De l’Asie Mineure à la Turquie : Minorités, homogénéisation ethno-nationale, diasporas 9782271088789

Successivement part des empires romain, byzantin, ottoman, le territoire de l’Asie Mineure et de la Thrace orientale a é

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De l’Asie Mineure à la Turquie : Minorités, homogénéisation ethno-nationale, diasporas
 9782271088789

Table of contents :
Introduction. De l'Asie Mineure à la Turquie, logiques territoriales entre Asie et Europe
L'approche géo-historique des logiques territoriales
Les enjeux territoriaux de l'espace anatolien : les « patries perdues »
Le phénomène des réfugiés et de leurs descendants
Les espaces et les peuples frontaliers aux interfaces de la Turquie avec ses voisins
I. Cadre conceptuel et théorique : peuples de la longue durée, leurs logiques territoriales
Chapitre premier. Entre Europe et Asie, la Région Intermédiaire. Concepts et approches pour analyser cet espace
Fracture Orient-Occident ou « Région Intermédiaire »
La « Région Intermédiaire »
Approche civilisationnelle de la Région Intermédiaire
Nouveaux concepts de l'approche géohistorique : empire-monde, économie-monde, système-monde
La logique territoriale impériale selon Ibn Khaldûn
La notion d'ethnie et l'approche mytho-symbolique de A. D. Smith
La notion de peuple
Les théories post-modernes de la nation et la mise en cause de l'approche mytho-symbolique
Peuples-monde impériaux ou peuples résilients de la longue durée
Chapitre 2. L'Asie Mineure ou Anatolie dans l'espace eurasiatique. Modèles spatiaux et peuples-mondes de la longue durée
Du bassin méditerranéen à l'Asie centrale
Six grandes unités géo-historiques
Les notions d'Asie Mineure et d'Anatolie
Deux grands axes de communication Ouest-Est ou Ouest-Sud-Est structurants
L'Asie Mineure et les Balkans
Les interfaces de la Turquie, héritages de l'empire ottoman
Les peuples aux interfaces de la Turquie avec les espaces ou peuples voisins
Les projections de l'Asie Mineure ou Anatolie sur le monde : la formation de diasporas et d'espaces transnationaux
Les concepts de peuple monde de la longue durée et de logique territoriale
Les Grecs peuple monde de la longue durée : trajectoire spatio-temporelle et modèle spatial
L'Asie Mineure au contact de tous les peuples impériaux ou résilients du Moyen-Orient
L'Asie Mineure devenue la Turquie unique face aux Balkans pluriels
II. La formation d'un espace anatolien dans la longue durée : des empires, cités-États, émirats à la fin de l'empire Ottoman
Chapitre 3. L'espace grec en Asie Mineure. L'hellénisation dans la longue durée
La cité-État grecque (polis)
De la cité-État à l'empire et aux royaumes hellénistiques
Les structures et la logique territoriale des royaumes hellénistiques
Le processus d'hellénisation dans les royaumes hellénistiques
La transformation de la cité-État en un empire circumméditerranéen : la logique territoriale romaine
Hellénisation des Romains
Les Byzantins continuateurs de l'hellénisme
Disparition de la cité-État (polis), apparition de la communauté (koinotita)
La Grande Église vecteur de la perpétuation de l'hellénisme
L'Asie Mineure hellénisée à la veille de la conquête turque
Le peuple grec et l'hellénisation de l'Asie Mineure dans la longue durée
Chapitre 4. L'espace turc de l'Anatolie. Du nomadisme, des émirats et sultanat de Rûm à l'Empire ottoman
La logique territoriale nomade des Turcs oghouz
La zone frontalière : Gazi et Akrites
Les émirats conquérants de la frontière
Les facteurs du basculement de l'hellénisme à la turcité : la « des-hellénisation »
Les Ottomans : la formation d'un empire
La construction de l'empire ottoman
De la logique territoriale nomade oghouz à celle de l'État ottoman
L'empire de la « Région Intermédiaire » gréco-turque : l'Empire ottoman
Les Turcs : le modèle spatial d'un peuple eurasiatique de la longue durée
Chapitre 5. L'influence des Perses-Iraniens peuple de la longue durée sur l'Asie Mineure
La langue
Le modèle de l'Empire perse Achéménide
Un espace immense, un centre pluriel et un pouvoir itinérant
Une structure territoriale pérenne : les satrapies
La dynastie sassanide (223-652)
L'Iran sous la domination arabe
L'Iran sous domination turque : l'Empire seldjoukide
Les invasions mongoles : les Ilkhan et les Timourides
Les Safavides (1501-1722)
Les réformes et la modernisation sous influence étrangère : des Qadjars aux Pahlavis
La continuité dans la longue durée du pôle persan-iranien
Islamisation et iranisation
La trajectoire spatio-temporelle des Iraniens
Le modèle chrono-spatial de l'iranité
Le legs iranien en Anatolie : les Alévis et les Chiites turcs ?
Les Chiites azéris en Turquie
L'espace historique transnational Iran-Azerbaïdjan-Turquie
Conclusion : le pôle oriental irano-perse de l'Asie Mineure seldjoukide et ottomane
Chapitre 6. Arméniens et Kurdes, peuples résilients de la longue durée, à l'interface orientale de l'Anatolie
L'Anatolie orientale à la fin du xixe siècle
Les Arméniens et le(s) Arménie(s)
La diaspora marchande arménienne eurasiatique
La renaissance d'un État arménien au xxe siècle
La trajectoire spatio-temporelle et le modèle spatial des Arméniens
Les Kurdes et le(s) Kurdistan(s)
La trajectoire spatio-temporelle et le modèle spatial des Kurdes
Le nationalisme kurde
La résistance des Kurdes à l'assimilation
La question kurde en Turquie : ouverture ou durcissement ?
Conclusion : la résilience de deux peuples montagnards aux marges des empires
III. À l'ère des nationalismes L'« ingénierie démographique » ou la tentative d'homogénéisation ethnique de l'Asie Mineure et de la Thrace orientale
Chapitre 7. Grecs et Arméniens en Asie Mineure et Thrace orientale à la veille de la Première Guerre mondiale
Hétérogénéité et dispersion des Grecs ottomans sur le territoire de l'actuelle Turquie à la veille de la Première Guerre mondiale
Les communautés grecques dans le cadre politique ottoman (1897-1908)
Les Karamanlides de Cappadoce
Les communautés grecques de l'intérieur de l'Anatolie
De la communauté Rûm orthodoxe à la communauté grecque « nationale » dans l'Ouest anatolien (1908-1918)
Les Arméniens à la veille de la Première Guerre mondiale en Anatolie
La répartition des minorités dans la Turquie de l'époque ottomane (1893-1914)
Forces et faiblesses de la présence musulmane sur le territoire de la Turquie à l'époque ottomane
Chapitre 8. La politique d'expulsion et de purification ethnique des Grecs du Comité Union et Progrès à la République Kémaliste (1913-1950)
Le darwinisme social des Jeunes Turcs
Le positivisme cartographique des Jeunes Turcs
Le « code du nationalisme turc »
Massacres et expulsions des Grecs d'Asie Mineure et de Thrace orientale (1914-1918)
Déportations des Grecs des régions littorales vers l'intérieur de l'Anatolie (1915-1918)
La politique des Unionistes à l'égard des Grecs ottomans
De la migration à l'éradication des Grecs d'Asie Mineure et de Thrace orientale (1923-2000)
Conclusion : la purification ethnique des Grecs et la politique d'« ingénierie démographique »
Chapitre 9. La politique d'« ingénierie démographique » des Unionistes et le processus génocidaire
Le génocide arménien
L'assimilation composante du génocide
Confiscation et « colonisation »
La construction d'une « économie nationale »
La législation sur les biens « abandonnés » (1915-2001)
Comparaison entre le génocide arménien et ceux revendiqués par les Grecs ottomans et les Assyro-Chaldéens (1914-1923)
Les génocides ottomans et la Shoah
La turquisation du territoire national par le changement des toponymes (1915-1990)
Conclusion : un nationalisme identitaire turc territorialisé
Chapitre 10. Le prolongement de l'« ingénierie démographique » à l'égard des Kurdes (1925-1950)
La turquisation des Kurdes
La turquisation par l'éducation et la culture dans les provinces orientales
Les lois d'installation forcée, les politiques d'assimilation et de sécurité de la république kémaliste
La politique d'« ingénierie démographique » poursuivie auprès des populations musulmanes non turcophones
Résilience de la question kurde
L'« État profond » (derin devlet)
Conclusion : la recomposition démographique de l'Asie Mineure ou Anatolie (1830-1924)
IV. L'héritage ottoman : les interfaces de la Turquie avec les espaces voisins et avec le monde
Chapitre 11. L'interface pontique et caucasienne avec la Russie
Trébizonde (Trabzon) ancienne synapse entre l'Asie et l'Europe
L'expansion russe vers la mer Noire et le Caucase (xive-xixe siècles)
L'avancée de l'impérialisme russe dans l'Est anatolien
Singularité du milieu montagneux littoral pontique : formation et persistance d'entités territoriales dans la longue durée.
Transposition de ces entités sur les lieux de la migration dans le Caucase
L'installation des Grecs pontiques dans la région de Kars et de l'Anti-Caucase
L'exode des Grecs caucasiens (1917-1921)
Les Grecs pontiques et leur projet de république du Pont
Les Lazes à l'interface avec le Caucase : un groupe ethnique à la charnière des Empires ottoman et russe
Les Musulmans hellénophones du Pont, témoins d'une ancienne présence grecque
L'espace-réseau transnational et diasporique des Grecs pontiques
Conclusion : le Nord-Est anatolien ou l'interface russe
Chapitre 12. L'interface thrace avec les Balkans et la synapse d'Istanbul
Qu'est-ce que la Thrace ?
La guerre russo-turque de 1877-78 et la migration forcée des Musulmans bulgares
Les guerres balkaniques (1912-1913) : l'exode des populations musulmanes
La sanctuarisation de la région frontalière de Thrace orientale (1913-1923)
Les Échangés Musulmans du vilayet de Salonique
La difficile transmission de la mémoire chez les échangés musulmans de Lausanne
La synapse d'Istanbul : un détroit et un isthme entre Europe et Asie
De Constantinople à Istanbul : la capitale cosmopolite
Le déclin du cosmopolitisme stambouliote (1919-1980)
Le nouveau cosmopolitisme d'Istanbul
Le grand Istanbul : l'extension de la mégapole vers le nord
Conclusion : La Thrace, région d'interface ou de frontière avec l'Europe ?
Chapitre 13. L'interface avec l'archipel égéen et la Méditerranée
La cohésion ancienne d'un espace ionien
La mer Égée lac ottoman
La migration des Grecs vers les côtes de l'Asie Mineure occidentale et leur arrière-pays
Les réfugiés dans la Grèce insulaire
Un espace insulaire et continental : la région de Mytilène et d'Aïvali
Les Turco-Crétois à l'interface des États-nations grec et turc
La synapse de Smyrne entre l'Europe occidentale et l'Anatolie (1700-1914)
L'Ionie et la péninsule érythréenne
Conclusion : une ligne de fracture a brisé l'unité millénaire de cet espace archipélagique égéen et littoral anatolien
Chapitre 14. L'interface avec le monde arabe au Sud-Est de l'Anatolie
Les invasions arabes en Asie Mineure (viie-ixe siècles)
La Cilicie reconquise par les Byzantins
La logique territoriale arabo-musulmane
Les provinces arabes de l'empire ottoman
Une région frontalière avec le monde arabe
La Cilicie et le génocide arménien
Le vilayet de Diyarbekir : une mosaïque ethnique complexe jusqu'en 1915
L'effet dévastateur du génocide arménien à Diyarbekir
Les Hébreux-Juifs : de la diaspora à l'implantation dans la Palestine ottomane
Trois peuples résilients de la longue durée à la périphérie Sud-Est de l'Anatolie : Arméniens, Kurdes et Juifs
V.. Les diasporas et le transnationalisme des peuples d'Asie Mineure : les territoires de la mémoire des diasporas, la communauté transnationale turque
Chapitre 15. La diaspora des réfugiés grecs d'Asie Mineure, du Pont et de Thrace orientale : les territoires de la mémoire
L'installation des réfugiés, son impact sur l'aménagement du territoire et l'urbanisme de la Grèce
L'homogénéisation ethnique de l'État-nation grec
Les réfugiés en Grèce : la création d'associations
Le rapport à la mémoire des groupes ethno-régionaux
De l'icône de la Vierge de Soumela à l'« iconographie » grecque pontique
Les monuments commémoratifs, porteurs d'un récit de l'histoire-mémoire des réfugiés
L'exode et l'installation des Grecs cappadociens en Grèce
La construction d'une mémoire collective à Nea Karvali
Des « Réfugiés » aux « Pontiques », « Cappadociens, » « Mikrasiates » et « Thraces » : la mémoire plurielle
Chapitre 16. La diaspora arménienne et ses territoires de la mémoire : la question arménienne en Turquie et la politique du déni
La mémoire du génocide
Les politiques de la mémoire et de l'oubli
Les Arméniens en diaspora : les territoires de la mémoire
L'Église apostolique arménienne clé de voûte de la mémoire
Les « rapatriés » de la diaspora : Erevan
L'effacement des traces : le génocide de la pierre
Chapitre 17. Du champ migratoire à la communauté transnationale turque européenne et aux diasporas kurde, alévie et assyro-chaldéenne
Du champ migratoire à l'espace transnational turc
La communauté transnationale turque
Une communauté transnationale bien encadrée par l'État d'origine
La diaspora kurde
La diaspora des Alévis
La diaspora assyro-chaldéenne
Conclusion : Du champ migratoire aux diasporas et à la reconnaissance des minorités et de leur mémoire
Conclusion générale. -- Le monde turco-iranien, ses deux pôles et l'Asie Mineure
Bibliographie
Glossaire
Index géographique
Index thématique
Table des matières

Citation preview

Pre´sentation de l’e´diteur Successivement part des empires romain, byzantin, ottoman, le territoire de l’Asie Mineure et de la Thrace orientale a e´te´ d’abord ` l’issue de la Premie`re Guerre mondiale, helle´nise´, puis turquise´. A et avec le de´mante`lement de l’Empire ottoman, il devient le territoire national de la jeune Re´publique turque. Le pouvoir nationaliste des Jeunes Turcs puis des Ke´malistes, appliquant une politique d’« inge´nierie de´mographique » visant a` l’e´radication des minorite´s chre´tiennes – Arme´niens, Grecs, AssyroChalde´ens –, a impose´ dans la premie`re moitie´ du XX e sie`cle une homoge´ne´isation ethno-nationale, au prix d’e´ve´nements traumatiques – massacres, purifications ethniques, ge´nocide. Il s’est trouve´ ensuite confronte´ au de´fi de l’assimilation de sa minorite´ musulmane kurde. Ces e´ve´nements violents ont provoque´ la dispersion de ces populations minoritaires en diasporas, auxquelles s’ajoute de´sormais la communaute´ transnationale turque plus re´cente, projection e´clate´e de l’espace anatolien sur l’Europe et le monde. Un lien me´moriel fort continue de relier la plupart de ces populations diasporiques avec leurs « patries perdues ». En s’inte´ressant aux interfaces maritimes et continentales du territoire turc, l’auteur nous donne, par une approche ge´o-historique, des cle´s de compre´hension de cet espace pe´ninsulaire entre Europe et Asie, et des peuples qui l’ont habite´. Ge´ographe et helle´niste, directeur de recherche e´me´rite au CNRS, Michel Bruneau est notamment l’auteur de Diasporas et espaces transnationaux (2004) et L’Asie d’entre Inde et Chine (2006).

De l’Asie Mineure a` la Turquie

Michel Bruneau

De l’Asie Mineure a` la Turquie Minorite´s, homoge´ne´isation ethno-nationale, diasporas

´ DITIONS CNRS E 15, rue Malebranche – 75005 Paris

’ CNRS E´DITIONS, Paris, 2015 ISBN : 978-2-271-08878-9

Pour Anaı¨s, E´lisa, Sophia

Introduction

De l’Asie Mineure a` la Turquie, logiques territoriales entre Asie et Europe

L’Asie mineure, ou Anatolie, a e´te´ le sie`ge au de´but du XX e sie`cle de purifications ethniques et de massacres particulie`rement intenses et violents se terminant par un accord d’e´change des populations entre la Gre`ce et la Turquie en 1923 (Traite´ de Lausanne), sans e´quivalent dans le reste du monde. Ces de´racinements, de´portations, massacres, a` caracte`re ge´nocidaire, ou du moins revendique´s comme tels par les victimes, se sont produits non sans rapport avec des e´ve´nements analogues, ante´rieurs, mais moins syste´matiques et a` une e´chelle plus re´duite, dans les espaces voisins des Balkans et du Caucase. Les E´tats-nations de ces espaces, en particulier la Turquie et la Gre`ce, ont e´te´ profonde´ment marque´s par ces e´ve´nements et leur doivent en partie leur configuration actuelle. Les reconfigurations territoriales qui sont issues de ces e´ve´nements portent les traces de ces bouleversements et ne peuvent eˆtre de´tache´es d’enjeux de me´moire toujours pre´sents, et meˆme plus vivants que jamais, au fil des ge´ne´rations qui se sont succe´de´ depuis celle des re´fugie´s de 1923. Les territoires d’accueil de ces re´fugie´s et de leurs descendants ne sont pas sans liens avec les territoires d’origine. L’Asie Mineure ou Anatolie, devenue depuis 1922 la Turquie, de pluriethnique qu’elle e´tait encore a` la veille de la Premie`re Guerre mondiale est devenue, au moins politiquement et officiellement, mono-ethnique ou tout du moins nationalement homoge`ne. Il en est de meˆme de la Gre`ce, a` l’exception de sa minorite´ turcophone musulmane de Thrace. Par contre, les territoires des autres E´tats-nations des Balkans ou du Caucase sont reste´s ethniquement plus he´te´roge`nes avec des minorite´s nationales plus ou moins reconnues. L’Asie Mineure ou Anatolie est le territoire de ce vaste espace interme´diaire eurasiatique qui a connu parmi les plus forts brassages de populations au de´but du XX e sie`cle. Il a perdu 4 millions d’habitants au moins sur 22 millions, mais a rec¸u en meˆme temps 3 millions environ de re´fugie´s (muhacir) venant des Balkans et du Caucase. Il a e´te´ le cœur ou l’espace central de deux empires successifs (byzantin et ottoman) indispensable a` la vie et au rayonnement de

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De l’Asie Mineure a` la Turquie

leur capitale, Constantinople puis Istanbul. Il a donc e´te´, dans les temps courts re´cents comme dans la longue dure´e, l’objet de tentatives re´pe´te´es non seulement de conqueˆtes mais d’homoge´ne´isations ethno-culturelles d’intensite´ et efficacite´ variables : helle´nisation puis turquisation.

L’approche ge´o-historique des logiques territoriales Pour comprendre l’ampleur de ces bouleversements re´cents, il faut les resituer dans une perspective ge´o-historique, en particulier par rapport aux enjeux territoriaux au sein des empires multiethniques, byzantin puis ottoman, puis au sein des E´tats-nations qui leur ont succe´de´, la Gre`ce et la Turquie. Une telle approche permet d’en mesurer l’ampleur et de tenter de rendre compte de sa singularite´ par rapport aux espaces voisins. Notre e´tude s’attachera principalement aux Grecs, qui e´taient au cœur de cet espace anatolien et sur ses bordures littorales, et secondairement aux Arme´niens, qui se situaient principalement sur les marges orientales de l’Anatolie, mais qui e´taient souvent pre´sents en diaspora marchande dans les meˆmes re´gions que les Grecs, et dont le statut de Chre´tiens partageait beaucoup de points communs avec eux. Les Assyro-Chalde´ens, autre minorite´ chre´tienne victime de massacres (500 000 environ massacre´s) e´taient beaucoup moins nombreux et plus disperse´s sur un territoire beaucoup plus vaste, sur les marges orientales de l’Anatolie, en Irak, Iran et Syrie. Nous pourrons nous y re´fe´rer ponctuellement a` titre comparatif. Les re´fugie´s grecs d’Asie Mineure ont fortement contribue´ apre`s 1923 a` repeupler et a` homoge´ne´iser le territoire grec, le Nord et les deux grandes agglome´rations d’Athe`nes-Le Pire´e et de Thessalonique. Les enjeux de me´moire par rapport a` leurs « patries perdues » sont fondamentaux parmi eux. La nostalgie de leurs territoires d’origine continue encore, aux seconde, troisie`me, quatrie`me et meˆme cinquie`me ge´ne´rations, a` jouer un roˆle dans le maintien d’une identite´ distincte de celle des Grecs « autochtones », qu’ils soient Pontiques, Cappadociens ou Mikrasiates. Notre hypothe`se de travail place au centre de notre interpre´tation l’affrontement de quatre logiques territoriales : 1. L’helle´nisation a` partir des coˆtes et des mers bordie`res, de l’Antiquite´ a` la fin du premier mille´naire apre`s J.-C., aboutissant a` un espace byzantin dont la structure de base est l’E´glise chre´tienne orthodoxe et/ou apostolique arme´nienne, un re´seau de´fensif de chaˆteaux-forts, un re´seau urbain et un quadrillage administratif. 2. L’islamisation et la turquisation, qui vont de pair, s’appuyant sur un espace nomade conque´rant qui de´truit et s’approprie l’espace byzantin au prix

Introduction

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d’une fragmentation extreˆme a` partir du XI e sie`cle. Le nomadisme reste un trait essentiel des socie´te´s et territoires turcs. 3. Les structures spatiales ottomanes reprennent une partie de l’he´ritage byzantin pour re´unifier cet espace anatolien et instaurent le syste`me des millet, accordant aux minorite´s religieuses, chre´tiennes puis juives, une place subordonne´e mais reconnue. Un e´quilibre relatif s’e´tablit dans lequel les minorite´s retrouvent une place non ne´gligeable. 4. L’homoge´ne´isation territoriale des E´tats-nations turc et grec aux e XIX et XX e sie`cles, qui nient et excluent les minorite´s et cherchent a` instaurer un territoire national ethniquement homoge`ne. L’islamisation et la turquisation sont reprises de fac¸on plus radicale au be´ne´fice de l’E´tat-nation turc. Les purifications ethniques, de´portations et massacres, ge´nocidaires ou non, en sont un instrument. L’espace actuel de la Turquie est ne´ de l’affrontement dialectique de ces quatre logiques qui se succe`dent chronologiquement, mais se superposent aussi dans le temps en laissant des re´sidus ou des he´ritages repris par les suivantes, la religion chre´tienne ou islamique continuant a` jouer un roˆle central dans chacune d’entre elles. Chacune de ces logiques est pre´ponde´rante a` une e´poque donne´e, mais elle peut re´apparaıˆtre et eˆtre reprise au moins partiellement a` une e´poque suivante. Il s’agit de tendances lourdes ou de fond lie´es a` des identite´s religieuses et culturelles re´currentes. On cherchera dans cet essai a` montrer que l’enjeu territorial a e´te´ crucial a` toutes les e´poques en Asie Mineure et qu’il a donne´ lieu a` des luttes plus aˆpres qu’ailleurs, dans les Balkans ou dans le Caucase, entre les deux peuples impe´riaux, les Grecs et les Turcs, et entre les deux religions dominantes l’Islam et le Christianisme orthodoxe. Ce fut le cœur de l’Empire, byzantin puis ottoman, plus aˆprement dispute´ que les espaces pe´riphe´riques balkanique et caucasien.

Les enjeux territoriaux de l’espace anatolien : les « patries perdues » La perte du territoire d’Asie Mineure, ou` un peuple, les Grecs, s’e´tait enracine´ depuis l’Antiquite´, a cre´e´ des enjeux me´moriels qui ont e´te´ transmis d’une ge´ne´ration a` l’autre et qui se sont manifeste´s, en Gre`ce et dans la diaspora, depuis une trentaine d’anne´es. Les « ge´nocides », celui des Arme´niens mais aussi celui revendique´ par les Grecs pontiques et ottomans ou par les Assyro-Chalde´ens, sont de mieux en mieux connus par toutes sortes de publications. On s’appuiera sur celles-ci, sans apporter d’e´le´ments nouveaux, ni conclure sur cette question qui est de´battue parmi les historiens spe´cialistes des ge´nocides. On essaiera plutoˆt de comprendre le roˆle fondamental qu’ont

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De l’Asie Mineure a` la Turquie

joue´, dans ces enjeux territoriaux et dans ces e´ve´nements tragiques, les politiques mene´es par le Comite´ Union et Progre`s (CUP) des Jeunes Turcs, puis par les Ke´malistes. L’ouverture re´cente des archives ottomanes et les ¨ mit U ¨ ngo¨r (2011), Fuat Du¨ndar recherches de trois chercheurs turcs, Ugur U (2012, 2014) et Taner Akc¸am (2012), sur la politique dite d’« inge´nierie sociale, ethnique ou de´mographique » mise en œuvre par les Jeunes Turcs du Comite´ Union et Progre`s (CUP), poursuivie par les Ke´malistes jusque dans les anne´es 1950, permettent d’aborder sous un jour nouveau ces e´ve´nements. Elles permettent d’analyser plus globalement les finalite´s et les effets de ces massacres et de ces purifications ethniques. Ces recherches avaient e´te´, jusqu’a` une pe´riode re´cente, mene´es principalement a` partir d’une approche centre´e sur l’un ou l’autre groupe de victimes : les Arme´niens d’abord, puis les Assyro-Chalde´ens et les Grecs pontiques et plus ge´ne´ralement les Grecs ottomans, enfin les Kurdes. Les historiens turcs pre´ce´demment nomme´s permettent de prendre une vision d’ensemble de ces phe´nome`nes en les comparant et de mieux appre´cier les effets de politiques a` l’e´gard des minorite´s chre´tiennes mais aussi musulmanes, politiques dont l’objectif e´tait la construction d’un E´tat-nation turc ethniquement homoge`ne. Au contact de l’Europe et de l’Asie, l’espace anatolien a suscite´ beaucoup de convoitises, faisant l’objet de conqueˆtes et de guerres, notamment entre deux peuples a` traditions impe´riales. Ces conflits d’une tre`s grande aˆprete´ ont en effet donne´ lieu, au moment de la Premie`re Guerre mondiale et imme´diatement apre`s, a` un ge´nocide succe´dant a` des massacres et purifications ethniques ante´rieurs. Les victimes de´racine´es et de´posse´de´es du territoire de leurs anceˆtres n’ont pas oublie´ leurs « patries perdues » et continuent avec une vigueur re´cemment accrue a` revendiquer la reconnaissance des pre´judices humains et mate´riels subis. Alors que la Shoa, a` propos de laquelle a e´te´ de´fini le concept de ge´nocide, visait a` la destruction totale, a` l’annihilation par les Nazi du peuple qu’ils avaient de´monise´, les Juifs, les massacres et de´portations des Chre´tiens, arme´niens, grecs, assyro-chalde´ens, avaient pour objectif non pas de de´truire ces peuples en tant que tels, mais de s’approprier leurs territoires et de les empeˆcher d’y e´tablir leur E´tat-nation ou une partie de celui-ci, en les chassant, les massacrant ou les assimilant.

Le phe´nome`ne des re´fugie´s et de leurs descendants Que sont devenus les survivants des massacres, « ge´nocides », e´change´s ou non ? Beaucoup de Grecs sont partis en Gre`ce puis dans la diaspora occidentale ou en Russie. Les Arme´niens sont alle´s en Russie, dans la diaspora occidentale, en France en particulier, en Gre`ce et au Liban, aux E´tats-Unis. La Gre`ce a e´te´ sans doute l’E´tat le plus touche´ par le phe´nome`ne

Introduction

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des re´fugie´s, a` cause de leur grand nombre par rapport a` la population totale et aussi a` cause de l’e´change qui a libe´re´ des terres, des villages ou` vivaient des Musulmans. Le territoire grec, en particulier dans le Nord, a e´te´ profonde´ment transforme´ par cet accueil, de meˆme beaucoup de villes ont e´te´ touche´es par ce phe´nome`ne. Ce sont aujourd’hui ces lieux et territoires qui sont le sie`ge des manifestations les plus visibles de la me´moire. Les Arme´niens en exil en France, par exemple, ont aussi su cre´er leurs lieux de me´moire et marquer les territoires de leur accueil. Ce de´racinement brutal des Grecs et des Arme´niens dans la premie`re moitie´ du XX e sie`cle et les traces qu’il laisse chez les descendants des re´fugie´s en diaspora doit eˆtre analyse´ a` plusieurs e´chelles de temps. La longue dure´e des histoires byzantine et ottomane, et meˆme des pe´riodes ante´rieures de l’Antiquite´, doit eˆtre prise en compte par-dela` les temps courts des e´ve´nements de la premie`re moitie´ du XX e sie`cle, car elle joue un roˆle fondamental dans les repre´sentations de peuples nostalgiques d’un passe´ brillant. Elle est constamment invoque´e dans leur « iconographie », support de leur identite´ diasporique. Il a fallu quatre sie`cles, voire un mille´naire, pour transformer ces peuples impe´riaux en minorite´s sur des territoires qu’ils dominaient dans ˆ ge. L’expulsion, le purification ethnique du de´but l’Antiquite´ et au Moyen A du XX e sie`cle, aussi brutaux soient-ils, ont paracheve´ une de´prise, une retraite sur ce meˆme espace qui s’est e´tale´e sur un mille´naire environ. Ce fut le re´sultat de guerres de conqueˆte, de massacres re´currents et d’assimilations re´sultant de conversions, force´es ou non, a` l’Islam. L’ave`nement de l’E´tat-nation du sie`cle dernier a cherche´ a` imposer une « homoge´ne´ite´ ethnique » suppose´e, s’efforc¸ant de mettre fin a` une multiethnicite´ qui a de tout temps caracte´rise´ l’Asie Mineure et le Proche-Orient. Les minorite´s nie´es par le nationalisme turc de Kemal et de ses successeurs ont tendance a` re´apparaıˆtre en ce de´but du XXI e sie`cle malgre´ les purifications ethniques du sie`cle pre´ce´dent. D’autre part, les peuples en diaspora ou dans leur « patrie historique » issus des massacres, des de´portations et des expulsions, ne se sont pas totalement assimile´s dans leurs pays d’accueil, mais continuent a` revendiquer leur identite´ propre, fonde´e sur l’histoire, et des re´parations pour les victimes des massacres et ge´nocides. La politique de l’oubli, un moment suivie par leur « patrie historique » et surtout par l’E´tatnation turc, a e´te´ et est de plus en plus remise en cause par les associations, lobbies et partis politiques dans lesquels se trouvent les re´fugie´s et surtout maintenant leurs descendants, qui ne veulent pas oublier. L’attachement aux territoires et lieux de ces « patries perdues » occupe une place toujours tre`s grande. Il est revendique´ sur les espaces meˆmes de l’exil ou` il conduit a` l’ame´nagement de lieux de me´moire et de marqueurs identitaires. La re´fe´rence territoriale reste fondamentale en diaspora, a` travers les diverses manifestations de la me´moire, en particulier celles qui passent par la religion

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De l’Asie Mineure a` la Turquie

orthodoxe grecque ou apostolique arme´nienne, composante essentielle de l’identite´ des re´fugie´s et de leurs descendants. La question de fond qui se trouve a` l’arrie`re-plan de ces e´ve´nements, c’est le passage d’une socie´te´ ottomane, reposant sur le syste`me des millet et sur la dhimmitude, a` des socie´te´s nationales reposant sur des E´tats-nations grec, arme´nien et turc, et sur la citoyennete´ niant l’existence de minorite´s ethniques. Ce passage peut s’analyser a` travers les recherches qui ont e´te´ conduites ces dernie`res de´cennies sur l’e´volution des communaute´s grecques et arme´niennes, leur changement de nature sous l’influence des mouvements nationalistes grec ou arme´nien en particulier. Il faudra replacer ces e´volutions re´centes dans le cadre de changements a` beaucoup plus long terme, dans la longue dure´e, a` savoir l’islamisation des populations chre´tiennes, leur turquisation au cours du dernier mille´naire. Cette approche ge´o-historique devrait e´clairer la ge´opolitique du sie`cle dernier.

Les espaces et les peuples frontaliers aux interfaces de la Turquie avec ses voisins Si les Grecs puis les Turcs ont e´te´ les deux seuls peuples qui ont re´ussi a` unifier durablement l’Asie Mineure, d’autres peuples voisins, eux aussi de la longue dure´e, y ont exerce´ une influence plus ou moins durable. Les PersesIraniens ont constitue´ un poˆle oriental permanent, rayonnant sur ce vaste espace pe´ninsulaire, qu’ils ont domine´ a` deux reprises (Empire perse ache´me´nide, Sultanat seldjoukide). Leur langue et leur culture y ont exerce´ une influence durable, au moins indirecte a` travers la langue osmanlie, la litte´rature et la religion (ale´visme, chiisme) jusqu’a` une pe´riode re´cente et meˆme encore aujourd’hui. Les influences arabes venant du Sud-Est, a` partir de la Me´sopotamie et de la Cilicie, ont e´te´ beaucoup moins fortes, les conqueˆtes arabes n’ayant pas pu aboutir a` une implantation durable en Asie Mineure a` l’e´poque byzantine. Deux peuples non impe´riaux, mais re´silients de la longue dure´e, les Arme´niens et les Kurdes, qui ont surve´cu a` toutes les guerres et conqueˆtes impe´riales, ont, par leur pre´sence dans les espaces montagneux de l’Anatolie orientale, pese´ durablement dans l’histoire de l’Asie Mineure, et meˆme constitue´ un de´fi a` l’homoge´ne´isation ethno-nationale de la Turquie. L’Asie Mineure ou Anatolie s’est donc trouve´e au carrefour des logiques territoriales de ces diffe´rents peuples et de quelques autres, qui ont exerce´ plus re´cemment et plus ponctuellement leur action, tels que les He´breux-Juifs, les Bulgares et surtout les Russes. L’analyse de l’e´volution de cette pe´ninsule micrasiatique vers une unification et une homoge´ne´isation ethnoculturelle, a` la fois dans les temps longs et les temps re´cents plus courts, nous est apparue devoir eˆtre aborde´e

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aussi par l’e´tude des interfaces de la Turquie avec les espaces voisins, interfaces maritimes et continentales. L’e´tude de ces interfaces nous est apparue particulie`rement re´ve´latrice, a` la fois du processus d’unification-homoge´ne´isation et des obstacles ou des difficulte´s qu’il a rencontre´s au XX e sie`cle, et meˆme encore aujourd’hui. Depuis la fin du XVIII e sie`cle, ces interfaces ont e´te´ traverse´es par des flux de populations dans les deux sens, des groupes ethniques ont joue´ un roˆle de charnie`re entre l’espace anatolien et ses voisins, quelques villes-ports, au premier rang desquelles Istanbul et Izmir, servant de synapse, canalisant toutes sortes d’e´changes, de´mographiques mais aussi e´conomiques et culturels. ` partir de 1957, l’exode rural turc vers les me´tropoles s’est souvent A prolonge´ par une e´migration dans des pays d’Europe occidentale ou centrale, ge´ne´rant un vaste champ migratoire dans le cadre duquel s’effectuent toutes sortes d’e´changes entre les lieux d’origine et ceux de l’installation de ces migrants e´conomiques a` l’origine. L’E´tat de la Re´publique turque avait cherche´ a` organiser (accords bilate´raux avec les pays d’accueil) et a` encadrer (instituteurs, imams, me´dias connecte´s graˆce a` un satellite de te´le´communication) cette e´migration. Les quatre millions de Turcs europe´ens constituent donc aujourd’hui une ve´ritable communaute´ transnationale, caracte´rise´e par un va-et-vient entre lieux d’origine en Anatolie et lieux d’installation en Europe. L’espace anatolien, de la Re´publique de Turquie, s’est ainsi projete´ a` l’exte´rieur, principalement en Europe, dans le cadre soit de diasporas grecque, arme´nienne, kurde, soit d’une communaute´ transnationale turque, en fonction des histoires diffe´rentes de cette e´migration a` partir du territoire turc. On peut mieux comprendre la singularite´ et la radicalite´ du passage de l’Asie Mineure a` la Turquie si on la situe au sein du monde turco-iranien, a` la fois dans la longue dure´e d’une turquisation qui a succe´de´ a` une helle´nisation, et dans les temps plus courts des politiques d’homoge´ne´isation ethnique unionistes et ke´malistes. Cette logique ethnique des nationalistes turcs contraste avec la logique culturelle des Iraniens plus respectueuse de la diversite´ ethnique.

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Cadre conceptuel et the´orique : peuples de la longue dure´e, leurs logiques territoriales

L’Asie Mineure, l’Anatolie ou la Turquie, appartiennent a` un espace beaucoup plus vaste, la « Re´gion Interme´diaire », qui de la Me´diterrane´e a` l’Asie centrale, de l’Adriatique a` la Caspienne, est un carrefour de peuples et de cultures entre Orient et Occident. De multiples influences, migrations et conflits l’ont caracte´rise´e dans la longue dure´e. Il faut pre´ciser les concepts qui permettent une analyse en profondeur de ces phe´nome`nes et fondent une e´tude ge´o-historique de l’espace micrasiatique ou anatolien. Au concept de civilisation on pre´fe´rera celui de peuples-monde de la longue dure´e, impe´riaux ou re´silients, qui ont leur propre logique territoriale. L’Asie Mineure et les Balkans ont appartenu au meˆme espace impe´rial pluriethnique byzantin puis ottoman, mais leur e´volution divergente a` l’e`re des E´tats-nations vers l’unification d’un coˆte´, la fragmentation de l’autre, me´rite d’eˆtre questionne´e a` diffe´rentes e´chelles chronologiques. La construction d’un territoire national turc doit eˆtre appre´hende´e a` partir de ses interfaces avec les espaces voisins.

Chapitre premier

Entre Europe et Asie, la Re´gion Interme´diaire Concepts et approches pour analyser cet espace

L’Asie Mineure, l’Anatolie, est devenue la Turquie a` la suite d’un long processus d’islamisation et de turquisation (XIe-XX e sie`cles) de ses populations qui avaient e´te´ auparavant l’objet d’un encore plus long processus d’helle´nisation (X e sie`cle avant J.-C. X e sie`cle apre`s J.-C.). Cet espace interme´diaire entre l’Europe et l’Asie a connu de longues pe´riodes de pluralite´ ethnique et politique. Les seuls peuples qui l’ont durablement unifie´ politiquement et culturellement ont e´te´ les Grecs helle´nistiques et Gre´co-Romains (empires helle´nistiques, romain, puis byzantin), puis les Turcs (sultanat de Ruˆm des Seljoukides, et surtout, ensuite, Empire ottoman et Re´publique turque). Sans jamais totalement effacer la pluralite´ ethnique sous-jacente, ces deux peuples de la longue dure´e ont re´ussi au bout d’un plus ou moins long processus a` imposer leur religion et leur langue a` la plus grande partie des populations occupant cet espace. En adoptant une vision braude´lienne de cette histoire qui s’e´tend sur trois mille´naires, on remarquera que les Turcs ont mis deux fois moins de temps que les Grecs pour s’approprier cet espace et lui imposer leur religion et leur langue ; et ils ont re´ussi a` les en e´vincer presque totalement en une vingtaine d’anne´es, a` la suite de huit sie`cles de progression plus ou moins re´gulie`re (XI e-XIX e sie`cle). On constatera certes que les transformations historiques sont plus rapides et plus efficaces aux e´poques moderne et contemporaine qu’aux e´poques antique et me´die´vale, en rapport avec l’e´volution des sciences et des techniques qui donnent aux E´tats plus re´cents des moyens nettement supe´rieurs a` ceux dont disposaient les E´tats plus anciens. Cependant les Turcs ont re´ussi en quelques de´cennies a` construire en Anatolie un E´tat-nation relativement homoge`ne politiquement et culturellement, alors qu’ils ont duˆ se retirer des Balkans. L’islamisation n’y avait e´te´ que tre`s partielle, alors qu’elle avait e´te´ pre´dominante en Anatolie a` l’e´poque ottomane. Il faut donc voir quel roˆle ont joue´ les conversions a` l’Islam dans une population qui e´tait jusqu’au XIIIe sie`cle majoritairement chre´tienne, soumise a` une minorite´ de conque´rants turcs musulmans.

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Cadre conceptuel et the´orique

Comment ceux-ci ont-ils re´ussi a` imposer leur langue et leur culture ottomane puis turque, dans le cadre d’E´tats et d’un empire multi-ethniques aux populations urbaines cosmopolites ? Comment l’ave`nement des nationalismes au XIX e sie`cle a entraıˆne´ dans la premie`re moitie´ du XX e la quasi-disparition des minorite´s religieuses non musulmanes du territoire anatolien ? Pour comprendre ces phe´nome`nes de la longue dure´e que sont l’appropriation d’un territoire et son homoge´ne´isation religieuse, culturelle et linguistique relative, le passage d’un helle´nisme a` un turquisme dominant, il faut de´passer les clivages disciplinaires et les cloisonnements re´gionaux, nationaux et d’aires culturelles, en introduisant de nouveaux outils d’analyse, de nouveaux concepts, de nouvelles approches me´thodologiques. Une vision transdisciplinaire et transversale est ne´cessaire. En partant de la fracture Orient-Occident et de la notion de « Re´gion Interme´diaire », on introduira les logiques territoriales des E´tats et/ou des peuples de la longue dure´e pour aborder les processus d’helle´nisation, de turquisation, en de´passant les pe´riodisations de l’histoire conventionnelle et les clivages disciplinaires qui les accompagnent (Antiquite´ grecque, romaine, byzantinologie, ottomanisme, civilisations...). On s’efforcera d’adopter un point de vue transversal et transdisciplinaire.

Fracture Orient-Occident ou « Re´gion Interme´diaire » Les notions d’Orient et d’Occident ont e´te´ invente´es par les Europe´ens de`s le XIIe sie`cle, mais ont e´te´ utilise´es surtout a` partir des XVII e et XVIII e sie`cles, soulignant a` l’exce`s un clivage entre deux types de civilisations. On peut faire remonter l’opposition de ces deux mondes a` la division de l’empire romain entre empire d’Orient et d’Occident a` partir de 395 ap. J.-C. L’approche de la ge´ohistoire par les civilisations s’est toujours trouve´e confronte´e a` l’opposition entre un Orient et un Occident divisant le vaste continent eurasiatique ou` sont ne´es une grande partie des civilisations sur la longue dure´e. On se re´fe´rera d’abord a` la the`se de E. W. Saı¨d (1980, 347) : « L’Orient est par luimeˆme une entite´ constitue´e ; l’ide´e qu’il existe des espaces ge´ographiques avec des habitants autochtones foncie`rement diffe´rents qu’on peut de´finir a` partir de quelque religion, de quelque culture ou de quelque essence raciale qui leur soit propre est extreˆmement discutable ». Il nous dit que : « L’attitude orientaliste en ge´ne´ral partage avec la magie et la mythologie son caracte`re de syste`me ferme´ qui se contient et se renforce lui-meˆme, et dans lequel les objets sont ce qu’ils sont parce qu’ils sont ce qu’ils sont une fois pour toutes, pour des raisons ontologiques qu’aucune donne´e empirique ne peut ni de´loger ni modifier. En entrant en contact avec l’Orient, et spe´cifiquement avec l’Islam, l’Europe a renforce´ son syste`me de repre´sentations de l’Orient et,

Entre Europe et Asie, la Re´gion Interme´diaire

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comme l’a sugge´re´ H. Pirenne, fait de l’Islam l’essence meˆme d’un eˆtre du dehors contre lequel, dans sa totalite´, la civilisation europe´enne est fonde´e a` partir du Moyen Age » (E. W. Saı¨d, 1980, 88).

La « Re´gion Interme´diaire » ` cette vision binaire Orient-Occident qui correspond a` celle qui a A pre´valu longtemps dans l’orientalisme scientifique des Occidentaux, situant la ligne de se´paration plus a` l’Ouest, en gros entre l’Asie et l’Europe, distinguant meˆme une Europe occidentale d’une Europe orientale, D. Kitsikis (1985) a oppose´ une vision ternaire avec une « Re´gion Interme´diaire » qui se situe entre l’Orient et l’Occident. Il distingue ainsi un ensemble de pays et/ou de peuples jouant le roˆle de pont entre les civilisations de l’Orient et de l’Occident selon E. Reclus : Russes, Grecs, Turcs, peuples balkaniques orthodoxes ou musulmans, Arabes, Iraniens, Afghans et meˆme Pakistanais de l’Ouest 1. La Re´gion Interme´diaire a e´te´ le sie`ge de deux types d’empires : d’un coˆte´ des empires centraux couvrant les De´troits et la mer E´ge´e (Empire perse ache´me´nide, grec d’Alexandre, Empire romain puis byzantin, Empire ottoman) dont le centre e´tait pour les deux derniers Constantinople/Istanbul, d’un autre coˆte´ des empires pe´riphe´riques cherchant a` prendre la succession de l’empire du centre (Empire arabe omeyyade, puis abbasside, Empire perse safavide, Empire russe). Les relations entre ces deux types d’empires e´taient conflictuelles. Jusqu’en 800 ap. J.-C., date du couronnement de Charlemagne, l’Occident ne s’e´tait pas se´pare´ de l’aire de la civilisation byzantine. Apre`s cette date, l’Occident a constamment cherche´ a` de´truire l’empire central de la Re´gion Interme´diaire. Il regroupa au XXe sie`cle avec l’Europe occidentale l’Ame´rique du Nord et du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Ze´lande. L’Orient comprend l’Inde, l’Asie du Sud-Est et la Chine avec la Core´e et le Japon. La Re´gion Interme´diaire participe a` la fois de l’Occident et de l’Orient. Une vision de cette « Re´gion Interme´diaire », proche de celle de Kitsikis, a e´te´ propose´e par Thierry Bianquis (1996), y de´crivant l’alternance d’un dispositif binaire et d’un dispositif ternaire. On a eu d’une part l’opposition entre un empire continental ouest asiatique, couvrant l’Iran et l’Irak actuels, et un empire ou un syste`me pluri-e´tatique maritime me´diterrane´en, pendant 13 sie`cles (VIe sie`cle avant J.-C. au VIIe sie`cle apre`s J.-C.). On avait d’un coˆte´ les Perses Ache´me´nides, les Parthes Arsacides, les Perses Sassa1. Du point de vue de la religion, cette re´gion comprend « deux religions de base : le christianisme orthodoxe et l’islam sunnite, avec trois religions supple´mentaires : l’islam chiite, l’ale´visme et le judaı¨sme » (D. Kitsikis, 2002, 109). Le catholicisme et le protestantisme caracte´risent l’Occident, l’hindouisme et le bouddhisme l’Orient.

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Cadre conceptuel et the´orique

nides, avec plusieurs capitales simultane´es, l’une dans le Bas Irak d’expression se´mitique, l’autre sur le plateau iranien d’expression indo-europe´enne, de l’autre les E´tats helle´nistiques, l’Empire romain puis byzantin d’expression grecque. Les conflits militaires ont e´te´ re´currents, la frontie`re les se´parant e´tant le plus souvent sur l’Euphrate moyen. L’espace syrien e´tait rattache´ a` l’empire me´diterrane´en, la moyenne et basse Me´sopotamie (Irak actuel) a` l’empire asiatique. La haute Me´sopotamie (Djazıˆra) et l’Arme´nie ont e´te´ constamment dispute´es entre les deux camps. En 22 ans, de 635 a` 657, la Syrie et l’E´gypte byzantines, la Me´sopotamie et l’Iran sassanides, l’Arme´nie et une partie du Caucase ont e´te´ conquis par des tribus arabes issues de la pe´ninsule arabique. Pour faire face a` Byzance, l’Amanus, le Taurus et la Cilicie forme`rent la re´gion militaire des villes garnisons (al-awasim) et des places fortifie´es (al-thughuˆr). ` l’Ouest du Zagros, a` part la pe´ninsule ibe´rique, les terres conquises A islamise´es et arabise´es pratiquaient avant la conqueˆte soit une langue se´mitique, arame´en-syriaque, sud arabique, amharique, soit une langue ayant des affinite´s avec le syste`me se´mitique comme le copte et le berbe`re. En quelques sie`cles, les populations indige`nes adopte`rent toutes l’arabe comme langue e´crite et de culture, et pour certaines comme langue domestique, et ce fut vrai meˆme pour les Chre´tiens et les Juifs. ` l’Est du Zagros, l’Iran, la Tansoxiane et l’Afghanistan, l’arabe est A devenu langue de culture, langue e´crite, alors que les langues locales indoeurope´ennes, caucasiennes ou turco-magyares, ont mieux re´siste´, demeurant langues domestiques et de culture orale. Elles sont peu a` peu re´apparues au niveau litte´raire et savant, mais ont e´te´ redevables a` l’arabe de leur alphabet comme de la plus grande part de leur vocabulaire conceptuel. La frontie`re linguistique ne suivait plus le cours de l’Euphrate, mais se trouvait repousse´e a` l’est de l’Irak, au pied du Zagros. La basse et moyenne Me´sopotamie, ainsi qu’une partie de la haute majoritairement de langue se´mitique avant l’islam, s’arabise`rent a` cause de l’installation de nombreuses tribus arabes originaires de la pe´ninsule. Apre`s le XI e sie`cle, sur le Taurus s’installa une nouvelle frontie`re entre un espace musulman d’expression turque au Nord-Ouest et un espace musulman d’expression arabe, domine´ par des militaires turcs ou kurdes, au Sud-Est. Un espace me´dian Est me´diterrane´en, Horde d’Or, Byzance, Turcs d’Anatolie, Mamelouks s’interposait entre d’une part le dynamisme grandissant de l’Europe Ouest me´diterrane´enne, relaye´ en Anatolie par la petite Arme´nie, et d’autre part, la mosaı¨que d’E´tats ne´s de la de´composition du premier empire mongol en Asie, domine´s par les Ilkhaˆnides. Au XIVe sie`cle, se mit en place un partage de fait de l’Asie occidentale entre un espace musulman d’expression iranienne, souvent domine´ par des souverains de sympathie chiite, et un monde arabe et turc, tre`s majoritairement sunnite.

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Approche civilisationnelle de la Re´gion Interme´diaire La notion ou le concept de civilisation a e´te´ utilise´ par diffe´rents auteurs pour e´tudier cet espace de contact et de croisement de divers peuples et le sie`ge de diffe´rents empires qui se sont succe´de´ ou juxtapose´s de fac¸on souvent conflictuelle (M. Bruneau, 2013). Arnold Toynbee conc¸oit les civilisations comme de vastes unite´s correspondant a` des empires, ne´cessairement multi-ethniques (Chine ou Asie orientale de´finie comme l’aire de la civilisation chinoise, empire romain ou perse, civilisation byzantine, empire mongol) ou des aires culturelles de´finies par une religion (monde islamique, chre´tiente´ occidentale, chre´tiente´ orthodoxe, civilisation indienne) ou bien des zones de contact entre civilisations comme le Sud-Est asiatique, les civilisations d’Ame´rique centrale et des Andes. Ces civilisations, qui naissent, se de´veloppent et meurent sur une tre`s longue dure´e et sur une aire assez vaste, sont en nombre restreint, vingt et une ou vingt-deux. Pour Toynbee, « La pie`ce centrale » d’une civilisation c’est la religion. Il entend « de´finir la civilisation en termes spirituels... comme une tentative de cre´er un e´tat de socie´te´ dans lequel toute l’humanite´ pourra vivre ensemble et en harmonie comme les membres d’une seule et meˆme famille. C’est, je crois, le but vers lequel tendent inconsciemment sinon consciemment toutes les civilisations conc¸ues jusqu’ici » (A. Toynbee, 1951, 165-179). Arnold Toynbee, dans son diagramme sur les civilisations du monde de 3500 avant a` 2000 apre`s J.-C., distingue, dans ce que Kitsikis appelle la « Re´gion Interme´diaire », 13 civilisations, qui sont de´finies pour la plupart par leur religion dominante (A. Toynbee, 1996, 103-104). Six existent encore aujourd’hui (sept avec la civilisation occidentale qui n’est pas originaire de cet espace mais y est pre´sente) : Russe, Chre´tienne orthodoxe, Islamique, Chre´tienne monophysite, Chre´tienne nestorienne, Nomade. Les sept autres ne sont plus vivantes : Syrienne (Phe´niciens, Juifs, Philistins), Helle´nique, E´ge´enne, Iranienne, Hittite, Sume´ro-accadienne, E´gyptienne. La civilisation nomade qui s’e´tend de l’Asie a` l’Afrique, des Mongols aux Touaregs, ne rele`ve pas d’une seule religion (chamanisme, bouddhisme, islam). Son extension dans l’espace et sa dure´e est tre`s variable. Dans la ligne´e d’Arnold Toynbee se situe la tentative plus re´cente d’une ´ geopolitique du choc des civilisations de Samuel P. Huntington (1996). La « Re´gion Interme´diaire » est domine´e, selon Huntington, par deux blocs civilisationnels, islamique et chre´tien orthodoxe, chacun d’entre eux e´tant he´te´roclite. La civilisation juive, le judaı¨sme, (S. P. Huntington, 1996, en note p. 46) n’est pas reconnue comme formant une grande civilisation a` cause de sa faiblesse de´mographique en comparaison avec les grands blocs civilisationnels, et a` cause de son caracte`re diasporique au sein des civilisations occidentale, orthodoxe et islamique. En fait, Israe¨l joue le roˆle de fer de lance de la

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Cadre conceptuel et the´orique

civilisation occidentale au sein du Moyen-Orient, ce que ne dit pas clairement Huntington. Fernand Braudel propose une vision diffe´rente qui associe syste´matiquement chaque civilisation a` « un espace aux limites a` peu pre`s stables », a` une « aire culturelle » (1966, 154). Dans le Monde actuel ou la Grammaire des civilisations (1966), il a de´fini six grandes civilisations classe´es en deux cate´gories : les civilisations non europe´ ennes (l’Islam, l’Afrique noire, l’Extreˆme-Orient) et les civilisations europe´ennes (l’Europe, l’Ame´rique, l’autre Europe : Moscovie, Russie, URSS). Chacune de ces civilisations est de´finie en relation e´troite avec son aire ge´ographique, « a` l’exception des Afghans, des Turcs, des Perses, des Arabes, regroupe´s hors histoire et hors ge´ographie, mais aussi hors de toute racine « nationale », d’existence ethnique ou tribale ou vulgairement provinciale, sous l’e´ternel titre « l’islam et le monde musulman » (G. Corm, 1991, 372). Seul « l’Islam et le monde musulman » est de´fini exclusivement par l’identifiant religieux qui prime sur tout autre identifiant (linguistique, politique, culturel ou national) et en particulier sur l’identifiant ge´ographique ou territorial. Cette vision braude´lienne de´finit a` partir du monde actuel un nombre encore plus limite´ de grandes unite´s civilisationnelles que A. Toynbee. Elle ne permet pas une approche pertinente de la « Re´gion interme´diaire » qui, dans sa conception, ne compte que trois civilisations : l’Islam, la civilisation europe´enne et la civilisation russe. Braudel privile´gie dans son analyse de l’Islam et du monde musulman les facteurs d’unite´ plus que ceux de division, qu’il ne nie pas mais qu’il envisage surtout sous l’angle de la pluralite´ des E´tats. P. Gourou (1953) pre´sente une vision plus diffe´rencie´e de l’Asie occidentale islamise´e. « Entie`rement islamise´e, en dehors de minimes ˆılots chre´tiens ou juifs », elle est beaucoup plus homoge`ne que l’Asie des Moussons tre`s diverse, dans sa partie tropicale en particulier. Elle pre´sente une re´elle unite´ de civilisation due a` l’Islam, qui n’est pas seulement une religion mais aussi « un plan d’organisation sociale et politique » 2. Dans son e´tude re´gionale de l’Asie occidentale (1953), P. Gourou distingue ainsi quatre grandes aires : l’espace iranien, la Turquie, l’Asie arabe, le Levant, qu’il subdivise en ` propos de l’Iran, il parle de civilisation ou de nation persane : E´tats. A « toujours a existe´ entre Caspienne et golfe Persique un certain espace peuple´ de Perses ou de Persans ». Ces diffe´rentes approches civilisationnelles (Toynbee, Huntington, Braudel, Gourou) se situant a` l’e´chelle mondiale, qui privile´gient tantoˆt le 2. Il ne s’agit pas d’une aire homoge`ne mais d’un espace central, « le croissant fertile » ou` elle s’exprime le mieux, et d’une vaste pe´riphe´rie ou` elle se de´grade (Liban, Kurdistan, Asie Mineure, Iran) a` cause de « survivances paysannes reste´es fortes ».

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facteur religieux, tantoˆt le paysage et les techniques de production et d’encadrement ou les relations entre E´tats-nations, n’apportent pas un e´clairage significatif pour l’analyse ge´ohistorique et ge´opolitique de la Re´gion Interme´diaire. Marc Cre´pon (2002) a e´te´ l’un de ceux qui ont formule´ les critiques les plus pertinentes sur l’utilisation du concept de civilisation et sur ses dangers. Ses critiques tiennent dans la relation entre la civilisation europe´enne, celle de l’Occident, longtemps pre´sente´e comme la Civilisation par excellence, et les autres civilisations implicitement infe´rieures. L’ouvrage d’Huntington fractionne l’humanite´ en une pluralite´ de communaute´s, les civilisations, « en s’acharnant a` de´montrer, page apre`s page, l’incommunicabilite´, l’incompatibilite´ de ces groupes, l’absence d’ide´al, de fin ou de volonte´ commune » (M. Cre´pon, 30). Le cosmopolitisme, le multiculturalisme, les me´tissages et hybridations sont implicitement ou explicitement rejete´s. Les diffe´rences entre civilisations sont essentialise´es. La croyance en l’originalite´ et l’irre´ductibilite´ des civilisations leur donne une dimension ontologique d’entite´s historiques fixes. L’analyse civilisationnelle privile´gie une causalite´ unique, celle de la culture, de la religion, sans invoquer au meˆme niveau les autres causes possibles (e´conomiques, politiques, sociales). Les civilisations sont cense´es suivre un meˆme sche´ma e´volutif, de´ja` de´crit par Spengler et Toynbee, « passant d’une pe´riode de troubles ou de conflits a` l’installation d’un E´tat universel, avant de connaıˆtre le de´clin et la de´sinte´gration » (Huntington cite´ par M. Cre´pon, 2002, 55). Des approches ge´ohistoriques plus re´centes permettent d’introduire de nouveaux concepts a` partir d’une vision de l’Eurasie et de l’Ancien Monde.

Nouveaux concepts de l’approche ge´ohistorique : empire-monde, e´conomie-monde, syste`me-monde Chistian Grataloup (1996) a de´veloppe´, dans la ligne´e de F. Braudel et I. Wallerstein, une approche ge´ohistorique syste´matique dans son e´tude sur les Lieux d’Histoire, en analysant la distribution et l’e´volution des civilisations sur le continent eurasiatique entre la pre´histoire et le XIX e sie`cle. Il analyse l’espace social des civilisations braude´liennes a` l’e´chelle du continent eurasiatique et de ce qu’il appelle l’isthme de « l’Asie occidentale » ou « Asie du Sud-Ouest ». Entre la fin du IIIe et le IX e sie`cle, on est passe´ d’un bassin me´diterrane´en homoge`ne appartenant a` une meˆme aire de civilisation, celle de l’empire romain, a` un espace tripartite : monde carolingien (puis chre´tiente´ latine polycentrique), empire byzantin, monde arabo-musulman. C’est le re´sultat d’une partition sous l’influence de pressions externes et de logiques centrifuges internes : fission d’un ancien espace donnant naissance a` de nouveaux

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espaces. Un « syste`me Ancien Monde » est alors e´bauche´ (C. Grataloup, 1996, 60-68) avec le monde des nomades et de la caravane formant un me´ta-espace qui relie un chapelet de civilisations situe´es a` sa pe´riphe´rie : mondes chinois, indien, arabo-musulman, chre´tiente´s orientale et latine. « Il y a la` une articulation de deux niveaux spatiaux et temporels : des espaces sociaux e´loigne´s les uns des autres, homoge`nes et autonomes, vivant a` leurs rythmes propres, auxquels se surimpose, mais tre`s peu, un espace commun » (C. Grataloup, 1996, 87). Christian Grataloup e´prouve le besoin de pre´ciser le concept braude´lien de civilisation en distinguant en son sein deux types : les empires-mondes, unitaires, soumis a` des logiques d’homoge´ne´isation a` partir d’un centre dominant (Empire e´gyptien, romain, byzantin, Chine, Iran...), les e´conomiesmondes multiples, politiquement fractionne´es, obe´issant a` une logique polycentrique (« non-superposition des centralite´s politiques et e´conomiques, multiplicite´ des acteurs spatiaux »), plus dynamiques spatialement et temporellement (Ouest europe´en, monde malais, Inde du Sud, peut-eˆtre Japon) (M. Bruneau, 2013). Georges Corm (1993) a e´galement une approche que l’on pourrait qualifier de ge´ohistorique, car, par-dela` les religions monothe´istes, elle se re´fe`re a` des « grandes structures sociopolitiques », a` des socles ge´oculturels (« des socles ge´ographiques, linguistiques et culturels ») ou « grands centres de civilisations » (la Me´sopotamie et le Croissant fertile, l’Anatolie helle´noturque, les plateaux iraniens, l’E´gypte) qui se sont inscrits dans la tre`s longue dure´e (six mille´naires). « Ces socles ont porte´ de grandes civilisations dont le patrimoine est toujours pre´sent dans les socie´te´s modernes, a` travers la permanence des grandes structures claniques et familiales, des clerge´s musulmans chiites ou des christianismes locaux, du patrimonialisme des E´tats et des gouvernants, etc. » (G. Corm, 1993, 75). Georges Corm re´cuse, a` juste titre, l’approche en termes de « civilisation islamique abstraite et immobile tout au long des sie`cles, avec une ne´gation de la diversite´ linguistique, ge´ographique, culturelle et religieuse qui perdure a` l’inte´rieur meˆme des socie´te´s musulmanes » ; une telle conception rejoindrait l’approche des milieux fondamentalistes islamistes affirmant la globalite´ de l’islam comme syste`me politique, social et culturel. On ne peut plus parler de civilisation islamique comme si le califat abbaside ou l’empire ottoman existaient encore. G. Corm (1999, 74-75) de´nonce « cet axiome de la perception occidentale », « ce choix e´piste´mologique » qui bloque « toute analyse de l’identite´ des socie´te´s dont l’Islam est la religion principale sur l’exclusivite´ de l’identifiant religieux ou, du moins, sa primaute´ hie´rarchique sur tous les autres e´le´ments d’identite´ ». Afin d’e´viter les pie`ges d’un prisme exclusivement religieux (paganismes/monothe´ismes) ou d’une approche raciale du type Aryens/Se´mites

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comme celle d’Ernest Renan, G. Corm privile´gie une approche ge´ographique au sens large. Pour lui, il y a eu « des syste`mes de pouvoir, en fait remarquablement stables et similaires au-dela` des ruptures apparentes », qui ont eu des frontie`res tre`s mouvantes par suite des turbulences provoque´es par les mouvements des peuples nomades en provenance d’Asie centrale (Turcs, Mongols) ou de la pe´ninsule arabique (Arabes). Le monde arabe est seulement l’un des « trois grands ensembles culturels et linguistiques : l’ensemble turc, l’ensemble iranien et l’ensemble arabe », auxquels on peut adjoindre un quatrie`me ensemble grec qui n’a e´te´ exclu d’Anatolie que dans la premie`re moitie´ du XXe sie`cle (e´change des populations du traite´ de Lausanne en 1923).

La logique territoriale impe´riale selon Ibn Khalduˆn Le philosophe arabe de l’Histoire Ibn Khalduˆn (1332-1406), qui a ve´cu notamment au Caire, a e´labore´ une the´orie sur la logique territoriale des empires dont la pertinence a e´te´ re´cemment remise a` l’honneur (G. Martinez-Gros, 2014). Il a montre´ que les empires, en particulier ce qu’il appelle l’empire islamique, qui s’est de´ploye´ sur un espace centre´ sur le Moyen-Orient avec les Arabes, a combine´ un espace de populations se´dentaires de´sarme´es productrices, soumises a` l’impoˆt, procurant a` l’E´tat l’essentiel de ses ressources et une frange de populations tribales nomades dominantes (asabiya), de´tentrices de la violence militaire et du pouvoir, d’une identite´ ethnique diffe´rente de celle des populations se´dentaires. Ce mode`le persistera apre`s la chute de l’empire au XIe sie`cle dans la structure de chaque E´tat islamique meˆme petit : « une capitale, un terroir nourricier (ou un commerce nourricier) et une ceinture de tribus ou de territoires incontroˆle´s » (G. Martinez-Gros, 2014, 23). ˆ ge n’a pas suivi ce mode`le, qui a dure´ L’Occident a` partir du Moyen A environ deux mille ans en Orient dans les trois grandes concentrations de populations paysannes denses centre´es sur la Chine, l’Inde et le MoyenOrient-Me´diterrane´e. « Par nature, l’empire rassemble toutes les terres civilise´es et toute l’humanite´ digne de porter ce nom. Il ne laisse hors de son autorite´ que les terres sauvages » (G. Martinez-Gros, 2014, 35). C’est pre´cise´ment de sa pe´riphe´rie de populations clairseme´es, tribales, que surgissent les forces qui s’emparent du pouvoir e´tatique, et qui e´tendent son domaine et son influence par leurs conqueˆtes, jusqu’a` ce qu’elles soient absorbe´es, neutralise´es et pacifie´es au sein de la population impe´riale se´dentaire. Surgiront ensuite de cette pe´riphe´rie tribale de nouveaux conque´rants qui fonderont une nouvelle dynastie a` la teˆte de l’empire : « Les empires naissent de mobilisations intenses de violence dirige´e et maıˆtrise´e que seuls sont capables d’engendrer et de soutenir les confins du monde tribal et des bassins se´den-

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taires, des confins encore barbares, mais de´ja` informe´s des faiblesses de leurs proies » (G. Martinez-Gros, 2014, 34). Cette hypothe`se the´orique sera teste´e dans les chapitres qui vont suivre a` propos des peuples issus de ces empires. Les notions d’ethnie ou de peuple plus que celle de civilisation ou de nation devraient permettre de mieux acce´der a` la re´alite´ ge´ohistorique de la « Re´gion Interme´diaire ».

La notion d’ethnie et l’approche mytho-symbolique de A. D. Smith Le sociologue A. D. Smith (1986) a de´veloppe´ une approche des structures ethniques de la longue dure´e qui seraient a` l’origine des nations, particulie`rement inte´ressante pour l’e´tude de la Re´gion Interme´diaire et de l’Asie Mineure. Une ethnie est une population de´nomme´e qui partage un mythe sur ses origines (ou « mythomoteur »), une histoire-me´moire qui relie les ge´ne´rations les unes aux autres, une culture dont la langue et/ou la religion sont le de´nominateur commun, et qui est souvent associe´e a` un territoire ou un lieu spe´cifique, tout en e´tant dote´e d’un sens de la solidarite´ face aux dangers et menaces exte´rieurs. Des symboles (icoˆnes) rappellent constamment l’he´ritage et le destin commun. Le paradoxe de l’ethnicite´ est sa durabilite´ a` travers ses changements et mutations (A. D. Smith, 1986, 22-31). L’origine des diffe´rentiations ethniques est pour A. D. Smith tre`s ancienne (plus de 2 000 ans av. J.-C.). Au centre de chaque ethnie, il y a donc un complexe de mythes, de me´moires et de symboles se re´fe´rant particulie`rement aux origines et a` la ge´ne´alogie du groupe. C’est ce noyau identitaire qui fonde la diffe´renciation des cultures et des styles de vie ethniques. Il existe deux types de « mythomoteurs » ethniques, les mythomoteurs dynastiques et les communautaires. Les premiers identifient la communaute´ ethnique avec la dynastie de son souverain, chef ou roi. Ils sont de nature avant tout politique, meˆme si leur expression religieuse ge´ne´ratrice de rites est fondamentale. Par exemple, l’E´gypte des Pharaons, les rois assyriens, l’empire perse du roi des rois ou les empereurs byzantins... Ces ethnies sont de type horizontal aristocratique, incluant des clercs, scribes et riches marchands urbains (A. D. Smith, 1986, 79-82). Les seconds mettent l’accent sur une image de l’ensemble de la communaute´, plutoˆt que sur un lignage privile´gie´ ou sur une institution e´tatique. Ils apparaissent dans des cite´s-E´tats, des confe´de´rations tribales, des sectes ou des communaute´s diasporiques. Ex. les cite´s-E´tats grecques de l’Antiquite´, l’image d’un peuple sacre´ e´lu de Dieu (les Juifs), centre´ sur ses prophe`tes anciens et ses synagogues he´ritie`res du Temple, la diaspora arme´nienne intense´ment attache´e a` son E´glise gre´gorienne, dont le centre Etchmiadzin est sur le territoire montagneux de son royaume d’origine. Ce sont des ethnies

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verticales de´motiques urbaines, compose´es de preˆtres, artisans et commerc¸ants avec une classe dirigeante issue des milieux urbains riches et puissants (A. D. Smith, 1986, 83). L’E´tat aristocratique des premie`res n’a pas les moyens techniques et administratifs d’inte´grer sa population dans une unite´ culturellement homoge`ne, mais seulement dans une unite´ politiquement unifie´e. Elle e´tait diffe´rentie´e en classes. L’E´tat avait une grande extension territoriale. Par exemple, les Me`des, Perses, Hittites, Romains, Parthes, plus tard les Arabes et Ottomans. Cette ethnie horizontale aristocratique avait une extension grande mais mal de´limite´e et de´finie : par exemple, les Perses ache´me´nides, les Ottomans, les Arabo-musulmans, les Grecs orthodoxes, la Chre´tiente´ latine. Dans l’ethnie verticale ou de´motique des secondes, une seule culture ethnique impre`gne a` des degre´s variables les diffe´rentes couches de la population. Elle ne peut eˆtre re´serve´e a` une seule classe. Ces ethnies sont beaucoup moins e´tendues spatialement et nombreuses de´mographiquement que les premie`res : par exemple, les Grecs de l’Antiquite´, les Juifs, les Arme´niens, les Sume´riens. Ces communaute´s de´motiques ou verticales mettent l’accent sur les liens ethniques qui les unissent face a` l’e´tranger ou l’ennemi. Elles marquent pre´cise´ment leurs frontie`res, leur opposition au syncre´tisme religieux, a` l’assimilation culturelle ou a` l’exogamie. Des leaders charismatiques, des hommes saints y jouent un roˆle important (A. D. Smith, 1986, 84-87). On peut y distinguer quatre sous-types : – Les cite´s-E´tats : Sumer, Phe´nicie, Gre`ce. – Les ethnies de frontie`re : Arme´niens, He´breux, Kurdes. – Des confe´de´rations tribales : les tribus kurdes, la confe´de´ration israe´lite qui a envahi Canaan. – Des diasporas, sectes ou minorite´s ethniques : diasporas grecque, libanaise, juive, arme´nienne, les Druzes, les Assyro-Chalde´ens. Ces ethnies ont de´veloppe´ des liens a` un haut lieu sacre´, a` un livre et/ou a` une langue sacre´e 3. 3. L’approche par le concept d’« iconographie » de Jean Gottmann (1954), repris par G. Pre´ve´lakis (2009), est tout a` fait analogue. Les e´le´ments iconographiques qu’ils soient religieux, linguistiques, historiques, folkloriques, gastronomique, paysagers ou mythiques, sont un he´ritage de l’histoire d’un peuple et de la ge´ographie du territoire qu’il occupe ou qu’il a occupe´. Ce sont des repre´sentations qui, combine´es de fac¸on syste´mique par les e´lites politiques, culturelles et religieuses, ont pour effet de justifier le cloisonnement de l’espace ge´opolitique. Les iconographies nationalistes n’ont pas e´te´ cre´e´es ex nihilo au XIXe sie`cle mais se sont re´fe´re´es aux peuples ou aux groupes ethniques pre´existant a` l’empire, puisant dans leur fond ethno-culturel (mythes, symboles). La re´fe´rence a` des formes e´tatiques pre´impe´riales ou a` des empires pre´ce´dents fonde le discours nationaliste de la continuite´ et lui donne une certaine re´alite´, les nouvelles nations n’e´tant pas totalement invente´es ou imagine´es mais s’appuyant sur des re´alite´s ethno-nationales ante´rieures aux empires pluriethniques comme l’a montre´ A. Smith.

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C’e´tait l’ethnie plus que la nation, l’ethnicite´ plutoˆt que la nationalite´ et l’ethnicisme plutoˆt que le nationalisme qui dominait la vie sociale et culturelle ˆ ge, en Europe et au Proche-Orient. Elles de l’Antiquite´ et du Haut Moyen A existaient a` l’inte´rieur et a` coˆte´ de diffe´rents e´tats ou bien dominaient d’autres ethnies a` l’inte´rieur d’un empire tel que celui des Perses.

La notion de peuple On utilisera ici, tre`s proche de la notion d’ethnie, celle de peuple au sens « d’un ensemble d’individus qui, sans habiter dans le meˆme pays, sentent qu’ils appartiennent a` une meˆme communaute´ par leur origine, leur religion ou un autre lien » (A. Rey, 1992, 1496), qui est le plus souvent linguistique. Il ne s’agit pas ne´cessairement d’une nation mais d’une entite´ proche, parce que l’appartenance a` un peuple implique une conscience, dont les fondements peuvent varier d’un peuple a` l’autre (langue, structure sociopolitique re´currente, religion). Il s’agit comme l’ethnie d’un ensemble plus ancien qu’une nation, dont la notion, dans sa signification actuelle, n’est apparue qu’au XVIII e sie`cle 4. Cette notion de peuple, comme celle d’ethnie, s’inscrit dans un temps long, plus long que celui des E´tats ou des dynasties qui les dirigent : « dans un peuple, les ge´ne´rations se succe`dent a` la manie`re dont un fleuve se maintient dans l’existence par le renouvellement ininterrompu de ses eaux » (V. Descombes, 2013, 194). La notion de peuple est aussi une cate´gorie politique qui est lie´e a` celle d’E´tat. Dans le passe´ colonial re´cent, le peuple s’affirme et lutte pour former son propre E´tat inde´pendant de la puissance coloniale ou impe´rialiste (mouvement de libe´ration nationale). Dans le cadre d’un E´tat existant, le peuple issu d’une minorite´, qui s’estime opprime´e, lutte pour faire e´voluer cet E´tat jusqu’a` ce que soit reconnue l’existence de ce peuple en lui accordant une forme d’autonomie culturelle et politique, sinon un E´tat inde´pendant, qui pourrait avoir un lien plus ou moins e´troit avec celui dont il s’est e´mancipe´ (A. Badiou, 2013, 20-21) 5. Cette notion s’applique a` une re´alite´ historique de la longue dure´e qui traverse les pe´riodes historiques, les dynasties (formations e´tatiques 4. J. C. Tamisier (1998) dans le Dictionnaire des Peuples de´finit un peuple comme « une population dont le ve´cu est (ou fut) marque´ par un sentiment d’appartenance a` un ensemble, voire a` un tout social ordonne´. Ce « tout » particulier se distingue d’autres « tous » particuliers pour faire partie, ensemble, du genre humain » (IX). 5. « Il apparaıˆt ainsi que la notion de peuple est d’abord une notion politique. Elle a donc ne´cessairement une dimension strate´gique. Le pouvoir est toujours a` conque´rir ou a` conserver contre un ennemi ou un concurrent, re´el ou suppose´, du peuple » (S. Khiari, 2013, 119).

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dynastiques), avec un ancrage territorial. Il comporte des e´le´ments de continuite´ (langue, structures sociales et politiques, spe´cificite´ religieuse) et de discontinuite´ (formations e´tatiques dynastiques, nation, E´tat-nation) qui sont suscite´s ou cause´s par des influences ou des e´ve´nements exte´rieurs. Ces peuples peuvent eˆtre des peuples-monde 6 de la longue dure´e, au sens de constituant un monde avec une culture a` vise´e impe´riale universelle en expansion (helle´nisation, arabisation, turquisation...). Ils peuvent aussi eˆtre des peuples re´silients de la longue dure´e dont l’e´nergie et le dynamisme n’ont pas e´te´ employe´s a` construire un empire-monde mais a` re´sister a` l’assimilation par leurs voisins en s’appuyant sur des e´le´ments favorisant la continuite´ (langue, culture, religion, diaspora) (M. Bruneau, 2001).

Les the´ories post-modernes de la nation et la mise en cause de l’approche mytho-symbolique En opposition avec la vision pre´ce´dente, le tournant relationnel s’est focalise´ sur les dimensions relationnelles et sociales de l’identite´ et de la construction nationale. Les identite´s nationales seraient des constructions narratives ou discursives. L’ethnicite´ apparaıˆtrait comme une cre´ation de discours a` l’inte´rieur de l’E´tat moderne. Le discours nationaliste repre´sentant la nation comme un tout homoge`ne est de´construit. La nation est vue comme le produit d’un discours invente´ ou imagine´. Elle ne devrait pas eˆtre vue comme le produit relativement stable de tendances profondes d’un de´veloppement e´conomique, politique ou culturel (O. Fro¨din, 2003). La conception de A. D. Smith a e´te´ alors critique´e comme essentialiste, concevant l’ethnicite´ comme la qualite´ objective et substantielle d’un groupement particulier, non comme une construction sociale et discursive. Ces critiques sont fonde´es sur des postulats modernistes combine´s aux analyses de la modernite´ de Foucault, impliquant que toutes les identite´s nationales ou ethniques sont des cre´ations d’institutions modernes. Ces critiques reposent sur une interpre´tation errone´e du concept de complexe de mythe-symbole et de l’interde´pendance entre repre´sentations subjectives et ses expressions objectives. Quand Smith utilise le terme de noyau ethnique (ethnic core) ou de complexe mytho-symbolique, il se re´fe`re a` des crite`res subjectifs tels que les mythes, les me´moires et les valeurs, des 6. On a forme´ la notion de peuple monde sur le mode`le d’« e´conomie-monde » de´finie par F. Braudel (1979). Il ne s’agit pas ne´cessairement de peuples qui soient pre´sents dans le monde entier meˆme si leur diaspora est devenue mondiale au XXe sie`cle (M. Bruneau, 2001).

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repre´sentations objective´es comme des symboles et des styles caracte´ristiques de configurations historiques particulie`res 7. Smith dit clairement que la communaute´ ethnique est formate´e et reformate´e en fonction des circonstances et des changements de son environnement. L’ethnicite´, selon Smith, est caracte´rise´e par la coexistence du changement et de la durabilite´ a` l’inte´rieur de parame`tres de´finis. Smith reconnaıˆt que les syste`mes de valeurs se remode`lent en fonction de la re´action des groupes aux changements de leur environnement et des conditions sociales, et que les significations des cultures nationales sont continuellement rede´finies et re´vise´es. Mais il affirme que ces changements doivent eˆtre contenus a` l’inte´rieur de parame`tres de l’appartenance au groupe qui peuvent durer pendant plusieurs ge´ne´rations. On peut opposer d’un coˆte´ le point de vue plus anthropologique de Smith sur le nationalisme et d’un autre coˆte´ celui plus politique concevant l’ethnicite´ comme le re´sultat d’une rhe´torique politique. Au lieu de voir dans la nation une totale invention et de´limitation des e´lites, les masses restant passives et manipule´es par elles, Smith maintient que les leaders nationalistes, pour re´ussir, doivent faire appel a` des mode`les culturels et sociaux pre´existants, he´rite´s, dans le peuple. Il affirme que si le nationalisme est une ide´ologie moderne, les nations et nationalismes n’ont pas plus e´te´ invente´s que d’autres sortes de culture, d’organisation sociale ou d’ide´ologie 8. Le discours nationaliste moderne exploite un habitus pre´existant et des narrations en vue de permettre les revendications pour un E´tat inde´pendant. Un discours nationaliste moderne peut attribuer des significations nouvelles a` cet habitus pre´existant (O. Fro¨din, 2003). La the´orie ethno-symboliste de Smith constitue un cadre raffine´ et significatif pour un vaste e´ventail de trajectoires historiques du nationalisme. Cette construction analytique permet d’acce´der a` une profondeur historique qui tend a` eˆtre ne´glige´e par l’approche postmoderne.

7. En conse´quence, le complexe mytho-symbolique, l’ethnie ou le peuple ne constituent pas une assise objective qui serait en dehors du domaine de la construction sociale. Smith affirme plutoˆt qu’ils constituent des « toiles ou re´seaux socioculturels », se re´fe´rant a` des perceptions, des sentiments et des attitudes. La the´orie ethno-symboliste de Smith n’est donc pas fonde´e sur des hypothe`ses essentialistes, quand elle se re´fe`re a` un complexe mytho-symbolique pre´existant. 8. Des habitudes, des coutumes et des pratiques accumule´es au cours de la longue dure´e sont aussi des constructions sociales et pas ne´cessairement les e´laborations d’intellectuels. Des restes de l’ordre ancien persistent a` l’e´poque moderne. Le complexe de relations traditionnelles n’a pas juste disparu avec la modernisation, mais domine dans de larges segments de la population meˆme a` l’e´poque moderne.

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Peuples-monde impe´riaux ou peuples re´silients de la longue dure´e Les peuples-monde, ou ethnies du premier type, horizontales aristocratiques de A. D. Smith, qu’on peut qualifier d’impe´riaux ont eu, au moins a` une pe´riode de leur longue histoire, la volonte´ partiellement re´alise´e de transmettre leur langue et leur religion a` d’autres, ce qui faisait partie de leur projet impe´rial, puis de celui de leur E´tat-nation. Ce fut, c’est souvent encore, l’helle´nisation (parfois lie´e a` une christianisation), l’arabisation, la turquisation, l’iranisation, accompagne´es ou non d’une islamisation. Les politiques d’assimilations force´es qu’ont duˆ subir les peuples re´silients de la longue dure´e, dans beaucoup des E´tats qui se partageaient leur territoire d’origine (Arme´nies, Kurdistans), ne sont pas parvenues a` les faire disparaıˆtre en tant que tels, en les amenant a` participer pleinement a` la vie e´conomique, sociale, politique et culturelle des pays auxquels ils ont e´te´ rattache´s. La notion de civilisation ne leur a pas e´te´ applique´e, a` cause sans doute de l’extension trop faible de leur aire culturelle et de l’absence d’un passe´ impe´rial. Les Grecs puis les Romains, les Perses ou Iraniens, les Chinois et les Indiens, de´cale´s au Sud, ont constitue´ des ancrages e´tatiques impe´riaux dans la longue dure´e. Leurs structures impe´riales ont pu eˆtre reprises et re´utilise´es par les Mongols et surtout les Turcs. Les Perses, puis les Grecs auxquels ont succe´de´ les Romains, puis les Turcs (Seldjoukides puis Ottomans) sont parvenus a` unifier une grande partie de la Re´gion Interme´diaire. Les alternances de pousse´es conque´rantes et de migrations de peuples ont fait alterner tantoˆt une direction Ouest-Est, tantoˆt Est-Ouest sur cet axe eurasiatique. Ces influences latitudinales ont e´te´ rarement soumises a` des pousse´es, d’abord Sud-Nord (conqueˆtes arabes et islamisation) puis Nord-Sud (avance´e de l’empire russe plus tard a` partir du XVIIIe-XIX e sie`cle). Le peuple perse-iranien a e´te´ remarquable par sa re´silience impe´riale, conservant son identite´ linguistique et reconstituant ses structures e´tatiques a` travers conqueˆtes et invasions. La mer E´ge´e et les littoraux du Pont-Euxin et de la Me´diterrane´e ont e´te´ les points d’ancrage des structures polycentriques grecques re´silientes elles aussi dans la longue dure´e. Avant les conqueˆtes des souverains mace´doniens, Philippe et surtout Alexandre, les Grecs appartiennent aux ethnies verticales ` l’e´poque helle´nistique ils deviennent une ethnie aristocommunautaires. A cratique horizontale du premier type. Mais la re´silience dans la longue dure´e ne caracte´rise pas seulement ces « grandes civilisations impe´riales » mais aussi des peuples territorialement plus restreints. Ces peuples re´silients de la longue dure´e ont toujours ve´cu aux frontie`res, dans l’entre-deux, des grands empires ou royaumes voisins : entre Me´sopotamie et E´gypte pour les He´breux, entre empire byzantin puis ottoman et Perse et/ou califat arabe pour les Arme´niens ou les Kurdes. Ils ont tre`s toˆt constitue´ une diaspora de dimension me´diterrane´enne, europe´enne

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ou euro-asiatique, puis, plus re´cemment, mondiale. Ils ne se sont pas contente´s de revendiquer un statut de minorite´ au sein des E´tats dans lesquels ils se sont disperse´s. Une langue, des structures claniques et/ou tribales, une religion, qui a souvent change´ a` une e´poque ancienne de leur histoire, ont e´te´ les principaux facteurs de leur cohe´sion permettant cette re´silience. Ce sont les ethnies du second type, verticales de´motiques a` mythomoteurs communautaires de A. D. Smith (1986). ` partir de la fin du XIX e et du de´but du XX e sie`cles, l’introduction du A mode`le de l’E´tat-nation europe´en occidental avec la dissolution des empires multi-ethniques (ottoman, austro-hongrois, russe) a provoque´ l’induration de frontie`res line´aires se´parant ces blocs tendant a` l’homoge´ne´ite´ que sont devenus les nouveaux E´tats-nations : Gre`ce, Turquie, Iran, E´gypte, Arme´nie, plus tard E´tats d’Asie centrale, Pakistan, Afghanistan... L’extension vers le sud et l’est de la Russie, devenant l’URSS, ou de la Yougoslavie dans les Balkans, ralentirent temporairement l’ave`nement de certains de ces E´tatsnations. Les processus civilisationnels, qu’e´taient l’helle´nisation, l’islamisation, l’arabisation et la turquisation, se sont alors transforme´s en processus d’homoge´ne´isation et de purification ethniques visant a` la suppression des minorite´s ethniques ou a` leur oppression et/ou assimilation force´e : langues nationales seules reconnues, e´changes de populations, massacres pouvant aller jusqu’au ge´nocide (cas arme´nien, assyro-chalde´en). On est passe´ de l’empire-monde civilisationnel a` une formation plus restreinte de peuplenation ou re´silient de la longue dure´e. Tre`s peu d’empires-monde sont devenus des E´tats-nations modernes : la Chine, l’Inde, l’Iran, la Russie post-sovie´tique. D’autres se sont divise´s en E´tats-nations fonde´s sur l’existence d’un peuple-nation de´veloppant un nationalisme actif voire conque´rant : Turquie, Arme´nie, Gre`ce, Bulgarie... D’autres ne sont pas encore parvenus a` construire leur E´tat-nation unique : les Kurdes, les Arabes... De la Re´gion Interme´diaire on privile´giera l’e´tude de cette vaste pe´ninsule rectangulaire qu’est l’Asie Mineure des Grecs ou l’Anatolie des Turcs. Situe´e au cœur des empires pluriethniques byzantin puis ottoman, pendant un mille´naire environ, bien qu’ethniquement tre`s diverse, elle a e´te´ soumise a` des processus d’homoge´ne´isation culturelle, religieuse, linguistique et politique (helle´nisation-christianisation, islamisation-turquisation) beaucoup plus intenses et efficaces que dans les espaces voisins (Balkans, Caucase, reste du Moyen-Orient). Elle est devenue finalement le territoire d’un E´tat-nation fort, la Turquie, en voie d’homoge´ne´isation. C’est ce phe´nome`ne singulier dans la Re´gion Interme´diaire que nous chercherons a` analyser.

Chapitre 2

L’Asie Mineure ou Anatolie dans l’espace eurasiatique Mode`les spatiaux et peuples-mondes de la longue dure´e

Du bassin me´diterrane´en a` l’Asie centrale Un vaste espace zonal eurasiatico-me´diterrane´en (la zone me´diterrane´enne) s’e´tend de Gibraltar a` l’Afghanistan, caracte´rise´ par des e´te´s secs et une se´cheresse plus ou moins accentue´e, donnant nombre de re´gions semiarides a` arides (de´serts). Cet espace se situe a` la jonction de trois continents (Europe, Asie, Afrique) ; il contient un espace maritime, Me´diterrane´e-Mer Noire, qui permet une circulation et des e´changes Est-Ouest et Nord-Sud entre les trois continents. Il comprend dans sa moitie´ orientale, au cœur de l’Eurasie, un isthme (Proche ou Moyen-Orient) qui, de meˆme, met en relation ces trois continents, mais par des voies terrestres. Cet espace se trouve, a` l’Est, dans le prolongement de l’Asie centrale et des vastes espaces continentaux steppiques de l’Eurasie, et au Nord dans celui des vastes plaines russoukrainiennes. Il a donc e´te´ expose´ a` des envahisseurs s’y de´plac¸ant aise´ment graˆce a` la domestication des animaux de baˆt (chameaux, dromadaires, chevaux). Cet espace, qui est dans l’ensemble tre`s sec, en dehors de franges littorales montagneuses relativement arrose´es, a l’avantage de disposer de deux vastes valle´es et plaines alluviales fertilise´es par des inondations et/ou irrigations, la valle´e du Nil et la Me´sopotamie (valle´es du Tigre et de l’Euphrate s’unissant dans une large plaine alluviale). Ce sont les berceaux de civilisations, parmi les plus anciennes du monde (E´gypte, Sumer, Akkad, Assyrie). D’autre part, l’espace Me´diterrane´e-mer Noire est caracte´rise´ au Nord et a` l’Est, dans ses parties europe´enne et asiatique par de plus ou moins vastes pe´ninsules : pe´ninsule ibe´rique, Italie, Balkans, Asie Mineure. Cellesci se situent dans le prolongement d’espaces continentaux, tout en e´tant se´pare´es, prote´ge´es par des chaıˆnes ou des ensembles montagneux, plus ou moins difficiles a` pe´ne´trer ou franchir (Pyre´ne´es, Alpes, Balkans, Taurusmontagnes de l’Anatolie orientale).

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Deux de ces pe´ninsules, les Balkans et l’Asie Mineure, qui sont les plus e´tendues et qui se situent dans le prolongement des plus vastes ensembles de plaines et de steppes du continent eurasiatique, sont relie´es entre elles par un espace qui est a` la fois un isthme entre Europe et Asie (Thrace-Bithynie) et un de´troit, ou plus exactement un ensemble de de´troits (Dardanelles, mer de Marmara, Bosphore), entre Mer Noire et Me´diterrane´e. Ces deux pe´ninsules sont, d’autre part, en position centrale dans la vaste zone eurasiatico-me´diterrane´enne. L’une, les Balkans, s’enracine dans les plaines d’Europe centrale et orientale, l’autre, l’Asie Mineure, s’enracine dans les plaines du MoyenOrient et dans les plateaux, steppes et de´serts d’Iran et au-dela` d’Asie centrale. La synapse 1 de la Propontide (mer de Marmara) et des de´troits (Hellespont et Bosphore), a` la fois terrestre et maritime, isthme et ensemble de de´troits, articule ou associe ces deux vastes espaces pe´ninsulaires que sont les Balkans et l’Asie Mineure. Cette synapse est devenue, assez tardivement, le centre d’E´tats impe´riaux re´currents (empire Romain d’Orient-Byzance, empire Ottoman) avec la me´gapole de Constantinople/Istanbul sur le de´troit du Bosphore 2. Au cours des trois mille´naires avant J.-C., des E´tats et des civilisations se sont constitue´s dans des espaces correspondant a` des milieux e´co-ge´ographiques relativement homoge`nes : plateau anatolien et coˆte occidentale de l’Asie Mineure (Hittites, Phrygie, Lydie), Me´sopotamie et Croissant fertile (Sumer, Akkad, empire assyrien puis babylonien), valle´e et delta du Nil (E´gypte des Pharaons). Ces E´tats e´taient majoritairement installe´s dans un milieu e´co-ge´ographique bien de´fini auquel ils ont parfois rattache´ des espaces ` partir du VIe sie`cle voisins, diffe´rents mais moins peuple´s et moins e´tendus. A av. J.-C., on voit se constituer des empires beaucoup plus vastes, associant un plus grand nombre de milieux e´co-ge´ographiques et de peuples diffe´rents, unis autour d’une culture et d’un peuple dominants : empire Me`de puis Perse, empire grec d’Alexandre puis royaumes helle´nistiques, empire Romain. Ces E´tats impe´riaux dominent, donnent une unite´ a` une grande partie (au moins 1. Cette notion de synapse propose´e par Roger Brunet (1992) est un « lieu de communication ge´ographique, d’e´change, de transbordement et, mieux, de transfert » a` l’image de la liaison qui fait communiquer des neurones. Ce peut eˆtre un isthme, un seuil, une ville « de contact ». 2. L’autre isthme-de´troit, Suez-Sinaı¨, entre Asie et Afrique, n’a e´te´ longtemps qu’un isthme et n’est devenu « de´troit » que re´cemment depuis le creusement du canal de Suez (1869). Sa pre´sence, a` proximite´, de la valle´e et du delta du Nil, tre`s peuple´s et sie`ge d’E´tats tre`s anciens, a fait de cet autre isthme-de´troit une synapse importante situe´e e´galement dans cette partie centrale de la zone eurasiatico-me´diterrane´enne. Cependant le continent africain (Afrique du Nord ou Maghreb et Sahara) n’offrait pas un arrie`re-pays aussi peuple´ et riche en ressources de tous ordres que l’Europe dans laquelle s’enracinent les Balkans. Les Arabes n’ont pas re´ussi a` cre´er dans cet isthme devenu de´troit le centre d’un vaste E´tat unifie´ comparable a` l’empire byzantin ou ottoman auxquels cet espace a e´te´ rattache´. Le projet du nationalisme arabe, nasse´rien, d’un E´tat arabe uni, au XX e sie`cle, a e´choue´.

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` partir du IVe sie`cle la moitie´) de la zone eurasiatico-me´diterrane´enne. A apre`s J.-C., l’Empire romain d’Orient, puis l’Empire byzantin, unifient durablement pour la premie`re fois Balkans et Asie Mineure. Au VII e sie`cle apre`s J.-C., les conqueˆtes arabes unifient dans l’Empire omeyyade puis abbaside, pour un peu moins de trois sie`cles, la plus grande partie de notre zone eurasiatico-me´diterrane´enne, en dehors de l’Empire byzantin. Les Turcs seldjoukides (1037-1194) reconstituent un E´tat impe´rial comparable a` l’Empire perse sassanide. Les Turcs Ottomans a` partir du XVe sie`cle fondent un empire qui aura une extension comparable et meˆme un peu supe´rieure en superficie a` celle de l’Empire byzantin, et qui finira par occuper jusqu’au de´but du XX e sie`cle le meˆme espace Balkans-Asie Mineure que l’Empire byzantin a` partir du IVe sie`cle. L’espace arabe se morcelle tre`s durablement et un Empire perse sassanide puis safavide se reconstitue tre`s durablement a` l’Est. Notre zone se partage de´sormais en trois ensembles : l’Empire perseiranien a` l’Est, l’Empire ottoman succe´dant a` l’Empire byzantin au centre, l’espace chre´tien occidental dans la moitie´ ouest de la Me´diterrane´e et en Europe. Ce dernier reste tre`s morcele´ malgre´ une tentative de reconstruire un Empire romain d’Occident (Empire carolingien puis Saint Empire romain germanique). Un autre empire s’est construit au Nord en dehors de notre zone, mais en e´troite relation avec elle : l’empire Russe d’Ivan-le-Terrible puis de Pierre-leGrand et de Catherine-la-Grande (1547-1796). Il pe`sera de plus en plus sur notre zone en poussant ses conqueˆtes vers le sud : mer Noire, Caucase, Asie centrale. Le mariage d’Ivan III avec la nie`ce du dernier empereur byzantin, Zoe´ Pale´ologue (1472), permit au tsar de se conside´rer comme l’he´ritier de l’Empire byzantin. C’est le moine Philare`te de Pskov qui en 1505 lanc¸a l’ide´e que Moscou e´tait la troisie`me Rome he´ritie`re de l’Orthodoxie byzantine (M. Zinovieff, 1994, 43). La Russie s’est voulue aux XVIII e et XIX e sie`cles le de´fenseur des Orthodoxes au sein de l’empire Ottoman (traite´ de KutchukKaı¨nardji 1774), donc un acteur ge´opolitique a` part entie`re dans la zone. Catherine II a reˆve´ de reconstituer un grand empire slavo-orthodoxo-balkanique, dirige´ par un membre de la famille impe´riale russe des Romanov, qui aurait e´te´ un satellite de l’empire Russe. Son expansionnisme visait a` conque´rir la Crime´e, le Caucase en s’appuyant sur les peuples chre´tiens ge´orgiens et arme´niens, a` conque´rir e´galement les re´gions musulmanes d’Asie centrale. De Pierre-le-Grand a` Nicolas II (1682-1917), la Russie ne mena pas moins de vingt guerres contre la Crime´e et l’Empire ottoman, six contre la Perse et onze contre les e´tats musulmans d’Asie centrale (F. Thual, 1994, 43).

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Six grandes unite´s ge´o-historiques Au vu de ces e´volutions, on peut, dans la longue voire la tre`s longue dure´e, diviser la zone eurasiatico-me´diterrane´enne en six grandes unite´s spatiales de taille ine´gale mais qui ont garde´ des caracte´ristiques communes, relevant des ge´ographies physique et culturelle, au travers des successions d’E´tats, de conqueˆtes : la Perse ou Iran (le plateau iranien), l’Asie Mineure, le Croissant fertile, l’E´gypte, les Balkans, la Me´diterrane´e occidentale europe´enne et africaine. En examinant dans la longue dure´e, de l’Antiquite´ a` la pe´riode contemporaine, quels sont les empires ou formations e´tatiques a` contenu civilisationnel et identitaire distinct, qui se sont succe´de´ sur la totalite´ ou une partie de chacune de ces grandes unite´s spatiales, de l’Est a` l’Ouest, on constate : – Perse-Iran (Elam, Me`des, Perse ache´me´nide, Grecs helle´nistiques, Parthes, Sassanides, Arabes, Turcs seldjoukides, Mongols, Safavides), dix en tout. – Croissant fertile (Sumer, Akkad, Assyrie, Babylone, Arame´ens-Chalde´ens, Perse ache´me´nide, Grecs helle´nistiques, Arabes, Mongols, Turcs ottomans), dix en tout. – Asie Mineure (Hittites, Lydie, Phrygie, Perse ache´me´nide, Grecs helle´nistiques, Romains, Byzantins, Turcs seldjoukides, Mongols, Ottomans, et marginalement empire latin des Croise´s, Arabes et Russes), treize en tout, dont trois marginalement, et sept ayant recouvert durablement la re´gion. – E´gypte (E´gypte des Pharaons, Perse ache´me´nide, Grecs helle´nistiques, Romains, Byzantins, Arabes, Ottomans), sept en tout. – Balkans (Perses ache´me´nides, Grecs helle´nistiques, Romains, Byzantins, empire latin des Croise´s, Ottomans, et marginalement Russes), sept en tout dont un marginalement. – Me´diterrane´e occidentale (Romains, Byzantins, Juifs, Arabes, Ottomans), cinq en tout dont quatre partiellement. On voit que les trois espaces charnie`res entre deux des trois continents (Asie Mineure, Balkans, E´gypte), le plateau iranien, et la Me´sopotamie incluse dans le Croissant fertile, sont ceux sur lesquels se sont superpose´s le plus grand nombre d’E´tats-civilisations distincts : entre onze et sept. L’Asie Mineure a rec¸u la plus grande diversite´ d’influences (treize dont trois marginales), le Croissant fertile (dix). L’E´gypte et les Balkans viennent juste apre`s (superposition de sept apports civilisationnels). Ces quatre espaces (Asie Mineure, Balkans, E´gypte, Croissant fertile) sont en position centrale ou charnie`re dans la zone. L’espace maritime a` l’Ouest (Me´diterrane´e occidentale), qui se situe a` l’extre´mite´ a rec¸u une quantite´ plus limite´e d’apports civilisationnels, cinq en tout. Les Balkans, l’Asie Mineure, le Croissant fertile et la Perse-Iran, ont e´te´ expose´s a` la plus grande diversite´ jusqu’a` une e´poque

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re´cente. L’E´gypte, qui a depuis la plus haute Antiquite´ e´te´ le sie`ge d’un E´tat fort, a une cohe´sion ge´ographique nettement plus grande, centre´e sur la valle´e et le delta du Nil. Elle a acquis depuis plusieurs sie`cles une homoge´ne´ite´ linguistique (langue arabe) d’abord, religieuse ensuite (islam tre`s nettement majoritaire, mais avec une importante minorite´ chre´tienne copte arabise´e). L’espace perse-iranien a` l’Est, continental, a garde´, tout au long de sa longue histoire, une cohe´sion culturelle base´e sur la langue iranienne tre`s re´siliente a` travers les successions dynastiques et e´tatiques alloge`nes. Plus re´cemment, cette cohe´sion s’est fonde´e sur une particularite´ religieuse, le Chiisme, qui a succe´de´ a` une autre plus ancienne, le Zoroastrisme ou Mazde´isme. L’unite´ politique de cet espace, malgre´ une diversite´ ethnique, a pu ainsi eˆtre maintenue a` travers diverses vicissitudes dans la tre`s longue dure´e. L’espace me´diterrane´en occidental apre`s avoir e´te´ unifie´ par les Romains pendant cinq sie`cles, s’est tre`s durablement fractionne´ en deux ensembles distincts de part et d’autre de la Me´diterrane´e. Le clivage entre ces deux ensembles s’est renforce´ depuis la Reconquista espagnole des XIVeXVe sie`cles qui a force´ les Musulmans et les Juifs a` se convertir ou a` quitter les territoires espagnol et portugais de la pe´ninsule ibe´rique. Enfin les colonisations des XIX e et XX e sie`cles ne sont pas parvenues a` e´tablir une domination politique et e´conomique durable des pays du Nord (Espagne, France, Italie) sur ceux du Sud (Maroc, Alge´rie, Tunisie, Lybie). Les deux espaces, balkanique et micrasiatique, ont e´te´ durablement associe´s (un mille´naire environ) au sein des deux empires multi-ethniques successifs Byzantin et Ottoman, par les re´seaux e´conomiques et entrepreneuriaux des marchands grecs et religieux de l’E´glise orthodoxe grecque de Constantinople. Ils ont connu jusqu’a` une e´poque tre`s re´cente, 1a Premie`re Guerre mondiale, une tre`s grande diversite´ ethno-religieuse dans un cadre impe´rial. Cette diversite´ e´tait plus grande et surtout nettement affirme´e, voire institutionnalise´e (syste`me des millet), contrairement a` celle des deux autres espaces, perso-iranien et me´diterrane´en occidental. Cependant Balkans et Asie Mineure ont diverge´ dans leur e´volution a` l’e`re des nationalismes et de l’effondrement de l’Empire ottoman qui les unissait (M. Bruneau, 2014). L’espace balkanique a maintenu a` travers des conflits re´currents sa diversite´ culturelle, religieuse et politique au prix d’une tendance au morcellement excessif en un grand nombre d’E´tats-nations (balkanisations). L’Asie Mineure s’est vue au contraire imposer une homoge´ne´ite´ culturelle, religieuse et politique par les gouvernements nationalistes Jeune Turc puis Ke´maliste (1913-1950), qui ont cre´e´ l’E´tat-nation de la Re´publique turque sur l’ensemble de son espace, au prix de massacres (ge´nocides) et de de´placements force´s de populations (purifications ethniques). Ce sont les recompositions territoriales et les de´placements de populations issus des guerres balkaniques (1912-13) qui ont de´clenche´ ce double processus de balkanisation d’un coˆte´, d’homoge´ne´isation ethnique de l’autre.

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Les notions d’Asie Mineure et d’Anatolie Les repre´sentations de l’Asie Mineure, une presqu’ıˆle de forme sche´matiquement rectangulaire, de´pendent de l’angle sous lequel on observe cet espace, a` partir de l’inte´rieur ou de la mer. Le choix de cet angle d’observation de´pend de l’origine ge´ographique de la population ou du peuple auquel appartient l’auteur de cette repre´sentation. Un Persan ou un Turc prendra syste´matiquement un point de vue a` partir des plateaux, montagnes ou hautes plaines de l’inte´rieur, un Grec a` partir de la mer donc de la coˆte. L’aspect de longue pe´ninsule borde´e par quatre mers (Pont-Euxin, mer de Marmara, E´ge´e, Me´diterrane´e) donne une apparence unitaire a` cet ensemble ge´ographique. « Les Anciens n’eurent sans doute pas une conscience claire de l’unite´ ge´ographique de cet ensemble » (M. Sartre, 2003, 6) puisqu’aucun mot ne de´signa jamais a` la fois l’Asie Mineure au sens strict, le plateau anatolien et les re´gions montagneuses qui jouxtent le Caucase qui composent le territoire de la Re´publique turque apre`s 1920. Les termes d’Asie Mineure ou d’Anatolie sont conside´re´s comme e´quivalents ou interchangeables par beaucoup d’auteurs. Cependant le premier est davantage utilise´ par les Grecs, le second plutoˆt par les Turcs. D’autre part, cet espace, pe´ninsule, isthme entre Europe et Asie, dont les limites orientales sont difficiles a` de´finir (Halys, Euphrate, montagnes de l’Anti-Caucase, du Taurus et de l’Arme´nie), est tre`s souvent de´crit comme un lieu de passage et d’e´changes entre l’Asie et l’Europe, un pont entre ces deux continents « parcouru d’Est en Ouest par de grandes voies ». Il a e´te´ le plus souvent rattache´ a` de grands empires dont le centre e´tait a` l’exte´rieur et le pe´rime`tre beaucoup plus large : empire Perse, royaumes helle´nistiques, empires Romain puis Byzantin, Ottoman. Il n’a e´te´ a` lui seul le territoire d’un E´tat, et n’en a contenu la capitale, qu’a` trois reprises dans l’histoire : empire Hittite (second mille´naire avant J. C.), sultanat seldjoukide de Konya (XI e-XIII e sie`cles), Re´publique turque a` partir de 1920. Sinon, ce fut toujours une zone de transition, pe´riphe´rique, un lieu de passage vers l’Extreˆme-Orient (route de la soie) ou vers la Terre Sainte (Je´rusalem). Home`re dans l’Iliade a, le premier chez les Grecs, donne´ une repre´sentation ge´ographique de l’Asie Mineure, c’est le Catalogue des Troyens. Cette vision a` partir du littoral sous la forme d’une navigation fictive autour de la pe´ninsule a persiste´ pendant toute l’Antiquite´. He´rodote parle, le premier chez les Grecs, d’un isthme entre Sinope et Tarse et d’une vision continentale a` travers le cheminement sur cette route Nord-Sud et sur la route Ouest-Est E´phe`se-Suze. Cette vision continentale s’est de´veloppe´e a` l’e´poque helle´nistique avec une division entre un Nord et un Sud (Lycie, Pamphylie, Cilicie) de part et d’autre du Taurus qui constitue un axe Est-Ouest. Deux grands ensembles qu’on retrouve chez Strabon sont distingue´s : la basse Asie

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Mineure a` l’Ouest de la pe´ninsule et la haute Asie Mineure a` l’Est. La Cappadoce est en position centrale le´ge`rement a` l’Ouest et a` proximite´ des points de passage du Taurus vers la Cilicie et la Me´diterrane´e, ce qui lui confe`re un roˆle strate´gique a` l’e´poque romaine. La re´gion des De´troits a ensuite pris de l’importance avec l’installation d’une capitale impe´riale a` Constantinople (Byzance) et la fonction de point de rupture de charge entre les voies anatoliennes et la via Egnatia qui traverse les Balkans d’Est en Ouest. La province de Bithynie a e´galement pris une grande importance e´conomique. La vision pe´ninsulaire opposant une aire littorale tourne´e vers le monde me´diterrane´en a` un inte´rieur continental semi-barbare alterne dans l’Antiquite´ avec celle d’un espace transitionnel vers Antioche et la Terre Sainte ou vers la Perse et l’Asie orientale du IIIe au Ve sie`cle. Le vaste plateau anatolien, d’altitude souvent supe´rieure a` mille me`tres et au climat continental tre`s marque´, apparaıˆt comme un prolongement des de´serts et steppes d’Asie centrale (e´coulement endore´ique du lac sale´ Tatta ou Tuz Go¨lu). Il a e´te´ toujours diffe´rencie´ des coˆtes me´diterrane´enne et e´ge´enne par rapport auxquelles il e´tait conside´re´ par les Ioniens comme une haute re´gion. La coˆte occidentale et l’inte´rieur ne sont se´pare´s par aucune limite clairement trace´e, mais par une gradation de zones de transition. Les larges valle´es des fleuves Caı¨que, Hemos, Caystre, Me´andre, permettent une pe´ne´tration lointaine du climat et d’un type d’agriculture me´diterrane´ens, alors que les dorsales collinaires qui les se´parent ame`nent les influences continentales jusqu’au littoral. Au Nord et au Sud par contre, des chaıˆnes de montagnes pouvant de´passer 3 000 me`tres d’altitude se´parent la coˆte de l’inte´rieur : Alpes pontiques, Taurus et Anti-Taurus. Cet espace, mi-pe´ninsulaire mi-continental, a e´te´ partage´ entre les diverses unite´s administratives que les empires qui l’ont inte´gre´ lui ont impose´es : satrapies ache´me´nides, provinces romaines, e´veˆche´s byzantins, vilayets ottomans. La ge´ome´trie de ces unite´s a varie´ au cours des temps, leurs frontie`res ne coı¨ncidant pas souvent avec des limites naturelles ou culturelles. Cependant cette trame a perdure´, des re´gions de´finies par des noms se retrouvant dans la longue dure´e, a` diverses e´poques, par-dela` les changements politiques territoriaux successifs : Pisidie, Carie, Lycaonie, Cilicie, Bithynie, Paphlagonie, Pont.... On pourra se demander a` quoi ils correspondent. Cet espace micrasiatique ou anatolien a e´te´ investi et/ou conquis a` diverses pe´riodes de son histoire par des peuples dont l’origine lui e´tait exte´rieure et dont l’assise ge´ographique e´tait beaucoup plus large. Ils ont cre´e´ divers types d’E´tats impe´riaux ou plus restreints, de la cite´-E´tat au royaume, a` la principaute´ ou a` l’e´mirat. Leur point commun est une trajectoire historique qui se situe dans la longue dure´e et qui s’accompagne d’une grande re´silience.

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Deux grands axes de communication Ouest-Est ou Ouest-Sud-Est structurants Les routes Ouest-Est ont depuis l’Antiquite´ e´te´ des e´le´ments structurants essentiels de l’Asie Mineure, soulignant sa fonction de transition ou d’interme´diaire entre l’Europe et l’Asie. La « route royale » de l’empire perse, de´crite par He´rodote, reliait E´phe`se a` Suse en passant par les Portes Ciliciennes et franchissait l’Halys par un pont. Cette route avait surtout une fonction politique, servant aux de´placements du Grand Roi et aux courriers postaux reliant les capitales royales a` celles des satrapies. Mais elle eut de plus en plus e´galement une fonction commerciale pour les e´changes entre l’Est ` l’e´poque romaine, le et l’Ouest de l’empire (W. M. Ramsay, 1890, 27-34). A syste`me routier s’est de´veloppe´ et e´tendu autour de deux axes principaux : l’un au Nord allant de Nicome´die a` Trapezus (Tre´bizonde) en passant par Gangra et Amasia, « la route pontique », l’autre au Sud, de Smyrne a` la Syrie (Antioche) en passant par Ikonion, Ce´sare´e, Anazarbus, la route de l’Aquillius et la route cilicienne. Elles devaient relier les provinces a` Rome. L’e´pine dorsale du syste`me e´tait l’axe Sud sur lequel se branchaient des routes Nord-Sud (les principaux croisements ou nœuds de communications e´tant Laodice´e, Apameia, Archelais Colonia et Ce´sare´e). Ce sont les routes EstOuest qui ont eu la plus grande importance pour le commerce sans oublier celui qui passait par la voie maritime le long des coˆtes avec leurs cite´s-ports (W. M. Ramsay, 1890, 35-62). ` l’e´poque byzantine, la fondation de Constantinople a re´oriente´ le A syste`me en donnant plus de poids a` l’axe Nord dans le prolongement de la via Egnatia, qui traverse les Balkans, l’axe Sud subissant un net de´clin. Justinien acheva de re´orienter le syste`me routier, donnant une grande importance a` la route militaire a` l’Est du fleuve Halys en direction de Sebasteia et de Ce´sare´e. Cette route a e´te´ essentielle pour les nombreuses campagnes en direction des frontie`res de l’Est, en particulier contre les Sassanides (W. M. Ramsay, 1890, 74-81).

L’Asie Mineure et les Balkans Ce sont deux pe´ninsules reliant l’Asie a` l’Europe ou l’Europe a` l’Asie de superficie comparable mais de structure tre`s diffe´rente, borde´es par les deux meˆmes mers : la mer Me´diterrane´e et la mer Noire. Elles ont e´te´ associe´es spatialement et politiquement au sein de deux empires multi-ethniques successifs pendant pre`s de deux mille´naires : Empire romain d’Orient, devenant byzantin, puis Empire ottoman. Une synapse majeure combinant un de´troit et un isthme a` leur jonction a assure´ leur union durable concre´tise´e par la

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capitale de Constantinople/Istanbul. Elles ont constitue´ l’espace central de ces deux empires au pe´rime`tre plus large et variable, tendant a` s’e´tendre autour du bassin me´diterrane´en, au moins sur une partie de celui-ci. Si l’on inclut la Roumanie et la Moldavie dans les Balkans ce sont aujourd’hui 70 millions d’habitants qui habitent cette re´gion, comparable aux pre`s de 76 millions de la Turquie. Les espaces montagneux sont nombreux dans les deux cas permettant les activite´s pastorales de transhumance seminomades. Un vaste Archipel en Me´diterrane´e orientale, dans la mer E´ge´e, contribue a` faciliter les communications entre ces deux espaces pe´ninsulaires et a` les rapprocher. Les Balkans sont ouverts et bien relie´s aux plaines d’Europe centrale et orientale, le Danube e´tant lui-meˆme un lien. L’Asie Mineure est nettement entoure´e de chaıˆnes ou de massifs montagneux qui n’ont pas e´te´ des obstacles aux communications, mais les rendaient plus difficiles, surtout l’hiver. Elle ressemble a` un bastion de hautes terres qui s’inclinent vers l’Ouest me´diterrane´en, alors qu’au nord et au sud des reliefs montagneux les se´parent des plaines littorales, lorsque celles-ci existent. L’Asie Mineure, e´largie au territoire actuel de la Turquie, est un espace plus ramasse´ qui s’inscrit dans une forme rectangulaire, alors que les Balkans sont constitue´s par des espaces plus diversifie´s de plaines, de chaıˆnes et massifs montagneux, de valle´es-corridors Nord-Sud, avec des littoraux prolonge´s par des archipels beaucoup plus de´coupe´s et complexes. Le monde grec e´ge´en et du Pont-Euxin a, dans la longue dure´e, contribue´ a` la re´union de ces deux espaces par les mers. L’Asie Mineure a e´te´ adosse´e a` des e´tats arabes au Sud-Est, iranien a` l’Est qui n’ont pas vraiment filtre´ les invasions venant d’Asie centrale (Turcs, Mongols) ou du monde arabe. Les Balkans ont rec¸u beaucoup de populations venant du Nord, de l’Europe centrale et orientale, de l’Antiquite´ au VIIe sie`cle apre`s J.-C., puis de l’Est (Asie Mineure), mais pas du Sud ni de l’Ouest, a` l’exception du relativement bref e´pisode des Croise´s et des Juifs espagnols exile´s en 1492. Par contre, l’Asie Mineure a rec¸u des populations de l’Est par l’Iran, du Sud par la Syrie, du Nord par le Caucase, de l’Ouest par la Me´diterrane´e ou par la Thrace, de l’Antiquite´ au XX e sie`cle. Les Balkans ont e´te´ les premiers touche´s par la vague des nationalismes porteurs du mode`le de l’E´tat-nation : la Gre`ce et la Serbie dans la premie`re moitie´ du XIXe sie`cle, puis la Bulgarie et la Roumanie a` la fin du XIX e, l’Albanie au de´but du XX e sie`cle (M. Bruneau, 2014). Le processus de se´paration des peuples en E´tats-nation a atteint un premier stade avec les guerres balkaniques (1912-1913) consacrant la quasi-disparition de l’E´tat ottoman en Europe. Un second stade (1991-1999) a vu la naissance de nouveaux E´tatsnations avec la dissolution de la Fe´de´ration yougoslave : Slove´nie, Croatie, Mace´doine, Serbie, Bosnie. Le Monte´ne´gro et le Kosovo sont les derniers ne´s au de´but du XXIe sie`cle. L’Asie Mineure a connu au cours de la meˆme pe´riode

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Cadre conceptuel et the´orique

un processus diffe´rent : la formation d’un seul E´tat-nation turc au prix d’une homoge´ne´isation force´e de sa population (islamisation-turquisation). L’E´tat ottoman a ce´de´ la place a` une Re´publique turque conc¸ue selon un mode`le d’E´tat-nation d’Europe occidentale. Des massacres, purifications ethniques, pouvant aller jusqu’au ge´nocide ou e´change de populations, ont e´limine´ la quasi-totalite´ des populations chre´tiennes, remplace´es par des populations musulmanes re´fugie´es, provenant des Balkans, du Caucase et secondairement d’Asie centrale. Les Arme´niens ont disparu ou sont partis, mais les Kurdes malgre´ des de´portations et massacres et leur religion musulmane sunnite majoritaire n’ont pas e´te´ assimile´s. Ils sont encore aujourd’hui le de´fi le plus se´rieux a` l’homoge´ne´isation recherche´e. L’e´volution de ces deux pe´ninsules longtemps associe´es a donc e´te´ radicalement divergente : morcellement, balkanisations de´bouchant sur une pluralite´ d’E´tats-nations se constituant en blocs homoge`nes souvent hostiles a` cause de minorite´s irre´dime´es d’une part, transformation de l’espace pluriethnique de l’ethnie impe´riale ottomane en un seul E´tat-nation turc tendant a` une homoge´ne´ite´ force´e de l’autre. Alors que le morcellement balkanique ne peut eˆtre surmonte´ durablement que par le processus d’inte´gration a` l’Union Europe´enne en cours, la poursuite et le maintien de l’homoge´ne´isation force´e de la Turquie ne´cessitent une gestion e´quilibre´e des cinq interfaces de l’Asie Mineure ou Anatolie turque. L’apparition de re´gions autonomes kurdes frontalie`res en Irak, puis en Syrie, constitue la menace la plus se´rieuse aux interfaces orientale et me´ridionale. Ailleurs, le purification ethnique et les massacres d’Arme´niens, de Grecs et de Syriaques ou Assyro-Chalde´ens dans la premie`re moitie´ du XX e sie`cle ont modifie´ une grande partie de la fonction synaptique des interfaces thrace, e´ge´enne, pontique, arme´nienne et arabe. Ces interfaces sont aujourd’hui faites de confrontations autant que d’e´changes.

