrétien convaincu, il lui arriva même de confesser ses ennemis) et de l ’usage de pratiques susceptibles, depuis la guerre de religion, de remplacer la garantie divine et de marquer de son empreinte Γ autorité indélébile de l ’État. Le cardinal prend sur lui le péché de la violence d’État et, par là, « la source vive de la garantie théologique » (Jouhaud 1991, 61), mais en même temps, il démet l ’Église de sa puissance sur l ’État, il travaille, en pécheur accompli, à l ’intérêt d’État. La raison d’État dont Richelieu est le représentant se dit dans ces maximes d’État bien faites pour servir à de multiples usages et à plusieurs destinations et destinataires, mais elle passe par le coup d’état incessant, par le transfert d’ énergie qui a lieu dans les jeux d’ écri­ tures. Elle suggère ses mystères et exhibe ses machinations, suscitant la fasci­ nation de l ’ imagination et le goût intellectuel du jeu, tandis qu’elle travaille en secret leur non-dit : l ’ agir insaisissable de la décision.

3 NAUDÉ (1600-1653) ET LECOUP D'ÉTAT 3.1. La segretezza, le coup contre la maxime L ’ originalité de l ’ approche de Naudé tient au surgissement d ’un discours qui porte délibérément la doctrine à ses extrêmes au point de la faire se défaire comme doctrine (comme mise en maxime, théorisation ou discours de vérité, ou même comme discours seulement assignable à tel ou tel intérêt et adressé à telle fin). Avec Naudé, la doctrine est portée à son état critique. Il y a là un modèle de forme d’énonciation propre aux discours de la raison d’État, capable de renvoyer dos à dos la doxa de la notion et sa revendication scientifique : discours qui n’est pas davantage de stratégie assignable que de vérité objecti­ vable, tel que tout énoncé s’y trouve toujours contrarié et renversé par la forme

7 Cité in : Jouhaud 1991, 178.

armand c olin .

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d’énonciation. Tout geste qui se pose en raison la dépose en même temps et la vérité de la doctrine est la mise en scène du théâtre in vivo du coup d’Etat. La pensée relève d’ un art d’écrire ésotérique qui porte l ’ indécidable au degré le plus élevé. La singularité d’ approche de Naudé l ’ est autant dans le dit essentiel que dans la forme du dire. De ces deux points de vue, la pensée de Naudé est la critique en règle de toute conception modérée de la raison d’ État et de toute prudence extraordinaire qui ne fait qu’enfermer celle-ci dans les limites du droit et de la morale. La prudence extraordinaire déborde, en vérité, toute pensée de la mesure de l ’ infraction ou d’une équité ajustée à la particularité qu’elle rencontre, comme toute recherche d’ une discipline contre l ’ inconstance. Elle se présente comme véritablement exceptionnelle en ce qu’elle est un « excès du droit commun » porté à son extrême limite, qui épouse l ’ instabilité du monde et les métamor­ phoses de l ’histoire et répond de la légitimité politique sous une forme qui ne saurait se mettre en raison. Il ne s’ agit plus ici d’écart par rapport à la science classique du gouvernement et à la rationalité du droit politique, partant de raison d’État dans le sens désormais usuel de l ’expression, mais de transgres­ sion de tout droit qui échappe à toute catégorisation rationnelle. Non que cette transgression soit sauvage : elle a bien pour fin la stabilité et le renforcement de l ’État et s’articule à une morale politique, mais le loyalisme de Naudé à l ’État absolutiste passe par une transgression extraordinaire : dans le temps même où Naudé désigne une fin du politique (la préservation de l ’État) et défend une morale politique (hasarder le particulier pour le bien public), cette morale est hors normes. Ainsi, dans le temps où il condamne l ’ empoisonnement du dauphin commandé par Catherine de Médicis, il tient pour légitime l ’ assassinat du duc de Guise et du maréchal d’Ancre, si bien que la ligne de démarcation est bien mince entre le juste et l ’ injuste au moment même où elle se maintient et se déplace. La pensée de Naudé franchit ainsi le seuil des maximes d’État : elle récuse avec sarcasme les références de la raison d’ intérêt de Botero, qui prétend faire entrer le politique dans les limites de la religion chrétienne par le seul ressort de la pensée d ’ intérêt, comme elle récuse la timidité des maximes de la prudente raison d’État de Charron tout comme celles de la prudence mêlée de Juste Lipse, et elle dessaisit Clapmar de sa prétention à avoir jamais su parler des arcana imperii. Il s’agit de faire retentir la vérité de cette « chose », dont la signification a été dépravée par ses prédécesseurs et corrompue dans les mots lénifiants de leurs mises en maximes d’État, en recourant à un style d’énonciation qui rende compte de l ’ impossible : celui du secret d’État, secret que l ’ on ne peut et que l ’on ne doit dire et écouter, mettre en sens ou en forme. L ’extrémité ne tient pas tant à celle des actes qu’ à celle de leur mise en forme, et non à la spécificité de ses crimes nécessaires. Entre les prescriptions des maximes de la raison d ’État et celle du coup, la différence n’est pas de contenu, mais de forme : elle tient à la praxis de la violation. Le coup est un faire violence à toute mise en sens rationnelle. C ’est là l ’extrémisme de sa violation. L ’ œuvre de Naudé présente le singulier intérêt de témoigner dans son écriture même de ce rapport à

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l ’ impossible raison d’État et d’y trouver sa mise en scène en littérature qui est l ’ équivalent d ’ une mise en sens. Naudé est le penseur de la théâtralisation de la raison d’État. Homme de lettres et proche du pouvoir, il a déjà écrit de nombreux manuscrits, dont Le Marfore ou Discours contre les libelles (1620) et YAdvis pour dresser une bibliothèque (1625) jusqu’ à YAddition à Vhistoire de Louis XI en 1630, avant d’en venir à la rédaction de son livre décisif, les Considérations politiques sur les coups d'État (1639). Secrétaire bibliothécaire à Rome depuis 1631 auprès de l ’ ancien nonce pontifical à Paris le cardinal Bagni, une autorité de l ’ Église qui aurait pu devenir le nouveau Pape s’ il n’était mort prématurément, il écrit son ouvrage de 1631 à 1639. Il y expose sa conception des choses de façon alerte et corrosive. Après la mort de son maître, il entre au service de Richelieu puis de Mazarin pour lequel il forme la grande bibliothèque du ministre - qui sera détruite plus tard par la Fronde - et rédige en 1650-1651 Le Mascurat qui se présente comme une défense de Mazarin. Homme d’ une très grande érudition, très averti des écrits de ses prédéces­ seurs, Naudé est conscient d’ apporter un éclairage fondamentalement neuf sur la question et prétend en avoir découvert le sens profond. La recherche se donne un objet impossible à saisir dans les mots. Naudé cherche à découvrir et à penser ce qui est véritablement secret dans la raison d’ État, l ’ absolu du secret de l ’ action politique : c’est-à-dire ce qui ne se laisse pas saisir ailleurs que dans l ’ action, ce qui est singulier et adapté à des circons­ tances singulières. Comment faire pour entrer dans le secret de l ’ État comme un acteur face à un événement singulier et pour approcher conceptuellement de ce qui échappe au concept et même au dire le plus minime ? La recherche se donne également pour fin de s’ exposer, car la vérité du secret doit se faire reconnaître des autres. Or, s’il est vrai que le secret d’État est au fondement de son autorité, qui peut autoriser un tel geste transgressif de divulgation ? et qu’est-ce qui peut rendre un tel geste légitime ? Naudé est d’ abord, et sans cesse, confronté à ces deux difficultés : celle de la faculté pour l ’esprit de saisir le secret d’État, celle de la légitimité qu’ il y a, si on le saisit, à le divulguer, et du danger que cela peut représenter pour soi et pour les autres. Car ce dont il est question ici, c’est de la modalité secrète de l ’ autorité de l ’État, et c’est entrer en son secret et le faire découvrir qui semble exclu : impossible et interdit. Naudé, conscient des deux difficultés, répond à la première par l ’ usage de l ’ imagina­ tion qui a la faculté de nous transporter aux lieux où nous ne sommes pas et de comprendre une action en la mimant, et répond à la seconde dans le geste même de publication : le livre, dira-t-il, n’est que la transcription de réflexions avec un homme d’État, imprimé essentiellement pour lui : il ne sera publié en 1639 qu’en douze exemplaires ; livre écrit pour son maître et homme d’État, archivé en un lieu tenu secret, scellé comme en un coffre. Écrivant sur le secret ultime et véritable de l ’État, Naudé doit connaître ce qui ne se connaît pas, dire ce qui ne peut se dire, dans une connaissance et sa présentation qui en réitèrent la part secrète.

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3.2. Raison d'État et tyrannie L ’expression de coup d’État revêt ici un sens particulier : le terme ne désigne pas, à l ’époque, ce que nous entendons par là, une usurpation du pouvoir légi­ time par voie violente, ou le moment d’ une prise de pouvoir par violation de la loi ; il se réfère à l ’ usage ancien et désigne une grande action du prince ou de l ’État qui peut intervenir aussi bien à la fondation d’ un pouvoir que dans le cours ordinaire du gouvernement des affaires et concerner tous les aspects de la vie politique et sociale. Pratique de l ’État et non contre lui et qui ne concerne pas l ’état d’exception de la gouvernementalité mais son ordinaire. Il peut, bien sûr, s’entendre comme une interruption exceptionnelle d’ un status : il désigne le fait qu’il n’y a pas de status ou que tel est le fait du status, son principe de régulation, de m ultiplier les coups d ’État. Naudé donne un autre tour à l ’expression en y glissant l ’ idée d’ action parti­ culièrement exceptionnelle en raison même du double secret, le secret du moyen et le secret du m otif qui y président. La vertu politique revient, pour Naudé, à la prudence entendue en un sens nouveau. La prudence est, pour lui, essentiellement segretezza , le sens du secret, autre transcription de la discrezione, la discrétion ; mais alors que cette dernière n’était modestie et retenue que par la faculté de juger du particulier et de discerner le juste de l ’ injuste ou ce qui est à désirer de ce qui est à fuir, la segretezza n’est modestie, retenue, discrétion que parce qu’elle est « savoir tenir secret ce qu’ il n’est à propos de dire, et parler par nécessité plutôt que par ambition8 », sens de garder les secrets, et faculté raisonnée de dissimulation, une qualité relevant de l ’éthique de l ’oblique et non des facultés d’ intelligence, doublée d’un autre volet qui en est le verso : savoir déchiffrer les secrets, sens de les découvrir tout à part soi. Être prudent, c’est se faire insaisissable et se faire saisissant, ce qui donne consistance au caractère. C ’est ce second volet qui reçoit le tour le plus personnel donné à l ’ approche par Naudé de la prudence : elle est puissance de cryptage et de décryptage. Ainsi définie, la prudence se rapporte d’ abord à l ’ activité du secrétaire et à un art d ’écrire secret. Elle renvoie à un art identi­ fiable, l ’ art d’émettre et de déchiffrer les secrets d’ État, c’est-à-dire très préci­ sément ce dont on peut parler sans en connaître la substance, qui fait l ’ objet d’ une codification stricte (dont le fait est aisément reconnaissable), et d ’ une science du déchiffrement (la cryptographie) ; Naudé en identifie les repères dans sa Bibliographie politique (1633). Mais la segretezza s’étend à une nature bien différente de secrets : les mystères ou arcana qui désignent ce dont on ne peut parler en aucune façon. En son versant extraordinaire, la segretezza se rapporte alors au traitement de l ’ indicible et de l ’ indivulgable. Elle se distingue alors de la prudence ordinaire et même de la prudence extraordinaire, soit qu’on la pense comme la pointe extrême de cette dernière soit comme ce qui lui fait également exception. Ainsi Zarka écrit-il :

8 Naudé G., Considérations politiques sur les coups d'État, précédé de Pour une théorie baroque de l'action p o litiq u e par Louis Marin, Paris, Éd. de Paris, 1988, 165 (dorénavant cité Considérations).

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« Considérant la politique du point de vue de l'action, Naudé est amené à distinguer trois sortes de pratiques du gouvernement, l'ordinaire, l'extraordinaire et l'excep­ tion ne l9. »

À cet ultime écart, se trouve le fond secret du pouvoir et non pas même sa dérivée. Il y a d’ abord la prudence, entendue en elle-même comme vertu morale et politique et qui « n’ a d’ autre but que de rechercher les divers biais, et les meilleurs et plus faciles inventions de traiter et faire réussir les affaires que l ’homme se propose » ( Considérations, 88). Définie ainsi, celle-ci comprend, conséquemment à la pensée de Charron et contre le tri lipsien entre les degrés de fraude et sa théorie de la prudence mêlée, toute forme de dissimulation qui appartient par elle-même au cours ordinaire de la prudence. Aussi faut-il déchiffrer « le masque dont la plupart des hommes se couvrent le visage », selon la formule de Richelieu. Et de même : « Louis XI, écrit Naudé, le plus sage et avisé de nos rois, tenait pour maxime principale de son gouvernement, que q u i ne sait pas dissim u le r ne sait pas aussi régner » ( Considé­ rations , 88).

La prudence s’étend logiquement à toutes les ruses et les fraudes, et, à cet égard, on peut parler de certaines maximes d'État comme relevant à la fois de la prudence extraordinaire - en tant qu’ elles dérogent trop manifestement au droit commun - , et de la prudence ordinaire de la rationalité politique. Ces règles sont usuelles et se présentent de manière déclarée et argumentative, rele­ vant d’une rationalité revendiquée et explicite. « De telles ruses sont tous les jours enseignées par les politiques, insérées dans leurs raisonnements, persuadées par les ministres, et pratiquées sans aucun soupçon d'injus­ tice, comme étant les principales règles et maximes pour bien policer et administrer les États et les empires » (C onsidérations , 89).

Les prescriptions précises d’ infraction du droit commun y revêtent un carac­ tère de généralisation et représentent un corps de raisons. Celles-ci ne sont un secret pour personne. Prudence, en ce sens, ordinaire du fait que, bien qu’elles soient « un excès du droit commun à cause du bien public », les maximes repré­ sentent encore un procès de légitimation. Les actes qui s’y réfèrent sont, par là, attendus et acceptés. Les maximes définissent, à proprement parler, la raison d'État. Les actes commis en son nom, c’est-à-dire au nom de ce corps de recom­ mandations ou prescriptions, sont précédés d’ arguments circonstanciés issus de ce corps de maximes. Ils sont comme les topoi de la politique. La prudence qui s’y exerce, quoique n’étant pas facile et ordinaire, n’est pas la plus difficile. Les coups d’État prennent sens au bord extrême de la prudence extraordi­ naire. Naudé les définit toujours comme relevant d’ «un excès du droit commun à cause du bien public ». « [Ce sont] des actions hardies et extraordinaires que les princes sont contraints d'exécuter aux affaires difficiles et comme désespérées, contre le droit commun, sans garder même aucun ordre ni forme de justice, hasardant l'intérêt particulier, pour le bien public » (C onsidérations , 101).

9 Zarka Y.-Ch., « Raison d'État, maximes d'État et coup d'État chez Gabriel Naudé », in : Raison et déraison d'État..., op. cit., 151-169, 157.

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Toutefois leur caractère extrême ne relève pas d’ une simple différence de degré dans l ’excès. Ils sont d’ autre nature et définissent par là cette prudence véritablement extraordinaire que l ’ on peut dire exceptionnelle. Non en raison d’ une différence de fréquence ou parce qu’ ils se produiraient très rarement, mais parce que leur rareté est plutôt le signe d’ autre chose : de ce qu’elles font exception à la raison, y compris à la raison d’État qui s'expose, à son mode de probation - l ’ argumentation - comme à son mode de procès de véridiction dans le temps. Ils se remarquent à cette subversion du principe de causalité et comme de raison suffisante, à l ’ interversion des rapports de temps, et plus encore qu’ à une légitimation dans l ’ après-coup, à la mise en suspens de la certitude d ’ une finalité. Lieu même du secret, de Y arcane que Clapmar a eu bien tort, selon Naudé, d ’envisager sur le plan d’ une positivité rationnelle. La véritable prudence extraordinaire se trouve là : non dans l ’exception faite à la morale, mais dans l ’exception faite également à la raison.

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« Dans les coups d'État, on voit plutôt tomber le tonnerre qu'on ne l'a entendu gronder dans les nuées, il frappe avant que d'éclater, les matines s'y disent auparavant qu'on les sonne, l'exécution précède la sentence ; tout s'y fait à la judaïque ; l'on y est pris selon le p roverbe français sur le vert sans y songer ; tel reçoit un coup qui le pensait donner, tel y meurt qui pensait bien être en sûreté, en pâtit qui n'y songeait pas, tout s'y fait de nuit, à l'obscur, et parmi les brouillards et ténèbres, la déesse Laverne y préside, la première grâce qu'on lui demande est : fais q u 'o n se trom pe et que je paraisse ju ste et saint, couvre les péchés d 'u n e n u it et les fraudes d 'u n e nuée (Horace) » (Considérations , 101 ).

C ’est par l ’écart par rapport à la rationalisation (celle qu’ on entend habituel­ lement par raison d’État) que le coup d’ État touche au secret de la raison d’État auquel la parole argumentative fait encore écran. Les coups sont les véritables arcana imperii de la politique. Ils relèvent de la segretezza (prudence et science du secret) en son sens extrême : saisie des mystères. Ils ne relèvent plus de l ’entendement des enchaînements naturels mais simultanément de l ’ artifice et de la surnature. La segretezza place les machinations politiques dans le champ des mystères, ce qui fait entrer la technique et la mystique dans le champ commun de la prudence. Le coup est une présentation des choses de telle manière que l ’effet qui émerveille s’ appuie sur une origine perdue, une dissimulation des causes et ressorts ; le coup place celui qui y assiste dans l ’ impossibilité de connaître la cause et même de savoir s’il y a ou non une cause. Prestidigitation du pouvoir qui laisse dans l ’ incertitude de savoir s’ il y a un secret détenu par quelqu’ un ou si au contraire personne ne le maîtrise. Le coup n’est pas une fourberie : cette dernière suppose une machination sans mystère ou un faire-illusion dont on pourrait démonter le mécanisme, voir l ’envers du trompe-l’ œil. Naudé cherche à plonger la machinerie dans la nuit du mystère et éclairer le mystère du lieu du théâtre pour le démystifier. Il met en évidence les procédures techniques de fabrication du mystère tout en faisant sentir ce qu’il y demeure d ’insaisissable. C ’est du lieu d’une critique de la religiosité des mystères et de leurs présup­ posés théoligico-politiques qu’ il en exhibe l ’ indiscernable. Logique du coup d’État, de sa temporalité et de sa signification, qui n’ appa­ raît telle qu’ à rebours ou par la mise en relief de son interversion de toutes les coordonnées de notre rationalité, définie par la temporalité ordonnée selon

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l ’ avant et l ’ après, la causalité qui en épouse les contours, la prévisibilité des rencontres de l ’ actif et du passif, et la discursivité argumentative qui va du général au particulier. La logique du coup d’État n’ obéit nullement à cet ordre. Univers de l ’ imprévisible et de l ’ inargumenté, de l ’ action violente, soudaine et incalculable, où l ’ action précède la raison et sa cause même. Les apparences de raison n’ y sont pas mêmes sauves et le coup est un acte dont la forme trans­ gresse la raison d’ État elle-même. Le coup, si préparé et prémédité soit-il, ne trouve pas sa rationalité et sa valeur dans les motifs qui y ont présidé mais dans l ’effet d’ après-coup. La question des motifs préalables est mise entre parenthèses et il est d ifficile de savoir s’il s’agit d’ un effet dont la cause est recouverte d’ un cache ou d’ un effet pour lequel la question de la cause se trouve suspendue, écartée. Il y a chez Naudé comme une phénoménologie impossible du coup d’État dont on ne sait pas si elle coïncide avec une forme de retrait du principe de raison suffisante10. En tout état de cause, ce qui permet dejuger de la raison et de la valeur du coup d’ État, c’est l ’effet. L ’expression même d’ « effet» est équivoque: il convient de l ’entendre d’ abord dans le sens du résultat obtenu favorable à l ’ utilité publique, sans considération du droit naturel ni de l ’ intérêt des particuliers. Économie de l ’ efficacité. Mais il convient de l ’entendre également dans le sens de l ’ acte rare, non seulement peu fréquent mais précieux, ou difficile et sublime, d’ un effet très extraordinaire incalculable, selon une économie de la théâtralité. Aussi bien la restriction à la nécessité s’ avère trompeuse : l ’ acte n’est pas jugé au seul critère de la positivité de son résultat. Naudé pense l ’ acte depuis la seule consi­ dération de sa nécessité, tout en interprétant la nécessité en termes d’ utilité et de rareté. Il y a une nécessité de la merveille, du miracle noir. « Ce qui est émerveillable et extraordinaire ne se montre pas tous les jours, les comètes n'apparaissent que de siècle en siècle; les monstres, les déluges, les incendies du Vésuve, les tremblements de terre n'arrivent que fort rarement. »

Il y a comme une nécessité de la théâtralité politique (comme seconde fin du politique) qui accompagne et double celle de l ’ utilité (comme première fin) et inscrit l ’utile dans la dimension plus large du jeu, la positivité du résultat dans le mystère de l ’intéressant. Le coup d’État est ce qui a des conséquences consi­ dérables et qui, par là, lui donnent une raison. Il ne fait pas qu’obéir à une nécessité, il la crée. Il césure les temps, met après ce qui était avant. C ’est sur l ’enchevêtrement de ces deux critères de l ’ action politique (son résultat et son geste) que se creuse le caractère flottant et relativement indéterminable de la nécessité.

3.3. Trahison et théâtralité Cette nécessité exclut toutefois l ’ abus du coup d ’État. Naudé en parle comme d ’ un «glaive dont on peut user et abuser» ( Considérations, 107) et en distingue le bon et le mauvais usage. Or, parmi les critères du mauvais usage, il en est un sur lequel il met particulièrement l ’ accent : celui de la tyrannie. Si la

10 Sfez G., Raison d'État et théâtralité, Paris, ClPh, Papiers n° 21, 1994.

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nécessité première du coup d’État est de se défier du peuple comme d’ une bête « vagabonde, égarée, folle, étourdie », de « la tourbe et lie populaire » 0Considérations, 139), elle ne comprend pas avec elle le pouvoir personnel. D ’ une part, cette nécessité de défiance envers le peuple représente l ’ ordinaire de toute doctrine de la raison d’État. D ’ autre part, ce qu’ il y a de propre à Naudé dans le discours de la raison d’ État à l ’égard du peuple, c’ est que, comme le fait remarquer Cavaillé, la défiance et l ’exécration de ce peuple versatile tient au fait que c’est en ce dernier que réside la force, qu’ il est le dépositaire de l ’ immensité de la force qu’ il aliène à un autre et peut, à tout moment, reprendre pour l ’ abandonner à d’ autres11. Le mépris du peuple à l ’endroit de son leurre est indissociable de l ’estime de sa force qui, en un sens très machiavélien, « donne le plus grand branle à tout ce qui se fait d ’extraordi­ naire dans l ’État » ( Considérations, 158), une force que Naudé juge être au fondement des « meilleurs coups d’État ». Cette défiance mêlée d’étonnement, stupeur et admiration, n’est pas faite pour justifier la forme tyrannique, mais pour s’en déprendre au profit d’ un détournement de cette force. Si le coup d’ État a pour nécessité l ’évidente utilité publique de l ’État ou du prince, sa nécessité véritable est toujours ici l ’État lui-même et ne se rapporte au prince que dans la mesure où l ’État est menacé à travers ce qui le menace. Hors de ces conditions, il n’existe aucune nécessité du coup d’État pour l ’ intérêt exclusif du prince. S’ il convient, selon la doctrine de Charron, de s’en remettre au prince pour en décider - ce qui forme le noyau doctrinal de l ’ absolutisme - , il n’en demeure pas moins que tout coup d’État en vue du prince-tyran représente l ’ abus par excellence. Il y a fourberie si le coup est perpétré « en considération d’ un bien particulier, et par quelque tyran » ( Considérations, 92). C ’est pour­ quoi sa véritable lim ite se formule dans la reprise par Naudé dans sa Bibliogra­ phie politique (1633) d’ une phrase de Bonaventura (1535-1602), définissant la prudence :

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« Bon conseil touchant les choses qui concernent la plus grande utilité de la Répu­ blique, sans considération d'aucune autre raison » (Ragion d i Stato).

La seule condition impérative et catégorique est celle de l ’ utilité de la Répu­ blique. C ’ est ce qui fait du coup, indépendamment de tout suspens de l ’ordre de causalité de son effectuation, ce qui trouve une raison finale. Le coup n’est légitime qu’ à cette condition, il révoque la pertinence de toute autre raison. L ’ éloge de la Saint-Barthélemy est exemplaire. Non seulement Naudé y voit une action légitime jugée depuis son résultat ( l’ anéantissement des protestants et la suppression d’ un sujet de trouble dans l ’État) et son effet d’ apocalypse du politique, mais encore la seule objection qu’ il formule à ce coup d’État est de n’ avoir pas été conduit jusqu’ au bout : « Si l'on eût fait main basse sur tous les hérétiques, il n'en resterait maintenant aucun au moins en France pour la [Saint-Barthélemy] blâmer, et les catholiques pareillement n'auraient pas sujet de le faire, voyant le grand repos et le grand bien qu'elle leur aurait rapportés » (C onsidérations , 122-123).

11 Cavaillé J.-P., Dis/sim ulations, Religion , m orale et p o litiq u e au à paraître 2000.

X V IIe siècle,

Paris, Champion,

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Naudé opère ainsi un déplacement essentiel : d’ abord parce que sa pensée n’oppose nullement la raison d’État extra-légale à la raison d ’État légale (dispo­ sition homogène à la forme de gouvernement constitutionnel) mais se passe entre des formes distinctes de transgression ; ensuite parce qu’elle oppose à une raison d’État réglée selon l ’entendement une raison d’État insaisissable qui la surplombe. Sa question est celle de savoir comment constituer une science de l ’imprévisible, une approche du secret, des maximes pour ce qui ne se met pas en maxime ? Car tel est le paradoxe : les Considérations abondent en maximes propres à définir en quoi les coups d’État échappent aux maximes d’ État. L ’écri­ ture des Considérations est nécessairement de main contrariée. En cherchant à faire la théorie de l ’ irréductible secret, Naudé se confronte à deux difficultés qu’ il problématisé comme telles. Il y répond en ouvrant une voie nouvelle dans le traitement de la question. La première difficulté tient à la possibilité même de tenir un discours démons­ tratif de vérité, c’est-à-dire une explicitation et une argumentation, sur ce secret d’État tout en tenant sa parole de faire la théorie du secret comme secret. Naudé définit le discours sur le coup d’ État comme un discours aussi éloigné de la philosophie politique nommée « la science générale de l ’ établissement et de la conservation des empires » (Considérations, 98), propre à des auteurs qu’ il cite, comme Platon, Aristote, Cicéron, que des doctrines de « ce que les Français appellent, maximes d’État, et les Italiens, raison d’État ». Il prétend pouvoir tenir un discours sur la singularité du coup d ’État qui est d’une irrationalité foncière et concerne celui qui exerce le pouvoir. Sa réponse est qu’ il peut entrer dans le secret d’ un homme d’État et se transporter en imagination dans la situa­ tion de l ’exercice du pouvoir, et que 1’ effectuation même de son écriture en témoigne. Or, son discours, en tant que discours, est double : d’une part, Naudé décrit constamment le coup par une surenchère de métaphores, de l ’ autre, il énonce des formules de vérité. En tant qu’ il fait assaut de métaphores, en quoi ce réseau de métaphores peut-il prétendre au discours explicatif ? En tant que distribution de formules de vérité, ne tombe-t-il pas, par là même, dans le discours des maximes ? Discours moins usuel, idiomatique, mais promis à tomber dans le public et à entrer dans le corpus des maximes d’État, s’il se fait reconnaître en sa vérité. Et si tel est le cas, ne se contredit-il pas lui-même ? L ’ aporie apparaît en pleine lumière si l ’ on se rapporte à l ’usage que Naudé prétendit faire plus tard de ses Considérations afin de s’en prévaloir (se présenter comme l ’ auteur d’ un traité sur les coups d’ État) auprès de Mazarin pour obtenir un poste de secrétaire et conseiller politique. Or, dans sa Biblio­ graphie politique, Naudé définit le secrétaire comme celui qui doit cultiver « l ’ art de composer les discours et les traités politiques dont l ’on a besoin en diverses occasions qui se présentent à ceux qui manient les affaires de l ’ État » (125-126), ce qui fait de ce dernier le conseiller politique idéal. Le secrétaire est celui qui est voué au secret et à l ’ usage ordinaire de la segretezza, de la prudence. Son art est celui des topoi ou maximes d’État, des argumentaires possibles dans lesquels le prince puise selon la circonstance, et il se rapporte aux secrets d’État et non aux mystères (arcana). À la différence des Considé­ rations, la Bibliographie politique se présente comme une réflexion sur ce type

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de secrets. De sorte que si on applique sa règle à Naudé lui-même, on doit dire que s’ il argue des Considérations pour briguer un poste de secrétaire et conseiller politique, cela ne peut manquer de signifier qu’ il traite ses Considé­ rations exactement comme un livre de maximes d’État, susceptibles de tomber dans le public et de traiter des secrets. N ’ efface-t-il pas, ce faisant, la différence entre les secrets et les mystères, entre ce qui tombe dans un certain domaine public et ce qui n’y tombe pas, entre le discours des maximes et celui du singu­ lier ? Le discours sur les coups d’État est ainsi, comme le montre Cavaillé, pris dans l ’équivoque suivante : ou bien il est de l ’ ordre de l ’ inflation de méta­ phores et de l ’énumération d’exemples et n’est pas théorique, ou bien il est théorique et rentre dans le discours général des maximes d’État en perdant la spécificité qu’ il revendique. À supposer que faire la théorie des coups d ’État soit possible ou non-contra­ dictoire, le discours de Naudé rencontre une seconde difficulté qu’ il repère, celle de la légitimité d’ une telle théorie. Si le coup d’État repose, de son propre aveu, sur ce qui « pour quelque raison, ne doit être ni connu ni divulgué », qu’est-ce qui autorise Naudé à en connaître et divulguer le fait, c’est-à-dire son modus occulte ou son processus caché de rationalité ? Outre que Naudé prend une liberté qu’ aucun homme d’État ne peut autoriser (se mettre à cette place qui n’est pas la sienne et prendre la liberté de parler, ce qui constitue deux opéra­ tions illicites, se porter au lieu du secret et le violer), qu’est-ce qui l ’ autorise à parler de ce lieu le plus reculé et le plus noir du politique ? Marin fait remarquer que Naudé donne, selon ses dires, « “ deux raisons assez probables et légi­ times” , [...] deux raisons inverses pourtant et également dangereuses » (Marin 1988, 52), s’ autorisant de l ’honorabilité de saint Thomas pour couvrir un geste machiavélique à tous égards. Il construit un édifice de justification qui rend perplexe. Naudé légitime son entreprise par deux raisons d’effets opposés. Le premier effet qui justifierait son entreprise serait que :

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« Ces maximes étant ainsi déclarées et éventées, les sujets peuvent plus facilement reconnaître quand les déportements de leurs princes tendent à établir une domination tyrannique, et conséquemment y donner ordre » (C onsidérations , 78).

La mise en discours revêt, par elle-même, un statut scientifique, et joue par là une fonction critique : la publicité des arcana, comme tout autre mise en maxime, alerterait les peuples et en ferait les juges des États des princes (Marin 1988, 52). La légitimité de l ’entreprise de Naudé serait adressée au peuple contre les tyrans : soit que le peuple ait par là connaissance de ce lieu d’ illé g i­ timité et en soit averti, soit qu’ il ait connaissance du modèle défendable et puisse juger des abus de son prince. Le discours tirerait sa légitimité de la défense de la liberté des sujets et de l ’exhortation à la désobéissance ; discours à double entente dont le vrai sens caché, au rebours de ce pourquoi il se donne, serait la liberté des peuples. Légitimation surprenante tant elle paraît jurer avec la vraisemblance de l ’écrit. Naudé dit la reprendre de saint Thomas, mais elle appartient, en vérité, à la problématique machiavélienne : Machiavel n’ a-t-il pas écrit pour les peuples contre les princes ? Argument qui sera entendu de Spinoza et repris par Rousseau et qui appartient à la stratégie argumentative de l ’écriture machiavélienne.

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Or, à l ’énoncé fort surprenant de cette première raison succède un second bien plus surprenant encore. Naudé énonce la nouvelle raison ainsi : « La seconde, parce qu'un tyran qui veut sans conseil et avis établir sa domination, frappe tout et n'épargne personne, et quand il craint le plus, c'est pour lors qu 'il attaque tout le monde, afin qu'on croie q u 'il est bien puissant [Claudien] ; ou au contraire s'il y procède avec jugement, et suivant les préceptes de ceux qui sont plus avisés et moins passionnés que lui, il se contentera peut-être d'abattre comme Tarquin la tête des pavots plus élevés [...] ; et ainsi le mal qui ne se peut éviter se rendra beaucoup plus doux et supportable » (C onsidérations , 78).

Ainsi, cette seconde raison alléguée pour légitimer son entreprise consiste à consentir à la tyrannie au point de la parfaire. Effet que toute lucidité scienti­ fique peut évidemment produire - tout comme la précédente - et qui est ici présenté comme un second effet positif ! Ainsi, accomplir la tyrannie légitime­ rait l ’ entreprise, et il est remarquable que l ’ ombre de la pensée machiavélienne soit ici également présente à travers la référence au modèle des Tarquins et la pensée de l ’escompte théorique d’ un moindre mal. Il n’en reste pas moins surprenant que Naudé donne comme légitimation de son entreprise le perfec­ tionnement de la tyrannie. Les Considérations seraient des leçons pour les tyrans. L ’ argument ne manque pas de provoquer la stupeur, si l ’ on songe que cette économie machiavélienne du moindre mal est ici attribuée au régime tyrannique en personne et que les Considérations avancent comme modèle de coup d’Etat rien moins que le massacre sans mesure de la Saint-Barthélemy ! Naudé penseur qui ne bât en brèche la conception pacifiée de la raison d’ État que pour autoriser la raison de l ’ État du tyran. Or, l ’ argument ne manque pas d’étonner, à un autre égard, si l ’on a en mémoire que Naudé définit précisément l ’ abus du coup d’État comme étant le régime tyrannique et qu’il ironise sur Néron comme mauvais modèle : c’ est, comme nous l ’ avons vu, la clause essen­ tielle qui lim ite l ’emploi du coup d’État : il faut qu’ il ne serve pas à l ’ intérêt du pouvoir tyrannique. Est-ce à dire qu’ il n’y avait là que feinte et que Naudé défend - sans toujours le dire - une raison du coup qui n’ a plus rien de raison­ nable, étroitement adéquate à l ’ abus et à la tyrannie, un coup d’État sans cran d’ arrêt et sans critère de discrimination entre le bon et le mauvais usage de cette épée dite à double tranchant ? On peut le penser à bon droit, si l ’on se rapporte à la manière générale dont Naudé, en divers textes, parle de Néron. Déjà dans les Considérationsy s’il écarte Néron comme mauvais modèle de la raison d’État, il souscrit à ses paroles les plus extrêmes sur la lie populaire de Rome et l ’ applique aux peuples de notre temps. Serait-ce à dire que Néron est seulement le mauvais objet de la raison d’État, celui que l ’ on pose comme repoussoir - qui ne peut être défendu publiquement - tout en souscrivant secrètement à son action et en le prenant presque pour modèle dans son for intérieur ? La perplexité se retrouve majorée, lorsqu’ on lit ce que Naudé dit de Néron dans l ’Addition à Vhistoire de Louis XI, V 12: soutenant que les princes et grands hommes d’État se doivent occuper à l ’étude des lettres et s’entourer de mémo-

12 Naudé G., A d dition à l'histoire de Louis XI (éd. Zarka Y.-Ch. et Damien R.), Paris, Fayard, Corpus des œuvres de philosophie en langue française, 1999.

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rialistes célébrant leurs actes pour en conserver la réputation, après avoir cité des grands exemples comme ceux de César, d’Auguste et de Pompée, Naudé prend l ’exemple a contrario de Néron qui confirme la règle par le comporte­ ment contraire qu’ il adopta. Or ce qu’ il en dit ne vise pas tant à montrer sans équivoque et unilatéralement que Néron était un tyran (et non un grand homme), ce qui le conduisit à négliger de s’entourer d’ un mémorialiste mais à montrer l ’enchaînement à rebours : c’est parce que Néron ne s’est pas entouré de mémorialiste qu’ il n’ a pas vu ses actions célébrées dans leurs qualités et effacées dans leurs défauts. Certes, le manque de jugement de Néron sur ce point confirme son égarement, mais en même temps, s’il fait l ’ objet d’un tel opprobre, c’est seulement qu’ il ne s’entoura pas d’écrivains pour célébrer ses actions :

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« Et si Néron les eust imitez, et qu'au lieu de boufons, de joueurs d'instruments, de comédiens et de femmes impudiques, il eust faict conte des personnes de lettres, il n'auroit pas esté diffamé pour meschant, ny mis à mort et traisné comme une personne abominable : car les peuples suivent ordinairement aux choses bonnes et mauvaises la croyance des plus sçavants, la plume desquels a la vertu de servir bien souvent d'ombrages aux plus notables imperfections, et d'eslever sur la noblesse de ses aisles ceux qui meritoient d'estre cachez dans les profonds abysmes de l'oubliance... » {A d d i­ tion, 67-68).

Si l ’on suit ce raisonnement à double entrée qui définit un cercle [seul un tyran peut négliger d’ avoir ce type de secrétaire/c’est parce qu’ il le négligeât qu’ on le prit pour un tyran], on voit qu’ il n’y a pas de différence de nature entre le grand homme et le tyran, puisque l ’ écrit ou son absence peuvent contresigner l ’un ou l ’ autre. C ’est une question d’ interprétation des actes dans une écriture, c’ est une affaire de transcription. Dès lors, on peut dire qu’ à maints égards, la raison d’État de Naudé indistingue la raison de l ’État, la raison du prince et celle du tyran, ou qu’ il n’y a jamais eu de tyrannie ni de grand homme claire­ ment assignables, sauf au vu d’ une écriture. Que non seulement le prince est seul à pouvoir faire la différence entre l ’ usage et l ’ abus, le seul à savoir ce qu’il a fait (bon ou mauvais usage de la raison d’État), mais qu’entre le bon et le mauvais usage, il n’est pas de différence notable. Les deux arguments, chacun pris à part, révèlent la complexité du discours de Naudé : légitimation de la liberté et légitimation de la tyrannie également par le discours de la raison d’État. Or, si l ’ on rapproche les deux discours de légitima­ tion, qui s’autorisent des effets escomptés (accroître la liberté, parfaire la tyrannie), on ne peut que remarquer combien l ’effet final ou la résultante d’ un discours qui produirait ces deux effets opposés serait nul. Les peuples et les princes éduqués par ce discours gagneraient en lucidité dans un rapport d’ une telle réciprocité que cela n’ aurait aucun effet politique, ne renforcerait ni les uns ni les autres. M arin écrit ainsi : « Autrement dit, si la légitimité de la connaissance du politique s'établit par la considé­ ration de ses effets, et si ses effets sont contraires par définition, la conclusion est que la légitimité de la science politique est une légitimité nulle (par neutralisation réciproque des effets) » (Marin 1988, 52).

La légitimité de l ’entreprise serait dans cette impartialité inéluctable et cette neutralisation même. Ce serait bien là son intérêt indirect ou négatif. Mais

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qu’ ajouterait-il positivement au politique ? Plus de pertinence réciproque dans l ’ action, une élévation de la conscience des parties prenantes ? Il reste qu’ à titre de discours, il ne s’agit donc pas plus d’ une défense que d’ une critique perfor­ mante de la « raison » des coups d’État. C ’est que l ’exposé du secret du coup d’État en est la trahison. La doctrine en théâtre se donne pour enjeu de tout trahir, y compris la doctrine. Naudé tient un discours en faveur de la raison des coups d’État - l ’essence secrète de cette raison - que cette dernière interdit. Ce secret dont il montre qu’ il ne doit être ni connu ni divulgué, en le montrant, il le connaît ; il le divulgue tout aussi bien, et, s’il déclare ne le publier qu’en douze exemplaires et l ’ avoir écrit pour un seul, tout porte à croire qu’ il l ’ adressa à un public potentiel, au public des « curieux », et qu’ il en souhaita la diffusion. À l ’ instant où il reconnaît la néces­ sité de l ’ interdit, il le transgresse par la mise en discours ; c’est au moment où il feint de ne l ’ adresser qu’ à un seul et le déclare non public qu’ il en assure la publication. Aussi bien ne cesse-t-il d’en violer le secret en le légitimant. Ce discours du secret d’État qui en est la violation, ce respect du mystère qui en est au même instant la profanation, l ’ infraction à la raison d’État qu’ il loue à l ’ extrême, qu’ il soutient en en exposant le pire, et qu’ il défend « en maxime » contre toute mise en maxime, a-t-il pour rôle de dénoncer la raison d’État ? Discours ironique et dissimulé contre la raison d’ État ? Cavaillé fait remarquer l ’extrême ambiguïté de Naudé à l ’égard du pouvoir qu’ il décrit et soutient, une ambiguïté concomitante à sa fidélité à l ’égard de la forme de l ’État moderne, l ’ absolutisme, en une équivoque indémêlable, et un double rapport de serviteur de l ’État et de joueur libertin, en une duplicité constante, chacun des deux tableaux étant aussi « vrai » que l ’ autre. Tout en étant le serviteur convaincu de l ’ absolutisme, Naudé en serait l ’ironiste. L ’hypothèse que formule Cavaillé est que Naudé tenterait également par là, en libertin érudit, de déjouer le politique, de se jouer de la scène politique, ce dont témoigne l ’ énoncé des deux légitima­ tions contraires qu’ il produit pour justifier son entreprise. Ainsi, l ’exposé de la raison d’État, en son bord extrême, est tout le contraire d’ une doctrine. Il est la doctrine portée à son renversement. Il révèle l ’ ambi­ guïté propre à la mise en discours de la raison d’État (et sa mise en doctrine) qui est de s’auto-cri tiquer dans son procès même d’ exposition. Naudé procède à une démystification de la raison d’État, non seulement en dénonçant celle des idéologues de la raison d’État (de ceux qui en allèguent la raisonnabilité et la rationalité et en donnent une présentation honorable), mais également, en recourant à son hyperbole mythologisante. Discours très évidemment oblique, qui « sème le désordre » dans la lignée de l ’ art d’écrire machiavélien, que Naudé fait mine de désapprouver dans une expression virgilienne qui en trahit le ravissement : « Il a malheureusement jeté un vent furieux dans les fleurs, et des sangliers dans les fontaines pour en troubler le clair ruisseau » (Considérations, 92).

Comme Machiavel, Naudé fait l ’éloge de l ’ opacité et derrière l ’ exacte opacité du pouvoir se dissimule l ’ opacité d’ une autre justesse. Cette dernière consiste à déjouer le politique et à faire tomber le discours extrême de la raison d’État dans le domaine du public, et, par là, en émousser

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l ’incidence. Elle consiste également en une autre attitude, celle de jouer le p oli­ tique. Dire le secret de la raison d’État sans le trahir, dans la pleine assomption de son ambiguïté, c’est en être Γacteur. C ’est en ce sens que Naudé dit y avoir transmué tout son esprit et toute son imagination : Naudé parvient à dire le secret comme secret dans le mouvement d’écriture qui mime le coup d’État, dans une actualité de l ’écrit qui rejoue l ’ actualité de l ’ action, comme on montre l ’escrime. Il parvient à le dire dans son ambiguïté de légitimité et d’illégitim ité parce qu’ il l ’ agit dans l ’écriture. Simultanément agent secret et acteur de la raison d’État. C ’est par là qu’il se montre tout autrement qu’en ironiste dénon­ ciateur, en comédien du sublime noir pris au geste qu’il mime. Il inscrit ainsi la vérité du politique comme n’étant ni légitime ni illégitime, mais d’essence théâtrale. Ce que la politique poursuit, c’est le théâtral. Marin distingue dans le théâtre baroque de la politique la scène de fondation ou de refondation, telle que : « le passage transhistorique de la violence et de la guerre naturelle aux régulations et aux limitations de l'État de droit dans un moment transcendantal où, dans le même instant, l'État s'annule et se fonde13 ».

le temps du coup d’État, où se marque « l ’ apocalypse de l ’ origine de la société » (Marin 1992, 250) et le temps de la mise en représentation et en signes du pouvoir, ou celui de la cérémonie du pouvoir. Naudé parlerait de cette alter­ nance. Il en parlerait en théâtre. Au-delà du discours exposé à se contredire en s’énonçant, le théâtre montre sans que la contradiction soit dirimante, c’est-àdire en la traversant, l ’ ambiguïté de cette violence du coup qui pose en déposant et réciproquement. Violence de la force qui se dénie dans la loi et se fait oublier dans le pouvoir mis en représentation pour se rappeler en un éclair à notre souvenir dans le coup d’État. Marin entend par le coup :

Ce qui se montre dans l ’explosion de la force, ce n’est pas tant la force comme telle et comme la nudité du pouvoir brut que la violation de l ’ enchaîne­ ment. Une apparition qui est disparition, une éclipse du politique qui en est le jeu, non plus tant le libertinage ici que le sérieux du jeu que l ’on peut décliner à l ’ envers dans le libertinage de déjouer. La raison d’Ëtat qui relève de la prudence ordinaire est de l ’ordre de la cérémonie du pouvoir : avec ses four­ beries et ses ruses, ses injustices couvertes par avance, créditées des maximes d’État ; la raison d’État qui relève de la prudence par trop extraordinaire est celle du coup, entendons, celle du geste. Ce qui se montre de ce côté-là, c’est que ce qui compte dans le politique - l ’ intéressant de la raison d’État - c’est l ’ apparition d’ une qualité plus indéterminable que la force ou la ruse, certaine­ ment voisine de celle que Machiavel nomme la virtù et qui est indissociable­ ment superlative (d’ où également le superlatif de la phrase de Naudé). Cette qualité qui délie, qui intervertit les temps et bouleverse les catégories, ne

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« l'éclat et le choc de l'absolu de la force, son explosion instantanée, l'épiphanie de la violence dans une action décisive » (Marin 1992, 247).

13 Marin L, « Théâtralité et pouvoir, magie, machination, machine : Médée de Corneille », in : Le p o u voir de la raison d'État..., op. cit., 231-239, 236.

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ressortit pas du machiavélisme de la force. Sa culture n’ est pas seulement celle des armes. La force, par elle-même, est commensurable : elle ne fait pas l ’effraction. Comme Machiavel, Naudé montre que cette qualité ne se nomme pas en qualités concrètes ou caractères abstraits, qu’elle les comprend en les excédant, qu’elle ne s’acquiert qu’ à l ’ épreuve des grands exemples historiques, et Naudé en rapporte le sens à l ’étude des lettres autant qu’ à celle des armes à la différence de Machiavel qui fait mine de reléguer les lettres, quitte à faire parler ses condottieres en stoïciens. L ’éloge de Louis X I revêt ici un sens profond car il relie son sens du geste et des actes politiques (propre à la dissim­ ulation ordinaire comme au coup d’ État) à son sens du Livre et de la protection des arts (propre à l ’étude des grands exemples), le sens du secret et celui de sa publication. L ’éloge de Louis X I et de son rapport aux lettres témoigne d’ une pensée pour laquelle la praxis de l ’ action, dont l ’essence est le geste, a lieu autant en littérature que dans le réel, passe autant par les lettres que par les lances ( Considérations, 147). Le geste d’effraction, qui n’est pas de signe, s’ apprend par les signes. Il est tout à la fois « trahison de la représentation dans une culture de la représentation », pour suivre l ’ orientation de Marin, et, trahison de la force dans une culture de la théâtralité. Comme Machiavel, mais avec un autre sens de la scène, Naudé montre le fait de trahison dans le geste politique. Est politique l ’ effraction ou la trahison plurivoque, qui met la logique à rebours, geste équivoque d’ annulation et de fondation, capable de maintenir l ’ indéterminable. Le coup d’État, tel que Naudé le montre, ne délivre pas du non-dit et ne défait pas l ’ inassignable. Le crime d’État est ce qui maintient l ’ inassignable, il remet en désordre. Si le flo t de sang défait l ’ incertitude14, il fait entrer dans un autre temps de l ’ indéterminable : Il procède à la fois à une nouvelle mise en ordre et à une mise en désordre. Tout l ’ art de Naudé est de travailler la mise en discours de la raison du coup d’État - nécessairement faillible et exposé à la contradiction - par une mise en scène théâtrale. Si le théâtre peut dire, traversant le discours et le détournant de ses usages, ce que le discours du politique ne peut pas dire, c’est qu’ un des faits du politique est qu’ il est d’essence théâtrale. Si l ’ on en croit Marin, et sa mise en évidence de la présentation baroque de l ’ action politique, le théâtre présente la théorie du politique inexprimable autre­ ment (dont la présentation dans un discours n’est ni possible ni autorisé). Le déplacement de la scène politique en scène théâtrale n’ a toutefois lieu que parce que « la politique dans sa pratique même est théâtrale » ( Théâtralité et pouvoir, 234). Cette valeur paradigmatique du théâtre pour le politique tiendrait au couple secret d’ État-coup d’État. Si la raison d’ État se laisse exposer théâtrale­ ment, c’est qu’elle est d’essence théâtrale en sa manière de faire alterner dans la représentation la cérémonie du pouvoir et son ostension rituelle, d’ une part, et « le fond sombre des arcana imperii d’où surgit la fulgurance du coup d ’État » ( Théâtralité et pouvoir , 235), d’ autre part. Peut-être faut-il aller plus loin que ne le fait Marin et, par là, en renverser l ’ évidence. Si le geste théâtral

14 Crouzet D., « Apropos de "l'établissement de la raison d'État et la Saint-Barthélemy" », in : M i­ roirs de la raison d'Etat..., op. cit., 67-68.

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reprend celui de la raison d’État et remontre, ce n’est peut-être pas tant pour révéler la vérité nue de la force, dépouillée de son manteau de théâtre comme dernière instance du politique, mais pour révéler le manteau de lumière du théâtre lui-même, ou pour montrer que la vérité du politique n’est pas la vérité de la force déguisée mais, son envers, la vérité du déguisement et de la scène par rapport à un lieu du secret inassignable, au statut indéterminable comme à l ’origine éclatée. La vérité du politique est sa mise en signes, le suspens de toute dernière instance et la marque d ’ un intervalle qui ne renvoie à la force qu’ au titre d’ un des signes arbitraires de l ’ intervalle. La puissance est le nom de ce jeu. La logique ordinaire de la raison d’État, celle de sa rationalisation, qui épouse toujours les contours de la cérémonie du pouvoir, sa mise en représen­ tation, connaît sa vérité depuis sa marge, la scène du coup d ’éclat (éclair et nuit), le geste qui rouvre le politique. Le geste peut être de violence, mais pas nécessairement, car au fond ce n’est pas le geste qui est de violence ici mais la violence qui est de geste. De ce fait même, un autre rapport que celui de la violence peut être de geste, viser l ’effraction. Sur le terrain du théâtre, la pratique politique de la raison d’État peut être exposée en son fond, et, en même temps, défaite en un double sens : exposée en sa cérémonie et défaite en son effraction, exposée en son effraction et ironiquement défaite en théâtralité. Le théâtre dit Γ ambiguïté constitutive du geste qui se pose et se dépose en même temps, s’ institue autant qu’ il se destitue. Il dit l ’ acte en son ambiguïté qui ne retire rien à sa consistance. Tout discours lui-même qui prétend présenter la raison d’État participe indi­ rectement de cette théâtralisation. Naudé ne peut montrer le coup d’État dans son efficience et sa légitimité qu’ à la condition d'assumer, pour lui-même, l ’ ambiguïté théâtrale de son geste (qui est une forme de coup dans la pensée) qui est à la fois et indissociablement un acte d’ allégeance et de désobligeance, de défense et de condamnation, d’ annonciation et de dénonciation, un acte qui sert les intérêts du prince-tyran et qui sert l ’ intérêt des peuples. Le geste est transgressif essentiellement, c’est-à-dire qu’ il n’est pas situable dans l ’alterna­ tive entre le consentement à la raison d’État ou sa dénonciation. La raison d’ État y est jouée suivant un mouvement qui ne déjoue qu’en rejouant le tout de la raison d’État dans un geste de hasard indéfiniment réitéré. Le geste du coup d’État est là pour en déstabiliser toute raison. C’ est par là que le discours de Naudé touche à la fonction critique des discours de la raison d’État : non dans leur mise en cause mais dans le geste même de se déprendre de soi. Ce discours tient à une stratégie argumentative qui confine au vertige sous différents aspects : celui d’une finalisation du coup d’État en vue du bien de l ’État tout en émancipant le geste selon une « simulation discursive irréductible au “ service” et au “ soutien” inconditionnels qu’il apporte, par ailleurs, et dans son écrit même, au pouvoir d’État » (Cavaillé 2000) ; celui d’une intelligence du coup d’État qui met toute raison en échec « y compris la raison d’État et qui se met ellemême en échec comme raison » (Cavaillé 2000 ; Sfez 1994) ; celui d’une désacra­ lisation du mystère d’État qui en exhibe, sous un mode libertin et parodique, toute la fabrique technique, loin de tout discours ontothéologique, mais qui, en même temps, sous un autre rapport de malice, en conserve l ’épaisseur de mystère dans

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son opération d’écriture démystificatrice même et fait figurer le caractère de l ’ insaisissable (Cavaillé 2000) ; celui d’ un discours qui fait paraître l ’ effraction de la représentation pour faire signe vers ce qui se dérobe à toute dernière instance, cette dernière serait-elle celle de la force ; celui enfin d’ un discours qui ne parle pas de l ’ acte du coup à distance et en théorie mais le performe en effet, en littérature, c’ est-à-dire non pas en effigie, mais au contraire depuis cette vérité ultime selon laquelle la lettre est une lance de telle sorte qu’en publiant le secret et ses apories, Naudé simule le coup, mais d’ un simulacre qui l ’effectue. Cavaillé écrit ainsi : « L'objectif de Naudé n'est pas seulement de contribuer à la science politique et il n'est pas animé par le seul souci de vérité, mais par celui de performer dans son texte, par simulation discursive, l'art sublime et abject à la fois du coup d'État, manifestation à la fois d'une volonté impérieuse, d'une intelligence souveraine et d'une puissance inouïe » (Cavaillé 2000).

C ’est par ce vertige fixé de la stratégie argumentative du discours de la raison d’État que l ’œuvre de Naudé témoigne toujours de l ’envers et l ’endroit des discours de la raison d’État : la lettre et l ’ action, la fin et le geste, la doctrine et le théâtre.

4 LA SCÈNE SHAKESPEARIENNE C ’ est dans le théâtre shakespearien que la théâtralité qui déborde le p o li­ tique trouve à se dire. Sur un ton qui n’ est plus libertin et qui n ’ est pas tant démystificateur que sacré et contre-sacré - il n ’ est que de vo ir la façon dont Naudé ironise sur les arcanes de Jacques I erd ’ Angleterre à la différence de Shakespeare - , la scène shakespearienne nous permet d ’ éclairer la raison de l ’ État sous toutes ses formes et particulièrement celle nommée raison d ’ État, depuis une interrogation sur l ’ essence mystérieuse de l ’ autorité de l ’ État, et les figures de la grandeur et la misère de ce mystère. A in si dans Troilus et Cressida , Ulysse confie à A ch ille ces mots : « Il y a dans l'âme d'un État une force mystérieuse dont l'histoire n'a jamais osé s'occuper, et dont l'opération surhumaine est inexprimable à la parole et à la plume » (Acte III, scène 3).