Les interfaces de la Turquie, he´ritages de l’empire ottoman Une vision ge´ohistorique de l’espace actuel, qui correspond a` la Turquie, pre´sente un inte´reˆt parce qu’il correspond a` une unification de cet espace plus pousse´e que dans les pe´riodes historiques ante´rieures. Jamais cet espace qui est forme´ par le territoire de la Re´publique turque n’a eu une telle cohe´rence et homoge´ne´ite´ tre`s relative. Il n’a e´te´ pre´cise´ment de´limite´ qu’a` une date relativement re´cente 1923, mais re´sulte de rapports de force avec ses voisins et surtout avec les grandes puissances proches ou plus lointaines, car il occupe une position strate´gique a` l’e´chelle mondiale et a` celle du Moyen-Orient. Il est aussi le produit de mouvements de populations a` plusieurs e´chelles de temps, a` partir et vers ses espaces voisins : temps longs de

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l’Antiquite´ a` la fin du XVIIIe sie`cle, XIX e sie`cle, de´but du XX e. Sa forme rectangulaire comporte une masse continentale centrale analogue aux espaces steppiques lointains de l’Asie centrale dont il a recueilli des populations a` plusieurs pe´riodes de son histoire (Turcs, Mongols) a` l’extre´mite´ occidentale de leurs pousse´es conque´rantes ou de leur parcours migratoire. Cinq interfaces avec les espaces voisins qu’ils soient maritimes ou continentaux de´finissent ses pe´riphe´ries dans lesquels il n’y a que deux angles morts (Figure 1). Ces interfaces sont et ont e´te´ des lieux ou espaces d’e´changes, de migrations et de confrontations (populations, commerces, influences culturelles, confrontations militaires...). Les flux, les e´changes se sont faits dans les deux sens de l’exte´rieur vers l’inte´rieur et vice-versa. Dans la longue dure´e, les pe´riodes de fragmentation de l’Asie Mineure ont e´te´ nombreuses et durables, celles d’unification peu nombreuses et de´bordantes sur les espaces voisins. La Turquie, territoire national pre´cise´ment de´limite´, est une cre´ation re´cente mais destine´e a` durer. Il y a d’abord une enveloppe maritime : Me´diterrane´e orientale, mer Noire (Pont-Euxin) et mer de Marmara (Propontide) relie´e par deux de´troits (Bosphore, Hellespont ou Dardanelles), aux Nord, Ouest et Sud. Il y a d’autre part des barrie`res et bordures montagneuses, au Sud, au Nord et a` l’Est : Taurus, Anti-Taurus, Alpes pontiques, Anti-Caucase, montagnes d’Arme´nie prolongeant le Zagros. C’est sur ces pe´riphe´ries littorales ou montagneuses orientales que se situent les interfaces : 1. Au nord-ouest, se situe une interface majeure et une synapse. La Thrace orientale est l’interface continentale avec les Balkans : frontie`re avec la Gre`ce et la Bulgarie et le centre frontalier (synapse), ancienne capitale, d’Edirne. C’est ce qui reste de l’espace balkanique de l’empire ottoman. Les populations grecques et bulgares ont e´te´ expulse´es de Thrace orientale et remplace´es par des re´fugie´s et e´change´s musulmans des Balkans, du Caucase et des Kurdes de´porte´s. Cet espace a e´te´ de´mographiquement recompose´ entre 1914 et 1923 pour eˆtre un espace frontalier suˆr de la Turquie. ` l’Ouest et Sud-Ouest, l’interface me´diterrane´enne, des Dardanelles 2. A au golfe d’Antalya, est un espace ouvert aux flux, e´changes, migrations en provenance de la Me´diterrane´e (de l’Espagne a` Venise et Geˆnes), de la mer E´ge´e (Gre`ce et empire romain). C’est un espace qui a e´te´ dans la longue dure´e grec et helle´nise´, en symbiose avec l’archipel e´ge´en. Aux XVIII e et XIX e sie`cles c’est l’espace par lequel passaient les e´changes et les influences europe´ennes, notamment par le port de Smyrne, synapse entre l’Anatolie et la Me´diterrane´e depuis le XVI e sie`cle, mais qui s’est de´veloppe´ surtout au XIX e sie`cle en fonction d’une e´toile de voies ferre´es drainant les produits agricoles et miniers de l’inte´rieur de l’Anatolie et de la re´gion e´ge´enne. Les populations grecques ont e´te´ expulse´es et e´change´es avec la Gre`ce, des re´fugie´s musulmans des

Mer Méditerranée

SMYRNE

ISTANBUL

Pont

Adana

Beyrouth

Arménie Téhéran

Irak

Zag ros

Iran-Perse

Tabriz

Asie Centrale

Réalisaon : Marie-Louise Penin, 2014

Monde arabe

Bagdad

Mossoul

Erbil

Kurdes

Syrie

Palestine-Israël

ase

Mer Caspienne

TbilissiAzerbaïdjan BAKOU

Cauc

Arméniens

Kurdes

Diyarbakir

Damas

Liban

BATOUM

Géorgie

Trabzon Lazes

Alep

Cilicie

rus Tau

Cappadoce

Chypre

Konya

ANATOLIE

ANKARA

Mer Noire

Figure 1 : Environnement ge´ohistorique et interfaces de la Turquie (XIX e-XX e sie`cles)

Crète

Grèce

Edirne

Bulgarie

Balkans

Crimée

Russie

Flux de populaons

Détroits

Archipel égéen

Mers

Transfert de capitale

Ancienne synapse

Synapse - port

Barrières montagneuses

Capitale

Centre régional

Angle mort

Interfaces terrestres

Interfaces liorales

Aires culturelles, pays, en interacon avec la Turquie Région autonome kurde d’Irak

Territoire de la République turque

46 Cadre conceptuel et the´orique

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Balkans et de la Gre`ce (Mace´doine et Cre`te en particulier) y ont e´te´ installe´s dans les anne´es 1920. 3. Au Nord, l’interface mer Noire et Caucase est un espace a` la fois maritime et continental, entre les empires ottoman et russe. Le second s’est e´tendu aux de´pens du premier du XVIII e au de´but du XX e sie`cle. C’est une interface de confrontations militaires re´currentes. La conqueˆte russe de la Crime´e et du Caucase a refoule´ une grande partie des populations musulmanes qui y habitaient : Tatars, Circassiens, Abkhazes, Tche´tche`nes... Ils sont venus se re´fugier dans l’Empire ottoman. La Russie a attire´ pour les remplacer des populations chre´tiennes venant de l’espace ottoman, des Grecs et des Arme´niens surtout. Chacune des guerres russo-turques a entraıˆne´ ces populations a` suivre l’arme´e russe dans sa retraite, jusqu’en 1918. Entre les Empires russe et ottoman certaines populations ont joue´ un roˆle charnie`re : les Lazes, les Arme´niens et les Grecs pontiques. Les provinces de Kars et Ardahan occupe´es par la Russie pendant quarante ans (1878-1918), d’ou` les populations musulmanes avaient e´te´ chasse´es, ont e´te´ un espace de l’entredeux, reprises par les Ottomans a` la paix de Brest-Litovsk (1918). La frontie`re est ouverte avec la Ge´orgie et ferme´e avec l’Arme´nie. Tre´bizonde (Trabzon) a joue´, jusque dans les anne´es 1870, le roˆle d’une synapse entre la Perse, le Caucase, l’Arme´nie et les coˆtes russes ou balkaniques de la mer Noire ainsi que de relais en direction d’Istanbul. ` l’Est, la frontie`re avec l’Iran et l’Irak est tre`s ancienne, dans le 4. A temps long, entre les empires romain puis ottoman d’un coˆte´ et la Perse de l’autre. C’est aussi le territoire tre`s montagneux et morcele´ des Kurdes et des Arme´niens de part et d’autre de cette frontie`re. Les provinces de Van, Bitlis et Hakkari comptaient beaucoup d’Arme´niens qui ont e´te´ victimes du ge´nocide de 1915-16. C’est dans la pe´riode re´cente un espace sous tension, de confrontation avec les Kurdes et entre Turquie et Arme´nie (frontie`re ferme´e). 5. Au Sud-Est, se trouve l’interface avec le monde arabe, au Sud du Taurus et de l’Anti-Taurus. La plaine de Cilicie, les provinces de Gaziantep et de Diyarbakir a` l’Est, le territoire d’Antakya au Sud, e´taient peuple´s a` la fois par des Kurdes, des Syriaques, des Chalde´ens a` coˆte´ des Arabes, et des Arme´niens jusqu’en 1920. Cet espace en contrebas des montagnes du Taurus, de l’Anti-Taurus et de leur prolongement est une zone basse semi-aride de collines, glacis et plaines alluviales traverse´e par le Tigre et l’Euphrate en continuite´ avec la Syrie. La frontie`re dans le temps long avec l’Anatolie a e´te´ la chaıˆne montagneuse du Taurus et de l’Anti-Taurus, qui n’a jamais e´te´ franchie durablement par les Arabes. L’Empire byzantin y a installe´ les forteresses de´fendues par ses Akrites contre les guerriers arabes. C’est redevenu depuis la chute de l’Empire ottoman une zone frontie`re entre la Turquie et la Syrie, avec le sandjak d’Alexandrette attribue´ un temps a` la Syrie sous mandat franc¸ais (1918-1939). Les re´fugie´s de la guerre civile syrienne y affluent

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Cadre conceptuel et the´orique

depuis 2011. La ville de Gaziantep en pleine croissance joue de plus en plus le roˆle de synapse entre Turquie et monde arabe, syrien surtout. Il existe sur les coˆtes, tre`s peuple´es et relie´es a` l’exte´rieur par des ports d’importance variable, deux angles morts qui correspondent a` des coˆtes rocheuses sans plaine littorale ni arrie`re-pays peuple´ et actif. Ce sont au nord la coˆte paphlagonienne, au sud la coˆte comprise entre la plaine d’Antalya et la Cilicie, qui correspond a` ce qu’on a appele´ la Cilicie trache´e ou taurique. Ce sont deux renflements de collines et plateaux de part et d’autre du plateau anatolien, centre ancien du sultanat de Ruˆm (Konya) et centre nouveau de la re´publique de Turquie (Ankara). Chypre au Sud est plus oriente´e pour ses e´changes vers les coˆtes de la Syrie et du Liban que vers cette coˆte me´ridionale de l’Asie Mineure, les ports industriels de Mersin et Iskenderun ne jouant pas un roˆle de synapse comparable a` Izmir. Cependant c’est de cette coˆte anatolienne que la partie Nord de l’ıˆle, ou` la population turque a e´te´ regroupe´e a` l’issue de l’intervention de l’arme´e turque en 1974, rec¸oit un flux significatif d’immigrants turcs.

Les peuples aux interfaces de la Turquie avec les espaces ou peuples voisins Entre l’espace « inte´rieur » anatolien tre`s majoritairement turc et les espaces voisins, qui entourent ce quadrilate`re, des peuples non turcs ont longtemps facilite´ et parfois meˆme favorise´ l’interface. Les Grecs ont e´te´ longtemps et sont encore partiellement a` l’interface de la Me´diterrane´e (archipel e´ge´en et Chypre), de la mer Noire (Grecs pontiques) et des Balkans. Apre`s avoir e´te´ jusqu’au XIe sie`cle le peuple politiquement et culturellement unificateur de l’espace anatolien, ils sont devenus, jusqu’en 1923, le peuple majoritairement en interface le long de la plus grande partie des coˆtes de l’Asie Mineure. Les Arme´niens et les Kurdes ont e´te´ les deux peuples a` l’interface montagneuse a` l’Est de l’Anatolie, la` aussi dans la longue dure´e. Par contre, les Bulgares ont joue´ un roˆle plus limite´ et moins spatialement e´tendu d’interface en Thrace orientale a` coˆte´ des Grecs, de meˆme les Lazes a` la frontie`re du Pont et du Caucase ge´orgien, et les Arabes sur le piedmont du Taurus en Cilicie jusqu’a` la re´gion de Diyarbakir. Ces peuples ont e´te´ dans une plus ou moins longue dure´e a` la charnie`re, au contact, en interme´diaires, avec les puissances impe´riales qui agissaient sur et/ou menac¸aient l’E´tat ottoman puis turc : la Russie au Nord, la Perse ou Iran a` l’Est, le monde arabe (Syrie, Irak) au Sud-Est, les puissances me´diterrane´ennes a` l’Ouest, Geˆnes, Venise, puis la France et l’Angleterre, pre´sente a` Chypre depuis 1878. La construction de l’E´tat-nation turc, a` l’initiative des Jeunes Turcs du CUP

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puis des Ke´malistes, a provoque´ l’expulsion, le massacre d’une partie de ces peuples des interfaces et a instaure´ une relation de confrontation-tension re´currente avec eux : Arme´nie, Bulgarie, Gre`ce, Kurdes d’Irak, d’Iran et de Syrie, Arabes et Syriaques de Syrie. Les seuls qui aient eu une relation durablement pacifique, sans confrontation e´pisodique, sont les Lazes, les moins nombreux et surtout les plus proches culturellement et politiquement des Turcs.

Les projections de l’Asie Mineure ou Anatolie sur le monde : la formation de diasporas et d’espaces transnationaux La Premie`re Guerre mondiale, a` la suite des guerres russo-turques et des guerres balkaniques (1912-1913), a facilite´ par les massacres et le ge´nocide des Arme´niens (1915-1916), des Grecs ottomans (1916-1923), des AssyroChalde´ens, la formation de diasporas mondiales de ces minorite´s chre´tiennes, qui gardent, et cultivent meˆme, un lien me´moriel fort avec leurs terres natales d’Asie Mineure. Apre`s la Seconde Guerre mondiale, les populations turques elles-meˆmes encadre´es par leur E´tat ont, par leurs migrations e´conomiques, cre´e´ un champ migratoire en direction de l’Europe occidentale et une communaute´ transnationale. Les Kurdes et les Ale´vis ont e´galement cre´e´ des diasporas au sein de cet espace transnational turc. L’espace anatolien s’est donc projete´ de multiples fac¸ons sur le monde. Il s’est mondialise´ de fac¸on diffe´rentielle selon les groupes ethnoculturels qui en e´taient issus. Chacune des minorite´s chre´tiennes a donc sa propre diaspora (Grecs, Arme´niens, AssyroChalde´ens). Un espace, celui de l’E´tat-nation grec, qui a rec¸u pre`s d’un million et demi de re´fugie´s entre 1914 et 1923, alors que sa population ne s’e´levait qu’a` quatre millions d’habitants, a e´te´ tre`s durablement impacte´ et meˆme transforme´ dans un grand nombre de ses espaces urbains et ruraux. On peut parler d’une ve´ritable recomposition spatiale et de la reterritorialisation d’une part notable de sa population, celle des re´fugie´s. Au cours de cette pe´riode (19131923) la Turquie et la Gre`ce ont fonctionne´ comme des vases communiquant. Le territoire national grec, beaucoup plus restreint dans l’espace et en termes de population, a e´te´ beaucoup plus affecte´ que le territoire turc beaucoup plus vaste et peuple´. Aujourd’hui encore, ces deux territoires grec et turc portent les traces plus ou moins visibles des bouleversements de´mographiques du de´but du XX e sie`cle. Il s’est produit avec l’E´tat-nation arme´nien a` l’Est, apre`s 1920, le meˆme type d’homoge´ne´isation ethno-nationale. Pour e´tudier et comprendre ces interfaces et ces recompositions territoriales de l’Asie Mineure ou Anatolie, aujourd’hui territoire national de la Re´publique turque, on a vu au chapitre pre´ce´dent, a` propos de la « Re´gion

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Cadre conceptuel et the´orique

Interme´diaire » a` laquelle elle appartient, que le concept de civilisation n’e´tait pas ope´ratoire, mais que ceux d’ethnie et de peuple l’e´taient davantage, en prenant les pre´cautions ne´cessaires pour e´viter leur essentialisation.

Les concepts de peuple monde de la longue dure´e et de logique territoriale Chaque peuple, dote´ d’une culture qui s’est e´labore´e dans la longue dure´e, a un rapport a` l’espace qui lui est propre. Il fonde sa dimension territoriale, construit son ou ses territoires. Cette dynamique ou ce processus se de´veloppent dans un temps plus ou moins long. Quelques peuples ou ethnies (au sens de A. D. Smith) ayant cre´e´ des E´tats plus ou moins durables, re´currents dans la longue dure´e, ont constitue´ des poˆles territoriaux qui ont connu des phases d’expansion et de contraction, mais une certaine re´silience ou continuite´ : Gre´co-Romains, Perses-Iraniens, Turcs-Seldjoukides-Ottomans. Ce sont eux qui ont constitue´ les ensembles territoriaux les plus vastes et les plus durables (un a` plusieurs mille´naires). Ils ont eu, graˆce a` une religion et/ou a` un E´tat impe´rial, la capacite´ d’agre´ger de fac¸on plus ou moins durable d’autres peuples, d’anciens royaumes ou principaute´s (M. Bruneau, 2001). Nous faisons l’hypothe`se que chacun de ces peuples, qu’ils aient cre´e´ un ou plusieurs E´tats, ont mis en œuvre des logiques territoriales qui caracte´risent leur rapport a` l’espace dans le temps : la fac¸on dont ils ont occupe´ et controˆle´ l’espace, ou dont ils ont construit leur territoire. Ces logiques territoriales sont des processus de la longue dure´e qui ont e´te´ ou sont a` l’œuvre encore aujourd’hui 3. Ces peuples sont, ou tendent a` devenir, des peuplesmonde, caracte´rise´s par un E´tat territorial (impe´rial puis E´tat-nation) et une diaspora mondiale, pre´sente en Europe occidentale, en Afrique et/ou dans le Nouveau Monde (Ame´riques, Australie). Les Grecs, les Perses-Iraniens et les Turcs sont les trois peuples impe´riaux qui ont exerce´ une domination durable sur cet espace de l’Asie Mineure a` diffe´rentes pe´riodes, et qui sont devenus des peuples-monde de la longue dure´e. Les Arme´niens, les Kurdes, les Juifs, les Russes et les Arabes ont e´galement joue´ un roˆle sur l’e´volution de l’espace micrasiatique a` partir de ses marges. Les deux premiers ont e´te´ plus directement une composante de l’espace anatolien, dont les Turcs ont duˆ tenir le plus grand compte dans leur entreprise d’homoge´ne´isation ethnique de leur territoire national au XX e sie`cle. 3. Une logique territoriale consiste a` construire un ou plusieurs E´tats territoriaux par agre´gation autour d’un noyau central (E´tat impe´rial), selon divers types de structuration centrepe´riphe´ries, ou par essaimage de beaucoup plus petites unite´s, cite´s-E´tats ou e´mirats, lie´es entre elles de fac¸on plus ou moins e´troite (en re´seau).

L’Asie Mineure ou Anatolie dans l’espace eurasiatique

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Pour chacun de ces peuples-monde de la longue dure´e, on pourra de´finir une trajectoire spatio-temporelle retrac¸ant les principales e´tapes de sa structuration politique et les diffe´rentes formations sociales et formes territoriales qu’il a prises dans la longue dure´e 4. Le passage plus ou moins re´cent a` l’E´tatnation moderne et la constitution de sa diaspora mondiale sont une e´tape particulie`rement importante, au cours de laquelle la logique territoriale a pu e´voluer de fac¸on plus ou moins radicale (nettoyages ethniques, ge´nocides). Pour mieux appre´hender cette notion de peuple monde de la longue dure´e, prenons l’exemple des Grecs qui ont joue´ un roˆle fondamental dans l’Asie Mineure ou Anatolie, avant qu’elle ne devienne la Turquie.

Les Grecs peuple monde de la longue dure´e : trajectoire spatio-temporelle et mode`le spatial L’identite´ grecque a, et a eu dans la longue dure´e, pour fondement, en premier lieu une langue qui occupe une position singulie`re parmi les langues indo-europe´ennes et qui est dote´e d’une grande continuite´, en second lieu une religion qui a change´ au de´but de notre e`re, mais a toujours e´te´ centrale pour de´finir cette identite´. La pluralite´ et le polycentrisme sociopolitiques l’ont toujours emporte´ dans la longue dure´e, meˆme s’il y a eu des tentatives plus ou moins longues et re´ussies d’unification politique. L’E´tat a pris des formes varie´es et multiples et la nation plusieurs acceptions (genos, ethnos), si bien qu’ils n’occupent pas une place aussi centrale que la langue et l’e´ducation d’une part, la religion de l’autre, dans la de´finition de l’identite´ grecque et de l’helle´nisme (Figure 2). Si la continuite´ a e´te´ une caracte´ristique majeure de l’helle´nisme pendant trois mille´naires, continuite´ dont le symbole est la langue, cela ne va pas sans ruptures ou bifurcations qui ont e´te´ marque´es par des restructurations profondes du phe´nome`ne ethnoculturel lui-meˆme. Elles sont les conse´quences des principaux apports exte´rieurs ayant eu une influence sur la configuration spatiale : – Le passage du polycentrisme des cite´s-e´tats de l’Antiquite´ a` des E´tats territoriaux plus importants avec la Mace´doine de Philippe a` la fin du IVe sie`cle et l’e´poque helle´nistique qui a suivi (III e au I er sie`cle av. J.-C.).

4. Un territoire se de´finissant en grande partie par ses limites ou frontie`res, une logique territoriale, processus dynamique, va pouvoir eˆtre analyse´e en grande partie a` travers la formation et l’e´volution de ses espaces frontaliers. Chaque logique territoriale sera caracte´rise´e par sa de´finition de la frontie`re et par sa fac¸on de de´couper son propre territoire en unite´s spatiales, administratives, pouvant elles-meˆmes e´voluer dans le temps en fonction de mode`les spatiaux implicites ou clairement explicite´s.

Cadre conceptuel et the´orique

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Royaume de Macédoine

Xe siècle av. J.-C.

Etats «asiaques» Etats territoriaux hellénisques

Cités-Etats

Chrisanisme

langue paideia

cités-communautés religion

Empire romain

Empire byzann mobilité navigaon-migraons échanges

XXe siècle

Diaspora du Nouveau Monde

Eglise orthodoxe patriarcat oecuménique Etat-Naon : Grèce

Diaspora balkanique et européenne

Empire ooman

Philosophie des Lumières Idées de 1789 Réalisaon : Marie-Louise Penin, 2014

Trajectoire dans la durée Liaison forte

Formes étaques et territoriales successives

Influence externe Liaison

Identé : noyau dur dans la très longue durée

Principaux apports extérieurs influençant la configuraon spaale

Cadres spaaux-étaques allogènes englobants

Figure 2 : Trajectoire spatio-temporelle des Grecs (helle´nisme)

– Le passage de la religion polythe´iste de l’Antiquite´ au Christianisme dans le cadre de l’Empire romain, le grec e´tant le principal vecteur de cette religion avec les Evangiles re´dige´s en Grec, les Pe`res de l’E´glise et les premiers conciles œcume´niques qui se tiennent tous dans l’Orient grec (III e-IX e sie`cle ap. J.-C.). Cette discontinuite´ est marque´e par le changement d’ethnonyme : Romaioi au lieu d’Ellines. Ce dernier nom e´tant de´sormais re´serve´ aux idolaˆtres restant fide`les au polythe´isme antique et vigoureusement combattus par l’E´glise chre´tienne devenue dominante. – La chute de Byzance en deux temps : 1204 prise de Constantinople par les Croise´s qui marque l’approfondissement de la rupture avec l’Occident,

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1453 prise de Constantinople par les Turcs ottomans. Pendant quatre sie`cles, l’helle´nisme s’est identifie´ au millet chre´tien orthodoxe de l’empire Ottoman, dirige´ par le Patriarche œcume´nique de Constantinople, et a` sa diaspora europe´enne par laquelle ont e´te´ introduites les ide´es nouvelles, celle d’E´tat-nation en particulier. – L’ave`nement d’un E´tat-nation grec pro-occidental, surtout a` partir de la monarchie bavaroise (1831) et de la se´paration de l’E´glise orthodoxe grecque du Patriarcat œcume´nique, celle-ci devenant autoce´phale (1833). Le retour a` l’ethnonyme Ellines et la re´fe´rence a` l’Antiquite´ classique caracte´risent cette nouvelle bifurcation. L’influence de la philosophie des Lumie`res et des ide´es issues de la Re´volution franc¸aise (1789) a e´te´ le facteur de´clenchant. On assiste actuellement a` une cinquie`me bifurcation. Aujourd’hui l’helle´nisme est oblige´ de sortir du cadre un peu e´troit de son E´tat-nation, la Gre`ce, dans lequel il avait eu tendance a` s’enfermer depuis 1923, pour entrer dans l’Union Europe´enne (1981) et renouer avec sa diaspora mondiale de fac¸on plus organique (1995). La ge´ohistoire de l’helle´nisme peut eˆtre repre´sente´e par un mode`le spatio-temporel. Ce mode`le graphique pre´sente autour d’une zone centrale quatre aure´oles d’ine´gale occupation de l’espace et d’ine´gale dure´e (Figure 3). Ce mode`le se projette sur un planisphe`re ou sous la forme ge´ome´trique de cinq cercles concentriques.

La zone centrale : le bassin e´ge´en C’est l’espace littoral et archipe´lagique de la mer E´ge´e et de la Propontide (mer de Marmara) qui de l’e´poque myce´nienne a` 1922 est reste´ de peuplement tre`s majoritairement grec et a inclus les principaux centres de l’helle´nisme : Athe`nes et Constantinople, mais aussi toutes les autres cite´s ou villes qui ont eu un rayonnement important a` une ou plusieurs e´poques de cette histoire de trois a` quatre mille´naires (Corinthe, Rhodes, De´los, Milet, Pergame, Smyrne, Nice´e, Chio, Sparte, Mistra, Pella, Thessalonique, Andrinople....). Elles ont toutes e´te´ des capitales et/ou des carrefours d’e´changes commerciaux, intellectuels et artistiques. Malgre´ l’he´ge´monie re´currente d’Athe`nes et/ou de Constantinople selon les e´poques, le polycentrisme a le plus fre´quemment caracte´rise´ cet espace central. Alors que l’Asie Mineure occidentale et centrale e´tait majoritairement helle´nise´e au VIe sie`cle, l’helle´nisme n’a cesse´ d’y reculer, surtout depuis le XI e sie`cle avec la pousse´e turque qui s’est poursuivie jusqu’a` une e´poque re´cente par l’occupation du Nord de l’ıˆle de Chypre (1974). Le de´sastre de 1922, suivi du traite´ de Lausanne (1923) de´racinant un million et demi de Grecs d’Asie Mineure re´fugie´s en Gre`ce, a ampute´ cet espace central de toute sa partie orientale. Les coˆtes occidentale et septentrionale d’Asie Mineure et

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Figure 3 : Mode`le spatio-temporel de l’helle´nisme.

le Bosphore (nouvel exode de populations grecques de Constantinople en 1954) grecs depuis plus de deux mille´naires ont e´te´ irre´me´diablement perdus pour l’helle´nisme. Cette "Catastrophe" nationale a e´te´ un traumatisme profond. Cette amputation est repre´sente´e par l’absence de cerne noir a` droite sur

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le mode`le graphique en cercles concentriques avec les deux centres majeurs de l’helle´nisme du de´but du XX e sie`cle (Constantinople et Smyrne). Sur la rive occidentale du Bassin e´ge´en les deux centres majeurs actuels de l’helle´nisme sont Athe`nes-Le Pire´e et Thessalonique perpe´tuant une dualite´ dans l’identite´ grecque.

Les espaces pe´ricentraux Ils sont reste´s grecs pendant un a` deux mille´naires mais ne conservent aujourd’hui que des traces arche´ologiques et quelques tre`s rares communaute´s qui peuvent eˆtre qualifie´es de reliques (patriarcats de Je´rusalem et d’Alexandrie). Le peuplement grec ou helle´nise´ y a e´te´ longtemps majoritaire dans la zone littorale. La premie`re installation date de l’Antiquite´ mais, apre`s avoir disparu a` la fin du monde antique, elle a pu re´apparaıˆtre, se repeupler au ´ gypte, coˆtes de la Mer Noire), pour XVIII e, au XIX e et au de´but du XX e sie`cle (E de nouveau disparaıˆtre a` la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Les espaces pe´riphe´riques anciens ` la pe´riphe´rie des espaces les plus durablement helle´nise´s (1 a` 3 milA le´naires) qui appartiennent tous au bassin de la Me´diterrane´e orientale et de la Mer Noire, se trouvent les avance´es les plus extreˆmes de l’helle´nisme dans l’Antiquite´ tant a` l’ouest qu’a` l’est. Du point de vue de´mographique, les communaute´s grecques n’y ont jamais e´te´ tre`s nombreuses ni tre`s denses, mais elles ont pendant trois a` six sie`cles rayonne´ sur ces espaces et laisse´ une empreinte non ne´gligeable. Ces avance´es extreˆme occidentale et orientale de l’helle´nisme antique n’ont laisse´ aujourd’hui que des restes arche´ologiques comme te´moignages directs (voir chapitre 3). Les de´portations des Grecs de la mer Noire de´cre´te´es par Staline entre 1937 et 1949 dans les meˆmes re´gions d’Asie centrale n’ont pas permis une implantation durable, puisque les Grecs pontiques ont cherche´ de`s qu’ils ont pu, apre`s 1956, a` revenir dans leurs territoires d’origine ou, plus tard (1991), en Gre`ce meˆme. Ils ne sont plus aujourd’hui que quelques dizaines de milliers en Ouzbe´kistan, Kazakhstan et Kirghizstan. La premie`re diaspora euro-africano-asiatique L’e´migration et la constitution d’une diaspora pendant les quatre sie`cles au cours desquels tout E´tat grec inde´pendant a disparu a e´te´ l’une des re´ponses de l’helle´nisme en vue d’assurer sa survie. Les territoires dans lesquels se sont disse´mine´es les communaute´s grecques ont d’abord e´te´ europe´en et ottoman, c’est-a`-dire en continuite´ et meˆme souvent en contiguı¨te´ avec l’espace occupe´ traditionnellement par les Grecs. Ces communaute´s se sont implante´es avant

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tout en terres chre´tiennes, orthodoxes ou occidentales, et tre`s peu en pays islamique a` l’exception du Soudan et du Maghreb ou` une diaspora marchande grecque s’est inse´re´e dans le syste`me colonial. Cette premie`re diaspora a donc e´te´ europe´enne occidentale et italienne (XVI e au XIX e sie`cle) d’un coˆte´, balkanique et europe´enne orientale de l’autre, les empires pluriethniques austro-hongrois et russe favorisant le de´veloppement de diasporas. Au XX e sie`cle, la diaspora europe´enne occidentale a e´te´ re´active´e par des migrations de Chypre en Angleterre, et du nord de la Gre`ce en Allemagne Fe´de´rale, en relation avec la forte croissance e´conomique qui a domine´ en Europe jusqu’en 1973. En Europe Orientale, la coupure est-ouest a favorise´ l’assimilation des minorite´s grecques dans les divers pays socialistes. Une e´migration de quelques centaines de milliers de re´fugie´s politiques communistes s’est produite a` la fin de la guerre civile (1949-50). Une grande partie d’entre eux sont rentre´s en Gre`ce apre`s 1974. En Europe occidentale, la diaspora s’est accrue au cours des dernie`res de´cennies et a mieux pre´serve´ son identite´ qu’en Europe orientale. En Union Sovie´tique les Grecs Pontiques ont conserve´ une grande partie de leur identite´ et ont recre´e´ des associations apre`s 1985, mais une partie de plus en plus importante d’entre eux a e´migre´ en Gre`ce depuis 1989.

La diaspora du nouveau monde L’extension la plus lointaine de la diaspora, son aure´ole externe, est en Ame´rique du Nord, en Afrique du Sud et dans le Pacifique (E´tats-Unis, Canada, Union Sud Africaine, Australie). Elle est issue des deux grandes vagues migratoires du XX e sie`cle (de´but du sie`cle et apre`s la seconde guerre mondiale). En 1980, 60 % de la diaspora grecque dans le monde e´tait en Ame´rique. Les E´tats-Unis avec 1 a` 2 millions de Grecs ame´ricains ont de loin la plus forte communaute´ grecque de l’e´tranger. La majorite´ ayant immigre´ entre 1890 et 1920, de`s 1940 les Grecs ame´ricains de la seconde ge´ne´ration e´taient la majorite´. L’identite´ grecque ame´ricaine n’a pas e´te´ absorbe´e par le melting-pot, mais reste tre`s vivante a` la troisie`me ge´ne´ration. En Afrique et a` un moindre degre´ en Inde (deux communaute´s seulement), la diaspora helle´nique s’est faite l’auxiliaire de la colonisation britannique, franc¸aise et belge. D’E´gypte, les Grecs ont progresse´ vers le sud au Soudan et en E´thiopie dans la seconde moitie´ du XIX e sie`cle. Vers 1890, les commerc¸ants grecs pe´ne´traient au Congo belge et en particulier au Katanga (Lubumbashi) ou` ils ont de´veloppe´ leurs activite´s commerciales et industrielles apre`s la Seconde Guerre mondiale. Il existe de petites communaute´s de commerc¸ants, techniciens et professions libe´rales dans toutes les anciennes colonies d’Afrique anglophone, mais aussi d’Afrique francophone et lusophone, sauf en Afrique occidentale ou` les Syro-Libanais avaient pris la place.

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La plus forte diaspora grecque d’Afrique se trouve actuellement en Union Sud Africaine (30 000 Grecs). Il s’agit essentiellement d’une classe moyenne de petits entrepreneurs, d’industriels, d’inge´nieurs, de techniciens et de professions libe´rales, arrive´s surtout entre 1960 et 1970 d’E´gypte et des centres urbains de Gre`ce. Ces deux aure´oles externes de la diaspora ont une profondeur historique de l’ordre de un a` cinq sie`cles, nettement infe´rieure a` celle des trois aure´oles internes du mode`le qui se compte en mille´naires. Elles ont cependant joue´ un roˆle essentiel dans la survie de l’helle´nisme et apportent un soutien non ne´gligeable a` l’E´tat grec actuel. Telle est la de´marche qui sera suivie dans les chapitres suivants a` propos de chacun des peuples de la longue dure´e impe´riaux ou re´silients : Turcs, Perses-Iraniens, Arme´niens, Kurdes.

L’Asie Mineure au contact de tous les peuples impe´riaux ou re´silients du Moyen-Orient Quatre peuples ont, dans la longue voire la tre`s longue dure´e, exerce´ une action civilisatrice sur l’Asie Mineure : les Perses-Iraniens, les Grecs, les Arabes, les Turcs. Ils ont eu la capacite´ de croıˆtre de fac¸on tre`s significative en agre´geant a` eux-meˆmes d’autres peuples par assimilation linguistique, culturelle et religieuse, a` la suite de conqueˆtes et d’un pouvoir impe´rial plus ou moins durable. Deux d’entre eux seulement ont successivement re´ussi a` exercer une influence durable sur l’Asie Mineure. Pourquoi les deux autres, Arabes et Perses-Iraniens, qui ont homoge´ne´ise´ sur une longue dure´e une vaste aire au sein du Moyen-Orient et au-dela`, ont e´choue´, malgre´ plusieurs tentatives, a` rattacher l’Asie Mineure a` leur aire culturelle ? Pourquoi les Grecs ont durablement helle´nise´ cette Re´gion, alors qu’ils n’ont pas re´ussi a` le faire dans d’autres parties de leurs empires ou E´tats successifs (Balkans, Me´sopotamie-Perse-Asie centrale) ? Pourquoi les Turcs ont ensuite eux aussi turquise´ en un temps plus rapide cette Re´gion, et de fac¸on plus comple`te et efficace en constituant leur E´tat-nation au XXe sie`cle ? Quelle a e´te´ le roˆle de la religion dans ces processus unificateurs ou homoge´ne´isateurs (Christianisme, Islam) ? Ces empires, E´tats-nations et aires culturelles ne sont pas parvenus a` assimiler ou absorber trois peuples : les Arme´niens, les Kurdes, les He´breux-Juifs. Ces derniers ont eu la capacite´ de re´sister a` l’assimilation par les pre´ce´dents, d’eˆtre re´silients, sans exercer un pouvoir impe´rial durable, donc sans croıˆtre en assimilant d’autres peuples, mais en renforc¸ant leur noyau identitaire. Les Perses-Iraniens ont exerce´ un pouvoir impe´rial conside´rable, sans pour autant croıˆtre de fac¸on significative en Asie Mineure, mais en exerc¸ant

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une influence par la religion et le rayonnement culturel sur une aire assez vaste. Tous ces peuples ont connu une dure´e historique longue a` tre`s longue. Les deux premiers et le troisie`me ont re´ussi au XX e sie`cle a` constituer un E´tatnation qui s’est impose´ sur la sce`ne internationale : la Gre`ce, la Turquie, l’Iran. D’autres peuples ont disparu, assimile´s par les peuples dominants (Hittites, Sume´riens, Akkadiens, Assyriens, Arame´ens, Lydiens, Cariens, Phrygiens, Phe´niciens, Nabate´ins), d’autres ont subsiste´ sous la forme de minorite´s religieuses pouvant devenir ou non des minorite´s nationales (minorite´s chre´tiennes, Druzes, Alaouites, Assyro-Chalde´ennes, Chiites du Liban, de Syrie, de Palestine...). Il y a les peuples qui ont connu une longe´vite´ de plusieurs mille´naires avec une continuite´ essentiellement linguistique et une discontinuite´ religieuse, la religion restant une composante essentielle du noyau identitaire : les Grecs, les Perses-Iraniens avec des emprunts re´ciproques dans les deux sens dans le cadre d’une cohabitation favorisant les osmoses culturelles ou politiques au sein de structures impe´riales, ache´me´nides et helle´nistiques. Il y a ceux de moindre longe´vite´ (un a` un peu plus d’un mille´naire), conque´rants, arme´s de la religion islamique : les Arabes, les Turcs. Ils sont venus apre`s et ont construit leur empire aux de´pens des premiers. Les Arabes, fondateurs d’une religion e´troitement associe´e a` leur langue l’Islam, ont connu une expansion impe´riale foudroyante et d’une tre`s grande extension ge´ographique, mais qui n’a dure´ qu’un sie`cle (Omeyyades) pour prendre ensuite une forme moins ethnoculturelle arabe et davantage religieuse musulmane (Abbassides), puis se diviser tre`s durablement, tout en connaissant diverses dominations (ottomane, impe´rialismes occidentaux). Comme les Perses-Iraniens, les Arabes n’ont pas re´ussi a` s’implanter durablement en Asie Mineure, pourquoi ? Aux franges de ces blocs impe´riaux-culturels, des peuples d’une extreˆme re´silience, les Arme´niens, les Juifs et les Kurdes ont surve´cu. Les uns, Arme´niens et Juifs, en s’appuyant sur leurs langue-religionculture, dans le cadre d’une diaspora eurasiatique puis mondiale, et en recevant l’aide d’une ou des puissances mondiales exte´rieures a` la re´gion (Russie pour les Arme´niens, puissances occidentales pour les Juifs). Les autres, les Kurdes, ont utilise´ leur situation ge´ographique montagneuse marginale aux frontie`res de quatre E´tats-nations, sans disposer d’appuis exte´rieurs notables. Les Juifs-Israe´liens et les Kurdes ont su tirer parti des faiblesses des pays arabes tre`s divise´s. Les Arme´niens plus e´loigne´s de l’aire arabe, pris en tenaille entre les E´tats-nations iranien et turc, ne doivent leur salut qu’a` l’appui de leur grand voisin du Nord, la Russie (y compris l’URSS).

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L’Asie Mineure devenue la Turquie unique face aux Balkans pluriels L’Asie Mineure et la Thrace orientale sont devenues exclusivement turques apre`s la Premie`re Guerre mondiale. Les Turcs ont voulu en faire leur territoire national, apre`s avoir permis aux Grecs de constituer de`s le ´ tatsXIX e sie`cle leur propre territoire national, au sud des Balkans. Les deux E nations grec et turc sont devenus alors, bon an mal an, complices d’une dichotomie spatiale ou territoriale de part et d’autre de la mer E´ge´e. L’e`re des nationalismes a engendre´ au XX e sie`cle massacres et exclusions d’un coˆte´ comme de l’autre. Cependant l’Asie Mineure, devenue la Turquie, peut se comprendre, non pas comme un bloc homoge`ne turquise´, isole´ ou se´pare´ de ses voisins, mais comme une unite´ territoriale en interface avec les mers et pays qui la coˆtoient. Ces interfaces sont la re´sultante et les manifestations d’une histoire plus ou moins longue de conqueˆtes, d’e´changes et de migrations avec les espaces voisins. Deux grandes synapses a` l’Ouest (Istanbul et Smyrne-Izmir) sont les principales articulations entre la Turquie et l’Occident et plus ge´ne´ralement le monde, par lesquelles passe la mondialisation. L’objectif de ce livre est d’expliquer pourquoi et comment l’Asie Mineure ou Anatolie a connu une e´volution divergente de celle des Balkans voisins, une unification et homoge´ne´isation ethnoculturelle et politique progressive, qui s’est acce´le´re´e au XX e sie`cle jusqu’a` ne constituer qu’un seul E´tat-nation, mais qui avait e´te´ pre´pare´e dans la longue dure´e, alors qu’elle avait appartenu au meˆme espace impe´rial pluriethnique et pluriculturel byzantin et ottoman que les Balkans. Ceux-ci ont, au contraire, e´volue´, depuis le XIX e sie`cle et jusqu’a` aujourd’hui, vers la fragmentation en un nombre de plus en plus grand d’E´tats-nations (une dizaine). Il s’est ave´re´ ne´cessaire pour cela d’adopter une approche a` deux e´chelles chronologiques diffe´rentes. Les politiques nationalistes des Jeunes Turcs du CUP puis des Ke´malistes n’ont e´te´ ope´rantes dans la premie`re moitie´ du XX e sie`cle que parce qu’elles avaient e´te´ pre´ce´de´es, dans la longue dure´e, par un processus d’islamisation et de turquisation aux e´poques seldjoukide et ottomane de pre`s d’un mille´naire (entre le X e et le XIX e sie`cles). Ce phe´nome`ne avait e´te´ lui-meˆme pre´ce´de´ par plus d’un mille´naire d’helle´nisation progressive de ce meˆme espace, de l’Antiquite´ archaı¨que a` l’e´poque byzantine. Telle est l’hypothe`se qui devra eˆtre analyse´e, explicite´e et dans une certaine mesure de´montre´e dans les chapitres qui suivent.

II

La formation d’un espace anatolien dans la longue dure´e : des empires, cite´s-E´tats, e´mirats a` la fin de l’empire Ottoman

L’espace anatolien a, dans la longue dure´e, abrite´ des populations aux identite´s diverses, des peuples et des e´tats varie´s, mais il a e´te´, a` deux reprises, successivement helle´nise´ puis turquise´, tout en conservant une diversite´ culturelle et religieuse relative dans un cadre impe´rial multi-ethnique. Alors que les conque´rants turcs n’ont pas turquise´ l’espace perse-iranien, qui avait pre´ce´demment re´siste´ a` une arabisation totale, contrairement au Croissant fertile, a` l’E´gypte et au Maghreb, les Turcs avaient turquise´ la plus grande partie de l’Asie Mineure ottomane, avant meˆme l’ave`nement du nationalisme Jeune turc. Les Perses-Iraniens ne font pas partie de cet espace anatolien, mais ils l’ont un temps domine´, puis y ont exerce´ une influence et une pression fortes et durables a` sa frontie`re orientale, a` travers les Turcs seldjoukides et ottomans, si bien qu’il est impossible de le comprendre sans se re´fe´rer a` leur histoire et a` leur culture impe´riales. Entre l’espace perseiranien et l’espace byzantin-ottoman deux peuples re´silients, les Arme´niens et les Kurdes, ont joue´ dans la longue dure´e le roˆle d’interface dans une zone montagneuse de conflits et de frontie`res.

Chapitre 3

L’espace grec en Asie Mineure L’helle´nisation dans la longue dure´e

L’espace e´miette´ de la cite´-E´tat a dure´ environ 1 200 ans dans tout le bassin me´diterrane´en et au Moyen-Orient. Il a fonctionne´ selon une logique de l’essaimage de cite´s-E´tats, d’unite´s inde´pendantes, le long des littoraux. La constitution, la forme du gouvernement interne, e´taient tre`s variables. L’essentiel e´tait l’inde´pendance, ou au moins l’autonomie, de chacune d’entre elles, quelle que soit la forme de l’organisation englobante ou de l’E´tat au sein desquels elles se trouvaient : empire, royaume, ligue ou confe´de´ration de cite´s. Les cite´s-E´tats (polis) se sont de´veloppe´es avec leurs propres institutions politiques (politeia) et leur citoyennete´ sur les coˆtes de la mer E´ge´e, puis se sont e´tendues a` toutes les coˆtes me´diterrane´ennes et du Pont-Euxin (phe´nome`ne de la colonisation). Les guerres e´taient fre´quentes entre ces plus ou moins petites entite´s politiques. Aucune d’entre elles n’a e´te´ en mesure de constituer un ensemble politique d’une taille suffisante pour rivaliser avec ou conque´rir les royaumes ou empires voisins de l’Orient (E´gypte, Perse) ou le bassin me´diterrane´en dans son ensemble, comme le fit Rome au I er sie`cle avant J.-C. La logique territoriale e´tait simplement la constitution d’un re´seau de noyaux e´tatiques inde´pendants, disperse´s le long des coˆtes de la Me´diterrane´e par essaimage a` partir du bassin e´ge´en, mais l’helle´nisation des populations se limitait le plus souvent a` une frange littorale, ne pe´ne´trant pas ou tre`s peu a` l’inte´rieur des terres en Asie Mineure. Pourquoi l’empire d’Alexandre a` vocation universelle n’a pas tenu apre`s la disparition de son fondateur, meˆme si les royaumes helle´nistiques, gre´co-mace´doniens, ont re´ussi a` le prolonger partiellement pendant deux a` trois sie`cles, alors que l’empire romain a re´ussi a` cre´er une structure e´tatique et territoriale de beaucoup plus longue dure´e, reprenant a` son compte la civilisation grecque, au point qu’en Orient, Romain est devenu synonyme de Grec ? Le processus d’helle´nisation progressive de l’Asie Mineure, qui s’est e´tale´ sur une longue dure´e, un mille´naire et demi environ, n’a pu s’e´tendre a` une partie de plus en plus grande de celle-ci que lorsque les Grecs ont conquis l’Orient, reprenant a` leur compte les structures impe´riales perses ache´me´nides ante´rieures mais conservant leur implantation en cite´s

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La formation d’un espace anatolien dans la longue dure´e

plus ou moins autonomes. Cette helle´nisation ne s’est-elle pas poursuivie plus efficacement lorsque les Grecs, inte´gre´s a` l’empire romain, finirent par s’approprier sa logique territoriale a` l’e´poque byzantine ? L’Asie Mineure occidentale et centrale n’e´tait-elle pas majoritairement helle´nise´e au X e sie`cle de notre e`re ?

La cite´-E´tat grecque (polis) La polis donnait a` ses citoyens un sentiment d’identite´ commune, base´ sur les traditions, la culture, les ce´re´monies, les symboles et parfois sur une origine commune suppose´e, un mythe fondateur. Pour un citoyen grec, la polis e´tait sa patrie (patris), pour laquelle il devait, si ne´cessaire, eˆtre preˆt a` mourir. L’e´troite relation entre les aspects urbains et politiques e´tait une dimension essentielle de la cite´ grecque antique. La polis n’e´tait pas comme l’E´tat moderne lie´e a` une forme particulie`re de gouvernement : monarchie, oligarchie ou de´mocratie. Pour une polis, l’exigence d’autonomia e´tait le fruit d’un de´veloppement tardif (IVe sie`cle av. J.-C.) et ne fut jamais plus qu’un ide´al. Une cite´ (polis) ne perdait pas sa qualite´ en devenant membre d’une fe´de´ration, et il y avait une gamme entie`re d’autres formes de communaute´s de´pendantes qui n’en e´taient pas moins des poleis. Elles e´taient organise´es hie´rarchiquement et non selon un quelconque mode e´galitaire. Dans la polis, l’identite´ politique diffe´rait totalement de l’identite´ ethnique (M. H. Hansen, 2008, 168-177). Ses citoyens partageaient leur identite´ ethnique (langue, culture, histoire, religion) avec les citoyens des autres cite´s-E´tats, alors que leur sentiment d’identite´ politique (y compris le patriotisme) e´tait centre´ sur la cite´ elle-meˆme et la diffe´renciait de toutes ses voisines. Hansen (2008) a de´nombre´ environ 1 500 poleis : plus de 600 atteste´es en Gre`ce proprement dite, plus de 400 e´taient des colonies ou des communaute´s helle´nise´es re´parties sur les coˆtes de la Me´diterrane´e et de la mer Noire, plus de 300 fondations helle´nistiques au Proche-Orient et jusqu’a` l’Indus. Mais il n’y eut jamais 1 500 poleis a` la fois. Des cite´s e´taient fonde´es et d’autres disparaissaient constamment. Aux quelque 1 300 poleis atteste´es il faut ajouter un nombre inconnu sans trace dans les sources. D’ou` le nombre de 1 500 poleis re´aliste pour la culture de la cite´-E´tat grecque dans son ` n’importe quelle date de l’e´poque ensemble (M. H. Hansen, 2008, 45-46). A classique, il y eut au moins un millier de poleis. Malgre´ cet e´miettement, les Grecs avaient une culture commune et ils croyaient fermement former un seul peuple. Presque toutes ces cite´s e´taient apparues ou avaient e´te´ fonde´es entre ` la fin du VI e sie`cle apre`s J.-C., certaines e´taient 750 et 200 avant J.-C. A

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toujours des cite´s-E´tats, mais la plupart n’e´taient plus que des villes. La cite´ (polis) ne disparut que dans l’Antiquite´ tardive apre`s un de´clin de plusieurs sie`cles : sa disparition fut progressive et imperceptible comme l’avait e´te´ son apparition plus de mille ans auparavant (650 avant J.-C. environ). Ainsi la culture de la cite´-E´tat grecque dura environ 1 200 ans 1 (M. H. Hansen, 2008, 67-71). Comme les cite´s-E´tats phe´niciennes ou malaises : la plupart des cite´s´Etats grecques des e´poques archaı¨que et classique e´taient situe´es au bord de la mer, le long des coˆtes de la Me´diterrane´e, de la mer Noire (Pont-Euxin) et de la mer de Marmara (Propontide). C’est seulement a` l’e´poque helle´nistique que les Grecs ont fonde´ un chapelet de « colonies » loin des coˆtes, dans l’espace qui avait e´te´ celui de l’empire Perse avant Alexandre le Grand. Les communications maritimes e´taient les plus faciles contrairement aux communications terrestres difficiles et couˆteuses. Les Grecs extreˆmement mobiles laissaient s’installer assez facilement des e´trangers dans leurs villes. Une comparaison de toutes les civilisations de cite´s-E´tats de´montre leur lien e´troit avec le commerce, et souligne le roˆle du commerce exte´rieur comme lien essentiel qui pouvait unir diffe´rentes cite´s-E´tats de la meˆme culture. La re´publique e´tait tre`s pre´sente dans les cultures de la cite´-E´tat, meˆme si la plupart e´taient des monarchies, mais surtout sous la forme d’une oligarchie ou aristocratie. On ne trouve de de´mocraties bien atteste´es que dans la culture de la cite´-E´tat grecque qui e´tait a` cet e´gard diffe´rente des autres cultures de la cite´-E´tat. Le re´seau de plus de 1 000 poleis grecques constitue la plus grande civilisation de cite´s-E´tats de l’histoire, sur les plans ge´ographique et de´mographique. Face a` cet e´miettement de petits e´tats souvent en conflit les uns avec les autres, l’empire perse des Ache´me´nides impressionne par sa masse et son unite´ malgre´ sa grande diversite´. Le monde des cite´s grecques ne fut jamais un syste`me de poleis e´gales, inde´pendantes, mais une hie´rarchie complexe de celles-ci, certaines inde´pendantes, d’autres non, mais toutes avec une bonne dose d’autonomie, du moins dans leurs affaires inte´rieures. Le morcellement extreˆme de cette poussie`re de cite´s-E´tats, rivales, en conflits et guerres fre´quentes, mais aussi allie´es au sein de confe´de´rations, n’a pas empeˆche´ les Grecs d’eˆtre unis de`s le VIII e sie`cle avant J.-C. par une culture et une identite´ communes dont les principaux parame`tres e´taient au nombre de cinq (A. D. Smith, 1986, 62) : – Le panthe´on des dieux de l’Olympe qui avaient triomphe´ des divinite´s chtoniennes ante´rieures. 1. Une estimation de´mographique fixe la population de toutes les poleis a` au moins 7,5 millions d’h. au IVe sie`cle av. J.-C. Sous l’empire romain 30 millions d’individus de langue grecque vivaient dans des poleis (M. H. Hansen, 2008, 46).

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– Les oracles et les rites associe´s de Delphes, Dodone, Didyme... Les amphictionies regroupant plusieurs cite´s pour la gestion de sanctuaires communs. – Une famille linguistique de dialectes grecs tre`s e´troitement lie´s (e´olien, be´otien, ionien, dorien) dont les locuteurs partageaient les meˆmes mythes d’une origine commune et les meˆmes he´ros ancestraux. – La possession d’un he´ritage litte´raire commun de poe`mes e´piques home´riques, ce´le´brant la civilisation myce´nienne ante´rieure et la guerre de Troie, ainsi que de toute une mythologie, centrale dans toute la litte´rature grecque. – L’existence de Jeux sportifs rassemblant pe´riodiquement la plupart des cite´s grecques dans des compe´titions communes (Olympiens, Pythiens, Ne´me´ens, Isthmiens). L’ensemble des cite´s-E´tats grecques de l’Antiquite´ rele`ve du type des « ethnies verticales de´motiques » urbaines selon A. D. Smith, dans lesquelles une seule culture impre`gne a` des degre´s variables les diffe´rentes couches de la population, sans eˆtre re´serve´e a` une seule classe. Ce socle commun, dans lequel la langue est le plus fort e´le´ment de continuite´, a constitue´ le noyau dur qui a permis la survie des cite´s-E´tats tout au long de l’Antiquite´, meˆme apre`s leur inte´gration dans des structures impe´riales qui vont faire changer les Grecs de paradigme ethnique.

De la cite´-E´tat a` l’empire et aux royaumes helle´nistiques La Mace´doine de Philippe II (359-336 av. J.-C.) a e´te´ le premier E´tat territorial qui a permis aux Grecs de de´passer le stade de la cite´-E´tat, tout en conservant cette structure en son sein, et de rassembler des forces militaires a` meˆme de leur permettre de conque´rir l’Orient sous la direction d’Alexandre le Grand, de vaincre et de se substituer au plus grand empire de l’e´poque, celui des Perses. La victoire de Che´rone´e (338) permit a` Philippe et a` son successeur, Alexandre, de rassembler la majorite´ des cite´s de la Gre`ce continentale et insulaire sous son autorite´, au sein de la ligue de Corinthe qui, jointe au royaume de Mace´doine e´tendu a` la Thrace, donnait a` Alexandre une assise territoriale et les moyens e´conomiques et humains de former une arme´e professionnelle, qui a e´te´ l’outil principal de ses conqueˆtes jusqu’en Asie centrale et en Inde (336-323 av. J.-C.). Les conqueˆtes d’Alexandre ont consiste´ dans un premier temps a` s’assurer la maıˆtrise des cite´s-E´tats grecques et phe´niciennes des coˆtes de la Me´diterrane´e orientale (334-331) : coˆtes e´ge´ennes et me´diterrane´ennes de l’Asie mineure puis du Levant qui l’ont amene´ jusqu’en E´gypte. Il prit possession de celle-ci en y fondant sa premie`re Alexandrie, cite´ grecque

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devenue tout au long de la pe´riode helle´nistique une me´tropole cosmopolite, a` l’interface de la Me´diterrane´e et de la valle´e du Nil. Il a ensuite acheve´ sa conqueˆte de l’empire perse graˆce a` une troisie`me et dernie`re victoire militaire contre les troupes de Darius (bataille de Gaugame`les en 331). Il s’est alors moule´ dans les structures sociopolitiques et territoriales de l’empire perse (les satrapies), dont il s’est pre´sente´ comme l’he´ritier. La prise des capitales impe´riales lui assura un tre´sor de guerre suffisant pour poursuivre ses conqueˆtes et ses fondations de cite´s, les Alexandries continentales (M. P. Delaygue-Masson, 2008, 106-110). Celles-ci e´taient destine´es a` faciliter le controˆle des populations et a` diffuser l’helle´nisme, la langue, la culture grecque. Les garnisons de son arme´e e´taient pre´sentes dans les grandes villes, les nœuds de communications et dans ces fondations urbaines, quadrillant le territoire impe´rial. Il sut habilement utiliser les structures de l’empire perse en doublant les satrapes de strate`ges mace´doniens, en faisant fonctionner un syste`me fiscal calque´ sur le pre´ce´dant, et en s’alliant par mariage, lui et ses compagnons, a` l’aristocratie perse (M. P. Delaygue-Masson, 2008, 150-152). L’amorce d’une domination grecque de l’Asie Mineure, de l’E´gypte a` la Perse, a` l’Asie centrale et a` l’Inde occidentale a e´te´ poursuivie par les successeurs d’Alexandre pendant pre`s de trois sie`cles. L’unite´ de l’empire d’Alexandre se substituant a` celui des Ache´me´nides n’a pas surve´cu a` sa mort, mais plusieurs grands E´tats ou royaumes dit helle´nistiques (de quatre a` cinq) lui ont succe´de´. Leur extension territoriale a connu de grandes variations dans le temps, mais on peut observer, tout au long de la pe´riode poste´rieure a` 305, la re´silience de quatre noyaux e´tatiques principaux, dont le nom e´tait donne´ par celui de la dynastie royale qui en assurait la cohe´sion, et dont le cœur territorial plus ou moins vaste est reste´ le meˆme : les Lagides (323-31) en E´gypte, les Se´leucides (305-63) en Syrie, Me´sopotamie et Perse, les Attalides (283-133) en Asie Mineure et les Antigonides (276-167) en Mace´doine. Chacun de ces E´tats royaux avait une organisation qui tenait compte de l’he´ritage historique de son territoire central.

Les structures et la logique territoriale des royaumes helle´nistiques L’E´gypte des Lagides, le long de la valle´e du Nil, a repris l’organisation administrative en nomes et toparchies he´rite´e de l’e´poque pharaonique, tre`s hie´rarchise´e et bureaucratique, en s’appuyant sur les e´lites e´gyptiennes et les traditions royales pharaoniques. Alexandrie e´tait la plus importante cite´ grecque du royaume lagide concentrant les fonctions de commandement politique et e´conomique de l’E´gypte et de sa thalassocratie en Me´diterrane´e orientale. L’empire se´leucide rappelle le plus, par sa structure territoriale he´te´roge`ne e´tire´e en diagonale Ouest-Est, par l’ampleur des espaces controˆle´s et par

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la pluralite´ des capitales, l’empire d’Alexandre et celui des Ache´me´nides sur lesquels il s’est moule´. Les parcours de conqueˆtes ou de reconqueˆtes d’Antiochos III (222-187), son roi le plus glorieux et au re`gne le plus long, rappellent ceux d’Alexandre lui-meˆme et l’itine´rance du pouvoir ache´me´nide. Ses garnisons militaires commande´es par des phrourarques, et les colonies militaires (katoikiai) des colons, analogues aux cle´rouques, assuraient l’efficacite´ du gouvernement itine´rant du roi entoure´ de sa cour de fide`les (philoi). Le royaume e´tait organise´ en satrapies, he´rite´es de l’e´poque ache´me´nide et administre´es par des satrapes et/ou des strate`ges, repre´sentant le roi et disposant d’une forte autonomie de fait, due aux communications difficiles sur de telles distances. Le personnel charge´ des affaires financie`res et fiscales ge´rait les revenus du roi et levait les impoˆts aboutissant dans des tre´soreries, re´parties sur tout le territoire, afin de limiter le plus possible les transferts de fonds a` longue distance. Les cite´s grecques, pre´sentes surtout dans la moitie´ occidentale, plus autonomes, e´taient controˆle´es par des e´pistates repre´sentant l’autorite´ royale (L. Capdetrey, 2007, 229-240). Le royaume Attalide (283-133) se constitua aux de´pens de l’empire se´leucide a` son extre´mite´ occidentale, en Asie Mineure, rassemblant la plus forte densite´ de cite´s grecques, ante´rieures ou fonde´es par la dynastie ellemeˆme. Sa capitale Pergame e´tait, avec Alexandrie et Antioche, l’un des principaux centres urbains concentrant la plus forte proportion d’œuvres d’art et de la culture grecque. Son alliance durable avec Rome en fit la principale teˆte de pont de la domination romaine ulte´rieure, qui en fit sa province d’Asie. L’organisation et l’administration du royaume e´taient du meˆme type que celle des Se´leucides. Les cite´s e´taient des poˆles, des points d’ancrage locaux plus durables que les empires ou royaumes helle´nistiques. Les cite´s d’Asie, plus nombreuses et denses a` l’ouest de l’Asie Mineure, e´taient des communaute´s de dimensions diffe´rentes, depuis les cite´s grandes anciennes et prospe`res telles que Milet ou Mylasa, disposant d’un territoire assez vaste et pratiquant un expansionnisme annexionniste, jusqu’a` des communaute´s recule´es plus petites telles que les cite´s e´oliennes de Aigai, Temnos, ou bien Kyldara, Piginda ou Amyzoˆn, bourgs des montagnes de Carie occidentale. Elles e´taient, d’un coˆte´, en e´tat de se gouverner elles-meˆmes, avec leur syste`me politique et leurs lois, alors que, d’un autre coˆte´, elles e´taient assujetties a` un roi, payant un tribut (phoros) et des taxes indirectes (L. Capdetrey, 2007, 191-218). Certaines recevaient a` demeure des garnisons royales et e´taient assujetties, se trouvant sous l’autorite´ d’un gouverneur royal. Mais elles e´taient capables de re´sistance ou d’opportunisme en interaction avec le pouvoir central. Elles « e´taient reconnues comme interlocutrices du pouvoir central, convertissant donc ce qui pourrait n’eˆtre qu’une relation de domination directe en une re´alite´ complexe de ne´gociations et de concessions mutuelles » (J. Ma, 2004,188).

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L’existence de ces royaumes helle´nistiques empruntant une grande partie de leurs structures sociopolitiques et territoriales aux E´tats orientaux, qui les avaient pre´ce´de´s, ne doit pas nous faire oublier la vitalite´ des cite´s qui restaient le cadre de vie de la majorite´ des Grecs. Meˆme de´pendantes et sujettes de royaumes plus puissants, elles conserve`rent des institutions et une organisation politique selon le mode`le de´mocratique athe´nien qui se diffusa assez largement. Les plus dynamiques n’e´taient plus en Gre`ce mais en Asie Mineure, en Syrie ou en E´gypte. Elles be´ne´ficiaient de leur situation plus proche des centres de pouvoir et de richesses e´conomiques helle´nistiques. Plusieurs avaient une population de´passant les 100 000 habitants. Le territoire royal e´tait politiquement constitue´ de cite´s, d’ethne`, de dynastes et de rois. Les notions d’ethnos comme celle de dynaste pouvaient avoir des acceptions tre`s variables. En Asie Mineure ou Anatolie, les territoires d’ethne` se situaient majoritairement dans les re´gions inte´rieures : Mysie, Lydie, Phrygie, Lycie, Pisidie, Pamphylie, Isaurie, Lycaonie et la Cilicie. Ces re´gions inte´rieures e´taient organise´es sur un mode plus traditionnel et moins en prise avec le pouvoir royal. Le domaine des peuples ou ethne` e´tait de la Syrie a` l’Indus l’ensemble des re´gions orientales de l’empire se´leucide (L. Capdetrey, 2007, 92-112). Certaines ethne` e´taient en voie d’assimilation et meˆme d’inte´gration aux territoires civiques. En Carie et en Lycie par exemple, il y avait interpe´ne´tration et interde´pendance des ethne`, des koina (structures confe´de´rales) et des cite´s. Certaines ethne`, tels que celle des Juifs, e´taient autonomes ; c’e´taient les ethne` pe´riphe´riques. On observe une opposition entre les zones basses de plaine, plus urbanise´es et mieux controˆle´es et les zones hautes de montagne (Mysie, Pisidie et Zagros) plus hostiles aux pouvoirs centraux. Les rois se´leucides ont cre´e´ des implantations de colons grecs sur les plateaux et dans les plaines d’Asie Mineure occidentale aux limites de zones montagneuses pour mieux les inte´grer. Il y avait une grande diversite´ des formes locales de dynasteia. Les dynastes locaux indige`nes, tenant leur pouvoir d’une tradition ancienne, se diffe´renciaient des dynastes gre´co-mace´doniens qui tenaient leur le´gitimite´ du pouvoir royal mace´donien. La Bithynie, le Pont, la Cappadoce et la Paphlagonie ne furent pas inte´gre´es par les souverains gre´co-mace´doniens et conserve`rent leur inde´pendance (L. Capdetrey, 2007, 112-130). Les Attalides de Pergame se sont affranchis de la tutelle se´leucide en 262 avant J.-C. Ces E´tats helle´nistiques ont dure´ de un a` trois sie`cles. Les facteurs de leur cohe´sion e´taient l’arme´e mace´donienne quadrillant le territoire par ses garnisons et ses colons militaires, les cultes royaux et les structures politicoadministratives he´rite´es des E´tats orientaux ante´rieurs. Les cite´s grecques inte´gre´es a` ces E´tats ont e´te´ les poˆles e´conomiques et culturels, mais aussi politiques et parfois militaires. Elles ont permis l’helle´nisation d’une grande partie des e´lites locales, renforc¸ant le pouvoir royal. La seule puissance qui a

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durablement fragilise´ puis remplace´ ces E´tats a e´te´ l’impe´rialisme romain qui a transforme´ en provinces ces anciens royaumes. Rome a pu donner une cohe´sion durable a` ces espaces tre`s ine´galement helle´nise´s. Comment a-t-elle pu re´aliser ce qu’aucune cite´ grecque n’avait e´te´ capable de faire : passer de la structure cite´-E´tat a` celle d’un vaste E´tat territorial a` vocation universelle ? L’empire romain qui s’est prolonge´ dans l’empire byzantin a dure´ pre`s de deux mille´naires (du IVe sie`cle avant J.-C. au XVe sie`cle apre`s J.-C.). Cependant, si les Grecs de l’e´poque helle´nistique n’ont pas re´ussi a` cre´er un ou des territoires grecs re´silients dans la longue dure´e, ils ont permis l’installation et l’expansion de la culture grecque dans tout l’Orient, le de´but de son helle´nisation, que les Romains reprirent a` leur compte.

Le processus d’helle´nisation dans les royaumes helle´nistiques La pe´riode helle´nistique d’Alexandre le Grand et surtout de ses successeurs, les Ptole´me´es, Se´leucides et Antigonides, puis plus tard les Attalides, a e´te´ globalement caracte´rise´e par une extension de l’helle´nisme en Orient, Asie et E´gypte. Elle se fit sous la forme de fondation de cite´s grecques de plus en plus loin du berceau e´ge´en de la culture et de l’identite´ grecque. Alexandre en donna l’exemple en fondant ses Alexandries jusqu’en Asie centrale et en Inde. Meˆme si la liberte´ d’action des cite´s a beaucoup diminue´ a` l’e´poque helle´nistique, elle a continue´ a` exister en se limitant a` une classe de notables dont les inte´reˆts e´taient lie´s a` ceux des souverains mace´doniens de ces royaumes. La vie culturelle, sociale et politique a e´te´ florissante dans les cite´s des coˆtes de la mer E´ge´e et de la mer Noire, les plus anciennes, au sein desquelles l’historiographie a connu un grand de´veloppement. De nouvelles cite´s ont e´te´ fonde´es par les Se´leucides sur des sites strate´giques essentiellement dans deux re´gions : en Syrie sous la forme d’un re´seau autour de la capitale Antioche, a` l’est de l’Iran ou` les cite´s se sont installe´es le long de la frontie`re avec les peuples nomades de l’Asie centrale. Ces cite´s d’Orient, parfois tre`s e´loigne´es, en Bactriane ou Sogdiane (Asie centrale), avaient une population d’immigrants originaires de tout le monde grec avec un minimum de traditions partage´es et une mentalite´ de pionniers, de colonisateurs a` la recherche d’une vie meilleure. C’e´taient des ˆılots de culture et de domination grecque, e´trange`res sans ve´ritable enracinement, au milieu de populations rurales « autochtones ». Leur vie religieuse et intellectuelle e´tait maintenue graˆce a` l’importation de livres et d’objets d’art depuis les coˆtes de la Me´diterrane´e, et graˆce au syste`me e´ducatif des gymnases, graˆce aussi a` la circulation d’artistes et de philosophes, d’orateurs provenant des cite´s plus anciennes du bassin me´diterrane´en. La langue grecque commune (koine`), version simplifie´e de l’attique, dominait,

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comme langue administrative et du commerce, ayant remplace´ l’arame´en qui remplissait cette fonction pre´ce´demment sous les Perses (L. Martinez-Se`ve, 2009, 134-137). Cette culture grecque, et dans une certaine mesure cette identite´ grecque urbaine, ont persiste´ apre`s la disparition de tout pouvoir gre´co-mace´donien, sous les Parthes ou dans les royaumes gre´co-bouddhiques d’Asie centrale et d’Inde. Les Grecs qui formaient la classe dirigeante des royaumes helle´nistiques n’ont jamais repre´sente´ plus de 10 % de la population du royaume des Ptole´me´es et de celui des Se´leucides. L’immigration depuis le bassin me´diterrane´en ayant diminue´ tout au long des trois sie`cles de cette pe´riode, l’inte´gration d’e´lites locales a` travers le syste`me e´ducatif pour maintenir la population grecque a joue´ un roˆle de plus en plus grand. L’identite´ grecque a donc e´te´ de plus en plus base´e sur l’acquisition de la langue et de la culture grecque, sans ne´cessairement prendre en compte la descendance et la religion. En Me´sopotamie, en Syrie, en Phe´nicie et surtout en Asie Mineure, les cite´s ont e´te´ plus nombreuses et plus denses qu’en E´gypte, souvent anciennes ou se re´clamant d’une filiation avec les cite´s plus anciennes du bassin e´ge´en. Cependant si ces cite´s n’ont pas sauve´ l’existence du royaume Se´leucide contre les Parthes et les Romains, elles ont ne´anmoins maintenu leur identite´, leur culture et leurs institutions jusqu’a` la conqueˆte arabe du VII e sie`cle apre`s J.-C. L’e´poque helle´nistique a e´te´ celle du changement de paradigme du peuple grec qui, ayant repris a` partir d’Alexandre les structures impe´riales des Perses, l’a fait passer, selon la terminologie de A. D. Smith, d’une « ethnie verticale de´motique » (les cite´s-E´tats) a` une « ethnie horizontale aristocratique » caracte´ristique des Perses, dans laquelle ils ont remplace´ l’aristocratie des grandes familles perses par les citoyens et militaires gre´co-mace´doniens, jouant le roˆle d’une classe dirigeante, qu’ils ont installe´s dans tout l’Orient.

La transformation de la cite´-E´tat en un empire circumme´diterrane´en : la logique territoriale romaine Rome jusqu’au IVe sie`cle avant J.-C. a e´te´ une cite´ grecque comme les autres, du moins en apparence. Comment a-t-elle pu par la suite se transformer en un imperium rassemblant toutes les cite´s-E´tats du pourtour me´diterrane´en et au-dela`, cre´ant des structures territoriales provinciales qui reprenaient une grande partie des royaumes helle´nistiques ? Beaucoup de cite´s grecques auraient pu pre´tendre dominer des espaces de plus en plus vastes. Athe`nes, Alexandrie, Syracuse, Sparte ont rassemble´ des terres, des littoraux et des ˆıles sur une partie de la Me´diterrane´e, mais elles n’ont jamais re´ussi a` construire un E´tat territorial comparable a` celui de Rome. Florence

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Dupont (2011) nous aide a` comprendre le phe´nome`ne impe´rial romain a` partir du concept d’origo, en analysant les mythes fondateurs de Rome, en les comparant a` ceux des autres cite´s grecques. Sa re´flexion sur l’identite´ romaine permet d’e´clairer a` partir d’une approche anthropologique la constitution d’une structure impe´riale romaine, d’une cite´ a` la dimension universelle. Florence Dupont montre que les cite´s grecques cultivaient leurs diffe´rences, ayant chacune leur constitution (politeia), leur fac¸on de vivre (bios), leur culture, avec a` l’origine un sage mythique, un he´ro fondateur, un nomothe`te. Ces diffe´rences n’e´taient nullement de nature biologique, raciale, mais uniquement politique, meˆme si la citoyennete´ se transmettait he´re´ditairement de pe`re en fils. Elles cultivaient la liberte´ (elevtheria) pour leurs citoyens dont e´taient exclus les me´te`ques, les esclaves, les femmes et les e´trangers, accordant la citoyennete´ a` tre`s peu de gens (F. Dupont, 2011, 11). Rome, au contraire, a accorde´ la citoyennete´ a` un tre`s grand nombre d’e´trangers d’Orient et d’Occident, aux peuples vaincus qui ont e´te´ inte´gre´s a` l’imperium, ont fourni de nombreux soldats et une e´lite sans cesse renouvele´e. Cette immense population de citoyens libres souvent d’origine e´trange`re a fait sa richesse et sa puissance : « Rome e´tait une ville ouverte, toujours inacheve´e, a` la diffe´rence de la cite´ grecque qui de`s sa fondation e´tait comple`te et autosuffisante » (F. Dupont, 2011, 13). Les peuples vaincus d’Italie avaient ainsi pu se fondre dans le populus romanus sans perdre leurs identite´s locales originelles, sans eˆtre des populations soumises toujours susceptibles de se re´volter. Cette citoyennete´ largement distribue´e a e´te´ rendue possible par l’attribution a` tous les citoyens romains d’un lieu d’ancrage, d’une origo, qui les rattachait a` une ville, une colonie, un municipe, dont les citoyens avaient rec¸u collectivement le droit de cite´ romain par un traite´ (foedus). Ce lieu pouvait aussi bien eˆtre dans le Latium, la pe´ninsule italienne, que dans une province de l’Orient ou de l’Occident le plus lointain. « Tout Romain e´tait ainsi a` la fois citoyen de Rome et citoyen de la ville qui e´tait son origo, meˆme s’il pouvait n’avoir jamais habite´ ni dans l’une ni dans l’autre » (F. Dupont, 2011, 14). L’origo, fiction intemporelle, pratique rituelle, n’e´tait pas une origine, un e´ve´nement situe´ dans le passe´, mais l’effet pre´sent d’une origine postule´e. E´ne´e, Troyen, fuyant sa cite´ vaincue, s’installa a` Lavinium qu’il fonda, en Italie. Son descendant, apre`s plusieurs ge´ne´rations, Romulus, fondera Rome la ville aux sept collines, mais les Pe´nates d’E´ne´e resteront a` Lavinium, ou` les Romains devront les honorer chaque anne´e dans cette cite´ symbolique qui e´tait leur origo. Ce n’e´tait ni une fondation ni une ge´ne´alogie mais la rencontre d’un homme et d’un lieu qui devenait le point de de´part d’un peuple (genus) au-dela` duquel on ne remontait pas. Les Latins e´taient des aborige`nes « grecs », mythiquement venus d’Arcadie avant la guerre de Troie, qui s’e´taient fondus avec des Troyens pour donner des Romains (F. Dupont,

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2011, 60-63). Pour Virgile dans l’E´ne´ide, sous le de´nominatif vague et englobant d’Ausoniens, les Latins, Rutules, E´trusques, tous les peuples, auxquels se sont affronte´ en Italie E´ne´e puis les Romains, « avaient vocation a` eˆtre, un jour ou l’autre, inte´gre´s dans l’imperium comme les Latins, graˆce a` leur origo. Leurs cite´ s deviendraient des municipes ou des colonies « latines », ils recevraient la civitas romaine » (F. Dupont, 2011, 167). Cette fiction juridique de l’origo est ce qui rattache tout citoyen romain au territoire de l’empire en lui confe´rant la civitas. Transmise par le pe`re a` son fils, elle est inde´pendante de la domiciliation d’un citoyen ou de son lieu de naissance. Les citoyens de villes grecques, e´gyptiennes ou gauloises, dote´es de leurs propres institutions municipales, pouvaient ainsi eˆtre aussi citoyens romains. Le territoire de l’imperium romanum pouvait ainsi s’e´tendre a` l’infini sans que les peuples soumis se re´voltassent en invoquant leurs origines grecques, e´gyptiennes, gauloises... Cette notion d’origo, fiction juridique romaine, e´tait intraduisible en grec, elle e´tait en dehors des cadres de la pense´e politique grecque. C’e´tait une spe´cificite´ romaine, au cœur meˆme de la logique territoriale des Romains, profonde´ment diffe´rente de celle des Grecs. D’autres auteurs, tels que Pierre Grimal (1960), ont montre´ que le fondement de l’empire romain e´tait dans le foedus plutoˆt que dans le droit de conqueˆte. Les stipulations du foedus e´tant modifiables a` partir d’un accord entre les contractants, la condition juridique des sujets pouvant e´voluer et devenir graduellement identique a` celle des conque´rants. Le champ d’application du droit romain ge´ne´rateur d’e´galite´ entre les hommes s’e´largit graduellement a` tous les hommes libres habitant l’empire romain, leur confe´rant la citoyennete´ (civitas), processus dont le terme a e´te´ l’e´dit de Caracalla (212 ap. J.-C.). La conqueˆte romaine s’e´tendit, d’abord dans le Latium, puis dans toute la pe´ninsule italienne et finalement dans tout le pourtour de la Me´diterrane´e, a` des cite´s-E´tats du meˆme type que Rome. Son objectif n’e´tait pas de les de´truire mais de les transformer d’ennemis potentiels en allie´s, susceptibles d’eˆtre inte´gre´s a` l’imperium puis d’eˆtre assimile´s comme citoyens romains. Ailleurs, la` ou` n’existait pas la culture de la cite´-E´tat, elles ont fonde´ des colonies romaines, c’est-a`-dire des cite´s conc¸ues a` l’image de Rome et peuple´es de citoyens installe´s sur des terres conquises (nord de l’Italie notamment). Elles ont e´galement encourage´ chez les peuples et royaumes allie´s la cre´ation de villes dote´es d’institutions municipales. Rome ne connut que tre`s peu de re´voltes nationales ou de re´bellions ethniques, parce qu’elle associa les e´lites provinciales aux privile`ges juridiques des citoyens romains (P. Grimal, 1960, 330-332). Le « pouvoir romain » (imperium romanum) e´tait une re´alite´ abstraite, d’essence juridique et spirituelle, symbolise´e par la « divinite´ » de Rome a` laquelle e´tait jointe celle d’Auguste, l’empereur, a` partir du premier sie`cle de notre e`re.

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Aucune cite´ grecque n’avait e´te´ divinise´e en elle-meˆme comme le corps politique des citoyens romains, le populus romanus dote´ de la majestas. En Orient, et plus particulie`rement en Asie Mineure, les citoyens grecs conserve`rent leur langue, mais n’ont cesse´ de se revendiquer ou de se nommer Romains (Romaioi ou Romioi) de l’e´poque byzantine a` l’e´poque ottomane. « Rome cre´a son empire parce qu’elle sut refuser a` la fois la monarchie et la tyrannie, et fonda sa domination sur la participation des vaincus a` une cite´ inde´finiment e´largie, assez souple pour accueillir les ennemis de la veille aussi bien que les allie´s, pour me´nager leur autonomie et ne jamais les subordonner a` l’autorite´ d’un souverain unique » (P. Grimal, 1960, 344).

Helle´nisation des Romains Rome, qui a e´te´ a` un carrefour d’influences et de peuples (les E´trusques, les Latins, les Osques, les Grecs du sud de l’Italie d’origine spartiate, les Troyens...), s’est dote´e tre`s toˆt d’institutions (res publica) tre`s proches sinon semblables a` celles d’une cite´ grecque. Les Romains ont adopte´ tre`s rapidement la langue, la culture et une partie de la religion grecque. Leur classe dirigeante a e´te´ longtemps bilingue (latin-grec). Un historien grec Dionysos d’Halicarnasse a vu en Rome un arche´type de la cite´ grecque. Il a construit des ge´ne´alogies pour montrer que les Romains descendaient des Grecs. Alors que de plus en plus de Romains, membres de l’e´lite, parlaient et e´crivaient aise´ment en grec, Dionysos a vu une interchangeabilite´ entre les cultures latine et grecque (R. Mellor, 2008, 102). H. Inglebert (2002, 254) observe de meˆme qu’on pouvait devenir Romain tout en restant Grec, sous Auguste comme sous Julien. Les Romains devenaient Grecs en Orient au sens culturel d’Isocrate, et un Grec pouvait se sentir Romain. Une premie`re identification des Grecs a` Rome englobait trois aspects : la fide´lite´ a` l’empereur (le culte impe´rial), la rede´finition de Rome comme de´fendant des ide´aux grecs, l’adoption de certains comportements romains. Le culte impe´rial romain a suivi le mode`le du culte des souverains helle´nistiques. Les Grecs ont adopte´ la citoyennete´ romaine et reconnu l’utilite´ de l’ordre impe´rial, de la pax romana, mais, dans le meˆme temps, ils ont conserve´ leur langue et leur culture, leur e´ducation (paideia), sans emprunter beaucoup a` la culture latine. Il y a donc une double nature gre´colatine de l’empire, souligne´e par Paul Veyne (2005). Il y aurait eu dans la longue dure´e une unite´ de la Romania, son centre Rome s’e´tant de´place´ de l’Ouest a` l’Est, de l’ancienne a` la nouvelle Rome. Cet empire romain unique a dure´ jusqu’a` la prise de Constantinople (1453) a` l’Est, mais a eu une dure´e de vie plus courte a` l’Ouest ou` il a e´te´ conquis, en Italie, par les Francs, les Germains (Teutons) et les Lombards (410-476).

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Paul Veyne (2005) montre que les Grecs ont toujours conside´re´ les Romains comme des e´trangers auxquels ils se sentaient supe´rieurs par la civilisation, meˆme s’ils leur e´taient politiquement soumis. Les Grecs s’e´taient rallie´s, accoutume´s ou re´signe´s a` l’he´ge´monie romaine, mais « ils sont reste´s jusqu’au bout une natio qui n’e´tait pas comme les autres, qui e´tait supe´rieure aux autres, et leur institutrice a` tous » (P. Veyne, 2005, 250). Rome avait un complexe de supe´riorite´ politique et d’infe´riorite´ culturelle et les Grecs l’inverse jusqu’a` la chute de l’empire en Occident. Il y avait coexistence entre le patriotisme de cite´ qui restait tre`s vivant et la loyaute´ envers un souverain qui e´tait perc¸u comme au-dessus de l’appareil du pouvoir romain, au-dessus de toute nationalite´. Il devint e´vident pour les Grecs dans les anne´es 249-273 que les le´gions romaines prote´geaient les cite´s grecques d’Orient contre les invasions des Barbares goths ou sassanides. Apre`s la chute de Rome et de la partie occidentale de l’empire (410-456), Constantinople la deuxie`me Rome a e´te´ celle des Grecs, qui sont devenus de´sormais les seuls vrais « Romains ». Au Ve sie`cle ap. J.-C., les Grecs n’avaient pas pour eˆtre inde´pendants a` rejeter la romanite´ au profit de l’helle´nisme, mais a` armer l’helle´nisme des attributs du pouvoir romain (P. Veyne, 2005, 256).

Les Byzantins continuateurs de l’helle´nisme Le peuple grec helle´nistique e´tait devenu romain, restant culturellement grec dans le cadre de ses cite´s mais politiquement subordonne´ a` Rome. La fondation de Constantinople (330 apre`s J.-C.), comme capitale de l’empire romain d’Orient et l’adoption du Christianisme comme religion de l’empire par Constantin le Grand ont fait e´voluer le paradigme ethnique du peuple grec, surtout a` partir du VII e sie`cle, lorsque dans l’empire byzantin le grec remplac¸a de´finitivement le latin comme langue officielle de l’empire. Le complexe mytho-symbolique byzantin renforc¸a son caracte`re horizontal dynastique autour de la figure de l’empereur vicaire du Christ sur terre, qui s’appuya de plus en plus sur son E´glise Orthodoxe qu’il conforta par l’institution patriarcale et en organisant une se´rie de conciles œcume´niques. Les Byzantins e´taient de religion chre´tienne, politiquement Romains, ´ heritiers de la tradition absolutiste helle´nistique, et de langue grecque avec une re´fe´rence culturelle a` la civilisation grecque classique (C. Rapp, 2008, 138-139). Les trois e´le´ments de´terminants de l’identite´ byzantine e´taient : la foi chre´tienne, les concepts politiques romains, la culture grecque antique. Ils ont inte´gre´ la culture helle´nistique et la religion chre´tienne dans les structures impe´riales romaines. Leur e´lite s’est constamment re´fe´re´e a` la litte´rature et a` l’art de la Gre`ce ancienne. Le bilinguisme, voire le multilinguisme, ont e´te´ la norme dans la majorite´ des re´gions de l’empire Byzantin a` ses de´buts. Sous

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Justinien, le grec e´tait la langue maternelle de moins d’un tiers de l’empire. En Anatolie centrale, le phrygien, le celtique et d’autres langues e´taient parle´es, alors que plus a` l’Est les langues arme´nienne et ge´orgienne e´taient dominantes. Au Sud, en Syrie et Palestine, c’e´taient les langues se´mitiques : syriaque ou arame´en tre`s proches ainsi que le copte en E´gypte. Le Grec e´tait la langue ve´hiculaire, administrative et de culture. Il y avait de´ja` un phe´nome`ne de diglossie, la koine`, la langue des e´vangiles, e´tait la langue populaire, la plus courante, alors que l’attique e´tait la langue savante (C. Rapp, 2008, 135-136). Les Pe`res de l’E´glise, en particulier Basile le Grand, ont œuvre´ a` la pre´servation de la tradition litte´raire classique et a` l’utilisation de la philosophie et de l’art oratoire antique en les dissociant de leur contenu paı¨en. La re´fe´rence a` la tradition impe´riale romaine a e´te´ tre`s forte et constante, si bien que les Byzantins se sont appele´s eux-meˆmes Romaioi, alors que les Occidentaux les nommaient Graikoi pour nier leur qualite´ de descendants le´gitimes de Rome. La renaissance mace´donienne byzantine marque un retour a` la culture grecque classique, et encore plus la renaissance des Pale´ologues a` la suite de la reconqueˆte de Constantinople en 1261. L’empereur, Basileus ton Romaion, e´tait a` la teˆte du ve´ritable empire successeur de Rome (Romania). Le terme de Ellines, d’abord assimile´ a` adepte de la religion paı¨enne antique, est redevenu synonyme de Grecs ou Romains, sans connotation pe´jorative (C. Rapp, 2008, 141-143). Soumis aux attaques incessantes des Croise´s, des Seldjoukides et des Ottomans, l’empire a e´te´ de plus en plus re´duit a` la population qui parlait majoritairement le grec. La fusion de la romanitas et de la christianitas e´tait devenue le marqueur identitaire essentiel des Byzantins (C. Rapp, 2008, 134). Le retour a` l’helle´nisme de l’Antiquite´ classique s’est limite´ a` la vie culturelle et intellectuelle, a` l’e´ducation (paideia), sans re´fe´rence a` la vie de´mocratique de la cite´-E´tat ou a` la re´publique romaine. Ce qui pre´dominait c’e´tait l’imperium universaliste e´troitement associe´ a` la religion chre´tienne. La foi chre´tienne orthodoxe reconnue par le Sultan ottoman a` travers l’institution du Patriarcat œcume´nique apre`s la prise de Constantinople (1453), associe´e a` la langue, est devenue le fondement principal de l’identite´ grecque par la suite.

Disparition de la cite´-E´tat (polis), apparition de la communaute´ (koinotita) Le de´clin et la chute de la cite´ fut un long processus, car la polis e´tait encore une institution politique importante sous Justinien (527-565). ` l’e´poque romaine, l’oligarchie remplac¸a la de´mocratie : l’institution poliA tique centrale de la polis n’e´tait plus l’assemble´e du peuple (ekklesia) mais le

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conseil (boule`), et une cite´ e´tait de´sormais gouverne´e par une aristocratie locale occupant tous les postes importants de l’E´tat. C’e´taient principalement les e´veˆques chre´tiens qui e´taient hostiles a` l’autonomie des cite´s : l’E´glise partit en guerre contre les institutions politiques paı¨ennes et exigea que ses membres e´vitent la place de la ville, l’agora, conside´re´e comme le cœur de la cite´. Chaque polis avait ses feˆtes religieuses et son panthe´on ; mais de´sormais les dieux paı¨ens e´taient abolis. Les cite´s-E´tats grecques disparurent aussi lentement et imperceptiblement qu’elles apparurent. Les causes de leur disparition furent la transformation de Rome et la diffusion contemporaine du christianisme ; cet empire de cite´s-E´tats est devenu de plus en plus une structure gouverne´e bureaucratiquement. Avec ses feˆtes et ses cultes polythe´istes, la polis e´tait une institution paı¨enne a` laquelle les bons chre´tiens ne pouvaient pas participer. Malgre´ l’autonomie formelle conserve´e par les Romains aux cite´s qui gardaient leurs institutions, cette autonomie s’e´tait re´duite a` l’exercice d’activite´s culturelles telles que l’organisation de jeux et de manifestations ` l’e´poque byzantine, il apparaıˆt que la vie communautaire existe religieuses. A surtout dans les pe´riphe´ries, e´loigne´es du centre du pouvoir impe´rial centralise´. Au XIII e sie`cle les colons (paroikoi) sur les grandes proprie´te´s des dignitaires de l’empire de Nice´e e´taient organise´s en communaute´s (koinotites). Les chefs de famille repre´sentant les villageois participaient a` la justice concernant les affaires internes de ces communaute´s villageoises. Malgre´ la domination du pouvoir impe´rial et celle des grands proprie´taires terriens, le pouvoir des communaute´s a surve´cu jusqu’a` la pe´riode post-byzantine et ottomane ou` la tradition communautaire se manifeste de nouveau dans des centres urbains (Athe`nes, Thessalonique, Ioannina) et des re´gions (Pe´loponne`se, ˆıles de la mer E´ge´e...) 2.

2. Certains historiens tels que C. Paparrigopoulos (1858) ou Vrekossis (1934), cite´s par D. A. Zakythinos (1948) ont soutenu l’hypothe`se d’une continuite´ entre les cite´s autonomes sous la domination romaine et les communes ou communaute´s (koinotites) de l’e´poque ottomane. D’autres, tels que N. Moschovakis (1882) ou D. A. Zakythinos (1948, 417-419), ont avance´ une the`se byzantine selon laquelle les origines de la commune grecque seraient a` chercher dans la politique des empereurs Mace´doniens qui pour combattre la grande proprie´te´ terrienne a` tendance fe´odale auraient favorise´ l’existence de communaute´s villageoises disposant d’un statut juridique leur garantissant quelques formes d’autonomie fiscales et politiques. Enfin une troisie`me the´orie se´pare radicalement la commune ottomane de ses ante´ce´dents antiques ou byzantins pour n’y voir qu’une cre´ation ottomane de´veloppe´e pour re´pondre aux besoins de la fiscalite´ des sultans. Il en serait de meˆme pour les corporations et les coope´ratives municipales qui seraient ne´es a` cette e´poque. Ces communes ou communaute´s grecques (koinotites) se sont manifeste´es en fait depuis le XVII e sie`cle, et il est impossible de suivre une ou des e´volutions conduisant de l’Antiquite´ a` Byzance puis a` la pe´riode Ottomane (D. A. Zakythinos, 1948, 419-420).

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` l’e´poque ottomane, on observe diverses formes re´gionales de comA munaute´s organise´es, hie´rarchisant les niveaux de repre´sentation aupre`s des autorite´s ottomanes, du village au bourg et a` la ville, du niveau local au niveau provincial jusqu’a` la capitale. Des assemble´es ge´ne´rales et/ou conseils de notables, repre´sentants e´lus, sie`gent a` ces diffe´rents niveaux. Le clerge´ a exerce´ une influence plus ou moins forte selon les cas a` ces diffe´rents niveaux. Cette institution de la communaute´ (koinotita), qui a e´te´ de fait supprime´e dans le nouvel E´tat-nation grec centralisateur, a continue´ a` fonctionner en Asie Mineure pendant toute la pe´riode ottomane jusqu’en 1920 (S. Anagnostopoulou, 1997). Si les liens de l’institution communale des Chre´tiens ottomans avec la pe´riode byzantine et a fortiori avec la cite´ antique sont tre`s difficiles voire impossibles a` analyser, on peut dire que l’existence d’institutions assurant une repre´sentation du peuple supposant une autonomie tre`s relative en matie`re fiscale, culturelle et plus ge´ne´ralement de gestion municipale est un phe´nome`ne durable. Il y a des analogies avec les institutions antiques et byzantines qui appartenaient a` des contextes diffe´rents. Cette institution communale des Grecs ottomans n’exprime-t-elle pas une tendance lourde, dans la longue dure´e, du peuple grec a` s’organiser en petites entite´s politiques « autonomes », aux compe´tences variables selon les contextes historiques. Si de la cite´-E´tat antique (polis) a` la commune ou communaute´ ottomane (koinotita) il n’est pas possible en l’e´tat actuel des recherches de tracer une filiation directe et une continuite´, les analogies de forme entre les institutions communales des diffe´rentes pe´riodes permettent de de´gager un caracte`re du peuple grec sur le tre`s long terme.

La Grande E´glise vecteur de la perpe´tuation de l’helle´nisme ` coˆte´ de ces autonomies locales et des archontes, la « Grande E´glise », A dirige´e par le Patriarche œcume´nique entoure´ de l’aristocratie des Phanariotes, a e´te´ un facteur essentiel de continuite´ de l’helle´nisme au sein de l’empire Ottoman. C’est le fameux « Byzance apre`s Byzance » de Nicolas Iorga (1992). Cette continuite´ impe´riale post-byzantine a e´te´ voulue par Mehmet II qui a souhaite´ prendre la rele`ve des basileis byzantins en prote´geant la religion de ses sujets chre´tiens, en restaurant la capitale impe´riale Constantinople devenue Istanbul, et en inte´grant dans son nouvel empire l’institution byzantine de la « Grande E´glise » sans changement. Les relations personnelles entre le sultan Mehmet II et Gennadios Scholarios ont facilite´ et meˆme rendu possible cette continuite´ (D. I. Muresan, 2013, 51-53). Le sultan Mehmet II a tre`s rapidement institue´ le Patriarcat de Constantinople en autorite´ non seulement religieuse mais aussi civile et fiscale, pour les affaires

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concernant les Chre´tiens orthodoxes dans le syste`me du millet, confe´rant une autonomie importante a` cette communaute´ religieuse. Le Patriarche a e´te´ e´leve´ a` la dignite´ de mu¨ltezim, troisie`me personnage de l’empire (A. L. Pierris, 1998, 207-219).

L’Asie Mineure helle´nise´e a` la veille de la conqueˆte turque L’Asie Mineure e´tait la partie la plus peuple´e de l’empire byzantin. Elle comprenait 25 provinces, ou the`mes, dirige´es par des strate`ges aux pouvoirs e´quivalent a` celui d’un vice-roi. Leur fonction essentielle e´tait de lever une arme´e : 70 000 hommes approximativement, au milieu du IX e sie`cle, qui avaient efficacement arreˆte´ l’invasion arabe. L’invasion turque du XIe sie`cle est corre´le´e avec le de´clin de cette organisation militaire des the`mes et l’introduction de troupes mercenaires beaucoup moins suˆres et efficaces. L’organisation militaire byzantine jouait un roˆle stimulant pour l’e´conomie anatolienne (Jr. Speros Vryonnis, 1971, 1-68). Il y avait un grand nombre de villes et cite´s florissantes. L’autonomie de l’organisation en cite´s des pe´riodes helle´nistique et romaine avait disparu. Centres de l’administration provinciale et eccle´siastique, avec un e´veˆque ou un me´tropolite, elles de´pendaient e´troitement de Constantinople. C’e´taient aussi des centres d’artisanat-industrie et de commerce. Toute la re´gion nordouest de l’Anatolie e´tait exceptionnellement favorise´e commercialement par sa proximite´ avec Constantinople, par la densite´ de la population et des villes, par le grand nombre de ports et la pre´sence de gros villages e´conomiquement riches. Les familles de grands proprie´taires terriens devaient leur pouvoir et leur richesse d’abord a` leur position dans l’arme´e. Les donne´es de´mographiques tre`s mal connues et tre`s approximatives donnent une population comprise entre 8,8 millions et 13 millions (Jr. Speros Vryonnis, 1971, 25-34). Le re´seau routier e´tait he´rite´ de l’Empire romain : les directions OuestEst et Ouest-Sud-Est dominaient avec de plus petites arte`res transversales. Elles e´taient emprunte´es par l’arme´e, qui avait des postes et des camps le long de ces routes, ainsi que par les marchands et par les pe`lerins. Au XIe sie`cle l’E´glise structure´e comme l’administration avait 45 me´tropoles, 10 archeveˆche´s et un grand nombre d’e´veˆche´s suffragants. Les me´tropolites e´taient les seigneurs eccle´siastiques de vastes re´gions avec un grand nombre de villes, ayant leur e´veˆque, et de villages. Ils avaient des pouvoirs conside´rables d’ordre spirituel, administratif et judiciaire. Ils assuraient le lien avec Constantinople, le patriarche et l’empereur. Ils participaient aux re´unions du synode et e´lisaient le patriarche. Ils disposaient de vastes proprie´te´s et de revenus en argent liquide pour assurer divers services : maisons d’hoˆtes, orphelinats, hoˆpitaux, e´ducation au niveau local, maisons

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de charite´. L’Asie Mineure e´tait aussi la plus importante re´gion eccle´siastique : 371 e´veˆche´s contre 99 en Europe, 18 dans les ˆıles de l’E´ge´e, 16 en Sicile-Italie (Jr. Speros Vryonnis, 1971, 34-41). Les cultes et sanctuaires consacre´s a` des saints fameux y compris hors de l’Asie Mineure e´taient nombreux. Les saints patrons des villes occupaient une place e´minente pour la protection et la de´fense de celles-ci ainsi que pour les foires commerciales de premier plan le jour de leur feˆte (panegyreis) ; certaines comme celle de Tre´bizonde e´taient d’envergure internationale. La vie monastique y fleurissait aussi au plus haut degre´. Les communaute´s ce´nobitiques y e´taient plus nombreuses qu’ailleurs, avant meˆme la fondation du mont Athos (au X e sie`cle). La langue dominante de l’Anatolie de l’Ouest, du centre et de l’Est aux confins de la Cappadoce e´tait le grec et la religion dominante l’Orthodoxie. ` l’est de la Cappadoce l’e´le´ment grec quoique pre´sent e´tait beaucoup plus A faible que les non Grecs. L’helle´nisation de cet espace anatolien e´tait le fruit d’un long processus. L’helle´nisation avait commence´ par les coˆtes de`s la plus Haute Antiquite´ (e´poque myce´nienne). Elle avait pe´ne´tre´ vers l’inte´rieur a` un rythme lent du VIe au IVe sie`cle av. J.-C. Apre`s les conqueˆtes d’Alexandre le rythme s’acce´le´ra a` cause du prestige du pouvoir, de la supe´riorite´ politique et militaire avec la fondation de cite´s grecques par les souverains helle´nistiques. Les progre`s de l’helle´nisation suivirent ceux de l’urbanisation. Les campagnes e´taient encore peu touche´es. Jusqu’au VIe sie`cle ap. J.-C., les langues anatoliennes survivaient dans ces campagnes. Mais a` cette date elles e´taient agonisantes. Le ne´o-phrygien a e´te´ le plus e´tudie´ graˆce aux inscriptions retrouve´es ; il s’agit d’une langue gothe. Au VI e sie`cle le grec avait largement triomphe´ un peu partout en Anatolie centrale et occidentale (Jr. Speros Vryonnis, 1971, 42-47). Par contre, dans la partie orientale, l’arme´nien, le syriaque, le kurde, le ge´orgien, l’arabe et aussi le laze e´taient parle´s par la tre`s grande majorite´ de la population (Jr. Speros Vryonnis, 1971, 53-54). Au contraire des Balkans, l’Asie Mineure n’a pas rec¸u avant le XIe sie`cle de migrations importantes venant de l’est qui auraient pu modifier l’e´quilibre linguistique qui e´tait en faveur du grec.

Le peuple grec et l’helle´nisation de l’Asie Mineure dans la longue dure´e Le peuple grec est passe´ au cours de cette pe´riode, qui dura de l’Antiquite´ a` l’e´poque byzantine, a` travers trois types de structures ethno-politiques. Les communaute´s de citoyens des cite´s-E´tats pendant plus d’un mille´naire, a` partir du X e ou du VIII e sie`cle avant notre e`re jusqu’aux conqueˆtes d’Alexandre. Les royaumes helle´nistiques des Se´leucides et des Attalides

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ont repris a` leur compte la logique impe´riale perse inte´grant les cite´s grecques relativement autonomes et helle´nisant une partie de l’espace de l’Asie Mineure autour des cite´s, en expansion sur les coˆtes et a` l’inte´rieur des terres. Ensuite l’Empire romain consolida a` partir de 129 avant J.-C. cet espace helle´nise´ en ge´ne´ralisant la citoyennete´ romaine a` tous les centres urbains avec l’e´dit de Caracalla (212 apre`s J.-C.). Les Grecs se sont approprie´s la romanitas se de´signant de´ sormais Romaioi ou Romioi dans l’Empire byzantin, qui prolongea l’Empire romain d’Orient et meˆme, apre`s la chute de Rome (426 apre`s J.-C.), l’Empire romain tout court. Ils ont alors recentre´ leur culture et leur identite´ autour du Christianisme, l’empereur byzantin e´tant le vicaire du Christ sur terre charge´ de de´fendre et de re´pandre cette religion universelle. Les cite´s grecques avaient perdu leur autonomie, devenant le sie`ge de me´tropolites et d’e´veˆques inte´gre´s dans une hie´rarchie eccle´siastique centralise´e par Constantinople, mais la langue grecque dans le prolongement de la koine` helle´nistique, l’e´ducation et la culture classique, continuaient a` eˆtre des composantes essentielles de l’identite´ du peuple grec. Ce peuple dont les mythes et symboles, dont l’iconographie, avaient largement e´volue´ depuis l’Antiquite´ classique se situait malgre´ tout dans la continuite´ de celle-ci. L’Asie Mineure, qui avait e´te´ conquise par les Grecs a` partir de ses coˆtes occidentales et partiellement helle´nise´e, a e´te´ ensuite des-helle´nise´e et turquise´e entre le XIe et le XX e sie`cle a` partir de ses frontie`res orientales. Il faut donc maintenant comprendre comment les Turcs ont pu prendre en compte ces espaces.

Chapitre 4

L’espace turc de l’Anatolie Du nomadisme, des e´mirats et sultanat de Ruˆm a` l’Empire ottoman

L’Asie Mineure, que les Turcs nomment plutoˆt Anatolie, est cet espace pluriethnique que les Grecs avaient progressivement unifie´ politiquement et culturellement a` l’inte´rieur de leurs E´tats successifs. Comment les Turcs ontils re´ussi a` se substituer aux Grecs comme facteur d’unification et d’inte´gration de cet espace dans la longue dure´e ? Les Turcs, peuple nomade originaire d’Asie centrale, sont arrive´s en Anatolie a` partir du XIe sie`cle apre`s avoir conquis l’espace iranien, s’eˆtre converti a` l’Islam et y avoir fonde´ un E´tat impe´rial, le sultanat seldjoukide. Ils y ont assimile´ une partie de la culture arabo-persane qui caracte´risait cet espace. Plusieurs vagues migratoires sont venues de l’Est et ont peu a` peu turquise´ l’Anatolie en poussant leurs conqueˆtes et e´mirats rivaux vers l’ouest, jusque dans les Balkans. Ce n’est qu’en 1453, au XVe sie`cle, qu’ils ont pu achever leur domination militaire et politique sur l’Asie Mineure, reprenant a` leur compte l’empire byzantin et sa capitale Constantinople rebaptise´e Istanbul. Selon quelles logiques territoriales ont-ils pu conque´rir cet espace, puis y e´tablir leur domination politique et culturelle en l’islamisant et en le turquisant, dans le cadre d’un grand empire pluriethnique, l’empire Ottoman, qui a dure´ plus de cinq sie`cles ?

La logique territoriale nomade des Turcs oghouz Ste´phane De Tapia (2010) a montre´ la pre´gnance d’une vision nomade, mobile, de l’espace ve´cu des turcophones, meˆme s’ils sont se´dentarise´s depuis des sie`cles. La re´fe´rence nomade est constamment pre´sente dans les mots des langues turco-mongoles : la tente a` l’origine des mots de´signant maisons et de toutes sortes de baˆtiments (ev, konak), le territoire constitue´ par un ensemble de paˆturages (yayla en e´te´, kisla en hiver). Le groupe politiquement organise´ de´limite son territoire et se de´place avec lui. « Il nous semble que la territorialite´ turque, ve´hicule´e par une langue reste´e proche de ses

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racines asiatiques, malgre´ la tre`s longue parenthe`se ottomane et la tre`s forte et tre`s riche influence arabo-persane, est bien essentiellement nomade, c’esta`-dire lie´e a` un groupe mobile, socialement cohe´rent, mais peu attache´ a` un territoire fixe. La communaute´ prime sur le terroir, ulus et yurt voyagent ensemble » (S. De Tapia, 1999, 136). C’e´tait la relation a` l’espace qui opposait l’esprit nomade des Oghouz `a l’univers se´dentaire des cite´s et des terres cultive´es grecques. « C’est le nomade qui de´finit l’espace par rapport a` lui il en dispose y compris par sa machine de guerre (ne´cessaire) –, alors que le se´dentaire est de´fini par son espace citadelle, murailles, re´serves de chasse ou terres cultive´es » (A. Gokalp, 2011, 330). Les nomades privile´giaient « une manie`re de concevoir la relation de localisation, de positionnement, qui permet de rapporter les objets et les e´ve´nements du monde aux coordonne´es associe´es au locuteur, espace et temps » (A. Gokalp, 2011, 331). Ils s’organisaient en chefferies segmentaires. Le rapport privile´gie´ a` l’os exprimait le primat du patrilignage qu’on retrouve dans la notion de soy (grande famille). Le clan (boy ou oba), place´ sous le commandement d’un beg (ou bey), s’ancre aujourd’hui dans le village (ko¨y), premier niveau d’organisation sociopolitique relayant le pouvoir de l’E´tat. Un ensemble de clans se structure en bodun pour constituer un peuple, qui, organise´ en entite´ politique dote´e d’un chef (kagan ou khan), forme un espace de souverainete´, pays-territoire (el). Il forme une communaute´ politique (ulus) qui dispose d’un espace de paˆture ou yurt. Les campements estivaux (yayla) en montagne se diffe´rencient des campements hivernaux (kisla) en zone basse (A. Gokalp, 2011). Avant meˆme la conqueˆte ottomane, l’Asie Mineure avait e´te´ islamise´e et conquise par les Turcs seldjoukides 1 et turcomans (turkme`nes) de la fin du XI e a` celle du XIII e sie`cle. « Les Turcs se maintiennent solidement apre`s Manzikert en Anatolie parce que la re´gion sert de de´potoir tribal a` l’Empire seldjoukide en construction en Iran et en Irak, qui rejette vers l’Ouest anatolien les tribus turques les plus belliqueuses et les plus turbulentes. La conqueˆte de l’Anatolie par l’Islam tient a` la faiblesse de l’emprise impe´riale sur les combattants turcs, et non a` la puissance de l’E´tat seldjoukide » (G. MartinezGros, 2014, 176). Cette islamisation a commence´ a` l’Est ou` les Grecs n’e´taient pas majoritaires, mais ou` les Chre´tiens des E´glises non chalce´doniennes (Arme´niens, Syriaques, Nestoriens) e´taient plus re´ceptifs au monothe´isme radical des musulmans et ou` des renforts issus de l’aire irano-seldjoukide pouvaient eˆtre introduits constamment. L’islamisation gagna progressivement l’Ouest 1. « Le nom seldjoukide de´signe avant tout un groupe clanique au sein d’une confe´de´ration tribale he´te´roclite de peuples turcophones (les Oghouz) convertis a` l’islam et pousse´s vers l’ouest par les conqueˆtes mongoles en Asie centrale » (M. Aymes, 2009, 57).

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majoritairement grec, d’autant plus facilement que les Occidentaux avaient affaibli la puissance byzantine, en s’emparant des territoires et des ˆıles a` l’Ouest de la mer E´ge´e et meˆme de Constantinople en 1204. Les Grecs byzantins e´taient de plus en plus enclins a` ame´liorer leurs relations avec les Musulmans, avec lesquels la cohabitation e´tait ancienne. Les mariages mixtes chre´tiens-musulmans e´taient de plus en plus fre´quents, donnant naissance a` des mixo-varvaroi preˆts a` s’islamiser. Les collaborations au niveau civil comme militaire ont e´te´ encourage´es par les sultans seldjoukides, au sein du sultanat de Ruˆm (Konya) en particulier. Les Turcs oghouz ont impose´ une logique continentale anatolienne face a` la logique littorale et citadine des Grecs byzantins. Si, a` l’origine, les Turcs oghouz sont des nomades des steppes froides et des montagnes de l’Asie Centrale, leur traverse´e de l’Iran, leur islamisation ont fait adopter par une partie d’entre eux, les Seldjoukides, des structures sociopolitiques urbaines islamiques de type sultanat, dont le plus durable a e´te´ celui de Konya (Ikonion) au centre de l’Anatolie. Avant l’unification de l’espace anatolien par les structures impe´riales ottomanes, reprenant partiellement l’he´ritage impe´rial byzantin, ce sont les multiples petites unite´s territoriales d’origine nomade, fonde´es sur les structures tribales et claniques oghouzes, qui ont marque´ cet espace anatolien pendant pre`s de quatre sie`cles. Le morcellement territorial des e´mirats face a` un empire byzantin en de´clin, mine´ par le fe´odalisme des grands proprie´taires terriens, a progresse´ dans l’espace avec des oscillations (avance´es et reculs). Les razzias des conque´rants arabes des VIII e-IX e sie`cles a` partir du Sud-Est de l’Anatolie avaient se´rieusement e´branle´ les structures rurales et urbaines byzantines sur le plateau anatolien, sans que ceux-ci ne s’installent, a` cause sans doute de l’inade´quation de leur dromadaire adapte´ aux plaines et de´serts chauds, qui ne supportaient pas la rigueur des hivers anatoliens (X. de Planhol, 1968, 42-43). Les diffe´rentes vagues d’invasions successives des Turcs Oghouz, Seldjoukides puis Turkme`nes (Turcomans), se sont ainsi exerce´es sur un terrain de´ja` pre´pare´ par un affaiblissement de la socie´te´ byzantine a` la suite des coups de boutoir des razzias arabes. Elles ont e´te´ d’autant plus efficaces que le nomadisme des Turcs oghouz originaires d’Asie centrale e´tait beaucoup mieux adapte´ au milieu anatolien que celui des Arabes, et qu’il a facilite´ l’installation des Turcs et la turquisation progressive de la socie´te´ anatolienne. Les Seldjoukides se sont subdivise´s en deux entite´s dynastiques principales : les Grands Seldjoukides, dont le sultanat ayant comme capitale Bagdad avait e´te´ instaure´ dans la seconde moitie´ du XI e sie`cle et dura jusqu’a` la fin du XIIe sie`cle, et les Seldjoukides d’Anatolie (sultanat de Ruˆm) qui ayant comme capitale Konya (Ikonion) leur surve´curent d’un sie`cle (jusqu’en 1308). Si les militaires e´taient tre`s majoritairement turcs, le sultan fit venir des Iraniens pour l’administration civile. Dans la culture litte´raire et artistique,

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la langue persane et les mode`les artistiques iraniens plutoˆt qu’arabes e´taient pre´dominants (C. Cahen, 1968, 256-257). Ces Seldjoukides de Ruˆm s’e´taient approprie´ les nombreuses villes grecques qui conservaient une grande partie de leur population ante´rieure et dont le nom fut a` peine change´ : Ikonion devenue Konya, Ce´sare´e Kayseri, Ancyre Angora puis Ankara, Se´basteia Sivas... 2. Ces villes e´taient d’importants centres commerciaux, carrefours entre des axes de communications le long desquels les sultans ont fait construire des caravanse´rails (han), ve´ritables monuments artistiques, e´tapes indispensables sur ces voies commerciales (J. P. Roux, 1984, 185-189). Lorsque la dynastie seldjoukide, conside´rablement affaiblie par les Mongols au XIIIe sie`cle, disparut en 1303, il ne resta qu’un grand nombre de principaute´s ou e´mirats dont, a` l’Ouest, celui des Osmanli. Ces « E´tats tribaux » qui reconnaissaient le sultanat seldjoukide et l’he´ge´monie mongole jouissaient d’une inde´pendance de fait. Ils e´taient une vingtaine en tout, les uns minuscules, les autres relativement grands, tels que l’e´mirat de Karaman en Cilicie ou celui d’Isfendiyer a` Kastamonu, de Hamid a` Uluborlu et Antalya... Ils joue`rent tous un roˆle important pour la turquisation des espaces alentour. Cette premie`re logique territoriale turque oghouz a donc e´te´ fonde´e sur la combinaison du nomadisme et de la ville islamique souvent d’origine grecque, sous l’influence culturelle arabo-persane adopte´e par les Seldjoukides. Ceux-ci ont pu fonder des E´tats, e´mirats et sultanats, tout en utilisant la force militaire tre`s mobile des populations nomades marginales (Turcomans) comme fer de lance de leurs conqueˆtes le long d’une zone ou marche frontie`re (la asabiya d’Ibn Khalduˆn). La pousse´e mongole du XIII e sie`cle n’a, en Anatolie, fait que libe´rer et renforcer ces forces tribales turkme`nes destructrices de la socie´te´ byzantine et facteur d’expansion de la langue et de la culture turque. Ce travail a e´te´ facilite´ par l’existence d’un autre front a` l’Ouest, en mer E´ge´e et dans les Balkans, ou` les Occidentaux, Croise´s, ont porte´ de rudes coups a` l’empire byzantin, allant jusqu’a` la prise et au saccage de Constantinople en 1204 (B. G. Spiridonakis, 1990). Les Grecs byzantins, pris en e´tau, ont duˆ laˆcher prise et reculer a` l’Est comme a` l’Ouest, jusqu’a` la disparition de´finitive de leur E´tat impe´rial en 1453 (prise de Constantinople), puis 1461 (prise de Tre´bizonde). L’empire ottoman, qui a suivi et dure´ cinq sie`cles, rele`ve d’une autre logique territoriale, qui a repris en compte une partie de l’he´ritage byzantin. 2. Elles avaient leur gouverneur (vali), leur juge (cadi), leur mosque´e (djami), leur e´cole coranique (medrese), leurs bains (hammam), leur marche´ (bazard). Plusieurs groupes ethniques y cohabitaient dans leurs propres quartiers : grecs, juifs, arme´niens, iraniens, turcs... La capitale Konya avait plusieurs dizaines de milliers d’habitants. Les Turcs formaient une minorite´ dominante, mais tre`s ouverte a` la culture byzantine, dans ces villes en majorite´ chre´tiennes.

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La zone frontalie`re : Gazi et Akrites La zone frontalie`re, ou les re´gions des marches frontie`res, entre d’une part ces e´mirats, le sultanat de Konya, et d’autre part l’empire byzantin, e´tait peuple´e par des populations (Turcomans ou Turkme`nes) en guerre constante qui vivaient de pillages et du butin. Elles e´taient totalement diffe´rentes de celles de l’inte´rieur des terres. Entre les re´gions frontalie`res toujours en guerre et l’inte´rieur pacifique et e´conomiquement actif, il y avait de grandes diffe´rences culturelles et ethniques. Ces ethnies du front guerrier (asabiya) e´taient sous l’autorite´ de leurs chefs et anime´es d’un esprit d’inde´pendance, vis-a`-vis des gouvernements de l’inte´rieur et de leur fiscalite´ lourde (se´dentaires de l’empire au sens d’Ibn Khalduˆn). Elles re´sistaient a` toutes les interventions administratives et e´taient un terrain ou` se de´veloppaient toutes les he´re´sies religieuses. Elles exigeaient des salaires, un soutien militaire, des re´compenses de l’E´tat inte´rieur, auquel elles savaient eˆtre indispensables 3. Les Byzantins n’ont jamais eu sur leur frontie`re orientale un syste`me de de´fense organise´ avec un mur tel que le mur d’Hadrien en Grande Bretagne ou la Grande Muraille de Chine, ou avec une chaıˆne de forts relie´s par des patrouilles, mais seulement une de´fense ponctuelle, assure´e par des villes et des monaste`res fortifie´s ou des maisons-forteresses de grands proprie´taires locaux. Ces places fortes soutenaient l’action des Akrites arme´niens et grecs, qui e´taient en mesure de lancer des raids de contre-attaques au-dela` de la frontie`re (E. Luttwak, 2010, 237). D’autre part, de`s le VII e sie`cle avait e´te´ institue´, contre la menace arabe, le syste`me des the`mes (themata), divisions administratives frontalie`res, encadre´es militairement (gouverneurs militaires strategoi), dans lesquelles e´taient installe´s des soldats (stratiotes), a` qui e´tait confie´ un lopin de terre a` cultiver, transmissible par he´ritage au fils aıˆne´, soumis aux meˆmes obligations que son pe`re. Le soldat attache´ a` sa terre, qui e´tait ainsi de´clare´e inalie´nable, devait s’e´quiper en conse´quence pour un ` la place d’une arme´e de me´tier, combat dans lequel il de´fendait sa terre. A on confiait « aux provinces le soin d’une de´fense de´centralise´e de leur territoire » (G. Martinez-Gros, 2014, 94). Les villages devaient nourrir et e´quiper des familles de soldats he´re´ditaires localement enracine´s. Trois a` l’origine (Armenikon, Anatolikon, Opsikion), les the`mes se sont ensuite multiplie´s pour atteindre le nombre de 46 en 1025. Ils se sont e´tendus 3. Ces combattants des frontie`res (Gazi), volontaires ou mercenaires, ainsi que des derviches et des ahi (membres de fratries et parfois de guildes) e´taient toujours preˆts a` attaquer l’autre coˆte´ du front. La « guerre sacre´e victorieuse » (gaza) a joue´ un roˆle fondamental dans la « colonisation » seldjoukide puis ottomane (M. Balivet, 1994, 155). De`s le IX e sie`cle a domine´ l’e´le´ment turc aux frontie`res. Tous les sans-travail, les de´c¸us, les belliqueux avaient tendance a` s’accumuler dans ces re´gions sous l’influence et la direction des Gazi, dans le but de combattre les infide`les et he´re´tiques. Du coˆte´ byzantin, c’e´taient les Akrites.

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aux autres frontie`res, balkaniques en particulier. Ce syste`me des the`mes frontaliers a permis a` l’empire de re´sister dans le temps contre les multiples incursions arabes en particulier. La guerre de frontie`re comportait de longues marches a` pied et d’interminables journe´es a` cheval. Il fallait donc soigner le moral des troupes (E. Luttwak, 2010, 374-375). Au de´but du XI e sie`cle les Gazi sont devenus plus forts. Un grand nombre de Turcs se sont installe´s dans le sultanat seldjoukide de Ruˆm. Un certain nombre d’entre eux sont reste´s en dehors du syste`me, constituant des groupes de guerriers autonomes ou semi-autonomes et beaucoup d’autres tribus continuant leur vie nomade a` l’inte´rieur des pays musulmans. Par ailleurs, le syste`me de de´fense byzantin fut affaibli par la cre´ation d’E´tats arme´niens dans le Taurus et en Cilicie. Les Gazi ont rassemble´ sous leur he´ge´monie toutes ces ethnies ; ils apparurent comme les de´fenseurs naturels de ces populations contre les Turcs venus de loin (Turkme`nes ou Turcomans). Ils ont donne´ naissance a` une culture me´lange´e des frontie`res 4. Les Byzantins, ayant repris la coˆte occidentale, reconstitue`rent les groupes de gardiens des frontie`res, les Akrites, selon les anciennes traditions des frontie`res du Taurus et de l’Euphrate. En face, les Turcomans nomades prirent la suite des Danishmendites, menac¸ant les villes entoure´es de leurs remparts. Ils se comportaient en e´leveurs nomades, mais pouvaient a` la moindre occasion se transformer en brigands ou combattants agressifs. Ils furent organise´s en bandes guerrie`res par les Gazi. Le front se stabilisa surtout apre`s la cre´ation de l’empire de Nice´e, a` la suite de la prise de Constantinople par les Croise´s en 1204. Pendant plus d’un demi-sie`cle, les Byzantins ne furent plus attaque´s sur leurs frontie`res comme auparavant et conclurent une alliance avec le sultanat de Konya. Une sorte de symbiose s’e´tablit entre Konya et Byzance avec une civilisation mixte. Les Seldjoukides accueillaient les fugitifs byzantins, englobaient des populations grecques converties ou non ; une grande partie de la population nomade s’installa en communaute´s villageoises d’agriculteurs et abandonna ses structures tribales (M. Balivet, 1994, 85-88). Mais l’invasion mongole, en 1243, affaiblit conside´rablement les Seldjoukides.

4. Les Danishmendites e´taient rivaux des Seldjoukides pour dominer l’Asie Mineure. Mais ils e´taient Gazis et ne re´ussirent jamais a` constituer un E´tat organise´ durable. Au contraire, les Seldjoukides de Ruˆm soignaient leurs relations avec les dirigeants de Bagdad, de Syrie et d’Iran. Ils suivaient les traditions politiques et culturelles des pays de l’ancien monde musulman. Ils fonde`rent un E´tat stable et une dynastie, centre´s sur Ikonium (Konya). Beaucoup de the´ologiens, de marchands, d’artistes venus de Syrie, de Me´sopotamie et d’Iran vinrent s’installer chez eux. Les Danishmendites furent finalement extermine´s en 1180 et l’instabilite´ diminua en Asie Mineure.

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Les e´mirats conque´rants de la frontie`re De nouveau les re´gions frontalie`res devinrent instables avec des populations de´racine´es venues d’Iran et du Turkestan. Les Gazi et les hordes nomades se remobilise`rent mues par le fanatisme religieux et le de´sir de butin en direction de l’Anatolie occidentale. La conqueˆte turque de l’Asie Mineure s’est ainsi faite en deux phases : jusqu’a` la fin du XI e sie`cle, la conqueˆte et l’occupation de l’Est et du centre de la pe´ninsule, a` la fin du XIII e sie`cle, conqueˆte et occupation de l’Ouest. Ces deux invasions avaient des points communs : ce n’e´taient pas des conqueˆtes militaires bien organise´es par un E´tat en expansion ni des invasions nomades. Mais elles ont e´te´ la conse´quence d’une tension ancienne entre l’accroissement constant de la puissance d’attaque des Turcs et l’amoindrissement progressif des forces de´fensives de Byzance. Les Gazi ont e´te´ les leaders des invasions. Donc leurs chefs devinrent les souverains des e´mirats qui furent fonde´s sur ces territoires conquis. L’Anatolie occidentale devint alors une zone frontalie`re diffe´rente de l’inte´rieur quant a` sa composition ` la suite des ethnique, a` sa vie culturelle, sociale, religieuse et politique. A trente ans de la premie`re occupation, puis des 200 ans de la seconde, elle est devenue une zone de culture mixte caracte´ristique des re´gions frontalie`res. Des e´mirats gazi furent fonde´s, l’un d’entre eux, celui de Osman, sur la coˆte me´ridionale de la mer de Marmara, e´tant le noyau du futur empire ottoman. Chacun avait son chef qui cre´ait ensuite une dynastie. Apre`s la disparition des Seldjoukides autour de 1300, les Karamanides prirent leur place avec Konya comme capitale. Les Gazi avaient leurs propres institutions et organisation. Paralle`lement il y avait les Ahi, corporations et confre´ries, qui, comme les Gazi, ressemblaient aux chevaliers. Ils e´taient organise´s en corps militaires dirige´s par des e´mirs. Un E´tat gazi avait pour objectif la conqueˆte militaire, mais il manquait de cadres pour l’exploitation et la mise en valeur des territoires occupe´s, le commerce... Ayant e´puise´ leurs re´serves, il leur fallait repartir vers de nouvelles conqueˆtes, sinon c’e´tait le de´clin et l’affaiblissement. Seuls les Ottomans ont su re´soudre ce proble`me. Les autres eurent le sort des Danishmendites du XIIe sie`cle. Osman e´tait certainement dote´ d’une grande perspicacite´ politique, la` ou` des alliances se nouaient a` travers les frontie`res religieuses (Chre´tiens, Musulmans, Paı¨ens), ethniques et tribales dans un milieu de symbiose entre socie´te´s nomades et se´dentaires. Des e´changes commerciaux e´galement multiples caracte´risaient ce milieu. « Au total, entre le XIe et le XIVe sie`cle, la migration et l’installation turcomane en Asie Mineure donnent lieu a` deux transformations majeures du paysage politique de la re´gion : l’instauration successive et durable, de deux E´tats turco-islamiques, d’une part ; la multiplication des

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zones d’implantation de tribus turcophones, d’autre part » (M. Aymes, 2009, 59). Comme les sultanats seldjoukide et ottoman, les e´mirats tribaux plus modestes dont les centres de gravite´ se sont de´place´s toujours plus a` l’ouest vers les re´gions e´ge´enne et balkaniques, ont e´te´ « des terrains d’expe´rimentation en matie`re de conqueˆte comme de structuration institutionnelle ». Ils ont obe´i a` deux logiques territoriales comple´mentaires et indissociables : inte´gration centripe`te d’un coˆte´, segmentation centrifuge de l’autre.