Le mystère de la force d’ âme de l ’État se trouve approché au théâtre par la mise en scène des mystères de l ’institution de la souveraineté (la théorie des deux corps du Roi) et de sa pratique (celle de la raison d’État). Leur raison s’y trouve exposée et déconstruite. Avec Shakespeare, la politique se révèle comme d’essence théâtrale et ce qui en travaille le théâtre n’est pas politique et relève de l ’énigme du mal. Historiquement, les interactions furent constantes entre l ’œuvre de Shakespeare et le politique. D ’une part, les actes royaux de Jacques I er, celui de son investi­ ture comme celui de son pardon à l ’égard des conjurés du Bye plot, portaient l ’empreinte de la théâtralité, celle des arcana imperii, des Mystères fondateurs de l ’ autorité politique ; d’ autre part, les pièces de Shakespeare transposèrent sur scène les problèmes juridico-politiques de l ’ État, la question des arcana

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imperii (les « coups » entrant dans les mystères) que celle de la raison d’État ou de ce qui s’ébauchait comme telle, et furent partie prenante de l ’ histoire poli­ tique de l ’ Angleterre. Ainsi, Kantorowicz fait remarquer que Richard II joua un rôle dans le conflit qui opposa Essex et la reine Élisabeth :

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« En 1601, à la veille de sa rébellion manquée contre la reine, Essex fit donner une représentation spéciale de Richard II, au théâtre du Globe, pour ses partisans et le peuple de Londres » (Kantorowicz 1989, 49).

Au cours du procès d’ Essex qui suivit, cette représentation constitua une pièce du dossier, elle fut discutée par les juges et par les deux plus grands juristes de l ’ époque, Coke et Bacon. Selon Kantorowicz, après l ’ exécution d ’Essex, Élisabeth se plaignit de ce que « cette tragédie ait été jouée quarante fois en pleine rue et dans les théâtres » et s’ identifia au rôle de Richard II. « Je suis Richard II, s’écria-t-elle, ne comprenez-vous pas cela ? » La tragédie de Richard II joua un rôle subversif à l ’égard de la Couronne d’Angleterre : elle ouvrit un débat et nourrit un conflit politique décisif. C ’ est dire que l ’efficacité littéraire était liée à une efficacité politique et que la scène qui s’ y jouait entrait dans le cours du théâtre du pouvoir. On pourrait en dire de même d ’ autres pièces dont le rôle politique fut évident comme Richard ///, Mesure pour Mesure, ou La Tempête. L ’effet ne fut pas seulement théâtral. C ’est que la théâ­ tralité shakespearienne présente ce caractère d’exposer la situation critique de l ’ autorité politique, en deux directions différentes : -c e lle de l ’ autorité politique éclairée qui, faisant bon usage (rationnel et raisonnable) de la raison d’État, s’en sert comme d’un instrument d’ apaisement des violences dues à l ’ arbitraire du pouvoir et au rigorisme de la loi. Cette orientation va du réalisme tempéré de Mesure pour mesure au sublime clair de La Tempête. Ici le politique déjoue la violence et se trouve lui-même déjoué par la scène de l ’ intériorité ; - celle de l ’ autorité politique confrontée à la splendeur de son désastre qui est prisonnière de ses Mystères et d’une raison d’État en déréliction. Cette orienta­ tion est celle de la profanation de l ’ institution des Deux corps du roi (.Richard II) et de la mise en ironie de la raison d’État {Richard III). Scène du sublime noir où la mythologisation est, en même temps, démystifiante. Cette seconde orientation livre la clef de la théâtralité shakespearienne du politique : le théâtre expose le politique en tant qu’ il est défait et apporte en même temps la nouvelle de son institution et de sa destitution. Il présente une théâtralité propre à se jouer dans le politique comme le fait du politique (ce qu’ est l ’ agir politique) et simultanément à le déjouer et le subvertir, en un geste d’insubor­ dination de la théâtralité à l ’égard de la politique, celle du ratio status regni, des arcanes ou de la raison d’État. Kantorowicz montre comment la ratio status regni ou regis était à penser en Angleterre depuis la notion de corpus rei publicae qui évoque, à bien des égards, le corpus mysticum de l ’Église ; la théorie juridique de la monarchie et la rationalisation apparaissent sur fond des catégories ecclésiales de la commu­ nauté de salut, et d ’ une mystique royale ayant emprunté ses mots, ses rites et ses manières à la mystique religieuse. L ’Église sert de modèle à l ’État et la mystique se trouve au centre du dispositif absolutiste. La notion de raison

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d ’État, déjà présente au Moyen Âge, impliquée dans les idées de la charge publique du roi, était semi-divine, et la notion de ratio status regni gardera quelque chose de cette appartenance originaire. Elle se relie à la mystique étatique et la pratique rationnelle du pouvoir n’est pas affranchie du modèle religieux. Jacques I er célèbre les mystères de l ’Etat. L ’Église put servir de modèle à l ’État, monarchie mystique fondée sur une base rationnelle. Richard II est la tragédie de cette raison de l ’État et de son for intérieur, celle des Mystères de l ’État et des Deux corps du Roi. La pièce est la présentation de ce concept : « Le concept juridique des Deux corps du roi ne peut être séparé de Shakespeare » (Kantorowicz 1989, 37). Cette pièce en est le meilleur exposé car Shakespeare restitue la théâtralité de ce droit. Pourquoi le meilleur exposé en estil la tragédie ? C’est que la scène shakespearienne ne présente la théorie des deux corps du roi que sous la présentation de sa décomposition. Le M iroir de cette raison de l ’État est un miroir brisé : il témoigne du fait que ce modèle d’institu­ tion de l ’ autorité est lui-même une fragilisation intérieure et extérieure de la personne du roi. Richard II met en scène un roi qui résiste à la condition qui lui est impartie d’être ces deux corps, l ’ un périssable et inessentiel qui est son corps privé naturel, l ’ autre son corps éternel qui est son corps substantiel : condition insoutenable qui demande au souverain d’effacer la part vivante de son corps naturel mortel devant la part incorruptible et anonyme de lui-même. Richard II est celui qui ne va cesser de se révolter contre ce dédoublement de soi. Saisi par la violence du sacré d’un labyrinthe de duplicités, le roi Richard fait l ’épreuve de « l ’ aspect humainement tragique de la gémellité royale » (Kantorowicz 1989, 37). Asservi à un corps sans-vie, Richard II vit cette condition de la décomposi­ tion de soi, dans la manière dont l ’institution des deux corps se compose humai­ nement avec son propre corps. Il fait l ’expérience de la décomposition des deux corps du roi et l ’ accomplit en accusant ses traits, de par son geste de défection à son endroit. À la figure du roi-qui-ne-meurt-jamais vient s’opposer la vraie figure du roi-qui-meurt-toujours et « la Royauté vient à signifier la mort et rien d’ autre que la mort » (Kantorowicz 1989, 40). L ’ accès au trône est accès à l ’ agonie et à son accélération dans les gestes de surenchère dans le dédoublement et la division de soi, dans le mouvement même par lequel Richard II se débat pour s’y sous­ traire (Sfez 1994, 91-100). L ’institution précipite la dissociation du roi en même temps qu’elle est un appel à l ’insubordination à son pouvoir. La théâtralité de Richard II est éloquente de la profanation du mystère de l ’État et en déploie le caractère infernal selon une sacralisation à l ’envers (comme le montre la scène du rite de déposition de la Couronne), comme elle est éloquente de la folie de la raison de l ’État. En tant que la théorie des Deux corps du Roi ne s’expose ici qu’en tragédie, les deux corps qu’en écartèlement, la théâ­ tralité du politique se voit subvertie par un nihilisme du mystère, la présentation du sujet enferré dans le néant du sacré et sa résistance négative à son égard. Or, à cette mise en scène de l ’effondrement de cette raison de l ’ État, celle de l ’ institution des deux corps du roi, succède la mise en scène de la déréliction d’ une autre raison de l ’ État qui paraît lui succéder efficacement, nommée raison d’État, toute maîtrisée par la logique de l ’ intérêt de l ’État et mesurée au critère sûr de l ’efficacité, une raison de l ’État déthéologisée, et qui ne reprend

Doctrine et théâtralité · 95

les mystères qu’ à travers les machinations de coups d’État ; une raison d’État qui, par son sens du coup, n’est pas, en vérité, si loin de celle des arcana et dont on a vu, avec Naudé, comme elle se compose avec eux. Richard III en est la présentation négative. Richard III est la pièce de la folie du coup d’État, de la trahison et de la raison d’État. Elle présente la théâtralité politique à son extrême, c’est-à-dire à la faille intime de sa conséquence avec soi, défait ce qu’elle expose, en présentant par là une théâtralité qui lui ressemble comme son double et qui la tourne en dérision. L ’ argument de la raison d’État est allégué lorsque Richard III s’ écrie : « Ainsi, chère Mère (c'est ainsi que je dois vous appeler), faites-vous auprès d'elle l'avocat de mon amour ; plaidez ce que je serai, non ce que j'ai été ; non ce que je mérite, ce que je mériterai. Insistez sur la nécessité et sur la raison d'État, et ne vous montrez pas revêche à de grands desseins15. » « Sans elle, je prévois pour moi-même et pour toi, pour elle, pour le pays et pour bien des âmes chrétiennes, la mort, la désolation, la ruine, la chute. Ceci ne peut être évité que par cela, ceci ne sera évité que par cela. » (R ichard III, Acte IV, scène 4.) « La reine É l i s a b e t h : — Serai-je donc ainsi tentée du démon ? Le roi R i c h a r d : — O ui, si c'est pour le bien que le démon te tente. La reine É l i s a b e t h : — O ublierai-je moi-même d'être moi-même ? Le roi R i c h a r d : — O ui, si le souvenir de vous-mêmes vous nuit à vous-même. La reine É l i s a b e t h : — Mais tu as tué mes enfants ! Le roi R i c h a r d : — Mais je les ensevelis dans le sein de votre fille ; et dans ce nid parfumé, ils vont renaître de leurs cendres pour votre consolation. La reine É l i s a b e t h : — Vais-je donc gagner ma fille à tes désirs ? Le roi R i c h a r d : — Et devenir par cette action une heureuse mère. La reine É l i s a b e t h : — J'y vais ! » (R ichard III, Acte IV, scène 4.)

Buci-Glucksmann écrit :

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armand colin .

La photocopie non autorisée est un délit

« Avec R ich a rd III, Shakespeare énonce sans doute la forme même de cette scission, sa cause, le développement de la raison d'État. C'est au nom de la raison d'État que Richard III essaie de convaincre Élisabeth de ses "grands desseins", lui qui a assassiné les enfants royaux. C'est cette même raison d'État qui détruit de sa tyrannie, de son usur­ pation illégitim e et calculée, les modèles antérieurs de la conscience morale reléguée aux archaïsmes16. »

Mais l ’ argument de la raison d’État n’est pas la raison de l ’ acte. L ’ argument sert de prétexte et de moyen de chantage. C ’est devant lui que la reine Élisabeth ne peut que céder et peut se permettre de céder. Le nom de la raison d’État n’est ici qu’ invoqué et ironisé. Richard III n’évoque l ’ argument de la raison d’État qu’ après qu’il ait ravagé tout l ’État et dans une seule circonstance déterminée : lorsqu’ il s’agit de faire enfermer Lady Anne, l ’épouse de ses crimes, pour en choisir une autre ; à ce moment où, pour parvenir à suborner à nouveau une femme dont il a assassiné tous les proches, il séduit la mère en offrant à celle-ci l ’ alibi de la raison d’État, pièce nouvelle dans sa stratégie de séduction. Le recours au discours de la raison d’État est un nouveau tour dans cette stratégie.

15 Shakespeare W., Richard III (trad. F.-V. Hugo), Acte IV, scène 4, in : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959. 16 Buci-Glucksmann Ch., Tragique de l'O m bre, Paris, Galilée, Débats, 1990, 108.

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Il s’agit par là de souffler à la mère séduite, et séduite au point de lui o ffrir sa fille à sa place, les mots qu’ il lui faudra dire pour convaincre la fille et en même temps pour se voiler à elle-même sa fascination éhontée. Le discours de la raison d’État est un discours de dissimulation comme pourrait l ’être une phrase reli­ gieuse, c’est une subversion du mensonge d’État en mensonge privé. Scène de séduction au cours de laquelle Richard séduit ici la mère de sa future femme et cette dernière par délégation du désir, cette mère dont il a tué les enfants, en la prenant ici encore au plus fort de son horreur (le sein maternel endeuillé) exac­ tement comme il avait séduit Lady Anne dont il avait assassiné le père et le mari. Qu’est-ce qui réussit ici comme auparavant chez Richard III ? Ce n’est pas tant l ’ utilité évoquée, ce serait plutôt, à première vue, le sacrifice de l ’ identité de soi la plus élémentaire et la plus minimale à l ’utilité ; mais, à seconde vue, l ’ utilité elle-même n’ est encore que le masque rationnel d’une fin et le déguise­ ment de l ’ absence de toute fin. L ’économie générale de l ’ utilité, dans laquelle vient s’inscrire l ’ argument de la raison d’État comme un argument parmi d’ autres, est au service de tout autre chose : la trahison. Il incarne une « machine de guerre » contre tout lien possible et, par suite, contre toute politique possible. Deleuze écrit : « Différence avec d'autres drames historiques de Shakespeare : les rois qui trichent pour prendre le pouvoir, assassins, mais devenant de bons rois. Ce sont des hommes d'État. Richard III vient d'ailleurs : son affaire, y compris avec les femmes, vient d'une machine de guerre plus que d'un appareil d'État. C'est le traître, issu des grands nomades et de leur secret. Il le dit, dès le début, parlant d'un projet secret, qui déborde infinim ent la conquête du pouvoir. Il veut ramener la machine de guerre dans l'État fragile comme dans les couples pacifiés. Seule Lady Anne le devine, fascinée, terrifiée, consentante. Tout le théâtre élisabéthain est traversé par ces personnages de traîtres qui se veulent absolus, qui s'opposent aux tricheries de l'hom m e de cour ou même d'État... C'est moi le seul traître ici, fini de tricher, commence le moment de trahir17. »

Richard III est celui qui donne à voir le traître absolu. Cette monstruosité démesurée n’ a que peu de chose à voir avec le calcul machiavélique ordonné à une fin, serait-il celui d’un intérêt ou d’ un but personnel démesuré et qui sait se saisir de l ’occasion favorable et du moment propice. Richard III franchit un autre seuil : il ordonne toutes ses actions à un but secret, il trahit, dit-il, pour un but secret : se donner Γidéal de tout trahir. La théâtralité de la trahison personnelle manifeste et subvertit la dissimulation de la raison d’ État.1

17 Deleuze G. et Guattari F., M ille Plateaux, capitalisme et schizophrénie, Paris, Éd. de Minuit, Cri tique, 1980, 158.

Chapitre 5

Absolutisme et raison d'État

1 DESCARTES (1596-1650): LA RAISON D'ÉTAT ET LA SCÈNE GÉNÉREUSE Si l ’ on ne peut parler de doctrine cartésienne de la raison d’État, la philosophie de Descartes éclaire singulièrement la relation entre absolutisme et raison d’État. Sa pensée, présente surtout dans des réflexions épistolaires, inscrit cette dernière dans une philosophie de la générosité de l ’ âme et en représente un aboutissement. Elle dessine les contours de ce que l ’on pourrait appeler une

raison d'État dans les limites de la lumière naturelle de la raison ordonnée à la grande scène généreuse. Descartes expose incidemment, dans sa correspondance, sa pensée du p oli­ tique et produit une légitimation très significative de la raison d’État, notam­ ment dans les lettres à Élisabeth de septembre à novembre 1646. Sa pensée prend la forme d’ une intervention critique dans un contexte, celui de la forte impression que la lecture du Prince a fait sur l ’ imagination d’Élisabeth. Descartes tente d’ arracher Élisabeth à la puissance de son imagination qui la rend captive de la mélancolie - et elle a de nobles autant que de solides motifs d’y céder, car elle souffre non en son particulier mais pour le corps politique des infortunes dont sa maison a été l ’objet. En s’ appuyant sur l ’ entendement raisonnable et la formation d’ un espace intérieur susceptible de creuser une distance avec la passion du politique, tout l ’entretien cartésien sur Machiavel est à mettre en relation avec une cure épistolaire, où Descartes, approfondissant sa réflexion, prodigue ses soins et tente de guérir Élisabeth de la tentation p oli­ tique ou de cette quasi-maladie de l ’ âme qui pourrait porter le nom de Machiavel.

1.1. Antimachiavélisme et discours de la raison d'État Dans les deux lettres de septembre et novembre 1646 adressées à Élisabeth, Descartes s’en tient exclusivement à la critique du Prince. La lecture des Discours ne change rien au jugement général qu’il porte sur la conception de Machiavel, ce qu’ il y a de significatif dans cette pensée se trouvant à ses yeux dans Le Prince. Son souci est de distinguer entre une raison d’État tyrannique et une raison d’État relativement conciliable avec le généreux. Au début de la lettre de septembre 1646, Descartes énonce son reproche fondamental adressé à la pensée machiavélienne :

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« Et je crois que ce en quoi l'Auteur a le plus^ manqué est qu 'il n'a pas mis assez de d is tin c tio n entre les princes qui ont acquis un État par des voies justes, et ceux qui l'on usurpé par des moyens illégitimes ; et qu 'il a donné à tous généralement les préceptes qui ne sont propres qu'à ces derniers1. »

Il s’agit pour lui de dissiper la confusion entre des formes très différentes d ’exercice de la raison d’ État, et Descartes ne critique nullement « les préceptes très tyranniques », à partir de la seule considération de la morale et en dehors de toute considération réaliste des nécessités de la raison d’État. Il se démarque assez tôt d’ une conception homogène et universelle de la justice : « La Justice entre les Souverains a d’ autres limites qu’entre les particuliers », et certains motifs de sa lettre, issus directement des théories de Juste Lipse et Charron, rencontrent des principes essentiels de la raison d’État dans la consi­ dération des « voies justes » opposées aux « préceptes très tyranniques ». Les limites désignent d’ abord des différences de régime : les souverains sont ceux qui établissent les lois et les particuliers ceux qui y obéissent. Les souverains sont autorisés de Dieu et s’ autorisent comme lui. Le Roi est un libre créateur des lois à l ’ image du Dieu libre créateur des vérités éternelles. Ces limites dési­ gnent ensuite des différences d’ un autre genre : l ’évaluation de ce qui est requis par le rapport de forces réel et en raison du degré de pouvoir du souverain par rapport à celui des particuliers. Le premier reproche de Descartes tient au fait que Machiavel a précipité son jugement en pensant aux extrêmes davantage dans un souci de simplification et dans un désir de trancher que dans un souci d ’ attention à la difficulté politique. Descartes lui oppose la légitimité d’ une suspension de notre jugement devant les actions de l ’ autorité souveraine. La justice du sommet passe l ’ appréhension de nos évaluations naturelles, et il faut nous en tenir à la filiation vraisemblable du jugement de Dieu avec le jugement du titulaire de la souveraineté. Il s’ agit là d’ une maxime de prudence et de sagesse qui s’ inscrit naturellement dans le cadre de la morale par provision, c’ est-à-dire qui s’ accorde à l ’éthique de la réserve du jugement à l ’égard de l ’ordre du monde. Descartes ne va nullement congédier la raison d’État mais en formuler une autre interprétation. Celle-ci tient en premier lieu à l ’ affirmation de la conjonction entre la force et le droit grâce à la médiation de la garantie divine : est juste ce qui est fort, est fort ce qui est juste. « Car la justice entre les Souverains a d'autres limites qu'entre les particuliers, et il sem ble qu'en ces rencontres, Dieu donne le droit à ceux auxquels il donne la force »

(Lettre de septembre 1646, 176).

Cette justice n’est nullement fondée sur la loi en tant que telle, et l ’ absolu­ tisme ne signifie ici pas autre chose que l ’exclusion de l ’ ancienne opposition entre le juste et l ’ injuste, selon les critères communs valables pour le domaine de la société. La justice serait plutôt fondée sur les rapports de force entre les États, et on a pu dire que Descartes était ici plus machiavélique que Machiavel lui-même. Lorsqu’il est question du rapport du souverain aux sujets, amis ou

1 Descartes R., Lettre à Élisabeth de septembre 1646, in : Correspondance avec Élisabeth et autres let­ tres (éds J.-M. Beyssade et M. Beyssade), Paris, Flammarion, GF, 1989, 175.

Absolutisme et raison d'État · 99

alliés, et aux ennemis, on pourrait croire, à lire le début de l ’ argumentation que Descartes ne reprend à son compte qu’ un machiavélisme tempéré, relatif exclu­ sivement aux ennemis : « Au regard de ces derniers, on a quasi permission de tout faire, pourvu qu'on en tire quelque avantage pour soi ou pour ses sujets ; et je ne désapprouve pas, en cette occa­ sion, qu'on accouple le renard avec le lion, et qu'on joigne l'artifice à la force » (Lettre de septembre 1646, 1 76).

En fait, il n’ en est rien : car ce qui définit le lien d’ amitié et d ’ alliance - les deux relations ne coïncident pas entre elles - , c’ est exclusivement l ’ intérêt de l ’État au sens le plus large possible, c’est-à-dire l ’ avantage que l ’ État peut en tirer. Est ami ou allié celui qui ne peut nuire à mon intérêt - dans le temps présent ou dans l ’ avenir qui se profile à l ’horizon historique - et celui à qui je n’ ai aucun intérêt de nuire pour en tirer quelque avantage. Ce partage entre amis et ennemis qui vient lézarder toutes les relations s’effectue donc selon le calcul de l ’ avantage de l ’État. Comme l ’ a montré Senellart (1989, 53), on n’ a le droit de faire la guerre qu’ à ses ennemis, mais on a le droit de considérer comme ennemis tous ceux à qui on déclare la guerre. Le critère du droit de guerre n’est pas la légitime défense à une agression actuelle, ou même éven­ tuelle, le critère du droit de guerre tient à toutes les formes possibles de l ’ avan­ tage de l ’État, avantage qui n’est pas même au dessus de la personne du Roi, avantage de l ’État à travers son propre avantage ou celui de ses sujets. Or, si l ’ennemi n’est pas l ’ agresseur, mais celui à l ’ encontre de qui la guerre est jugée nécessaire pour quelque avantage, lequel peut être aussi bien l ’ absence de dommage éventuel que l ’ augmentation de son avantage, Descartes ne fait que reprendre à son compte le plus v if du machiavélisme. La notion d’ amitié paraît singulièrement étroite. On ne peut donc être ami qu’ à des puissances dont on n’ a rien à craindre et dont on ne peut tirer aucun avantage à les agresser. Descartes retrouve très spontanément toutes les formes de la relation en m iroir décrites et acceptées par Machiavel : la forme de l ’effroi.

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« Car, quelque fidélité que l'on se propose d'avoir, on ne doit pas attendre la pareille des autres, mais faire son compte qu'on en sera trompé, toutes les fois qu'ils [les ennemis] trouveront leur avantage » (Lettre de septembre 1646, 176).

On pourrait tout au moins croire que ce partage ne vient pas concerner la relation du Souverain aux sujets. On aurait alors une différence de régulation du politique entre celle qui régit les rapports entre puissances et celle qui régit les rapports entre forces sociales d’ un État. On pourrait même opérer une distinction, en si bon chemin, entre ce qui vaut pour l ’ État et ce qui vaut pour la société. Or il n’ en est rien. Si une distinction est bien posée, elle se trouve être singulièrement mince : l ’ État est composé de deux forces, celle des Grands et celle du Peuple. À l ’égard des Grands, toutes les maximes de la raison d’ État s’ appliquent au plus haut point : il faut en être très assuré, mais c’est de l ’ ordre du vœu pieux, et : « Toutes les politiques sont d'accord q u 'il [le prince] doit employer tous ses soins à les abaisser, et qu'en tant qu'ils sont enclins à brouiller l'État, il ne les doit considérer que comme ennemis » (Lettre de septembre 1646, 177).

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Les doctrines de la raison d'État

D ’ un autre côté, l ’ auteur n’excède pas le degré de confiance accordée au peuple dans la pensée machiavélienne, ou la considération selon laquelle « l ’ amour du peuple vaut mieux que les forteresses » et qu’ il faut faire fonds sur le peuple. De ce point de vue là, il s’agit presque de la même politique. Est-ce à dire que sur le plan des modalités, la différence soit considérable ? Il ne le semble guère, car si Descartes incline ici du côté de l ’ amour plutôt que du côté de la défiance, pour lui, le prince doit présenter les actions les plus nobles (c’est une question de gestion des apparences) et tenir à une politesse de la relation politique, et s’il convient de ne pas blesser le peuple par des actions extraordi­ naires ou par des actions qui relèveraient du plaisir personnel du prince en tant que personne privée, le principe de toute son action, c’ est de présenter une raison du politique (conduite régulière et résolue en ses actions, respect des signes d’identité du prince) qui n’ est pas exempte de recours à l ’exercice du mal (le prince doit laisser à ses ministres « la charge des condamnations odieuses »). La préoccupation strictement politique, et qui ne coïncide pas toujours avec la morale, est constamment présente, y compris sous certaines modalités d ’exercice de la raison d’État. Le partage entre amis et ennemis ne concerne pas seulement les rapports entre les puissances ou entre les États, mais concerne également, de façon différente selon la force sociale, le rapport du prince à tous ses sujets (Senellart 1989, 52). Le principe de la raison d’ État fait ainsi figure de principe valable universellement, selon des manières différentes. Il s’ accorde et ne s’ accorde pas à la définition cartésienne de l ’ amitié2 car ce qui se décide dans la pure inté­ riorité est ici relayée par l ’ objectivité du rapport de forces. Certes, Descartes rejette tout projet de tromperie infâme (« feindre d’être ami afin de ceux qu’ on veut perdre afin de les pouvoir mieux surprendre »), soutenant que « l ’ amitié est une chose trop sainte pour en abuser de la sorte », mais cela le conduit seule­ ment à lim iter les promesses à celles-là seules que l ’ on peut tenir, et l ’évalua­ tion que l ’on peut faire de ce que l ’ on peut promettre dépend précisément du lien d’ alliance ou d’ amitié. Celui-ci ne doit reposer que sur l ’ appréciation de l ’ avantage selon les deux coordonnées de l ’ inconvénient à éviter (ne pas avoir à craindre leur plus grande force) et de l ’ avantage à tirer ( l’emporter dans le rapport de forces) et c’est bien là le sens de l ’ affirmation de septembre 1646 : « Mais je comprends par le nom d'ennemis tous ceux qui ne sont point amis ou alliés, pour ce qu'on a le droit de leur faire la guerre, quand on y trouve son avantage » (Lettre de septembre 1646, 1 76).

La relation d’ amitié est toujours fondée sur l ’ avantage consolidé, déjà pris ou hors-jeu, et sur une relation d ’ inégalité en ma faveur. Cette détermination contraste avec le sens de l ’ amitié entre individus où l ’ appréciation de l ’ ami tient essentiellement à notre façon toute intérieure de l ’estimer et n’est pas à proportion d’ un rapport objectif de puissance ou d’ une différence effective de statut. Ainsi :

2 Descartes R., Les Passions de l'âm e (1649) (éd. A. Bridoux), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, Art. 83, 734.

Absolutisme et raison d'État · 101

« lorsqu'on estime l'objet de son amour moins que soi, on n'a pour lui qu'une simple affection ; lorsqu'on l'estime à l'égal de soi, cela se nomme amitié » (Passions de l'â m e , art. 83). OU « il n'y a point d'hom m e si imparfait qu'on ne puisse avoir pour lui une amitié très parfaite lorsqu'on pense qu'on en est aimé et qu'on a l'âme véritablement noble et généreuse » (Passions de l'â m e , art. 83).

Le contraste est frappant entre le mode d’évaluation de l ’ amitié depuis des considérations objectives dans les rapports politiques (où l ’ on ne peut avoir d’étroites alliances qu’ avec les moins puissants que soi) qui n’est pas sans relever d ’une économie de la défiance, et celui depuis des considérations presque exclusivement intérieures pour la volonté généreuse qui renvoie à une confiance essentielle. Cela ne signifie pas pour autant que Descartes ait pleinement souscrit au principe de la raison d’Etat et qu’ il ait substitué à un machiavélisme du prince un machiavélisme d’État. Descartes rejette la vision machiavélique de la raison d’État sur deux points fondamentaux : celui de la dialectique des fins et des moyens, selon laquelle la fin justifie les moyens et transforme la fin en moyen, et celui de l ’ inauguration d’ un État par l ’ institution de « mesures d’exception » afin de pourvoir à l ’ établissement de cet État. Descartes critique la généralisa­ tion machiavélienne d’une situation extrême et l ’exemple de César Borgia dont Machiavel fait le modèle de toute autorité politique :

Armand

c olin .

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« Il est vrai que c'est le dessein q u 'il a eu de louer César Borgia, qui lui a fait établir des maximes générales pour justifier des actions particulières qui peuvent difficilem ent être excusées » (Lettre à Élisabeth de novembre 1646, 187).

Car si Descartes recommande, en certaines circonstances, dans le rapport entre les États, de conjoindre le renard et le lion, l ’ artifice et la violence, cela ne saurait être au principe de l ’établissement de l ’État et à son maintien. Il exclut cette forme d ’extraordinaire et d ’extrémité, celle du coup d ’État, dans la mesure même où il se place dans la perspective de la légitimité du prince, une légitimité du vouloir autant qu’ institutionnelle, et se rapporte à une politique d’ administration et non de crise périodique. C ’est l ’ exclusion du commence­ ment violent et de la rupture de la régularité légitime de l ’ autorité du prince établi qui commande l ’ hostilité profonde de Descartes au Prince : le rejet des commencements violents et de la « mesure d’exception » à la naissance même de l ’État. Descartes pense en termes de fondements solides et d’enchaînements nécessaires. Il ne peut avaliser l ’ universalisation des mesures d ’exception au sein d’ une continuité. Le régime de la mesure d’ exception concerne seulement un cas exceptionnel de régimes politiques : celui des tyrannies. Mais dans le cas général, on ne peut valablement supposer de mesures d ’exception inaugurales. L ’ exception revient au régime qui fait exception. Descartes se refuse de penser - et il y va de toute sa philosophie - qu’ il puisse exister, normalement ou géné­ ralement, de solides régimes politiques qui puissent reposer sur des fondements qui ne le soient pas. Il écrit ainsi : « car, comme en bâtissant une maison dont les fondements sont si mauvais qu'ils ne sauraient soutenir des murailles hautes et épaisses, on est obligé de les faire faibles et

102 • Les doctrines de la raison d'État

basses, ainsi ceux qui ont commencé à s'établir par des crimes sont ordinairement contraints de continuer à commettre des crimes, et ne se pourraient maintenir s'ils voulaient être vertueux » (Lettre de septembre 1646, 1 75).

Tout au rebours de la pensée machiavélienne des combinaisons de suites possibles et des interruptions de suites dans l ’ alternance du bien et du mal comme du mal et du bien, Descartes ne se contente pas d’exclure, comme Machiavel, la possibilité politique de passer de l ’ administration du bien à l ’ administration du mal, il rejette tout autant et même plus vivement la possibi­ lité politique de passer de l ’ administration du mal à l ’ administration du bien. Il n’existe qu’ un seul enchaînement convenable (celui qui va du bien au bien) et il n’existe pas d’enchaînement qui puisse inclure la suspension comme viola­ tion de l ’enchaînement. Tout régime vit du transfert de son évidence première. Le crime fait pli. Ce p li n’est pas seulement le pli du sujet, mais c’est un pli de l ’ action elle-même et de l ’ affectivité générale des hommes, qui tient au reten­ tissement général du premier acte sur la suite du temps et la résonance de tout l ’espace politique : on ne peut se maintenir ensuite autrement que par le crime, quoi qu’ on en ait, selon une nécessité subjective en même temps qu’objective, une nécessité propre à l ’enchaînement des temps et la coexistence des espaces. Descartes refuse toute perturbation de l ’enchaînement en raison de l ’ irréversi­ bilité de l ’enchaînement négatif et d’ une définition de la progression liée à toute raison : « On ne doit pas entreprendre de faire revenir tout d'un coup à la raison ceux qui ne sont pas accoutumés de l'entendre » (Lettre de septembre 1646, 1 79).

1.2. La forme de l'extraordinaire C ’est par là qu’ il refuse un certain mode de l ’ extraordinaire ou du gouverne­ ment par l ’étonnement. Ce n’est pas que Descartes ait cherché à penser un ordre des raisons dans le politique. Loin s’en faut. En politique, il n’est guère de mise de viser à un enchaînement rationnellement nécessaire ; aussi, ni les fondements n’ y sont absolument solides, ni l ’ enchaînement absolument nécessaire, lorsque l ’on y suit le chemin le plus juste qui ne saurait coïncider avec suivre le droit chemin qui représente la maxime de tout particulier. Descartes raisonne en rationnel pragmatique dans les affaires politiques. Le jugement pratique ne ressortit pas de l ’ application d’ une règle générale au cas, mais trouve ce qui convient à chaque cas. En politique, les fondements ne sont jamais absolument fondés et l ’enchaînement y est relativement aléatoire (on est contraint d’y hasarder). Ainsi, Descartes écrit : « Je ne serais pas moins impertinent que ce philosophe qui voulait enseigner le devoir d'un capitaine en la présence d'Hannibal, si j'entreprenais d'écrire ici des maximes qu'on doit observer dans la vie civile. Et je ne doute pas que celle que se propose votre Altesse ne soit la meilleure de toutes, à savoir qu 'il vaut mieux se régler en cela sur l'expérience que sur la raison, pour ce qu'on a rarement à traiter avec des personnes parfaitement raisonnables... C'est pourquoi l'on est contraint de hasarder et de se mettre au pouvoir de la fortune » (Lettre de mai 1646, 170).

Une même raison fait que Descartes récuse toute inclination pour les extré­ mités et tout établissement d’ une règle générale. Bien au contraire, la raison

Absolutisme et raison d'État * 1 0 3

d’État proprement machiavélique, celle avec laquelle il prend ses distances, récuse à la fois toute solidité aux fondements et toute nécessité de l ’enchaîne­ ment, et pose en même temps les fondements d’ un système de l ’exception. Elle procède en cela de la fureur de l ’ imagination (le goût pour l ’ extrême) et de la sévérité de l ’entendement lorsqu’ il s’ applique de manière inappropriée (la généralisation précipitée et péremptoire). Or, de même qu’ il n’y a pas de culte du précaire et de l ’excès, il n’existe pas d’uniformité des décisions des princes. De même, Descartes est loin de rejeter toute forme d’extraordinaire : d’une part, il se rapporte à la prudence extraordinaire de Lipse et Charron, celle qui conjugue utilité et honnêteté ; d’ autre part et surtout, il est, selon lui, requis, à certains moments, de suspendre le cours des choses ou de faire face extraordi­ nairement à l ’ événement, ce qui n’ est pas sans conférer, dans certains cas, une valeur à la surprise. L ’exercice de la volonté généreuse est liée, dans certaines circonstances, à une forme d’extraordinaire et à un exercice surprenant sur la scène de l ’espace intérieur, où. il y a place pour le coup d’ éclat d ’ une générosité hors du commun. C ’est ainsi que Descartes, dans la lettre à Élisabeth du 22 février 1649, fait l ’ éloge de la conduite extraordinaire de Charles I er lors de sa décapitation, qui témoigne de sa force d’ âme, de la gloire qu’ il eût à subir l ’épreuve et à se maintenir au dessus des passions dans le contentement de sa propre pensée. Descartes rejette néanmoins le culte de l ’extraordinaire politique, celui lié à la prudence extrême ou exceptionnelle du coup d’ État, celle recommandée par Naudé, et qui pourrait faire signe vers une théâtralisation du sublime politique, et où la force d’ âme n’est pas politique. Descartes récuse la violation de l ’enchaînement et le gouvernement ne peut, selon lui, se fonder que sur une progressivité :

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« Il y a seulement de la difficulté, lorsqu'on est obligé de satisfaire à deux partis qui jugent différemment de ce qui est juste, comme lorsque les empereurs romains avaient à contenter les citoyens et les soldats, auquel cas il est raisonnable d'accorder quelque chose aux uns et aux autres, et on ne doit pas entreprendre de faire venir tout d'un coup à la raison ceux qui ne sont pas accoutumés de l'entendre » (Lettre de septembre 1646, 179).

S’ il n’y a pas dans le domaine politique d’ enchaînement nécessaire des actions légitimes, il existe un enchaînement nécessaire des actions illégitimes, un p li du mal, tel qu’ un premier crime commis, il ne soit plus guère possible de revenir sur ses pas. C ’est cet idéal de régularité qui conduit Descartes à considérer comme raisonnable un certain usage de la raison d’État. Il pense la raison d’ État comme une véritable raisoir, c’est-à-dire un ordre et une régularité de l ’ action politique. Il reprend à son compte l ’ idée d ’ une règle d’ action, impliquant régu­ lation naturelle et régularité sans en reprendre l ’ idéal de justice qui viendrait se conjoindre avec le but de conservation de l ’État. La raison d’État est à la fois une raison et um raison, à la fois une véritable raison des choses politiques, et une nécessité, mais cette dernière n’ est nullement conçue comme mesure d'exception, ni comme situation d’ urgence, seulement comme ce qui se trouve requis spécifiquement par le politique. Descartes développe une conception de la raison d’ État qui combine l ’ idée de ratio et l ’ idée de necessitas. À la diffé­ rence de l ’ opposition entre un régime non exceptionnel et légitime de la justice

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dans le politique et un régime exceptionnel et hors de la légitimité morale et légale, Descartes cherche à penser l ’ idée d’un régime non exceptionnel et légi­ time de la conservation de l ’État qui ne coïncide pas avec la légitimité morale elle-même mais s’ accorde avec le fait politique. Machiavel refusait à la fois l ’ ancienne idée de la ratio status selon un idéal de pure justice et la théorie des mesures d’exception pour penser le fait poli­ tique comme situation urgente, sous le mode d’ un cours constant de l ’ extraor­ dinaire (de la grande entreprise) et d’ un changement incessant d’orientation ou de direction de l ’extraordinaire : dans Le Prince, 21, Machiavel met l ’ accent sur ce caractère essentiel de la virtù qui est de faire se succéder des hauts faits et des actions extraordinaires sans interruption, ne laissant pas au peuple le temps de réfléchir, et il approfondit cette question, dans les Discours, dans la mesure où le propre des Républiques est de pouvoir faire se succéder des virtù s différentes donnant sur des actes différemment extraordinaires, de sorte que ce feu roulant d’extraordinaire qui constitue le temps politique ne correspond en rien avec la théorie des mesures d'exception. L ’exception n’est pas ce qui se produit une seule fois, elle se renouvelle dans l ’ acte de ressaisir le gouverne­ ment (Discours III, 1) et le plus de vie d’ une république {Prince, 5) tient à la variété des grands caractères accordés au cas toujours singulier et extrême par quelque bord {Discours III, 9). Descartes, lui, se refuse à penser la necessitas et la ratio sous le mode d’ un comportement extraordinaire général requis par toute situation et répondant d’elle, au sens où tous les cas seraient des cas d’espèces et où raison d’État voudrait dire : proportion de la situation, état extra­ ordinaire permanent, au sens d’une instabilité définitive, la guerre prise en son sens restreint ne représentant qu’un cas d’instabilité. Descartes atteint la cible qu’ il vise - Machiavel - parce qu’ il perçoit dans la pensée machiavélienne un excès d’éloge de l ’ extraordinaire et de l ’étonnement, et qu’ il y voit un des traits caractéristiques d’ une générosité altérée par l ’ imagination mélancolique. Pour lui, il n’est pas de goût pour cette forme d’extraordinaire qui puisse bien finir. La raison d’État doit être une véritable raison, soumise à l ’expertise d’ un juge­ ment qui ne s’ appuie pas sur le sophisme de l ’exemple, et qui puisse se rapporter bien plutôt à des principes de constance ayant valeur pour un temps soutenu par la création continuée de l ’instant qu’ assure une puissance transcen­ dante. La raison d’État doit devenir l ’affaire courante et ordinaire du politique.

1.3. Raison d'État et idéal de générosité Cette conception cartésienne adhère fondamentalement à l ’ idéal de la géné­ rosité. Descartes tente de faire se rencontrer le principe de la raison d’État et l ’ idéal de la générosité, même s’ il en sait l ’ impossible coïncidence. Il y aura toujours une déhiscence entre le principe de raison d’État et l ’idéal du généreux, ce que marque Descartes explicitement lorsqu’ il écrit à propos de l ’ interpréta­ tion littérale que Machiavel donne de la raison nécessaire : « Et son principal précepte, qui est d'extirper entièrement ses ennemis, ou bien de se les rendre amis, sans suivre jamais la voie du milieu, est sans doute toujours le plus sûr ; mais lorsqu'on n'a aucun sujet de craindre, ce n'est pas le plus généreux » (Lettre de novembre 1646, 187).

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La rencontre entre le principe de la raison d’État et l ’ impératif de générosité tient plutôt au fait que, dans la plupart des cas, le crédit que l ’on gagne à se montrer généreux l ’emporte politiquement sur le désavantage que l ’ on endure circonstanciellement à le faire. Une politique fondée sur l ’estime et notamment celle des gens du peuple a toute sa légitimité en même temps que son efficacité. Il existe là une convergence entre l ’ idéal du généreux et la logique de l ’ affecti­ vité politique, et c’est en ce sens que Descartes déclare concernant la question des promesses à tenir ou à ne pas tenir : « Pour ce qui regarde les alliés, un prince leur doit tenir exactement sa parole, même lorsque cela lui est préjudiciable; car il ne saurait être tant, que la réputation de ne manquer point à faire ce q u 'il a promis lui est utile ; et il ne peut acquérir cette réputa­ tion que par de telles occasions, où il y va pour lui de quelque perte » (Lettre de septembre 1646, 1 77).

La générosité assure davantage politiquement, en dernière instance, que de fa illir à sa résolution, car elle établit un principe de constance dans la manière de gouverner et elle convient à la logique effective de l ’ affectivité politique :

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« Celui qui aura pu feindre d'aim er quelqu'un, pour le trahir, mérite que ceux qu'il voudra par après aimer véritablement n'en croient rien et le haïssent » (Lettre de septembre 1646, 1 77).

Les préceptes machiavéliens ruinent toute assise du régime politique, parce qu’ ils interdisent toute constance des relations, venant détruire toute fiabilité. Ils s’appuient sur une logique fantaisiste des sentiments politiques, dont Descartes remarque quelques aspects : le principe d’ alternance du mal et du bien, comme s’ il n’existait pas un pli du crime ; le principe d’ alternance du bien et du mal ( l’ annonce prometteuse et la déception de la promesse), comme s’ il n’existait pas une ruine du crédit ; le principe de l ’égalité de haine suscitée par les bonnes comme par les mauvaises actions, comme s’il n’ existait pas de nuance dans les espèces de haine ; le principe de la soudaineté considérée comme puissance de consternation et de sidération suscitant l ’ admiration en tant que telle et conjuguant dans un même saisissement le sommeil et l ’éveil du peuple, comme si la soudaineté ne suscitait pas bien plutôt la colère et l ’incom­ préhension. Cette critique cartésienne de la logique machiavélienne de l ’ affectivité poli­ tique s’appuie, en vérité, sur le principe de confiance, garantie de la constance et de toute assise du pouvoir politique, et exclut ce qui constitue les traits carac­ téristiques de la théorie machiavélienne de l ’ affectivité politique les formes d’ ambivalence des sentiments, d ’ indifférence et d’ apathie et les modes de sentiments induits par le principe de novatio, les enchaînements que ce principe rend possible et ceux qu’ il interdit. Toute l ’ interprétation cartésienne est là pour conjurer les troubles de l ’étonnement, et pour tailler la configuration de la raison d’État sur la mesure de cet exorcisme. De ce fait, l ’ idéal du généreux, s’ il n’habite pas complètement le principe de la raison d ’État motive la restriction essentielle que Descartes formule à l ’ usage de la tromperie : car s’ il ne lui répugne pas de souscrire au conseil politique de jouer le renard et de se servir d’ artifice aussi bien pour déjouer les pièges de l ’ennemi que pour se jouer de lui, il est un artifice et une ruse auxquels il ne souscrit pas, c’est de manquer à

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sa parole. Pour que le principe de la raison d ’État et l ’ Idéal du généreux soient conjointement respectés, il faut ne pas se placer dans la situation d’ avoir à manquer à sa parole, n’ avoir d’ alliances qu’ envers ceux qui ne représentent, à aucun égard possible, des ennemis éventuels, et « user de beaucoup de circons­ pection avant que de promettre, afin de pouvoir garder sa foi » : ce qui convient, en effet, au principe de raison d’État suffisante et à l ’idéal du géné­ reux qui veut qu’ on n’ entreprenne rien dont on ne se sente capable, puisqu’ à ce compte, on répond à l ’ impératif complexe de la générosité. L ’exigence de ne pas promettre ce que l ’on ne peut tenir et de n’entreprendre que ce dont l ’on se sent capable renvoie au principe général d’ agir de tout son mieux afin de « s’estimer au plus haut point que l ’on se peut légitimement estimer » et, pour ce faire, conformément à la deuxième partie de l ’ impératif cartésien, de « ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’ il jugera être les meilleures » {Passions de PÂme, art. 153). Faire de tout son mieux et agir selon une logique du meilleur, c’est-à-dire se rapporter à cette ferme et constante résolution de bien user de la libre disposition de sa volonté, cet idéal de générosité se trouve lui-même mis en relation la plus étroite avec ce que l ’on peut appeler le principe de la raison d’État suffisante, selon lequel il faut que l ’ action envisagée ou entreprise convienne au moins d’ une manière avec la nature des intérêts de l ’État. L ’ article 153 des Passions de PÂme, sur la générosité, ne vient nullement infirm er un certain usage de la raison d’État. La seule chose que l ’ on puisse dire à ce sujet, c’est qu’ il se peut qu’ il existe des cas de conflits entre les deux styles de prescriptions, que Descartes ne manque pas de souligner (novembre 1646, 187). En de tels cas, c’ est la prescription de générosité qui doit l ’ emporter, non sans être assortie de certaines conditions. Et, de même, certains articles des Passions de Pâme (art. 143 par exemple) dessinent à la fois les limites néces­ saires à apporter à la confiance envers les autres et le rôle primordialement régulateur du bien, puisque, d it-il : « dans les rencontres de la vie où nous ne pouvons éviter le hasard d'être trompé, nous faisons toujours beaucoup mieux de pencher vers les passions qui tendent au bien que vers celles qui regardent le mal, encore que ce ne soit que pour l'éviter » (Passions de l'âm e, art. 142).

Il existe une affinité profonde entre une certaine négociation du principe de raison d’État et l ’ idéal de générosité : elle se trouve tout entière présente dans une philosophie affirmative de la confiance et du crédit qu’ il convient d’ accorder à l ’ autorité politique et que cette dernière doit s’ accorder à ellemême. La source de l ’ autorité du pouvoir, c’est sa crédibilité, et ce qui assure cette crédibilité du pouvoir, c’est le principe de ferme résolution dans les actions, qui conjugue affirmation de la volonté et constance dans les actions. La théorie de la raison d’État doit s’effectuer conformément à cette formule de crédibilité, laquelle relie entre eux principe de la raison d’État et idéal de la générosité, car un pouvoir qui ne se conduit pas de façon réglée et régulière, et ne fait pas preuve de constance dans ses agissements, est voué au discrédit politique et moral. Ici viennent se rencontrer les exigences du politique et les exigences de l ’éthique. On ne peut s’estimer à sa juste valeur, sans vouloir

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prétendre davantage que si l ’ on se rapporte à cette exigence politique et morale de ne jamais enfreindre le principe de crédibilité de pouvoir : c’ est à la fois l ’exigence la plus haute moralement et la plus réaliste politiquement, que l ’on se trouve ou non dans la position du prince. Or, si la crédibilité du pouvoir s’origine dans ce crédit fait à soi-même et aux autres, cela doit s’entendre comme le fait de ne pas avoir de présupposition malheureuse sur le politique. La solution cartésienne rejette cette présupposition. Elle le fait de deux manières bien distinctes. D ’ un côté, il est recommandé de faire crédit aux hommes, car la confiance lie, tandis que la méfiance délie. Il existe un lien entre faire confiance à quelqu’ un et l ’obliger à agir conformément au crédit qui lui est accordé. La meilleure ressource du sentiment d’ obligation, c’est le senti­ ment de la dette. Insinuer ce sentiment de la dette en l ’ autre, c’est former le lien le plus fort à l ’obligation. Créditer l ’ autre, c’est l ’obliger du mieux qu’ on le puisse. Il existe une force d’obliger qui endette le prince comme tout sujet volontaire qui juge. D ’ un autre côté, le refus de céder à la présupposition malheureuse permet de porter l ’autorité politique qui exerce son jugement à la fermeté et à la justesse du jugement. L ’exclusion de la présupposition malheu­ reuse constitue une des conditions, non la moindre, de l ’exercice du jugement et du jugement le plus juste. Elle permet de porter à la décision et au meilleur jugement. Elle accrédite, et le crédit que l ’on se porte constitue la meilleure manière de parvenir à bien juger. Le crédit que l ’ on porte à autrui simultané­ ment le lie ou l ’oblige et l ’ affranchit et le voue à sa liberté de penser.

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1.4. Jugement du prince et jugement de l'homme Descartes recommande d’ accorder sa confiance au jugement du prince, et c’est là la signification essentielle de la raison d’État. En premier lieu, on ne peut entrer dans le secret du jugement du prince, puisque l ’ on ne se trouve pas à sa place, et l ’on doit présupposer juste l ’ action que le prince estime être telle. Le secret du politique peut être entr’ aperçu à la condition de reconnaître l ’ impossibilité effective et morale en même temps de lever le secret du prince, pour autant que de sa propre place on ne peut voir au contraire que cette place elle-même, et cela trahit la réalité incontournable du respect de la raison d’État, comme traduisant le fait que le prince seul est le foyer de l ’État. Le secret du politique peut être approché sans mystère, et si secret il y a au foyer de luimême, c’est seulement là où se tient la raison du prince comme seul détentrice de la raison d’ État. Question de situation. En second lieu, cela même définit le secret d’État : c’ est le secret du jugement du prince, et ce secret ne fait que rentrer dans la condition générale qui échoit au jugement de tout homme : nul, excepté celui qui est concerné, ne peut juger de la validité d’une action entre­ prise, ou encore, on ne peut entrer dans le secret du jugement d’ un autre, qui préside à son action et lui confère sa signification ; l ’ impossibilité de dire ce qui est juste ou injuste ne tient pas seulement à la position que l ’on occupe dans l ’ ordre et la hiérarchie politique (le secret bien gardé du pouvoir) mais à la nature du jugement en général et du jugement du prince en particulier qui exige la plus grande acuité dans la délibération et la détermination (le secret bien gardé du vouloir). Question d’ intériorité de la pensée. Se défier de ce que l ’ on

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envisage superstitieusement comme un mystère de l ’État, ce serait non seule­ ment s’immiscer dans le secret de l ’ autorité politique, mais la corrompre. Aussi porter le prince à se déjuger, c’est l ’éloigner de la force affirmative de la géné­ rosité. Descartes écrit cette phrase singulière : « Mais les plus justes actions deviennent injustes, quand ceux qui les font les pensent telles » (Lettre de septembre 1646, 176).

Tout se passe comme si le jugement que porte le prince sur ses actions déci­ dait de leur effectivité, au point que l ’ acte intentionnel prime sur l ’ acte effectif lui-même. Ainsi, Guénancia écrit : « L'expression "faire de tout son mieux" souligne bien l'absence de réserve de la conscience qui s'est totalement écoulée dans un acte de signification3 ».

Non seulement Descartes retrouve ici un des principes de l ’ absolutisme, mais il confère à l ’ acte une valeur hautement subjective. La destitution du jugement qu’entraînerait immanquablement la hantise du mal général ôterait toute valeur à toute action de quiconque, prince ou particulier. C ’ est le degré d’ adhésion de soi à ses actions qui représente la seule mesure de la justesse de ses actions. Ce qui compte, c’ est le secret bien gardé du vouloir et non du pouvoir. Le secret du jugement tient au fait qu’on ne doit pas juger l ’ action à accomplir comme l ’ action accomplie selon des principes mais toujours selon l ’ adhésion que l ’ on accorde au jugement, le sien et celui des autres, c’est-à-dire librement en raison même des circonstances tout à fait particulières de chaque situation que l ’on ne peut prendre en compte que dans son for intérieur et qui exigent de penser par soi-même. La délibération qui est essentielle au jugement ne saurait avoir lieu et trouver sa justesse sans cette forme d’ adhésion à son propre jugement. Il faut juger selon le cas et selon le naturel. En fonction de ces deux coordonnées essentielles de la liberté, la fermeté du jugement relève d’ un secret qui ne peut être levé (Passions de l ’âme, art. 170). Au contraire il convient de faire confiance en son propre jugement et c’est, conformément à cela, dans le même mouvement et en retour qu’ il convient de faire confiance dans le jugement d’ autrui, ce qui fait de l ’engagement envers l ’ autre aval donné en même temps qu’ obligation accordée, disposition au don en même temps qu’endettement. La force de la joie ou la présupposition bienheureuse se trouvent au cœur du prin­ cipe du secret bien gardé du jugement et font ressentir le secret dans un tout autre élément que ce qui est soupçonnable. Le secret est précisément ce qui n’ est pas à soupçonner. Cette disposition est l ’essentiel et elle égalise le secret du prince et le secret du particulier : Descartes démystifie ainsi le secret poli­ tique en ramenant ce dernier au secret de toute conscience, à l ’ intimité de la liberté dans la singularité de la situation et confère par là toute la préséance à la volonté généreuse sur la raison d ’État. Or, dans cet aval accordé au jugement, au moment même où il est conduit à rejeter la dialectique des fins et des moyens attribuée à Machiavel, Descartes rejoint la pensée machiavélienne, non

3 Guénancia P., Descartes et l'ordre politique, Paris, PUF, Philosophies d'aujourd'hui, 1983, 241.

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par la valeur accordée à la délibération mais par celle accordée à l ’ adhésion du jugement sans critères à lui-même. Le refus cartésien des principes, des promesses et des exemples participe de ce délestage du jugement de tout ce qui bride sa liberté dejuger.

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1.5. Une raison dans ses limites Les lettres de Descartes permettent de saisir la pensée cartésienne sur le p oli­ tique que Descartes ne revendique qu’ à peine et qui est une pensée de la réti­ cence à l ’égard du politique : - Descartes s’accorde avec une certaine conception de la raison d’État. À certains égards, l ’ accent machiavélique est plus marqué dans le moment où la pensée est davantage ordonnée à la notion d’ avantage et d’intérêt et tente d’ associer le calcul et le devoir. Descartes replace ainsi la raison d ’État dans les limites du simple entendement, en la dégageant autant que possible de toute mélancolie du politique. - Le secret d’État tient à l ’ action des princes dans des situations si particu­ lières qu’on ne peut entrer dans le secret du prince. V ouloir le percer, c’est vouloir être à sa place. Le secret du prince est inviolable, secret de celui qui est seul dans la situation de gouverner et dans sa forme de pensée. Il n’ a guère de rapport essentiel avec la mythologie des arcana imperii. - Descartes envisage toutefois la question à partir de l ’ idée d ’ un usage régu­ lier de l ’ absolutisme de la volonté. La régularité de l ’ absolutisme fait signe vers la recréation constante de l ’ initiative de la volonté. Ce secret du vouloir déclasse ainsi tout secret du pouvoir (le régime du plan que l ’ on ourdit) et renvoie au secret de la conscience comme telle ou à l ’ intimité de la liberté qui concerne indifféremment le prince et les particuliers, et prend un certain cours dans le cas de la tâche princière ou connaît d’ autres limites. C ’est le secret de la délibération mais également le secret de l ’ adhésion à soi, au jugement comme tel. Il repose sur une maximisation de la confiance. C ’est là une forme de démystification d ’ une certaine évaluation du secret exclusivement propre à un certain esprit politique. - Si la question de la forme de la volonté est décisive (le secret bien gardé) et fait corps avec la résolution généreuse, ce n’ est pas tant la raison de l ’ ordre qui est le plus important mais la raison de la scène, et de la scène politique pour autant qu’elle renvoie à une autre scène, la scène intérieure. Il convient de se défaire de toute subordination à l ’ affectivité mélancolique propre au politique et qui tient au fait de se faire l ’otage de la Fortune, de son nom propre, comme c’est le cas du virtuoso, fasciné par cette scène. Creuser la distance avec la scène politique, c’est s’ouvrir à une autre théâtralité que celle du politique, à la scène feinte de notre immortalité. C ’est la capacité de se représenter au théâtre, et, par là, de composer l ’épaisseur d’ un espace intérieur, c’est-à-dire la profon­ deur de champ d’ un espacement intérieur qui pacifie. Du lieu de cette scène, la scène du politique est gouvernable à la rigueur, mais elle est, en même temps, reléguée comme une scène dont la scène intérieure peut fort bien se passer. -E n tre l ’usage politique de la volonté et la volonté généreuse, il existera toujours, quoiqu’ il en soit, plus d’un hiatus, et plus d’un écart de la volonté

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généreuse qui a la préséance sur l ’ économie de la raison d’État, même replacée dans les limites de la simple raison et comme réglée de loin par cette volonté généreuse. Il en découle un conflit indépassable entre la souveraineté du moi et celle de l ’État.

2 CORNEILLE (1606-1684) ET LESECRET DE LA SOUVERAINETÉ Le théâtre politique de Corneille saisit le spectateur de l ’ alternative entre les figures de la raison d’État machiavélique et celles de l ’ absolutisme. L ’ univers cornélien oppose à tout calcul d’ intérêt une volonté généreuse qui s’élève extraordinairement au dessus de tout machiavélisme et déclasse toute raison d’ État pour révéler l ’ autorité incomparable d’ une souveraineté absolue. Nous suivrons ici les lectures de M arin4 et de M erlin5 qui ont particu­ lièrement mis en évidence la nature de ce conflit et qui en ont donné des inter­ prétations sensiblement différentes.

2.1. La souveraineté absolue contre machiavélisme et raison d'État : Médée la sorcière Le théâtre cornélien met toujours en scène des personnages dont l ’ action est promise à l ’ échec dès lors qu’elle est fondée sur un calcul qui pervertit toute légitimité et s’ avère n’être pas de grande efficacité. La connivence entre machiavélisme et raison d’État est patente et neutralise toute légitimité et e ffi­ cacité de l ’ action : Ainsi dans Médée, le personnage de Jason présente son projet de mariage par où il répudie Médée pour épouser Créüse sous le m otif de la rencontre heureuse (qui convient) entre l ’ intérêt de l ’ amour et celui de l ’État : « Aussi ne suis-je pas de ces amants vulgaires, J'accommode ma flamme au bien de mes affaires, Et sous quelque clim at que me jette le sort, Par maxime d'État je me fais cet effort » (Acte I, scène 1)

La maxime d’État désigne à proprement parler ce qu’ on entend ordinaire­ ment par raison d’État, désignant la pratique rationnelle et raisonnable de la raison d’ État. La jonction des intérêts (qui est confusion de l ’ intérêt particulier et de l ’ intérêt public) procède d ’un machiavélisme tempéré. L ’ argument de la raison d’État est toujours suspect de machiavélisme car il fait prévaloir l ’ intérêt et son calcul nécessaire sur toute autre valeur, et enferme toujours la duplicité de l ’ intérêt public et de l ’ intérêt particulier, comme le sens manifeste et le sens caché. Ainsi, dans La mort de Pompée, Ptolémée fait assas-

4 Marin L, Théâtralité et po u voir..., op. cit. 5 Merlin H., Public et littérature en France au xviF siècle, Paris, Les Belles Lettre, Histoire, 1994, et L'absolutisme dans les lettre et la théorie des deux corps, passions et politiques, Paris, Champion, 2000 .

Absolutisme et raison d'État · 111

siner Pompée, au nom de la raison d’État, il pense ainsi anticiper sur la volonté de César, supposée coïncider avec ce que serait l ’ intérêt de César et de l ’État, et se trouve désavoué dans son acte odieux par César qui a une autre idée du droit et de l ’État. L ’ intérêt de l ’État ne doit pas être au fondement de la conduite politique et de l ’ art de gouverner dans le même temps où l ’ adhésion à l ’ argu­ ment de la raison d’État dissimule ce dont elle s’accompagne : la recherche de la satisfaction d’ un intérêt particulier, gagner la faveur de César. L ’exemplarité de la souveraineté absolue (comme forme de l ’État et forme du moi) fait pièce à cette intrication entre machiavélisme et raison d’État. Elle défait toutes les machinations du tyran ou du tyrannicide - d’ une culture du pouvoir ou de la rébellion - , elle récuse toute la rhétorique des accommode­ ments ou toute la lâcheté des coups d’État - la culture de la prudence ordinaire et la rhétorique de l ’extraordinaire - et se montre dans une césure du temps où la souveraineté se représente en un coup d’éclat qui est un coup de majesté. Moment fort d’ instauration ou de restauration de l ’ autorité (et non de prise ou de reprise du pouvoir), où la souveraineté donne des signes manifestes de sa présence plus qu’elle ne montre sa force. La scène cornélienne présente cette opposition entre la petite théâtralité de la cérémonie du pouvoir et de ses machinations comme autant de tours qui ne quittent pas l ’ élément de sa cérémonie et la grande théâtralité, celle du surgis­ sement du tout autre ordre, sublime, le coup d’éclat d’ une majesté.

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2.2. La raison du public Dans l ’œuvre de Corneille, il peut s’agir (et il s’est agi d’ abord) d’ un sublime noir et d’ une majesté démonique, de Médée. La pièce de 1635 revêt un carac­ tère mythique et découvre la mythologie de la souveraineté contre l ’ entrelacs des motifs du machiavélisme et de la raison d’État sous toutes ses formes. Médée est confrontée à deux rois avec lesquels elle entretient des relations différentes : Créon, roi de Corinthe, incarne un pouvoir au dessus de la justice et veut acheter la paix de Corinthe avec la Thessalie par le bannissement de Médée sacrifiée (selon l ’ argument classique de la raison d ’État) ; Égée, roi d’Athènes, est homme lié aux coups d’État : le premier - manqué - vise à enlever Créüse qui le dédaigne pour l ’ amour de Jason et à établir son pouvoir ; le second, commis grâce à Médée, délivre Égée de ses chaînes et se le soumet. Quelle est la nature du coup d’ État de Médée ? C ’est, en l ’ occurrence, le coup d’éclat d’ une volonté de magicienne qui, à l ’ instant, nomme Créon tyran et fait d’Égée un roi. En cet acte même, ce qui se découvre à cette occasion, c’ est une puissance sans commune mesure avec tout rapport de forces, une césure de l ’ordre des choses et des temps, qui dévoile la souveraineté absolue d'un moi. En même façon, Jason mêle ses affaires amoureuses aux affaires d’État suivant une logique aventureuse des fins et des moyens qu’ il intervertit constamment et où il se confond. Et de même qu’ il use de l ’ amour pour le pouvoir et mêle les deux, il use de sa paternité pour conquérir le pouvoir en faisant de ses enfants un instrument de négociation et d’échange tout en y voyant sa propre chair et un autre lui-même. C ’est sur ce point sensible que Médée le vaincra. L ’ affiliation aux maximes d’État lui fera perdre l ’ amour et le

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pouvoir. C’ est que machiavélisme et raison d’État, qui cherchent à réunir l ’utile et l ’honnête - ici la sincérité de l ’ amour - , sont propres à les disjoindre et à faire perdre et l ’ utile et l ’ honnête. Face à ces formes différentes de raisons d’ intérêt et d’ État, Médée dénonce l ’exaction constitutive du pouvoir d’État et repré­ sente la souveraineté. Comme les héros shakespeariens, elle dénonce les triche­ ries mystificatrices de l ’État (les raisons d’État) pour, en toute souveraineté, trahir suprêmement et trancher par sa noirceur. Elle n’est pas sans faire littéralement des coups d’ État, mais si ces derniers sont réussis, c’est qu’ ils représentent autant de présentation et d’effectuation de sa force d’ âme. Le coup d’État y est ici d’ une autre espèce, sans raison. Il trans­ cende toujours les calculs dont il s’ accompagne. Il ressortit d’ abord du mystère : effet de magie, dés l ’entrée. Il ressortit ensuite du démonique : Médée représente une force du mal et sa souveraineté est celle du moi (« M oi, Moi, dis-je et c’est assez » Acte I, scène 5). Marin y a vu un modèle d’expression de « l ’essence décisionnelle de la souveraineté », décision monstrueuse et surhu­ maine, par-delà bien et mal, de cette « épiphanie de la violence » ou monstra­ tion soudaine de la force usuellement déniée dans sa mise en signes et en représentation, hors des lois naturelles et dégagée des contraintes de l ’espacetemps. Considéré sous cet angle, le théâtre cornélien, d’essence baroque, montrerait sur scène, le modèle du coup d’État dont parle Naudé, de cet extrême de la raison d’État hors de ses gonds ou de ce qui se trouve à la fois constituer le bord et l ’ au-delà de la raison d’État. Marin écrit : « Médée la sorcière est en quelque façon la concrétisation en personnage de cet écart essentiel, de cette transgression co n stitu tive du p o u v o ir d'État » (Marin 1992, 250).

Il s’agit également de la concrétisation du théâtre de cette archi-scène du politique dont Machiavel aurait peut-être trop discrètement saisi la théâtralité qui en est l ’ acte essentiel. Exemplaire de la théâtralité de la raison d’État qui veut que l ’ acte du « coup d’État » autoproclamé sa nécessité d’exception : « Le "coup d'État" pris dans une situation exceptionnelle, mais dont, circulairement, la prise de décision constitue la nature exceptionnelle » (Marin 1992, 249).

Figure allégorique de la recréation de l ’État, de la transcendance de sa déci­ sion et du mystère de sa perpétuation, Médée témoigne, dans son mode de déroulement du coup d’État en sa machination magique, de la souveraineté royale « dans l ’ acte qui est son essence, la machination du coup d’État comme épiphanie des arcana imperii » (Marin 1992, 258). Marin y lit l ’étroite corréla­ tion du mystère et de la machination propre au théâtre du x v ieet du xvnesiècle et à la perception de l ’époque de la relation entre théâtre et politique : la mons­ tration de l ’énigme et la confection de l ’ intrigue. Si Médée représente l ’essence décisionnelle du gouvernement, cette pièce introduit à un théâtre d’ un autre registre. En elle-même, Médée est la pièce de l ’ ostentation de la souveraineté du moi, sans que celle-ci soit directement posée dans son articulation avec la souveraineté de l ’État. C ’est autour de cette mise en relation, propre à l ’ absolu­ tisme royal et aux coordonnées de sa légitimité, que s’ organise désormais le théâtre cornélien. Il se situe ailleurs que sur le terrain de la raison d ’État, y compris celle du coup d’ État, et constitue le déplacement et le dépassement de sa problématique.

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2.3. La clémence d'Auguste Ce qui vient contourner la scène de la raison d’État (maxime et coup), c’est la scène qui met en rapport la souveraineté absolue, dont le coup de majesté dépasse superlativement le coup d ’État, avec ce que l ’ on pourrait appeler la raison du public - ce qui fait sens pour la communauté politique et dépasse de loin la considération de Γintérêt public. C ’est par ce double déplacement que la raison d’État, liée qu’elle est à l ’ intérêt, est reléguée à l ’ arrière-plan et devient inessentielle. Le théâtre cornélien est la démonstration du peu de vérité poli­ tique de la raison d ’État et de la possibilité d’en circonvenir la scène. Elle oriente le spectateur vers une approche de la raison de l ’État : d’ une part, elle exhibe les formes de la raison d’État selon la dialectique théâtrale de l ’exposi­ tion qui défait, d’ autre part, elle dessine les contours d’ une toute autre raison au principe de l ’État, selon un double mouvement qui est celui du rythme et du

contre rythme. Le rapport essentiel relève, selon l ’expression de Merlin, d’ une « dialectique du héros et du public, dans la commune nécessité de leur autoprésentation » (Merlin, 1994, 263). Ainsi :

armand c olin .

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« dans chaque tragédie de Corneille, l'enjeu porte sur la genèse dramatique du p u b lic au sein du p a rtic u lie r même, c'est-à-dire intériorisée par la conscience particulière du héros et manifestée publiquement avec éclat dans l'exemplarité de son action héroïque » (Merlin 1994, 262-3).

Une double relation s’y dessine : celle du devenir concret du public dans le particulier et celle du devenir public du particulier. L ’homme de gloire est celui qui donne lieu à ce double devenir ou à travers lequel cette genèse prend corps. Cette genèse du public au sein du particulier ne passe pas par la subordination instrumentale du moi à l ’ intérêt de l ’État, ni à ses lois et institutions - dont le caractère ambiguë en termes de solidité et de légitimité est patent - , ni à ses calculs d’intérêt, ses tractations et ses coups ; elle passe par la restauration exemplaire de l ’ Idée du public sur une scène et sous le regard d’ une commu­ nauté qui s’y repère et se ressaisit à l ’ instant, se refait comme public. C’ est pourquoi la théâtralité du politique (tout autre que celle de la cérémonie du pouvoir ou bien des coups d’État), celle du coup de majesté qui refait du public, se trouve être en analogie avec sa représentation sur une scène de théâtre. Entre les deux se joue une relation de réflexion et de réflexivité. Cette théâtralité est en étroite relation avec la consistance de l ’État : elle est le lieu d’une genèse ontologique du public et du héros et présente un modèle de devoir-être de la reformation de l ’ État, la représentation de son autorisation légitime et de sa véritable efficience. Avec Médée, Corneille effectue une présentation seulement négative de cette dialectique. Présentation négative, parce que Médée met en évidence la déva­ luation de la scène politique, entendue ordinairement, sans présenter pour autant d’ autre scène du politique. Présentation négative, parce que Médée oppose à cette scène dévaluée le modèle en extériorité d’ une puissance séparée de l ’État, capable de révéler l ’ inconsistance des fondements usuellement présentés de l ’État - son peu de légitimité et d’efficace - , tout en étant ellemême infernale ; puissance d’ un moi portée à son absolu qui, du lieu de la certi-

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tude efficace de sa toute-puissance, démontre l ’évidente injustice de l ’ État, celle de ses lois et institutions, et des fondements de sa dérisoire puissance effective, violence ordinaire et coups d’État, force et ruse. Ainsi, Médée dénonce chez les autres personnages l ’ hypocrisie des raisons d’État et, par ces dénonciations, se fait le m iroir de l ’ injustice de l ’État dénaturé, renvoyant l ’ image de la violence originelle de l ’État et des mensonges qui servent à l ’occulter. Force négatrice, Médée n’oppose pas à la scène politique ainsi déva­ luée d’ autre figure que celle d’ une puissance démonique : elle ne se contente pas de dénoncer les fondements de la loi en répondant au mal par le mal, exhi­ bant l ’ universalité du tort que la puissance d’État génère, elle maximalise le mal et répond à la violence originelle de l ’État par une violence sans commune mesure, qui n’en est pas le reflet, souveraine et, à l ’ inverse de la consistance de façade de l ’État, sans reste (laissant le désastre à nu). Elle surpasse le pouvoir d’État en violation ( l’ infanticide) comme en filiation (descendante du Soleil), c’ est-à-dire à la fois en transgression et en autorité. Médée est la première présentation de l ’ autre théâtralité que celle des raisons d ’ État toutes confondues (de celle de la cérémonie du pouvoir comme de celle du coup), la première présentation de la théâtralité de la majesté sublime, présentation de la gloire de la volonté et de son coup d’éclat qui surpasse et déclasse tout coup d’État. À ce titre, elle est comme le négatif de la volonté généreuse, sa première présenta­ tion à rebours, sous le mode de la gloire noire et non politique. La réfutation scénique des raisons d’État prend un tour plus affirmateur (et peut-être plus cornélien) avec la conversion de cette forme de volonté en volonté généreuse et le déplacement de cette théâtralité en théâtralité politique. Double écart qui représente la mise en scène et la mise en sens du problème politique de la souveraineté. La raison du public (contre la raison d’État) est au principe du secret de la souveraineté. Cinna en est un bon exemple. La question de la légitimité politique y est posée et Cinna déjoue la raison d’ État sur les lieux mêmes de l ’État. Alors que Médée représente un modèle de gloire en extériorité avec le pouvoir, qui dénonce le politique comme tel, Auguste est un modèle de gloire à la place même du pouvoir qui élève le politique au dessus des motifs de la raison d’État. Il représente un dépassement du pouvoir par le pouvoir ou une conquête de 1’ auctoritas en pleine connaissance des secrets du pouvoir. Cinna ou la clémence d'Auguste représente l ’ acte par lequel le souverain accorde sa clémence à une conjuration qui avorte, tramée en vue de la restau­ ration de la république et conduite par ceux qui lui sont le plus proches, Emilie - l ’ instigatrice de la conjuration - , Cinna, amant d’Emilie, et Maxime amou­ reux d’ elle, tous trois ayant eu pour plus proches parents des victimes du souve­ rain lors de sa prise du pouvoir (assassinat du père d’Émilie ; de Pompée, oncle de Cinna). Une double révélation s’opère au cours du drame : le découvrement de l ’ illégitim ité de la conjuration et l ’éclat de la légitimité du souverain qui fait voir sa force d’ âme. Le secret des conjurés corrompt la noble fin (la restauration de la légitimité de la res publica contre le pouvoir tyrannique) et pervertit, dans les person­ nages de Cinna et Maxime, les sentiments qui les animent : Cinna par le dévoi-

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lement du m otif de l ’ intérêt particulier (son amour pour Emilie) et non l ’ intérêt public annoncé, et Maxime, rivalisant en retour d’ intérêt particulier au point de trahir la conjuration. Seule, exemplaire, demeure Emilie, elle est la chose publique intraitable et inflexible, la république blessée dans sa chair, celle de son père assassiné, dont la grandeur se trouvera déclassée et désarmée par celle du souverain. La corruption de la révolte légitime se joue dans les labyrinthes de la dissimulation, dans l ’ instrumentalisation de l ’ intérêt particulier par l ’ intérêt public - le zèle du public - et celle de l ’ intérêt public par l ’ intérêt privé - 1 ’ amour-passion. Les conjurés incarnent la raison du coup d’ État (pas celle du tyran mais celle qui lui répond en miroir, du tyrannicide). La réponse du souverain est d’ un tout autre ordre.

Armand

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« La genèse dramatique du mode ontologique du p u b lic dans le p a rtic u lie r prend la forme d'une conversion du souverain lui-même qui s'arrache à sa tyrannie originelle et accède à la légitimité par l'effort héroïque de sa volonté, manifestée publiquem ent dans la clémence » (Merlin 1994, 288).

Acte de naissance d’Auguste, par lequel le moi d’ Octave se sacrifie au souverain Auguste et où la souveraineté se montre dans la décision généreuse. La souveraineté est ce qui récuse la scène des raisons et des coups d ’État et lui oppose une autre scène du politique. Celle non plus de la prise ou de la reprise du pouvoir, mais de ce qu’ on pourrait appeler une prise de souverai­ neté. La légitimité souveraine se montre dans un acte qui n’est plus de calcul, qui n’ a pas plus en vue son intérêt particulier que l ’ intérêt de l ’État, un acte inconditionné qui fait voir le caractère inconditionné de l ’ autorité dans une décision héroïque, celle de la clémence. Cet acte est un geste, un coup de majesté d’ un autre ordre que le coup d ’ État. Le monde des coups d ’ État est un monde de l ’ instrumentalisation et son élément est la tyrannie. La grandeur commence avec la fin de l ’ instrumentalisation. La dialectique du public et du particulier est sans rapport avec la sophistique des fins et des moyens et Γ instrumentalisation réciproque du public et du privé. Son faire est l ’ actualité d’ un geste et la gloire sans fin. La légitim ité de cet acte ne tient pas à ses effets (le salut de la res publica ), mais ceux-ci découlent de la légitimité glorieuse de l ’ acte. Ce qui vient récuser la scène des raisons d’État, c’est la présentation de la volonté souveraine d’ un moi identifiée au public sans s’y conformer. C’ est en entrant en lui-même qu’ Octave se découvre comme Auguste et sacrifie son moi d’ Octave. Cet acte ne signifie nullement la présomption d’un moi qui s’ arroge­ rait l ’État en un « l ’État, c’est moi », mais bien le dépouillement du vieil homme et la déposition du moi identifiant sa puissance au public : « L'État est ce m o i qui n'est plus m oi, innocenté du m o i p a rtic u lie r pour se porter à l'universalité » (Merlin 1994, 297).

Force de volonté où s’expose la force d’ un moi défaite de son moi-même qui conquiert par là le vrai chiffre de la souveraineté, celle d’ une maîtrise sur l ’univers qui part du principe d’ une maîtrise sur soi et l ’ englobe en son sein. Est souverain celui qui fait l ’épreuve de surmonter son propre moi depuis son moi lui-même et la mise en jeu de sa force de volonté. Cette souveraineté sur soi n’est pas cause ou condition de l ’ acquisition de la souveraineté politique : elle

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est toute la souveraineté et son signe même. Avec le geste de clémence d’Auguste arrive une justice transcendante qui réordonne l ’État à même la force d’ âme, sans souci des lois et balayant d’ un seul trait toutes les raisons d ’État. Par là se découvre en Auguste, à la différence de Médée, à la fois une vraie souveraineté de la volonté et une souveraineté politique qui oppose son modèle d’ordre et de scène - sa théâtralité - à celle des machiavélismes, des raisons et des coups d’État ; souveraineté qui vit à Γinstant la superposition du devoir-être et de l ’ être, de la maximisation et de la révélation : « Je suis maître de moi comme de l'univers Je le suis, je veux l'être » (Acte V, scène 3)

La souveraineté ne consiste formellement dans la décision de la situation d’exception et réellement dans l ’épreuve de la volonté qui se confond en géné­ rosité, don sans heurt. Auguste est celui qui décide de la situation d’exception (sa présence fait avorter la conjuration), il crée l ’exception du seul fait qu’ il prend l ’ initiative de l ’ action extraordinaire (et non du fait de la situation qui le lui impose) et sa conversion a lieu depuis sa seule intériorité et en un instant. Cette condition générale de la souveraineté n’en fait pas l ’ essence singulière et le paradigme : l ’ identité de la souveraineté d’ Auguste, c’est l ’ épreuve du moi qui se surmonte dans une montée en grâce. Ce coup de majesté qui refonde le politique, en réunissant en lui absolutisme et romanité, entretient avec le coup d’État un singulier rapport d’ analogie. M erlin écrit : « Le bien et le mal ne procèdent que par coups, instantanés de puissance, coups de majesté, actes héroïques ou coups d'État » (Merlin 1994, 267).

C ’est qu’ ils se présentent l ’ un à l ’ autre dans un rapport de rivalité sans pareil, « tant le bien et le mal ont entre eux d’ attrait et de ressemblance », comme l ’ écrit Machiavel (.Discours I, 1). La relation n’en estj>as moins de redoutable homonymie. Le coup de majesté est ici au coup d’Etat : tout proche et tout autre. Et la montée en gloire ne trouve pas son ressort dans la puissance. Ce caractère biface montre simultanément l ’ appartenance de l ’ absolutisme de la volonté souveraine à l ’ espace machiavélien et sa distinction essentielle. À plusieurs égards où se marquent la proximité et la distance cette fois de la souveraineté politique généreuse avec tout l ’espace commun du machiavé­ lisme, du machiavélien et de la raison d’État. La relation complexe de proxi­ mité et de distance se joue à plusieurs niveaux. Le geste d’ Auguste s’oppose au crime d ’État d ’ Octave comme la scène d ’ inauguration de l ’ autorité à celle de la prise du pouvoir. Tout les oppose. Le crime fondateur représente la prise de pouvoir d ’ Octave au terme d’ une guerre civile opposant des factions et porte la marque de la victoire d’ un intérêt parti­ culier (de parti) contre un autre. Acte qui n’ a de la légitimité que l ’ apparence car il met seulement un terme et non une fin à la guerre civile ; il ne restaure pas le public mais établit la domination d’ un intérêt particulier sur une somme d’ intérêts dispersés non moins particuliers qui ne peuvent faire totalité ou corps politique, agrégés entre eux dans l ’ asservissement et voués, chacun pris à part, à un asservissement ou à une rébellion personnels à l ’égard du pouvoir personnel du tyran. L ’ ordre n’y est qu’étouffement de la guerre. Au contraire,

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la clémence d’ Auguste, qui n’est motivée par aucune nécessité, n’est pas dictée par la pression des événements et n’ a pas à faire de nécessité gloire, est libre genèse du public dans le particulier, sortie de la scène interminable des rapports de force et de la victoire toujours comparative d’ une force circonstanciellement supérieure aux autres. Elle sort tout le politique de la scène du rapport de forces. Mais la relation est plus complexe : le geste d’Auguste paraît refonder l ’ordre politique autrefois fondé par un crime d’État. Il y a là une proximité qui est celle de la répétition de la fondation dans la différence des actes d’ instituer. Mais cette proximité, qui pourrait faire croire à la synonymie des actes, n’est qu’une seconde apparence. En vérité, le mode et l ’ordre de légitimation du poli­ tique ne sont pas du tout les mêmes. Le crime d’État se trouve légitimé et par les institutions qui, dans leur cérémonie juridique d’ instauration sacrée, en changent la nature, et par les bienfaits du prince que cet acte même a rendu possibles en le faisant souverain (comme le souligne à plusieurs reprises Livie, la femme et conseillère d’Auguste). C ’est là une absolution en un double sens, à la fois dans le sens d’ une perspective très machiavélienne, où les effets (les bienfaits) du crime le justifient : « le fait l ’ accuse, le résultat l ’excuse » {Discours I, 9), et dans le sens de la transfiguration propre à l ’ institution abso­ lutiste pour laquelle la souveraineté inviolable légitime après-coup les condi­ tions de son acquisition, efface l ’ acte fondateur ou le relègue au plan d ’une nécessité subalterne. Cette absolution marque la différence des temps et l ’ annule. Ainsi, L ivie s’ adresse à Emilie et justifie l ’ assassinat du père de celleci en ces termes :

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« Sa mort, dont la mémoire allume ta fureur Fut un crime d'Octave, et non de l'empereur. Tous ces crimes d'État qu'on fait pour la couronne, Le ciel nous en absout, alors qu'il nous la donne, Et dans le sacré rang où sa faveur l'a mis, Le passé devient juste, et l'avenir permis » (Acte V, scène 2)

Mais le geste de clémence se situe ailleurs que cette transfiguration de l ’ insti­ tution. Il se suffit à lui-même et ne produit les effets de refondation qu’ à titre de retombées de la vertu glorieuse (il ne se juge pas sur ses effets), et gagne, d’ autre part, sa préséance sur toute légitimation a priori ou toute procédure institutionnelle et représente un processus de légitimation qui déprécie toute procédure. Le geste de clémence est au crime d’État le mode contraire et l ’ ordre de légitimation en est inverse : il ne tient ni à l ’effet ni à l ’institutionnalisation du pouvoir (la cérémonie de sa sacralité) mais à l ’ agir indépendamment de ce que cet agir fait, dépose comme résultat, et à une justesse de la volonté sans autre garantie qu’elle-même, et, par là, infiniment plus légitimante que la légi­ timation par avance ou de jure des institutions. L ’ordre de succession des temps dans le procès de légitimation en est bouleversé : il ne s’agit plus là d’une trans­ figuration du coup par son futur (légitimation après-coup), mais d’ une transfi­ guration du futur par le coup (légitimation par ce que le geste préfigure). Le rapport de distance et de proximité est encore plus complexe : le geste de clémence est à la fois plus proche du crime d’État et plus autre. Plus proche parce qu’entre les deux gestes, il y a circularité. Le geste de clémence

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d’Auguste, s’il prend valeur de césure dans le gouvernement et clive le temps d’Octave et le temps d’Auguste, celui du moi et celui de son dépassement, celui du pouvoir et celui de l ’ autorité, celui de la puissance et celui de la gloire, etc., et coupe en deux l ’histoire d’ Auguste, consacre et entérine le crime d’État. Dans l ’ après-coup de la révélation de la grandeur d’Auguste, de sa générosité essentielle, la nécessité antérieure du crime d ’État se voit confirmée ( l’homme d’ une telle force d’ âme ne pouvait faire autrement) et une raison d’État sancti­ fiée ; d’ autant plus que c’est ce crime d’ État qui, de très loin, selon un modèle finaliste, en rendant possible le gouvernement d’ Octave et ses bienfaits, a rendu possible et la conversion de son pouvoir en autorité, la naissance d’Auguste, et ce bienfait sans pareil pris dans la série des bienfaits antérieurs en même temps que d’ un tout autre ordre. À distance, la nécessité trouve sa gloire. Ce faisant, la souveraineté de la volonté généreuse ne fait pas que rompre avec la raison d’État, elle la confirme et transfigure, comme elle confirme et transfigure la légitimité institutionnelle de la souveraineté inviolable. Après-coup, le coup de majesté donne raison à ce dont il se déprend. C ’ est dans cette circularité entre le crime d’État et le geste de clémence, la raison d’État et sa récusation, la souveraineté d’ institution et la souveraineté de volonté, que se joue une étrange relation de proximité et de distance qui est reprise de la figure et transfigura­ tion. Le geste ne fait pas que rompre avec le crime, il le transfigure, il en est l ’ ultime légitimation ; la souveraineté de la volonté généreuse ne fait pas que déclasser la souveraineté d’ institution, elle la confirme. Le geste n’est pas seulement tout autre que ce qu’ il exclut ou éconduit, il en est chaque fois plus proche et le rend tout autre. Il est la souveraineté même dont les autres figures sont les semblants et les images et maintient, au cœur des synonymies, son homonymie essentielle. Le coup de majesté d’Auguste est sans pareil. Il ne se déduit pas de principes ni ne résulte d’ une argumentation. Si elle passe par un moment de délibération où le souverain pèse le pour et le contre et réfléchit aux différents possibles politiques, d’une délibération qui se produit au cours d’ une introspection in vi­ sible et d’ un dialogue sur scène avec Livie, la conversion d’Auguste n’ en est pas la conclusion nécessaire, elle se donne dans un jugement sans principes ni critères, et une décision fulgurante et sans exemple. Le besoin de conseils que ressent Auguste et la délibération elle-même tiennent à l ’effondrement des principes et au caractère contradictoire des exemples. Le souverain reconnaît cette contradiction et leur puissance trompeuse, il sait qu’ à l ’ épreuve du devenir, « l ’histoire a obscurci le m iroir des exemples » (M erlin 1994, 290), et présente désormais une pluralité de modèles incommensurables entre eux. « Ces exemples récents suffiraient pour m'instruire, Si par l'exemple seul on devait se conduire, L'un m 'invite à le suivre, et l'autre me fait peur : Mais l'exemple souvent n'est qu'un m iroir trompeur, Et l'ordre du destin qui gêne nos pensées N'est pas toujours écrit dans les choses passées » (Acte II, scène 1)

La souveraineté est devenue le cas (M erlin 1994, 291) et chaque actualité requiert du gouvernant un acte singulier de jugement qu’ aucune exemplarité ne

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peut orienter. Il faut juger et innover, les deux vont de pair. L ’ innovation du jugement, en tant qu’elle touche à la souveraineté, se doit d’être en même temps exemplaire. Si elle ne suit pas un exemple, elle doit faire exemple. Il revient au souverain de trouver la décision qui convient sans la garantie des modèles antérieurs et d’ inventer son modèle. Le retrait de la garantie des prin­ cipes et des modèles auquel le gouvernant est exposé implique simultanément la particularité du jugement et son caractère extraordinaire. Le souverain doit, en ce sens, déchiffrer l ’ actualité, l ’ innovation à laquelle celle-ci doit donner lieu et l ’extraordinaire de cette innovation. Il doit trouver son « bonheur », la chance et la félicité d ’ une décision actuelle, radicalement nouvelle et extraordi­ naire. C ’est la voie que Livie, femme et conseillère d’Auguste, lui montre, achevant la méditation d ’Auguste et lui permettant de se ressaisir dans l ’ inté­ riorité de son autorité. Au souverain qui ne parvient pas à détourner son regard de l ’exemple de Scylla, L ivie rappelle : « Assez et trop longtemps son exemple vous flatte Mais gardez que sur vous le contraire n'éclate ; Ce bonheur sans pareil qui conserva ses jours Ne serait pas bonheur, s'il arrivait toujours » (Acte IV, scène 3)

Auguste n’ a quelque chance de faire autorité et modèle qu’ à la condition de se passer lui-même des exempla et de faire preuve d’ un jugement sans exemple et d’une décision absolue. Par là, le geste d’Auguste quitte l ’élément de l ’ im ita­ tion et n’entre plus avec les autres exemples dans une même série. Il est personnel (un jugement par soi-même), nouveau (un jugement selon les temps présents) et extraordinaire ( l’invention d’ un modèle incomparable). Le coup de majesté de la clémence d ’Auguste manifeste par là son incontestable souverai­ neté et son caractère irréductible à tout coup d’État. Il ne peut s’inscrire dans la lignée ou la série des autres coups d’État. Il creuse la distance.

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2.4. La mémoire de la souveraineté contre la science du règne Une lecture machiavélienne serait en droit d’ y voir la possibilité d’ une réver­ sion des mêmes signes. Le paradoxe ne se retrouve-t-il pas ici reconduit d ’ une certaine façon ? Car, en agissant ainsi, en récusant le surmoi des modèles (depuis une dévaluation cornélienne d’ une référence trop imitative de l ’exem­ plarité romaine), le geste d’Auguste se retrouve réinscrit dans la série : comme série d’ actes dont le trait commun, qu’ ils partagent, est d’ être chacun unique et incomparable aux autres, et c’est bien ce que dit Livie. Auguste ne retrouve la tradition que par les voies de l ’ innovation et tout ce que la tradition lui transmet, ce n’est pas le sens d’obéir à tel ou tel modèle, mais c’est le sens même de la modélisation sans exemple antérieur. Le secret des exemples (au contraire de la classification des exempla), c’est d’ inspirer un tout autre modèle, de faire voir l ’exemplarité et non de donner un exemple à suivre. La réconciliation de la tradition et de l ’ innovation qui récuse aussi bien la présomption d ’ affiliation que celle de table rase signifie, en même temps, que le coup de majesté d’Auguste entre dans la série des coups d ’État comme l ’ un d’entre eux. De ce fait, c’est une des formes de ce que Machiavel nomme la

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virtù. Le geste de générosité n’ entre-t-il pas chez Machiavel lui-même comme un des actes de virtù, susceptible par le sublime noble de refonder le politique, mis à égalité dans la disparité de forme avec celui de César Borgia ? Ne peuton pas dire en ce sens que le geste extraordinaire de la clémence d’ Auguste, dans Cinna, entre dans la série des modèles de coups d’ État sans distinction de valeur, de ceux qui représentent « quelque chose d’ extraordinaire en bien comme en mal dans l ’État » (Prince, 21). Qu’ il entre dans la série des modèles sans modèle qui mettent à parité le bien et le mal et les font se rencontrer dans l ’ acte même, modèles de virtù en ce dernier sens, où ils font l ’ inconcevable jointure entre le la justice et un grain d’ injustice extrême ? Ce ne saurait être entendu comme la mise à nu de la force faisant effraction dans la représentation comme sa vérité ainsi que l ’ entend Marin, mais bien autrement comme effrac­ tion de présence révélant le vide de toute vérité comme la cause cachée du poli­ tique. Si le geste d’Auguste se distingue en exemplarité, c’est par sa faculté d’être au-dessus du coup et non pas contre. Le coup de majesté d’ Auguste se tient, par là, au plus près et au plus loin du coup d’ État. « Le surplus de présence » de la souveraineté ou « le plus de vie » du virtuoso tient à cette ressource cachée du grain d’ injustice extrême dans la vertu même, et qui fait la gloire. Or, la clémence d’Auguste se donne ellemême comme un acte de violence à plusieurs entrées qui, à chaque détour, fait résonner l ’ accent du mal. Auguste en parle bien en ces termes : la clémence, ce sera leur supplice. Supplice négatif dira-t-on, ou supplice par antiphrase, euphémisation du pardon. Il s’agit de bien davantage : si l ’ on peut parler ici de la clémence comme d’ «une modalité extraordinaire du supplice» (Merlin 1994, 297), si l ’extraordinaire égalise le bien comme le mal, c’est que la géné­ rosité est ici un « faire violence », quelle que soit la position que l ’on occupe. Violence faite sur soi, d’ abord : le moi se sacrifie au public et cette épreuve est de l ’ ordre du supplice ; violence faite aux conjurés ensuite, en tant que l ’ acte généreux envers les conspirateurs est un acte d’ une extraordinaire violence. La clémence octroyée et la clémence reçue représentent le recto et le verso d’un même supplice. Davantage encore, le geste d’Auguste est la mise en sens d’un supplice partagé : de sa clémence, Auguste assiste à son propre supplice en suppliciant les conjurés. Ce geste est un geste de fondateur virtuoso : il ressemble comme un frère à celui dont Machiavel fait l ’éloge dans les Discours, celui de Junius Brutus fondateur de la république romaine ( Discours, III, 2, 3), et qui assiste au supplice de ses propres fils convaincus de conspiration à son égard et à l ’égard de la république, en un acte extraordinaire où il se supplicie lui-même. Grand coup d’État que Naudé commente à son tour. Les deux gestes sont bien parallèles : Brutus, refondateur de Rome et fondateur de la république dégagé de la tyrannie par l ’ exercice impitoyable de la justice (qui n’est pas sans grain d’extrême violence) ; Auguste, fondateur de l ’ Empire dégagé de la tyrannie par le geste de clémence (qui est l ’ autre nom du supplice). Une telle proximité du bien et du mal dans l ’extraordinaire signe l ’ inscription de la forme de volonté généreuse et absolutiste dans la série (qui est sans sillage) des hommes de gloire, des virtuosi, et du coup de majesté comme, de tous les coups d’État passés et à venir, l ’ un d’entre eux.

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Le geste de la clémence d’Auguste se distingue du coup d’État par la nature de ce qui est en question : par son geste, Auguste ne crée pas la souveraineté. Cinna nous instruit de ce qui est interdit de présence : le lieu secret de la souve­ raineté. Le geste n’est pas une effraction de présence de la souveraineté, une présentation du mystère, de 1'arcanum imperii, la souveraineté donnée en propre sur scène, saisie de manière fulgurante en une sacralité qui sidère, dont on ne peut élucider le mystère. Dans Cinna, le mystère de la souveraineté n’est pas présent en propre, le personnage d’ Auguste et son geste représentent la souveraineté. Le geste d’Auguste réveille la mémoire de la souveraineté, il confirme et anime la souveraineté inviolable instituée. Son geste est un signe et une représentation de la souveraineté déjà là et qui n’est pas plus présente en personne par ce geste, mais autrement figurée ; le geste n’enjambe pas les signes pour toucher la chose même. Le coup de majesté est homonyme du coup d’État parce qu’ il confirme l ’ institution en sa fiction et sa feinte. Si Corneille transgresse bien les règles du théâtre pour montrer parallèlement la transgres­ sion des règles par l ’ acte du souverain, s’il montre le secret de la souveraineté en son lieu, le cabinet du conseil et la chambre de la décision (contrairement aux usages du théâtre), ce n’est pas pour en confirmer le mystère ni pour en esquisser un geste sacrilège de profanation qui indirectement consacrerait le sacré. La perspective sur le secret de la souveraineté ne lève pas le voile sur une présence réelle. Et, de même, la levée du voile ne révèle pas les calculs des raisons d’État. Le secret de la souveraineté, qui est celui de la volonté souve­ raine accordée à l ’ institution sans s’ y conformer, n’est pas de cette nature : ce n’est ni un grand mystère (à respecter/à profaner), ni un petit secret (à rejouer/ à dénoncer). L ’ interdit de présence ne dissimule ni le mystère sacré ni la machi­ nation pragmatique. Le lever, c’est en montrer la raison : est souverain l ’ acte qui mime la souveraineté ou la donne à entendre en des signes certains qui en attestent l ’ existence sans en montrer la présence même. Aussi, le coup de majesté n’est pas un coup d’État parce qu’ il n’ est pas découvrement d ’une présence vraie ou faux-semblant artificieux, essence occulte ou pure apparence, il est lui-même ce qui représente la souveraineté, ne l ’exhibe pas mais en remontre à ceux qui en dénient l ’existence. Est souverain celui qui est capable de faire parler la souveraineté et de la faire entendre, d’en donner quelque idée et quelque témoignage, lequel n’est ni accès direct à la chose même, effraction de présence, ni preuve de sa texture de réalité. Le théâtre cornélien offre des modèles d’une souveraineté politique où des actes donnent la souveraineté en représentation, modèles tout autres que ceux référents à des mystères de l ’État ou à des machinations politiques. La mise en représentation de la souveraineté récuse la scène du pouvoir sacré et celle des raisons d’ État. Les héros cornéliens font voir l ’ invisible de la souveraineté. Ce faire-voir l ’invisible n’est pas autre chose qu’ une mise en représentation de ce qui est, de soi-même, toujours de l ’ordre de ce qui est re-présenté, et le théâtre, par où la décision est donnée dans l ’élément de la représentation, est restitution de la représentation à elle-même. Il s’ agit de fait voir « la bonne politique », absolue et déliée qui s’oppose à ce que Corneille appelle ironiquement « les règles de la saine et bonne politique ». De la souveraineté, nous ne disposons que d’ une

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présentation négative : elle est sans règles et sans maximes. Le théâtre cornélien donne à voir comment, dans la bonne politique, « le raisonnement ne précède pas l ’action, ce ne sont pas des maximes qui font agir, mais un principe intérieur qui produit à la fois action et raisonnement, devenu second (et secondaire) » (Merlin 2000) et tient tout entière à ce secret de la souveraineté présente en une « action indérivable » (M erlin 2000). La scène cornélienne est une critique en règle des maximes d’État, nommée ironiquement « la vraie et scène politique », à laquelle elle oppose « la bonne politique ». La souveraineté ne se préoccupe pas du règne. La science politique d’ allure machiavélienne est aussi bien l ’ art des coups d’État que la science du règne, de quelque côté du pouvoir que l ’ on se trouve. C ’est elle qui est exercice de la force, comme pensée secrète de l ’État (au seul sens où elle est tenue secrète), celle de sa violence primitive et de son coup d’État inaugural, et elle consiste précisément à traquer les sujets dans leur pensée secrète, fidèle à la phrase machiavélique ; « gouverner, c’est mettre les sujets hors d’ état de vous nuire et même d’y penser» (Discours U, 23). Elle prévient en miroir, elle est supposée savoir. C’ est la science du règne qui souf­ flait, comme conseillère, à Octave, avant qu’il ne fasse le choix d’Auguste, de pratiquer la vengeance d’État comme la règle essentielle de la science de régner. « Après tant d'ennemis, à mes pieds abattus, Depuis vingt ans je règne, et j'en sais les vertus, Je sais leurs divers ordre et de quelle nature Sont les devoirs d'un prince en cette conjoncture. Tout son peuple est blessé par un tel attentat, Et la seule pensée est un crime d'État, Une offense qu'on fait à toute sa province, Dont il faut qu'on la venge, ou cesse d'être prince » (Acte IV, scène 3)

C ’est la science du règne qu’Araspe, capitaine des gardes, conseillait perfi­ dement au roi Prusias de mettre en pratique, lorsque Nicomède, en héros géné­ reux, pour déjouer des pièges machiavéliques qui tendent à usurper le pouvoir, quitte l ’ armée sans avoir reçu l ’ ordre du roi, son père : « Pour toute autre que lui je sais comme s'explique La règle de la vraie et saine politique. Aussitôt qu'un sujet s'est rendu trop puissant, Encor q u 'il soit sans crime, il n'est pas innocent. On n'attend point alors q u 'il ose tout permettre, C'est un crime d'État que d'en pouvoir commettre, Et qui sait bien régner l'empêche prudemment De mériter un juste et plus grand châtiment, Et prévient, par un ordre à tous deux salutaires, Ou les maux q u 'il prépare, ou ceux q u 'il pourra faire » (Acte II, scène 1)

Cette science du règne, c’est celle dont Prusias répétera la formule à l ’ acte III, scène 2, c’ est la raison d’État. Elle se donne en raisons et elle est le fait du conseiller et de ses maximes d’État qui « s’ insinuent dans les méandres d’ une argumentation qui attaque l ’ âme du souverain et tranche ce qui pourrait lui rester d’hésitation vertueuse » (M erlin 2000). Elle est indissociable de la confusion des sentiments entre le sentiment privé et le sentiment public, insépa­ rable du zèle qui aveugle le tyrannicide comme de la perfidie du conseiller en

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tyrannie, de la référence au registre de l ’ intérêt et du calcul, à ce que Corneille attribue au « grand art de régner romain » {Nicomède, V, 9). La « bonne poli­ tique », celle-là même que le héros généreux défend {Nicomède, II, 3), ne se met pas en raisons, elle ne s’ argumente pas, ne se délibère pas véritablement, elle surprend et n’est pas de contenu mais de forme. Elle ordonne de régner inconditionnellement et en toute déliaison, du fait même que le règne de la souveraineté est sans art et ne se rapporte pas plus à la domination qu’ à la dépendance. « La bonne politique reste sans discours » (M erlin 2000). L ’ impé­ ratif dit tout ce qu’ il faut savoir et ne modalise pas la prescription. C ’est un impératif catégorique :

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« Un véritable roi n'est ni mari ni père, il regarde son trône et rien de plus Régnez ! Rome vous craindra plus que vous ne la craignez » (Acte IV, scène 3)

Cet impératif qui demeure sans explication sur la méthode à suivre et sur le rapport à une fin déterminante, dont Nicomède se fait la voix, n’exige pas autre chose que le secret de la souveraineté. Ce règne est un règne de soi et sur soi, il est l ’ ascèse d ’une volonté qui se désempare de sa force, il conduit à un « déta­ chement souverain qui rend apte à représenter » (M erlin 2000). Celui-ci est sensible dans La mort de Pompée, où César détourne son regard du spectacle de la tête coupée de Pompée, que Ptolémée en flatteur tremblant vient o ffrir à son pouvoir. César fait preuve, dans le bouleversement et en s’ abandonnant à la liberté des larmes, de grandeur d ’ âme, s’ écartant de ses passions et demandant, inconditionnellement de pleurer Pompée, porté par tout autre chose que par des fins politiques, par un bien autre égard que celui de la raison d’État. Il est au cœur de la clémence d’Auguste et combien sensible en Nicomède qui laisse Prusias sur le trône, et dont « l ’obéissance a quelque chose de souverain » et « constitue le vrai m iroir du règne » (M erlin 2000) : l ’égard glorieux de celui qui, qu’ il exerce le pouvoir ou non, représente la souverai­ neté. Ce gouvernement de soi et, par suite, des autres est tout à l ’ opposé de celui de la raison d’État qui s’ appuie sur la reconnaissance du peuple : « la bonne politique ne consiste pas à faire des conquêtes, mais à gagner l ’ amour de son peuple » (cité in : M erlin 2000) ; un peuple qui n’est pas, en un sens machiavélique, ce dont il faut se défier, comme en témoigne l ’émotion de César devant la mort de Pompée (M erlin 2000), un peuple qui « devine le vrai lors même qu’ il lui est voilé [...], voit la justice divine que n’ arrive pas à lui dissi­ muler l ’ injustice humaine, fut-elle un aussi terrible mélange de force effective et de majesté simulée » (M erlin 2000). Aussi le vrai souverain s’ appuie sur le peuple et l ’État s’articule à la vertu extraordinaire et agissante d ’ un prince en faveur de son peuple.

2.5. L'absolutisme comme style et la catharsis du moi S’y fait reconnaître l ’ absolutisme comme style, de celui qui ne gouverne que depuis l ’ extraordinaire du moi, disposition ou hexis du décentrement de soi, à rebours de la tyrannie comme attitude essentielle de la passion du moi, de son

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amour-propre qui est « de se faire le centre de tout ». La force agissante du Nom du souverain marque elle-même ce trait d ’union et de séparation du moi qui se décentre et c’est pourquoi il est le nom d’ Octave apprenant à devenir Auguste, nom propre de la souveraineté absolue, qui n’est tel que de n’être « jamais tout à fait seul, jamais tout à fait propre » (M erlin 2000). L ’empreinte du moi et du Nom souverain, leur renommée, c’est l ’ apprentissage du « degré zéro du lien » (M erlin 2000) indissociable d’ un décentrement. L ’ absolutisme, c’est le décentrement. Si Nicomède est le souverain, c’est depuis l ’ inquiétante étrangeté de ce décentrement du lieu de la souveraineté : elle n’est pas essen­ tiellement le pouvoir et n’est pas essentiellement politique. « Le théâtre cornélien est proprement politique parce q u 'il n'est pas que politique » (Merlin 2000).

Aussi, le roi souverain manifeste la souveraineté du moi et se fait reconnaître du peuple depuis une espèce de communication des moi qui est l ’envers de la contagion passionnelle. Reconnaissance analogue à celle du public et qui n’est pas de discours à discours. La souveraineté du roi ne désigne pas seulement, pour Corneille, celle de la fonction politique, mais le caractère de toute autorité, le chiffre crypté du moi, et c’ est par là que la souveraineté proprement royale se fait reconnaître sur la scène politique, du peuple, et au théâtre du public des moi. « N'est-ce pas à partir de la mise à nu de ce socle commun que la catharsis peut opérer ? Le moi ne constitue-t-il pas la qualité "semblable" qui explique du même coup l'effet tragique de l'adm iration que Corneille ajoute à la terreur et à la pitié ? » (Merlin 2000 ).

La catharsis théâtrale passe par l ’ éveil du spectateur à la souveraineté de son propre moi et la disposition de réfléchir ses affects et par là de les suspendre, de les différer. Elle tient à la figure allégorique du moi souverain présent dans la persona du roi. Figure intransitive de la souveraineté dont le caractère est de se déprendre de soi. Corneille « détache de la souveraineté royale un public de moi souverains que la Révolution française appellera un “ peuple de rois” » (M erlin 2000). Au rebours de la lecture de Marin, M erlin voit dans cette présentation corné­ lienne de l ’ absolutisme comme style tout autre chose que la présentation de « l ’épiphanie de la puissance » ou la mise en présence théâtrale de la violence originaire de l ’État. Loin de l ’entendre comme l ’expression voilée de cette violence inaugurale, ne substituant à la lutte à mort que l ’ image du duel, elle reconnaît dans la représentation bien autre chose qu’ une ultime ruse de la force ou une idéologie, et accorde du prix au suspens du geste. L ’ acte du geste est de suspendre la ronde infernale, le cercle de la vengeance qui réitère la guerre civile, il n’est pas la force en effigie mais son désemparement. Il ne se fait reconnaître du peuple que dans sa vertu de clémence essentielle, d’ apaisement, et c’est par là, sans doute, que le ton de cet absolutisme est résolument chrétien. C ’est le ton de ce qui se soustrait à toute figure passionnelle de violence et à toute figure qui proteste de l ’ irréconciliable, le ton de « ce qui accorde au passé le droit de passer » (M erlin 2000).

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Le style absolutiste du théâtre de Corneille est ainsi la mise en relief d’ une alternative à la raison d’État. Il présente la souveraineté comme antagoniste avec toute maxime d’État, qui est de prévention et de prévision, toute mise en raisons du secret de la souveraineté. La grande politique se règle sur l ’ imprévi­ sible et en fait le sens du réel et le sens idéal (au contraire de la maxime d’État qui estime le prévisible des hommes et tient dans l ’élément du calculable). « La souveraineté ne se devine pas » (Merlin 2000). « Agir, c'est faire irruption dans le réel sans l'aveu de la raison, qui ne vient qu'aprèscoup juger de la bonté de l'action » (Merlin 2000).

C ’est certainement ce qui est propre à toute intelligence du politique, et, de même, ce qui rapproche le coup de majesté du coup d’État. Mais la différence est très consistante, car c’est par son mode d’exposition de la politique à la soustraction à tout raisonnement que Corneille innove. Il fait valoir un tout autre imprévisible que celui du jugement selon le cas et un autre encore que celui de la fulgurance de la décision, telle que la pense et l ’ agit Naudé. L ’ instantanéité de l ’ action qui tranche sur les calculs politiques et se trouve en euphonie avec l ’ inconditionnalité de la prescription, brisant là l ’ écheveau des fins et des moyens, n’ entre plus dans aucune raison d’État. Ce n’est plus là l ’expression de la contingence de la politique ni de son insaisissable arcane, mais de la souveraineté de la volonté qui s’est désemparée de la force et qui tient sa plénitude d ’ ailleurs que du politique proprement dit.

Armand

c olin .

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3 L'ORDRE DU ROI ET LE DOGME ABSOLUTISTE : LOUIS XIV Les styles de l ’ absolutisme, et leurs modes de conjonction ou de disjonction d’ avec la raison d’État, prennent sens dans le cadre de l ’ instauration de l ’ autorité de l ’ État. La variété des styles de l ’ absolutisme témoigne du mouve­ ment par lequel, que ce soit par les voies de la volonté souveraine ou par celle des maximes et de la scène des conseils - et de la contradiction éventuelle des deux voies entre elles - , « l ’État se raisonne », pour reprendre l ’expression de Fragonard6. Le mouvement par lequel l ’État s’ instaure et se raisonne est celui par lequel il reconfigure son trait d’ union avec le religieux. Comme le fait remarquer Descimon et Guery, la formule de Richelieu « la raison doit être la règle et la conduite de l ’État » (Testament politique ), oblige « de plus à faire que tous ceux qui sont sous son autorité le révèrent et la suivent religieusement»7. Richelieu oppose la bonne raison d ’ État à la « raison d ’enfer ». L ’ intrication entre la bonne raison d’ État et le religieux n’ efface pas mais souligne la prise d’ indépendance de l ’ État absolutiste à l ’ égard de toute sujétion à un pouvoir

6 Fragonard M.-M., « L'établissement de la raison d'État et la Saint-Barthélemy », in : M iroirs de la raison d'État, Paris, Centre de Recherches historiques, avril 1998, n° 20, 49-65, 6. 7 Descimon R. et Guery A., Un État des Temps modernes ?, Paris, Seuil, 2000.

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religieux. Un même acte vise à réduire la force politique protestante et à se soustraire à la cause commune catholique à l ’ échelle de l ’Europe. Ainsi, Descimon et Guery écrivent : « La grande aventure spirituelle de la réforme protestante fut quasi intentionnellement utilisée à des fins profanes : l'affirm ation pratique de la toute-puissance et de l'indépen­ dance temporelle des rois, dont l'église gallicane fin it par faire un de ses articles de foi » (Descimon et Guery 2000).

Les guerres civiles permirent à l ’État absolutiste en France d’établir sa paix et de se soustraire à l ’emprise d’ un pouvoir religieux d’ où qu’ il vienne, de s’instaurer dans son indépendance, et, s’il est vrai que la relation au catholi­ cisme lui fut consubstantiel et celle au protestantisme seulement de simple tolé­ rance, la dissension religieuse permit l ’émergence d’ un Etat dégagé des tutelles. Le pouvoir de Louis X IV accentua l ’ indépendance de l ’État. Davan­ tage que d’ une séparation des puissances entre le pouvoir temporel d’État et le pouvoir du Pape, la ruse du gallicanisme consista, sous l ’ apparence d’établisse­ ment de sphères indépendantes de souveraineté, de rompre l ’équilibre en faveur du roi et de l ’État. L ’Église, corps politique, est soumise au roi, tandis qu’elle est soumise au Pape, comme corps mystique ; elle n’en est pas moins sur ce plan également dépendante du roi qui, comme évêque dans le régime de l ’Église - tenu pour aristocratique - où le Pape ne représente que le premier des évêques, peut « juger des causes de la foi sans en référer au pape » (Descimon et Guery 2000).