Les facteurs du basculement de l’helle´nisme a` la turcite´ : la « des-helle´nisation » L’he´ge´monie musulmane a eu un effet corrosif sur les liens et les sentiments qui unissaient les communaute´s chre´tiennes, les pre´parant a` la ` la moitie´ du XIIIe sie`cle, les Chre´tiens d’Anatolie e´taient encore conversion. A tre`s nombreux, peut-eˆtre la majorite´. Les e´ve´nements des conqueˆtes turques avaient e´branle´ et partiellement de´truit l’E´glise orthodoxe grecque en tant qu’institution sociale, e´conomique et religieuse efficace, ce qui a e´te´ catastrophique pour la socie´te´ grecque byzantine d’Asie Mineure. Cette socie´te´ chre´tienne s’est donc trouve´e isole´e, se´pare´e du cœur de sa propre culture, Constantinople, et prive´e de leadership eccle´siastique dans les provinces. Elle e´tait alors muˆre pour son absorption dans la socie´te´ musulmane. Celle-ci fut mise en œuvre par les institutions islamiques, dont les plus importantes ont e´te´ les confre´ries de derviches (tarikat, futuwa), aide´es politiquement et e´conomiquement par les diffe´rentes principaute´s turques. Elles ont pu s’appuyer sur les proprie´te´s et les revenus appartenant ante´rieurement a` l’E´glise (Jr. Speros Vryonis, 1971, 279-286). Or les conqueˆtes turques avaient de´truit irre´me´diablement l’essentiel de la base e´conomique de l’E´glise anatolienne, re´duisant les me´tropolites et les e´veˆques a` l’e´tat d’un clerge´ indigent aux fonctions purement spirituelles. Ils ne pouvaient pas concurrencer leurs e´quivalents musulmans dont les institutions e´taient dote´es des terres, des baˆtiments et des proprie´te´s ayant appartenu a` la communaute´ chre´tienne, laquelle e´tait en outre soumise a` un impoˆt tre`s lourd. Ces institutions pouvaient aussi disposer d’un grand nombre d’esclaves chre´tiens. Les Turcs s’e´taient approprie´s la richesse e´conomique qui e´tait au fondement de l’institution religieuse byzantine, pour la mettre au service d’un Islam victorieux et conque´rant (Jr. Speros Vryonis, 1971, 348-350). Des bouleversements pe´riodiques (XI e et XIIe, fin du XII e et XIVe sie`cles) ont tre`s fortement e´branle´ l’administration de l’E´glise anatolienne. Le caracte`re centralise´ de la bureaucratie eccle´siastique et l’absence du soutien d’un E´tat chre´tien ont cre´e´ les conditions pour que les absences re´pe´te´es des

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me´tropolites, des e´veˆques et de leurs auxiliaires administratifs aient de graves re´percussions ne´gatives sur les communaute´s chre´tiennes. Dans de nombreux cas, les Turcs ont expulse´ ou empeˆche´ d’acce´der ces dignitaires a` leur sie`ge eccle´siastique. Par conse´quent, les communaute´s grecques laisse´es sans leader pour de longues pe´riodes de temps (jusqu’a` 35 ans) ont e´te´ conside´rablement affaiblies, empeˆche´es de proce´der a` des ordinations, victimes d’un relaˆchement ge´ne´ral de leur cohe´sion sociale et de leurs liens culturels. Ces E´glises d’Anatolie e´taient, de´tache´es de Constantinople, comme des bateaux sans pilote et sans gouvernail, ballotte´s par une violente tempeˆte sur la mer (Jr. Speros Vryonis, 1971, 332-346). Claude Cahen (1968, 143-145) montre que les invasions des Turcs n’ont pas pu a` cette e´poque eˆtre massives mais n’ont concerne´ que quelques milliers a` dizaines de milliers d’individus, une arme´e ne comprenant au maximum que quelques milliers de soldats. Ils ont pe´ne´tre´ dans un espace, l’Asie Mineure, qui au XIe sie`cle e´tait dans l’ensemble faiblement peuple´ a` quelques exceptions pre`s. Les massacres, fuites et re´ductions en esclavage au moment des conqueˆtes ont encore aggrave´ cette situation. D’autre part, la grande majorite´ des Turcs venant d’Asie centrale se sont installe´s en Azerbaı¨djan et en Asie Mineure, ou` ils ont trouve´ des conditions de vie plus proches de celles auxquelles ils e´taient habitue´s que dans les pays arabes ou dans le centre et le sud de l’Iran 5. En contraste avec d’autres contre´es majoritairement musulmanes, arabes par exemple, l’Anatolie apparaissait aux voyageurs exte´rieurs comme le pays des Turcs (Turchia), meˆme si ceux-ci n’e´taient pas quantitativement majoritaires, ils dominaient la vie sociale, politique et culturelle au-dessus de populations indige`nes diverses et divise´es (C. Cahen, 1968, 153-154). La turquisation rapide de l’Anatolie orientale et centrale, et l’extinction quasi totale de l’helle´nisme, n’a pas e´te´ cause´e par l’invasion massive des nomades turcs seldjoukides et l’extermination des « autochtones » helle´nise´s, mais par des conversions : « La population grecque me´die´vale, qui provenait de Hittites et de Phrygiens helle´nise´s, a e´te´ turquise´e sous l’influence d’un relativement petit nombre d’envahisseurs nomades » (A. Toynbee, 1923, 113). Pourquoi ? Parce que la langue et la culture grecque orthodoxe ne 5. Leur supe´riorite´ de conque´rants leur a aussi donne´ la possibilite´ de s’unir, par mariage ou autrement, avec des femmes indige`nes et de donner naissance a` des enfants qui furent e´duque´s comme turcs, les peuples vaincus e´tant gagne´s par un de´couragement qui fit baisser leur taux de fe´condite´. Les Turkme`nes ou Turcomans e´taient masse´s aux frontie`res dans les campagnes, parfois me´lange´s avec des populations ante´rieures grecques ou arme´niennes, pratiquant le plus souvent un semi-nomadisme transhumant entre kisla et yaı¨la. Les ve´ritables nomades avec chameaux e´taient beaucoup moins nombreux. Il y avait une sorte de symbiose entre bergers de troupeaux d’ovins ou caprins et cultivateurs se´dentaires (C. Cahen, 1968, 145-146).

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concernaient ve´ritablement qu’une e´lite d’aristocrates et de clercs, que la paysannerie anatolienne au XI e sie`cle e´tait largement inculte et opprime´e, l’E´glise e´tant lie´e aux oppresseurs byzantins. Les envahisseurs seldjoukides e´taient encore chamanistes mais attire´s par l’Islam, e´galitaire dans sa profession de foi. Cette paysannerie les a donc suivis dans sa conversion a` une nouvelle religion pour elle plus attrayante. La seconde vague d’invasions, du XIII e au XVe sie`cles, a provoque´ la turquisation de l’Ouest et du Nord-Ouest de l’Anatolie, ou` le pouvoir byzantin e´tait affaibli par les conqueˆtes des Croise´s de la quatrie`me croisade dans les Balkans (B. G. Spiridonakis, 1990). Les nomades turcs venaient des steppes d’Asie centrale chasse´s, non seulement par la se´cheresse comme au XI e sie`cle, mais aussi et surtout par la pousse´e mongole. Ils pouvaient e´galement compter sur l’appui du sultanat de Konya et des e´mirats anatoliens e´tablis ante´rieurement. Ainsi, l’Anatolie occidentale a e´te´ largement turquise´e par les nouvelles principaute´s de Sarukhan et Aı¨din des valle´es de l’Hermos et du Me´andre. La conqueˆte ottomane au XIVe sie`cle acheva la turquisation de l’Anatolie. Celle-ci devint au XVe sie`cle une unite´ politique et culturelle turquise´e, de fac¸on analogue a` ce qui s’e´tait passe´ a` l’e´poque romaine ou` son helle´nisation avait e´te´ paracheve´e (A. Toynbee, 1923, 113-116). Ainsi, du XIII e au XVe sie`cle, les conqueˆtes de quelques centaines de milliers de cavaliers turcs oghouz et seldjoukides, puis ottomans, ont change´ profonde´ment l’e´tat culturel et religieux de l’Anatolie. En deux sie`cles, on est donc passe´ d’une socie´te´ chre´tienne helle´nophone majoritaire a` une socie´te´ tre`s majoritairement musulmane et turcophone.

Les Ottomans : la formation d’un empire Les Turcs ottomans e´taient une tribu nomade qui fut contrainte a` migrer jusqu’en Anatolie sous la pression mongole au de´but du XIIIe sie`cle. Leur chef e´tait le grand-pe`re d’Osman fondateur de leur E´tat qui s’installa pre`s d’Eskisehir, a` proximite´ des frontie`res byzantines et seldjoukides. Les Ottomans e´taient en fait des Oghouz du clan de Kagi. Il s’agit d’une communaute´ de guerriers de religion musulmane, gazi, gardiens des frontie`res, qui se consacraient au combat contre leurs voisins infide`les, d’apre`s la chronique en vers d’Ahmedıˆ la plus ancienne 6. 6. Les Ottomans s’adaptaient a` un haut degre´ a` la civilisation de la re´gion qu’ils avaient conquise de sorte que beaucoup d’Akrites se sont joint collectivement a` eux ainsi que beaucoup ` proximite´ de Eskisehir, de petites villes et chaˆteaux. Meˆme les Catalans se joignirent a` eux. A donc des territoires seldjoukides, et sur la route commerciale Konya-Constantinople, ils ont

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Ils se sont e´tendus a` l’Est, en Anatolie, avant de reprendre leurs conqueˆtes en Europe. Ils avaient conscience d’eˆtre l’E´tat gazi par excellence, continuant la guerre sainte et attirant en grandissant beaucoup de volontaires depuis des re´gions e´loigne´es. En prenant le beylicat turc des Karamanli (Karamanides) en Anatolie centrale et du Sud (1487), les Ottomans avaient conquis tous les e´mirats turcs d’Asie Mineure et les territoires europe´ens qui avaient appartenu a` Byzance. La prise de Constantinople (1453), qui e´tait alors en position insulaire, fit du beylicat ottoman un empire. Tamerlan e´branla cette construction qui se re-divisa en e´mirats ; il a voulu rappeler aux Ottomans leur mission de guerre sainte conque´rante qu’ils commenc¸aient a` oublier. En Europe, les Gazi se sont installe´ en Thrace orientale, en Albanie et en Bosnie. Entre les deux, il y avait la Roume´lie, la terre des Chre´tiens, conquise et organise´e par l’arme´e et l’E´tat ottoman, non par les Gazi. Les Ottomans ont pris du temps pour construire leur E´tat, plus d’un sie`cle et demi. La carrie`re politique d’Osman a commence´ semble-t-il dans les dernie`res anne´es du XIIIe sie`cle. Elle l’a mene´ du leadership d’une communaute´ de pasteurs nomades a` la position de seigneur ou chef d’un beylik, apre`s qu’il se fut empare´ de quelques forteresses en Bithynie a` proximite´ d’un territoire byzantin mal de´fendu. Ses succe`s militaires lui ont apporte´ gloire et richesse qui lui ont permis d’attirer davantage de guerriers combattant a` ses coˆte´s, de derviches et de bureaucrates cultive´s forme´s dans les centres de la civilisation islamique. La premie`re medrese ottomane fut fonde´e a` Iznik (Nice´e) en 1331 par Orhan et commenc¸a a` former des scribes-savants et des juges. Ses expe´ditions en Thrace en se meˆlant aux luttes entre factions byzantines lui ont donne´ un avantage de´cisif sur les bey des autres e´mirats. Ses succe`s ont transforme´ en dynastie la Maison d’Osman. La communaute´ relativement he´re´ditaire des chefs gazi a laisse´ place a` un syste`me hie´rarchique plus vaste. L’E´tat ottoman n’a pas e´te´ un simple couvercle recouvrant des identite´s nationales de´ja` forme´es (Arabes, Bulgares, Turcs), preˆtes a` resurgir apre`s quelques sie`cles d’esclavage. Un long processus historique a forme´, sous domination ottomane, diverses communaute´s et peuples en interaction les uns avec les autres, et avec les peuples voisins. Il faut prendre en compte la fluidite´ et l’impermanence des identite´s a` cette e´poque d’avant l’aˆge des nations. La plupart des habitants de Ruˆm (le sultanat de Konya) avaient des origines ethniques confuses. Un acte renforc¸ant la centralisation du pouvoir fut la cre´ation de l’arme´e des Janissaires, forme´e de jeunes provenant d’esclaves ou de non musulmans qui e´taient totalement forme´s et convertis a` l’Islam par le sultan auquel ils profite´ de la civilisation musulmane de l’inte´rieur pour « coloniser » et organiser les territoires nouvellement conquis, utilisant les oulema, les ahi et les medrese.

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devaient tout et une loyaute´ absolue (C. Kafadar, 1995, 112-113). Les deux caracte´ristiques fondatrices des Gazi, le prose´lytisme musulman et l’inte´gration des populations locales, se retrouvent dans le corps des Janissaires. Dans un milieu ou` les identite´s e´taient changeantes et fluctuantes, les guerriers gazi des frontie`res et leurs beys ont duˆ se soumettre. Le territoire ottoman avait e´te´ divise´ dans l’imaginaire politique entre une re´gion centrale (ic¸ il) et une pe´riphe´rie frontalie`re (uc¸). L’activite´ des nomades, des guerriers des frontie`res, a e´te´ controˆle´e et re´gle´e de plus en plus par l’administration ottomane. ` partir du XVIe sie`cle, cette re´alite´ a disparu. La conqueˆte de Constantinople A (1453) et sa transformation en capitale ottomane a e´te´ le point de non-retour de la marginalisation des Gazi, qui e´taient un groupe social des deux premiers sie`cles de l’histoire ottomane au meˆme titre que les tribus de pasteurs ou les derviches he´te´rodoxes. Ils ont perdu toute possibilite´ de participer a` la classe dirigeante de l’empire centralise´ des Osmanlis. L’empereur n’e´tait plus un gazi, mais avant tout un sultan, un Khan, un Ce´sar. Des institutions ont e´te´ mises en place pour renforcer le centralisme impe´rial au sie`cle suivant. Le pouvoir ottoman s’e´tait se´dentarise´ mais continuait de s’appuyer sur l’asabiya des Janissaires qu’il pouvait mieux maıˆtriser que les Gazi. La gene`se de l’E´tat ottoman est donc un processus plutoˆt qu’une relation ´ mecanique entre une cause particulie`re et un effet. Un premier facteur est la localisation a` proximite´ de la capitale byzantine sur la colline de So¨gu¨t aise´ment de´fendable, et sur une voie majeure de communication entre Constantinople et Konya (C. Kafadar, 1995, 130-131). Ensuite l’institutionnalisation de l’unicite´ de l’he´ritier du souverain sans partage avec ses fre`res, contrairement a` l’usage dans les autres e´mirats. Mehmet II le Conque´rant a institutionnalise´ l’Islam sunnite en une religion d’E´tat en fondant sa medrese impe´riale a` Istanbul et en cre´ant le Seyhu¨lislamlik (instance supreˆme de l’Islam sunnite), selon un mode`le analogue a` celui du patriarcat orthodoxe de Byzance. Les oulemas, de´sormais inte´gre´s dans l’E´tat dont ils e´taient fonctionnaires, e´taient charge´s de la production du savoir religieux et de la fixation des normes (H. Bozarslan, 2013, 43-44). Ils administraient la justice et exerc¸aient un controˆle de l’espace municipal et commercial. Ils de´tenaient le monopole du savoir politique, juridique et the´ologique au sein de l’empire. Cette structuration de la religion musulmane sous une forme analogue a` celle d’une E´glise e´tait sans pre´ce´dent dans l’islam arabo-persan. Les sultans, Selim Ier (1512-1520) puis Su¨leyman le Magnifique (1520-1556), avaient conquis les anciennes capitales des empires arabes, Damas et Bagdad, s’imposant comme les he´ritiers des Omeyyades et des Abbassides. La prise du Caire (1517), sie`ge du khalifat mamelouk, et la conqueˆte de l’E´gypte avaient fait du sultan ottoman le chef religieux de tout l’Islam. Il e´tait de´sormais padichah, chef militaire et religieux des sunnites. La frontie`re avec la Perse avait e´te´ stabilise´e au lendemain de la bataille de C¸aldiran

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(1514) graˆce a` une alliance de Selim avec les e´mirats kurdes sunnites menace´s par les Safavides qui incarnaient le chiisme. Il n’y aura plus par la suite de conqueˆte ottomane en terre chiite.

La construction de l’empire ottoman Plusieurs the`ses historiques s’affrontent quant a` la formation de l’empire ottoman. Selon H. A. Gibbons (1880-1934) : les Osmanlis e´taient une nouvelle « race » ne´e du me´lange de Turcs paı¨ens et de Grecs chre´tiens. L’expansion des Osmanlis n’e´tait pas tant due a` l’apport de nouvelles populations venues d’Orient mais, de plus en plus, a` des de´fections et des conversions de Grecs byzantins, si bien que la force cre´atrice ottomane ne doit pas eˆtre attribue´e a` un peuple asiatique, mais a` des e´le´ments d’origine europe´enne. Une nouvelle communaute´ politique s’est forme´e par la combinaison de peuples de diverses origines ethniques et religieuses. Des byzantinologues (Charles Diehl ou Iorga) ont attribue´ les qualite´s de la premie`re administration ottomane non pas a` une influence turco-islamique, mais a` des structures administratives byzantines pre´existantes. De meˆme pour A. L. Pierris (1998, 222-234), l’empire ottoman, ve´ritable successeur de l’empire byzantin, en a repris les structures et le fonctionnement administratif, l’identite´ culturelle (architecture, arts de´coratifs...) et la politique exte´rieure lie´e a` sa situation ge´ographique. Il a re´tabli l’unite´ d’un territoire englobant la pe´ninsule balkanique et le Moyen-Orient, et en fut l’autorite´ organisatrice comme l’e´tait son pre´de´cesseur. La continuite´ culturelle est particulie`rement e´vidente pour les grandes mosque´es construites par Sinan et ses e´le`ves (mosque´e de Se´limie´ a` Andrinople-Edirne ou celle du sultan Ahmet I er a` Istanbul, par exemple), ou les mausole´es a` rotonde (mosque´e du rocher du Calife Abd al-Malik a` Je´rusalem). Il y a e´galement une continuite´ culturelle architecturale dans le ne´o-classicisme du palais Dolma-Bagtsche sur le Bosphore a` Istanbul. Sur les me´dailles repre´sentant Mohammed II, fondues en 1481, est souligne´e la succession de l’empire byzantin par l’empire ottoman a` travers le pouvoir impe´rial unissant la Gre`ce et l’Asie. La chute de Constantinople se traduisit par le remplacement de la dynastie des Pale´ologues par celle des Osmans, conservant le pouvoir impe´rial unificateur. Pour M. F. Ko¨pru¨lu¨ (1890-1966), au contraire, l’E´tat ottoman e´tait simplement l’aboutissement de dynamiques, d’habilete´s, de principes d’organisations qui ont e´te´ importe´s ou ont e´te´ de´veloppe´s dans la socie´te´ turque d’Anatolie, au cours de plus de deux sie`cles. Paul Wittek (1894-1978) conside`re que la gene`se de l’empire ottoman doit eˆtre recherche´e dans la pe´riode de guerres, de transformations culturelles, d’acculturation, de colo-

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nisation musulmane et turque de l’Anatolie me´die´vale. Ces deux auteurs font une distinction entre l’hinterland et les fronts ou frontie`res en termes de structures sociales et de caracte´ristiques culturelles : des cours persanes et des paysanneries cohabitant pacifiquement avec des Byzantins dans l’hinterland, des marches et frontie`res compose´es de nomades, de guerriers, d’aventuriers et de derviches mus par la recherche ou la queˆte de paˆturages, de butins, de gloire et d’expansionnisme religieux. Cette socie´te´ de la frontie`re laissait davantage de place a` l’he´te´rodoxie, a` l’he´te´roge´ne´ite´ et a` la mobilite´. Ko¨pru¨lu¨ faisait des Ottomans des descendants d’une tribu Kagi de Turcs Oghouz, ce que contestait Wittek a` cause de l’impossibilite´ d’e´tablir une ge´ne´alogie suˆre avant le XVe sie`cle. Le premier mettait l’accent sur les liens lignagers, tribaux et sur l’ethnicite´, ce qui lui a permis d’eˆtre largement utilise´ par les nationalistes turcs. Wittek a mis l’accent sur un e´le´ment particulier, a` l’inte´rieur de la socie´te´ de la frontie`re (uc¸), le milieu gaza et son ethos comme levier essentiel de la formation de principaute´s et de celle des Ottomans qui a supplante´ toutes les autres. Les bandes de Gazi, non les tribus, donc pas les liens du sang, mais une cohe´sion venant d’une foi et d’objectifs partage´s, ont joue´ le roˆle de´cisif. L’ouverture des archives ottomanes dans les anne´es 1940 a change´ l’approche des historiens. Soit on insistait sur la contribution d’e´le´ments non musulmans, non turcs, de Bithynie, dans l’ascension de l’E´tat ottoman, soit on mettait l’accent sur le roˆle des traditions turco-islamiques. La principale critique de l’approche par les bandes de Gazi est son incompatibilite´ avec le comportement des premiers Ottomans vis-a`-vis de leurs sujets et voisins chre´tiens. La gaza aurait duˆ exclure l’inte´gration de Byzantins a` une tribu ou ethnie turque 7. S’il existe une certaine continuite´ entre l’empire byzantin et l’empire ottoman, l’impre´gnation du sultanat ottoman par des mode`les byzantins n’est qu’une tradition parmi d’autres. Elle s’est combine´e a` d’autres traditions transmises par les Seldjoukides, les Khans mongols et les e´mirs turcomans. Elle a peut-eˆtre e´te´ la plus forte a` cause de l’interchangeabilite´ des e´lites, cadres politiques et militaires, entre les E´tats byzantin d’un coˆte´, seldjoukide et ottoman de l’autre.

7. Il ne faut pas cependant exage´rer la purete´ de la doctrine des Gazi. Ce sont des e´le´ments socialement instables traverse´s par des ide´es he´re´tiques, syncre´tiques, non orthodoxes, dans une zone ou` l’autorite´ du gouvernement central et sa version de l’islam pouvaient difficilement eˆtre implante´es. L’ide´ologie de la guerre sainte et les succe`s des raids ont renforce´ la cohe´sion de ce groupe social autour de son chef.

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De la logique territoriale nomade oghouz a` celle de l’E´tat ottoman ` l’ordre segmentaire des nomades oghouz le pouvoir ottoman opposa le A syste`me timariote qui est base´ sur le timar, concession aux limites territoriales pre´cises, proche de la pronoı¨a byzantine. « Le timar consiste en une concession non he´re´ditaire et re´vocable, accorde´e par le souverain, d’une cate´gorie de revenus a` un be´ne´ficiaire qui doit fournir en retour un ensemble de prestations civiles et militaires. Le timar de´finit non seulement un domaine foncier et ses revenus estime´s, mais aussi les modalite´s de l’appropriation de la rente foncie`re relative a` ce domaine par le titulaire de la concession » (A. Gokalp, 2011, 378). C’est donc une concession aux limites territoriales pre´cises, susceptible de limiter la liberte´ de circulation des groupes nomades. Le pouvoir ottoman a accorde´ a` ceux-ci le statut de communaute´ (cemaˆ’at), rattache´e a` un timar, les plus importantes d’entre elles e´tant rattache´es directement au pouvoir impe´rial. Quant aux communaute´s non musulmanes de l’empire, elles e´taient regroupe´es sous l’autorite´ de leurs chefs religieux respectifs, seuls interlocuteurs du sultan dans le cadre d’une nation religieuse (millet). Au sein de l’ensemble des peuples turcophones, s’opposaient la logique territoriale nomade segmentaire des Turcs oghouz et celle urbaine et e´tatique des sultanats seldjoukide et ottoman, he´rite´e des Abbassides par l’interme´diaire des Iraniens. Elles e´taient dans un rapport de comple´mentarite´, la premie`re, dans la zone frontalie`re avec les Byzantins, servant de fer de lance a` l’expansion de la seconde qui construisait un espace impe´rial (ottoman). On constate que l’expansion turque vers l’Anatolie et la construction d’un espace impe´rial s’est appuye´e sur trois logiques : – La premie`re (iktaˆ seldjoukide) re´sidait dans la constitution de petites principaute´s nomades, des e´mirats non he´re´ditaires confie´s a` un gazi, chef guerrier nomade (bey, emir), responsable politique et militaire, accompagne´ de son clan, de sa tribu, de ses soldats, ou a` un serviteur me´ritant de l’E´tat seldjoukide (devlet). Ce territoire nouvellement conquis e´tait une principaute´ des marches (uc¸ beylik). Ce n’e´tait pas un fief au sens occidental car le sultan restait maıˆtre des terres conce´de´es a` celui qui e´tait conside´re´ comme un serviteur de l’E´tat. – La seconde consistait a` cre´er un corps d’esclaves e´trangers (kapikullari) au service du Palais (saray) ou de l’arme´e (ordu) : Ghulaˆm (golam), Mamelouks (memlu¨k), Janissaires (yenic¸eri). Ils provenaient de prisonniers de guerre, d’esclaves achete´s ou e´taient pre´leve´s de force sur les populations non musulmanes domine´es (devsirme). Ils e´taient e´duque´s dans la religion musulmane et recevaient une formation tre`s soigne´e en vue de devenir officiers de l’arme´e, fonctionnaires, serviteurs de l’E´tat. Certains sont devenus pachas ou vizirs. Ils ont pu former des dynasties puissantes, tels les Mamelouks d’E´gypte (1250-1517).

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– En troisie`me lieu, l’E´tat ottoman de´portait collectivement et installait obligatoirement (mecburıˆ iskaˆn) des populations nomades ou objet d’une mesure disciplinaire (Kurdes, Alevis...), ou venant de l’e´tranger (Juifs d’Espagne en 1492, Cosaques, Polonais...).

L’empire de la « Re´gion Interme´diaire » gre´co-turque : l’Empire ottoman La le´gitimation de la succession politique de Byzance ne fut obtenue par les Ottomans que lorsque leur souverain Mehmet II (1451-1481) re´ussit a` prendre Constantinople en 1453. Une structure impe´riale put alors eˆtre mise en place qui re´unifia l’Anatolie et les Balkans dans la continuite´ de la Romania byzantine, avec un pouvoir turc sunnite, mais qui reconnaissait une place toute particulie`re aux Chre´tiens orthodoxes a` la teˆte desquels e´taient les Grecs. Ils e´taient le second peuple de l’empire, dirige´s et repre´sente´s par leur E´glise orthodoxe. Mehmet II fit e´lire le moine Georgios Scholarios, dit Gennadios (14051473), teˆte de file des anti-unionistes, au patriarcat œcume´nique de`s 1454. Il lui accorda ainsi qu’a` ses e´veˆques des privile`ges incorpore´s dans un brevet impe´rial (berat) et un pouvoir sur le peuple chre´tien dont ils ne disposaient pas sous l’Empire byzantin. Exempte´s de tout impoˆt, ils faisaient partie de la classe dirigeante ottomane. Le patriarche e´tait le troisie`me personnage de l’empire apre`s le sultan et le grand vizir, exerc¸ant une juridiction absolue sur toutes les affaires religieuses et civiles des Chre´tiens orthodoxes, a` l’exception des affaires criminelles et de celles impliquant des Musulmans, qui relevaient des tribunaux de kadi. Il administrait e´galement les proprie´te´s et biens de l’E´glise ainsi que tout le syste`me e´ducatif base´ sur la langue grecque. Le patriarche œcume´nique e´tait ainsi l’he´ritier d’une partie importante des pouvoirs religieux et politiques de l’empereur byzantin dont il avait les insignes (aigle bice´phale) et les titres (authentes et despotes). Le patriarcat e´tait l’une des institutions clefs du syste`me ottoman. Jusqu’au XIX e sie`cle, le patriarche œcume´nique exerc¸a son autorite´ sur toutes les E´glises orthodoxes a` l’inte´rieur de l’empire, non seulement celle des Grecs ` partir de 1469, mais aussi celle des Bulgares, des Roumains et des Serbes. A il disposa meˆme de sa propre gendarmerie et du droit de lever des impoˆts pour re´unir les fonds ne´cessaires au paiement d’un don annuel au sultan (le peskes). Il y avait donc de´sormais « sous protection turque, un seul et unique « Chef de la Nation Romaine » (ethnarque), un patriarche dont l’œcume´nicite´ sur le monde chre´tien, avait trouve´ un nouveau de´fenseur temporel, le sultan, trop heureux de battre en bre`che, par archeveˆque de la Nouvelle Rome

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interpose´, les pre´tentions universelles du pontife de l’ancienne Rome » (M. Balivet, 1994, 179). Le patriarche ainsi investi permit l’obe´issance au sultan de ses sujets orthodoxes. Le sultan cre´a par la suite selon le meˆme mode`le deux autres millet moins importants en population, celui des Arme´niens (1461) et celui des Juifs (fin du XVe sie`cle) 8. Les Ottomans, en reprenant a` leur compte l’empire byzantin, la Romania, ont donc empeˆche´ la disparition de l’E´glise orthodoxe, en la mettant a` la teˆte de ce qui restait du peuple grec et des autres Chre´tiens orthodoxes. Ils lui confe´re`rent un statut officiel reconnu jusqu’au sommet de l’E´tat, ce qui a fait dire a` certains auteurs (D. Kitsikis, 1985) que cet empire ottoman avait une structure dyarchique, compose´e de deux nations religieuses (les Chre´tiens orthodoxes et les Musulmans sunnites), e´voluant vers la domination de deux peuples, grec et turc. Le recul ge´ne´ralise´ de l’helle´nisme en Anatolie durant quatre sie`cles de guerres et de razzias turques e´tait donc provisoirement arreˆte´ ou du moins fortement ralenti sous la domination ottomane. Des firmans ont prote´ge´ les inte´reˆts et proprie´te´s des monaste`res dans le Pont comme en Bithynie, facilitant ainsi le maintien de l’orthodoxie et de la culture grecque. Des lieux de cultes ont e´te´ pre´serve´s, re´pare´s et meˆme de nouveaux construits, malgre´ les interdits islamiques dans ce domaine (M. Balivet, 1994, 185). Les ralliements massifs de non musulmans au pouvoir turc ont e´te´ encourage´s par la vive hostilite´ vis-a`-vis des Chre´tiens occidentaux, conque´rants issus des croisades.

Le re´sidu byzantin dans l’Anatolie turque Au de´but du XVIe sie`cle, les registres des impoˆts ottomans donnaient 92 % de foyers musulmans, 7,9 % chre´tiens, 0,1 % juifs. Les villes anatoliennes e´taient toutes majoritairement musulmanes, sauf Sivas majoritairement chre´tienne et Tokat avec une e´gale proportion de Musulmans et de Chre´tiens. Les sources montrent en contraste qu’au XIIe et XIII e sie`cle les Chre´ tiens e´taient encore majoritaires dans toute l’Anatolie. Jusqu’au 8. Le patriarche œcume´nique avait une cour strictement hie´rarchise´e chapeautant une administration qui couvrait le territoire de tout l’empire. Elle e´tait constitue´e par les Phanariotes, me´lange des restes de l’ancienne aristocratie byzantine et de riches bourgeois grecs plus re´cemment enrichis. En effet, a` partir de 1601, le patriarcat s’installa dans le quartier du Phanar sur la Corne d’Or, ou` il se trouve encore aujourd’hui. Cette classe dirigeante chre´tienne orthodoxe des Phanariotes occupa de plus en plus de postes importants au sein de l’administration impe´riale ottomane, en dehors des dignite´s eccle´siastiques. Elle eut a` partir du XVII e sie`cle les charges de grand Dragoman de la Porte, ve´ritable ministre des affaires e´trange`res, et de Dragoman de la Flotte. En outre, le sultan confia a` des familles phanariotes de 1711 a` 1821 le pouvoir autonome accorde´ aux principaute´s de Moldavie et Valachie, vassales d’Istanbul depuis 1503.

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XIX e

sie`cle, une importante minorite´ chre´tienne a surve´cu et meˆme s’est statistiquement renforce´e. Les estimations ottomanes du XIX e sie`cle donnaient : 79 % de Musulmans (plus de 9,5 millions sur un total de 12 254 459), 19,2 % de Chre´tiens (2,3 millions) dont 8,3 % de Grecs orthodoxes (1 million environ) (Jr. Speros Vryonis, 1971, 445-447). Donc le nombre des Chre´tiens avait triple´ depuis le XVIe sie`cle, pourquoi ? Les sultans ottomans ont transplante´ des populations chre´tiennes des Balkans occasionnellement, mais surtout il y a eu un important courant migratoire de Grecs depuis les ˆıles de l’E´ge´e et d’autres re´gions pendant toute la pe´riode ottomane. Les valle´es luxuriantes de l’Ouest anatolien e´taient tre`s attractives pour les habitants des ˆıles relativement proches (voir chapitre 13). Ce mouvement s’est acce´le´re´ avec la construction des voies ferre´es dans la seconde moitie´ du XIX e sie`cle. L’unification et la pacification de l’Anatolie a e´te´ aussi un facteur favorable, de meˆme la re´gularisation et la consolidation du statut de l’E´glise orthodoxe (syste`me des millet) par Mehmet le Conque´rant. On voit de´ja` un accroissement de la population chre´tienne a` la fin du XVI e sie`cle. Une grande partie de ces Orthodoxes parlaient turc plutoˆt que grec. Pourquoi la langue grecque et la religion ont mieux re´siste´ dans le Pont ? Cette re´gion est longtemps reste´e a` l’abri des raids nomades et n’a e´te´ conquise par les Turcs que tardivement en 1461. Elle a e´te´ administre´e par des souverains grecs et son E´glise a conserve´ ses revenus jusqu’alors. Elle a ensuite e´te´ incorpore´e dans l’empire ottoman a` un moment ou` il e´tait de´ja` bien constitue´, sans les bouleversements dont ont souffert les autres re´gions d’Anatolie. La conqueˆte n’a pas de´truit les liens sociaux et culturels de cette socie´te´ comme ce fut le cas ailleurs, sur le plateau anatolien et la coˆte ouest. Les Grecs au Sud de Tre´bizonde n’ont pas cesse´ d’avoir des contacts avec ce foyer florissant (Jr. Speros Vryonis, 1971, 451). Ailleurs l’explication re´side dans l’isolement et l’e´loignement relatif de centres urbains ou de villages grecs, mais, avec l’ouverture de l’e´conomie, la langue grecque n’a cesse´ d’y reculer au profit du turc. Une grande partie de la population orthodoxe grecque e´tait turcophone : les Karamanlidhes e´crivant le turc en lettres grecques. Beaucoup d’entre eux venaient de domaines qui appartenaient formellement a` la dynastie turkme`ne des Karamanides (voir chapitre 7).

La symbiose byzantino-ottomane D’autre part les conversions de masse, les mariages mixtes, le gulamdevshirme et le syste`me esclavagiste ont favorise´ la fusion de la plus grande partie de la population byzantine avec les Turcs et a fait de ceux-ci un peuple me´lange´, comme les Grecs, les Serbes, les Arme´niens et les Bulgares. Les

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Chre´tiens ont e´te´ absorbe´s par une socie´te´ turque musulmane, qui avait beaucoup absorbe´ indirectement d’e´le´ments byzantins a` travers des emprunts a` la civilisation arabe musulmane, qui avait elle-meˆme e´te´ expose´e a` des he´ritages byzantins en Syrie, Levant et E´gypte. Les institutions turques repre´sentent une synthe`se nouvelle de ces e´le´ments islamiques, turcs et byzantins (Jr. Speros Vryonis, 1971, 463). Les cours seldjoukide et ottomane ont toujours e´te´ ouvertes aux influences byzantines a` travers quatre canaux : – Des sultans et princes faisaient occasionnellement des se´jours a` la cour de Constantinople et de Nice´e. – Les souverains seldjoukides, ottomans, les e´mirs prenaient des e´pouses chre´tiennes. Les princes Ramazan et Karaman prenaient des femmes chre´tiennes. L’influence byzantine e´tait forte a` la cour de Konya. – La pre´sence d’aristocrates chre´tiens (certains convertis) a` la cour des sultans ou e´mirs. Par exemple les trois Gabras qui ont e´te´ des vizirs seldjoukides. – Les gulam ou esclaves royaux, habituellement d’origine chre´tienne, qui servaient a` la cour dans l’administration et dans certains corps d’arme´e. Aux XVe et XVI e sie`cles quelques gulam conservaient une me´moire suffisamment forte de leurs origines chre´tiennes pour influer sur la cour ou les institutions auxquelles ils appartenaient (Jr. Speros Vryonis, 1971, 465-467). Les timar, fiefs militaires ottomans, e´taient semblables pour l’essentiel aux pronoia byzantins. Les Seldjoukides ont au XI e sie`cle trouve´ le syste`me des pronoia a` l’e´tat embryonnaire, alors que les Ottomans aux XIVe et XVe l’ont rencontre´ sous une forme plus e´labore´e en Bithynie et dans les Balkans. Les diffe´rents e´tats turcs ont utilise´ des scribes grecs au service du sultan et dans les provinces en particulier pour les surveys cadastraux du fisc. La structure fiscale agraire de base des Ottomans, en Anatolie occidentale et dans les Balkans, suivait un mode`le byzantin directement. L’influence byzantine se manifeste aussi dans les pie`ces de monnaie des Danishmendid, des Mengu¨chekid, Saltukid, Ortokid, Seldjouk et Ottomans. Les types de frappe de ces diffe´rents e´tats utilisaient un double caracte`re byzantin et musulman. Le buste cruciforme du Christ est souvent repris sur une face, de meˆme que des inscriptions en grec (Jr. Speros Vryonis, 1971, 471-473). Dans le domaine e´conomique, l’influence chre´tienne est e´vidente dans l’agriculture, le commerce, l’artisanat et la vie maritime. Les paysans grecs, arme´niens, syriens ont constitue´ la base agricole de l’E´tat seldjoukide en Anatolie. Ceux-ci convertis a` l’Islam et meˆle´s aux nomades turcs se´dentarise´s ont constitue´ la population agricole de l’Anatolie. Les souverains seldjoukides et danishmendides ont kidnappe´ les populations paysannes chre´tiennes

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pour servir leur politique de colonisation 9. La vie maritime e´tait le domaine des Grecs des coˆtes anatoliennes, qui ont transmis leur savoir-faire en matie`re de navigation et de constructions navales. Les Italiens n’ont commence´ a` jouer un roˆle qu’au XVe sie`cle. Les mots turcs emprunte´s au grec sur ces sujets se sont multiplie´s surtout a` partir du XVIe sie`cle. Les pratiques, croyances et formes, qui e´taient a` la base d’une grande partie de l’Islam turc populaire, ont e´te´ introduites a` la suite des conversions, des mariages mixtes, par le contact quotidien entre Chre´tiens et Musulmans dans un cycle de vie re´gle´ par la coutume ancienne et a` travers le syncre´tisme religieux des confre´ries de derviches populaires. Ces emprunts ont e´te´ symbolise´s par l’appropriation a` grande e´chelle des e´glises et baˆtiments monastiques. L’e´quivalence des saints d’une religion a` l’autre, par ex. saint Charalambos et Hadji Bektash a` Sinassus du XVe au XIX e sie`cle. La croyance dans l’efficacite´ du pouvoir religieux chre´tien e´tait plutoˆt re´pandue dans l’Anatolie musulmane et les sanctuaires e´taient suppose´s avoir des proprie´te´s magiques favorables ou de´favorables. Les Musulmans d’Anatolie avaient adopte´ le bapteˆme de`s le XII e sie`cle, a` cause des me`res orthodoxes. Les Turcs visitaient la Vierge de Soumela en cas de menaces d’envahissement par des nue´es de sauterelles et autres malheurs. Les sacrifices d’animaux d’origine paı¨enne tre`s re´pandus dans la socie´te´ byzantine se sont transmis dans la culture populaire islamique (Jr. Speros Vryonis, 1971, 485-490). Formellement, la socie´te´ turque anatolienne avait un caracte`re essentiellement islamique. L’union indivise de la religion islamique et de l’E´tat de´terminait tous les aspects formels de la structure e´tatique et de la vie culturelle. Ne´anmoins la culture populaire e´tait fortement byzantine. Cela re´sulte du fait que, de`s le de´part, les sujets conquis par les Turcs e´taient les habitants chre´tiens de l’Anatolie. La vie e´conomique des Seldjoukides et des Ottomans e´tait de´termine´e par ces paysans et habitants chre´tiens des villes. Cette influence byzantine e´tait particulie`rement forte dans l’agriculture et les communaute´s villageoises, mais aussi dans les traditions artisanales et commerciales des villes. Il y avait cependant dans celles-ci un me´lange significatif d’e´le´ments islamiques urbains. La continuite´ e´conomique avec Byzance a eu des re´percussions importantes sur la structure et l’administration fiscale turque. Enfin cette large absorption et cette survie partielle des populations chre´tiennes ont eu des effets marque´s dans les sphe`res de la vie 9. A. Tietze a de´couvert la strate lexicographique dans le turc kaba dil d’Anatolie qui se rapporte a` l’agriculture et a` la vie rurale (au moins 200 mots emprunte´s). De meˆme dans la vie urbaine, les termes techniques de l’artisanat sont emprunte´s au grec, ainsi que dans les poids et mesures ou l’industrie textile, par exemple. Les panegyris (panayir), foires commerciales et religieuses de l’e´poque byzantine ont e´te´ re´instaure´es a` la fin du XIIe sie`cle apre`s les troubles et surtout a` l’e´poque ottomane (Jr. Speros Vryonis, 1971, 475-476)

L’espace turc de l’Anatolie

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familiale, des croyances et pratiques religieuses populaires turques (Jr. Speros Vryonis, 1971, 496). Les exigences des institutions politiques, fiscales, fe´odales et religieuses turques ont de´truit les bases politiques, e´conomiques et sociales de la civilisation byzantine en Anatolie et dans les Balkans et, ce faisant, l’ont maintenue dans la seule culture populaire. Donc, en contraste avec les Turcs ottomans qui ont de´veloppe´ une litte´rature formelle riche, une musique classique et une architecture impressionnante, la production de leurs sujets chre´tiens e´tait pauvre comparativement, il s’agissait surtout d’un art populaire. La survie de leur E´glise tre`s affaiblie et la naissance de la classe phanariote ont produit une version e´dulcore´e de l’ancienne civilisation byzantine a` une e´chelle limite´e en Anatolie et surtout dans les Balkans. Mais elle a e´te´ surtout un support puissant sur lequel a pu s’appuyer en partie la culture populaire chre´tienne (Jr. Speros Vryonis, 1971, 497). Le re´sultat le plus important de ces conqueˆtes turques a e´te´ l’absorption de la plus grande partie de cette population byzantine a` travers les conversions et la turquisation linguistique. Cette socie´te´ byzantine assimile´e a e´te´ un e´le´ment constitutif de base de la culture populaire turque d’Anatolie et dans les aspects de la socie´te´ non directement controˆle´s par l’Islam.

Les Turcs : le mode`le spatial d’un peuple eurasiatique de la longue dure´e Pour comprendre la logique territoriale turque, il faut remonter a` l’empire des steppes et a` la vaste e`re linguistique eurasiatique turco-mongole. Ste´phane de Tapia (2005) reprenant les travaux de L. Bazin (1986) et A. Go¨kalp (1989) ou de Roux (1984) pre´sente le « fait turc », ou « paradigme turc », combinant une vaste aire ethnolinguistique continentale, celle de la turcophonie, un espace nomade qui se de´finit par la mobilite´ et une dimension collective de la migration, et une tradition tre`s majoritairement musulmane. Il s’agit d’un « cas majeur d’expansion linguistique » (L. Bazin) dont le fil conducteur est constitue´ par des migrations conque´rantes, fondant des E´tats impe´riaux plus ou moins e´phe´me`res, agre´geant des ethnies diverses autour de dynasties turques ou mongoles rivales. La seule qui ait connu une longue dure´e est celle des Ottomans. Cette aire turque eurasiatique (du Pacifique a` la Me´diterrane´e), qui s’e´tale sur deux mille´naires, est compose´e de « socie´te´s segmentaires, fortement hie´rarchise´es et militarise´es, foncie`rement instables, mais capables si les conditions s’y preˆtent (contexte e´cologique, e´conomique et politique ge´ne´ral, apparition d’un personnage charismatique, e´mergence d’un projet collectif fort) de baˆtir des constructions politiques sophistique´es » (S. De Tapia, 2005, 350-351). La culture de la mobilite´ et l’usage nomade de l’espace sont au cœur de l’ensemble ethno-culturel turc.

La formation d’un espace anatolien dans la longue dure´e

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La trajectoire spatio-temporelle des Turcs s’e´tend sur une pe´riode de 1 500 ans environ, mais de 900 ans seulement en Asie Mineure ou Anatolie, alors que celle des Grecs, a` partir du de´but des cite´s-E´tats, s’e´tendait sur 2 000 ans environ. Dix formes sociales et/ou e´tatiques et territoriales diffe´rentes se succe`dent dans le temps (Figure 4). Elles montrent les principales discontinuite´s et les principales entite´s impe´riales ou nationales. Elles interagissent avec le noyau central identitaire constitue´ par des e´le´ments structuraux au nombre de trois, qui assurent la continuite´ sur la longue dure´e. Ce sont les structures sociales claniques et tribales de populations nomades, des structures linguistiques et culturelles (turcophonie et une religion syncre´tique qui est de plus en plus domine´e par l’Islam), enfin des comportements re´currents lie´s a` des guerres de conqueˆtes et des structures politiques (e´mirats, sultanats, empires). Ces e´le´ments structuraux ont e´te´ constamment repris aux diffe´rentes e´poques. Dote´s d’une relative permanence, ils se sont moule´s dans les cadres e´tatiques et territoriaux qui par leur succession traduisent des Iraniens : Sogdiens et Empire perse des Sassanides

Les Türük Confédéraon de tribus nomales Oghouz, Cepni... en Asie centrale (Otüken) Ve-VIIe siècles

Foyer originel de l’Altaï

Nomadisme et structures tribales

Communauté transnaonale turque d’Europe occidentale

Impact de la mondialisaon Diaspora kurde Diasporas des minorités chréennes

Islam arabo-persan

Empires des steppes Ouïghour Etat Ghaznévide Karakhamide VIIIe-XIe siècles

Empire des Grands Seldjoukides XIe-XIIIe siècles

Conquêtes mongoles et royaumes gengiskhanides

Sultanat Seldjoukide de Konya (Roum)

Turcophonie syncrésme religieux à dominante islamique

Empire byzann

XIIe-mi XIIIe

Emirats turkmènes frontaliers et post-seldjoukides XIe-XIVe siècles

Guerres de conquête de cavaliers-archers empires, sultanats, émirats

Empire de Tamerlan Empire ooman XIVe-XXe siècles

Naonalisme Jeune Turc Etat-Naon kémaliste Turquie Grandes Puissances victorieuses de la Première Guerre mondiale

Modèle de l’Etat-Naon européen occidental

Perse des Safavides aux Qadjars XVIe-XIXe

Réalisaon : Marie-Louise Penin, 2014

Figure 4 : Trajectoire spatio-temporelle des Turcs

L’espace turc de l’Anatolie

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ruptures ou de simples discontinuite´s. Enfin la couronne la plus externe montre les principaux apports exte´rieurs religieux (Islam arabo-persan) ou politiques, provenant des empires voisins, iranien, mongol ou byzantin, et de l’Europe occidentale. Les mode`les spatiaux, mode`le chrono-spatial de la turcite´ (Figure 5) et carte diachronique de la trajectoire euro-asiatique des Turcs (Figure 6), mon-

Communauté tr ansn ao na Minorité le s tur de cop m ho i ne sd e Etats - na on s: Ka za Sultanat se ldjo uk i

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Axe Est-Ouest de confédéraons de tribus nomades turcophones, sultanats, émirats, empire

, Turkmèn es , Kazaks beks Ouz is, zer akoutes kirs, I sA ach nt s, B ra he ac uv jan - Azéris d’Iran baïd ho zer ,A an

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g an inj X u sd o ur

Réalisaon : Marie-Louise Penin

Centre mobile se déplaçant le long d’un axe steppique eurasiaque Est-Ouest Espace anatolien de concentraon progressive de populaons turcophones Monde islamisé irano-turc d’Asie centrale et du Caucase Peuples turcophones périphériques Communauté transnaonale, diasporas de migrants turcophones en Europe et dans le monde

Figure 5 : Mode`le chrono-spatial des Turcs

La formation d’un espace anatolien dans la longue dure´e

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N

Océan Atlanque Mer d’Aral

Mer Noire

Empire ooman

Turcs Oghouz

Mer Caspienne

Trébizonde

Sultanat de Roum

Balkh Kaboul

Konya

Bagdad

Mer Méditerranée

Empire Ghaznévides seldjoukide d’Iran Ispahan

Mamelouks d’Egypte Le Caire

Golfe Persique

Océan Indien Mer Rouge

0

500 km Réalisaon : Marie-Louise Penin, 2014

Foyer originel des Turcs Oghouz (VIIe-IXe siècles) Ghaznévides (VIIIe-Xe siècles) Turcs seldjoukides (Xe-XIIe siècles) Empire ooman à parr du XVe siècle Extension maximale de l’Empire ooman (XVIe siècle) Sultanat Mamelouk (XIe et XVe siècles) Champ migratoire turc (XXe siècle) Fronère de la République turque (1923) Conquêtes anciennes Migraons depuis 1960

Figure 6 : Carte diachronique de la trajectoire eurasiatique des Turcs issus des tribus Oghouz, des Turcs de Turquie et des Aze´ris (VIIe-XXe sie`cles)

trent sous la forme de quatre anneaux de croissance l’expansion conque´rante des Turcs dans le temps long, de l’Asie centrale a` l’Europe occidentale, et sa traduction dans la re´partition spatiale actuelle des populations turques sur ` la diffe´rence du mode`le de l’helle´nisme, il n’y a le continent eurasiatique. A pas l’e´quivalent de l’espace central de concentration de´mographique, berceau culturel et identitaire dans la longue dure´e, qu’est le bassin e´ge´en. Si l’Anatolie joue aujourd’hui ce roˆle c’est un phe´nome`ne re´cent qui date du XX e sie`cle. Au

L’espace turc de l’Anatolie

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lieu d’un noyau central dans la longue dure´e, il y a un axe eurasiatique EstOuest a` travers les steppes, de l’Asie centrale a` l’Anatolie et aux Balkans, le long duquel les tribus nomades turques ont migre´ et progresse´ de fac¸on conque´rante entre le VIIe et le XVIIe sie`cle, pendant un mille´naire. Cet axe s’est prolonge´ au XX e sie`cle par le champ migratoire de trois a` quatre millions de migrants e´conomiques turcs, formant aujourd’hui une « communaute´ transnationale » turque dans l’espace europe´en et les pays arabes producteurs de pe´trole (Arabie saoudite, e´mirats du golfe arabo-persique, Lybie). Il s’agit d’un phe´nome`ne purement migratoire, d’origine e´conomique ou plus rarement politique (droit d’asile), d’une tout autre nature que les « invasions » ou conqueˆtes qui s’e´taient de´roule´es ante´rieurement dans la longue dure´e (voir chapitre 17). La fin de l’Empire ottoman, qui aurait pu se traduire par la disparition de tout e´tat turc, a de´bouche´, a` travers plusieurs e´pisodes guerriers tre`s violents (guerres balkaniques, Premie`re Guerre mondiale, guerre gre´co-turque), sur un E´tat-nation turc sanctuarisant l’Asie Mineure ou Anatolie et la Thrace orientale en un territoire national, qui se voulait exclusivement turc et avait tendance a` nier toute pre´sence minoritaire non musulmane sunnite ou non turcophone (voir chapitres 8, 9, 10). Tel est le premier anneau qui correspond a` l’espace dans lequel se sont concentre´es progressivement, dans le temps long, les populations turcophones les plus denses, issues de tribus turques ou turkme`nes conque´rantes et de conversions a` l’islam et a` la turcophonie d’une grande part des populations chre´tiennes ante´rieurement pre´sentes, dans le cadre du sultanat seldjoukide puis de l’Empire ottoman (Figure 5). Le second anneau de croissance est constitue´ par cette vaste aire culturelle irano-turque, turcophone et musulmane, allant des Balkans au Caucase et a` l’Asie centrale, qui, au XX e sie`cle, a donne´ naissance a` des E´tats-nations a` base linguistique ne´s de la politique des nationalite´s de Staline cre´ant des re´publiques fe´de´re´es au sein de l’URSS, dont l’implosion leur a donne´ le statut d’E´tats inde´pendants (Ouzbe´kistan, Kirghizstan, Turkme´nistan, Kazakhstan, Azerbaı¨djan) 10. Un troisie`me anneau comprend des populations turcophones musulmanes pe´riphe´riques plus e´loigne´es dans l’espace, ayant le statut de minorite´s en Russie : Tatars de Crime´e, peuples de la Volga (Turcs de Kazan, Tchouvaches, Bachkirs) ou Iakoutes de Sibe´rie. Les turcophones d’Iran autres que les Aze´ris ou bien les turcophones d’Afghanistan, disperse´s et souvent sans statut, sont aussi tre`s e´loigne´es de la turcophonie plus dense du second anneau. 10. Les Aze´ris d’Iran, sans identification institutionnelle, se situent dans cet anneau, mais avec la particularite´ d’une tre`s forte inte´gration a` la re´publique islamique d’Iran dont la tre`s grande majorite´ d’entre eux n’envisage pas de se dissocier (D. Rigoulet-Roze, 2011, 144-151).

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La formation d’un espace anatolien dans la longue dure´e

Le quatrie`me anneau de croissance s’est forme´ au XX e sie`cle avec le de´veloppement d’un vaste champ migratoire en direction de l’Europe occidentale a` partir de la Turquie, donnant naissance a` une communaute´ transnationale turque et a` l’inte´rieur de celle-ci a` des diasporas kurde, ale´vie ou assyro-chalde´enne. Les migrants Ouzbeks, Kazakhs, Turkme`nes, Kirghiz, originaires de l’Asie centrale, entretiennent des liens culturels plus ou moins e´troits avec les immigre´s turcs. Les migrations turques ne sont plus seulement oriente´es vers l’Europe et les e´tats pe´troliers du Moyen-Orient, elles s’orientent e´galement vers l’Asie centrale, la Russie et l’Afrique en fonction de la croissance e´conomique des entreprises turques du BTP et des PME, ou vers le Nouveau monde (Ame´rique, Australie), mais cela ne concerne que de faibles effectifs compare´s aux premiers (M. Bazin, S. de Tapia, 2012, 276-288). Cette pre´sence est souvent provisoire et faiblement enracine´e (voir chapitre 17). ` coˆte´ de ces deux acteurs principaux de la longue dure´e qui ont a` A diffe´rentes pe´riodes de son histoire unifie´ l’Asie Mineure ou Anatolie, les Grecs et les Turcs, il y a des acteurs non moins importants a` l’e´chelle mondiale, mais exte´rieurs tout en e´tant tre`s proches dans l’espace, et ayant exerce´ une influence tre`s grande dans divers domaines (religieux, linguistique, culturel, politique). Ce sont les Perses-Iraniens a` l’Est, les Arabes au Sud. Deux autres peuples d’une envergure spatiale plus re´duite, situe´s aux marges de l’Asie Mineure, mais ayant fait preuve d’une tre`s grande re´silience vis-a`-vis de leurs voisins qui n’ont pas pu les assimiler ou meˆme les inte´grer durablement a` leur territoire national : les Arme´niens et les Kurdes. Il convient e´galement d’analyser et de mode´liser leur comportement historique et spatial pour mieux comprendre le roˆle qu’ils jouent dans la structuration de la « Re´gion Interme´diaire ».

Chapitre 5

L’influence des Perses-Iraniens peuple de la longue dure´e sur l’Asie Mineure

Les Iraniens sont avec les Grecs, les Chinois, les Indiens, et quelques autres tels que les Arme´niens, l’un des plus anciens peuples du monde. Leur histoire s’e´tend sur deux mille´naires et demi. Ils ont e´te´ souvent conquis et soumis parfois pendant des sie`cles a` des dynasties grecques, arabes, turques, mongoles. Ils auraient pu disparaıˆtre par assimilation, mais ont, au contraire, remarquablement surve´cu et maintenu leur aire culturelle. L’espace iranien a e´te´ re´gulie`rement mais pas continuˆment unifie´ par des « empires » iraniens ou perses mais souvent dirige´s par des non Iraniens, des Grecs, des Turcs ou des Mongols en particulier. Cet espace a trois dimensions : politique (entite´ impe´riale), ethno-linguistique (langues iraniennes), religieuse (mazde´enne puis musulmane chiite). Il se situe a` l’intersection des aires correspondant a` ces trois phe´nome`nes : le haut plateau iranien et le croissant fertile des oasis des pie´monts qui entourent les de´serts de Lut et de Kavir. On y trouve aujourd’hui une majorite´ de persanophones chiites. Les quatre empires des Ache´ne´nides, des Sassanides, des Safavides et des Qajars ont e´te´ construits autour d’une dynastie et d’une administration fortement centralise´e. Les deux derniers chahs, Reza et Mohammad Reza Pahlavi, ont cre´e´ un E´tat-nation centralise´ et persanophone a` l’inte´rieur des frontie`res he´rite´es des Qajars et ils ont cherche´ a` e´tendre l’influence de l’Iran sur l’espace historique de ses anciens empires. Les Perses ache´me´nides avaient domine´ et annexe´ a` leur empire l’Asie Mineure dont ils avaient contribue´ a` structurer l’espace en y e´tablissant des satrapies, qui ont eu des prolongements dans les provinces helle´nistiques et romaines. Mais ils ont surtout influe´ sur l’e´volution de cet espace en laissant passer ou en servant de relais a` des envahisseurs nomades originaires d’Asie centrale (Turcs, Mongols). Ces conque´rants ne leur ont-ils pas emprunte´ une partie de leur culture (religion islamique, langue, art de gouverner) ? Mais n’ont-ils pas fonde´ leur E´tat, seldjoukide, puis surtout ottoman, dans le

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L’influence des Perses-Iraniens sur l’Asie Mineure

prolongement de l’empire romain puis byzantin, qui, comme eux, avait re´siste´ victorieusement aux tentatives des Perses d’e´tendre leur territoire vers l’ouest ? La turquisation de l’Asie Mineure a-t-elle efface´ totalement ce qu’on pourrait appeler le legs iranien en Anatolie ?

La langue La seule de´finition qui convienne du peuple iranien dans la tre`s longue dure´e est linguistique : est Iranien celui qui parle une langue iranienne, qui la parle de naissance, cette langue ayant e´te´ adopte´e au cours des temps par d’autres peuples ou individus comme outil culturel 1. Malgre´ un grand conservatisme qui fait qu’un linguiste puisse suivre la filiation de certains mots du VIe sie`cle av. J.-C. jusqu’a` nos jours, l’iranien s’est diffe´rencie´ en plusieurs langues simultane´es ou successives, pre´sentant entre elles des points communs, rendant l’intercompre´hension ge´ne´ralement possible mais parfois difficile. Toutes les langues iraniennes se rattachent a` la famille indo-europe´enne et a` la sous-famille indo-iranienne 2. Le persan s’e´crit en caracte`res arabes mal approprie´s a` sa phone´tique. Il a adopte´ un grand nombre de mots arabes a` cause de l’Islam et de la longue domination arabe. Les Parthes, puis les Sassanides, ont assure´ la survie du persan ou pehlevi face au grec puis a` l’arabe, utilise´s par la classe cultive´e. C’est le petit peuple paysan des villages et les mazde´ens re´sistant a` l’Islam qui ont permis la pre´servation de cette langue (J. P. Roux, 2006, 22-25). Les Iraniens sont, a` l’origine, des nomades des steppes, cavaliers ne´s, conque´rants, comme le seront plus tard les Turcs et les Mongols. Ils ont tout au long de leur histoire, entre le VI e sie`cle avant J.-C. et le XXI e apre`s J.-C., vu se succe´der une douzaine d’E´tats impe´riaux dirige´s, a` plusieurs reprises, par des conque´rants non iraniens mais ayant adopte´ la culture iranienne. Le premier d’entre eux, l’Empire ache´me´nide, le plus vaste, a profonde´ment marque´ les e´tats helle´nistiques et les constructions impe´riales successives, arabes, turques ou perses qui ont suivi, donc l’Asie Mineure.

1. Les Iraniens sont des Aryens, leur pays e´tant l’Aryana, mot qui signifie noble en iranien comme en sanscrit (airiya et aria). Ils se sont tre`s toˆt me´lange´s avec des populations pre´iraniennes asianiques (kassites, gutites, e´lamites) du plateau iranien. Ce sont les tribus indoeurope´ennes installe´es dans le Faˆrs, dans le sud-ouest de l’Iran qui sont a` l’origine de la langue persane (faˆrsi qui a donne´ perse et persan). 2. On les classe en trois groupes : le groupe nordique, celui des Scythes, qui subsiste seulement en Osse´tie, le groupe occidental le plus abondant (le persan ou farsi, le tadjik, le kurde, le baloutche), enfin le groupe oriental (le yaghnabi reste du sogdien, le pachtou ou afghan, l’ourdou en Inde, le kouchane et le koutche´en en Asie centrale).

L’influence des Perses-Iraniens

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Le mode`le de l’Empire perse Ache´me´nide On est frappe´ par l’ampleur exceptionnelle de l’espace couvert, de l’Indus au Danube et a` la mer E´ge´e. D’anciens royaumes ou empires he´ge´moniques (Me´die, Lydie, Babylonie, E´gypte) ont e´te´ transforme´s en satrapies : l’E´gypte, la Babylonie, la Bactriane, la Me´die (Ecbatane)... La Me´die retint un prestige particulier parmi les pays conquis, probablement a` cause de ses liens politiques et culturels anciens avec la Perse. Les Me`des furent les seuls parmi les peuples conquis a` acce´der a` de hauts postes militaires. Les he´ritages de ces socie´te´s diverses n’e´taient pas nie´s mais inte´gre´s par la dynamique d’une construction e´tatique nouvelle, baˆtie autour du pouvoir illimite´ du Grand Roi, qui continuait de s’adresser aux « peuples, cite´s, rois et dynastes ». Les Perses n’ont pas cherche´ a` diffuser et a` imposer a` ces peuples tre`s divers leur langue et leur religion. Une ide´ologie nouvelle cimentait cet ensemble disparate, dans laquelle les e´le´ments iraniens jouaient un roˆle de´terminant : les divinite´s Ahura-Mazda puis Anahita et Mithra occupaient une position centrale. Le « pacte dynastique » e´tait fonde´ sur la convergence d’inte´reˆts communs entre le roi et l’aristocratie perse, que P. Briant (1996) appelle « l’ethno-classe dominante ». Celle-ci e´tait lie´e au roi par des rapports ine´galitaires a` travers l’e´change dons/services. Chaque entite´ familiale perse avait un acce`s privile´gie´ aux postes de pouvoir sous la direction du Grand Roi. Elles s’appuyaient elles-meˆmes sur les e´lites locales au sein d’organisations diverses (pouvoirs dynastiques, sanctuaires, cultes). La dynamique impe´riale e´tait ainsi fonde´e sur la supre´matie des Perses et sur leur collaboration avec les classes dominantes locales. Les dirigeants pouvaient eˆtre issus de deux cultures diffe´rentes, mais se sentaient perses au sens politique du terme.

Un espace immense, un centre pluriel et un pouvoir itine´rant L’espace impe´rial est de´crit comme immense, mais ethniquement, culturellement et linguistiquement tre`s divers, ses « frontie`res » e´tant confondues avec les limites du monde habite´. Il s’organisait autour d’un centre qui, selon la plupart des inscriptions, comprenait la Perse, la Me´die et l’E´lam, les pays ou` e´taient implante´s les centres se´dentaires du pouvoir ache´me´nide : Pasargades, Perse´polis, Ecbatane, Suse. Ces capitales e´taient relie´es a` l’ensemble des provinces de l’empire par le re´seau des routes royales qui e´taient des axes militaires et de communication (courriers royaux), les e´changes commerciaux empruntant plutoˆt les routes fluviales et maritimes (cabotage) (P. Briant, 1996, 192-196). Le noyau central de l’empire e´tait constitue´ par le sous-ensemble PerseMe´die uni par ses liens ethnoculturels et linguistiques. C’est l’Ariane` de

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Strabon, des peuples dits aryens. Pour Darius, la Perse et les Perses (le pays royal dahyu) occupaient une place privile´gie´e, ne versant pas de tribut et e´tant place´s sous la protection d’Ahura-Mazda. Seuls les Perses encadraient le char royal dans le corte`ge de Xerxe`s de´crit par He´rodote (P. Briant, 1996, 195). Ce pouvoir royal e´tait en effet itine´rant, se de´plac¸ant pe´riodiquement entoure´ par des milliers de membres de la maison royale au centre de l’empire ou dans les centres de sa pe´riphe´rie : Babylone, Sardes, Memphis ou Bactres. Le syste`me tributaire, qui alimentait les tre´sors royaux et permettait le fonctionnement de l’empire, avait e´te´ organise´ le plus efficacement par Darius, qui avait donne´ une nouvelle fondation a` l’ordre dynastique et impe´rial. Dans la majorite´ des cas, les satrapes e´taient charge´s de rassembler les tributs fixe´s sur les ethne` qui relevaient de leur autorite´ (P. Briant, 1996, 404). Ce syste`me tributaire impliquait « le maintien des structures politiques locales, c’est-a`-dire la reconnaissance de l’autorite´ des chefs et dirigeants des diffe´rents peuples, qu’on les appelle rois (Chypre, Phe´nicie), dynastes (Paphlagonie), ethnarques, koˆmarques, ou encore gouvernants d’une cite´ (qu’elle soit grecque ou babylonienne). Aux extre´mite´s de l’empire (ta eskhata), les peuples livraient re´gulie`rement un don au lieu d’un tribut ou d’une taxe ce qui en principe les mettait dans une situation de de´pendance moindre. C’e´tait le cas des Colchidiens, E´thiopiens, Arabes, Libyens, Cyre´ne´ens et Barke´ens. « Dans la pratique tributaire, a` l’inte´rieur de sa circonscription, le satrape e´tait responsable, devant le roi, de la leve´e et de la livraison du tribut fixe´ globalement. Mais on doit supposer en meˆme temps que chaque « dynaste » ou « roi » ou « cite´ » e´tait lui-meˆme responsable de la leve´e de la part du tribut total qui pesait spe´cifiquement sur son ethnos : il lui revenait de re´partir le fardeau entre les diffe´rents sous-ensembles qui composaient la communaute´ qu’il repre´sentait devant le pouvoir satrapique » (P. Briant, 1996, 423). La logique territoriale impe´riale ache´me´nide s’est appuye´e sur un espace central perse et me`de ethniquement et culturellement homoge`ne, assez vaste, dote´ d’une e´lite de familles perses ou assimile´es. La pluralite´ des capitales est a` mettre en rapport avec la prise en compte des re´sidences royales des E´tats conquis (Ecbatane, Sardes, Bactres, Babylone, Suse, Saı¨s, Memphis), et avec le caracte`re itine´rant du pouvoir du Grand Roi, allant de l’une a` l’autre. Meˆme apre`s la fondation de Pasargades, ces anciennes capitales ont conserve´ une place e´minente dans l’empire nouveau, certaines devenant des capitales satrapiques, d’autres des centres de pouvoir sur de plus vastes re´gions (Sardes a` l’Ouest, Bactres a` l’Est), d’autres des re´sidences royales proprement dites (Ecbatane, Babylone, Suse, Perse´polis). La force de l’empire perse a e´te´ sa capacite´ a` ge´rer une grande diversite´ politique et socioculturelle tout en maintenant fermement une unite´ incontestable autour

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de la personne du Grand Roi. L’e´difice impe´rial reposait sur l’articulation entre le pouvoir central absolu du grand roi, itine´rant, se de´plac¸ant entre les anciennes capitales, et celui des satrapes qui reproduisaient en plus petit le pouvoir royal.

Une structure territoriale pe´renne : les satrapies Le terme de satrape, qui signifie en vieux perse « protecteur du pouvoir (royaume) », est atteste´ de`s l’e´poque de Cyrus et Cambyse (559-522 av. J.-C.). Il est d’abord et avant tout le repre´sentant personnel du roi qui doit obe´ir aux ordres du pouvoir central et lui rendre des comptes. La cre´ation des satrapies n’a pas entraıˆne´ la disparition des entite´s politiques pre´existantes : les cite´s grecques, phe´niciennes ou les villes babyloniennes, les petites principaute´s d’Anatolie, conservaient une large autonomie a` condition de satisfaire a` leurs obligations militaires et fiscales ou tributaires. Ils s’appuyaient sur les forteresses existantes et sur des garnisons (P. Briant, 1996, 76-78). Le satrape, qui e´changeait avec le pouvoir central une correspondance suivie, e´tait entoure´ d’un grand nombre de secre´taires et de scribes. Cet empire ache´me´nide a dure´ plus de deux sie`cles de Cyrus et Cambyse (557-522 avant J.-C.) a` Darius III (330 av. J.-C.). Prolonge´ par l’empire e´phe´me`re d’Alexandre, il a pese´ tre`s fortement sur les structures e´tatiques et territoriales des royaumes helle´nistiques qui lui ont succe´de´, en particulier sur celles des Se´leucides et des Attalides. On peut donc estimer a` une dure´e de cinq sie`cles environ la re´silience des structures e´tatiques cre´e´es et mises en œuvre par la dynastie ache´me´nide. Ne peut-on pas aussi estimer qu’il s’est prolonge´ dans une grande mesure dans l’empire des Arsacides (Parthes) (247 avant J.-C. – 224 apre`s J.-C.) puis des Sassanides (224-651 apre`s J.-C.) ? Ils couvraient le meˆme espace centre´ sur la Perside que l’empire ache´me´nide, de l’Inde et l’Asie centrale jusqu’en Arme´nie, mais sans l’Asie Mineure. « La domination des Ache´me´nides remplit ainsi l’une des conditions essentielles de l’empire : la domination de toutes les terres de plus forte densite´ et de plus haut rendement du monde connu en particulier l’E´gypte et la Me´sopotamie pour des mille´naires de´sormais se´dentarise´es, re´duites a` la fonction productive et a` la collecte fiscale par des maıˆtres venus d’ailleurs » auxquelles il faut ajouter l’ouest de l’Asie Mineure (Lydie et cite´s grecques de la coˆte) (G. Martinez-Gros, 2014, 49). L’ache`vement de l’unification de cet immense espace e´choua a` cause de la re´sistance victorieuse des Grecs au cours des guerres persiques (490-479 av. J.-C.). L’empire d’Alexandre le Grand re´ussit l’inte´gration de cet espace apre`s avoir soumis ou marginalise´ les divers E´tats grecs. Cependant Alexandre ne re´ussit pas a` fusionner l’helle´nisme et l’Orient, et la gouvernance grecque a` forger la cohe´sion de

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cet immense champ ge´opolitique. Ainsi l’empire a perdu son unite´ apre`s la mort d’Alexandre, mais le contact avait e´te´ si fort qu’il favorisa le de´veloppement d’une civilisation commune a` cet espace me´diterrane´en et moyenoriental, celle du monde helle´nistique. (A. L. Pierris, 1998, 394-396).

La dynastie sassanide (223-652) La monarchie sassanide durera quatre sie`cles, comptant une trentaine de souverains. Ils ont tous passe´ une partie de leur temps a` lutter contre leurs voisins : Romains, Kouchanes, Arme´niens. Chapur Ier (241-272) fut le plus glorieux ayant re´ussi a` capturer l’empereur romain Vale´rien en 260 a` E´desse, ainsi qu’a` enlever Peshawar, capitale des Kouchanes (J. P. Roux, 2006, 195197). L’empire sassanide, comme le perse ache´me´nide, e´tait divise´ en provinces, certaines plus proches du centre sous le controˆle direct du roi a` travers des membres de la famille royale, d’autres plus e´loigne´es dirige´es par un satrape. Ces structures administratives de meˆme que les villes principales sont encore mal connues. Les tre`s anciennes satrapies furent maintenues. L’empire sassanide a englobe´ toute la moitie´ orientale de l’Asie Mineure. La royaute´ e´tait tre`s centralise´e et s’appuyait sur une administration remarquablement organise´e qui servira de mode`le aux Arabes (J. P. Roux, 2006, 208-210). La dynastie, se voulant mazde´enne orthodoxe, a redonne´ a` la grande de´esse Anahita une place privile´gie´e presque sur un pied d’e´galite´ avec Ahura Mazda. D’autres religions e´taient pre´sentes en Iran : le Maniche´isme, le Judaı¨sme, le Christianisme. Celui-ci e´tait la religion des Arme´niens et des Byzantins, donc ennemie. Mais une E´glise iranienne nestorienne fut constitue´e a` Se´leucie-Cte´siphon avec un catholicos, cinq me´tropolites et trente e´veˆques. Une re´volution sociale avec le soutien royal (Kavadh, 488-531) de´clencha une guerre civile provoquant un grand de´sordre. Suivit un re´gime quasiment dictatorial dans lequel l’E´glise mazde´enne occupait une grande place (J. P. Roux, 2006, 203-204). Le roi Khosrau Ier (Khosroes, 531-579), qui redressa la situation, passe pour le plus brillant de l’histoire sassanide. La socie´te´ des Sassanides dans la droite ligne´e de celle des Ache´me´nides e´tait, selon la terminologie de A. D. Smith (1986), une ethnie horizontale aristocratique (a` quatre castes) au pe´rime`tre tre`s large et aux frontie`res laˆches et floues, englobant un grand nombre d’autres ethnies et religions dote´es de leurs propres souverains subordonne´s au roi des rois. Ses mythes, symboles, me´moires et valeurs se sont transmis dans les traditions iraniennes des classes dirigeantes de culture mazde´enne (zoroastrienne) a` travers l’architecture des temples et palais, la litte´rature religieuse et la langue, les structures familiales aristocratiques et les coutumes.

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L’Iran sous la domination arabe Aucune religion a` vocation universelle ne s’est impose´e aussi rapidement que l’Islam. Aucune langue ne s’est re´pandue aussi rapidement que l’arabe. Aucune civilisation ne s’est constitue´e en aussi peu de temps que celle de l’Islam. Cette prodigieuse re´ussite peut s’expliquer dans une certaine mesure par les insuffisances et les faiblesses de ceux qui auraient pu y faire obstacle : les Byzantins et les Sassanides. Leurs pouvoirs tyranniques pressuraient d’impoˆts leurs sujets, ne leur laissaient pas assez de liberte´ religieuse et ils e´taient mal servis par leurs arme´es de mercenaires. Une longue guerre de vingt-cinq ans (602-627) les avait conside´rablement affaiblis. Les Arabes, tre`s endurcis a` la guerre par leurs rivalite´s ante´rieures et motive´s par la « guerre sainte » (jihad) qui les menait au paradis, se sont pose´s en libe´rateurs, en protecteurs des Chre´tiens et des Juifs d’abord, des Mazde´ens ensuite. Ils conside´raient le religieux, le politique et le social comme formant un ensemble indissociable, une civilisation puissante et originale, arabe mais aussi constitue´e par des e´le´ments emprunte´s aux civilisations ante´rieures et en particulier a` l’Iran. Celui-ci devint une province de l’immense empire musulman omeyyade, une grande partie des e´lites de l’administration sassanide adoptant l’Islam pour sauvegarder leur position sociale (J. P. Roux, 2006, 251-260). L’empire perse fournit a` l’empire islamique ses mode`les politiques et artistiques, surtout apre`s l’ave`nement de la dynastie abbasside, dont la capitale Bagdad fut fonde´e en 762 a` proximite´ de l’espace iranien. De 775 a` 803 les vizirs aupre`s du calife abbasside e´taient persans de meˆme qu’une grande partie des soldats de la garnison de la capitale. La maıˆtrise de la siyasa, l’art de gouverner les hommes, e´tait conside´re´e comme l’un des attributs des Persans. L’e´lite persane fut momentane´ment arabise´e (VIIIe-X e sie`cles), mais au sein de l’Islam classique une identite´ persane s’est maintenue. Les Persans e´taient conside´re´s comme e´trangers par les Arabes, mais jouaient un roˆle important comme intellectuels et e´crivains. Apre`s une longue e´clipse, la langue iranienne s’est de nouveau impose´e alors que la Syrie, l’E´gypte, la Tunisie, l’Irak ont perdu leurs langues, sont devenus arabophones, mais aussi arabes. Le syste`me abbasside strictement monarchique avec une cour re´gle´e par une stricte e´tiquette imitait l’Iran des Sassanides. L’empire musulman s’est disloque´, victime de son immensite´ (J. P. Roux, 2006, 261-267). De`s 820-840, les Turcs s’e´taient impose´s comme la asabiya principale de l’empire, les Arabes conservant le droit exclusif au califat.

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L’Iran sous domination turque : l’Empire seldjoukide Le Turc Toghrul Beg conquit l’Iran et se convertit a` l’Islam au contact direct avec le califat abbasside de Bagdad et son protecteur chiite le souverain bouyide. Il s’entoura d’Iraniens a` qui il confia l’administration de son E´tat, faisant du persan sa langue officielle. Il entama alors une guerre sainte contre les infide`les, d’abord les Byzantins. En 1055, le calife l’accueillit a` Bagdad, d’ou` il chassa les Bouyides et rec¸ut le titre de Sultan, roi d’Orient et d’Occident. Il prit Ispahan (1059), dont ses successeurs feront leur capitale. Alp Arslan (1063-1073), fils de Tchakri Beg, qui avait succe´de´ a` son pe`re au Khorassan, succe´da ensuite a` son oncle Toghrul Beg a` la teˆte de l’empire d’Iran qui devint l’empire des Grands Seldjoukides. Il en fut le cre´ateur et l’organisateur avec l’aide de son tre`s grand ministre Nizam al-Mulk (1018-1092). Apre`s avoir conquis l’Arme´nie et pris Erzerum et Ani (1048-1064), alors que les tribus turkme`nes pe´ne´traient loin en Asie Mineure, Alp Arslan livra une bataille de´cisive a` Malazgirt (Manzikert) en 1071, ou` il fit prisonnier l’empereur byzantin et ouvrit l’Anatolie aux Turcs. Un peu plus tard, l’Asie Mineure devint de plus en plus turque, lorsque les Seldjoukides prirent Ikonion, re-nomme´e Konya, ou` ils fonde`rent le sultanat de Ruˆm. La situation ethnique et linguistique du monde iranien fut profonde´ment alte´re´e par l’irruption des nomades turcophones aux XI e-XII e sie`cles. Les Seldjoukides ont refait l’unite´ d’une partie du monde musulman, de la Syrie a` l’Asie centrale et ont reconstitue´ un grand empire d’Iran comparable a` ceux de l’Antiquite´. Quoique la dynastie soit turque et son arme´e compose´e d’une majorite´ de Turcs, il s’agissait bien d’un empire iranien dont la langue e´tait le persan, dont les cadres administratifs e´taient persans et la culture avant tout iranienne, malgre´ de nombreuses influences steppiques, bouddhistes ou chinoises. L’empire des grands Seldjouks de Melikschah (1090) couvrait un espace comparable a` celui des Perses Ache´me´nides ou d’Alexandre le Grand a` l’exception des Balkans et de l’E´gypte (J. P. Roux, 2006, 316-318). Dans les deux sultanats seldjoukides, le grand et celui de Ruˆm (Konya) 3, les classes administratives e´taient avant tout compose´es d’Iraniens, qui au XIIe sie`cle e´taient des immigrants venant du Khorassan, du nord-ouest de l’Iran ou meˆme d’Ispahan (C. Cahen, 1968, 224). « Refuge des Iraniens que chassent successivement les de´pre´dations khwaˆrizmiennes, puis la pousse´e mongole, l’Anatolie turque prolonge alors et recueille la civilisation 3. Cet E´tat au de´but du XIII e sie`cle « fait figure de grande puissance : les villes que les nomades turcomans avaient d’abord affaiblies, y renaissent ; les ressources agricoles, pastorales et minie`res y sont a` nouveau exploite´es ; le commerce s’active avec l’Asie inte´rieure et Constantinople, avec l’E´gypte et la Russie ; la monarchie enfin graˆce a` sa solide arme´e, intervient dans les affaires de la Haute Me´sopotamie et de la Syrie » (C. Cahen, 1957, 302).

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de l’Iran ; la coupure est, au contraire, totale avec le monde arabe, ou` les Turcs, simple aristocratie militaire, ne se sont jamais acclimate´s » (C. Cahen, 1957, 302). Les influences iraniennes ont e´te´ puissantes dans le sultanat seldjoukide de Ruˆm qui sut attirer un grand nombre d’Iraniens qui fuyaient l’invasion des Mongols. Claude Cahen note a` deux reprises l’importance de cette pre´sence iranienne : « C’est un fait que dans plusieurs cas, l’histoire te´moigne d’une sorte de symbiose turco-persane, alors qu’il n’y eut jamais de symbiose turco-arabe » (C. Cahen, 1968, 257) 4. Le chiisme et le sunnisme coexistaient en Asie Mineure a` cette e´poque, avant la restructuration du premier par les Safavides en Iran au XVI e sie`cle 5. L’influence arabe e´tait beaucoup plus limite´e que l’influence iranienne et s’exerc¸ait avant tout dans le domaine juridique (C. Cahen, 1968, 349). Une re´partition ethnique et historique des roˆles s’est ainsi mise en place. Le sultan turc ou kurde commandait les hommes de guerre, e´trangers a` la population se´dentaire majoritaire dont le calife arabe e´tait issu et de´fendait les inte´reˆts, soutenu par les hommes de religion. Il y avait « deux ordres de langues du pouvoir, l’une se´dentaire (arabe et persan), l’autre militaire (turc). « L’Empire seldjoukide, en associant sultan turc et vizir persan, ne fait que de´ployer dans ses institutions l’imaginaire ethnico-politique de l’Empire abbasside qui l’a pre´ce´de´ » (G. Martinez-Gros, 2014, 178-179).

Les invasions mongoles : les Ilkhan et les Timourides La premie`re invasion des Mongols de Gengis Khan en 1219-1220 fut ¨ go¨deı¨ (1230-1243). En 1259, suivie d’une deuxie`me conqueˆte par son fils O Khubilaı¨ avait le pouvoir supreˆme a` Pe´kin. L’empire mongol e´tait divise´ en quatre nations : les Khanats de Chine (Yuan), d’Asie centrale (Djaghataı¨), de Russie (Horde d’or ou Kiptchak) et d’Iran (Ilkhan). Les Ilkhas ont re´gne´ sur l’Iran de 1253 a` 1336. L’Islam gagna du terrain y compris chez les Mongols. Les Seldjoukides de Ruˆm furent vassalise´s par les Mongols qui, au lieu de de´truire leur gouvernement, exige`rent seulement une contribution a` l’entretien de leur arme´e. Le resserrement des liens avec l’Iran accentua en 4. Plus loin, « Dans l’ensemble, en particulier en comparaison avec la situation ottomane, la symbiose qui s’est ave´re´e la plus fertile fut celle entre les Iraniens et les Turcs, non pas celle des Turcs avec les indige`nes (byzantins) » (C. Cahen, 1968, 369). 5. Cette coexistence de missionnaires de ces deux courants de l’Islam a` un moment ou` les Turcs et Turcomans se convertissaient massivement est sans doute a` l’origine du syncre´tisme Alide, qu’on appellera plus tard Ale´vi, qui incorpore e´galement des e´le´ments turco-mongoles pre´islamiques. L’influence du Calife al-Nasir et de la the´orie de la futuwwa, encourageait la ve´ne´ration des douze imams dans un mouvement d’inspiration soufie.

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Asie Mineure l’iranisation de la culture, qui avait largement progresse´ dans les dernie`res anne´es de ce sultanat seldjoukide. De splendides mosque´es et madrasas, des mausole´es et caravanse´rails, furent e´rige´s a` Konya, Sivas, Amasya. Ces villes profite`rent de l’ouverture aux routes commerciales de l’E´tat ilkhanide unissant l’Asie Mineure a` l’Iran (C. Cahen, 1957, 520-521). La chute des Ilkhans entraıˆna la se´paration de l’Asie Mineure de l’Iran, le morcellement de celui-ci par la cre´ation de nombreux E´tats inde´pendants parfois place´s sous l’autorite´ nominale d’un khan de sang gengiskhanide. La parcellisation de l’Iran qui ne dura que 45 ans fit re´gresser l’e´conomie et la culture et favorisa l’intervention de Tamerlan. Le de´sordre re´gna jusqu’a` l’apparition d’un homme fort, Timur leng ou Tamerlan, un turcophone se donnant une ge´ne´alogie mongole gengiskhanide 6. L’Iran appartenait, une fois de plus, aux Turcs : a` l’Ouest, des Turcs nomades plus ou moins de´vastateurs ; a` l’Est des Turcs se´dentarise´s de haute culture qui cre´aient une des plus belles expressions de toute la civilisation musulmane. Des Iraniens au meˆme moment dominaient les Indes de l’Indus au delta du Gange. Les tribus turcophones de l’Azerbaı¨djan, de l’Arme´nie et de l’Anatolie orientale vivaient en vase clos, e´chappant presque totalement au controˆle des autorite´s religieuses officielles sunnites. Elles conservaient beaucoup de leurs croyances traditionnelles, mieux accepte´es par le chiisme. Elles e´taient oppose´es a` l’E´tat ottoman et se plaignaient de payer un impoˆt trop lourd. Elles n’e´taient pas mieux dispose´es envers les Turkme`nes et avaient commence´ a` ` ces rallie´s on donna le nom de Kizil Bach ou Teˆtes rejoindre les Safavides. A Rouges, parce qu’ils e´taient coiffe´s d’un bonnet rouge. Cette appellation prendra peu a` peu un sens plus large et finira par de´signer tous les he´te´rodoxes turcophones de l’Asie Mineure.

Les Safavides (1501-1722) Chah Ismaı¨l l’invincible s’est fait proclamer en 1502 Chah d’Iran et a de´clare´ le chiisme religion d’E´tat. En 1501, il avait pris Bakou puis tout l’Azerbaı¨djan, puis e´tait entre´ a` Tabriz. L’anne´e suivante, il avait pris possession du Faˆrs et de l’Irak, puis de tout le plateau iranien. La dynastie safavide e´tait fonde´e et le royaume de Perse constitue´. Il regroupait la plus grande partie des terres qui, depuis un mille´naire, e´taient ou avaient e´te´ iraniennes, a` 6. Tamerlan (1370-1405), plus turc que mongol, se disait musulman convaincu, mais il s’attaqua a` de nombreux E´tats musulmans massacrant leurs habitants : la Horde d’or, Delhi, les Ottomans. Il fit la guerre en Iran de 1381 a` 1399. Il gagnait des batailles, souvent graˆce a` son seul courage physique, prenait des villes, mais ne pouvait pas y e´tablir durablement son autorite´, et il devait encore gagner de nouvelles batailles et enlever d’autres cite´s.

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l’exception du Khwarzem et de la Sogdiane. Il se re´tre´cira au cours des sie`cles, en perdant l’Afghanistan, mais l’Iran contemporain en est l’he´ritier. Ce n’e´taient pas des Iraniens qui l’avaient fonde´ et le dirigeaient, mais des Turcs et encore pour longtemps 7. La dynastie safavide, qui domina l’Iran jusqu’en 1722 et avait cherche´ a` reconstituer le vaste territoire seldjoukide, se heurta a` la re´sistance des Ouzbeks en Asie centrale (1512) et des Ottomans en Anatolie (1514). Elle ne re´gna en de´finitive, malgre´ l’e´clat de sa culture, que « sur un monde creux d’oasis clairseme´es, cerne´es de tribus turques rebelles » (G. Martinez-Gros, 2014, 142). Malgre´ l’autorite´ acquise des Turcs, il se forma peu a` peu une nation iranienne faisant vivre ensemble des hommes qui s’e´taient combattus, ne parlaient pas la meˆme langue, ne pratiquaient pas a` l’origine la meˆme religion, e´taient citadins, paysans ou nomades. La personnalite´ de Chah Ismaı¨l, en qui ses partisans les plus fervents voyaient une re´incarnation d’Ali, permit de souder ensemble les diffe´rents e´le´ments du puzzle iranien. Les Kizil Bach souffrant des sunnites et du gouvernement ottoman, qui avait remporte´ la victoire de C¸aldiran (1514), n’e´taient pas e´loigne´s des Iraniens du plateau en majorite´ chiites duode´cimains convaincus, hostiles au sunnisme. Chah Ismaı¨l et son entourage virent dans le chiisme, tel qu’il e´tait pratique´ depuis le XVe sie`cle, le meilleur moyen de faire l’unite´ du pays. Ils proclame`rent le chiisme religion d’E´tat et l’impose`rent de force a` ceux encore nombreux qui n’y adhe´raient pas. Ainsi l’Iran s’unifia graˆce au chiisme, devenant le seul pays du monde musulman a` le professer officiellement. Il y trouva les forces pour re´sister aux attaques de ses voisins, se soudant dans la ne´cessite´ de se de´fendre. Les divisions ethniques, linguistiques, voire religieuses, s’atte´nue`rent devant la ne´cessite´ de faire front. Les Aze´ris, d’origine iranienne mais de langue turque, adhe´re`rent au chiisme. Une partie des tribus kurdes, qui de´fendaient a` l’Ouest le pouvoir safavide contre les Ottomans, fut de´porte´e au Nord-Est dans le Khorasan pour prote´ger la frontie`re face aux Ouzbeks. L’Iran chiite et persan du plateau iranien e´tait conforte´ graˆce a` la cohe´sion forte impose´e par les souverains safavides, pardela` certains des clivages ethniques (B. Hourcade, 2010, 50). L’accession au troˆne de Chah Abbas sauva l’Iran de la double attaque a` ses frontie`res occidentales et orientales. Il fit reculer les Ottomans jusqu’aux frontie`res de 1576. Il s’entendit avec les Anglais pour chasser les Portugais d’Ormuz (1622). Il eut une politique inte´rieure et culturelle tre`s efficace et brillante. Il de´cida en 1598 de de´placer sa capitale de Tabriz, trop expose´e aux 7. Chah Ismaı¨l e´tait Kurde mais il e´tait tre`s fortement turquise´, avec un comportement tre`s proche de celui des hommes d’Asie centrale. Il parlait en turc et e´crivit dans cette langue l’essentiel de son œuvre litte´raire, meˆme s’il parlait et e´crivait aussi l’arabe et le persan. Il ve´cut au milieu des Kizil Bach turcophones qui constitue`rent l’essentiel de ses forces arme´es.

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attaques ottomanes, a` Ispahan, l’ancienne me´tropole des Seldjoukides, et en fit la plus belle ville d’Iran. L’influence culturelle iranienne s’est poursuivie dans la civilisation ottomane ne´e de la fusion de celles qui s’e´taient e´panouies dans la principaute´ des Karamanides, ayant succe´de´ au sultanat Ruˆm de Konya, dans les principaute´s de Kastamouni et du Mouton Blanc. « La culture y demeure largement attache´e a` la tradition arabe et iranienne.... Mystiques, poe`tes et narrateurs de tout genre utilisent encore fre´quemment le persan, la litte´rature turque reste faite surtout de traductions ; elle de´veloppe les the`mes de la mystique ou de la narration e´pique iranienne ou parfois arabe, et il arrive aux lettre´s qui s’y adonnent de penser en iranien ce qu’ils e´crivent en turc, au risque d’eˆtre incompris de la majorite´ de leurs compatriotes » (C. Cahen, 1957, 545-546).

Les re´formes et la modernisation sous influence e´trange`re : des Qadjars aux Pahlavis Karim Khan (1750-1779) gouverneur de Chiraz reconstruisit l’unite´ de l’Iran. Il se contenta d’eˆtre re´gent (Vakil). L’un de ses serviteurs, Agha Muhammad le Qadjar, profitant de sa mort, entreprit la conqueˆte de l’Iran. Apre`s s’eˆtre autoproclame´ Chah a` Te´he´ran en 1787, il fonda la dynastie des Qadjars (1787-1925) d’origine turkme`ne. L’Iran entra alors dans une pe´riode de lent de´clin. Il fut domine´ par les puissances e´trange`res, Russie et Angleterre, qui ont fortement influe´ sur la fixation de ses frontie`res. L’Anglo-Iranian Oil Company assura la mainmise de celle-ci sur son e´conomie. Le nationalisme commenc¸a a` s’affirmer chez des religieux chiites en lutte avec la petite paysannerie contre le monopole du tabac accorde´ en 1890 au Britannique Talbot et parmi des intellectuels iraniens exile´s a` Istanbul. Le Chah accorda en 1906 une premie`re constitution. En 1907 fut signe´e une convention anglo-russe partageant l’Iran en 3 zones : sous influence russe au Nord, anglaise au Sud, neutre au centre. En 1925, une nouvelle dynastie celle des Pahlavi s’installa a` Te´he´ran en la personne de Riza Chah Pehlevi qui e´tait un moderniste, ayant pris comme mode`le Mustafa Kemal. Il s’efforc¸a de construire un E´tat-nation monarchique en s’inspirant en partie du mode`le turc ke´maliste. De nombreuses re´formes dans la direction d’un de´but de laı¨cisation, la construction d’infrastructures industrielles et de communications sont dues a` ce roi qui de´missionna en 1941 en faveur de son fils, alors que le pays e´tait occupe´ par les Anglais et les Russes. Sous Mohammed Chah Riza, un mouvement populaire porta au pouvoir le docteur Mossadegh qui nationalisa le pe´trole, puis fut de´mis en 1953 a` la suite d’une grave crise internationale. Les tentatives de de´veloppement entreprises par le Chah ne furent pas suffisamment efficaces pour empeˆcher le me´contentement et l’esprit de re´volte

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des classes moyennes et populaires de renverser son pouvoir juge´ trop proche des puissances occidentales, au cours de la re´volution islamique de 1979. Une Re´publique islamique aux mains d’une the´ocratie chiite (re´gime des mollahs) fut alors cre´e´e. De`s 1980, commenc¸a une longue guerre avec l’Irak de Saddam Hussein (1980-1988), qui ne parvint pas a` de´tacher la minorite´ arabophone frontalie`re du Khouzistan de l’Iran, mais eut, au contraire, pour re´sultat d’asseoir la le´gitimite´ de la Re´publique islamique.

La continuite´ dans la longue dure´e du poˆle persan-iranien Rene´ Grousset (1951) a bien souligne´ cette continuite´ remarquable : « Une des caracte´ristiques de l’Iran, c’est qu’il se pre´sente a` nous comme le sie`ge d’une des plus anciennes civilisations du monde, civilisation qui, se renouvelant d’aˆge depuis presque cinquante sie`cles, fait preuve d’une e´tonnante continuite´. Il y a une force et un rayonnement tel de la civilisation iranienne qu’elle a assimile´, comme la civilisation chinoise, tous les e´trangers qui se sont installe´s sur son sol a` la suite de conqueˆtes : Seldjoukides, Mongols et Turcomans. Chaque fois, par le meˆme rayonnement de sa culture, l’iranisme est reparu avec une vitalite´ rajeunie, en marche vers quelque nouvelle renaissance, renaissance samanide et bouyide du Xe sie`cle, renaissance safavide des XVIe et XVII e sie`cles, renaissance pehlvie au XX e ». Cet empire s’est toujours situe´ au-dessus des ethnies, n’he´sitant pas a` de´placer par la force des populations entie`res, de l’inte´rieur vers les frontie`res de l’empire. La mosaı¨que ethnique actuelle est en partie le fruit de ces remaniements impose´s. La cohe´sion de ce vaste espace pluriethnique a e´te´ assure´e par la grande proprie´te´ aristocratique de´pendante du monarque, a` travers toutes les dynasties. « C’est une armature de grands proprie´taires fonciers, issus des courtisans, des fonctionnaires, des officiers, concessionnaires de vastes superficies territoriales par le bon plaisir toujours re´vocable du prince et comme tels autant enclins a` une docilite´ aussi exemplaire envers l’autorite´ centrale qu’ils sont indiffe´rents aux re´alite´s des habitants de leurs domaines » (X. de Planhol, 1993, 498). D’autre part en re´action a` la conqueˆte arabe, un sentiment national s’est de´veloppe´ sur le plateau iranien en rapport avec les progre`s de la langue ne´o-persane aux de´pens du parthe plus ancien. Au XIe sie`cle, apparaıˆt entre le Zagros, l’Asie centrale et le bassin de l’Indus une culture persane homoge`ne qui est le re´sultat du contrecoup de la conqueˆte arabo-musulmane et de la re´action nationale qui la suit. Elle re´sistera victorieusement aux invasions turco-mongoles (X. de Planhol, 1993, 503). L’identification entre le chiisme et l’Iran, qui est relativement tardive (XVI e sie`cle), est le re´sultat de deux processus : construction d’un appareil d’E´tat territorialise´ avec un clerge´ d’E´tat chiite, iranisation de cet appareil

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sous les Safavides. Les lieux saints abritant les tombeaux des principaux Imaˆm, interme´diaires entre les hommes et Dieu, ont polarise´ la vie religieuse iranienne de`s l’e´poque safavide. Ce sont des centres de pe`lerinage : Machhad ou Qom, Ardabil en Iran, Karbalaˆ, Nadjaf, Saˆmarraˆ en Irak. Beaucoup d’autres lieux moins importants sont disperse´s sur tout le territoire iranien. De grands rassemblements y ont lieu chaque anne´e. Ils accueillent d’autre part des morts dans leurs cimetie`res. Ce sont aussi des centres de formation the´ologique, envoyant des mollahs dans tout l’Iran. Le ciment religieux chiite qui lie les Aze´ris turcophones a` l’E´tat iranien est beaucoup plus fort que la conscience ethno-linguistique qui les distingue des Persans iranophones. Depuis le X e sie`cle, toutes les dynasties qui ont re´gne´ en Iran, a` l’exception des Pahlavi depuis 1925, ont e´te´ des dynasties turques ou mongoles impre´gne´es de culture iranienne e´crite depuis un mille´naire, et les Turcs chiites (Aze´ris) n’ont jamais envisage´ leur existence en dehors de l’Iran. L’ave`nement de la Re´publique islamique (1978-1979) a donne´ son sens a` l’identification entre chiisme et Iran. L’iranisation des minorite´s chiites e´trange`res consiste a` les inte´grer politiquement sous l’he´ge´monie de l’Imam. Le cœur de l’Iran se trouve sur le plateau iranien avec une organisation urbaine qui est le re´sultat d’un processus progressif plus que mille´naire de construction de capitales qui se sont succe´de´ en fonction d’une histoire mouvemente´e. Mais l’instabilite´ de ces localisations ne doit pas cacher « une constante : c’est du haut plateau, et particulie`rement de sa bordure Nord, que l’Iran, a` travers les temps, a e´te´ re´gi. C’est la` que se situait le fondement meˆme de son existence politique ; c’est de la` seulement qu’il pouvait eˆtre domine´ » (X. de Planhol, 1993, 522). Il a e´te´ dans la longue dure´e le foyer de la culture iranienne et le cœur stable de l’E´tat.

Islamisation et iranisation Comment expliquer la re´sistance de la culture iranienne face aux invasions et conqueˆtes turques, alors qu’elle a e´te´ la premie`re expose´e avant l’Anatolie ? Comment comprendre cette re´silience des E´tats et cultures « autochtones » en Iran et en Afghanistan alors que la culture helle´nique et gre´co-romaine n’a pas re´siste´ dans le long terme en Asie Mineure ou` la turquisation a fini par eˆtre totale ? Selon Xavier de Planhol (1993, 481-494), l’Iran a pu s’appuyer sur une ancienne civilisation agraire de´veloppe´e dans la longue dure´e par une paysannerie, qui a maıˆtrise´ les techniques de l’irrigation sur les pie´monts arides des massifs montagneux par des galeries drainantes souterraines (qanaˆt dans l’Iran occidental, kaˆriz dans l’Iran oriental et en Afghanistan). Cette paysan-

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nerie savante stable depuis l’Antiquite´ n’a gue`re pu eˆtre entame´e par les nomades turcs conque´rants. Malgre´ les destructions provoque´es par les invasions turco-mongoles qui ont entraıˆne´ une re´gression importante de la vie se´dentaire, les grosses oasis comme celle d’Ispahan ont re´siste´ a` cause de leur masse, qui rendait leur destruction quasiment impossible. En Anatolie, par contre, l’agriculture e´tait tre`s diffe´rente et tre`s rarement irrigue´e. La vigne, l’olivier, les ce´re´ales e´taient en polyculture pluviale de type me´diterrane´en. « Face a` la tourmente des invasions nomades, la civilisation rurale iranienne, de´veloppe´e dans un milieu plus aride ou` elle avait duˆ s’enraciner plus fortement, s’est re´ve´le´e incomparablement plus stable que celle de l’Anatolie dans un environnement plus facile » (X. de Planhol, 1993, 486). La pe´ne´tration des Turcs sur le plateau iranien a e´te´ massive vers la fin du X e sie`cle. Le pays e´tait de´ja` islamise´ depuis trois sie`cles et e´tait devenu un grand foyer de culture musulmane utilisant largement la langue persane. Les populations arabes avec leur dromadaire adapte´ aux de´serts chaud n’e´taient pas tre`s nombreuses. Les Turcs, nomades de la Haute Asie inte´rieure aux de´serts froids, e´taient beaucoup mieux acclimate´s, notamment avec leur chameau de Bactriane des steppes froides. Ils se sont islamise´s, et les dynasties turques, e´tablies sur le plateau iranien (Ghazne´vides, Seldjoukides) ou anatolien (Seldjoukides du sultanat de Konya) ont acquis une culture politique et de cour en langue persane au contact des Iraniens. Les emprunts linguistiques du turc au persan ont e´te´ beaucoup plus nombreux que l’inverse. Le turc n’est devenu une langue litte´raire et de palais que beaucoup plus tard chez les Safavides. Les villes iraniennes ont tre`s toˆt abandonne´ les sites d’acropoles ou de chaˆteaux perche´s pour s’e´tablir en plaine pre`s des ressources en eau lie´es a` l’irrigation de l’oasis environnante. Ce type d’implantation s’est ge´ne´ralise´ a` l’e´poque sassanide. « Les Turcs ont e´te´ se´duits par l’art de vivre qui s’e´tait e´labore´ dans les oasis iraniennes. Ils se sont plu dans ces villes entrecoupe´es de nombreux canaux et jardins, dont les eaux courantes et la verdure satisfaisaient leur gouˆt pour leurs plaisirs simples et rustiques » (X. de Planhol, 1993, 493). Ils se sont fixe´s au sein meˆme de ces villes iraniennes ou` « ils ont ne´cessairement subi l’empreinte d’une culture dont la force d’assimilation pouvait s’exercer pleinement. Il y a la` une cause majeure de la re´sistance culturelle iranienne » (X. de Planhol, 1993, 494). Par contre, en Asie Mineure, les sites perche´s des villes grecques n’ont pas e´te´ adopte´s par les Turcs qui ont pre´fe´re´ construire leur ville a` coˆte´, en plaine pre`s de l’eau. Cette se´paration dans l’espace a eu pour conse´quence d’empeˆcher une symbiose culturelle avec la population pre´existante aussi forte que celle qui s’e´tait produite en Iran. Aujourd’hui, le phe´nome`ne de l’iranisation a une tre`s grande spe´cificite´ lie´e au chiisme. Le haut clerge´ chiite, de plus en plus majoritairement iranien, a eu de plus en plus tendance a` identifier la cause du chiisme et celle de la

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` l’exte´rieur de l’Iran, ce sont les Chiites arabes d’Irak, du nation iranienne. A Liban et des e´mirats du Golfe, les Chiites persanophones d’Afghanistan, ceux du Pakistan ou de l’Inde, les Chiites turcophones d’Azerbaı¨djan, qui sont les plus pro-iraniens. La zone d’influence iranienne repose sur le Chiisme cle´ricalise´, non sur le radicalisme islamiste ni sur l’irano-phonie (O. Roy, 1990).

La trajectoire spatio-temporelle des Iraniens Ce sche´ma permet de prendre une vision synthe´tique a` la fois des principales discontinuite´s du poˆle persan-iranien (13 unite´s politico-e´tatiques entre le VI e sie`cle avant J.-C. et le XX e sie`cle) et des principales composantes de sa continuite´ (la langue, la forte spe´cificite´ de sa vie religieuse, la succession de structures impe´riales de son E´tat) (Figure 7). Il s’agit bien typiqueGréco-Macédoniens

Empire des Achéménides -VIe - IVe siècles

Empire d’Alexandre, Séleucides -IVe - IIe siècles

Diaspora

Empire des Parthes Arsacides IIe - IIIe siècles Empire des Sassanides

IIe - VIIe siècles

République islamique - XXIe siècles

XXe

Langue persane ou iranienne

Dynase des Pahlavis XXe siècle

Spécificité et force de la vie religieuse : mazdéisme, chiisme

Califat des Abbassides arabo-persan VIIIe - Xe siècles

Construcons impériales successives

Dynase des Qadjars

Sultanat turc Seldjoukide e XI - XIIe siècles

Angleterre

Chiisme

Timourides XVe - XVIe siècles

islam

Principautés iraniennes Saffarides, Samanides Bouyides IXe - Xe siècles

XVIIIe - XXe siècles

Empire safavide e XVI - XVIIIe siècles

invasion arabe

invasions turques

Ilkhanat mongol

XIIIe - XIVe siècles

invasions mongoles Réalisaon : Marie-Louise Penin, 2014

Figure 7 : Trajectoire spatio-temporelle des Iraniens

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ment d’un peuple monde de la longue dure´e. Les principales influences exte´rieures qui ont e´te´ a` l’origine de quelques unes de ses discontinuite´s majeures sont au nombre de cinq : l’impe´rialisme gre´co-mace´donien venant de l’Ouest, l’impe´rialisme arabe apportant l’Islam venant du Sud, les invasions turques puis les invasions mongoles venant de l’Est, enfin l’impe´rialisme britannique, et plus ge´ne´ralement occidental, venant de l’Ouest. On constate la varie´te´ des interventions le plus souvent conque´rantes qui ont e´te´ absorbe´es et dige´re´es par ce peuple impe´rial qui a toujours re´ussi a` se recomposer politiquement, tout en conservant son noyau identitaire, meˆme si ses dirigeants ont e´te´ souvent d’origine e´trange`re, grecque, arabe, turque, mongole.

Le mode`le chrono-spatial de l’iranite´ Au centre, se trouve l’espace commun a` tous les empires qui se sont succe´de´ depuis l’empire Ache´me´nide jusqu’au territoire national d’aujourd’hui (Figure 8). Il s’agit d’un espace a` ge´ome´trie variable centre´ sur le plateau iranien qui a e´te´ dans la longue dure´e le cœur des recompositions

THRACE MACÉDOINE

Mer Caspienne (Mer Hyrcanienne)

Mer Noire (Pont-Euxin)

Byzance

PONT LYDIE PHRYGIE CAPPADOCE Sardes CILICIE Mer Méditerranée

Mer d’Aral (Lac Oxos)

SYRIE

CHYPRE Tyr

LIBYE

ARMÉNIE SOGDIANE BABYLONIE

Damas

MÉDIE

Babylone

HYRCANIE Ecbatane PARTHIE

BACTRIANE ARIE

Suse

PERSE

ARABIE

ARACHOSIE

Persépolis

ÉGYPTE Thèbes

Golfe Persique Mer Rouge

Sources : Georges Duby, «Grand Atlas historique», 2008 ; Pierre Lecoq, «Les Inscripons de la Perse achémide», Gallimard, 1997

GÉDROSIE Mer d’Oman

Réalisaon : Marie-Louise Penin, 2014

Empire perse achéménide (VIe - IVe avant J.-C.)

Iran actuel

Zone d’influence

Fleuves

Empire sassanide en 620 Empire safavide en 1722

Figure 8 : Carte diachronique de l’espace iranien et d’influence iranienne (VI e sie`cle avant J.-C. - XX e sie`cle)

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L’influence des Perses-Iraniens sur l’Asie Mineure

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territoriales caracte´risant chacun des douze syste`mes impe´riaux successifs du VI e sie`cle av. J.-C. au XXe sie`cle apre`s J.-C. Cet espace central du plateau iranien a e´te´ d’une stabilite´ et d’une longe´vite´ remarquable. Une premie`re aure´ole regroupe, autour de cet espace central, des territoires, historiquement et linguistiquement lie´s a` la Perse ou Iran, en Anatolie orientale, Asie centrale et Afghanistan, Caucase (Azerbaı¨djan) et meˆme Pakistan occidental (Figure 9). Une deuxie`me aure´ole englobe des terri-

Espace perse ou iranien

Réalisaon : Marie-Louise Penin, 2014

Espace central à géométrie variable dans la longue durée Espace historiquement et linguisquement lié à la Perse ou à l’Iran Zone d’influences religieuse et polique (chiite) Diaspora mondiale

Figure 9 : Mode`le chrono-spatial des Iraniens

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toires chiites d’autres groupes ethniques ge´ne´ralement arabes se situant en Irak, Syrie, Liban ou Golfe persique (Barhein, Chiites du Hasaˆ). Ils sont tre`s lie´s a` l’Iran par le biais de la religion chiite qui suscite un processus d’iranisation, non pas linguistique ou culturelle mais religieuse et politique, de ces minorite´s. Enfin une aure´ole externe regroupe les communaute´s de la diaspora disperse´e au XXe sie`cle dans les pays occidentaux europe´ens et surtout en Ame´rique du Nord. Elle est e´galement pre´sente dans la plupart des pays du Moyen-Orient a` l’exception de la pe´ninsule arabique. En Inde, la communaute´ parsie tre`s nombreuse est issue d’une migration des Zoroastriens, fuyant l’invasion arabe du VII e sie`cle apre`s J.-C. Ce mode`le a` quatre anneaux de croissance rend compte de la dimension mondiale des Iraniens qui de peuple eurasiatique sont devenus au XX e sie`cle un peuple monde de la longue dure´e.

Le legs iranien en Anatolie : les Ale´vis et les Chiites turcs ? Les Perses-Iraniens ont constitue´ un poˆle remarquable de stabilite´ ethnique et d’influence, a` l’est de l’Asie Mineure. Alors qu’en Iran les dynasties turco-mongoles successives ont duˆ accepter et meˆme s’assimiler a` la culture iranienne, qui a connu plusieurs renaissances, les Turcs ont finalement re´ussi a` constituer leur ancrage le plus fort en Anatolie aux de´pens des Grecs byzantins. On ne peut pas comprendre l’Asie Mineure sans prendre en compte la strate des influences iraniennes de diverses natures, qui ont structure´ ce territoire des Ache´me´nides aux Seldjoukides, de l’Empire perse au sultanat de Ruˆm (Konya), et donne´ a` la langue turque une part notable de son vocabulaire. La zone frontalie`re orientale de l’Anatolie est reste´e extraordinairement stable a` petite e´chelle mais tre`s instable dans le de´tail a` grande e´chelle, zone de fracture et de conflits re´currents entre Sassanides et Romains, Seldjoukides et Byzantins, Safavides et Ottomans. Il n’est donc pas possible d’e´tudier l’Asie Mineure sans tenir compte d’une pre´sence ou plutoˆt d’une influence iranienne re´currente dans la longue dure´e. Les C¸epni ou Kizilsbach (Teˆtes Rouges) et les Ale´vis ne sont-ils pas en partie les te´moins actuels de ces influences iraniennes anciennes (A. Gokalp, 2011, 9-15) ? Au XVIe sie`cle, une tribu nomade turkme`ne, les C¸epni ou Kizilbach, a` l’Est de l’Anatolie, e´taient les allie´s de Chah Ismaı¨l, turkme`ne lui-meˆme, fondateur de la dynastie safavide d’Iran, qui e´rigea le Chiisme en religion d’E´tat. Lorsque celui-ci fut vaincu par les Ottomans a` C¸aldiran (1514), ceuxci ont en partie massacre´ et de´porte´ les Kizilbach vers l’ouest de l’Anatolie (E. Massicard, 2005, 332-333). Le Chiisme anatolien a donc e´te´ de`s ses

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L’influence des Perses-Iraniens sur l’Asie Mineure

origines en lutte contre le centralisme ottoman de´fenseur d’une orthodoxie sunnite 8. Les Ale´vis (ou affide´s d’Ali, cousin et gendre de Mahomet) sont un groupe confessionnel syncre´tique comprenant beaucoup d’e´le´ments d’origine chiite mais aussi provenant de cultes pre´islamiques, anatoliens, locaux ou apporte´s par les tribus turkme`nes oghouz venant d’Asie centrale. Il y a parmi eux une grande diversite´ de rites et de croyances. Ils ont cre´e´ des lieux de culte en ville (cemevi), se re´appropriant parfois des couvents bektachis (F. Bilici, 2013, 136-139). La mixite´ de l’assistance au cem, l’usage rituel de l’alcool, de la musique et de la danse sont, pour un regard exte´rieur, des signes de transgression ou de ne´gation de l’Islam 9. Le groupe syncre´tique et he´te´rodoxe des Ale´vis, qui repre´sente entre 10 et 20 % de la population turque d’aujourd’hui, donc d’un ordre de grandeur comparable a` celui des Kurdes, connaıˆt depuis la fin des anne´es 1980 une mobilisation identitaire sans pre´ce´dent. Ils sont disperse´s sur une grande partie du territoire turc, si bien qu’ils ne peuvent avoir un poids e´lectoral et une visibilite´ comparable a` celui des Kurdes. Le newroz (21 mars) est ce´le´bre´ comme feˆte du jour de l’an en Iran, en Irak et chez les Kurdes. Longtemps relativement inconnu en Turquie, il a e´te´ mis en avant par les intellectuels nationalistes kurdes qui en ont fait leur feˆte nationale, a` la fin des anne´es 1910 et plus particulie`rement a` partir des anne´es 1960, ou` il a donne´ lieu a` des mobilisations politiques contre l’E´tat turc, qui se traduisaient par des immolations par le feu (1984) ou des re´pressions e´tatiques violentes produisant plusieurs dizaines de victimes civiles (1992). Les Ale´vis s’en sont empare´s en Allemagne d’abord ou` ils en ont fait l’anniversaire de la naissance d’Ali, comme´more´ de´sormais chaque anne´e (E. Massicard, 2005, 141-144). Les autorite´s turques sunnites ont cherche´ a` de´samorcer cette ce´le´bration en l’interpre´tant comme une ancienne tradition des Turcs d’Asie centrale (nevruz), pour en neutraliser le coˆte´ subversif en l’inte´grant au sein du consensus national. X. de Planhol (1997, 153-157) a e´tudie´ et meˆme cartographie´ la re´partition de l’ale´visme rural en Turquie. Les villages ale´vis, tre`s rarement mixtes (sunnites-ale´vis), sont soit isole´s et disperse´s, soit se regroupent. On peut distinguer deux grands types d’implantations. Dans les re´gions littorales 8. Perse´cute´s, ostracise´s, certains d’entre ces Cepni se sont rattache´s au XVII e sie`cle au bektachisme, confre´rie se re´clamant de Haci Bektas (XIII e sie`cle), pre´sente surtout dans les grands centres urbains (Istanbul, Izmir, Salonique). 9. Des institutions qui leur sont propres ont garanti la survie du groupe et son autonomie par rapport au monde exte´rieur : appartenance de naissance, rites de passage comme l’initiation rituelle, de´pendance de disciple a` maıˆtre, endogamie, « justice communautaire », interdiction du divorce, la solidarite´ des membres telle que celle consacrant la fraternisation entre deux familles. Ces croyances et institutions ont assure´ une autonomie relative de ces groupes sociaux et la reproduction d’une culture diffe´rente pendant plusieurs sie`cles.

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e´ge´enne et me´diterrane´enne, de la mer de Marmara a` la Cilicie, les Ale´vis peu nombreux (2 a` 3 % de la population) encore nomades ou semi-nomades (Yu¨ru¨k), isole´s, certains lie´s a` une activite´ spe´cifique (les charpentiers Tahtaci), sont disperse´s dans les basses plaines littorales en hiver, dans les foreˆts montagneuses en e´te´. Leur relativement petit nombre s’expliquerait par leur migration massive en Iran a` la fin du XVIe sie`cle, lorsque les Safavides instaure`rent le Chiisme comme religion d’E´tat ; les Tahtaci reste`rent a` cause de leur activite´ spe´cifique lie´e aux foreˆts du Taurus. En Anatolie septentrionale et orientale, les Ale´vis se regroupent en villages voisins d’une a` plusieurs dizaines, ces fortes concentrations e´tant souvent en montagne, en situation de refuge, pe´riphe´rique par rapport au sie`ge de l’autorite´ impe´riale. Ces paysans attache´s a` leur terre se sont maintenus en marge de l’autorite´ sunnite impe´riale ottomane. Les Ale´vis, he´re´tiques de l’Islam, n’e´taient ni reconnus ni institutionnalise´s, n’entrant pas dans le syste`me des millet. Ils gardent une me´moire collective des re´voltes et re´pressions dont ils ont e´te´ victimes 10, et cultivent un sentiment d’appartenance qui les a souvent amene´s a` s’opposer au pouvoir en place. Principalement ruraux, nomades se´dentarise´s a` l’origine, ils ont au cours des dernie`res de´cennies participe´ a` l’exode rural et se sont disperse´s dans les grands centres urbains, sans parvenir a` se regrouper dans des quartiers spe´cifiques. Apre`s le coup d’E´tat militaire de 1980, les mobilisations a` gauche et meˆme a` l’extreˆme gauche ou` se situaient de nombreux militants ale´vis ont e´te´ bloque´es ; elles ont fait place a` des mobilisations particularistes en fonction de spe´cificite´s ethniques ou confessionnelles. Le mouvement ale´viste s’est alors affirme´ sans recours a` la violence. « L’identite´ ale´vie a fait l’objet d’un travail symbolique de ce´le´bration, d’affirmation et de le´gitimation dans l’espace public, visant a` construire une identite´ ale´vie positive » (E. Massicard, 2005, 98). Sans moyens me´diatiques analogues a` ceux des islamistes et des nationalistes kurdes, les associations ale´vies ne sont pas parvenues a` trouver des relais dans un ou des partis politiques au niveau national alors qu’elles pouvaient plus facilement nouer des alliances au niveau local. L’ale´visme est apparu comme un mouvement « civique » demandant un e´largissement des droits, de l’espace politique et de l’identite´ nationale. La de´fense de la laı¨cite´, de la liberte´ religieuse, de l’inte´gration a` l’Union Europe´enne, ont e´te´ des objectifs « ge´ne´raux », plus le´gitimes que des revendications particularistes, identitaires, susceptibles d’eˆtre taxe´es de 10. Les Ale´vis ont subi re´pressions, discriminations et massacres tout au long de la pe´riode re´publicaine dont ils ont pourtant adopte´ les valeurs : Dersim renomme´ Tunceli (1937-38), 13 000 morts, pogroms de Maras (1978), de C¸orum (1980), plus de 200 morts chacun, incendie provoque´ de Sivas (1993), 33 morts, quartier de Gazi a` Istanbul (1995), 20 manifestants tue´s par la police (Nil Mutluer, 2014, 55-56).

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se´paratisme par le pouvoir en place. Les Ale´vis ont obtenu une meilleure visibilite´ dans la socie´te´ turque, la possibilite´ de parler en public, de susciter des de´bats, meˆme s’il n’est pas encore possible de parler d’une ve´ritable reconnaissance (E. Massicard, 2005, 103). Comprenant a` la fois des Turcs et des Kurdes (notamment dans le Dersim/ Tunceli) et n’ayant pas re´ussi a` se faire reconnaıˆtre en tant que tels en Turquie, ils ont multiplie´ les associations dans la diaspora en particulier en Allemagne ou` une centaine d’entre elles se sont regroupe´es en une fe´de´ration en 1993 (Alevi Birlikleri Federasyonu) (voir chapitre 17). Ils y ont re´ussi pour la premie`re fois a` faire reconnaıˆtre l’ale´vite´ comme religion dans les e´coles publiques. Tre`s divise´s, les Alevis s’accordent pour revendiquer la reconnaissance de l’ale´vite´ par l’E´tat, la fin de la discrimination et l’exemption pour leurs enfants des cours d’instruction religieuse sunnite obligatoire a` l’e´cole. Seule une minorite´ d’entre eux met en avant la composante religieuse chiite de l’ale´vite´, se sentant proche des Chiites aze´ris de Turquie nombreux (1 a` 1,5 million) dans les provinces de l’Est (Kars, Igdir, Agri) et dans les villes d’immigration (Istanbul, Ankara, Izmir, Bursa, Manisa) (E. Massicard, 2005, 339-350).