3.1. L'État-roi : raisonnabilité et mise en dogme L ’ instauration de l ’autorité de l ’État est indissociable de la monarchie absolue et de l ’équivalence entre le Roi et l ’État. Le pouvoir de Louis X IV achève ce double mouvement : « L ’ État, c’est moi » ne veut pas dire autre chose. Le moi ne concerne pas ici, comme on aurait tendance à le croire, la singularité de Louis X IV , mais la place de tout Roi de France ; aussi la formule se compose-t-elle parfaitement avec la phrase que Louis X IV prononça sur son lit de mort : « Je m ’en vais, l ’État demeure » ou « Je m ’en vais, mais l ’État demeurera après moi ». Ce qui demeure après le sujet-roi, c’est l ’ unité substan­ tielle du Roi et de l ’État, toujours donnée dans l ’ actualité d’ un pouvoir et nommé perpétuel en ce sens. La haute idée de l ’État se conçoit par l ’ intime corrélation entre le Roi et l ’ État au point que Louis X IV pouvait écrire : « Quand on a l ’État en vue, on travaille pour soi. Le bien de l ’ un fait la gloire de l ’ autre » (.Réflexion sur le métier de roi). Aussi, la formule « l ’État, c’ est moi » ne fait qu’ accentuer d’ une certaine façon le status ratio regni ou regis du Moyen Âge en opérant seulement un plus grand centrage de la monarchie sur la personne singulière du monarque (Descimon et Guery 2000). L ’ unité accom­ plie du Roi et de l ’État ne signifie en rien une pensée du corps du Roi. Comme Descimon et Guery le remarquent, la théorie des deux corps du Roi ne fut guère opérante dans l ’ absolutisme français. À partir de 1610, le rituel des funérailles royales n’ illustre plus ce thème, comme ce fut le cas de 1515 à 1610, avec pour exemple :

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« la double procession du mannequin revêtu des atours et insignes royaux, image d'un roi vivant aux yeux ouverts, qui suit le cercueil contenant le cadavre du même roi » (Guery et Descimon 2000). « Le roi qui règne et celui qui incarne la monarchie ne font qu'un, n'ont qu'un corps, selon un principe dynastique qui garantit la continuité monarchique et ne relève que du choix de Dieu » (Guery et Descimon 2000).

Le renforcement du principe d’ unité de l ’État voit progressivement s’ effacer la référence au corps unique du Roi. L ’ unité abstraite du roi et de l ’ État s’accomplit avec la décorporalisation du royaume et du principe monarchique. Elle laisse la place à l ’ Ordre du roi, aux maximes de l ’ ordre ou de l ’ordonnan­ cement du désordre en même temps que du commandement du pouvoir personnel et s’ associe à la construction de l ’édifice administratif. Comme le râ te lle n t Descimon et Guery, citant Fogel « l ’ alourdissement de l ’ appareil d’Etat contribue à le décorporaliser. » Une même consistance de l ’ État prend forme avec le renforcement du pouvoir personnel et la machine administrative, qui déclasse les métaphores du corps au profit de métaphores mécanistes. Le pouvoir royal n’exerce pas sa « pleine puissance » sans une conscience p oli­ tique de ce qui lui résiste et une scrupuleuse prise en compte de l ’hétéronomie des conditions : le pouvoir est loin de succomber, comme on le préjuge souvent, au mythe de la toute-puissance. C ’est dans ce cadre complexe que la Raison d’État joue un rôle essentiel et explicite. L ’officialisation marque autant la prise d’ indépendance de l ’ autorité de l ’État qu’elle ne souligne la dogmatisation absolutiste. Dans ce temps de l ’État s’accomplissant, s’ affiche la coïncidence entre l ’ absolutisme et la raison d ’État promue au rang de loi suprême. C ’ est en ces termes que Louis X IV en parle :

Armand

colin .

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« Ce que les rois semblent faire contre la loi commune est fondé le plus souvent sur la raison d'État, qui est la première des lois, du consentement de tout le monde, mais la plus inconnue et la plus obscure à ceux qui ne gouvernent pas » {Mém oires).

La raison d’État est le signe fort et ouvertement déclaré en France de la double indépendance qui préside à la consistance de l ’État : l ’ indépendance du politique à l ’égard du religieux et celle du politique à l ’égard de la morale. Elle vient désigner Y ultima ratio de la loi. Elle incarne l ’ordre du Roi et le sceau de sa signature. Ici la signature interdit l ’équivoque : l ’ officialisation de la raison d’État est contemporaine de la reven­ dication du pouvoir personnel que la signature ostentatoire incarne. Le Roi signe en son nom propre et revendique là l ’exercice du pouvoir personnel au double sens d’ un pouvoir absolu et d’ une responsabilité qu’ il prend seul. Nom ici véritablement propre et véritablement seul. Le nom propre est la marque de l ’ assomption pleine et entière par le Roi, à ses risques et périls, de la souverai­ neté : elle est la revendication d’une entière visibilité de la souveraineté, la marque du pouvoir et de son implication dans ses actes. Comme le remarque L ’heuillet (1999, 136), à la différence des secrétaires et des ministres dont Louis X IV nous dit que la plume est hésitante à proportion de leur habileté, la signature du Roi en son nom propre marque l ’énergie de la décision et l ’ assomption de la responsabilité (Louis X IV , Mémoires pour Vinstruction du dauphin, 61).

128 · Les doctrines de la raison d'État

Elle n’est pas sans marquer également le devenir dogme de l ’ absolutisme. Louis X IV officialise la raison d’État au moment même où il assume avec ostentation l ’ intégralité de l ’exercice du pouvoir, c’est-à-dire de la prise de décision et de la présentation de la souveraineté sans distance. La raison d’État fait désormais partie de la mise en spectacle ostentatoire de l ’immortalité de l ’État. Raison d’État et absolutisme s’identifient dans la construction de l ’ architec­ ture administrative. Le pouvoir personnel de Louis X IV est à l ’origine de la séparation de la police d’ avec la justice et, par là, de l ’ institutionnalisation accrue de la police par l ’édit du 17 Mars 1667. L ’ absolutisme administratif est la marque de l ’effacement du pouvoir cardinal et de la naissance du pouvoir personnel. C ’est le même roi qui gouverne en son nom et qui reconnaît ce qu’ il doit à l ’ administration. C’ est également la reconnaissance accrue du poids des conditions et de ce qui est requis pour y faire face. Ainsi, L ’ heuillet écrit : « D'un côté, l'autorité se renforce, de l'autre, elle témoigne qu'elle a besoin d'un auxi­ liaire institutionnel » (L'heuillet 1999, 297).

L ’ absolutisme faisant corps avec la raison d’ État s’ accompagne d’un renfor­ cement sans précédent de la division administrative des tâches, en même temps que de la prise en compte de la nécessité que l ’ordre provienne du désordre ; nécessité de la gérer, de le canaliser et réprimer. Le temps du dogme absolutiste n’est pas celui de l ’exercice a priori de l ’ impossible raison d’État mais, bien au contraire, celui de son exercice a posteriori. Commentant la différence de trai­ tement de la ville entre la ville de Richelieu et l ’ organisation de Paris par Louis X IV , L ’heuillet écrit : « L'invention de Louis XIV se distingue de celle de Richelieu en ce que le but de l'une est de régler la circulation a p o s te rio ri tandis que celle de l'autre est de la régler a p rio r i » (L'heuillet 1999, 232).

L ’ institutionnalisation de la police dans Paris est la prise en compte du peuple de Paris, l ’ introduction d’ « une véritable clinique de la société, attentive à ses humeurs, proche de ses sentiments, instruite de tout ce qui s’y passe » (L ’heuillet 1999, 499). Ainsi, dans le temps même où la pensée de la raison d ’État devient autori­ taire et certaine d’ elle-même, en perdant conscience de son indécidabilité, où la signature s’ arroge l ’ allégation de transparence, où le pouvoir ne s’ appuie pas sur la pensée de la dissimulation et change de mode d’ efficacité, le gouver­ nement de la raison d’ État développe une pragmatique de l ’ ordre depuis la canalisation des désordres, une proximité de l ’ inspection depuis le geste osten­ tatoire de sa propre visibilité.

3.2. Amelot de La Houssaye Aussi, la seconde partie du xvnesiècle est marquée par une explicitation doctrinale et doctrinaire de la raison d’État qui efface toute indécidabilité et tout théâtre de la dissimulation et de la spatialité de l ’ autorité. Le tacitisme règne et la raison d’ État devient pensée officielle de l ’État. Un écrivain de ce temps est Amelot de La Houssaye (1634-1706). Dans la préface en addition de

Absolutisme et raison d'État * 1 2 9

son Commentaire des dix premiers livres des Annales de Tacite (1690), Amelot rédige, pour ainsi dire, la charte de la raison d’État. Il y reprend à son compte la réflexion tacitéenne sur le règne de Tibère en en faisant le fond d ’ une matière qui « concerne tous les princes en général » et qui définit « l ’ art de régner ». La Raison d’État y entre dans le cadre général de la politique moderne qui « ne s’accorde guère avec celle des Rois d ’Israël et de Juda », et l ’ art de régner, dont Tacite est le grand maître, se démarque de toute allégeance à la morale reli­ gieuse. Il convient de ne pas chercher les leçons de politique dans l ’Écriture sainte : « L ’Écriture, toute instructive qu’elle est, n’est point l ’École ordinaire des princes. » L ’émancipation de l ’ art de régner de toute référence religieuse et chrétienne est la revendication explicite de l ’ indépendance des règles d ’État et de l ’ autonomie du politique. La différence reconduite entre la bonne et la mauvaise raison d’État (celle de l ’ autorité politique différenciée par tacite de l ’enseignement de la domination) n’ implique pas, suivant la préface d’Amelot, que l ’on ait à se soustraire à l ’enseignement de Machiavel - même si le nom en est tu dans le corps de l ’ouvrage - , et à son exemple, à proférer des maximes pleines d’ impiété et contraires aux bonnes mœurs, du fait même que la p oli­ tique exige, comme le soutient justement Tacite, de juger au pire. Cela implique au contraire une certaine adaptation de la raison à la politique, et en particulier, comme le dit Thucydide, à la politique de son temps. Amelot situe la raison d ’État proprement dite dans le cadre général de la p oli­ tique, comme une partie seulement de la politique mais lui étant indispensable. Écart universel à l ’ universalité de la politique, la raison d’État y est, en effet, définie comme une raison particulière à des temps d’exception et variable selon les États et leurs modes de gouvernements :

armand c olin .

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« La politique est d'usage en tous temps, mais la raison d'État n'en est qu'en de certaines rencontres, où il s'agit de sauver l'État, la vie ou l'autorité du prince, par quelque fait extraordinaire. La Politique roule sur des principes particuliers, qui sont communs à tous les États ; et la Raison d'État sur des principes particuliers. En sorte que chaque État a sa raison d'État. »

La conception de la raison d’État en termes de spécificité du mode de gouvernement justifie que dans les royaumes héréditaires les rois soient au dessus des lois, à la différence de ces royaumes électifs. Elle différencie la raison de la république et celle de la monarchie par la différence de l ’enjeu d’État : « Dans les républiques, toute la raison d'État tend à conserver la liberté commune, au lieu que la monarchie a intérêt de la détruire, ou du moins de l'affaiblir. »

Affadissant les traditions de Clapmar et d’Ammirato, cherchant une voie moyenne entre la définition de la notion en termes d’exceptionnalité nécessaire et celle en termes de forme de gouvernement légitime, Amelot synthétise, en vérité, deux traditions de la pensée de la raison d’ État et formalise la notion de manière syncrétiste et schématique en des termes qui en banalisent la difficulté et en effacent les paradoxes. Ainsi, Senellart écrit : « Peu cohérente, sa définition juxtapose, sans choisir, les conceptions discrétionnaire et légaliste de la raison d'État » (Senellart 1995, 270).

130·

Les d o c trin e s d e la ra is o n d 'É ta t

Synthétisant les définitions traditionnelles, Amelot reprend à son compte les différentes formulations données par les figures tacitéennes, qu’ il s’ agisse de celle de Salluste, premier ministre de Tibère, qui disait que « la Raison d’État était un droit inséparable de la Souveraineté, en vertu duquel le prince n’ avait point de compte à rendre de ses volontés » ou de celle d’ un Marcus Terentius ajoutant que c’est là « une raison secrète du prince qu’il n’est pas permis aux Sujets d ’ approfondir ». Cette raison, échappant à toutes demande de comptes, est raison suprême du fait que « ce qu’elle a de rude et de fâcheux pour les particuliers, est abondamment récompensé par l ’ utilité qui en revient au Public ». Amelot définit cette raison d’État, nécessaire à ce plus grand bien que représente la conservation et l ’ agrandissement de l ’État, et « sans qui la forme du gouvernement des États serait toujours chancelante », comme une raison de l ’ intérêt public « presque toujours incompatible avec celui des particuliers » et dont l ’ usage est d’ autant plus nécessaire qu’ il faut ajouter à cette considération, celle du caractère naturellement indocile du peuple ; la raison d’État trouve, en effet, sa plus grande justification dans le caractère ingouvernable et quasi intraitable du peuple : « [Le peuple requiert] prendre avec lui de certains détours, qui lui soient inconnus, et, comme dit le proverbe, lui dorer la pilule, si l'on veut le faire obéir sans murmure. Et c'est là précisément ce qui s'appelle entendre la Raison d'État. »

Le pouvoir souverain de l ’ absolutisme confère à la raison d’État elle-même une visibilité et un grand éclat au moment où elle perd en signification.

Chapitre 6

Les enjeux politiques

La mise en discours de la raison d ’ État prend sens dans un contexte historique nouveau et en fonction du surgissement de pratiques nouvelles des États en place. Elle naît de l ’ effondrement des repères médiévaux, de l ’ effacement des idéaux de protection de l ’ Église et de l ’ Empire (le Saint Empire romain et germanique), des tentatives de gouvernement selon les M iroirs des bons princes. La notion apparaît dans un contexte de guerres d ’ invasion et d’ effer­ vescence de l ’ action, temps de grands déséquilibres et de m obilité des fron­ tières, où la question de la conquête et de la résistance, de la vie des forces sociales et de l ’ établissement des frontières entre les États en vue de la réali­ sation du bien commun sur un territoire circonscrit se pose de façon aiguë, le temps machiavélien, celui de Machiavel et Guichardin. Elle gagne droit de cité et occupe le devant de la scène historique durant tout le temps qui va des guerres civiles et de religion qui désolent toute l ’ Europe à leur apaisement, temps qui va de la dévastation intérieure des États à la reconstruction de leur unité, où la question de la paix civile apparaît au premier plan, et où se profile comme horizon à la fois souhaitable et possible un idéal d’ équilibre intérieur entre les partis et d ’ équilibre extérieur entre les États, le temps de Juste Lipse et Charron, de Naudé et de Botero. La raison d’ État traverse toute cette histoire qui commence à la fin du x v esiècle (avec l ’ invasion de l ’ Italie par le roi de France, Charles V III en 1494) et se stabilise avec le traité de Westphalie de 1648. L ’ histoire de l ’ expression et les aventures du concept témoigne de l'état critique dans lequel se trouve l ’ État moderne à sa nais­ sance. État critique qui fait succéder à une conception de la « raison d ’ État » comme légitimation de la violence du commandement, comme celle du coup d ’État de la Saint-Barthélemy, une conception radicalement opposée de la « raison d ’ État », pratiquée et entendue comme ressource essentielle de la paix civile et du traitement réglé entre les États, comme celle de l ’ Édit de Nantes d ’ Henri IV . Le traitement de la notion épouse le mouvement histo­ rique et scande ses temps forts : elle s’ identifie à une politique de conquête et de vie civile, ensuite de guerres fratricides et de désastre, puis de paix civile et d’ équilibre entre les États. C ’est depuis ces points de repère que l ’on peut comprendre les différents enjeux nouveaux en politique auxquels l ’ aire notionelle de la raison d’État est attachée.

132 · Les doctrines de la raison d'État

1 L'ESPRIT DE RAISON D'ÉTAT Avec le déploiement de la raison d’État, de ses mystérieux pouvoirs et de ses machinations secrètes, naît une certaine disposition d’esprit ou attitude indivi­ duelle et sociale, une nouvelle sensibilité, qui représente un changement profond des mœurs de la civilité. On assiste à une émancipation des formes de dissimula­ tion du cadre étatique de la raison d’État. Le terme vient désigner une hexis de la dissimulation à des fins d’ intérêt et acquiert ainsi une valeur générale : vivre sous le signe de la raison d’État devient le nom d’un mode de vie. Le moyen (la dissi­ mulation) s’émancipe de la fin (l’État) et l ’on pourrait presque parler de la percep­ tion nouvelle d’une raison du social calquée sur celle de la raison d’État. Se crée ainsi une « attitude de raison d’état », redonnant au terme « état » un sens qui n’est pas celui du gouvernement des affaires publiques et qui ne désignerait pas tant la raison d’une position de pouvoir que celle d’une raison de position sociale. Cette sensibilité est très contradictoire car, dans le geste même de généralisation de l ’expression et d’application à soi-même, elle conjoint l ’ironie la plus sarcastique à l ’égard de la raison d’État en son manteau de majesté et le désir mêlé de la déjouer, de s’en jouer et de jouer à son jeu. Attitude générale de dénonciation véhémente autant que d’appropriation personnelle, allant de la résignation à l ’enthousiasme, celle-ci recoupe tout un champ de comportements et de motiva­ tions allant de l ’admiration au dégoût, du geste de l ’idolâtre à celui de l ’ icono­ claste, en un libertinage amer. L ’expression diffuse ainsi dans le social pour incarner un jeu de balance entre une insubordination qui se désavoue et un confor­ misme civil qui se réprouve. Comme si, dans cette attitude qui allie conformisme et esprit de critique, toujours dans la surenchère de chacune des deux dispositions, une justesse ne se trouvait pas, celle de la liberté de blâmer et de l ’éloge flatteur. Machon dans son Apologie pour Machiavel (1666) est certainement un bel exemple de mise en sens de cette diffusion du m otif de la raison d’État dans le social. Comme l ’a montré Cavaillé dans un article saisissant1, Machon représente une figure atypique de la raison d’État. Se livrant à une apologie paradoxale en prétendant que le machiavélisme le plus extrême se trouve en accord total avec la religion chrétienne et l ’enseignement de la Bible, il défend l ’idée d’une religion extérieure et efficace (à la différence de la religion qui concerne le for intérieur) qui doit être au service de l ’État. Allant plus loin que Machiavel, il considère Jésus-Christ lui-même comme un fondateur d’État et appelle de ses vœux une interprétation actuelle du christianisme plus conforme aux nécessités politiques ; un christianisme qui ne conduise pas à la faiblesse, mais qui soit offensif et serve de dispositif dissimulatoire du politique, proposant « une pratique souveraine et non plus contrite de la feinte ou simulation politique en matière de religion » (Cavaillé 2000). Il y a là un éloge des vertus de la dissimulation, lorsque cette dernière sert l ’État, que Machon distingue nettement de l ’hypocrisie qui repré­ sente, au contraire, l ’attitude de quiconque fait d’elle un usage tyrannique, c’est-àdire en vue d’un intérêt particulier, et portant sur les consciences et non pas sur les

1 Cavaillé J.-P., « Louis Machon une apologie pour Machiavel », in : Cavaillé 2000.

Les enjeux politiques · 133

comportements extérieurs. La sinuosité de la démarche de Machon, prise dans une écriture de double entente, conduit, en vérité, à faire un vibrant éloge de la simula­ tion dont il défend l ’universelle vertu. Machon dégage de la raison d’État le m otif de la dissimulation comme vertu sociale essentielle, la vraie raison de société. La stratégie argumentative de l ’ auteur entre dans le genre à double sens de dénonciation du jeu de comédie des hommes sur le théâtre du monde et de pres­ cription prudentielle d’y jouer un rôle. C ’est bien en ce sens que procèdent des penseurs comme Charron. Mais alors que ce dernier recommande un jeu distancié et, par là, moral (« la vraie prud’ hommie », fort différente de la « prudhommie selon le style du monde »), Machon sème la confusion. Il durcit la satire, en moraliste amer, ne faisant plus guère de différence entre les deux attitudes, au point que toute vertu dissimule un vice et s’ appuie sur lui, et l ’ ironie sombre conduite à son aboutissement se retourne en réhabilitation du vice et en éloge de la dissimulation comme heureuse disposition des États en même temps que facteur de sociabilité. La « raison d ’État » devient une hexis de la dissimulation, une disposition d’esprit à des fins d’ intérêt qui soutient à la fois la politique de l ’État et la participation des particuliers à cet ordre qui y trouvent, à leur tour, m otif de dissimuler leurs vices privés sous le prétendu service public. La dissimulation des vices est la vertu de l ’État, car elle est seule capable de produire l ’ artifice de l ’État, et elle est en même temps la vertu de société, car elle rend la vie sociale viable et policée, elle y génère les appa­ rences de vertu, comme de bons effets de mauvaises causes. L ’esprit de raison d’État, le sens de la dissimulation à des fins d’ intérêt, n’est plus ce qui concerne exclusivement l ’État et ses gouvernants tournés vers la fin de l ’ intérêt public, opérant une distance avec les autres hommes. Il désigne la véritable raison commune, aussi nécessaire aux particuliers qu’ aux princes. Il représente la valeur universelle, inscrite dans la nature et ses lois, et la duperie est pensée comme « générale, chrétienne et naturelle » (f 441).

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colin .

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« Étendue à l'ensemble des actions humaines, elle structure désormais la vie sociale, morale, religieuse et politique. Elle devient le mode d'être même de la praxis humaine » (Cavaillé 2000).

Le jeu argumentatif de Machon est dès lors multiple. La critique amère de la raison d’État se double d’ une approbation en apparence classique : comme tous les doctrinaires de la raison d’Etat, Machon soutient et rappelle constamment que la raison d’État est principe de dérogation par rapport à toutes les normes légales et morales exclusivement en raison de l ’ intérêt public, et qu’elle concerne les gouvernants à la différence des particuliers. Il compare « “ les leçons d’État” , à ce qui, transposés dans le domaine privé, deviendraient “ des leçons de bordel” » (Cavaillé 2000), évoquant la parole de Néron : « Néron disait qu'on ne voyait rien d'im pudique en sa maison, comme en elle de Messaline, si ce n'était par raison d'État l...|. Si un particulier en faisait ainsi, il passerait pour un infâme et sa maison pour un bordel » (II, 2, f 603).

Mais précisément l ’ironie qui soutient un tel discours affirmateur, s’ autorise de la parole du tyran, disqualifiant la différence établie par les doctrinaires de la raison d’État entre jugement de raison d’État et tyrannie, pour se déplacer et se rapporter à la société civile. Comme si les leçons d’État s’inspiraient effectivement des

1 3 4 · Les doctrines de la raison d'État

leçons de bordel des particuliers, effaçant toute différence entre le comporte­ ment des souverains et celui des particuliers, logeant les souverains à l ’enseigne des vices des particuliers et ces derniers à l ’enseigne des crimes d ’État des souverains. Le mouvement argumentatif de la pensée de Machon efface ainsi les coordonnées de la légitimité usuelle de la raison d’État (son exceptionnalité mesurée et la spécificité qui lui est réservée), tandis qu’il procède à un déplacement de l ’ ironie et de l ’exhortation, de l ’ éloge et du blâme tout uniment, sur le cours général du fonctionnement de la société civile. Il y a là un mouvement de délégitimation/légitimation de la raison d’État politique qui s’appuie sur un mouvement de délégitimation/légitimation de l ’ esprit de raison d’État, la vertu de dissimulation, dans la société civile. C ’est par là que Machon, en libertin, procède à la fois à une condamnation subreptice de la raison d’État politique et au dégagement d’un esprit social de la dissimulation. reconnu comme tel, posé comme modèle et comme repoussoir en même temps. Cavaillé écrit : « Là, dans cet irrésistible attrait pour le scandale moral, q u 'il soit le fait du prince, débauché par raison d'État (mais pour qui, tout aussi bien la raison d'État est prétexte à débauche privée), ou des particuliers, qui dans la débauche (comme en toutes leurs mauvaises actions), sont en quelque sorte à eux-mêmes leur propre raison d'État, réside­ rait le libertinage de Machon » (Cavaillé 2000).

Machon déchiffre cet esprit de raison d’État suivant une attitude très contrastée de noirceur de jugement sur une humanité vicieuse à laquelle il recommande en même temps de se polir par là. En un geste nécessairement contradictoire, il fait l ’éloge de la dissimulation généralisée en toute franchise et témoigne d’une conscience critique plurielle déterminant les étendues et les bornes de la légitimation des comportements. Conscience critique des critères usuels de légitimation de la raison d’État de l ’ État lui-même, conscience critique de la vertu civilisatrice des vices et de leur dissimulation, conscience critique de l ’ assentiment à cet esprit public et du geste ostentatoire d’effraction qui se targue de présenter Diane nue. La pluralité des angles critiques témoigne de cet esprit naissant qui oscille entre déjouer la raison d ’État, s’ en jouer, y jouer et, sans nul doute, en être joué. Comme le souligne justement Cavaillé : « Cette malignité saturnienne, que l'auteur ne parvient pas à dissimuler - comme si, dans ce discours public de la bonne raison d'État machiavélienne, il ne pouvait s'empê­ cher de glisser des imprécations privées - , donne à cette œuvre si souvent inconvenante et outrée, toute sa force noire et grinçante » (Cavaillé 2000).

L ’œuvre de Machon éclaire sur la naissance d’ un esprit radicalement étatiste et individualiste, faisant alterner, dans la confusion, rhétorique de l ’ obédience et rhétorique de l ’ insubordination, comme Naudé passait d’ une rhétorique de la surenchère à une rhétorique de la transgression, dans une fascination sans fin pour elle. La raison d’État induit ainsi des effets de doubles discours contradic­ toires ou indécidables selon le cas et des comportements paradoxaux qui avivent à la fois la conscience de l ’ individu et celle de l ’État, dans le partage de la complaisance et de la dérision à l ’égard du fonctionnement du pouvoir d’ État. Cet esprit social de la raison d’État et l ’éloge véhément de la vertu de la dissi­ mulation se retrouvent, d’ une toute autre manière, dans l ’ œuvre de Graciân

Les enjeux politiques · 135

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c olin .

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(1601-1657), dans L ’homme de cour2 (1647) et dans Le Criticon3 (1651-1658). Graciân fait partie des antimachiavéliens d’obédience, de ceux qui l ’exècrent en parole et l ’ approuvent en secret. Dans Le Criticon, il n’ a pas de mot assez dur contre Machiavel, qu’ il met en scène comme ce très éloquent imposteur sur la place du palais, allié d ’un prince caché qui, avec délice et d’ une jalousie « cérémonie inviolable », regarde l ’ imposteur faire sur la place publique ses tours de prestidigitation noire sous un jo u r qui n’est jamais clair ; cet imposteur qui attire les foules et les soumet à son pouvoir est ici représenté comme une figure du diable qui « lance le feu infernal qui embrase les mœurs et brûle les républiques », en jongleur de foire et malin farceur dont les « rubans qui parais­ sent de soie sont les lois politiques avec lesquelles il lie les mains de la vertu et délie celles du vice » {Crisi V II, Criticon, 101) et dont Grâcian évoque les « raisons, non d’ État, mais d’étables ». La formule n’est pas sans faire écho à celle de Machon. Parlant du comportement de tous les hommes qui est d’ aller aux extrêmes, Graciân évoque ailleurs ce Cacus politique que représente « le chaos de la raison d’État ». Ce chaos tient à la frénésie dissimulatrice qui pousse tous les hommes à se contrarier constamment eux-mêmes, à publier une chose et en exécuter une autre, à dire oui pour dire non et « toujours au contraire, occultant leurs desseins par des signes opposés » {Crisi V I, Criticon, 75). Dans le même temps, Graciân admire, plus encore que Machiavel, Ferdinand d’Aragon pour sa « poudre sourde », sa capacité à faire naître une guerre d’ une autre, usurper et conquérir sans fin. Une même conscience critique traverse ainsi cette œuvre, et cette proximité de certaines expressions chez les penseurs de la dissimulation d’État, est suggestive : la même amertume et la même adulation, une critique, chaque fois, des deux attitudes, et le transfert de cette raison d’État à une politique de vie à l ’ échelle individuelle qui rayonne sur toutes les activités publiques et privées ; l ’urgence d’une civilité sur fond sombre de dissimulation et d’une malignité saturnienne sur fond d’esprit religieux. Avec la diffusion de la raison d’État s’éveille désormais dans la conscience sociale un parti de l ’opacité et un ethos de la dissimulation au fondement de la vie civile, qu’il s’agit de raffiner dans l ’amertume et sans fin. Ethos qui donne lieu à des conduites paradoxales et ne peut jamais complètement fixer son vertige.

2 RAISON D'ÉTAT ET « PENSÉE DE DERRIÈRE2 4» 3 La pensée religieuse, dans son ensemble, posait la possibilité cidence, du moins d’une correspondance entre justice royale rapport étroit d’ autorisation par la transcendance divine et devant elle. La raison d ’État dans son exceptionnalité vient

sinon d’ une coïn­ et justice divine : de responsabilité bouleverser cette

2 Grâcian B., L'hom m e de cour (trad. Amelot de la Houssaye), rééd. Champ libre, 1980. 3 Grâcian B., Le Criticon 1 et 2 (trad. É. Sol lé), Paris, Allia, 1998-99. 4 « Il faut avoir une pensée de derrière et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple », Pascal, Pensée 91-336 (éd. Lafuma), Paris, Seuil, L'Intégrale, 1972.

1 3 6 · Les doctrines de la raison d'État

relation de coïncidence et d’ allégeance. La plupart des doctrinaires de la raison d’État tentent de concilier religion et raison d’ État : c’est le cas de Juste Lipse ou de Charron, et même, non sans excentricité, de penseurs comme Machon. Si Naudé théorise les coups d’État comme actes de transgression de la prudence ordinaire et extraordinaire, c’est pour défendre, avec l ’outrance suspecte qui est la sienne, la religion catholique contre les protestants, comme en témoigne son vibrant éloge de la Saint-Barthélemy. La raison d’État vient lézarder la certitude de l ’existence d’ une loi naturelle et divine. L ’État conquiert une autonomie dans ses initiatives par rapport aux pouvoirs religieux et paraît constituer de plus en plus une norme spécifique. Désormais s’établit une relation de double jeu avec le religieux, que cette rela­ tion provienne de ses adversaires ou de ses défenseurs. Les penseurs religieux se voient tenus en même temps de reconstruire un nouveau rapport entre l ’État de la raison d’État et l ’ autorité des institutions et de la foi religieuses. Entre la refonte jésuite et la critique janséniste, un dialogue se noue qui porte sur la nécessaire reformation de l ’ articulation. De cette crise, de la reconnaissance de certains postulats de la raison d’État et de la découverte d’ une solution du conflit, d’ une manière de déconcerter le double jeu libertin et de déjouer l ’oscillation dissimulatrice en pensant la profondeur de champ de la dissimula­ tion, la pensée janséniste de Pascal constitue un des meilleurs témoignages. Pascal (1623-1662) soutient que « les États périraient si on ne faisait ployer souvent les lois à la nécessité » (fr. 280-614, Lafuma). À l ’épreuve de l ’absolu­ tisme et de la raison d’État, la réflexion pascalienne sur la politique donne acte de l ’ arbitraire de l ’institution, du fait qu’elle s’origine dans un rapport de forces. Ce que la « raison d’État » révèle, dans sa mise en pratique, ce n’est pas seule­ ment une dérogation circonstancielle ou essentielle à l ’égard de l ’ idéal de justice, c’est d’ abord le peu de légitimité en vérité du politique lui-même. La raison d’État est le symptôme de l ’essence même du politique. Aussi ne s’agitil pas de trouver des formules de compromis entre l ’exigence d’ordre et celle de justice et des voies de conciliation entre la loi et son régime d’exceptionnalité à elle. Devant ce que la raison d’État met au jour, Pascal radicalise le problème de la politique au point de ne plus poser la question en ces termes. Il pense l ’écart irréductible entre la justice absolue, celle de la juste loi conforme à la loi divine, et la justice humaine, celle de la loi garantissant la paix civile, et procède à la fois à une dévaluation du politique et à une réorganisation du mode d’ articulation entre justice humaine et justice divine depuis leur incommensurabilité. Compte tenu du fait que la force et la justice doivent s’accorder pour l ’établissement d’ un ordre, malgré leur caractère d’hétérogénéité ( Pensées, fr. 103 et 85-278, Lafuma), l ’ une fondant son obéissance en obligation légitime et l ’ autre en nécessité contraignante (fr. 103, Lafuma), et que cet accord ne peut se faire dans le sens de la justice (en raison de son équivocité) tandis qu’ il peut se faire dans le sens de la force en raison de l ’évidence de celle-ci et de sa capa­ cité de jouer de l ’ équivocité d’ interprétations possibles de la justice, l ’origine de l ’ autorité repose sur la victoire d’ un parti dominant qui doit désormais son maintien et l ’ arrêt de la guerre à la forme qui convient à ce parti, aux « cordes

Les enjeux politiques * 1 3 7

d’imagination » qui « attachent donc le respect à tel et à tel en particulier » (fr 828). Reprenant l ’ argumentation de Montaigne et de Charron et leur défense de la raison d’État, argumentation selon laquelle il faut obéir aux lois non parce qu’elles sont justes mais parce qu’elles sont lois (De la sagesse, III, 16), Pascal écrit : « Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n'y obéit qu'à cause q u 'il les croit justes. C'est pourquoi il faut lui dire en même temps q u 'il y faut obéir parce qu'elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils sont supérieurs » (fr. 66-326).

Il est essentiel que le leurre soit maintenu, indépendamment de l ’intérêt du parti dominant, en raison du prix de la paix : « Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien » (fr. 81-299). « Par là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela [ce discours sur les lois, cité plus haut] et que proprement (c'est) la définition de la justice » (fr. 66-126).

Pascal définit les traits d’ une politique du moindre mal qui a valeur de norme et dont la légitimité tient d’ abord à ce qu’elle permet d’ interdire : éviter le pire, la sédition contre l ’ intérêt du corps politique, les désastres de la guerre, et singulièrement ici de la guerre civile, le mal pire que l ’ injustice, « le plus grand des maux est les guerres civiles » ( Pensées 94-313). L ’ arbitraire de son institu­ tion manifeste dans le principe même de la monarchie héréditaire devient raisonnable en ce qu’elle garantit la paix : « La raison ne peut mieux faire car la guerre civile est le plus grand des maux » (fr. 977-320).

Ainsi : « Les choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables à cause du dérèglement des hommes » {idem).

La sauvegarde de la paix est toutefois conditionnée à son articulation avec sa justice, celle de la préservation du bien commun :

Armand

c olin .

La photocopie non autorisée est un délit

« La paix n'étant juste et utile que pour la sûreté du bien, elle devient injuste et perni­ cieuse, quand elle le laisse perdre, et la guerre qui le peut défendre devient juste et nécessaire » (fr. 974-949).

Cette justice pose donc ces conditions de légitimité. Cette « justice », avec la fin qui lui est propre et le droit qui est le sien, n’est pas une justice de doctrinaire de la raison d’ État : cette justice-là, qui est le fondement de la justice humaine et dessine les contours de son droit, n ’est pas réconciliation de la valeur de justice absolue et de la valeur d ’ordre, elle n’est pas justice effective avec son grain d’ injustice. La justice absolue, celle à laquelle les hommes aspirent et qui répond à la justice divine, lui demeure incommensurable. Or, et c’est là sans doute un des retournements pascaliens, cette justice ne coïncide pas davantage avec l ’ argument sceptique de la néces­ sité bien comprise et ses contours n’épousent pas ceux d ’un bas régime de la raison d’État, celui d’ un pragmatisme du minimal, de résignation à ce dont on est bien contraint de se contenter.

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La justification pascalienne de cette politique ou « justice» n’en est pas moins entière. Car elle a son fondement en raison et fondement en justice. Elle est fondée en raison du fait de la nature indépassable de l ’ homme (après la chute). Pascal distingue deux qualités du moi, dont l ’une ne peut pas même être déduite de l ’ autre : celle pour le moi de « se faire le centre de tout» ( l’ amour propre) et qui en fait l ’ injustice ; celle qui se surajoute à la première, par une espèce de formation par étayage, de « vouloir être le tyran de tous les autres », la libido dominandi qui vise à l ’ asservissement et fait toute l ’ incom­ modité du moi (fr. 597/455). Il s’ agit de prendre acte de l ’ injustice indépassable du vivre-ensemble, qui tient à la qualité première du moi, et d’ intervenir exclu­ sivement sur le seul cours de la seconde qualité (se faire le tyran de tous les autres) qui vient se greffer sur la première ( l’existence égocentriste du moi) afin d ’en régler du moins la circulation. Il s’ agit conjointement de défaire le désir de toute-puissance du politique et de lui reconnaître pour seul rôle de réglementer du moins la tyrannie sans lui rien ôter de son défaut majeur. Le fondement en raison se prolonge en fondement en justice. La paix n’est pas seulement la nécessité comprise mais la définition propre de la justice. Il y a à cela deux motifs : - l ’ impossibilité de principe d ’établir une justice, quelque soit l ’ ordre poli­ tique choisi, signifie que cet ordre, en tant qu’ ordre quelconque, est justice pour l ’ injustice des hommes, justice adéquate à leur nature, politique qui rend justice à leur injustice ; - cette justice adéquate incommensurable avec la vraie justice n’ est pas pour autant une apparence de justice. Elle figure une autre justice, la justice divine : si les hommes y obéissent, c’ est en raison du rapport d’ image ou de figure de la justice terrestre par rapport à la justice divine. Elle la figure négativement. « Comme la figure a été faite sur la vérité et la vérité a été reconnue sur la figure » (fr. 826). Aussi, si le point de vue des demi-habiles s’appuie sur la fausse supposition d ’ un recours aux lois fondamentales, celui des habiles se trouve prisonnier de la mise en doctrine de la raison d’ État qui représente une « moitié de raison ». L ’habile s’incline devant l ’État qu’ il gratifie de la seule raison de nécessité, tout en n’ en pensant pas moins. Mais sa « pensée de derrière » l ’est insuffisam­ ment : il n’ obéit pas à l ’État en reconnaissance de sa raison d ’être. Si loin qu’ il aille dans la civilité et dans la dissimulation de son intériorité, sa feinte ne trouve pas où s’ arrimer. La fixité des institutions qui ancrent ces comporte­ ments n’y peut suffire. La véritable pensée de derrière, celle du « chrétien parfait » en reconnaît la justesse bien au-delà de la nécessité et sa feinte trouve son bon point de distance, inassignable autrement. La « pensée de derrière » n ’est pas identique à la prise de recul du moi, c’ est une pensée à plusieurs fonds. Pascal pense ainsi la question de la profondeur de champ de l ’ espace intérieur et du bon point de distance de la dissimulation, de son metrion et son gradiant. Il s’ agit de trouver le lieu d’ où se règle l ’ arrière-pensée. La juste dissimulation du pieux dans son respect de l ’ autorité de l ’État cesse d’être égale­ ment une dissimulation en m iroir de celle de l ’État, prise dans la fascination

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identificatoire et le risque de son rejet, elle n’est plus exposée à l ’esprit de raison d’ Etat, car la religion livre la clef et, en même temps que le peu de valeur de la scène politique, sa valeur en vérité. Le m otif de la raison d ’État apparaît ainsi le révélateur tandis que sa mise en doctrine ne recèle qu’ une vérité incomplète, une obéissance à l ’ insu de son fondement et une feinte sans maîtrise. La gradation de la raison des effets, celle des positions respectives du peuple, du demi-habile, de l ’ habile, du dévot, du chrétien parfait5, marque la ressource et le recul du religieux par rapport au politique, en sa pleine et entière radicalité, depuis l ’ appréciation de l ’ hétérogénéité des mondes et de la hiérarchie des ordres. Le religieux y est ainsi le seul critère de l ’ arrière-pensée et du réglage de sa profondeur de champ, la seule garantie minimale de l ’ordre politique dont la mise en discours de raison d’État croit fournir une raison de fait, lorsqu’elle se dérobe au cœur de la raison, celle qui ne s’accomplit (ne trouve son fonde­ ment) qu’en se désavouant.

3 INTÉRÊT DE L'ÉTAT ET ESPACE PUBLIC

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3.1. La raison de l'État moderne Le surgissement de la raison d’État est l ’ acte de naissance de l ’ État moderne. L ’État moderne s’est fait annoncer par les pratiques de raison d’État et leurs légitimations sous ce terme. Raison d ’État, c’est d’ abord la revendication d’ indépendance de l ’ État à l ’ égard du pouvoir de l ’Église et de l ’existence de l ’intérêt supérieur de l ’État. Quelle qu’ ait été l ’ implication de la raison d ’État dans les guerres de religion avant de représenter l ’ impartialité de l ’État à l ’égard des luttes religieuses et d’ accompagner l ’ acte de leur pacification au nom de l ’ intérêt supérieur de l ’État, et quelle qu’ ait été l ’ intrication du religieux et du politique présente jusque dans le pouvoir du cardinal de Richelieu, le terme de raison d’ État est lié au mouvement historique au cours duquel l ’État s’est donné consistance propre. Les notions d’ intérêt comme tel et d ’intérêt de l ’État commencent à prendre sens lorsqu’ ils l ’emportent sur les enjeux de la foi. La politique de Richelieu d’ alliance avec les hérétiques contre la puissance catholique en Europe et d’ affrontement avec le Pape est exemplaire à cet égard du moment de la raison d’État. Moment où l ’ intérêt de l ’État se déclare ouver­ tement dans son indépendance : « Autres sont les intérêts d'État qui lient les princes et autres les intérêts du salut de nos âmes6. »

Cette indépendance défendue au nom d’un intérêt réciproque à l ’indépendance de la part de l ’Église et de celle des États dit désormais, pour l ’État lui-même,

5 Cf. le remarquable article de Bouchilloux H., « Justice, force : les limites de la raison d'État », in : Raison et déraison d'État..., op. c il, 341-357. 6 Lettres, instructions diplomatiques et papiers d'État du cardinal de Richelieu, Paris, 1854, t. I, 225.

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l ’ intérêt supérieur de l ’État. Dans YIntérêt des princes, le duc de Rohan n’ allègue la légitimité du commandement des princes sur les peuples que pour mettre en évidence l ’ intérêt d’ État qui commande lui-même aux actions du prince. Aussi les doctrinaires de tous bords de la raison d’État, quelle que soit leur appartenance religieuse, consciemment ou à leur insu, travaillent à cette prise d’ indépendance de l ’État, dans le moment où ils affirment qu’ il y a deux manières de servir Dieu, celle de l ’État ayant sa propre autonomie ; ils manifes­ tent en cela un constant souci d’équilibre entre les deux services et leur pensée est toujours habitée d’ une polémique interne (Gauchet 1994, 232) et de la d iffi­ culté de savoir où placer la barre entre la bonne et la mauvaise raison d’État, entre raison d’ État digne de ce nom et machiavélisme. La naissance de l ’ intérêt d’État est le vrai mobile des pratiques de l ’exception et de l ’ extraordinaire. L ’ intérêt les dicte davantage que le thème hérité de plus loin de la nécessité. Comme le montre Gauchet (1994), les coups d’État et leur style machiavélien, si fortement thématisés par Naudé, ne font qu’exprimer la partie la plus impressionnante de la venue au jo u r d’ un système de l ’ État et de ce nouvel Intérêt de VÉtat. Le théâtre du coup d’ État ne doit pas nous faire oublier la naissance du système où ils prennent sens. Ce système a pour fil directeur l ’ imposition du point de vue de l ’État « telle qu’ on la saisit au travers de la cristallisation achevée de l ’ idée d 'intérêt » (Gauchet 1994, 234). L ’ appa­ rition en titre de la dimension de l ’ intérêt est celle de l ’ apparition du m otif de l ’ impartialité (« l ’ intérêt est celui qui surmonte tout parti »), comme de l ’ objec­ tivité du jugement fondé sur lui : « Le prince peut se tromper, son Conseil peut être corrompu, mais l'intérêt seul ne peut manquer, selon q u 'il est bien ou mal entendu, il conserve ou ruine les États » (Rohan, D e l'in té rê t des p rinces , 17).

L ’ intérêt sert de repère : à l ’ aune de l ’ intérêt, le sujet trouve un critère de certitude de son action et le moyen de déchiffrer l ’ action des hommes de façon prévisible. Alors que la raison du coup est une raison qui ajuste le politique à l ’ imprévisible et met en relief la valeur de l ’ imprévisible dans le mode de réponse au contingent, la raison d’ intérêt est une raison qui arrime le politique au prévisible. Elle dessine une autre hexis de l ’ action, susceptible de circon­ venir le tumulte des passions. La raison d’ intérêt est une disposition particulière à l ’ action qui peut répondre au but de la paix civile et mettre fin au désordre. Lazzeri montre comment la pensée de Rohan fait valoir une logique de l ’ intérêt d’ autant plus prégnante et servant d ’ autant plus à la paix civile contre toutes les formes de dissensions factieuses que Rohan ne pense pas là la prévalence de l ’intérêt commun par la soumission des intérêts particuliers à ce dernier, mais l ’ intérêt commun comme résultant par la conditionnalité réciproque des intérêts8: « De même que l'intérêt de l'État se situe dans le p ro lo n g e m e n t de celui du prince, il se situe aussi dans le p ro lo n g e m e n t de celui des Grands sans autre médiation que la

7 Cf. Lazzeri Ch., Introduction à H enri de Rohan, De l'intérêt des princes et des États de la chrétienté, Paris, PUF, 1995. 8 Lazzeri Ch., « Peut-on composer les intérêts ? », in : Politiques de l'intérêt..., op. e it, 145-191,166.

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conception rationnelle qu'ils peuvent s'en faire. Et ce qui vaut pour les Grands, vaut dans un autre domaine, pour les catholiques et les réformés qui ont à maintenir les compromis confessionnels élaborés. »

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L ’intérêt de position de Rohan conduit rationnellement à une relation d’ inter­ dépendance généralisée de l ’ordre politique et à un soutènement des intérêts de chaque position qui interdit de recourir à toute fureur des passions. La prise de conscience de l ’ intérêt réciproque des acteurs sociaux et politiques est la meilleure garantie de la paix civile. À travers la notion de raison d ’État, le nouvel enjeu qui naît est, dans le même temps, celui de l ’ imposition du point de vue impartial de l ’ État avec la promotion de la notion d’ intérêt, fondement de l’objectivité des démarches. Avant même d’être le signe de l ’ égoïsme du particulier, l ’ intérêt est d’ abord le terme trouvé de l ’ impartialité de l ’ État et de la réalité objective de la p oli­ tique. Il n’est pas le terme du pouvoir souverain mais celui de la confrontation du pouvoir à des contraintes objectives et mesurables. Il met fin à la dimension passionnelle du pouvoir politique et à celle des apparences trompeuses : « l ’ intérêt ne ment pas ». Le surgissement en titre de l ’ intérêt a partie liée avec l ’impartialité de l ’ intérêt d ’État, la possibilité de son évaluation comme du coefficient d’écart éventuel entre l ’ intérêt particulier du prince et celui de l ’État. La raison d’État s’ accompagne de ce terme qui est tout sauf l ’indice de l ’appropriation machiavélique du pouvoir et des richesses, mais bien plutôt celui de sa correction et son envers : l ’ indice de la montée en puissance de l ’ impartialité de l ’État, de son indépendance à l ’ égard de toute autorité autre et du point de vue du particulier, la possibilité de maîtriser la politique. Le para­ doxe apparent est qu’ avec la notion d’ intérêt, naît simultanément l ’ imposition du point de vue impartial de l ’État tourné vers sa propre préservation et celle du point de vue critique de l ’ individu. Le terme de « raison d’État » est le mot de passe de cette double légitimité, celle de l ’État et celle de l ’ individu qui peut s’en séparer et se porter contre. Il semble qu’ avec la notion d’intérêt le public et le particulier soient reconnaissables dans leur légitimité et que l ’opposition entre eux connaisse un critère objectif de maîtrise. Ce critère ne vaut que si l ’ intérêt est pensé rigoureusement, c’est-à-dire s’ il s’ agit d’ un intérêt bien compris et non d’ un intérêt de pure impulsion, lequel est passionnel ou renvoie au désir démesuré d’ acquérir, comme le soupçonne Boccalini, critique de Botero, et comme il l ’ exprime dans une fable de son 88eRagguaglio : le lettré, invité par Apollon à chausser « une paire d’excel­ lentes lunettes » travaillées dans l ’ atelier du politique Tacite, verrait très claire­ ment, avec ces extraordinaires lunettes, « que le monde n’est rien d’ autre qu’ une grande boutique où il n’y a rien sous la lune qui ne s’ achète et ne se vende9 » et ne manquerait pas de n’ y voir rien d’ autre qu’ « un grand magasin public ». De même, le critère de l ’ intérêt ne vaut que s’il ne se voit pas confondu avec l ’ amour propre, comme le font remarquer des penseurs comme Zuccolo, déjà au x v iesiècle (« L ’ amour de nous-mêmes nous rend myopes à nos propres intérêts », Oraculo XI) et comme le thématiseront les penseurs de

9 Cité in : Taranto 1998.

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la seconde moitié du xvnesiècle français ; le grand problème étant celui de savoir si l ’ amour-propre est consubstantiel à l ’ intérêt, si l ’ intérêt en est l ’âme ou pis encore si l ’ amour-propre commande à l ’ intérêt tout en s’en jouant comme le pense La Rochefoucauld.

3.2. L'ouverture de l'espace public La question est désormais celle de la détermination de l ’ intérêt qui fait l ’objet d’ un débat. Le mouvement qui porte à l ’ affirmation de la consistance de l ’État, par le biais de l ’ intérêt et de sa régulation, est indissociablement lié à l ’horizon d 'ouverture d ’un espace public. La « raison d’ État » doit être entendue comme un dispositif paradoxal de publicité de multiples manières, du fait qu’elle est, sans que l ’ on puisse séparer l ’ une de l ’ autre, une pratique et sa rumeur, une chose et le discours tenu sur elle, discours qui la fait être autant qu’ il la fait connaître. C’est le principe de publicité qui règle le monde de l ’ intérêt et qui, offrant un champ déterminé de parole, fait du monde autre chose qu’ un grand magasin public. Or, la publicité de l ’ État, loin d’être opposée purement et simplement au secret, naît d’ un processus de publication qui provient de l ’ acte et du dire du secret d’État. Gauchet écrit : « L'État de la raison d'État, c'est d'abord un discours d'autorité énonçant une prétention à l'in d is c u ta b le au nom du secret » (Gauchet 1994, 239).

Moment qui peut être celui des « mystères » de l ’ État, analogues aux mystères divins, comme si l ’État sécrétait un autre sacré, qui appellerait, de par la publication même de ce caractère indiscutable, le désir précisément contraire, celui d’en discuter. La « raison d’État » n’ est pas seulement l ’expres­ sion que le sujet donne à ce qu’il ne comprend pas de l ’ action d’État. Il est aussi l ’expression qui suscite en lui le désir d’en comprendre davantage : non pas asile de l ’ ignorance mais provocation à en faire reculer les frontières. L ’État ouvre ainsi indirectement l ’espace public qu’ il déclare interdire. Le soupçon de « raison d’État » qui circule dans la parole publique (celle des portefaix et des boutiquiers du petit peuple comme des hommes de cour) dénonce ce qui échappe à l ’espace public et, par là même, en porte la revendication. Le pouvoir d ’État, en sa consistance secrète même, suscite son contre-pouvoir, l ’espace public. Tout se passe comme si l ’État organisait de lui-même ce qu’ il affirme inter­ dire. On ne peut manquer dès lors de se poser la question de savoir quel est l ’ intérêt de l ’ État à une telle publicité. Si de la raison d’ État, tout le monde en parle comme il est rapporté de bien des témoins, c’est que l ’État publie si haut et fort l ’existence de son autorité secrète et sans appel, depuis la rumeur qu’il fait circuler jusque à une certaine mise en doctrine de la raison d’État à travers les maximes d’État des gouvernants eux-mêmes - les maîtres de son mystère qui en plaident la cause - , qu’ il est lui-même, par les moyens de publicité la plus tapageuse ou la plus rationnelle, à l ’ initiative de l ’espace public qui le conteste. L ’ opération paraît si bien étudiée qu’ elle révèle que l ’État ouvre luimême un espace public de polémique et que cette publicité pour ou/et contre le

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secret fait partie de la consistance de l ’ État. Cette opération traverse toutes les formes de mises en discours, de la parole de la conversation à la maxime des hommes d’État en passant par les écrits de l ’ ambiguïté des penseurs de la raison d’État, elle est consubstantielle au fait politique de la naissance de l ’État moderne. Elle fait corps avec l ’ ambiguïté de penseurs aussi différents que Naudé et Balzac qui ne dénoncent jamais la raison d’ État sans la systématiser, quelle que soit la forme choisie de rationalité. Cette ambiguïté est commune à tous et la ligne de partage ne passe pas simplement entre la volonté des gouver­ nants d’en garder jalousement le secret et l ’ aspiration des sujets de juger par eux-mêmes des affaires de l ’État ; cette ligne traverse les gouvernants eux mêmes pris dans le sentiment partagé de préserver le secret et d ’en publier l ’existence jusqu’ à céder à la sollicitation d’en publier la teneur même. Tension au sein même de la publicité, qui se montre d’emblée en son équivoque : d ’une part, elle désigne à l ’horizon la prise en mains des affaires de l ’État par les citoyens eux-mêmes, ces affaires mises en débat et ouvre un espace public réglé par le principe de publicité comme principe pouvant attester de la légiti­ mité objective d’une action à entreprendre et, d’ autre part, elle représente un mode de contrôle gouvernemental sur la société, une opération par laquelle l ’État fait sa publicité, se fait valoir et forme l ’opinion en sa faveur (Senellart 1995, 283) : ambiguïté constitutive de l ’État qui donne à penser et qui oriente l ’opinion. Avec le nom et le renom de la « raison d’État » s’établit une dialec­ tique de l ’État (et sa mise au secret) et du Public (et sa mise en débat). Ce mode de présentation du principe de publicité, avec ses tensions, au cœur de la mise en discours du fait du secret et de ses effets, se conjugue, en premier lieu, comme le souligne Gauchet, avec celui généré par la mise en discours de l ’intérêt d’État. Discours qui ne porte pas l ’ accent sur la coordonnée de l ’exceptionnalité du secret de l ’État mais sur l ’ autre coordonnée essentielle, celle de la lisibilité de son action dans un univers de forces repérables. Cet autre discours affirme de l ’État la déchiffrabilité et la possibilité pour quiconque disposerait de la science des intérêts de l ’État, de la connaissance de ses forces et de ses faiblesses, de ses ressources réelles, de pouvoir en vérifier la légitimité des actes et de pouvoir s’identifier à son point de vue. Ce discours, qui se chevauche avec le précédent, mais qui est en même temps plus moderne, expose le comportement de l ’État à la vérification du public, en fait la chose publique, parce qu’ objective et maîtrisable. L ’État s’ouvre à l ’espace public de quiconque veut bien et peut bien se faire l ’expert de ses intérêts. C ’est la rencontre et comme l ’enchevêtrement entre les deux discours qui est essentielle. Ainsi lorsque Botero construit la théorie de la raison d’ intérêt, il ne le fait guère dans un esprit d’ ouverture à l ’espace public ; bien au contraire, il en ferme tout accès par un conservatisme sans faille en matière de religion, ce qui par là même n’ offre pas même matière à publication et prise aux aventures de l ’espace public. Mais c’est la rencontre de ce discours de l ’ intérêt avec celui du public, attisé par la mise en scène de son mystère et de sa démystification, celle de la raison d’ intérêt avec le retrait de la garantie religieuse, qui constitue un des traits essentiels de l ’ État moderne.