Les Chiites aze´ris en Turquie Les Chiites de Turquie sont pre´sents a` Istanbul et dans les provinces orientales de Kars et d’Igdir. La majorite´ d’entre eux sont linguistiquement et culturellement rattache´s au monde aze´ri d’Azerbaı¨djan ou d’Iran. La communaute´ la plus ancienne est celle d’Istanbul, qui e´tait dans sa grande majorite´ compose´e depuis les XVIII e et XIX e sie`cles de marchands azerbaı¨djanais et iraniens, ainsi que d’intellectuels oppose´s a` la dynastie des Qajars (Th. Zarcone, 2007, 135-138). Les riches marchands controˆlaient une grande partie du commerce en direction du Caucase et de l’Iran. Mais cette communaute´ a de´cline´ a` la fin du XIX e sie`cle avec ce commerce, qui a e´te´ re´oriente´ vers d’autres routes commerciales, et avec le re´tablissement d’un gouvernement constitutionnel en Iran, ayant entraıˆne´ le retour de la plus grande partie de l’e´lite persane et aze´rie installe´e a` Istanbul. Le re´gime re´publicain ke´maliste a limite´ conside´rablement la pratique religieuse des Chiites. Leur de´clin a e´te´ stoppe´ par l’arrive´e d’une population nouvelle de migrants aze´ris venant des provinces orientales de Kars et d’Igdir, en deux vagues 1950-1960 et 1980-1990. Venant d’un monde rural, ils sont eux-meˆmes re´fugie´s ou descendants de re´fugie´s venus du Caucase et de l’Azerbaı¨djan russe. Ils e´taient attache´s a` leurs traditions religieuses et a` leur identite´ aze´rie. Longtemps regroupe´s autour de deux mosque´es chiites anciennes, ils ont ` la fin du XX e sie`cle, il y avait ce´le´bre´ le muharram surtout depuis 1980. A a` Istanbul environ 16 mosque´es chiites, davantage aujourd’hui. La principale

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¨ zgu¨ndu¨z est la est la mosque´e de Zeynebiyye a` Halkali ; son imam Selahettin O principale personnalite´ chiite d’Istanbul et de toute la Turquie, prononc¸ant le discours d’ouverture des ce´re´monies religieuses de muharram. Elle n’a jamais e´te´ lie´e a` l’Iran ni dirige´e par un imam iranien, mais ses fide`les sont sensibles a` la propagande de Te´he´ran et du Hezbollah (Th. Zarcone, 2007, 139-145). ¨ zgu¨ndu¨z est parvenu a` donner une certaine unite´ L’imam Selahettin O aux Chiites de Turquie, tout en affirmant son patriotisme turc et en re´cusant tout amalgame entre la communaute´ chiite de Turquie et la Re´publique islamique d’Iran. Il demande au Ministe`re des Affaires Religieuses une e´cole ja’farite qui se distingue des e´coles sunnites, et la reconnaissance officielle de la ce´re´monie religieuse du muharram (Th. Zarcone, 2007, 149-152). La communaute´ chiite de Turquie se rattache a` une ethnie turque, aux traditions culturelles aze´ries, en meˆme temps qu’a` un groupe religieux distinct des sunnites dominant et aussi des ale´vis avec lesquels ils ne partagent que quelques croyances. Ils seraient environ trois millions.

L’espace historique transnational Iran-Azerbaı¨djan-Turquie Gilles Riaux (2012) a de´fini un espace historique transnational qui est articule´ autour de l’Iran, de la Turquie et de la Re´publique d’Azerbaı¨djan et qui se trouve a` l’intersection des trois grands empires ottoman, russe et iranien. Cette re´gion transfrontalie`re concentre d’importantes populations turcophones a` coˆte´ d’autres groupes ethniques tels que les Arme´niens et les Kurdes. Cet espace est apparu dans la deuxie`me partie du XIX e sie`cle lorsque la Russie s’est empare´e de territoires qui relevaient jusqu’alors de la Perse ou de l’empire Ottoman. La puissance colonisatrice de la Russie s’est exerce´e a` partir de deux centres, Tiflis (Tbilissi), sie`ge politique et militaire de l’administration impe´riale russe, et Bakou, le plus grand centre pe´trolier au monde au tournant du sie`cle. Environ 20 % de la population masculine du nord de l’Iran avait, avant 1914, traverse´ la frontie`re pour venir travailler en Russie, soit pre`s de 500 000 personnes qui s’y e´taient installe´es durablement (G. Riaux, 2012, 244). Ces migrants iraniens e´taient majoritairement turcophones occupant les emplois les plus pe´nibles de l’industrie et de l’agriculture. Ils ont traverse´ le nationalisme qui a conduit a` la formation des trois E´tats de´mocratiques caucasiens en 1918, dont la Re´publique d’Azerbaı¨djan, aux inde´pendances desquels l’URSS mit fin en 1920. La ville de Tabriz a alors fait preuve d’un grand dynamisme, devenant la principale interface entre l’Iran et le reste du monde. Les e´changes se sont alors beaucoup de´veloppe´s entre l’Iran et l’empire Ottoman, Istanbul attirant une communaute´ iranienne et aze´rie particulie`rement dynamique et lie´e a` Tabriz, exerc¸ant une influence notable

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L’influence des Perses-Iraniens sur l’Asie Mineure

sur l’Iran. Entre 1905 et 1908 des mouvements re´volutionnaires se manifeste`rent dans les trois pays. La presse russe de Tiflis et Bakou e´tait lue en Iran et a` Istanbul, influenc¸ant tant la re´volution constitutionnelle iranienne que la re´volution jeune turque et le nationalisme turc (G. Riaux, 2012, 245-247).

Conclusion : le poˆle oriental irano-perse de l’Asie Mineure seldjoukide et ottomane Le poˆle impe´rial et civilisateur perse-iranien a exerce´ une influence profonde dans la longue dure´e sur l’Asie Mineure. Il ne l’a politiquement annexe´e que dans l’Antiquite´, sous les Ache´me´nides entre le VI e et le IVe sie`cle avant J.-C., mais il l’a de nouveau domine´ a` l’e´poque des sultanats seldjoukides, en particulier celui de Ruˆm ou Konya. L’art d’administrer et de gouverner a releve´ d’une re´fe´rence aux Iraniens sous les Seldjoukides et les Ilkhanides, alors que les arts de la guerre relevaient exclusivement des Turcs, Turcomans ou Mongols. Le turc Osmanli, la langue e´crite des Ottomans a emprunte´ son e´criture a` l’arabe et au persan, quant a` la litte´rature elle a e´te´ tre`s longtemps persane, traduite ou non en turc, au moins jusqu’au XVIIe sie`cle. Une part notable du vocabulaire turc religieux, philosophique et litte´raire, a e´te´ emprunte´e au persan ainsi qu’a` l’arabe. C’est la Re´publique ke´maliste qui s’est efforce´e de rompre avec cette culture mixte irano-turque, et a` moindre e´gard araboturque, en changeant l’e´criture (adoption de l’alphabet latin) et en normalisant la langue, de laquelle furent bannis dans le vocabulaire courant beaucoup de mots d’origine non turque, de meˆme dans les noms propres et dans la toponymie. Les Ale´vis repre´sentent aujourd’hui entre 15 et 20 % de la population de la Re´publique turque. Leurs traditions, en partie d’origine chiite, les rapprochent du poˆle iranien, meˆme s’ils s’affirment avant tout comme Turcs mais victimes de discriminations. Des Aze´ris turcophones et chiites ont e´migre´ dans les provinces orientales, vide´es de leurs populations arme´niennes et grecques, et a` Istanbul. L’axe Tabriz-Istanbul a e´te´ en effet jusqu’au XIX e sie`cle un axe majeur d’e´changes commerciaux et de communications avec la synapse de Trabzon (jusqu’a` la fin du XIX e sie`cle). La vie urbaine de l’Anatolie a e´te´ longtemps en symbiose avec la socie´te´ et la culture iraniennes a` travers la force inte´gratrice de l’Islam, plutoˆt qu’avec les populations chre´tiennes « autochtones ». Si on observe a` petite e´chelle une grande stabilite´ de la frontie`re orientale entre Romains et Parthes ou Sassanides, puis entre Ottomans et Safavides a` travers les nombreux conflits qui les ont oppose´s, cette re´gion montagneuse, a` plus grande e´chelle, n’a cesse´ d’eˆtre instable en relation avec la pre´sence de deux peuples de la longue dure´e qui ont fait preuve d’une grande re´silience : les Arme´niens et les Kurdes.

Chapitre 6

Arme´niens et Kurdes, peuples re´silients de la longue dure´e, a` l’interface orientale de l’Anatolie

L’interface orientale de l’Anatolie est caracte´rise´e par une frontie`re tre`s ancienne et de longue dure´e entre l’Empire perse, l’Iran aujourd’hui, et l’Empire romain, byzantin puis l’Empire ottoman, la Turquie aujourd’hui. C’est une zone montagneuse qui a e´te´ pluriethnique de longue date. Deux peuples re´silients de la longue dure´e, rebelles a` toute inte´gration durable dans un empire, ou encore moins dans un E´tat-nation autre que le leur, la caracte´risent : les Arme´niens et les Kurdes. Cette interface est une ligne de fracture permanente, lieu de conflits re´currents. Elle a e´te´ a` plusieurs reprises traverse´e par des envahisseurs venus de l’Est : Me`des, Perses, Turcs, Mongols. Pe´riphe´rie des empires de l’Est et de l’Ouest elle a e´te´ et reste une zone d’affrontements plus que d’e´changes, contrairement aux autres interfaces de l’Asie Mineure ou` les e´changes de populations et de biens ou de cultures ont domine´ (mer Noire, Thrace, archipel e´ge´en, Sud-Est anatolien). Dans la Re´gion Interme´diaire, des peuples ont existe´ et continuent a` exister dans la longue dure´e sans avoir connu une dimension impe´riale et la domination de vastes espaces exce´dant le leur (tels les Grecs, Perses-Iraniens, Turcs) ; ils ont, pendant des pe´riodes plus ou moins longues, disparu de la carte des E´tats ou des entite´s politiques, annexe´s ou de´place´s, de´porte´s par leurs puissants voisins. Ils auraient pu disparaıˆtre, absorbe´s, assimile´s par ces voisins, comme ce fut le cas de plusieurs peuples de cette re´gion (Nabate´ens, Samaritains, Phe´niciens, Arame´ens), mais, au contraire, ils ont surve´cu, conservant leur identite´, leur culture, faisant preuve d’une grande re´silience, et certains parvenant meˆme a` constituer leur E´tat-nation au XX e sie`cle. Ce sont les He´breux-Juifs, les Arme´niens et les Kurdes. Ils ont ve´cu toujours aux frontie`res, dans l’entre-deux, des grands empires ou royaumes voisins : entre Me´sopotamie et E´gypte pour les He´breux, entre empire byzantin puis ottoman et Perse et/ou califat arabe pour les Arme´niens ou les Kurdes. Ils ont tre`s toˆt constitue´ une diaspora de dimension me´diterrane´enne, europe´enne

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L’influence des Perses-Iraniens sur l’Asie Mineure

ou euro-asiatique, puis, plus re´cemment, mondiale. Ils ne se sont pas contente´s de revendiquer un statut de minorite´ au sein des E´tats dans lesquels ils se sont disperse´s. Les Arme´niens et les Kurdes ont longtemps coexiste´ dans les espaces montagneux de l’Anatolie orientale, a` l’interface avec les empires successifs ` la des Perses-Iraniens a` l’Est et l’Empire russe en expansion au Nord-Est. A e e fin du XIX et au XX sie`cle, a` l’e`re des nationalismes, ils sont apparus comme une menace ou un obstacle a` l’appropriation de l’espace anatolien comme territoire national par les Turcs. Ils voulaient y constituer leur propre territoire national. Avant d’analyser cette situation hautement conflictuelle, il convient d’essayer de comprendre les raisons de leur grande re´silience dans la longue dure´e, de leur non-assimilation par leurs puissants voisins.

L’Anatolie orientale a` la fin du

XIX e

sie`cle

L’Anatolie orientale a e´te´ sous domination ottomane depuis le de´but du sie`cle. En fait, les tribus kurdes et quelques enclaves arme´niennes, en particulier Zeytoun en Cilicie et Sasoun dans la province de Bitlis, sont reste´es autonomes jusqu’au milieu du XIX e sie`cle. Les populations y e´taient extreˆmement he´te´roge`nes du point de vue ethnique, linguistique et religieux. Leurs organisations sociales et leurs modes de vie e´taient autant de de´fis au gouvernement central ottoman qui e´tait faible dans cette pe´riphe´rie. Les Turkme`nes, les Kurdes et les Arabes avaient une organisation tribale et une grande partie d’entre eux avaient un genre de vie nomade ou semi-nomade. L’arme´e ottomane n’avait pu ni de´sarmer, ni soumettre ces tribus. La plupart des protagonistes, chefs de tribus et notables urbains, restaient arme´s, ce qui favorisait l’intensification des violences. L’E´tat central, repre´sente´ par les gouverneurs de provinces (valis) et les chefs militaires, avait adopte´ une strate´gie de fragmentation et d’instrumentalisation des forces locales. Il cherchait a` renforcer la population se´dentaire sunnite aux de´pens des Musulmans he´te´rodoxes (en particulier Alevis) et des tribus nomades, en intimidant les non-Musulmans suffisamment pour les empeˆcher de faire appel aux puissances europe´ennes en vue d’une aide et de re´formes (E. Hartmann, 2013, 178-179). En 1891, le sultan Abdul Hamid cre´a la cavalerie hamidiye recrute´e parmi les tribus kurdes sunnites et une minorite´ de Yezidis, a` l’exclusion des Kurdes ale´vis. Cette force arme´e irre´gulie`re be´ne´ficia d’une de´le´gation de pouvoir de fait pour re´primer, et meˆme parfois massacrer, les tribus rebelles des Musulmans he´te´rodoxes et les Arme´niens (massacres de 1895-1896), a` la place de l’arme´e re´gulie`re du pouvoir central ottoman. Celui-ci pouvait ainsi utiliser ces actions violentes tout en de´gageant sa responsabilite´ directe. Des XVI e

Arme´niens et Kurdes, peuples re´silients de la longue dure´e

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re´fugie´s musulmans du Caucase et des Balkans (a` la suite des guerres balkaniques de 1912-1913), ayant eux-meˆmes souffert de violences dans leur territoire d’origine, ont e´te´ installe´s dans des lieux d’importance strate´gique et dans des re´gions majoritairement chre´tiennes. N’ayant rec¸u pas assez de terres, d’instruments agricoles et de semences, ils eurent tendance a` se livrer a` des pillages pour assurer leur subsistance, contribuant ainsi a` aggraver les violences locales (E. Hartmann, 2013, 180-182). Cette violence quotidienne impunie, et meˆme des massacres, e´taient instrumentalise´s par l’administration ottomane dans ces provinces orientales frontalie`res. Elle y e´tait devenue ende´mique a` la fin du XIX e sie`cle.

Les Arme´niens et le(s) Arme´nie(s) Les Arme´niens sont un peuple indo-europe´en venu de l’Ouest qui a envahi et fait tomber le royaume d’Ourartou au VIe sie`cle avant J.-C. Ils ont ensuite e´te´ domine´s par les Me`des puis les Perses du VI e au IVe sie`cle avant J.-C. Jouissant d’une grande autonomie au sein de l’Empire perse, ils ont e´te´ impre´gne´s de culture iranienne. Leur langue indo-europe´enne, isole´e comme le grec, a fait de nombreux emprunts a` celui-ci mais surtout au persan. Constituant au de´but une aristocratie militaire conque´rante, ils se sont ensuite amalgame´s avec les populations « autochtones », avec les Assyro-Chalde´ens et d’autres peuples venus s’installer dans l’espace qu’ils controˆlaient (Perses, Syriens, Kurdes, Arabes, Turcs, Juifs, Mongols). L’Arme´nie montagneuse est reste´e a` l’e´cart ou en marge de l’empire d’Alexandre puis des E´tats helle´nistiques (Se´leucides). La conqueˆte romaine en Anatolie a` la suite de la bataille de Magne´sie (190 avant J.-C.) a permis aux Arme´niens de constituer un royaume inde´pendant, avec comme capitale Artaxata, dirige´ par la dynastie des Artaxiades. Tigrane le Grand, allie´ de Mithridate roi du Pont et reprenant a` son compte le titre de « roi des rois », donna a` ce royaume son extension maximale, de la Syrie au Caucase et a` la mer Caspienne au I er sie`cle avant J.-C. avant de s’incliner devant les Romains. Une nouvelle dynastie, les Arsacides, fit vivre un royaume correspondant a` l’Arme´nie montagneuse (haut plateau et montagnes) entre les empires romain et parthe pendant pre`s de trois sie`cles (I er´ tat-tampon se poursuivit entre les Romains et IVe sie`cles). Cette situation d’E les Sassanides jusqu’en 390. Le roi Tiridate au de´but du IVe sie`cle imposa le Christianisme a` ses sujets sous l’influence de Gre´goire le Cappadocien qui devint le premier catholicos de l’E´glise Apostolique arme´nienne. L’Arme´nie, apre`s la chute des Arsacides en 428, fut durablement partage´e entre les Romains et les Perses sassanides, perdant son statut de royaume inde´pendant. Son E´glise, n’ayant pas participe´ au concile de Chal-

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L’influence des Perses-Iraniens sur l’Asie Mineure

ce´doine (451), resta monophysite, comme la plupart des E´glises orientales, et inde´pendante des E´glises grecque et latine qui la conside´raient comme he´re´tique. Son autoce´phalie fut confirme´e lors du concile tenu a` Dvin (555), sie`ge catholicossal. Cette particularite´ au sein du christianisme oriental sera un e´le´ment essentiel de l’identite´ arme´nienne. Ce Christianisme gre´gorien restera l’e´le´ment le plus permanent, le noyau dur de l’identite´ arme´nienne, surtout en diaspora. Les Arme´niens se sont longtemps perc¸us comme un peuple e´lu de Dieu, par analogie avec les He´breux-Juifs, ve´ritables de´positaires de l’Orthodoxie, autour de leur centre sacre´ d’Etchmiadzin, au cœur de leur territoire d’origine montagneux, symbolise´ par le mont Ararat. L’Empire byzantin re´ussit jusqu’au milieu du VII e sie`cle a` dominer et a` e´tablir son influence sur la plus grande partie de l’Arme´nie aux de´pens des Sassanides. Les conqueˆtes arabes ont remis en cause cette influence byzantine a` partir de 640. Les VIIIe et IX e sie`cles sont domine´s par l’antagonisme arabobyzantin. L’Arme´nie arabe est administre´e par un gouverneur arabe (ostikan) coexistant avec un prince arme´nien (ichkhan). Du milieu du IX e au de´but du XI e sie`cle, dix empereurs byzantins ont e´te´ d’origine arme´nienne dont Basile Ier (867-886), dit le « Mace´donien » parce que ne´ a` Andrinople. Les empereurs mace´doniens se sont appuye´s sur les Arme´niens face aux Arabes. Cependant ceux-ci ont reconnu en 886 un souverain arme´nien Bagratide Achot qui e´tablit sa capitale a` Bagaran. Les Bagratides qui ont construit une autre capitale a` Ani, nominalement vassaux de Bagdad, ont surve´cu jusqu’a` la premie`re invasion turque seldjoukide en 1021. Coˆte´ byzantin, le royaume et les principaute´s arme´niennes e´taient transforme´s en the`mes frontaliers des Arabes jusqu’a` la pousse´e turque conse´cutive a` la bataille Manzikert (1071) remporte´e par les Seldjoukides sur les Byzantins (G. De´de´yan, 2007). Des e´mirats turcs se sont alors partage´ le territoire arme´nien jusqu’a` ce qu’au XII e sie`cle on assiste a` la fondation d’un royaume d’Arme´nie en Cilicie, dans une re´gion qui avait e´te´ longtemps une marche byzantine face aux Arabes. Deux dynasties arme´niennes concurrentes, les He´thoumides, puis surtout les Roube´nides, ont cre´e´ et fait vivre pendant pre`s de trois sie`cles (1080-1375) ce royaume d’Arme´nie hors de l’Arme´nie historique autour d’une nouvelle capitale florissante, Sis 1. L’invasion mongole (1231), et la constitution d’un Ilkhanat englobant la grande Arme´nie, favorisa la reconstitution d’e´mirats turcomans et la fin du royaume arme´nien de Cilicie, pris en e´tau entre les Karamanides et les Mamelouks (1375). Cette situation fut perpe´tue´e par les conqueˆtes de Tamerlan au de´but du XVe sie`cle. De petites 1. Ce royaume be´ne´ficia du soutien des Croise´s Francs qui avaient e´tabli de petits e´tats latins le long de la coˆte d’Antioche a` Je´rusalem et a` Chypre.

Arme´niens et Kurdes, peuples re´silients de la longue dure´e

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principaute´s arme´niennes autonomes, ou Me´likats, ont subsiste´ dans les montagnes du Taurus et de l’Anti-Taurus jusqu’au de´but du XX e sie`cle (C. Mutafian, E´. Van Lauwe, 2001). Du XVe au XVIII e sie`cle, l’Arme´nie a e´te´ partage´e entre l’empire ottoman et la Perse safavide puis celle des Qadjars. En 1603, le Chah Abbas Ier de´cida la de´portation de la population arme´nienne de la valle´e de l’Araxe, en particulier de Djoulfa vers sa capitale Ispahan ou` les Arme´niens fonde`rent, dans un faubourg, la Nouvelle Djoulfa, qui devint un centre commercial et culturel arme´nien tre`s prospe`re. L’avance´e de la Russie dans le Sud Caucase a` partir du XVIII e sie`cle, face aux deux puissances musulmanes, ottomane et perse, affaiblies, favorisa la re´apparition d’un E´tat arme´nien.

La diaspora marchande arme´nienne eurasiatique Sous les Fatimides d’E´gypte, des artisans, des marchands, des clercs arme´niens et leurs familles se sont installe´s pour plusieurs ge´ne´rations au Caire. Une autre communaute´ diasporique fut fonde´e en Crime´e a` CaffaTheodosia a` partir de 1060 par des marchands-artisans fuyant les invasions des Seldjoukides (K. Tololyan, 2005, 38). Ce fut le point de de´part de la diaspora arme´nienne d’Europe orientale. Entre 1356 et 1604, la riche communaute´ arme´nienne de Lvov rayonna sur un re´seau de communaute´s moins importantes dans l’empire austro-hongrois, en Moldavie, Roumanie et Ukraine. Les Ottomans favorise`rent le de´veloppement d’une diaspora arme´nienne dans leur empire de`s 1461, lorsqu’ils entreprirent de repeupler leur capitale Istanbul. Les guerres entre les Ottomans et les Perses chiites (15141639) ont provoque´ des destructions et la fuite de nombreux Arme´niens de leurs territoires vers l’ouest de l’Empire ottoman, ou` ils fonde`rent des communaute´s a` Bursa, Kotahya, Smyrne, Istanbul. Ils obtinrent la cre´ation d’un millet arme´nien et d’un patriarcat assurant une plus grande cohe´rence a` ` partir de la Nouvelle Djoulfa ce re´seau diasporique arme´nien ottoman. A (1604), le long des routes de la soie et des e´pices, les Arme´niens se sont installe´s en Inde, en Malaisie, a` Singapour, aux Philippines, dans le sud de la Chine. Amsterdam, Paris, l’Angleterre ont e´galement attire´ des marchandsartisans arme´niens, mais surtout Venise, puis Vienne, ou` la communaute´ monastique catholique des Me´khitaristes (1717-1928) contribua beaucoup ` la fin au de´veloppement de la culture arme´nienne (K. Tololyan, 2005, 40). A e e du XVIII et au XIX sie`cles, les communaute´s diasporiques arme´niennes se sont multiplie´es dans l’immense Empire russe (Moscou, Saint-Pe´tersbourg, Astrakhan) et, en particulier, dans les pays du Caucase, du sud de la Russie, de Ge´orgie et d’Azerbaı¨djan. Tiflis (Tbilissi) et Bakou sont devenus les deux

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L’influence des Perses-Iraniens sur l’Asie Mineure

principaux centres commerciaux et financiers de cette diaspora arme´nienne qui prospe´rait a` l’inte´rieur de l’Empire russe. Ces communaute´s diasporiques e´taient de trois types : certaines dominantes ou rayonnantes sur un re´seau (Lvov, Tbilissi, Istanbul, Nouvelle Djoulfa), d’autres re´siduelles ou de´clinantes, d’autres encore e´mergentes. Au XIX e sie`cle, des communaute´s furent fonde´es de plus en plus dans des pays occidentaux (E´tats-Unis, France, Grande Bretagne) mais les deux principaux poˆles de cette diaspora polycentrique e´taient Istanbul et Tbilissi (K. Tololyan, 2005, 41). La standardisation de la langue arme´nienne occidentale a e´te´ re´alise´e a` Istanbul, celle de l’arme´nien oriental a` Tbilissi, ce qui montre la force et l’efficacite´ de ces deux centres culturels diasporiques qui ont accompli un travail de standardisation linguistique, ge´ne´ralement œuvre de la bureaucratie d’un E´ tat-nation (K. Tololyan, 2005, 42).

La renaissance d’un E´tat arme´nien au

XX e

sie`cle

Le XX e sie`cle a e´te´ celui de la renaissance de l’E´tat arme´nien, plus de six cents ans apre`s la disparition des principaute´s me´die´vales et la destruction du ` partir de 1918, commence le processus royaume arme´nien de Cilicie (1375). A ´ de construction d’un Etat-nation arme´nien en Transcaucasie ou Caucase me´ridional. De 1918 a` 2012, trois re´publiques se sont succe´de´ en Arme´nie, en tenant compte du fait que, de 1920 a` 1991, l’Arme´nie sovie´tique n’a pas e´te´ un E´tat ve´ritablement inde´pendant, mais une composante de l’URSS. Auparavant, dans la longue dure´e, l’E´glise apostolique arme´nienne, « E´glise-nation » selon l’expression de J. P. Mahe´, autoce´phale depuis le ˆ le d’un substitut d’E´tat national, pour de´fendre VI e sie`cle, avait joue´ le ro les inte´reˆts et l’existence du peuple arme´nien aupre`s des pouvoirs politiques successifs ayant domine´ l’espace arme´nien. Elle avait assure´ l’unite´ et la continuite´ d’une nation arme´nienne, avec le soutien des communaute´s arme´niennes de la premie`re diaspora marchande, en particulier de la plus prospe`re d’entre elles, celle de la Nouvelle-Djoulfa, faubourg d’Ispahan dans l’empire perse Safavide. C’est l’expansion de l’Empire russe dans le Caucase aux de´pens de l’Empire ottoman qui a rendu possible cette renaissance nationale arme´nienne. Le tsar Nicolas Ier a cre´e´ en 1828 une province arme´nienne (Armianskaya oblast) en re´unissant les khanats d’Erevan et de Nakhitche´van. Cet espace est apparu rapidement aux yeux des Arme´niens comme l’Arme´nie orientale russe, distincte de l’Arme´nie occidentale turque. Les Arme´niens, estime´s alors a` 3 a` 4 millions, e´taient partage´s entre les empires persan, russe et ottoman, ou` se trouvaient les deux tiers d’entre eux. Les Arme´niens e´taient reconnus par ces diffe´rentes autorite´s impe´riales essentiellement comme une minorite´ religieuse.

Arme´niens et Kurdes, peuples re´silients de la longue dure´e

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La premie`re re´publique inde´pendante, cre´e´e dans la foule´e de la re´volution bolchevique en 1918, a eu une existence bre`ve et tre`s pre´caire avant d’eˆtre totalement inte´gre´e dans le syste`me sovie´tique jusqu’en 1991. Cependant les Arme´niens ont commence´, a` travers elle, a` devenir une nation moderne dans une re´publique laı¨que, avec une capitale Erevan, une universite´, une langue nationale, l’arme´nien. Le centre religieux d’Etchmiadzine re´sidence du catholicos est redevenu le haut lieu du christianisme arme´nien. La plus petite des re´publiques sovie´tiques, l’Arme´nie a, pendant ces soixante-dix ans de souverainete´ factice, donne´ a` son territoire un caracte`re ve´ritablement national, avec le plus fort taux d’homoge´ne´ite´ ethnique d’URSS (97 %), sa population passant de 800 000 habitants en 1921 a` 3 300 000 en 1989 2. Au lendemain du ge´nocide de 1915-16, la diaspora mondiale s’est de plus en plus organise´e dans la division et en re´fe´rence a` ce territoire national, qui s’est de plus en plus affirme´, surtout depuis les anne´es 1980 comme le porteur d’un sentiment national renaissant. La troisie`me Re´publique d’Arme´nie est ne´e en 1991 avec la dissolution de l’URSS (A. Ter Minassian, 2007, 50-58). La socie´te´ arme´nienne e´tait avant tout rurale a` la veille de la Premie`re Guerre mondiale y compris dans les re´gions de peuplement situe´es hors du Haut plateau. Cette population arme´nienne se re´partissait selon un axe allant d’Erevan a` Adana. Les noyaux les plus denses se trouvaient au Nord et au Sud de cet axe (voir chapitre 7). La population arme´nienne se situait donc tre`s majoritairement dans la moitie´ orientale de l’Asie Mineure, avec une pre´sence minoritaire dans beaucoup de centres urbains de la moitie´ occidentale, en Thrace orientale, a` Constantinople et Smyrne en particulier. Les territoires historiques arme´niens peuvent eˆtre appre´hende´s dans la longue dure´e par la distribution des lieux, voire des hauts lieux, de la pre´sence arme´nienne que sont les anciennes capitales des E´tats arme´niens (11 en tout), les sie`ges des divers catholicos (5) alors que les sie`ges patriarcaux (3) sont en dehors du domaine historique, enfin les universite´s, monaste`res et scriptorium (C. Mutafian, E. Van Lauwe, 2001, 75-81). Ces marqueurs de la pre´sence arme´nienne se concentrent principalement dans la Grande Arme´nie (le plateau arme´nien et les montagnes attenantes) et secondairement en Cilicie, la petite Arme´nie, situe´e entre les deux, apparaissant en creux avec un nombre beaucoup moins grand d’e´tablissements. Il y a donc une bipolarisation de´se´quilibre´e au profit de la grande Arme´nie historique avec une tre`s faible pre´sence et densite´ dans la petite Arme´nie entre les deux poˆles (Grande Arme´nie et Cilicie). 2. Elle s’est industrialise´e et urbanise´e dans le cadre du de´veloppement d’une e´conomie militaro-industrielle, avec une forte composante de recherche scientifique. Elle a connu un de´veloppement scolaire et culturel remarquable soumis a` l’ide´ologie sovie´tique, Erevan devenant le foyer de l’arme´nologie, qui a conforte´ les liens entre culture et nation.

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L’influence des Perses-Iraniens sur l’Asie Mineure

La trajectoire spatio-temporelle et le mode`le spatial des Arme´niens

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République d’Arménie

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Le mode`le chrono-spatial des Arme´niens (Figure 10) est forme´ d’un noyau central, correspondant a` l’actuelle Re´publique d’Arme´nie et aux re´publiques qui l’ont pre´ce´de´e, entoure´e des territoires historiques de la grande et petite Arme´nie situe´es dans l’actuelle Turquie, n’ayant plus actuellement

Réalisaon : Marie-Louise Penin, 2014

République d’Arménie Arménie historique du Caucase au Taurus Diaspora marchande euroasiaque Grande Diaspora consécuve aux massacres et au génocide

Figure 10 : Mode`le chrono-spatial des Arme´niens

Arme´niens et Kurdes, peuples re´silients de la longue dure´e

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ou tre`s peu de population arme´nienne, mais seulement des monuments historiques arme´niens (e´glises, monaste`res) plus ou moins en ruines. La seconde aure´ole est constitue´e par la diaspora historique eurasiatique qui date du ˆ ge et dont les communaute´s et monuments se trouvent principaleMoyen A ment en Italie, Crime´e, Caucase et en Europe orientale et centrale ainsi qu’en Iran (Nouvelle-Djoulfa). Cette diaspora principalement marchande s’est constitue´e entre le XIIe et le XVIII e sie`cle. La couronne externe du mode`le correspond a` la Grande Diaspora mondiale issue du ge´nocide de 1915-16. Elle s’e´tend a` la Russie, a` l’Europe occidentale, au Moyen Orient et a` l’Ame´rique du Nord principalement. La trajectoire spatio-temporelle (Figure 11) comporte au centre trois e´le´ments de continuite´ : la langue arme´nienne et la religion (E´glise apostolique non chalce´donienne) e´troitement associe´es historiquement, la multiplicite´ et le caracte`re e´phe´me`re et discontinu de royaumes et principaute´s sur un fond de structures claniques permanentes, enfin les diasporisations re´cur-

Arménie sous dominaon perse achéménide -VIe / -IVe siècles

Les Arméniens envahissent l’Ourartou -VIe siècle

Arménie en marge des Etats hellénisques -VIe / -IIIe siècles

Arménie indépendante 1991 Diaspora mondiale

Royaume d’Arménie de Tigrane Le Grand -Ier siècle

Arménie soviéque 1921 - 1990

Chrisanisme grégorien et langue arménienne

Génocide arménien République d’Arménie 1918

Bagrades

Emirats turcs et principautés arméniennes XIe siècle

Invasion mongole Diaspora marchande eurasiaque

Diasporisaons successives

IXe - Xe siècles

Chrisanisme non chalcédonien Arsacides d’Arménie entre Romains et Parthes er I - IVe siècles

Mulplicité et disconnuité de royaumes et principautés

Empire ooman avec centres d’autonomie arménienne XIVe - XIXe siècles Royaume d’Arménie en Cilicie XIIe - XIIIe siècles

Dynase des Artaxiades -IIe siècle

Arménie sous dominaon arabe VIIe - VIIIe siècles

Arménie partagée entre Rome et la Perse sassanide IVe - VIe siècles

Invasions arabes

Invasions turques

Réalisaon : Marie-Louise Penin, 2014

Figure 11 : Trajectoire spatio-temporelle des Arme´niens

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L’influence des Perses-Iraniens sur l’Asie Mineure

ˆ ge a` aujourd’hui. Les princirentes se succe´dant dans le temps du Moyen A pales e´tapes de la trajectoire sont caracte´rise´es par des discontinuite´s majeures : la christianisation du IVe sie`cles, les trois vagues d’invasions entraıˆnant chacune la disparition de tout E´tat arme´nien inde´pendant (invasions arabe, turque, mongole), le ge´nocide de 1915-16 donnant naissance a` la Grande Diaspora mondiale. Cette trajectoire ne comporte que de bre`ves pe´riodes au cours desquelles un E´tat (royaume) arme´nien a existe´ : dynastie des Artaxiades (II e-I er sie`cle av. J.-C.), Arsacides (Ier-IVe sie`cle ap. J.-C.), Bagratides (IX e-X e sie`cles), Roube´nides et He´thoumides de Cilicie (XII eXIII e sie`cles). Dans les espaces montagneux multiethniques de l’Anatolie orientale, un autre peuple s’est impose´ par sa grande re´silience, analogue a` celle des Arme´niens mais plus tardive, a` la recherche e´galement de la fondation de son propre E´tat-nation : les Kurdes.

Les Kurdes et le(s) Kurdistan(s) La question de l’origine des Kurdes reste non re´solue. On leur attribue une origine mythique, comme descendants des Me`des dont l’histoire commence en 612 av. J.-C. par la prise de Ninive. Cependant, il semble plus re´aliste de voir dans les Kurdes un amalgame de groupes tribaux qui s’e´taient e´tablis dans l’axe montagneux du Zagros au Taurus, et de ceux qui l’ont traverse´ pour aller ailleurs (M. O’Shea, 2006, 116). Les Kashu, les Guti, les Lulu et les Shubaru sont conside´re´s comme leurs anceˆtres au meˆme titre que les E´lamites et les Me`des. Les Kardu/Qardu ou Karduchoi, peuplant la meˆme re´gion montagneuse a` l’e´poque de l’empire perse ache´me´nide, sont conside´re´s comme semblables aux Kurdes 3. Les Arme´niens ont domine´ e´pisodiquement ce territoire montagneux et l’ont partiellement peuple´ jusqu’au de´but du XX e sie`cle. Le terme de Kurde a e´te´ applique´ par les Arabes, au moment de leurs invasions, a` un amalgame de tribus iraniennes ou iranise´es. Certaines, telles que les Gurani et les Zaza, ont des langues non kurdes et seraient des restes des habitants pre´Kurdes de cette re´gion (M. O’Shea, 2006, 125). Dans l’e´tat actuel des documents disponibles et des recherches, il est impossible de de´finir pre´cise´ment l’origine des Kurdes avant les invasions arabes et l’islamisation, impossible de dire quand ils se sont constitue´s en un groupe identifiable. Les Kurdes, qui sont environ trente millions, vivant sur le territoire de quatre E´tats-nations diffe´rents (Turquie, Iran, Irak, Syrie), sont la plus grande 3. Les recherches sur l’histoire du Moyen-Orient ont la plupart du temps ne´glige´ l’e´tude des Kurdes qui ne disposent pas d’archives centrales ; mais les mate´riaux historiques les concernant sont disperse´s entre les diffe´rents pays ou` ils se trouvent.

Arme´niens et Kurdes, peuples re´silients de la longue dure´e

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nation sans E´tat dans le monde. L’ethnie kurde est caracte´rise´e par une grande he´te´roge´ne´ite´, une pluralite´ de sous-groupes ethniques ; ceux dote´s d’une identite´ kurde sans ambiguı¨te´ sont entoure´s de groupes pe´riphe´riques plus ambivalents, dont l’identite´ kurde n’est qu’une option parmi d’autres. Les groupes tribaux (ashiret, kurd) se diffe´rencient des paysanneries non tribales (ra’yat, guran, miskeˆn, kelawspıˆ, kurmanc), meˆme si aujourd’hui ces deux ensembles ont tendance a` se regrouper dans une meˆme identite´ ethnique kurde 4. La socie´te´ kurde est une mosaı¨que dont chacune des composantes n’est pas inte´gre´e a` l’ensemble de la meˆme manie`re et dont les frontie`res avec l’exte´rieur peuvent occasionnellement varier (M. Van Bruinessen, 2006, 2343). Dans l’Empire ottoman et dans l’Iran des Qadjars, le territoire des Kurdes a e´te´ longtemps administre´ indirectement sous la forme de principaute´s tributaires semi-autonomes (e´mirats). Dans les anne´es 1880, il n’y avait plus d’entite´s autonomes ou semi-autonomes kurdes. L’ave`nement du centralisme a` travers une politique de re´formes, dans les deux Empires ottoman et perse a` la fin du XIX e sie`cle, a remplace´ le pouvoir des princes par celui de leaders religieux (sheikhs, aghas), e´troitement associe´s a` des confre´ries soufies, des structures tribales et une proprie´te´ terrienne. Le tribalisme (asabiya) est un phe´nome`ne de la longue dure´e qui s’est adapte´ a` la modernite´ du milieu urbain dont il est devenu une composante (H. Bozarslan, 2006, 131-133). Le concept d’asabiya, dans un sens non segmentaire, peut permettre de comprendre la construction de groupes de solidarite´ tribaux, en paralle`le avec d’autres modes d’organisation sociale (E´tat-nation, nationalismes d’E´tat ou de minorite´s, formes diverses de mobilisations sociales). Ces tribus ont e´te´ paradoxalement re´active´es, en tant qu’acteurs politiques, a` la suite des re´ formes de modernisation du XIX e sie`cle. Beaucoup de ces tribus e´taient pre´sentes aussi en ville, constituant un re´el contre-pouvoir face a` la bureaucratie ottomane. Dans les anne´es 1890, le gouvernement central a e´tabli son autorite´ en s’appuyant sur certaines tribus kurdes enroˆle´es dans les cavaleries Hamidiyya. Le gouvernement ke´maliste a poursuivi cette politique de constitution de milices tribales en recrutant 75 000 gardes villageois dans le Kurdistan turc au cours des deux dernie`res de´cennies (H. Bozarslan, 2006, 138). En de´pit d’une urbanisation rapide et de l’apparition de nouvelles formes d’action urbaines, les tribus resteront dans un avenir pre´visible d’importants acteurs de l’espace politique kurde. Elles peuvent eˆtre en meˆme temps des acteurs nationaux et des acteurs 4. D’autre part, les diffe´rences linguistiques, les deux principaux dialectes le Kurmanji et le Sorani n’e´tant pas inter-compre´hensibles, les diffe´rences religieuses entre sunnites, chiites, alevis ou yezidis, enfin les diffe´rences re´sultant de l’appartenance pendant plus de 80 ans a` quatre pays diffe´rents, contribuent largement a` cette he´te´roge´ne´ite´.

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L’influence des Perses-Iraniens sur l’Asie Mineure

transfrontaliers a` l’e´chelle re´gionale. Elles constituent une composante permanente bien que constamment restructure´e de l’espace politique kurde.

La trajectoire spatio-temporelle et le mode`le spatial des Kurdes Le mode`le graphique repre´sentant la trajectoire spatio-temporelle des Kurdes permet de montrer a` la fois les e´le´ments de continuite´ au centre, et les principales e´tapes de leur trajectoire historique, avec les structures spatiales correspondantes, qui refle`tent les discontinuite´s dans l’e´volution de ce groupe ethnique dans la longue dure´e (Figure 12). Les constantes qui apparaissent pour les Kurdes sont le nomadisme, ou le semi-nomadisme, d’e´leveurs et plus ge´ne´ralement la mobilite´, d’une part, un tre`s fort attachement a` leur langue indo-europe´enne, malgre´ sa diversite´ au sein de la famille des langues iraniennes, l’enracinement dans l’islam majoritairement sunnite avec des

Invasions arabes

Empire des Mèdes -VIe siècle

Islam

Invasions turques

Les Kurdes entre Califat, empire byzann et empire seldjoukide VIIe-IXe siècles

Principautés kurdes : Cheddadides, Mervanides... Xe-XIIe siècles

Nomadisme et semi-nomadisme Structures tribales (asabiya)

Langue kurde et islam

Royaume kurde des Ayyoubides XIIe -XIIIe siècles

Kurdes englobés dans l’Ilkhanat mongol XIIIe - XVe siècles

Invasions mongoles

Kurdes partagés entre empire safavide et ooman XVIe - XVIIIe siècles

Difficulté à construire un Etat. Mulples principautés Kurdistan autonome irakien Paron du Kurdistan entre 4 Etats : Turquie-Irak-Iran-Syrie XXe - XXIe siècles Diaspora kurde mondiale

Mulples principautés sous dominaon oomane ou iranienne XVIIIe - XIXe siècles

Accords Sykes-Picot (1916) Réalisaon : Marie-Louise Penin, 2014

Figure 12 : Trajectoire spatio-temporelle des Kurdes

Arme´niens et Kurdes, peuples re´silients de la longue dure´e

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groupes minoritaires chiites ou ale´vis, d’autre part. Tout au long de leur histoire, on constate un grand morcellement politique en relation avec des structures tribales (asabiya) et de principaute´s ou e´mirats, entre ou a` l’inte´rieur des deux grands empires, ottoman et safavide, voisins. Les Kurdes ont connu une grande difficulte´ a` construire un E´tat, dirige´ par une dynastie, qui n’est apparue qu’au cours de bre`ves pe´riodes de leur histoire (Ayyoubides, XII e-XIII e sie`cles). Les Kurdes ont toujours e´te´ un peuple des frontie`res entre les E´tats impe´riaux des Byzantins, Arabes, Iraniens et Turcs. Leur espace, le Kurdistan, est extreˆmement difficile a` de´finir, d’autant plus qu’il a toujours e´te´ pluriethnique et recouvre en grande partie l’espace occupe´ par les Arme´niens aux diverses pe´riodes de leur histoire. Ce Kurdistan est aujourd’hui, depuis 1923, partage´ entre trois E´tats-nations : la Turquie, l’Iran et l’Irak. Les Kurdes sont e´galement pre´sents dans le nord-est de la Syrie a` la suite de migrations, conse´quence des re´pressions auxquelles ils ont e´te´ soumis dans les trois pays qui se partagent le Kurdistan. Le mode`le chrono-spatial (Figure 13) comporte donc un noyau central partage´ en quatre parties dont seule la partie irakienne jouit d’une autonomie dans le cadre d’un E´tat fe´de´ral. Tre`s re´cemment, la partie syrienne jouit d’une autonomie de fait, graˆce a` sa neutralite´ dans le conflit qui oppose Bachar el Assad et ses diverses oppositions arme´es. Une premie`re aure´ole s’e´tend sur un vaste espace qui va de l’Asie centrale au Caucase et a` l’Anatolie ou` des populations kurdes ou kurdophones ont e´te´ de´porte´es et installe´es a` diverses pe´riodes de leur histoire (XVI e´ tats qui se sont partage´s ou se partagent aujourd’hui XX e sie`cles) par les E le Kurdistan : Khorasan, Baloutchistan, Afghanistan, Arme´nie. L’aure´ole la plus externe correspond a` la diaspora mondiale qui est principalement europe´enne, mais aussi de plus en plus mondiale : Allemagne, France, Pays Bas, Sue`de, Ame´rique du Nord. Les grandes villes de l’ouest de la Turquie, Israe¨l, le Liban sont e´galement les destinations re´centes d’une diaspora politique mais aussi e´conomique.

Le nationalisme kurde Le nationalisme kurde est ne´ dans la dernie`re pe´riode de l’Empire ottoman. Il s’est forme´ a` partir des contacts entre intellectuels, officiers et les courants de pense´e europe´ens, en meˆme temps qu’en re´ponse aux nationalismes arme´nien et turc concurrents. Il a vise´ a` la cre´ation d’un E´tat-nation, seul moyen d’acce´der a` l’Histoire. Il s’est appuye´ sur les principes wilsoniens de la Confe´rence de la Paix et sur le traite´ de Se`vres (1920), reconnaissant la ne´cessite´ de cre´er un E´tat kurde, bien que ce traite´ soit reste´ caduc. Il s’est heurte´ aux peuples dominants perse, arabe et turc qui ont pu, rapidement

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L’influence des Perses-Iraniens sur l’Asie Mineure

Diaspora : Alle ma gne -F Déporta ra on nc s hi e sto riq ue s:

iranien

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Suède - Liban - Israël Bas - Am aysP éri qu ni U ed e uS m l o a u B t c h n u a i s t tan s i a n ud a y h Asie Afg Ro C n e a n s tra as le or -A Kh

Kurdistan irakien turc

syrien

Réalisaon : Marie-Louise Penin, 2014

Kurdistan, partagé entre 4 pays Région autonome kurde d’Irak Région kurde de Syrie autonome de fait Déportaons historiques XVIe - XXe siècles Diaspora mondiale XXe siècle

Figure 13 : Mode`le chrono-spatial des Kurdes

apre`s la disparition de l’Empire ottoman, compter sur un ou des E´tats pour constituer leur nation. Il a cherche´ a` « cre´er une nation a` partir d’e´le´ments socialement, religieusement et linguistiquement he´te´roge`nes, totalement incompatibles avec l’ide´e de nation » (H. Bozarslan, 1997, 104). Ce nationalisme se fonde sur une me´tahistoire qui fait appel a` des mythes fondateurs tels que Newroz, le jour nouveau (21 mars), symbolisant

Arme´niens et Kurdes, peuples re´silients de la longue dure´e

149

la re´ge´ne´ration de la nation kurde, mobilisant la diaspora. Les Me`des sont pre´sente´s comme les anceˆtres des Kurdes, de meˆme l’œuvre d’Ehmed-eˆ Khani, auteur du XVII e sie`cle qui appelait les Kurdes a` l’unification, les e´mirs kurdes du XIX e sie`cle, la carte du « Grand Kurdistan », re´ponse symbolique a` la division des territoires kurdes re´partis arbitrairement entre quatre E´tats-nations et de´fi a` la Socie´te´ des Nations puis a` l’ONU. La doctrine nationaliste s’est fonde´e e´galement sur l’importance mythique des martyrs et de leurs luttes, ou de lieux victimes de re´pressions (Cheikh Saı¨d, Ararat, Dersim, Mahabad, Barzani, massacres de Halabdja...). Malgre´ l’e´clatement du mouvement nationaliste en une multitude de groupes, le projet e´tatique commun motive et mobilise la population, principalement les jeunes, dans des actions le plus souvent violemment re´prime´es par les E´tats au sein desquels les Kurdes sont en position minoritaire. Le champ nationaliste kurde inclut simultane´ment des occidentalistes, des marxistes et des islamistes (H. Bozarslan, 1997, 119). En Turquie, le PKK se re´fe´rant au marxisme-le´ninisme a re´ussi a` mener une lutte arme´e de longue haleine contre l’E´tat turc et son arme´e depuis 1984. Ayant surve´cu a` la guerre froide, ce « parti unique » se veut le seul repre´sentant du peuple kurde de Turquie et d’ailleurs. Fragilise´ par l’effondrement international du communisme, il doit recourir de plus en plus a` la re´fe´rence religieuse, a` l’islam politique sunnite. Celui-ci ne peut pas, comme l’occidentalisme et le marxisme, englober tous les Kurdes, mais doit laisser de coˆte´ les Ale´vis, les Chiites et les Yezidis. Il se combine a` des structures tribales et a` des confre´ries (les nakchibandis par exemple).

La re´sistance des Kurdes a` l’assimilation Les re´voltes kurdes re´currentes sous le ke´malisme e´taient dues a` la convergence de deux contestations de nature diffe´rente. « La premie`re est une re´action contre la centralisation, la pe´ne´tration e´tatique, des re´formes impose´es par le haut et le nationalisme turc, visant la destruction de la socie´te´ kurde traditionnelle » (H. Bozarslan, 1991, 74). Elle visait a` de´fendre des structures sociales e´conomiques et religieuses menace´es par la politique ke´maliste de centralisation modernisatrice. Elle e´tait essentiellement rurale. La deuxie`me, nationaliste et modernisatrice, analogue au ke´malisme, e´tait due a` une intelligentsia kurde urbaine et de l’e´tranger. Elle contestait la politique assimilatrice de l’E´tat turc et visait a` la constitution d’un E´tat kurde, qui n’aurait pas e´te´ sensiblement diffe´rent de l’E´tat ke´maliste. Le mouvement nationaliste kurde ne pouvant prendre en milieu urbain, il est devenu de plus en plus tributaire des tribus et des confre´ries dans le milieu rural : « un examen de la carte des re´voltes nous permet d’observer visuellement cette ruralisation. Les

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L’influence des Perses-Iraniens sur l’Asie Mineure

re´voltes se de´place`rent en effet des re´gions urbaines aux re´gions rurales, des re´gions de plaine aux re´gions montagneuses, voire des re´gions se´dentaires aux re´gions de plus en plus nomades » (H. Bozarslan, 1991, 72). De`s 1920, des re´voltes kurdes sporadiques conduites par des chefs de tribus et/ou religieux ont e´clate´ contre l’E´tat ke´maliste. Les deux principales ont e´te´ la re´volte de Cheikh Saı¨d (1925), puis la re´pression de Dersim/Tunceli (1937-1938). Ce furent des re´pressions sanglantes, sans que le nombre des victimes (plusieurs milliers voire dizaines de milliers) puisse eˆtre pre´cise´. Un strict controˆle militaire a alors e´te´ instaure´ sur tout l’est de la Turquie, qui perdurera selon diverses modalite´s jusqu’a` la fin des anne´es 1990. Les coups d’E´tat militaires de 1960 puis de 1980 ont durci la re´pression, les arrestations, emprisonnements, tortures et disparitions. Ces violences ont e´te´ la conse´quence d’une lutte opposant la branche arme´e du PKK (a` partir de 1985) et les forces de se´curite´, agissant conjointement avec les forces arme´es turques a` l’Est, mais aussi a` la pe´riphe´rie des grandes villes, ou` beaucoup d’immigrants kurdes s’e´taient installe´s. Elles ont culmine´ au cours des anne´es noires (19891995), au cours desquelles plus de 300 000 soldats ont e´te´ masse´s dans cette ¨ calan, leader historique re´gion. Depuis l’arrestation en 1999 d’Abdullah O du PKK, les affrontements arme´s ont beaucoup diminue´, ce qui restait des forces du PKK et ses chefs s’e´tant retire´ dans le Kurdistan irakien en 2004. La re´fe´rence territoriale au « Grand Kurdistan » de 1945 n’a plus qu’un caracte`re symbolique, iconographique, le PKK ayant lui-meˆme renonce´ a` l’ide´e de revendications territoriales depuis les anne´es 1990. Le rapport de´mographique entre Kurdes de l’Est, du « Kurdistan », et Kurdes de l’exte´rieur (grandes villes turques ou diaspora) s’est inverse´ en faveur des derniers, modifiant de fait la question du territoire. Les dynamiques identitaires en re´seau supplantent celles d’un enracinement dans un territoire d’origine, de plus en plus mal de´fini (J. F. Pe´rouse, 2011) (voir chapitre 10).

La question kurde en Turquie : ouverture ou durcissement ? ` partir de la fin des anne´es 1980, les gouvernements turcs ont de plus A en plus admis l’existence d’une « re´alite´ kurde », sans en pre´ciser le contenu. ¨ zal a libe´re´ quelques milliers de prisonniers politiques et leve´ Turgut O l’interdiction de parler et de publier en kurde (1991). Su¨leyman Demirel a reconnu officiellement la « re´alite´ kurde ». Il s’est ensuivi un renouveau culturel kurde sans pre´ce´dent. Des associations, des revues, promouvant la culture kurde, sont ne´es dans tout le . pays. Par exemple, le Centre culturel me´sopotamien (MKM) a e´te´ cre´e´ a` Istanbul en 1991 avec des antennes dans plusieurs villes. Des dizaines de maisons d’e´dition dans les langues kurdes

Arme´niens et Kurdes, peuples re´silients de la longue dure´e

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` partir de 2002, une sont apparues a` Izmir, Diyarbakir et surtout a` Istanbul. A campagne pour l’instauration de cours facultatifs de langue kurde, du primaire a` l’universite´, a mobilise´ des centaines de milliers de personnes, mais sans re´sultat et en se heurtant a` des arrestations et des expulsions temporaires des universite´s. Sous la pression de l’Union europe´enne, a` partir de 2004, des cours prive´s de langue kurde ont e´te´ ouverts a` Van, Batman et Urfa, et des e´missions hebdomadaires en langues kurdes diffuse´es sur des te´le´visions et radios publiques. Le public kurde peut en outre avoir acce`s aux chaıˆnes d’Irak du Nord. Les quelques partis le´gaux qui comptent quelques de´pute´s kurdes revendiquent une re´gionalisation effective et une autonomie renforce´e des pouvoirs locaux, principalement municipaux, ce qui apporterait une reconnaissance identitaire sans remettre en cause l’inte´grite´ territoriale de la Re´publique. Malgre´ la plus grande ouverture du gouvernement islamiste mode´re´ de l’AKP depuis 2002, on est encore loin de l’acceptation de ces revendications (J. F. Pe´rouse, 2005, 365-366). Dans un premier temps le gouvernement islamo-conservateur de l’AKP a leve´ la loi sur l’e´tat d’urgence dans les re´gions kurdes et certaines restrictions concernant la langue kurde. Le premier ministre R. T. Erdogan a reconnu dans un discours a` Diyarbakir en 2005 qu’il existait une question kurde et que l’E´tat avait commis des injustices, promettant un re`glement ¨ . Yilmaz, 2013, 167-169). En 2009, a e´te´ cre´e´e la premie`re chaıˆne politique (O de te´le´vision nationale diffuse´e en kurde. Le PKK a prolonge´ jusqu’en mars 2009 sa treˆve unilate´rale de´cide´e en septembre 2008. Mais des difficulte´s ont commence´ a` apparaıˆtre de`s l’e´te´ 2000 sous la pression de l’opposition et de l’arme´e. Le climat de plus en plus tendu en 2010 s’est traduit par de nouvelles ope´rations militaires et un refus de modifier la constitution (maintien du quorum de 10 % de´savantageant la repre´sentation kurde dans les e´lections nationales). La fin des ne´gociations secre`tes d’Oslo (mai 2011) et l’intensification des re´pressions contre l’ensemble du mouvement kurde ont mis un terme a` l’« ouverture kurde » du gouvernement Erdogan (J. F. Pe´rouse, 2013, 184-185). L’escalade des violences meurtrie`res a repris a` cause e´galement des nouvelles tensions re´gionales, depuis les re´bellions en Syrie et l’apparition de tentatives des Kurdes de ce pays de cre´er une autonomie. La de´stabilisation de l’espace kurde en Irak a contribue´ aussi a` un accroissement des tensions et a` un durcissement du PKK, qui dispose ainsi de plus grandes marges de ¨ . Yilmaz, 2013, 168). Les espoirs d’un re`glement politique de la manœuvre (O question kurde en Turquie s’e´loignent de nouveau 5. 5. Depuis les e´lections de juin 2015, au cours desquelles le gouvernement de R. T. Erdogan a perdu la majorite´ absolue au Parlement et le Parti De´mocratique des Peuples (HDP), soutenant la cause Kurde, a de´passe´ 10 % des voix et donc pu faire e´lire 80 de´pute´s, la situation s’est conside´rablement de´grade´e. La de´rive autoritaire d’Erdogan, premier pre´sident

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L’influence des Perses-Iraniens sur l’Asie Mineure

Malgre´ les de´placements force´s de population, les massacres et bombardements dans le Sud-Est anatolien ou le Dersim, les gouvernements turcs ont e´te´ contraints a` reconnaıˆtre la « re´alite´ kurde » et a` donner une place, meˆme marginale pour le moment, aux langues kurdes. L’impossibilite´, reconnue par les re´sistants kurdes, de revendiquer l’inde´pendance ou meˆme l’autonomie d’un « Kurdistan » territorialement inde´finissable, place leurs revendications plutoˆt sur le terrain de droits sociaux, politiques et culturels. Ils peuvent ainsi espe´rer faire aboutir leurs revendications dans un avenir pas trop lointain. Une forme de re´sistance a` la politique d’assimilation a consiste´ re´cemment a` re´tablir l’ancienne toponymie kurde dans des zones rurales du Sud-Est anatolien en introduisant le toponyme ancien kurde a` coˆte´ du toponyme nouveau turc. Depuis 1990, une quarantaine de villages et villes ont ainsi retrouve´ leur ancienne de´nomination dans les provinces de Agri, Kars, Ardahan sans que ceci soit syste´matique (B. C¸akir, 2014, 31-32). La re´introduction de l’ancienne toponymie en milieu rural et l’introduction de nouveaux noms kurdes dans l’onomastique des nouveaux espaces urbains est l’affirmation d’un droit culturel a` la me´moire et a` l’identite´ des lieux contre l’ine´galite´ culturelle et la discrimination dont sont victimes les Kurdes. Ils ont re´ussi a` marquer les limites de la politique de turquisation qui, par ailleurs, se heurte a` la reconnaissance des droits des minorite´s re´clame´e par l’Union Europe´enne. En dehors des minorite´s religieuses reconnues par le traite´ de Lausanne, il existe en effet de nombreuses autres minorite´s ethniques qui revendiquent ou sont susceptibles de revendiquer une reconnaissance de leurs droits culturels (Ale´vis, Kurdes, Lazes, Arabes, Syriaques ou Assyro-Chalde´ens, Aze´ris, Caucasiens...).

Conclusion : la re´silience de deux peuples montagnards aux marges des empires Les Arme´niens ont occupe´ historiquement un espace montagneux constitue´ par un haut plateau dont le relief est tre`s morcele´ entre Zagros et Taurus qu’ils ont partage´, en grande partie, avec les Kurdes apparus plus tard. C’est un espace de transit entre l’Iran et l’Anatolie, entre le Caucase et de la Re´publique e´lu au suffrage universel en 2014, l’a amene´ a` provoquer de nouvelles e´lections le´gislatives en novembre 2015 pour tenter de reconque´rir la majorite´ absolue, et meˆme celle des deux tiers ne´cessaire pour faire voter une re´forme constitutionnelle lui attribuant les pleins pouvoirs pre´sidentiels. Dans ce but, il a relance´ les re´pressions arme´es contre le PKK dans le Sud-Est du pays, aux frontie`res irakienne et syrienne, et encourage´ les nationalistes et islamistes a` manifester dans tout le pays contre les Kurdes. Il espe`re ainsi provoquer un sursaut nationaliste de l’e´lectorat turc lui permettant de reconque´rir la majorite´ au Parlement.

Arme´niens et Kurdes, peuples re´silients de la longue dure´e

153

la Me´sopotamie, par lequel passaient les voies commerciales reliant Asie et Europe, mais aussi les invasions et migrations de peuples venant de l’Asie centrale ou de la pe´ninsule arabique. Une grande instabilite´ dans l’espace et le temps a constamment caracte´rise´ les populations qui s’y sont installe´es aux diffe´rentes e´poques de son histoire. Deux peuples y ont fait preuve d’une grande re´silience tout au long de la pe´riode historique et jusqu’a` nos jours : les Arme´niens et les Kurdes. Les E´tats qu’ils ont forme´s, de dimensions ge´ne´ralement re´duites, ont e´te´ e´phe´me`res par rapport aux grands empires voisins aux frontie`res desquels ils se sont le plus souvent situe´s. Des structures claniques et/ou tribales leur ont permis de survivre a` travers les guerres et massacres, qu’ils ont duˆ subir a` diffe´rentes pe´riodes de leur histoire, mais tout particulie`rement dans la premie`re moitie´ du XXe sie`cle. L’attachement tre`s fort a` une langue appartenant a` la famille indo-europe´enne, et pour les Arme´niens a` une religion acquise plus tard, a e´te´ a` la base de leur identite´. La mobilite´ impose´e ou volontaire des Arme´niens et des Kurdes les a ` tres toˆt amene´s a` constituer une diaspora eurasiatique puis mondiale, alors qu’ils se trouvaient au centre de courants d’e´changes commerciaux. Les politiques d’assimilations force´es, qu’ils ont duˆ subir dans beaucoup des E´tats qui se partageaient leurs territoires d’origine (Arme´nies, Kurdistans), ne sont pas parvenues a` les faire disparaıˆtre en tant que tels, en les amenant a` participer pleinement a` la vie e´conomique, sociale, politique et culturelle des pays auxquels ils ont e´te´ rattache´s. Les deux mode`les, trajectoire spatiotemporelle et mode`le spatial, nous ont permis de mettre en valeur les e´le´ments de continuite´ socioculturelle et les ruptures, les discontinuite´s majeures principalement politiques dont ils ont e´te´ les acteurs.

III

` l’e`re des nationalismes A L’« inge´nierie de´mographique » ou la tentative d’homoge´ne´isation ethnique de l’Asie Mineure et de la Thrace orientale

C’est seulement a` l’e`re des nationalismes que l’Asie Mineure ou Anatolie a subi une homoge´ne´isation ethnique force´e et violente, sans e´quivalent dans le reste du Moyen-Orient ou des Balkans, visant a` la construction d’un E´tat-nation turc ethniquement homoge`ne. Ce nationalisme des Jeunes Turcs puis des Ke´malistes a repre´sente´, au XXe sie`cle et au Moyen-Orient, la forme a` la fois la plus extreˆme et la plus acheve´e de la construction d’un E´tat-nation, qui se voulait ethniquement homoge`ne. Par ricochet, la Gre`ce est syme´triquement devenue aussi l’E´tat-nation le plus homoge`ne des Balkans, en recevant plus d’un million de re´fugie´s grecs d’Asie Mineure et en e´changeant sa population musulmane avec la Turquie. La politique dite d’« inge´nierie de´mographique ou ethnique » des Unionistes, poursuivie par les Ke´malistes, a e´te´ la cause principale de cette recomposition territoriale radicale turque et grecque. Pour mieux comprendre l’originalite´ et la radicalite´ de ce phe´nome`ne, il faut en saisir les ressorts et analyser les moyens mis en œuvre pour le re´aliser.

Chapitre 7

Grecs et Arme´niens en Asie Mineure et Thrace orientale a` la veille de la Premie`re Guerre mondiale

Le territoire de l’actuelle Turquie, c’est-a`-dire l’Asie Mineure et la Thrace orientale, a` la veille de la Premie`re Guerre mondiale, e´tait peuple´ certes par une majorite´ de Musulmans, de 70 a` 80 % selon les sources, mais avait de ` l’e`re des nombreuses minorite´s ethniques musulmanes et non musulmanes. A nationalismes, au moment ou` l’empire Ottoman a e´te´ menace´ dans son existence meˆme, les Jeunes Turcs, qui ont e´te´ les principaux porteurs du nationalisme turc, se sont trouve´s confronte´s a` la pre´sence de deux minorite´s chre´tiennes dans l’ensemble de l’Anatolie et de la Thrace orientale, re´parties de fac¸on ine´gale mais ge´ne´rale : les Grecs sur les coˆtes et surtout a` l’Ouest, beaucoup moins au centre, les Arme´niens surtout a` l’Est et au Sud-Est mais aussi dans beaucoup de centres urbains. Leur pre´sence e´tait notable dans la capitale Istanbul. Ces deux groupes ethno-religieux, titulaires d’un millet ottoman, avaient des ambitions nationales et avaient cre´e´ un mouvement nationaliste avant les Turcs euxmeˆmes qui se pensaient Ottomans, voulant d’abord pre´server et moderniser leur empire. Les Grecs avaient depuis 1829 leur E´tat-nation de l’autre coˆte´ de la mer E´ge´e et dans une partie de l’archipel. Cet E´tat e´tait en pleine expansion, ayant annexe´ des territoires a` la suite des guerres balkaniques (1912-13) et ayant des vise´es sur l’Asie Mineure (ide´ologie de la Grande Ide´e). Les Arme´niens voulaient cre´er leur propre E´tat-nation a` l’Est de l’Anatolie, sur les territoires de leurs anciens royaumes ou principaute´s, en s’appuyant sur la Russie, dont le territoire impe´rial s’e´tait re´cemment e´tendu a` tout le Caucase. Il faut donc prendre la mesure de cette pre´sence et de leurs ambitions, telles qu’elles se pre´sentaient en 1914, avant de voir quelle a e´te´ la politique nationaliste du CUP au pouvoir depuis 1908 puis surtout 1913. Quelle e´tait la situation a` laquelle ont duˆ faire face les Jeunes Turcs ? Il convient donc de de´crire la re´partition, l’organisation, la de´mographie de ces deux principales minorite´s a` la veille de la Premie`re Guerre mondiale, avant d’aborder, dans les chapitres suivants, l’analyse des politiques mene´es par le CUP pour construire un E´tat-nation turc.

200 km

Rhodes

Brousse

Mer Méditerranée

Adalia

Izbarta

Afion Kara Hissar

Ismidt

Koniah

ANGORA

CASTAMOUNI

Figure 14 : E´coles et e´glises grecques en Asie Mineure (1912)

Source : D’après la carte dressée par le commandant D. Nos Botzaris, Athènes 1919

0

SMYRNE

BaliKesser

Erdek

Mer de Marmara

CONSTANTINOPLE

Mer Noire

Nigde

TREZIBONDE

0

200

Altude (mètres) 1500 et plus

Mouvements de la populaon grecque

Cours d’eau

Voie ferrée

Ville principale

Limite de vilayet

Nombre d’élèves 19 915 8 608 3 610 207 125 78 37 1 1 060 25 Limite de la zone administrée par le Patriarcat œcuménique de Constannople

Bivas

Samsun

Nombre d’églises

Césarée

Amassia

Sinope

160 A` l’e`re des nationalismes

Grecs et Arme´niens en Asie Mineure et Thrace orientale

161

He´te´roge´ne´ite´ et dispersion des Grecs ottomans sur le territoire de l’actuelle Turquie a` la veille de la Premie`re Guerre mondiale Les Grecs d’Asie Mineure faisaient partie du millet orthodoxe soumis a` l’autorite´ du Patriarcat œcume´nique de Constantinople. En 1914, on de´nombrait 26 me´tropoles, administrant 1 315 communaute´s grecques, ayant a` leur charge 2 228 e´coles helle´niques (Maccas, 1919, 105). La constitution synodale donnait une organisation de´mocratique et fe´de´rative a` cette E´glise avec une participation des laı¨cs. Tous les observateurs de cette e´poque s’accordent pour faire l’e´loge du syste`me scolaire grec, entie`rement finance´ par les communaute´s, en « contraste saisissant avec la pe´nurie et la pauvrete´ des e´coles turques » (Alaux, Puaux, 1916, 27). Le de´veloppement de l’e´ducation e´tait une priorite´ pour les communaute´s grecques, elle allait de pair avec l’enseignement de la religion et l’entretien du sentiment national. L’importance et la vitalite´ de ce syste`me scolaire, agent de modernisation et porteur des ide´es nationalistes grecques, e´taient une autre manifestation du dynamisme de l’helle´nisme d’Asie Mineure, de ces entrepreneurs de´ployant leurs activite´s aussi bien dans le domaine commercial, industriel qu’agricole ou intellectuel. La « Carte des e´coles et des e´glises grecques de l’Asie Mineure en 1912 » (e´chelle : 1/2 000 000), publie´e par le commandant D. Notis Botzaris a` Athe`nes en fe´vrier 1919, donnant le nombre d’e´le`ves et d’e´glises par kaza (canton), est la meilleure repre´sentation indirecte la re´partition des Grecs en Asie mineure, dans la partie qui e´tait sous la juridiction du Patriarcat (Figure 14). La vigueur de l’ide´ologie nationaliste transmise par ce syste`me scolaire, lie´ a` l’E´tat grec d’Athe`nes, eut de lourdes conse´quences par la suite pour les Grecs d’Asie Mineure. Le recensement ottoman de 1914, « a` l’origine non destine´ a` la publication, doit eˆtre conside´re´ comme fiable dans les limites d’un sous-enregistrement probable mais involontaire et qui affecte l’ensemble de la population et non telle de ses composantes ». Il a e´te´ publie´ en 1919 par le gouvernement ottoman et a e´te´ confronte´ aux estimations des repre´sentants grecs, en particulier L. Maccas (1919), par D. Panzac (1988). Le recensement (1914) donne un total de 1 235 637 Grecs en Anatolie, alors que L. Maccas donne 1 953 566. Ce dernier sous-estime le nombre des Musulmans 7 256 147 contre 9 284 937 dans le recensement (1914) 1. On peut estimer avec 1. Une analyse plus de´taille´e au niveau re´gional de certains vilayet, sandjak ou kaza, ou` les Grecs sont relativement nombreux, montre que les chiffres avance´s par L. Maccas rele`vent d’une manipulation au service de la cause grecque de la Grande Ide´e. Dans le kaza d’Izmir, le chiffre avance´ par Maccas est 3,3 fois plus e´leve´ que celui du recensement. De meˆme, dans le sandjak d’Izmir plus englobant, les Grecs y sont deux fois plus nombreux chez Maccas. Dans le vilayet d’Aı¨din, Maccas ne trouve que 940 843 Turcs alors que le recensement en

162

A` l’e`re des nationalismes

D. Panzac (1988) que le recensement de la population ottomane re´alise´ en 1914 par l’E´tat ottoman, malgre´ ses de´fauts, est plus proche de la re´alite´ que les estimations de L. Maccas (1919), minorant conside´rablement le nombre des Musulmans et majorant celui des Grecs. Ils ont e´te´ publie´s en 1919 de fac¸on a` soutenir les revendications nationalistes de 1918-1922. « Certes, il est vraisemblable que le de´nombrement ottoman est quelque peu infe´rieur a` la re´alite´ et que les 1 555 936 Grecs de 1914 sont en re´alite´ 50 ou 100 000 de plus... Mais il faut alors admettre que ce sous-enregistrement, qui n’est pas volontairement se´lectif, soit e´galement valable pour les Musulmans et que les 13 721 854 d’entre eux puissent eˆtre 14 millions voire 14 millions et demi (D. Panzac, 1988, 60). Une autre source statistique donne´e par A. Alexandris et P. Kitromilides (1984-85, 23-29) est le recensement eccle´siastique (patriarcal) et consulaire grec entrepris a` l’initiative de E. Venizelos en 1910, et qui a dure´ jusqu’en 1912. Les difficulte´s auxquelles se sont heurte´es les autorite´s eccle´siastiques et consulaires e´taient lie´es a` la me´fiance des Grecs ottomans qui craignaient par ce biais d’eˆtre expose´s davantage a` la fiscalite´ et au service militaire ottoman. Il dut donc y avoir une sous-de´claration et sous-estimation du nombre des Grecs. Le re´sultat obtenu est d’un peu plus de 1,5 million (1 547 952) pour l’Asie Mineure, avec pre`s de 500 000 (495 936) dans le vilayet d’Aı¨din, pre`s de 190 000 pour Istanbul et Izmit (189 710), soit environ 690 000 (685 646) pour l’Anatolie occidentale. En Anatolie centrale, on trouve environ 380 000 (379 900), et 482 406 dans le Pont. Ce re´sultat est interme´diaire entre les 1 235 637 du recensement ottoman de 1914 et 1 777 146 de Polybius ou 1 953 566 de Maccas revendique´s a` la Confe´rence de la Paix en 1919, ces deux derniers chiffres e´tant vraisemblablement gonfle´s pour servir la cause des nationalistes grecs. Cet helle´nisme d’Asie Mineure e´tait caracte´rise´ par sa dispersion et son he´te´roge´ne´ite´ quant a` ses origines. Il y avait en effet des re´gions dans lesquelles la population grecque e´tait directement issue d’implantations remontant a` la pe´riode byzantine, le Pont et la Cappadoce, ou` elle se situait autour de 20 % de la population totale. En Cappadoce, la turquisation linguistique e´tait tre`s avance´e et les relations entre Grecs et Turcs sont reste´es bonnes jusqu’a` l’e´change des populations (1923).

de´nombre 1 249 067, soit plus de 300 000 de diffe´rence. De meˆme, il trouve 622 840 Grecs contre seulement 299 047 dans le recensement. Il manque dans l’ensemble plus de 2 millions de Turcs dans les statistiques de Maccas, alors qu’y figurent 720 000 Grecs de plus comme le montre D. Panzac (1988, 57-59).

Grecs et Arme´niens en Asie Mineure et Thrace orientale

163

Deux cartes de re´partition de cette population grecque par district en 1914, l’une en couleurs publie´e par L. Maccas (1919, h. t.), l’autre dresse´e par I. Bowman a` partir d’un de´pouillement « des sources les plus dignes de foi ante´rieures a` 1914 » (Bowman : 1928), donnent une image pre´cise de la pre´sence grecque en Asie Mineure (Figure 15). Les plus grosses concentrations, dans lesquelles la population grecque urbaine et rurale de´passe 20 % et parfois meˆme 30 % de la population totale du district, se situent sur la coˆte ionienne au Nord et au Sud de Smyrne, le long de la coˆte de la mer de Marmara en particulier en Bithynie, sur la coˆte Pontique et dans son arrie`repays, a` l’Est et a` l’Ouest de Samsun et de Tre´bizonde, enfin en Cappadoce dans le district de Ce´sare´e (Kayseri). Ailleurs les Grecs sont pre´sents, mais ne repre´sentent ge´ne´ralement pas plus de 10 %, souvent moins de 5 % de la population totale. On est frappe´ par leur ubiquite´ qui est typiquement celle d’une diaspora marchande. On peut noter leur absence ou tre`s faible pre´sence dans toute la moitie´ orientale de l’Anatolie, en particulier dans les districts de forte pre´sence arme´nienne (plus de 20 %). En Anatolie occidentale, a` l’Ouest d’une ligne qui part d’Izmit au Nord, passe par Eskisheı¨, Afioum-Karahissar, Isparta jusqu’a` Antalya, toute cette zone e´tait sous l’influence dominante grecque du point de vue e´conomique principalement. La plus forte concentration e´tait dans le sandjak de Smyrne ou` les Grecs repre´sentaient environ 50 % de la population totale, et dans la ville elle-meˆme ou` ils avaient une le´ge`re majorite´. Cette concentration de 28

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Constantinople

Batoum

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N 40

Angora

Brousse

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Trébizonde

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Van

Smyrne Diarbekir

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Aidin

Konia Adana

Adalia

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Mossoul 36

Alep re Tig

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Plus de 20 % de la population est constitué par des Arméniens

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Plus de 20 % de la population est constitué par des Grecs 34

34

Bagdad

Beyrouth Damas

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100

200

300 km

Jérusalem 34 Cartographie : V. Alfaurt, CNRS 2012 Source : Isaiah Bowmann, 1928, Le Monde Nouveau, Paris : Payot, p. 376.

38

Figure 15 : Grecs et Arme´niens en Asie Mineure (1914)

40

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164

A` l’e`re des nationalismes

population grecque e´tait relativement re´cente ; elle e´tait pour l’essentiel le re´sultat de migrations de la fin du XVIII e et de tout le XIX e sie`cle a` partir de la Gre`ce continentale et des ˆıles de la mer E´ge´e. Des Grecs d’Anatolie inte´rieure, en particulier de Cappadoce, avaient e´galement e´migre´ en grand nombre a` Constantinople et a` Smyrne. Cet helle´nisme d’Anatolie occidentale s’appuyait sur la pe´ne´tration e´conomique europe´enne, en particulier franc¸aise, meˆme si elle pouvait invoquer des racines historiques tre`s anciennes. Les Grecs jouaient ici un roˆle d’auxiliaires de l’impe´rialisme des puissances coloniales d’Europe occidentale (France et Angleterre), tout a` fait analogue, par exemple, a` celui des Chinois en Asie du Sud-Est. C’e´tait la` leur principale faiblesse, car ils se trouvaient sous la de´pendance de la politique de ces puissances et pouvaient devenir la cible du nationalisme turc. Majoritairement urbains et ouverts sur l’exte´rieur et la modernite´, ils n’en comptaient pas moins nombre de villages ruraux notamment dans la partie Nord-Ouest proche de la mer de Marmara. Au Nord-Est dans le Pont, la pre´sence grecque relativement dense remontait directement a` la pe´riode byzantine (empire des Comne`nes de Tre´bizonde), a` la fois sur la coˆte et dans les montagnes, y compris leur versant sud oriente´ vers le plateau anatolien. Cette population grecque e´tait en grande partie rurale en dehors des villes portuaires de la coˆte (Tre´bizonde, Sinope, Samsun, Kerasunda...). Les communaute´s de mineurs de la re´gion montagneuse de Gu¨mu¨chane (Chaldea) avaient essaime´ dans plusieurs zones minie`res de l’Anatolie inte´rieure a` la demande des autorite´s ottomanes, faisant appel a` leur savoir-faire (Ak Dag Maden, Bouga Maden). Les liens anciens et privile´gie´s des Grecs pontiques avec la Russie orthodoxe les rendirent suspects de`s le de´but de la Premie`re Guerre mondiale. Dans les provinces arme´niennes de Kars et d’Ardahan, annexe´es en 1878 par la Russie, s’e´taient installe´s 75 000 Grecs Pontiques dans 78 villages, originaires pour la plupart des montagnes de Chaldea, des villages miniers de la re´gion de Gu¨mu¨chane (Argyroupolis). Les autorite´s russes les avaient attire´s pour repeupler cette re´gion en partie vide´e de sa population musulmane. Les Grecs reste`rent 40 ans, jusqu’au retrait des Russes en 1918, dans cette re´gion ou` ils n’avaient pas de racines. La troisie`me entite´ de l’helle´nisme d’Asie Mineure, de´mographiquement la moins nombreuse, e´tait constitue´e de communaute´s orthodoxes turcophones ou plus rarement helle´nophones, disperse´es et isole´es, qui e´taient des reliques de la pre´sence byzantine dans ces re´gions de plateau et de montagnes (Cappadoce, Lycaonie, Phrygie, Lycie, Taurus). Des dialectes grecs ressemblant fortement au grec me´die´val me´lange´ de turc s’e´taient conserve´s dans des isolats, parmi une majorite´ de villages turcophones orthodoxes. Situe´s au sein d’un milieu tre`s majoritairement musulman, a` la suite des conqueˆtes seldjoukide puis ottomane, ces communaute´s avaient pre´serve´ leur

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identite´ grecque byzantine (Romioi) en adoptant la langue de leurs conque´rants, mais en pre´servant leur identite´ religieuse chre´tienne orthodoxe. Une ide´e de la re´partition ge´ographique de cette population grecque en Asie Mineure nous est donne´e par les listes de villages et de villes totalement ou partiellement grecs avant l’e´change des populations, dresse´es par le Centre d’E´tudes sur l’Asie Mineure (Kentro Mikrasiatikon Spoudon 1996, 109-111) d’Athe`nes. L’ensemble le plus dense´ment peuple´ est le Pont avec 1 454 lieux habite´s totalement ou partiellement par des Grecs, dont 795 ont pu eˆtre e´tudie´s par le Centre (600 entie`rement grecs, 212 mixtes gre´co-turcs), un grand nombre (659) n’ayant pu eˆtre e´tudie´s faute d’informateurs natifs. Ceux-ci s’e´taient disperse´s en URSS apre`s la Premie`re Guerre mondiale et/ou ne sont jamais parvenus en Gre`ce. L’Anatolie occidentale et me´ridionale vient ensuite avec 445 lieux habite´s, enfin l’Anatolie centrale et orientale avec 137 lieux habite´s par des Grecs turcophones ou helle´nophones. Autre difficulte´ majeure, les territoires de la pre´sence grecque d’Asie Mineure e´taient se´pare´s entre eux par plusieurs centaines de kilome`tres. Une large bande d’au moins trois cents kilome`tres de largeur prenant l’Anatolie en e´charpe du Nord-Nord-Est au Sud-Sud-Ouest de plus de 80 a` plus de 90 % de population musulmane se´parait l’Anatolie occidentale des territoires du Pont et de Cappadoce en Anatolie centrale. Entre ces trois concentrations relatives de population grecque n’existait qu’un tissu extreˆmement laˆche de communaute´s urbaines de tailles re´duites. Les deux fac¸ades maritimes Nord et Ouest appartenaient a` deux ensembles helle´niques diffe´rents. La fac¸ade occidentale e´tait en e´troite symbiose avec l’archipel e´ge´en et la Gre`ce continentale dont elle e´tait un prolongement a` la fois tre`s ancien (Antiquite´) et tre`s re´cent (migrations de la fin XVIII eXIX e sie`cles). Smyrne e´tait un centre majeur de l’helle´nisme, a` la fois e´conomique et culturel, plus important qu’Athe`nes jusqu’au milieu du XIX e sie`cle, pouvant rivaliser avec Constantinople, comme l’avait e´te´ a` une e´poque ante´rieure et tendait a` le redevenir Alexandrie. Quant a` la fac¸ade septentrionale de la mer Noire, de´mographiquement moins importante mais s’appuyant sur une plus grande continuite´ historique, elle e´tait redevenue le centre d’un helle´nisme du Pont-Euxin non moins brillant que celui de l’E´ge´e, car capable de mobiliser une bonne part des ressources du sud de l’Empire russe, de la Roumanie et de la Bulgarie.

Les communaute´s grecques dans le cadre politique ottoman (1897-1908) Jusqu’a` la re´volution Jeune turque de 1908, le Patriarche œcume´nique de Constantinople a` la teˆte de son millet-i Ruˆm assurait, avec ses me´tropolites,

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la repre´sentation politique de l’ensemble des Grecs, tandis que ces derniers, en acceptant la domination patriarcale, reconnaissaient leur obe´issance et leur soumission au gouvernement ottoman qui, pour sa part, s’engageait a` leur donner sa protection. Ce syste`me de domination patrimoniale, tant du Sultan sur les millet que du Patriarche sur son millet, re´pondait aux besoins d’une socie´te´ traditionnelle, aussi bien au niveau e´conomique que politique. Les me´tropolites et les e´veˆques repre´sentaient l’ordre le´gal aupre`s de l’administration ottomane locale et administraient les communaute´s (koinotites) de leur circonscription, comme le Patriarcat a` l’e´chelle du millet. Partout le versement des impoˆts aux me´ tropolites confirmait la soumission patriarcale, donc ottomane, une part e´tant destine´e a` la caisse nationale couvrant la construction des e´coles, des e´difices religieux... et une autre part e´tant re´serve´e au Patriarche (S. Anagnostopoulou, 1997, 318-320). Le terme de « communaute´ » (koinotita) de´signait autant des villages que des villes ou des quartiers urbains habite´s par des Grecs. Chacune d’entre elles comprenait une ou plusieurs paroisses ; par exemple la communaute´ de Smyrne regroupait 23 paroisses. Il existait de fortes disparite´s dans le de´veloppement e´conomique et social des communaute´s, certaines ayant une bourgeoisie croissante (coˆte occidentale en accroissement de´mographique) alors que d’autres demeuraient tre`s traditionnelles (Cappadoce en re´gression). Les premie`res avaient une majorite´ de leur population venue de l’archipel e´ge´en et de la Gre`ce continentale, ayant souvent la nationalite´ helle´nique et vivant dans des quartiers distincts sans grandes relations avec la population turque voisine, ne parlant pas le turc. Les secondes, par contre, avaient une population ancienne vivant en symbiose avec la socie´te´ turque environnante, partageant la meˆme culture mate´rielle et la langue. L’expansion de la classe moyenne, dont les activite´s e´taient lie´es au commerce et a` l’artisanat ou a` l’industrie en pleine croissance, a fait e´voluer les institutions des communaute´s de l’ouest de l’Asie Mineure vers une plus ` Smyrne, par exemple, un comite´ central grande laı¨cisation du pouvoir. A (kentriki epitropi), dont les membres e´lus selon un syste`me censitaire e´taient pour moitie´ de nationalite´ helle´nique, concentrait a` travers son bureau le pouvoir sur tous les services publics qui relevait jusqu’alors de l’E´glise et de la de´moge´rontie (notables e´lus seulement par les sujets ottomans) (S. Anagnostopoulou, 1997, 325-330). L’ide´ologie bourgeoise de Smyrne et de Constantinople gagna l’ensemble des communaute´s de la coˆte ouest, celles-ci faisant preuve d’une capacite´ de de´veloppement e´conomique et d’e´volution sociale qui, malgre´ quelques disparite´s, se preˆtaient au projet de re´alisation de l’e´veil national. L’intelligentsia locale (me´decins, instituteurs, professeurs qui avaient fait leurs e´tudes a` Constantinople, Smyrne ou Athe`nes) et les revues et journaux de Smyrne et Constantinople, qui circulaient chez les Grecs de toute la coˆte, contribue`rent re´solument a`

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l’implantation de l’ide´ologie nationale. Cette moyenne bourgeoisie qui e´tait tourne´e vers la Gre`ce fut a` l’origine de la transformation progressive du millet-i Ruˆm en millet des Grecs, c’est-a`-dire de la nation grecque. Tous ces faits engendre`rent une situation ambigue¨ ou` l’Helle`ne et l’Ottoman se reconnaissaient dans la meˆme identite´, celle de Grec. Ayant tous deux conscience d’appartenir au meˆme millet, partageant le meˆme amour pour leur patrie, l’Asie Mineure, et la meˆme peur du pouvoir central ottoman, ils commence`rent a` recourir plus souvent a` la protection de l’E´tat grec qui, bien que faible, e´tait plus efficace sur les questions e´conomiques que le Patriarcat. C’est donc par le biais de la moyenne bourgeoisie et de ses proble`mes e´conomiques que l’E´tat grec se re´ve´la une autorite´ nationale occupant une place par de´finition inaccessible au Patriarcat (S. Anagnostopoulou, 1997, 472-487). ` l’inte´rieur de l’Anatolie et plus particulie`rement en Cappadoce, la A situation e´tait tout a` fait diffe´rente, beaucoup plus conforme a` la socie´te´ ottomane traditionnelle du millet-i Ruˆm, tourne´e vers le Patriarcat.

Les Karamanlides de Cappadoce Dans le Vilayet d’Ikonion (Konya), il y avait, en 1912, 87 021 Grecs (8 %) sur une population de 1 101 549 dont 988 723 Turcs et 25 805 d’autres ethnies. Les villages grecs helle´nophones et turcophones e´taient au nombre de 81. Le recensement de 1928 en Gre`ce de´nombre 103 642 Chre´tiens turcophones. Lord Curzon les estimait a` 50 000 avant l’e´change des populations, d’autres jusqu’a` 300 000, e´change´s a` coˆte´ des Grecs chre´tiens helle´nophones (R. Clogg, 2004, 387-388). S’agissait-il de Grecs chre´tiens devenus turcophones sous la contrainte ou par suite d’isolement au milieu de populations turcophones, ou s’agissait-il de Turcs qui avaient, avant la conqueˆte, rejoint les arme´es byzantines et adopte´ la religion de leurs nouveaux maıˆtres ? Le de´bat est impossible a` trancher. Il y a probablement des deux, mais dans quelle proportion ? On ne le saura sans doute jamais (R. Clogg, 2004, 388). On peut avoir une estimation de la population grecque orthodoxe de Cappadoce en additionnant la population des dioce`ses de Ikonion (Konya) 90 300 et de Ce´sare´e (Kayseri) 65 120 soit 155 420, d’apre`s le recensement du Patriarcat œcume´nique de 1910-1912. Le nombre des re´fugie´s provenant de Cappadoce a e´te´ estime´ a` 54 622 dans le cadre de l’e´change des populations de 1923-24. Ce chiffre n’inclut pas les hommes mobilise´s et/ou massacre´s qui se trouvaient dans d’autres re´gions a` cette date. En Cappadoce (Karamania, e´mirat plus e´tendu au Nord et au Sud), il y avait 32 villages chre´tiens helle´nophones, parlant un dialecte grec archaı¨sant et 49 villages chre´tiens turcophones. Leur foi est reste´e leur lien le plus fort

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avec l’identite´ nationale grecque. Leurs livres religieux e´taient en turc e´crit en lettres grecques (karamanlidiki grafi). Les Grecs Karamanlides e´taient originaires de la re´gion de Kayseri, Nevsehir et Nigde en Cappadoce ou` ils e´taient les plus nombreux. On les trouvait e´galement dans les environs de Konya, Isparta, Burdur et Antalya ou bien disperse´s en Crime´e et Turquie d’Europe. Beaucoup d’entre eux avaient e´migre´ a` Constantinople tout au long de l’Empire ottoman. Au XIX e sie`cle, des communaute´s de Karamanlides e´taient principalement dans les quartiers de Yedikule, Samatya et Narlikapi d’Istanbul (R. Clogg, 2004, 293). Il est difficile de savoir si les Karamanlides se conside´raient aux XVIII e ` partir de et XIX e sie`cles comme des Grecs ou des Chre´tiens orthodoxes. A e ´ la fin du XIX sie`cle, l’Etat grec a eu une politique de re-helle´nisation de cette population, en envoyant des instituteurs forme´s a` l’universite´ d’Athe`nes, pour que les enfants apprennent le grec a` l’e´cole. Des associations telles que le « Syllogos des Mikrasiates l’Anatolie » ont œuvre´ dans le meˆme sens pour envoyer le plus possible de jeunes Grecs d’Asie Mineure a` l’universite´ d’Athe`nes, dans des e´coles de the´ologie en Gre`ce ou dans des colle`ges de Smyrne et Constantinople (R. Clogg, 2004, 405-406). L’apprentissage de la langue grecque a eu un succe`s tre`s limite´, a` cause en particulier de l’introduction de la langue pure (katharevousa), calque´e sur le grec ancien, dans les e´coles. Des voyageurs occidentaux constataient qu’en Anatolie le turc a continue´ a` remplacer peu a` peu le grec jusqu’en 1923 (R. Clogg, 2004, 408409) 2. Le de´veloppement de l’e´ducation a e´te´ retarde´ et rendu difficile par la turcophonie. Elle se limita longtemps a` l’apprentissage de l’alphabet, du calcul et de quelques prie`res. Les textes en karamanli ont rendu service. L’Association grecque de philologie de Constantinople, fonde´e en 1861 aupre`s du Patriarcat œcume´nique, s’est occupe´e de favoriser l’enseignement du grec aux turcophones, puisque la langue devenait un crite`re essentiel de la nation.

Les communaute´s grecques de l’inte´rieur de l’Anatolie Elles e´taient relativement disperse´es au sein d’une population musulmane largement plus nombreuse. Elles ne constituaient pas des ensembles, a` l’excep2. Au cours des ne´gociations du traite´ de Lausanne, Venizelos et Inonu envisage`rent d’exclure les Grecs orthodoxes turcophones de l’e´change des populations. Pour qu’ils ne soient pas sous la juridiction du Patriarcat œcume´nique, un preˆtre, Papa Evthim Karachisaridis, fut soutenu par les ke´malistes pour fonder une E´glise turque orthodoxe inde´pendante du Patriarcat. Cependant, il ne fut pas suivi par la plupart des Chre´tiens turcophones, qui pre´fe´re`rent opter pour une citoyennete´ grecque avec une identite´ base´e sur la religion non sur la langue (R. Clogg, 2004, 409-410 et M. Charakopoulos, 2003, 98-100).

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tion de quelques centres de concentration de communaute´s : Ce´sare´e, Nigde, Aksaray ou Nevsehir. Tre`s diffe´rentes de celles des coˆtes, il est pre´fe´rable de parler de communaute´s orthodoxes e´parpille´es sur des distances importantes. Elles e´taient anciennes en Cappadoce, Galatie, Lycaonie (Konya). Elles pouvaient eˆtre regroupe´es en deux ensembles isole´s l’un de l’autre. La ville de Ce´sare´e centre e´conomique e´tait e´galement le centre eccle´siastique de tous les Grecs orthodoxes de la re´gion de Cappadoce (premie`re me´tropole dans la hie´rarchie patriarcale). 17 villages a` la population grecque plus ou moins nombreuse formaient l’entourage proche de la ville. Autre centre, Everek (Agios Constantinos) : communaute´s grecques et arme´niennes. Meˆme paysage qu’a` Ce´sare´e : les e´glises et les monaste`res disse´mine´s partout, les paysages souterrains, les ruines de villages et de bourgs, points de repe`re d’une population pour qui la nature e´tait la meilleure allie´e. Les rares villes ou villages de Lycaonie a` population grecque e´taient tellement disperse´s qu’il est tre`s difficile de trouver un ensemble de communaute´s ou meˆme des points communs entre elles. On constatait une re´gression et de´croissance de la population grecque de l’inte´rieur, dues notamment a` l’e´migration vers les grands centres coˆtiers. La Cappadoce a connu tout au long de son histoire une pre´sence grecque continue, mais une population en mouvement incessant. Les re´gions de Ce´sare´e, Nigde, Nevsehir ont toujours e´te´ peuple´es d’orthodoxes dont le nombre a augmente´ ou diminue´ au gre´ des circonstances. Malgre´ les pressions qu’elle a duˆ subir, cette population n’a pas pu e´migrer comme dans le cas des communaute´s coˆtie`res (vers les ˆıles par exemple). Elle a duˆ se re´signer a` changer sans cesse de lieu de re´sidence a` l’inte´rieur meˆme de la Cappadoce. D’autre part, elle n’a pas connu l’e´quivalent de l’arrive´e massive de Grecs des ˆıles et des coˆtes de la mer E´ge´e, aux XIX e et XX e sie`cles, en Ionie, dans les plaines littorales et les valle´es de l’Ouest de l’Anatolie. La migration vers Constantinople a commence´ tre`s toˆt (fin du XVe sie`cle), de meˆme ensuite vers les autres grandes villes de l’empire. Aux XIXe et XX e sie`cles, la migration vers les grands centres a pris de l’ampleur et s’est transforme´e en une ve´ritable he´morragie. Le de´veloppement des voies de communication a contribue´ a` renforcer cette e´migration dans deux directions principales : dans les re´gions inte´rieures en dehors de la Cappadoce, dans les grandes villes coˆtie`res. La plus grande partie d’entre eux ont e´migre´ a` Constantinople, Smyrne, Adana, Mersin, Amissos mais aussi au Caire, a` Alexandrie ou a` Athe`nes. Ils constituaient le prole´tariat de ces villes ou s’inte´graient a` la classe des riches commerc¸ants. Les Cappadociens installe´s a` Constantinople ou meˆme a` Athe`nes se regroupaient en communaute´s (koinotites) selon leur village ou ville d’origine et se consacraient de loin a` la lutte pour l’helle´nisation et l’e´veil national des orthodoxes de leur re´gion d’origine isole´e. Les communaute´s de Cappadoce

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ne virent pas se de´velopper en leur sein une ve´ritable conscience nationale re´ve´latrice du remplacement de la notion de « communaute´ Ruˆm-orthodoxe » par la notion de communaute´ grecque. Dans les communaute´s d’organisation traditionnelle, le preˆtre et la de´moge´rontie (proprie´taires fonciers) exerc¸aient le pouvoir (Sia Anagnostopoulou, 1997, 225-236). Certaines communaute´s d’organisation plus e´volue´e e´taient caracte´rise´es par la pre´sence ininterrompue d’un noyau de population grecque reste´ relativement important a` travers le temps. Non isole´es, elles appartenaient a` un ensemble re´gional de communaute´s (grecques ou turques) dont la population e´tait e´galement stable, ancre´e dans la re´gion, formant un ensemble e´conomique graˆce a` des relations denses. La tradition migratoire de leur population vers les centres coˆtiers leur permettait de disposer d’une ouverture vers l’exte´rieur et de participer ainsi aux e´volutions historiques. Ce sont les ¨ rgu¨p (Procopi), de Gelveri (Karvali), de Nevsehir re´gions de Ce´sare´e, d’U (Neapolis) et de Nigde ou` se rencontraient les communaute´s les plus e´volue´es. Dans beaucoup de cas, le comite´ sie´geait a` Constantinople gouvernait la communaute´ de la`, alors que, pour des raisons d’efficacite´, sur place e´taient constate´s les re´sultats de ces activite´s 3.

De la communaute´ Ruˆm orthodoxe a` la communaute´ grecque « nationale » dans l’Ouest anatolien (1908-1918) La re´volution Jeune turque (1908) a remis en cause le syste`me des millet, qui a pris davantage un caracte`re national laı¨c, devenant une institution politique et se´culie`re sous l’influence de la moyenne bourgeoisie beaucoup plus puissante et forte que la classe aristocratique traditionnelle. S’e´loignant de plus en plus de l’ordre ottoman, elle se lia davantage a` l’E´tat grec qui, par le biais de l’ambassade, de l’augmentation du nombre des consulats et viceconsulats, controˆla de plus en plus les me´canismes des institutions composantes du millet telles que les e´coles, les hoˆpitaux, socie´te´s de bienfaisance... en cre´ant aussi de nouvelles associations a` orientation nationaliste. Cette 3. Dans les domaines de l’e´ducation et de la solidarite´ sociale, l’aide financie`re du Comite´ de Constantinople e´tait indispensable. Les communaute´s les plus e´volue´es e´taient celles dont la ¨ gu¨rp, Nevsehir, Gelveri, Sinassos, Ce´sare´e). L’adminisstructure sociale se diffe´renciait (U tration communautaire demeura l’affaire des c¸orbac¸i et plus pre´cise´ment de 2 ou 3 familles qui se querellaient. La communaute´ dite e´volue´e, encore lie´e au syste`me administratif ottoman de par ses fonctions acquit pourtant, graˆce aux e´migre´s, aux corporations et aux associations, un nouveau roˆle, celui de communaute´ grecque. L’administration communautaire e´tait confie´e a` la de´moge´rontie sous la pre´sidence du preˆtre. Sous la pression des Comite´s et corporations de Constantinople, elle se chargeait du controˆle de l’e´ducation et des affaires eccle´siastiques.

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e´volution allait dans le sens de la politique du CUP, qui put alors conside´rer les minorite´s chre´tiennes, les Grecs en l’occurrence, comme un corps e´tranger œuvrant pour le compte d’un E´tat national exte´rieur avec une vision irre´dentiste sur un territoire en Asie Mineure. Le Patriarcat avait pour souci principal de pre´server ses « privile`ges », sa tutelle sur les Orthodoxes, uniquement grecs depuis l’e´mancipation des Slaves, son roˆle de « Chef de la Nation » (Ethnarchis). Mais l’E´tat grec en vint meˆme a` intervenir dans les affaires religieuses telles que la de´signation et le financement des me´tropolites, ou les e´coles (Sia Anagnostopoulou, 1997, 456-472). Les bourgeois grecs de Smyrne, par peur de la politique des Jeunes Turcs, pre´pare`rent par leur action le ve´ritable assujettissement de la communaute´ entie`re au consulat ge´ne´ral de Gre`ce et par conse´quent a` l’E´tat grec, disposant du soutien accru bien que silencieux du peuple. L’ide´ologie irre´dentiste d’une libe´ration par l’intervention de l’arme´e grecque fut alors introduite de fac¸on de plus en plus explicite. Comme les Jeunes Turcs envers les Turcs, les bourgeois et les intellectuels grecs tente`rent de conduire les Grecs vers une prise de conscience nationale-politique, dont le centre de re´fe´rence politico-national serait l’E´tat grec. Jusqu’alors au service du but national (l’e´veil culturel de la population) les institutions communautaires e´taient de´sormais clairement de´volues a` l’e´veil politique de la population et, par conse´quent, a` la construction de liens attachant la communaute´ a` son centre politico-national de´signe´. Alors que les e´coles se chargeaient de la propagation de l’ide´ologie irre´dentiste, les associations culturelles et de bienfaisance assuraient le soutien financier de la nouvelle mission de la communaute´, et de plus en plus participaient aux de´penses de l’arme´e nationale. L’implication des preˆtres dans les queˆtes indiquait l’accord volontaire ou non donne´ par l’E´glise a` cette nouvelle mission de la communaute´ (Sia Anagnostopoulou, 1997, 476-487). Cette e´volution dans le sens d’un nationalisme, au sein des commu´ nautes grecques de plus en plus soumises a` l’influence de l’E´tat grec, se situant de moins en moins dans le cadre du millet orthodoxe ottoman, peut eˆtre e´galement observe´e chez les Arme´niens.

Les Arme´niens a` la veille de la Premie`re Guerre mondiale en Anatolie R. Ke´vorkian (2006, 331-343) a montre´ la difficulte´ d’une e´tude tant des effectifs de´mographiques globaux de la population arme´nienne dans l’empire ottoman que de sa re´partition dans les diffe´rents vilayet, a` cause des diverses manipulations des chiffres et des modifications des limites de ces unite´s administratives dans l’Est anatolien, dont l’objectif e´tait de minorer

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leur pre´sence. Il y a aussi une disparite´ entre les chiffres fournis par le Patriarcat arme´nien et ceux de l’administration ottomane. Dans les recensements d’avant 1895, date des premiers massacres de la pe´riode hamidienne, le nombre des Arme´niens de 1844 a` 1867 s’e´levait a` 2 400 000 dans l’empire, dont 2 millions en Turquie d’Asie. Mais, dans le recensement effectue´ de 1881 a` 1893, leur nombre est tombe´ a` 1 048 143. Cette diffe´rence ne peut pas s’expliquer uniquement par la perte du territoire de Kars-Ardahan et l’exode vers la Russie, mais par une manipulation politique des chiffres (R. Ke´vorkian, 2006, 334-335). Le Patriarcat arme´nien a pre´sente´ au Congre`s de Berlin (1878) le chiffre de 3 millions. Dans les provinces orientales en 1882, le Patriarcat donne le chiffre de 1 350 000, corrobore´ par le Salname officiel de l’empire de 1878, e´tabli pour la fiscalite´. Apre`s les massacres hamidiens de 1894-1895, l’e´migration d’environ 300 000 Arme´niens et les conversions force´es a` l’Islam, le Patriarcat n’a donne´ en 1912 qu’une e´valuation a` un peu plus de 800 000 (R. Ke´vorkian, 2006, 336-338). Les statistiques pour l’ensemble de l’Anatolie et de la Thrace en 1913, rassemble´es dans le cadre de chaque vilayet et sandjak par R. Ke´vorkian (2006, 339-343) donnent un total de 2 925 localite´s (villes et villages), 2 538 e´glises, 451 monaste`res, 1 996 e´coles pour une population de 1 914 620 Arme´niens. Sur ce total, 2 084 localite´s et 762 848 Arme´niens, a` 90 % des paysans, vivaient sur le Haut Plateau arme´nien proprement dit (vilayet d’Erzerum, Van, Bitlis, Mamuret ul-Aziz et Diyarbekir). Ils cohabitaient avec des Kurdes et des Turcs. Dans les re´gions limitrophes (vilayet de Sivas, Tre´bizonde, et Angora) vivaient 413 736 Arme´niens cohabitant avec des Turcs, des Grecs et des Kurdes, 80 % d’entre eux vivant en milieu rural. Au Sud, en Cilicie (vilayet d’Adana et Nord de celui d’Alep), 308 979 Arme´niens habitaient a` 60 % dans des villages. 180 667 vivaient dans des villes et villages de Bithynie, d’Izmit a` Bursa, et 215 131 majoritairement en milieu urbain a` Istanbul, Smyrne et en Thrace (R. Ke´vorkian, 2006, 345). D’une fac¸on ge´ne´rale, on constate que la pre´sence arme´nienne la plus notable (plus de 20 % de la population d’un vilayet) e´tait localise´e a` l’Est de l’Anatolie, en dehors des minorite´s arme´niennes situe´es dans les grandes villes (Figure 15). Cette re´partition e´tait donc ge´ographiquement plus concentre´e que celle des Grecs. En 1914, la socie´te´ arme´nienne e´tait avant tout rurale, meˆme en dehors du Haut plateau arme´nien de l’Est anatolien. Beaucoup de villages e´taient peuple´s par les seuls Arme´niens, ou bien par une population mixte arme´nokurde, ou plus rarement arme´no-turque. Les structures familiales patriarcales e´taient regroupe´es autour du danouder, le chef de maisonne´e qui re´gentait l’exploitation des terres et des biens de la communaute´, en particulier dans le milieu de montagnes et haut plateau de l’Anatolie orientale au climat tre`s rude. L’administration ottomane e´tait le plus souvent inexistante, la commu-

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naute´ e´tant organise´e hie´rarchiquement autour du « maire », qui e´tait l’un des danouder, le plus riche et le plus respecte´, du preˆtre et d’un « conseil des sages ». La vie de ce monde rural e´tait rythme´e par les feˆtes religieuses qui marquaient les saisons et l’activite´ agricole. Cette population arme´nienne e´tait au de´but du XIX e sie`cle trop largement disperse´e et la pre´sence musulmane au cœur meˆme du plateau arme´nien trop forte pour que puisse eˆtre envisage´e la possibilite´ d’y constituer un E´tat-nation arme´nien homoge`ne. Le millet arme´nien e´tait majoritairement loyal envers l’E´tat ottoman (millet-i sadika, litte´ralement la nation loyale). Les re´volutionnaires arme´niens ont e´te´ longtemps associe´s aux Jeunes Turcs dans leur lutte contre le re´gime autoritaire d’Abdul Hamid II, et nullement hostiles a` l’E´tat ottoman en tant que tel. Les massacres de 1895-1896 puis le ge´nocide de 1915-16 ont e´te´ possibles parce que la grande majorite´ des Arme´niens n’e´tait ni arme´e ni rebelle (E. Hartmann, 2013, 182). Dans les centres urbains, les Arme´niens habitaient le plus souvent un quartier distinct tout en ayant leurs activite´s artisanales et commerciales dans le bazar central. Ils avaient un quasi-monopole du ne´goce local et interre´gional, et une mainmise sur les corporations artisanales (esnaf), ou` ils perpe´tuaient un savoir-faire se´culaire. Dans les petites villes, une part importante de la population exerc¸ait des activite´s agricoles (maraıˆche`res, viticoles et fruitie`res). Dans les anne´es 1870, des activite´s industrielles ottomanes ont commence´ a` se de´velopper a` l’initiative d’entrepreneurs, issus des bourgeoisies arme´nienne et grecque d’Istanbul, de Smyrne ou des villes de Bithynie et de Cilicie, mais tre`s peu dans les provinces orientales, a` cause de l’absence d’infrastructures de transport et de l’inse´curite´ permanente due aux raids pe´riodiques des nomades kurdes (R. Ke´vorkian, 2006, 346-349). La finance e´tait e´galement un domaine ou` la bourgeoisie arme´nienne occupait une position forte dans les grandes villes.

La re´partition des minorite´s dans la Turquie de l’e´poque ottomane (1893-1914) Franc¸oise Rollan (2004, 166-168) a e´tabli une cartographie des minorite´s grecque, arme´nienne et autres non musulmans (Juifs, Syriaques, Tziganes, Chre´tiens catholiques, protestants) par sandjak a` partir des deux recensements ottomans les plus complets et les plus fiables, ceux de 1893 et de 1914. Le premier commenc¸a en 1881-82, dura plusieurs anne´es, ses re´sultats e´tant publie´s en 1893. La marge d’erreur serait comprise entre 2 et 5 % dans les re´gions les plus de´veloppe´es avec de bons moyens de communication et de 6 a` 10 % dans les re´gions recule´es, en particulier les provinces de l’Est anatolien. N’ont e´te´ retenus dans ces cartes que les sandjak ottomans qui corres-

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A` l’e`re des nationalismes

pondent approximativement aux limites de la Turquie actuelle (F. Rollan, 2004, 163-165). La source statistique la plus fiable pour cette pe´riode est Kemal Karpat (1985). En 1893, il y avait donc dans les limites de la Turquie actuelle, moins la province de Kars qui e´tait alors rattache´e a` la Russie (jusqu’en 1918), 8 924 470 musulmans (80 %), 961 174 Arme´niens (8,6 %), 902 911 Grecs (8 %) sur un total de 11 170 977. La cate´gorie « autres » (3,4 %) ne peut pas eˆtre cartographie´e en de´tail. Le recensement de 1914, a` la veille de la Premie`re Guerre mondiale, e´tait une mise a` jour de celui de 1906 a` partir des informations mensuelles recueillies par les agents locaux de recensement durant les huit anne´es pre´ce´dentes. Les populations non musulmanes, qui n’avaient pas inte´reˆt a` se faire enregistrer a` cause du service militaire (depuis 1908) et de la fiscalite´, sont sans doute sous-estime´es. L’accroissement de la population totale (16 115 000 en 1914) entre les deux dates (en tenant compte de Kars) a e´te´ de 3 762 000 (30 %). Les Musulmans ont augmente´ de 3 300 000 environ soit 33,8 %, les Grecs de 417 000 environ soit 36,7 % et les Arme´niens de 278 000 environ soit 28 %, malgre´ les massacres de 1894-95. Les autres (Juifs, autres Chre´tiens, e´trangers) ont quitte´ en masse l’empire avant la guerre. La croissance forte des populations musulmanes est due a` l’apport des re´fugie´s du Caucase, de Crime´e et des Balkans (F. Rollan, 2004, 166167). Partout la population a augmente´ sauf a` l’Est dans deux sandjaks montagneux tre`s peu peuple´s (Dersim, Hakkaˆri). Elle a e´galement faiblement diminue´ dans quatre sandjak de l’Ouest (C¸ankiri, Ku¨taya, Kirkkilise, Istanbul) (F. Rollan, 2004, 160-161). Cette carte de la re´partition des minorite´s chre´tiennes en 1914 corrobore celle e´tablie pour la meˆme date par Isaı¨a Bowmann (1928, 376) (Figure 15). Elle la comple`te pour la Thrace orientale et Istanbul, non figure´es sur la carte de Bowmann, montrant l’importance quantitative des Grecs dans cette re´gion et, a` moindre e´gard, celle des Arme´niens et des Juifs. Les minorite´s y sont plus nombreuses que les Musulmans dans les sandjak de Gelibolu, Edirne, C¸atalca, et meˆme a` Istanbul. Ceux-ci ne de´passent en nombre les minorite´s, mais de justesse, que dans les sandjak de Kirkkilise et Tekirdag. Une telle situation n’a d’e´quivalent ailleurs en Anatolie que dans le sandjak d’Izmir (Smyrne) et dans ceux de Van, Mus et Bitlis a` l’Est. On comprend mieux, au vu de cette carte, la politique des Unionistes, qui a cherche´, a` deux reprises (1914 et 1923), a` vider la Thrace orientale de ses minorite´s, dans le but de sanctuariser la frontie`re de la Turquie du coˆte´ des Balkans, et leur politique de de´portation des Arme´niens a` l’Est, e´galement dans une re´gion frontalie`re.

Grecs et Arme´niens en Asie Mineure et Thrace orientale

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Forces et faiblesses de la pre´sence musulmane sur le territoire de la Turquie a` l’e´poque ottomane La carte des pourcentages de la population musulmane par sandjak en Turquie d’Asie de Bowmann (1928, 377) montre que les deux re´gions ou` celle-ci e´tait infe´rieure a` 50 % e´taient celles de Smyrne a` Aı¨valyk sur la coˆte ouest et celle qui entourait le lac de Van a` l’Est (Figure 15). Elles e´taient l’une et l’autre prolonge´es par une zone ou` ce pourcentage e´tait compris entre 70 % et 50 % : c’e´tait une grande partie de la Bithynie au Nord-Ouest, et de la re´gion de Sirt, Bitlis, Hakkari au Sud-Est de Diyarbekir, Il y avait e´galement une bande Nord-Sud entre Samsun et Adana ou` la pre´sence musulmane e´tait aussi infe´rieure a` 70 % a` plusieurs reprises (Samsun, Marach, et Ouest de Erzerum). Les Musulmans turcs formaient un bloc compact au centre-ouest de l’Anatolie entre Sinope et Antalia avec les deux villes d’Angora (Ankara) et de Konya ou` ils repre´sentaient le plus souvent plus de 90 % ou au moins plus de 80 % de la population. Ce bloc est comple´te´ par des sandjaks isole´s de forte pre´sence musulmane (de 80 a` 90 %) : Lazistan, Bayezit, Genc¸, Malalya, Urfa, Cebel-i Bereket a` l’Est, Biga a` l’Ouest. Les Unionistes voulaient e´viter que l’Anatolie ne soit de´mantele´e a` l’image des Balkans a` la fin des guerres balkaniques, mais qu’elle constitue au contraire le sanctuaire de l’E´tat-nation turc musulman. Ils furent donc amene´s a` concevoir une politique dite d’« inge´nierie de´mographique » (voir les deux chapitres suivants) qui consista a` e´largir au maximum les zones a` tre`s forte majorite´ musulmane (plus de 90 %) aux de´pens des zones a` forte pre´sence grecque a` l’Ouest, Nord-Ouest et Thrace orientale, en expulsant ces populations et en installant a` leur place des re´fugie´s musulmans des Balkans ou du Caucase. Ils firent de meˆme a` l’Est et au Sud-Est en de´portant et exterminant les Arme´niens, les Grecs pontiques et les Syriaques. L’e´change des populations de 1923 avec la Gre`ce (traite´ de Lausanne) paracheva ce processus d’homoge´ne´isation ethnique, qui put ainsi eˆtre mis en œuvre de fac¸on brutale et violente a` l’occasion de la Premie`re Guerre mondiale. Il faut donc voir comment a pu eˆtre mis en œuvre un tel processus au prix de purifications ethniques et d’un ge´nocide.

Chapitre 8

La politique d’expulsion et de purification ethnique des Grecs du Comite´ Union et Progre`s a` la Re´publique Ke´maliste (1913-1950)

Le nationalisme des Jeunes Turcs et des Ke´malistes a repre´sente´ dans la premie`re moitie´ du XX e sie`cle la forme, a` la fois la plus extreˆme et la plus acheve´e, de la construction d’un E´tat-nation ethniquement homoge`ne au Moyen-Orient. Par ricochet, la Gre`ce est devenue aussi syme´triquement, dans les Balkans, l’E´tat-nation le plus homoge`ne, en recevant plus d’un million de re´fugie´s grecs d’Asie Mineure et de Thrace orientale, et en e´changeant sa population musulmane avec la Turquie. La politique des Unionistes, poursuivie par les Ke´malistes, n’a-t-elle pas e´te´ la cause principale de cette recomposition territoriale radicale turque ? La politique dite d’« inge´nierie ¨ mit U ¨ ngo¨r, ethnique » (Fuat Du¨ndar, 2014), d’« inge´nierie sociale » (Ugur U 2009) ou d’« inge´nierie de´mographique » (Taner Akc¸am, 2012), selon l’appellation donne´e par l’un ou l’autre de ces auteurs, a e´te´ e´labore´e au sein du groupe des Jeunes Turcs, le Comite´ Union et Progre`s (CUP), a` partir de courants ide´ologiques relevant du darwinisme social, de la pense´e d’intellectuels franc¸ais de droite voire d’extreˆme droite, dont ils se sont inspire´s, mais aussi d’une approche positiviste, utilisant les statistiques et la cartographie. Il faut donc analyser leur positivisme scientiste et leur ide´ologie socialedarwiniste avant d’e´tudier la premie`re application qu’ils en ont faite en expulsant et massacrant en partie la minorite´ grecque chre´tienne orthodoxe entre 1913 et 1923. Cette meˆme ide´ologie totalitaire a inspire´ le traitement encore plus radical, ge´nocidaire, qu’ils ont re´serve´ en 1915-1916 a` la minorite´ arme´nienne, qu’on examinera au chapitre suivant.

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A` l’e`re des nationalismes

Le darwinisme social des Jeunes Turcs La ge´ne´ration jeune turque, qui s’est forme´e sous Abdu¨lhamid II (18761909) pour devenir politiquement active a` partir des anne´es 1890, a rompu avec l’he´ritage universaliste des Lumie`res qui avait inspire´ les re´formateurs des Tanzimat. Ils se sont inspire´s de penseurs tels que Ernest Renan, Hippolyte Taine ou Gobineau, et de l’Action franc¸aise. Cependant, celui qui a le plus inspire´ les Jeunes Turcs, a` travers les e´crits d’Abdullah Cevdet (18691932), l’un des quatre fondateurs du Comite´ Union et Progre`s, est Gustave Le Bon. Selon lui, « La race domine l’aˆme de la foule », laquelle est « un troupeau qui ne saurait se passer de milieu » (cite´ par H. Bozarslan, 2013, 213). « Plus que le positivisme comtien ou durkheimien, c’est le darwinisme social, capable de se combiner avec le nationalisme, l’islamisme, voire le libe´ralisme, qui apportait une re´ponse a` la pre´occupation principale des Jeunes Turcs de cre´er une nation ou de la renforcer » (H. Bozarslan, 2013, 215). Le Comite´ Union et Progre`s fut fonde´ en 1889 par des e´tudiants de l’e´cole militaire de me´decine, originaires des marges ge´ographiques de l’empire (Albanais, Kurdes, Aze´ris). Re´volutionnaires, ils se re´fe´raient aux sciences biologiques, notamment a` l’anatomie et a` la physiologie. Ces ide´es se diffuse`rent aupre`s du groupe. En 1906, le centre de l’organisation e´tait a` Salonique. Sa base sociale se limitait a` l’intelligentsia et a` une e´lite politique. Les milieux Jeunes Turcs comptaient de nombreux re´fugie´s du Caucase ou de Crime´e, suivant attentivement l’e´volution de la Russie et des ide´es re´volutionnaires qui s’y propageaient. Mais, plus que par le socialisme, ils e´taient inspire´s par le darwinisme social, qui de´nonc¸ait le cosmopolitisme et prenait l’orientation d’une re´volution conservatrice obse´de´e par la question de la survie de l’E´tat et de l’ordre qui lui est consubstantiel. Ils e´voluaient dans un environnement ou` la turcite´ originaire d’Asie centrale e´tait sacralise´e, ou` se de´veloppait un pantouranisme turc, insistant sur la notion de race fondement de la nation turque. Le terrain mace´donien, sur lequel l’organisation s’e´tait forme´e, et ou` elle a longtemps sie´ge´, favorisait le passage du discours re´volutionnaire a` l’action violente. Les komitadji grecs et bulgares, contre lesquels ils se battaient, e´taient aussi des mode`les dans la lutte contre la tyrannie hamidienne. « Se noue de`s lors, dans un laps de temps de quelques anne´es, un rapport triangulaire entre l’engagement nationaliste, l’urgence re´volutionnaire et la haine meˆle´e de fascination que les officiers unionistes e´prouvent a` l’e´ gard des combattants balkaniques ou arme´niens » (H. Bozarslan, 2013, 245). Les Unionistes e´taient e´galement germanophiles dans les domaines militaire et e´conomique. Ils entendaient « forger une « bourgeoisie nationale », capable de contrer les commerc¸ants et entrepreneurs arme´niens et grecs, leurs boucs e´missaires » (H. Bozarslan, 2013, 251).