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Ces deux discours vont de pair avec le déclin de la pensée de l ’État en termes de corps mystique et la faillite de son modèle ontologique. C ’est par là que la raison d’État majore la conscience simultanée du particulier et du public quant à leur existence et leur rationalité. Du même coup, elle participe du mouvement de désacralisation du public, de destitution du zèle et de critique de la passion

du public. Remarquable est, à cet égard, le rôle joué par un troisième courant de réflexion, celui qui se présente dans les Lettres et les Arts, et particulièrement au théâtre avec la mise en discours qui en accompagne la pratique d’écriture et de scène. Tout se passe comme si ce désir du public qui s’éveille et que la raison d’État interdit trouvait dans le théâtre non pas tant le lieu de son initia­ tive de parole, laquelle traverse toutes les formes d ’expression, de la conversa­ tion à l ’écrit théorique, mais la forme de sa mise en sens. Et c’est à ce titre d’ abord que toutes ces formes d ’expression avoisinent le théâtre ou sont traver­ sées de sa scène. Le théâtre procède à une mise en sens du public et il est peutêtre le plus à même d’en donner l ’Idée parce qu’ il créerait in concreto un public : il serait le lieu où le public se présente. On assisterait à un déplacement de la scène publique sur la scène du théâtre. Il convient d’entendre ce déplace­ ment en divers sens : d’ abord parce que la scène politique (tenue secrète) y serait représentée et, par cette mise en représentation, deviendrait autre chose qu’ une scène de mystère ou au contraire de jonglerie ; ensuite parce que la scène de théâtre se présente à un public qu’ il rencontre et qu’ il crée, public qui ne débat pas nécessairement, mais qui, assistant à la scène, se trouve constitué. Davantage, l ’Idée du public se trouve approchée in concreto parce que le public n’est pas tant un rapport aléatoire de personnes qui entretiennent des relations d’obligations, une société, ni même un rapport de personnes qui discutent ensemble d’ une même chose ou qui débattent de ce qu’ ils ont vu, il est essen­ tiellement ce qui est gagné ou convaincu par la pièce. Avec le théâtre, l ’État connaît cette règle de son rapport à la société : il doit la gagner à son spectacle. Si Corneille a pu se penser dans le monde des lettres en analogie avec le maître de coups d’État dans le monde politique, celui qui, mimétiquement au poli­ tique, transgresse les règles et fait des coups par rapport au genre théâtral et à l ’ attente du royaume comme du public, c’est que, contre toute raison d’État, mais en la poussant aux extrémités, il découvre et fait découvrir au politique, le public comme terrain à gagner (M erlin 1994, 201) : il fait entendre à l ’État, trop tourné vers sa mise en maxime où il plaide sa cause en bonne et due forme, une toute autre raison que la raison d’État, la raison du public. Est légitime l ’ acte de « raison d’État » qui rencontre l ’ enthousiasme du public, qui gagne son public et le crée, qui coïncide avec la raison du public. Par l ’ invention du public comme destinataire inconnu qu’ il s’ agit de gagner, du public comme terrain à conquérir, le théâtre concourt à la formation de l ’ Idée de publicité qui ne renvoie pas à une seule signification ou un seul mode d’ opposition (celui de l ’ intérêt ou du service, celui de la scène publique et sa partition d’ avec la scène privée, celui de l ’espace de débat ou de représentation). Il donne forme et met en scène le public et en aiguise le sens. Le théâtre offre au public une scène.

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Il y a là un nouvel enjeu politique : celui de l ’établissement des termes de la dialectique entre le public et le particulier, du déclin du modèle mystique dans la justification de l ’ absolutisme et de la conscience d ’une rationalité qui passe par la représentation. Les guerres du bien public ont contraint à repenser les critères de la partition du public et du particulier et les modes de sa mise en sens. Le principe de publicité est ainsi intérieur à la pensée de la raison d’État, à la fois comme son cheval de Troie et son effet de structure. Le public ne naît pas de la composition de sa réalité sociale, de l ’ apparition de groupes sociaux animés de besoins donnés, il n’est pas fonction de sensibilités sociales préexis­ tant à sa notion, sa genèse ne relève pas primordialement d’ une sociologie (Gauchet 1994, 237 ; M erlin 1994, 39), mais de la propagation de son idée et du surgissement de sa scène. « L'État de la raison d'État, pour abruptement formuler le point est celui avec lequel advient la publicité de la politique : il la rend principiellem ent possible » (Gauchet 1994, 234).

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4 RAISON D'ÉTAT ET ADMINISTRATION DES CHOSES La différence entre le secret du coup et l ’ intérêt de l ’État revêt progressivement un caractère d’opposition contradictoire avec la rationalisation de plus en plus poussée de l ’ intérêt de l ’État et son idéal de sécurité. Elle prend le sens d’ une alternative entre deux arts de gouverner et non plus seulement celui d’une diffé­ rence entre le fondement ( l’ intérêt) et une modalité de son exercice ou d’ une corrélation qui déploierait la dialectique de l ’État et du public. La relation disjonctive entre les deux, au titre de deux arts de gouverner, fait passer au second plan la question de l ’ouverture d’ un espace de débat public des affaires de l ’État. L ’ exclusion de la question du secret et sa traduction en termes de plus en plus rationnels comme sa relativisation permettent l ’émergence d’ une nouvelle rationalité de l ’ État qui s’ inscrit dans le sillage de la pensée de Botero en abandonnant le terme de raison d’ État, réservée à la pensée du coup, et systématise une révolution générale de tous les rapports. Cette nouvelle révolution est celle de l ’ administration des choses et des rapports d’ échanges économiques, à la différence de la politique intentionnelle du gouvernement des personnes. Avec le débat sur la raison d’État, un nouvel enjeu politique naît : celui de l ’ administration et de la libre circulation, un nouvel art de gouverner et un nouvel art d’échanger, la complexification de la machine d’État et l ’horizon de l ’économique comme catégorie déterminante du politique. À ce compte, le sort de l ’ État ne tient pas à plus mais, d’ une certaine façon, à moins de politique.

4.1. Bacon : psychologie de l'habileté et physique politique Cette orientation vers l ’estimation du rôle de l ’administration s’indique déjà, à des égards différents, dans les pensées de Juste Lipse ou de Botero. Nous en

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retrouvons une trace également dans la pensée, et particulièrement dans les Essais de Politique et de morale (de 1597 et de 1612), de l ’homme d’État et philosophe Francis Bacon (1561-1626). Ce dernier représente un tournant et un point d’équi­ libre entre la considération du comportement des hommes et l ’estime des forces objectives, et entre la pensée des mystères de l ’État et son exploration scientifique. Bacon réfléchit évidemment la question de la dissimulation qui représente un f il constant de sa réflexion mais toujours dans les termes de sa possible maîtrise. La question est celle d’en faire usage dans les circonstances qui le requièrent et selon la mesure qui convient. Cet art de la dissimulation s’oppose à l ’habitude de demeurer constamment dans le secret qui est une technique de prudence par provision qui lui est inférieur et représente précisément un expé­ dient et non un art de gouverner. Cet art suppose de savoir ne pas dire (avoir de la réserve), et de savoir dire lorsque l ’ on ne peut faire autrement en laissant entendre par des signes, ce degré que la tradition nomme simulation et que Bacon nomme dissimulation pour réserver le terme de simulation à l ’ attitude par laquelle « l ’ homme s’ ingénie à feindre expressément d’être ce qu’il n’est pas10 ». Si les deux premières attitudes, le plus souvent liées entre elles, sont des signes simultanés d’habileté et de morale, la dernière qui porte le nom honni n’en est pas moins recommandable dans des grandes et exceptionnelles occasions. Bacon restitue à sa manière la différence entre la prudence ordinaire de la raison d ’État et ses entorses coutumières et la prudence extraordinaire et exceptionnelle, celle de la raison du coup. Mais cette dernière attitude ne saurait être une habitude constante sans perdre toute valeur éthique et politique, humaine. Dans une telle argumentation, le secret est recommandé mais il ne l ’est pas absolument : d’ une part il n’est pas sans présenter autant d’ inconvé­ nients que d’ avantages et risque particulièrement de compromettre une autre valeur éthique et politique, le crédit, d’ autre part, il n’est encore objet d’éloge ou plutôt de suspens du blâme, dans son dernier degré, la simulation hyperbo­ lique, qu’ à la condition de ne pas former une habitude parce qu’ à l ’état d’habi­ tude, la simulation n’est plus une maîtrise mais un naturel, ce qui compromet toute maîtrise. C ’est ainsi que Bacon présente le modèle de dissimulation d ’Auguste, de sorte que la dissimulation maîtrisée consonne avec Vauctoritas et non le pouvoir, et s’oppose, en vérité, comme Bacon le laisse entendre dans l ’essai portant sur la mort, au modèle de Tibère, lequel ne fait que suivre son naturel : Bacon cite Tacite sur la mort de Tibère : « Ses forces et son corps abandonnaient Tibère, mais non la dissimulation » (Essais II, 9).

La mort est épreuve de vérité du trait essentiel de caractère et de la passion qui domine : « Il est digne de remarque q u 'il n'est point de passion si faible dans l'âme humaine qu'elle ne mate et subjugue la crainte de la mort » (Essais II, 9).

L ’ art de gouverner par la feinte n’est du ressort de la bonne raison d’État que dans de justes limites externes et internes : le souci du crédit et le soin de la

10 Bacon F., Essais de politique et de morale (1597-1612) (trad. M. Castelain), Paris, Aubier, 1979, 27.

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maîtrise le bornent. Le mystère est une affaire de maîtrise et de faculté d ’ arra­ cher les mystères de la nature des choses, de pousser loin la connaissance de ses raisons secrètes, et, en retour, comme c’est le cas de la nature des choses, de garder le secret le plus qu’ il est possible. La dissimulation appartient à la science du déchiffrement. Elle se laisse comprendre depuis « une partie du savoir qui est secrète et gardée à part », une part de mystère qui entoure le pouvoir invisible qui confine au sacré, faisant corps avec les arcana imperii de Jacques Ier, participant du mysticisme étatique et hanté de la scène shakespea­ rienne, et depuis une enquête qui a tous les traits de l ’exploration scientifique des lois des phénomènes. L ’État se caractérise par un pouvoir invisible. Celui-ci n’est pas l ’expression d’ un mystère inscrutable sans être en même temps celle d’ un secret déchif­ frable, de même qu’ il est lui-même simultanément pouvoir de déchiffrement et de reconnaissance du mystère. Il s’ agit de comprendre le comportement des grands personnages de l ’État objectivement comme on le fait du mouvement des planètes, et pour « les pasteurs de peuples », écrit-il :

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« de bien connaître les calendriers des tempêtes de l'État, qui sont d'ordinaire plus fortes quand les choses sont à égalité, comme les tempêtes de la nature sont plus fortes autour de l'équinoxe » (Essais, XV, Des séditions et des troubles, 69).

Les choses de l ’État relèvent d’ une physique politique davantage que d’ une psychologie de l ’habileté. Le pouvoir politique devient d’ autant plus ce pouvoir de tout voir plutôt que d’être vu, le politique invisible, qu’ il s’ appuie sur une machine d’État, d’ administration et de police confiant le début de l ’ action aux « cents yeux d’Argus » et la fin aux « cents mains de Briarée » ( Essais X X I, 115) et conférant à l ’ action une telle vitesse que l ’œil de l ’ autre ne peut ni la repérer avant son mouvement ni en suivre le mouvement lorsqu’ il a lieu, tel « le mouvement de la balle dans l ’ air ». La raison d’État se montre à cette disposi­ tion du politique invisible avec ces deux temps (le lent temps du secret du juge­ ment et le temps fulgurant de la décision). Mais elle montre d’ autant plus cette disposition qu’ elle est capable de mesure objective de ce qui fait la véritable grandeur des royaumes et des républiques, l ’estimation juste des forces et des faiblesses objectives de l ’État (Essais X X IX ) qui tient autant à ce qui, de ses ressources, est directement comptable, son gros noyau, la population et les richesses - bien plus que l ’étendue du territoire - , qu’ à ce qui paraît des plus menus comme un grain de sénévé et qui est la valeur guerrière des hommes et l ’exercice des guerres étrangères. La raison d’État est ainsi à double entrée, connaissance des hommes et considération des « choses » et celle-ci ne porte pas tant sur un type de réalités objectives qu’ à un regard objectivant sur toute réalité. Bacon quitte, par là même, le champ de la psychologie politique.

4.2. Montesquieu : vertu du commerce et administration des choses C’est sans doute là que se trouve le tournant que Montesquieu (1689-1755) consacre en franchissant le pas : celui de la substitution à l ’idéal du gouverne­ ment des hommes de celui de l ’ administration des choses. « Administration

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selon les choses » plutôt, pour reprendre la formule infléchie qu’ en donne Senellart, conférant à cet art de gouverner et à cette nouvelle raison d’État un caractère plus universel qui ne retire pas aux hommes toute initiative mais les contraint de s’accorder à la force des choses et à la puissance anonyme et complexe de la machine d’État. Ce n’est pas que le modèle machiavélien de la politique n’ ait pas retenu la dimension de la matérialité de l ’État et de la force des choses : que peut le prince, s’ il ne se rapporte pas à la résistance des condi­ tions, à la contrainte des faits, à la nécessité des alliances et à la rigueur des nécessités. Mais il y a un monde entre cette résistance nécessaire à l ’épreuve de laquelle le prince gouverne, entre sa matérialité aléatoire qui échappe toujours pour une part à la prévision, que l ’on pouvait nommer la Fortune et devant laquelle le prince pouvait affirmer son incomparable virtùy et la complexité de la machine d’État et la rigueur des choses qui a force de loi, et devant lesquels le gouvernant a bien moins de marge de manœuvre pour affirmer son auto­ nomie et celle du politique. Montesquieu ne franchit le pas de l ’ entière présentation de la nouvelle raison d ’État, celle-là même qui pointait, d’un bord, dans le souci lipsien de restaura­ tion de l ’ autorité de l ’État et d’ institution de sa complexité, et d’ un autre bord dans l ’émergence de la raison d’ intérêt de Botero ou de la raison de la forme de gouvernement de Zuccolo, et depuis une lecture précise de Guichardin, qu’ en abandonnant précisément le terme de raison d’État ou en ne le prenant pas à son compte. Il inaugure l ’ attitude complexe du xvm esiècle français à l ’ égard de l ’expres­ sion. C ’est qu’ il s’ agit de rompre définitivement avec trois données essentielles qui habitent le terme : - la ressemblance toujours possible entre le prince et le tyran, ressemblance à s’y méprendre et dont il faut toujours régler la modalité par laquelle on pourra s’en déprendre ; - le coup d’État, qui ne cesse de hanter la conscience politique, pour ce qu’ il représente d’efficacité, à travers le thème de la violation nécessaire à l ’ instau­ ration d’ un ordre, et de séduction (faite de fascination et de répulsion) du geste décisionnel ; - la croyance en la mainmise du pouvoir politique sur l ’essentiel des affaires qui ont lieu dans son État, c’est-à-dire aussi de sa société, du vivre-ensemble et du bien commun. La réfutation de la pertinence et de l ’ intérêt de ces trois données comme la critique de sa fantasmatique caractérisent la pensée de Montesquieu sur le problème de la raison d’État. En premier lieu, Montesquieu transforme complètement l ’ approche du pouvoir tyrannique. Pour comprendre ce bouleversement, il est nécessaire d ’évoquer l ’ intelligence aristotélicienne de la question. Pour une telle tradition, la tyrannie ne représente pas tant un mauvais régime politique, mais ce qui exclut toute politeia ; il s’agit de l ’ exercice d’ un pouvoir qui excède l ’ordre de toute politeia , quelle que soit la forme de régime ; de sorte que pour Aristote, tout régime est bon pourvu qu’ il soit politique, qu’il ait pour fin le vivreensemble et pour trait d’ union, l ’ amitié (la philia) des citoyens entre eux, le

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meilleur régime politique étant celui qui fait de cette fin et de ce lien, le thème essentiel du politique, qui l ’expose au grand jour et ne fasse pas consister l ’ accord en une priorité accordée à un enjeu particulier (les richesses, la liberté, la vertu, etc.) et au parti de cet enjeu (Politiques III). La tyrannie définit la lim ite du politique et ce dont il faut se garder, elle permet de saisir a contrario ce qu’ est une constitution politique ; la tyrannie définit la possibilité de la corruption de toute forme politique, le point où le régime s’ affranchit de sa constitution pour s’ affirmer comme pouvoir ; pour autant que le tyran, pour durer, sauve quelques apparences, la tyrannie est l ’ hommage du vice à la vertu. Aristote manifeste le double souci de trouver des critères sûrs pour distinguer entre politique et tyrannie et de ne pas reléguer la tyrannie dans l ’ inintelligibi­ lité, la persuasion tyrannique étant un simulacre de recherche du consentement. Ainsi la tyrannie est l ’ autre de la politique, la possibilité de sa corruption et le dernier des régimes en un sens rhétorique de semblant et son faux-semblant, ou le régime sans régime, celui qui n’ a pas de constitution, par suite de régulation susceptible de l ’ ancrer dans une durée. Le tournant machiavélien aura consisté à rendre la tyrannie et l ’exercice du pouvoir presque indiscernables. César Borgia en est l ’épure tant il ressemble à s’y méprendre à Ferdinand d’Aragon, et si Machiavel n’emploie jamais à l ’endroit de Ferdinand d ’Aragon le terme de virtù, et en fait un éloge plein d’ un sous-entendu critique dans Le Prince, 17, qu’ il explicite ailleurs, il demeure qu’il en fait un éloge relatif : c’est que par certains côtés comme celui de l ’hypocrisie, le roi d’ Espagne confine au modèle et qu’ il n’ y a pas de différence d’essence entre la grande gloire et la gloire noire. L ’ un comme l ’ autre font excuser leurs actions par leurs effets, même si dans le cas de la gloire noire, le seul effet est son maintien au pouvoir personnel, voire la sauvegarde de l ’État comme sien, alors que dans le cas de la grande gloire, l ’effet va de la sauve­ garde de l ’État à la régulation du vivre civil, du vivre ensemble. Et si la tâche du virtuoso est de côtoyer la tyrannie sans s’y arrêter, de manipuler les appa­ rences pour une fin digne de ce nom, il demeure qu’ il a beaucoup de traits de virtù à apprendre de l ’ exemple du tyran. Entre les deux figures, la relation est à la fois d’homonymie et de synonymie, et même si le détail près de la différence représente l ’ accent profond de la pensée de Machiavel, il reste que la tyrannie est au cœur de l ’ autorité, comme sa hantise mais aussi comme ce que toute autorité de gouvernant habite nécessairement, quelles que soient sa légitimité et sa forme de régime (monarchie, principauté ou république). Elle est inscrite dans le politique comme le fait de souveraineté de la décision. La force de la pensée de Montesquieu est de rompre avec le caractère trans­ versal de la tyrannie sans en faire ni le dehors et la lim ite du politique, ni ce qui en définit quelque contour ; de lui donner droit de site politique et, par là même, d’en lim iter et déterminer le champ. La tyrannie représente une forme de gouvernement qui obéit à un principe, la crainte, et qui dure avec le maintien de ce principe : le régime du Grand turc en est un modèle probant. En identifiant le ressort du despotisme, Montesquieu se donne les moyens d’ en conjurer la menace, même si l ’inquiétude persiste qu’ elle ne fasse retour dans le délitement des autres formes politiques. La tyrannie n’est plus au cœur de l ’État, au plus

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secret de sa raison, il concerne un mode parmi d’ autres de régimes et n’est consistant que pour ce mode. La pensée de cette raison d’État (le status de la forme de gouvernement) permet de chasser définitivement le fait tyrannique du lieu de la raison de tout État. Le terme même de « raison d’État » n’ a plus de raison d’être. Il ne saurait y avoir d’exceptionnalité ni de gestion de celle-ci, de lim ite dès lors qu’ il n’ y a pas d’exceptionnalité à l ’ obéissance au principe d’ une forme de gouvernement. Montesquieu tente d’élaborer une science rationnelle et déductive des lois du politique qui unifient l ’ infinie diversité des lois posi­ tives et des mœurs effectives ; il désigne les rapports constants ou lois de chaque forme de gouvernement et pose les principes inhérents à leur consis­ tance (ce qui en fait la solidité de constitution et en assure la durée) ; principes relevant d’ un devoir-être bien particulier, dégagé de toute considération morale (devoir de vertu dans une république, d’honneur dans une monarchie, de crainte dans un régime despotique). Cette conception accorde à chacune de ses formes de gouvernement une raison qui est à la fois la loi de la série de ses comportements et la loi qui organise sa relation à l ’ Histoire, l ’esprit de toutes ses lois par rapport à laquelle seul peut sejuger la valeur légitime ou non (cohé­ rente et durable) d’ une loi déterminée, sur son rapport de convenance et non pas sur le contenu de cette loi considérée in abstracto , et selon un principe qui préside tout à la fois à la statique et à la dynamique de tel État. La raison d’ État n’est pas une et elle n’est pas liée à la tyrannie comme son ombre. En second lieu, Montesquieu écarte la pensée du coup d’État et la théâtralité de son style et de son efficace. Montesquieu ne critique pas seulement le coup au nom du droit et de la morale, en termes de légalité ou de légitimité, et s’ il lui arrive de lancer une pointe d ’ironie envers Machiavel, c’est avec le recul du savant devant la passion du législateur : « Machiavel était plein de son idole, écrit-il, le duc de Valentinois. Les lois rencontrent toujours les passions et les préjugés du législateur » (Esprit des Lois, XXIX, 19).

La force argumentative de Montesquieu est de critiquer le machiavélisme de la raison d’État non plus pour son illégitim ité mais sur le terrain même où le machiavélisme paraît incontestable : celui de l ’efficacité, et de montrer que son théâtre, tout tourné vers les jeux de l ’habileté, n’est pas celui de la représenta­ tion politique. La fascination et l ’enchantement tombent : Machiavel inutile et incertain. Montesquieu écrit ainsi : « Il a fallu, depuis ce temps, que les princes se gouvernassent avec plus de sagesse qu'ils n'auraient eux-mêmes pensé ; car, par l'événement, les grands coups d'autorité se sont trouvés si maladroits, que c'est une expérience reconnue, q u 'il n'y a plus que la bonté du gouvernement qui donne de la prospérité. On a commencé à se guérir du machiavé­ lisme, et on s'en guérira tous les jours. Il faut plus de modération dans les conseils. Ce qu'on appelait autrefois des coups d'État, ne serait aujourd'hui, indépendamment de l'horreur, que des imprudences » {Esprit des Lois, XXI, 20).

La figure noire du prince habile n’est pas tant illégitim e qu’ inefficace : beau­ coup de bruit pour rien. Il est battu par les faits qui révèlent son inefficience. Le prince habile est bien maladroit. C’ est qu’ il table sur un modèle de gouverne­ ment qui est l ’ incarnation d’un pouvoir faible et étroit, le modèle du pouvoir possessif.

Les e n je u x p o litiq u e s

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Montesquieu considère cette figure du prince habile (à laquelle il oppose l ’idée de l ’ administration des choses fondées sur le pouvoir des lois nombrés qui régissent des « choses sans nombre ») comme liée à ce qu’on pourrait appeler le principe du pouvoir possessif. Le prince machiavélique - et le prince machiavélien n’en est-il pas seulement la variante la plus glorieuse ? - , emses figures emblématiques, celle de César Borgia ou de Ferdinand d’ Espagne, a une conception d’ appropriation territorialisante du pouvoir. Il domine ses sujets et se les représente comme ses possessions et son territoire, parce qu’ il se représente le pouvoir lui-même sur le modèle de l ’ appropriation de la terre et la richesse comme ce dont il faut s’emparer pour l ’ accumuler : avoir du pouvoir, c’est pouvoir mettre la main, capter et s’ approprier les ressources. Ferdinand d’Espagne est peut-être le vrai visage de Borgia, quoi que Machiavel en ait, car il cristallise au plus haut point ce pouvoir prédateur et captateur, possessif, lié à la ladrerie, l ’hypocrisie et la stratégie destructrice de la raison d’État. Montes­ quieu relie la pratique par Ferdinand d’Espagne de confiscation des biens des juifs, pour se jouer d’eux en leur faisant payer leur propre conversion, à cette figure du pouvoir princier qui est le cœur même du machiavélisme, pour laquelle « on regardait les hommes comme des terres ». Le moment machiavé­ lien que la figure de Borgia emblématisé, mais dont la véritable figure est celle de Ferdinand, représente dés lors une représentation possessive du pouvoir dont l ’ illégitim ité n’est pas même accompagnée d ’efficacité, un pouvoir qui fait l ’ impasse sur les véritables ressources et forces réelles de l ’État : non pas la possession de terres et des hommes, mais la ressource de l ’ intérêt et la libre circulation des personnes. Un temps nouveau se présente qui est celui de l ’administration des hommes selon les choses et qui, paradoxalement, est le moins prisonnier des vertiges de 1’ « avoir ». Le bon gouvernement, indissolublement efficace et légitime, sans que l ’on en décide depuis un jugement moral, table sur l ’ intérêt et ne confond pas l ’ intérêt avec les vertiges de la possession. Il place les individus dans une situation d’ intérêt qui rencontre l ’ intérêt de la communauté tout entière et de l ’État :

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« Il est heureux, écrit Montesquieu, pour les hommes d'être dans une situation où, pendant que leurs passions leur inspirent la pensée d'être méchants, ils ont pourtant intérêt de ne pas l'être » (Esprit des Lois , 63).

Le prince habile est un prince des passions, ce n’est pas un gouvernement de l ’intérêt. Le bon gouvernement, au contraire de la relation imaginaire à l ’ appro­ priation, s’efface devant la puissance régulatrice des choses, et, considérant les fondements des richesses et de la puissance sans zèle ni haine, sans passion en délire et sans parti pris, compte sur les nouvelles ressources de la raison d’ intérêt : le rôle de l ’ administration (et l ’objectivité qu’ il véhicule), le respect du crédit fait aux hommes, le sens du commerce. Cette autre politique donne un autre tour à la raison de l ’ État. Économique, cette raison est bien plus efficace et bien moins pernicieuse. Le titre de VEsprit des lois X X I, 20, prend, dès lors, tout son sens : Comment le commerce se fit jour en Europe à travers la barbarie. Ce qui sauve l ’État de « la raison d’État » machiavélienne, ce n’est pas la dénonciation morale, c’est la correspondance entre la libre circulation des personnes et celle des choses, les relations de droit

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inscrites dans les rapports économiques, au cœur de leur efficience. Ce n’est pas un hasard si Ferdinand d’Espagne représente au plus haut point le pouvoir possessif et le prince habile par excellence, dans le moment où ce qui est devenu intolérable à son pouvoir et lui dicte l ’ idée du crime envers les juifs, c’ est ce qui s’oppose vitalement à son modèle : l ’ autre modèle, celui du commerce. Le pouvoir possessif et machiavélique ne connaîtrait son déclin qu’ avec l ’ invention des lettres de change par les ju ifs ; grâce à cette invention, « sortie du sein de la vexation et du désespoir » (Esprit des Lois, 62), dit Montesquieu : « le commerce put éluder la violence, et se maintenir partout, le négociant le plus riche n'ayant que des biens invisibles, qui ne pouvaient être envoyés partout, et ne laissaient de trace nulle part. »

Par là même, on doit « à l ’ avarice des princes, l ’établissement d’ une chose qui les met en quelque façon hors de leur pouvoir ». Ainsi, le moment machiavélien du prince habile n’est pas seulement le fait du gouvernement entendu comme rapport de personnes et non de choses, pouvoir personnel et non puis­ sance des institutions, mais également comme image du pouvoir comme possession et comme terre, comme ce sur quoi on peut mettre la main. Montes­ quieu montre que c’est comme moment du pouvoir sensible que le modèle machiavélien du pouvoir adhère à la passion de la méchanceté, là où, au contraire, la considération de l ’ intérêt, en référant au caractère d’ invisibilité et de non-tangibilité du pouvoir, oblige les hommes et les princes à ne plus céder à leur méchanceté. Le modèle du commerce rend le machiavélisme inutile et révoque le pouvoir tyrannique, offrant au sujet une liberté de mouvement qui le rend inassignable et oblige le pouvoir à en respecter le droit. Ainsi, Montesquieu ne manque pas sa cible : d’ un même mouvement, il récuse le m otif des doctrinaires de la raison d’État et donne à l ’orientation économiste de Botero une autre ampleur, en raison même du modèle écono­ mique qui est le sien et de l ’ abandon du m otif de la conservation en même temps que de celui de l ’ acquisition. C’ est en quoi sa critique de la raison d’État achève un mouvement commencé par sa formalisation et rencontre la pensée du régime républicain. La politique de l ’espace public et de la civilité, de la res publica , n’est pas arrimée à la possession. Elle est libérale, et un lien se tisse entre la pensée du status comme forme de gouvernement approprié et du gouvernement républicain en particulier (avec sa pensée de la division des pouvoirs telle qu’ « il faut que le pouvoir arrête le pouvoir ») et cette nouvelle configuration de la raison de l ’État. Ce lien passe par une minorisation de la considération exclu­ sive de la politique comme relevant d’une forme de psychologisme. Il ne le fait qu’en accordant la plus haute importance au pouvoir des institutions.

5 RAISON D'ÉTAT ET ÉTAT CIVIL Si la raison d’État se trouve de plus en plus répudiée et son nom rejeté dans les grandes monarchies occidentales, c’est qu’elle devient l ’image de l ’ absolutisme.

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Au x v iiesiècle français, sans que le terme ne vienne désigner que l ’ arbitraire la raison d’État tient toujours à la faculté de jugement réservé au pouvoir royal et adaptée aux circonstances - , la monarchie confère à la raison d’État un statut de loi officielle du politique. La phrase de Louis X IV n’ a rien d’ une fantaisie du pouvoir qui s’ arrogerait l ’État. Comme le souligne Thuau, une bonne défi­ nition en est donnée dans un traité de 1666, rédigé par Daniel de Priezac : « La raison d'État, qui est la loi vive et supérieure, commande à toutes les autres lois, les tempère, les corrige, et, quand il est nécessaire, les abroge et les annule, pour un bien plus universel11 ».

Là encore, c’est son officialisation comme loi supérieure qui saisit : non son caractère de correction et d ’ abrogation des lois positives selon la nécessité des circonstances qui est l ’ autre nom de l ’équité, mais la prétention à sa reconnais­ sance publique et universelle. Le scepticisme naît en retour, dans le public, sur sa légitimité. Ce doute s’exerce sur l ’ affirmation d ’une telle autorité universelle, sur sa prétention à se substituer à la loi naturelle et divine, sur l ’ identification de l ’ intérêt du peuple avec celui de l ’État et de l ’ intérêt de l ’État avec celui du prince. La question se pose de savoir si les intérêts de l ’État sont les « vrais besoins de l ’État », ce qui confère au terme d’État un sens plus collectif, plus accordé aux intérêts du pays. C ’est celle de savoir si ce mystère désormais dévalué au rang d’ obscurité nécessaire, n’est pas le prétexte, qui ne se cache plus, de l ’ arbitraire des gouver­ nants. Saint-Évremont écrit :

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« La raison d'État est une raison mystérieuse inventée par les politiques pour autoriser tout ce qu'ils font sans raison1 12 ».

La question se pose de savoir qui est en droit de juger de ce « bien plus universel », d’ en étendre ou d’en restreindre la champ, de s’ arroger le pouvoir de correction ou d’ annulation des lois positives, c’ est-à-dire à la fois où se trouve le pouvoir souverain d’ interprétation de la loi naturelle, dés lors que celle-ci connaît une indétermination essentielle, quelles en sont les limites et qui est habilité à les définir ? Question qui pose le problème général de nouvelles formes de consentement et de contrôle, et de la délibération publique comme critère de légitimité des lois. L ’ indétermination de la loi naturelle ne prouve plus la légitimité de la raison d’État. Les nouvelles alternatives, celle du droit naturel et du droit des constitutions, décentrent le lieu de l ’ autorité en même temps qu’elles déclassent le m o tif de la raison d’État au profit d’ un tout autre : celui de l ’État civil.

11 Cité in : Thuau 1966, 401. 12 Cité in : Thuau 1966, 209.

Chapitre 7

La raison d'État allemande : le droit face à l'Empire

1 LES « CHEMINS DE LANGAGE » La raison d’État allemande revêt un caractère essentiel par l ’originalité de son approche fortement liée à un contexte particulier, celui du vide de l ’État, et par son importance dans la genèse de l ’État en Allemagne. Elle fut longtemps considérée comme inexistante et inessentielle. Meinecke n’y décelait aucune pensée véritablement nouvelle en raison des traditions patriarcales des États d’Empire, de leur force d’ inertie et du maintien de l ’ ancien droit dans un but conformiste de tranquillité. Pour le courant d’ inter­ prétation dominant pour lequel il existe un concept et un seul de la raison d’État, celui de l ’infraction au droit, la raison d’ État allemande ne pouvait apparaître : d ’une part, elle n’ est pas essentiellement une raison d’ infraction mais s’inscrit bien davantage dans la lignée non machiavélique de la raison administrative et gestionnaire, d’ autre part, elle s’inscrit en faux contre l ’évidence de l ’ opposition prétendument intangible entre raison d’État et droit des gens. Les recherches nouvelles et contemporaines, notamment celle de Stolleis et de Senellart ont clairement montré combien, au rebours de la thèse de Meinecke qui a longtemps fait autorité, les doctrines de la raison d ’État ont contribué à la formation du droit public allemand. Les doctrines de la raison d’État allemande ne sont pas seulement à situer ailleurs que dans l ’espace des problèmes de légitimité de l ’ infraction au droit ; elles furent directement déci­ sives dans la formation et la constitution de la légitimité juridique des États et contribuèrent grandement à l ’ œuvre de juridicisation de la politique étatique. À l ’épreuve de la raison d’État allemande, c’est toute l ’ appréciation du rôle de la raison d’État, en son universalité, qui exige d’être reconsidérée. Raison d’État ne veut plus dire ce qui contrevient au droit des gens. En un sens, la raison d’État allemande accentue, plus fortement encore que ne le fait la formalisation italienne du problème (Botero, Ammirato, Zuccolo), la pensée de la machine d’État, de ses rôles administratif, économique et de police. Cette orientation y est d’ autant plus fermement défendue que la raison d’État allemande ne fut pas hantée (prise dans un tel rapport de fascination et de répulsion) par le machiavélisme comme le furent l ’ Italie ou la France. En un autre sens, cette raison d’État est également réflexion constitutionnelle sur le mode légitime de gouvernement et ces réflexions sont indissociables. L ’unité des deux tient au fait que la légitimité constitutionnelle s’ ancre dans la positivité

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technique et que la ratio d’ une chose ne réside pas dans sa fin mais dans son modus operandi : ce qui définit une légitimité, c’est un mode d’ opérer, selon des processus d’étatisation divers et une conception d’ensemble immanentiste - la fin épouse le mode - et relativiste (la raison d’ État en général est un pur être de raison, une abstraction vide). Les dispositifs argumentatifs de cette pensée sont fort instructifs. Non seule­ ment parce que le refus de nommer la raison d’État, et le souci de lui trouver d’ autres noms, n’est pas là le signe d’ une incapacité à la penser, mais égale­ ment parce que ses motifs ont suivi différents chemins selon une circulation souterraine et très contextualisée. Il n’y eût pas là d’élaboration de théories en surplomb, mais une circulation d’énoncés plus anonymes en prise sur des réalités et des moments différents, des interventions actives dans le cours de l ’histoire politique. Aussi ne trouve-t-on pas de pensée systématique de la raison d’État allemande mais l ’on assiste à un foisonnement d’écrits et de posi­ tions distinctes, à un enchevêtrement de préoccupations communes dont le tissu ré fle xif a joué un rôle de premier plan dans la politique allemande. Pensée forte, d’ une très grande richesse théorique et de grand enjeu pratique, la littéra­ ture allemande de la raison d’État n’est pas une littérature d’ auteurs. Comme le montre Stolleis dans son imposant travail1, l ’objet «raison d ’État» dans la pensée allemande du xvnesiècle, n’existe pas sous la forme d’ une grande œuvre. Selon la formule de Senellart exposant la pensée de Stolleis, elle serait :

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« plutôt [de l'ordre] d'un réseau tracé par l'entrecroisement de plusieurs chemins de langage1 2 ».

Deux caractères de cet entrecroisement de « chemins de langage » sont à distinguer : 1) le terme de raison d’État prend ici différents noms comme celui de ratio status ou ragion di stato qui changent de signification tandis que les différentes dénominations du problème entrent dans des rapports de conjonction ou de disjonction (ainsi en est-il entre la ratio status, la traduction de ragion di stato et la gute Polizei) ; 2) les théoriciens qui partagent l ’ usage des mêmes termes ne partagent pas nécessairement la même problématisation et ceux qui partagent la même problématisation peuvent s’opposer sur le choix des termes ; de même, les théoriciens qui partagent la même problématisation sont loin de partager les mêmes positions politiques ; de sorte que l ’on peut assister à une proximité de position qui cache une divergence de problématisation comme l ’ inverse. Toutes ces interactions montrent combien les doctrines de la raison d ’État allemande ont constitué une vie théorique incomparable, résistante à toute systématisation et nous obligeant à penser l ’hétérogénéité des mutations et la

1 Stolleis M., Histoire du d roit p u b lic en Allemagne , D ro it p u b lic im périal et science de la p olice 1600-1800 (trad. M. Senellart), Paris, PUF, Fondements de la politique, 1998. 2 Senellart M., « État, droit, raison d'État en Allemagne aux xvic et xvnesiècles : considérations sur le volume de Michael Stolleis », in : La Ragion d i Stato dopo Meinecke e Croce>D ibattito su rece n tipubb licazioni , a cura d i E. Baldini (Atti dei seminario internationale di Torino), 21-22 ottobre 1994, Genova, NAME, 1999.

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diversité des progrès d’élucidation. Les contours ne sont jamais stables et la circulation des énoncés fait de la pensée un champ de forces où des idées-forces entrent en lutte et peuvent échanger leur valence.

2 RAISON D'ÉTAT ET RAISON D'EMPIRE Nous suivrons ici, pour l ’essentiel, les travaux de Senellart, conjugués à ceux de Stolleis, offrant une intelligibilité du rôle des discours de la raison d ’État en Allemagne, obligeant à reconsidérer l ’ intelligibilité universelle du problème. La pensée allemande de la raison d’ État est très tôt tournée vers la recherche des modes positifs d’ opérer de l ’État, suivant un pragmatisme classificateur des techniques cachées nécessaires à l ’exercice de l ’ autorité et des techniques d’organisation et d’ administration de l ’ autorité de l ’État, peu sensible à l ’ approche mystique et théologico-politique des mystères d’ État. Elle est très tôt inspirée du souci de ramener la politique à un problème d’ immanence et de lui faire quitter la mystification transcendante. Cette approche positive est directement marquée par le problème juridique de la relation entre l ’Empire et ses États. La question de la raison d’État est celle de la forme de la raison de l ’Empire (quelle est et quelle doit être la raison d’État propre au statut mixte de l ’Empire ?) et de la forme de la raison des États sur lesquels l ’Empire exerce sa souveraineté. Les doctrines allemandes de la raison d ’État eurent pour fil directeur la problématisation de la situation de l ’Empire et de ses formes de légitimité, suivant la recherche de la constitution d’ une raison d’Empire qui soit effective et accorde plus de prérogatives aux États, enracinés dans la matérialité du territoire et de sa population, et selon la mise en cause de la souveraineté de l ’empereur, de ses prérogatives judiciaires et des rapports qu’ il établit avec les États-sujets (Land ou Staat). Il s’agit là d’ une remise en cause de l ’Empire, quant à sa nature et la dynastie des Habsbourgs qui le représente, ouvrant la voie à une mise en question de son existence même : ce mouvement est celui d’ un processus de juridicisation de la raison d’Empire, d ’un Empire davantage consolidé, aménageant plus de place aux États-sujets, et, en même temps, celui d ’ un processus de juridicisation de la raison des États, acquérant progressive­ ment les titres de légitimité et l ’ autonomie qui destituent l ’Empire de son rôle de centre de souveraineté effective. Question qui est celle de la reconstitution et de la refonte réformiste de l ’Empire et de la constitution des États en leur autonomie relative. La raison d’ État allemande rappelle ce que l ’ on oublie trop facilement : avant d ’ incarner l ’ image de ce qui assujettit, l ’État a été cela même qui était assujetti, et le mouvement de la raison d’ État a été simultanément une demande de raison ou de comptes à toute autorité politique - à commencer par celle de la formeEmpire - , et une revendication d’ indépendance des États, la montée en légiti­ mité de la demande de liberté de la forme-État. Cette double demande s’est toujours présentée doctrinalement sous la forme d’ un réaménagement des fonc­ tions et d’ une redistribution des rôles entre l ’Empire et ses États dans le cadre du maintien de la structure d’empire, d’ une structure reconfigurée soit en parle-

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ment des États, soit comme cadre général dans lequel la souveraineté d’ Empire devait jouer un rôle de représentation symbolique. Doctrinalement, le projet de destruction de la structure d’Empire ne fût pas sérieusement envisagé : limité, il devait rester comme limite. Mais cette demande de refonte de l ’Empire, de sa forme, et de constitution des États, récuse le critère de légitimité de l ’Empire, celui d’ une souveraineté déconnectée de son assise territoriale et ne tenant que sur l ’élection de l ’ Empereur et sa vocation chrétienne (le Saint Empire romain et germanique), pour faire valoir le critère de légitimité de l ’ État, celui d’ une autorité territoriale liée à la société civile. Tout le mouvement allemand a visé à faire valoir le critère du pouvoir concret territorial contre celui de la souverai­ neté abstraite d’éminence et celui de la libertas des États contre celui de la majestas de l ’Empire, la m otif de la majesté se trouvant à la fois profondément déclassé par rapport à celui de la liberté, et/ou rétrocédé à ce dernier : c’est à la liberté de l ’État que revient naturellement l ’essentiel de la majesté. Aussi les doctrines allemandes de la raison d ’État connaissent leur temps le plus décisif au moment de la guerre de Trente Ans, jusqu’ à la paix de Prague, et leur moment de déclin avec la disparition de l ’Empire, solution ne correspondant nullement à la solution réformiste qu’elles proposaient. Elles témoignent par là de la forme particulière de naissance des États-nations allemands où le droit des États s’est construit dans la cadre de l ’Empire et non, comme on pourrait le penser, sur la destruction de son idée vivante. Ainsi, Senellart écrit :

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« L'Empire, certes, participe à cet essor des États-nations, mais tout en restant l'Empire, qui n'est pas un État-nationL »

La richesse de la réflexion allemande et la structure en réseau de son champ d’ idées font ainsi l ’ originalité d’ une approche en prise sur un contexte historique totalement différent de celui des grandes monarchies centralisées. En premier lieu, comme en Italie et peut-être plus encore, la réflexion sur la raison d’État intervient en un lieu et en un temps où « le lieu de l ’ État est, sinon vide, du moins vacant par insuffisance du pouvoir et par excès de préten­ dants3 4 ». Le paysage politique est celui de la dialectique boiteuse entre un État sans territoire, l ’Empire, et des territoires qui, jusqu’ au milieu du siècle, ne sont pas des États et dont certains sont étrangers (annexés) et d’autres attenants (comme des provinces). La situation de hiérarchie pose le problème de savoir si ces États sont co-impérants ou doivent au contraire être distinctement tenus Çour des États-sujets, si l ’Empire doit s’arroger les prérogatives politiques des États, si ces derniers doivent constituer comme un parlement de l ’Empire, si les États doivent disparaître au profit d’ une reconfiguration de l ’Empire ou s’ils doivent acquérir une pleine et entière indépendance sonnant la fin de la struc­ ture générale d’Empire. Ces questions comprennent la question de la forme de légitimité transcen­ dante. É ’ Empire devait, en effet, son existence à la transcendance divine : son

3 Senellart M., « Millénarisme et raison d'État, La crise de l'Empire allemand au xvn° siècle », in : Revue Française d'H istoire des Idées politiques , mars 1999, n° 10, 283-298, 298. 4 Senellart M., « Y a-t-il une théorie allemande de la raison d'État au xvnesiècle ? Arcana im perii et ratio status de Clapmar à Chemnitz », in : Raison et déraison d'État..., op. cit., 265-293, 271.

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autorité est liée à sa séparation d’ avec l ’ autorité religieuse et au rôle d’ autorité spirituelle et religieuse dont il a la pleine initiative. Son avènement tient à la promesse initiale du christianisme, et le transfert de Rome en terre allemande oblige au devoir d’en tenir la promesse, de même que l ’hypothèse de sa dispa­ rition est liée dans les consciences, depuis le songe de Daniel, à l ’ avènement de l ’ apocalypse. De là le souci des croyants d’en prolonger l ’existence éternelle­ ment et donc d’œuvrer de toutes ses forces à son maintien. La recherche d’ un mode d’ articulation solide entre l ’Empire et les États tient beaucoup initiale­ ment au souci d’ assurer la pérennité de l ’Empire.

3 PRINCIPE TERRITORIAL ET MAJESTAS On mesure la différence fondamentale de situation avec les grandes monarchies comme la monarchie française. En ces dernières, l ’État désigne l ’exercice de la domination sur un territoire déterminé, sans principe de disjonction entre les deux, et la question de l ’ articulation entre souveraineté et base territoriale est seulement de modalité. Tout État, comme matière en laquelle s’ applique un rapport de domination qui en est la cause efficiente liée à l ’ imposition d’une forme, présuppose un territoire : les seules questions sont celles de savoir si le territoire, qui représente une condition nécessaire, peut jouer le rôle de para­ digme du pouvoir (pouvoir possessif d’ appropriation de la terre) ; ou si la puis­ sance de l ’État se mesure à sa puissance d ’extension à d’ autres territoires (de conquête guerrière) - pour son indépendance comme pour sa prépondérance -, ou à la conservation de son territoire en l ’état, en son extension moyenne, afin de pourvoir à l ’ équilibre de l ’État et sa sécurité. Quelles sont, ainsi, les relations - de complémentarité ou d’ opposition - entre conservation et hégémonie, et les réels fondements de l ’hégémonie ? Faut-t-il faire consister la raison d’État dans l ’étendue du territoire sur lequel dominer ou dans l ’ aménagement du territoire à gérer, sur la préoccupation directrice de la guerre selon un modèle extensif du pouvoir (le modèle de Machiavel) ou sur celle de l ’ économie et la police selon un modèle intensif des ressources intérieures (le modèle de Botero). Mais il demeure que le territoire est, sinon le paradigme, du moins l ’ image sensible de l ’État, intrinsèque au pouvoir de gouverner et de dominer, et particulièrement pour la pensée de l ’État monarchiste. Conscient du problème allemand et ayant une entière perception de la différence d’ art de gouverner, Bornitz écrit en 1610 : « Le mot "territoire" vient de terrere, se faire craindre (te rrito riu m a terrendo d ictu m ) et désigne l'espace défini par les frontières terrestres ou maritimes où s'exerce le pouvoir de commandement et de ju rid ictio n 5. »

L ’ action même de dominer est inséparable des coordonnées du territoire. Le pouvoir souverain est lié dans son existence même à celle du territoire avant de

5 Tractatus, ch. 7, 39-49 (trad. M. Senellart), cité in : Senellart, « Majestas et libertas chez Chemnitz », in : M onarchie et république aux xvT et xviT siècles (éd. Y.-Ch. Zarka), Paris, PUF, Fondements de la politique, 1998, 8.

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l ’être dans le sens de gouverner selon le droit et cette seconde corrélation en découle. Sans aller jusqu’ à dire que la puissance légitime ne fait que réguler la relation pléonastique de « terreur sur terre », l ’ appropriation du territoire est le m iroir où le commandement se réfléchit. Condition nécessaire ou essence même de l ’État, « le territoire » ne peut manquer au pouvoir souverain. Il repré­ sente l ’élément dans lequel le roi, quelque confession que soit la sienne, en prince chrétien ou non, manifeste sa souveraineté spirituelle et temporelle et son mode de distance à l ’égard du pouvoir du Pape. Il en est tout autrement de l ’Empire où le principe de souveraineté ne repose pas sur le principe territorial, et où l ’Empereur affirme la spécificité de son autorité spirituelle sans disposer du support territorial du pouvoir temporel. Ici, contrairement au paradigme territorial de la souveraineté6, le principe de souveraineté et celui de territorialité ne coïncident pas, mais s’ opposent. C ’est pourquoi, bien au-delà de la demande de rationalisation de l ’Émpire, faire valoir l ’ argument de la raison d’État c’ est prendre la territorialité pour critère déterminant et comme repère concret de l ’entité politique, et ouvrir une voie antagoniste aux fondements de la légitimité de l ’ Empire et de sa majestas. Ainsi, Senellart écrit :

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« Le territoire, ce n'est pas ce qui fonde la majestas , mais ce qui lui résiste » (Senellart 1999, 286).

En Allemagne, la pensée de la raison d’État prend sens, depuis la paix d’Augsbourg (1555), dans ce climat de précarité de la souveraineté sur le plan spirituel et de tensions internes extrêmement vives entre l ’Empereur et les États princiers, tensions qui occupent la scène avec la guerre de Trente Ans (16181648) et transforment l ’Allemagne en champ de bataille de l ’Europe, selon l ’excellente formule maintes fois reprise des différents travaux sur la question de la raison d’État allemande. Cette période de guerre civile aboutira au traité de Westphalie de 1648 recon­ naissant la puissance des États au détriment de la puissance impériale, et, à partir de cette date, le nouvel enjeu des États délivrés de la tutelle impériale, n’est plus l ’ aspiration à la forme étatique mais il s’agit de se donner les moyens de se constituer en États réels. C ’ est en épousant cette histoire que la raison d’État allemande prend diversement effet, et c’est par là que l ’ on peut comprendre le sens et la portée des trois vagues de la raison d’État allemande ; celle qui précède la guerre de Trente Ans et réfléchit l ’ affirmation du pouvoir des États dans le cadre d ’une pensée des arcanes, celle qui occupe le temps de la guerre civile et met au centre le conflit de légitimités entre la forme-État et la forme-Empire et la recherche d’une transaction favorable à la forme-État, celle qui succède à cette guerre et réfléchit l ’ étatisation dans l ’organisation du bien commun. On peut repérer ainsi trois courants des doctrines, issus de plusieurs tradi­ tions comme celle de la littérature des arcana et celle des Miroirs des Princes,

6 Foucault M.( Dits et écrits, T. Ill (1976-1979), Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1994, 643.

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qui se rapportent à cette « chose », nommée raison d’État, dans lesquels certains noms se dégagent parmi beaucoup d’ autres : - le premier courant voit l ’effervescence d’ une littérature des stratagèmes et des secrets d'État, où se dégage la théorisation qu’en fait Clapmar ; - le deuxième courant voit fleurir une littérature sur la raison d’État qui reprend le terme de ratio status pour lui conférer un tout autre sens que celui du Moyen Âge ; elle est marquée par les noms de Bornitz, Reinkingk, Conring, et surtout Chemnitz ; - le troisième courant est celui d’une littérature de la gute Polizei, analysant la raison d’État en termes de police et récusant l ’expression même de « raison d’État » au nom de la meilleure formule d’ État de police, marquée par les noms d’ Obrecht et de Seckendorff.

4 CLAPMAR ET LESAVOIR TECHNIQUE DES ARCANA La première vague est celle de la pensée des arcana imperii, dont le juriste Clapmar (1574-1604) est le théoricien dans son De arcanis rerum publicarum (1605) qui connaît un grand succès dans le public. Clapmar s’inscrit dans la tradition machiavélienne et surtout tacitéenne des arcana, pour laquelle, comme chez Ammirato, les mystères réfèrent aux « privilèges secrets pour la conservation de la domination, qui dérogent au droit commun ou ordinaire, sans être contraires à la loi divine, introduit en vue du bien public » (IV, 2). Dans ses définitions, Clapmar emprunte des voies classiques et réfléchit aux techniques d’ acquisition et de renforcement du pouvoir d’ un État qui n’ a pas pour but la conquête mais la conservation de son ordre. Si Naudé voit là dans ses Considérations une interprétation bien timide de la raison d’État extraordi­ naire et une œuvre dont l ’ annonce ne tient pas ce qu’elle promet, c’est qu’ il ne comprend pas le projet de Clapmar qui est tout autre que le sien. Clapmar se donne un but purement défensif (la préservation de l ’État) et pense 1’ arcane du pouvoir comme forteresse et cassette, tout à rebours de l ’esprit machiavélien de prise de pouvoir et de conquête. Les temps ont changé et les lieux ne sont pas les mêmes : Clapmar, édifié par les guerres civiles et se situant à un moment historique où la paix civile est à la fois le souhait le plus cher et l ’horizon possible, n’ assigne pas de meilleur but à l ’État que celui de sa préservation limitée ; le risque essentiel est celui de la sédition intérieure, susceptible de faire revenir des guerres avec le dehors. Il s’agit de contenir et de stabiliser un État qui est d ’ autant moins ambitieux qu’ il n’ est pas précaire. Sans aucune complaisance pour le mythe impérial et alerté des luttes intestines des pouvoirs régionaux, il pense les conditions de possibilité d’ un État solide qui ne mesure pas la puissance à l ’ impétuosité ou à la majesté du geste. Clapmar introduit dans la réflexion allemande le thème jusque-là tabou des mystères de l ’ État, dans un esprit nouveau qui n’est pas porté par une motion théologico-politique ni par un idéal de transgression. La forme d’ argumenta­ tion (qui est celle d’ une classification empirique des techniques occultes exempte de toute théâtralité) adhère à la fin qui est celle de la préservation de

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l ’État. Il s’agit d’en dédramatiser le m o tif et d’en décevoir la mise en scène pour en penser l ’efficace positive. Il s’ agit bien, à la lueur du tacitéisme, du début d’ une critique scientifique de la politique, d’une systématisation et ratio­ nalisation des mystères qui contraste avec le discours ecclésiologique médiéval et l ’empreinte qu’ il eût sur la monarchie anglaise de Jacques I er et son retourne­ ment polémique dans la mise en scène théâtrale. Contrairement à l ’ absolutisme français et à la scène anglaise, les arcana ne font pas mystères : ils constituent seulement une liste de techniques positives d’exercices du pouvoir en vue du maintien de ce bien public que représente l ’État ; ils revêtent le sens général de pratiques occultes dans le but défensif de la tranquillité publique : arcana imperii (qui se rapportent à la conservation de la forme de la république) en même temps qu 'arcana dominationis (qui se rapportent à la sécurité des gouvernants) ; ces techniques vont de pratiques de l ’ injustice particulière en vue du bien commun (des apparences d ’injustice) à la mise en place de leurres adressés au peuple afin de faire diversion et d’ attirer leur attention sur des sujets de contentement artificiel (des simulacres politiques qui sont des appa­ rences de bonheur) pour s’ achever dans la politique des stratagèmes. Clapmar reprend à son compte l ’opposition tacitéenne entre les arcana dominationis, exempts de tyrannie, et les flagitia dominationis (turpitudes de la domination) qui représentent la mauvaise raison d’ État. Technique secrète, l ’ arcane n’est pas le fait du prince dans le gouvernement, il s’ exerce avec l ’ appui de ceux qui savent, des esprits éclairés qui sont dans les secrets, des savants du politique. Dans l ’ art politique, l ’ arcane ne désigne du reste que ce mode d’opérativité toujours particulier à tel ou tel État attenant à sa forme de gouvernement qui se montre en relief sombre sur le fond clair de l ’exercice de la souveraineté universellement partagée de tous les États. Mais si cette part est une part des choses de l ’État - qui ne touche en rien à celle de la souveraineté - , elle est, dans son atypie, tout à fait essentielle à la détermination du caractère de tel ou tel État : car - et c’ est là qu'un renversement essentiel nous attend - , loin que la forme de gouvernement dicte la forme particulière de raison d’État, c’est le mode d’ opérativité de la raison d ’État qui qualifie l ’État et détermine les contours de son mode de gouvernement dont l ’élément déterminant n’ est pas la constitution juridique mais l ’effectivité opérationnelle. Ainsi, comme le montre Senellart, c’ est la pratique de la raison d’État qui fait varier les formes de gouvernement et non l ’inverse.

5 CHEMNITZ : RATIO STATUS ET LIBERTAS La seconde vague de la raison d’État allemande est représentée par Chemnitz (1606-1678), sous son pseudonyme Hippolitus a Lapide, créateur de la science du droit public allemand, dont la Dissertatio de ratione status (1647) appro­ fondit la réflexion antérieure. Ce travail d’ approfondissement se fait sous le signe de la reprise du terme de ratio status introduit par Bornitz en 1602. Le sens du terme est sans grand rapport avec celui accordé au Moyen Âge. Il désigne plutôt le calcul nécessaire à la vie en communauté. Avec Chemnitz, la

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notion de ratio status acquiert une valeur positive, et c’est avec l ’ usage de cette notion que l ’ on cherche à déduire la pensée des intérêts de l ’État de la réflexion constitutionnelle. Chemnitz poursuit le processus de construction de l ’État contre une certaine idée de l ’Empire. Son œuvre constitue une véritable machine de guerre contre le pouvoir des Habsbourgs et vise à critiquer un Empire vide de réalité. Il s’agit de permettre aux États de se réapproprier leur pouvoir et de faire coïncider raison constitutionnelle et raison territoriale. Ainsi, Senellart écrit : « La ratio status, en quelque sorte, a été l'opérateur par lequel s'est effectué le transfert de pouvoir de la majestas aux territoires » (Senellart 1998, 13).