La politique d’expulsion et de purification ethnique des Grecs

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Le positivisme cartographique des Jeunes Turcs Les Unionistes e´taient aussi positivistes. Ils croyaient en la science, en l’occurrence, la sociologie et la statistique. Ils se sont donc appuye´s sur les donne´es des recensements, les cartes et les recherches ethnographiques dans le but de de´couvrir les processus sociaux. Ils ont conside´re´ l’Asie Mineure comme une boıˆte noire, une terra incognita, qu’il fallait de´couvrir a` l’aide des moyens qu’offrait la science moderne. Des recensements avaient de´ja` eu lieu a` l’e´poque d’Abdu¨lhamid en 1881-1893 et en 1906-1907. Les Unionistes ne firent pas eux-meˆmes de recensement, mais utilise`rent tre`s souvent les donne´es des statistiques ethniques. Ils appuye`rent sur ces donne´es leurs tentatives de turquisation. Le ministre de l’inte´rieur, Talat Pacha, a lance´ la politique d’« inge´nierie ethnique » par une ordonnance du 20/7/1915 qu’on peut conside´rer comme le de´but de l’entreprise de turquisation, le commencement d’un combat ethnique secret. Cette ordonnance secre`te demandait a` tous les villages et quartiers urbains de dresser des tableaux statistiques et de dessiner des cartes, montrant la composition et la distribution de la population selon son identite´ ethnique. Quelques semaines plus tard, les donne´es statistiques et cartographiques commence`rent a` remonter (Fuat Du¨ndar, 2014, 111112) 1. Des cartes avaient e´galement e´te´ pre´pare´es par les pre´fets des vilayets et sandjaks montrant les de´placements des Kurdes nomades et les lieux de leurs se´jours en hiver et en e´te´. Ces donne´es ethniques rassemble´es sur ordre de Talat Pacha ont e´te´ expe´die´es au centre sous forme manuscrite. Elles contenaient le nombre des habitants qui vivaient dans les villages et les quartiers urbains, a` cette date et avant la mobilisation. Dans la plupart de ces tableaux statistiques figuraient l’identite´ ethnique de la population ou, dans certains, la mention « locaux » ou « e´trangers ». Les donne´es de 1914, qui ont e´te´ publie´es comme officielles et utilise´es dans les ne´gociations du traite´ de Se`vres, ne dataient pas de 1912 comme pre´tendu, mais, provenant non pas d’un recensement, avaient e´te´ rassemble´es secre`tement a` partir des archives de l’e´tat 1. Fuat Du¨ndar (2014, 93-113) a eu acce`s a` ces donne´es concernant cinq provinces (vilayet) et huit districts (sandjak) qui correspondaient a` 19,5 % des habitants et a` 18,5 % de la superficie de l’Asie Mineure. Les cartes qui e´taient un travail d’amateur, dessine´es a` la main, sans e´chelle ni orientation, comportaient les routes principales, les montagnes et les cours d’eau. Elles montraient la re´partition et la localisation des diffe´rents groupes ethniques recense´s dans les listes de populations existantes. Ces cartes ont e´te´ distribue´es a` un petit groupe charge´ de l’application de la politique secre`te de turquisation. Jamais ces cartes n’ont e´te´ publie´es et distribue´es publiquement. Elles ont vraisemblablement servi a` pre´parer le cahier a` couverture noire de Talat Pacha (Kara Kapli Defter) dans lequel figurait une carte des lieux d’expulsion et d’installation des Arme´niens, dans des limites correspondant a` celles de l’actuelle Turquie (Fuat Du¨ndar, 2014, 238-240).

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A` l’e`re des nationalismes

civil. Cela montre que l’e´tat civil des Ottomans classait la population en fonction de son appartenance ethnique en plus de son appartenance religieuse, surtout a` partir de 1881 (Fuat Du¨ndar, 2014, 244-245). Ces donne´es ethniques ont e´te´ re´unies par les Unionistes dans le but d’appliquer leur politique de turquisation, qui consistait a` transplanter les populations non turques et non musulmanes de la coˆte a` l’inte´rieur dans une proportion variant de 2,5 a` 10 % de la population turque musulmane locale ; ce seuil n’exce´dant pas 10 % devait permettre une assimilation rapide de la population minoritaire. Le mode`le ide´al e´tait de mettre les minorite´s dans l’hinterland au milieu de populations turques ou, le long des coˆtes, de les entourer par des populations turques. L’Asie Mineure e´tait transforme´e en une forteresse. L’objectif de Talat Pacha, en rassemblant et en utilisant ces donne´es statistiques et cartographiques, e´tait de normaliser la re´partition ethnique de l’Asie Mineure. Les villages ou` se trouvaient des populations d’identite´ ethnique diffe´rente de celle des Turcs e´taient des obstacles et devaient perdre ces populations qu’il fallait de´placer vers l’inte´rieur, ou faire disparaıˆtre, pour obtenir la morphologie ide´ale. Ces donne´es « scientifiques », re´unies par une poigne´e d’hommes modernistes au pouvoir, leur ont permis de mettre en œuvre un remodelage de´mographique totalitaire de l’Asie Mineure. Le Comite´ Union et Progre`s (CUP) au pouvoir a` partir de 1908, puis de nouveau en janvier 1913, apre`s une petite interruption dans la seconde partie de 1912, e´tait compose´ majoritairement de Turcs originaires de Mace´doine et des Balkans. Ils avaient essaye´ en vain de changer la composition ethnoreligieuse de la Mace´doine entre 1909 et 1910 en de´portant des Chre´tiens en Anatolie pour les remplacer par des Musulmans. Les guerres balkaniques (1912-13) mirent fin a` ces tentatives. Ils se reporte`rent alors vers l’Anatolie pour en faire de´finitivement leur patrie, en renforc¸ant son caracte`re musulman et turc. Pour atteindre cet objectif, il fallait modifier la composition de la population des re´gions majoritairement non turques des coˆtes et de l’Est (Fuat Du¨ndar, 2014, 115-117). Le premier objectif des Unionistes, au cours de la seconde guerre balkanique de 1913, avait e´te´ de se´curiser la nouvelle frontie`re balkanique ` la suite du traite´ de paix de ottomane en re´occupant Edirne (Andrinople). A Bucarest entre l’empire ottoman et la Bulgarie (aouˆt 1913), un premier accord officiel d’e´change des populations bulgares et ottomanes fut mis en œuvre fin 1913-de´but 1914. Il portait sur un nombre d’environ 9 500 e´change´s de part et d’autre. Les populations bulgares chre´tiennes, d’abord dans une bande de 15 km le long de la frontie`re puis dans l’ensemble de la Thrace orientale, durent partir et furent remplace´es par des re´fugie´s musulmans turcs des Balkans (Fuat Du¨ndar, 2014, 123-125).

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Le « code du nationalisme turc » Cette politique de turquisation des Unionistes, ou Jeunes Turcs, a e´te´ fondamentalement caracte´rise´e par les statistiques et le secret. Les limites territoriales du turquisme ont e´te´ remodele´es, graˆce aux de´portations et aux installations de populations mobilise´es de fac¸on plus ou moins contrainte et aux massacres de masse. Leur politique de´mographique a commence´ en Thrace, s’est poursuivie sur les coˆtes de l’Asie Mineure en relation avec l’inte´rieur de l’Anatolie, pour s’achever dans les provinces orientales, de celles-ci jusqu’en Syrie et Palestine. Le te´le´gramme du 20 juin 1915, envoye´ par Talat Pacha aux pre´fets et sous-pre´fets, a e´te´ le point de de´part de comptages tre`s pre´cis des populations en fonction de leurs identite´s ethniques et religieuses : Musulmans et non Musulmans, parmi les Musulmans les Turcs, les Kurdes, les Circassiens... Ces statistiques tre`s pre´cises et de´taille´es s’appliquaient aux populations en de´placement, a` celles qui se trouvaient dans des camps de concentration en attente d’un transfert, a` celles qui s’installaient sur les lieux qui leur avaient e´te´ assigne´s, a` la proportion des populations de´place´es par rapport aux populations locales... Elles e´taient l’outil indispensable pour organiser ces de´placements de populations. Ces diffe´rentes e´tapes des transferts e´taient suivies, jours apre`s jours, par le centre en la personne de Talat Pacha. Les donne´es e´conomiques et sociales concernant ces populations e´taient e´galement consigne´es dans des tableaux statistiques. Les installations en Anatolie se conformaient a` cette approche statistique de fac¸on a` ce que les non Turcs et non Musulmans qui restaient dans leurs foyers ne de´passent pas 5 % de la population, les Arme´niens ne devant pas non plus de´passer 5 % sur leurs nouveaux lieux d’installation et meˆme 2 % dans la re´gion d’Alep. Les comptages s’e´tendaient au nombre de morts et d’assassine´s de fac¸on a` pouvoir controˆler la diminution de la population arme´nienne, par exemple. L’entreprise de turquisation des Unionistes, s’appuyant sur des pre´visions comptabilise´es, devait obe´ir a` une logique mathe´matique 2. Les Unionistes ont ainsi voulu changer la socie´te´, en modernisant l’appareil d’E´tat a` l’aide de me´thodes scientifiques, au premier rang desquelles se trouvait l’outil statistique. C’est pourquoi Z. Go¨kalp proˆnait les ` l’origine de cette comptabilite´ ethnique, il y a les re´formes impose´es par les puissances 2. A occidentales pour assurer la participation des minorite´s non musulmanes a` l’administration ottomane. Le Parlement ottoman e´tait base´ sur un syste`me respectant des proportions de repre´sentation des diffe´rents groupes ethno-religieux. Cela a conduit les Unionistes a` manipuler la re´partition de ces groupes pour assurer la majorite´ aux Musulmans turcs ou assimile´s dans la plupart des circonscriptions administratives. Ainsi, Talat Pacha pouvait de´clarer, a` la fin de la guerre, que dans les provinces orientales arme´niennes 90 % de la population e´tait turque, le reste e´tant kurde, essayant de justifier sa politique en l’appuyant sur des donne´es statistiques (Fuat Du¨ndar, 2014, 310-313).

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recherches sur la socie´te´ turque a` l’aide de me´thodes scientifiques pour cre´er une vie nouvelle a` la lumie`re du turquisme, qu’il pre´sentait comme « la Civilisation ». Go¨kalp et les Unionistes voyaient la Sociologie comme le meilleur moyen de gue´rir une socie´te´ malade de son he´te´roge´ne´ite´, de son pluriculturalisme. Elle devait agir comme une alchimie transformant les mate´riaux vulgaires en or. Le meilleur exemple en est donne´ par la recherche de l’application de ce pourcentage de 5 % de population musulmane non turque, issue des re´fugie´s des Balkans et du Caucase installe´s dans des re´gions de population turque, en croyant que ces groupes ethniques oublieraient leur langue et leur culture pour s’assimiler rapidement (Fuat Du¨ndar, 2014, 314315). Ils ne croyaient pas qu’ils re´sisteraient et de´velopperaient des me´canismes d’autoprotection. Ils ont utilise´ le terme de me´canique des ethnies (etnisite mu¨hendisligi) qui est une ve´ritable « machine de guerre » au sens de Deleuze. Le secret absolu entourant cette entreprise e´tait assure´ par l’utilisation de te´le´grammes crypte´s ou code´s qui avaient comme enteˆte EUM (Direction Ge´ne´rale de la Suˆrete´), relevant d’un E´tat policier, ou bien l’enteˆte IAMM/ AMMU (Direction de l’Installation des Tribus et des Re´fugie´s/Direction Ge´ne´rale des Tribus et Re´fugie´s) lie´e a` une politique de´mographique, de de´placement des populations. Le te´le´graphe s’e´tait de´veloppe´ dans l’empire ottoman, inde´pendamment des voies ferre´es pendant la guerre de Crime´e (1853-56) pour des raisons militaires. Les Unionistes ont beaucoup utilise´ le te´le´graphe pour les actions du CUP, graˆce a` l’ampleur du re´seau existant en 1908 et a` la rapidite´ de la communication. Celle-ci devait permettre d’apporter rapidement des « solutions de´finitives et impitoyables » aux proble`mes urgents qui se posaient a` l’empire menace´. Ces positivistes pensaient soigner les maladies de la socie´te´ en s’appuyant sur le triptyque examendiagnostique-the´rapie, ce qui leur permettrait d’accomplir leur mission de sauvetage de l’empire, la rapidite´ assurant l’efficacite´ (Fuat Du¨ndar, 2014, 316-317). La pre´sence de la guerre (la Premie`re Guerre mondiale) a joue´ aussi un roˆle de´terminant. Apre`s les de´faites de Sarikamich (de´cembre 1914) et de Suez (fe´vrier 1915), le temps pressait pour e´viter un de´sastre total et les circonstances facilitaient l’application d’une politique de transformations de´mographiques radicales. Les Unionistes ont cru que la situation de guerre leur permettrait de s’affranchir de l’influence des puissances exte´rieures et de neutraliser leurs ennemis inte´rieurs. Ils ont pense´ surmonter ces obstacles graˆce a` la strate´gie de guerre. Cemal Pacha responsable de la re´gion d’Adana, Alep et de Syrie a, par ses actions militaires, abouti a` des re´sultats catastrophiques, irre´versibles pour les Arme´niens, les Juifs et les Arabes (voir chapitre 14). Les Unionistes ont affirme´ une ide´ologie militariste pour le peuple turc, une « nation en armes ». Ils ont essaye´ de militariser la socie´te´. La

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patrie est devenue synonyme de champ de guerre, le peuple de nation arme´e. Ils ont abouti a` l’ide´e que la guerre ne serait pas gagne´e au front, mais avec le changement de la composition ethnique de la population, a` la suite d’une entreprise de´mographique qui s’annonc¸ait comme un « combat national », sans le nommer ainsi (Fuat Du¨ndar, 2014, 322-323). La restructuration de la ge´ographie ethnique du pays a commence´ en Thrace par le remodelage de la zone frontie`re avec l’Europe pour prote´ger la capitale Istanbul. Elle s’est poursuivie par l’e´limination ou expulsion des Grecs de la zone coˆtie`re autour de l’Anatolie, pour se terminer dans la zone comprise entre Alep et Kirkouk ou` l’installation de populations turques non encore assimile´es e´tait une tentative de formation d’une frontie`re ethnographique avec les tribus arabes nomades. Chaque lieu habite´ par des non Turcs et des non Musulmans e´tait supprime´ comme une pre´sence ennemie, et la gestion de la re´partition des lieux d’installation e´tait conc¸ue a` l’image d’un front de guerre qu’il fallait redessiner, restructurer. Dans chaque village turc, il ne fallait pas de´passer une vingtaine de maisons non turques et non musulmanes controˆle´es par les familles turques et musulmanes locales. Le devoir de de´fense de la patrie n’e´tait pas seulement au front, mais dans les villages ou` il fallait surveiller les e´le´ments qui y avaient e´te´ installe´s par le pouvoir e´tatique. La turquisation et la militarisation e´taient e´troitement imbrique´es. On ne pouvait pas les se´parer, l’une contribuant a` l’autre (Fuat Du¨ndar, 2014, 321-323). Le te´le´graphe s’est ave´re´ indispensable pour permettre a` un petit nombre d’hommes de diriger et coordonner l’arme´e et la bureaucratie dans une situation difficile de guerre. Le codage des te´le´grammes montre que l’entreprise de turquisation a cultive´ le secret pour empeˆcher que les informations ne parviennent a` l’opposition, a` l’ennemi. Ce secret re´ve`le le caracte`re raciste de ce nationalisme turc, derrie`re la fac¸ade d’ide´ologie politique des lois ou des e´crits de Go¨kalp ou de la politique d’e´ducation (Fuat Du¨ndar, 2014, 318-319). Le mot-cle´ de l’ide´ologie nationaliste des Unionistes e´tait « utile », l’utilisation de ce mot pour qualifier les groupes ethniques ottomans non turcs montrant qu’il s’agit d’un E´tat qui appartient seulement aux Turcs par essence. Dans cet E´tat en formation, toutes ses composantes devaient eˆtre utiles a` diffe´rents degre´s. Par exemple, malgre´ l’ordre de de´porter tous les Arme´niens sans exception, on avait de´cide´ de conserver sur place les familles arme´niennes de soldats, d’employe´s publics et de techniciens, qui pouvaient eˆtre utiles a` l’E´tat. Les autres n’e´taient conside´re´s utiles que dans les re´gions de´sertiques ou` on pouvait mieux les surveiller (Fuat Du¨ndar, 2014, 324).

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Massacres et expulsions des Grecs d’Asie Mineure et de Thrace orientale (1914-1918) Une se´rie de mesures prises par les Jeunes Turcs ont pre´pare´, avant la Premie`re Guerre mondiale, l’e´limination des Grecs de L’Asie Mineure avec le soutien allemand. D’abord, l’abolition des privile`ges accorde´s aux Grecs par les Ottomans : les e´coles grecques furent mises sous la tutelle directe du Ministe`re turc de l’instruction publique et non plus du Patriarcat. De meˆme, dans le domaine juridictionnel les privile`ges du Patriarcat furent abolis, beaucoup de biens eccle´siastiques confisque´s par l’E´tat ottoman. Les Chre´tiens furent envoye´s dans des « bataillons de travail » (amele tamburu) 3. Le boycott commercial et le syste`me des re´quisitions ont e´te´ e´galement utilise´s contre les Grecs : « Le syste`me ne consistait pas a` une partielle re´quisition de la marchandise, mais a` la confiscation presque totale du capital commercial, de manie`re a` ne plus laisser au marchand la possibilite´ de reprendre son commerce » (R. Puaux, 1918, 23). Ont e´te´ pratique´es aussi les contributions force´es au profit de la marine, de l’habillement des soldats... ainsi que les corve´es. Le recours par le gouvernement a` l’alie´nation des biens des Grecs, qui avaient e´migre´ d’un village a` un autre a` cause de l’inse´curite´, fut e´galement utilise´. D’autre part les conversions force´es a` l’Islam, comme moyen traditionnel de supprimer l’e´le´ment chre´ tien, furent remises en honneur. ` Brousse par exemple, des instructions avaient e´te´ donne´es par la pre´fecture A pour re´partir les re´fugie´s grecs dans les villages turcs dans la proportion de 10 % de la population musulmane (R. Puaux, 1918, 27). Les meurtres individuels impunis ont e´galement e´te´ utilise´s pour terroriser la population grecque, en supprimant des personnes influentes et en les empeˆchant de sortir du village, pour aller cultiver leurs champs, et donc ainsi les ruiner et les affamer. Les viols de femmes et jeunes filles grecques e´taient un autre moyen. Les bannissements de notables, partiellement massacre´s, furent e´galement relate´s par les rapports consulaires. Les bandes de criminels, e´vade´s ou relaˆche´s de prison, sous la direction d’officiers de gendarmerie, firent leur apparition pour la premie`re fois en 1913-14. « Terrorisant les Grecs qui, ne pouvant plus sortir de leurs villages librement pour travailler aux champs, se voyaient oblige´s de chercher leur salut dans l’exil » (R. Puaux, 1918, 32). Il fallait, en chassant et de´posse´dant les commerc¸ants et hommes d’affaires grecs qui dominaient l’e´conomie, ouvrir la voie a` une e´conomie aux mains des seuls Turcs musulmans dont 3. C’est une premie`re forme d’extermination : « Prive´s de solde, mal nourris et mal veˆtus, expose´s aux intempe´ries, au soleil bruˆlant de Bagdad ou au froid intense du Caucase, atteints de maladies, fie`vres, typhus, chole´ra, ils meurent par milliers » (R. Puaux, 1918, 19).

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l’alle´geance a` l’E´tat ottoman e´tait assure´e. L’e´ve´nement le plus extreˆme de cette campagne de perse´cutions anti-grecques a e´te´ le massacre des Grecs de Phoce´e et la destruction syste´matique de la ville, qui comptait 8 a` 9 000 Grecs et 400 Turcs, par des bandes de bashibozuk le 12 juin 1914. Il coı¨ncida avec les attaques contre les Grecs de la pe´ninsule de Kara Bournou provoquant la fuite de 18 000 Grecs de C¸esme´ dans l’ıˆle voisine de Chios. Mathias Bjornlund (2008, 47-48) estime, d’apre`s des sources consulaires, que 150 a` 200 000 Grecs ont duˆ quitter leur domicile sur la coˆte e´ge´enne avant l’e´clatement de la Premie`re Guerre mondiale. Cette politique de turquisation n’avait pas pour but, jusqu’en 1914, d’exterminer les Grecs des coˆtes e´ge´ennes, mais de les expulser. Ce n’e´tait pas seulement pour des raisons de se´curite´, mais c’e´tait pour rendre plus efficace la campagne de boycott e´conomique et culturel, tout en libe´rant des places pour les muhacir, les re´fugie´s musulmans des guerres balkaniques, brutalement chasse´s de chez eux dans des circonstances analogues (M. Bjornlund, 2008, 50). Au printemps 1914, pendant l’intensification des attaques contre les villages grecs, le gouvernement unioniste demanda au consulat turc de Thessalonique d’envoyer 10 000 re´fugie´s musulmans sur le territoire ottoman en vue de leur installation dans des villages grecs. C’e´tait le de´but de transferts qui s’intensifie`rent dans les mois suivants. En mai 1914, trois bateaux transportant 100 007 re´fugie´s musulmans de Mace´doine et des Balkans arrive`rent a` Smyrne sur ordre du pre´fet Rachmi Bey, qui e´tait charge´ de leur installation dans des villages grecs, dont les habitants venaient d’eˆtre expulse´s par des attaques terroristes. Le gouvernement unioniste n’a pas seulement accueilli les re´fugie´s musulmans, chasse´s par les nouveaux e´tats balkaniques, mais a cherche´ a` les attirer et a` organiser leur transfert par bateaux, pour repeupler imme´diatement les re´gions coˆtie`res de la mer de Marmara et de l’E´ge´e, qui venaient d’eˆtre vide´es de leur population grecque. Ces re´fugie´s de´barquaient a` Istanbul et e´taient envoye´s imme´diatement dans ces villages. Leur transport et leur installation e´taient organise´s par la Direction d’Installation des Re´fugie´s et aussi directement par les pre´fets et sous-pre´fets (Fuat Du¨ndar, 2014, 140-143) 4.

4. La politique de Talat Pacha, qui consistait a` faire pression et a` forcer les Grecs ottomans ou citoyens de l’E´tat grec, pour qu’ils e´migrent vers la Gre`ce sans possibilite´ de retour, a change´ a` partir de l’automne 1914, lorsque la Premie`re Guerre mondiale a e´clate´. Il ne fallait pas donner a` la Gre`ce la possibilite´ de recruter de nouveaux soldats ce qui e´tait potentiellement dangereux. D’autre part, l’e´conomie ottomane risquait de souffrir d’une chute brutale de ses productions agricole et industrielle, les re´fugie´s musulmans des Balkans n’e´tant pas pre´pare´s a` remplacer efficacement les entrepreneurs et la main-d’œuvre grecs. La crise e´conomique de l’Empire ottoman serait beaucoup aggrave´e.

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De´portations des Grecs des re´gions littorales vers l’inte´rieur de l’Anatolie (1915-1918) ` partir de la fin octobre 1914, des te´le´grammes code´s furent envoye´s A par Talat Pacha aux autorite´s pre´fectorales pour que cessent les pressions et menaces contre les Grecs, les incitant a` e´migrer dans les ˆıles grecques, en Mace´doine et en Thrace. En janvier 1915, il est mis fin au climat de terreur, par exemple, dans les re´gions d’Andrinople et d’Aı¨valyk. C’est alors que furent prises les premie`res de´cisions de de´portation des Grecs vers l’inte´rieur de l’Anatolie. Au lieu de laisser les Grecs de Thrace orientale e´migrer en Gre`ce, l’ordre fut donne´ de les de´porter vers l’inte´rieur de l’Anatolie. En juillet 1915, l’ordre e´tait donne´ de de´porter tous les Grecs qui se trouvaient a` une distance d’une heure des coˆtes de la Propontide et de la Thrace orientale vers l’inte´rieur anatolien, a` travers le de´partement de Nicome´die, ceux de Karesi et de Brousse (Fuat Du¨ndar, 2014, 158-161). Il e´tait recommande´ de les installer dans des villages grecs ou arme´niens de´serte´s de l’inte´rieur. Les villages grecs du littoral vide´s de leur population grecque devaient eˆtre dans les mois suivants occupe´s par des re´fugie´s musulmans. Les ˆıles de la mer de Marmara, par exemple, ayant e´te´ prive´es de leur population grecque devaient eˆtre repeuple´es de populations exclusivement turques. Des comptages de population selon l’identite´ ethnique devaient eˆtre faits, de meˆme que des statistiques sur les biens immobiliers laisse´s par les Grecs de´porte´s au de´but de l’anne´e 1916. Les Grecs du coˆte´ du Pont occidental non occupe´ par l’arme´e russe ont e´galement e´te´ de´porte´s vers l’inte´rieur : Kastamoni, Sevastia, Tsoroum, Bolou, Ankara... (Fuat Du¨ndar, 2014, 165-166). Apre`s l’entre´e en guerre de la Gre`ce du coˆte´ des puissances de l’Entente, le 29 juin 1917, l’ordre a e´te´ donne´ aux autorite´s locales de recenser et de de´porter vers l’inte´rieur tous les citoyens de nationalite´ grecque. Fuat Du¨ndar se re´fe`re a` un grand nombre de te´le´grammes code´s relatant ces ordres pour chaque ville et re´gion concerne´es. Il donne un bilan chiffre´ des deux grandes vagues de de´parts ou expulsions des Grecs d’Asie Mineure, re´sultant de la politique d’inge´nierie ethnique des Unionistes relative aux Grecs (Fuat Du¨ndar, 2014, 170-171). Dans la premie`re vague (avant l’entre´e en guerre de la Gre`ce) 150 000 Grecs environ ont e´te´ force´s a` e´migrer et 50 000 ont e´te´ de´porte´s vers l’inte´rieur. Dans la seconde pe´riode, 500 000 Grecs ont e´te´ de´porte´s, dont la moitie´ sont morts, et dont 140 000 sont revenus. Si on inclut ceux qui se sont enfuis en Gre`ce et en Russie, on peut dire que dans la zone littorale de l’Asie Mineure le nombre de Grecs, qui ont e´te´ touche´s par cette politique, est compris entre 150 et 250 000. Taner Akc¸am (2008, 162) relate que selon les de´bats qui eurent lieu a` la Chambre ottomane des de´pute´s en 1918, entre 300 et 500 000 Grecs auraient e´te´s chasse´s de Thrace.

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De meˆme sur les coˆtes de la mer E´ge´e ou de la mer Noire, les de´portations de masse furent un moyen tre`s efficace pour e´radiquer la pre´sence grecque. En mars-septembre 1915, les populations grecques de la Thrace, des ˆıles de la mer de Marmara, des Dardanelles et, en partie, du Bosphore furent e´vacue´es. Les maisons furent bruˆle´es et pille´es, des crimes atroces commis et des tortures perpe´tre´es. Des rapports de la Le´gation de Gre`ce a` Constantinople, et de celle de Petrograd, de´crivent les incendies de villages ou la confiscation des maisons pour les donner a` des re´fugie´s musulmans, alors que les populations e´taient envoye´es dans les pires conditions, en marches force´es, vers l’inte´rieur de l’Anatolie en plein hiver (1916-1917). Il s’agit en particulier de la partie du Pont qui n’avait pas e´te´ occupe´e par l’arme´e russe (villages de l’arrie`re-pays de Tre´bizonde autour de Vazelon, de Samsoun, en particulier des districts de Bafra, Kerassunda) et, sur la coˆte de l’E´ge´e, d’Aı¨valyk (Kydonies), qui e´tait la seconde ville grecque de cette coˆte, apre`s Smyrne, avec ses 36 000 habitants tous chre´tiens (Fuat Du¨ndar, 2014, 160-166). Les re´fugie´s grecs, issus de ces marches de la de´portation, e´taient victimes de la faim, du froid, des maladies, ce qui entraıˆna chez eux une mortalite´ tre`s e´leve´e. Taner Akc¸am (2012, 67-79) a montre´ qu’un « me´canisme a` deux voies » ´ ´ a ete utilise´ par les Unionistes pour chasser les Grecs de la coˆte e´ge´enne de l’Asie-Mineure et de la Thrace orientale entre le printemps 1913 et l’anne´e 1914 : une voie secre`te non officielle comple´te´e ensuite par des actions officielles de l’E´tat. La premie`re a consiste´ en attaques contre des villages grecs par des unite´s de l’Organisation Spe´ciale 5 installant un climat de terreur, perpe´trant des massacres, vidant des villages entiers de leur population en embrigadant les hommes en aˆge de combattre dans des bataillons disciplinaires de travaux force´s (amele tambourou), en pillant les habitations et saisissant les entreprises posse´de´es par des Grecs pour les redistribuer a` des Musulmans. Les gouverneurs de province et leur administration de´gageaient toute responsabilite´ de leur part, laissant aux comite´s locaux du CUP le soin d’organiser ces actions violentes. Ce fonctionnement est de´crit dans 5. L’Organisation Spe´ciale (Teskilat-I Mahsusa) secre`te aurait e´te´ fonde´e par Enver Pacha en novembre 1913, puis reconstitue´e en aouˆt 1914. Cette organisation avait deux objectifs : a` l’exte´rieur fomenter des re´voltes musulmanes contre la Russie et la Grande Bretagne, a` l’inte´rieur mener des actions contre les Arme´niens et « les ennemis de l’inte´rieur ». Elle fut constitue´e de milices arme´es recrute´es parmi les tribus kurdes, les re´fugie´s musulmans des Balkans et du Caucase, et les forc¸ats et prisonniers. D’abord place´es sous les ordres du ministre de la guerre, elles furent ensuite directement rattache´es au CUP et controˆle´es par le Ministe`re de l’Inte´rieur (Talat Pacha). Re´organise´es, elles furent affecte´es a` l’annihilation des convois d’Arme´niens. De´nomme´es « gangs arme´s de volontaires » ces unite´s devaient combattre « les ennemis inte´rieurs », c’est-a`-dire les Arme´niens et les Grecs (T. Akc¸am, 2012, 410-422).

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les me´moires re´dige´s par les fonctionnaires de l’Organisation Spe´ciale (T. Akc¸am, 2012, 70). Le gouvernement unioniste, pre´tendant n’avoir e´te´ informe´ de ces faits que par les protestations des autorite´s eccle´siastiques grecques, intervenait alors pour pre´server les biens « abandonne´s » par les villageois grecs en les recensant, avant de les redistribuer a` des re´fugie´s musulmans des Balkans ou du Caucase, re´installe´s dans ces villages. Ce processus d’expulsion des Grecs, suivie tre`s rapidement par leur remplacement par des re´fugie´s musulmans, pouvait ainsi prendre place, avant qu’un accord ait pu eˆtre ne´gocie´ entre les gouvernements grec et ottoman, les plac¸ant devant le fait accompli. Par la voie officielle e´galement, un accord d’e´change sur la base du volontariat entre les Grecs de Aı¨din et les Musulmans de Mace´doine, un e´change des populations et de leurs biens immobiliers, a e´te´ ne´gocie´ de`s mai 1914 par l’ambassadeur ottoman a` Athe`nes, des commissions bilate´rales ayant e´te´ mises en place dans les provinces d’Izmir et d’Edirne en aouˆt 1914. Cependant ces projets n’ont jamais abouti du fait de la guerre qui avait alors e´clate´ (T. Akc¸am, 2012, 65-67). Dans certains cas tels que celui de la pe´ninsule de Gallipoli, le gouvernement ottoman a meˆme loue´ un bateau pour transporter a` Salonique les Grecs expulse´s de leurs villages et terrorise´s. En fe´vrier 1914, il fut re´pondu a` une de´le´gation du Patriarcat rec¸ue par le gouvernement ottoman que celui-ci n’e´tait nullement implique´ dans ces expulsions violentes, mais que le climat moral et social avait e´te´ gravement perturbe´ par les conse´quences des guerres balkaniques et que dans certains cas la population grecque e´migrait volontairement (T. Akc¸am, 2012, 83). Des historiens grecs (K. Fotiadis, Ch. Tsirkinidis) mais aussi occidentaux, T. Hofmann et M. Bjornlund, ont exploite´ au cours des vingt dernie`res anne´es diverses archives, consulaires en particulier, pour mettre a` jour des te´moignages multiples de voyageurs et de diplomates re´sidant sur place sur ces massacres et de´portations des re´gions littorales vers l’inte´rieur de l’Anatolie. Tessa Hofmann (2011, 49-95) a re´cemment rassemble´, avec de nombreuses citations, ces te´moignages extraits de ces archives et compare´ au ge´nocide arme´nien les massacres et de´portations subis par les Grecs ottomans (voir chapitre 16).

La politique des Unionistes a` l’e´gard des Grecs ottomans Cette politique a de´pendu de cinq facteurs. Il ne faut pas oublier que la majorite´ des membres d’Union et Progre`s e´tait originaire de Mace´doine et de Salonique. Ils ont voulu, entre autres, se venger sur les Grecs d’Anatolie de l’annexion de leur patrie par la Gre`ce. Leur politique a e´te´ d’autre part

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influence´e par l’existence d’un royaume de Gre`ce. La population grecque comme la population bulgare a e´te´ utilise´e comme un objet d’e´change. Il y eut deux tendances contradictoires. D’un coˆte´, l’existence d’un E´tat grec permit aux Grecs ottomans de ne pas subir le meˆme sort que les Arme´niens. D’un autre coˆte´, ils subirent les conse´quences de la politique de l’E´tat grec vis-a`-vis des Musulmans, e´tant victimes de mesures de re´torsions en contrepartie de celles subies par les Musulmans en Gre`ce. La vengeance s’est exerce´e sur leurs biens et sur tous les symboles culturels ou religieux de leur identite´ (T. Akc¸am, 2012, 109-113). Les re´gions ou` vivaient les Grecs, en particulier celle d’Aı¨din-Smyrne, e´taient tre`s importantes pour l’e´conomie ottomane. Pour forcer les Ruˆm a` e´migrer, deux instruments principaux ont e´te´ utilise´s : les attaques de bandes musulmanes compose´es majoritairement de re´fugie´s mace´doniens et cre´tois, et le boycott e´conomique qui affamait les populations. Etaient vise´s en premier les hommes d’affaires citoyens grecs, puis les riches Grecs citoyens ottomans, enfin la classe des commerc¸ants grecs qui vivaient le long des lignes de chemin de fer. Un autre facteur e´tait la question des ˆıles de la mer E´ge´e donnant lieu a` des ne´gociations, qui de´terminaient le rythme des attaques contre les Grecs ; il y avait aussi le renforcement de la se´curite´ des Musulmans en Gre`ce. On peut dire que le pouvoir des Unionistes a utilise´ la population grecque et sa puissance de travail comme source de dynamisme et d’assurance de moyens de guerre. Le cinquie`me facteur re´sidait dans la re´partition ge´ographique de la population grecque, le long des 2 000 km de la zone littorale, avec une densite´ croissante ; l’objectif e´tait de transformer l’Asie Mineure de fac¸on a` ce que ce soient des Musulmans turquise´s qui ` partir du moment ou` la Gre`ce est entre´e en habitent ces re´gions coˆtie`res. A guerre du coˆte´ des puissances de l’Entente, les Grecs ont e´te´ de´porte´s vers l’inte´rieur de l’Anatolie et e´loigne´s des coˆtes.

De la migration a` l’e´radication des Grecs d’Asie Mineure et de Thrace orientale (1923-2000) En Thrace orientale, en 1912, les Grecs du vilayet d’Andrinople ´etaient 315 767 sur un total de 699 709 habitants, soit 45 % de la population totale. Dans le vilayet de Constantinople, ils e´taient 449 114 sur un total de 1 173 673, soit 38 % de la population totale (G. Soteriadis, 1918, 5-6). Dans la pe´ninsule de Gallipoli, ils e´taient environ 27 000 sur une population totale de 45 000 soit 60 % (K. A. Vakalopoulos, 1990, 486). La densite´ de la pre´sence grecque a` proximite´ de l’ancienne capitale byzantine se situait en effet dans une continuite´ historique depuis l’e´poque byzantine. Les Grecs e´taient omnipre´sents a` coˆte´ des Turcs, des Bulgares, des Arme´niens et des

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Juifs dans la plupart des bourgs, des villages et des villes de la Thrace orientale ainsi que dans les faubourgs d’Istanbul. De Thrace orientale, 193 400 Grecs (53 % de leur population) se seraient re´fugie´s en Gre`ce entre 1912 et 1914. Environ 96 000 auraient e´te´ envoye´s dans les bataillons de travail force´ ; 50 000 d’entre eux sont revenus, les autres e´tant morts a` la suite de mauvais traitements, maladies, tortures et famine en Anatolie. Il ne resta, en de´finitive, au cours de cette pe´riode qu’une cinquantaine de milliers de Grecs en Thrace orientale, ayant re´siste´ aux exactions successives des troupes turques et bulgares. Les quelques mois d’occupation (1912-1913) de ces dernie`res furent particulie`rement e´prouvants pour les Grecs de Thrace orientale (Ch. Zafeiris, 2008, 52-67). Ce premier de´racinement des Grecs de Thrace provoqua l’afflux en Gre`ce de plus de 70 000 re´fugie´s de Thrace orientale auxquels il faut ajouter 30 000 autres provenant de la Thrace du Nord (dans l’actuelle Bulgarie). 80 % s’installe`rent dans des villages ruraux de Mace´doine et de Thrace occidentale, les 20 % restant ailleurs en Gre`ce. D’apre`s le Patriarcat œcume´nique, qui a supervise´ la re´inte´gration des re´fugie´s grecs orthodoxes, 232 000 re´fugie´s supple´mentaires de Thrace orientale ont e´te´ oblige´s d’e´migrer en Gre`ce apre`s la Premie`re Guerre mondiale. La plupart (193 403) e´taient des habitants du vilayet d’Andrinople : plus de la moitie´ d’entre eux revinrent chez eux entre 1918 et 1920, alors que seulement 86 910 sont reste´s en Gre`ce (T. Hofmann, 2011, 50). Beaucoup donc se re´installe`rent dans leur re´gion d’origine en 1919 et 1920, quand la Thrace orientale fut occupe´e par l’arme´e grecque. Mais ils repartirent de nouveau de´finitivement, a` l’automne 1922, lorsque le Protocole de Moudania ordonna l’e´vacuation de la Thrace orientale par les Grecs. Cette e´vacuation se fit avec l’arme´e grecque dans un climat de panique a` la suite de la Catastrophe de Smyrne. Les plus chanceux, notamment ceux de la pe´ninsule de Gallipoli, partirent dans des bateaux envoye´s par le gouvernement grec. Les autres prirent le train ou, en plus grand nombre, les routes boueuses avec leur be´tail et des charrettes transportant leurs affaires, jusqu’a` la frontie`re de l’Evros. Cet exode pre´cipite´ causa de nombreuses pertes humaines (Ch. Zafeiris, 2008, 100-105). Le traite´ de Lausanne (1923) a de´cide´ de l’e´change inte´gral entre les deux pays des populations grecque chre´tienne et musulmane turque dans les quatre anne´es suivantes, a` l’exclusion d’Istanbul, des ˆıles d’Imvros et Tenedos coˆte´ turc et de la Thrace occidentale coˆte´ grec. Les recensements de 1927 (en Turquie) et de 1928 (en Gre`ce), compare´s a` la situation en 1914, permettent d’e´valuer les conse´quences de la Premie`re Guerre mondiale suivie du conflit gre´co-turc (1920-1922). Au nombre des re´fugie´s recense´s en 1928 en Gre`ce, soit 1 104 217, il faut ajouter ceux qui sont partis directement ou tre`s rapidement (avant 1928) en Europe occidentale et en Ame´rique (estime´s a` 66 000) et ceux qui sont morts entre 1923 et 1928 (estime´s a` 75 000). En

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outre 80 000 Grecs pontiques auraient pre´fe´re´ aller au Caucase ou en Russie (A. Alexandris, P. M. Kitromilides, 1984-85, 34). On arrive alors a` un total de 1 325 217 re´fugie´s ayant quitte´ l’Anatolie et la Thrace orientale apre`s 1922. La communaute´ grecque ottomane d’Anatolie et de Thrace orientale « aurait donc subi de 350 a` 400 000 morts entre 1914 et 1923 » (D. Panzac, 1988, 62). Entre 22,5 et 25,7 % de cette communaute´ aurait ainsi disparu du fait de la guerre, des conse´quences des de´portations et des massacres. « Quelques anne´es apre`s la fin de la guerre gre´co-turque, la prospe`re et importante communaute´ grecque de l’e´poque ottomane a presque comple`tement disparu » (D. Panzac, 1988, 62). Au recensement de 1927, il n’y avait plus que 110 000 Grecs en Turquie, concentre´s pour l’essentiel a` Istanbul et dans les deux ˆıles d’Imvros et Tenedos. Cette quasi-disparition va se poursuivre et s’aggraver par la suite, du fait de la politique de turquisation suivie par la Turquie ke´maliste. Au recensement de 1945, le nombre des Grecs (104 000) a de´ja` diminue´ malgre´ l’accord d’Ankara (1930), qui avait accorde´ le statut d’« e´tablis » a` plus de 17 000 citoyens grecs vivant de fac¸on permanente a` Istanbul. Cependant cet accord fut annule´ par le gouvernement turc en 1964, en relation avec l’aggravation des relations conflictuelles entre Grecs et Turc a` Chypre, depuis la politique d’« union avec la Gre`ce » (enosis) poursuivie par les Grecs chypriotes a` partir de 1960. Plus de 11 000 Grecs « e´tablis » e´taient expulse´s en 1964. Cela entraıˆna e´galement, par suite de liens familiaux et e´conomiques, le de´part de 30 000 Grecs ayant la citoyennete´ turque. Donc l’abrogation de l’accord d’Ankara provoqua finalement le de´part de plus de 40 000 Grecs (Ahmet Ic¸duygu et al., 2008, 372). Une autre conse´quence de l’accroissement des tensions gre´co-turques, ˆ du au proble`me chypriote, fut le de´part de 10 000 Grecs a` la suite du pogrom d’Istanbul des 6-7 septembre 1955 (Jr. Speros Vryonis, 2005) 6. La communaute´ grecque fut alors re´duite a` 76 000 personnes (1969). La fermeture du se´minaire de the´ologie de Halkis, ou` e´taient forme´s les preˆtres du Patriarcat grec de Constantinople en 1971, fut une autre mesure prise par le gouvernement turc a` l’encontre de la communaute´ grecque, provoquant de nouveaux de´parts. D’autre part, les deux ˆıles d’Imvros (Go¨kc¸eada) et Tenedos (Bozcaada) ont perdu une grande partie de leur population grecque, a` la suite des 6. Ce pogrom, tole´re´ par le gouvernement de Menderes en re´ponse a` un attentat non e´lucide´ au consulat turc de Thessalonique et a` la situation de la minorite´ turque a` Chypre, a vise´ principalement la minorite´ grecque d’Istanbul dans le but de l’inciter a` partir. Il y eut entre 15 et 37 morts Grecs selon des e´valuations poste´rieures mais environ 200 viols ou rapts de jeunes filles et femmes. Il y eut 3 500 attaques dirige´es contre des domiciles et des entreprises de Grecs dont un millier furent de´truits ou incendie´s. La majorite´ des e´glises et e´difices religieux furent profane´s et gravement endommage´s. La non-indemnisation rapide des dommages et la sous-estimation de ceux-ci par la suite accula beaucoup de Grecs e´tablis ou citoyens turcs a` partir (Speros Vryonis Jr., 2005, 542-561).

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mesures prises par le gouvernement turc apre`s 1964 : fermeture de l’e´cole de la minorite´ a` Imvros, construction d’une prison et d’une gendarmerie, entraıˆnant la confiscation de terres dans cette meˆme ˆıle. Sa population grecque est ` Tenedos, on est passe´e d’environ 9 000 habitants en 1920 a` 370 en 2003. A passe´ au cours de la meˆme pe´riode de 6 420 habitants a` 30. La situation s’est tendue au cours des trente dernie`res anne´es du fait de la politique du gouvernement turc favorisant l’immigration de Turcs du Nord et du sud-est de la Turquie dans ces deux ˆıles. Cette immigration organise´e comme dans la partie Nord de Chypre accentue la turquisation de leur population (S. Akgo¨nu¨l, 2004, 220-222). La tendance a` la diminution drastique du nombre de Grecs, comme d’ailleurs des autres minorite´s arme´nienne et juive, s’est poursuivie au long des dernie`res de´cennies, si bien qu’en 2000 les Grecs n’e´taient plus qu’environ 3 000 en Turquie (Ahmet Ic¸duygu et al., 2008, 375-380). Cette quasidisparition des Grecs d’Anatolie et de Thrace orientale en une dizaine d’anne´es (1914-1923) a e´te´ l’aboutissement particulie`rement brutal et rapide d’un processus de turquisation de l’Asie Mineure entrepris dans la longue dure´e, processus dont on peut faire remonter l’origine au lendemain de la de´faite des troupes byzantines a` Manzikert en 1071.

Conclusion : la purification ethnique des Grecs et la politique d’« inge´nierie de´mographique » Les Grecs d’Asie Mineure et de Thrace Orientale, c’est-a`-dire du territoire de l’actuelle Turquie, ont e´te´ a` partir de 1914 les premie`res victimes d’une politique des Jeunes Turcs, du CUP, qui visait a` homoge´ne´iser ethniquement l’Anatolie et la Thrace orientale pour en faire le territoire national d’un E´tat-nation turc, au moment ou` l’avenir de l’Empire ottoman semblait de plus en plus menace´. Le Comite´ Union et Progre`s, qui s’e´tait forme´ a` Salonique a` la fin du XIX e sie`cle, avait dans un premier temps cherche´ a` conserver la Mace´doine au sein de l’empire, en y renforc¸ant la pre´sence musulmane turque aux de´pens des Chre´tiens et des Juifs. Mais l’e´chec et les de´faites des deux guerres balkaniques (1912-1913) ont de´finitivement compromis la re´alisation d’un tel objectif. Le repli sur l’Anatolie, avec comme frontie`re europe´enne la Thrace orientale, a amene´ les Jeunes Turcs a` syste´matiser l’e´laboration d’une politique dite d’« inge´nierie ethnique » ou d’« inge´nierie de´mographique » et de la mettre imme´diatement en application, sous la coordination et les ordres de Talat Pacha, le ministre de l’Inte´rieur. Inspire´e par l’ide´ologie raciste du « darwinisme social » de Gustave Le Bon et d’autres ide´ologues d’extreˆme droite europe´ens, sa mise en œuvre a e´te´ inspire´e par une approche clairement positiviste et scientiste, utilisant

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les statistiques de recensements ou d’enqueˆtes rassemblant des donne´es ethniques sur les minorite´s non musulmanes ou musulmanes non turques, et sur la cartographie. Cette mise en œuvre a e´te´ rendue efficace par l’utilisation par Talat Pacha d’un nouveau moyen de communication particulie`rement rapide, pour l’e´poque, le te´le´graphe code´ ou crypte´ (permettant le secret). Ce moyen qui sera particulie`rement utilise´, comme on le verra dans les deux chapitres suivants, pour les de´portations et massacres des Arme´niens et des Kurdes, a e´te´ teste´ en 1914 sur les actions qu’on peut qualifier de « purification ethnique » des Grecs des coˆtes occidentales de l’Asie Mineure et du Pont. Ces massacres et expulsions de la minorite´ grecque se sont poursuivis paralle`lement au ge´nocide arme´nien (1915-1916) jusqu’a` l’e´change des populations du traite´ de Lausanne (1923), qui a presque acheve´ cette expulsion, mais aussi par la suite avec le pogrom d’Istanbul de septembre 1955.

Chapitre 9

La politique d’« inge´nierie de´mographique » des Unionistes et le processus ge´nocidaire

D’apre`s Raphael Lemkin, qui s’est inte´resse´ surtout a` la Shoah mais a mentionne´ e´galement le ge´nocide arme´nien, le processus ge´nocidaire s’accomplit en deux phases : la destruction du caracte`re ou de l’identite´ nationale du groupe opprime´, et l’imposition de ceux de l’oppresseur. Si la premie`re phase consiste en la destruction physique du groupe opprime´ (massacres et migrations force´es ou de´portations), la seconde phase peut reveˆtir diffe´rentes formes qui aboutissent a` l’adoption force´e du style de vie, de la culture (langue, religion) et des institutions du groupe dominant par le groupe domine´, qui doit disparaıˆtre en tant que tel (T. Akc¸am, 2012, 288). Le ge´nocide arme´nien n’a pas consiste´ uniquement en un meurtre de masse, mais en une se´rie de processus qui, se superposant et s’enclenchant les uns dans les autres, ont produit un syste`me cohe´rent et intentionnel de destruction. Ces processus ont compris, outre le meurtre de masse, l’exclusion de la socie´te´, l’expropriation, les de´portations, l’assimilation force´e, la destruction de la culture mate´rielle, et la cre´ation artificielle d’un espace de famine, ou` e´taient concentre´s les de´porte´s en Syrie-Me´sopotamie. La liquidation de toutes les organisations communautaires arme´niennes a e´te´ aussi ¨ mit U ¨ ngo¨r, Mehmet Polatel, 2011, 165une forme finale de spoliation (Ugur U 166). Les autres minorite´s chre´tiennes, Grecs et Syriaques, qui ont e´te´ aussi massivement massacre´es et expulse´es d’Anatolie et de Thrace orientale, ontelles subi un processus ge´nocidaire comparable a` celui des Arme´niens comme le revendiquent la plupart de leurs associations de re´fugie´s ? La question me´rite d’eˆtre pose´e, d’autant plus qu’elles subissaient la meˆme politique d’« inge´nierie de´mographique » applique´e par le meˆme gouvernement unioniste puis ke´maliste a` la meˆme e´poque. Cette politique a entraıˆne´ la mise en œuvre d’un processus ge´nocidaire bien analyse´ par les historiens dans le cas arme´nien, moins e´vident mais non de´pourvu d’analogies dans les cas grec et assyro-chalde´en (ou syriaque).

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Le ge´nocide arme´nien Avant la Premie`re Guerre mondiale, environ deux millions d’Arme´niens vivaient dans l’empire Ottoman. Ils posse´daient 2 538 e´glises, ` la fin de la guerre, 2 900 habitats arme´451 monaste`res et 1 996 e´coles. A niens (villages, villes, quartiers) avaient e´te´ prive´s de la quasi-totalite´ de leurs ¨ mit U ¨ ngo¨r, Mehmet habitants, de´porte´s, e´migre´s et/ou massacre´s (Ugur U Polatel, 2011, 165). Aujourd’hui, en dehors d’Istanbul, les Arme´niens ne disposent en Turquie que de six e´glises, d’aucun monaste`re ni d’aucune e´cole. Les deux e´ve´nements qui ont e´te´ a` l’origine d’une se´rie de de´cisions des membres du Comite´ Central du CUP, enclenchant un processus ge´nocidaire contre les Arme´niens, ont e´te´ d’une part l’accord sur le plan de re´forme arme´nien impose´ par les Russes aux Ottomans en fe´vrier 1914, d’autre part le de´sastre de Sarikamich, en janvier 1915, face a` l’arme´e russe qui a pu alors avancer en Anatolie orientale. Le premier e´ve´nement pre´voyait l’autonomie de deux grandes provinces a` l’Est de l’Anatolie, confie´es a` l’autorite´ de deux inspecteurs e´trangers. Ce fut perc¸u par les dirigeants unionistes comme une e´tape en direction d’une Arme´nie inde´pendante, selon un processus analogue a` celui qui avait conduit a` la perte des territoires balkaniques. La seule fac¸on de l’annuler fut pour eux l’entre´e en guerre de l’Empire Ottoman en novembre 1914. Le second e´ve´nement, combine´ avec une autre de´faite, celle de Cemal Pacha en E´gypte contre les Britanniques (en fe´vrier de la meˆme anne´e), a laisse´ entrevoir une fin prochaine de l’empire. L’existence de bandes arme´es arme´niennes a` la frontie`re russe faisait e´galement craindre la ge´ne´ralisation d’une re´volte des Arme´niens et de tribus kurdes de cette re´gion orientale. Cette situation catastrophique pour les Unionistes a servi de de´clencheur pour la radicalisation d’une politique, e´labore´e les anne´es pre´ce´dentes, et dont l’exe´cution e´tait facilite´e par l’entre´e en guerre de l’Empire ottoman, aux coˆte´s de l’Allemagne contre les puissances occidentales et la Russie Dans un premier temps, les Arme´niens de Do¨rtyol et de Zeytun en Cilicie, en mars et avril 1915, furent de´porte´s vers Konya, vers l’inte´rieur de l’Anatolie. Mais, fin avril, de nouvelles de´cisions furent prises lanc¸ant la premie`re phase de de´portations de tous les Arme´niens en direction de la Syrie et de la Me´sopotamie, dans le de´sert de Deir Zor et en direction de Mossoul. Les chercheurs ¨ mit U ¨ ngo¨r (2012), qui turcs Taner Akc¸am (2012), Fuat Du¨ndar (2014), Ugur U ont travaille´ dans les Archives ottomanes, ont eu acce`s aux te´le´grammes crypte´s (code´s) envoye´s par Talat Pacha dans les provinces, pour organiser et controˆler minutieusement ces de´portations, qui de´bouchaient souvent sur une annihilation partielle des de´porte´s. La politique d’« inge´nierie de´mographique » applique´e pour toutes les minorite´s non turques, qui ne devaient pas de´passer 5 a` 10 % de la population d’un district ou d’une province, a e´te´ particulie`rement

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cruelle pour les Arme´niens qui avaient e´te´ de´porte´s. Car, concentre´s dans une vingtaine de camps en Syrie-Me´sopotamie, ils ne devaient pas de´passer 10 % de la population musulmane locale, compose´e de tribus arabes nomades peu nombreuses dans ces zones de´sertiques, selon les prescriptions de cette politique d’« inge´nierie de´mographique ». Une seconde vague de massacres, pendant l’e´te´ 1916, a donc eu pour objectif de faire respecter cette proportion. Le « me´canisme a` deux voies », de´crit plus haut par Taner Akc¸am a` propos de l’expulsion des Grecs des coˆtes e´ge´ennes, a e´galement e´te´ applique´ par le gouvernement unioniste dans le cas des de´portations et massacres des Arme´niens en 1915, d’apre`s les archives des proce`s d’Istanbul intente´s aux dirigeants du CUP en 1919-21 (Taner Akc¸am, 2012, 193-201). Il y eut d’une part les ordres de de´portation des Arme´niens envoye´s par la voie officielle aux responsables locaux, gouverneurs de provinces et de districts, et d’autre part, paralle`lement, des ordres d’annihilation apporte´s dans ces provinces par des courriers spe´ciaux envoye´s par le Comite´ Central du CUP, avec l’injonction de de´truire ces ordres imme´diatement apre`s lecture. D’apre`s les estimations de diffe´rents auteurs cite´es par Taner Akc¸am (2012, 258-261), environ 500 000 Arme´niens, sur 1,3 million avant la guerre, ont surve´cu a` la de´portation, se retrouvant dans les camps de Syrie et Me´sopotamie en fe´vrier 1916. Ce nombre e´tait nettement supe´rieur au 10 % de la population locale, pourcentage au-dela` duquel la se´curite´ e´tait conside´re´e comme menace´e. Il y avait un exce´dent approximatif de 275 000, dont l’extermination e´tait juge´e ne´cessaire pour respecter ces objectifs statistiques fixe´s par les dirigeants unionistes. Une seconde vague de massacres, commence´e en mars et qui a dure´ tout l’e´te´ 1916, a donc abouti a` re´duire le total de ces de´porte´s a` 200 000 environ, selon les diverses sources cite´es par Taner Akc¸am (2012, 261). La plupart de ces massacres ont eu lieu dans le de´sert de Deir Zor, ou` e´taient amene´s les de´porte´s e´vacue´s des camps de la re´gion. Le processus ge´nocidaire ne consiste pas seulement en la destruction physique de la population vise´e, en l’occurrence les Arme´niens, mais aussi en l’effacement de son identite´ au sens large, c’est-a`-dire de sa langue, de sa culture et de sa religion par une assimilation contrainte.

L’assimilation composante du ge´nocide Les membres du CUP ont utilise´ a` certains moments les conversions force´es de populations chre´tiennes a` l’Islam visant a` l’assimilation, donc a` la disparition des groupes non musulmans et non turcs. L’assimilation, que certains appellent « ethnocide », cherchant a` faire disparaıˆtre les cultures autres que celle du groupe dominant, est une autre voie que l’extermination, comple´mentaire de celle-ci au sein du processus ge´nocidaire. L’islamisation, les conversions force´es qui avaient joue´ un roˆle, dans la longue dure´e, dans la

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turquisation de l’Asie Mineure (voir chapitre 4), ont e´te´ reprises e´pisodiquement par les Unionistes a` l’e´gard des Arme´niens. Les Unionistes n’avaient pas pour objectif, comme par la suite les Nazi vis-a`-vis des Juifs, de faire disparaıˆtre la « race arme´nienne », mais plutoˆt de faire disparaıˆtre l’identite´, la culture arme´nienne, en les noyant dans la masse musulmane turque, partout ou` cela e´tait possible. Les conversions des Arme´niens a` l’Islam ont e´te´ tour a` tour autorise´es ou interdites en fonction des circonstances. Si celles-ci e´taient perc¸ues par les responsables locaux et de la capitale seulement comme un moyen d’e´chapper aux massacres, elles ont e´te´ refuse´es, en particulier aux hommes adultes en aˆge de combattre. Par contre, dans le cas des enfants et des jeunes femmes susceptibles d’eˆtre marie´es a` des Musulmans, les conversions et les adoptions par des familles turques, qui en faisaient la demande, ont e´te´ favorise´es. Les convertis n’e´taient pas autorise´s a` conserver leur re´sidence ante´rieure et devaient eˆtre disperse´s dans des provinces ou districts voisins a` forte majorite´ musulmane. Les conversions de masse a` l’Islam ont e´te´ utilise´es particulie`rement dans la re´gion pontique ou` elles avaient e´te´ pratique´es de longue date parmi les Grecs et les Arme´niens (T. Akc¸am, 2012, 291-295). En juillet 1915, lorsqu’un trop grand nombre d’Arme´niens ont voulu se convertir pour e´chapper a` la mort, la politique de conversions a e´te´ aban` la fin d’octobre 1915, cette interdiction a e´te´ leve´e en particulier donne´e. A pour les Arme´niens re´sidant a` Istanbul et pour les artisans, techniciens, soldats et tous ceux qui e´taient utiles voire indispensables au bon fonctionnement de la socie´te´ ottomane (T. Akc¸am, 2012, 299-301). Au printemps 1916, les Arme´niens qui restaient en Anatolie et ceux qui avaient e´te´ de´porte´s en Syrie ont e´te´ soumis a` des islamisations force´es, qui ont coı¨ncide´ avec la seconde vague de massacres. C’e´tait pour eux le seul moyen pour e´chapper a` une extermination dans le de´sert de Deir Zor. On estime a` 150 000 le nombre de ceux qui ont subi ces conversions force´es en Syrie (T. Akc¸am, 2012, 304-307). La politique d’assimilation des enfants et des jeunes femmes, planifie´es avant les de´portations, a e´te´ un e´le´ment structurel du ge´nocide. Des jeunes garc¸ons et filles ont e´te´ convertis de force, puis place´s dans des orphelinats musulmans ou dans des familles musulmanes, les jeunes filles pouvant eˆtre marie´es de force a` des hommes musulmans. Cela n’empeˆcha pas les meurtres, les morts de faim ou de maladies d’enfants au cours des de´portations ou dans les camps de Syrie et Me´sopotamie, ni les violences sexuelles (viols, prostitutions force´es, rapts) (T. Akc¸am, 2012, 311-315) 1. Les Archives du Premier 1. Des enfants furent e´galement achete´s et re´duits a` un quasi-esclavage dans des familles turques, qui les ont acquis le long des routes de la de´portation, graˆce a` la complicite´ et a` la corruption des gendarmes et fonctionnaires d’encadrement. Ces enfants ont e´te´ enroˆle´s dans le cadre d’une tradition ancienne de travail des enfants pauvres place´s dans des familles (no¨ker et yanasma), avec un statut allant de l’adoption au servage.

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Ministre a` Istanbul comprennent de nombreux documents montrant que les assimilations force´es ont e´te´ non pas un sous-produit ou un accident re´sultant des de´portations, mais ont e´te´ planifie´es et pense´es bien avant. Le ministe`re de l’E´ducation a facilite´ la scolarisation de ces enfants dans les e´coles publiques (T. Akc¸am, 2012, 316-320). Le Ministe`re de l’Inte´rieur suivit de pre`s tout ce processus, e´vitant le plus possible que ces enfants et femmes soient concentre´s dans des villes ou a` Istanbul, mais soient, au contraire, disperse´s dans des orphelinats puis des familles dans diverses provinces. Des noms turcs leur furent donne´s et on leur demanda de ne plus parler arme´nien ou grec pontique mais seulement turc (T. Akc¸am, 2012, 322-327). La guerre facilita la fermeture des e´coles ou orphelinats des missionnaires occidentaux catholiques ou protestants, qui e´taient un obstacle a` l’assimilation, car elles pre´servaient la conservation des identite´s des minorite´s chre´tiennes. Il est impossible d’avoir des donne´es statistiques pre´cises sur ces enfants turquise´s dans des orphelinats et des familles musulmanes au cours de l’anne´e 1915, pendant les de´portations. Des estimations provenant de diverses sources e´valuent leur nombre de 100 a` 200 000 personnes, soit entre 5 et 10 % des Arme´niens ottomans, (T. Akc¸am, 2012, 328-331). Cette politique d’assimilation, mene´e en paralle`le avec celle de l’extermination des Arme´niens, situe l’ide´ologie des Unionistes dans la continuite´ de l’impe´rialisme ottoman conside´rant les Chre´tiens comme des citoyens de seconde zone, qui devaient eˆtre soumis a` la « nation dirigeante » (millet-i hakime) des Musulmans. L’islamisation, les conversions force´es a` l’Islam des Chre´tiens, ont e´te´, dans la longue dure´e, une pratique constante de cet impe´rialisme ottoman. Ce fut le cas, par exemple, des Janissaires. Il s’agit, dans le cas des Unionistes, d’un nationalisme culturel plutoˆt que d’un racisme proprement dit. Ils l’ont he´rite´ d’une tradition de de´limitation et d’exclusion de l’alte´rite´ sur une base religieuse, non raciste. Ils pouvaient donc reconnaıˆtre le droit a` la vie de l’« autre », mais seulement si l’« autre » renonc¸ait a` son alte´rite´ (T. Akc¸am, 2012, 336). Le principal objectif des Unionistes e´tait de pre´server l’existence de l’empire, qu’ils jugeaient gravement menace´e de disparition par l’existence de la minorite´ arme´nienne, visant a` la construction de son propre E´tat-nation a` l’Est de l’Anatolie. Ils ont donc cherche´ a` de´truire ce peuple par une politique double d’extermination et d’assimilation qui ont e´te´ deux des composantes du ge´nocide. Les confiscations et spoliations ont e´te´ une autre composante du processus ge´nocidaire.

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Confiscation et « colonisation » ` la fin de la guerre, quelque 2 900 lieux habite´s par les Arme´niens A d’Anatolie (villes, villages) avaient e´te´ de´peuple´s, la majorite´ de leurs habitants e´tant morts ou de´porte´s. La de´portation et la spoliation de leurs biens avaient e´te´ lance´es avant la promulgation des lois et de´crets les concernant. Les Unionistes organise`rent de fac¸on plus syste´matique un processus qui e´tait de´ja` en marche. Une « Commission aux biens abandonne´s » (Emvaˆli Metruke Komisyonu), en re´alite´ 33 commissions de ce type dans le pays, furent mises sur pied a` partir de juin 1915. Ce sont des sources allemandes, notamment de la Deutsche Bank, qui ont rassemble´ les informations les plus pre´cises sur ce phe´nome`ne. Le Ministe`re de l’Inte´rieur dirige´ par Talat Pacha supervisa l’ensemble des ope´rations au niveau des provinces, des districts et des villes ¨ mit U ¨ ngo¨r, Mehmet Polatel, 2011, 66). (Ugur U Par exemple, le 29 aouˆt 1915, une circulaire de ce ministe`re demandait aux autorite´s locales de mettre aux enche`res les biens « abandonne´s » des Arme´niens au profit de la population turque locale 2. Pour e´viter tout litige, le seul organisme habilite´ a` organiser les expropriations e´tait la Commission aux biens abandonne´s. Tous les Arme´niens e´taient concerne´s, pas seulement ceux du millet de l’E´glise apostolique, mais aussi les catholiques et protestants. Ils n’avaient en aucun cas la possibilite´ de vendre leurs biens a` des e´trangers ou a` d’autres Chre´tiens grecs ou syriaques, ou de transfe´rer leurs biens a` des Arme´niens non ottomans, d’en envoyer a` l’e´tranger a` d’autres membres de leur famille, ou de remettre des objets de valeur a` des missionnaires ou consuls ame´ricains, ou bien d’envoyer par courrier postal des biens a` leur nouvelle re´sidence ou destination finale. La logique des expropriations apparaıˆt ainsi en lumie`re : il ne pouvait y avoir ni compensation au titre de la spoliation, ni perspective de retour dans leurs foyers. Le lien entre les Arme´niens et leurs biens devait eˆtre de´finitivement rompu afin de parvenir a` une « de´sarme´nisation » du territoire anatolien, comme en atteste un te´le´gramme adresse´ au district de Balikesir : « s’assurer que la population transfe´re´e n’ait plus aucun lien avec ses biens et ses titres de proprie´te´ » (Ugur ¨ mit U ¨ ngo¨r, Mehmet Polatel, 2011, 69-73). U L’objectif des Unionistes (Jeunes Turcs) e´tait de construire une « e´conomie nationale » en transfe´rant l’essentiel de ces biens « abandonne´s par les Arme´niens » a` la classe moyenne turque naissante dans les diffe´rentes localite´s. Les Musulmans ottomans furent incite´s a` « coloniser » les terres laisse´es 2. Le 1er novembre, ce meˆme ministe`re ordonnait de dresser la liste des marchands arme´niens originaires de provinces ou` le transfert vers d’autres re´gions n’avait pas encore eu lieu, avec des de´tails sur leurs entreprises de commerce, leurs biens immobiliers, leurs ateliers ou usines, la valeur estime´e de tous leurs biens...

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par les Arme´niens de´porte´s. Certains de ces biens furent distribue´s a` des particuliers, d’autres attribue´s a` l’E´tat ou a` l’arme´e. Un texte de Talat Pacha ¨ mit U ¨ ngo¨r, Mehmet Polatel (2011, 79), qui date du 6 janvier cite´ par Ugur U 1916, est particulie`rement re´ve´lateur de cette politique du CUP : « Les biens meubles, abandonne´s par les Arme´niens, doivent eˆtre conserve´s pour une protection a` long terme et, dans l’inte´reˆt d’un accroissement des affaires des musulmans dans notre pays, les socie´te´s doivent eˆtre la cre´ation des seuls musulmans. Les biens meubles doivent leur eˆtre attribue´s dans des conditions acceptables, lesquelles garantiront la consolidation et la stabilite´ des affaires. Le fondateur, la direction et les repre´sentants devront eˆtre choisis parmi les citoyens honorables et l’e´lite et, afin de permettre aux commerc¸ants et aux agriculteurs de participer a` leurs dividendes, les rec¸us devront eˆtre d’une demi-livre ou d’une livre et enregistre´s a` leurs noms, afin d’empeˆcher que le capital ne tombe entre des mains e´trange`res. La croissance et l’esprit d’entreprise, au sein de la population musulmane, doivent eˆtre controˆle´s et les re´sultats de leur mise en œuvre signale´s au ministe`re, e´tape par e´tape ». S’ensuivit la promotion d’une nouvelle ge´ne´ration d’hommes d’affaires turcs, issus de la classe moyenne infe´rieure, qui profita des campagnes de boycott des commerces grecs et arme´niens (1914), puis de la vente aux enche`res de leurs biens abandonne´s (1916-17). Les terres et les biens immobiliers (maisons, immeubles) ayant appartenu a` des Chre´tiens grecs ou arme´niens furent attribue´s principalement a` des re´fugie´s des Balkans, du Caucase ou plus tard aux e´change´s (1924-25) dans le but de turquiser le territoire. L’E´tat tira le plus grand profit du processus de redistribution de ces biens. La re´sidence officielle du Pre´sident de la Re´publique, le palais de C¸ankaya a` Ankara, demeure des Kassapyan, riches joaillers et ne´gociants arme´niens, avait e´te´ confisque´e par le gouvernement ottoman en aouˆt 1915, lorsque fut donne´ l’ordre de de´porter la famille de son proprie´taire avec tous les Arme´niens d’Ankara. En 1921, la municipalite´ d’Ankara l’offrit a` Mustafa Kemal qui en fit sa re´sidence principale (L. Marchand, G. Perrier, 2013, 145151). C’est un symbole du profit tire´ par l’E´tat turc de la spoliation des Arme´niens au moment du ge´nocide. Alors que les archives permettant de documenter le phe´nome`ne ge´nocidaire commencent a` eˆtre ouvertes, les registres des 33 commissions re´gionales qui ont saisi et liquide´ les biens « abandonne´s » par les Arme´niens restent inaccessibles, de meˆme les archives ottomanes du Directorat ge´ne´ral du cadastre et des e´tudes cadastrales (L. Marchand, G. Perrier, 2013, 161).

La construction d’une « e´conomie nationale » L’ide´ ologie nationaliste jeune turque, de caracte` re e´tatiste, s’est constamment re´fe´re´e a` la notion d’« e´conomie nationale » (millıˆ iktisad),

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qui e´tait oriente´e vers la formation d’un syste`me e´conomique dirige´ par une technocratie et une bourgeoisie turque. Celle-ci devait remplacer les commerc¸ants, banquiers et artisans grecs et arme´niens, qui dominaient depuis longtemps les secteurs commerciaux, artisanaux, industriels et financiers de l’e´conomie, et e´taient perc¸us comme ayant be´ne´ficie´ du re´gime des Capitulations. En de´truisant syste´matiquement de 1914 a` 1923, puis jusqu’a` 1955, les re´seaux commerciaux et entrepreneuriaux arme´niens et grecs, cette politique des Jeunes Turcs poursuivie par les Ke´malistes a profite´ a` un petit nombre de marchands turcs, connecte´s au CUP (1908-1918) puis au Parti Re´publicain du Peuple ke´maliste (1923-1950), qui se sont enrichis rapidement, ainsi qu’a` un plus grand nombre de Turcs appartenant aux classes moyennes infe´rieures et paysannes. Ils ont pu facilement tirer parti des biens mobiliers et immobiliers « abandonne´s » par les Arme´niens et Grecs de´porte´s ou extermine´s. Il existait un ressentiment base´ sur un complexe d’infe´riorite´ et sur une jalousie des masses turques a` l’e´gard des Chre´tiens arme´niens et grecs qui s’e´taient modernise´s et enrichis graˆce a` leur situation dominante dans l’e´conomie ottomane et a` leurs liens avec les puissances europe´ennes occidentales et russe. Une peur panique d’eˆtre e´crase´s ou e´limine´s en e´tant pris en tenaille, entre le nationalisme grec a` l’Ouest et le nationalisme arme´nien a` ¨ mit l’Est, a saisi les Jeunes Turcs a` la suite des guerres balkaniques (Ugur U ¨ ngor, Mehmet Polatel, 2011, 30-39). Mehmet Ziyaˆ Go¨kalp et Yusuf Akc¸ura U ont e´te´ les principaux propagateurs de cette ide´ologie nationaliste qui a soustendu les phe´nome`nes de purifications ethniques et de ge´nocides, qui se sont de´veloppe´s en Anatolie et Thrace orientale a` partir de la Premie`re Guerre mondiale. Les campagnes de boycott de 1913-14 lance´es a` l’encontre des petits commerc¸ants grecs et arme´niens ont repre´sente´ la premie`re phase des mesures en faveur de l’« E´conomie Nationale », comme on l’a vu plus haut. Elles ont e´te´ organise´es et soutenues par les organisations locales du Comite´ Union et Progre`s, apre`s qu’il ait pris le pouvoir par le coup d’E´tat du 23 janvier 1913. Elles ont connu un succe`s relatif aupre`s des diffe´rentes classes de la population musulmane turque et ont ruine´ des centaines de milliers de petits commerc¸ants grecs et arme´niens. La deuxie`me phase, qui a accompagne´ et suivi imme´diatement les ´ deportations des Arme´niens en 1915, a e´te´ la confiscation et la de´possession des biens mobiliers et immobiliers des expulse´s et des de´porte´s. Globalement il s’agit d’une entreprise de captation et de transfert des biens mobiliers et immobiliers des populations chre´tiennes expulse´es, massacre´es ou de´porte´es en faveur des populations turques locales et des re´fugie´s musulmans des Balkans et du Caucase, installe´s par l’E´tat unioniste puis re´publicain a` la place des pre´ce´dents. Une partie notable de ces biens a e´te´ en outre capte´e et approprie´e par diffe´rents organes de l’E´tat turc. Une le´gislation a e´te´ e´labore´e

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de 1913 a` 1926, reste´e en vigueur jusqu’en 1986, pour le´galiser cette captation, confiscation ou ce pillage de ces « proprie´te´s abandonne´es » (emvaˆl-i metruke). D’un point de vue pratique, tous les biens « abandonne´s » par les populations grecque, bulgare, syriaque ou arme´nienne, bien que juridiquement qualifie´s diffe´remment, ont e´te´ traite´s de fac¸on similaire conforme´ment a` la le´gislation sur les « proprie´te´s abandonne´es ». Le Ministe`re de l’Inte´rieur sous Talat Pacha, le Parlement ottoman d’Istanbul et la Grande Assemble´e Nationale d’Ankara, ont e´mis des ordres, de´crets ou lois dont l’objectif e´tait de le´galiser de´finitivement ces captations, confiscations ou pillages des biens ¨ mit U ¨ ngor, des Arme´niens et des autres minorite´s chre´tiennes (Ugur U Mehmet Polatel, 2011, 41-47). Taner Akc¸am (2012, 341-356) montre que toutes les mesures le´gislatives et administratives, prises en vue de la pre´servation des biens arme´niens et de l’indemnisation de leurs anciens proprie´taires, n’ont jamais abouti en faveur de ceux-ci et de leur installation sur les lieux de leur de´portation. Elles ont, par contre, e´te´ imme´diatement suivies, dans la plupart des cas, par l’installation de re´fugie´s de guerre musulmans originaires des Balkans ou du Caucase, en leur lieu et place. Elles ont vise´, et partiellement re´ussi, a` e´viter l’accaparement et le pillage de ces biens par les locaux ou les autorite´s administratives locales 3.

La le´gislation sur les biens « abandonne´s » (1915-2001) Le gouvernement ottoman avait d’abord e´mis un ordre secret (talimname), imme´diatement apre`s la de´cision de de´portation du 10 juin 1915, au sujet de la gestion de ces biens. En septembre 1915 une « loi sur les proprie´te´s abandonne´es, les dettes et les cre´ances de la population, qui a e´te´ envoye´e ailleurs », a e´te´ adopte´e et des commissions re´gionales charge´es de la liquidation de ces biens ont e´te´ cre´e´es. Des de´crets et amendements ont suivi jusqu’en 1918. Apre`s la chute du gouvernement unioniste, le gouvernement ottoman suivant, sie´geant a` Istanbul, a change´ de politique et ordonne´ des restitutions de proprie´te´s et des re´parations aux survivants arme´niens et aux he´ritiers des victimes du ge´nocide, mesures qui ne furent finalement pas ou tre`s peu applique´es. 3. Une partie des revenus tire´s de la vente de ces proprie´te´s « abandonne´es » a couvert des de´penses de l’E´tat pour l’organisation de la de´portation, ainsi que diverses de´penses de l’arme´e pour la guerre (vente de biens meubles et de re´coltes des champs et vignobles abandonne´s) ou bien les frais de l’organisation de milices, a` Dersim, par exemple, en aouˆt 1915 (Taner Akc¸am, 2012, 370-371). Une grande partie des biens immobiliers arme´niens ont e´te´ accapare´s par l’E´tat pour faire des prisons, des e´coles, des hoˆpitaux, des postes de police.

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Le nouveau pouvoir ke´maliste d’Ankara a inte´gre´ un grand nombre d’anciens dirigeants et cadres unionistes et repris sa politique vis-a`-vis des Chre´tiens et en particulier des Arme´niens. La Grande Assemble´e Nationale d’Ankara adopta une nouvelle loi sur les proprie´te´s abandonne´es en avril 1923, comple´te´e en 1924 puis reprise dans le cadre d’une nouvelle loi en 1925, ne´cessaire apre`s le traite´ de Lausanne (1923) et l’e´change des populations avec la Gre`ce. Une autre loi, de mai 1927, excluait de la nationalite´ turque toute personne n’ayant pas pris part a` la guerre d’inde´pendance et e´tant reste´e a` l’e´tranger entre juillet 1923 et mai 1927, ce qui aboutissait ¨ mit a` rejeter les re´clamations contre les confiscations de proprie´te´s (Ugur U ¨ Ungor, Mehmet Polatel, 2011, 57-59). Cette liquidation des « proprie´te´s abandonne´es » s’est poursuivie jusqu’a` la circulaire de juin 2001 de la Direction des Enregistrements fonciers et du Cadastre qui y a mis fin, en attribuant de fac¸on de´finitive a` L’E´tat les biens immobiliers qui n’avaient pas encore e´te´ attribue´s. Toute cette le´gislation a permis de donner une fac¸ade neutre et le´gale, sinon le´gitime, a` un ensemble de confiscations, captations, de´possessions et pillages, sans recours possible pour les anciens proprie´taires et leurs he´ritiers. ¨ mit U ¨ ngor et Mehmet Polatel (2011, 166-170) ont Cependant Ugur U montre´ que le but principal des Unionistes dans la confiscation et la vente des biens arme´niens n’e´tait pas de nature e´conomique, celui d’ame´liorer les finances de l’E´tat en pe´riode de guerre, mais, avant tout, de nature nationale. Ils voulaient en de´posse´dant les Arme´niens de leurs biens immobiliers et en les attribuant imme´diatement a` l’E´tat ou a` des particuliers musulmans, re´fugie´s ou non, couper toute relation de la communaute´ arme´nienne avec la terre anatolienne. Ne´anmoins apre`s 1915, le processus de formation de l’E´tat turc a e´te´ en partie assure´ par ces transferts de proprie´te´s. Les expropriations ont ge´ne´re´ un re´seau de notables turcs fide`les au CUP pour les de´cennies a` venir, qui ont dans la dure´e assure´ l’emprise du parti sur l’E´tat, se prolongeant dans le re´gime ke´maliste qui a suivi. De meˆme, l’E´tat profita largement de la ¨ mit captation de baˆtiments et de terres en faveur de ses institutions (Ugur U ¨ ngor, Mehmet Polatel, 2011, 167). U Si ces confiscations et pillages, plus ou moins le´galise´s, ont e´te´ analyse´s concernant les Arme´niens, ils n’ont pas e´te´ e´tudie´s de la meˆme fac¸on pour les Grecs. En effet, le traite´ de Lausanne et l’e´change des populations (1923) donnaient a` l’E´tat grec et a` ses re´fugie´s les biens immobiliers des Musulmans e´change´s. Ils e´taient environ 500 000 contre plus d’un million de Grecs, sans compter ceux qui avaient disparu. L’e´change e´tait particulie`rement ine´gal et l’E´tat turc a e´te´ largement be´ne´ficiaire. On peut a` ce propos se poser la question d’une comparaison entre les processus ge´nocidaires qui ont affecte´ ces deux populations, dans quelle mesure sont-ils ou non comparables ?

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Comparaison entre le ge´nocide arme´nien et ceux revendique´s par les Grecs ottomans et les Assyro-Chalde´ens (1914-1923) Selon Tessa Hofmann (2011, 47), « Le ge´nocide des Arme´niens, Grecs ou Arame´ens/Assyriens devrait eˆtre compris non comme une re´ponse directe a` de pre´tendues provocations chre´tiennes, mais comme une e´tape dans le mouvement nationaliste turc, qui re´agissant a` la de´sinte´gration continue de l’empire s’est oriente´ de plus en plus vers un nationalisme e´troit, excluant les indige`nes chre´tiens d’Asie Mineure de l’univers moral de l’E´tat. En mettant en avant le mythe discre´dite´ de l’absence de loyaute´ chre´tienne dans le contexte des de´portations et massacres avant, pendant et apre`s la Premie`re Guerre mondiale, on offense les victimes et la ve´rite´ historique, de fac¸on analogue a` celle de la justification par les Nazi de leur Holocauste par une pre´tendue conspiration juive internationale. Parce que les Chre´tiens dans la socie´te´ ottomane, comme les Juifs dans l’Europe occupe´e par les Nazi, ont pe´ri non a` cause de ce qu’ils ont fait ou n’ont pas fait mais a` cause de ce qu’ils e´taient et de la fac¸on dont ils e´taient perc¸us par les auteurs du ge´nocide. Il est psychologiquement crucial pour les auteurs d’un ge´nocide de se convaincre eux-meˆmes de la ne´cessite´ d’une autode´fense ». Elle a e´galement compare´ les ge´nocides des Arme´niens et des Grecs en montrant qu’ils se sont de´roule´s selon un meˆme sche´ma : au cours d’une phase pre´liminaire les arrestations massives et exe´cutions des membres de l’e´lite intellectuelle et politique, l’annihilation d’une re´sistance potentielle par le de´sarmement, le travail force´ des hommes adultes ou adolescents dans des unite´s spe´ciales, ensuite, dans une phase plus avance´e, des massacres localise´s ou re´gionaux et des marches de la mort pour le reste de la population chre´tienne, enfin l’enle`vement d’enfants, de jeunes femmes et leur islamisation et turquisation force´es. Selon une estimation de l’ambassade d’Allemagne datant du 4 octobre 1916, cite´e par Tessa Hofmann (2011, 96), deux millions d’Arme´niens, sur un total de 2,5 millions dans l’empire Ottoman avant la guerre, ont e´te´ de´porte´s. Parmi ceux-ci, 1,5 million a pe´ri. Sur les 2,5 a` 3 millions de Grecs d’Asie Mineure et Thrace orientale, a` la meˆme date, il y aurait eu 1,4 a` 1,5 million de Grecs victimes, selon les estimations re´centes de plusieurs historiens grecs (T. Hofmann, 2011, 104). La diffe´rence entre ces deux ge´nocides tient dans la fac¸on dont ils se sont de´roule´s et dans leur contexte national et international. Le ge´nocide arme´nien a e´te´ le plus radical, visant a` faire disparaıˆtre une nation qui n’avait pas d’E´tat. Il n’a dure´ qu’un an et demi (mai 1915novembre 1916). Par contre, le « ge´nocide » des Grecs ottomans s’est e´tale´ sur une dizaine d’anne´es (1914-1923), selon un processus cumulatif en relation avec la position changeante de la Gre`ce dans le conflit mondial, et en fonction d’un de´placement des lieux de son application (coˆte Ouest ionienne, Thrace orientale, Pont, Smyrne). Tessa Hofmann qualifie ce « ge´nocide » de cumu-

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` partir de 1920, il se poursuit dans un contexte de guerre gre´co-turque. latif. A Peu d’auteurs lui reconnaissent le caracte`re de ge´nocide. Les Grecs pontiques, qui ont subi le meˆme type de de´portations et de massacres que les Arme´niens, revendiquent se´pare´ment la reconnaissance de leur ge´nocide, qui ressemble beaucoup a` celui des Arme´niens et a e´te´ comple`tement de´connecte´ de la guerre gre´co-turque (1920-1922). Il faut ajouter entre 300 et 500 000 victimes Syriaques ou AssyroChalde´ennes, des Chre´tiens, utilisant l’arame´en comme langue liturgique, qui habitaient principalement en Cilicie et dans la province de Diyarbakir. Rudolph Rummel (1997 cite´ par T. Hofmann, 2011, 105) qui a fait une e´tude statistique sur ce qu’il appelle le de´mocide (1900-1923) a e´value´ le nombre total des Chre´tiens ottomans victimes, au cours de cette pe´riode, a` un chiffre compris entre 3,5 et 4,3 millions de morts. Les massacres de Grecs plus e´tale´s dans le temps, d’intensite´ et de localisation plus variables n’ont pas fait moins de victimes que ceux des Arme´niens, plus concentre´s dans le temps et l’espace.

Les ge´nocides ottomans et la Shoah La revendication de la reconnaissance d’un ge´nocide a` la fois par la communaute´ internationale et par l’E´tat ou l’he´ritier de l’E´tat qui en aurait e´te´ la cause, en l’occurrence l’E´tat impe´rial Ottoman et l’E´tat-nation turc qui lui a succe´de´, suit un mode`le, celui du peuple juif et de son extermination planifie´e et exe´cute´e en grande partie au cours de la Seconde guerre mondiale par l’E´tat allemand des Nazi (shoah). Le concept de « ge´nocide » (R. Lemkin) a e´te´ cre´e´ a` ce sujet apre`s la de´faite des Nazi et adopte´ par les Nations Unies comme la forme la plus extreˆme de crime contre l’humanite´. L’E´tat allemand et certains E´tats (dont la France) qui avaient e´te´ ses complices ont de´sormais reconnu leur culpabilite´ et formule´ des excuses au peuple juif. C’est pre´cise´ment ce que voudraient obtenir de l’E´tat turc les Arme´niens et les Grecs descendants des re´fugie´s d’Asie Mineure et du Pont. Il y a des diffe´rences notables entre le cas des Juifs et celui des minorite´s chre´tiennes de l’empire Ottoman exclues de leurs patries, aujourd’hui parties inte´grantes de la Turquie. Les Juifs, a` l’e´poque de la Shoah, vivaient en diaspora loin de leur terre d’origine, la Palestine ou` n’habitaient qu’un tre`s petit nombre d’entre eux. Le ge´nocide dont ils ont e´te´ les victimes, planifie´ par les Nazi, visait leur extermination totale, non seulement en Allemagne mais dans toute l’Europe occupe´e ou domine´e par les Allemands, a` l’Est comme a` l’Ouest. Il fallait les faire disparaıˆtre, parfois apre`s les avoir rassemble´s dans des ghettos. Leurs biens e´taient confisque´s. L’objectif des Nazi e´tait de faire disparaıˆtre de la surface de la terre ce peuple qualifie´ de « race » et de

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« purifier » la race aryenne, germanique, de toute contamination par les Juifs, les Tsiganes et quelques autres minorite´s (euge´nisme). Les Juifs n’e´taient pas enracine´s depuis un ou deux mille´naires en Europe, n’y avaient pas constitue´ d’E´tat impe´rial ou de royaume, avant les Allemands, les Polonais ou les Russes, que ceux-ci auraient conquis. Au contraire, c’e´tait un peuple mobile vivant en diaspora, ayant de´place´ ses implantations au gre´ des vicissitudes politiques et militaires d’une histoire de plusieurs sie`cles voire mille´naires. Les Grecs et les Arme´niens au contraire e´taient des occupants tre`s anciens des espaces de l’Asie Mineure qui avait e´te´ conquise et domine´e par diverses ethnies turques dans la premie`re moitie´ du second mille´naire de notre e`re. L’Empire ottoman avait succe´de´ a` l’Empire byzantin dans lequel les Grecs dominaient politiquement et de´mographiquement sur une grande partie de l’Asie Mineure, les Arme´niens ayant domine´ dans sa partie orientale et une partie du sud du Caucase. Cet espace e´tait reste´ multiethnique pendant plus de deux mille´naires, domine´ par les Grecs de l’e´poque helle´nistique a` la fin de l’empire romain, ensuite par les Turcs Seldjoukides (1 051 Manzikert) puis Ottomans, surtout apre`s la chute de Constantinople en 1453. Pendant les cinq sie`cles de domination ottomane, les Grecs et les Arme´niens ont recule´ de´mographiquement et ont e´te´ en partie assimile´s, devenant musulmans et turcophones, meˆme si les Turcs ottomans leur avaient reconnu et accorde´ des droits religieux, culturels et communautaires (millet orthodoxe, millet arme´nien). Le de´clin politique et e´conomique de l’Empire ottoman par rapport aux puissances europe´ennes avait permis aux Grecs et aux Arme´niens de prendre des positions e´conomiques importantes, en devenant les interme´diaires commerciaux entre les diffe´rentes parties de l’empire et la France ou l’Angleterre qui dominaient e´conomiquement la Me´diterrane´e. Les de´sastres subis par les Grecs et les Arme´niens (1915-1922), pre´pare´s par des perse´cutions et des massacres de`s la fin du XIX e sie`cle, e´taient motive´s non pas par le de´sir de les faire disparaıˆtre en tant que tels, mais par celui de les empeˆcher d’e´tendre le territoire de leur E´tat-nation pour les Grecs d’Asie Mineure ou par celui d’en constituer un pour les Arme´niens et les Grecs pontiques. Ils avaient en effet tous eu, avant la conqueˆte turque (seldjoukide puis ottomane), un E´tat impe´rial plus ou moins e´tendu : royaumes arme´niens, empire byzantin puis de Nice´e et de Tre´bizonde.... Les Jeunes Turcs du Comite´ Union et Progre`s, aide´s par quelques conseillers allemands, ont donc cherche´ avant tout a` priver les Arme´niens puis les Grecs des forces de´mographiques, e´conomiques, politiques et militaires qui leur auraient permis de constituer un E´tat-nation ou de rattacher des territoires a` leur E´tat-nation lorsqu’il existait de´ja` (cas des Grecs). Cet objectif avait e´te´ partiellement atteint par les Grecs et les Arme´niens avec le soutien des grandes puissances occidentales (la France et l’Angleterre)

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au traite´ de Se`vres (1920), qui n’a jamais e´te´ applique´ mais qui est a` l’origine d’un ve´ritable syndrome chez les Turcs (voir conclusion ge´ne´rale). Tous les moyens disponibles ont donc e´te´ utilise´s par les Jeunes Turcs, puis par Kemal, pour e´liminer toute forme d’inde´pendance ou d’autonomie des territoires d’Asie Mineure dans lesquels les Grecs et les Arme´niens e´taient dominants e´conomiquement et parfois de´mographiquement (coˆte occidentale de l’Asie Mineure, Bithynie, Pont, Arme´nie). Ils ont utilise´ le boycott e´conomique, les massacres, les de´portations exterminatrices a` travers l’Anatolie, la guerre contre les re´sistants grecs pontiques et arme´niens, la guerre contre l’arme´e grecque venue de Gre`ce (1919-1922), les incendies de villages et de villes (Smyrne). Les populations civiles non seulement n’ont pas e´te´ e´pargne´es, mais ont tre`s souvent e´te´ directement vise´es, d’ou` les e´normes pertes en vies humaines. Le traite´ de Lausanne (1923) a` la suite du de´sastre militaire grec de 1922 a paracheve´, avec le consentement des grandes puissances, ce qui peut apparaıˆtre comme une gigantesque purification ethnique. L’Asie Mineure multiethnique a e´te´ ainsi transforme´e en un territoire suppose´ ethniquement homoge`ne dans lequel aucune minorite´ ethnique n’e´tait reconnue en dehors d’Istanbul. L’e´change des populations chre´tiennes et musulmanes entre la Turquie et la Gre`ce, institue´ par le traite´ de Lausanne, a paracheve´ l’e´limination des minorite´s chre´tiennes entreprise de`s la fin du XIX e sie`cle mais qui s’e´tait intensifie´e entre 1914 et 1923. Les populations chre´tiennes, en partie extermine´es, de´porte´es et spolie´es de leurs biens, ne devaient plus laisser aucune trace de leur pre´sence plurimille´naire en Anatolie a` travers la toponymie des villes, villages et des paysages et milieux naturels et agricoles, qu’ils avaient construits et occupe´s dans la longue dure´e. Il fallait effacer de´finitivement leur pre´sence ante´rieure atteste´e dans les toponymes.

La turquisation du territoire national par le changement des toponymes (1915-1990) Pour homoge´ne´iser ethniquement le territoire, le turquiser, il ne suffisait pas de faire disparaıˆtre les populations minoritaires qui avaient une identite´ autre que turque musulmane, mais il fallait aussi faire disparaıˆtre toutes les traces de leur pre´sence souvent tre`s ancienne. La toponymie des diffe´rents lieux (villages, villes, mais aussi hameaux, lieux dits, rivie`res, lacs, montagnes, caps, baies...) avait souvent une origine lie´e a` ces minorite´s, qui s’y e´taient enracine´es avant l’arrive´e des Turcs : Grecs, Arme´niens, Kurdes, Arabes, Arame´ens. Toute une onomastique provenait des langues de ces diffe´rents peuples. L’objectif des Unionistes, puis des Ke´malistes, e´tant de rendre le territoire anatolien et thrace purement ou totalement turc, il fallait

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changer tous ces toponymes d’origine « e´trange`re » en toponymes de langue turque. Cela faisait partie de l’« inge´nierie de´mographique », mais prit plus de temps que les purifications ethniques ou les ge´nocides. Ce travail qui consista a` renommer tous ces lieux prit un peu moins d’un sie`cle, quatre-vingts ans environ, et exigea les efforts de plusieurs commissions et gouvernements successifs. Il fait partie de la seconde phase du processus ge´nocidaire, au meˆme titre que l’abandon et la destruc¨ ktem tion partielle du patrimoine architectural de ces minorite´s. Kerem O (2008) distingue quatre phases dans ce travail qui a consiste´ a` changer de 30 a` 90 % des toponymes selon les provinces. Dans un premier temps, au cours des purifications ethniques et de´portations, massacres grec, arme´nien et syriaque, de 1915 a` 1922, les autorite´s administratives ont voulu parer au plus presse´ en renommant d’abord les villes et bourgs, chefs-lieux de provinces (vilayet), de districts (sancak) et d’arrondissements (kaza), les villages plus nombreux venant ensuite. Les villages vide´s de leur population chre´tienne et repeuple´s par des re´fugie´s musulmans (muhacir) devaient aussi changer de nom. Un premier re´pertoire des toponymes des villes et villages de l’Ouest e´ge´en et du sud-est de la Turquie fut publie´ en 1928 par le Ministe`re de l’Inte´rieur. Ces premie`res re-nominations d’anciens villages grecs, arme´niens et kurdes ont e´te´ le fruit d’initiatives de chefs militaires, d’administrateurs locaux ou de parlementaires, qui rivalisaient de ze`le patriotique et nationaliste. Mais ces initiatives, un peu de´sordonne´es, se sont heurte´es a` une volonte´ des responsables des Ministe`res de l’Inte´rieur et de l’E´ducation de proce´der a` ces changements de fac¸on plus syste´matique, plus « scientifique » qu’e´mo¨ ktem, 2008, 8). tionnelle (K. O La seconde phase (1922-1950) correspond a` la promulgation de la premie`re constitution de la Re´publique (1924), au changement de l’alphabet, de l’e´criture de la langue turque, a` la fondation de socie´te´s savantes linguistiques et historiques (1932). Une Carte Ge´ne´rale de la Turquie en lettres latines a e´te´ publie´e de`s 1929, puis de nouveau en 1934, accompagne´e d’un re´pertoire des villes et villages mis a` jour, enfin d’un re´pertoire des noms de lieux publie´ par l’Association Turque de Ge´ographie en 1946 4. Cette pe´riode 4. Tout au long de cette pe´riode l’effort a e´te´ soutenu. En 1927, tous les noms de rues et de place d’Istanbul qui n’e´taient pas d’origine turque ont e´te´ remplace´s. Les inscriptions en lettres arabes, et l’utilisation d’un vocabulaire arabe ou persan, furent bannies des documents officiels et de l’usage quotidien. Le changement des noms de lieux devint une priorite´ nationale, et fut organise´ de fac¸on plus rigoureuse, en e´tant confie´e aux Conseils provinciaux sous la supervision du Ministe`re de l’Inte´rieur. Cependant, le Re´pertoire Ge´ne´ral des e´tablissements peuple´s de Turquie et des divisions administratives (1946) comprenait encore un grand nombre de noms de villages d’origine non turque, mais avec une orthographe standardise´e.

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transitoire a pre´pare´ la politique plus « scientifique » de la phase suivante, rendue possible par l’apparition d’une bureaucratie et d’une infrastructure ¨ ktem, 2008, 9-11). juridique de la Re´publique turque (K. O La troisie`me phase (1950-1980) a e´te´ celle des Commissions d’experts qui se sont applique´es, de fac¸on plus syste´matique et approfondie, au changement des toponymes a` tous les niveaux, celui des e´tablissements humains comme celui des milieux naturels. En 1957, la Direction ge´ne´rale de l’administration provinciale nomma une Commission d’experts pour les changements de noms, qui a travaille´ sur les noms de lieux a` partir de cartes a` plusieurs e´chelles : noms de villages, hameaux, gares, gendarmeries, phares, caps et baies 5. Ce travail syste´matique a e´te´ freine´ par la re´sistance des Conseils provinciaux e´lus, qui devaient confirmer les de´cisions, si bien qu’en 1959 un amendement transfe´ra la responsabilite´ de « la turquisation des noms de lieux » des Conseils provinciaux e´lus a` l’administration provinciale, compose´e du gouverneur et de fonctionnaires du Ministe`re de l’Inte´rieur. Ainsi le travail de la Commission put se poursuivre plus efficacement, sans avoir besoin d’attendre l’approbation des e´lus et sous la responsabilite´ d’une e´lite bureaucratique n’ayant pas a` tenir compte des ¨ ktem, 2008, 11). Une nouvelle e´dition du partis politiques au pouvoir (K. O Re´pertoire des villages parut en 1968 introduisant plus de 12 000 nouveaux toponymes, remplac¸ant le nom d’environ 45 000 villages de Turquie. En 1973, ce furent plus de 2 000 villages et 12 884 hameaux (sur un total d’environ 39 000) qui change`rent de nom. Ces changements n’ont pas e´te´ faits de fac¸on uniforme sur tout le territoire, mais en fonction de la pre´sence ante´rieure de minorite´s non turques. Dans les provinces de l’Ouest et du Centre de la Turquie ce furent, selon les provinces, moins de 30 %, a` l’Est et au Sud-Est, ce furent de 44 a` 91 % des noms de lieux qui ont change´ ¨ ktem, 2008, 13-14). (K. O Le Sud-Est, dans une moindre mesure, l’Est, avec une pre´sence kurde et un he´ritage arme´nien important, ont e´te´ l’objectif principal de la Commission, suivis par la re´gion de la mer Noire avec ses communaute´s d’arme´nophones (Hemsin) et de gre´cophones (Ruˆm) musulmans ainsi que les anciens villages des Grecs pontiques. D’autre part, 1 819 nouveaux noms ge´ographiques ont e´te´ donne´s par les deux Commissions successives. C’est au cours des anne´es 1960 et 1970 que les changements de toponymes ont e´te´ les plus nombreux et ont e´te´ les plus ge´ne´raux, descendant au niveau des hameaux, des hospices, des champs, des montagnes et des rivie`res. Ils ont e´te´ tellement loin que, par erreur, des noms turcs, que les membres 5. Il y avait dans la Commission des membres de l’e´tat-major, du Ministe`re de la De´fense, de l’E´ducation et de la Faculte´ des Lettres, d’Histoire et Ge´ographie de l’Universite´ d’Ankara, de la socie´te´ de linguistique turque et de la Direction ge´ne´rale de cartographie.

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de la Commission ont pris pour des noms « e´trangers », ont e´te´ change´s ¨ ktem, 2008, 15-16) 6. (K. O Le colloque de toponymie turque organise´ en 1984, pendant la dictature militaire et la guerre contre les Kurdes du PKK, eut comme objectif de lancer la dernie`re campagne de changement des toponymes principalement dans le Sud-Est kurde, aux e´chelles infra villageoises des lieux dits qui concernaient la vie quotidienne des gens. L’inspiration de la Commission n’e´tait plus la vision turque laı¨que pre´ce´dente, mais celle d’une synthe`se turco-islamique amalgamant a` la rhe´torique nationaliste une version de l’Islam controˆle´e par ¨ ktem, 2008, 16-17). l’E´tat (K. O Ce nouvel ordre toponymique a re´ussi a` voiler les he´ritages arche´ologiques et linguistiques de la longue dure´e, les re´fe´rences culturelles et ethniques, pour leur substituer un ensemble de toponymes de´pourvus de sens, de profondeur historique, de signification symbolique et e´motionnelle. La re´pe´tition d’un nombre limite´ de noms de lieux embellis, qui ne correspondent pas aux structures topographiques, linguistiques ou historiques qu’ils sont cense´s e´voquer, n’a aucune cohe´rence ni aucun sens. Les habitants actuels de ces villages connaissent encore l’ancien nom ainsi que celui de ceux des alentours, mais bientoˆt ils ne figureront plus que dans les archives ¨ ktem, 2008, 18-19). de l’E´tat turc (K. O

Conclusion : un nationalisme identitaire turc territorialise´ De 1913 a` 1950, on observe une grande continuite´ dans les politiques concernant la population de l’Asie Mineure ou Anatolie, celle des Jeunes Turcs du Comite´ Union et Progre`s (1913-18) comme celle du Parti Re´publicain du Peuple des Ke´malistes (1919-1950). La population des provinces orientales de l’Anatolie a e´te´ tour a` tour un objet de connaissance, de manipulation et de changement radical. Une « inge´nierie de´mographique », « ethnique » ou « sociale », a e´te´ mise en place par les Unionistes (Jeunes Turcs) impliquant une batterie de nouvelles techniques de gestion de cette population incluant la destruction physique (massacre), la de´portation, l’assimilation force´e, la confiscation et spoliation des biens « abandonne´s », et le controˆle de la me´moire, qui concourraient toutes a` un accroissement de 6. La politique de turquisation de l’histoire et de la ge´ographie a e´te´ promue par les e´lites bureaucratiques, en particulier pendant les pe´riodes de dictature militaire, alors qu’elle a marque´ le pas au cours des pe´riodes de re´gime de´mocratique. Cette volonte´ d’abolir les re´fe´rences au passe´ contenues dans la toponymie a e´te´ particulie`rement suivie en proscrivant la traduction des noms non turcs, sauf s’ils se re´fe´raient a` des caracte´ristiques du milieu naturel ou du paysage, ou bien en interdisant les noms turcs dont la prononciation e´voquerait celle de l’ancien nom.

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l’homoge´ne´ite´ ethnique et culturelle dans le cadre d’un E´tat-nation turc. Ces politiques ont reveˆtu six formes principales : la purification ethnique, le ge´nocide, la de´portation, l’assimilation, la spoliation et la politique me´morielle. Elles ont e´te´ mises en œuvre dans une situation de guerre, a` la suite des guerres balkaniques (1912-1913) pendant la Premie`re Guerre mondiale (1914-18), pendant la guerre gre´co-turque (1920-22) et dans l’Entre-deuxguerres (1919-1939), enfin pendant la Seconde Guerre mondiale et juste ` l’expulsion des Grecs de la coˆte occidentale d’Asie Mineure apre`s. A (1913-1914), des Bulgares et Grecs de la Thrace orientale (1914), ont succe´de´ le ge´nocide des Arme´niens (1915-16), l’e´change des populations avec la Gre`ce du traite´ de Lausanne (1923), enfin les de´portations successives des Kurdes s’accompagnant ou non de massacres (1916, 1925-27, 1934, 193738). Le re´gime perfectionna et affina au fur et a` mesure son outil re´pressif et assimilateur, visant a` une turquisation force´e des minorite´s ethniques. Il utilisa la propagande nationaliste rendue efficace par la modernisation, la restructuration et la militarisation du syste`me e´ducatif, et par une politique culturelle et de controˆle me´moriel. Les attaques multiples contre les identite´s culturelles ont e´te´ soutenues par une ide´ologie raciste et une attitude coloniale s’abritant derrie`re une « mission civilisatrice ». Le re´gime a organise´ l’oubli du passe´ traumatique et construit une narration officielle, une iconographie de l’histoire nationale, gommant le roˆle et meˆme l’existence des minorite´s ethniques. Il a cre´e´ une vision morale et culturelle fermement ancre´e dans l’identite´ turque moderne bien apre`s sa disparition en 1950. La population des provinces orientales avait e´te´ divise´e entre une e´lite que ces politiques ont de´porte´e et un peuple qu’elles ont soumis a` une assimilation force´e. Ces politiques se sont appuye´es sur des crite`res a` la fois quantitatifs et qualitatifs mesurant la valeur des hommes en termes d’ethnicite´. La modernisation de l’appareil d’E´tat, de son administration a permis d’accroıˆtre l’efficacite´ et la porte´e de ces politiques. Le caracte`re syste´matique de ces politiques contraste avec les re´sultats qui n’ont pas e´te´ a` la hauteur des attentes. L’extermination des Arme´niens ou la de´portation des Kurdes, par exemple, n’ont pas re´gle´ de´finitivement les questions arme´nienne et kurde comme recherche´. Cette dictature nationaliste, totalitaire et violente, en traitant le territoire des provinces orientales comme si elles e´taient sur le point de faire se´cession, comme c¸a avait e´te´ le cas dans les Balkans en 1913, a aggrave´ la politisation nationaliste des Kurdes et cre´e´ une coupure radicale avec les Arme´niens, non encore surmonte´s aujourd’hui. Cela a produit le terrorisme arme´nien de l’ASALA dans les anne´es 1970 et la lutte arme´e du PKK non encore acheve´e. L’e´chec final de ces politiques est duˆ a` leur caracte`re tre`s violent et a` la re´sistance de cette population des provinces orientales, non pas parce qu’elle e´tait ethniquement diffe´rente, mais parce que c’e´tait une population paysanne dote´e d’un sens fort de l’ethnicite´ et de

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liens de parente´ (structures claniques). Les re´pressions et de´portations auxquelles ont e´te´ soumises les populations kurdes de cette re´gion orientale de l’Anatolie, entre les deux guerres et apre`s la Seconde Guerre mondiale, se situent dans le prolongement des actions beaucoup plus radicales dont ont e´te´ victimes les minorite´s chre´tiennes. Elles me´ritent un examen se´pare´ tenant compte de leurs spe´cificite´s.

Chapitre 10

Le prolongement de l’« inge´nierie de´mographique » a` l’e´gard des Kurdes (1925-1950) La turquisation des Kurdes La question kurde est apparue au niveau international lors de la Confe´rence de la Paix (1919) ou` figurait a` coˆte´ de la de´le´gation du gouvernement ottoman une « de´le´gation nationale kurde ». Cependant les Kurdes musulmans sunnites en majorite´ n’ont pas e´te´ reconnus comme une minorite´ dans le traite´ de Lausanne (1923), qui ne reconnaissait que les minorite´s religieuses. La constitution de la Re´publique turque (1924) a proclame´ la langue turque, langue officielle de l’E´tat. Elle deviendra rapidement langue unique, l’ide´ologue du nationalisme turc Ziya Go¨kalp conside´rant les Kurdes comme des Turcs qui s’ignorent, des « Turcs des montagnes », et de´niant aux langues kurdes un quelconque inte´reˆt. L’ide´ologie de la synthe`se « turco-islamique » fait des Turcs sunnites les champions de l’Islam et exclut de l’histoire nationale les Kurdes, parfois ale´vis. De`s avril 1916, on assiste a` la de´portation massive des Kurdes des provinces de l’Est dans l’Anatolie centrale et occidentale, en se´parant les chefs de tribus de leur population, et en les relocalisant dans des zones de population turque majoritaire. Ceux qui ne pouvaient pas voyager devaient eˆtre installe´s dans les villages turcs de leur province d’origine. Les Kurdes devaient eˆtre de´mographiquement dilue´s, c’est-a`-dire que leur population relocalise´e ne devait pas exce´der 5 % de la population totale. Paralle`lement, des Musulmans non kurdes (Bosniaques, Turcs bulgares, Albanais musulmans chasse´s de chez eux lors des guerres balkaniques) devaient eˆtre installe´s dans les villages d’ou` les Kurdes avaient e´te´ de´porte´s. Cette politique de colonisation des anciens villages arme´niens et kurdes s’est poursuivie tout au long de la Premie`re Guerre. mondiale. Les muhacir, provisoirement re´fugie´s de fac¸on pre´caire autour d’Istanbul ou de Konya, ont e´te´ installe´s ensuite dans les re´gions d’Adana, de Mardin ou de Diyarbakir. Les donne´es concernant ces phe´nome`nes de colonisation dans les provinces de l’Est sont disperse´es et les travaux de terrain encore peu nombreux

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¨ mit U ¨ ngo¨r, 2009, 19-21). Les e´coles arme´niennes ont e´te´ reconverties (Ug˘ur U en e´coles ottomanes turques, les anciens habitats attribue´s aux nouveaux habitants, d’autres construits, les e´glises transforme´es en mosque´es ou de´truites. De nouveaux toponymes turcs ont e´te´ donne´s aux villages si bien que toute trace du passe´ arme´nien a disparu a` jamais. Cette politique d’« inge´nierie sociale » (social engineering) fut provisoirement interrompue par la de´faite ottomane de 1918, qui mit fin au pouvoir du CUP. Apre`s une pe´riode de transition (1918-1923), la plupart des cadres CUP travaillant a` ces projets de social engineering ont e´te´ reconduits au sein du Parti du Peuple de la Re´publique ke´maliste. La politique de turquisation s’est alors poursuivie dans le cadre du nouvel E´tat-nation, avec un large soutien international, sous le nom de politique de « modernisation ». La population non turque des provinces de l’Est a continue´ a` eˆtre conside´re´e par les cadres de l’E´tat ke´maliste, dont beaucoup e´taient issus du CUP, comme infe´rieure et attarde´e. La politique d’inge´nierie sociale des Jeunes Turcs devait leur apporter la « civilisation » (medeniyet), une administration rationnelle, le progre`s, les lumie`res avec la langue turque a` travers un processus d’assimilation force´e. La population kurde de paysans nomades et de ne´o-citadins, une fois coupe´e de ses e´lites traditionnelles, devait eˆtre un « mate´riau brut » assimilable a` la nation turque. L’utilisation des langues non turques e´tait prohibe´e dans la sphe`re publique. Cette politique cessa d’eˆtre officiellement applique´e a` partir de 1950 lorsque les Jeunes Turcs ke´malistes perdirent les e´lections. Au cours de ces anne´es (1913-1950) plus d’un million d’habitants de ces provinces orientales ont disparu et beaucoup plus ont e´te´ exile´s, de´porte´s, interne´s, ostracise´s, pris en otages ou soumis a` d’autres formes de violences par cette « inge´nierie sociale » (social engineering). Il y a eu continuite´ dans les me´thodes et dans la pense´e ethno-territoriale : la se´paration entre le peuple et ses e´lites, les migrations force´es et la relocalisation des populations en respectant un faible pourcentage de´mographique par rapport a` la population ¨ mit U ¨ ngo¨r, 2009, 23-28). Cette politique a eu des turque majoritaire (Ug˘ur U prolongements par la suite, meˆme si la re´sistance, arme´e ou non, des populations kurdes sur leurs lieux d’origine, comme sur ceux de leur de´portation, exil ou simple migration e´conomique, a sensiblement infle´chi la politique de l’E´tat turc vis-a`-vis des Kurdes.

La turquisation par l’e´ducation et la culture dans les provinces orientales Les Jeunes Turcs ont essaye´ de modeler les populations de l’Anatolie dans le sens d’une homoge´ne´isation ethnique, d’une turquisation. Ils consi-

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de´raient que les Juifs, les Grecs, les Arme´niens, et probablement les Syriaques ou Assyro-Chalde´ens, n’e´taient pas assimilables, non turquisables. Ils avaient tendance a` essentialiser leurs identite´s. Par contre, les membres du millet musulman, les minorite´s musulmanes, nombreuses dans les provinces orientales (Kurdes, Yezidis, Zazas), e´taient eux assimilables, s’ils oubliaient l’essentiel de leur culture et de leur langue. Les Unionistes ont donc mis en œuvre, dans ces provinces orientales, une politique en matie`re d’e´ducation et de culture allant dans ce sens. Cette e´ducation devait eˆtre base´e sur des principes relevant de l’Islam, du modernisme et du turquisme. Les Unionistes ont pris en main toutes les institutions e´ducatives au Ministe`re de l’Education, pour y introduire les principes et la doctrine du nationalisme. Selon un rapport du Parti Re´publicain du Peuple ke´maliste, le but de l’e´ducation e´tait de « cre´er un peuple ¨ mit U ¨ ngor, uni, avec une seule langue maternelle et un seul ide´al » (Ugur U 2011, 177). Les instituteurs envoye´s dans les provinces orientales devaient eˆtre des « missionnaires » du turquisme ou de la turcite´, charge´s de transmettre non seulement un savoir, mais aussi une ide´ologie et une culture nationale. L’instruction primaire et secondaire e´tait de nature totalitaire et militariste, le syste`me e´ducatif e´tant tre`s centralise´ et re´gule´ au niveau national. Son objectif e´tait d’enseigner aux e´le`ves que « notre race a e´te´ un leader de la ¨ mit U ¨ ngor, 2011, 178). Le mythe d’Atatu¨rk e´tait omnicivilisation » (Ugur U pre´sent dans les e´coles de meˆme que la statue de Ke´mal ou son portrait. Une pe´riode de formation militaire faisait partie du curriculum de l’enseignement secondaire. L’e´ducation, autoritaire dans la forme et nationaliste dans le contenu, e´tait inte´gralement oriente´e vers la formation de la nation turque. Le re´gime espe´rait ainsi gommer les diffe´rences ethniques dans les provinces orientales 1. Cette politique culturelle a e´te´ tre`s largement influence´e par la pense´e de Ziya Go¨kalp avec l’intention de construire une nouvelle socie´te´ base´e sur la « turcite´ » et sur des principes emprunte´s aux sciences sociales de l’Europe occidentale. Des clubs ou « Foyers Turcs » (Tu¨rk Ocaklari), dont le premier fut cre´e´ a` Istanbul en 1912, se sont multiplie´s dans toutes les villes de 1. Il a meˆme cre´e´ une e´cole pour jeunes filles avec internat pour mieux conditionner les futures me`res en les soustrayant a` la culture kurde et en acce´le´rant ainsi le processus de turquisation. Il fallait les arracher a` l’obscurantisme de la « sauvagerie » kurde pour les faire entrer dans la « lumie`re » de la civilisation turque. Il fallait restructurer les mentalite´s et les personnalite´s. La premie`re de ces e´coles destine´e aux jeunes filles kurdes fut ouverte a` Elazig en 1937, place´e directement sous l’autorite´ de l’Inspecteur Ge´ne´ral des provinces orientales et de l’arme´e. Organise´e selon un mode`le de camp militaire, les jeunes filles devaient y couper leurs cheveux longs, adopter un uniforme et prendre un nouveau nom ¨ mit U ¨ ngor, turc. Cette e´cole a e´te´ ferme´e en 1950 a` la fin du pouvoir ke´maliste (Ugur U 2011, 204-211).

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l’Anatolie pour atteindre le nombre de 217 en 1926, mais principalement dans les provinces orientales. Ils devaient « travailler au perfectionnement de la race et de la langue turque, au progre`s de l’e´ducation nationale et a` l’ame´¨ mit lioration du niveau scientifique, e´conomique et social des Turcs » (Ugur U ¨ ngor, 2011, 180). Ils ont e´te´ ensuite re´organise´s et renomme´s par Kemal U « Maisons du Peuple », en les soumettant plus e´troitement au pouvoir et au parti unique. En 1931 la diffusion de la culture et de la langue turque, de la « civilisation » (medeniyet) a` l’Est e´tait devenue une obsession. La radio est devenue aussi un instrument important pour re´pandre l’ide´ologie et la culture nationaliste turque. Toutes les petites villes e´taient devenues les foyers de cette turcite´, devant rayonner en direction des villages environnants. On a parle´ d’un colonialisme interne imposant la culture nationale turque dominante et visant a` extirper les langues et cultures locales. Aucun texte dans une langue autre que le turc n’a e´te´ publie´, aucune musique, aucune pie`ce de the´aˆtre n’a e´te´ joue´e, aucun programme de radio n’a e´te´ diffuse´ en kurde, arabe, syriaque, laze, zaza ou circassien. Les nationalistes kurdes ont parle´ pour cette pe´riode jeune turque et ke´maliste d’un « ge´nocide culturel et ¨ mit U ¨ ngor, 2011, 212-217). linguistique » (Ugur U

Les lois d’installation force´e, les politiques d’assimilation et de se´curite´ de la re´publique ke´maliste De 1912 a` 1922, la population de l’Anatolie a baisse´ de 30 % pendant cette pe´riode de guerres, de massacres et de de´portations, selon J. McCarty (1983, 140). Le nombre des non Musulmans est passe´ de 2,8 millions a` 0,3 million, et celui des Musulmans de 13,7 millions a` 11,2 millions. McCarty estime qu’environ 10 % de cette population d’Anatolie a e´migre´ alors que 20 % a pe´ri. Des dizaines de milliers d’habitants des diffe´rentes parties de l’Anatolie se retrouvaient sans abri. D’autre part, un grand nombre de re´fugie´s ou d’immigrants, venant des Balkans ou du Caucase, devaient eˆtre accueillis et installe´s, pour e´viter que la situation ne devienne chaotique sur un territoire qui s’e´tait dangereusement de´peuple´. Le repeuplement et l’installation des sans-abri e´taient une priorite´ absolue au cours des premie`res anne´es de la Re´publique ke´maliste. Il fallait de toute urgence prendre des mesures pour organiser ce repeuplement et meˆme attirer des populations de religion musulmane. Ces politiques d’immigration et de repeuplement ont duˆ s’inse´rer dans le cadre plus large de la construction d’un E´tat-nation que les Jeunes Turcs et les Ke´malistes voulaient homoge`ne, linguistiquement et culturellement turc, religieusement musulman. Cependant l’Anatolie e´tait encore multi-ethnique et multi-religieuse, meˆme si la plus grande partie des Chre´tiens arme´niens, grecs ou syriaques e´taient partis ou avaient disparu. Il y avait encore des Juifs

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et des Musulmans non sunnites, les Ale´vis. Il y avait, d’autre part, des Musulmans non turcophones tels que les Kurdes (20 % de la population), des Bosniaques, des Albanais, des Circassiens et des Arabes parlant chacun leur propre langue. Les politiques de construction de la nation des Unionistes Jeunes Turcs des anne´es 1920 et celles des Ke´malistes des anne´es 1930 ont e´te´ dans une grande continuite´, recherchant l’homoge´ne´ite´ religieuse, musulmane sunnite, et l’assimilation linguistique et culturelle des minorite´s musulmanes et autres. Le discours nationaliste sous-jacent, au niveau de l’E´tat, a meˆme, semble-t-il, e´volue´ au long de ces deux pe´riodes dans une ¨ lker, 2007, 3). direction de plus en plus ethniciste, essentialiste (E. U Entre 1923 et 1939, environ 815 000 individus sont arrive´s en Turquie : 384 000 Musulmans de Gre`ce e´change´ s, 198 688 de Bulgarie (dont 41 041 Pomaks), 117 095 de Roumanie (originaires de la Dobroudja) et 115 210 de Yougoslavie (dont 38 141 Bosniaques), en partie graˆce a` une propagande du gouvernement turc visant a` les attirer. Cet afflux de migrants musulmans, turcophones ou non, e´tait vu comme un facteur renforc¸ant la ¨ lker, 2007, 4-5). Ceux qui cohe´sion et l’homoge´ne´ite´ de la nation turque (E. U n’e´taient pas turcophones e´taient malgre´ tout conside´re´s comme appartenant a` un he´ritage ottoman et participant a` la civilisation turque. La loi de « colonisation » (Settlement Law 885) de 1926 conside´rait que « les Pomaks, Bosniaques et Tatars e´taient estime´s comme lie´s a` la culture turque », alors que les Albanais ne l’e´taient pas et donc n’e´taient admis que ceux d’entre eux qui avaient immigre´ avant la promulgation de la loi. On ne chercherait pas a` attirer a` l’avenir d’autres Albanais. L’installation d’immigrants turcophones d’origine balkanique participait a` la politique d’« inge´nierie sociale ». L’installation des sans-abri, e´change´s, re´fugie´s, des immigrants, et la reconstruction des zones de´vaste´es par les guerres, ont e´te´ confie´es a` un Ministe`re de l’E´change, de la Reconstruction et de l’Installation (Mu¨badele Imar ve Iskan Vekaleti) cre´e´ en octobre 1923. On lui assigna la taˆche de faciliter l’assimilation de ceux qui ne parlaient pas le turc et n’avaient pas une culture turque, en limitant a` 20 % leur proportion dans la population des villages et villes de Turquie. Il fut vigilant, en particulier, avec les immigrants albanais et bosniaques, afin d’e´viter leur concentration dans une re´gion. Il devait pour des raisons de se´curite´ e´viter de les installer dans les re´gions frontie`res de la Thrace, de l’Anatolie orientale ou de l’Ouest, sur les coˆtes de ¨ lker, la mer E´ge´e. L’ide´al e´tait de les installer a` l’inte´rieur de l’Anatolie (E. U 2007, 7-9). Des mesures analogues furent prises pour les re´fugie´s ou immigrants caucasiens, e´loignant des frontie`res les immigrants ge´orgiens ou aze´ris. Une loi de 1925 rendait obligatoire un se´jour d’au moins cinq ans de ces populations sur les lieux qui leur avaient e´te´ assigne´s. De meˆme, paralle`lement aux Albanais, Bosniaques, Pomaks et Rom, on se me´fiait des e´change´s helle´no-

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phones de Cre`te qu’il valait mieux e´loigner des coˆtes de l’E´ge´e pour e´viter qu’ils persistent a` utiliser le grec en communiquant avec les habitants des ˆıles grecques voisines. Cependant, ces consignes ne furent pas applique´es, avec la rigueur ne´cessaire, et la politique de ce Ministe`re fut critique´e a` l’Assemble´e nationale, si bien qu’il fut ferme´ en de´cembre 1924. Les de´pute´s lui reprochaient des concentrations excessives d’immigrants ou de re´fugie´s non turcs a` Istanbul et dans diverses re´gions coˆtie`res. Ses compe´tences furent transfe´re´es au De´partement de l’Installation cre´e´ au Ministe`re de l’Inte´rieur ¨ lker, 2007, 10-11). (E. U Le gouvernement s’est alors engage´ dans une politique plus syste´matique d’« inge´nierie sociale », en produisant diffe´rentes lois d’installation et de re´installation pour acce´le´rer la turquisation des e´le´ments non turcophones. Celle de mai 1926 (Loi 885) s’inte´ressait non seulement a` l’installation des immigrants, mais a` celle des tribus nomades et des Rom de nationalite´ turque 2. Les migrations force´es ou les de´portations, qui avaient permis aux Unionistes, puis aux Ke´malistes, d’e´radiquer presque totalement la pre´sence des Chre´tiens arme´niens et grecs entre 1914 et 1924, ont e´te´ reprises pour eˆtre applique´es aux Musulmans kurdes, dont l’identite´ n’a jamais e´te´ reconnue, meˆme si le traite´ de Lausanne (1923) leur reconnaissait implicitement un statut minoritaire prote´geant leur langue et leur culture (section III, articles 38 et 39 du traite´). De`s 1920, des re´voltes kurdes, sporadiques, conduites par des chefs de tribus et/ou religieux, ont e´clate´ contre l’E´tat ke´maliste. Les deux principales ont e´te´ la re´volte de Cheikh Saı¨d (1925), de Agri (1927-30), puis la re´pression de Dersim/Tunceli (1936-1938). Ce furent des re´pressions sanglantes sans que le nombre des victimes (plusieurs milliers voire dizaines de milliers) puisse eˆtre pre´cise´. Un strict controˆle militaire a alors e´te´ instaure´ sur tout l’est du pays. Apre`s la re´volte d’Agri, des tribus comme celle des Halikanli ont e´te´ de´porte´es a` l’Ouest de l’Anatolie et en Thrace. Une autre me´thode a consiste´ a` de´placer les Kurdes des montagnes de Dersim vers la plaine d’Elazig, plus facile a` controˆler militairement. D’autres, 5 a` 7 000, furent envoye´s dans les provinces de l’Ouest, entre 1934 et 1938. Ils ne purent revenir dans leur territoire d’origine qu’en 1947 (amendement de la loi de 1934 permettant le retour). Paralle`lement a` ces de´portations, le gouvernement de´veloppa une politique d’installation d’immigrants turcophones dans les provinces de l’Est anatolien afin de les turquiser. En 1927, par exemple, 40 a` 50 000 immigrants des 2. La loi distinguait pre´cise´ment les nomades turcophones, qui pouvaient eˆtre installe´s en groupe, des nomades non turcophones (les Hemsinli arme´nophones, par exemple) qui devaient eˆtre disperse´s dans les provinces de l’inte´rieur. De meˆme, les Rom de Mersin, qui e´taient partis a` Izmir sans autorisation, ont e´te´ ramene´s a` Mersin et disperse´s dans diffe´rents ¨ lker, 2007, 12). villages de cette province. (E. U

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Balkans et du Caucase devaient eˆtre installe´s dans ces provinces. De`s 1925, des immigrants venant de Yougoslavie ont e´te´ installe´s a` Diyarbakir. En 1933, 100 000 immigrants environ devaient eˆtre installe´s a` l’Est, certains d’entre eux e´tant de´ja` arrive´s dans la province de Mus. 511 immigrants de Roumanie ont e´te´ installe´s a` Elazig. Ne´anmoins le gouvernement a pris soin de ne pas transfe´rer trop de migrants non turcophones a` l’Est. Il a, par exemple, installe´ 200 immigrants pomaks originaires de Bulgarie a` Yozgat, province de l’inte´rieur de l’Anatolie. Une autre loi sur la distribution de terres a` des agriculteurs pauvres dans les provinces de l’Est en 1929 a organise´ l’installation d’immigrants et re´fugie´s turcophones dans les provinces de Kars, Bayazit, Erzurum, C¸oruh pour remplacer les populations grecques, arme´niennes et russes qui e´taient parties en ¨ lker, 2007, 13-14). Russie, et ainsi turquiser la re´gion (E. U

La politique d’« inge´nierie de´mographique » poursuivie aupre`s des populations musulmanes non turcophones La Loi d’installation no 2510 de 1934 est dans le prolongement des pre´ce´dentes lois, de´crets et mesures ; elle mettait clairement en relief l’esprit assimilateur de l’E´tat. Elle avait comme objectif de changer la structure de´mographique de certaines re´gions en faveur de la population turco-musulmane. Les dirigeants de la Re´publique turque liaient tre`s nettement la se´curite´ de l’E´tat au caracte`re national de sa population. C’est pourquoi ils ont conside´re´ que la turcite´ e´tait l’e´le´ment essentiel pour que la population soit fiable. Le Ministre de l’Inte´rieur Su¨kru¨ Kaya de l’e´poque disait : « Cette loi cre´era un pays parlant une seule langue, partageant une meˆme pense´e et une meˆme sensibilite´ ». Les termes de race, de descendance et de sang turcs directement inspire´s par le discours nationaliste e´taient utilise´s dans la proposition de loi. La culture turque caracte´risait les Musulmans qui ne parlaient pas d’autre langue que le turc et certaines communaute´s de Musulmans pomaks, bosniaques, tatars, karapapaks, lezgis, tche´tche`nes, circassiens, abkhazes qui devaient eˆtre traite´s comme partageant la culture turque et pouvant eˆtre facilement assimile´s linguistiquement a` condition de les disperser au sein de la population turque. Il ne fallait pas permettre la fondation de villages ¨ lker, 2008, 2-3). Dans son second parlant une autre langue que le turc (E. U article, la loi 2510 de´finissait trois types de « re´gion d’installation » : – un premier type devait rassembler les populations de culture turque ; – un second type comprenait les lieux ou` devaient eˆtre installe´es les populations dont l’assimilation a` la culture turque e´tait de´sire´e ; – un troisie`me type des lieux qui seront inhabite´s et ou` installation et re´sidence seront interdites pour des raisons sanitaires, culturelles, politiques, militaires ou de se´curite´.