Chemnitz réaffirme l ’ individualisation des raisons d’État qui dictent les fins du gouvernement. Les modes de fonctionnement de l ’État déterminent le contenu et la forme de cette diversité de fins. Chemnitz défend l ’ idée selon laquelle l ’Empire est une aristocratie de Stände (Stolleis 1998, 302) et il se propose d’ accroître leur pouvoir. Mais surtout, Chemnitz, refusant toute théorie du double pouvoir, accomplit la critique de la majestas de l ’empereur. À la majestas, sans prise réelle sur la vie matérielle des États, s’oppose la libertas, qui définit l ’ indépendance des États et de leur compétence administrative sur un territoire. À la prétendue souveraineté en sa majesté revient le domaine réservé des simulacres précisément parce que la seule gestion des apparences est laissée à l ’Empereur. Le maniement des apparences confine à l ’ apparat d’ un pouvoir en sa vacuité. Alors que la majestas se préoccupe des effets, la libertas des États représente la véritable puissance, celle du bonheur des États où l ’État incarne une communauté d’ intérêts gérée par une machine administrative sur un territoire déterminé, une entité pour laquelle Chemnitz ne demande pas seulement la reconnaissance de la souveraineté par l ’ Empereur, mais qui est, selon lui, appelée à participer activement aux décisions de l ’Empire. Ainsi, la raison d ’État est la raison des États allemands contre la figure fantôme de la souveraineté d’Empire. Cette revendication est bien une revendication de liberté, quoiqu’ il s’ agisse là d’ une revendication de la liberté des États et non des sujets, la politique républicaine, dont se réclame Chemnitz, justifiant les rigueurs du droit de domination (Senellart 1998, 36) à l ’égard des sujets de l ’État. Dans cette orientation, Conring (1606-1681) représente la voie de l ’ entière juridicisation de la raison d’État, l ’élaboration du principe régulateur du bon gouvernement, la mise en forme du droit public allemand dégagé du droit romain et de sa référence princière.

6 SECKENDORFF : ETAT DE BIENFAISANCE ET GUTE POLIZEI La troisième vague, située désormais dans les temps de la construction de l ’État, est celle de la gute Polizei (bonne police). Si l ’on en croit Senellart, la gute Polizei représente l ’apport le plus original de la raison d’État allemande. Seckendorff (1626-1692) en est un représentant éminent, et son Teutscher Fürs­ tenstaat (1656), est le premier traité systématique sur la policei au xvnesiècle.

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Seckendorff récuse l ’ expression de raison d’État, refusant de se livrer à l ’ arti­ fice du partage entre une bonne et une mauvaise raison d’État et change là d’espace de référence afin de dissiper toute ambiguïté. Senellart fait fort juste­ ment remarquer qu’ à la différence de la France où la police s’inscrit dans une rationalité générale unifiée sous l ’ idée de raison d’État, c’ est contre elle que naît la pensée de la police en Allemagne. Mais cette police qui ne revendique pas le nom de raison d’État, s’ inscrit, en fait, dans la lignée de Botero et de l ’école lipsienne. En témoigne la traduction allemande du livre de Botero où le terme de raison d ’État est traduit par celui de police. La « nouvelle raison d’État » se veut science exacte et gestion concrète des ressources matérielles et humaines de l ’État en vue du bien-être commun, et elle se définit, à ce titre, comme prudence. Elle se tourne vers la connaissance de la condition adminis­ trative de l ’État et fait du territoire la substance même de l ’ autorité princière. La gute Polizei ou police du bien-être se développe contre la notion de ratio status. Seckendorff récuse ce terme et met en évidence la nouveauté de la notion de police. Il approfondit la séparation entre le point de vue de la libertas comme organisation de l ’ ordre et contrôle des ressources sur un territoire lim ité (dont le modèle est celui des petits États allemands) et celui de la majestas qu’ il tient pour vaine raison d’État. Il rejette toute raison d’État en tant qu’elle confère au prince un pouvoir sans limites au nom d’ une rhétorique de la trans­ gression des normes juridiques et morales. La notion de police joue au contraire ici le rôle de nom véritable de la prudence et véritable fil directeur de la recherche des moyens d ’ accroître les forces de l ’État en vue du bien-être. Conception très large du terme qui lui confère un statut décisif : la « police » de l ’État, en ses manières d ’opérer, n’ est pas tant un instrument aux mains de l ’État mais l ’État lui-même, pas tant le bon ordre de la chose publique, mais la chose publique elle-même. De même que chez Otrecht (1547-1612), comte palatin qui défendait l ’ idée d’ une police préventive et élargissait le concept de police à celui d’ une surveillance continue, générale et exhaustive, faisant de la censure le cœur même de la police, l ’opération de police reçoit chez Secken­ dorff un sens élargi et cesse d’être pensée en terme d’ instrumentalisation. La gute Polizei est tout d’ abord indissociable d’ un inventaire de l ’État et d’une connaissance de ses comptes. Comme le fait remarquer Senellart, c’est dans ce cadre qui est celui, allemand, des Miroirs des princes que s’effectue le passage à une science de l ’État. Le M iro ir n’est plus tant celui du prince et de ses entours que la description de son action enveloppait et emportait avec elle subsidiairement, il est d’ abord et essentiellement le M iro ir de l ’État, son livre de comptes dans lequel le m iroir du prince, proprement dit, vient s’enchâsser et prendre sens : non plus cette fois comme centre mais comme miniature. C ’est de la bonne administration de l ’État que se déduit désormais le rôle du prince et non l ’ inverse, et c’ est de la compétence de son savoir ou vertu d ’entendement que découle ses vertus morales : la grandeur d’ un État tient à l ’estime exacte de ses forces, l ’ appréciation de ses pouvoirs effectifs, et la prudence est in telli­ gence des limites. L ’ inventaire des forces et des faiblesses de l ’État est le vrai livre secret que le gouvernant doit garder sur lui. Si une chose demeure secrète, c’ est la connaissance de la matérialité de l ’État que le prince doit posséder et

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c’est dans ce m iroir secret de l ’État que le prince déchiffre la conduite à tenir. Le m iroir du prince revient ainsi à une de ses origines : le livre de comptes en abrégé du marchand que ce dernier doit toujours garder auprès de lui et qu’ il doit consulter en secret, suivant une analogie entre l ’économie et le politique déjà soulignée par Ammirato dans ses Discorsi sopra Tacito. La gute Polizei est science de cet inventaire, et implique la description statistique (au sens propre et figuré) des ressources de l ’État. La gute Polizei s’oppose à la raison d’ intérêt qui entretenait l ’ équivoque entre l ’ intérêt de l ’ État et l ’ intérêt des princes. Pour Seckendorff, la raison d’ intérêt ne vise qu’ à renforcer l ’ intérêt du prince. L ’ opposition est toutefois plus profonde encore : à la faveur de cette rupture avec toute équivoque, Seckendorff pense une notion de bien-être qui n’est plus même celle du bien commun, tel qu’on l ’entendait antérieurement et usuellement. Le but de l ’ État est de pouvoir au bien-être des sujets, terme recteur qui se subordonne toute autre fin. Les buts de l ’ État sont la Paix, la justice et le Wohlfahrt qui les englobe et les dépasse7. Ainsi naît la pensée d’ un État paternel de bienfaisance qui a vocation de protéger les sujets et de veiller à leur bien-être et leur bonheur, formule proche de celle d’ un État-providence, qui oppose au modèle de la domination de la littérature des arcanes celui d’ une autorité patriarcale, attentive au bien-être des sujets. Mais si la pensée de la gute Polizei se différencie délibérément de celle de la raison d’ intérêt et esquisse la figure d’ un État protecteur du bien-être, c’est paradoxalement parce que, contrairement au cas de la raison d’ intérêt d’État de Botero, le bien-être ne revêt pas seulement un sens matériel mais également un sens spirituel. L ’ État a pour charge le bien-être de chacun qui inclut le salut public. Le confort personnel enveloppe le salut. La police est une économie du salut d’esprit religieux qui renvoie à une économie politique de la charité, ce qui marque ici, contrairement à nos idées préconçues, l ’étroite corrélation entre, d’ une part, science du bien-être et gestion administrative, et, d ’ autre part, développement de la spiritualité et esprit religieux. L ’ accent mis sur le territoire d’État, une fois accompli le reflux de la majesté théologico-politique d’ Empire, est simultanément rétrocession sans précédent de la spiritualité à la dimension de l ’État lui-même dont l ’État est désormais rationnellement comptable. Cette reconnaissance du bien-être au sens matériel et spirituel implique l ’existence d’ une économie dirigiste de la « police » qui doit y pourvoir. Cette pensée d’une rationalité dirigiste d’ un État paternel n’est pas aisément identifiable à une figure voilée de despotisme éclairé, du fait même que la pensée de Seckendorff requiert de l ’État une plus grande reconnaissance de la liberté des sujets qui en disposent pour la recherche personnelle de leur bien-être. Poursuivant la voie de la revendication de la libertas contre la majestas,

7 S e n e lla rt M ., « R aison d 'in té rê t e t g o u v e rn e m e n t d u b ie n -ê tr e d a n s le Teutscher Fürstenstaat (1 6 5 6 ) d e S e c k e n d o rff », in : (éd. G . B o re lli) A c te d u c o llo q u e Prudenza civile , bene comune, guerra giusta.

Percorsi della ragion di Stato tra Seicento e Settecento, Teoria e storia della ragion d i Stato, Q u a d e rn o 1, N a p o li, A r c h iv io d e lla R a g io n d i S tato, A d a rte , 1 9 9 9 , 2 2 1 -2 3 4 .

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ouverte antérieurement, Seckendorff confère, cette fois et à la différence de Chemnitz, à la notion de libertas le sens de liberté de l ’État et de liberté des sujets de l ’État. Il s’écarte par là de toute la tradition de la ratio status. S’ il est le penseur du dirigisme d’État, Seckendorff, après son voyage en Hollande de 1657, préconise une certaine liberté d’ industrie et de commerce et inclut la logique du marché dans la gute Polizei, l ’ administration du bien-être ; la logique autoritaire de l ’État de police inclut de plus en plus celle du marché, de même qu’elle accorde davantage de liberté aux sujets que ne le fait toute raison d’État. La pensée de la gute Polizei va plus loin que celle de Chemnitz, dans la mesure où la rationalité d’État se trouve clairement affirmée dans son entière séparation avec toute référence, même fantomatique, à la souveraineté et dans l ’extension de la liberté des États élargie à la liberté individuelle des sujets. En tant que la gute Polizei se préoccupe autoritairement du matériel et du spirituel, elle rejoint la fin du gouvernement de la raison d’État. En tant qu’elle pourvoit au bien-être des sujets tout en leur laissant le champ libre afin qu’ ils prennent en charge leur propre liberté de mouvement, elle introduit l ’ opposition de la liberté du marché et de l ’ État-providence, pose leur horizon commun et leur dissension. La raison d ’État allemande connaîtra finalement son déclin, selon Stolleis, avec la stabilisation sociale et la naissance des idées du droit naturel, opposé à toute pensée de l ’ arcane mais directement issu des pensées de la raison d’État. Ainsi, la raison d’État allemande, dans la singularité de son histoire et la pluralité de ses formes doctrinales, révèle un modèle de raison d ’État qui ne correspond guère à l ’ idée d’ une situation d’ alternative entre le registre autori­ taire de la décision politique et celui du droit des gens. Non seulement avec l ’Italie, l ’Allemagne a fait valoir une pensée de la raison d’ État profondément éloignée de tout machiavélisme et de toute référence essentielle au secret d’État, mais la raison d’ État allemande représente une forme d’ élaboration de la rationalité positive et juridique de l ’État moderne ; elle a joué un rôle essen­ tiel dans l ’émancipation des sociétés postféodales. Au sein de la pensée du secret, s’est ainsi développé un discours juridique et pragmatique, relayé par l ’ université, qui a cherché à le démystifier et qui se trouve au fondement de la construction rationnelle de l ’État moderne. Discours ouvert à de nouvelles problématisations, comme à toutes les chances et les périls de cet État de la modernité. Les chances : celles d’ une élaboration du droit des gens en relation avec un idéal aristotélicien du bien vivre au rebours de la référence au droit romain, en étroite relation avec un souci économique et administratif, dans lequel la police trouve un sens pleinement politique ; les périls : ceux des appa­ rentements entre État-providence et État bureaucratique, gestion autoritaire et rôle de bienfaisance, et celui d’ un absolutisme d’ un genre nouveau. Senellart montre ainsi que l ’ absolutisme ici n’est pas celui de la volonté secrète du prince, mais de la spécialisation d’ un savoir étatique (Senellart 1999, 57).

Chapitre 8

L'examen critique

Le regard critique des philosophies politiques, du droit naturel moderne à l ’esprit des Lumières, se remarque toutefois à la mise hors-jeu dans toute l ’Europe de l ’ idée de raison d’ État au titre de concept majeur du politique. Critique d’ autant plus virulente qu’elle en rend le m otif inutile et en restreint considérablement le champ. La question générale à laquelle l ’ idée de raison d’État fournissait une réponse était d’ abord celle de savoir si l ’État avait le droit de déroger ou de surseoir à ses propres lois positives et à leur conformité à la loi naturelle, de transgresser les normes morales et de faire tort au particulier au nom de l ’ intérêt supérieur de l ’ État ou de son bien général. La raison d’État nommait la tentative de conci­ liation entre, d’ une part, le devoir d’obéissance à des normes transcendantes à l ’ individu comme à la communauté, et, d’ autre part, l ’exigence incontournable d’ un art de gouverner qui enveloppait nécessairement le sacrifice du particulier à l ’ intérêt public, au risque, inhérent à l ’ acte de gouverner, de gauchissement de l ’ intérêt public en intérêt exclusif du gouvernant. Cette question était également celle incarnant la revendication de la défense de la légitimité de l ’État, de son lieu d’être et, par là même, de l ’ aménagement de son territoire. La reconfiguration de la rationalité politique, qui s’étend du droit naturel moderne aux Lumières, change les données du problème. L ’ État a-t-il le droit de transgresser les lois de son institution ? Cette question n’est pas, par elle-même récusée : si l ’ on entend par là les lois positives et le cours ordinaire des lois qu’ il a lui-même institué, l ’État, dont la multitude en corps - le peuple - est le dépositaire, est toujours en droit de révoquer ce qu’ il a lui-même posé, dès le moment où ses lois et dispositions sont jugées, d’ un consentement tacite, contrevenir à l ’ intérêt commun ; si l ’ on entend par lois de son institution, celles de sa nature ou constitution, de sa conservation même, l ’État ne peut, par définition, y déroger sans se perdre. Autant le droit naturel moderne autorise le principe de transgression des lois en tant que la puissance commune ou la volonté générale du corps politique représente le pouvoir constituant ou souverain, autant cette levée de la trans­ cendance des normes vient exclure précisément toute légitimité de sacrifice pour l ’ État. C’ est, au contraire, à partir de cette nouvelle rationalité que vont se préciser les trois questions suivantes : - A-t-on le droit de sacrifier le salut d’ un citoyen à celui de l ’État ? - A-t-on le droit de sacrifier le rapport de justice entre les États (et la fin universelle de l ’ humanité) à l ’ intérêt particulier de l ’ un d’ entre eux ?

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- Tout sacrifice exigé ne signale-t-il pas, en vérité, la confiscation de l ’ intérêt commun comme tel par l ’ intérêt du tyran ? Ces questions dessinent à la fois les limites de l ’ intérêt de l ’État (par rapport à ce qui lui est plus particulier ou plus universel) et la convergence de ces limites qui sont susceptibles de se répondre ou de s’opposer : celles des droits de l ’homme et du citoyen. Elles reconduisent le problème initial de la raison d’État, celui de la nécessité de la décision d’État et de sa différence d ’ avec la tyrannie, en introduisant deux coordonnées nouvelles : celle de la considération de l ’ individu et celle de l ’ horizon de la communauté humaine, liées entre elles dans la reconnaissance du caractère absolu de la personne humaine. Elles dessinent l ’horizon d’ une pensée qui récuse, avec le m otif du sacrifice légitime et la suspicion d’ un mensonge du pouvoir, l ’ idée de raison d’État. L ’intérêt supérieur de l ’État, considéré du point de vue de l ’ intérêt du citoyen ou de la fin universelle de l ’ humanité, est suspecté de ne représenter jamais que l ’intérêt d’ un pouvoir tyrannique. Et l ’État tient, au contraire, son existence et sa seule légitimité de ce que, dans son principe, son intérêt est l ’ intérêt de tous. C’est depuis cette seule Idée de l ’ intérêt commun que l ’ autorité de l ’État, sa puissance commune ou sa volonté générale, peut déroger à l ’ observance de ses lois positives et s’ instituer comme ayant autorité d’en juger. La critique de la pensée de la raison d’ État prend différentes formes.

armand c olin .

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1 SPINOZA (1632-1677) ET L'IMMANENTISME DU DROIT On peut considérer comme une des formes critiques la prise de distance vis-àvis de sa problématisation. La philosophie spinoziste est exemplaire à cet égard. Spinoza répond en effet de manière dispersée aux questions essentielles autour desquelles tournent les approches de la raison d’État : Existe-t-il des secrets d’ État ? Est-ce légitime ? L ’État ou le corps politique est-il en droit d’ agir contre un citoyen ? Le gouvernant peut-il décider seul de ce qui est requis par le corps politique ? L ’ urgence constitue-t-elle un m o tif suffisant à la décision tenue secrète ? La situation constante de rapport de forces et la condi­ tion de guerre inhérente aux rapports entre les États nécessitent-elles la pratique de la raison d’ État dans la politique extérieure de l ’État ? À toutes ces ques­ tions, Spinoza fournit des réponses et l ’on peut raisonnablement penser qu’il en aurait traité plus amplement dans la partie du traité politique qu’ il réservait aux affaires particulières de l ’ État1. Mais cette considération ne change rien au caractère et au style des réponses spinozistes dont la dispersion et disjonction témoignent de ce que la préoccupation n’y est pas centrale et la problématisa­ tion étrangère. Elles révèlent, en creux, combien ce que nous nommons « la raison d’Etat » ne tient pas tant à « la chose » mais à la mise en forme de ces « choses politiques » dans un corps de raisons.

1 Lazzeri Ch., « Spinoza et le problème de la raison d'État », in : Raison et déraison d'État..., op. c il, 3 5 9 -3 9 3 .

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Les doctrines de la raison d'État

Spinoza répond affirmativement à la question de savoir si les gouvernants peuvent se délier des pactes et des lois en fonction de leur utilité et cette réponse vaut aussi bien pour le rapport extérieur entre les Etats concernant les traités de paix que pour le rapport intérieur d’une communauté politique à ses propres lois. Les pactes ne valent qu’ aussi longtemps que l ’État y trouve bénéfice et les engagements s’ annulent avec la modification de leurs conditions de validité : « La raison avec l'écriture justifie que l'on ne respecte pas ses engagements s'il apparaît q u 'il peut en résulter un risque pour le salut de l'État2. »

Il en est de même du droit intérieur : les gouvernants ont le droit de faire tout ce qu’ ils estiment pouvoir faire pour le salut commun, fût-ce au détriment du droit des sujets. Aucune loi positive ne peut certes s’y opposer mais également aucune loi fondamentale de l ’État, pas plus qu’ une disposition quelconque de la loi naturelle. C ’est qu’en effet la quantité de droit est identique à la quantité de puissance et le corps politique est dans son droit dès lors qu’ il a la puissance de se conserver. Chaque citoyen ou sujet a d’ autant moins de droit que le corps politique l ’emporte en puissance. Les apparences sont celles de la raison d’État. Mais les apparences sont trompeuses pour plusieurs raisons. En premier lieu, si aucun engagement n’est sacré, c’est que le seul « contrat » qui vaille est un contrat tacite fondé sur les liens de désirs, l ’ accord des « efforts à persévérer dans son être », accomplis adéquatement ou inadéquatement (communication des passions). Aucune raison en surplomb, transcendante à ce titre, ne peut venir dicter ce qui tient à un rapport de convenance des désirs et de partage des passions. La multitude ne peut s’accorder que « par la force de quelque passion commune : espérance, crainte ou désir de tirer vengeance d’ un danger subi en commun » (Traité politique, V I, § 1). Ce sont ces liens de crainte ou d’espoir qui décident du maintien de l ’ allégeance à l ’ engagement pris (et qui n’en est que la cristallisation) et fondent tout rapport jugé d’ utilité commune. Considéré sous cet angle, le rapport de crainte tout comme un autre (d’espoir ou d’ indignation) décide du maintien des pactes entre les États, mais c’est ce rapport qui décide de l ’ accord sur des lois positives d’ un régime politique : le lien de la passion de la crainte qui soude les dominés aux dominants dans un régime tyrannique est le véritable fondement de sa quantité de puissance, partant de droit. L ’ accord « politique » est celui du consentement immanent ou d’ une certaine convenance des passions et n’ a de légitimité que pour la durée de cette communauté passionnelle. La critique spinoziste de toute conception abstraite du droit fait dépendre la légitimité de la durée d’ un lien non de l ’enga­ gement pris mais du désir poursuivi et fait coïncider rapport de forces et rapport de désirs ou d’efforts (des conatus). La raison abstraite se voit récusée au nom de la raison des désirs : elle est simultanément sans légitimité et sans effet. Dès lors que la quantité de droit et la quantité de puissance sont une seule et même chose, le corps politique n’est astreint à aucune autre loi que celle des rapports effectifs de désirs et de forces et les sujets ne peuvent y opposer aucun argument. S’ il n’existe pas d’ alternative, vivre sous la conduite de la raison

2 S p in o z a B., Traité politique, III, § 17.

armand c olin .

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L'examen critique * 1 6 9

revient à reconnaître la part de positivité du partage dissymétrique entre l ’ auto­ rité du pouvoir politique et celle du citoyen, s’il est vrai que « sous la conduite de la raison, nous recherchons de deux biens le plus grand et de deux maux le moindre » {Éthique, IV , prop. 65). Cette sagesse du moindre mal ne fait pas une raison d’État. L ’ argument ne peut être élevé à la légitimité univoque de conforter le pouvoir : il ne vaut que très relativement et ne saurait servir de garantie ou de raison suffisante à l ’ action d’État. Car le seul argument que le citoyen soit en droit d’opposer à la puissance commune et à l ’ instance censée la représenter, c’est, comme en contrepartie et de manière tout autant légitime, celui de son dissentiment de désir, son indignation, que le citoyen juge que les gouvernants ne servent pas le salut commun ou qu’il refuse le détriment qui lui est fait, quel qu’en soit le m otif : ce dissentiment de désir est un rapport de résistance (une nouvelle quantité de puissance et partant de droit) qui entre en conflit avec l ’ autorité politique. Comme tel, ce rapport de résistance, liée à l ’ indignation, est aussi légitime que celui de pouvoir, intimant la crainte, et le citoyen est en droit d’entrer en conflit avec autant de raison que l ’ autorité p oli­ tique disposait de puissance pour le contraindre ou le circonvenir. Autant de raison : c’est dire que la logique des désirs déclasse toute allégation argumen­ tative d’ une « raison d’État ». Aucune des deux parties prenantes ne peut tirer légitimité d’ une raison abstraite et la raison d’État ressortit de l ’ allégation d’ une telle raison ayant pouvoir de dernier mot, sacralisant un rapport de puis­ sance et prétendant arrêter par là la circulation de la quantité de droit. En second lieu, Spinoza ne partage pas l ’ approche de la raison d’État, du fait que la meilleure combinaison du corps politique, celle qui permet le déploie­ ment de la plus grande quantité de puissance, et par suite de droit, est un gouvernement qui ne connaît ni d’opposition d’ intérêts entre l ’ intérêt des gouvernants et celui des gouvernés (ce qui affaiblit la puissance de tout le corps), ni de confiscation de la décision de ce qui vaut pour l ’ensemble de la communauté par un seul : la démocratie représentant le modèle de la plus grande quantité de puissance pour l ’ensemble de la communauté, il n’ y a par avance aucune contrariété de puissance entre la communauté qui travaille véri­ tablement à son bien et l ’ individu. La raison d’État paraît défendre un modèle de faible puissance du corps politique, et, par même, de faible légitimité. L ’État de la raison d’État connaît son véritable fondement non de ce m otif vide qu’ il peut alléguer, mais du rapport de crainte et de haine. Or, ce dernier, s’il a sa légitimité passionnelle, se trouve déclassé par rapport à la légitimité fondée sur l ’espoir et l ’ amour. À l ’ intérieur, une communauté est d’ autant plus puissante que l ’ affect qui la traverse n’est pas la crainte : ni celle des gouvernants à l ’égard du peuple ni celle du peuple à l ’égard des gouvernants, ni celle du corps politique à l ’égard du particulier ou du particulier à l ’égard du corps politique. S’il est vrai que le ressort de la crainte inspire le m o tif de la raison d’État (par la défiance à l ’ égard du peuple) et rend ce même m otif opératoire (par l ’ intima­ tion de la crainte au peuple), ce ressort réciproque - la « crainte des masses » n’est pas le meilleur. Au fondement des liens partagés du régime tyrannique et dont l ’ allégation de raison d’État est la retombée idéative - , il y a cette passion de la crainte qui transit le corps politique au point de se présenter sous

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Les doctrines de la raison d'État

ses deux faces, celle des crimes du tyran et celle des crimes du tyrannicide, selon la logique d’une alternative et d’ une alternance enfermées d’ avance dans un même élément passionnel ; il y a prolongation par d’ autres moyens de l ’exercice de la tyrannie dans le tyrannicide et hantise du tyrannicide dans l ’exercice du pouvoir du tyran, suivant une logique de l ’enchaînement malheu­ reux que Spinoza lit en clair dans l ’ intelligibilité machiavélienne du politique ('Traité politique, V, § 7). L ’espoir se trouve être, au contraire, avec les passions joyeuses, au fondement de la meilleure constitution du corps politique. Imma­ nente aux relations de la communauté avec elle-même, cette trame de désir est la véritable ressource contre toute injustice d’État. La différence passionnelle est contemporaine de la différence institutionnelle : la prise de recul à l ’égard du cercle de la crainte est mise en garde contre le projet de confier son salut à un seul homme ; le prince et la multitude ne peuvent être liés que par la crainte. Tel est l ’enseignement de Machiavel qui conduit logiquement à la critique du régime non républicain (Traité politique , V, § 7) et à l ’ assignation de la raison d’ État à la perspective monarchique. C ’est en faisant dépendre l ’exercice du pouvoir souverain de formes d’ institutionnalisation de la multitude qu’ on ne le fait plus dépendre d ’un art douteux de gouverner, cet art revenant toujours à l ’exercice du pouvoir d ’un seul sur la multitude prise pour une foule et convertie en elle. En troisième lieu, le recours contre l ’ injustice sous couvert de raison de l ’État tient à la mise en place de dispositions institutionnelles capables d’enrayer la dynamique passionnelle de la tyrannie et de la guerre d’hégémonie (fondée sur la crainte) et le recours à la raison d’État aussi bien dans les rapports entre les États (mise en place de dispositions qui conduisent seulement à la guerre défen­ sive) que dans les rapports intérieurs entre communauté et individu, gouvernant et communauté (mise en place de structures démocratiques). Éconduire le m otif allégué de la raison d’État, ce n’est pas en appeler à la prescription incondition­ nelle d’ une loi transcendante et au caractère sacré des nœuds - à ce qu’ il ne faut pas enfreindre - ; c’est mettre en place des dispositifs institutionnels et donner lieu à des dispositions de désir partagé qui empêchent d’ eux-mêmes que les gouvernants soient conduits à prendre des mesures susceptibles d’opprimer la multitude au nom du salut commun et que les États aient à s’ installer dans une logique de défiance interétatique. Spinoza oppose à la logique de la raison d’État une logique constante d’ institutionnalisation de la multitude. Contre Machiavel {Discours 111,1 et I, 34), il récuse, en ce sens, l ’ institution, dans le cadre des institutions républicaines, de la dictature à intervalles réguliers et dans les circonstances exceptionnelles. Il rejette le modèle romain et le principe même de l ’ attribution, dans le cadre républicain, du pouvoir à un seul homme, que l ’ intervalle du suspens des institutions républicaines soit fixé régulière­ ment ou non, et que la durée de l ’exercice de ce pouvoir ne soit pas limitée ou qu’elle le soit : « Puisque le pouvoir d'un dictateur est essentiellement un pouvoir royal, c'est un grand risque pour un État d'une constitution républicaine de se transformer de temps en temps en monarchie, même si c'est pour une période aussi courte que possible » (Traité p o li­ tique, X, § 1).

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Le m otif de la raison d’État, qui préside à cette institution, ne saurait le convaincre. Pareillement, Spinoza n’est guère impressionné par l ’ argument de l ’ urgence. En témoigne sa défense de la nécessité de la délibération démocra­ tique en toutes circonstances et dans les situations les plus extrêmes : « Sans doute, tandis que les Romains délibèrent, Sagonte périt, mais il est vrai aussi que lorsque des gens, en petit nombre, décident de tout selon leurs affections, la liberté et le bien commun périssent » {T ra ité p o litiq u e , IX, § 15).

Spinoza fonde la mise à l ’ écart de tout m otif de la raison d’État sur la mise en place d’ institutions républicaines solides. L ’État ne tient pas sa légitimité d’ une tractation quelconque avec une loi transcendante et ne connaît d ’ autre garantie que celle des institutions immanentes au partage du désir, l ’ union des conatus. L ’ appel à la transcendance de la Loi est incapable de faire pièce à la logique de la raison d’État. Cette dernière n’est-elle pas précisément le compromis entre une politique de puissance entendue comme pouvoir de dominer et l ’ allégeance à des normes transcendantes à tout degré de perfection de fait ? N ’est-elle pas le nom donné à une politique d’ autant plus tiraillée entre deux exigences contradictoires que celles-ci sont, l ’ une comme l ’ autre, non fondées ? À ce compte, la surenchère dans l ’ appel à une légitimité transcen­ dante contre la mise en doctrine de la raison d’État ne pourra qu’être sans effet puisque cette doctrine en est conséquente. Elle corréle l ’obéissance à la trans­ cendance abstraite de la loi avec la vision en surplomb du pouvoir de gouverner, et cette corrélation tient à l ’étroite complicité entre le principe d’éminence du pouvoir tyrannique et celui de la transcendance divine. C ’est ainsi que l ’ injonction prescriptive qui fait consister le rapport dans un interdit de transgression fait cause commune avec le réquisit concessif de sa trans­ gression calculée. En refusant de juger du juste depuis l ’ interdit de la loi, Spinoza porte atteinte au nerf de l ’ argumentation de la raison d’ État et s’en défait. La pensée du fondement immanent de l ’ accord politique comme trame de désirs et de sa ressource institutionnelle récuse d’ avance tout l ’ échafaudage conceptuel des doctrines de la raison d ’État.

armand colin .

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2 ROUSSEAU (1712-1778) ET LA RAISON DE LA SOUVERAINETE L ’examen critique revêt une tout autre forme avec l ’ attitude critique du xvm esiècle. Une attitude voit le jour qui consiste simultanément à récuser le m otif de la raison d’État et à le circonscrire. Il s’ agit de circonscrire le péril qu’il peut représenter et de le contenir dans de justes bornes. Attitude problématique qui ne vise pas tant à une éradication qu’ à une limitation du champ d’ action.

2.1. La demi-critique des Encyclopédistes L ’ article « Raison d’État » de YEncyclopédie est significatif de la détermina­ tion et de l ’ ambiguïté de cette attitude. Il répond de la question de la pratique de la raison d’État dans le rapport d’un État avec ses voisins et dans le rapport de l ’État avec ses citoyens : des injustices à l ’égard des autres États et des dommages

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Les doctrines de la raison d'État

causés à un particulier, que le m otif de la raison d’État autorise, lorsqu’ il s’ agit du bien de l ’État. Concernant les deux questions, la réponse de YEncyclopédie relève davantage de l ’ avertissement moral que de la disposition politique et davantage d’une limitation d’ abus que d’ un renoncement au motif. Ainsi, concernant le rapport interétatique, YEncyclopédie déclare à propos du m otif de la raison d’État et de l ’argument qui le soutient selon lequel la fin (le bien-être d’ une société et le bien d’un État) justifie les moyens ( l’ irrégularité des actions) : « Quelque spécieux que soit ce motif, il est très important pour le bonheur du monde de le renfermer dans de justes bornes ; il est certain qu'un souverain doit chercher tout ce qui tend au bien-être de la société q u 'il gouverne, mais il ne faut point que ce soit aux dépens des autres peuples. »

L ’ avertissement s’ appuie sur l ’ universalité de l ’injonction morale qui vaut pour les individus de la société comme pour les représentants des peuples (celle de ne pas commettre d’ injustices contraires aux lois de l ’ honneur et de la probité) et sur une argumentation juridique qui noue le point de vue de l ’ utilité à celui de la morale dans le principe de la réciprocité de la reconnaissance des droits entre les États sans laquelle aurait lieu un « désordre universel », aussi bien la destruction des « liens des nations » que l ’exposition « des plus faibles aux oppressions des plus forts ». Le nerf de l ’ argumentation de la raison d’État - le souverain bien public - n’ est nullement critiqué dans son principe et la critique paraît concessive. Concernant le rapport d’ un État souverain au parti­ culier, il s’ agit également de lim iter le m otif et de suspecter le prétexte qu’il peut représenter pour le « souverain » (entendu au sens général) pour satisfaire ses passions personnelles, en réglementant le sacrifice exigé. L ’ argumentation de YEncyclopédie va ici dans le sens de l ’ autorisation d ’ un tel sacrifice au nom du souverain bien public, dans la mesure même où le sacrifice pour chaque individu de ses intérêts pour ceux de tous et le consentement donné à la préfé­ rence logique du tout à la partie sont au principe même de l ’ association civile ; il est clair qu’ ici le m otif de la raison d’État n’ est guère considéré comme spécieux. Un tel motif, justifié en toute nécessité et en toute raison, demande seulement à être révisé dans ses outrances et tempéré par l ’ appel au sentiment et aux liens d ’ affection d’ un souverain pour son peuple. Le souverain l ’ appli­ quera rarement et judicieusement dans les circonstances fâcheuses et toujours à contre-cœur, malgré la justesse de sa raison : « Il gémira de la nécessité qui l'oblige de sacrifier quelques-uns de ses membres pour le salut réel de toute la société. »

Cette attitude critique revêt un caractère bien plus cohérent et complexe dans la façon dont Rousseau la problématisé3. Rousseau ne fait pas que radicaliser la critique de l ’usage pervers que la monarchie peut faire du m otif de la raison d’État et de celui de souverain bien public : il creuse jusqu’à la racine de la ques­ tion en soumettant la notion de bien public à la critique et en montrant la conni­ vence de problématisation de cette notion avec la centralité accordée au fait du prince. La raison d’État est critiquable dans son principe et son dévoiement lui

3 S ur c e tte d iffé re n c e d e tra ite m e n t, cf. S e n e lla rt, M achiavélism e et raison d'État, 1 9 8 9 (1 0 0 -1 0 7 ).

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appartient : celui-ci n’est pas insuffisance à l ’égard du motif, c’est le m otif en son principe qui est défectueux. Il corrompt le sens du bien commun (terme que Rousseau oppose à celui de bien public) et ignore le sens du contrat social. Rousseau récuse l ’ idée selon laquelle le souverain serait en droit de sacrifier le salut d’ un citoyen à celui de l ’État, depuis une analyse de la notion de sacrifice : autant ce peut être la marque d ’ une vertu digne d’ admiration de se sacrifier individuellement pour l ’ amour de la patrie - ce qui ne relève plus direc­ tement de la condition juridique de la réciprocité des droits et des devoirs -, autant c’est la marque d’ une injustice de l ’État et un trait révélateur d’une nature contraire à la république, de sacrifier un innocent au salut de la m ulti­ tude. Le sacrifice n’ a de sens et de légitimité que sous la situation de l ’énoncia­ tion « je me sacrifie » et nullement sous la situation de l ’énonciation « je te sacrifie », quelle qu’en soit la fin annoncée ; aussi ne peut-on arguer d’ un prétendu sacrifice ab initio du citoyen à l ’ intérêt public dans l ’ acte de constitu­ tion de l ’État c ivil pour justifier, dans la suite, en retour, la légitimité pour l ’État de décider de son sacrifice à sa place. C ’est ôter la condition de la liberté inhé­ rente à l ’ acte du sacrifice. La raison d ’État repose sur une malversation de la situation de l ’énonciation requise dans l ’ acte du sacrifice : c’est par là d’ abord que sa tyrannie a lieu. Le sacrifice est, par définition, un acte libre. C ’est, de ce fait même, également un acte singulier et inconditionné qui ne saurait être posé au fondement de l ’ association civile et l ’ argument de la préférence logique du tout sur la partie n’est donc pas, en l ’occurrence, bien fondé. À la différence de YEncyclopédie et contre Helvétius, Rousseau retire ainsi toute légitimité au schème du sacrifice d’ un particulier au salut public, à l ’ intérêt public, à « l ’humanité publique » (Helvétius, De l ’esprit II, 6). Parlant du m otif de la raison d’ État au nom de l ’ utilité publique, Helvétius écrivait : « Cette utilité est le principe de toutes les vertus humaines, et le fondement de toutes les législations. Elle doit inspirer le législateur, forcer les peuples à se soumettre à ses lois ; c'est enfin à ce principe qu 'il faut sacrifier tous ses sentiments, jusqu'au sentiment même de l'hum anité. L'humanité publique est quelquefois im pitoyable envers les particuliers. »

armand c olin .

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Et, suivant l ’ image du vaisseau dans lequel les passagers affamés cèdent à la voix impérieuse de la faim pour tirer au sort lequel d’entre eux, en victime infortunée, sera donné en pâture à tous les autres : « Ce vaisseau est l'emblème de chaque nation ; tout devient légitime et même vertueux pour le salut p u blic4. »

En marge du De l ’Esprit, Rousseau se récrie et annote : « Le salut public n'est rien, si tous les particuliers ne sont en sûreté5. »

Rousseau récuse l ’ expression même de « bien public » et lui préfère les termes de bien commun, d’ intérêt commun, de cause commune, écrivant : « Le salut d'un citoyen n'est pas moins la cause commune que celui de tout l'État. »

4 C ité in : D e ra th é R., Rousseau et la science p o litiq u e de son temps, Paris, V rin , 1 9 7 0 , 3 5 7 . 5 R ousseau J.-J·, Économie politique, in : Écrits politiques, Paris, G a llim a rd , B ib lio th è q u e d e la P lé ia ­ de, 1 9 6 4 , 9 8 .

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Les doctrines de la raison d'État

L ’expression de « bien public » est, pour lui, une expression confuse et mal formée, contenant en elle-même, toutes les mauvaises aventures de la raison d’ État. Dans le Discours sur VÉconomie politique , il divise l ’économie publique en populaire et tyrannique : par cette dernière, il désigne l ’ État où règne une absence d’ unité (différence d’ intérêts et opposition de volontés) entre les chefs et la peuple. En cet État, fleurit dans la bouche des chefs la maxime selon laquelle il est bon qu’ un seul périsse pour tous et pour le corps de l ’État. Cette maxime dissimule les intérêts d’ une minorité derrière le para­ vent d’ un même corps et fait illusion : « L'habileté de ces grands politiques est de fasciner tellement les yeux de ceux dont ils ont besoin, que chacun croye travailler pour son intérêt en travaillant pour le le u r » (Économ ie p o litiq u e , 253).

Rousseau critique là explicitement « les petites et misérables ruses qu’ ils [les politiques] appellent maximes d’État, et mystères du cabinet », « inscrites au long dans les archives de l ’histoire et dans les satyres de Machiavel » et stigma­ tise « cet art ténébreux dont la noirceur fait tout le mystère », le discours de la raison d’ État qui ne fait qu’ accompagner de ses leurres le cri de la terreur contre la voix du devoir. L ’expression de « bien public » lui paraît, en son équivocité, peu propre à désigner l ’économie populaire. Elle enveloppe par elle-même la falsification de la définition du sacrifice, la substantification de la chose commune, l ’égarement du regard vers une totalité fictive couvrant en réalité l ’ intérêt d’ une minorité de décideurs, l ’ appropriation et la confiscation du jugement de ce qui est du registre de la « cause commune » par des chefs, et l ’ occultation de l ’opposition entre leur décision et le jugement de la multitude. Inhérente aux « maximes d’État », l ’expression n’est pas prise occasionnelle­ ment pour prétexte, elle est prétexte : « Le prétexte du bien public est toujours le plus dangereux fléau du peuple » (Économ ie p o litiq u e , 100).

C’ est que l ’ expression de « bien public » enveloppe une certaine position du sujet de l ’énonciation : elle est absolument liée au fait du prince. La chose publique doit, au contraire, demeurer dans l ’ indétermination de son appellation et ne jouer, sous le vocable du public , qu’un rôle conceptuel stratégiquement mineur, l ’expression de chose ou de cause commune lui étant nettement préférable. L ’ économie tyrannique, qui est une forme d’économie publique, s’ appuie sur un tel rapport de dissimulation de l ’ intérêt d’ une minorité sous le couvert d’ un appel à la foi publique, une demande de zèle, et accompagne le lien de crainte entre le prince et la multitude, cercle vertigineux de la défiance qui devrait dissuader le peuple de jamais confier le pouvoir à un seul homme (comme l ’enseigne, en vrai républicain, Machiavel [Contrat sociaÉ, III, 6]). Aussi bien, le discours de la raison d ’État, d’ un côté, met en forme le leurre de l ’économie sacrificielle tandis que, d ’un autre côté, il s’ accompagne de la logique de la défiance à l ’égard du peuple et ne sort pas du cercle de la crainte et de la haine traversant tout le corps social pris sous l ’hégémonie du rapport6

6 R ousseau J.-J., Contrat social, in : Écrits politiques..., op. cit.

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tyrannique. La raison d’État encourage la division en se posant comme garantie contre elle et appuie l ’économie publique sur la défiance de l ’ autorité politique à l ’égard du peuple. Sous le nom de la paix civile, elle légitime la domination et incite, au bout du compte, à la guerre des particuliers, l ’effervescence de la guerre entre groupes partisans, la guerre civile.

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2.2. « Cause commune » contre « Bien public » Dans le même temps où Rousseau récuse le m o tif de la raison d’État dans le principe, il en circonscrit les difficultés. Ce travail de délimitation se poursuit au cours de l ’œuvre et revêt plus de force dans Le Contrat social. Rousseau y met en forme ce qu’ il nomme lui-même les « règles fondamentales de la raison d’État » (Contrat social, II, 7), tout à l ’ opposé du discours de la raison d’État, et démontre un tout autre fondement de l ’ association civile que celui de la pensée du sacrifice, des affects d’ amour sans fond ou de crainte transitive : celui par lequel le citoyen, loin de se sacrifier à l ’ intérêt public, suit sa propre volonté en écoutant la voix de la volonté générale présente en lui - manifeste au dehors de lui dans la volonté commune - , et fait acte civil grâce à l ’ opération d’ association de manière à ce que « chacun s’ unissant à tous n’ obéisse pourtant qu’ à lui-même et reste aussi libre qu’ auparavant » (Contrat social, I, 6). Ce don atypique (« chacun se donnant à tous ne se donne à personne »), qui est en même temps un échange (« on gagne l ’équivalent de tout ce qu’ on perd et plus de force pour conserver ce qu’on a »), détermine une forme d ’exercice de la souveraineté comme citoyen et d’obéissance à celle-ci comme sujet, exclusive de toute dimension sacrificielle. Dans le même mouvement où la volonté géné­ rale, de représenter la puissance absolue, n’est nullement liée par des promesses et peut changer sa volonté, n ’étant liée qu’ à elle-même, toute raison d’État se voit absolument récusée. Car il n’y a plus m otif de divergence entre l ’ intérêt général et l ’ intérêt propre - et pas plus, ce faisant, entre la dimension de l ’ intérêt et celle de la volonté - , partant plus lieu de sacrifice, de raison devant l ’emporter sur une autre, comme il n’ y a plus m otif de raisonner quiconque au nom d’un intérêt supérieur de l ’État, plus m otif à argutie. L ’ intérêt supérieur de l ’ État, c’est l ’ intérêt propre du citoyen singulier. Les difficultés auxquelles semblait répondre par une argumentation de fortune la prétendue raison d’État s’en trouvent repensées et limitées en plusieurs occurrences de la souveraineté. Elles ne sont pas dépassées pour autant mais profondément déplacées du fait qu’ avec le contrat social les condi­ tions sont changées. Ce déplacement se fait sentir au bord même de l ’ acte d’ association : il travaille à sa limite. Car, qu’ il ne soit plus question de persuader le citoyen de se sacrifier pour le tout et d ’ arguer du sacrifice implicite qu’ il aurait contracté en adhérant à l ’État civ il pour le sacrifier, n’ implique pas qu’ il ne soit plus question de raisonner l ’ individu, lorsque son intérêt qu’ il a comme homme lui parle autrement que ne lui parle l ’ intérêt qu’ il a comme citoyen (Contrat social, I, 7), et qu’ il ne saisit pas la suprématie de son caractère de citoyen sur celui d’homme et le plus haut relief d’humanité que ce dernier caractère représente, mais ici la raison de la souveraineté, celle de la volonté générale transcendante

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et immanente au soi propre, cherche à le convaincre ; elle n’ a recours à la force publique dans le cas des situations extrêmes, et sous la forme-limite de l ’oxymore de « forcer à être libre » ( Contrat social, I, 7) que dans la mesure où forcer l ’ autre, c’est seulement le forcer à lui-même. Si quelque chose de la raison d ’Etat fait ici retour, la contrainte ne peut venir que de tout le corps et dans l ’ intérêt actuel de celui qui y est contraint. Aussi, la raison de la souverai­ neté ne procède pas à la suppression des divisions intérieures à l ’ individu entre la part de l ’homme naturel et la part du citoyen, et, en cette dernière, entre la part du citoyen faisant la loi et celle du sujet y obéissant, mais elle dessine la préférence de l ’obligation et travaille seulement à interdire que la part de l ’homme naturel ne l ’emporte sur la part du citoyen et que celle de celui qui fait la loi ne l ’emporte sur celle de celui qui y obéit, injustice qui causerait la ruine de tout le corps politique ( Contrat social, I, 7), et dans le même temps celle de l ’ humanité du citoyen et de l ’humanité de tout l ’homme ; il n’ y a pas là d’ occultation des divisions mais une négociation de la dominante dans la régu­ lation du divisé. Aussi, la raison d’ État n’ apparaît telle que pour quiconque considère la « machine de l ’État comme un être de raison parce que ce n’ est pas un homme » ( Contrat social, I, 7), au lieu de se rendre sensible à la raison de la souveraineté de soi-même et de tous en corps. Ce déplacement de difficulté - qui fournit le prétexte au discours de la raison d’État - a lieu également, et de façon encore plus stricte, sur le registre de l ’ art de gouverner, que Rousseau nomme l ’économie politique. Les « règles fonda­ mentales de la raison d’État » ( Contrat social, II, 7) concernent, en effet, à proprement parler, plutôt que l ’ acte d’ association qui donne lieu à l ’état civil et à son inconditionnalité, « les règles fondamentales du gouvernement » (Économie politique , 247), clairement distinctes de l ’ association civile, une fois celle-ci identifiée et mise en forme dans le Contrat social « La raison du gouvernement» ( Contrat social, III, 1), «confondu mal à propos avec le Souverain, dont il n’est que le ministre » ( Contrat social, III, 1) est celle de la puissance exécutrice et non législative, agent propre ou « corps intermédiaire établi entre les sujets et le Souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de l ’exécution des lois, et du maintien de la liberté, tant civile que politique » (Contrat social, III, 1), lieu de l ’ union de la personne publique comme il y a un lieu de l ’ union en l ’ homme de l ’ âme et du corps. L ’ instance du gouvernement représente le point sensible (au double sens de point manifeste et de point aporétique) de l ’ union de la personne ou du corps politique, le lieu même de ce « moi commun » (Économie politique, 24/Contrat social, I, 6) et de « la sensi­ bilité réciproque » (Économie politique , 245) qui fait correspondre toutes les parties : ce lieu ne désigne pas un secret au sens du for intérieur de l ’État ; il faudrait plutôt parler d’énigme du schématisme entre l ’ association civile et la particularité casuelle de la loi. Ce qui faisait la question propre de l ’économie politique, celle de l ’ art de gouverner - qui touche à la conformation des lois à la volonté générale et de l ’ administration à elle (Économie politique , 250) jusqu’ à concerner la question de l ’ infinité de détails de police et d’économie abandonnés à la sagesse du gouvernement et tient, en fin de compte, au rapport

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de direction des chefs à leur peuple et réciproquement, trouve ici sa réponse ajustée ; ce rapport n’est pas de contrat : « Ce n'est absolument qu'une commission, un emploi dans lequel, simples officiers du Souverain, ils exercent en son nom le pouvoir dont il les a faits dépositaires, et q u 'il peut limiter, m odifier et reprendre quand il lui plaît, l'aliénation d'un tel droit étant incompa­ tible avec la nature du corps social, et contraire au but de l'association » {Contrat social, I II , 1 ) .

Il est remarquable que Rousseau reprenne ici les termes mêmes du problème de YÉconomie politique pour désigner ce lieu comme le lieu du prince : « Les membres de ce corps s'appellent Magistrats ou Rois , c'est-à-dire Gouverneurs, et le corps entier porte le nom de p rin c e » {C ontrat social, III, 1 ) .

C ’est là que se trouve ressaisi l ’essentiel du problème de la raison d’État, et que se repose le caractère absolu de son pouvoir (et de la raison du gouverne­ ment) sous condition désormais, condition qui le limite, du contrat social (ou de la raison de la souveraineté). Le fait du prince fait retour, dans les conditions tout à fait changées du contrat, sous son caractère distinct de la souveraineté et limitée par elle, mais dans son caractère néanmoins absolu : c’ est ainsi que, comme le remarque justement Senellart, ce n’est pas un hasard si la première occurrence de l ’ usage de ce terme de prince - et le premier emploi rencontré de cette commission - dans le Contrat social est celui du droit de vie et de mort sur le citoyen et du retour de la pensée du sacrifice, et, avec elle, de l ’ ombre même de tout le dispositif théorique et pratique de la « raison d’État » et de son discours :

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« Le traité social a pour fin la conservation des contractants. Qui veut la fin veut aussi les moyens, et ces moyens sont inséparables de quelques risques, même de quelques pertes. Q ui veut conserver sa vie aux dépends des autres, doit la donner aussi pour eux quand il faut. O r le Citoyen n'est plus juge du péril auquel la loi veut qu 'il s'expose, et quand le prince lui a dit, il est expédient à l'État que tu meures, il doit mourir ; puisque ce n'est qu'à cette condition qu'il a vécu en sûreté jusqu'alors, et que sa vie n'est plus seulement un bienfait de la nature, mais un don conditionnel de l'État » {Contrat social, II, 5).

Le raisonnement vaut pour toutes les situations extrêmes de salut public et particulièrement celle de la guerre. Il n’est pas sans reprendre l ’ argumentation du discours de la raison d ’État, celle-là même que Rousseau excluait, lorsqu’ il n’ avait pas encore isolé la condition de l ’ association civile qui la limite. Aussi faut-il dire qu’ avec Rousseau, le discours de la raison d’État se trouve moins récusé que resitué, contextualisé et placé sous la dépendance d’ un plus haut discours, et, par là même, le fait du prince reconduit et circonscrit : en ce lieu d’ autonomie relative de l ’ art de gouverner (la raison du gouvernement) par rapport à la politique de droit (la raison de la souveraineté). D ’où il suit que le terme de prince vient plus précisément nommer l ’homme ou le corps chargé de l ’ administration exécutive alors que le terme de gouvernement se trouve dési­ gner plus proprement la même réalité considérée sous l ’ aspect de son articula­ tion à la souveraineté : l ’ exercice légitime de la puissance exécutive ( Contrat social III, 1).

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2.3. « Les règles fondamentales de la raison d'État » Ce que Rousseau nomme « les saines maximes de la politique » ou « les règles fondamentales de la raison d’État » entendue en un sens droit, tiennent au mode d’ articulation entre les règles de la raison de la souveraineté et celles de la raison de gouvernement. Ce mode d’ articulation permet de diviser les difficultés que le discours de la raison d’État travaille à unifier. L ’ abîme du politique se trouve plus particulièrement circonscrit à cette articulation : « Comme dans la constitution de l'homme, l'action de l'âme sur le corps est l'abîme de la philosophie, de même, l'action de la volonté générale sur la force publique est l'abîme de la politique dans la constitution de l'État » (M a n u scrit de Genève , I, IV).

Cette relation charnière de médiation entre la généralité de la souveraineté absolue et l ’État comme ensemble des sujets voisine la question de l ’étroite relation entre la recherche de l ’équité (pensée ici selon une arithmétique de l ’ application et un calcul de la médieté) et la marge de non-droit, tant ce qui ajuste le droit est aussi ce qui marque un écart par rapport à lui, et, en un sens, y déroge. Bien que Rousseau pense un ajustement de la loi qui puisse ne pas s’en écarter, de même qu’ un rôle exécutif du gouvernement qui ne soit pas décisionnel, et qu’ il travaille à conjurer toute dérogation au droit, sa pensée se sait toujours au bord de la falaise. L ’ articulation entre la dernière instance de la souveraineté et l ’ instance du gouvernement déploie plusieurs rapports concomitants : - celui qui fait ressortir le fait démocratique comme trouvant son lieu d’être dans la nature de la souveraineté - en son principe transcendantal et condition de possibilité d’ une pluralité de formes de gouvernement légitimes - et non dans celui de son exercice ou dans un type de régime politique particulier7; - celui qui fait ressortir, à partir de la considération de la magistrature, le fait du prince sur lequel plane l ’ ombre de la « raison d’État ». Rousseau trouve dans la forme du contrat l ’ analogue de ce qu’ Aristote découvrait dans la relation de la philia aux différentes formes de gouvernement et, simultanément, une manière de biaiser avec la mise en rapport de l ’ équité et de la dérogation propre aux discours de la raison d’État. Ce biais concerne toute la pensée rousseauiste de l ’ institution. Celle-ci connaît un autre bord qui est celui de l ’ acte d ’ instituer lui-même. La volonté générale ne trouve pas directement sa justesse d’ expression et il est question dés lors de la conformation, à l ’ intérieur même de l ’ âme de l ’État, entre la volonté générale qui, par elle-même, veut le bien et ne le voit pas toujours, et l ’entendement qui joue un rôle d’éclaireur dans la mise en lois. Ce problème n’est ni celui de la souveraineté, ni celui de la magistrature, mais celui du législateur qui introduit au régime politique et à l ’ordre des lois et désigne un des cercles de l ’institution politique, dont la solution est par là même ici énigmatique, celui de l ’excentricité de l ’ acte d’ instituer par rapport à l ’ institution à laquelle cet acte donne lieu, de l ’ introduction hors-loi de la loi ou du statut hors-norme de ce qui donne naissance à la légitimité :

7 G o y a rd -F a b re S., Qu'est-ce que la démocratie ?, Paris, A . C o lin , U , 1 9 9 8 , p. 1 1 3 -1 1 8 .

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« Pour qu'un peuple naissant pût goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles fondamentales de la raison d'État, il faudrait que l'effet pût devenir la cause, que l'esprit social qui doit être l'ouvrage de l'institution présidât à l'institution même, et que les hommes fussent avant les lois ce qu'ils doivent devenir par elles » {Contrat social, II, 7).