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Le texte de la loi ne mentionnait pas les localisations ge´ographiques pre´cises de ces trois types de re´gions. Mais un de´cret de 1939 concernant le premier type contenait des dispositions privile´giant l’affiliation ethnique et linguistique a` la turcite´. Il attribuait, par exemple, des terres du domaine public aux personnes de descendance et de langue turque qui ne posse´daient pas une superficie suffisante, et apportait des restrictions a` la distribution de terres aux tribus ne parlant pas le turc. Il y avait une liste de lieux dans les re´gions de type un ou` l’installation ou la re´installation de non turcophones e´tait interdite. La majorite´ d’entre eux e´taient situe´s dans les provinces majoritairement habite´es par des Kurdes, en particulier celles ou` une opposition au gouvernement s’e´tait manifeste´e qui avait culmine´ dans les re´voltes de Cheikh Saı¨d (1925), de Agri (1927-30) et de Dersim (1936-38), pendant cette pe´riode de l’entre-deuxguerres. Des mesures ont e´te´ prises pour de´porter les populations kurdes ¨ lker, 2008, 4-5). Jusqu’en 1951, les rebelles apre`s la re´volte d’Agri (E. U re´installations ont e´te´ proscrites dans ces re´gions. La loi no 5098 de 1947 qui re´visait celle de 1934 a de´signe´ Agri, Sason, Tunceli et Zeylan zones interdites. Un nombre important de zones de part et d’autre (15 kilome`tres) des voies ferre´es, des grandes routes dans l’Est et le Sud-Est ont e´te´ interdites a` l’installation ou re´installation de non turcophones. Il en e´tait de meˆme a` proximite´ des ressources minie`res. Fut interdite aussi une zone de 25 kilome`tres le long des frontie`res de la Syrie, de l’Irak, de l’Iran, de la Ge´orgie sovie´tique et de l’Arme´nie. Ces re´gions ou zones e´tant conside´re´es comme d’importance strate´gique pour l’E´tat, leur protection e´tait prioritaire. Ces diffe´rentes dispositions ont e´te´ applique´es aux re´gions ou zones du premier ¨ lker, 2008, 5-6). type localise´es dans les provinces de l’Est (E. U La Thrace a subi un traitement analogue a` celui des provinces de l’Est anatolien pour des raisons de se´curite´ dans ce qu’on a appele´ l’Incident thrace en 1934. Elle avait de´ja` e´te´ prive´e de ses populations chre´tiennes grecque, bulgare et arme´nienne entre 1914 et 1923. Mais la pre´sence d’une minorite´ juive de plus de 8 000 habitants et de quelques centaines de familles bulgares, notamment a` Edirne, apparaissait comme une menace pour la se´curite´ de cette re´gion d’importance strate´gique aux yeux du gouvernement turc. Il fallait renforcer la pre´sence musulmane turque de cette re´gion face aux menaces d’expansionnisme bulgare et italien. L’expulsion de la population juive de Thrace a e´te´ accompagne´e par l’installation d’un grand nombre d’immigrants turcophone ou de culture turque : 15 000 a` Edirne, ¨ lker, 30 000 a` Kirklareli, 15 000 a` Tekirdag et 30 000 a` C¸anakkale (E. U 2008, 7-8). En 1937, 10 000 maisons ont e´te´ construites pour ces immigrants dans diffe´rentes parties de la Thrace. Une circulaire de 1936 pre´cisait que les logements d’immigrants devaient eˆtre disperse´s parmi ceux des « autoch¨ lker, 2007, 9). Les tones » et jamais regroupe´s se´pare´ment de ceux-ci. (E. U individus ne parlant pas le turc e´taient perc¸us par le gouvernement comme un

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danger potentiel, donc a` e´carter des zones sensibles du point de vue de la se´curite´. Selon un rapport pre´pare´ en 1935 par le Premier ministre Ino¨nu¨, a` la demande de Mustafa Kemal, en vue de turquiser les provinces du sud-est de la Turquie, un recensement secret dans huit provinces (Diyarbakir, Bitlis, Van, Hakkari, Mus, Mardin, Urfa et Siirt) donnait la re´partition ethnique suivante : Kurdes 69 %, Turcs 21 %, Arabes 8 %, Syriaques 1,6 %, Arme´niens 0,4 % (S. Aslan, S. Yardimci, 2013, 208-209). Cet ensemble de provinces e´tait place´ sous l’autorite´ d’un inspecteur ge´ne´ral charge´ d’assurer l’ordre public et d’organiser les services publics a` partir de 1927 et jusqu’en 1952. Cette institution avait e´te´ cre´e´e pour se substituer a` l’e´tat d’urgence et controˆler e´troitement une re´gion trouble´e. Ino¨nu¨ envisageait de transfe´rer chaque anne´e 3 000 personnes a` l’ouest de la Turquie et de re´installer 24 000 familles turcophones dans cette re´gion majoritairement kurde. C’est la province voisine de Tunceli (Dersim) qui a e´te´ a` cette e´poque le the´aˆtre des troubles et des bouleversements les plus importants Cette re´gion montagneuse difficile d’acce`s e´tait peuple´e d’une majorite´ de Kurdes ale´vis, donc doublement minoritaires sur les plans ethnique et religieux, avec une e´conomie relativement ferme´e. Cependant, au cours de la Premie`re Guerre mondiale, ses habitants avaient pris le parti des Ottomans contre les Russes. La de´cision de de´porter un grand nombre de ceux-ci n’a donc pas e´te´ inspire´e par une hostilite´ de la population par rapport au gouvernement, mais par la volonte´ de turquiser et d’homoge´ne´iser cette population. La re´gion a e´te´ bombarde´e, des villages incendie´s a` cause, semble-t-il, de la re´sistance de la population a` eˆtre de´porte´e a` l’Ouest. Des massacres (13 806 personnes tue´es selon des donne´es officielles) et des de´portations en masse (12 000 exile´s) ont eu lieu entre 1936 et 1938. D’autres sources donnent 40 000 tue´s et 50 000 de´porte´s (F. Rollan, 2013, 192). Ces massacres, toujours nie´s par les Ke´malistes, ont e´te´ finalement, apre`s ouverture d’archives, reconnus par le Premier ministre Erdogan, qui a pre´sente´ des excuses officielles au nom de l’E´tat le 23 novembre 2011 (F. Rollan, 2013, 192).

Re´silience de la question kurde Les coups d’E´tat de 1960 puis de 1980 ont durci la re´pression, les arrestations, emprisonnements, tortures et disparitions. Ces violences ont e´te´ la conse´quence d’une lutte opposant la branche arme´e du PKK (a` partir de 1985) et les forces de se´curite´, agissant conjointement avec les forces arme´es turques a` l’Est, mais aussi a` la pe´riphe´rie des grandes villes ou` beaucoup d’immigrants kurdes s’e´taient installe´s. Elles ont culmine´ au cours des anne´es noires (1989-1995) au cours desquelles plus de 300 000 soldats ont e´te´

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¨ calan, masse´s dans cette re´gion. Depuis l’arrestation en 1999 d’Abdullah O leader historique du PKK, les affrontements arme´s ont beaucoup diminue´, ce qui restait des forces du PKK et ses chefs s’e´tant retire´ dans le Kurdistan irakien en 2004. La re´fe´rence territoriale au « Grand Kurdistan » de 1945 n’a pris alors qu’un caracte`re symbolique, iconographique, le PKK ayant luimeˆme renonce´ a` l’ide´e de revendications territoriales depuis les anne´es 1990. Le rapport de´mographique entre Kurdes de l’Est, du « Kurdistan », et Kurdes de l’exte´rieur (grandes villes turques ou diaspora) s’est inverse´ en faveur des derniers, modifiant de fait la question du territoire. Les dynamiques identitaires en re´seau supplantent celles d’un enracinement dans un territoire d’origine de plus en plus mal de´fini. Depuis les premie`res re´voltes, l’E´tat ke´maliste a accentue´ les de´placements force´s de populations vers d’autres re´gions et l’implantation de muhacir non kurdes dans le territoire d’origine. Plusieurs millions de Kurdes ont e´te´ de´place´s du fait de ces mesures autoritaires. Depuis 1987, le durcissement de l’e´tat d’exception a provoque´ l’e´vacuation de pre`s de 3 500 villages ou hameaux qui ont touche´ principalement les de´partements de S¸ırnak, Diyarbakir, Mardin et Tunceli (Dersim) ou` la population e´tait majoritairement kurdophone mais aussi des de´partements ou` elle ne l’e´tait que partiellement (Sivas, Kars, Erzincan, Erzurum...). Ces migrations force´es se sont de´ploye´es a` diffe´rentes e´chelles et tous azimuts. Il faut joindre a` cela les migrations « spontane´es » vers la re´gion d’Adana, les. villes touristiques . de la coˆte de la ´ Me´diterrane´e et de l’Ege´e, vers Ankara, Izmir et surtout Istanbul. Elles sont d’autant plus importantes que tout l’Est anatolien est pauvre, cumulant le plus d’indicateurs de sous-de´veloppement, et que les Kurdes, e´leveurs seminomades, ont une tradition . ancienne de mobilite´s saisonnie`res et de migrations plus durables vers Istanbul (J. F. Pe´rouse, 2005, 382-384).

L’« E´tat profond » (derin devlet) L’he´ritage actuel, et le prolongement de ces politiques de´mographiques du CUP et de la Re´publique ke´maliste, est perceptible dans le phe´nome`ne qui est nomme´, depuis les anne´es 1990, « E´tat profond ». C’est-a`-dire « la zone trouble ou` se rejoignent un pouvoir politique de´mocratiquement de´signe´, les forces de l’appareil re´pressif d’E´tat, les courants d’une extreˆme droite nationaliste et la criminalite´ organise´e » (M. Aymes, 2009, 56). Cela signifie qu’un pouvoir politique s’exerce en dehors du cadre institutionnel et de la souverainete´ de´mocratique. De 1923 a` 1946, un re´gime de parti unique a mis sous tutelle cette souverainete´ nationale au profit de la toute-puissance de la fonction pre´sidentielle. L’arme´e a longtemps joue´ un roˆle pre´dominant, du moins jusqu’en 2003. Le coup d’E´tat de 1980 avait remis les militaires au

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cœur du pouvoir politique avec la cre´ation d’un Conseil national de se´curite´ compose´s de hauts responsables militaires dont les recommandations avaient un caracte`re impe´ratif pour le gouvernement. L’« E´tat profond » de´signerait alors la conjonction de l’arme´e et de l’establishment. Le gouvernement de l’AKP a commence´ a` s’attaquer sur le plan judiciaire en 2007-2008 au re´seau se´ditieux et criminel Ergenekon, qui avait commandite´ des attentats et des meurtres tels que celui du journaliste turco-arme´nien Hrant Dink, ainsi qu’aux exactions de la contre-gue´rilla du JITEM (Renseignement de la Gendarmerie pour la Lutte contre le Terrorisme). En 2013, les proce`s Ergenekon ont abouti a` la condamnation de hauts responsables militaires (J. F. Pe´rouse, 2013, 177178). Mais ces avance´es n’ont pas pu jusqu’a` pre´sent aboutir a` une re´forme constitutionnelle qui instituerait un ve´ritable E´tat de droit pour les minorite´s au premier rang desquelles sont les Kurdes (18 a` 20 % de la population). Cette notion d’« E´tat profond » pourrait aussi s’appliquer plus ge´ne´ralement a` l’he´ritage par l’actuelle Re´publique de Turquie d’une tradition e´tatique qui s’est constitue´e dans la longue dure´e, de plusieurs sie`cles. Des formes de controˆle bureaucratique et centralise´ ont e´te´ exerce´es par « l’instance tute´laire et paternelle toute puissante » de l’E´tat depuis longtemps (M. Aymes, 2009, 57). Le re´seau institutionnel de cet E´tat patrimonial a acquis un haut degre´ d’autonomie par rapport aux groupes sociaux sur lesquels il exerce son autorite´. La Turquie de l’AKP a re´ussi a` e´carter la tutelle militaire, mais la puissance de l’E´tat autoritaire y e´chappe encore largement au controˆle de´mocratique, ce qui n’est pas sans poser de proble`me a` une e´ventuelle inte´gration a` l’Union Europe´enne. La de´rive autoritaire re´cente du Premier ministre Erdogan n’a pas permis la poursuite des re´formes qu’il avait lance´es avant 2011.

Conclusion : la recomposition de´mographique de l’Asie Mineure ou Anatolie (1830-1924) De la fin du XVIIIe sie`cle au de´but du XX e, l’Asie Mineure ou Anatolie, devenue la Turquie, a connu une recomposition de´mographique profonde au cours du de´clin de l’espace impe´rial ottoman, dont elle e´tait le centre, et au moment de sa transformation en un territoire national turc. La carte des expulsions et de´placements de minorite´s en Asie Mineure et dans les espaces voisins (Figure 16) donne une repre´sentation sche´matique de ces bouleversements de´mographiques survenus en un peu plus d’un sie`cle. Les populations musulmanes (Tatars, Circassiens, Abkhazes, Tche´tche`nes) de Crime´e et du Caucase qui ont e´te´ expulse´es de leur territoire d’origine rattache´ a` l’Empire russe vers l’Empire ottoman, lors des guerres russo-ottomanes de 1854-56 et de 1877-78, ont e´te´ estime´es a` 1,2 million par J. McCarthy (1995),

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Figure 16 : Expulsions et de´placements de minorite´s en Turquie et autour (18301924)

dont plusieurs centaines de milliers seraient venus se re´fugier en Anatolie (voir chapitre 11). Des Balkans sont venus se re´fugier 500 000 Turcs ou autres Musulmans (Albanais, Bosniaques, Pomaks) lors de la guerre de 187778, auxquels il faut ajouter 400 000 re´fugie´s musulmans des guerres balkaniques (1912-13) toujours selon les estimations de McCarthy (1995). Il faut ajouter a` cela environ 400 000 Musulmans e´change´s entre la Gre`ce et la Turquie (1923-1924) selon le traite´ de Lausanne (F. Rollan, 2013, 32-179). On peut donc estimer qu’au cours de cette pe´riode (1855-1924) environ 2 millions de Musulmans, les muhacir, les « migrants » par excellence, sont venus se re´fugier en Anatolie, sans tenir compte de ceux qui avaient pe´ri dans ces guerres : 630 000 dans les guerres balkaniques selon McCarthy (1995, 164). Dans le sens inverse, les minorite´s chre´tiennes grecque (1,5 million selon D. Panzac 1988), arme´nienne (1,5 million selon T. Akc¸am 2013) et assyro-chalde´enne (250 000 selon D. Gaunt 2013), soit en tout 3,25 millions ont e´te´ massacre´es ou de´porte´es et expulse´es, selon les estimations les plus basses et les mieux documente´es (voir chapitres 8 et 9). La plupart des de´portations de Kurdes dont le nombre tre`s mal connu s’e´le`verait a` moins ¨ lker, 2007 ; F. Rollan, 2013, 183-280), ne sont pas ici prises en de 10 000 (E. U compte car elles ont eu lieu a` l’inte´rieur du territoire national turc. Non seulement la population de l’Anatolie avait perdu plus d’un million d’habi-

Le prolongement de l’« inge´nierie de´mographique »

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tants, mais sa composition ethnique avait radicalement change´. Elle e´tait en 1924 a` 99 % musulmane, la seule minorite´ non turcophone statistiquement importante e´tant, a` cette date, celle des Kurdes. Ce territoire national qui se veut ethno-nationalement homoge`ne, he´ritier de l’Empire ottoman malgre´ sa mutation radicale en re´publique laı¨que a` l’initiative de Mustafa Kemal Atatu¨rk, ne peut eˆtre compris et analyse´ qu’en relation avec ses espaces voisins avec lesquels il entretient des phe´nome`nes d’interfaces.

IV

L’he´ritage ottoman : les interfaces de la Turquie avec les espaces voisins et avec le monde

Le territoire national turc actuel est issu d’un espace impe´rial ottoman ante´rieur beaucoup plus vaste et pluriel, avec lequel il a entretenu et entretient encore des rapports multiples qui peuvent eˆtre analyse´s a` travers quatre interfaces du territoire national turc avec ses espaces voisins. Dans ces interfaces, les peuples minoritaires non turcs ont e´te´, a` l’e´poque ottomane, plus nombreux qu’au cœur de l’Anatolie. Ces espaces ont e´te´ souvent des lieux de conflits, de purifications ethniques et de ge´nocide a` la fin de la pe´riode ottomane et au de´but de la construction de l’E´tat-nation turc, sous le re´gime ke´maliste. La fac¸ade maritime littorale occidentale et septentrionale a relie´ l’ensemble anatolien au reste du monde (Europe et Russie principalement) a` l’aide de deux synapses majeures : Istanbul (Constantinople) et Izmir (Smyrne). Les e´changes de´mographiques qui ont eu lieu de part et d’autre de ces quatre interfaces aux XIX e et XX e sie`cles ont largement contribue´ a` remodeler le territoire de la Re´publique turque actuelle. C’est par eux que sont passe´s aussi e´changes e´conomiques, influences religieuses et culturelles.

Chapitre 11

L’interface pontique et caucasienne avec la Russie

Au Nord, l’interface mer Noire et Caucase est un espace a` la fois maritime et continental entre les Empires ottoman et russe. Le second s’est e´tendu du XVIIIe au de´but du XX e sie`cle aux de´pens du premier qui avait occupe´ tout le pourtour de la mer Noire depuis les XVI e-XVIIe sie`cles. C’est une interface de confrontations militaires re´currentes. La conqueˆte russe de la Crime´e et du Caucase (1771-1878) a refoule´ une grande partie des populations musulmanes qui y habitaient : Tatars, Circassiens, Abkhazes, Tche´tche`nes... Ils sont venus se re´fugier dans l’Empire ottoman. La Russie a attire´ pour les remplacer des populations chre´tiennes ottomanes, des Grecs et des Arme´niens surtout. Chacune des guerres russo-turques a entraıˆne´ ces populations a` suivre l’arme´e russe dans sa retraite, jusqu’en 1918. Entre les Empires russe et ottoman certaines populations ont joue´ un roˆle charnie`re : les Lazes, les Arme´niens et les Grecs pontiques. Les provinces de Kars et Ardahan occupe´es par la Russie pendant quarante ans (1878-1918), d’ou` les populations musulmanes avaient e´te´ chasse´es, ont e´te´ un espace de l’entredeux, reprises par les Ottomans a` la paix de Brest-Litovsk (1918). La frontie`re est ouverte avec la Ge´orgie et ferme´e avec l’Arme´nie. Tre´bizonde (Trabzon) a joue´ jusqu’au XIX e sie`cle le roˆle d’une synapse entre la Perse, le Caucase, l’Arme´nie et les coˆtes russes ou balkaniques de la mer Noire ainsi que de ` son interface nord-orientale avec la Russie, la relais en direction d’Istanbul. A Turquie n’est-elle pas l’he´ritie`re d’un espace pontique et caucasien ottoman dont elle a accueilli une grande partie des populations musulmanes refoule´es par les conqueˆtes de son puissant voisin du Nord ? L’implantation des Grecs pontiques sur les coˆtes de la mer Noire, le PontEuxin, remonte a` l’Antiquite´, lorsque des cite´s-E´tats grecques furent fonde´es a` partir de Milet, notamment Sinope et Tre´bizonde (VII e sie`cle avant J.-C.). Le commerce maritime pontique, qui se de´veloppa a` Byzance puis a` l’e´poque ottomane, fut d’abord le fait des villes italiennes, Geˆnes puis Venise, mais les Grecs pontiques qui avaient fonde´ et fait fonctionner les principaux ports le long de ces coˆtes (Trabzon, Samsun-Amissos, Odessa, Kherson) ont joue´ un roˆle dans ce commerce qui est rapidement devenu pre´ponde´rant.

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Tre´bizonde (Trabzon) ancienne synapse entre l’Asie et l’Europe Tre´bizonde ancienne capitale d’un E´tat impe´rial issu de l’empire byzantin (1204-1461), celui de la dynastie des Grands Comne`nes, a e´te´ dans la longue dure´e une synapse a` une extre´mite´ de la route de la soie reliant l’Asie a` l’Europe. Elle a e´te´ l’aboutissement du commerce asiatique en direction du monde grec et, au-dela`, de la Me´diterrane´e et de l’Europe. La route continentale reliant Tabriz a` Tre´bizonde a canalise´ une grande partie du commerce de la Perse, et meˆme de produits en provenance de la Chine et de l’Inde, ou de l’Empire mongol. Des caravanes y arrivaient a` l’e´poque byzantine, apportant des produits depuis Ikonion (Konya), Alep en Syrie et meˆme a` partir de la Me´sopotamie. Sa richesse tenait au commerce de transit entre l’Orient et l’Occident. En 1266 est atteste´e la pre´sence de marchands venant de Marseille (O. Lampsidis, 1963, 19-21). Mais a` cette meˆme e´poque de l’empire de Tre´bizonde, ce sont avant tout les Ge´nois qui ont obtenu une installation permanente dans le port. Ils controˆlaient une grande partie du commerce des rives de la mer Noire, avec leurs comptoirs de Galata a` Constantinople et de Caffa en Crime´e. Les Ve´nitiens les ont suivis, en ne´gociant e´galement une installation aupre`s des Comne`nes a` partir de 1314. Ceux-ci retiraient une grande partie de leurs ressources des taxes provenant de ce commerce de transit florissant, a` l’extre´mite´ de la route Tabriz-Tre´bizonde. Les Florentins ont e´te´ e´galement attire´s, ne´gociant en 1460 une pre´sence, a` la veille de la chute de Tre´bizonde (O. Lampsidis, 1963, 22-27). L’inte´gration du Pont a` l’Empire ottoman n’a pas fait disparaıˆtre cette activite´ lucrative du commerce de transit. ` partir du XVII e sie`cle, et surtout aux XVIIIe et XIX e sie`cles, les Grecs A ont de nouveau de´veloppe´ leurs activite´s productives et de commerce dans le Pont. Les produits agricoles (olives, raisins, noisettes, prunes, cerises) et les tissus de Tre´bizonde, re´pute´s en Europe, e´taient exporte´s, outre les produits de valeur d’origine asiatique arrivant par la route de Tabriz, qui passait par Erzerum et Baı¨burt (O. Lampsidis, 1963, 27-28). Ces activite´s commerciales se de´roulaient dans le quartier de Agia Sofia, qui e´tait devenu cosmopolite a` cause de la pre´sence d’Arme´niens, de Ge´orgiens, de Tatares, de Syriens... Tre´bizonde a e´te´ la plus importante place commerciale d’Asie Mineure entre l’Asie et l’Europe jusqu’a` ce que Smyrne n’attire a` son profit ce commerce des produits provenant de Perse et de l’Asie dans son ensemble, a` partir de la fin du XVIIIe sie`cle, graˆce a` ses liens privile´gie´s avec l’Europe occidentale de la re´volution industrielle. Cependant, elle connut une reprise de ces activite´s lorsque, en 1830, la route Tabriz-Tre´bizonde fut re´-ouverte a` la suite du traite´ d’Andrinople, et apre`s 1883, lorsque la Russie ferma la route du Caucase au commerce persan. En 1869, a` la veille de l’ouverture du canal de Suez, Tre´bizonde attirait 40 % du commerce de Perse. Ce commerce e´tait pour

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l’essentiel entre les mains des Europe´ens (pre´sence de neuf consuls e´trangers dans le port de Tre´bizonde), mais avait permis l’enrichissement de commerc¸ants et de banquiers grecs pontiques et, dans une moindre mesure, arme´niens. Le port e´tait relie´ a` Feodosiya, Trieste et Southampton (A. M. Bryer, 1976, 188). Cependant, vers 1900, l’activite´ commerciale avait diminue´ de plus de moitie´ et s’e´tait de´place´e en direction de Smyrne et d’Istanbul, desservies par les voies ferre´es en direction de Bagdad. La population de Tre´bizonde stagnait, alors que celle de Samsun-Amisos e´tait en pleine croissance, son port ayant de´passe´ en tonnage celui de Tre´bizonde depuis 1888. Cette ville attirait les Grecs a` cause de la richesse agricole de son arrie`re-pays avec, en particulier, le de´veloppement rapide de la culture et de l’industrie du tabac (A. M. Bryer, 1976, 189). La fortune e´conomique de Tre´bizonde, avant meˆme le de´part des Grecs en 1923, avait beaucoup de´cline´ depuis l’ouverture du canal de Suez (1869), par ou` a transite´ de´sormais le commerce asiatique. D’autre part le de´veloppement du port de Smyrne, a` la teˆte d’un re´seau ferre´ puis routier qui lui ont permis de capter l’essentiel du trafic et du commerce de transit en provenance d’Iran et du Moyen-Orient. La synapse de Trabzon entre l’Asie et l’Europe, florissante au cours des pe´riodes byzantine puis ottomane jusqu’a` la fin du XIX e sie`cle, n’existe plus aujourd’hui, e´clipse´e par les synapses de Smyrne-Izmir et d’Istanbul.

L’expansion russe vers la mer Noire et le Caucase (XIVe-XIXe sie`cles) L’expansion russe vers le sud, vers la mer Noire, a commence´ au sie`cle, lorsque les Russes se sont affranchis de la domination mongole de la Horde d’Or. La conqueˆte des terres situe´es au Nord de la mer Noire ou` la population e´tait majoritairement musulmane et turcophone avait e´te´ entreprise par Ivan le Terrible (1533-1584). Cette guerre contre les Tatars et les autres Musulmans a dure´ un sie`cle environ, et s’est acheve´e par la de´faite des Musulmans. Pierre le Grand (1689-1725) a re´duit le territoire controˆle´ par ` partir du de´but du XVIII e sie`cle, les Tatars a` la Crime´e et a` son arrie`re-pays. A l’Empire russe est entre´ dans une pe´riode de guerres quasi-permanentes avec l’Empire ottoman (1710-1711, 1735-1738, 1768-1771, 1787-1792, 18061812, 1828-1829) qui s’est traduite par des pertes territoriales ottomanes en Europe et dans le Caucase (H. Bozarslan, 2013, 108). La conqueˆte russe de ces terres du sud de l’Ukraine et du Caucase s’est donc poursuivie pendant un sie`cle et demi. Elle a consiste´ a` vider ces terres de la plus grande partie de leur population musulmane et a` la remplacer par des Chre´tiens. Les Tatars de Crime´e avaient leurs propres Khans et e´taient seulement vassaux de l’Empire ottoman. En 1771 les Russes ont envahi la Crime´e et

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e´tabli leur domination sur ce territoire, consacre´e par le traite´ de Ku¨c¸u¨k Kaynardji (1774), dans lequel les Ottomans reconnaissaient la Crime´e comme un E´tat inde´pendant dirige´ par un Khan agre´e´ par les Russes. Ceux-ci ont alors commence´ leur politique d’e´tablissement de Chre´tiens venant de l’Empire ottoman (Grecs principalement) pour repeupler ces terres re´cemment conquises. L’e´migration des Tatars de Crime´e et des re´gions voisines pour e´chapper a` la domination russe commenc¸a en 1772, au nombre de 100 000 environ (J. McCarthy, 1995, 16). La Crime´e fut de´finitivement annexe´e par Catherine la Grande en 1783. Diverses pressions militaires et foncie`res exerce´es par les Russes ont oblige´ un nombre de plus en plus grand de Tatars a` partir et a` abandonner leurs terres. La guerre de Crime´e (18541856) entre la Russie et l’Empire ottoman et ses allie´s occidentaux a acce´le´re´ cette e´migration force´e des Tatars de Crime´e. Des dizaines de milliers de Nogaı¨, Tatars venant de terres plus au nord, e´taient e´galement chasse´s, passant par la Crime´e dans les anne´es 1860, entasse´s dans des camps de re´fugie´s, sont e´galement partis vers l’Empire ottoman. Au moins 300 000 Tatars ont ainsi quitte´ leurs terres remplace´s par des populations chre´tiennes slaves, grecques et autres (J. McCarthy, 1995, 17). Un petit nombre d’entre eux est reste´ et a finalement e´te´ de´porte´ en Asie centrale par Staline apre`s la Seconde Guerre mondiale. Cette politique, qui avait consiste´ a` chasser cette population tatare en privile´giant les pressions administratives, en usant de relativement peu d’actions violentes, s’est poursuivie dans les re´gions du Caucase aux de´pens d’autres populations musulmanes, de fac¸on beaucoup plus violente, car elle ` une premie`re guerre russo-turque s’est heurte´e a` une re´sistance plus forte. A (1828-1829) avaient succe´de´ la guerre de Crime´e (1854-1856), puis une nouvelle guerre russo-turque de 1877-1878 qui permit a` la Russie d’annexer ` chaque fois l’Adjarie avec le port de Batoum et la re´gion de Kars-Ardahan. A ´ ´ des populations musulmanes etaient expulsees, notamment dans les anne´es 1860. Les Musulmans du Caucase e´taient compose´s d’un grand nombre d’ethnies. Les Circassiens ou Tcherkesses e´taient le groupe ethnique le plus nombreux dans le nord-ouest du Caucase. Au Daghestan, on trouvait ` l’Ouest le long de la les Tche´tche`nes, Andis, Avares, et des Turcs Azeris. A mer Noire et dans les Alpes pontiques, il y avait les Lazes de langue ge´orgienne entre Batoum et Rize, au Nord les Abkhazes autour de Sukhumi. D’autres se rattachant a` ces grands groupes e´taient disperse´s a` travers le Caucase. Ces peuples du Caucase et des montagnes de l’Anatolie orientale e´taient tre`s lie´s e´conomiquement, socialement, linguistiquement, jusque dans les anne´es 1920 et au-dela`. Les Musulmans e´taient les plus nombreux, sauf en Ge´orgie et dans certaines parties de l’Arme´nie, ou` les populations chre´tiennes e´taient plus denses. La plupart des migrations ont affecte´ les Musulmans du

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Caucase en direction de l’Anatolie, mais il y avait aussi de nombreux e´changes dans les deux sens entre l’Anatolie orientale au Sud et le Caucase au Nord. La plupart des Arme´niens et des Musulmans e´taient des paysans semi-nomades ou nomades, sans re´elle appartenance nationale au-dessus de la tribu, du village et de la religion musulmane ou chre´tienne. La plupart de ces groupes ethniques musulmans du Caucase avaient e´te´ inde´pendants ou largement autonomes sous suzerainete´ perse ou ottomane. La conqueˆte russe du Caucase avait commence´ sous Pierre le Grand en 1722-23 a` Derbend et Bakou. Mais ce ne fut qu’en 1812 que ces villes devinrent russes, en meˆme temps que Ganja (Elizavetpol). En 1829, la plupart des territoires caucasiens e´taient nominalement rattache´s a` l’Empire russe, mais la conqueˆte des tribus de la zone montagneuse prit beaucoup plus de temps. En 1836, la pre´sence russe e´tait menace´e par la re´volte de l’e´mir Chamil et de ses partisans Tche´tche`nes et Daghestanais. Dans les anne´es 1840, leur re´sistance farouche infligea des pertes a` l’arme´e russe. Ils ne furent de´finitivement vaincus qu’en 1859 apre`s la guerre de Crime´e ; s’ensuivit la de´faite des Circassiens. Le Caucase ne fut dans sa totalite´ sous controˆle russe qu’en 1864 (J. McCarthy, 1995, 33-34). Dans les guerres russo-turques, les Musulmans avaient tendance a` prendre parti et a` se ranger derrie`re les Turcs ottomans alors que les Arme´niens ou les Grecs pontiques ont tre`s toˆt pris parti pour les Russes. Les Arme´niens sujets des Empires perse et ottoman ont combattu, comme les Arme´niens de Russie, aux coˆte´s de l’arme´e russe en 1827-1829 et 1853-1856. Ceux d’entre eux qui re´sidaient du coˆte´ ottoman ont e´galement fourni des renseignements aux Russes sur les mouvements des troupes ottomanes 1. Avec le recul, il est possible de de´crire un mode`le de la conqueˆte russe du Caucase. L’intention apparente ou vraisemblable des Russes e´tait de remplacer la domination de´mographique et politique des Musulmans dans le Cause par celle des Chre´tiens et par le pouvoir politique et militaire russe, comme en Crime´e. La situation e´tait plus complexe dans le de´tail, les de´sirs d’inde´pendance du nationalisme arme´nien e´tant vus comme un obstacle a` l’impe´rialisme russe. Mais, quand la majorite´ de la population musulmane 1. Ces dernie`res ont alors organise´ une migration force´e de ces ethnies musulmanes caucasiennes, en pillant et de´truisant syste´matiquement leurs villages, en particulier dans les plaines fertiles du piedmont du Nord Caucase. Le be´tail et les re´coltes e´taient de´truits ou emporte´s, si bien que ces paysans n’avaient plus qu’a` fuir ou a` mourir de faim. Il leur fut souvent donne´ le choix entre migrer ailleurs dans l’Empire russe, rester sous domination russe ou partir dans l’Empire ottoman. Les Circassiens furent de´porte´s vers les ports de la mer Noire et de la` embarque´s sur des bateaux charge´s de les conduire a` Trabzon ou Samsun. Leurs terres furent ensuite colonise´es par des populations slaves ou chre´tiennes (Grecs, Arme´niens). Trois ans apre`s l’expulsion des Circassiens, ce fut le tour des Abkhazes de la re´gion de Sukhum Kale (Sukhumi).

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d’un territoire s’opposait a` la conqueˆte russe, elle e´tait oblige´e sous la pression politique et la violence militaire de le quitter. Les mosque´es, les biens waqf des congre´gations musulmanes e´taient confisque´s, leurs medrese ferme´es. La guerre russo-turque de 1827-1829 a provoque´ un e´change de populations arme´niennes et musulmanes de facto. Dans le Khanat d’Erevan, 45 000 Arme´niens s’e´taient e´tablis en 1832, alors que 26 000 Musulmans environ e´taient morts ou avaient e´migre´. Les Arme´niens sont devenus majoritaires dans cette re´gion seulement dans le dernier quart du XIX e sie`cle a` la suite des guerres de 1855-56 et de 1877-78. Le territoire de l’actuelle re´publique arme´nienne e´tait jusqu’en 1827 une province iranienne a` majorite´ musulmane turcophone. La conqueˆte russe a expulse´ cette population musulmane et l’a remplace´e par des Arme´niens originaires d’Iran et de l’Empire ottoman (J. McCarthy, 1995, 30-31). Un grand nombre de re´sidents arme´niens d’Anatolie suivirent l’arme´e russe dans sa retraite en 1829, de meˆme que des Grecs pontiques. Ce seraient 10 000 familles arme´niennes de la province d’Erzerum qui auraient rejoint les 40 000 Arme´niens re´cemment arrive´s de Perse (J. McCarthy, 1995, 32). Les Russes ont e´galement force´, en 1867, les trois quarts des Abkhazes musulmans a` migrer vers l’Empire ottoman, en particulier des femmes et des enfants, obligeant les hommes en aˆge de travailler a` rester pour e´viter la ruine e´conomique du territoire qui s’e´tait produite en Crime´e. D’apre`s diverses estimations, il semble que 1,2 million de Musulmans caucasiens aient duˆ e´migrer depuis les territoires conquis (J. McCarthy, 1995, 36). Des Russes, d’autres slaves et des cosaques, ont pris leur place. Le premier recensement russe fiable de 1897 montre que les Chre´tiens e´taient de´sormais dix fois plus nombreux que les Musulmans dans le Caucase. La premie`re migration, celle des Circassiens, a eu un taux de mortalite´ par maladies (variole et typhus) tre`s e´leve´ faute d’une organisation ade´quate des Ottomans dans les ports de Trabzon, Samsun, Sinope et dans leur acheminement vers les lieux de leur installation. Pre`s d’un tiers d’entre eux auraient pe´ri au cours de ces transports. La seconde migration, celle des Abkhazes, a e´te´ beaucoup moins meurtrie`re (J. McCarthy, 1995, 37). Cet afflux de centaines de milliers d’immigrants a` partir de 1864 a bouleverse´ les conditions de vie dans les ports de la mer Noire, accroissant la mortalite´ a` cause des e´pide´mies. Si les re´fugie´s tatars turcophones avaient e´te´ assez bien accueillis dans les diverses re´gions de l’Empire ottoman, il n’en fut pas de meˆme pour les Circassiens qui n’e´taient ni turcophones ni agriculteurs dans leur majorite´. Une partie d’entre eux ve´curent de raids effectue´s aussi bien contre les populations musulmanes que chre´tiennes.

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L’avance´e de l’impe´rialisme russe dans l’Est anatolien L’encadrement administratif et politique de l’Est anatolien e´tait particulie`rement faible, les tribus Kurdes et les Arme´niens jouissant d’une quasiautonomie. Cette faiblesse de l’E´tat ottoman a` l’Est devenait e´vidente en temps de guerre. Les Kurdes te´moignaient une alle´geance a` leur tribu plutoˆt qu’a` un E´tat quel qu’il soit. La guerre russo-turque de 1877-1878 a marque´ un tournant en Anatolie orientale. Les Russes ayant pris possession de la re´gion de Kars-Ardahan qu’ils ont transforme´e en gouvernorat militaire, les Arme´niens ont de plus en plus conside´re´ que leur sort de´pendrait de la Russie. L’Empire ottoman, appauvri par la perte de territoires dans les Balkans, n’e´tait plus en mesure d’assurer un encadrement policier et militaire suffisant a` l’Est, livre´ aux interventions des tribus kurdes. Les villages chre´tiens comme musulmans devaient assurer eux-meˆmes leur se´curite´. Avant les anne´es 1880, les tribus kurdes constituaient le principal obstacle au maintien de l’ordre dans l’Est anatolien. Leurs victimes e´taient aussi bien d’autres Kurdes loyaux aux autorite´s ottomanes que des Arme´niens ou des paysans turcs. Mais il existait aussi des rebelles arme´niens, ceux de Zeytu¨n par exemple, qui attaquaient des villages musulmans. La pre´sence des Circassiens a contribue´ a` aggraver la situation. Pour survivre, ils s’attaque`rent a` des villages chre´tiens et musulmans qu’ils pille`rent. L’e´quilibre ethnique traditionnel fut ainsi bouleverse´ (J. McCarthy, 1995, 47-48). L’avance´e de l’impe´rialisme russe eut pour effet de fragiliser tout l’Est anatolien et d’accentuer la bipolarisation entre Arme´niens et Grecs pontiques d’un coˆte´, Musul` l’issue de cette guerre de 1877-78, le nombre total des mans de l’autre. A re´fugie´s musulmans du Caucase devait se situer autour de 70 000. Il y avait parmi eux un grand nombre de Kurdes et des montagnards caucasiens tels que des Circassiens qui avaient passe´ la frontie`re avec les troupes ottomanes, mais qui ensuite ont reflue´ avec elles (J. McCarthy, 1995, 113-114). Ce nouvel afflux de re´fugie´s musulmans en Anatolie orientale fut une nouvelle source de conflits avec les villages chre´tiens arme´niens et grecs. Les Lazes, musulmans de langue ge´orgienne, dont une partie se trouvaient en Adjarie pre`s de Batoum, e´migre`rent lorsque ce territoire fut rattache´ a` la Russie en 1878. Les Ottomans les installe`rent au Nord-Ouest de l’Anatolie pre`s de Bursa et Izmit ou` ils rec¸urent des terres. Ceux qui reste`rent dans la partie turque du Lazistan, le long de la coˆte de la mer Noire entre la frontie`re et Rhize, connurent une situation beaucoup plus difficile dans une re´gion de´vaste´e par la guerre. En 1882, les Lazes re´fugie´s dans l’empire Ottoman e´taient 40 000 environ (J. McCarthy, 1995, 114-116). Ils ont e´te´ installe´s dans des villages existants. Les populations locales devaient leur donner des semences, les aider a` de´fricher leurs terres et a` baˆtir leurs maisons, d’ou` un certain rejet et une grande difficulte´ de leur part a` s’inse´rer.

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` partir de 1879, le nationalisme arme´nien a commence´ a` se de´velopper A chez les jeunes urbains et le clerge´. Ils ont pu avoir des activite´s re´volutionnaires avec des partis nationalistes selon le mode`le europe´en de l’e´poque. Le courant migratoire arme´nien et grec pontique vers le Caucase russe a` la fin du ˆ uniquement a` des raisons politiques ou religieuses, XIX e sie`cle n’e´tait pas du en particulier la crainte des exactions des tribus kurdes, mais aussi et surtout pour des raisons e´conomiques. Ils se plaignaient du manque de se´curite´ et des impoˆts excessifs dans l’Empire ottoman. Les Russes promettaient aux immigrants chre´tiens une exemption d’impoˆts pour 7 a` 14 ans, des terres et une somme de 15 roubles pour aider a` la mise en cultures, enfin une exemption de service militaire. Les Ottomans ont essaye´ de de´courager cette e´migration qui affaiblissait e´conomiquement les provinces de l’Est anatolien et pouvait aussi donner des hommes a` l’arme´e russe (J. McCarthy, 1995, 121-122). La famine qui a touche´ les provinces de Erzurum, Van et Diyarbakir en 1879 a favorise´ cette e´migration des Arme´niens vers la Russie. La re´volution russe de 1905 eut pour conse´quence des affrontements intercommunautaires sanglants entre Chre´tiens, Arme´niens principalement, et Musulmans dans le Caucase russe, a` Bakou et au Nakitchevan plus particulie`rement (J. McCarthy, 1995, 124-126). Pour comprendre cette situation complexe, souvent conflictuelle, entre groupes ethniques diffe´rents, a` la charnie`re de deux empires, il faut la replacer dans un contexte ge´o-historique de plus longue dure´e, dans un milieu montagneux spe´cifique.

Singularite´ du milieu montagneux littoral pontique : formation et persistance d’entite´s territoriales dans la longue dure´e. Les cartes du Pont, plus ou moins stylise´es, repre´sentent le territoire montagneux a` l’aide de hachures ou de courbes de niveaux et sa division en petites unite´s de peuplement ou « pays », de´signe´s par le nom d’une ville portuaire sur la coˆte, d’une ville ou d’une bourgade a` l’inte´rieur des terres. Ces unite´s territoriales sont souvent anciennes, correspondant a` des valle´es profonde´ment encaisse´es dans une chaıˆne montagneuse, culminant a` l’Est a` pre`s de 4 000 me`tres. Les valle´es profondes oriente´es du Nord au Sud, d’une cinquantaine de kilome`tres de longueur, constituaient une se´rie de banda byzantins ou kaza ottomans, paralle`les, draine´s chacun par un fleuve. Le plus e´tendu et le plus peuple´ d’entre eux e´tait le bandon de Matzouka, le bassinversant du Pixites-Prytanis et de ses tributaires, qui e´tait se´pare´ de la mer par une gorge au de´bouche´ de laquelle se trouve la ville de Tre´bizonde (Trabzon). Il e´tait entoure´ a` l’Ouest du bandon de Trikomia, arrie`re-pays de Platana, a` l’Est de celui de Gemora et de Surmena avec la haute valle´e du fleuve Yanbolu de´nomme´e Sanda (7 villages rapproche´s). Le pays de Matzouka, le plus vaste

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d’entre eux comptait 70 villages et bourgs et une population estime´e a` 26 000 habitants en 1923, dont 21 000 Grecs chre´tiens avant l’e´change des populations (1923). Il e´tait en outre parcouru par la principale route commerciale entre la Perse, l’Anatolie et la mer Noire (port de Tre´bizonde). Les trois monaste`res byzantins, les plus ce´le`bres (Panagia Soumela, Saint Georges Peristereota et Saint Jean Vazelon), ont donc pu y trouver la base e´conomique et de´mographique permettant leur existence (M. Bruneau, 1998, 214-218). Les communications entre ces valle´es ne pouvaient se faire que par la coˆte en aval ou par les alpages (parcharia ou yayla) sur les creˆtes en amont, pas par les versants tre`s escarpe´s des valle´es recouverts jusque vers 1 5001 850 me`tres par une foreˆt dense de heˆtres (Fagus silvatica et orientalis) et de conife`res (Picea orientalis). Plus haut, au-dessus de 1 300 me`tres, ce sont les pins et sapins (Pinus nigra et silvestris). Les villages montagnards grecs (Sanda, Imera, Kromni, Stavrin, Tsite, Phytiana) avaient e´te´ construits entre 1 500 et 2 000 me`tres, au-dessus de la foreˆt et au bas des alpages. Beaucoup de Grecs avaient e´te´ chasse´s des meilleures terres de la zone littorale apre`s 1461 par l’arrive´e de timariotes musulmans, et surtout par l’instabilite´ cre´e´e par les derebey (fin du XVIIe sie`cle), sortes de gouverneurs locaux ottomans. Ils s’e´taient donc re´fugie´s dans ces zones montagneuses, combinant des activite´s agricoles et pastorales (transhumance) et pre´servant une autonomie relative aux marges de l’espace administre´ par les autorite´s ottomanes 2. Pendant deux sie`cles, entre 1650 et 1850, la re´gion d’Argyroupoli (Gu¨mu¨s¸hane) ou Chaldia, qui inclut la plupart de ces villages, fut prospe`re a` cause de son e´conomie minie`re (mines d’argent et de me´taux non ferreux). La guerre russo-turque de 1828-29, qui entraıˆna le de´part de nombreuses familles dans l’empire russe, marqua le de´but du de´clin de´finitif de cette e´conomie minie`re. De hautes montagnes (Zygana, Horoz Dag˘, Mela..), culminant a` plus de 2 000 me`tres, se´parent la Chaldia et les petites re´gions montagneuses (Sanda, Kromni, Imera, Stavrin...) au Sud de la Matzouka et Tre´bizonde au Nord. Les lignes de creˆte s’e´largissent souvent sous la forme de hauts plateaux de´nude´s, recouverts par un tapis herbace´ (alpages) au-dessus de la foreˆt dense de conife`res, dont la limite se situe entre 1 500 et 2 000 me`tres. Une pelouse alpine prospe`re graˆce a` l’humidite´ lie´e a` une grande ne´bulosite´. Ce sont les

2. Les villages de Sanda, Kromni et du sud-ouest d’Ardassa (Torul), Tsite et Phytiana, sont issus de migrations grecques a` partir des villes coˆtie`res de Platana, Surmena, Ofis. C’est dans ces villages montagnards qu’on trouvait le plus grand nombre de crypto-chre´tiens qui avaient l’avantage d’eˆtre de fait exempts de l’impoˆt (harac¸) paye´ par les chre´tiens et du service militaire duˆ par les musulmans.

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fameux parcharia (en grec), yaı¨la (en turc), ou` vont paıˆtre pendant la pe´riode estivale (de mai a` septembre) les troupeaux de bovins et d’ovins transhumants. Un facteur essentiel a e´te´, dans la longue dure´e, l’attachement au village ou au bourg d’origine (patris) et a` la structure clanique de sa population, compose´e de familles toutes plus ou moins apparente´es. Les patriotismes locaux ont e´te´ un trait permanent de la vie socioculturelle des Grecs pontiques, y compris en situation d’exil.

Transposition de ces entite´s sur les lieux de la migration dans le Caucase Les migrants originaires de ces petites re´gions se sont, dans un premier temps, au XIX e sie`cle, disperse´s dans le Caucase. Par exemple, le village de Sanda, dans la re´gion de Tsalka, au sud de Tbilissi en Ge´orgie non loin de la frontie`re arme´nienne, fut fonde´ entre 1835 et 1840 par des familles d’helle´nophones originaires de la valle´e de Sanda (Tre´bizonde). Ils s’e´taient installe´s dans cette re´gion, non pas pour des raisons e´conomiques, mais en vue de mieux conserver leur religion orthodoxe et leur langue. Ils avaient emporte´ avec eux des icoˆnes anciennes et des objets eccle´siastiques en argent, qui e´taient l’œuvre d’artistes connus de Tre´bizonde et Constantinople. Ils obtinrent des autorite´s russes des terres appartenant a` l’E´tat et s’installe`rent sur les ruines d’un ancien village ge´orgien. De 1843 a` 1846, ils construisirent leur e´glise de´die´e au Saint-Esprit sur les ruines de l’ancienne e´glise orthodoxe ge´orgienne (S. Angelidis, 1999, 153-159). Un peu plus tard apre`s la guerre de Crime´e, on a assiste´ a` une nouvelle migration. En 1864, 96 familles grecques de l’arrie`re-pays montagneux de Tre´bizonde, la plupart originaires de Sanda, se sont installe´es provisoirement a` Tsalka, puis a` Tiflis, en attendant d’obtenir des terres achete´es au prince Baratov dans la re´gion de Tetri-Tskaro, voisine de Tsalka. Ils ont forme´ alors une communaute´ agraire de 5 villages : Ambeliani, Megali et Mikri Irangka, Ivanovka, Phtelen et Vizirovka. Le chef-lieu de ce petit territoire e´tait Mikri Irangka ou Sekitli avec son e´glise de´die´e au prophe`te E´lie (Prophiti Ilias), dont la construction commence´e en 1866 s’acheva en 1868. Les e´glises, et les e´coles qui leur e´taient e´troitement lie´es, ont joue´ un roˆle capital dans la pre´servation de l’identite´ grecque pontique des habitants de ces villages (Angelidis, 2005, 109-123).

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L’installation des Grecs pontiques dans la re´gion de Kars et de l’Anti-Caucase Le gouvernorat de Kars de 1878 a` 1901, avait une population pluriethnique comprenant des Turcs, Turkme`nes, Kurdes, Karapaches, quelques Arme´niens, Lezgines et Osse`tes. Les Russes e´taient peu nombreux, pre´sents uniquement dans les villes. Des Arme´niens de Alaskert et Pasen (Turquie) sont venus s’y e´tablir, de meˆme des Grecs pontiques de Tokat, Sivas, Argyroupoli (Gu¨mu¨shane) et de la re´gion de Tre´bizonde. Des Kurdes Yezidis de Van, nomades, sont venus e´galement. Les Grecs et les Arme´niens les utilisaient comme bergers. Des Grecs de Tsalka (Ge´orgie) turcophones sont aussi venus s’y installer. En 1918, les Grecs sujets de l’Empire russe e´taient au nombre de 58 010, auxquels s’ajoutaient 8 a` 10 000 re´fugie´s Grecs pontiques venus du territoire ottoman, ce qui faisait en tout 70 000 Grecs, re´partis dans 74 villages, sur une population totale d’environ 300 000 habitants de ce gouvernorat de Kars-Ardahan (S. B. Mavrogenis, 1963, 37-45) 3. Dans les re´gions de Kars, Sourangkel, Soganlouk, Olti, Kagisman, les Grecs e´taient d’abord agriculteurs, ensuite e´leveurs, dans celles de Ardahan, Kiolas, ils e´taient avant tout e´leveurs. Les paˆturages e´taient des terres communales et il y avait transhumance l’e´te´ dans les parcharia en altitude. L’e´levage des petits (che`vres, ovins) et grands (bovide´s) animaux utilisait des e´tables ame´nage´es pour l’hiver. L’artisanat du tissage (laine des moutons) et la fabrication d’outils agricoles e´taient assez re´pandus, alors que l’industrie se limitait aux laiteries et fromageries. Des mines de sel e´taient sous controˆle de l’E´tat. Le principal centre commercial e´tait la ville de Kars, le commerce e´tant aux mains des Arme´niens d’abord, des Grecs ensuite et de Musulmans iraniens. Le re´seau routier, utilisable surtout l’e´te´, n’e´tait pas en bon e´tat. Les villages grecs avaient des e´coles abrite´es souvent dans des baˆtiments prive´s, avec un enseignement religieux et national (S. B. Mavrogenis, 1963, 125127). D’apre`s le traite´ de Berlin (1878), l’occupation russe du gouvernorat e´tait octroye´e pour 40 ans. Il n’e´tait pas inte´gre´ aux structures territoriales de l’empire, mais avait un statut d’administration militaire. Des infrastructures militaires et de transport furent construites par la Russie a` cause de l’importance strate´gique de la re´gion, pour la protection de la zone pe´trolie`re de Bakou sur la Caspienne.

3. Ces Grecs ont toujours manifeste´ un grand patriotisme en s’engageant par exemple pour combattre dans les guerres balkaniques. Alphabe´tise´s a` 80 %, ils ont amene´ avec eux leurs preˆtres et instituteurs.

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L’exode des Grecs caucasiens (1917-1921) Au de´but de la Premie`re Guerre mondiale, l’arme´e ottomane en guerre contre la Russie, sous le commandement d’Enver Pacha, avanc¸a dans la province de Kars avec le soutien local d’irre´guliers musulmans (Lazes, Aze´ris). Ce fut le pillage d’Olti et d’Ardahan puis le sie`ge de Sarikamich (de´cembre 1915) ou` l’arme´e ottomane, mal pre´pare´e et de´cime´e par le froid intense, perdit plus de 60 000 hommes et subit une grave de´faite compromettant l’avenir de l’Empire ottoman. Les Grecs ont soutenu et participe´ a` l’arme´e russe (trois re´giments grecs disperse´s sur diffe´rents fronts), de meˆme les Arme´niens beaucoup plus nombreux. 20 000 Grecs environ se sont alors enfuis dans la partie orientale du gouvernorat de Kars. Beaucoup de Chre´tiens grecs et arme´niens avaient quitte´ la zone du front et la coˆte de la mer Noire pour se re´fugier autour de Tiflis (Tbilissi) et dans le nord du Caucase. En janvier 1916, les troupes russes commence`rent leur contre-attaque et avance`rent en direction d’Erzerum, de Tre´bizonde (avril 1916) et d’Erzincan (juillet 1916), provoquant la fuite de 75 % de la population musulmane de ces re´gions. Sur la coˆte pontique, les Russes s’arreˆte`rent a` l’entre´e de Kerasounta, a` l’Ouest de Tre´bizonde. Cependant la re´volution d’octobre 1917 remit en cause la pre´sence russe dans le Pont et le traite´ de Brest Litovsk (mars 1918) rendit a` la Russie les provinces de Kars et Ardahan. L’arme´e russe se retira alors du Pont, puis de Kars et Ardahan, laissant des armes, des mate´riels, et des provisions, re´cupe´re´s en grande partie par l’arme´e ottomane qui avanc¸ait. ` l’e´te´ 1920, il y avait 30 000 re´fugie´s grecs a` Batoum. Le gouverA nement grec finit par de´cider d’envoyer par l’interme´diaire de son hautcommissariat a` Constantinople une aide pour ces re´fugie´s ainsi que huit bateaux a` Batoum pour les transporter en Gre`ce (I. F. Kaztaridis, 1996, 6061). En juillet 1920, environ 15 000 re´fugie´s de Kars e´taient partis de Batoum auxquels s’e´taient joints d’autres provenant d’autres re´gions (Sukhumi par exemple) 4. Les Anglais ont occupe´ Batoum jusqu’en juillet 1920, mais se sont retire´s de Ge´orgie et d’Arme´nie. L’arme´e turque est alors intervenue a` Kars et, de´but 1921, le traite´ d’Alexandropol a rendu a` la Turquie les provinces de Kars et Ardahan. La deuxie`me phase de l’exode commenc¸a dans les derniers mois de 1920 et se termina dans les premiers mois de 1921. La migration, massive et 4. Restaient a` la fin de l’e´te´ a` Batoum environ 8 000 re´fugie´s dans l’attente d’un de´part, de´cime´s par la faim et les e´pide´mies. En novembre 1920, d’autres bateaux suivirent puisque le gouvernement grec avait de´cide´ de rapatrier tous les re´fugie´s de Kars (I. F. Kaztaridis, 1996, 62-64). Le port de Salonique e´tait sursature´ et avait des difficulte´s a` faire face a` l’afflux des re´fugie´s de toute l’Asie Mineure.

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mieux organise´e, dura donc moins longtemps que les pe´re´grinations des petits groupes pre´ce´dents. L’hiver de 1920 des bateaux recommence`rent a` prendre des re´fugie´s a` Batoum jusqu’en mars 1921. Dans le dernier bateau fut transporte´e la grosse cloche de l’e´glise Metamorfosi de Kars (I. F. Kaztaridis, 1996, 67-83). Pendant l’occupation russe de Tre´bizonde (1916-1918), le me´tropolite grec de cette ville qui e´tait la capitale historique du Pont, Chrysanthos Philippidis, auquel les Ottomans en se retirant avaient symboliquement remis les clefs de la ville, administra la partie du Pont qui e´tait sous autorite´ russe. Il re´ussit a` apaiser provisoirement les tensions entre Musulmans et Chre´tiens. Au lendemain de la guerre, lorsque les questions de nationalite´s furent de´battues a` la Confe´rence de la Paix, Chrysanthos fut le porteur d’un projet de re´publique du Pont qui avait germe´, au sein des e´lites grecques pontiques de l’Empire ottoman et du Caucase russe, de`s 1914.

Les Grecs pontiques et leur projet de re´publique du Pont Le projet d’une re´publique grecque du Pont e´tait apparu au sein des communaute´s de la diaspora. Un petit groupe avec notamment Kapetanidis, le directeur du journal Epochi, e´tait partisan d’une union avec la Gre`ce, alors que la majorite´ des re´volutionnaires e´taient pour la cre´ation d’un e´tat inde´pendant, en particulier a` cause de l’e´loignement de celle-ci. En fe´vrier 1918, des repre´sentants des communaute´s pontiques d’Europe et d’Ame´rique re´unirent a` Marseille le premier congre`s panpontique mondial sous la pre´sidence de C. Constantinidis, au cours duquel circula pour la premie`re fois une carte du territoire du Pont revendique´ pour un E´tat inde´pendant. En novembre 1918, se forme`rent des unions pontiques nationalistes en Ame´rique, en Grande Bretagne, en France et dans les pays scandinaves. D’autres congre`s pontiques similaires se tinrent en 1918 a` Bakou puis de nouveau a` Marseille, en 1919 a` Constantinople. Pour la premie`re fois depuis la domination ottomane, les Pontiques du monde entier avaient constitue´ un mouvement national aux objectifs clairement de´finis. Le me´tropolite de Tre´bizonde, Chrysanthos, soumit a` la Confe´rence de la paix un me´moire dans lequel il cherchait a` montrer que la population grecque du Pont serait statistiquement e´gale a` la population musulmane (850 000) apre`s le retour des 250 000 Pontiques de Russie et du Caucase. Il montrait que cette population musulmane comptait en son sein des populations grecques converties a` l’Islam a` plusieurs e´poques, et que les Grecs e´taient les mieux a` meˆme de diriger ce territoire alors qu’ils en controˆlaient depuis longtemps l’e´conomie. Il demandait, en conse´quence, la reconnaissance d’un E´tat inde´pendant entretenant des relations e´troites

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avec l’E´tat voisin d’Arme´nie en projet (Laurentidis, 1986). Cela de´boucha sur un e´chec total a` cause du redressement national et militaire turc impulse´ par Mustafa Kemal, conforte´ par le traite´ d’amitie´ entre les bolche´viques et Kemal de 1921, et a` cause de la de´faite de l’arme´e grecque en Asie Mineure en 1922. Les Grecs pontiques et les Arme´niens ayant e´choue´ dans leurs tentatives de constituer un ou deux E´tats inde´pendants dans cette re´gion charnie`re entre les Turcs, les Ge´orgiens et les Russes, durent quitter de´finitivement le territoire de la Re´publique turque, a` la suite du traite´ de Lausanne obtenu en de´cembre 1923 par Mustafa Kemal, apre`s sa victoire de 1922 dans la guerre qui l’opposa a` l’arme´e grecque d’Asie Mineure. Le seul peuple, qui se trouvait de´sormais a` la charnie`re de la Turquie et de la Russie dominant le Caucase, e´tait le peuple laze, pre´sent sur la coˆte de la mer Noire dans le Pont et en Adjarie, de part et d’autre de la frontie`re.

Les Lazes a` l’interface avec le Caucase : un groupe ethnique a` la charnie`re des Empires ottoman et russe Les Lazes en tant que peuple organise´ sont apparus au III e sie`cle ap. J.-C. a` l’E de la valle´e du Phasis, quelque part entre Sukhumi et Poti, et se sont e´tendus ensuite jusqu’a` Tre´bizonde. Ils ont ainsi peuple´ la Colchide. Cette re´gion a commence´ a` eˆtre appele´e Laziki par les Grecs et les Romains (R. Benninghaus, 1989, 497-501). C’est devenu le Lazistan a` l’e´poque ottomane avec comme capitale Batoum. Apre`s sa conqueˆte par la Russie, elle s’est de´place´e a` Rize (chef-lieu du sandjak du Lazistan jusqu’en 1923) qui a donne´ son nom a` ce sandjak dans la nouvelle Turquie. Les Lazes ont e´te´ classe´s parmi les peuples du Caucase, leur langue e´tant tre`s apparente´e au Mingre`le et Ibe`re (Ge´orgien). Les Lazes se sont d’abord convertis au Christianisme au VIe sie`cles apre`s J.-C., c’est pourquoi ils ont e´te´ parfois confondus avec les Grecs du Pont. Les Lazes ont alors pris le parti des Byzantins contre les Perses. Ils sont ensuite devenus un soutien de l’empire de Tre´bizonde des Grands Comne`nes en 1204. Depuis leur conversion au Christianisme, des mariages mixtes et un rapprochement des deux groupes ethniques grec et laze s’e´tait produit. Ils ont donc ve´cu en harmonie et en symbiose pendant plusieurs sie`cles. Leurs relations se sont de´grade´es apre`s la prise de pouvoir par les Turcs a` Tre´bizonde en 1461. Les Lazes ont alors e´te´ convertis a` l’Islam par les Turcs au XVII e sie`cle. L’isolement du pays laze a contribue´ a` la survivance de manifestations religieuses meˆlant des e´le´ments panthe´istes, chre´tiens et musulmans de fac¸on syncre´tique. La structure clanique laze produit des mariages entre Lazes issus d’une meˆme valle´e ou d’un groupe de valle´es

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rattache´es au meˆme bourg coˆtier, avec parfois des mariages avec des Hemc¸in, arme´no-phones musulmans, ou des Musulmans ge´orgiens de la meˆme valle´e. Au XIX e sie`cle, les e´migrants lazes se dirige`rent surtout vers la Russie ou vers Istanbul, ou` existait une forte communaute´ laze pratiquant des activite´s lie´es a` la mer. Les muhacir (re´fugie´s) lazes et ge´orgiens musulmans ont alors connu le meˆme sort que les autres Caucasiens en but au rejet des autochtones. Ils ont e´te´ installe´s dans les re´gions d’Izmit et de Bursa ou` ils se sont inte´gre´s malgre´ les difficulte´s. Musulmans et parlant le turc, les Lazes reste`rent majoritairement fide`les `a l’Empire ottoman puis a` la Turquie. Dans la Turquie ke´maliste, ils avaient le profil ide´al pour une assimilation : musulmans pieux, souvent engage´s dans l’arme´e faisant preuve d’une grande bravoure, bilingues parfaits avec une ` partir de 1930, les noms de villages furent turquise´s. langue purement orale. A Leur origine turque devait eˆtre affirme´e par des « chercheurs » qui voulurent montrer que leur langue se diffe´renciait clairement du Mingre´lien. L’emploi du laze fut de´fendu dans la sphe`re publique et dans les e´coles. Les Lazes n’oppose`rent qu’une faible re´sistance a` une assimilation de´ja` largement entame´e au XIX e sie`cle 5. Ils sont 200 000 environ en Turquie, 100 a` 150 000 dans l’ex-Lazistan ou` leur distribution a peu varie´ depuis plus d’un sie`cle (A. Toumarkin, 1995). Sur le versant nord de la chaıˆne, au-dessus de la zone lazophone, les villages sont toujours peuple´s de Hemc¸in et de Ge´orgiens musulmans (de´partement de Rize et Artvin). Le triangle Hopa-Kemalpasha-Borc¸ka est peuple´ a` la fois de Lazes, Hemc¸in et de Ge´orgiens musulmans. Au Nord-Ouest de l’Anatolie ils sont dans des centres urbains comme Akc¸akoca, dans des villages dans les de´partements de Bolu, Bursa, Istanbul, Kocaeli, Sakarya et Zonguldak. La monoculture du the´ s’est ge´ne´ralise´e dans l’ex-Lazistan. Il n’y a pas de conscience nationale laze et ils sont un cas remarquable de loyaute´ continue vis-a`-vis de l’E´tat ottoman puis de la Turquie. Ils ont une attitude politique inverse de celle des Kurdes dont ils ne partagent pas le se´paratisme 6. La me´moire historique des Lazes est celle de leur destin 5. Selon M. Meeker (2002), le terme de laze englobe les habitants de la coˆte de la mer Noire partageant coutumes et caracte`res qui les distinguent des autres Turcs. Mais parmi les Turcs de la mer Noire, Karadenizli, ils sont perc¸us comme diffe´rents et moins e´volue´s, victimes de ste´re´otypes caricaturaux : accent particulier, stupidite´ suppose´e, de´brouillardise, caracte`re rustre, exploitation du travail excessif des femmes, de tempe´rament querelleur et violent mais courage physique, une orthodoxie religieuse sans faille. 6. Ils distinguent les Hakiki ou Moxti Laz les vrais Lazes des Karadenizli ou des Ge´orgiens. Ils se distinguent aussi tre`s nettement des Arme´niens musulmans ou Hemc¸in. L’endogamie est encore largement pratique´e parmi les Lazes. La langue reste le de´nominateur commun le plus puissant chez les Lazes malgre´ la diversite´ dialectale. Elle est reste´e tre`s vivante comme langue maternelle jusque dans les anne´es 1960. Mais la scolarisation de plus en plus pre´coce

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commun avec les Turcs de Mehmet II a` Kemal, depuis leur islamisation, sans qu’ils puissent e´voquer ou meˆme concevoir un passe´ pre´-musulman. Leur festival culturel annuel Karadeniz de Arhavi est « une reconnaissance folklorise´e (donc re´cupe´re´e au service de l’identite´ nationale) des cultures et identite´s locales, marginales, pe´riphe´riques » (A. Go¨ kalp). Emprunts, e´changes et fusions furent nombreux entre Grecs, Turcs, Lazes, Ge´orgiens et Hemc¸in. La danse horon est grecque, le kemenc¸e et le tulum (cornemuse en peau de mouton) sont communs aux peuples de la mer Noire. Michael Meeker (2002) a souligne´ la similitude des mentalite´s, des structures sociales et de la culture mate´rielle entre le Caucase occidental et la coˆte orientale turque de la mer Noire : le gouˆt des armes, l’opposition entre l’exploitation des femmes et l’ide´al masculin d’oisivete´, la parente´ patriline´aire et ses manifestations familiales, vendetta et politique (les agas, derebey). La transmission de fonctions culturelles d’origine caucasienne de l’Est vers l’ouest du couloir pontique, regroupe les Turcs de la mer Noire, pourtant d’origines ethniques diverses, dans une sorte de « famille » laze, faisant fonction d’anceˆtre commun fictif des Turcs de la mer Noire. Les minorite´s non turques, sans se heurter de front a` l’acculturation turque, ont pratique´ une acculturation a` rebours transmettant des traits spe´cifiques ge´ne´rateurs d’une identite´ re´gionale turque de la mer Noire. Si les Lazes se sont parfaitement inte´gre´s a` l’empire ottoman et a` la Turquie jusqu’a` l’assimilation, les Grecs pontiques, par contre, ont toujours e´migre´ vers la Russie avant tout pour des raisons religieuses, puis vers la Gre`ce avec l’e´change des populations de 1923. Leurs descendants islamise´s, non concerne´s par cet e´change, qui s’est fait sur une base religieuse, non linguistique, se trouvent aujourd’hui dans quelques valle´es du Pont.

Les Musulmans helle´nophones du Pont, te´moins d’une ancienne pre´sence grecque ` la fin du XVII e et au de´but du XVIII e sie`cles, Les valle´es de Of et A Su¨rmene a` l’Est de Trabzon et de Tonya au Sud-Ouest, avaient des populations musulmanes helle´nophones. Il y avait a` la fin du XX e sie`cle de 40 a` 50 villages helle´nophones dans la valle´e de Of, 5 villages dans la valle´e voisine de Su¨rmene (Surmena) et 7 dans celle de Tonya. Ces populations ont conserve´ jusqu’a` aujourd’hui, dans les anciennes ge´ne´rations du moins, une langue grecque pontique (romaı¨ka). Elles sont issues de conversions massives a` l’Islam que les auteurs datent de la deuxie`me moitie´ du XVII e sie`cle, a` en turc et les migrations ont fait reculer la langue laze qui serait menace´e de disparition aujourd’hui (A. Toumarkin, 1995).

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l’e´poque des derebey, seigneurs locaux connus pour leurs exactions et ` la fin l’oppression qu’ils ont exerce´e sur les populations chre´tiennes. A e du XIX sie`cle, il y avait une centaine de villages dans la re´gion de Of dont huit seulement e´taient chre´tiens. La re´gion de Tonya dans l’arrie`re-pays de Platana est moins e´tendue avec seulement 2 000 familles musulmanes helle´nophones. Les Musulmans ayant de´clare´ parler le grec comme langue maternelle e´taient, dans la province de Trabzon, 4 535 selon le recensement de 1965 (P. A. Andrews, 1989, 145). Ces helle´nophones musulmans se re´partissent dans 48 villages selon des sources cite´es par P. A. Andrews (1989, 373-374). Le chiffre de ponticophones du recensement de 1965 est, selon Faruk Bilici (2010), tre` s largement sous-estime´. Ce seraient, en fait, 300 000 personnes sur une population de 975 000 pour l’ensemble de la province de Trabzon qui parleraient le grec pontique, soit 33 %. Certains villages parlant aujourd’hui le pontique ne figureraient pas dans la liste donne´e par P. A. Andrews (F. Bilici, 2010). Dans la valle´e de Su¨rmene (Surmena) a` l’Ouest de Trabzon, cinq villages dans la partie haute sont aussi helle´nophones, issus d’une migration a` partir de la valle´e de Of. La partie occidentale de la haute valle´e de Of (district de C¸aykara), qui e´tait devenue au XVIe sie`cle un refuge pour des Grecs orthodoxes, comme d’autres re´gions montagneuses analogues du vilayet de Trabzon, a e´te´ le premier berceau de ce phe´nome`ne de conversion massive de Grecs a` l’Islam dans la seconde moitie´ du XVII e sie`cle, pour une raison encore non e´lucide´e (M. E. Meeker, 2002). Cette re´gion rurale montagneuse pauvre e´tant passe´e de la tradition grecque orthodoxe byzantine a` celle de l’Islam arabe et ottoman, l’enseignement religieux dans des medrese y est devenu une ressource 7. Le district de Of e´tait, a` la fin du XIX e sie`cle, une pe´pinie`re de hodjas et d’imams pour toute l’Asie Mineure, forme´s par des professeurs de religion (Islam sunnite). ¨ mer Asan, un Turc originaire du village de Prenons l’exemple de O Tsorouk (Erenkioı¨) dans la valle´e de Of, dont la famille a e´migre´ a` Istanbul ou` il a e´te´ scolarise´ en turc. Il a publie´ un livre en turc (traduit par la suite en grec) sur la culture pontique dans lequel il relate sa queˆte identitaire (O. Asan, 1998). Sa langue maternelle parle´e au sein de sa famille e´tait le grec pontique de Of qu’on de´signe localement sous le terme de « romaı¨ka » (la langue des Ruˆm). Partant de la langue, il de´couvrit que sa culture e´tait celle de la mer Noire, que l’on de´signe sous le nom de Pontos. Il se dit appartenir au peuple 7. Il s’est re´pandu et ge´ne´ralise´ dans l’ensemble du district de Of (M. E. Meeker, 2002, 57). Cet enseignement officiel pendant la pe´riode ottomane, situe´ sur les marges de l’Anatolie, a pu se perpe´tuer pendant les re´formes ke´malistes, qui l’avaient supprime´ dans les centres urbains, jusqu’a` ce qu’il soit re´tabli dans les anne´es 1950. La de´livrance de diploˆmes en e´tudes religieuses s’est poursuivie jusqu’a` nos jours. C’est une activite´ et un gagne-pain essentiels pour ces Musulmans de Of dont beaucoup sont encore helle´nophones.

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L’he´ritage ottoman

pontique qui aujourd’hui vit de part et d’autre de la mer E´ge´e et de la mer Noire. Selon l’E´tat-nation dans lequel ils vivent, les Pontiques parlent grec, turc ou russe et leur langue grecque pontique d’origine est en train de disparaıˆtre chez les nouvelles ge´ne´rations 8. ` l’interface de la Russie, de la Turquie et de la Gre`ce, les Grecs A pontiques aujourd’hui en diaspora dans ces espaces et dans le monde sont le groupe ethnique qui a su construire un espace re´ticulaire caracte´ristique de cette situation de contacts multiples.

L’espace-re´seau transnational et diasporique des Grecs pontiques L’espace migratoire transnational des Grecs pontiques s’est constitue´ en quatre grandes phases chronologiques et ge´ographiques. Dans un premier temps de longue dure´e, du XVe au de´but du XX e sie`cle, ils se sont disperse´s ` partir de la Premie`re sur les coˆtes de la mer Noire et dans le Caucase russe. A Guerre mondiale et a` la suite du traite´ de Lausanne (1923), leur espace migratoire s’est e´tendu a` la Gre`ce et a` l’Asie centrale sovie´tique (de´portations de la pe´riode stalinienne 1937-1950). Dans un troisie`me temps, apre`s la Seconde Guerre mondiale, ils se sont rede´ploye´s dans les pays du Nouveau Monde (E´tats-Unis, Canada, Australie) et en Europe occidentale (Allemagne, Belgique, Sue`de), au sein de la diaspora grecque, dont ils constituent une partie qui garde sa spe´cificite´. Enfin, depuis la dissolution de l’URSS, environ 200 000 Grecs pontiques de Russie, Ukraine, Arme´nie et Ge´orgie sont venus s’installer en Gre`ce, le plus souvent dans les villages et villes d’installation des re´fugie´s e´change´s de Lausanne (1923), avec lesquels ils ont parfois des liens de parente´ (voir chapitre 15). Cet espace transnational et diasporique des Grecs pontiques se structure autour du Pont et de la mer Noire selon trois aure´oles correspondant aux quatre phases de leurs migrations mondiales : le Caucase (1829-1918), la Gre`ce et la Russie (1920-1950), les pays du Nouveau Monde et l’Europe occidentale (1950-1970), le « retour » en Gre`ce depuis les pays de l’ex-URSS (1989-2005).

¨ mer Asan est alle´ dans le nord de la Gre`ce et dans le village Nea Trapezounda, situe´ a` 8. O proximite´ de Katerini. Dans ce village se sont regroupe´s en 1928 la plupart des re´fugie´s originaires des huit villages chre´tiens de la valle´e de Of e´change´s en 1924. Le pope Papadopoulos originaire du village de Zisino lui remit la copie d’un manuscrit datant du de´but du XXe sie`cle, donnant une description pre´cise de la valle´e de Of et de ses villages a` cette date (O. Asan, 1998, 23-46).

L’interface pontique et caucasienne avec la Russie

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Conclusion : le Nord-Est anatolien ou l’interface russe Le Nord-Est anatolien a toujours e´te´ dans la longue dure´e un espace montagneux pluri-ethnique en continuite´ avec le Caucase et un littoral Sud de la Mer noire relie´ par toutes sortes d’e´changes commerciaux et de´mographiques avec ses littoraux Est et Nord, notamment a` travers la synapse de Tre´bizonde. Les Arme´niens, les Grecs pontiques, les Lazes, et marginalement les Kurdes, y ont e´te´ longtemps, jusqu’a` la Premie`re Guerre mondiale, plus nombreux que les Turcs. Entre les Empires russe et ottoman les mobilite´s pour raisons e´conomiques et les de´placements contraints de populations a` la suite de guerres, ont e´te´ constants, surtout depuis la fin du XVIII e sie`cle. On est donc en pre´sence d’un espace d’interface entre ces deux empires, le russe e´tant jusqu’a` la Premie`re Guerre mondiale en constante progression aux de´pens de l’ottoman. Les frontie`res ont e´te´ mobiles entre ces empires et des « royaumes » ou principaute´s de taille beaucoup plus re´duites et de ge´ome´trie tre`s variable : l’Arme´nie, la Ge´orgie, la re´gion grecque pontique he´rite´e de l’empire de Tre´bizonde byzantin, qui ont eu tre`s toˆt des structures e´tatiques, le Lazistan et le Kurdistan, qui n’ont jamais constitue´ des entite´s politiques se´pare´es mais plutoˆt des aires ethnoculturelles. La zone de Kars et Ardahan conquise par la Russie en 1878, ame´nage´e en zone pionnie`re frontalie`re sous la direction de l’arme´e russe, est le seul territoire qui est redevenu turc en 1918. Les populations grecques et arme´niennes, qui y avaient ve´cu quarante ans, ont duˆ la quitter et s’implanter en exil dans le nord de la Gre`ce, en Russie ou en Arme´nie sovie´tique ou` elles conservent et cultivent la me´moire de ce territoire perdu. Un troisie`me empire, l’Empire perse des Safavides, puis des Qadjar, est e´galement pre´sent au SudEst, le long d’une des plus anciennes frontie`res, qui n’a pas beaucoup varie´ depuis le XVI e sie`cle. Ce Nord-Est anatolien a e´te´ particulie`rement difficile a` inte´grer a` la Turquie contemporaine ; il a fait l’objet de politiques d’« inge´nierie de´mographique » de la part des Unionistes et des Ke´malistes, donnant lieu a` des massacres, des de´portations, purifications ethniques voire ge´nocide. Les populations de cet espace d’interface, victimes d’affrontements re´currents entre les empires et les principaute´s ou royaumes locaux, ont constitue´ des diasporas re´gionales puis mondiales : Arme´niens, Grecs pontiques, Lazes, Kurdes. Cet espace reste une zone d’instabilite´ potentielle et de tension, la frontie`re avec l’Arme´nie e´tant encore ferme´e.

Chapitre 12

L’interface thrace avec les Balkans et la synapse d’Istanbul

Au Nord-Ouest, l’Asie Mineure ou Anatolie est se´pare´e de l’Europe balkanique par les de´troits des Dardanelles et du Bosphore, la mer de Marmara, entre mer E´ge´e et mer Noire. La Thrace orientale est l’unique re´gion turque appartenant au continent europe´en, nague`re dispute´e entre la Gre`ce et la Turquie. Cette dernie`re l’a finalement conserve´e au prix de purifications ethniques conside´rables, la privant de ses populations grecque, arme´nienne, bulgare et meˆme juive, remplace´es par des Musulmans re´fugie´s des Balkans ou du Caucase (muhacir) et des Kurdes de´porte´s de leur territoire d’origine. La Thrace, re´gion de l’Antiquite´ grecque puis romaine, est aujourd’hui partage´e entre les E´tats-nations grec, bulgare et turc. Les minorite´s musulmanes, turcophones ou non, sont pre´sentes en Gre`ce et en Bulgarie, alors que du coˆte´ turc les minorite´s chre´tiennes sont absentes, en dehors d’Istanbul ou` leur pre´sence le´galise´e par le traite´ de Lausanne (1913) est de plus en plus limite´e et symbolique. L’interface est double : balkanique le long de la frontie`re turque de l’Evros (ou Maritsa) et de son bassin-versant avec la Thrace occidentale grecque, la Roume´lie bulgare, et internationale le long de l’espace maritime des de´troits et de la mer de Marmara qui se´pare l’Asie Mineure des Balkans. On est, par excellence, dans un espace d’interfaces entre l’Asie Mineure et les Balkans et au-dela` l’Europe, et entre deux bassins maritimes ferme´s, Me´diterrane´e et mer Noire. C’est aussi un lieu de synapses (Edirne, Istanbul), la me´gapole d’Istanbul e´tant la plus importante entre la Turquie et l’Europe et meˆme le monde. Cette fonction d’interface et de synapse a e´te´ dans la longue dure´e assume´e et conforte´e par le cosmopolitisme de la ville-capitale et l’espace de circulation des de´troits, mais aussi par la pluriethnicite´ de la Thrace. Comment la Turquie moderne a-t-elle transforme´ cette re´gion en zone frontie`re sanctuarise´e, vide´e de ses minorite´s chre´tiennes et juive depuis les purifications ethniques d’avant et apre`s la Premie`re Guerre mondiale, repeuple´e par des re´fugie´s musulmans ou des populations de´place´es ? Comment Istanbul, prive´e de ses minorite´s ottomanes chre´tiennes, peut-elle de nouveau jouer ce roˆle de synapse entre la Turquie et le monde ? Est-elle redevenue cosmopolite ?

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L’he´ritage ottoman

Qu’est-ce que la Thrace ? La Thrace a eu, selon les auteurs, une extension variable au sein des Balkans. La plus large, a` l’e´poque home´rique, va du Danube au Nord, au Vardar-Axios a` l’Ouest, la Thessalie et l’Olympe au Sud, la mer Noire a` l’Est et la Propontide ou mer de Marmara au Sud-Est. Elle a fait partie du royaume de Mace´doine sous Philippe II et Alexandre. On retiendra une de´finition ge´ographique plus limite´e, qui s’est impose´e par la suite : au Nord la chaıˆne de montagnes et le plateau du Balkan (en turc) ou Stara Planina (en bulgare), au Sud et a` l’Ouest le massif du Rhodope et de Pirin, la valle´e de la Mesta ou Nestos servant de limite ; les coˆtes se situaient le long de la mer E´ge´e, de la Propontide (mer de Marmara) et du Pont-Euxin (mer Noire) a` l’Est. Le fleuve central, au cœur de la Thrace, est la Maritsa (en bulgare) ou Evros (en grec). Il draine la plaine de Roume´lie orientale et ses collines, puis sert de frontie`re entre la Thrace orientale turque et les plaines et collines de la Thrace occidentale grecque. Dans la Gre`ce classique d’He´rodote, les Thraces e´taient conside´re´s comme un ethnos qui n’avait pas fait son unite´ sur le plan politique. He´rodote de´crit leurs coutumes comme le contraire des coutumes grecques : l’anarchie, la polygamie, l’achat d’e´pouses, la liberte´ sexuelle des jeunes filles, l’association des tatouages et des plus hautes classes, une triade de divinite´s au lieu du polythe´isme des Grecs. Les Thraces e´taient « civilise´s » car, suivant des re`gles qui e´taient souvent l’inverse de celles suivies par les Grecs, ils n’e´taient pas conside´re´s comme des « sauvages » a` l’instar des Cyclopes (I. Petropoulos, 2013, 50-51). Ils e´taient comme les Illyriens situe´s plus a` l’Ouest, ou les Daces au Nord, et les Dardaniens, l’un des peuples indo-europe´ens du nord de la Gre`ce, avant la conqueˆte romaine du I er sie`cle et la slavisation a` partir du VI e sie`cle (P. Garde, 2004, 410). Les Illyriens ont transmis leur langue aux Albanais leurs descendants, celle-ci provenant du thrace selon certains linguistes (P. Garde, 2004, 411-412). Au Ve sie`cle av. J.-C., les Thraces avaient constitue´ un E´tat, le royaume des Odryses, qui ne s’est helle´nise´ qu’a` partir du IVe sie`cle. Ces Thraces ont e´te´ progressivement helle´nise´s par les cite´s grecques, « colonies », fonde´es sur les coˆtes e´ge´enne, propontide et pontique a` partir du VII e sie`cle av. J.-C. Le Sud de la Thrace, en dehors des cite´s grecques de la coˆte, a e´te´ helle´nise´ plus toˆt et plus intense´ment que le Nord. Les nombreux toponymes grecs et un grand nombre d’inscriptions te´moignent de cette helle´nisation progressive. Les institutions grecques de la cite´ furent e´galement introduites, le commerce, les productions artisanales et artistiques grecques e´tant de´veloppe´es. Philippopoli, Andrinople, Markianoupoli, Nikopoli du Nestos et celle de l’Istros, Traı¨anopoli... furent parmi les principaux centres urbains (K. A. Vakalopoulos, 1990, 17-21). Sous Auguste au I er sie`cle

L’interface thrace avec les Balkans et la synapse d’Istanbul

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avant J.-C., les Thraces e´taient encore dans un royaume client de Rome, encadre´ par des provinces romaines. La Thrace devint en 46 ap. J.-C. une province romaine, qui au IVe sie`cle se divisa en deux : Thracia avec Philippopolis comme capitale, et Haemimontus du coˆte´ du Pont-Euxin autour d’Andrinople. ` partir du VI e sie`cle, arrive`rent en Thrace des peuples slaves, en A particulier les Bulgares, qui devinrent de´mographiquement dominants au Nord du massif des Rhodopes, dans la haute valle´e de la Maritsa. Les Bulgares actuels qui peuplent surtout la Thrace du Nord ont une triple origine. Ce sont des Slaves, comme les Serbes, arrive´s en meˆme temps des plaines du Nord-Est, mais ils furent conquis au VII e sie`cle ap. J.-C. par une peuplade turco-tatare venant d’Ukraine qui leur a donne´ son nom. Ces Slaves et ces Turco-tatares paı¨ens ou proto-Bulgares se sont meˆle´s aux Thraces indoeurope´ens « autochtones ». Ils ont ensuite e´te´ christianise´s par les Byzantins Cyrille et Me´thode au IX e sie`cle 1. La pression ou pousse´e bulgare au NordOuest de Constantinople-Istanbul est un phe´nome`ne de la longue dure´e. Elle a e´te´ tre`s forte avec le tsar Syme´on au pouvoir de 893 a` 927, qui lanc¸a plusieurs offensives de´vastatrices contre l’empire byzantin, qui le mene`rent par deux fois sous les murailles de Constantinople (en 913 et en 924). Au XIX e sie`cle, la Thrace a e´te´ divise´e, a` l’inte´rieur de l’empire ottoman, en plusieurs unite´s administratives : en 1867 entre le vilayet d’Istanbul (Constantinople) et celui d’Edirne (Andrinople). En 1878, au traite´ de Berlin, fut cre´e´e la province autonome de Roume´lie orientale qui comprenait le sandjak de Philippopoli, celui de Silymnos et une partie de celui d’Andrinople. Il est difficile de se faire une ide´e pre´cise de la composition ethnique de la Thrace a` la fin du XIX e sie`cle a` cause de l’abondance des te´moignages de voyageurs souvent contradictoires (K. A. Vakalopoulos, 1990, 24-25). Une forte pre´sence grecque e´tait atteste´e en Roume´lie orientale et au Sud du Rhodope, le long des coˆtes de la Propontide, en particulier dans les centres urbains. Les cartes ethnographiques montrent l’absence ou le faible nombre de populations bulgares au Sud de Philippopoli (K. A. Vakalopoulos, 1990, 25-26). La pre´sence turque e´tait relativement importante par rapport au reste des Balkans. Des paysans turcs avaient e´migre´ en Thrace et en Mace´doine, ou` ils vivaient dans des conditions analogues a` celles des paysans chre´tiens, mais ils payaient des taxes moins e´leve´es et jouissaient d’une quasi-proprie´te´ prive´e de leurs terres. 1. Ils ont cre´e´ plusieurs empires bulgares s’opposant a` Byzance (P. Garde, 2004, 191-195). ` l’e´poque ottomane, on appelait Bulgares tous les Slaves habitant la moitie´ orientale des A Balkans, ceux qui e´taient a` l’Est des Serbes. La frontie`re entre ces deux peuples slaves se situait a` l’Ouest de la Thrace, dans les montagnes qui prolongent au Nord le massif de Pirin. On peut dire qu’il n’y avait pas de Serbes en Thrace, seulement des Bulgares (P. Garde, 2004, 197-199).

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Il y eut des conversions de masse a` l’Islam chez les Bulgares des Rhodopes et de la plaine du Danube au Nord de la Stara Planina. Ces Pomaks vivaient en communaute´s tre`s traditionnelles en particulier dans la montagne (B. Jelavich, 1983, 95). Les habitants chre´tiens et musulmans e´taient sous la double autorite´ de l’administration ottomane et des notables de leur village, ainsi que, pour les Chre´tiens, sous celle de l’E´glise orthodoxe. Ils e´taient d’abord sous la juridiction de l’archeveˆche´ slave d’Ohrid jusqu’en 1767, puis de Constantinople, ce qui entraıˆna la domination culturelle et linguistique des Grecs. Le commerce et l’e´ducation e´taient aux mains des Grecs (B. Jelavich, 1983, 96-97). Cependant la cre´ation de l’exarchat bulgare en 1870, re´introduisant le slavon comme langue liturgique, fut le pre´lude de l’inde´pendance de la Bulgarie acquise en 1878 au traite´ de Berlin. Jusqu’a` la Seconde Guerre mondiale et l’occupation allemande, la Thrace e´ge´enne au Sud du Rhodope a e´te´ dispute´e entre la Gre`ce et la Bulgarie qui a essaye´ de s’assurer une coˆte sur la Me´diterrane´e orientale. Les populations slavophones, bulgarophones de Mace´doine et de Thrace, ont e´te´ un enjeu dans les hostilite´s entre ces deux E´tats-nations.

La guerre russo-turque de 1877-78 et la migration force´e des Musulmans bulgares En 1877, l’arme´e russe occupa rapidement la Bulgarie, faisant fuir devant elle un maximum de Musulmans, pour de´sorganiser le camp adverse de l’arme´e ottomane et prote´ger ses arrie`res. L’action de la cavalerie cosaque en liaison avec les Bulgares chre´tiens locaux a e´te´ de´terminante. Ils encerclaient les villages et laissaient les Bulgares, arme´s par leurs soins, massacrer une partie de la population et piller, faisant fuir le reste de la population (J. McCarthy, 1995, 69-71). L’arme´e re´gulie`re russe a e´galement attaque´ et saccage´ des villages, utilisant son artillerie. Elle s’est appuye´e sur les re´volutionnaires bulgares dont elle a facilite´ l’armement 2. 2. Les Russes ont utilise´ le pillage et la destruction des proprie´te´s des civils, les incendies de village, comme moyens pour faire fuir sans possibilite´ de retour les Musulmans de Bulgarie. « Bien qu’il soit difficile de distinguer une politique de´libe´re´e d’une absence de discipline militaire, les actions de la soldatesque russe semblent avoir e´te´ partie prenante de la politique russe d’e´radication de la pre´sence turque et musulmane en Bulgarie » (J. McCarthy, 1995, 74). Paralle`lement, des Musulmans bulgares et des Circassiens de´truisirent et pille`rent des villages chre´tiens a` l’arrie`re des troupes ottomanes. Ces actes furent moins nombreux que les pre´ce´dents, a` cause de la retraite rapide de l’arme´e ottomane et de la politique re´pressive des Ottomans vis-a`-vis de ces actes de pillage et de meurtre, alors qu’au contraire les Russes ont encourage´ de tels actes.

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L’avance´e des troupes russes provoqua l’exode plus ou moins massif de re´fugie´s turcs et musulmans fuyant d’une ville a` l’autre. Cet exode fut d’autant plus e´prouvant et meurtrier qu’il se de´roula durant la pe´riode hivernale. En moins de trois ans, de 1877 a` 1879, environ un million de re´fugie´s musulmans (turcophones, Pomaks, Circassiens et Tatares) furent chasse´s ou s’enfuirent de leurs maisons pour aller dans les principaux centres de Bulgarie et de Thrace occidentale, a` Istanbul et, au-dela`, en Anatolie. Certains revinrent par la suite, mais plus de 500 000 devinrent des re´fugie´s permanents (J. McCarthy, 1995, 89-91). Comme les Musulmans de Crime´e et du Caucase avant eux, ils furent installe´s dans ce qui restait de l’Empire ottoman, certains meˆme en Mace´doine et Thrace, d’ou` ils furent chasse´s de nouveau plus tard par les guerres balkaniques (1912-1913). Ils ont comme eux trouble´ la vie des populations locales et propage´ la haine contre leurs oppresseurs chre´tiens. La re´installation des re´fugie´s, apre`s l’armistice et le traite´ de Berlin (1878), dans la Bulgarie inde´pendante et dans la Roume´lie orientale, province ottomane autonome dirige´e par un gouverneur chre´tien, ne fut pas encourage´e, sinon tre`s fortement de´courage´e, dans de nombreux cas. L’objectif de la Russie, dans cette guerre russo-turque de 1877-78, e´tait de cre´er un grand E´tat bulgare dans les Balkans, un E´tat slave de´barrasse´ de sa population musulmane, un rempart pour les inte´reˆts russes dans la re´gion.

Les guerres balkaniques (1912-1913) : l’exode des populations musulmanes Par la suite, les guerres balkaniques ont eu sur les populations musulmanes un effet analogue a` celui de la guerre russo-turque de 1877-78. Dans ces deux guerres, les meurtres, les viols et les pillages ont eu pour re´sultat de chasser les Turcs et plus ge´ne´ralement les Musulmans de leurs maisons rurales ou urbaines et de les pousser a` se re´fugier dans ce qui restait de l’Empire ottoman. Il s’ensuivit une forte diminution de la population musulmane des Balkans et la cre´ation d’E´tats a` populations majoritairement chre´tiennes. La Gre`ce, la Serbie, le Monte´ne´gro et la Bulgarie, ont chacun mene´ leur guerre contre les Ottomans. L’expulsion des Musulmans de chacun de leurs territoires ne fut pas coordonne´e, comme le fit la Russie dans le cas pre´ce´dant, mais s’effectua dans le de´sordre d’un E´tat vers l’autre, avec des conse´quences sur les populations pires que celles de 1877-78 en termes de mortalite´. La premie`re guerre balkanique (1912-13) fut rapide. Les Bulgares purent vaincre assez facilement l’arme´e ottomane en octobre-novembre 1912 a` Kirk Kilisse puis a` Lu¨leburgaz en Thrace orientale. Les Serbes de´firent les Ottomans a` Kumanova puis a` Manastir a` la meˆme e´poque, les Grecs

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prenant Salonique une semaine avant l’arrive´e des troupes bulgares. Les villes ¨ sku¨dar (Scuttari), tombe`rent de Ioannina en E´pire, Edirne (Andrinople) et U aux mains respectivement des Grecs, des Bulgares et des Monte´ne´grins en mars-avril 1913. Les Ottomans perdirent ainsi la quasi-totalite´ de leurs territoires balkaniques en quelques mois, et ne re´cupe´re`rent la Thrace occidentale et orientale que dans la seconde guerre balkanique qui suivit en 1913. L’arme´e bulgare fut la plus efficace. Mais, a` coˆte´ des arme´es re´gulie`res, il y avait les milices des komitadji dont les plus nombreux e´taient des Bulgares, mais qui comprenaient aussi des Serbes et des Grecs ; leurs actions e´taient tole´re´es, voire soutenues, par les gouvernements respectifs de ces pays. Ils attaquaient les villages et les villes habite´s par des Musulmans, derrie`re la ligne du front, pour y imposer leur groupe ethnique, provoquer un exil force´ sans retour, pour « de´turquiser » les Balkans. Les maisons e´taient de´truites ou incendie´es, le be´tail et les re´coltes vole´s. Pendant la premie`re guerre balkanique, un grand nombre de re´fugie´s musulmans ou bien sont morts d’e´puisement et de maladies, ou bien sont revenus dans leurs villages et maisons des pays chre´tiens concerne´s. Il a e´te´ impossible de distinguer statistiquement les re´fugie´s musulmans des deux guerres balkaniques, de la Premie`re Guerre mondiale et de la guerre d’inde´pendance turque. Les re´fugie´s musulmans ont e´te´ estime´s par le Ministe`re de l’inte´rieur turc en 1920 a` un peu plus de 400 000, installe´s pour la plupart sur les terres ottomanes d’Anatolie (J. McCarthy, 1995, 161). De`s la fin de 1913, les Musulmans des Balkans, nague`re majoritaires dans certains vilayets et sandjaks, e´taient devenus une minorite´ partout. « Des 2 315 293 Musulmans qui avaient ve´cu sur le territoire europe´en enleve´ a` l’empire ottoman (a` l’exclusion de l’Albanie), 1 445 179 (62 %) e´taient partis ou morts. Parmi eux, 413 922 avaient immigre´ en Turquie pendant et apre`s les guerres balkaniques entre 1912 et 1920. 398 849 sont venus en Turquie entre 1921 et 1926, la plupart dans le cadre de l’e´change des populations entre la Gre`ce et la Turquie de 1923. 812 771 Musulmans d’Europe avaient surve´cu comme re´fugie´s. Le reste, 632 408, e´taient morts soit 27 % de la population musulmane du territoire europe´en ottoman conquis » (J. McCarthy, 1995, 164). On a de´crit au chapitre 8 la purification ethnique des Grecs de la Thrace orientale entre 1912 et 1923.

La sanctuarisation de la re´gion frontalie`re de Thrace orientale (1913-1923) Cette re´gion parfois qualifie´e de « porte d’Istanbul », au cœur de l’E´tat impe´rial ottoman, avait une grande importance strate´gique. Avant les guerres balkaniques, la province (vilayet) d’Edirne avait, au recensement de

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1887-1888, a` coˆte´ de sa population musulmane (39,3 %) une grande part de populations non musulmanes : 38,4 % de Grecs, 16 % de Bulgares, 0,04 % de Juifs et 0,02 % d’Arme´niens. La ville meˆme d’Edirne (Andrinople), ancienne capitale ottomane, comptait sur une population d’environ 90 000 habitants : 47 000 Turcs, 20 000 Grecs, 15 000 Juifs, 4 000 Arme´niens, 2 000 Bulgares et autres (E. Ginio, 2013, 286). L’arme´e bulgare avait envahi la re´gion en octobre 1912 lors de la premie`re guerre balkanique, la ville fortifie´e d’Edirne ayant capitule´ apre`s un sie`ge de cinq mois en mars 1913. Cependant la Bulgarie abandonne´e par ses anciens allie´s balkaniques (Serbie et Gre`ce) dut e´vacuer la re´gion en juillet au profit de l’arme´e ottomane lors de la seconde guerre balkanique. La Thrace orientale remodele´e en 1915 devint frontalie`re a` la fois de la Bulgarie et de la Gre`ce, seul reliquat des territoires europe´ens ottomans. Elle devint en quelques anne´es une re´gion ethniquement et religieusement homoge`ne sans minorite´s. Les Bulgares partirent les premiers a` la suite du retrait de leur arme´e qui s’e´tait livre´e a` des exactions et des atrocite´s. Les Grecs et les Arme´niens l’avaient quitte´e a` la suite du retrait de l’arme´e grecque qui l’avait occupe´e de 1920 a` 1922, et du traite´ de Lausanne (1923) prescrivant l’e´change des populations. La minorite´ juive, seule restante, subit des pressions qui l’amene`rent a` partir dans les deux premie`res de´cennies de la Re´publique turque. Toutes les communaute´s juives de Turquie furent contraintes a` s’assimiler linguistiquement et culturellement a` la socie´te´ turque. Les pressions et menaces contre la communaute´ juive des villes de Thrace orientale culmine`rent en 1934, contraignant des milliers d’entre eux a` e´migrer de´finitivement a` Istanbul (E. Ginio, 2013, 287). La fin du XIX e et le de´but du XX e sie`cle ont e´te´ marque´s par d’importants mouvements de populations provoque´s par des guerres entre l’Empire ottoman et la Russie puis plusieurs e´tats balkaniques. Entre 500 000 et un million de Musulmans avaient e´te´ expulse´s des Balkans vers l’Empire ottoman. Environ 200 000 Grecs de Thrace orientale avaient duˆ de meˆme quitter leurs foyers avant et apre`s la Premie`re Guerre mondiale. Un premier e´change de population s’e´tait donc produit de fait, sans eˆtre organise´ et encadre´ comme celui qui se produira par la suite en 1923 (traite´ de Lausanne). C’e´tait le pre´lude de la vaste recomposition de´mographique et territoriale qui a caracte´rise´ la fin de l’Empire ottoman. Les Grecs de Thrace orientale et de l’actuelle re´gion de Marmara en Turquie ont e´te´ en partie remplace´s par des Musulmans du vilayet de Salonique e´change´s en vertu du traite´ de Lausanne (1923). Ils rede´couvrent aujourd’hui la me´moire de leurs origines plurielles.

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Les E´change´s Musulmans du vilayet de Salonique Les recensements ottomans de 1906-1907 montrent que les Musulmans formaient 45 % de la population totale du vilayet de Salonique, 40 % de celle du sandjak de meˆme nom, et 26 % de la population de la ville de Salonique. La population musulmane de cette ville, la troisie`me de l’empire ottoman et la plus cosmopolite, e´tait compose´e principalement d’officiers, de diplomates, de fonctionnaires et de petits commerc¸ants, alors que celle du reste du vilayet e´tait en majorite´ compose´e d’agriculteurs (oliviers, tabac, vignes, arbres fruitiers...). 200 a` 300 000 Musulmans de l’ancien vilayet de Salonique et de quelques districts frontaliers occidentaux, correspondant a` l’actuelle Mace´doine grecque, au Sud de l’ex Mace´doine yougoslave et au sud-ouest de la Bulgarie (Mace´doine de Pirin), ont duˆ quitter leur domicile et leurs terres dans le cadre de l’e´change des populations e´dicte´ par le traite´ de Lausanne (1923). Ces e´change´s (Selanikli) ont e´te´ re´partis en Turquie par la Direction ge´ne´rale de l’e´change et se sont disperse´s par eux-meˆmes, majoritairement dans les provinces et districts quitte´s par les Chre´tiens grecs d’Asie Mineure, e´change´s eux aussi mais deux a` trois fois plus nombreux. La re´gion de Marmara (Thrace orientale, re´gions d’Istanbul et de Bursa) a rec¸u le plus grand nombre d’entre eux (58 %). La re´gion de l’E´ge´e, en particulier autour d’Izmir, en a rec¸u 13 %, et celle de la mer Noire (autour de Samsun) 11 %. Les autres re´gions d’Anatolie centrale et orientale et du Sud-Est 13 %, mais disperse´s. Ces e´change´s se sont installe´s dans les re´gions ou` les Grecs e´taient nombreux avant 1923. Avant 1914, 115 000 Musulmans de Gre`ce, la plupart provenant du vilayet de Salonique, s’e´taient exile´s, suivis par 185 278 juste avant l’e´change (G. Bayindir, 2013, 59-62). Les Musulmans de Gre`ce qui se sont re´fugie´s en Turquie entre 1914 et 1925 ont donc e´te´ 623 251 dont la moitie´ environ ont e´te´ des e´change´s. Le choix des lieux d’installation de ces re´fugie´s et e´change´s a e´te´ tre`s souvent influence´ par leur profession ou activite´s dans le vilayet de Salonique. La Direction Ge´ne´rale de l’e´change pour la Construction et l’Installation (Mu¨badele Imar ve Iskan Vekaleti) a installe´ les artisans, commerc¸ants et fonctionnaires majoritairement dans les villes et banlieues des grandes villes. Les agriculteurs ont e´te´ installe´s soit dans des villages turcs « autochtones », soit dans des villages de re´fugie´s ante´rieurs, soit dans les anciens villages grecs abandonne´s a` la suite de l’e´change. Dans ce dernier cas, des communaute´s entie`res d’e´change´s ou de re´fugie´s plus anciens ont pu conserver une continuite´ de leur vie communautaire et de leur culture ante´rieures pendant une assez longue pe´riode. Par contre, dans le cas d’une installation en milieu urbain, l’inte´gration dans la socie´te´ turque a e´te´ rapide, mais une grande partie de leur identite´ et de leur culture d’origine a e´te´ perdue (G. Bayindir, 2013, 60).

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Il faut distinguer les e´change´s des re´fugie´s arrive´s avant (guerres balkaniques) ou apre`s eux, des migrants, et des « autochtones » qui e´taient la` avant tous les autres. Parmi les e´change´s et les re´fugie´s, une identite´ salonicienne s’est cre´e´e, de´finie comme supe´rieure et plus valorisante que les identite´s plus locales (Drama, Edessa, Serre`s) ou ethniques (Pomaks, Valaques, Gitans, Patriotes) qui se combinent souvent avec elle ou tout simplement avec l’identite´ d’e´change´ ou de re´fugie´ 3. Diverses composantes identitaires locales et/ou ethniques s’articulent avec l’identite´ salonicienne partage´e et dominante. Elles sont comple´mentaires mais pas ne´cessairement pre´sentes au sein de l’« identite´-me`re » salonicienne. Leur importance par rapport a` celle-ci est variable selon les contextes locaux et les origines ge´ographiques. Ces identite´s locales sont souvent lie´es a` une activite´ ou un me´tier, comme la culture du tabac pour les e´change´s originaires de Drama. Ceux d’Edessa et des anciens kaza frontaliers a` l’Ouest du vilayet de Salonique connaissent une grande varie´te´ linguistique avec a` coˆte´ des Musulmans turcophones, des helle´nophones (Patriotes ou Vallahades), des slavophones (bulgaro-mace´doniens), des Valaques (roumanophones) 4. Les e´change´s de la premie`re ge´ne´ration ont eu des difficulte´s, surtout au cours des premie`res anne´es, a` se faire accepter par les populations locales. Leur diffe´rence linguistique, leur accent diffe´rent en turc, leurs habitudes dans la vie quotidienne ont parfois suscite´ des re´actions de rejet de la part de la socie´te´ d’accueil. Les femmes en particulier ont eu des comportements plus ouverts et plus modernes que les femmes de la socie´te´ locale. Cela a favorise´ les mariages majoritairement intercommunautaires dans les secondes ge´ne´rations (G. Bayindir, 2013, 63-64). Ils ont soutenu les politiques de re´formes modernistes et ont, plus souvent que la moyenne des citoyens, vote´ a` gauche. Les lieux dans lesquels s’effectue la transmission de l’identite´ sont les cafe´s fre´quente´s exclusivement par les hommes et refle´tant dans leur composition la 3. La ville cosmopolite de Salonique a constitue´ une re´fe´rence prestigieuse a` cause de son passe´ et de son importance dans l’Empire ottoman. Le fait qu’elle soit le lieu de naissance (1881) d’Atatu¨rk a permis fort opportune´ment aux e´change´s de se rattacher a` l’identite´ nationale, voire nationaliste, turque, constitutive de l’E´tat-nation ne´ en 1923. Les e´change´s se sont e´galement cherche´ des origines anatoliennes (Karaman, Konya) et ont affirme´ fortement leur identite´ religieuse musulmane, pour eˆtre mieux inte´gre´s localement et dans l’E´tat-nation turc (G. Bayindir, 2013, 64). 4. Les codes vestimentaires, les chansons, danses et la cuisine sont les principaux e´le´ments culturels constitutifs de l’identite´ salonicienne. Ils se transmettent difficilement au-dela` de la troisie`me ge´ne´ration, sauf peut-eˆtre la musique qui semble eˆtre plus vivante. La faiblesse du mouvement associatif (en comparaison de la Gre`ce) est peut-eˆtre la raison essentielle des difficulte´s de la transmission de cette culture « salonicienne » d’une ge´ne´ration a` l’autre.

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division entre les diffe´rentes sous-identite´s locales ou ethniques, les associations et fondations (26 en tout pour les Saloniciens) tre`s re´centes (depuis 2000) 5.

La difficile transmission de la me´moire chez les e´change´s musulmans de Lausanne La me´moire se transmet, semble-t-il, plus facilement et largement, sur le Net a` travers des portails, des forums de discussion et des blogs. Ceux-ci regroupent davantage de jeunes, se re´fe´rant soit a` des villes ou villages d’origine ou d’installation, soit aux e´change´s ou aux Saloniciens dans leur ensemble. Internet permet le mieux le partage des informations et l’organisation de rencontres. Les ce´re´monies comme´moratives commencent a` peine a` eˆtre organise´es (30 janvier). Les toponymes se re´fe´rant aux lieux d’origine sont pratiquement inexistants, puisque l’E´tat turc a impose´ partout des toponymes turcs. Les symboles, l’« iconographie », sont relativement pauvres ou inexistants. On est e´videmment frappe´ par la grande diffe´rence avec les Grecs d’Asie Mineure et surtout du Pont en Gre`ce, qui ont au contraire une iconographie tre`s riche, de nombreuses associations et ce´re´monies comme´moratives, et de nombreux lieux de me´moire. Go¨kc¸e Bayindir (2013) explique cette diffe´rence principalement par la pression de l’E´tat turc, dont la principale pre´occupation jusque tre`s re´cemment a e´te´ de renforcer une identite´ nationale turque homoge`ne, en se focalisant sur les racines anatoliennes aux de´pens d’un passe´ ottoman volontairement laisse´ de coˆte´. On pourrait peuteˆtre aussi invoquer le nombre proportionnellement beaucoup plus grand des re´fugie´s grecs, et surtout le passe´ plus traumatique (massacres) de ceux-ci, qui leur cre´ait un devoir de me´moire vis-a`-vis de leurs anceˆtres victimes, et peuteˆtre aussi l’enracinement plus ancien des Grecs sur leurs lieux d’origine en Asie Mineure 6. 5. L’association des e´change´s de Lausanne (Lozan Mu¨badilleri Vakfi), cre´e´e en 2001, est la plus active. Elle re´unit des donne´es sur l’e´change des populations, sur les traditions des e´change´s, organise chaque anne´e le 30 janvier, date anniversaire de la Convention d’e´change des populations, une ce´re´monie comme´morative. Elle organise aussi des voyages-pe`lerinages sur les terres natales. Mais elle n’est pas spe´cifique des Saloniciens. Les associations proprement saloniciennes a` re´fe´rence locale sont tre`s peu nombreuses et de cre´ation tre`s re´cente. 6. On observe aussi l’organisation re´cente de voyages-pe`lerinages dans leurs villages d’origine, a` l’instar des Grecs qui le font depuis plusieurs de´cennies et qu’ils ont vu venir dans leurs villages d’installation des e´change´s. Les rencontres entre Turcs et Grecs e´change´s, que ce soit en Turquie ou en Gre`ce, sont ge´ne´ralement tre`s cordiales et souvent empreintes d’une grande e´motion.

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On est frappe´ par la re´silience de cette identite´ salonicienne en Turquie et on peut se demander quelles sont ses chances de survie. S’agit-il d’une diaspora inte´rieure a` la Turquie ? La question est pose´e. Pour y re´pondre il faudrait sans doute de´velopper une comparaison avec les Grecs d’Asie Mineure, de Cappadoce et du Pont en Gre`ce. Le de´racinement et le re´-enracinement sont pre´sents dans les deux cas, mais dans des conditions tre`s diffe´rentes. C’est pourquoi il est sans doute possible de parler de diaspora dans le cas des Grecs pontiques ou meˆme cappadociens alors que pour les Musulmans e´change´s ce ne semble pas eˆtre le cas, compte tenu meˆme du de´calage chronologique de l’apparition du phe´nome`ne identitaire en Gre`ce et en Turquie. La richesse des e´changes sur Internet parmi les jeunes est certainement une piste a` creuser a` l’avenir quant a` la durabilite´ et a` l’e´volution de cette identite´ salonicienne en Turquie. Lisa Montmayeur (2013) a e´tudie´ le rapport a` la me´moire des re´fugie´s musulmans de Kozani installe´s a` Gu¨zelyurt (Geverli) en Cappadoce qui, contrairement aux Grecs e´change´s issus de cette localite´ et installe´s en Mace´doine grecque a` Nea Karvali, semblent atteints d’une forme d’amne´sie collective et individuelle. Ces re´fugie´s musulmans e´taient majoritairement compose´s d’ouvriers et de paysans, cultivateurs de tabac, qui ont e´choue´ dans leur tentative d’implantation de cette culture en Cappadoce, ou` les conditions naturelles e´taient peu favorables a` cette culture mais plutoˆt favorables a` la viticulture pratique´e par les Grecs avant l’e´change. Les jeunes ont donc migre´ tre`s toˆt vers les grandes agglome´rations turques ou vers l’e´tranger (Allemagne et Russie), si bien qu’aujourd’hui la population de Gu¨zelyurt comprend moins d’un tiers de celle de l’e´change. Cette population majoritairement aˆge´e est relativement pauvre e´conomiquement et d’un niveau d’e´ducation assez bas. Il n’y a pas dans ce village l’e´quivalent de la troisie`me ge´ne´ration de Nea Karvali, de formation universitaire, qui a entrepris un travail de construction de la me´moire collective. D’autre part les Musulmans originaires de Kozani se sont installe´s dans un village dans lequel une partie de la population e´tait « autochtone ». Celle-ci les a rejete´s a` cause de leurs diffe´rences linguistiques (ils parlaient grec ou slavo-mace´donien) et socioculturelles 7. Les re´fugie´s musulmans urbains venant de Gre`ce avaient appartenu pour une part a` l’e´lite militaire et bureaucratique de l’Empire ottoman. 7. Leur pratique religieuse moins conservatrice les a fait assimiler a` des infide`les (gaˆvur) remplac¸ant d’autres infide`les (les Grecs orthodoxes). Ils e´taient reloge´s prioritairement dans les maisons laisse´es par les Grecs orthodoxes que convoitaient les locaux moins bien loge´s. Les re´fugie´s musulmans de Kozani ont donc « davantage cherche´ a` effacer les diffe´rences qui les se´paraient des populations musulmanes locales qu’a` cultiver la me´moire spe´cifique de leur communaute´ . L’oubli, dans ce cas, apparaıˆt alors comme une ne´ cessite´ » (L. Montmayeur, 2013, 114).

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Occidentalise´s, ayant un niveau d’e´ducation e´leve´, ils ont pris part a` la construction de la Re´publique turque ke´maliste. Ils se sont mobilise´s pour construire un nouveau mode`le nationaliste de citoyennete´ turque, faisant table rase de la pe´riode ottomane plutoˆt que pre´occupe´s de la conservation de la me´moire d’un passe´ re´volu (L. Montmayeur, 2013, 104). L’interface thrace oriente´e vers les Balkans est adosse´e a` la solution de continuite´ qui se´pare l’Europe de l’Asie, la Me´diterrane´e de la mer Noire, les de´troits et la mer de Marmara. La me´gapole d’Istanbul sur le Bosphore est une synapse majeure, interface entre la Turquie et le monde.

La synapse d’Istanbul : un de´troit et un isthme entre Europe et Asie Ce sont en fait deux de´troits longs et sinueux de part et d’autre d’une ` l’Ouest du coˆte´ de la Me´diterrane´e, le mer inte´rieure, la mer de Marmara. A de´troit des Dardanelles (C¸anakkale Bogazi), ou Hellespont, s’e´tire sur 78 kilome`tres, entre la presqu’ıˆle de Gallipoli et la Mysie sa largeur variant de 1 350 ` l’Est du coˆte´ de la mer Noire, le Bosphore, un couloir e´troit a` 8 275 me`tres. A d’une trentaine de kilome`tres, de´crit deux me´andres et n’a que 700 me`tres de largeur en son point le plus e´troit. Le Bosphore, plus e´troit, permet un passage plus aise´ entre Thrace et Asie Mineure et peut ainsi fonctionner comme un isthme entre Europe et Asie (M. Bazin, J. F. Pe´rouse, 2004, 312-314). Deux ponts, construits en 1973 et 1988, et bientoˆt un troisie`me (chantier ouvert en 2013), l’enjambent. Coˆte´ mer de Marmara, une ancienne valle´e ennoye´e, sur la coˆte europe´enne, est une sorte de golfe profond (la Corne d’Or ou Halic¸) qui a fourni un site portuaire ide´al pour la cite´ antique de Byzance, devenue Constantinople puis Istanbul. L’autre de´troit n’a localise´ une ville importante sur sa rive me´ridionale Troie, que dans la haute Antiquite´, a` partir du IVe mille´naire avant notre e`re, lorsque le monde grec s’e´tendait tout autour de la mer E´ge´e. De`s le VII e sie`cle avant J.-C., Byzance avait de´troˆne´ Troie a` cause de l’extension des colonies grecques a` la mer Noire (Pont-Euxin). Constantinople a e´te´ de`s l’e´poque byzantine la plaque tournante de l’axe de circulation maritime me´diterrane´en majeur qui va du Bosphore cimme´rien (Kherson), entre mer Noire et mer d’Azov, au de´troit de Gibraltar. « La Propontide et ses ˆıles jouent le roˆle d’un vaste avant port d’Istanbul, dont l’espace maritime s’e´tend, en ve´rite´, des de´troits de l’Hellespont au Bosphore » (H. Ahrweiler, 1976, 17). L’escale byzantine d’Abydos (a` proximite´ de l’actuelle C¸anakkale) sur la rive anatolienne de l’Hellespont (Dardanelles) controˆlait l’acce`s a` cette mer constantinopolitaine et au-dela` au Pont-Euxin sous l’autorite´ directe de l’empereur (H. Ahrweiler, 1976, 166). Situe´e a` l’entre´e me´ridionale du Bosphore, la ville de ConstantinopleIstanbul s’est constitue´e a` partir d’un triple noyau : la pe´ninsule historique

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entre Marmara et Corne d’Or, qui est la ville impe´riale proprement dite, et deux faubourgs, Galata-Pe´ra quartier commerc¸ant habite´ tre`s toˆt par des marchands e´trangers, Ge´nois principalement, et des diplomates europe´ens, ¨ sku¨dar) sur la rive asiatique du sur la rive nord de la Corne d’Or, et Scuttari (U Bosphore ou` vivaient des Arme´niens et des Musulmans. La croissance urbaine a par la suite progresse´ a` partir de ces noyaux, les de´bordant largement au Sud, a` l’Est et a` l’Ouest, la ville, d’abord surtout europe´enne, devenant de plus en plus asiatique jusqu’a` devenir intercontinentale graˆce a` l’ame´nagement de ponts, puis d’un tunnel sous le Bosphore, a` la pe´riode contemporaine. Le controˆle des de´troits qui relient mer Noire et E´ge´e a e´te´ dans la longue dure´e un enjeu majeur pour les grandes puissances (la Russie et les puissances pre´sentes dans la Me´diterrane´e), en particulier lorsque l’empire auquel ils appartenaient e´tait affaibli. La circulation a` travers ces de´troits s’est re´cemment intensifie´e depuis la chute de l’URSS et l’ouverture de ses frontie`res. Chaque anne´e, 55 000 navires environ, dont pre`s de 10 000 pe´troliers, transitent par le Bosphore (N. Ressler, 2013, 34-35). La circulation maritime y est de plus en plus difficile et dangereuse pour l’environnement au sein d’un espace de plus en plus urbanise´. Un canal de 50 kilome`tres de long, doublant ce de´troit a` l’Ouest, est donc propose´ par le gouvernement Erdogan (Y. Morvan, 2013, 197-198). Divers projets d’ole´oducs et de gazoducs entre Caspienne et Europe passant ou non par le territoire turc sont envisage´s, ce qui pourrait alle´ger le trafic des tankers dans les de´troits 8. Le port d’Istanbul, qui de loin totalise les plus forts tonnages de marchandises de´barque´es et embarque´es, d’abord concentre´ sur les rives de la Corne d’Or, a e´clate´ en neuf sites sur les coˆtes de la mer de Marmara au de´bouche´ du Bosphore. Il s’e´tend de Izmit, port pe´trolier a` l’Est, a` Ambarli, recevant porte-conteneurs et cargos a` l’Ouest. Le port de Haydarpasa au centre rec¸oit les plus forts tonnages de conteneurs et des passagers qu’il partage avec Zeyport. Le plus grand chantier naval est a` Tuzla. Un grand projet vise a` concentrer les passagers de navires de croisie`re a` Karako¨ySalipazari (International Galata Port) a` proximite´ du centre (M. Bazin, J. F. Pe´rouse, 2004, 321-323).

8. Par exemple, de`s 2019 un gazoduc (Trans Adriatic Pipeline) reliera le champ de Shah Deniz II de la partie azerbaı¨djanaise de la mer Caspienne aux grands consommateurs europe´ens, a` commencer par l’Italie. Il traversera souterrainement la mer de Marmara.

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De Constantinople a` Istanbul : la capitale cosmopolite La population de Constantinople, qui n’e´tait que de 40 a` 60 000 habitants avant sa conqueˆte par Mehmet II en 1453, diminua de moitie´ a` la suite des massacres, fuites et re´duction a` l’esclavage d’une partie d’entre elle. Le sultan, qui voulut en faire sa capitale sous le nom d’Istanbul a` partir de 1458, eut une politique de repeuplement syste´matique, maintenant son caracte`re cosmopolite ouvert aux e´changes qui datait de l’e´poque byzantine (R. Mantran, 1996, 196-204). Il conserva aux Ge´nois le quartier de GalataPe´ra sur la rive nord de la Corne d’Or. Il ordonna aux kadis de chaque province d’y de´porter des artisans et commerc¸ants et meˆme des membres de toutes les classes de la socie´te´ 9. En vingt-cinq ans, la population de la nouvelle capitale doubla, les Musulmans devenant majoritaires. Au recensement de 1478, ils e´taient entre 65 000 et 80 000, alors que les Grecs e´taient entre 12 600 et 15 700, les Juifs entre 6 600 et 8 200 et les Latins 1 300 a` 1 650. Mais a` Galata-Pe´ra les Musulmans e´taient minoritaires (R. Mantran, 1996, 206-207). ` partir du re`gne de Su¨leyman Ier et jusqu’au de´but du XVII e sie`cle, A Istanbul, qui comptait alors pre`s de 500 mosque´es, rec¸ut ses plus beaux e´difices religieux, dus entre autres a` l’architecte Sinan (1489-1588). La capitale ottomane devint le cœur politique, e´conomique et religieux du monde musulman. Les sultans peuple`rent leur capitale de fac¸on autoritaire en faisant venir des artisans et artistes de Tabriz, puis de Damas et du Caire, des Juifs et des Arabes chasse´s d’Espagne par la Reconquista. Des Chre´tiens des Balkans, des Musulmans des pays arabes, des Juifs d’Europe centrale et d’Italie e´taient attire´s par l’essor des chantiers de construction et l’accroissement des besoins en main-d’œuvre pour les ateliers et arsenaux de l’E´tat. La ville comptait vers 1550 de´ja` environ 500 000 habitants. Le nombre des quartiers forme´s autour d’une mosque´e (mahalle) s’e´levait en 1635 a` 292 (R. Mantran, 1996, 226-229). Les non musulmans formaient des quartiers (mahalle) distincts autour d’une e´glise ou d’une synagogue. En 1592, ces non musulmans e´taient classe´s en six groupes : Grecs, Arme´niens, Juifs, Karamanlis (Grecs turcophones), Grecs et Francs de Galata. Mais il y avait aussi 9. Il attira e´galement des Grecs des ˆıles et de More´e, qui s’installe`rent dans les quartiers du Phanar et de Samatya, des Juifs de Salonique a` Tekfursaray et Tchifut Kapı¨sı¨, des Arme´niens de Tokat, Sivas ou d’Amastris a` Manastir. Les quartiers ve´nitien, pisan, amalfitain, juif et arme´nien se trouvaient toujours le long de la rive me´ridionale de la Corne d’Or. La zone portuaire de Tahta Kale y reprit vie avec ses deux caravanse´rails (khaˆn), mi-auberges, mientrepoˆts, accueillant les caravanes de marchands et leurs marchandises. Le grand bazar (Bu¨yu¨k bedesten) e´tait en plein cœur de la ville, a` la fois favorise´ et controˆle´ par Mehmet II, qui y construisit des baˆtiments (bedesteni) re´serve´s a` la vente des marchandises de grande valeur.

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des Egyptiens, Syriens, Irakiens, Albanais, Serbes, Valaques, Ge´orgiens et Tziganes, qui pouvaient eˆtre musulmans ou chre´tiens 10. Au XVII e et surtout au XVIII e sie`cle, les minorite´s politiquement discre`tes jouaient un roˆle e´conomique d’interme´diaire de plus en plus grand entre Occidentaux et gouvernement ottoman, et manifestaient une grande ouverture sur le monde exte´rieur. Les Grecs, issus de familles provinciales transfe´re´es a` Istanbul apre`s 1453 pour faire revivre la capitale, e´taient installe´s dans certains quartiers de la ville et dans les villages du Bosphore. Ils exerc¸aient des me´tiers de boutiquiers, de ne´gociants ou d’artisans, et en particulier les me´tiers lie´s a` la mer. Les Phanariotes, descendants de familles aristocratiques byzantines, e´taient regroupe´s autour du Patriarcat grec dans le quartier re´sidentiel du Phanar sur la Corne d’Or. Quelques-uns d’entre eux acce´de`rent a` des postes e´minents aupre`s du sultan (grand Dragoman du Palais, de la Flotte). Les Grecs disposaient d’un quasi-monopole sur le commerce maritime du ble´ importe´ d’E´gypte ou de Russie. Les Arme´niens, moins nombreux que les Grecs, vivaient dans de nombreux quartiers en bordure de la mer de Marmara, de la Corne d’or, dans quelques ¨ sku¨dar (Scuttari) 11. villages du Bosphore et a` U Les Juifs e´taient venus de la pe´ninsule ibe´rique, d’Italie et d’Europe centrale a` la fin du XVe sie`cle et dans la premie`re moitie´ du XVIe. Ils e´taient tre`s vite devenus des interme´diaires entre l’E´tat ottoman et les ne´gociants e´trangers. Les banquiers marranes, les me´decins juifs, e´taient solidement implante´s a` Istanbul. Les Juifs e´taient tre`s dynamiques dans le secteur commercial de la bijouterie, de l’orfe`vrerie, de la joaillerie, des fabricants de parchemins, des cabaretiers, des marchands d’esclaves... Ils entretenaient des liens e´conomiques e´troits avec Livourne, l’un des principaux centres du commerce juif en Me´diterrane´e. Cependant le mouvement de Sabbataı¨ Sevi au XVII e sie`cle qui a cre´e´ la secte des Do¨nme (convertis a` l’Islam, tout en conservant certaines croyances et pratiques judaı¨ques) a provoque´ une suspicion du gouvernement ottoman a` l’e´gard des Juifs. Ils ont alors perdu une partie de leurs pre´rogatives 10. En dehors des militaires et des employe´s de l’administration, la majorite´ des Stambouliotes e´taient des ne´gociants, commerc¸ants, artisans, ouvriers, marchands ambulants, groupe´s en corporations (esnaf), dote´es parfois de privile`ges accorde´s par le sultan et controˆle´es par le kadi (juge) d’Istanbul. Le commerce terrestre et maritime en mer Noire et Me´diterrane´e orientale, a` l’inte´rieur de l’Empire ottoman, e´tait assure´ par des Turcs, des Grecs, des Juifs et des Arme´niens, le commerce international e´tant aux mains des e´trangers (Ve´nitiens, Ge´nois, puis Franc¸ais et Anglais a` la suite des Capitulations). 11. Ils controˆlaient le commerce en provenance de la Perse, en particulier celui de la soie, et ` la fin jouaient de plus en plus le roˆle de banquiers (sarraf) aupre`s du gouvernement ottoman. A du XVIII e sie`cle, ils supplante`rent les Juifs en leur enlevant la ferme de l’Hoˆtel de la Monnaie. Ils amasse`rent de grosses fortunes qui leur permirent de jouer un roˆle e´minent dans le commerce et la finance internationale, et parfois dans les affaires politiques. Mais ils exerc¸aient aussi beaucoup de petits me´tiers dont celui de boulanger (R. Mantran, 1996, 270-272).

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au profit des autres minorite´s grecque et arme´nienne (R. Mantran, 1996, 273274). Les anciennes colonies italiennes furent alors en de´clin, Geˆnes en particulier. Mais Venise conserva une certaine influence aupre`s des autorite´s ottomanes, avec lesquelles elle avait e´tabli des relations de longue date. Au XVIII e sie`cle, la pre´sence e´trange`re occidentale et austro-hongroise se renforc¸a a` Galata et Pe´ra, des concessions nouvelles en matie`re de commerce e´tant accorde´es a` de nouveaux E´tats, en particulier les Autrichiens, les Hanse´atiques et les Scandinaves. Au XIX e sie`cle et jusqu’en 1923, la socie´te´ ottomane entra en crise, se de´structura et fut de plus en plus mise sous tutelle. Les politiques de re´formes et de modernisation (les Tanzıˆmaˆt 1808-1839) ne parvinrent pas a` redresser la situation. Les re´sidents occidentaux furent de plus en plus nombreux et le cosmopolitisme de la capitale se renforc¸a. Au recensement de 1886, Istanbul comptait 873 000 habitants : 44 % de Musulmans, 17,5 % de Grecs, 17,1 % d’Arme´niens, 5,1 % de Juifs, 15,3 % d’e´trangers originaires de pays d’Europe occidentale ou centrale et d’Ottomans non ` partir de 1876-78, on constate un musulmans prote´ge´s par les ambassades. A afflux d’immigrants turcs et musulmans (muhacir) chasse´s des Balkans, du Caucase, de Crime´e et de Cre`te par les guerres. Les Grecs tre`s pre´sents sur le terrain e´conomique, en liens e´troits avec les e´trangers, perdirent de l’influence politique a` cause de la progression du nationalisme grec d’Athe`nes. Les Arme´niens, qui se divisaient sur le plan religieux (entre Chre´tiens apostoliques, catholiques, protestants), jouaient un roˆle de plus en plus grand dans la finance et indirectement en politique. Ils e´taient tre`s lie´s, comme les Grecs, aux marchands des nations europe´ennes, mais ils e´taient de plus en plus, comme eux, travaille´s par le nationalisme (R. Mantran, 1996, 299-302). Les e´trangers et les Levantins, descendants de familles occidentales stambouliotes installe´es depuis des ge´ne´rations et meˆle´s aux milieux grec et arme´nien, vivaient en majorite´ a` Galata-Pe´ra et dans les quartiers qui se de´veloppe`rent au-dela` de Taksim vers le nord, ou` les Musulmans n’e´taient que 21 % de la population. Ils e´taient, par contre, peu nombreux de l’autre coˆte´ de la Corne d’Or ou` les Musulmans e´taient majoritaires (55 %). En 1871, il y avait 284 quartiers (mahalle) musulmans, 24 grecs, 14 arme´niens et 9 juifs. Le cœur de la cite´ se de´plac¸a de l’autre coˆte´ de la Corne d’Or, vers l’ancienne ville ge´noise, plus pre´cise´ment vers Galata-Bechiktach (R. Mantran, 1996, 303-304).

Le de´clin du cosmopolitisme stambouliote (1919-1980) La Premie`re Guerre mondiale et la disparition de l’empire ottoman ont eu pour conse´quence un arreˆt momentane´ de la croissance de la me´tropole,

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avec notamment le transfert de la capitale turque a` Ankara. En 1923, sur le million d’habitants que la ville comptait avant la guerre, il n’en restait plus que 720 000 avec une large majorite´ de Turcs. Au recensement de 1932, il y avait 64 % de Turcs, 26 % de minoritaires et 10 % d’e´trangers. Cependant le caracte`re cosmopolite de la ville bien qu’amoindri e´tait maintenu. Apre`s 1950, la croissance e´conomique commenc¸a a` favoriser les migrations des campagnes anatoliennes vers les villes, et Istanbul en particulier, ou` apparurent des bidonvilles (ghe`dje`kondu) (R. Mantran, 1996, 320). En septembre 1955, a` la suite d’incidents violents entre Grecs et Turcs a` Chypre, Istanbul fut le sie`ge de violentes manifestations anti-grecques, qui de´ge´ne´re`rent en un ve´ritable pogrom que les forces de l’ordre n’arreˆte`rent que tardivement (voir chapitre 8). Dans une ville qui avait pre`s de 5 millions d’habitants en 1980, l’afflux de ruraux anatoliens a acce´le´re´ la turquisation de la ville dont la population des minoritaires est devenue tre`s faible : 50 000 Arme´niens, 18 000 Juifs tre` s actifs dans le commerce et 4 a` 5 000 Grecs, dont le Patriarcat encore pre´sent e´tait parfois menace´ par des manifestations de nationalistes extre´mistes. Son cosmopolitisme n’e´tait plus alors une re´alite´ de´mographique, mais une re´fe´rence historique dont le symbolisme e´tait encore pre´sent (R. Mantran, 1996, 332-335). Si Istanbul a perdu toutes les fonctions de direction d’un E´tat unitaire et centralise´ (organes du gouvernement et Parlement, repre´sentations diplomatiques e´trange`res, e´tat-major de l’arme´e, sie`ges des entreprises e´conomiques d’E´tat, institutions culturelles nationales) de´volues de´sormais a` Ankara, elle a conserve´ sa primaute´ e´conomique et intellectuelle : premier port et premie`re place de commerce du pays, premier centre industriel, premie`re ville universitaire, rassemblant la plupart des sie`ges sociaux des socie´te´s prive´es et l’essentiel du secteur culturel prive´ (e´dition, the´aˆtre, e´crivains et artistes) (M. Bazin, 1997, 8). Istanbul est l’instrument de l’ouverture vers la communaute´ transnationale des quatre millions de Turcs e´migre´s en Europe occidentale, ainsi que vers le Moyen-Orient, les pays musulmans du Caucase et de l’Asie centrale dans les champs e´conomique et culturel (M. Bazin, 1997, 15). Le port, et d’une fac¸on plus ge´ne´rale la ville d’Istanbul, n’a pas beaucoup de´veloppe´ ses relations commerciales et de´mographiques avec la Me´diterrane´e au Sud de l’Anatolie et meˆme avec la mer E´ge´e toute proche. Les communications et les relations sont beaucoup plus nettement oriente´es vers la mer Noire et ses pays riverains. Les migrants viennent dans leur e´crasante majorite´ du littoral pontique et de l’Anatolie centrale et orientale, tre`s peu des coˆtes e´ge´enne et me´diterrane´enne. Istanbul est la me´galopole eurasiatique en voie de formation, de Silivri a` Izmit. Elle est dans une situation e´minemment ge´ostrate´gique de contact et de passage. Des re´seaux autoroutier, maritime et ae´rien la relient en permanence a` la plus grande partie de l’espace turc ainsi qu’a` l’e´tranger proche ou lointain.

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Son poˆle de communications se densifie constamment. La voie maritime internationale du Bosphore est majeure et n’a cesse´ de se renforcer depuis la dissolution de l’URSS. Ancienne capitale d’un empire multinational, multiconfessionnel et multiculturel, Istanbul a he´rite´ d’un patrimoine baˆti tre`s riche, romain, byzantin et ottoman. Elle a e´te´, entre 1517 et 1924, le sie`ge du califat musulman et, encore aujourd’hui, du patriarcat œcume´nique grec orthodoxe 12. La population e´trange`re en transit peut s’e´tablir de fac¸on plus permanente. Des Bosniaques s’y sont re´fugie´s comme ce fut le cas a` l’e´poque des guerres balkaniques (1912-13), des Iraniens aze´ris, enfin des Europe´ens dont les plus nombreux sont les Allemands, et toutes sortes de populations pauvres venues d’Asie ou d’Afrique, cherchant a` poursuivre leur migration vers l’Europe.

Le nouveau cosmopolitisme d’Istanbul Un « autre cosmopolitisme », diffe´rent de celui de l’e´poque ottomane, qui a laisse´ de nombreuses traces dans l’architecture, les langues et la musique, est en cours de formation. La circulation migratoire des quatre millions de « Turcs de l’exte´rieur » au sein de ce vaste champ migratoire, qui relie la Turquie a` l’Europe occidentale, de l’Italie a` la Sue`de en passant par l’Allemagne, est polarise´e par Istanbul. C’est aussi la plus vaste communaute´ kurde et la capitale de la production culturelle des intellectuels kurdes. La ville redevient de plus en plus cosmopolite, mais n’en retire aucune fierte´, toute engonce´e qu’elle est dans l’ide´ologie ne´o-ottomane de la bourgeoisie islamiste mode´re´e, qui a peur de l’alte´rite´ et est re´ticente a` accepter les modes de vie e´trangers. « Dans un me´lange d’un esprit de clan local et de phe´nome`nes plus universels tels que le racisme et la xe´nophobie, la plupart des Stambouliotes e´prouvent aussi de l’antipathie pour les Juifs et les Chre´tiens, les Arme´niens et les Grecs, les travailleurs immigre´s africains et les touristes ¨ ktem, 2009, 22-23). arabes » (K. O La croissance d’Istanbul s’est acce´le´re´e a` partir des anne´es 1980 avec l’affirmation de fonctions de rang international plus affirme´es que Le Caire ou Te´he´ran, les deux autres me´tropoles du Moyen-Orient. Ces fonctions s’appuient sur un leadership national dans tous les domaines autres que le politique : concentration des sie`ges sociaux des grandes holdings turques, de plus de la moitie´ des sie`ges sociaux des socie´te´s de capital e´tranger pre´sentes 12. Les multiples vestiges et monuments he´rite´s de sa longue histoire, ainsi que la beaute´ de son site, en font un poˆle touristique majeur a` l’e´chelle mondiale. Le tourisme russe vient en teˆte, mais un tourisme international musulman est en croissance, a` coˆte´ du tourisme chre´tien en provenance de toute l’Europe.

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en Turquie, place financie`re dominante dans le pays tout entier. Elle est le poˆle e´conomique le plus puissant de Turquie produisant, en 2006, 27,5 % de la valeur ajoute´e totale de la Turquie (28,4 % de celle de l’industrie et 31,1 % de celle des services). C’est aussi le premier port de commerce du pays, avec le port pe´trolier d’Izmit qui le prolonge. Istanbul est e´galement le premier centre commercial avec de nombreux hypermarche´s et des mall (une quarantaine de ces centres commerciaux ferme´s cre´e´s entre 1988 et 2007 disperse´s dans toute l’agglome´ration). Elle concentre les commerces de gros redistribuant dans tout le pays les produits importe´s. Cette polarisation exceptionnelle est rendue possible par sa desserte multiforme en moyens de transport : port, voies ferre´es, re´seau autoroutier, transport ae´rien (deux ae´roports internationaux). La premie`re bourse des valeurs de tout le Moyen-Orient y a e´te´ ouverte en 1985. Elle reste modeste a` l’e´chelle mondiale (0,41 % de la capitalisation mondiale). Des organisations internationales a` rayonnement re´gional y sont pre´sentes : l’Organisation de coope´ration des E´tats riverains de la mer Noire, le groupe des pays turcophones inde´pendants, le T6. Enfin Istanbul est la capitale universitaire (22 universite´s plus trois e´coles militaires), intellectuelle et artistique du pays ; elle a meˆme obtenu en 2010 le titre de capitale europe´enne de la culture. Les structures d’accueil pour les foires et expositions internationales se sont multiplie´es rendant la me´gapole tre`s attractive pour les congre`s de tous ordres, de meˆme les parcs technologiques. Malgre´ tout, Istanbul capitale e´conomique turque, dote´e d’un nouveau cosmopolitisme, n’est pas encore une « ville globale » ni meˆme un centre a` pouvoir de rayonnement et de controˆle international (M. Bazin, St. de Tapia, 2012, 210-214). Principale porte d’entre´e du pays, poˆle touristique et culturel majeur en Turquie et meˆme au MoyenOrient, elle n’est encore qu’un centre de la pe´riphe´rie europe´enne, la synapse majeure qui relie la Turquie a` l’Europe et au reste du monde.

Le grand Istanbul : l’extension de la me´gapole vers le nord Entre 1975 et 2010, l’espace urbanise´ d’Istanbul a vu sa superficie tripler, comme le montrent les images du satellite radar TerraSAR-X (C¸. Yurtseven, 2014). La re´alisation de grands projets d’ici a` 2030 doit entraıˆner un vaste rede´ploiement urbain d’Istanbul vers le nord : construction d’un troisie`me pont sur le Bosphore (le Yavuz Sultan Selim) en liaison avec l’ame´nagement d’un nouvel axe autoroutier de 260 kilome`tres reliant la Thrace a` l’Anatolie, construction d’un troisie`me ae´roport international dans l’arrondissement d’Arnavutko¨y (avec une capacite´ annuelle de 150 millions de passagers de`s 2018), le projet de Canal Istanbul doublant a` l’Ouest le Bosphore menace´ d’engorgement (percement d’ici 2023 sur une longueur de

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50 kilome`tres) (Y. Morvan, 2013, 199-201) 13. Le chantier du pont a e´te´ inaugure´ en mai 2013. Le mouvement citoyen « Plateforme de lutte pour la vie a` la place du troisie`me pont » n’a pas re´ussi, jusqu’a` pre´sent, a` geˆner la mise en œuvre de ce projet. Au sud du Bosphore, le tunnel du Marmaray, comprenant une voie ferre´e (me´tro) et une autoroute, s’est acheve´ en 2014. De nouveaux ponts sur le Bosphore risquent d’eˆtre construits dans l’avenir, pour conforter le de´veloppement urbain de la me´gapole d’Istanbul, dont le parti au pouvoir l’AKP voudrait faire un hub intercontinental, une cite´ globale, en s’appuyant davantage sur la croissance e´conomique que sur la justice sociospatiale (Y. Morvan, 2013, 197-204).

Conclusion : La Thrace, re´gion d’interface ou de frontie`re avec l’Europe ? L’interface du nord-ouest de la Turquie avec les E´tats-nations balkaniques (Gre`ce et Bulgarie) qui appartiennent a` l’Union Europe´enne traverse un espace thrace qui a e´te´ dans la longue dure´e une re´gion orientale pluriethnique des Balkans. Partiellement helle´nise´e, les Romains en avaient fait une province. Les Bulgares sont arrive´s a` partir du VIe sie`cle ap. J.-C. et ils s’installe`rent dans la haute valle´e de la Maritsa au IX e sie`cle. Les conqueˆtes ottomanes, a` partir de la seconde moitie´ du XIVe sie`cle, ont ensuite entraıˆne´ jusqu’au XVIIIe sie`cle l’installation de populations musulmanes turcophones, les Ottomans ayant domine´ la re´gion jusqu’aux guerres balkaniques de 19121913. La composition ethnique de cette re´gion jusqu’alors culturellement domine´e par les Grecs et leur E´glise orthodoxe a` l’e´poque byzantine a donc e´te´ profonde´ment modifie´e. De´sormais, la Thrace vit coexister ou s’affronter trois grands groupes ethniques ou nationaux : les Grecs ou Romioi, les Bulgares convertis au christianisme au IX e sie`cle par Cyrille et Me´thode et longtemps partie prenante du millet orthodoxe du patriarche œcume´nique de Constantinople, et les Turcs musulmans ottomans qui avaient converti a` l’Islam une partie des Bulgares et des Grecs et avaient fait d’Andrinople (Edirne) leur capitale en 1365 avant de prendre Constantinople en 1453. La Thrace ne fut que tre`s brie`vement unie par les Bulgares a` la fin 1912 lors des guerres balkaniques. La Gre`ce occupa la Thrace orientale apre`s la 13. Des villes nouvelles champignon de plusieurs dizaines de milliers de logements accompagneraient ces projets, a` l’image de celles qui ont e´te´ de´ja` ame´nage´es depuis 2005 au Sud et Sud-Ouest par l’Administration du logement collectif (TOKI), qui de´pend directement du Premier Ministre. Ces logements en accession a` la proprie´te´, ayant des prix trop e´leve´s pour les populations modestes, s’adressent plutoˆt aux classes moyennes supe´rieures. L’espace forestier de cette zone va se re´duire a` cause de la construction des infrastructures, et les re´serves d’eau risquent d’eˆtre pollue´es a` proximite´ de l’autoroute.

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Premie`re Guerre mondiale de 1920 a` 1922, mais dut l’e´vacuer apre`s sa de´faite dans la guerre gre´co-turque. La Thrace a donc e´te´ partage´e de`s lors entre la Gre`ce, la Bulgarie et la Turquie. La Thrace orientale turque a vu sa population profonde´ment remanie´e pendant la Premie`re Guerre mondiale et jusqu’a` la fin de la guerre gre´co-turque (1922), perdant ses minorite´s chre´tiennes bulgare et grecque, arme´nienne et la plus grande partie de sa minorite´ juive. La Thrace bulgare et la Thrace grecque, par contre, gardent des minorite´s musulmanes importantes, turcophones et bulgarophones (Pomaks). La Thrace bulgare compte environ 400 000 Musulmans turcophones dans la re´gion de Kurdzhali et plus de 250 000 Pomaks dans celle de Pirin. La Thrace grecque compte 125 000 Musulmans turcophones dont une petite minorite´ est Pomak. Du coˆte´ Turc, on a vu que la minorite´ grecque orthodoxe d’Istanbul reconnue par le traite´ de Lausanne (1923) n’a cesse´ de diminuer jusqu’a` nos jours. De part et d’autre de l’entre´e du de´troit des Dardanelles, les deux ˆıles d’Imvros (Go¨kc¸eada) et Tenedos (Bozcaada) ont e´te´ attribue´es par le traite´ de Lausanne a` la Turquie qui devenait gardienne des de´troits. Mais elles devaient conserver leur population grecque qui, comme celle d’Istanbul, e´tait exclue de l’e´change obligatoire des populations entre la Gre`ce et la Turquie. De meˆme la Gre`ce conservait sa minorite´ musulmane de Thrace occidentale. Mais les deux ˆıles ont perdu une grande partie de leur population grecque a` la suite des mesures prises par le gouvernement turc apre`s 1964. Sa population grecque est ` Tenedos, on est passe´e d’environ 9 000 habitants en 1920 a` 370 en 2003. A passe´ au cours de la meˆme pe´riode de 6 420 habitants a` 30 (voir chapitre 8). La Thrace byzantine puis ottomane e´tait une re´gion pluriethnique qui avait des centres urbains commerciaux et cosmopolites, Constantinople/ Istanbul et Andrinople/Edirne e´tant les deux principaux. Ils jouaient le roˆle d’interface et de synapse avec la partie balkanique et au-dela`, europe´enne centrale et orientale de l’empire, en direction et au contact des autres Empires russe et austro-hongrois ou meˆme germanique. L’ave`nement successif des trois E´tats-nations, Gre`ce (1829), Bulgarie (1885) et la Turquie (1920) provoqua l’e´clatement et le cloisonnement en trois compartiments du territoire thrace diminuant d’autant sa fonction d’interface et de synapse. Aujourd’hui la Thrace orientale turque est davantage une re´gion frontie`re sanctuarise´e, totalement turquise´e, destine´e a` prote´ger Istanbul et l’Anatolie contre toute intervention e´ventuelle de velle´ite´s irre´dentistes de ses voisins balkaniques, et une teˆte de pont pour de´velopper l’influence turque dans les Balkans, plutoˆt qu’une synapse en direction de l’Europe. La frontie`re de l’Union europe´enne tend a` devenir de plus en plus de´fensive contre l’arrive´e de migrants ille´gaux et clandestins. Cependant le champ migratoire turc en direction de l’Europe centrale et occidentale qui s’est conside´rablement de´veloppe´ depuis les anne´es 1960 s’y enracine dans le prolongement de la me´gapole d’Istanbul dont la fonction de synapse est de plus en plus affirme´e a` l’e`re de la mondialisation.

Chapitre 13

L’interface avec l’archipel e´ge´en et la Me´diterrane´e

La cohe´sion ancienne d’un espace ionien L’archipel de l’E´ge´e orientale a e´te´ de l’Antiquite´ a` 1923 largement tourne´ vers les coˆtes de l’Asie Mineure. Les cite´s antiques les plus importantes, les principaux ports, les forteresses byzantines, les monaste`res impe´riaux, les anciens chefs lieux administratifs ottomans de l’Archipel faisaient face a` l’Anatolie, car les coˆtes d’Asie Mineure ont e´te´ de tout temps les fournisseurs, les sources d’approvisionnement des ˆıles. Les ports d’E´phe`se et de Smyrne e´taient l’aboutissement de routes terrestres reliant la mer E´ge´e aux profondeurs de l’Anatolie. C’est la` que le tre`s riche Midas, roi de Phrygie (fin du VIIIe sie`cle a` 676 av. J.-C.), exportait de grandes quantite´s de fer et de bronze vers les cite´s grecques de l’e´poque archaı¨que. C’est de la` qu’e´taient exporte´es de grandes quantite´s de ce´re´ales, des cargaisons de caroubes et de re´glisse, la laine de qualite´ et des piles de peaux depuis les vastes paˆturages. La` aussi, arrivaient les chevaux de Carie, de Phrygie et d’Arme´nie. La` aussi, aboutissaient les esclaves de diffe´rentes re´gions de l’inte´rieur, qui e´taient vendus a` bon prix par les marchands d’E´rythre´e et de Chios. Vers ces ports d’Asie Mineure convergeaient les caravanes charge´es de produits de luxe : les tissus phrygiens dont raffolaient les aristocrates de l’E´ge´e archaı¨que, les cuivres, les e´pices indiennes, tre`s demande´es sur les marche´s de l’Empire romain, le safran de Paphlagonie qui pesait son poids d’or, la ce´ramique de Nice´e, les faı¨ences de Bagdad, les viandes boucane´es de Cappadoce, les laines tre`s pre´cieuses du Cachemire et de Lahore, les cotonnades, les soies et velours de Brousse, les coraux et pierres pre´cieuses, les tapis des ateliers de Ce´sare´e qu’admirait Marco Polo lorsqu’il traversait le plateau anatolien, les produits damasquine´s de grands prix. Ce fut l’horizon inte´rieur des ˆıles de l’Archipel dans la longue dure´e jusqu’en 1912-13. C’est la` que se concluaient les accords commerciaux, que prenaient leurs chargements les capitaines de navires, que les jeunes venaient chercher du travail, la` ou` avaient leurs terres les plus fertiles les paysans et les proprie´taires terriens, la` ou` avaient leurs troupeaux les habitants de Samos, leurs oliviers ceux de

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Mytile`ne, la` d’ou` provenaient les richesses des Chiotes et ou` ils faisaient fortune avec le commerce de transit et la navigation outre-mer (M. Koromila, Th. Kontaras, 1997, 21-36). Lorsque les ˆıles furent inte´gre´es a` l’E´tat grec, a` la suite des guerres balkaniques, l’horizon s’est ferme´. L’e´conomie est entre´e dans le marasme, d’importantes ressources ont e´te´ perdues, des entreprises ont fait faillite, la vie s’est provincialise´e, la jeunesse a e´migre´. Dix ans plus tard le cordon ombilical fut coupe´ ; les malheureuses ˆıles reste`rent avec leur proue en direction de l’horizon vide d’un continent d’en face de´vaste´. Jusqu’a` cette dichotomie de l’espace e´ge´en oriental s’e´taient e´coule´s trois mille ans de cohe´sion ininterrompue de cet espace insulaire et continental, parce que cette mer maintenait l’unite´ de l’Ionie. Les distances en mer e´taient beaucoup plus courtes et faciles a` franchir que sur terre. C’est pourquoi les hommes allaient et venaient comme les oiseaux de mer (M. Koromila, Th. Kontaras, 1997, 37-38). La cohe´sion dans la longue dure´e de cet espace ionien a e´te´ interrompue a` diverses reprises par les conflits entre Byzantins, Ge´nois, Turcs seldjoukides puis ottomans, au cours de la longue pe´riode de transition entre les empires byzantin et ottoman, qui s’e´tend du XIII e au XVI e sie`cle. Ce fut une zone frontie`re, en particulier la pe´ninsule d’E´rythre´e, en grande partie de´peuple´e sur sa coˆte par les raids des pirates, l’ıˆle de Chio devenant provisoirement une forteresse catholique des Ge´nois et des Croise´s, tandis que le continent e´tait domine´ par les e´mirats turco-musulmans voisins. Le de´troit de Chio a alors se´pare´ plus qu’uni. Mais de`s que l’ordre impe´rial a e´te´ re´tabli par les Ottomans, qui ont pris Chio aux Ge´nois en 1566, les allers et retours incessants entre ses deux rives ont re´apparu, la moitie´ occidentale de cette pe´ninsule redevenant une annexe de Chio tandis que la moitie´ orientale e´tait rattache´e a` la zone d’influence de Smyrne (M. Koromila, Th. Kontaras, 1997, 47-50).

La mer E´ge´e lac ottoman L’espace archipe´lagique de la mer E´ge´e, qui a e´te´ durablement conquis par les Ottomans au milieu du XVIe sie`cle, est reste´ un lac ottoman jusqu’a` la guerre d’inde´pendance grecque (1821-1829). La pre´sence de la flotte ve´nitienne et les incursions russes au XVIIIe sie`cle n’ont pas remis en cause la continuite´ ottomane. Les socie´te´s insulaires ont e´te´ a` la fois des entite´s isole´es et incluses dans des re´seaux informels de relations entre elles et les coˆtes continentales voisines. Les ˆıles de la mer E´ge´e orientale ont eu de multiples liens et une grande affinite´ avec les coˆtes de l’Asie Mineure qui leur faisaient face. L’agriculture et l’e´levage ont e´te´ les activite´s principales de leur e´conomie, le commerce maritime et les transports e´tant des activite´s comple´-

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mentaires. Les migrations d’une ˆıle a` une autre ont toujours existe´ mais n’ont jamais eu un caracte`re massif, alors que celles des ˆıles vers le continent et particulie`rement vers les grandes villes du continent (Constantinople, Smyrne, puis Athe`nes et le Pire´e) ont e´te´ beaucoup plus nombreuses. Les monaste`res avec leur re´seau de de´pendances (metochia) ont de´veloppe´ les e´changes interinsulaires et avec le continent. Le monaste`re de Ioannis Theologos a` Patmos est l’exemple le plus acheve´ de ces relations multiples dans toute la mer E´ge´e et sur les coˆtes d’Asie Mineure : Smyrne et Maiandros (D. Dimitropoulos, 2004, 113-125). Les relations a` l’autorite´ ottomane dans ces ˆıles e´taient varie´es. Certaines ˆıles e´taient occupe´es comme l’Eube´e, Lemnos, Rhodes, Kos, Chio ou Chypre, administre´es par des kadis, ayant des populations musulmanes de´porte´es et installe´es avec leurs mosque´es et une garnison. C’e´taient les ˆıles les plus grandes et les plus riches, situe´es a` proximite´ des coˆtes, ou bien des ˆıles plus petites mais d’un inte´reˆt strate´gique e´vident comme Thasos, Samothrace, Tenedos. D’autres ˆıles, plus petites que les premie`res, qui avaient e´te´ occupe´es et administre´es par des Latins, e´taient soumises a` un syste`me tributaire maintenant les seigneurs latins transforme´s en fermiers charge´s de percevoir les impoˆts et taxes pour le compte du sultan, comme a` Naxos ou` Joseph Naci e´tait en 1590 bey, tout comme Giacomo Crispi a` Santorin et Paros. Ils avaient pre´serve´ leur autonomie et leurs pre´rogatives seigneuriales, mais ils avaient besoin d’Istanbul pour assurer leur succession ou pour de simples questions de maintien de l’ordre (N. Vatin, 2004, 72-82). Les rayas et dhimmi insulaires, latins ou grecs, avaient le privile`ge de pouvoir payer l’impoˆt de fac¸on forfaitaire (maktuˆ) sans intervention exte´rieure, c’est-a`-dire collecte´ par leur seigneur latin. La plupart des petites ˆıles de la mer E´ge´e e´taient impose´es de cette manie`re, ce qui a favorise´ le de´veloppement d’une organisation communale locale. Un fort sentiment de solidarite´ communautaire donnait la capacite´ de re´gler entre soi les affaires internes. Cette pratique d’une assez grande autonomie locale n’empeˆchait pas le divan de maintenir l’ordre et d’affirmer sa souverainete´, meˆme si la mer laissait aux insulaires une marge de manœuvre dans beaucoup de domaines (N. Vatin, 2004, 83-88). Dans les Cyclades et les petites ˆıles de la mer E´ge´e, le pouvoir ottoman n’avait pas la maıˆtrise comple`te de cet espace, car la piraterie et la guerre de course des corsaires musulmans et chre´tiens y se´vissaient de fac¸on ende´mique. La majorite´ des insulaires e´taient Grecs orthodoxes ou Catholiques, la plupart des ˆıles be´ne´ficiant d’une autonomie relative. Le pouvoir ottoman se manifestait uniquement pour la leve´e annuelle du haraˆc ou du tribut paye´ forfaitairement (maktuˆ). Les Musulmans e´taient tre`s peu pre´sents, seulement a` Sifnos, Kythnos, Kea, Syros, Santorin et Paros. Des notables grecs de´tenaient un pouvoir politique certain par le biais des anciennes communes

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(koinotites) datant de l’e´poque byzantine, affaiblies sous la domination latine, puis de nouveau actives, en particulier la` ou` n’existait pas d’administration locale ottomane (E. Borromeo, 2004, 123-136).

La migration des Grecs vers les coˆtes de l’Asie Mineure occidentale et leur arrie`re-pays Des migrations massives de populations grecques de la Gre`ce continentale, mais surtout des ˆıles de la mer E´ge´e orientale, vers les plaines alluviales littorales et les larges valle´es des quatre fleuves (Kaı¨kos, Ermos, Kaı¨stros et Maiandros), ainsi que vers les villes et villages de ces re´gions, ont commence´ toˆt, principalement apre`s la re´volution de 1770. Elles se sont intensifie´es apre`s la fondation du royaume de Gre`ce (1829) et la pression exerce´e par les puissances d’Europe occidentale sur l’Empire ottoman, pour ame´liorer la condition de ses sujets chre´tiens. On constate alors l’arreˆt de la piraterie dans la mer E´ge´e et de la situation de´favorable dans laquelle se trouvaient les habitants des ˆıles depuis plusieurs sie`cles. Ainsi des obstacles jusqu’alors insurmontables ont e´te´ leve´s, et ont libe´re´ la vitalite´, l’e´nergie incomparable et l’esprit de progre`s de ces insulaires e´ge´ens. Cette nouvelle situation et ses effets salutaires se sont manifeste´s en premier a` Lesbos. C’est dans cette grande ˆıle, qui be´ne´ficiait des ressources e´conomiques appre´ciables que lui procuraient ses oliveraies, qu’une croissance de´mographique exceptionnelle est apparue en premier. Contrairement a` sa voisine Chios, elle n’avait pas souffert des re´pressions terribles inflige´es aux populations grecques par les Ottomans a` la suite de la Re´volution grecque de 1821. Sa population grecque orthodoxe a presque triple´ entre 1845 et 1885, si bien que les Lesbiens ont migre´ et se sont installe´s le long de la coˆte d’Asie Mineure, qui faisait face a` leur ˆıle du cap de Lektos au Nord a` la ville de Palaia Fokia au Sud, ont meˆme progresse´ vers l’inte´rieur le long des valle´es du Kaı¨kos et de l’Ermos et le long des voies ferre´es (E. Kolodny, 2007). Des Lesbiens ont migre´ ainsi a` Magne´sie, Kirkagats, Soma, Aı¨din, Nazli, Saraı¨kioı¨... Chios, qui avait avant 1821 une population plus importante que Lesbos pour une superficie moindre, a e´te´ tellement de´peuple´e et de´sertifie´e par les massacres de 1822 qu’il lui a fallu une longue pe´riode avant de pouvoir envoyer, comme Lesbos, des « colons » sur la coˆte asiatique de l’E´rythre´e qui lui fait face, a` Lithri et Meli. Ses traditions migratoires l’orientaient plutoˆt vers Smyrne ou Constantinople, l’E´gypte ou le sud de la Russie. Les habitants de Samos par contre ont e´migre´ comme les Lesbiens vers les coˆtes asiatiques qui leur faisaient face, a` E´phe`se et Mylasa principalement. Les habitants de Kythnos ont e´migre´ a` Palaia Fokia, ceux de Naxos et de Cythe`re a` Vourla et Axarion.

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L’archipel du Dode´cane`se a e´te´ un autre grand pourvoyeur de migrants pour la coˆte asiatique qui lui fait face. Proportionnellement a` leur population, les petites ˆıles telles que Simi, et surtout Kastelorizo, ont envoye´ un grand nombre de migrants plus tard que Lesbos, dans les dernie`res de´cennies du XIX e sie`cle et les premie`res du XX e. Les Kastelorizains ont, par exemple, fonde´ les villes de Myra, Elmali, Foinikas, Antifelos, Kalamaki. Mais la ville qui de loin a attire´ le plus de migrants des ˆıles et de toute la Gre`ce a e´te´ Smyrne et son agglome´ration. Entre 1840 et 1880, 200 000 Grecs insulaires sont venus s’installer dans les diffe´rentes parties de l’agglome´ration smyrniote. La construction des voies ferre´es dans la seconde partie du XIX e sie`cle a e´galement favorise´ l’installation de migrants grecs dans les villes et petits centres de l’inte´rieur de l’Anatolie. Ils s’installaient meˆme dans les campagnes les plus fertiles pour cultiver la vigne ou les oliviers. Cette formidable expansion de´mographique et ge´ographique de la population grecque au cours de cette pe´riode profitait d’une moindre vitalite´ et croissance de la population turque, qui souffrait d’un retard de de´veloppement e´conomique et d’une plus forte mortalite´ infantile. Elle e´tait tre`s nettement en recul dans cette partie occidentale de l’Anatolie, de l’aveu de la plupart des voyageurs europe´ens qui ont publie´ des descriptions de ces re´gions sous la forme de re´cits de voyage (P. M. Kondogianni, 1919, 168-171 et 191-192). En sens inverse, a` la suite des purifications ethniques de 1913-1914 dans cette partie occidentale de l’Anatolie, puis de l’e´change des populations de 1923, des re´fugie´s grecs sont venus s’installer dans certaines de ces ˆıles de l’Archipel e´ge´en. Ce flux migratoire a e´te´ relativement modeste, comparativement a` celui qui avait auparavant amene´ des migrants de toute la Gre`ce sur cette coˆte occidentale et me´ridionale me´diterrane´enne de l’Asie Mineure.

Les re´fugie´s dans la Gre`ce insulaire Un dixie`me seulement du contingent de re´fugie´s d’apre`s la Premie`re Guerre mondiale accueillis en Gre`ce, tel qu’il apparaıˆt dans le recensement de 1928, s’est stabilise´ dans les ˆıles, soit 9 % de la population insulaire (117 000 individus). Leur tre`s grande majorite´ (97 %) s’est installe´e en E´ge´e et en Cre`te. Dans les ˆıles ioniennes, beaucoup moins nombreux, ils se sont regroupe´s dans les villes, en particulier a` Corfou. Dans l’archipel e´ge´en, ils se sont majoritairement re´partis dans les ˆıles orientales, de Thasos a` Samos, les plus proches de la coˆte de l’Asie Mineure et en Cre`te, la` ou` existait une population musulmane qui en 1920 n’exce´dait nulle part 7 %. En 1928, la population des re´fugie´s approchait de 18 % de la population totale dans cet archipel e´ge´en oriental et de 9 % en Cre`te. Ils se sont concentre´s dans les zones littorales, provoquant une croissance de la population urbaine, ne

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suscitant que tre`s peu de fondations nouvelles : Amoliani et Nea Koutali a` Lemnos, Nea Halikarnassos pre`s d’Irakleion en Cre`te (E. Kolodny, 1974, 209-210). En Cre`te on de´nombrait 33 900 re´fugie´s en 1928, tre`s majoritairement originaires d’Asie Mineure. Ils se sont implante´s principalement (aux trois quarts) dans les villes ou` s’e´taient concentre´s les Musulmans depuis la fin du XIX e sie`cle, en particulier a` Irakleion, Chania et Rethymnon (E. Kolodny, 1974,210-214).

Un espace insulaire et continental : la re´gion de Mytile`ne et d’Aı¨vali Lesbos et la coˆte d’Asie Mineure qui lui fait face ont constitue´ jusqu’en 1922 un meˆme espace ge´ographique. Il s’agissait de l’espace compris entre la presqu’ıˆle de Cyzique dans la mer de Marmara, la coˆte d’Asie Mineure jusqu’a` l’embouchure de l’Ermos sur une profondeur continentale d’environ 100 kilome`tres et des ˆıles qui lui font face : Tenedos (Bozcaada) et la grande ˆıle de Lesbos ainsi que l’archipel des nombreuses petites ˆıles (Moschonisia) au large d’Aı¨vali (Kydonies). Le golfe d’Adramyte (Edremit) s’enfonce le plus loin dans les terres. Cette re´gion s’appelait dans l’Antiquite´ l’Eolide. Lesbos en avait toujours e´te´ le centre et avait essaime´ sur le continent proche des « colonies » (apoikies) ou des villages ruraux (S. I. Anagnostou, 2007, 131-132). La Troade en faisait partie, mais le port sur la coˆte e´tait Kydonies (Aı¨vali), Mytile`ne e´tant de loin le port principal d’importation, d’exportation et de transit de toute cette re´gion. Kydonies a e´te´ peuple´e pour la premie`re fois a` la fin du XVI e-de´but du e XVII sie`cle par des habitants originaires de Lesbos. En 1773-1774, la ville fut refonde´e et repeuple´e par Ioannis Ikonomou graˆce a` un privile`ge fiscal accorde´ par le sultan aux Chre´tiens qui s’installaient dans ce nouvel e´tablissement urbain, avec l’aide d’un amiral ottoman Hassan pacha Tzezaerli. Un grand nombre de ces nouveaux habitants e´taient originaires de Lesbos qu’ils avaient quitte´e a` cause des conditions socio-e´conomiques particulie`rement mauvaises a` cette e´poque et a` cause des e´pide´mies de variole de 1836 et de 1850, de l’incendie de 1851, ainsi que des se´ismes de 1867 et 1889. En 1922, la ville comptait 32 000 habitants, tous Grecs, originaires du Pe´loponne`se, de Mace´doine, de Thessalie, de Lesbos et d’autres lieux du monde grec 1. Les 1. La ville a e´te´ repeuple´e progressivement a` partir de 1828 en relation avec son rapide de´veloppement e´conomique. Son port a` l’abri de la plus grande des ˆıles (Moschonisia) avait e´te´ ame´nage´ pour recevoir des gros bateaux a` vapeur par le creusement d’un chenal dans le de´troit se´parant le continent de la grande ˆıle de Moschonisi (1880-1882). C’e´tait un port de commerce en relation avec les ports de la Me´diterrane´e et de la mer Noire, exportant principalement les productions locales d’huile d’olive, de savon et de cuirs vernis, important divers produits de consommation et des e´quipements pour ses industries locales de trans-

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communications se faisaient presque exclusivement par la mer, les routes vers les villes et villages voisins e´tant pratiquement inexistantes (P. M. Kontogianni, 1921, 273-275). La peˆche et le cabotage e´taient tre`s de´veloppe´s a` Aı¨vali comme dans le petit port voisin de Moschonisi. Les nombreux voiliers grands et petits avaient e´te´ construits dans des chantiers navals locaux utilisant le bois des foreˆts du mont Ida situe´ au nord de la re´gion 2. La ville d’Aı¨vali avait e´te´ de´truite par mesure de repre´sailles apre`s la re´volution de 1821, mais le sultan avait donne´ la permission de la reconstruire de`s 1823. De 1828 a` 1835, un grand nombre de Lesbiens vinrent travailler a` sa reconstruction. Ces migrations de Lesbiens, qui pouvaient eˆtre saisonnie`res, pour la re´colte des olives ou divers travaux publics, se sont e´tendues au ` s’e´tablirent XIX e sie`cle a` beaucoup de localite´s de l’Eolide, comme Dikeli ou des tailleurs, des boulangers, menuisiers et d’autres cate´gories de travailleurs. Ils ont construit des moulins a` huile et d’autres industries le´ge`res sur le continent. Ces migrations saisonnie`res ont souvent e´volue´ en migrations permanentes (S. I. Anagnostou, 2007, 141-147). Il faut souligner l’exceptionnalite´ de cette petite re´gion grecque d’Aı¨vali (Ayvalik) au sein de l’Asie Mineure ottomane et son orientation maritime privile´gie´e. Elle a e´te´, avant la guerre d’Inde´pendance de 1821, puis de nouveau jusqu’en 1917, un centre d’action et de rayonnement de l’helle´nisme de par l’origine de ses habitants, en grande partie originaires de Lesbos voisine mais aussi de diffe´rentes parties du monde grec, et a` cause des privi` la diffe´rence de le`ges exceptionnels accorde´s par les sultans successifs. A Smyrne, plus grosse de´mographiquement et e´conomiquement, mais cosmoformation (moulins a` huile et a` farine, savonneries, tanneries). Les oliviers, les vignes et l’e´levage des moutons et des che`vres e´taient ses principales activite´s agricoles. Les entrepreneurs et les marchands grecs aı¨valiotes avaient des relations commerciales suivies avec les pays d’Europe occidentale notamment pour le commerce de l’huile. Le cuir verni et l’huile d’Aı¨vali e´taient connus dans tous les marche´s de la Me´diterrane´e et du Proche-Orient. Des hommes d’affaires franc¸ais et italiens y venaient re´gulie`rement (A. Panagiotarea, 1994, 76-81). 2. En dehors de l’e´glise de la Vierge des Orphelins, fonde´e en meˆme temps qu’un hoˆpital en 1780 par Ioannis Ikonomos lui-meˆme, il y avait dix e´glises (onze paroisses en tout), six e´coles secondaires de garc¸ons et deux de filles de`s les anne´es 1880, dont la plus ce´le`bre dans toute la Gre`ce e´tait l’« Acade´mie » ou` avaient enseigne´ des professeurs renomme´s (G. Safaris, E. Petridis, Beniamin Lesvios lui-meˆme e´le`ve de Koraı¨s, Th. Kaı¨ris). Les e´le`ves n’e´taient pas seulement locaux mais y venaient de toute la Gre`ce a` partir de 1803. Elle e´tait dote´e d’une imprimerie, publiant des livres en grec. Jusqu’en 1908, Aı¨vali a e´te´ le sie`ge d’un e´veˆche´ devenu me´tropole a` partir de cette date. Il y avait aussi un consul grec et des associations culturelles telles que l’Agathoergos Adelfotis qui, fonde´e en 1870, diffusaient les ide´es du nationalisme grec et ce´le´braient les feˆtes nationales. Les Aı¨valiotes ne parlaient pas le turc mais uniquement le grec, forc¸ant leurs voisins turcs a` le parler pour communiquer avec eux, et utilisant le franc¸ ais comme langue internationale pour les relations e´ conomiques (A. Panagiotarea, 1994, 83).

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polite et plus de´pendante du pouvoir ottoman, Aı¨vali e´tait une enclave grecque, de moins en moins tole´re´e par le pouvoir ottoman. Fragile, ravage´e et vide´e de sa population grecque a` deux reprises (1821 et 1917), elle a connu une renaissance ensuite (1828 et 1919), apre`s le retour d’une grande partie de cette population. En 1922, a` la suite de la de´faite de l’arme´e grecque dans sa guerre avec les troupes ke´malistes, la population grecque orthodoxe d’Aı¨vali a duˆ partir de´finitivement, remplace´e en grande partie par des Turco-cre´tois musulmans helle´nophones de´barque´ s a` Edremit en 1924 en vertu de l’e´change des populations du traite´ de Lausanne (1923). Une ve´ritable symbiose entre Lesbos et la coˆte e´olienne de l’Asie Mineure, situe´e au Nord de l’Ionie, s’e´tait installe´e au fil des sie`cles graˆce a` leur appartenance a` un meˆme E´tat romain, byzantin puis ottoman. Des intermariages, un meˆme dialecte grec e´olien avec des variantes locales, des coutumes communes et des veˆtements traditionnels semblables ont longtemps pre´valu dans cette aire culturelle et cette re´gion e´conomique caracte´rise´e par la culture des oliviers et la fabrication de l’huile, ainsi que par la peˆche (S. I. Anagnostou, 2007, 136-140). Mytile`ne dominait cet ensemble, ` la fin concentrant le commerce de transit et les capitaux de cette re´gion. A e du XIX sie`cle, il y avait entre 20 et 25 000 commerc¸ants et entrepreneurs lesbiens installe´ s sur ces coˆtes d’Asie Mineure faisant face a` l’ıˆle (S. I. Anagnostou, 2007, 147). Un nombre plus faible e´tait disperse´ dans une re´gion plus vaste autour de Smyrne, Magne´sie, Aı¨din. « Avant les guerres balkaniques, Mytile`ne dominait la coˆte voisine. Elle posse´dait terres et olivettes d’Edremit a` Dikili, et comple´tait ses revenus ole´icoles par des ` l’encontre de productions ce´re´alie`res et fruitie`res de la terre ferme. A Chios, oriente´e de´ja` vers la navigation, Mytile`ne e´tait le point de jonction de deux espaces comple´mentaires, la place commerciale et le lieu de transit de la main-d’œuvre saisonnie`re » (E. Kolodny, 2007, 156). L’e´migration des Lesbiens vers les coˆtes d’Asie Mineure qui lui font face diminua conside´rablement a` partir de 1910 a` cause de la politique nationaliste des Jeunes Turcs et de l’inte´gration de Lesbos a` l’E´tat grec en 1912. D’autre part, le courant migratoire de Lesbos s’e´tait oriente´ vers l’Ame´rique du Nord. La loi de mobilisation militaire s’est applique´e a` partir de 1909 a` toutes les populations chre´tiennes de l’Empire ottoman. Ensuite, a` partir de 1914, une politique de purification ethnique des minorite´s chre´tiennes a e´te´ applique´e, de´courageant toute immigration de ces dernie`res. L’e´change des populations de 1923 a de´finitivement mis fin a` la pre´sence des Lesbiens en Asie Mineure. Lesbos e´tait, avec la Cre`te, l’ıˆle de la mer E´ge´e qui comptait le plus de population turque avant 1923. Au recensement de 1920, 6,3 % de sa population e´tait musulmane, concentre´e principalement a` Mytile`ne (17 % de Musulmans), Molyvos et dans la presqu’ıˆle occidentale (Sigri, Philia, Parakila). Elle a e´te´

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e´galement celle qui, avec la Cre`te (8,8 %), Chios (18,4 %), Samos (11,5 %) et Lemnos (19,8 %), a accueilli le plus de re´fugie´s, plus de 30 000 au recensement de 1928, soit 22,3 % de sa population (E. Kolodny, 2007, 151-153). La plupart de ces re´fugie´s se sont re´partis a` Mytile`ne et sur la coˆte orientale jusqu’a` Molyvos au Nord. L’e´crasante majorite´ de ces re´fugie´s venait de la coˆte occidentale de l’Asie Mineure dont pre`s de la moitie´ des espaces voisins d’Aı¨vali et Moschonisi, et 33 % du vilayet de Smyrne. Ces re´fugie´s e´taient, de`s 1928, a` 50 % urbains, nombreux dans les professions libe´rales, le commerce, l’artisanat et l’industrie, ainsi que dans les activite´s lie´es a` la mer. Mais l’ıˆle de Lesbos e´tait devenue un cul-de-sac frontalier qui e´tait coupe´ de son arrie`re-pays continental. Avant et apre`s la Seconde Guerre mondiale, ses habitants ont donc e´migre´ en masse vers Athe`nes et la diaspora (Australie, USA, Canada et l’Allemagne). Ce de´clin de´mographique ne s’est infle´chi que depuis les anne´es 1990 ou` la croissance a repris avec l’installation d’une pre´fecture de re´gion, la cre´ation d’une partie de l’universite´ de l’E´ge´e et surtout l’ouverture au tourisme des zones coˆtie`res (E. Kolodny, 2007, 157-159). La population des re´fugie´s de Lesbos s’est d’autant plus facilement inte´gre´e qu’elle provenait des espaces voisins d’Asie Mineure, d’un milieu naturel et socio-e´conomique semblable a` celui de l’ıˆle. Elle n’a donc pas ressenti le besoin de cultiver une identite´ diffe´rente de celle de la population locale et de la transmettre a` la ge´ne´ration suivante (R. Hirschon, 2007, 171183). On a donc assiste´ a` un e´change de populations chre´tienne et musulmane majoritairement issues d’une meˆme re´gion e´olienne brutalement coupe´e en deux (partie insulaire et continentale) entre la Premie`re Guerre mondiale et le traite´ de Lausanne de 1923. Si la Cre`te a e´te´ l’une des ˆıles de l’Archipel a` accueillir le plus de re´fugie´s en 1923, c’est en grande partie parce qu’elle avait une population musulmane helle´nophone relativement importante (11 % en 1912) qui a e´te´ e´change´e et s’est retrouve´e sur les coˆtes d’Asie Mineure, notamment a` Aı¨vali (Aı¨valyk) et Moschonisi (Cunda).

Les Turco-Cre´tois a` l’interface des E´tats-nations grec et turc La Cre`te n’avait e´te´ conquise et inte´gre´e a` l’Empire ottoman qu’assez tardivement en 1645. Des conversions massives a` l’Islam avaient amene´ entre un tiers et la moitie´ de la population grecque de l’ıˆle, selon les estimations, a` adopter la religion musulmane 3. Au XVIIIe sie`cle, ces musulmans e´taient 3. Le motif de ces conversions a e´te´ le plus souvent le de´sir d’e´chapper a` la condition de raya devant payer l’impoˆt de capitation et de se soustraire a` l’arbitraire des autorite´s locales, aux corve´es impose´es par les aghas et aux exactions des rene´gats fanatise´s.

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devenus majoritaires dans les villes. Ils avaient peu a` peu perdu leur position dominante a` la suite des insurrections re´pe´te´es des Grecs chre´tiens tout au long du XIXe sie`cle (1821-29, 1858, 1866-69, 1896-97). Ils avaient pour la plupart quitte´ les campagnes pour se re´fugier dans les villes fortifie´es du littoral ou e´migrer, si bien qu’ils e´taient devenus de plus en plus minoritaires jusqu’a` ne plus repre´senter qu’un quart de la population totale (E. Kolodny, 1995, 1-10). Les Turco-Cre´tois e´taient majoritaires dans les trois villes d’Irakleion, Rethymnon et Chania. ` la fin du XIXe sie`cle, plus de 40 000 Turco-Cre´tois ont quitte´ la Cre`te A entre 1881 et 1900, alors qu’un E´tat cre´tois autonome sous la suzerainete´ du Sultan avait e´te´ cre´e´ en 1898, sous la pression des grandes puissances ; ce statut a dure´ jusqu’en 1912 date du rattachement de l’ıˆle a` la Gre`ce. Les Turco-Cre´tois ne repre´sentaient plus alors que 11 % de la population cre´toise. Ils ont duˆ quitter de´finitivement la Cre`te en 1923-24 a` la suite du De´sastre d’Asie Mineure et de la convention de Lausanne du 30 janvier 1923 instituant l’E´change obligatoire des populations. Ils s’installe`rent le long de la coˆte me´diterrane´enne : a` Aı¨valyk, dans la baie d’Edremit (a` Moschonisi), Smyrne, C¸esme (Krini), Vourla, Phoce´e, dans la plaine de Pamphylie. On les trouve e´galement sur la coˆte me´ridionale de la mer de Marmara et dans la grande agglome´ration d’Istanbul. Le recensement de 1965 en comptabilisait 3 500 qui de´claraient parler le grec, disperse´s, d’apre`s d’autres sources, dans 44 villages ou villes (P. A. Andrews, 1989, 145 et 370-373). Prenons l’exemple de Moschonisi, devenue aujourd’hui Cunda, a` proximite´ d’Ayvalik et de l’ıˆle de Lesbos. En 1925, 4 500 Turco-Cre´tois (Kritiki) ont de´barque´ dans la baie d’Edremit, une grande partie d’entre eux s’installant a` Cunda (S. Koufopoulou, 2003, 212-217). Le milieu naturel local n’e´tait pas tre`s diffe´rent de celui de la Cre`te a` l’exception des hivers nettement plus froids. Cependant l’arboriculture des oliviers et l’e´levage des ovins et caprins e´tait commune aux deux milieux. Le de´part de l’ancienne bourgeoisie grecque chre´tienne de l’ıˆle de Moschonisi avait comple`tement de´sorganise´ les re´seaux d’e´changes e´conomiques entre Ayvalik et la Gre`ce. Mais le savoirfaire et l’habilete´ des Turco-Cre´tois, qui parlaient un dialecte grec, leur permirent de les re´tablir a` leur profit. Ceux qui e´taient producteurs et ne´gociants d’huile d’olive en Cre`te ont pu le redevenir a` Moschonisi (Cunda), alors que les plus pauvres se sont reconvertis en peˆcheurs. Ils ont pu par la suite vendre une grande partie de leurs poissons en contrebande a` Mytile`ne et jusqu’a` Thessalonique, d’ou` il e´tait re´exporte´ en Italie, phe´nome`ne qui s’est poursuivi jusqu’a` aujourd’hui (E. Kolodny, 1995). Au de´but, ces Kritiki helle´nophones ont e´te´ traite´s d’e´trangers par les Turcs locaux qui les appelaient gavur fidani (pousses infide`les) car ils ne parlaient pas leur langue, comme les re´fugie´s turcophones en Gre`ce e´taient traite´s de graines de Turcs (turkosporoi). Ils ont comme les Grecs turcophones

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compense´ ce handicap he´re´ditaire en renforc¸ant l’affirmation de leur identite´ religieuse dans l’Islam sunnite et en abandonnant pour certains d’entre eux leurs pratiques bektashi ou alevi. D’autre part, leur connaissance du grec a permis aux re´fugie´s turco-cre´tois, et a` leurs descendants, de trouver facilement des emplois dans le tourisme des Grecs en Turquie, qui s’est de´veloppe´ a` partir des anne´es 1980. Ils ont donc pu exercer de nombreuses activite´s lie´es a` la frontie`re entre les deux E´tats et en jouant sur leurs identite´s multiples (turque, cre´toise, de Cunda). Leur inte´gration et insertion dans leur re´gion d’accueil ont e´te´ moins difficiles que celles des re´fugie´s grecs turcophones d’Asie Mineure en Gre`ce. La fonction d’interface entre l’Asie Mineure et l’Archipel e´ge´en, et au-dela` la Me´diterrane´e et l’Europe, a e´te´ assure´e par la ville portuaire cosmopolite de Smyrne qui a joue´ le roˆle d’une ve´ritable synapse de fac¸on analogue a` Istanbul.

La synapse de Smyrne entre l’Europe occidentale et l’Anatolie (1700-1914) Smyrne a concentre´ plus de 30 % de tous les itine´raires maritimes du monde ottoman, l’axe maritime le plus fre´quente´ e´tant l’itine´raire IstanbulSmyrne-Alexandrie dans lequel Smyrne e´tait le maillon le plus important. Ce port disposait du plus vaste arrie`re-pays qui s’e´tendait de l’Anatolie occidentale et centrale, et d’Alep en Syrie a` l’Anatolie orientale et a` la Perse, atteignait Mossoul en Irak, qui comprenait e´galement a` l’Ouest l’archipel e´ge´en et la Gre`ce continentale (E. Frangakis-Syrett, 2006, 23-24). Elle exportait les marchandises ottomanes en Occident (France, Angleterre, Pays Bas principalement), importait et distribuait les produits occidentaux dans une grande partie du marche´ inte´rieur ottoman. Elle disposait ainsi des contacts commerciaux et maritimes les plus e´tendus avec l’Europe et l’inte´rieur du marche´ ottoman (re´seaux caravaniers). Elle a surpasse´ dans la seconde moitie´ du XVIIIe sie`cle Istanbul et Alexandrie. Le coton et le fil de che`vre d’Angora (Ankara), la soie de Bursa et la laine, sans compter les exportations d’huile d’olive et de ble´ produits a` proximite´, ont assure´, a` la fin du XVIIIe et au de´but du XIX e sie`cles, la tre`s forte croissance de son activite´ commerciale et son he´ge´monie dans le commerce proche-oriental. Elle redistribuait e´galement dans son arrie`re-pays ses importations de tissus europe´ens et de marchandises coloniales re´exporte´es d’Europe (cafe´, sucre, colorants) (E. Frangakis-Syrett, 2006, 24-27). Les deux principaux acteurs de ce commerce e´taient les Ottomans (musulmans, chre´tiens, juifs) et les Europe´ens dont les transactions e´taient facilite´es par l’interme´diation de ne´gociants locaux, appartenant le plus souvent aux minorite´s non musulmanes, grecque,

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arme´nienne ou juive. Ces courtiers des ne´gociants europe´ens, se procuraient les produits aupre`s des commerc¸ants locaux qui e´taient aussi une source de cre´dit pour ces ope´rations commerciales. Smyrne e´tait le deuxie`me centre bancaire de l’empire apre`s Istanbul et l’un des marche´s mone´taires les plus importants et les plus actifs du Levant (E. Frangakis-Syrett, 2006, 31-34). Au long du XIX e sie`cle les exportations et importations n’ont pas cesse´ de se diversifier. L’exploitation minie`re notamment e´tait en pleine expansion sous la houlette des Levantins. ` partir du milieu du XIX e sie`cle, Smyrne acquit des infrastructures A modernes qui favorise`rent encore plus sa croissance e´conomique et de´mographique. Deux voies ferre´es reliant Smyrne a` Aı¨din et a` Kasaba furent construites, contribuant a` une plus grande commercialisation du secteur agricole de son arrie`re-pays e´ge´en. Les travaux de construction des quais, de l’ame´nagement d’un des plus importants complexes portuaires modernes a` cette e´poque, commence`rent en 1868 et s’acheve`rent en 1876-1877, permettant sa plus grande inte´gration a` l’e´conomie mondiale. Smyrne renforc¸a son avance ` l’arrie`re de ses quais, un nouveau quartier s’e´tait construit sur Salonique. A pour la population cosmopolite aise´e. Dans un cadre modernise´ a` l’occidentale de nombreux Grecs, Levantins, Arme´niens et Juifs ainsi que quelques Musulmans s’e´taient installe´s. Les banques et des institutions telles que la Re´gie des tabacs ou l’Administration de la dette publique ottomane y sie´geaient (H. Georgelin, 2005, 38-39). Ces ame´nagements te´moignaient du roˆle particulie`rement actif du capital occidental dans le de´veloppement de la ville sur fond de rivalite´ des impe´rialismes franc¸ais et anglais. Mais l’essor des industries le´ge`res e´tait aussi le fruit des investissements du capital ottoman conjointement a` celui des Levantins dans l’agroalimentaire (le conditionnement des figues par exemple), le savon, le tabac, les briques et tuiles, mais aussi les industries textiles et de teinture (la fabrication des tapis) ou les tanneries. La Banque impe´riale ottomane et le Cre´dit lyonnais avaient, les premie`res, cre´e´ des succursales a` la fin du XIX e sie`cle, si bien qu’au de´but du XX e Smyrne e´tait devenue un centre bancaire important, tant en termes d’activite´s que d’extension des ope´rations bancaires dans tout l’empire associant banquiers locaux et capitalistes occidentaux d’envergure internationale (E. Frangakis-Syrett, 2006, 45-48) 4. Au de´but du XXe sie`cle, Smyrne et ses faubourgs ou banlieues comptaient environ 300 000 habitants : 245 000 sujets ottomans et 55 000 e´tran4. « Apre`s eˆtre devenue le port le plus important dans le commerce de l’Empire ottoman avec l’Europe vers le milieu du XVIII e sie`cle, Smyrne demeure jusqu’au de´but du XX e sie`cle, au premier rang non seulement du commerce exte´rieur ottoman, mais aussi de la croissance et de la modernisation de l’e´conomie ottomane en ge´ne´ral, ainsi que de l’urbanisation de l’Empire » (E. Frangakis-Syrett, 2006, 49).

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gers (Helle`nes, Italiens, Franc¸ais, Britanniques et autres Europe´ens). Les Grecs orthodoxes e´taient la majorite´ (140 000) selon le consul allemand Mordtmann. L’annuaire oriental de 1915, cite´ par H. Georgelin (2005, 34), donnait sur les 500 000 habitants du sandjak les proportions suivantes : 30 % de Turcs, 64 % de Grecs, 4 % de Juifs, 2 % d’Arme´niens. C’e´tait par excellence la ville « infide`le » (gaˆvur Izmir) de l’Asie Mineure. Les diffe´rentes communaute´s habitaient des quartiers relativement homoge`nes quant a` l’identite´ de leurs habitants en relation avec le syste`me des millets : l’ancien quartier franc pre`s du quai, le quartier arme´nien tre`s moderne en position centrale, le quartier juif a` proximite´ des anciens quartiers commerc¸ants peu salubres, le quartier musulman et turc sur les premie`res pentes du mont Pagos, a` l’e´cart de l’activite´ e´conomique et des transformations urbaines du XIX e sie`cle. Ils e´taient prolonge´s par le quartier administratif ottoman (le konak, les casernes, la prison et la municipalite´, les mosque´es). En dehors de la ville musulmane turque, la langue grecque e´tait tre`s pre´sente dans les inscriptions des rues des divers quartiers. « L’affirmation des diverses communaute´s, au sein du syste` me des millets trouve son expression la plus marquante dans la multiplication des lieux de culte monumentaux, en particulier chez les Chre´tiens depuis la fin du XIX e sie`cle » (H. Georgelin, 2005, 43). Cette se´paration ethnique et religieuse du centre-ville s’estompait dans les banlieues riches, modernes, autour du golfe, Corde´lio et Go¨ztepe, avec leurs villas luxueuses. Elles e´taient bien relie´es au centre par une route carrossable et des bateaux a` vapeur. Corde´lio e´tait une banlieue re´sidentielle ou` les Grecs catholiques et orthodoxes coˆtoyaient des Arme´niens et des Turcs aise´s. Si Go¨ztepe e´tait surtout habite´e par des Grecs, quelques familles ` la fin du turques et arme´niennes tre`s aise´es s’y e´taient e´galement installe´es. A XIX e et au de´but du XX e sie`cle, ces lieux de ville´giature d’e´te´ e´taient devenus des lieux de re´sidence permanente ou` s’e´taient regroupe´s des habitants appartenant a` diffe´rents groupes ethniques et culturels, surtout en fonction de logiques e´conomiques et de diffe´renciation sociale (H. Georgelin, 2005, 45-50). Smyrne e´tait donc une ville plurielle, cosmopolite, oriente´e vers la modernite´ occidentale, qui avait be´ne´ficie´ de la croissance e´conomique exceptionnelle de son port, re´sultant du de´veloppement conside´rable des e´changes entre l’Empire ottoman et l’Europe. L’ame´nagement d’un re´seau moderne de communications avec son vaste hinterland dans la seconde moitie´ du XIX e sie`cle avait favorise´ la fortune de ce « petit Paris de l’Orient » qui e´tait le principal point de contact commercial et culturel entre les pays occidentaux et l’Empire ottoman. L’occidentalisation progressait beaucoup plus rapidement chez les Chre´tiens ou les Juifs que chez les Musulmans, faisant de Smyrne, seule ville majoritairement non musulmane, une exception dans

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l’empire, dont l’existence serait remise en cause par les nationalismes grec puis turc, rendant finalement la cohabitation des communaute´s impossible 5. L’Izmir turque d’apre`s 1922 n’est plus la ville plurielle cosmopolite ottomane, mais une ville mono-ethnique musulmane, dont la population est issue de l’exode rural provenant de l’inte´rieur anatolien et des e´changes de population avec la Gre`ce. Sa croissance e´conomique et de´mographique s’est poursuivie, devenant la me´tropole de 2,7 millions d’habitants dont l’urbanisation s’est re´pandue sur tout le pourtour de l’extre´mite´ du golfe, vers le nord (jusqu’a` la ville-satellite de Menemen) et le long des principaux axes routiers. Elle est reste´e le deuxie`me centre industriel de Turquie apre`s le Grand Istanbul et a conserve´ un roˆle international non ne´gligeable (foire internationale, congre`s, manifestations culturelles et sportives) (M. Bazin, S. de Tapia, 2012, 228-229). La plus grande partie de la ville de´truite a` la suite de grand incendie du 14 septembre 1922 a e´te´ reconstruite selon un plan qui ne tient pas compte de l’ancienne structure. Le centre s’est densifie´ le long du front de mer.

L’Ionie et la pe´ninsule e´rythre´enne L’Ionie, avec sa pe´ninsule e´rythre´enne qui s’avance loin dans la mer E´ge´e en face de Chio, mais aussi avec une plus petite pe´ninsule face a` Samos, est tre`s lie´e a` l’archipel e´ge´en oriental. Elle est e´galement tre`s bien relie´e a` l’inte´rieur anatolien par trois valle´es majeures de direction Ouest-Est : l’Ermos, le Kaı¨stros et le Maiandros du Nord au Sud. Son climat tre`s doux et sa lumie`re exceptionnelle ont contribue´ a` la rendre attractive et a` favoriser en son sein l’e´closion d’une culture grecque, qui dans tous les domaines a pre´ce´de´ l’aˆge d’or du classicisme athe´nien. Les premiers « colons » grecs venaient d’Argolide, de Be´otie et de Corinthe, mais aussi d’Attique, d’Eube´e, de Thessalie ou d’Arcadie, a` l’e´poque archaı¨que de`s le XIVe sie`cle av. J.-C. avec la fondation de Milet et Colophon. Au X e sie`cle av. J.-C., les Ioniens e´taient de´ja` solidement implante´s dans dix cite´s sur le continent (Milet, Myous, Prie`ne, E´phe`se, Colophon, Le´be´dos, Te´os, Clazome`nes, E´rythre´e, Phoce´e) et deux dans les ˆıles de Samos et Chios, dans ce qui sera plus tard au VII e sie`cle av. J.-C. la dode´capole ionienne et son amphictionie fonde´e sur le culte de Poseidon He´liconios, dans le sanctuaire du Panionion a` Prie`ne (P. Le´veˆque, 1964, 99-101). C’est dans ce milieu qu’a e´clos la civilisation 5. « Meˆme si une e´lite turque, encore re´duite, prend part a` la modernite´ e´conomique, technique et ide´ologique de l’Occident, la majeure partie du groupe turco-musulman s’en trouve exclue... L’occidentalisation exhibe´e des non-musulmans autochtones de´le´gitime leur pre´sence sur le territoire ottoman » (H. Georgelin, 2005, 228).

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ionienne pre´curseur de celle de la Gre`ce classique et d’Athe`nes en particulier. Milet, Chio, Phoce´e e´taient avant le Ve sie`cle parmi les plus importantes du monde grec et ont e´te´ du VIIIe au VI e sie`cle a` l’origine d’entreprises coloniales tant vers le Pont-Euxin que vers la Me´diterrane´e occidentale (P. Le´veˆque, 1964, 211-216). En face de Chio, le port de C¸esme s’est de´veloppe´ a` partir d’un fort construit par les Turcs surtout apre`s 1700. C’e´tait le deuxie`me port d’Asie Mineure apre`s Smyrne, le plus a` l’Ouest. Il attira des immigrants grecs de toute la mer E´ge´e, principalement de Samos, Lesbos, Naxos et du Dode´cane`se. Un deuxie`me flux migratoire se dirigea vers C¸esme et les villages de l’E´rythre´e a` la suite de la re´volte avorte´e de la More´e, qui se traduisit par la victoire navale russe de l’amiral Orlof (1774) dans le de´troit de Chio, mais aussi par une re´pression ottomane dans la More´e et les ˆıles abandonne´es par les Russes. Des milliers de Grecs terrorise´s afflue`rent en E´rythre´e. Les Turcs n’e´taient alors pas plus de 20 % de la population de C¸esme et moins de 2 % de celle de la ville voisine de Alatsata, la plus grecque de la coˆte d’Asie Mineure apre`s Aı¨vali. En 1806, C¸esme (en grec Krini) devint le sie`ge d’un e´veˆche´ avec une cathe´drale, Agios Charalambos, qui souffrit de la re´pression ayant suivi la Re´volution de 1821, mais qui, reconstruite en 1832-33, poursuivit son activite´ sous la juridiction de la me´tropole d’E´phe`se jusqu’en 1902, pour devenir ensuite elle-meˆme me´tropole. Il y avait quatre autres e´glises et deux monaste`res. Cinq e´coles grecques fonctionnaient en ville en 1911 sans compter une quarantaine dans les autres localite´s de la me´tropole avec plus de 4 000 e´le`ves ainsi que plus d’une vingtaine d’associations de toutes sortes. Alatsata comptait trois e´glises paroissiales, 85 petites chapelles et un couvent de femmes (M. Koromila, Th. Kontaras, 1997, 83-95). La partie orientale de l’E´rythre´e avait la plus importante ville grecque de la coˆte occidentale de l’Asie Mineure apre`s Smyrne, Vourla qui, sur ses 35 000 habitants, comptait 30 000 Grecs, un peu plus de 4 000 Turcs et moins de 1 000 Juifs (neuf quartiers grecs, un turc et un juif) 6. Une des e´coles les plus anciennes d’Asie Mineure « To Megalo Scholeio », fonde´e en 1760 portant le nom du philosophe antique Anaxagore, avait e´te´ reconstruite en 6. C’e´tait le centre de la plus importante re´gion viticole du monde grec, qui s’e´tait de´veloppe´e apre`s 1850, faisant appel a` une main-d’œuvre de Naxos et du Pe´loponne`se familie`re avec la viticulture. La vigne remplac¸a peu a` peu les oliviers, le ble´ et la se´riciculture ante´rieurs. Les le´gumes et fruits continuaient a` eˆtre cultive´s pour le marche´ de Smyrne. Le raisin s’exportait par bateaux entiers depuis le petit port de Skala Vourlon. Les grands proprie´taires ne´gociants dominaient une socie´te´ de techniciens professionnels et surtout de viticulteurs qui devaient s’employer chez les premiers, leur exploitation e´tant trop petite pour les faire vivre a` elle seule. Beaucoup de re´fugie´s de 1922 originaires de cette re´gion alle`rent s’installer en Cre`te pre`s d’Iraklion pour rester fide`les a` leur passion pour la viticulture.

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1910 en style ne´oclassique et comptait 1 800 e´le`ves (M. Koromila, Th. Kontaras, 1997, 117-129). Au Nord de Smyrne a` l’entre´e du golfe, la ville en majorite´ grecque de Phoce´e (Palaia Fokia et Nea Fokaia) e´tait plus petite. Si on prend Palaia Fokia, de loin la plus peuple´e, elle comptait en 1904 sur 7 704 habitants 6 300 Grecs orthodoxes (N. A. Chorbou, 1988, 61). Beaucoup e´taient viticulteurs, producteurs de raisins (soultania et rozakia) comme a` Vourla, avec une autre activite´ dans les marais salant du delta de l’Ermos situe´s au nord de la ville. Le sel e´tait entrepose´ dans de grands re´servoirs en ville et exporte´ par bateaux, de meˆme que les raisins. Une taxe pre´leve´e par la communaute´ grecque (dimogerontia) sur la vente des raisins et du sel permettait de financer largement les deux e´coles grecques (garc¸ons et filles) dans lesquelles la scolarite´ e´tait obligatoire (N. A. Chorbou, 1988, 140-152).

Conclusion : une ligne de fracture a brise´ l’unite´ mille´naire de cet espace archipe´lagique e´ge´en et littoral anatolien Tout l’ouest de l’Asie Mineure a e´te´ depuis la plus haute Antiquite´ tre`s lie´ au bassin e´ge´en qui constituait le cœur du monde grec. Cette liaison a e´te´ un phe´nome`ne de la longue dure´e dans tous les domaines : e´conomique, de´mographique, culturel et politique. Des e´changes de biens et de populations n’ont jamais cesse´ de caracte´riser cet espace littoral et archipe´lagique dont la mer e´tait la toile sur laquelle s’e´taient tisse´s tous ces liens et qui favorisait ces e´changes multiples. Cette symbiose entre les ˆıles et le continent se combinant a` une ouverture sur l’ensemble de la Me´diterrane´e a surve´cu a` toutes les e´volutions ge´ohistoriques, des Myce´niens a` l’Empire perse, des royaumes helle´nistiques a` l’Empire romain et byzantin puis a` l’Empire ottoman. Des mouvements migratoires de Grecs de la Gre`ce et de ses ˆıles vers l’Asie Mineure occidentale, les plaines coˆtie`res, mais aussi plus ponctuellement l’inte´rieur de l’Anatolie, ont e´te´ re´currents, de la fin du XVIII e au de´but du XX e sie`cle. Les recompositions territoriales qui sont intervenues a` l’e`re des nationalismes avec la naissance des deux E´tats-nations, la Gre`ce en 1829 et la Turquie en 1922 ont fait passer une frontie`re qui a` partir de 1923 (traite´ de Lausanne) a prive´ les ˆıles de l’archipel e´ge´en de leur avant-pays continental et l’Anatolie de son prolongement archipe´lagique. Les frontie`res se sont rouvertes aux e´changes et a` la circulation avec le de´veloppement du tourisme des deux coˆte´s de la frontie`re. Mais la frontie`re entre les deux E´tats-nations reste une ligne de fracture et de confrontation militaire potentielle a` propos des ressources du plateau continental, de quelques ˆılots rocheux a` proximite´ des coˆtes turques et grecques, e´galement pour le survol de l’espace ae´rien. Ces tensions pe´riodiques et meˆme re´cur-

L’interface avec l’archipel e´ge´en et la Me´diterrane´e

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rentes sont pre´sentes tant que le proble`me chypriote n’est pas re´gle´. L’ıˆle de Chypre qui avait e´te´ sous l’autorite´ de la Grande-Bretagne n’a pas pu conserver son statut d’E´tat inde´pendant faisant coexister les Grecs et les Turcs en son sein, mais s’est depuis 1974 scinde´e de fait en deux E´tats. L’inte´gration a` l’Union Europe´enne en 2004 n’a pas permis de faire disparaıˆtre cette fracture de part et d’autre de la ligne verte, meˆme si celle-ci s’est entrouverte a` une circulation entre les deux parties de l’ıˆle.

Chapitre 14

L’interface avec le monde arabe au Sud-Est de l’Anatolie

L’empire ottoman a domine´ pendant plus de trois sie`cles de fac¸on plus ou moins e´troite le monde arabe qu’il a duˆ abandonner a` la fin de la Premie`re Guerre mondiale sous la pression des puissances occidentales, Angleterre et France. La Turquie actuelle ne conserve de ce passe´ qu’une zone d’interface au Sud-Est de son territoire en Cilicie et a` l’Est, le long de sa frontie`re avec la Syrie et l’Irak. Des minorite´s de langue arabe chre´tiennes et musulmanes y vivent. Apre`s le XI e sie`cle, sur le Taurus, s’installa une nouvelle frontie`re entre un espace musulman d’expression turque au Nord-Ouest et un espace musulman d’expression arabe, longtemps domine´ par des militaires turcs ou kurdes, au Sud-Est. Ce Sud-Est du territoire de la Re´publique turque se situe ge´ographiquement en dehors du plateau anatolien, dont il est se´pare´ par les chaıˆnes du ` l’Ouest, au fond du golfe d’Alexandrette, les Taurus et de l’Anti-Taurus. A plateaux calcaires de la Cilicie Trache´e et la plaine alluviale de Cilicie se situent en continuite´ avec la Syrie et au-dela` le monde arabe. Elle se prolonge a` l’Est par une zone de piedmont collinaire, entre Tigre et Euphrate, qui s’e´tend jusqu’au massif montagneux du Haˆkkaˆri, et s’incline le´ge`rement vers le sud, le de´sert de Deir Zor et la Me´sopotamie, qui appartiennent aussi au monde arabe. De meˆme le petit massif montagneux du Hatay le long du littoral au Sud a e´te´ une zone refuge de minorite´s ethniques arabes et arme´niennes. Cette zone frontalie`re Est-Ouest, qui est le reliquat turc des provinces arabes de l’Empire ottoman, n’a e´te´ rattache´e de´finitivement au territoire de la Re´publique turque que tardivement (1939), le sandjak d’Alexandrette ayant e´te´, au moment de la dissolution de l’Empire ottoman, confie´ a` la France puissance mandataire en Syrie. Cette re´gion a e´te´ longtemps un espace pluriethnique : Arabes, Arme´niens, Syriaques, Kurdes, Turcs. La Cilicie, apre`s avoir servi de base aux raids invasifs des Arabes dans l’Asie Mineure byzantine, a e´te´ le sie`ge d’un royaume arme´nien (XII e sie`cle). Le trace´ de la frontie`re (900 kilome`tres), qui suit en partie la voie ferre´e reliant l’Anatolie a` Bagdad, a e´te´ difficile a`

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de´finir et a` de´fendre. La guerre civile qui secoue depuis 2011 la Syrie en fait de nouveau une zone sensible, traverse´e par des re´fugie´s syriens (1 million environ) et toutes sortes de trafics lie´s a` la guerre. Quelles sont les principales caracte´ristiques des logiques territoriales arabes qui se sont de´ploye´es sur cette re´gion dans la longue dure´e ? Comment les Unionistes et les Ke´malistes ont totalement remodele´ cette re´gion pour en faire une frontie`re, la plus suˆre possible, d’un E´tat-nation turc ethniquement homoge`ne ? Il s’agit, en effet, d’un espace qui a e´te´ particulie`rement affecte´ par le ge´nocide arme´nien. Enfin cette re´gion, qui n’est pas tre`s e´loigne´e de la Palestine et d’Israe¨l, est aussi une interface avec le monde juif, qui s’est recompose´ en se re´appropriant son territoire d’origine a` la fin de la pe´riode ottomane, be´ne´ficiant de l’aide des puissances occidentales. Cette interface Sud-Est de la Turquie est donc un point de rencontre, d’affrontements et d’e´changes entre deux peuples impe´riaux de la longue dure´e, les Arabes et les Turcs, et des peuples re´silients de la longue dure´e : Arme´niens, Juifs, Assyro-Chalde´ens, Kurdes. Espace que l’E´tat-nation turc a eu de grandes difficulte´s a` s’approprier, dont la frontie`re sous haute tension n’est pas encore de nos jours totalement stabilise´e.

Les invasions arabes en Asie Mineure (VII e-IXe sie`cles) Ce furent principalement des incursions pe´riodiques, presque annuelles, avec des actions militaires terrestres du type gue´rillas ou razzias, sur mer du type piraterie, qui ont dure´ du VIIe au IX e sie`cles. Les Arabes n’ont jamais re´ussi a` s’implanter durablement ni a` annexer de´finitivement les re´gions envahies malgre´ leur obstination, malgre´ les moyens mis en œuvre et les conflits internes (H. Ahrweiler, 1971, 6-7). En dehors du littoral de la mer Noire, aucune partie de l’Asie Mineure ne fut e´pargne´e. La Cilicie, occupe´e dans sa plus grande partie, fut la province frontalie`re d’ou` sont parties la plupart des expe´ditions, de meˆme que la valle´e de l’Euphrate avec Me´lite`ne ou la Commage`ne (Germanice´e). Les Arabes franchissaient le Taurus aux Portes ciliciennes (de´file´s de Podandos) ou aux de´file´s d’Adata. La Cappadoce et la Lycaonie e´taient les premie`res e´tapes. Les diffe´rents axes d’invasion aboutissaient tous par la valle´e d’un fleuve au littoral de l’Asie Mineure. Les Arabes ont toutefois rarement re´ussi a` prendre de grandes villes et leurs actions se sont habituellement limite´es au pillage de la campagne de Cappadoce, de Lycaonie et d’Isaurie. Les re´gions coˆtie`res ont surtout souffert des attaques navales des flottes cre´toises et ciliciennes qui ont aussi paralyse´ la navigation et le commerce dans la mer E´ge´e. Les conse´quences ont e´te´ un appauvrissement des populations duˆ au recul de l’exploitation agricole, a` la diminution de l’activite´ commerciale et industrielle, causant le de´clin e´conomique de nombreuses villes commerc¸antes.

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Byzance a re´siste´ aux invasions arabes, principalement en rede´coupant son territoire en « une se´rie de districts militaires inde´pendants des anciennes provinces, de´fendus par une arme´e re´gionale, recrute´e sur place et place´es sous le commandement d’un strate`ge, chef militaire qui, seconde´ par des officiers et des fonctionnaires, assumait dans la re´gion-the`me qui lui e´tait confie´e tous les pouvoirs civils et militaires » (H. Ahrweiler, 1971, 20). Les soldats byzantins a` qui avaient e´te´ attribue´es des terres qu’ils pouvaient transmettre a` leurs he´ritiers constituaient ainsi une arme´e beaucoup plus efficace et fiable que les arme´es de mercenaires tre`s fre´quentes a` cette e´poque. En meˆme temps une re´forme de l’arme´e de mer s’est accompagne´e de la cre´ation de the`mes maritimes disposant d’une flotte le´ge`re de garde-coˆtes e´quipe´s sur place, paralle`lement a` la flotte impe´riale de haute mer dote´e de dromons, navires plus lourds et employant le feu gre´geois dans un but de´fensif. C’est cet appareil militaire et administratif qui a permis a` l’empire byzantin de re´sister et de mettre en e´chec le projet arabe de conqueˆte de l’Asie Mineure (H. Ahrweiler, 1971, 22). L’efficacite´ de ce syste`me de de´fense est a` mettre en rapport avec « la construction d’une ve´ritable ligne de forteresses situe´es aux points strate´giques, controˆlant les routes d’invasion. Ces citadelles (kastra), qui attiraient la population rurale alentour, vulne´rable face aux envahisseurs arabes, devenaient de ve´ritables centres administratifs et e´conomiques, tels : Attale´e, Milet, E´phe`se, Nice´e, Synada, Nicome´die, Smyrne, Amorion... Le pouvoir califal des Abbassides de Bagdad s’affaiblit au Xe sie`cle, mais l’e´mir d’Alep Sayf-al-Dawla (916-967) fit face aux Byzantins victorieusement jusqu’a` la fin des anne´es 950, a` l’aide d’une arme´e mercenaire composite de Be´douins, de Kurdes, d’archers turcs, de Daylamites, tribu du nord de l’Iran, guerriers particulie`rement tenaces en terrain accidente´. Ces gazis anime´s par l’esprit du jihaˆd rendaient sa re´sistance efficace dans les places fortes de la frontie`re. L’E´tat que les Abbassides avaient constitue´ dans le nord de la Syrie et dans la Djeˆzira, controˆlant des routes commerciales qui lui procuraient des revenus, n’avait cependant pas une taille suffisante pour l’emporter sur l’empire byzantin (C. Personnaz, 2013, 73-79).

La Cilicie reconquise par les Byzantins La reconqueˆte de la Cre`te par Nicephore Phocas en 961, graˆce au sie`ge victorieux de Chandax, e´carta les menaces permanentes que les Sarrazins faisaient peser sur les coˆtes byzantines de la Me´diterrane´e orientale. La maıˆtrise de la mer retrouve´e par les Byzantins leur permit de concentrer plus efficacement leurs efforts en direction des frontie`res orientales de l’Asie Mineure. Sayf avait e´te´ battu par Le´on, le fre`re de Nicephore Phocas,

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dans un de´file´ du Taurus, alors qu’il rentrait d’une campagne victorieuse avec un butin conside´rable. Ce dernier conduisit en 962 deux expe´ditions victorieuses dans la re´gion comprise entre la Cilicie et l’Euphrate ou` il s’empara de la plupart des places fortes : Anazarbe, Marash, Manjib (Hierapolis)... et s’arreˆta devant la citadelle d’Alep qu’il ne chercha pas a` prendre, pre´fe´rant retourner en Cappadoce a` Ce´sare´e, pour jouir de ses succe`s et surtout mieux observer la sce`ne constantinopolitaine ou` allait se poser la question de la succession de l’empereur Romain pre´mature´ment de´ce´de´. En 963, Il fut proclame´ empereur graˆce au soutien de l’arme´e et du peuple. Pour consolider la frontie`re orientale et prote´ger durablement l’empire contre les raids et incursions des Arabes, il lui fallut prendre la Cilicie, re´gion cle´ entre la Syrie, et au-dela` le monde arabe, et l’Asie Mineure que la chaıˆne montagneuse du Taurus avec ses de´file´s (tels que les Portes ciliciennes) ne suffisait pas a` prote´ger (C. Personnaz, 2013, 81-96). Cette plaine triangulaire de Cilicie entre mer, montagnes et le fleuve Amanus, e´tait tenue par les Arabes qui pouvaient ainsi faire des incursions fre´quentes sur le plateau anatolien, jusque dans l’Asie Mineure occidentale. Sa coˆte servait aussi de refuge aux pirates Sarrasins qui chasse´s de Creˆte y trouvaient une base pour poursuivre des raids maritimes sur les coˆtes de la Me´diterrane´e orientale. « La Cilicie se situe a` l’avant-garde du monde islamique et elle attire dans ses murs un grand nombre de combattants venus remplir leur devoir de musulmans en combattant les chre´tiens » (C. Personnaz, 2013, 147). Nicephore Phocas s’empara de Mopsueste et de Tarse dont la population musulmane fut chasse´e et remplace´e par des Chre´tiens, en particulier des Arme´niens. Une flotte e´gyptienne arriva trop tard. Tarse, inte´gre´e a` l’empire, devint le sie`ge d’un strate`ge dirigeant un nouveau the`me, re´inte´grant durablement une province de premie`re importance pour la protection d’une Asie Mineure byzantine. Puis en 969, Antioche fut prise a` la suite d’un long sie`ge, enfin Alep, rattachant une grande partie du nord de la Syrie a` l’empire byzantin. La frontie`re orientale de l’Asie Mineure byzantine, englobant, de plus, deux provinces arme´niennes (Theodosioupolis et le Taron), e´tait tre`s semblable a` celle de l’actuelle Turquie. Apre`s la conqueˆte de la Cre`te puis de la Cilicie, Nicephore Phocas s’est empare´ de Chypre, parachevant la se´curisation des coˆtes de la Me´diterrane´e orientale (C. Personnaz, 2013, 141-152).

La logique territoriale arabo-musulmane L’espace domine´ par la culture arabe et par l’Islam a ses logiques propres tre`s diffe´rentes de celles des E´tats et socie´te´s qui l’ont pre´ce´de´, meˆme s’il a repris a` son compte nombre d’e´le´ments ante´rieurs. Il a marque´ tout le Moyen-Orient, meˆme si la domination militaire et politique arabe n’a

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dure´ que quelques sie`cles (VIIe-X e sie`cles), pour eˆtre remplace´e par d’autres pouvoirs musulmans par la suite (turcs en particulier) jusqu’au de´but du XX e sie`cle. On peut tenter de de´finir une logique territoriale qui lui est propre, et qui a persiste´ dans l’espace des actuels pays arabes. Dans ces re´gions en grande partie arides, de´sertiques ou semi-de´sertiques, le nomadisme des Be´douins (asabiya) jouait un roˆle de´terminant. Il e´tait politiquement dominant aux de´pens des populations paysannes se´dentaires des fellah qui, sans de´fense, e´taient exploite´es par les villes, anciennes et de´positaires des he´ritages culturels des pe´riodes ante´rieures. Il n’y avait pas de relations symbiotiques entre ces villes et les campagnes qui les entouraient comme dans les civilisations agraires occidentales ou extreˆme-orientales. Il n’y avait pas de patriotisme lie´ au territoire et a` sa de´fense. En dehors de l’alle´geance au souverain et au chef tribal, il y avait le sentiment d’appartenance tre`s fort a` une communaute´ religieuse qui e´tait la re´alite´ « nationale » la plus importante (la umma). Ibn Khalduˆn au XIVe sie`cle a analyse´ le fonctionnement de l’E´tat impe´rial omeyyade puis abbasside. Il e´tait base´ sur une se´paration entre une population se´dentaire de producteurs agricoles et artisanaux qui, dans les deux premiers sie`cles de l’Islam e´taient tre`s majoritairement chre´tiens, juifs ou zoroastriens, et des Be´douins arabes de´tenteurs de la violence tribale (asabiya) qui assurait leur domination conque´ rante. Entre les IX e et XII e sie`cles la conversion a` l’Islam de la majorite´ et souvent son arabisation ont change´ les termes de cette dichotomie en passant la violence guerrie`re a` d’autres asabiyat, en particulier aux Turcs (Mamelouks, Seldjoukides, Ottomans) et aux Mongols 1. Les frontie`res entre e´tats ou re´gions n’e´taient pas aussi bien de´finies et pre´gnantes que dans les socie´te´s agraires ; c’e´taient des limites provisoires et vagues, remises en cause en fonction des rapports de forces. Les populations se´dentaires paysannes se sont souvent re´fugie´es dans des zones montagneuses, mieux a` l’abri des raids des Be´douins, ou dans des valle´es, ou` l’irrigation e´tait possible et ou` les villes pouvaient de´fendre leur aire d’approvisionnement. X. de Planhol (1968) a de´crit les phe´nome`nes d’expansion des nomades qu’il a appele´s « be´douinisations ». Il n’y avait pas concordance entre les populations urbaines et rurales environnantes, mais juxtaposition de communaute´s de religions ou de sectes religieuses diffe´rentes, toujours preˆtes 1. Les Arabes, lors de leur premie`re expansion (634-656) ne repre´sentaient vraisemblablement pas plus de 2 a` 3 % de la population de leur empire, de meˆme les peuples islamiques qui les ont suivis. Mais cela suffisait pour assumer la souverainete´ et exercer les fonctions de violence dans l’E´tat. Ces conque´rants, sous la forme de dynasties successives, ont domine´ les masses se´dentaires avant que leurs descendants ne se fondent peu a` peu en elles et que surgissent e´ventuellement d’autres conque´rants.

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a` ouvrir des hostilite´s entre elles, donc pas de cohe´sions territoriales comme dans les socie´te´s occidentales ou extreˆme-orientales. Les solidarite´s politicoreligieuses n’e´taient pas de voisinage, mais a` une distance plus ou moins grande en fonction de l’appartenance a` un meˆme groupe politico-religieux. Le type d’organisation re´gionale le plus fre´quent e´tait la re´gion urbaine, la zone d’influence et de domination d’une ville sur la campagne environnante : villes situe´es a` des carrefours de routes assurant des communications internationales ou intercontinentales, ou au centre d’unite´s naturelles homoge`nes (delta, petit bassin, oasis, plaine autonome). Il n’y avait pas ou tre`s peu de constructions re´gionales associant des pays e´conomiquement comple´mentaires tels que plaine et montagne. Les noyaux urbains e´taient ge´ne´ralement inde´pendants les uns des autres, pas en re´seaux urbains hie´rarchise´s. Les villes d’Alep au Sud-Ouest et de Mossoul et Kirkouk au Sud-Est, ces deux dernie`res ayant e´te´ longtemps revendique´es par la Re´publique turque, sont les principaux poˆles urbains arabes de cette zone frontalie`re. Diyarbakir et Gaziantep, dont le de´veloppement re´cent a e´te´ favorise´ par l’E´tat turc pour renforcer son emprise sur cet espace, font face aux villes arabes ou kurdes qui sont de l’autre coˆte´ de la frontie`re. L’ancien vilayet d’Alexandrette, la zone de contact entre la Syrie et la Cilicie, sont marque´s par cette logique territoriale arabo-musulmane a` laquelle la Turquie ne peut pas e´chapper dans son interface Sud-Est avec le monde arabe, qui a longtemps fait partie de l’Empire ottoman.

Les provinces arabes de l’empire ottoman Le nationalisme turc exclusif des Unionistes entraıˆna une de´gradation des relations entre Istanbul et les provinces arabes. Leur volonte´ d’imposer a` tout prix le turc comme langue obligatoire, dans les e´coles et les tribunaux, suscita nombre de re´actions hostiles chez les Arabes. L’ide´e d’un fe´de´ralisme ottoman accordant une autonomie aux provinces arabes e´tait discute´e. Mais la dissidence arabe s’est de´veloppe´e, pendant la Premie`re Guerre mondiale, a` cause de la politique re´pressive de Cemal Pacha a` Damas et a` Beyrouth, ainsi que de la re´volte arabe de 1916, encourage´e et meˆme organise´e par les Britanniques. Les accords Sykes-Picot (1916) ne´gocie´s entre les Franc¸ais et les Anglais ont mis fin a` la pre´sence ottomane dans le monde arabe de´sormais divise´ en zones d’influence des puissances europe´ennes occidentales (H. Bozarslan, 2013, 271-273). Au XIX e sie`cle de´ja`, Mehmet Ali (18151871) avait menace´ l’empire en autonomisant l’E´gypte et en la modernisant. Les tableaux linguistiques des recensements turcs de 1950 a` 1965 permettent de diffe´rencier les minorite´s musulmanes de Turquie ge´ographiquement tre`s disperse´es. Les arabophones, qui sont les plus nombreux

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(347 690 sur 521 712 en 1960), occupaient une aire en continuite´ avec la Syrie. Ils se re´partissaient en quatre groupes sensiblement diffe´rents ; ceux de l’ex-sandjak d’Alexandrette (Hatay), rattache´ a` la Re´publique turque en 1939, e´taient les plus nombreux, mais ils sont passe´s de 37 % de la population du Hatay en 1950 a` 18 % en 2005, a` cause de l’arrive´e de nombreux migrants turcophones dans ce territoire en plein boom e´conomique. Ils se re´partissent, comme les Arabes de la re´gion syrienne voisine, en alaouites et sunnites de rite hanafite. Si, dans la province de Gazantiep voisine, tre`s turquise´e et connaissant un grand de´veloppement industriel, ils sont peu nombreux, les Arabes sont tre`s nettement pre´sents plus a` l’Est dans les de´partements de Sanhurfa et de Mardin, puis autour de Savur et Midyat et plus au Nord sur le piedmont du Taurus oriental, ainsi que dans la plaine de la Curukova ou` se sont installe´s des paysans nosairis de la province de Lattakie´ et des Egyptiens venus travailler dans les pe´rime`tres irrigue´s (cultures maraıˆche`res et coton) (M. Bazin, 2005, 399-400).

Une re´gion frontalie`re avec le monde arabe La de´limitation pre´cise de la frontie`re Sud-Est de la Turquie s’est e´tale´e sur deux de´cennies (1920-1940). Les frontie`res line´aires pre´cise´ment cartographie´es, militairement surveille´es et mate´riellement marque´es sur le terrain, e´taient une nouveaute´ dans le Proche-Orient post-ottoman. L’autorite´ e´tatique devait s’y affirmer. Sa pre´sence s’est intensifie´e sur tout le territoire national : appareil se´curitaire, bureaucratie, e´coles, postes relie´s par les nouveaux moyens de communication (chemin de fer, te´le´graphe, routes). Cela rendit caduc l’ancien mode`le des zones-tampons ou des marches frontalie`res, ou` les limites de la souverainete´ e´taient floues. Les populations frontalie`res habitue´es a` une grande autonomie ont re´siste´ a` cette extension de l’autorite´ e´tatique. Cette re´sistance s’est transforme´e en re´voltes entre 1925 et 1938 chez les Kurdes (Cheikh Saı¨d, Dersim). La Re´publique turque pour affirmer son autorite´, encore peu assure´e, s’est alors livre´e a` des re´pressions massives. Les rebelles kurdes ou les Arme´niens de Cilicie, qui avaient e´chappe´ aux massacres et de´portations, se sont re´fugie´s en territoire syrien sous administration mandataire franc¸aise (S. Altug, B. T. Thomas White, 2009, 92-99). La nouvelle frontie`re a ainsi servi de barrie`re pour garder hors du territoire turc des rebelles ou des Chre´tiens inde´sirables et a permis a` l’E´tat d’affirmer son autorite´ sur la population restante. Pour les Franc¸ais, puissance mandataire apre`s la dissolution de l’Empire ottoman, ce n’e´tait pas une frontie`re nationale syrienne mais un limes impe´rial. Ils accueillaient donc les re´fugie´s kurdes, arme´niens et syriaques pour renforcer la frontie`re et constituer une zone se´parant les

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Musulmans syriens arabes des Musulmans turcs. Le nationalisme syrien s’est alors affirme´ en protestant contre les autorite´s mandataires, qui risquaient de favoriser l’installation d’un foyer national arme´nien a` la frontie`re nord et d’en chasser les populations arabes qui y e´taient pre´sentes (S. Altug, B. T. Thomas White, 2009, 102-103). Une e´tude sur le de´partement et la ville de Mardin (F. Deli, 2009, 98-117) illustre parfaitement la mosaı¨que ethnique en voie de re´sorption qui caracte´risait cette re´gion frontalie`re. Elle montre aussi le roˆle de la frontie`re qui, mise en place a` la fin des anne´es 1920, a rompu l’axe historique du commerce en direction de Mossoul et Bagdad d’un coˆte´, d’Alep de l’autre. En 1965 (dernier recensement enregistrant les langues), les Kurdes repre´sentaient 67 % de la population du de´partement, les Arabes 20 %, les Turcs (langue maternelle) 9 %. Cette population e´tait tre`s majoritairement musulmane (93 %), les Chre´tiens syriaques (5,7 %) e´tant minoritaires. La politique d’homoge´ne´isation ethnique des Ke´malistes avait commence´ a` porter ses fruits : les Arme´niens avaient disparu, de meˆme les Yezidis et Shemsi, les Juifs e´tant partis en Israe¨l en 1948. Le commerce de contrebande et les migrations de travail saisonnie`res avec la Syrie, favorise´s par l’ine´galite´ e´conomique entre les deux pays, e´taient surtout pratique´s par les Arabes qui avaient des liens familiaux de l’autre coˆte´ de la frontie`re, ce qui entraıˆnait des voyages, des e´changes de femmes (mariages polygames). Les activite´s artisanales et commerciales des Arme´niens et Syriaques avaient e´te´ reprises par les Arabes musulmans. La guerre civile en Syrie, depuis 2011, est en train de modifier profonde´ment cette re´gion dont le commerce transfrontalier a e´te´ re´oriente´ au profit du trafic d’armes, de carburants et de produits alimentaires, la contrebande e´tant plus que jamais prospe`re. Plus d’un million de Syriens sont venus se re´fugier en Turquie, la plupart dans une trentaine de camps situe´s non loin de la frontie`re. Les 900 kilome`tres de la frontie`re turco-syrienne sont actuellement sous haute tension (J. Parkinson, N. Malas, A. Albayrak, 2013, 82-83). La Cilicie a` l’Ouest et la re´gion de Diyarbakir 2 a` l’Est ont e´te´ tre`s profonde´ment affecte´es par le ge´nocide arme´nien et ses conse´quences, sans l’analyse desquelles il n’est pas possible de comprendre la situation de cette zone frontalie`re.

La Cilicie et le ge´nocide arme´nien La Cilicie correspondait au vilayet d’Adana et aux parties occidentales du vilayet de Alep. On y distinguait la Cilicie des plaines a` l’Est, fertile, riante, 2. Le vilayet ottoman de Diyarbekir est devenu en grande partie la province de Diyarbakir dans la Re´publique turque, ce qui explique la diffe´rence d’orthographe des deux toponymes en fonction de leur situation chronologique dans notre texte.

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tre`s boise´e dans sa partie septentrionale (Tarse), et la Cilicie aˆpre ou Trache´e, montueuse, plus froide, pauvre, mais couverte de superbes foreˆts (Selinonte). La Cilicie e´tait en partie peuple´e de Syriens, avec des villes grecques sur les coˆtes. Elle fut posse´de´e par les rois de Mace´doine, les Se´leucides puis les Ptole´me´es. Elle devint une province romaine (en 63), repaire de pirates. Conquise par les Arabes au VII e sie`cle, elle passa ensuite sous domination ottomane. Il faut attendre l’occupation e´gyptienne pour que des fellahs y soient installe´s et la riziculture de´veloppe´e. Le tournant de´cisif fut pris avec l’afflux des muhacir, re´fugie´s musulmans des Balkans et du Caucase. La plaine est devenue aujourd’hui un grand centre agricole qui accueille des ouvriers e´migrants temporaires estime´s a` plus de 100 000 personnes pour les seuls champs de coton et dont le rayon d’action s’e´tend sur tout le Taurus oriental et l’Anti-Taurus, jusqu’au Kurdistan. Les accords de Sykes-Picot de 1916 entre la France et l’Angleterre avaient donne´ mandat a` la France d’administrer la Cilicie et la re´gion d’Alexandrette (Iskenderum) a` la suite de l’armistice de Moudros (1918), qui avait consacre´ la de´faite de l’Empire ottoman. La seconde arme´e ottomane base´e a` Diyarbekir a donc duˆ se retirer, en ne laissant que des forces de gendarmerie pour le maintien de l’ordre. Les Franc¸ais ont alors tente´ d’utiliser pour occuper la Cilicie des bataillons arme´niens de la Le´gion d’Orient, recrute´s en E´gypte et compose´s majoritairement de re´fugie´s arme´niens originaires d’Anatolie, de diverses parties du Moyen-Orient et meˆme d’Europe. Cette le´gion arme´nienne peu discipline´e e´tait mue par le seul de´sir de combattre les Turcs et les Musulmans en ge´ne´ral, et de leur infliger de lourdes pertes. Les de´sordres, engendre´s par cette le´gion arme´nienne, aide´e par un afflux de re´fugie´s arme´niens venant de diverses parties de l’Anatolie et espe´rant recre´er en Cilicie un territoire arme´nien, ont e´te´ tels que les Allie´s franc¸ais et anglais ont de´cide´ d’e´vacuer les troupes arme´niennes et de les remplacer par des troupes britanniques en mars 1919. Cependant les troubles entre les Turcs et les Arme´niens se poursuivirent jusqu’a` l’e´vacuation finale des troupes franc¸aises et de la plus grande partie des Arme´niens en de´cembre 1921. L’occupation de l’arme´e franc¸aise en Cilicie et dans le Sandjak d’Alexandrette, qui e´taient ge´ographiquement dans la continuite´ de la Syrie sous mandat franc¸ais, prit alors de´finitivement fin en 1939. La re´gion d’Adana e´tait devenue, dans la seconde moitie´ du XIX e sie`cle, une grande productrice de coton paralle`lement a` l’E´gypte, dont les productions avaient be´ne´ficie´ de l’effacement des E´tats Unis dans ce domaine (a` cause de la guerre de Se´cession). Les Arme´niens, tre`s pre´sents dans le district central de cette province et en ville dans le quartier de Khidir-Ilyas autour de leur e´glise paroissiale de Saint-E´tienne, ont joue´ un roˆle de premier plan dans la promotion de cette culture. Ils avaient constitue´ de grandes proprie´te´s sur les terres fertiles de la plaine d’Adana, ou` ils pratiquaient une agriculture

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industrielle, de plus en plus me´canise´e. Ils avaient e´galement de´veloppe´ une industrie de transformation en fils de ce produit. La France et l’Angleterre avaient favorise´ cette production ainsi que l’Allemagne, qui avait investi dans l’e´quipement et l’ame´nagement des ports d’exportation de Mersin et d’Alexandrette (Iskenderun), dans les syste`mes d’irrigation et dans l’industrie de transformation depuis 1905 (German-Levantine Cotton Company) (Ugur ¨ mit U ¨ ngor, Mehmet Polatel, 2011, 107-109). Les Arme´niens avaient tire´ U parti de cette situation et disposaient en 1902 de 25 e´coles a` Adana et Sis, dans cette re´gion qui avait dans le passe´ e´te´ le sie`ge du royaume arme´nien des Bagratides et des Roube´nides (XIIe-XIIIe sie`cles). Cependant les tensions interethniques avec les Turcs locaux e´taient vives depuis les massacres de 1895, sous Abdul Hamid II. En avril 1909, le massacre de 30 000 Arme´niens, reste´ en grande partie impuni, pre´figura le ge´nocide de 1915. Celui-ci s’est de´roule´ dans l’e´te´ 1915 a` l’initiative du CUP, qui avait le projet de de´s-arme´niser les villes d’Adana, Mersin, Sis, Tarsus, ainsi que la plaine d’Adana. Tous les Arme´niens, a` l’exception des employe´s du chemin de fer de Bagdad et de l’arme´e, ont e´te´ de´porte´s sans exception 3. Des ordres ont e´te´ donne´s pour que toutes les usines, boutiques, de´poˆts et ateliers soient transfe´re´s a` des firmes turques, leur vente par leurs ¨ mit U ¨ ngor, proprie´taires arme´niens e´tant strictement interdite (Ugur U Mehmet Polatel, 2011, 111-115). Les baˆtiments et les biens mobiliers appartenant au Catholicossat de Sis ont de meˆme e´te´ confisque´s par l’E´tat. Les deux tiers des commerces et industries d’Adana, appartenant alors aux Arme´niens ou de´pendant d’eux, l’e´conomie de la province a e´te´ ruine´e dans l’imme´diat. Le bazar est devenu de´sert. Les de´portations et massacres ont cre´e´ un important manque de main-d’œuvre qualifie´e dans l’industrie cotonnie`re. Le ge´nocide a e´te´ particulie`rement violent et efficace a` Adana, comparativement a` d’autres provinces, a` cause du passe´ de´ja` marque´ par la violence a` l’e´gard des Arme´niens, et de la revendication historique nationaliste arme´nienne sur cette re´gion, ainsi que de l’occupation de cette re´gion par les Allie´s. Ce ge´nocide a e´te´ pris en main en grande partie par les Turcs locaux volontaires dans les escadrons de la mort, collaborant activement avec le re´gime du CUP. Les notables turcs locaux en ont retire´ un large be´ne´fice, en s’emparant des terres et des industries cotonnie`res qui, apre`s une chute 3. Une Commission des « proprie´te´s abandonne´es » a imme´diatement e´te´ mise en place pour liquider les biens immobiliers arme´niens et les distribuer a` des Musulmans, dont un grand nombre de re´fugie´s des Balkans a` partir de novembre 1915. Des ventes aux enche`res a` des prix tre`s bas, re´serve´es aux seuls Musulmans, ont e´te´ organise´es. Plusieurs e´glises arme´niennes ont e´te´ converties en prisons, les baˆtiments scolaires attribue´s a` l’E´tat pour y installer des e´coles publiques turques. De l’or et des objets pre´cieux de´pose´s par des Arme´niens a` la Banque Impe´riale Ottomane et a` la German Bank ont e´te´ confisque´s par l’E´tat.

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drastique de leur production en 1915 et les anne´es suivantes, ont repris de l’importance dans les anne´es 1940, faisant de la Turquie l’un des principaux ¨ mit producteurs de coton dans le monde au cours des anne´es 2000 (Ugur U ¨ ngor, Mehmet Polatel, 2011, 120-132). U

Le vilayet de Diyarbekir : une mosaı¨que ethnique complexe jusqu’en 1915 Cette province e´tait comprise entre le Tigre a` l’Est, l’Euphrate a` l’Ouest, les hautes terres arme´niennes et kurdes au Nord, le de´sert me´sopotamien au Sud ; son climat continental e´tait tre`s contraste´ entre l’e´te´ et l’hiver. C’e´tait une re´gion pre´industrielle caracte´rise´e par une agriculture paysanne de subsistance et un pastoralisme nomade. La ville e´tait une forteresse situe´e sur un plateau de basalte a` l’inte´rieur d’un me´andre du Tigre. Il y avait plusieurs quartiers, l’un chre´tien, l’autre musulman. C’e´tait au XIX e sie`cle le sie`ge de la seconde arme´e et d’une des plus grandes prisons de l’Empire ottoman. Il y avait une tre`s grande diversite´ ethnique a` la campagne comme a` la ville. La plupart des Arme´niens y e´taient des paysans organise´s en familles e´tendues (gerdastans) dans des villages, surtout dans les districts de Lice, Silvan, Bec¸iri et Palu. La population kurde totalement musulmane e´tait divise´e en plusieurs cate´gories : Kurdes tribaux ou non tribaux, semi-nomades ou se´dentaires. Des douzaines de tribus puissantes de la re´gion e´taient dirige´es par des chefs (aga), controˆlant de fait de vastes territoires. Ils pouvaient mobiliser des milliers d’hommes, jusqu’a` 10 000 cavaliers, pour se disputer le pouvoir, un butin ou l’honneur. Les Kurdes non tribaux pouvaient eˆtre de simples paysans ¨ mit U ¨ ngor, Mehmet Polatel, 2011, (kurmanc) ou du clerge´ (mesayih) (Ugur U 133-134). La plupart des paysans quelle que soit leur appartenance ethnique payaient un tribut et des impoˆts aux chefs et grand proprie´taires terriens kurdes. Il y avait un millier de Juifs ayant une synagogue, mais qui e´taient peu visibles au milieu des Chre´tiens et Musulmans beaucoup plus nombreux. Ils s’adonnaient au petit commerce ou a` l’horticulture 4. Quelques milliers d’Arabes vivaient dans des villages des districts de Mardin et Midyat au Sud. Les Syriaques, appele´s aussi Assyriens ou Arame´ens, au Sud-Est dans la re´gion montagneuse autour de Midyat, appartenaient a` plusieurs confessions 4. Des Yezidis, monothe´istes e´taient en position marginale dans le Sud-Est de la province. Les Kizilbach e´taient turcomans et kurdes he´te´rodoxes chiites, habitant seulement quelques villages, certains e´tant semi-nomades. Les Zaza, proches socialement des Kurdes, villageois, pratiquaient l’agriculture et l’horticulture. Concentre´s dans le Nord et le Sud de la province, ils e´taient musulmans et comptaient parmi eux des dignitaires religieux.

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chre´tiennes : orthodoxe, protestante, catholique, nestorienne et chalde´enne. De petits groupes de Tsiganes vivaient dans les centres urbains. Enfin des communaute´s Shemsi descendaient des Zoroastriens. Cette grande complexite´ socio-ethnique s’accompagnait de limites souvent floues et de recouvrements entre les identite´s. Les alle´geances e´taient multiples, les villages mixtes et les clivages tribaux et ethniques nombreux. Les inte´reˆts de la tribu ou du village recouvraient les inte´reˆts ethno-religieux et les alle´geances et produisaient un contact culturel entre des groupes varie´s. On peut donc parler d’une culture re´gionale de Diyarbekir. La culture orale, des bardes, des journaux lus a` haute voix dans les cafe´s avait une grande importance dans cette socie´te´ majoritairement illettre´e. Des ordres islamiques influents tels que les Naksibendi, les Kadiri, les Rufai et Ku¨frevi, e´taient tre`s actifs chez les Zazas, les Kurdes et les Arabes, avec leurs grandes medrese ¨ mit U ¨ ngor, Mehmet Polatel, 2011, 134). En 1913, il y avait (Ugur U 1 954 Juifs, 104 818 Chre´tiens et 434 236 Musulmans. Donc un tiers de Chre´tiens et deux tiers de Musulmans. En 1895, sous Abdul Hamid, les massacres ont frappe´ 25 000 Arme´niens, les obligeant a` se convertir a` l’Islam ; en ville et dans les villages des maisons et boutiques ont e´te´ bruˆle´es. Les conflits intertribaux e´taient re´currents. La plupart des commerc¸ants du bazar de Diyarbekir e´taient arme´niens et syriaques, ainsi que dans l’artisanat. Les Kurdes dominaient dans le commerce du be´tail, et les Zazas e´taient buˆcherons ou bateliers sur le Tigre. Quelques grandes familles musulmanes, riches et influentes, dominaient la sce`ne politicosociale de la ville. Depuis la dissolution des e´mirats kurdes au milieu du XIXe sie`cle, l’inse´curite´ re´gnait dans les campagnes (Ugur ¨ mit U ¨ ngor, Mehmet Polatel, 2011, 135-136). U

L’effet de´vastateur du ge´nocide arme´nien a` Diyarbekir En mars 1915, Dr. Mehmet Reshid a e´te´ nomme´ gouverneur de la province de Diyarbekir. Issu d’une famille circassienne du Caucase russe, il amena avec lui un commando de 30 a` 50 Circassiens auxquels il adjoignit des prisonniers de droit commun libe´re´s, ce qui lui confe´ra un pouvoir plus grand que celui d’un simple gouverneur de province. Obse´de´ par le danger du nationalisme arme´nien, il mit sur pied un comite´ de´die´ a` « la solution de la question arme´nienne » et proce´dant a` des enqueˆtes, auquel il adjoignit une milice. Poursuivant les ennemis du CUP, il arreˆta et emprisonna 600 notables ¨ mit U ¨ ngor, Mehmet et artisans arme´niens en avril de la meˆme anne´e (Ugur U Polatel, 2011, 137-139). Ayant incarce´re´ le plus gros de l’e´lite politique des Chre´tiens de Diyarbekir, il s’attaqua ensuite a` leurs leaders religieux. Les ayant soumis a` des

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tortures, il en fit massacrer la plus grande partie. S’en prenant de´sormais a` l’ensemble des Arme´niens de la province, les massacres prirent la dimension d’un ve´ritable ge´nocide, beaucoup de femmes e´tant viole´es et vendues comme esclaves. Talat ordonna que tous les Arme´niens de la province soient de´porte´s et re´installe´s a` Mossoul, Urfa et Zor. En juillet 1915, une Commission aux « proprie´te´s abandonne´es » fut instaure´e. Les e´glises et maisons des riches chre´tiens furent converties en hoˆpitaux militaires, de´poˆts de munitions, orphelinats publics ou mosque´es. L’expropriation et la de´possession des Arme´niens suivirent de pre`s leur de´portation, les principaux be´ne´ficiaires e´tant les ministe`res, les militaires, la bourgeoisie et les « colons » re´fugie´s des guerres balkaniques. Des Albanais et des Bosniaques furent installe´s dans les villages arme´niens et syriaques des plaines d’Adana et de Mardin. Il fallait repeupler les villages de la plaine vide´e apre`s le ge´nocide. La plus grande partie de la population chre´tienne de la province de Diyarbekir (157 000 victimes en tout) avait e´te´ e´radique´e, lorsque Mehmet Rechid quitta cette ville pour prendre le gouvernorat d’Ankara en mars 1916 ¨ mit U ¨ ngo¨r, Mehmet Polatel, 2011, 149-150). L’exploitation minie`re (Ugur U et l’industrie du cuivre souffrirent particulie`rement du ge´nocide, qui fit disparaıˆtre main-d’œuvre et techniciens pour la plupart chre´tiens, de meˆme la culture des muˆriers, l’e´levage des vers a` soie et le tissage de la soie. Dans les anne´es 1920, environ 40 000 Arme´niens ont e´te´ de´porte´s en Syrie sans possibilite´ de retour. « La re´alite´ des industriels arme´niens et des travailleurs syriaques travaillant dans des mines posse´ de´ es par des Britanniques, envoyant des marchandises par le chemin de fer appartenant a` des Allemands, alimentant des ports franc¸ais, avait e´te´ change´e en celle de travailleurs turcs extrayant des matie`res premie`res turques dans des mines turques expe´die´es par des chemins de fer turcs pour approvisionner des consommateurs turcs » ¨ mit U ¨ ngo¨r, Mehmet Polatel, 2011, 162). L’« e´conomie nationale » (Ugur U turque commenc¸ait a` prendre forme a` Diyarbekir comme dans d’autres provinces. L’empire ottoman avait accueilli tre`s toˆt les Juifs, victimes de perse´cutions et de discrimination en Europe et plus particulie`rement en Espagne. La diaspora juive e´tait pre´sente dans presque toutes les villes ottomanes ou` elle jouait un roˆle e´conomique important, analogue a` celui des diasporas grecque et arme´nienne. Lorsque les pogroms de Russie ont commence´ a` faire affluer des re´fugie´s juifs attire´s en Palestine par le mouvement sioniste de´sireux d’y fonder un E´tat juif, l’E´tat impe´rial ottoman d’Abdul Hamid II, puis celui des Unionistes a` partir de 1908, se sont trouve´s dans l’obligation de de´finir une politique par rapport a` ce phe´nome`ne.