Ce cercle de l ’ institution requiert, plus pour le trancher que pour le dénouer, l ’existence d’ un législateur. Ce problème, le discours de la « raison d’ État » en fait ordinairement son miel en y voyant là les réquisits de la violence légitime de la fondation. Loin de l ’ ignorer, Rousseau trouve un biais pour y répondre, en retenant certains aspects de la pensée de Machiavel en rejetant la légitimation de la violence, à la naissance de l ’ État. Il pense la nécessité d’ un législateur sur le mode du Numa de Machiavel, plus qu’ homme et se prévalant de son intimité avec les dieux pour faire admettre l ’ institution, mais dont l ’ intervention ne présupposerait pas l ’ action fondatrice de Romulus. Rousseau répond du problème par la figure d’ un législateur instituant qui n’emploierait ni la force ni le raisonnement et aurait recours à « une autorité d ’ un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence et persuader sans convaincre » ( Contrat social, II, 7). Un tel législateur s’ appuyant sur une autorité qui n’ est rien, autorité à la puis­ sance nulle, peut seul présider au destin de l ’ État. En pensant cette figure, Rousseau ne dépasse pas la question entretenue par le discours de la raison d’État, il le déplace, comme il ne résout pas l ’énigme du cercle mais la déplace ailleurs, la pose autrement. Le recours à un biais et au fait de tenir un discours à la lim ite de celui de la raison d’État se réitère à certains moments de l ’histoire des institutions. L ’ institution connaît son suspens avec la nécessité qu’ il y a, en des circons­ tances extrêmes, de recourir à la dictature. Rousseau en pose la nécessité, tout comme le discours de la raison d’État, et se prononce seulement sur le mode de réglementation, et, pour ainsi dire, d’ institution paradoxale de sa destitution provisoire. Dans le sillage de la lecture machiavélienne de l ’histoire de Rome {Discours, I, 34-35), Rousseau loue - contrairement à Spinoza - l ’ institution de la dictature dans les multiples circonstances dans lesquelles elle fut établie et ne juge pas même de la nécessité de son établissement en fonction de la seule considération de l ’ état de la corruption, mais relativement aux « m ille cas auxquels le Législateur n’ a point pourvu » {Contrat social, IV , 6), en loue l ’usage dés les commencements de Rome et, plus encore que ne le fait Machiavel, en généralise l ’ application, regrettant que les Romains n’en aient pas fait plus grand usage dans les temps de corruption de la république, ce qui aurait épargné à Rome les fers forgés dans ses armées. Davantage encore que Machiavel, Rousseau pense que l ’ institution réglée du pouvoir d’ un seul, déli­ mité dans le temps et dans la tâche à accomplir, permet de répondre partielle­ ment à l ’essentiel de la politique : inscrire l ’ aléatoire dans le régulier et l ’exceptionnel dans la norme, en pleine connaissance du fait que « c’est une prévoyance très nécessaire de sentir qu’ on ne peut tout prévoir » et d’ y remé­ dier partiellement par une prévision superlative et qui se sait elle-même limitée. Ainsi, Rousseau ne cesse de circonscrire les difficultés donnant lieu au discours de la raison d’État, en en récusant les principes mais non sans sous­ crire à certains de ses attendus. Sa pensée ne cesse d’ en répondre, y compris dans sa réflexion sur la censure, considération propre à la seconde vague des

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discours de la raison d’État et de la police mais elle y répond toujours non dans l ’ idée de ménager un for intérieur de l ’ État ou la zone intime de son secret, mais dans le souci d’ en penser la communication, la constitution et la garantie, originaire et inscrite dans la durée, de son moi commun, sous l ’ angle de « sa vie et sa volonté » ( Contrat social, I, 6) ou sous celui de l ’organisation géné­ rale du corps, sa « sensibilité réciproque, et la correspondance interne de toutes les parties » ( Économie politique, 245), sous l ’ angle de la vie de la souverai­ neté et de celle de l ’économie politique. Ce qui conjure les discours de la raison d’ État, c’est la pensée de l ’ articulation : entre le caractère absolu de la souveraineté qui n’ est liée qu’ à elle-même et que l ’ absoluité de la généralité de la volonté préserve de tout abus, et celui des figures de l ’ infinité de l ’ autorité (le législateur, le prince, le dictateur) toujours limitées par cette raison de la souveraineté qui les conditionne. Raison qui préside également aux rapports interétatiques et pose des bornes à la guerre, n’ assignant l ’ autre en ennemi que sous le seul rapport où il est le défenseur de l ’État adverse et offensif ( Contrat social, I, 4).

3 KANT (1724-1804) ET LE POLITIQUE MORAL L ’examen critique revêt un caractère encore plus radical avec Kant. Celui-ci critique le m o tif de la raison d ’État sous les deux acceptions doctrinales essen­ tielles de l ’expression : celle du secret d’État et celle de l ’État-providence comprises dans le même défaut du moralisme politique auquel il oppose le poli­ tique moral. La critique de la raison d ’intérêt de l ’État est d’ autant plus essen­ tielle qu’elle porte aussi bien sur les rapports entre les États que sur le rapport intérieur, et se fait simultanément depuis les coordonnées de la singularité (le rapport de l ’ individu à l ’ État) et de l ’universalité (le point de vue de la destina­ tion cosmopolitique par rapport à celle de l ’État) et sous le même m o tif : celui du respect de la personne humaine qui unit les droits du citoyen et ceux de l ’homme. À ce titre, elle est propre à la modernité et à la convergence des deux exigences : celle de ne pas sacrifier l ’ individu à l ’État et celle de considérer l ’intérêt de l ’État par rapport à la destination de la communauté humaine, et, par là, de ne jamais séparer la citoyenneté d’ un État de celle du monde. La jonction faite entre le point de vue de la singularité de l ’ individu et celui de l ’universalité de la communauté humaine dans l ’ idée de personne humaine disqualifie le m otif d’ un prétendu intérêt supérieur de l ’État. En même temps, Kant redéfinit les termes de la légitimité de l ’usage de la notion de public.

3.1. La critique du moralisme politique Dans l ’ appendice n° 1 du Projet de paix perpétuelle , Kant critique les fonde­ ments du machiavélisme sur lequel s’ appuie le m o tif de la première raison d ’État. Ces fondements sont ceux de l ’ intrication de la force et de la ruse, et, par suite de l ’ action de prendre les devants. Ainsi écrit-il :

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« La sentence un peu cavalière, mais vraie, fia t ju stitia , pere a t m undus, c'est-à-dire : que la justice règne, dussent périr les scélérats de tout l'univers ; cette sentence, passée en proverbe, est un principe de droit bien énergique, et qui tranche courageusem ent to u t le tissu de la ruse ou de la force8. »

Aussi bien : « La morale tranche le nœud que la politique est incapable de délier » (Projet , 376).

Dénouer ce drame, arrêter ce jeu, ce n’est pas « dénouer une intrigue » dans un récit, mais faire valoir ce qui vient, à tout instant, d'ailleurs et sur un autre plan, l ’ interrompre et couper court à ce manège, rompre la linéarité du temps. Si l ’ on se place au niveau d’ une temporalité qui serait celle du récit, indépen­ damment de toute considération sur la finalité de l ’Histoire, suivant une pensée causale et une transcription temporelle du dénouement, il n’y a, en effet, pas moyen de défaire la trame des forces ou/et des ruses, de trancher le tissu. Celuici est inextricable : lorsque l ’on y a affaire, on se trouve devant un univers de forces humaines qui se répondent indéfiniment les unes aux autres par la force du mal, selon une temporalité sans fin. Selon cette logique, le moraliste p oli­ tique (point de vue du machiavélisme et de sa mise en doctrine) paraît dans son droit :

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« Le moraliste politique peut dire effectivement : si le prince et le peuple, ou les peuples entre eux, em ploient la ruse ou la force pour se combattre, ils ne se font pas tort les uns aux autres, quoiqu'ils aient tort de refuser tout respect à l'idée du droit qui seule pourrait servir de base à une paix perpétuelle. Car, l'un manquant à son devoir envers l'autre tout aussi mal intentionné à son égard, il est dans l'ordre qu'ils s'entredétruisent » (Projet , 375).

Dans l ’échange indéfiniment répétable du mal pour le mal, aucun des deux partenaires de l ’échange n’ a tort envers l ’ autre. Il y a comme une légitimation par défaut de pouvoir jamais se prononcer sur un tort quelconque à l ’égard de l ’ autre, puisque l ’ autre en fait autant. Et chacun se trouve légitimé dans son action, puisqu’ entre les partenaires, il y a non-lieu. Une telle scène a perverti tout usage possible de la causalité, au sens où les partenaires ne se font pas tort les uns aux autres ; prisonniers de la relation en miroir, chacun renvoie sur l ’ autre l ’effroi dont il est le siège et se voue à une riposte préventive (prendre les devants), ne pouvant sortir du cercle infernal de cette fausse reconnaissance : la description du moraliste politique, la recom­ mandation machiavélique pour l ’État de prendre les devants par rapport aux sujets et par rapport aux autres États est sans réplique en ce qu’elle adhère à l ’ immédiateté du reflet. Aussi ne peut-on arrêter le jeu , dénouer le drame, trancher le nœud qu’ à la condition de quitter les paradoxes du mal transitif. C ’est à réaliser le concept de mal intransitif que l ’homme doit la critique radicale du raisonnement machia­ vélique et du recours pernicieux à l ’ argument de la raison d’État. Pour ce faire, il faut rompre avec la forme de la mise en récit qui intégrera toujours le droit lui-même à la force aidée de la ruse. La raison pure pratique qui se subordonne

8 Kant E., Projet de paix perpétuelle, Appendice 1 (1 796), in : Œuvres complètes (trad, anonyme, revue par Heinz Wismann), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, 374.

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la raison juridique et la subsume doit faire son deuil du récit et « déduire les maximes d’Etat de la pure idée du devoir » ( Projet, 375). Contrairement au moraliste politique, le politique moral rompt avec cette apparence de raisonne­ ment qui accompagne le discours de la raison d’ État. Il ne peut le faire qu’en faisant référence à cet élément tiers qui est une Idée, l ’ idée du Droit, à laquelle s’ adresse l ’offense, seule susceptible de condamner toute la scène, c’est-à-dire son enchaînement logique et chronologique. La loi transcendante seule permet de trancher à tout instant dans le v if de l ’ aporie narrative et couper court au machiavélisme de la raison d’État. Ainsi, Kant oppose deux modalités de traitement du politique (deux intelligi­ bilités de l ’Histoire) : le point de vue du moraliste politique et celui du politique moral. Pour le premier, les Idées ne sont que des moyens et la morale une simple technique. Il juge du politique et de l ’Histoire en fonction du but - peu importe que ce dernier soit le bien-être de l ’ individu, du peuple ou de l ’État. Le mora­ liste politique raisonne dans les termes d’une histoire immanente à elle-même (où rien n’échappe à l ’ intrigue et à son enchaînement homogène), dont le maître mot est ainsi l ’entrelacs et l ’enchaînement du conditionné (la texture et la série), l ’ intrigue, et dont le critère est conséquemment le but (la fin de l ’ intrigue ou l ’ idée factuelle du dénouement). Il croit détenir un critère dans l ’estimation du résultat. Au contraire, le politique moral n’ a pas de critères et se guide sur une Idée, celle de la liberté et doit seulement voir si pour telle maxime de la volonté politique, on peut présenter non pas l ’ avantage qui en résulte mais sa compati­ bilité avec l ’ idéal d’ une communauté républicaine. Il ne se préoccupe pas du but mais de la procédure formelle, la condition sous laquelle la liberté peut s’exercer au dehors, « principe exprimé dans cette loi : agis de manière que tu puisses vouloir que la maxime d’ après laquelle tu te détermines devienne une loi générale (quel que soit le but que tu te proposes) » ( Projet, 372). Aucun but (serait-il un devoir) ne peut antécéder le principe formel. Il appa­ raît, au contraire, que, dès lors que l ’ enjeu de la politique est le résultat, cet enjeu adhère ou régresse bien vite à l ’ intérêt personnel, et que le seul vrai décentrement de l ’ intérêt personnel est celui de tout intérêt et de tout escompte du résultat. La pensée du politique moral atteint d’ autant plus facilement la cible (le résultat) que ce n’est pas le résultat qu’elle vise, mais l ’ idéal : « Moins elle vise, dans la conduite, au but donné, c'est-à-dire à l'avantage physique ou moral qu'on a en vue, plus néanmoins elle y conduit » (Projet , 373).

On pourrait dire que le contenu ou le matériel, le résultat, arrive toujours par dessus le marché du formel, du rapport à l ’ Idée, à condition précisément de ne pas être la cible. La confrontation de Kant avec le machiavélisme comme caractère essentiel du moralisme politique prend tout son sens. Le moralisme politique représente la mise en forme et la mise en scène mystificatrice de la pensée machiavélienne et trouve son aboutissement dans l ’ illusion de raison du discours de la raison d’État. Le moraliste politique fonde sa prescription sur une description. Il prescrit ce qu’ il constate être. La première erreur consiste en cette fausse inférence de la prescription à partir d’ une description. La seconde consiste en l ’ assurance de sa

L'examen critique * 1 8 3

description. À quoi tient-elle ? Au fait de s’en tenir à l ’observation du méca­ nisme de la nature humaine. Le réalisme politique (qui est moralisme politique) s’appuie sur des généralités familières ou une certaine fréquence des phéno­ mènes politiques ou de leurs enchaînements (comme le fait de dire qu’ « une partie même du monde, si elle se sent supérieure à une autre, ne négligera pas d’ agrandir sa puissance, en se soumettant celle qui lui est inférieure en force » (Projet, 366)) et rapporte ces fréquences d’enchaînements à deux types de repères : - Des repères portant sur le déterminisme du monde et Vescompte des résul­ tats. Or : « La raison n'est pas assez éclairée pour embrasser toute la série des causes détermi­ nantes, dont la connaissance seule la mettrait en état de prévoir avec certitude les suites heureuses ou malheureuses que le mécanisme de la Nature fera résulter des actions humaines (quoique nous les connaissions assez pour espérer qu'elles seront conformes à nos vœux) » (Projet , 365).

La raison se doit de suspendre ses références à la finalité du déterminisme, lors même que ces références permettraient de contrer le point de vue des moralistes politiques. - Des repères portant sur la nature humaine. Or :

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« La m ultiplicité de leurs relations leur fait faire la connaissance d'un grand nombre d'hommes et ils prennent cette connaissance pour celle des l'homme, quoiqu'elle soit bien différente, et q u 'il faille pour acquérir la dernière envisager l'hom m e et ses facultés d'un point de vue plus relevé » (Projet , 369).

La raison se doit de suspendre une telle assurance sur la détermination de la nature humaine à partir de quelques observations. Il apparaît ainsi que le moralisme politique commet, en vérité, deux types d’erreurs qui s’ appuient sur la même présupposition d’ intangibilité des repères de la certitude : le premier consiste à s’en tenir à l ’ enchaînement des phéno­ mènes en se tenant au raz de la pensée d’entendement, au mépris de la pensée de l ’ Idée ou de la raison ; le second est de préjuger de toute la série des phéno­ mènes comme de la nature de l ’homme, à partir de fragments d’ expérience. L ’erreur tient à la restriction de la pensée à la raison cognitive et, dans le champ du cognitif même, à la réduction de l ’ universalité à la généralité. Kant reprend trois maximes essentielles de la raison d’État machiavélique pour les soumettre à la critique : - Fac et excusa. « Commets et excuse-toi après-coup. » « Il vaut bien mieux commettre l'acte de violence et l'excuser ensuite que de réfléchir péniblement à des raisons convaincantes et de perdre du temps à écouter les objec­ tions » (Projet , 369).

Cette formule s’ applique aux rapports d’ un État envers les autres. - Si fecisti, nega. « Nie ce que tu as commis. » « As-tu pris possession d'un État voisin, soutiens q u 'il faut s'en prendre à la nature de l'homme, qui, s'il n'est pas prévenu, s'emparera certainement du bien d'autrui » (Projet , 369).

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Les doctrines de la raison d'État

On reconnaît là le fer de lance de toute doctrine machiavélique sur la nature de l ’homme énoncée aussi bien dans Le Prince que dans les Discours I, 3 ; I, 46). Cette prévision dicte à l ’État de s’ agrandir lors même qu’ il n’est pas menacé. - Divide et impero. « Divise pour régner. » Cette maxime porte d’ abord sur les affaires intérieures de l ’État : « Y a-t-il dans un peuple certains chefs privilégiés, qui t'ont conféré le souverain pouvoir : divise-les entre eux, tâche de les brouiller avec le peuple. Favorise le dernier et promets-lui plus de liberté : ta volonté aura bientôt force de loi absolue » (Projet, 370).

Elle porte également sur les affaires extérieures : « Tes vues se portent elles sur des États étrangers ? Excite entre eux des discordes ; et sous prétexte d'assister toujours le plus faible, tu pourras te les assujettir tous ; les uns après les autres » (Projet , 370).

On reconnaît bien là la politique machiavélique du Prince au-dedans et de tout État au-dehors. Une politique de division intérieure qui feint de s’appuyer sur le peuple et une politique de guerre extérieure qui ignore la neutralité et fomente des séditions. Récuser le paradigme machiavélique de cette mise en doctrine de la raison d’ État, c’est donc rompre avec la politique, l ’entrelacs de la force et de la ruse qui favorise des politiques de domination étatique et de pouvoir tyrannique, pour ouvrir la voie à la seule instance qui paraît dénouer la question.

3.2, Le principe de publicité En droit, la loi paraît dénouer la question. Si Kant, dans le Projet de paix perpétuelle, revient, à plusieurs reprises, sur le recours à ce principe de la loi, et à ses sentences cavalières {pereat mundus, fiat justitia ), dans la Fin de toutes choses, il réitère la formule de Tite-Live : lex est surda et inexorabilis9. Or, cette loi, juridique et morale, loi d’ airain, laquelle dans son universalité n’entend personne - au sens où entendre ici serait donner la préférence -, trouve ce que l ’on pourrait nommer son schème et ce que Kant appelle le crité­ rium ou la pierre de touche dans le principe de la publicité, analogue à la procé­ dure de l ’ impératif catégorique kantien : « Quand je me représente selon l'usage des jurisconsultes, le droit public dans tous ses rapports avec les relations des individus d'un État et des États entre eux ; si je fais alors abstraction de tout le matériel du droit, il me reste encore une forme qui lui est essen­ tielle, celle de la publicité. Sans elle, il n'est point de justice, puisqu'on ne saurait la concevoir que comme pouvant être rendue publique ; sans elle il n'y aurait donc pas non plus de droit, puisqu'il ne se fonde que sur la justice » (Projet , 377).

Kant poursuit : « Chaque prétention juridique doit pouvoir être rendue publique ; et comme il est très aisé de juger dans chaque cas si les principes de celui qui agit supporteraient la publi­ cité, cette possibilité même peut servir commodément de critérium purement intellec­ tuel pour reconnaître, par la raison seule, l'injustice d'une prétention juridique.

9 K a n t E., La fin de toutes choses, op. c il, 3 2 4 .

L'examen critique * 1 8 5

J'entends par matériel du droit civil et public tout ce que l'expérience seule peut nous faire ajouter à son idée (telle est par exemple la malice prétendue de la nature humaine, qui doit nécessiter la contrainte). Faisons abstraction de tout cela : nous aurons alors une formule transcendante du droit public ; la voici : "Toutes les actions relatives au droit d'autrui, dont la maxime n'est pas susceptible de publicité, son injustes" » (Projet , 377).

Ce principe de publicité est un principe seulement négatif et permet d’élaguer l ’ indéfendable. Il n’est pas un principe de détermination affirmative et ne joue ce rôle de critère que dans la mesure où son rôle n’est pas constitutif mais régu­ lateur. Il ne s’agit pas plus de modeler ses actions sur la conformité au public, mais d’écarter toute action dont on sait qu’on ne peut en faire l ’ offre au public, qui s’avère, à notre propre considération, impubliable. Encore moins s’ agit-il de faire acte d’ allégeance à l ’opinion majoritaire d’ un public. L ’ opinion d’ un public est sectaire et n’ a de valeur que s’il s’agit bien d’ une opinion publique élargie et que l ’on peut - en droit - élargir à l ’universalité des hommes. L ’ argu­ ment tient à l ’usage proprement régulateur de ce principe. Kant situe ce prin­ cipe entre un usage d’ un raisonnement monologique (est légitime ce qui, à mes propres yeux, est susceptible de publicité) et un usage rigoureusement dialogique (est légitime ce qui est susceptible de publicité, c’est-à-dire d’ un débat effectif permanent). Ce principe de publicité destitue toute légitimité à la pratique du secret en général et, en particulier, à celle du secret d’État. La formulation kantienne de la question et de la réponse est extrêmement parlante, car elle est l ’ équivalent, dans sa forme même, de la formule propre à la morale :

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« Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle10. »

Dans l ’ un comme dans l ’ autre cas, il s’ agit d’ une formule déterminante par la voie négative : toute maxime qui ne peut être universalisée est à exclure/ toute maxime qui n’est pas susceptible de publicité est à exclure : là sur le plan moral, ici sur le plan juridique. Si le principe d’universalisation morale dénoue la question morale, le principe de publicité juridique dénoue la question juridico-morale, ou défait les fausses déductions juridiques. Il s’agit ici et là de la même modalité de procédure, sans qu’ il s’ agisse de la même procédure : car le principe de dénouement propre à la morale seule est monologique, alors que le principe de dénouement juridique est dialogique et nécessite une éthique de la discussion et de la mise au jour à tous et devant tous. Le principe de la publicité se présente comme la pierre de touche du jugement juridique. Il définit, pour ainsi dire, le critère de dénouement du politique dans son conflit avec la morale. Si l ’Idée transcendante du droit accorde morale et politique et résout le conflit de leur hétérogénéité, ce qui y est opérant, c’est le critérium et le schème que constitue le principe de la publicité - en ce qu’ il relie droit et morale - qui défait véritablement tout argument de la raison d’Etat.

10 Kant E., Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) (trad. V. Delbos), Paris, Delagrave, 1984, 13.

186 · Les doctrines de la raison d'État

3.3. La critique des deux raisons d'État Kant critique là la mise en doctrine de raison d’État du machiavélisme : conception selon laquelle la fin justifie les moyens et se trouve être celle de la raison d’État et/ou du prince. « La fin justifie les moyens », voilà qui autorise l ’emploi de la force et de la ruse, selon une dialectique au cours de laquelle le moyen se transforme lui-même en fin au point que la fin elle-même devienne la domination de l ’État sur les autres États et sur les forces politiques ou celle du pouvoir personnel sur l ’État lui-même. Kant découvre le nerf du discours de la raison d’État, sa forme qui est doctrinaire : le machiavélisme qui y est à l ’œuvre ne tient pas seulement à un ensemble de discours et de pratiques, mais à une certaine mise en forme du politique qui est une mise en formules et se donne en préceptes ou prescriptions (immorales) sur l ’agir politique. C ’est une mise en raison, et par suite en préceptes, une formalisation du politique, en termes de raison d’État selon une raison susceptible de faire sens par elle-même et excep­ tion contrôlée à l ’universalité de la raison humaine. Discours essentiellement édifiant, de mots d’ordre comme Fac et excusa, Si fecisti, nega, Divide et impero. Mais la critique kantienne de la raison d’ État se déploie également sur l ’ autre front : celui de la raison d’État allemande et des idées répandues en faveur de l ’État de bienfaisance. Kant critique11 toute mise en place d’ une telle raison d’État entendue comme celle d’ un gouvernement paternel qui soustrait au citoyen le droit et le devoir dejuger par lui-même de son propre bonheur et des moyens d’y parvenir. Soulignant le fait que « personne ne peut me contraindre à être heureux à sa manière (comme il se représente le bien-être d’ un autre homme) », il poursuit : « Un gouvernement qui serait institué sur le principe du bon vouloir à l'égard du peuple, comme celui d'un père avec ses enfants, c'est-à-dire un gouvernem ent paternel (im perium paternale), dans lequel donc les sujets sont contraints, comme des enfants mineurs qui ne peuvent pas distinguer ce qui est pour eux véritablement utile ou pernicieux, de se comporter de façon simplement passive, pour attendre uniquement du chef de l'État la façon dont ils d o ive n t être heureux, et uniquement de sa bonté que celui-ci aussi le veuille ; un tel gouvernement constitue le plus grand despotisme concevable (constitution qui supprime toute liberté aux sujets qui n'ont alors absolument aucun droit) » (Théorie).

Tout gouvernement paternel - et l ’État de bienfaisance en est exemplaire dérobe aux sujets leur liberté dejuger de leurs destinations, d’en décider et de trouver les moyens d’ y parvenir. Il supprime la liberté négative et positive du citoyen et, déterminant la fin comme pourvoyant aux moyens, cette forme de raison d’État n’est pas sensiblement différente du despotisme de la raison d’État machiavélique. La critique du moralisme politique enveloppe simultanément la raison d’ État machiavélique et la raison d’État allemande. Le moralisme politique est la morale subordonnée à la raison d ’État. Le politique moral, au contraire, ne se substitue pas à la liberté des citoyens et ne contraint pas les hommes à des fins, celles-ci renverraient-elles à un règne moral des fins.

11 Kant E., « Sur le lieu commun : Il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut point », op. cit., 271.

Chapitre 9

La doctrine et son double

Cette conscience critique permet de mieux saisir, en contre-jour, où se situe la rationalité des doctrines de la raison d’État. S’il y a dans le déploiement du m o tif de la raison d’État, quelque chose d ’ irréductible à la rumeur qui les décrie et au seul historicisme qui la contextualise, c’est que, d’ une part, les raisons d’État ont représenté des modes du devenir rationnel de l ’État et que, de l ’ autre, ces rationalités sont toujours à l ’œuvre dans la pensée de la mesure du politique en ses lieux aporétiques. De l ’implication de la pensée de la raison d’État dans l ’élaboration de l ’État de droit, rien n’en témoigne mieux que l ’exemple allemand où la raison d’État n’a pas seulement représenté la zone de non-droit qui préside à l ’établissement de l ’État et ne cesse d’accompagner le droit comme la marge du réel de l ’action qu’il ne peut subsumer, mais l ’élaboration du droit public lui-même. Le cas singulier de l ’Allemagne ne doit pas être compris ici comme l ’exception qui confirme la règle opposée, mais bien comme ce qui en éclaire le fondement. En Italie et en France, l ’idée de raison d’État a été elle-même une idée dynamique dont le mouvement général a contribué à l ’élaboration du droit de manière non négligeable. Comment juger, dès lors, de l ’attitude de la raison d’État dans son réduisit d’exceptionnalité et de spécificité, de définition d’une raison particulière à l ’État ? On ne peut le faire qu’au prix d’un décentrement de la formule machiavélique et sur la base de la reconnaissance de l ’existence de plusieurs acceptions historiques de la raison d’État (raison de nécessité, raison d’intérêt, raison de bien-être) et de leurs incidences multiformes sur le politique. Il n’y a pas eu, comme on le pense ordinairement, homogénéité des conduites des doctrines de la raison d’État. Tout en jurant avec l ’idée de raison commune, elles ont représenté autant de processus de rationalisations du politique à travers, chaque fois, une forme de rationalité de l ’État. Ces processus de rationalisation ont connu des formes très différentes : qu’il s’agisse en Italie de la formation de l ’intérêt, en France de l ’affirmation absolutiste de la souveraineté de l ’État, en Allemagne de l ’élaboration du droit public, et ces processus ont emprunté des voies différentes sinon opposées, extra-juridique, et d’intégration rétrospective au domaine du droit, ou au contraire directement ju ri­ dique, constituant la voie même du droit des gens. Elles incarnent, quelle qu’en soit l ’acception, le souci de l ’État et enveloppent à la fois l ’affirmation que contraire­ ment au scepticisme montaignien, l ’État vaut qu’on le pense (Merlin, 1994) et qu’ il lui revient de raisonner le politique tout en se raisonnant lui-même, de faire valoir ses titres de légitimité tout en apprenant à se régler. Ainsi, Foucault écrit : « Le problème de la raison d'État est celui de l'existence même et de la nature de cette nouvelle entité qu'est l'État » (D its et Écrits , IV, 818).

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Les doctrines de la raison d'État

Si les doctrines de la raison d’ État ont cet enjeu commun - celui de l ’exis­ tence et de la nature de l ’État - , ce trait ne signifie pas le partage d’ un concept commun de la raison d’État. La pluralité doctrinale de la raison d’État ne confirme pas mais infirme l ’existence d’ une théorie de l ’État. Ainsi, Senellart écrit : « " La raison d'État", ce n'est pas le concept d'une théorie de l'État, que l'on peut confronter, par exemple avec la théorie juridique, mais le lieu d'émergence de diverses rationalités (guerrière, économique, administrative, etc.), liées à l'État en tant que réalité devant désormais se penser à partir d'elle-même, et non plus à partir d'un modèle cosmologique ou théologique » (Senellart 1997, 156).

Il n’existe pas de concept unifié de la raison d’État et l ’on s’égarerait dans une telle recherche. La « raison d’ État » n’ a pas d’essence et pas d’ autre fil directeur que celui de ses accidents, des différentes interprétations historiques qui se sont imposées à travers ce terme. C ’est en ce sens qu’ il convient de penser l ’émergence d’ une rationalité comme l ’ apparition de ce qui ne se situe pas dans l ’espace commun de l ’ autre. Foucault explique le terme d ’émergence en ce sens : l ’émergence se produit toujours dans un certain état des forces, dans un champ qui est à comprendre comme « “ un non-lieu” , une pure distance, le fait que les adversaires n’ appartiennent pas au même espace [...]. Elle se produit toujours dans l ’interstice1». On chercherait donc en vain un concept unifié de la raison d’État, et l ’exposé des doctrines le prouve bien. Faire l ’histoire des doctrines de la raison d’État, ce serait se livrer à une enquête généalogique qui perde de vue l ’ idée d’ un secret essentiel, et se rende à ce tout autre chose dont parle Foucault : le secret de ce qui est sans essence (Foucault 1971, 148), sans unité commune ; ce serait saisir peut-être à leur endroit qu’elles sont toujours étrangères entre elles et toujours construites pièce par pièce, de l ’ étranger (Foucault 1971, 148). En repérer le lieu commun avec le « non-lieu », ce serait peut-être y déceler plutôt, traversant la m ultiplicité hétérogène des discours de la raison d’État et des sceaux qui ont été imprimés à l ’expression, certaines lignes de force et inclina­ tions, des tendances lourdes et comme des lois tendancielles qui habitent les glissements et soutiennent les césures, et les distinguent d’ autres aires de la pensée politique. Tendances lourdes qui traversent le champ et le spectre notionnel où il n’ existe d’ affinités que de proche en proche, et dont le champ notionnel se différencie des autres champs par la sourde présence de ces traits.

1 LESTRAITS DISTINCTIFS Ces traits ne sont pas ceux qui apparaissent à première vue : nécessité, excep­ tionnalité, secret, rapport des moyens et des fins, ou plutôt ceux-ci renvoient à une pensée d’ensemble, pas tant une théorie ou une doctrine, mais une manière

1 F o u c a u lt M ., « N ie tz s c h e , la g é n é a lo g ie , l'h is to ir e », in : Hommage à Jean H yppolite ( c o lI.), Paris, P U F, É p im é th é e , 1 9 7 1 , 1 4 5 -1 7 2 , 1 5 6 .

La doctrine et son double * 1 8 9

de penser le politique, qui tient à l ’ affirmation de la contrainte d’ autorité. À suivre l ’exposé doctrinal des raisons d ’État, des lignes de force se dégagent qui en soulignent l ’ affirmation.

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1.1. Le spectre de la guerre civile Toutes les doctrines de la raison d’État se sont élaborées devant les désastres de la guerre civile aux x v ieet xvnesiècles sur une grande extension d’espace (étendue territoriale) et de temps (plusieurs décennies) revêtant un caractère transversal aux régimes des différents pays d’Europe et prenant la tournure de guerre européenne. La raison d’État prend sens au vu des guerres intestines, qu’ il s’agisse des guerres sociales, d’ ordres ou de classes, ou des guerres de religion qui transitent et ravagent les pays d’ Europe et donnent aux guerres extérieures elles-mêmes cette tonalité-là. Ces désastres ont fait ressortir le prix de la consistance de l ’ État comme condition nécessaire à toute vie commune, fondement de tout droit et de toute morale. Les doctrines de la raison d’État repré­ sentent une manière de penser le politique par temps de guerres civiles : ce sont des tentatives de penser comment mettre fin à la guerre intérieure qui prennent une valeur universelle pour ces moments de l ’histoire. La paix civile est le souverain bien et pour la préserver il faut garantir le bien de l ’État à tout prix. En elle-même, la genèse rationnelle de l ’État repose sur la nécessité de sortir d’ une guerre civile prim itive ou guerre de tous contre tous, comme Hobbes le met en forme, et la prévention contre la guerre civile est le fondement de l ’ instauration de l ’État. Même s’ il est vrai que la pensée de la raison d’État est entièrement absente de la philosophie politique de Hobbes, lui qui reconnaît par exemple la légitimité sous certaines conditions d’ un droit de résistance, il est clair que la genèse rationnelle qu’ il donne de l ’État en termes de droit naturel et de contrat, de nécessité de son institution, traduit sous un mode institutionnel la prescription inconditionnelle de l ’État sur fond de guerre civile. Il ne s’ agit toutefois précisément que d’ un état de nature, c’est-à-dire un état - ce qui persiste par soi-même selon un principe d’ inertie - définitivement révolu comme « état » dés lors que l ’on entre dans l ’État civil. Tel n’estjpas le cas de l ’ interprétation du politique que donne le discours de la raison d’ État. La m ultiplicité des entrées dans ce discours part de cette même forme de problématisation : celle de la crainte de la guerre civile et de la défiance envers toute division, synonyme de dislocation du corps politique. La raison d’État est une réflexion sur le danger que se répande le conflit des factions, au risque de se précipiter dans un autre : celui de la domination de l ’Un. Compte tenu de cette orientation, les doctrines de la raison d’État ont suivi différentes voies de traitement de cette autre question : Comment conjurer la dissension civile ? Comment penser la frontière ? C ’est de là, en effet, que partent les voies de la sagesse prudentielle de la raison d’État, qu’elles aient pris un tour juridique (comme celles de Charron ou de Juste Lipse) ou extrajuridique, ou mesuré à l ’ aune d ’ une raison d’ intérêt ou de bien-être (comme celles de la raison d’État italienne ou allemande, de Botero ou de Chemnitz). La logique prudentielle de l ’écart mesuré s’ inscrit dans le cadre classique d’ un État de grande extension, confronté à des enjeux

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de puissance, alors que la logique prudentielle de l ’ intérêt ou du bien-être, consent au cadre d’ un petit État, se retirant des enjeux de puissance pour se consacrer à des enjeux d’équilibre et de stabilité. Inscrites dans des espaces différents et dans des temps différents, ces deux logiques représentent des voies fort différentes de sagesse de la raison d’État. La crainte de la guerre civile, qui renvoie à des réalités tangibles saisies sur le v if comme expériences éprouvées par ces penseurs - que ces derniers les aient partagées en acteurs ou qu’ ils y aient assisté en spectateurs - règle les différents discours de la raison d’État, justifiant des politiques de violence faite à la division ou de retrait sur des positions d’ unité concrète, chaque fois sur le mode de la contrainte d’ autorité. Discours soucieux mais en même temps hantés. La menace de la guerre civile ne quitte pas l ’esprit, ce qui n’est d’ ailleurs pas sans conséquence directe et indirecte, rationnelle et oblique. Il n’est pas de hantise sans une équivoque profonde entre répulsion et fascination, et le discours de la raison d’État n ’échappe pas à la règle. Rien ne le prouve mieux que la façon dont le discours de la raison d’État représente dans le théâtre de Corneille la parole des conseillers et des partis factieux contre l ’État, au moment même où ils se revendiquent de l ’ intérêt supérieur de l ’État, selon une sophistique du renversement, ou la façon dont Naudé peut passer de la répulsion à la fascination à l ’égard de ce qui désordonné l ’État et faire jouer l ’ alternative dans une espèce d’ aporie : désordonner pour réordonner, ordonner pour désordonner.

1.2. La défiance à l'égard du peuple Les doctrines de la raison d’État, considérées dans leur généralité, manifes­ tent la tendance lourde d’ une défiance à l ’égard du peuple, quand ce n’ est pas haine et mépris. Cette défiance vis-à-vis du peuple informe, versatile, irréduc­ tiblement rebelle et d’ autant plus redoutable qu’ il monnaye sa rébellion en docilité à l ’égard de tel ou tel chef dominateur, infiniment disponible à la délin­ quance, dangereux politiquement et économiquement, représentant la masse des inoccupés, court à travers la plupart des doctrines. Elle représente un trait saillant et les différentes politiques de raison d’État cherchent des moyens de le contrevenir. La question « Comment conjurer la guerre civile ? » conduit ici à cette autre question « Comment gouverner l ’ intraitable ? » Les réponses sont sensiblement différentes : la raison d’État politique, issue du machiavélisme, raffine dans les modes d’ emploi de la force et de la ruse dans les processus d’ assujettissement du peuple afin de le tenir politiquement sous le joug et de prévenir son danger, tout en faisant usage de la foule dans le recours aux coups d’État. La raison d’État économique, celle qui commence avec Botero et se poursuit dans la pensée italienne et partiellement dans la pensée allemande, ou raison d’ intérêt et non de nécessité, considère le peuple comme la classe d’ autant plus dangereuse qu’ elle incarne la classe des sans travail, non inté­ ressés à la vie commune, écartés du partage de l ’ intérêt, et de ceux qui précisé­ ment ne peuvent agir que par nécessité et n’entendent pas d’ autre raison : ceuxlà, il n’est le plus souvent question que de les soumettre à de véritables travaux forcés, selon un intéressement sans échange qui ressemble fort à une opération

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de dressage et de sanction préventive. Aussi, la raison d’ intérêt ne change pas fondamentalement la donne de la domination à l ’égard du peuple (les doctrines qui dessinent une autre voie font exception), elle en change le mode qui n’est plus tant celui de la violence de la force et du leurre, mais celui de l ’exploitation économique pour de nobles fins sociales. La raison de bien-être peut être consi­ dérée comme une manière de répondre au vœu du peuple, particulièrement par l ’ instauration du Wohlfahrt, et de son esquisse de l ’État-providence, mais elle ne le fait qu’en décidant pour le peuple ce qui est son bien et en ne lui octroyant qu’ une liberté limitée, oscillant entre un véritable souci social de sécurité et une manière subtile d’en circonvenir l ’expression libre. Dans toutes les doctrines de la raison d’État, le peuple est, tendanciellement, objet de crainte et cible d’ une politique de sujétion.

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1.3. La contrainte d'autorité C ’est peut-être là que réside le point névralgique de la raison d’ État. Ce que les doctrines de la raison d’État, dans leur généralité, défendent doit ici être clarifié. Elles tiennent à l ’ idée selon laquelle non seulement il faut une autorité qui décide - ce qui relève de l ’évidence - ; mais aussi qu’il convient, pour l ’État et ses dirigeants, de décider, d ’autorité, pour les autres, de leur retirer le temps de la délibération et l ’ instant du choix. Réserver la décision au pouvoir dirigeant et lui accorder le droit de contraindre l ’ensemble du corps politique. L ’exclusivité porte sur le choix de la fin de l ’ État, et c’est là un premier geste de violation : car elle suppose que la fin de l ’État soit déterminable, que l ’enjeu du vivre-ensemble puisse être fixé d ’ avance et qu’ il appartient à l ’État et à ses dirigeants de la déterminer, celui-ci serait-il le bien public, le bien commun, ou le bien-être. Le gouvernement de la raison d’État sait la fin, il détient le mono­ pole de ce savoir. L ’exclusivité de la décision porte également sur l ’ appréciation de la situa­ tion : il revient à l ’État et à ses dirigeants d’ apprécier la situation politique, de déterminer si l ’ on se trouve en présence d’une situation moyenne nécessitant l ’ usage de moyens ordinaires et conformes à la morale ou d’ une situation extrême nécessitant l ’emploi de moyens sacrificiels, contraires à la morale, de guerre ou de forçage à quelque domination que ce soit. Le gouvernement de la raison d’État est seul à juger de la situation et, partant, des moyens appropriés au traitement de celle-ci en vue de la fin qu’ il a lui-même déterminée. Sous ces aspects, un tel gouvernement exerce une contrainte d’ autorité, car il détermine, juge et décide, d’ autorité. Cette condition elle-même est inique et suspecte, car si l ’État incarné en ses dirigeants est seul à déterminer, juger et décider cette exclusivité de la décision n’offre que peu de garantie institutionnelle pour savoir si les dirigeants ou le corps d’État (bureaucratie) ne faussent pas l ’évaluation. Le raisonnement logique est suspect dès lors qu’ il n’y a aucun moyen de contrôler que l ’État y ait obéi. Logique imparable en doctrine mais nécessairement suspecte dès lors qu’elle implique le secret de toute l ’ opération. La triple question « Qui sait ? Qui juge ? Qui décide ? » est la question critique de la solution politique

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proposée par les doctrines de la raison d’ État. Comme le remarque Frémond commentant Aron, la question essentielle est la suivante : « En dernier ressort, et particulièrement en république, qui sera objectivement juge de la gravité de la situation présente ? [...] Q ui sera juge du fait que la situation est au point extrême où de tels moyens machiavéliques deviendront les derniers, et donc désormais justifiables2. »

D ’ une façon ou d ’une autre, aucune doctrine de la raison d’État ne fait véri­ tablement exception à cette aporie. La dialectique des fins et des moyens n’est pas captieuse en ce qu’elle affir­ merait que tous les moyens sont également valables (elle ne le fait pas, sauf pour un machiavélisme irréfléchi, et affirme que les moyens machiavéliques sont les derniers à employer), ni parce qu’ au bout du compte, le caractère du moyen fait perdre de vue la fin, l ’ annule ou s’ y substitue comme fin, mais pour une autre raison. Qui peut savoir si l ’État et ses dirigeants ont évalué du moyen véritablement approprié lorsqu’ils allèguent le m otif de la situation extrême où la fin du vivre-ensemble serait en péril ? De quels moyens disposons-nous pour différencier l ’ appréciation de l ’allégation mensongère ? Comme le fait remar­ quer Aron, si pour une théorie pure de la légitimité de la raison d ’État, le problème ne se pose pas, en ce domaine, une théorie pure de la raison d’État ne peut manquer de faire sourire car elle ne correspond pas à son effectivité. C ’est que si le caractère du moyen employé peut annuler la fin, la faire oublier et précipiter l ’usage illégal dans la recherche de l ’ illégalité comme telle, n ’est-ce pas là du fait même que la détermination de la fin est suspendue au vouloir de l ’État ? L ’ idéologie autoritaire de la raison d’État fait corps avec la prétention des dirigeants à savoir où est le bien commun, alors que sa détermi­ nation ne dépend pas des dirigeants, alors qu’elle n’est pas davantage du ressort de la seule volonté politique, alors qu’enfin le bien commun est peut-être par définition indéterminable, ce qui permet seul de reconduire la vie civile à l ’essence négative de la liberté du citoyen, celle de décider par soi-même des fins au pluriel et des moyens qui semblent convenir. C ’est sans doute là que se rencontrent les critiques démocratiques et libérales des doctrines de la raison d’État. On voit que la contrainte d ’ autorité qui dérobe au corps politique le droit d’en juger peut compromettre le fondement de la légitimité politique.

1.4. L'idéal conservateur Un fil directeur traverse toutes les doctrines de la raison d’État : le conserva­ tisme. L ’enjeu en est la conservation de l ’État par lui-même. Cela signifie un refus du m otif de l ’ innovation, comme ce qui met en désordre et déséquilibre, un parti de l ’ordre contre celui du désordre, mais aussi contre celui du mouve­ ment. C ’est ce parti qui redoute la division, se défie du peuple, agit d’ autorité. C ’est sans doute là que se trouve le fond de désaccord de toutes les doctrines de la raison d’État avec Machiavel : non que ce dernier ne se défie des innovations dangereuses (dans ce monde des apparences et du fait même de la ressemblance

2 Aron R., M achiavel et les tyrannies modernes (présentation R. Frémond), Paris, Fallois, 1993.

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du bien et du mal, l ’ innovation peut faire entrer n’ importe quel chef dans une cité, Discours, I, 33, III, 21), mais toute sa pensée est la recherche des innova­ tions efficaces et légitimes, et c’est par ce refus de l ’idéal conservateur que Machiavel opte pour le parti du mouvement, celui de la bonne division et des bienfaits des conflits (à condition qu’ il ne s’ agisse pas de luttes entre factions comme à Florence et que cela porte sur les enjeux réels de la cité), celui de l ’ attachement au peuple (bien moins versatile que ne le sont les princes et les Grands, et les plus intéressés à la chose publique en raison même de leur carac­ tère de liberté négative, de leur désir de liberté sans d’ autre but fixe que celui de préserver la liberté), celui d’ une forme d’ appropriation de la décision, la virtù, qui ne fixe pas la fin de la vie civile ; celle-ci demeure toujours indéter­ minable et l ’ indétermination comme le conflit des enjeux (liberté, pouvoir, richesses, etc.) demeurent nécessaires à la vie non qualifiée de la cité, intermi­ nablement en débat : ici, l ’exigence de la fondation ne se prolonge pas en étouf­ fement de la division et le secret de la décision n’équivaut pas à une contrainte d’ autorité : elle ne préjuge pas d’ un bien commun et s’expose par là sans se donner la noble raison du bien public, elle s’ appuie sur l ’ idée de la liberté néga­ tive du citoyen, telle que l ’État n’ a pas vocation de définir la destination du citoyen et de l ’homme. La décision d ’ autorité, lorsqu’elle est nécessaire, ne peut pas se mettre en raisons, à moins de pervertir tous les fondements de la politique. Elle ne s’ accorde pas l ’ autorité de la détermination. Ce parti du mouvement et du silence mesuré, que Machiavel représente, le distingue fonda­ mentalement de l ’esprit de la raison d ’État. Il y a là deux manières de penser antagonistes. C’ est que le parti du mouvement que Machiavel incarne, du réor­ donnancement ou de la reconfiguration de l ’ordre (les ordine nuovï) fait foi dans l ’ innovation, du fait que la pensée machiavélienne, si elle est une pensée de la guerre, n’est pas fondamentalement hantée par la guerre civile telle que l ’éprouvent les grands États modernes, encore moins de la guerre idéologique ou guerre de religions. La pensée machiavélienne est une pensée sauvage du politique, multiple et essayant différentes formules de traitement de sa d iffi­ culté, guère réductible à une seule circonstance de sa pensée, serait-elle essen­ tielle comme la préoccupation de la guerre, et qui réfléchit la citoyenneté et la civilité depuis une foi dans l ’ action. L ’esprit de la raison d’ État se signale à ce qu’ il extrait de la pensée de Machiavel la part maudite - le dispositif machiavé­ lique - qu’ il anoblit, en lui assignant un autre but : l ’ intérêt conservateur de l ’Etat. C’est par ce trait de l ’ idéal conservateur que les doctrines de la raison d’État ont raisonné l ’État et posé une borne à toute possibilité de démesure dans le poli­ tique. Cet idéal conservateur doit être évalué contradictoirement : c’est un parti de l ’ordre et de la contrainte, qui ne se réclame pas du progressisme, mais c’ est, par là même, un parti de la prudence, récalcitrant à toutes les aventures de l ’ innovation, à toute spéculation sur la guerre civile, allergique au populisme, et n’ accordant pas la contrainte d’ autorité à la souveraineté du geste ou à la puis­ sance de la machine d’État, et, bien sûr, profondément opposé aux formes modernes et démesurées de tyrannie comme le fascisme. L ’exigence conserva­ trice mesure la puissance, quand bien même le critère ne serait pas celui de la

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stabilité sur un petit État mais celui de la Realpolitik. En cela, l ’ idéal conserva­ teur des doctrines de la raison d’État est un véritable garde-fou politique. La sagesse des doctrines de la raison d’État tient à ce conservatisme infiniment plus proche de la démocratie que ne l ’est l ’ idéal révolutionnaire de l ’ innovation.

2 LES PROBLÈMES EN SUSPENS Certaines questions politiques fondamentales sur la nature et le rôle de ces doctrines, qui ont pris ainsi d’ autant plus de sens au x x esiècle dans la période contemporaine, ne cessent de se poser pour la pensée actuelle. Nous évoque­ rons deux problèmes essentiels qui demeurent en débat.

2.1. La question de la souveraineté La question se pose de savoir si la pensée de la raison d’État ne livre pas le secret de la souveraineté en ce qu’elle reposerait essentiellement dans la déci­ sion de l ’ état d’exception. La raison d’État ne représente-t-elle pas le bord extrême de la souveraineté qui en est le fondement ? Ou faut-il y voir au contraire, sous la forme de la raison d’État administrative, l ’ inverse de la souveraineté comme commandement et le rappel positif de la souveraineté à l ’ordre du réel ? Schmitt est, de tous les théoriciens, celui qui représente le plus précisément la première position. Sa formule fameuse : « Est souverain celui qui décide de l ’état d’exception » porte une dimension de la raison d’État machiavélique à sa forme pure et fait du geste d ’exclusivité de la décision la détermination essen­ tielle de la souveraineté. La décision de l ’état d’exception définit l ’ essence du politique du fait même que c’est dans l ’état d’exception où le droit est suspendu que se rencontre son essence. La loi n’est jamais qu’ un fait de décision arbi­ traire posée par celui qui décide, le souverain, qui l ’ inscrit comme norme à laquelle il s’est soustrait, telle qu’ une fois promulguée elle devient une norme autosuffisante. Le for de la raison d’État s’ apparenterait, dans la dénégation, à la reconnaissance de cette concentration de la politique dans la décision d’un chef, avec pour corollaire la concentration de l ’ action dans l ’ unité d’ un peuple : « Avant toute chose, il y a l'évidence en acte du peuple solidement uni3 ».

Logique de la décision comme détermination d ’un peuple et de son mode d’être-un, opérant en partisan le partage entre l ’ ami et l ’ ennemi, et déterminant l ’essence conflictuelle du politique. Pour Schmitt, tout ce qui est conflictuel est politique et tout ce qui est politique ressortit de l ’ État total. Si la raison d’État à sa pointe extrême désigne l ’ essence secrète de la souveraineté, cela signifie, par là même, que le geste de décision, toujours discriminant de l ’ ami et de l ’ennemi, est un geste de guerre absolue : l ’ennemi n’est plus le représentant de

3 Schmitt C , Théorie de la Constitution (trad. L. Déroché), Paris, PUF, Léviathan, 1993.

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l ’État ennemi, celui qui n’ est ennemi qu’ à ce titre, il l ’est absolument et devient le criminel. La détermination de la décision souveraine enveloppe la guerre comme montée aux extrêmes, reprenant la pensée de Clausewitz pour l ’outrer : la formule de celui-ci « la guerre est la continuation de la politique par d’ autres moyens » qui n’ intégrait pas la guerre à la politique sans chercher, en même temps et pour une part, à la civiliser, la policer, la réguler et la contenir dans des limites, est ici portée à l ’extrême, au point de s’inverser de telle sorte que l ’essence de la politique est la guerre absolue. L ’ idée selon laquelle toute guerre contient tendanciellement la montée aux extrêmes, contredite dans la pensée de Clausewitz par ce que ce dernier nomme les frictions, existantes de fait comme dans son concept même en raison de l ’ hétéronomie principielle des conditions de la politique et de la résistance du réel, s’y trouve désormais radicalisée. Ce qui représentait pour Clausewitz une menace, celle des guerres de démesure, que le réel avait de fortes probabilités de circonvenir4, devient pour Schmitt la règle et la prescription. Aussi, en reprenant le thème de la raison d’État comme trouvant sa vérité dans le décisionnisme, et comme livrant le fin mot de la souveraineté, Schmitt conduit à une pensée de la guerre absolue au niveau mondial selon un partage de l ’ ami/ennemi qui interprète les guerres contemporaines comme des guerres civiles à grande échelle. Mesuré aux traits distinctifs des doctrines de la raison d’État, le décision­ nisme de Schmitt emprunte une voie diamétralement opposée à celle de la raison d’État - comme à d’ autres égards à celle de Machiavel - , de sa forme de contrainte d’ autorité, sur le plan de la raison d’État machiavélique elle-même. Presque tout distingue, en effet, la pensée de la raison d’État du décisionnisme de Schmitt : la hantise de la guerre civile et le souci de rompre avec son modèle, la défiance à l ’égard du peuple et le non-recours à la notion même de peuple, le refus de l ’ idéal révolutionnaire et innovant du fait même que la raison d’État est tout sauf cet idéal de conservatisme révolutionnaire, pour reprendre l ’expres­ sion du fascisme, la recherche constante de limites. Presque tout : du fait même qu’ à la différence des doctrines de la raison d’État, Schmitt cherche des fonde­ ments théologico-politiques à sa théorie de la constitution tandis qu’ il rejette toute idée d’ une spécificité et d’ une autonomie du politique. Le politique ne désigne pas pour lui une sphère particulière mais comprend toute la vie de l ’ individu, ce qui résonne dans le projet même de l ’ État total. Presque tout, mais non pas tout : car ce que Schmitt diagnostique, prélève pour l ’ introduire dans une configuration de pensée tout à fait opposée, ce qu’ il radicalise, c’est bien la contrainte d’ autorité en sa version aiguë. Aussi, la question demeure de savoir si la pensée de la raison d’État n’enveloppe pas le noyau du décision­ nisme et ne livre pas le secret du fait de souveraineté. C ’est en un sens approchant et, cette fois, d’ un point de vue résolument critique qu’Arendt met en évidence la proximité entre la raison d’État et la souveraineté, comme faisant consister, l ’ une et l ’ autre, l ’essence du politique dans le commandement5. La raison d’ État comme la pensée de la souveraineté

4 Terray E., Clausewitz, Paris, Fayard, 1999. 5 Arendt H., La crise de la culture (trad. P. Levy), Paris, Gallimard, Idées, 1972, 182.

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ressortissent du paradigme de l ’ action comme fabrication. L ’ approche d’Arendt met en lumière la complicité entre souveraineté et raison d’État dans la figure d’ une volonté qui commande et décide et dans celle d’un État posé comme œuvre à accomplir - volonté de l ’ indivision qui vit de sa dissension, État de l ’Un qui vit de sa guerre intérieure et extérieure. La raison d’État machiavélique, qui jure avec la liberté machiavélienne, définit bien les traits de l ’essence de la souveraineté dont il convient précisément de se départir si l ’on veut défendre la polis et la liberté. Une telle configuration ne peut être combattue qu’en désemparant le for intérieur de la raison d’État, celui de la décision souveraine et solitaire : c’est par le dessaisissement de celui qui décide et l ’exposition de l ’ action à la condition de la pluralité que la raison d’État peut être ruinée en son mauvais fond et tout l ’édifice de la souveraineté touché à son point névralgique, défait en son défaut d’essence de la volonté et de l ’État. Le problème est relancé à nouveau si l ’on considère qu’ il convient d’ inverser la perspective et de penser, ainsi que le fait Foucault, l ’émergence du discours de la raison d’État comme ce qui vient récuser le discours mystificateur de la souveraineté et dénoncer en lui la forme même du pouvoir en vue du pouvoir. La raison d’État est dès lors le nom de ce qui rappelle la souveraineté à l ’ordre du réel et de ce qui s’oppose positivement à la formule de la souveraineté. La seconde voie de la raison d’État, italienne et allemande, incarnerait particuliè­ rement ce mouvement de désenchantement de la souveraineté et de rejet du pouvoir absolu. La souveraineté ne ferait consister son bien que dans le main­ tien de son pouvoir en une circularité essentielle par où loi et souveraineté font corps l ’une avec l ’ autre : la souveraineté se donne pour but le bien commun et exige tout sacrifice à ce bien, alors même qu’ ici « le bien, c’est l ’ obéissance à la loi, donc le bien que se propose la souveraineté, c’est que les gens lui obéis­ sent » (Foucault 1976-79, 646). Machiavel appartiendrait encore au discours de la souveraineté, il en serait même un modèle essentiel. C ’est en ces termes que Foucault interprète l ’émergence des discours de la raison d’État contre le discours autosuffisant de la souveraineté, comme le rappel positif et affirmateur de l ’État à sa rationalité économique, administrative, à la nécessaire confrontation à tout ce qui le conditionne. Le discours de la raison d’ État se décentre de la préoccupation du « bien commun » pour disposer à une « fin convenable », c’est-à-dire une pluralité de fins disponibles (Foucault 1976-79, 648). Il rappelle au réel, en deux sens. Le premier est celui de l ’épreuve de force qui est épreuve de réalité : la raison d’ État pose que la consistance de l ’État s’évalue comparativement, dans un univers « ouvert sur un temps indé­ fin i où les États ont à lutter les uns contre les autres pour assurer leur survie propre » (Foucault 1976-79, 780), donnant sens à la vérité de la frontière. Le second sens est le rappel aux besoins concrets du pays, à la gestion de ses conditions économiques et administratives d’existence. La raison d’État vient nommer le rapport d ’ immanence de l ’ art de gouverner à la concrétion particu­ lière d’ un État déterminé, disposant de ses forces particulières et comprenant ses propres limites. Le rappel au réel est, par lui-même, une délégitimation du pouvoir absolu, et c’ est ce mouvement qui se trouve ici assuré par la substitu­ tion du monde immanent des règles à celui transcendant de la loi. La raison

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d’État incarne déjà le retour de l ’État sur terre et l ’esquisse d’ une politique sur le plan de son immanence. À travers ces interprétations qui conjuguent très différemment raison d’État et souveraineté, l ’exposé doctrinal de la raison d’État pose la question même de la souveraineté et soulève l ’ interrogation sur la légitimité de la notion. La ques­ tion demeure entière de savoir si ces doctrines conduisent, directement ou indi­ rectement, au soupçon jeté sur la souveraineté ; ou si, au contraire, du lieu de leur reconsidération critique, il n’ est pas requis de penser les conditions institu­ tionnelles de la souveraineté légitime et de la représentation politique, depuis l ’émergence de la souveraineté entendue comme affranchissement de l ’ État des factions civiles et des tutelles despotiques, moment d’ un devenir rationnel du politique auquel les doctrines ont concouru.

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2.2. L'affranchissement du religieux et la rationalité de l'État Le discours de la raison d’État a-t-il constitué une étape de transition entre la pensée religieuse et les théories du droit naturel ? Cette question se pose d’ autant plus lorsque l ’on reconnaît que, loin de constituer un obstacle à la formation d’ un espace public, le discours de la raison d’État l ’a rendu possible. Il a levé la question du secret (Gauchet 1994). S’ est-il agi, dès lors à travers ce discours, de la rationalisation de l ’État suivant le long procès d’ affranchisse­ ment du religieux et de sa sécularisation ? L ’ État ne s’est-il pas raisonné à proportion et à mesure de son affranchissement du religieux ? Gauchet déploie le mouvement général de cette rationalisation de l ’État qui connut son essor dans le contexte français. La longue genèse de l ’État - et l ’ avènement de la double distinction de l ’État et d’ avec la communauté politique sur laquelle son autorité s’exerce et d’ avec ses dirigeants (Gauchet 1994, 201) - s’est accom­ plie, selon lui, dans le contexte de restauration de l ’ autorité royale et de terme mis aux guerres de religion (contexte propre à la France), par la dissociation entre l ’ appartenance civile et la croyance religieuse (Gauchet 1994, 200). Là se situerait la rationalité de la raison d’État. Gauchet montre comment le discours de la raison d’État est d ’ abord « le discours au travers duquel s’ impose la réalité nouvelle de l ’ instance politique » (Gauchet 1994, 197), l ’ irruption de l ’ impersonnalité du principe du pouvoir, de son impartialité, et comment le foyer de ce discours n’ est à situer « nulle part ailleurs que dans l ’État lui-même ». L ’État se met en discours dans son principe de rationalité et fait valoir l ’ autorité de la chose publique aux dépens de toute adhésion partisane et de toute guerre d’ emprise confessionnelle. Le discours de la raison d’État est d ’ abord le mouvement de prise de conscience de la souve­ raineté de l ’ État sur toute division intérieure et contre toute tutelle extérieure. Le « saut périlleux » d’ Henri IV , lors de son « Paris vaut bien une messe » et son œuvre de réconciliation font de lui, selon l ’expression de Crouzet, « le roi de la raison ». La raison d’État incarne l ’ affranchissement de l ’État des luttes factionnelles et incarne la sensibilité à son indépendance impartiale. C ’ est la consécration de l ’ indépendance de l ’ État pacificateur que la fortune de la raison d’État accompagne. Un nouveau partage voit le jour entre le principe immémorial de sujétion du politique au sacré religieux et la manière qu’ a l ’État

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de servir Dieu sur une base séculière (Gauchet 1994, 225). Dans ce moment où l ’État devient non une fin en soi, mais la condition des fins (Gauchet 1994, 229), ce dont il est question, c’est de l ’ émancipation de l ’ État de son préordon­ nancement à des fins religieuses. À ce titre, ce discours émancipateur de la raison d’État est soigneusement à distinguer des doctrines de la raison d’État italiennes et allemandes qui repré­ senteraient, selon Gauchet, autant de mouvements réactifs contre cette émanci­ pation dont l ’ Histoire de la France consacra le modèle. L ’ accusation de machiavélisme et l ’ anathème lancé contre la raison d’État machiavélique, accusée de pouvoir tyrannique et impie, viserait, dès lors, cette naissance de l ’État moderne en son principe d’ impartialité et d’ indépendance. Les doctrines de la raison d’État italienne et allemande - en raison de la différence géogra­ phique de l ’histoire politique - , et la mise en forme doctrinale de l ’expression de « raison d’ État » chercheraient à réinscrire le phénomène dans le cadre ancien et traditionnel, dans l ’élément de la dépendance au religieux, comme en témoigne la protestation de Botero, « dans le cadre même qu’elle subvertit » (Gauchet 1994, 222). « La théorie de la raison d'État est la pensée de l'État du dehors, là où il n'existe pas, à la lumière de ce que son affirmation effective tend à détruire » (Gauchet 1994, 224).

Le discours qui fait valoir une tout autre raison de l ’État relèverait d’ une réaction contre le principe de l ’État et son affranchissement rationnel. Discours réactif qui réinscrit l ’ État dans la perspective d’ une finalité du bien commun, conçu en termes religieux, et le subordonne à une autorité spirituelle extérieure, discours propre à toutes les sensibilités factieuses des différentes religions (catholique comme protestante). Le modèle français du surgissement de l ’État serait perçu, dans l ’universalité qu’ il représente, comme une menace pesant sur l ’ ancien ordre. Les doctrines de la raison d’État seraient des mises en forme de cette inquiétude réactionnaire par rapport au surgissement de l ’État moderne. Le véritable discours de la raison d’État, qui n’ est pas celui de sa mise en doctrine seconde et réactive, présenterait l ’État comme fin en son rôle de condi­ tion nécessaire, ce qui ne saurait aller sans un réinvestissement du sacré dans la consécration de l ’État, l ’élévation d’ un autre autel, comme en témoigne l ’époque du « roi de raison ». C ’est ce modèle, nécessairement impur, de consécration et de sécularisation qui représente un moment lui-même dans le long processus de désengagement politique du religieux. Gauchet en déploie avec ampleur et justesse de vue la rationalité. La question de cet affranchissement du religieux nécessaire à la rationalité affirmative de l ’ État fait pourtant l ’ objet d’un débat actuel. La question ne porte pas sur l ’existence de son processus, remarquablement mis en lumière dans l ’étude qu’en donne Gauchet, mais sur l ’ interprétation du rôle essentiellement réactif des doctrines italiennes et allemandes de la raison d’État (et de leur fait doctrinal) et de l ’ affirmation de cette seule valeur de rationalité et de modernité, celle qui tient à l ’ affranchissement du religieux, et sur l ’ univocité d’ approche de cette voie interprétative. La raison d’Etat italienne mais surtout la raison d’État allemande témoignent, dans la pluralité d ’entrées de leurs stratégies argumentatives, d’ un rôle essentiellement constructif et non réactif, particuliè-

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rement dans la doctrine du Wohlfahrt. Senellart, conséquemment à ses études sur les doctrines allemandes, conteste que la rationalité moderne de l ’État se soit seulement formée en rupture avec la pensée religieuse ou dans l ’ axe de sa sécularisation et montre les différents abords rationnels dans la construction de la rationalité de l ’État, dont certains n’ont pas suivi le modèle français tout en contribuant grandement à la formation de l ’ État moderne. Il tire bien plutôt la conclusion que le religieux a joué les rôles les plus divers dans le jeu straté­ gique de la rationalité politique et que le fond du débat, philosophique, est qu’ il nous faut opérer un nouveau dégagement critique. Récusant « l ’ idée d’ une rationalisation entendue comme mouvement global de sécularisation », il oppose l ’ existence de plusieurs types de rationalité politique non unifiables qui se croisent particulièrement dans les doctrines de la raison d’État italienne, française et allemande, aux x v ieet xvn esiècles, et offrent une tout autre place à la pensée du Moyen Âge. La reconnaissance de ces faits ne peut avoir lieu sans une certaine mutation philosophique et un retournement critique : « À la question du xvmesiècle : en quoi la raison doit-elle encore s'affranchir du religieux ?, écrit-il, répond celle-ci, qui est la nôtre : en quoi la raison doit-elle s'affran­ chir de l'illusion qu'elle s'est affranchie du religieux6 ? »

Question critique de notre temps qui réinterroge la raison comme agence­ ment de rationalités que la raison aurait tort de méconnaître si elle veut ne pas demeurer obscure à elle-même. S’ affranchir de cette illusion seconde, c’ est précisément apprendre à entendre le rationnel dans le religieux et ce qui s’en démarque de toute forme d’ irrationalité. C ’est sans doute également prendre ses distances à l ’égard de tout ce qui peut, de près ou de loin, laisser penser l ’existence d’un progrès de la rationali­ sation, qui tourne nécessairement à l ’ affirmation d’une univocité de rationalité, rompre à la fois avec le modèle continuiste et univoque et affirmer les glisse­ ments de valeur et la pluralité des émergences de rationalité selon des rythmes et dans des espaces qui ne sont pas communs, au moment même où ils entrent en concurrence. Foucault écrit en ce sens :

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« Je pense que le mot "rationalisation" est dangereux. Ce q u 'il faut faire, c'est analyser des rationalités spécifiques plutôt que d'invoquer sans cesse les progrès de la rationali­ sation en général » (Foucault 1980-88, 225).

Les discours de la raison d’État et leurs doctrines représentent autant de formes rationnelles qui relèvent sans doute d’un criticisme pluriel. « La raison d’État », l ’expression ne désigne pas tant le m otif d’une raison se soustrayant à toute juridiction de la raison commune et élevée abusivement au rang de raison ultime, mais elle est à entendre comme principe d’ assignation du champ dont la politique doit prendre soin comme sa destination (a contrario de l ’ intérêt personnel des gouvernants ou de l ’ arrimage à l ’ identité d’ un peuple). Principe d’ assignation de sa région rationnelle qui est en même temps assignation de limites à ce qui lui est extérieur (comme à l ’égard du pouvoir de l ’Église et du

6 Senellart M., « Un auteur face à son livre : pourquoi faire l'histoire des modes de gouvernement », in : Il Pensiero Politico, Firenze, Olschki, n° 3 (settembre-dicembre), anno XXIX, 472-481, 473.

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pouvoir théologique) et à elle-même. La raison d ’ État participe de l ’ idéal de I ’Aufklärung qui est de déterminer des champs de raisons et de poser des limites (absolues et relatives) comme de calculer la marge tolérable de fran­ chissement des limites : pensée de l ’ affranchissement et du franchissement calculé. Elle est le nom d ’ une pensée critique de la raison politique. Elle repré­ sente un des vecteurs de l ’ idéal des Lumières, non pas de celui qui fait converger toutes les destinations vers une même fin de l ’ Humanité, la valeur de la personne humaine, mais celui qui, dans le retrait critique d’ une ambition d ’ unité de l ’ Humanité et une reconnaissance de la frontière, détermine des limites du politique. Tout idéal d ’ Empire est ruiné, « Rome enfin disparaît » (Foucault 1976-79, 648), et l ’ ouverture sur le temps des États marque cette pensée des limites entre les États, de ce qui est extérieur à sa valeur et de sa valeur même. Criticisme nécessairement positif et pluriel qui s’exprime en différentes rationalités ou passe par différents devenirs qui ne renvoient pas à un même progrès. Il y a là diverses manières de poser des limites et d’ en régler le franchissement. Cette rationalité critique, diffractée et plurielle, n’ est pas, en chaque cas, sans évoquer ce nœud où le rationnel et l ’ irrationnel de la raison d ’État se côtoient d’étrange façon, qui revêt, chaque fois, des formes différentes. Lieu d ’ oscilla­ tion entre l ’ affirmation de ce qui échappe à la raison et l ’ affirmation de rationa­ lité. Mise en ironie de la folie de l ’État et de sa raison même, maxime générale du vis-à-vis, sagesse du politique toujours à l ’épreuve de sa déraison. Dans le droit f il de cette formule critique de Charron dans De la sagesse : « La sagesse et la folie sont fort voisines : il n'y a qu'un dem i-tour de l'une à l'autre. Cela se voit aux actions des insensés » (Sagesse, \, 14).

Ce criticisme est problématique du fait que ces différentes manières de circonscription des limites et de leur franchissement relatif ne concernent pas un champ dont l ’ horizon d’ universalité renverrait à une destination de l ’homme. Il s’ agit d’ un criticisme rapporté à une donnée empirique et à un temps de l ’ Histoire, temps qui, si on ne saurait se prononcer sur sa fin, a eu son commencement.

3 L'EQUIVOQUE DOCTRINALE Une telle relation ironique est sans doute le trait le plus essentiel des discours sur la raison d’État : il ne concerne pas seulement la circulation de ses énoncés mais le jeu des formes de son énonciation. Ici le criticisme ne se départit pas de l’entre­ tien d’un rapport positif et négatif à la doctrine et ne quitte pas l’élément de sa mise en paradoxe. L’équivoque des discours sur la raison d’État leur est constitu­ tive et l’exposé des doctrines de la raison d’État toujours à plusieurs ententes. L’obliquité est celle de la question et porte déjà sur l’identification de son l’existence même. À quoi peut bien tenir cette identification ? À la présence dans un discours de son expression ? À celle de la chose ? Machiavel ne parle pas de raison d’État et la richesse de sa pensée ne peut guère se laisser réduire à

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celle-ci. Mais il y a en elle suffisamment d’éléments pour y songer. Il en parle. À un autre bout, Seckendorff refuse l ’expression de raison d’État comme ratio status pour éviter toute équivoque, sa pensée de l ’état de police dessine un autre espace. Cette différence d’espace - réelle autant que revendiquée - le place-t-il pour autant hors du champ ? L ’incommensurabilité ne suffit pas à quitter le champ notionnel. En un sens il refuse le terme, mais défend la chose. Avec Botero, le terme apparaît en propre : cela signifie-t-il nécessairement pour autant que c’est là la chose même qui est présentée en sa vérité ? Elle ne présente plus les caractères attribués par l ’opinion et se défend de l ’ usage insis­ tant souterrainement. Doit-on pour cela lui accorder quitus du caractère scienti­ fique de sa définition ? La distinction entre les discours qui revendiquent le terme et ceux qui ne le revendiquent pas représente-t-elle ici un critère discrimi­ nant ? La revendication personnelle vaut-elle appropriation du concept ? Botero parle-t-il de la même chose ? Et parle-t-il complètement d’ autre chose ? Plutôt qu’ une définition rigoureuse enfin délivrée de l ’opinion, n’ a-t-on pas affaire à un autre geste provocateur, une reprise du geste de provocation machiavélique, à une autre position du sujet de l ’énonciation ? À quoi tient le sujet du discours de la raison d’État ? À l ’ identité du terme ? À celle de la chose ? Une chose éminemment fuyante, tant les contours en sont variables. Bien des choses diffé­ rentes se trouvent ici concernées, que nous les nommions par ce terme ou que nous les visions sans faire usage du terme. Il faut bien pourtant qu’elles aient entre elles une lointaine parenté, que la chose se présente différemment. Chose que nous tenterions en vain de nous approprier rigoureusement, tant elle-même se déplace. N i unifiée, ni unifiante, par rapport à laquelle les différents discours présentent une proximité qui ne fait pas une essence. Les pérégrinations du terme, ses déplacements, ses présences explicites ou en creux, témoignent du défaut qu’il y aurait à en réserver l ’usage à une seule expression. Les discours autour de la raison d’État ont donné lieu à différents procès de rationalité de l ’État. Il faudrait en tirer toutes les conséquences. Ainsi, il n’est pas sûr qu’il soit très juste, sur le plan du discours de vérité, de trier le bon grain de l ’ ivraie et d’établir une distinction bien nette entre une vraie raison d’État et une fausse, ou une bonne et une mauvaise. L ’ affirmation d’une ligne de démarcation et le geste de démarquage n’ ont pas grande valeur de vérité, dès lors que les doctrines ont toutes contribué, à leur manière, au surgissement de rationalités de l ’État, qu’ il s’agisse de la raison dite machiavé­ lique et de son procès de gestation de l ’ impartialité de l ’État ou de la raison d’ État administrative et économique, ou encore de celle qui a structuré l ’ indé­ pendance du droit public allemand et prit valeur ici d’émancipation du droit romain. Il n’y a pas plus de raison de placer l ’opposition entre le faux et le vrai entre une raison d’État prudente ou une raison extrême (ou l ’ inverse) que de la placer entre une raison d ’État concrète et une raison d’État abstraite. Pas davan­ tage entre une raison d’État décisionniste et une raison d’État administrative. S’ agit-il d’ opposer l ’une à l ’ autre ou encore de récuser toute raison d ’État pour son apparentement à l ’ autre ? Les différentes raisons d’État ont joué des rôles de rationalité de l ’État et le geste de tri n’est pas fondé en vérité. L ’opération de distinction, toujours à la fois réactive et active, n’ a pas de valeur de vérité : elle

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a une valeur d’ émergence. Aussi n’ y a-t-il pas lieu, du point de vue du discours de vérité, d’ opposer, comme on le fait souvent, une vraie raison d’État au machiavélisme pas plus que de considérer les doctrines de la raison d’État italienne et allemande comme réactives à l ’ égard de la vraie raison d’État, prétendument machiavélique et qui a contribué à la naissance de la souverai­ neté de l ’État. L ’ une ou l ’ autre interprétation laisse, chaque fois, de côté une des dimensions rationnelles de l ’ État et un des abords possibles présidant à sa construction. Le mérite de chaque interprétation est de faire ressortir une ratio­ nalité spécifique. Cette affirmation d’ émergence s’ appuie toujours sur l ’ alléga­ tion du dire-vrai, sur la maîtrise d’ un effet de vérité. Elle prend une valeur polémique. Ces interprétations ne font que reconduire en cela le geste même de toute doctrine de la raison d’État, son habitus ou son idiosyncrasie. La première raison d’État, celle qui ne dit pas ou n’ avoue pas son nom et qui l ’entend naître de la rumeur, se démarque ainsi du machiavélisme. La raison d’État est née de ce geste de se porter contre, de se défendre de soi et de s’en déprendre. Toutes les formules de la première raison d’État, qu’elles soient celle de Charron ou de Juste Lipse, participent de ce geste. Il en est de même de la seconde raison d’État, celle de Botero qui en revendiqua le nom : elle s’ appuie sur ce geste d’ appropriation du nom et du titre de sa vérité ; et la question ne cesse de se présenter généralement dans toutes les formules, jusqu’ à celle de se passer de vouloir se passer du nom pour mieux marquer la distinction. Cette attitude ne fait pas nécessairement coïncider, du reste, le m o tif de la vérité avec celui de la moralité : ainsi, la théorie de Naudé reconduit Y habitus en réservant le titre de vérité à la formule de l ’extrême, du coup d’ État, contre celle de la mesure, de la maxime et la revendication de vérité n’est pas directement ici revendication de prudence. Le fait d’ idiosyncrasie se maintient, comme si toute affirmation de la rationalité de l ’État avançait masquée et ne pouvait marquer la rationalité de telle empreinte particulière ou la faire consister sous tel aspect prédominant sans récuser tout titre de légitimité à un autre aspect. La rationalité de l ’État s’est constituée par la voie d’ une concurrence de légitimités. L ’équivoque doctrinale - et le symptôme qui la récuse - est un fait d'ethos des discours de la raison d’État. Elle ne tient pas seulement à une allégation de moralité, mais à une manière de pensée qui est celle de l ’ entretien de l ’ ambi­ guïté et de la duplicité essentielle. L ’ ambiguïté est de divulgation : pas de discours de la raison d’État qui ne soit un geste simultané d’ institution de la raison d’État et de sa destitution et réciproquement, toujours selon un mode d’ articulation particulier (qui peut prendre un tour sophistique comme chez Naudé et être de défense et d’ attaque, ou, très différemment comme chez Botero, de défection et de recentrage). Le geste se met en œuvre dans des straté­ gies argumentatives. Chaque discours de la raison d’État déploie une stratégie argumentative à plusieurs entrées qui connaît toujours un rapport d’envers à endroit, et de telle façon que l ’on peut toujours renverser le rapport, conjuguant à la fois le coup et la défausse. L ’ avancée sur un front peut fort bien se conjuguer avec le recul sur un autre et la question de ce qui motive personnelle­ ment l ’ auteur de l ’ œuvre, son intention - dénonciation ou, au contraire, défense

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et illustration de la raison d’État - s’ avère relativement secondaire. Les doctrines représentent autant de formes d’ argumentation qui ne sont jamais stabilisées. D ’ une doctrine à l ’ autre, ce qui change, c’est seulement le mode d ’ articulation de l ’ équivocité. Il y va des ambiguïtés mêmes de ce style de discours qui ne peut les lever. Ambiguïté déjà présente dans le fait de sa première présentation : comment demander au public de reconnaître à l ’État le droit de se soustraire au jugement du public ? Ambiguïté reconduite dans toute argumentation, et de multiples façons. Le geste doctrinal qui normalise et expurge est aussi celui qui entérine et sacralise, accuse les traits de la pensée sauvage du politique, c’est-à-dire qu’ il aggrave autant qu’ il atténue. Si, en posant des limites, il défait le caractère « dangereusement flou de l ’espace de la volonté, et de la décision politique, ouvert par Machiavel », comme l ’explique fort judicieusement Fontana7, le geste doctrinal consacre et légitime, et n’échappe pas à la règle de l ’ ambiguïté : il lui donne seulement un autre tour. S’ il est vrai qu’ avec la raison d’État naît la déclaration des limites, la recherche d ’ une « légalité », comme le souligne Fontana, celle-ci prend d’ autant plus de sens qu’elle reconnaît le cours nouveau donné par là à l ’ ambiguïté. Le geste par lequel l ’État se raisonne est aussi celui par lequel l ’État prend soin de luimême, de ses possibilités et de ses légitimités, des limites extérieures et inté­ rieures, et, comme dans tout souci de soi, ce qui vient avec la préoccupation critique et quasi éthique de soi-même, c’ est le procès de véridiction, l ’ acte par lequel l ’État reconnaît sa propre vérité tout en cherchant à la faire reconnaître des autres : mouvement positif de rapport-à-soi indissociable du rapport à l ’ autre que soi, mais au cours duquel en même temps, si l ’État se raisonne, il n’est pas nécessairement sage, il est aussi également un « bavard » et « vit d ’ idéologie» (Aron 1993, 187). La raison d’État est le geste de réflexivité critique et d’ idéologie profuse de l ’ État. La pratique du secret n’ interdit pas cette profusion de paroles qui comprend avec elle l ’ allégation réitérée de la transparence et la reprise de l ’opacité. Ce qui est irréductible à la forme des doctrines de la raison d’État, c’est l ’ ambiguïté qu’elles ne peuvent lever. Faudrait-il la lever ? Loin s’en faut. L ’entretien de l ’ ambiguïté n’est pas entretien du mystère, tout au contraire. Elle est le gage de la raisonnabilité. L ’ ambiguïté est loin d’ hypothéquer la légitimité de la notion, et pas davantage un de ses usages, celui de la raison d’ État machia­ vélique, dont il conviendrait de se démarquer. Lorsque l ’État cesse de se mettre en raisons, qu’ il ne se préoccupe plus de penser et de s’expliquer sur ce qui le motive, c’est alors que le mystère prévaut et que le péril pointe. La démystification ne tient pas non plus à la mise en avant d’ une technicité du gouvernement. L ’ affirmation du mystère du pouvoir peut fort bien se conjuguer avec celle de la technicité, c’est même lorsque le mystère et la mise en œuvre de technicité et l ’exhibition qui l ’ accompagne font leur jonction et établissent un axe commun qu’ils s’ accordent à la levée de toute ambiguïté et relèguent toute rationalité de l ’État. C ’est alors que la fascination logicienne et

7 Fontana A., « Fortune et décision chez Machiavel », in : Archives de philosophie, T. 62, Cahier 2, avril-juin 1999, 255-267, 267.

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la fascination mythique se rencontrent (Aron 1993, 134 ; Cassirer 1993, 18 et 3808). La raison d’État tire, au contraire, toute sa légitimité de l ’entretien de l ’ ambi­ guïté. Celle-ci tient à ce qui demeure en elle d’ irréductible dans le contenu à toute exposition systématique, le fait de la décision et de l ’ autorité, qu’ on en appelle à un machiavélisme modéré, fort éloigné du machiavélisme absolu, ou à un providentialisme tempéré de l ’État et une autorité administrative mesurée, fort éloignée de la foi sans bornes dans l ’ administration des choses comme le souligne Aron : « Les régimes totalitaires du xxcsiècle ont démontré que, s'il y a une idée fausse, c'est celle que l'administration des choses remplace le gouvernement des personnes. Ce qui est apparu en pleine clarté, c'est que, lorsqu'on veut administrer toutes les choses, on est obligé de gouverner en même temps toutes les personnes » (Aron 1993, 178).

Il convient d’éviter ici aussi bien le mythe décisionniste que celui du « tout administratif ». Les doctrines de la raison d’État prennent sens du fait d’excéder leur contexte et de nous faire saisir la difficulté intrinsèque du gouvernement sous l ’ angle de la décision et de l ’ administration. La technicisa­ tion de la politique n’échappe à la difficulté - de principe - de gouverner. C ’est en ces directions mesurées qu’elles nous mettent sur la voie, d’ un côté, d’ une estime raisonnable de la solitude de la décision, de l ’ autre, d’ une critique de l ’ opposition binaire entre le gouvernement des hommes et l ’ administration des choses. Il n’est pas dit toutefois que cette pensée mesurée trouve son expression adéquate dans l ’élément doctrinal : de même qu’ à un bord, la tyrannie se passe de toute doctrine de la raison d’ État comme de tout régime politique, et se veut hors doctrine et hors régime, à l ’ autre bord, la démocratie ne saurait s’ appuyer sur la forme-doctrine de la raison d ’État. Récusant toute décision qui passerait au-dessus de la délibération publique et toute autorité qui entamerait la liberté indéterminable du citoyen, elle ne peut défendre la doctrine, tout en ne pouvant se passer de sa pensée secrète. Cette pensée renverrait plutôt à une autre attitude ou disposition d’ esprit que l ’ on peut qualifier d’hypodoctrinale et qui renvoie à la prise en compte de la part d’art de la politique dont le politique ne fait pas gloire mais auquel il doit recourir. Elle ne saurait faire l ’objet d’ une déclaration. Ce savoir de la décision et de la contrainte d’ autorité - décider pour les autres et à leur place - ne ressortit pas d’ une réponse générale sur le politique, mais, pour reprendre la formule d’Aron, d’ une « casuistique de la morale politique » où « se marque­ raient les antinomies et les possibles solutions » (Aron 1993, 375), analyse des cas particuliers d’ autant plus essentielle que le x x esiècle a été le siècle même des cas extrêmes, exigeant une perspicacité de jugement qui permet de faire la discrimination entre les moments compréhensibles de raison d’ État et ceux où il faut la récuser. Ce discours hypodoctrinal ne s’élève pas en construction systématique : ici la critique efface la doctrine. Elle se maintient dans une ambiguïté dont elle ne prétend pas guérir et une position qu’ elle sait difficile,

8 Cassirer E., Le mythe de l'État (trad. B. Vergely), Paris, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 1993, 18 et 380.

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qu’elle ne saurait défendre comme position. L ’humanité et la conscience de l ’humanité sont ici tout entières dans l ’endurance de l ’ ambiguïté. Cette pensée ajustée, qui ne s’arroge pas le titre de doctrine mais rappelle l ’ État à l ’ordre du discours, doit tenir la position inconfortable, seule susceptible de n’être pas injuste, de se dire dans un mi-dire : un dire simultanément conscient de ce que « ce dont on ne peut parler », d’ un côté, « il faut le taire9 » comme de l ’autre, « il faut le dire » (pour reprendre une orientation qui est celle de la levée freu­ dienne de l ’énigme). À l ’ intelligence de ce mi-dire, les doctrines de la raison d’ État, par la diversité de leurs déploiements des difficultés et des solutions, ont ouvert une voie avertie.

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INDEX RERUM

(O u tre les n o tio n s , s o n t in c lu s d a n s l 'in d ex rerum les n o m s des p e rso n n a g e s h is to riq u e s et les n o m s d e lie u x .)

armand colin.

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A A b s o lu tis m e , 9, 53, 83, 88, 97, 108, 109, 112, 124, 126, 128, 130, 136, 152, 165 A c h ille , 92 A c q u is itio n , 21, 63 A d m in is tr a tio n , 47 , 64, 71, 102, 128, 145, 147, 151, 156, 163, 165, 176, 2 0 4 A d m in is tr a tio n des cho ses, 145, 147, 151 A lle m a g n e , 9, 40 , 156, 159, 163, 165, 187 A m itié , 22, 54, 99, 100, 148, 178 A n c re (m a ré c h a l d '), 77 A n g le te rre , 43 A n n e (la d y ), 95, 96 A p o llo n , 141 A ra s p e , 122 A rc a n e , arcana, arcana im pe­ rii , 77, 79, 81, 90, 92, 109, 112, 147, 159, 161 A rg u m e n t d 'A z o , 13 A r t d e g o u v e rn e r, 76, 145, 146, 170, 176 A r t d e l'É ta t, 32, 33 Arte del Io stato, 17, 18, 26 A r th u r d e B re ta g n e , 13 Aufklärung , 20 0 A u g u s te , 69, 87, 1 1 4 -1 1 7 , 1 1 9 -1 2 2 , 124, 146 A u to r ité , 42 , 45, 46, 47, 48, 65, 78, 94, 98, 101, 106, 107, 111, 124, 127, 136, 148, 149, 153, 163, 169, 175, 180, 189, 192, 193, 20 4

C a th o lic is m e , 126 C ause c o m m u n e , 174, 175 C ésar, 87, 111, 123 C h a rle s V III, 131 C h a rle s Ier, 43, 103 C in n a , 114, 121 C ito y e n , 43, 50, 64, 167, 168, 169, 175, 176, 180, 192, 193, 20 4 C ito y e n n e té , 193 C iv ilité , 193 Civitas , 11 C o n s e rv a te u r, 59 C o n s e rv a tio n , 11, 18, 21, 61, 62, 63, 65, 103, 104, 130 C o n s e rv a tis m e , 195 C o n tra t s o c ia l, 173 Corpus mysticum, 93 Corpus rei publicae, 93 C o u p d'État, 71, 76, 77, 8 0 -90, 101, 111, 114, 115, 116, 136, 140 C ré d it, 56, 151 C ré o n , 111 C réü se, 110, 111 C rim e d 'É ta t, 117

D D a n ie l, 158 D e u x c o rp s d u R o i, 93, 94 D ic ta tu re , 170 D ire c tio n , 25 D is c ip lin e , 46 Discrezione, 30, 31, 33, 36, 79 D is s im u la tio n , 23, 24, 51, 56, 6 7 , 75, 96, 128, 132, 133, 134, 135, 138, 146, 147 D iv is io n , 25, 26 , 128, 175, 184, 192 D o m in a tio n , 24, 60, 64, 66, 191 D ro it, 68, 99, 137, 150, 154, 165, 167, 168, 182, 185, 187,

201 D r o it n a tu re l, 54, 165, 166, 189 D r o it p u b lic , 69, 154, 162

E B B ie n c o m m u n , 18, 35, 173, 191, 193, 196, 198 B ie n p u b lic , 77, 80, 145, 174, 175, 191, 193 B ie n -ê tre , 164, 186, 187, 190, 191 B o rg ia (C ésar), 22, 28, 120, 149, 151 B ria ré e , 147 B ru tu s, 1 2 0

137, 172, 189, 101,

Ecclesia, 10 É c o n o m ie , 47, 64, 145, 158 É c o n o m ie p o litiq u e , 176, 180 É dit d e N a n te s, 71, 131 E ffic a c ité , 93, 105, 128, 151 Égée, 111 Église, 10, 11, 12, 14, 15, 32, 47 , 59, 65, 66, 76, 78, 126, 131, 139, 199 É lisa b e th (re in e ), 93, 95 E m ilie , 114, 115, 117

E m p ire ,

131,

156,

157,

159,

200 É q u ité , 15, 21, 52, 55, 69, 178 E space p u b lic , 139, 142, 143, 152 Espagne, 30, 40 Essex, 93 État d 'e x c e p tio n , 15, 194 État d e b ie n fa is a n c e , 164, 186 E u ro p e , 43 E x c e p tio n , 57, 59, 101, 103

F Fa scism e, 193 F e rd in a n d d 'A ra g o n , 135, 149 F e rd in a n d d 'E s p a g n e , 151, 152 F lo re n c e , 193 F o n d a te u r, 36 F o n d a tio n , 62 F o rce, 75, 89, 92, 122, 124, 136, 147, 148, 163, 180, 181, 190 F o rtu n e , 27 F rance , 9, 30, 40, 43, 59, 64, 71, 76, 154, 163, 187 F ré d é ric II, 10 F ro n d e , 78

G G a llic a n is m e , 74, 126 G é n é ro s ité , 97, 101, 104, 105, 106, 114 G lo ir e , 21, 38, 114, 115, 116, 118, 149 G o u v e rn e m e n t, g o u v e rn a n t, g o u v e rn é , 12, 18, 20, 23, 25, 33, 42, 49, 50, 5 1 ,5 6 , 57, 60, 68, 128, 147, 150, 151, 161, 169, 176, 177, 186, 199, 20 4 G ra n d tu r c , 149 G ra n d e -B re ta g n e , 43 G ra n d s , 22, 25 , 61, 99 G u e rre , 16, 22, 24, 31, 42, 43, 44 , 64, 68, 116, 145, 159, 170, 180, 184, 189, 193 G u e rre c iv ile , 41, 50, 54, 62, 137, 139, 160, 189, 190, 193, 195 G u e rre d e re lig io n , 139, 197 G u e rre d e T re n te A ns, 43, 159 G u e rre des Fla n d re s, 42 G u e rre s d 'Ita lie , 31 , 43 G u illa u m e d 'O r a n g e , 42 G u is e (d u c de), 77 Gute Polizei, 155, 160, 162, 163, 165

H H a b ile té , 145, 146, 150 H a b s b o u rg s , 156, 162 H e n r i Ier d 'A n g le te rr e , 12 H e n ri IV , 131, 197

Index · 219

Honestas, 11, 13

Honnêteté,

54, 62

Idée, 185

Imperium, 11 In n o v a tio n , novatio, 105, 193, 194 In s titu tio n , 34, 38, 47, 113, 117, 118, 166, 170, 179 In té rê t, 7, 39, 51, 62, 63, 64, 68, 76, 94, 110, 111, 113, 115, 140, 141, 142, 143, 151, 153, 167, 175, 187, 190, 193 In té rê t c o m m u n , 166 In té rê t p riv é , 18 In té rê t p u b lic , 1 13, 130, 133,

173 In té rê ts d 'É ta t, 139 Ita lie , 21, 30, 40 , 157, 165, 187

131,

154,

J Jacq ues Ier d 'A n g le te rre , 92, 94, 147, 161 Jason, 110, 111 Jean d 'A n g le te rre , 13 Jésu s-C hrist, 132 Ju g e m e n t, 12, 56, 57, 98, 107, 108 Justice , 10, 25, 31, 40, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 60, 98, 128, 136, 137, 138, 164 Ju stice d iv in e , 138 J u s tic e n a tu re lle , 56

armand colin.

La photocopie non autorisée est un délit

L La n d , 156 L é g a lité , 150, 203 L é g itim ité , 50, 52, 72, 77, 104, 105, 112, 114, 116, 150, 154, 159, 166, 168, 173, 178, 192, 20 3 , 20 4 L e yde, 42 Libertas, 157, 162, 164 L ib e rté , 24, 25, 26 , 27 , 38, 85, 107, 108, 109, 176, 182, 192, 193, 196, 2 0 4 L ib e rtin a g e , L ib e rtin , 89, 136 L iv ie , 118, 119 Lo i, 12, 15, 16, 19, 20, 22 , 23, 38, 54, 57, 70, 89, 98, 113, 136, 137, 150, 153, 168, 171, 178, 182, 184, 194, 196 Loi n a tu re lle , 5 3 -5 8 , 136, 153 L o u is XI, 86, 90 L o u is X IV , 1 2 5 -1 2 8 , 153

M M a c h ia v e l, 32, 99 M a c h ia v é lis m e , M a c h ia v é li­ que, 18, 19, 23, 27, 29, 51, 52, 53, 60, 68, 70, 99, 101, 110,

180, 182, 186, 190, 1 9 2 ,2 0 2 , 204 M a c h in e , m a c h in a tio n , m a ­ c h in e rie , 68, 71, 76, 81, 111, 176 Majestas, 157, 159, 162, 164 M a l, 20 , 34, 35, 36, 37, 38, 92, 103, 112, 181 M a rc u s T e re n tiu s , 130 M a x im e , 70, 77, 114 M a x im e d 'É ta t, 29 , 73, 80, 84, 85, 111, 125, 142, 174 M é d é e , 110, 111, 112, 113, 116 M é d ic is (C a th e rin e de), 77 M é d ic is (L a u re n t de), 34 M e s u re d 'e x c e p tio n , 103 M ila n , 30 M iro irs des p rin c e s , 163 M o i, 4 2 , 4 4 , 45 , 110, 112, 115, 124, 126, 138, 180 M o i c o m m u n , 176 M o in d r e b ie n , 39 M o in d r e m a l, 34, 38 , 39, 86 M o n a rc h ie , 75, 127, 161 M o n a rc h is te , 158 M o n ta ig n e , 52 M o ra lis m e p o litiq u e , 180, 182, 186

N

P h ilip p e A u g u s te , 13 P h ilip p e IV , 10

Plenitudo potestas, 12 P o lic e , 9, 31, 51, 54, 62, 64, 71, 128, 147, 158, 160, 163, 164, 176, 180 P o m p é e , 87, 111, 114, 123 P o p u lis m e , 193 P o u v o ir, 10, 18, 20 , 25, 32, 36, 52, 56, 61, 71, 74, 81, 89, 93, 107, 109, 111, 112, 114, 124, 125, 127, 130, 148, 150, 152, 160, 161, 163, 166, 167, 169, 171, 179, 191, 196, 197, 199, 203 P rin c e , 16, 66, 87, 100, 107, 109, 151, 163, 170, 177 P rin c ip e d e p u b lic ité , 145, 184, 185 P ro te s ta n tis m e , 126 P ru d 'h o m m e , 53, 133

142,

P ru d e n c e , 4 2 , 4 7 , 48 , 49, 52, 55, 59, 60, 61, 64, 67, 70, 79, 80, 81, 89, 103, 111, 136, 146 P to lé m é e , 110, 123 P u b lic , 4 4 , 51, 88, 113, 124, 130, 143, 144, 145, 153 P u b lic ité , 144

R

N a p le s , 30

Nécessité', necessitas, 11, 12, 13, 15, 19, 20, 21, 22, 34, 37, 38, 5 2 ,6 3 ,1 0 3 ,1 0 4 ,1 1 7 ,1 1 8 , 138, 187, 188 N é ro n , 86, 133 N ic o m è d e , 122 Notizia, 59, 61 N u m a , 179

Ragion d i stato, 1 55 R aison d 'É ta t, 30 R aison d 'in té r ê t, 17, 62, 189 R aison des États, 156 Ratio, 103, 104 Ratio evidens, 14 Ratio reipublicae, 11 Ratio status, 12, 15, 16, 19, 20 , 155, 160, 161, 163, 165

O O c ta v e (A u g u ste ), 122, 124

115,

116,

P P aix, 22 , 31, 41, 42, 47 , 131, 137, 138, 141, 164 P aix c iv ile , 136, 140 P aix d 'A u g s b o u rg , 159 Paix d e P rag ue, 157 Pape, 12, 16, 64, 75, 78, 126, 139, 159 Passion, 51, 52, 61, 140, 152, 168

Patria, 11 P atrie , 44 , 46 , 1 73 Pays-Bas, 40

Persona publica, 16 P e rso n n e h u m a in e , 180 P e u p le , 9, 10, 22, 24, 25, 32, 51, 61, 75, 83, 87, 91, 99, 100, 123, 130, 142, 169, 177, 184, 190, 191, 195, 199

Ratio status regni o u ratio sta­ tus regis, 9, 11, 13, 14, 93, 94, 126

Ratio status republicae, 21 R é a lis m e p o litiq u e , 183 Realpolitik, 65, 194 R e lig ie u x , re lig io n , 65, 66, 76, 125, 136, 139, 197, 198, 199 R e m irre d 'O r c a , 22 R em us, 28

Renovatio, 20 R e p ré s e n ta tio n p o litiq u e , 197

Republica, 36 Respublica, 10 -13, 33 R ic h a rd II, 93, 94 R ic h a rd III, 93, 95, 96 R oi, 14, 98, 99, 126, 127 R o m a in s , 39, 171 R o m e , 2 0 , 21, 28, 34, 37, 38, 39, 62, 78, 86, 120, 158, 179, 2 0 0 R o m u lu s , 20, 28, 1 79 Ruse, 25, 124, 180, 181, 190

220 ·

In d e x

S

V

S a c rific e , 173 Sagesse p r u d e n tie lle , 189 S a in t E m p ire ro m a in et g e rm a ­ n iq u e , 131, 157 S a in t-B a rth é le m y , 43 , 71, 83, 86, 131, 136 S a llu s te , 130 S a lu t, 166, 168 S a lu t c o m m u n , 169, 170 S a lu t p u b lic , 173 S c e p tic is m e , 153, 187 S ecre t, 32, 57, 75, 78, 79, 81, 84, 85, 107, 108, 109, 114, 121, 142, 145, 147, 185, 188, 193, 203 S e cre t d 'É ta t, 41 , 59, 77, 78, 88, 107 S é c u rité , 48 , 62, 63, 145 Segretezza, 76, 79, 81, 84 S o c ié té c iv ile , 133, 134 S o u v e ra in , s o u v e ra in e té , 50, 5 2 , 5 3 , 5 6 , 5 8 , 65, 98, 99, 111, 112, 114, 1 1 6 -1 2 7 , 156, 158, 159, 161, 162, 172, 1 7 5-17 8, 180, 194, 195, 196, 197 S parte, 2 1 , 37 Stato, 18, 23, 31, 39 Status, 10, 11, 12, 79 Status communis, 46

V e n is e , 21, 62 Virtù, 25, 27, 38, 47, 61, 89, 104, 120, 148 Virtuoso, 109 Vivere civile, v iv re c iv il, 24, 26, 27, 33, 34, 37 V iv re p o litiq u e , 32 V o lo n té g é n é ra le , 175 V o lo n té g é n é re u se , 103

W Wohlfahrt, 164, 191, 199

2. INDEX NOMINUM (N e s o n t ré p e rto rié s da n s I 'index nom inum q u e les n o m s d 'a u te u rs .)

A

S to ïc is m e , 42 Subtilitas, 68 S ûre té, 61, 62

A b b e v ille , 12 A lb e rg a ti, 67 A lle m a n d e , 155 A lth u s s e r, 25 A m m ira to , 59, 68, 129, 154, 160, 164 A n tio c h u s , 21 A re n d t, 195, 196 A ris to te , 14, 17, 58, 84, 148, 149, 178 A ro n , 192, 20 3 , 2 0 4

T

B

T a c itis m e , 128 T e c h n iq u e , te c h n ic ité , te c h ­ n o lo g ie , 46 , 47, 49, 60, 81, 203 T e rrito ire , 158, 164 T h é â tra lité , 90, 95, 109 T h é â tre , 70, 71, 73, 88, 89, 91, 92, 93, 110, 112, 113, 121, 122, 124, 133, 140, 144 T h o m a s (sa in t), 85 T ib è re , 129, 130, 146 T ra h is o n , 96 T ra ité d e G o u le t, 13 T ra ité d e W e s tp h a lie , 159 T ra ité d u C a te a u -C a m b ré s is , 30 T y ra n , ty ra n n ie , ty ra n n ic id e , 14, 23, 82, 83, 85, 86, 87, 97, 101, 115, 123, 132, 133, 138, 149, 150, 1 6 7 -1 7 0 , 193, 2 0 4

B a c o n , 145, 146, 147 B a g n i, 78 B a lz a c , 143 B erns, 28 B o c c a lin i, 141 B o d in , 50, 52, 53, 56, 58 B o n a v e n tu ra , 67, 83 B o re lli, 66 B o rn itz , 158, 160, 161 B o te ro , 9, 41, 5 8 -7 7 , 131, 141, 143, 145, 148, 152, 154, 158, 163, 189, 190, 198, 20 1,

Status regis, 12 Status reipublicae, 11

U U ly s s e , 92

Universitas, 10 Utilitas, 11 U tilité , 13, 54, 62, 82, 96 U t ilit é p u b liq u e , 54, 55, 56

202 B u c i-G lu c k s m a n n , 95

C h ia r a m o n ti, 67 C ic é ro n , 11, 22 , 84 C la p m a r, 77, 81, 129, 160, 161 C la u s e w itz , 195 C o n r in g , 160, 162 C o rn e ille , 110, 111, 113, 121, 123, 124, 125, 144, 190 C ro u z e t, 197

D D a m ie n , 86 D e le u z e , 96 D e lla C asa, 9, 58, 67 D e sc a rte s , 97, 98, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 108, 109 D e s c im o n , 126, 127

E E h n m a rk , 17

F F o gel, 127 F o n ta n a , 203 F o u c a u lt, 25, 62, 188, 196, 199 F o u rn e l, 30 , 31 F ra c h e tta , 67, 68 F ra g o n a rd , 125 F ré m o n d , 192 F rie d ric h , 10

159,

187,

G G a u c h e t, 65, 140, 142, 143, 145, 197, 198 G ilb e r t, 18, 31 G ra c iâ n , 134, 135 G u a tta r i, 96 G u é n a n c ia , 108 G u e ry , 126, 127 G u ic h a r d in , 9, 3 0 -3 9 , 62, 67, 131, 148

H H e lv é tiu s , 173 H e n r i d e G a n d , 10 H ie ro n , 17 H o b b e s , 189 H o ra c e , 81

C C a ld e rin i, 67 C a n o n ie ri, 67 C assire r, 2 0 4 C a v a illé , 43, 50, 83, 85, 88, 91, 92, 132, 133, 134 C h a rro n , 41, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 60, 77, 80, 83, 98, 103, 131, 133, 136, 137, 189, 2 0 0 , 202 C h e m n itz , 160, 161, 162, 165, 189

In n o c e n t IV , 12

J Jean d e S a lis b u ry , 10, 12, 15, 16 J o u h a u d , 7 2 -7 6

K K a n t, 1 8 0 -1 8 6 K a n to ro w ic z , 10, 93, 94

Index · 221

L

N

L'heuillet, 72, 128 La Houssaye, 128 La Boétie, 48 La Rochefoucauld, Lange, 43, 44

N a u d é , 76, 77, 78, 8 1 -9 2 , 95, 112, 125, 131, 134, 136, 140, 143, 160, 190, 202 N é ro n , 86, 87

142

L a z z e ri, 10, 49 , 56, 64, 140, 167 L e fo rt, 19, 25 Lipse, 41, 43 , 44, 45 , 47, 48, 49 , 50, 77, 98, 103, 131, 136, 145, 189, 202 L o u is X IV , 1 2 5 -1 2 8 , 153

M

armand colin.

La photocopie non autorisée est un délit

M a c h ia v e l, 9, 1 7 -2 1 ,2 4 -2 8 , 30, 31, 3 3 -4 3 , 47 , 48 , 49 , 57, 58, 6 0 -6 3 , 65, 85, 88, 89, 90, 97, 98, 101, 102, 104, 108, 112, 116, 120, 129, 131, 132, 135, 149, 150, 151, 158, 170, 174, 179, 192, 193, 195, 196, 20 0 , 203 M a c h o n , 1 3 2 -1 3 6 M a lv e z z i, 68 M a rin , 85, 87, 89, 90, 110, 112, 124 M a z a rin , 9, 78, 84 M e in e c k e , 10, 18, 154 M e r lin , 110, 113, 116, 118, 122, 124, 144, 145, 187 M o n ta ig n e , 4 5 , 50, 53, 54, 137 M o n te s q u ie u , 14 7-15 2 M o n tp e n s ie r (d u c de), 76

O O b r e c h t, 160 O tre c h t, 163

P P a la z z o , 68 P ascal, 1 3 5 -1 3 8 P é tro n e , 44 P h ilip p e , 21 P la to n , 17, 84 Post, 10, 12 P rie z a c , 153

T T a c ite , 42, 58, 65, 129, 141, 146 T a ra n to , 65, 70 T h o m a s (sa in t), 10, 22 T h u a u , 71, 72, 153 T h u c y d id e , 129 T ite -L iv e , 22 , 184

R R e in k in g k , 160 R e y n ie r, 10 R ic h e lie u , 9, 7 1 -7 6 , 78, 125, 128, 139 R o h a n (d u c de), 140, 141 R ousseau, 85, 1 7 1 -1 7 9

S e n e lla rt, 24, 2 6 , 46 , 4 7 , 49, 59, 60, 62, 64, 69, 70, 100, 129, 143, 148, 1 5 4 -1 5 7 , 159, 161, 162, 163, 165, 172, 177, 188, 199 S é n è q u e , 22 Sfez, 19, 82, 91, 94 S ha ke sp e a re , 94 S ilh o n , 73 S p in o z a , 85, 1 6 7 -1 7 1 , 179 S to lle is , 154, 155, 156, 162, 165

U 80,

U lp ie n , 11, 14

X X é n o p h o n , 17

S

Z

S a in t-É v re m o n t, 153 S a n ta re lli, 74 S c h m itt, 194 S c ip io n e C h ia ra m o n ti, 66 S e c k e n d o rff, 160, 163, 164,

Z a n c a r in i, 30, 31 Z a rk a , 63, 66, 79, 80, 86 Z in a n o , 67 Z u c c o lo , 59, 68, 69, 141, 148, 154

201

Table des matières

Introduction

La raison d'État : rationalité ou irrationalité ?

7

Chapitre 1

L'origine du concept

9

1.

Chapitre 2

Chapitre 3

Le problèm e de la d é fin itio n

9

2. Les antécédents : la ra tio status re g n i 2.1. La raison d'u n status 2.2. R a tio status et necessitas

10 10 15

La rupture : l'espace machiavélien

17

1. Les termes du débat : M achiavel, le m achiavélism e et la raison d'État

17

2. M achiavel et la « loi » de la nécessité 2.1. Le sens m achiavélien de la necessitas 2.2. M achiavel, le m achiavélism e et la raison d'État 2.3. Le noyau fécond de la raison d'État

19 19 24 27

3. L 'in ven tion du concept : G uich ard in (1483-1540) et la raison des États 3.1. La « nature des choses en vérité » et la d is c re z io n e 3.2. Raison d'État et vivre c iv il 3.3. M achiavel et G uich ard in : le lieu du désaccord

30 30 33 35

La mise en forme de la raison d'État

40

1. 2.

Les deux voies de la raison d'État La raison d'État et la loi 2.1. Lipse (1547-1606) : la « prudence mêlée »

2.2.

2.1.1.

La constance du m oi

2.1.2.

L'autorité de l'État

2.1.3. Les « degrés de fraude » Charron (1541-1603) : la disposition pru de ntielle et les latitudes de l'éq uité

40 41 41 42 46 48 50

2.2.1.

Distance hum aniste et ratio na lité de l'État

50

2.2.2.

La do ub le justice et l'am b ig uïté interprétative

53

3. Raison d'État et science de l'État 3.1. Botero (1544-161 7) et l'é co n o m ie de la conservation

58 58

3.1.1. 3.1.2. 3.2.

La n o tiz ia et la science de l'in té rê t Raison d'État et conscience chrétienne : l'a rtic u la tio n L'em pirism e italien

59 64 66

Table des matières · 223

Chapitre 4

Chapitre 5

Doctrine et théâtralité 1. L 'id o le et l'énigm e

71

2. La signature de Richelieu

73

3. Naudé (1600-1653) et le coup d'État 3.1. La segretezza, le coup contre la m axim e 3.2. Raison d'État et tyrannie 3.3. Trahison et théâtralité

76 76 79 82

4. La scène shakespearienne

92

Absolutisme et raison d'État 1.

Armand colin.

La photocopie non autorisée est un délit

Chapitre 6

Chapitre 7

71

Descartes (1596-1650) : la raison d'État et lascène généreuse 1.1. A ntim a chiavélism e et discours de la raison d'Etat 1.2. La form e de l'e xtrao rdinaire 1.3. Raison d'État et idéal de générosité 1.4. Jugement du prince et jugem ent de l'h o m m e 1.5. Une raison dans ses lim ites

97 97 97 102 104 107 109

2. C o rne ille (1606-1684) et le secret de la souveraineté 2.1. La souveraineté absolue contre m achiavélism e et raison d'État : M édée la sorcière 2.2. . La raison du p u b lic 2.3. La clém ence d'Auguste 2.4. La m ém oire de la souveraineté contre la science du règne 2.5. L'absolutism e com m e style et la ca th arsis du m oi

119 123

3. L'ordre du roi et le dogm e absolutiste : Louis XIV 3.1. L'État-roi : raison nab ilité et mise en dogm e 3.2. A m e lo t de La Houssaye

125 126 128

Les enjeux politiques

110 110 111 113

131

1. L'esprit de raison d'État

132

2. Raison d'État et « pensée de derrière »

135

3. Intérêt de l'État et espace p u b lic 3.1. La raison de l'État m oderne 3.2. L'ouverture de l'espace p u b lic

139 139 142

4. Raison d'État et adm inistration des choses 4.1. Bacon : psychologie de l'ha bileté et physique p o litiq u e 4.2. M ontesquieu : vertu du com m erce et adm inistration des choses

145

147

5. Raison d'État et état c iv il

152

La raison d'État allemande :le droit face à l'Empire 1.

145

154

Les « chem ins de langage »

154

2. Raison d'État et raison d'Em pire

156

3. P rincipe territorial et m ajestas

158

4. Clapm ar et le savoir technique des a rca n a

160

5. C hem nitz : ra tio status et lib e rta s

161

6. Seckendorff : état de bienfaisance et g u te P o liz e i

162

224 ·

T a b le des m a tiè re s

Chapitre 8

Chapitre 9

L'examen critique

166

1. Spinoza (1632-Ί 677) et l'im m a nen tism e du d ro it

167

2. Rousseau (1 712-1 778) et la raison de la souveraineté 2.1. La de m i-critiq u e des Encyclopédistes 2.2. « Cause com m une » contre « Bien p u b lic » 2.3. « Les règles fondam entales de la raison d'État »

171 171 175 1 78

3. Kant 3.1. 3.2. 3.3.

180 180 184 186

(1 724-1804) et le p o litiq u e m oral La critiq u e du m oralism e p o litiq u e Le p rin cip e de p u b lic ité ^ La c ritiq u e des deux raisons d'État

La doctrine et son double

187

1. Les traits distinctifs 1.1. Le spectre de la guerre c iv ile 1.2. La défiance à l'égard du peuple 1.3. La contrainte d 'a u to rité 1.4. L'idéal conservateur

188 189 190 191 192

2. Les problèm es en suspens 2.1. La question de la souveraineté 2.2. L'affranchissem ent du religieux et la ratio na lité de l'État

194 194 197

3. L'équivoque d o ctrina le

200

Bibliographie

207

Index

218 1.

218

In d e x re ru m

220

2. In d e x n o m in u m

A r m a n d C o lin

21, rue du Montparnasse· 75006 Paris N° projet : 10076770 (I) (1,6) OSI3T 100° NC Dépôt légal : juin 2000

Photocomposition : Nord Compo 59650 Villeneuve-d'Ascq Achevé d'imprimer sur les presses de la S N E L S .A .

Rue Saint-Vincent 12 - 13-4020 Liège tél. 32(0)4 344 65 60 - fax 32(0)4 343 77 50 juin 2 0 0 0 - 17068