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Les He´breux-Juifs : de la diaspora a` l’implantation dans la Palestine ottomane La forme la plus extreˆme de re´silience d’un peuple ou d’une civilisation est celle des He´breux ou Juifs. F. Braudel l’a montre´ de fac¸on convaincante a` propos de la Me´diterrane´e : « La seule chose suˆre, c’est que le destin d’Israe¨l, sa force, sa pe´rennite´, son tourment, tiennent a` ce qu’il est reste´ un noyau dur refusant obstine´ment de se diluer, c’est-a`-dire une civilisation fide`le a` ellemeˆme » (F. Braudel, 1966, 155). Il a de´fini ce qu’il appelle « des civilisations de diaspora » comme « une infinite´ d’ıˆles perdues au milieu de terres e´trange`res » (ibid., 137) ; « elles sont plus nombreuses qu’on le soupc¸onnerait au premier abord » 5. Le phe´nome`ne de diasporisation des Juifs a e´te´ plus radical et s’est e´tendu dans la longue dure´e, alors que chez les Arme´niens et surtout les Kurdes, c’est un phe´nome`ne plus re´cent mais qui a e´te´ accompagne´ et provoque´ par des massacres de masse (ge´nocide arme´nien de 1915, re´voltes kurdes de Cheikh Saı¨d en 1925, d’Ararat en 1930 et de Dersim en 1938). La re´silience des He´breux, devenus la diaspora juive apre`s la destruction du second Temple par les Romains et leur expulsion en 70 apre`s J.-C., est tout a` fait diffe´rente de celle des Arme´niens et des Kurdes qui ont re´ussi a` se maintenir au moins partiellement dans leurs montagnes aux marges des empires voisins (empires arabe, ottoman, perse et russe). Pendant pre`s de deux mille´naires, les He´breux devenus Juifs ont e´te´ quasiment absents de leur territoire historique d’origine. Ils e´taient reste´s tre`s minoritaires en Palestine ou` ils n’ont commence´ a` se re´implanter sous la forme de colonies agricoles qu’a` partir de 1882, a` Jaffa et dans la plaine palestinienne sous-peuple´e car palude´enne. Les Juifs se´farades avaient e´te´ accueillis par l’Empire ottoman en 1492 a` la suite de leur expulsion d’Espagne, et, pendant une longue pe´riode du XVI e au XVIIIe sie`cles, ils ont trouve´ refuge a` plusieurs reprises dans cet empire. Au XIX e sie`cle, le proble`me de leur accueil s’est pose´ diffe´remment surtout apre`s les pogroms de 1881-82 en Russie, qui ont provoque´ le de´part d’environ un million de Juifs dont la plupart ont e´te´ accueillis aux E´tats-Unis et en Europe occidentale. Le sultan Abdul Hamid II a accepte´ de les accueillir disperse´s dans l’empire, non pas exclusivement en Palestine, comme le 5. Peuple a` la charnie`re des grands empires multi-ethniques, le peuple juif plus que tout autre, au cours de sa longue histoire, a connu une re´currence d’exils force´s et de « catastrophes » : premier exil a` Babylone (587 av. J.-C.), dispersion provoque´e par les troupes d’Alexandre le Grand (333 avant J.-C.), e´radication de la pre´sence juive en Jude´e ou Palestine par les Romains (70 puis 135 apre`s J.-C.), expulsion d’Angleterre (1290), de France (1306) et d’Espagne (1492), grande e´migration juive depuis l’Europe centrale a` la suite de perse´cutions ou pogrom (1880-1914), Shoah (1942-1945), pour ne citer que les plus importantes.

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demandaient l’organisation Hibat Zion puis le mouvement sioniste, proˆnant la cre´ation d’un E´tat juif dans cette re´gion. En 1888, l’immigration de Juifs en Palestine a e´te´ interdite ainsi qu’en 1892 l’achat de terres par des Juifs de nationalite´ e´trange`re. Leur se´jour e´tait limite´ a` trois mois pour un pe`lerinage a` Je´rusalem, un visa nomme´ « passeport rouge » leur e´tait accorde´ dans ces strictes limites. Herzel avait essaye´ en vain de ne´gocier en 1901 avec Abdul Hamid la fondation d’un E´tat inde´pendant d’Israe¨l en e´change de l’aide des capitaux juifs internationaux a` l’Empire ottoman en crise. Abdulhamid n’acceptait que l’accueil de communaute´s juives disperse´es, en Anatolie et en Me´sopotamie, soumises aux directives du gouvernement ottoman et demandant la citoyennete´ ottomane. Il entendait privile´gier l’accueil de populations musulmanes qui seraient installe´es dans des sites tre`s peu peuple´s. Les Unionistes du CUP, qui e´taient pour la plupart originaires de Mace´doine et de Salonique, ont e´te´ fortement soutenus par les Juifs et Donme´s qui avaient inte´reˆt au maintien du statut quo en Mace´doine et dans les Balkans (Fuat Du¨ndar, 2014, 261-264). La progression de mouvements nationalistes chez les Chre´tiens des Balkans et la perte de territoires par les Ottomans a` la suite des guerres balkaniques a fait fuir non seulement des Musulmans mais aussi des Juifs, qui sont venus se re´fugier a` Istanbul et dans les grandes villes ottomanes, Smyrne en particulier. De meˆme, la guerre de Crime´e (1865) et l’avance´e des Russes dans les Balkans ont e´galement provoque´ la migration de populations juives vers l’empire Ottoman. Alors que les Unionistes conside´raient les populations juives tre`s utiles dans les Balkans face a` la masse des Chre´tiens, en Anatolie et surtout en Palestine elles devenaient inde´sirables a` partir de 1914. Les Jeunes Turcs ont donc repris alors la politique d’Abdul Hamid empeˆchant l’installation en Palestine des Juifs des Balkans ou de Russie. Talat Pacha et surtout Cemal Pacha ont interdit l’installation de tous les Juifs de nationalite´ non ottomane. Ainsi a` la fin de 1915, 11 300 Juifs furent expulse´s de Palestine. Leur politique re´solument antisioniste alla meˆme jusqu’a` contraindre des Juifs de nationalite´ ottomane a` quitter la Palestine pour s’installer dans des re´gions peu peuple´es de l’inte´rieur telles que Urfa. Les Juifs de nationalite´ e´trange`re, bien que peu nombreux, furent contraints a` quitter les coˆtes de Thrace et de la mer de Marmara et de´porte´s a` Ikonion, alors que ceux qui avaient demande´ la citoyennete´ ottomane e´taient laisse´s libres. Une partie des e´coles juives avaient e´te´ ferme´es et la langue turque e´tait impose´e aux Juifs comme moyen de communication (Fuat Du¨ndar, 2014, 273-274). Cemal Pacha voulait de´porter les Juifs de Je´rusalem et de Jaffa vers la Syrie pour faire de Je´rusalem « une ville sainte de l’Islam et un point fort du Panturquisme » et pour turquiser la Palestine. Mais il ne fut pas soutenu par Talat pacha, soumis a` de fortes pressions internationales, en particulier de

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l’Allemagne, en 1916, pour e´viter que « la Palestine ne devienne une seconde Arme´nie ». Les Unionistes abandonne`rent de´finitivement leur politique antisioniste sous la pression de la Grande Bretagne, notamment a` partir de la de´claration Balfour (1917) qui est le premier document diplomatique e´voquant « l’e´tablissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ». Cependant environ la moitie´ de la population juive de Palestine (estime´e a` 120 000 en 1913) avait e´te´ de´porte´e ou oblige´e de partir, lorsque les Britanniques prirent possession de leur mandat en 1918 (Fuat Du¨ndar, 2014, 281-286). L’apparition au cœur du monde arabe de l’E´tat d’Israe¨l, qui s’est rapidement de´veloppe´, agrandissant son territoire et surtout accroissant sa puissance militaire avec le soutien des Occidentaux, non loin des frontie`res Sud-Est de la Turquie, joue un roˆle majeur dans l’interface de la Turquie avec le monde arabe, meˆme s’il n’y a pas de frontie`re commune entre les e´tats israe´lien et turc. La Turquie a e´te´ plus tole´rante avec sa minorite´ juive qu’avec ses minorite´s chre´tiennes ou kurde, dans la mesure ou` il ne pouvait pas y avoir de revendications territoriales juives en Anatolie, que la Palestine ottomane avait e´te´ mise sous mandat britannique, et que, d’autre part, il n’y avait pas eu de pogrom contre les Juifs ottomans puis turcs. La relation avec Israe¨l pour l’E´tat turc a pu varier selon les besoins de sa politique moyen-orientale ; elle n’est contrainte par aucune pesanteur historique du type de celles qui rendent difficiles ses relations avec l’Arme´nie, la Gre`ce ou la Russie.

Trois peuples re´silients de la longue dure´e a` la pe´riphe´rie Sud-Est de l’Anatolie : Arme´niens, Kurdes et Juifs La grande diffe´rence entre Juifs, Arme´niens et Kurdes re´side dans le rapport a` l’E´tat-nation et au roˆle historique joue´ par leur diaspora. Les Juifs ont e´te´ tre`s anciennement radicalement coupe´s et prive´s de leur territoire d’origine, la Jude´e (135 ap. J.-C.). Et ils ont constitue´ une diaspora me´diˆ ge) et mondiale terrane´enne (Antiquite´ romaine), puis europe´enne (Moyen A (a` partir de 1880). Menace´s de disparition en 1942-1945 (Shoah), ils ont pu a` travers un mouvement nationaliste, le sionisme, ne´ au sein de leur diaspora centre-europe´enne, et, avec l’appui de l’Occident et de l’URSS, fonder en 1948 un E´tat-nation, Israe¨l, qui est devenu la plus grande puissance militaire du Moyen-Orient. Cet E´tat a re´ussi a` attirer par immigration-retour (Aliyah) pre`s de la moitie´ des Juifs disperse´s dans le monde en une soixantaine d’anne´es. La diaspora arme´nienne (pre`s de 70 % des Arme´niens dans le monde), plus re´cente que la diaspora juive, reste comme celle-ci (environ 60 % de la population juive est mondiale) plus nombreuse que celle qui vit dans son E´tat-

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nation (la re´publique d’Arme´nie ou Israe¨l). De meˆme, la majorite´ des Kurdes aujourd’hui vivent en diaspora dans les grandes villes des pays du MoyenOrient auxquels ils appartiennent (Turquie, Iran, Irak, Syrie), dans d’autres pays du Proche-Orient (Liban, Israe¨l), du Caucase (Azerbaı¨djan, Arme´nie, Ge´orgie), d’Asie centrale (Afghanistan, Turkme´nistan) et surtout en Europe occidentale (Allemagne en particulier). Cette diaspora kurde est encore plus re´cente que la diaspora arme´nienne, datant pour l’essentiel de la seconde moitie´ du XX e sie`cle. La comparaison de ces trois peuples re´silients de la longue dure´e montre la force du noyau identitaire juif fonde´ sur une religion (judaı¨sme) particulie`re, non prose´lyte, associe´e a` une langue (he´breux), pre´sentes de`s l’origine. Le de´racinement total en diaspora n’a pas oblite´re´ cette identite´ religieuse et socioculturelle par-dela` la diversite´ des pays d’accueil et des langues (yiddish, ladino, arabe...). Les perse´cutions (pogrom), massacres, ge´nocide (Shoah) n’ont eu pour effet que de renforcer ce noyau dur au lieu de faire disparaıˆtre ce peuple comme tant d’autres. L’insertion ancienne de cette diaspora dans le monde occidental lui a permis de cre´er son E´tat-nation sur son territoire d’origine lointaine perdu, la Jude´e ou Palestine, de survivre et meˆme de prospe´rer dans un environnement hostile. Les Arme´niens ont pu s’appuyer e´galement sur une langue et sur une religion chre´tienne acquise plus tard mais gardant une forte spe´cificite´ au sein du christianisme, l’E´glise Apostolique arme´nienne. Un E´tat pre´coce e´galement a existe´ pendant plusieurs sie`cles (dynasties orontide, artaxiade, arsacide) de l’empire d’Alexandre aux E´tats helle´nistiques, puis entre l’empire romain et l’empire perse des Parthes puis des Sassanides. Il s’est ensuite morcele´ en entite´s semi-autonomes, puis en royaume d’Arme´nie en Cilicie, pour ensuite disparaıˆtre, les territoires arme´niens e´tant partage´s entre l’empire ottoman et l’empire perse safavide, qadjar... pour resurgir (re´publique d’Arme´nie semi-autonome) au sein de l’URSS apre`s la Premie`re Guerre mondiale, puis inde´pendante a` partir de 1990. Les Arme´niens n’ont donc jamais e´te´ totalement de´racine´s et expulse´s de leur territoire d’origine comme les Juifs, graˆce au soutien de la puissance russe puis sovie´tique. De meˆme, les Kurdes ont connu la meˆme instabilite´ institutionnelle et territoriale dans la longue dure´e mais avec un de´calage dans le temps. L’E´tat re´publicain turc, a` la suite du ge´nocide arme´nien organise´ par les Unionistes a` la fin de la pe´riode ottomane, a re´ussi a` e´radiquer la pre´sence arme´nienne de cette zone frontalie`re, malgre´ les tentatives de la France de s’y maintenir dans le cadre du Sandjak d’Alexandrette en s’appuyant un moment sur les Arme´niens. En 1939, elle y renonc¸a de´finitivement. Par contre, les pre´sences kurde et arabe n’ont pas e´te´ e´radique´es. Si les Syriaques ou AssyroChalde´ens ont vu leur nombre fortement diminuer, victimes de purifications ethniques et de massacres comme les autres minorite´s chre´tiennes, les Arabes

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musulmans s’y maintiennent en s’appuyant sur le phe´nome`ne frontalier d’e´changes et de migrations force´es (re´fugie´s de guerre) avec la Syrie voisine. Il en est de meˆme des Kurdes qui s’efforcent de maintenir des e´changes, une circulation transfrontalie`re, avec la re´gion autonome kurde d’Irak au Sud-Est et de plus en plus avec celle qui est en voie de constitution en Syrie au Sud.

V.

Les diasporas et le transnationalisme des peuples d’Asie Mineure : les territoires de la me´moire des diasporas, la communaute´ transnationale turque

Une part notable des peuples de l’Asie Mineure ottomane, qui n’a pas accepte´ l’assimilation force´e de la turquisation, a e´te´ massacre´e ou contrainte a` quitter son territoire d’origine pour un exil diasporique (Arme´niens, Grecs ou Chre´tiens d’Anatolie), ou une de´portation a` l’inte´rieur meˆme du territoire national turc et un exil volontaire (Kurdes, Ale´vis). Ces peuples de´racine´s entretiennent aujourd’hui un rapport me´moriel avec leur territoire d’origine et se heurtent a` des politiques de de´ni des dommages multiples qu’ils ont subis, de la part de l’E´tat nationaliste puis islamo-conservateur turc. Ils n’ont pas toujours pu se re-territorialiser dans leurs pays d’accueil. Les Turcs euxmeˆmes ont apre`s la Seconde Guerre mondiale constitue´ un vaste champ migratoire europe´en, au sein duquel les minorite´s kurde, assyro-chalde´enne ` travers le champ migratoire qui et ale´vie affirment une identite´ diasporique. A relie la Turquie a` l’Europe, une communaute´ transnationale turque ancre la Turquie dans l’Union Europe´enne.

Chapitre 15

La diaspora des re´fugie´s grecs d’Asie Mineure, du Pont et de Thrace orientale : les territoires de la me´moire

L’afflux d’un nombre conside´rable de re´fugie´s en Gre`ce dans les anne´es 1920 et le de´part d’un nombre plus de deux fois infe´rieur de Musulmans a profonde´ment modifie´ non seulement les e´quilibres de´mographiques de l’E´tat-nation grec mais aussi le peuplement de son territoire. La Gre`ce est devenue l’E´tat-nation des Balkans le plus ethniquement homoge`ne, ne conservant qu’une faible minorite´ musulmane en Thrace en vertu du traite´ de Lausanne (1923). Les espaces ruraux du Nord, surtout la Mace´doine et la Thrace, ont e´te´ remodele´s par l’ame´nagement de nouveaux villages dans lesquels se sont installe´s ces re´fugie´s. De meˆme, dans la plupart des villes de Gre`ce de nouveaux quartiers se re´fe´rant aux lieux d’origine des re´fugie´s ont e´te´ peu a` peu ame´nage´s, apre`s une pe´riode plus ou moins longue d’« habitats spontane´s », de baraquements ou bidonvilles. Les deux principales agglome´rations d’Athe`nes-Le Pire´e et de Thessalonique ont e´te´ les plus touche´es. Ces re´fugie´s ont-ils constitue´ un ensemble homoge`ne se re´clamant d’une meˆme identite´ ou ont-ils continue´ a` se diffe´rencier selon leurs lieux et re´gions d’origine en Asie Mineure et Thrace orientale ? Ont-ils e´te´ bien accueillis et se sont-ils facilement inte´gre´s dans la « me`re-patrie » ? Ont-ils oublie´ rapidement leurs « patries perdues » ou ont-ils entretenu un rapport me´moriel avec celles-ci et avec les victimes de leur famille qui y ont disparu ? Comment ont-ils, pre`s d’un sie`cle apre`s les e´ve´nements traumatiques qui ont provoque´ leur migration force´e, re´ussi a` se re-territorialiser en Gre`ce et dans la diaspora ?

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L’installation des re´fugie´s, son impact sur l’ame´nagement du territoire et l’urbanisme de la Gre`ce La Gre`ce a accueilli la plus grande partie des re´fugie´s d’Asie Mineure et de Thrace orientale arrive´s entre 1913 et 1923. Le recensement de 1928 permet de se faire une ide´e pre´cise non seulement du nombre des re´fugie´s accueillis durablement en Gre`ce (1 104 217) mais de leur re´partition dans l’espace national a` cette date (J. Sion, 1937, 516 et M. Sivignon, 2003, 40) (Figure 17). Ils se sont installe´s pre´fe´rentiellement en Mace´doine et dans la Thrace occidentale ou` ils repre´sentaient en 1928 entre 25 et 50 % de la population, de´passant meˆme 50 % dans les nomes de Pella, Thessalonique (l’agglome´ration), Drama et Kavala. Ce sont les territoires ou` les Turcs et Bulgares e´change´s e´taient de loin les plus nombreux (415 949). L’autre re´gion ou` les re´fugie´s ont e´te´ accueillis en grand nombre est l’Attique, en particulier l’agglome´ration d’Athe`nes-Le Pire´e, a` cause du plus grand nombre d’activite´s et d’opportunite´s d’emploi. Viennent ensuite (entre 5 et 20 % de la population) la Thessalie, l’Eube´e, Limnos, Mytile`ne, Chio et la Cre`te. Les re´fugie´s sont e´galement pre´sents dans tous les nomes et surtout dans les villes mais dans des proportions plus faibles : moins de 10 % et meˆme souvent de 5 % de la population (M. Sivignon, 2003, 40). On voit que les re´fugie´s se sont disperse´s dans l’ensemble de la Gre`ce, mais qu’ils se sont installe´s pre´fe´rentiellement dans le bassin e´ge´en (coˆtes et ˆıles), dans les plaines et collines du Nord-Nord-Est d’ou` e´taient partis les Musulmans et Bulgares e´change´s, ainsi que dans les deux plus grandes agglome´rations d’Athe`nes et de Thessalonique. Les installations rurales ont e´te´ tre`s majoritairement en Mace´doine et en Thrace, secondairement en Thessalie et en Cre`te, ou` des terres laisse´es par les e´change´s musulmans et/ou libe´re´es par la re´forme agraire ont permis aux re´fugie´s de cre´er des exploitations agricoles. Ailleurs ils ont e´te´ tre`s majoritairement urbains. En 1928, Les ruraux e´taient les plus nombreux. Les deux tiers des terres cultivables mises a` la disposition de la Commission d’installation des re´fugie´s l’ont e´te´ en Mace´doine, ou` 80 % des familles se sont vues attribuer un lopin. Avec 538 000 re´fugie´s, c’est-a`-dire plus de la moitie´, la Mace´doine a e´te´ de loin la premie`re re´gion d’accueil 1. 1. Depuis son origine, L’E´tat grec a e´te´ confronte´ aux proble`mes de l’installation de re´fugie´s grecs provenant de re´gions sinistre´es par la guerre, des insurrections, re´pressions ou re´volutions. Au XIX e sie`cle, il a duˆ accueillir dans les Cyclades, dans l’agglome´ration d’Athe`nes-Le Pire´e, les re´fugie´s ayant fui les massacres de Chio (1822) et de Psara (1824) ou les insurrections successives qui advinrent en Cre`te (1831-1842). Cependant ces implantations de re´fugie´s e´taient disperse´es et d’une ampleur tre`s limite´e sans commune mesure avec ce qui est advenu dans la premie`re moitie´ du XX e sie`cle, ou` l’afflux massif de re´fugie´s d’Asie Mineure, de Thrace orientale et de Roume´lie bulgare a eu des conse´quences importantes sur l’habitat rural et urbain d’une grande partie de la Gre`ce, encore visibles de nos jours (A. Karamouzi, 1999, 18-21).

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N

SALONIQUE

ATHÈNES PIRÉE

100 km

0

Source : J. Sion, 1937, p.516

Pourcentage des réfugiés 10 à 20% de la populaon du département (nomos) 25 à 50% de la populaon du département Plus de 50% de la populaon du département Villes avec plus de 100 000 réfugiés Principaux centres d’établissement : environ 1 par 10 000 réfugiés

Figure 17 : Les re´fugie´s en Gre`ce (1928)

Réalisaon : Marie-Louise Penin, 2014

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Ce phe´nome`ne a commence´ a` prendre de l’ampleur au cours de la pe´riode (1905-1922) qui a pre´ce´de´ le Grand De´sastre de Smyrne (Megali Katastrofi). Une premie`re loi fut vote´e en 1907 en vue de l’installation en Thessalie (Nea Anchialou) de 33 000 re´fugie´s fuyant les perse´cutions bulgares de 1906. Le phe´nome`ne prit de l’ampleur avec les guerres balkaniques (1912-1913) et les perse´cutions turques contre les Grecs de la coˆte d’Asie Mineure et de Thrace en 1914. Environ 160 000 re´fugie´s furent concerne´s auxquels vinrent se joindre en 1917 60 000 provenant du Caucase et du Pont. Des lois, qui furent vote´es en 1914 et 1917, organise`rent leur installation dans des espaces ruraux : 356 « colonies agricoles » furent ame´nage´es principalement en Mace´doine dont 28 sur des terres publiques, 267 dans des bourgs et 61 sur des grandes proprie´te´s (tsiflik) abandonne´es par des e´migrants (A. Karamouzi, 1999, 21-24). Ces premie`res expe´riences tourne`rent court face a` l’afflux bien plus conside´rable de re´fugie´s au cours de la pe´riode suivante (1922-1950). Les premiers secours et l’assistance aux 1,2 million de re´fugie´s (pre`s du quart de la population de la Gre`ce d’alors) ainsi que leur installation ulte´rieure ont e´te´ pris en charge par un grand nombre d’organismes nationaux et internationaux : la Caisse de secours aux re´fugie´s, le Comite´ d’Installation des Re´fugie´s (EAP), le ministe`re de l’Assistance sociale, la Banque Nationale de Gre`ce, le ministe`re de l’Agriculture, la Croix Rouge, diffe´rentes organisations humanitaires... Un appareil le´gislatif concernant le de´veloppement de l’habitat et de l’urbanisme grecs fut mis en place au cours de cette pe´riode : 130 lois et 525 de´crets pour la seule anne´e 1926. De l’ensemble de ces re´fugie´s 47 % s’installe`rent en milieu rural et les 53 % restant en milieu urbain dont la moitie´ environ dans l’agglome´ration athe´nienne (A. Karamouzi, 1999, 25). Au cours de la premie`re de´cennie, jusqu’en 1930, date de la fin de l’activite´ du principal organisme d’installation de ces re´fugie´s, furent construits 125 quartiers urbains comprenant 27 456 logements, 2 089 villages ou quartiers de villages ruraux comprenant 129 934 habitations, 80 % de celles-ci en Mace´doine ou Thrace et 20 % dans le reste de la Gre`ce. Dans l’agglome´ration d’Athe`nes-Le Pire´e, les re´fugie´s se sont installe´s dans 12 quartiers principaux tels que Vyrona, Kaisariani, Nea Ionia, Kokkinia, Korydallou, Aigaleo, Peristerio, Nea Chalkidona, Nea Smyrni... et dans 34 plus petits quartiers jusqu’a` un pe´rime`tre qui est a` une distance de quatre kilome`tres de la zone baˆtie (A. Karamouzi, 1999, 26). Dans la re´gion de Thessalonique, 75 unite´s d’habitat rurales ont e´te´ construites dans un rayon de 15 kilome`tres autour de la ville. Des quartiers entiers a` l’inte´rieur de la ville ont regroupe´ surtout des re´fugie´s : Vyzantiou, Toumba, Kalamaria, Nea Varna... Dans presque toutes les capitales de nomes et dans beaucoup de bourgs de toute la Gre`ce ont e´te´ ame´nage´s des quartiers, des lotissements pour loger ces re´fugie´s. Les prescriptions de la loi n’ont pas toujours e´te´ respecte´es

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avec un haut degre´ de tole´rance de la part de l’E´tat, si bien que l’urbanisme en a souffert par la suite. On leur doit une relative anarchie urbanistique particulie`rement sensible dans la croissance ulte´rieure de la capitale. Une loi de 1927 a ouvert la voie a` la construction d’immeubles de plusieurs e´tages pour les re´fugie´s par le Ministe`re de l’Assistance sociale dans des quartiers centraux d’Athe`nes et d’autres villes. Les quartiers de Nea Kokkinia, de Drapetsona, de l’avenue d’Alexandra datent de cette pe´riode (1934-1939). De meˆme dans les campagnes entre 1924 et 1940, environ 145 000 familles d’agriculteurs rec¸urent une exploitation agricole et une habitation, la plupart de l’EAP et dans une moindre mesure du Ministe` re de l’Agriculture (A. Karamouzi, 1999, 27). Au cours de la troisie`me pe´riode qui s’e´tend de 1951 a` nos jours, l’installation des re´fugie´s d’Asie Mineure s’est poursuivie, car elle avait e´te´ interrompue par la Seconde Guerre mondiale suivie de la guerre civile. Beaucoup d’entre eux vivaient encore dans des cabanes, taudis, des sortes de bidonvilles, dans des conditions inacceptables. De 1951 a` 1957, furent construits vingt quartiers ou ensembles d’habitations dans l’agglome´ration d’Athe`nes-Le Pire´e tels que Tzitzifies a` Kallithea, Kaisariani Tambouria, Drapetsona..., 8 quartiers a` Thessalonique : Stavroupoli, Neou Rysiou, Kalamaria, Toumba... D’autres quartiers ont e´te´ baˆtis dans une trentaine de villes de la Gre`ce telles que Kavala, Serres, Edessa, Mytile`ne, Halkis en Eube´e... Mais cela ne suffit pas a` e´liminer les zones de baraquements et de taudis. Cependant les programmes de logements sociaux se poursuivirent au be´ne´fice des familles de re´fugie´s qui vivaient encore dans des conditions mise´rables 2. L’arrive´e de re´fugie´s apre`s la Seconde Guerre mondiale a e´te´ beaucoup plus limite´e qu’au cours de la pe´riode pre´ce´dente. Les re´fugie´s politiques de la guerre civile installe´s dans diffe´rents pays d’Europe de l’Est sont rentre´s apre`s 1974. La politique de logement changea d’e´chelle, n’ayant plus besoin d’ame´nager des quartiers entiers ou des ensembles d’habitations comme dans la pe´riode pre´ce´dente. Elle re´partit ces familles dans les quartiers pre´ce´demment ame´nage´s. Depuis 1990, environ 60 000 « rapatrie´s » (palinostountes) ont quitte´ les pays de l’ex-URSS pour se re´fugier en Gre`ce. L’E´tat grec a duˆ alors cre´er un nouvel organisme EIYAPOE pour l’accueil et le logement de ces nouveaux re´fugie´s dont la plupart des familles e´taient originaires d’Asie Mineure, en particulier du Pont, avant leur migration en Russie. 15 000 d’entre eux ont ainsi e´te´ pris en charge et loge´s dans des 2. Une trentaine d’ensembles d’habitations furent ame´nage´s au cours des anne´es 1960 : 10 dans l’agglome´ration d’Athe`nes-Le Pire´e, 4 dans celle de Thessalonique en remplacement de zones d’habitations pre´caires. De meˆme, des lotissements ou ensembles plus petits furent construits a` Chio, Mytile`ne, Volos, Serres, Trikala, Karditsa, Dorylaio, Argostoli, Aitoloko, Kerkyra, Rhodes et Kos (A. Karamouzi, 1999, 28-29).

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lotissements et quartiers dans des petites villes de Thrace (Sappes, Xanthi, Giannouli, Kotronia) et de Mace´doine orientale (Zygo a` Kavala) (A. Karamouzi, 1999, 29-31). L’afflux massif de re´fugie´s en Gre`ce surtout au cours de la pe´riode 19141924, mais e´galement dans une proportion moindre avant et apre`s, a profonde´ment influence´ et marque´ l’ame´nagement du territoire et l’urbanisme du nord de la Gre`ce et de l’agglome´ration athe´nienne mais aussi, dans une moindre mesure, de l’ensemble du pays. La migration force´e de la quasitotalite´ des Grecs de l’Asie Mineure et de la Thrace orientale ottomanes est a` l’origine de ce phe´nome`ne qui a entraıˆne´ la recomposition et la restructuration des espaces urbains et ruraux d’une grande partie de la Gre`ce continentale et de certaines de ses ˆıles.

L’homoge´ne´isation ethnique de l’E´tat-nation grec Les conse´quences de la Catastrophe d’Asie Mineure, de la de´faite militaire de l’E´tat grec et de l’afflux massif de re´fugie´s qui a suivi le traite´ de Lausanne (1923), ont e´te´ un changement de nature de l’E´tat-nation grec. En abandonnant sa vision impe´riale byzantinisante de la Grande Ide´e, l’E´tatnation grec de plus en plus ethniquement homoge`ne, perdant la plus grande partie de ses minorite´s, musulmanes ou non, a de plus en plus ressemble´ a` l’E´tat-nation turc de la Re´publique ke´maliste. Alors que les Jeunes Turcs du CUP abandonnaient l’ottomanisme multiethnique pour s’orienter a` marche force´e vers un E´tat-nation turc, suivant un mode`le occidental qui fut acheve´ par Kemal Atatu¨rk, les Grecs, qui avaient d’abord suivi ce mode`le au moment de leur inde´pendance en se re´fe´rant a` l’Antiquite´ classique, avaient re´introduit un mode`le impe´rial d’inspiration byzantine avec l’ide´ologie de la Grande Ide´e. Il a inspire´ leur politique exte´rieure a` partir des anne´es 1840. Sa forme la plus acheve´e, qui a e´te´ e´labore´e sous le gouvernement de Venizelos, apparaıˆt dans son me´moire pre´sente´ en fe´vrier 1919 a` la Confe´rence de la Paix, revendiquant les droits historiques de la Gre`ce sur l’Asie Mineure et la Thrace (A. Couderc, 2013, 389-399). Les travaux de l’historien national grec Paparrigopoulos avaient montre´ la continuite´ entre l’Antiquite´ et le monde grec contemporain, assure´e par un Empire byzantin intrinse`quement grec. L’Asie Mineure devenait alors centrale dans ce nouvel E´tat impe´rial unissant les deux rives de la mer E´ge´e, qui inclurait des populations non helle´nise´es telles que les Turcs de la coˆte occidentale de l’Asie Mineure et de la Thrace, les Albanais de l’E´pire du Nord, les Bulgares et Arme´niens de Thrace, inextricablement me´lange´s avec des populations grecques pas toujours majoritaires. La Gre`ce aurait duˆ alors assumer « l’administration et la protection de nombreuses populations non

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grecques rassemble´es dans un E´tat he´ritier d’une grande partie des territoires de l’Empire ottoman » (A. Couderc, 2013, 401). L’autre mode`le impe´rial de ce nouvel E´tat de type byzantin e´tait a` la fois l’empire napole´onien et l’empire colonial franc¸ais de l’e´poque, inte´grant des populations diverses dans un E´tat de´mocratique porteur d’une « civilisation supe´rieure ». Ce reˆve fut irre´me´diablement brise´ par la « Grande Catastrophe » (Megali Kastrofi) de 1922, ramenant la Gre`ce aux dimensions plus modestes d’un E´tat-nation devenu ethniquement homoge`ne graˆce a` l’installation de plus d’un million de re´fugie´s, la plupart originaires d’Asie Mineure, prenant la place d’un demimillion de Musulmans e´change´s, principalement dans le nord de la Gre`ce et dans l’Archipel e´ge´en. L’E´tat-nation grec devenait la re´plique de la Re´publique turque ke´maliste de l’autre coˆte´ de la mer E´ge´e.

Les re´fugie´s en Gre`ce : la cre´ation d’associations Les diffe´rents groupes ethno-re´gionaux des re´ fugie´s grecs d’Asie Mineure et de Thrace orientale (Mikrasiates, Thraces, Constantinopolitains, Cappadociens, Pontiques) se sont apre`s 1914 disperse´s dans leur territoire d’accueil qu’a e´te´ la Gre`ce. Ils ont parfois re´ussi a` eˆtre majoritaires dans quelques villages ou quartiers urbains des grandes agglome´rations, mais la re`gle ge´ne´rale a e´te´ le me´lange. Des re´fugie´s originaires d’Ionie, de Bithynie, de Thrace orientale, du Pont ou de Cappadoce ont souvent cohabite´ dans ces villages ou quartiers urbains ou` ils ont appris a` vivre ensemble, a` se meˆler de`s la seconde ge´ne´ration a` travers des mariages mixtes. Une identite´ de « re´fugie´s » de Grecs d’Anatolie, d’Orient, s’est forme´e en relation avec leur expe´rience acquise dans une socie´te´ ottomane, plus ouverte et plus cosmopolite que la socie´te´ helladique paysanne plus ferme´e de l’e´poque. Un point commun identitaire essentiel qui les reliait entre eux, et les distinguait des Grecs « autochtones », e´tait la force de l’appartenance religieuse a` l’Orthodoxie, entretenue par le syste`me ottoman des millet. Cela se traduisait par un tre`s fort attachement a` leurs e´glises et a` leurs monaste`res, lieux de pe`lerinage (R. Hirschon, 1989). Leur rapport a` la me´moire de leurs « patries perdues » s’est exprime´ le mieux au sein des associations qu’ils ont constitue´es de`s les anne´es 1930 mais surtout apre`s 1970. Ces associations ont e´te´ cre´e´es en rapport avec un lieu d’origine (par exemple, Smyrne, Baffra, Santa), ou avec une association qui avait e´te´ cre´e´e dans ce lieu (par exemple, Evxinos Leschi, Merimna Pontion Kyrion), mais le plus souvent en rapport avec une grande re´gion : le Pont et le Caucase, la Cappadoce, l’Asie Mineure (en fait la partie occidentale et centrale de celle-ci), la Thrace, Constantinople. Les Grecs pontiques ont tre`s toˆt cre´e´ des associations a` but a` la fois culturel, identitaire et religieux. Ces associations ont eu souvent aussi un but

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social et humanitaire de solidarite´ comme toutes les associations de re´fugie´s des anne´es 1920-1930, mais plus que chez les autres re´fugie´s elles ont eu d’emble´e une orientation culturelle et identitaire (K. St. Hatzikyriakidis, 2012). De`s 1927 est fonde´e par Theophylaktos Theophylaktou avec l’appui de l’ancien me´tropolite de Tre´bizonde Chrysanthos Philippidis l’Epitropi Pontiakon Meleton et son pe´riodique Archeion Pontou dans le but d’empeˆcher la disparition de la langue pontique, des coutumes et plus largement de la culture de cette socie´te´ et de ce territoire si singuliers. L’Enosi Smyrneon fonde´e a` Athe`nes en 1936, Ioniki Estia a` Salonique en 1952, sont parmi les premie`res associations a` but culturel fonde´es par les Grecs de l’Asie Mineure occidentale (Mikrasiates). La premie`re a cre´e´ un pe´riodique informatif Mikrasiatiki Icho et un autre scientifique Mikrasiatika Chronika. Le seul projet, a` cette e´poque, de pre´servation de la me´moire sur l’ensemble des « patries perdues », inde´pendant des associations de re´fugie´s, a e´te´ celui du Centre d’E´tudes sur l’Asie Mineure (Kentro Mikrasiatikon Spoudon). Il est duˆ a` une initiative prive´e, celle de l’ethno-musicologue Melpo Merlier avec le soutien de l’Institut Franc¸ais dont le directeur e´tait Octave Merlie´ son mari (Melpo Merlier, 1951). Son objectif mieux pre´cise´ en 1949 devint l’enregistrement, la collecte et le sauvetage de donne´es et de te´moignages sur l’histoire et la culture des communaute´s grecques d’Asie Mineure dont une partie a e´te´ publie´e dans les volumes Exodos classe´s par ` partir de 1977, il publia un pe´riodique scientifique grande re´gion d’origine. A internationalement reconnu le Deltio Mikrasiatikon Spoudon (un nume´ro par an ou tous les deux ans). Apre`s le de´ce`s de la fondatrice Melpo Merlie´ en 1976, le centre a e´te´ dirige´ par des personnes appartenant au monde acade´mique ou universitaire, non pas sur une base associative ou de re´fugie´s comme les autres pe´riodiques, ce qui fait son originalite´. Il ne peut eˆtre rattache´ a` aucun des groupes de re´fugie´s issus des « patries perdues », mais s’inte´resse a` l’ensemble sans distinction (P. M. Kitromilidis, 1996). C’est donc au sein de la vie associative des re´fugie´s que s’est e´labore´e une me´moire collective des « patries perdues » que l’on a voulu rendre « inoubliables ». Ce souci me´moriel a e´te´ d’autant plus fort qu’il e´tait lie´ a` une socie´te´ et un territoire qui se diffe´renciaient nettement de la Gre`ce, devenue pour tous la « me`re patrie ». Dans les anne´es qui ont suivi le traite´ de Lausanne (1923) et leur installation et inte´gration en Gre`ce, lorsque les deuxie`mes ge´ne´rations ont commence´ a` acque´rir une certaine aisance, les re´fugie´s et leurs descendants se sont trouve´s de plus en plus face a` un choix : ou bien s’assimiler presque totalement a` la socie´te´ helladique en ne conservant qu’un lien identitaire et me´moriel minimal ou symbolique a` leur « patrie perdue », ou bien conserver un attachement identitaire et me´moriel tre`s fort a` leur territoire et socie´te´ d’origine, en constituant une « iconographie » riche, en construisant des lieux de me´moire en Gre`ce et dans la diaspora, en

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multipliant les manifestations culturelles et comme´moratives. La premie`re alternative a e´te´ choisie par la plupart des Mikrasiates et des Thraces statistiquement majoritaires parmi les re´fugie´s, la seconde par la plupart des Pontiques et, dans une certaine mesure, par les Cappadociens. Les Pontiques et les Cappadociens e´taient statistiquement les moins nombreux des re´fugie´s recense´s en 1928 (17 % environ). Il n’y a donc pas de corre´lation entre l’importance nume´rique de chacune de ces populations et leur rapport a` la me´moire. Que constate-t-on aujourd’hui ? D’apre`s les dernie`res statistiques sur les associations de re´fugie´s en Gre`ce (Hellenic Resources Network, 2012), les Grecs pontiques ont 286 associations appartenant a` trois confe´de´rations, plus 32 associations de nouveaux rapatrie´s de l’ex-URSS (Palinostountes), ce qui fait en tout 318 associations, les Mikrasiates 120 associations regroupe´es dans deux confe´de´rations, les Thraces originaires de Thrace orientale ayant 32 associations. Par ailleurs, la Panellinia Enosi Kappadokikon Somation fonde´e en 2008 regroupe 52 associations de Cappadociens. On voit donc a` travers ces statistiques le tre`s grand dynamisme des Grecs pontiques et des Cappadociens, les moins nombreux mais les plus actifs. Si on se penche sur l’histoire de ces associations, on ne peut que constater la pre´cocite´ de celles des Grecs pontiques. De meˆme, il n’y a aucune corre´lation entre l’importance de´mographique de chacun de ces groupes et le nombre de monuments comme´moratifs qui leur ont e´te´ de´die´s, puisque sur l’e´chantillon de 62 monuments que nous avons e´tudie´s en 2004 (M. Bruneau, K. Papoulidis, 2004) plus de la moitie´ sont dus et consacre´s aux Pontiques (36, soit 58 %), alors que les re´fugie´s d’Asie Mineure au sens restreint du terme (coˆte ionienne et Bithynie), de loin les plus nombreux, n’ont construit que 12 monuments (19 %). Les Thraces e´galement tre`s nombreux avaient construit 3 monuments (5 %), les Cappadociens 1 monument (2 %) seulement.

Le rapport a` la me´moire des groupes ethno-re´gionaux Le travail de me´moire des re´fugie´s s’est donc diffe´rencie´ en fonction des lieux et territoires d’origine et des cultures et histoires locales lie´es a` ces origines. La grande masse des re´fugie´s qui provenaient de l’ouest de l’Asie Mineure, d’Ionie, d’E´olie, de Bithynie et du centre de l’Anatolie (57 % des re´fugie´s au recensement de 1928) faisait partie du bassin e´ge´en qui e´tait le cœur de l’helle´nisme. Elle avait entretenu sans interruption des rapports nombreux de toute nature (migrations, e´changes e´conomiques et culturels) avec la Gre`ce continentale et les ˆıles qui, apre`s 1821, avaient constitue´ un E´tat-nation sur le mode`le europe´en.

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La Thrace orientale faisait partie de cet ensemble e´ge´en mais sa proximite´ des Balkans, et meˆme son appartenance a` ceux-ci, en faisait un cas a` part, en particulier a` cause de la pre´sence de nombreux Bulgares engage´s dans un processus nationaliste d’extension de leur E´tat. Les Grecs qui y e´taient majoritaires n’y avaient pas e´te´ seulement victimes du nationalisme jeune turc puis ke´maliste comme en Asie Mineure, mais aussi du nationalisme bulgare non moins violent. Linguistiquement cet ensemble, malgre´ quelques diffe´rences dialectales localise´es, appartenait a` la meˆme aire linguistique que celle de l’E´tat grec et formait un ensemble culturel cohe´rent. Par contre, deux territoires plus e´loigne´s et isole´s du bassin e´ge´en par une zone de populations tre`s majoritairement musulmanes avaient a` la fois des particularite´s ge´ographiques et linguistiques qui les distinguaient tre`s nettement, c’e´tait la re´gion montagneuse du Pont au nord-est de l’Asie Mineure au bord de la mer Noire et la Cappadoce au centre de l’Anatolie, plateau de tufs d’origine volcanique faciles a` creuser (habitations, e´glises et monaste`res troglodytiques), largement turcophone ou parlant un dialecte grec archaı¨que. Chacune de ces deux re´gions avait une histoire singulie`re en continuite´ avec la pe´riode byzantine, qui e´tait diffe´rente de celle des re´gions e´ge´ennes. Le Pont tre`s peuple´ avait pu, a` cause de la difficulte´ de la pe´ne´tration des nomades turcs seldjoukides puis ottomans, mieux conserver sa langue et sa religion. Sa situation ge´ographique au bord de la mer Noire, a` proximite´ du Caucase, avait oriente´ les migrations de ses populations vers les rives du Pont-Euxin et vers l’empire russe, non vers le bassin e´ge´en (voir chapitres 7 et 11). Les re´fugie´s de l’Asie Mineure occidentale, de la Thrace orientale, de Constantinople, c’est-a`-dire du bassin e´ge´en, se sont rapidement inte´gre´s a` la vie intellectuelle et artistique de la socie´te´ grecque, a` laquelle ils participaient de´ja` avant 1922. Ils ont donne´ de grands e´crivains et artistes, qui se sont certes inspire´s de et re´fe´re´s a` leur expe´rience historique, a` leurs « patries perdues », mais qui ont occupe´ de`s les anne´es 1930 une place e´minente dans la culture nationale helle´nique : Se´fe´ris, Ilias Venezis, Theotokas, Fotis Kontoglou, Dido Sotiriou, Kosmas Politis pour ne citer que les plus illustres. Ils ont e´te´ tre`s toˆt au cœur de la vie intellectuelle et ide´ologique grecque. Par contre, les Pontiques, malgre´ l’existence, au XIX e et de´but du XX e sie`cles, chez eux d’e´coles diffusant la culture grecque classique et moderne dont le Lyce´e de Tre´bizonde (Frontistirio Trapezountas) e´tait le plus connu, n’ont pas occupe´ une position comparable. Ayant e´choue´ dans leur tentative de constituer un E´tat qui leur aurait e´te´ propre (le projet de Re´publique du Pont 1919), faute d’un soutien suffisant du gouvernement Ve´nizelos et surtout des grandes puissances occidentales, ils se sont, plus toˆt que les autres re´fugie´s, investis dans un travail de me´moire graˆce a` la constitution d’une « iconographie » et a` l’ame´nagement de lieux de me´moire en Gre`ce puis dans la diaspora.

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De l’icoˆne de la Vierge de Soumela a` l’« iconographie » grecque pontique Les Grecs pontiques, depuis qu’ils ont construit un sanctuaire sur le Vermion (Kastania) pour abriter l’icoˆne de Panagia Soumela et fait renaıˆtre les pe`lerinages du 15 aouˆt, ont cre´e´ une « iconographie » extreˆmement riche, support de leur me´moire et de leur affirmation identitaire (M. Bruneau, 2002, 34-40). Elle est diffuse´e par leurs pe´riodiques, leurs monuments comme´moratifs et leurs sites internet. Outre l’icoˆne de la Vierge de Soumela qui en est l’e´le´ment central, le plus emble´matique, il y a le re´sistant (Antartis), l’aigle a` une teˆte de Synope (IVe sie`cle av. J.-C.), la lyre (kemenc¸e), le distique sur la Romania, Agia Sofia de Trapezounta (Trabzon), le Lyce´e (Frontistirio), les danses, la langue et le the´aˆtre pontique. Ce sont tous des symboles emble´matiques de la culture et de l’identite´ grecque pontique. Ils constituent le noyau dur sur lequel cette identite´ peut s’appuyer et eˆtre transmise. Les monaste`res, ou plus exactement les sanctuaires reconstitue´s entre 1950 et 1980, les congre`s pan-pontiques mondiaux recre´e´s depuis 1985 ont e´te´ des e´le´ments fe´de´rateurs du re´seau transnational des communaute´s pontiques en diaspora. Les lieux de me´moire que sont les sanctuaires orthodoxes et les monuments comme´moratifs pre´sents dans la plus grande partie des communaute´s de la diaspora grecque pontique de Gre`ce et de l’e´tranger donnent une grande force aux manifestations me´morielles et identitaires des Pontiques, qui n’ont pas d’e´quivalent chez les autres groupes ethno-re´gionaux de re´fugie´s (Cappadociens, Mikrasiates, Thraces, Constantinopolitains), mais peuvent parfois leur servir de mode`le. La revendication de la reconnaissance internationale d’un « ge´nocide » des Grecs pontiques depuis 1988 est e´galement devenue un e´le´ment moteur de l’affirmation identitaire des re´fugie´s et de leurs descendants, qui a tendance a` se re´pandre chez les Mikrasiates et les Thraces malgre´ les diffe´rences. Les Grecs pontiques ont reconstruit en Mace´doine les monaste`res byzantins, qui e´taient leurs hauts lieux dans le Pont, pour que la premie`re ge´ne´ration des re´fugie´s, qui a connu ces monaste`res originels, lorsqu’ils e´taient encore en e´tat de fonctionnement, puisse transmettre aux ge´ne´rations suivantes la me´moire du territoire d’origine et l’identite´ graˆce a` une « iconographie ». Celle-ci se manifeste a` travers divers objets sacre´s provenant des monaste`res originels, des monuments construits re´cemment sur les lieux de ces monaste`res, a` travers des ce´re´monies annuelles comme´moratives, et diverses manifestations culturelles (musique et danses). Les objets sacre´s issus des monaste`res du Pont authentifient les nouveaux monaste`res et assurent le lien avec les lieux d’origine (M. Bruneau, 2008). Ces monaste`res, Panagia Soumela, Saint Jean Vazelon, Saint Georges Peristereota, Panagia Goumera, Saint The´odore Gavras, reconstruits dans la

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Mace´doine grecque (1950-1980), sont le site d’un pe`lerinage annuel qui dure de un a` trois jours, a` la date de la feˆte du saint e´ponyme. Des milliers de pe`lerins sont transporte´s en cars depuis les grandes agglome´rations ou les re´gions rurales les plus concerne´es, certains venant aussi de pays lointains. Ils sont environ une centaine de milliers a` Panagia Soumela chaque 15 aouˆt. Ces hauts lieux que sont les monaste`res reconstruits concentrent la plupart des symboles constitutifs de l’iconographie pontique, en dehors meˆme du sanctuaire principal et de ses objets sacre´s. Des baˆtiments ont e´te´ construits pour loger les pe`lerins (xenones) a` l’initiative et avec les moyens de telle ou telle association. Ce phe´nome`ne est particulie`rement remarquable a` Panagia Soumela. Chacune des petites re´gions (Sanda), ville (Tripoli) ou bourgade (Kromni, Imera, Livera) du Pont, qui a cre´e´ en Gre`ce une association active, a tenu a` eˆtre pre´sente, par sa maison abritant ses propres pe`lerins sur le haut lieu de Panagia Soumela. C’est une sorte de mode`le re´duit du territoire d’origine. L’ame´nagement en Mace´doine de ces hauts lieux rappelant les monaste`res d’origine, ceux du Pont, a` forte valeur identitaire, se reproduit sur les lieux d’un exil plus lointain, en Ame´rique et en Australie. Les Pontiques e´migre´s en Ame´rique ont œuvre´ pour la cre´ation d’un lieu de pe`lerinage et d’un sanctuaire de´die´ a` Panagia Soumela dans l’e´tat du New Jersey (West Milford). Une copie de cette meˆme icoˆne de la Vierge de Soumela fut e´galement envoye´e en Australie en 1967, et un site sur une colline situe´e a` 80 km au nord de Melbourne rebaptise´e Mont Mela est en cours d’ame´nagement. Depuis 2003, un grand rassemblement sur le mode`le de celui du sanctuaire de Panagia Soumela en Gre`ce s’y de´roule chaque anne´e (M. Bruneau, 2008, 36). Au cours des vingt dernie`res anne´es, ce sont les monuments comme´moratifs de´die´s aux victimes du « ge´nocide » qui ont e´te´ la manifestation la plus visible du travail de me´moire effectue´ par les associations de re´fugie´s et de leurs descendants.

Les monuments comme´moratifs, porteurs d’un re´cit de l’histoire-me´moire des re´fugie´s Un cadre le´gislatif a e´te´ mis en place par l’E´tat grec entre 1986 et 2001. Depuis la reconnaissance officielle par le Parlement grec du ge´nocide des Grecs pontiques et de la journe´e du 19 mai pour sa comme´moration en 1994, suivi en 1998 par une autre loi instituant le 14 septembre comme « Jour de la Me´moire nationale du ge´nocide des Grecs d’Asie Mineure par l’E´tat turc », ont e´te´ construits, dans chaque ville et meˆme souvent dans les villages habite´s par des descendants des re´fugie´s, des monuments a` l’Helle´nisme re´fugie´ et/ou au ge´nocide (Vl. Agtzidis, 2010).

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Ces monuments pre´sents dans les espaces publics sont dus avant tout a` l’action des associations et des collectivite´s territoriales, mais aussi a` l’appui de´cisif sur le plan financier de l’E´tat grec qui a reconnu, soixante-dix ans apre`s le de´racinement, le droit au souvenir et le devoir de me´moire. Ils sont avant tout, par leur pre´sence et par les ce´re´monies comme´moratives qu’ils permettent une ou deux fois par an, la manifestation visible aux yeux de la population grecque de ce droit au souvenir et aussi a` la diffe´rence. Ces monuments ont donc une double fonction de transmission de la me´moire et de l’identite´ des Grecs re´fugie´s au sein de la « me`re-patrie » grecque (M. Bruneau, K. Papoulidis, 2004). Le personnage emble´matique sculpte´ en bronze, pre´sent dans le plus grand nombre de monuments est celui du « He´ros pontique », souvent appele´ aussi Akritas, c’est-a`-dire gardien des frontie`res de l’empire byzantin (Akrita tou Pontou), ou Antartis, c’est-a`-dire re´sistant. Sculpte´ grandeur nature ou plus grand (2,20 me`tres a` Kozani par exemple), portant l’uniforme traditionnel pontique (zipkas), il est le symbole de la re´sistance acharne´e mene´e par les Grecs pontiques dans les montagnes du Pont entre 1916 et 1922, mais aussi, plus largement, le he´ros le´gendaire Digenis Akritas gardien des frontie`res byzantines, ce qui accentue la the´matique territoriale de cette me´moire. Ce he´ros emble´matique figure dans la plupart des monuments se re´fe´rant au ge´nocide et a` l’histoire des Grecs du Pont. Le seul monument qui comprend la totalite´ du re´cit mythique de l’histoire des Grecs pontiques avec tous leurs symboles iconographiques sur une vaste fresque sculpte´e en bas-relief est celui de Kastoria. C’est aussi le plus politique, puisqu’il comporte e´galement un buste de Kapetanidis (he´ros nationaliste) au-dessus d’une carte du « territoire du Pont revendique´ ` l’oppose´, le monument de Agia Varvara (2002) repre´sente (1918-1922) ». A une fac¸on beaucoup plus distancie´e, et non nationaliste, de traiter la me´moire pontique, a` partir uniquement de symboles surtout religieux (croix byzantine, porte de Panagia Soumela, cande´labre) et culturels (lyre), le fusil et le sabre e´tant les seuls signes de la re´sistance et du conflit arme´. La porte est ouverte sur l’avenir, sans allusion a` un « retour » e´ventuel. Les Grecs d’Asie Mineure (Mikrasiates) ont e´galement construit des monuments comme´moratifs, moins nombreux et moins varie´s que ceux des Pontiques. Le personnage emble´matique de Chrysostomos, le dernier me´tropolite de Smyrne martyr de la grande Catastrophe, occupe une place pre´e´minente a` Athe`nes comme a` Thessalonique. C’est dans le quartier de l’agglome´ration athe´nienne de´nomme´ Nouvelle Smyrne (Nea Smyrni) que se trouve l’ensemble monumental le plus important de´die´ a` l’Helle´nisme d’Asie Mineure. Les monuments comme´moratifs sont, a` coˆte´ des pe´riodiques associatifs, de la litte´rature historique et des re´cits de te´moins, l’un des porteurs essentiels de ce que P. Ricœur (1985) appelle « l’identite´ narrative », lie´e a` une mise en

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re´cit de la communaute´ des Grecs pontiques. Les Pontiques ont en effet le corpus iconographique et identitaire le plus riche, qui se diffe´rencie tre`s nettement de celui des autres re´fugie´s. Il se nourrit de leur me´moire et l’alimente en meˆme temps ; il permet la construction d’un me´ta-re´cit mythique. Bien qu’ils ne soient pas statistiquement les plus nombreux, ils dominent la sce`ne identitaire et me´morielle des re´fugie´s d’Asie Mineure et de Thrace orientale. Le droit a` la me´moire revendique´ par les re´fugie´s et surtout leurs descendants aujourd’hui a trouve´ d’autres formes d’expression. En particulier, les associations de re´fugie´s revendiquent la cre´ation d’un muse´e des Grecs d’Anatolie ou d’Orient a` Athe`nes. L’Enosi Smyrneon a e´te´ a` l’origine du projet de muse´e national des Grecs d’Orient. Mais les Pontiques n’ont pas attendu pour cre´er leur propre muse´e dans le baˆtiment de l’Epitropi Pontiakon Meleton pre´cise´ment a` Nea Smyrni. Ils ont conc¸u une exposition itine´rante sur l’histoire et la me´moire des Grecs du Pont 3. Les associations de re´fugie´s grecs d’Asie Mineure et de Thrace orientale du monde entier ont e´galement leurs sites internet qui vulgarisent en textes et en images les the`mes majeurs de leur culture et de leurs revendications concernant la reconnaissance du ge´nocide. Quelques-unes ont e´galement un pe´riodique historico-culturel et informatif sur leurs activite´s et manifestations. ` partir des anne´es 1980, les Re´fugie´s d’Asie Mineure, en particulier A Pontiques, et leurs descendants, effectuent des voyages-pe`lerinages en car dans leurs territoires d’origine (Turquie) a` partir de Thessalonique. Ils cherchent a` retrouver la trace de leur maison ou de celle de leurs anceˆtres, a` connaıˆtre de visu le village ou la petite ville de leurs origines. Ils effectuent e´galement une visite-pe`lerinage aux monaste`res, en particulier a` celui de Panagia Soumela. Les e´glises devenues mosque´es ou plus rarement muse´es, ou celles plus souvent en ruines, sont avec les e´coles les principaux points de repe`re dans le paysage urbain de ces villes turques en pleine croissance, concre´tisant le lien avec un passe´ irre´vocablement re´volu. Si les Pontiques sont particulie`rement visibles en Gre`ce parmi toutes les manifestations me´morielles et les ame´nagements de lieux de me´moire, les Cappadociens, beaucoup moins nombreux, se distinguent e´galement par la singularite´ de leur histoire et de leur pre´sence au cœur de l’Anatolie. 3. Les Pontiques en la personne de Konstantinos Fotiadis, connu comme l’historien du ge´nocide grec pontique, ont organise´ une exposition itine´rante « Le Pont : Droit a` la Me´moire » de documents, de livres, d’images et de photographies sur l’Helle´nisme du Pont et le ge´nocide des Grecs pontiques. Inaugure´e en mars 2005 a` Thessalonique, elle a e´te´ ensuite pre´sente´e a` Veroia, Drama, Kavala, Volos, Ptolemaı¨da, Acharnon et dans la Technopole du De`me d’Athe`nes. Elle a e´galement circule´ dans plusieurs villes de Russie et d’Ukraine. En 2010, elle a e´galement e´te´ organise´e dans des villes d’Australie. Deux publications destine´es a` un grand public pre´sentent les diffe´rents the`mes et documents de cette exposition, abondamment illustre´es en couleurs (K. Fotiadis, 2005, 2010).

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L’exode et l’installation des Grecs cappadociens en Gre`ce Les re´fugie´s grecs chre´tiens de Cappadoce e´change´s en 1924 ont e´te´ estime´s a` 44 432 (V. Stelaku, 2003, 180). Ils se sont disperse´s dans une grande partie de la Gre`ce ou` ils ont rejoint des villages d’autres re´fugie´s ou les grands centres urbains. Ils ont cependant, comme les re´fugie´s d’autres re´gions, fonde´ des villages ou` ils e´taient majoritaires et conservant ou non le toponyme d’origine, plus particulie`rement dans quelques re´gions du nord de la Gre`ce ou de Thessalie : environs de Giannitsa (Axos, Nea Aravissos, Neo Milotopo), Chalcidique (Flogita, Simandra, Nea Silata), Kavala (Nea Karvali), Larissa-Karditsa (Neo Ikonio, Vounaina, Kappadokiko), Ioannina (Neokaisaria, Bafra), Eube´e (Nea Prokopi, Nea Sinasos), Kozani (Vathilako), Thessalonique (quartiers de Nea Moutalaski, Nea Malakopi-Toumba, Xirochori, Sykies) et dans l’agglome´ration athe´nienne (Eleusis...). Deux lieux retiendront plus particulie`rement notre attention, car ils sont pour les Cappadociens porteurs d’une me´moire et d’une continuite´ avec le territoire d’origine. Ce sont deux lieux de pe`lerinage d’envergure nationale : Nea Karvali en Mace´doine et Nea Prokopi dans l’ıˆle d’Eube´e. Le premier s’affirme meˆme comme le centre de la diaspora des Cappadociens disperse´s dans le monde entier. Ces deux bourgs furent cre´e´s en 1925-26 a` la suite de l’E´change des populations (1923), sur des terres disponibles parce que mare´cageuses et laisse´es par le de´part de populations musulmanes e´change´es. Nea Karvali, situe´ dans une plaine littorale mare´cageuse a` 10 km a` l’Est de Kavala a` proximite´ du village de Lefki, a d’abord e´te´ un ensemble de 300 maisons construites par l’EAP pour les re´fugie´s dont la tre`s grande majorite´ venait de Karvali (Gelveri ou Gu¨zelyurt) en Cappadoce. En 1996, la population de Nea Karvali e´tait encore tre`s majoritairement constitue´e de Cappadociens (1 894) avec 56 locaux du village de Lefki et 150 Grecs pontiques de Russie arrive´s plus re´cemment 4. Ayant emporte´ dans leur exil des reliques de Saint Gre´goire de Nazianze et divers objets sacre´s, ils ont entrepris en 1929 la construction d’une e´glise qui ne fut acheve´e qu’en 1950. Elle est devenue le centre de la vie religieuse et sociale du bourg. Les re´fugie´s appelant Saint Gre´goire « notre saint » (o agios mas), ils se sont enracine´s dans une identite´ tre`s fortement lie´e a` leur territoire d’origine graˆce a` celui qui fut l’un des quatre principaux Pe`res de l’E´glise originaires de Cappadoce. La feˆte du saint le 25 janvier est l’e´ve´nement annuel le plus important de Nea Karvali, faisant affluer de loin des pe`lerins qui croient a` son pouvoir thaumaturgique. 4. Apre`s avoir e´te´ partiellement victimes de la malaria, et avoir installe´ leurs premie`res e´glise et e´cole dans des baraquements en bois, les re´fugie´s (500 familles environ) se sont adonne´s pour assurer leur survie aux cultures maraıˆche`res, a` la peˆche, a` l’e´levage laitier, au commerce et a` la fabrication de tapis.

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` coˆte´ de ce sanctuaire, un centre culturel (Stegi Politismou Neas A Karvalis) a e´te´ construit en 1975, acheve´ en 1995, dans la continuite´ de l’association « Nazianzos » fonde´e en 1884 a` Constantinople par des marchands originaires de Karvali. Il abrite un muse´e historique et ethnographique, une bibliothe`que et un de´poˆt d’archives qui servent de base aux e´tudes cappadociennes. Sur un versant de la colline la plus proche (lieu de fouilles arche´ologiques Akondisma) a e´te´ ame´nage´ un amphithe´aˆtre en plein air ou` se de´roule chaque anne´e un festival international de danses folkloriques. Un autre baˆtiment hautement symbolique est la tour monument octogonale en marbre blanc, le « Tre´sor des Cappadociens », sur laquelle sont grave´s les noms des villages grecs orthodoxes de Cappadoce et les noms des pays ou` re´side la diaspora aujourd’hui. Ce monument est une reproduction du temple, construit a` Nazianze son lieu de naissance par le pe`re de Saint Gre´goire et de´die´ a` Dieu. Des installations permettent e´galement d’he´berger les pe`lerins qui viennent chaque anne´e. En 2008, a e´te´ fonde´e la Communaute´ des Cappadociens du monde entier (Koinotita Kappadokon) rassemblant l’ensemble de cette diaspora, ses associations en particulier dans le but de transmettre la me´moire et la culture de leur territoire d’origine aux nouvelles ge´ne´rations. La premie`re de´cision de son conseil a e´te´ de distribuer des bourses aux jeunes ayant obtenu les meilleurs re´sultats scolaires.

La construction d’une me´moire collective a` Nea Karvali Les re´fugie´s de la premie`re ge´ne´ration, turcophones, ont rencontre´ de grandes difficulte´s a` s’inte´grer localement en Gre`ce a` cause de leurs particularite´s culturelles (Karamanlis). Leurs descendants devaient oublier un passe´ douloureux qui pouvait eˆtre un obstacle a` leur inte´gration en Gre`ce, mais qui e´tait en meˆme temps en grande partie mythifie´ par leurs parents. Des jeunes de la troisie`me ge´ne´ration, a` l’initiative Kaplanis Iosifidis, ont cre´e´ une association culturelle dont le but e´tait de (re)de´couvrir, transmettre et valoriser la me´moire de la communaute´ grecque orthodoxe originaire de Cappadoce, et de Gelveri en particulier. Ils ont organise´ un premier voyage-pe`lerinage a` Gelveri (aujourd’hui Gu¨zelyurt) en 1981, re´alise´ des entretiens avec les re´fugie´s de la premie`re ge´ne´ration, collecte´ des archives et des objets divers apporte´s lors de l’e´change de 1923, qu’ils ont regroupe´s dans le Centre d’e´tudes de la civilisation cappadocienne qu’ils ont cre´e´ en 1987. Ils ont renverse´ l’identite´ du groupe dont les caracte´ristiques culturelles n’e´taient plus un stigmate honteux devant eˆtre cache´, mais plutoˆt une richesse et une source d’affirmation identitaire. Cette me´moire collective des Karvaliotes est en concurrence avec celle d’autres re´fugie´s originaires aussi de Cappadoce, mais d’un village helle´nophone Misti. Ces derniers sont installe´s

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dans le nome d’Evros et ont fonde´ l’association des Trois Hie´rarques des Kappadokes qui essaie de faire converger la me´moire des populations cappadociennes avec l’histoire officielle grecque en minimisant le poids des populations exclusivement turcophones (L. Montmayeur, 2013, 97-98) 5. Les re´fugie´s de Nea Karvali et ceux de Nea Prokopi e´taient tous turcophones, ayant appris a` l’e´cole des e´le´ments de langue grecque savante (katharevousa) ce qui les empeˆcha longtemps de communiquer avec leurs voisins en Gre`ce et d’eˆtre pleinement accepte´s par eux. Mais un lien avec la me´moire du territoire d’origine et avec son histoire s’est tisse´ ou constitue´ en ame´nageant des lieux de me´moire, principalement des e´glises abritant les reliques du saint qui est devenu le symbole de leur ancrage en Cappadoce et sur leur lieu d’accueil et d’installation. Ils ont permis a` ces re´fugie´s et a` leurs descendants de s’approprier cet espace d’accueil. La toponymie rappelant le lieu d’origine a aussi pu eˆtre un moyen de renforcer le sentiment d’appartenance a` ce nouveau lieu. Les e´glises de Nea Karvali et de Nea Prokopi et l’iconographie, qui leur e´tait associe´e, ont e´te´ les points de repe`re et de re´fe´rence de leur me´moire collective. Cela d’autant plus que leur religion, non leur langue, e´tait au cœur de leur identite´.

Des « Re´fugie´s » aux « Pontiques », « Cappadociens, » « Mikrasiates » et « Thraces » : la me´moire plurielle Lorsque les re´fugie´s d’Asie Mineure et de Thrace orientale, survivants des massacres, de´portations et expulsions, ou e´change´s en vertu du traite´ de Lausanne (1923), se sont retrouve´s en Gre`ce, leur premier souci a e´te´ de choisir un lieu d’installation avec l’aide de l’Office d’E´tablissement des Re´fugie´s (EAP) cre´e´ par la Socie´te´ des Nations et de l’E´tat grec. Ils ont duˆ trouver tre`s rapidement des moyens de subsistance dans le milieu rural ou ` Nea Prokopi (Eube´e), a` un moindre degre´, on observe les meˆmes phe´nome`nes qu’a` Nea 5. A Karvali. Mais la population de re´fugie´s y a e´te´ de`s le de´part moins nombreuse. En 1991, sur les 420 familles (1 127 habitants) du bourg seulement 25 e´taient originaires de Cappadoce et il n’y eut, en 1927, qu’une cinquantaine de familles de re´fugie´s a` s’installer dans les maisons construites par l’EAP. Les Cappadociens ici minoritaires ont cependant constitue´ le noyau dur identitaire de ce bourg auquel ils ont donne´ le toponyme de leur ville d’origine : Prokopi ¨ rgu¨p) en Cappadoce, qui comptait en 1919 7 000 Grecs vivant a` coˆte´ de 12 000 Turcs. Et (U surtout ils ont construit, entre 1930 et 1951, l’e´glise abritant les reliques de saint Jean le Russe qu’ils avaient rapporte´es de Prokopi et qui avaient un pouvoir thaumaturgique. Ils ont donc ici aussi cre´e´ un lieu de pe`lerinage dont le principal e´ve´nement annuel est le 27 mai, jour de la feˆte du saint. Les re´fugie´s et leurs descendants se le sont approprie´, au point qu’il est devenu le symbole identitaire et meˆme pour beaucoup le nom du bourg. Il y a, comme a` Nea Karvali, des lieux d’he´bergement, d’accueil des pe`lerins et des commerces d’icoˆnes, de nourriture cappadocienne traditionnelle.

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urbain de leur accueil. Ils ont fonde´, dans un premier temps, un grand nombre d’associations dont la pre´occupation principale, sinon unique, a e´te´ de faciliter leur installation dans la « me`re-patrie » et d’aider les plus faibles dans ce but. Cependant de`s la fin des anne´es 1920 et dans les anne´es 1930, certaines de ces associations ont affiche´ tre`s toˆt un objectif de conservation de la me´moire des « patries perdues », en voulant les transformer en « patries inoubliables » 6. Le fait que les re´fugie´s aient rarement pu se regrouper en un meˆme lieu portant le nom de celui de leur origine pre´ce´de´ de neos ou nea, ce fait aurait duˆ faciliter leur adoption d’une identite´ globale de re´fugie´s, qu’ils soient originaires du Pont, d’Asie Mineure (coˆte Ouest), de Cappadoce ou de Thrace. Cette identite´ commune a bien existe´ sur le plan associatif ou politique, mais elle s’est rarement concre´tise´e dans les diverses manifestations me´morielles qui sont apparues par la suite, plus tard (a` partir des anne´es 1970). Peu de monuments comme´moratifs (4 dans notre corpus) sont de´die´s a` l’ensemble des re´fugie´s. Les revendications concernant la reconnaissance d’un « ge´nocide des Grecs ottomans ou d’Asie Mineure » ont eu beaucoup de difficulte´s a` se manifester et a` se fe´de´rer. Tous les re´fugie´s, qui avaient en commun une forte composante religieuse dans leur affirmation identitaire, ont eu comme premier souci me´moriel de construire une e´glise consacre´e au saint e´ponyme de leur lieu d’origine, abritant une icoˆne apporte´e par les re´fugie´s eux-meˆmes : par exemple, les e´glises des Cappadociens de Nea Karvali et Nea Prokopi, ou bien Panagia Faneromeni a` Nea Michaniona. Lorsque les icoˆnes avaient un pouvoir thaumaturgique, ces e´glises sont devenues des lieux de pe`lerinage rayonnant au-dela` de la localite´ ou` elles se situaient. La plupart des re´fugie´s d’Asie Mineure ou de Thrace orientale ou de Cappadoce se sont contente´s de cette manifestation identitaire et me´morielle. Certaines manifestations me´morielles plus globales, non lie´es exclusivement a` une communaute´ locale, village ou ville, sont issues d’initiatives re´gionales, e´manant d’entite´s territoriales distinctes. Les Pontiques ont e´te´ les premiers a` mettre en avant ces pre´occupations me´morielles et a` les reprendre de fac¸on tre`s active, militante, surtout a` partir des anne´es 1970. Mais, de`s les anne´es 1950, ils avaient entrepris de reconstruire leurs principaux monaste`res. Ils ont e´te´ les premiers a` mettre en avant la question d’un « ge´nocide » des Grecs pontiques dans les anne´es 1980, en suivant le mode`le des Arme´niens. Ils ont obtenu la reconnaissance de celui-ci par l’E´tat grec en 1994 et ont e´te´ a` l’origine des lois me´morielles 6. De`s l’origine, la me´moire a e´te´ associe´e aux lieux et territoires que les re´fugie´s avaient e´te´ contraints de quitter, dont ils avaient e´te´ de´racine´s. Les associations a` objectif me´moriel soit ont conserve´ le titre qu’elles avaient dans la « patrie » d’origine, soit ont adopte´ dans leur titre la de´nomination de ce lieu ou de cette re´gion d’origine.

La diaspora des re´fugie´s grecs d’Asie Mineure

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instituant en 1994 le 19 mai 1919 puis, en 1998, le 14 septembre 1922 comme « Jours de Me´moire Nationale du ge´nocide » des Grecs pontiques d’abord, puis de celui des Grecs d’Asie Mineure. Ils ont construit le plus grand nombre de lieux de me´moire en Gre`ce et dans la diaspora, publie´ un grand nombre de livres en partie graˆce a` un e´diteur tre`s actif a` Thessalonique Tassos Kyriakidis. La force de leur mouvement me´moriel a e´te´ tre`s lie´e a` leur capacite´ remarquable a` cre´er tre`s toˆt une « iconographie » tre`s riche. Les Thraces ont commence´ depuis ces dernie`res anne´es a` suivre le mode`le pontique de Panagia Soumela, en ayant tendance a` instituer le monaste`re de Ferres (nome d’Evros) et son icoˆne de Panagia Kosmosoteira comme le centre et l’emble`me des Thraces. Ils ont aussi inaugure´ tre`s re´cemment a` Drama le premier monument comme´moratif du ge´nocide des Thraces par les Bulgares et les Turcs (1885-1941). La Confe´de´ration des associations thraces de Gre`ce a demande´ sa loi me´morielle, la reconnaissance par l’E´tat grec d’un jour de me´moire du « ge´nocide de l’helle´nisme thrace » comme´morant le 6 avril 1914, la « Paˆques noire » au cours de laquelle les Jeunes Turcs ont commence´ a` expulser et de´raciner les Grecs de la Thrace orientale. Les Thraces se sont donc lance´s depuis 2006 (7e Congre`s mondial des Thraces de Didimoteicho) dans un processus me´moriel du meˆme type que celui des Pontiques qui les ont pre´ce´de´s. Ce « ge´nocide » est tre`s diffe´rent des autres, celui des Pontiques ou des Arme´niens, car il implique deux E´tats diffe´rents, turc et bulgare, et tient plus de la purification ethnique, qui s’e´tend sur une cinquantaine d’anne´es, que du ge´nocide de type arme´nien, beaucoup plus syste´matique et condense´ dans le temps (1915-1916). Il est frappant de voir le mode`le me´moriel des Pontiques eˆtre repris, vingt ans apre`s, par les Thraces. Les Cappadociens n’ont pas suivi ce mode`le, n’ayant pas subi de massacres comparables, mais se sont organise´s re´cemment en diaspora pour pre´server la me´moire de leur histoire et de leurs lieux saints, de leurs pe`lerinages (1975-2008). Les Grecs du reste de l’Asie Mineure, par contre, n’ont pas de´ veloppe´ une activite´ me´morielle du meˆme niveau. En dehors d’Estia Neas Smyrnis, il n’existe pas d’ensemble monumental important a` orientation me´morielle chez ces re´fugie´s d’Asie Mineure occidentale qui e´taient statistiquement les plus nombreux parmi les re´fugie´s recense´s en 1928 7. La proximite´ linguistique, culturelle et socio-e´conomique avec la Gre`ce et son archipel de ces re´fugie´s Mikrasiates n’a pas stimule´ la constitution d’une « iconographie » et d’une identite´ pro7. La plus grande partie d’entre eux ne conservent qu’une me´moire de re´fugie´s avec un attachement aux « patries perdues », qui se marque principalement dans l’onomastique de leurs lieux d’installation en Gre`ce, que ce soient des villages ou des quartiers urbains (Nea Michanionia, Nea Chili, Nea Ionia, Nea Smyrni, Nea Erythrea, Nea Philadelphia, Nea Phokia...), et dans leurs e´glises paroissiales.

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pres, distinctes de celle des autres populations grecques de l’E´tat-nation. Le travail de me´moire est l’œuvre d’individus tels que des e´crivains relatant les e´ve´nements, et s’oriente vers la comme´moration de personnalite´s emble´matiques telles que Chrysostomos de Smyrne ou de localite´s ayant subi des re´pressions particulie`rement violentes (Pergame, Aı¨vali, Smyrne). L’enracinement de ces populations issues dans leur grande majorite´ de migrations depuis le bassin e´ge´en qui datent des XVIII e et XIX e sie`cles diffe`re de celui des territoires ou` une continuite´ remarquable depuis l’e´poque byzantine peut eˆtre e´tablie (Cappadoce, Pont). Quatre-vingt-dix ans apre`s le Grand De´sastre de Smyrne (Megali Katastrofi) les re´fugie´s grecs d’Asie Mineure et de Thrace orientale entretiennent donc un rapport a` la me´moire de leurs « patries perdues » qui diffe`re en force, intensite´ et the´matique en fonction leur re´gion d’origine. Il existe cependant toujours chez tous, dans les quatrie`me et cinquie`me ge´ne´rations, une re´fe´rence me´morielle aux « patries perdues » qui sont devenues « inoubliables ».

Chapitre 16

La diaspora arme´nienne et ses territoires de la me´moire : la question arme´nienne en Turquie et la politique du de´ni

Le ge´nocide arme´nien de 1915 est une catastrophe (yeghern) sans pre´ce´dent dans l’histoire arme´nienne, qui a connu des massacres a` plusieurs reprises. Sur les 2,1 millions d’Arme´niens de l’empire Ottoman de´nombre´s en 1912 par le Patriarcat arme´nien de Constantinople, il n’en restait plus que 77 435 en Turquie au recensement de 1927. La plus grande partie des Arme´niens d’Asie Mineure ont duˆ quitter leur territoire d’origine, lorsqu’il e´tait a` l’inte´rieur des frontie`res de l’actuelle Turquie telles qu’elles ont e´te´ de´finies au traite´ de Lausanne (1923). Ces de´parts force´s ou ces fuites a` la suite de massacres et de de´portations se sont faits selon trois axes divergents. Les Arme´niens des vilayet orientaux (celui de Van en particulier) se sont re´fugie´s au Caucase et en Iran. Ceux du Sud-Est, en particulier de la Cilicie, ont e´te´ de´porte´s dans les de´serts de Me´sopotamie et de Syrie, les survivants se regroupant a` Alep, Beyrouth et Damas. Ceux des vilayet occidentaux, d’Andrinople, Constantinople et de Smyrne sont alle´s en Gre`ce et dans les Balkans. L’espoir d’un retour caresse´ par les fugitifs et exile´s, au moment de l’armistice de Moudros (1918), s’ave´ra vain au cours des anne´es suivantes. Leur passeport portait la mention « sans retour possible ». « Ainsi les Arme´niens qui, au de´but des anne´es vingt, se dispersent du Proche Orient aux E´tatsUnis ne sont pas des migrants volontaires, dont les motivations e´conomiques seraient analysables en termes de liberte´ individuelle et de modernite´, mais des re´fugie´s politiques, des migrants par ne´cessite´.... » (A. Terminassian, 1997, 25). De tous les Chre´tiens d’Asie Mineure les Arme´niens sont ceux qui ont souffert du plus grand de´racinement allant jusqu’a` l’extermination, d’un ge´nocide, puis d’un de´ni syste´matique de ce ge´nocide. Leur pre´sence au sein du territoire turc a e´te´ nie´e ou occulte´e jusqu’a` nos jours. Ils ont cependant re´ussi a` constituer en Transcaucasie une Re´publique d’Arme´nie inde´pendante de 1918 a` 1920, limite´e aux re´gions d’Erevan, Sevan, Etchmiadzine

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et Alexandropol. Mais a` partir de de´cembre 1920, l’Arme´nie fut rattache´e a` l’URSS sous la forme d’une re´publique sovie´tique, qui avait perdu son inde´pendance re´cemment conquise, mais qui a pu se perpe´tuer en tant qu’entite´ nationale. Elle a ainsi, lors de la chute de l’URSS (1991), e´te´ a` meˆme de recouvrer son inde´pendance et de redevenir un E´tat-nation. Sa population en 1920, de moins d’un million, e´tait compose´e d’un tiers de re´fugie´s de Turquie, provenant principalement des re´gions frontalie`res de l’Empire russe qui s’e´taient re´fugie´s derrie`re les lignes russes et de rescape´s de l’exode plutoˆt que de survivants des massacres, le reste e´tant issu du Caucase (Kars, Nakhitchevan, Azerbaı¨djan) ; moins de la moitie´ de la population e´tait « autochtone » (en particulier la population urbaine d’Erevan, Etchmiadzine, Alexandropol). La population de l’Arme´nie sovie´tique qui a atteint plus de trois millions en 1990 e´tait ethniquement homoge`ne, arme´nienne a` plus de 95 %. L’identite´ arme´nienne a donc e´te´ de´sormais porte´e a` la fois par les habitants de l’Arme´nie et par la diaspora des rescape´s de 1915, disperse´s en Russie et dans plusieurs pays occidentaux dont la France et les E´tats-Unis e´taient les principaux. Cette identite´, fondement de l’existence du peuple arme´nien, a entretenu un rapport de plus en plus grand avec la me´moire du ge´nocide de 1915-16, la revendication d’une reconnaissance de ce ge´nocide par l’E´tat turc e´tant devenue de plus en plus incontournable.

La me´moire du ge´nocide Jusqu’en 1965, anne´e du cinquantenaire du ge´nocide, la me´moire de celui-ci a e´te´ oblite´re´e ou occulte´e en Turquie et dans la diaspora. Le parti nationaliste arme´nien Dachnak, qui e´tait influent, sinon dominant, tant dans la premie`re Re´publique arme´nienne (1918-20) que dans la diaspora, e´tait plus pre´occupe´ par la revendication d’une application du traite´ de Se`vres (1920) que par la me´moire des de´portations et massacres de 1915. La diaspora e´tait aussi davantage pre´occupe´e par sa survie communautaire et son avenir dans les pays d’accueil. Les divisions entre pro-communistes et pro-dachnak ont retarde´ le choix de la date du 24 avril 1915, comme´morant l’ordre de de´portation de 600 notables arme´niens de Constantinople massacre´s par la suite. Cette date symbolique du de´but des massacres ne s’est impose´e aux nouvelles ge´ne´rations qu’apre`s 1960 pour l’organisation de manifestations me´morielles a` Erevan et dans la diaspora, lorsque le terme de ge´nocide a fait son apparition. Le proce`s Eichman, la discussion a` l’ONU de la Convention sur l’imprescriptibilite´ du ge´nocide (1948) ont amene´ les Arme´niens a` prendre conscience que les massacres qu’ils avaient subis correspondaient bien aux crite`res retenus par le tribunal de Nuremberg (1945) pour le ge´nocide

La diaspora arme´nienne et ses territoires de la me´moire

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des Juifs. Le terme de « ge´nocide » a fait son apparition dans les publications des organisations arme´niennes a` partir de 1964, et le mot d’ordre de la reconnaissance internationale du ge´nocide arme´nien au de´but des anne´es 1970. Il est devenu la revendication centrale qui a supplante´ celle d’un retour en Arme´nie turque ou sovie´tique, qui s’e´tait ave´re´e impossible ou tre`s proble´matique. Les autorite´s turques nient encore actuellement ce ge´nocide. Elles soutiennent en effet la the`se d’une re´volte arme´nienne au de´but de la Premie`re Guerre mondiale, entraıˆnant la re´pression de cette re´volte par une de´portation au cours de laquelle d’ine´vitables violences et morts naturelles seraient survenues. Les historiens du ge´nocide arme´nien ont montre´ que le mouvement re´volutionnaire arme´nien avait cesse´ toute activite´ en 1908, bien avant la guerre, et qu’il y avait de la part du Comite´ Union et Progre`s (Jeunes Turcs) et du gouvernement ottoman l’intention criminelle de faire disparaıˆtre la plus grande partie, sinon la totalite´, de la population arme´nienne d’Anatolie (Y. Ternon, 1977 ; G. Chaliand Y. Ternon, 1980 ; T. Akc¸am, 2012). Pendant plus de vingt ans apre`s les e´ve´nements qui avaient entraıˆne´ des massacres (1915-1916), la politique de l’oubli pre´valut dans l’E´tat turc, comme dans la diaspora et l’Arme´nie sovie´tique. Le gouvernement turc surpris par la re´surgence d’une question, qu’il croyait re´gle´e ou oublie´e, entreprit apre`s 1965, une re´e´criture de l’histoire ne niant pas les faits, mais leur signification. Il mena e´galement une campagne diplomatique base´e sur un syste`me de de´ne´gation et de pressions politiques et financie`res. Malgre´ cela, la reconnaissance du ge´nocide arme´nien n’a cesse´ au cours des dernie`res anne´es de progresser au sein des organisations internationales et d’un nombre de plus en plus grand de pays tels que l’Italie, la Gre`ce, la France. Le 24 avril de chaque anne´e des ce´re´monies comme´moratives ont lieu dans toutes les communaute´s autour de l’e´ve´nement fondateur de la diaspora actuelle, dans les espaces publics urbains, a` l’e´glise ou au monument construit a` la me´moire du ge´nocide, en souvenir des victimes. Les gouvernements turcs postke´malistes, jusqu’a` nos jours, au lieu de se de´solidariser de cet acte du gouvernement unioniste ottoman, n’ont cesse´ au contraire de re´cuser sa qualification de ge´nocide. Alors que les dirigeants Jeunes Turcs avaient e´te´ soumis par le gouvernement ottoman a` un proce`s en 1919, qui les avait reconnus coupables et condamne´s a` mort par contumace, les gouvernements re´publicains n’ont cesse´ de vouloir les re´habiliter. Talat Pacha fut en effet re´habilite´ en 1960 et obtint un mausole´e a` Istanbul dans les anne´es 1980, puis les cendres d’Enver Pacha ont e´te´ rapatrie´es solennellement dans les anne´es 1990 (M. Marian, 2000, 14). En 1965, un me´morial a e´te´ construit a` Igdir pre`s de la frontie`re arme´nienne pour comme´morer la me´moire d’un million de Turcs tombe´s en Anatolie orientale. « Le me´morial d’Igdir caricature a` l’extreˆme la politique de de´ni du ge´nocide de 1915 par

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l’E´tat turc, utilisant le me´canisme bien connu du renversement de l’histoire et transformant les victimes en coupables » (L. Marchand, G. Perrier, 2013, 128). Ce ne´gationnisme a e´te´ une constante de la politique de tous les gouvernements turcs. Le de´ni central porte sur l’intention criminelle du pouvoir central unioniste. Il « repose sur ce tre´pied : re´volte, re´pression, bavures. Le tre´pied s’effondre si on enle`ve la re´volte ; la ne´gation ne tient plus si on prouve l’intention criminelle du pouvoir central » (Y. Ternon, 2007, 418). La diplomatie turque fut mise au service de l’ope´ration de de´ne´gation ainsi que le monde acade´mique en Turquie, et dans une moindre mesure a` l’e´tranger, a` partir des anne´es 1970. Face a` cette entreprise ne´gationniste qui avait le soutien d’un E´tat, les Arme´niens d’un groupe appartenant au parti Dachnak et de l’ASALA (Arme´e secre`te arme´nienne de libe´ration de l’Arme´nie) ont re´plique´ dans un premier temps, de 1975 a` 1983, par des actions terroristes cible´es sur des diplomates turcs et des cibles identifie´es comme participant a` la ne´gation du ge´nocide par l’E´tat turc. L’ASALA a e´te´ a` l’origine lie´e a` la cause palestinienne, a` travers son chef Hagop Hagopian, et a utilise´ le contexte particulier de la guerre civile du Liban pour se procurer des armes et se former au terrorisme. Les auteurs de ses attentats e´taient tous de jeunes Arme´niens du Liban. La scission de 1983 e´clata a` la suite de l’attentat d’Orly qui tua, sans distinction, des Franc¸ais, des touristes de passage et des Turcs rentrant passer leurs vacances en Turquie. Cette organisation ne surve´cut pas longtemps a` ses divisions et au discre´dit que ge´ne´ra cette dernie`re action impossible a` le´gitimer au nom du ge´nocide de 1915 (L. Ritter, 2007, 239-250). Cette pe´riode d’actions terroristes n’a pas seulement fait connaıˆtre internationalement la cause arme´nienne, mais a contribue´ a` modifier l’image de la diaspora arme´nienne, de communaute´ cherchant une inte´gration maximale dans ses pays d’accueil a` celle d’une nation a` part entie`re, qui se sent une victime oublie´e de l’histoire et qui demande la reconnaissance de sa diffe´rence. Elle a eu aussi pour effet de confirmer la conviction de beaucoup de Turcs que les Arme´niens e´taient des re´volutionnaires et des terroristes. Les responsables des organisations arme´niennes comprirent alors qu’ils devaient abandonner ces actions violentes pour situer uniquement sur le terrain politique leur revendication d’une reconnaissance internationale du ge´nocide (Y. Ternon, 2007, 419).

Les politiques de la me´moire et de l’oubli La dictature ke´maliste a poursuivi la politique d’effacement de la me´moire du ge´nocide arme´nien et des traces de la pre´sence arme´nienne. Dans un premier temps, apathie et indiffe´rence ont caracte´rise´ l’attitude

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des anciens voisins des Arme´niens. La loi de colonisation de 1934 (Settlement Law) a clairement interdit toute me´morisation du passe´, en particulier pour les nomades et les membres des tribus. Ils n’avaient pas le droit de comme´morer leurs morts et de visiter leurs tombes quand elles existaient. Les re´cits et lamentations des troubadours et bardes kurdes au sujet des de´portations et massacres e´taient bannis. La nation n’e´tait pas seulement de´limite´e dans ¨ mit U ¨ ngor, 2011, 218-223). Les l’espace mais aussi dans le temps (Ugur U ke´malistes ont pre´sente´ l’anne´e 1923 comme l’anne´e ze´ro de la nation et rejete´ toute re´fe´rence a` l’histoire, la culture et la tradition ottomane. Ils ont aboli l’ancien alphabet et tire´ un trait de fait sur la litte´rature ante´rieure publie´e en osmanli, et parfois de´truit les livres anciens et confisque´ ceux publie´s dans les langues des minorite´s (arme´nien, syriaque, kurmanci, arabe, zazaki...). Ils ont suscite´ de nouveaux livres racontant l’histoire officielle des Turcs. Mustafa Ke´mal a fonde´ l’Association pour l’E´tude de l’Histoire Turque en 1930. Une narration officielle de la nation turque a e´te´ invente´e, la faisant remonter aux temps pre´historiques, aux Hittites, a` Sumer, aux Akkadiens, aux Celtes... La race supe´rieure des Turcs aurait re´pandu la civilisation dans le monde. Les histoires des diffe´rents peuples ottomans e´taient passe´es sous silence, celle des Kurdes nie´e, ceux-ci e´tant pre´sente´s comme descendant des Turcs Seldjoukides (E. Copeaux, 1997). Une loi sur les noms de famille turquise´s a e´te´ vote´e en 1934 et impose´e aux minorite´s pour nier leur identite´. Les histoires locales de nombreuses provinces et villes orientales ont e´te´ re´e´crites dans une perspective turquiste. Une « iconographie » nationale, dont la figure centrale e´tait Kemal Atatu¨rk, des feˆtes de comme´moration ont e´te´ cre´e´es dans la meˆme perspective d’une e´pope´e nationale voire nationaliste ¨ mit U ¨ ngor, 2011, 224-233). Il fallait aussi turquiser le paysage (Ugur U ` partir politique en changeant toute l’onomastique qui n’e´tait pas turque. A des anne´es 1920 les noms de lieux d’origine arme´nienne, grecque et bulgare ¨ mit U ¨ ngor, 2011, 240-245) ont e´te´ syste´matiquement change´s (Ugur U comme on l’a vu au chapitre 9. Les Arme´niens survivants de la diaspora ont voulu cultiver la me´moire de leur histoire et de leurs territoires d’origine, situe´s de´sormais en Turquie et prive´s de la quasi-totalite´ de leur population arme´nienne. Ils se sont efforce´s comme les Grecs d’Asie Mineure d’y faire re´fe´rence a` travers une vie associative, des monuments et des ce´re´monies comme´moratives.

Les Arme´niens en diaspora : les territoires de la me´moire La communaute´ arme´nienne du Liban qui a compte´, avant la guerre de 1975, environ 200 000 individus, a e´te´ longtemps la communaute´ phare de la diaspora arme´nienne, installe´e dans le quartier de Bourj-Hammoud, quartier

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arme´nien de Beyrouth. Celui-ci, issu de groupes de solidarite´ de villages de Cilicie a` la fin des anne´es 1920, est devenu un espace communautaire arme´nien concentrant toutes les institutions communautaires et un tre`s grand nombre de commerces arme´niens, a` la suite de la guerre du Liban (19751986). La milice arme´e du parti Dachnak (parti socialiste antisovie´tique arme´nien) a maintenu la se´curite´ et la cohe´sion de ce quartier dans une position de stricte neutralite´. Le succe`s de cet espace commercial a` l’e´chelle de l’agglome´ration est duˆ a` son caracte`re de lieu ouvert sur le mode`le des souks traditionnels. Lieux du commerce et lieux communautaires cohabitent, les seconds e´tant ge´ne´ralement en retrait. Ce n’est pas un ghetto arme´nien, mais « un centre a` double appartenance ou` la communaute´ est ne´cessaire mais n’est pas suffisante pour de´finir un rapport de l’individu a` la ville » (T. Khayat, 2001, 130). Cette communaute´ encadre´e par le parti Dachnak et ses E´glises, catholique et apostolique, a bien conserve´ sa langue arme´nienne graˆce a` son re´seau d’e´coles. Mais les classes aise´es se sont installe´es dans des quartiers plus riches et prestigieux, regardant de plus en plus vers l’Occident plutoˆt que vers l’Arme´nie, surtout depuis la guerre civile libanaise. Andjar, petite ville arme´nienne situe´e a` la frontie`re syrienne, est l’autre lieu de la diaspora arme´nienne du Liban. Elle a e´te´ fonde´e par les Arme´niens du Mousa Dagh qui avaient e´te´ assie´ge´s pendant quarante jours par l’arme´e turque en 1915 et recueillis par un navire franc¸ais qui les avait amene´s au Liban territoire sous mandat franc¸ais a` la fin de la Premie`re Guerre mondiale. Longtemps mode`le pour la diaspora arme´nienne, la communaute´ du Liban est de plus en plus affaiblie par le de´part de ses jeunes qui exportent son mode`le culturel, religieux et politique dans les communaute´s de la diaspora occidentale. En Ge´orgie, pays voisin de l’Arme´nie, les Arme´niens sont pre`s de 400 000. La Communaute´ de Tbilissi est tre`s ancienne, tre`s bien inte´gre´e avec une vie culturelle tre`s riche. La structure familiale patriarcale traditionnelle du meˆme type que celle d’Arme´nie domine. Son the´aˆtre arme´nien en plein centre-ville est le symbole surinvesti de la pre´sence ancienne d’une e´lite arme´nienne bien implante´e 1. En Iran, la diaspora arme´nienne localise´e principalement a` Ispahan (Nouvelle-Djoulfa) remonte a` la de´portation des Arme´niens organise´e par 1. Au sud du pays, a` la frontie`re arme´nienne, le Djavakhk est majoritairement peuple´ d’Arme´niens qui ont e´te´ transplante´s sur ce territoire retire´ a` la Perse et a` l’empire ottoman pour eˆtre rattache´ a` l’Empire russe en 1830. Les Arme´niens d’Erzeroum, de Kars et d’Ardahan y ont e´te´ installe´s a` la fin de la Premie`re Guerre mondiale, lorsque le gouvernorat de Kars, russe depuis 1878, dut eˆtre re´troce´de´ a` la Turquie. Si les Arme´niens, qui y sont majoritaires, en revendiquent l’autonomie, le gouvernement ge´orgien s’efforce d’y installer d’autres populations ge´orgiennes re´fugie´es d’Abkhazie ou e´ventuellement des Meshkets turcs rapatrie´s d’Ouzbe´kistan, ou` ils avaient e´te´ de´porte´s par Staline a` partir de l’Adjarie (L. Ritter, 2007, 58-63).

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Chah Abbas au cours de la guerre entre les Ottomans et la dynastie Safavide (1603-1618). Aujourd’hui, les communaute´s issues de la diaspora poste´rieure au ge´nocide de 1915 sont pre´sentes dans beaucoup de pays occidentaux, dont principalement la France et les E´tats-Unis. Ce sont elles qui jouent un roˆle pre´ponde´rant dans les relations avec l’E´tat arme´nien inde´pendant depuis 1991. Se greffent bien suˆr en leur sein des diasporas secondaires (re´e´migrations) d’Arme´niens du Liban, d’E´gypte, d’Iran, de Syrie, d’Irak. La diaspora arme´nienne en France, dont la plupart des membres sont arrive´s a` partir de 1926, s’est a` la fois tre`s bien inte´gre´e dans son pays d’accueil et re-territorialise´e dans des quartiers urbains des banlieues proches de Marseille, Paris et Lyon. Les Arme´niens en diaspora ont fait renaıˆtre une vie communautaire rappelant celle de la patrie d’origine. L’ame´nagement des espaces mare´cageux, insalubres des ˆıles Saint Germain (Issy-les-Moulineaux) et Saint Pierre (Alfortville), des terrains pentus boise´s des hauteurs d’Issy-lesMoulineaux, le de´frichement, la construction a` la suite d’un long labeur, sont les lieux d’un nouvel enracinement. « La conqueˆte d’espaces vierges ou de´sole´s permettra de poser en un lieu les fondements d’une existence durable, et de maintenir vivace le caracte`re du lien communautaire. La` se met en sce`ne toute une tradition rurale de la`-bas. Dans ces anne´es de l’entre-deux-guerres, les Arme´niens restent avant tout soucieux de pre´server leur univers » (M. Hovanessian, 1995, 58). Les quartiers arme´niens d’Issy et d’Alfortville ont conserve´ les relations d’interconnaissance et la sociabilite´. Le dynamisme collectif des anne´es 1930 s’orienta vers la mise en place d’espaces de l’entre-soi : local de re´union, club arme´nien (hayagoump), e´glise. Il y eut toujours des me´ce`nes, riches Arme´niens, a` l’origine de la construction d’une e´glise, ainsi qu’une ve´ritable mobilisation collective, toutes ge´ne´rations confondues, pour l’ame´nagement de ce lieu central. Le parti Dachnak se re´fe´rait au territoire national et regroupait les affinite´s politiques. La Croix-Bleue des Arme´niens de France de´veloppa la solidarite´, l’entraide et la diffusion de la langue arme´nienne. L’e´glise et le club arme´nien anime`rent la vie communautaire (chorale, danses, repre´sentations the´aˆtrales) et transmirent a` la deuxie`me ge´ne´ration la culture et les bribes d’un passe´ glorieux 2.

2. La Jeunesse arme´nienne de France (JAF) animait aussi la vie communautaire, en assurant le lien avec l’Arme´nie sovie´tique au lendemain de la guerre. Les protestants a` Issy-lesMoulineaux donnaient des cours de langue et construisirent un temple. Autres espaces de l’entre-soi plus informels : scouts, anciens combattants, association des originaires de Tchenguiler, Seleuz... Le journal Haratch informait sur ces manifestations identitaires, « soucieuses d’unir les membres de la collectivite´ par des pratiques quasi rituelles destine´es, le temps de leur de´roulement, a` faire apparaıˆtre un continuum d’ethnicite´ » (M. Hovanessian, 1995, 119124).

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« Le village arme´nien de France reproduit, a` l’e´chelle des quartiers des banlieues, des modes de socialisation distincts entre collectivite´s arme´niennes de l’Empire ottoman. Les reconstructions partielles des re´seaux villageois et familiaux permettront une permanence de ces spe´cificite´s rurales en France, de´limitant ainsi sur l’ensemble de l’Hexagone quelques noyaux homoge`nes dans certains centres ou certaines pe´riphe´ries urbaines. Ainsi, les Maliatiatsi a` Saint-Chamond, les Tchenguilertsi a` Alfortville, les Seleuztsi, Tokatsi, Stanoztsi a` Issy-les-Moulineaux, les Geyvetsi a` Bagneux en re´gion parisienne... » (M. Hovanessian, 1995, 96). Les particularismes linguistiques sont le plus a` meˆme d’assurer la persistance de ces varie´te´s re´gionales. Cette identite´ locale, re´gionale, se substitue souvent a` l’identite´ nationale elle-meˆme, constituant de ve´ritables re´seaux de solidarite´ regroupant re´gulie`rement les personnes originaires de certaines villes, villages ou bourgs anatoliens 3. Tout cela contribuera a` stabiliser ces groupes et a` leur permettre une meilleure inte´gration. Les informations, les services circulent au sein de ces re´seaux villageois favorisant une mobilisation convergente des ressources. Ces villages arme´niens re´invente´s jouissent d’une stabilite´ avec leur stratification sociale et leurs nouveaux notables, oriente´s vers un projet social du « recommencement ». Ces territoires ethniques s’inscrivent dans les communes suburbaines des grandes villes, alors qu’a` Paris ce sont davantage des crite`res socioprofessionnels qui de´terminent les lieux de re´sidence (M. Hovanessian, 1995, 98-99). L’importance de l’« iconographie » (au sens de J. Gottmann) pour le marquage territorial des quartiers arme´niens s’observe particulie`rement bien a` Los Angeles qui en 2000 abritait plus de 150 000 Arme´niens dans deux quartiers principaux Glendale et Little Armenia. Cette communaute´ arme´nienne relativement re´cente est compose´e d’individus arrive´s surtout a` partir des anne´es 1970. L’appropriation identitaire des lieux se fait a` travers des symboles ou « icoˆnes » qui en s’affichant dans les espaces publics ou prive´s permettent de de´limiter un espace de l’entre-soi, un « territoire communautaire » (M. Hovanessian, 1992, 1995). « Les symboles permettent d’habiter l’espace, au sens de la ge´ographie humaniste ou` l’habiter signifie bien plus que l’action de loger. C’est un ensemble de connexions intimes entre soi et les lieux » (S. Mekdjian, 2007, 105). L’image de l’Ararat, montagne sacre´e, l’alphabet arme´nien sur les enseignes et devantures des commerces ethniques, marquent les espaces marchands. La de´coration inte´rieure des espaces prive´s avec des photographies de la cathe´drale d’Etchmiadzine, haut lieu religieux, 3. « La reproduction de ces diffe´rences, cloisonnant quelque peu l’espace social, illustre un monde encore tre`s de´pendant de ses sources territoriales. La juxtaposition en France de ces mondes se´pare´s par de faibles distances entretient le reˆve conscient d’eˆtre demeure´ sur sa terre » (M. Hovanessian, 1995, 97).

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du mont Ararat, de cartes de l’Arme´nie et du drapeau national arme´nien, est l’indicateur de l’appartenance ethnique. Toutes ces icoˆnes ont aussi pour fonction de transmettre l’identite´ arme´nienne aux nouvelles ge´ne´rations ne´es en dehors d’une « patrie » en grande partie perdue (le yerkir, les territoires arme´niens ancestraux situe´s aujourd’hui en Turquie). Il en est de meˆme de la construction dans les anne´es 2000 d’un monument comme´moratif du ge´nocide par la communaute´ arme´nienne de Montre´al. En effet, les Arme´niens, surtout depuis l’ame´nagement de leur Me´morial et Muse´e du Ge´nocide sur la colline de Dzidzernagapert (1967) en Arme´nie, ont entrepris de construire des monuments comme´moratifs en diaspora, en particulier en France et en Gre`ce. Le monument a` la me´moire des victimes de 1915 a` Marseille a e´te´ e´difie´ en 2002. Chaque anne´e le 24 avril, jour de comme´moration du ge´nocide, une marche impressionnante est organise´e a` ce me´morial et une ce´re´monie comme´morative aupre`s de tous ces monuments. Les pierres taille´es en forme de plaques sculpte´es, orne´es de la croix byzantine (khatchkars), sont un motif privile´gie´ de ces monuments, qui aujourd’hui encore sont l’objet d’un ve´ritable culte populaire. Ils rattachent symboliquement cette me´moire a` l’E´glise apostolique arme´nienne, qui est une composante essentielle de l’identite´ diasporique. Le de´mante`lement des communaute´s arme´niennes d’Orient a amene´ de nouveaux immigre´s en France ou en Ame´rique du Nord. Leur pre´sence a perturbe´ quelque peu la vie communautaire locale, remettant en cause une homoge´ne´isation sociale en cours. Leur comportement e´tait tellement diffe´rent qu’il pouvait entraıˆner des re´actions de rejet et une marginalisation relative. Mais ces nouveaux venus ont beaucoup contribue´ a` revaloriser la pratique de la langue et de la religion et a` re´activer des lieux de sociabilite´ entre Arme´niens : e´piceries, restaurants, ateliers de confection, cafe´s orientaux. « Les histoires de ces groupes en pre´sence sont de´cale´es, et l’incompre´hension se de´couvre dans ces re´alite´s migratoires aux logiques internes fort diffe´rentes, nous laissant de´couvrir un monde communautaire d’alliances mais aussi d’exclusions » (M. Hovanessian, 1995, 157-160).

L’E´glise apostolique arme´nienne cle´ de vouˆte de la me´moire Sans un regroupement minimum des individus et des familles, il est tre`s difficile, voire impossible, de conserver l’identite´ et de la transmettre. La richesse de la vie associative, communautaire, est donc une composante essentielle de toute diaspora. Le religieux fortement lie´ au communautaire participe largement a` cette transmission de la me´moire fondatrice d’une identite´. Il lui assure a` travers l’institution eccle´siastique et les sanctuaires eux-meˆmes une solidite´ et une permanence, sensible.

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Par-dela` l’esprit de clan, les divisions de la vie associative, il y a une aspiration a` l’unite´ et une conscience collective qui transcende les clivages anciens, graˆce a` des initiatives individuelles et a` la comme´moration annuelle du ge´nocide. Quelques lieux privile´gie´s exercent un pouvoir d’attraction allant dans la direction unitaire. C’est, par exemple, l’e´glise apostolique arme´nienne d’Issy-les-Moulineaux ou la cathe´drale arme´nienne du Prado a` Marseille, e´difie´e en 1928, re´plique exacte de celle d’Etchmiadzine. « L’e´glise constitue de nos jours le lieu d’une re´conciliation, une forme de centralite´, de´passant les appartenances de classe, atte´nuant les diffe´rences politiques, les distinctions re´gionales » (M. Hovanessian, 1995, 147). Elle a maintenu l’apprentissage de la langue arme´nienne avec son e´cole du mercredi regroupant les enfants des communes voisines. Les Arme´niens de Los Angeles ont de 1923 a` 1997 construits six grandes e´glises (S. Mekdjian, 2007, 112) 4. Chez les Arme´niens, l’E´glise, gardienne de la me´moire, « renvoie a` l’ide´e d’une pe´rennite´ nationale qui se de´marque des ide´ologies de´veloppe´es par les organisations politiques » (M. Hovanessian, 2000, 108). Elle cherche a` pre´server l’arme´nite´ en se voulant gardienne de la langue, de la culture, de la me´moire et de la « Me`re patrie ». Les visites du Catholicos pour consacrer les nouvelles e´glises en diaspora, le pe`lerinage a` Etchmiadzine, haut lieu saint de l’Arme´nie, renforcent cette fonction. Les Arme´niens de la diaspora n’ont pas seulement cherche´ a` construire des lieux de me´moire dans les grandes me´tropoles occidentales ou` ils se sont installe´s (Marseille, Paris, Beyrouth, Montre´al, Los Angeles), certains d’entre eux ont tente´ un « rapatriement » en Arme´nie, a` Erevan, entre les deux guerres et meˆme apre`s la Seconde Guerre mondiale (1948).

Les « rapatrie´s » de la diaspora : Erevan Erevan qui n’e´tait qu’une simple ville provinciale de l’Empire ottoman, n’est devenue majoritairement arme´nienne qu’a` partir du milieu du XIX e sie`cle et capitale qu’apre`s 1918. C’est dans le cadre de l’Arme´nie sovie´tique que la propagande en faveur des retours en a fait une ville promise, une Je´rusalem arme´nienne. Elle concentrait au de´but des anne´es 1980 un tiers de la population de l’Arme´nie (3 millions d’habitants environ), soit un million d’habitants. Deux vagues de rapatriements (nerkaght) sont responsables en grande 4. « Depuis la sortie de l’Arme´nie de l’ex-URSS, l’E´glise apostolique, vectrice de pe´rennite´ et « capital de me´moire », semble reprendre son ancien pouvoir de renaissance nationale jusqu’alors incarne´ par les partis politiques arme´niens, d’autant qu’elle a constitue´ la seule institution le´ gale et commune entre les Arme´ niens de la diaspora et l’Arme´ nie » (M. Hovanessian, 1995, 148).

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partie de la croissance et de l’urbanisme de cette ville-capitale, surtout a` sa pe´riphe´rie. Entre les deux guerres (1921-1936), 42 286 Arme´niens occidentaux de la diaspora, issue du ge´nocide et de l’e´migration de re´fugie´s, ont e´te´ rapatrie´s graˆce a` des dons et au soutien des unions compatriotiques d’originaires de villes telles que Sebastia, Mouch, Van, Kayseri (Ce´sare´e), Zeı¨toun, Malatia.... La plupart d’entre eux ont e´te´ installe´s dans des bourgs autour d’Erevan dont la toponymie est celle de leur ville d’origine pre´ce´de´e de Nor (nouveau) : Nor Sebastia, Nor Arabkir, Nor Kayseri... « Ils rappellent la pre´sence a` la fois re´elle et symbolique d’une diaspora originaire de l’Arme´nie occidentale issue du ge´nocide et de l’e´migration » (T. Ter Minassian, 2007, 258). Confronte´s au sous-emploi et au choˆmage, ils ont duˆ affronter des conditions de logement de´plorables dans cette ceinture pionnie`re dont les bourgs e´taient isole´s par l’insuffisance des moyens de communication. Leur installation organise´e par diffe´rentes institutions sovie´tiques s’est effectue´e en re´alite´ de manie`re le plus souvent improvise´e 5. La deuxie`me vague de rapatriements (1946-1948) a e´te´ statistiquement plus importante : 102 277 rapatrie´s. Ils venaient d’Occident (France en particulier) et du Liban ou` se trouvaient beaucoup de re´fugie´s rescape´ s du ge´nocide. Il s’agit d’une migration organise´e de « rapatrie´s » en vue de la reconstruction e´conomique de l’Arme´nie sovie´tique. Ils devaient fournir une main-d’œuvre qualifie´e, ou susceptible de le devenir, pour les industries lourde et le´ge`re, alimentaire en particulier, ainsi que pour le baˆtiment. L’accueil n’a pas e´te´ a` la hauteur de la propagande ayant incite´ ces Arme´niens de la diaspora a` revenir dans la patrie. Les nouveaux quartiers de leur installation e´taient localise´s en zone pe´riphe´rique escarpe´e, sans les infrastructures indispensables. Les nouveaux arrivants ont e´te´ incite´s a` construire eux-meˆmes des maisons individuelles, avec une aide le´ge`re de l’E´tat. Ces quartiers se distinguent par leur habitat pavillonnaire aux toits de toˆle avec leurs jardins potagers. « Cette se´gre´gation de l’espace urbain refle`te peut-eˆtre la difficile insertion des rapatrie´s dans la socie´te´ sovie´tique arme´nienne, doublement discrimine´s en tant qu’Arme´niens ‘‘occidentaux’’ – originaires d’Anatolie par opposition aux ‘‘locaux’’ – et transfuges issus du monde capitaliste » (T. Ter Minassian, 2002, 87). Ce rapatriement a e´te´ en partie 5. Par exemple, le projet de « ville nouvelle » de Noubarachen, qui se voulait meˆme une ville mode`le installe´e a` 1 000 me`tres d’altitude sur un plateau caillouteux au sud-est d’Erevan, a be´ne´ficie´ de subsides nombreux leve´s aupre`s de la diaspora des E´tats-Unis. Plusieurs types d’habitations familiales, maisons doubles d’un e´tage ou deux a` toit pentu ou avec toit en terrasse, ont e´te´ conc¸ues dans le cadre d’un plan d’urbanisme aux trace´s rectiligne et semiradioconcentrique par un architecte renomme´ d’Erevan. Ce projet n’a pas e´te´ re´alise´ selon les plans pre´vus, mais tre`s partiellement, une grande partie des fonds et des mate´riaux de construction ayant e´te´ de´tourne´s (T. Ter Minassian, 2007, 265-270).

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un e´chec puisque 28 000 e´migrants, dont beaucoup de rapatrie´s, ont quitte´ le territoire de l’Arme´nie sovie´tique de 1956 a` 1972. Si on compare ces installations a` celle des re´fugie´s Grecs de 1923 dans le nord de la Gre`ce, on constate que les conditions d’installation ont e´te´ dans les deux cas tre`s difficiles au cours des premie`res anne´es. Cependant les re´fugie´s grecs, apre`s la Seconde Guerre mondiale suivie de la guerre civile, ont pu cultiver des terres agricoles plus favorables et profiter d’un de´veloppement e´conomique plus important a` Thessalonique et Athe`nes, tout en re-e´migrant ensuite en Allemagne, Belgique ou Sue`de. Les Arme´niens eux se sont heurte´s a` un contexte e´conomique et politique beaucoup moins porteur.

L’effacement des traces : le ge´nocide de la pierre La re´publique ke´maliste dans son entreprise de constitution d’un E´tatnation s’est efforce´e de faire disparaıˆtre les traces des civilisations chre´tiennes installe´es en Anatolie depuis l’Antiquite´, celles des Grecs, des Arme´niens et des Syriaques, en meˆme temps qu’elle a cherche´ a` construire un discours historique de la nation, gommant totalement leur roˆle et meˆme leur existence dans l’Histoire de l’Asie Mineure. Le ge´nocide humain a e´te´ suivi d’un ge´nocide culturel. Le patrimoine religieux des Arme´niens, qui te´moignait de leur enracinement mille´naire, comme celui des Grecs a e´te´ une cible prioritaire. Autour du lac de Van, par exemple, des centaines d’e´difices religieux ont e´te´ incendie´s, de´truits ou laisse´s a` l’abandon. Ils ont e´te´ aussi souvent transforme´s en e´tables, hangars de stockage ou, dans le meilleur des cas, en ateliers. Les e´glises byzantines grecques ou arme´niennes les plus importantes ont e´te´ transforme´es en mosque´es. Ce n’est que plus tard, apre`s la Seconde Guerre mondiale, que les plus riches sur le plan artistique ont e´te´ re´habilite´es sous la forme de muse´es, puis re´cemment de nouveau transforme´es en mosque´es par le gouvernement de l’AKP. Les nationalistes turcs se sont acharne´s particulie`rement contre les monaste`res arme´niens et grecs, car leur rayonnement comme centres de pe`lerinages et aussi l’aide, qu’ils avaient pu fournir a` des insurge´s ou des fuyards au cours des e´ve´nements qui ont pre´ce´de´ ou suivi le ge´nocide, a suscite´ le de´chaıˆnement de leur haine destructrice a` coups d’explosifs. Les grands monaste`res gre´co-byzantins du Pont ou le monaste`re arme´nien de Varagavank pre`s de Van subsistent pour leur plus grande partie a` l’e´tat de ruines. Depuis quelques anne´es, le gouvernement turc a de´cide´ de restaurer quelques rares sites (Panagia Soumela grecque pontique ou l’e´glise de la Sainte Croix d’Akhtamar arme´nienne par exemple) a` des fins touristiques, et encore plus re´cemment y a autorise´ un office religieux par an.

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La plupart des anciennes e´glises sont la proprie´te´ prive´e de familles turques et ne peuvent eˆtre prote´ge´es comme monuments historiques. L’e´radication de la pre´sence des populations non turques s’est traduite par le changement de toute la toponymie non turque si bien qu’a` la fin des anne´es 1970, plus d’un village sur trois avait e´te´ de´baptise´, s’il avait un nom non turc. Cette tentative d’e´radication de toute me´moire a suscite´ re´cemment des ouvertures de sites sur Internet rappelant le passe´ ottoman pluriethnique et pluriculturel qui n’est pas enseigne´ dans les e´coles et colle`ges. Ainsi des collections de vieilles cartes postales montrant le cosmopolitisme de Smyrne, Istanbul ou Diyarbakir ont e´te´ publie´es et expose´es dans ces villes (L. Marchand, G. Perrier, 2013, 95-96).

Chapitre 17

Du champ migratoire a` la communaute´ transnationale turque europe´enne et aux diasporas kurde, ale´vie et assyro-chalde´enne

En 2010, 4,4 millions de Turcs e´taient installe´s dans les pays de l’Union europe´enne. C’e´taient aussi bien des immigre´s et leurs descendants que des naturalise´s, des regroupements familiaux, des re´fugie´s, des ouvriers, des artisans et aussi des entrepreneurs, mais e´galement des e´tudiants, des intellectuels et des fonctionnaires de l’E´tat turc en mission. Ils e´taient la communaute´ e´trange`re extracommunautaire la plus nombreuse, repre´sentant 28 % des musulmans vivant dans l’U. E. (U. Manc¸o, 2013, 314-315). C’e´tait a` l’origine principalement une immigration e´conomique re´cente, prolongeant un exode rural, qui avait commence´ depuis une cinquantaine d’anne´es seulement. Cependant elle e´tait he´te´roge`ne d’un point de vue ethno-religieux, les spe´cialistes estimaient qu’environ la moitie´ de ces migrants n’e´taient pas des Turcs sunnites, mais des Ale´vis pour un quart, des Kurdes pour un autre quart, ainsi qu’une minorite´ (5 a` 7 %) de Chre´tiens orientaux et de Juifs. On a vu plus haut que les migrants Kurdes comme les Ale´vis, les Syriaques ou AssyroChalde´ens, les Juifs, avaient leur propre diaspora. La question se pose donc de savoir si les Turcs sunnites ont e´galement constitue´ une diaspora ou s’ils rele`vent plutoˆt d’une autre forme de transnationalisme ? L’ensemble des migrants qui ont quitte´ la Turquie pour s’installer dans divers pays d’Europe, apre`s la Seconde Guerre mondiale, ont des caracte`res communs mais ont e´galement des diffe´rences identitaires beaucoup plus affirme´es que dans leur ` coˆte´ d’une migration essentiellement e´conomique, de mainpays d’origine. A d’œuvre attire´e par la croissance e´conomique europe´enne des Trente Glorieuses, il y avait des re´fugie´s politiques, des demandeurs d’asile, surtout a` partir des anne´es 1980. Il faut donc analyser ce qu’a entraıˆne´ la constitution de ce vaste champ migratoire reliant la Turquie a` plusieurs pays de l’Union Europe´enne, ce que signifie et ce qu’implique cette projection de l’Anatolie

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en Europe, ce qui relie ces Turcs de l’exte´rieur a` ceux de l’inte´rieur, a` leur pays d’origine.

Du champ migratoire a` l’espace transnational turc Un champ migratoire international peut eˆtre de´fini comme « un espace bien structure´, bien balise´, avec ses re´seaux unissant lieux d’origine et lieux d’emploi, ses flux permanents de travailleurs, de familles, et son syste`me de relations personnelles, e´conomiques, culturelles » (G. Simon, 1995, 16) C’est « l’espace parcouru et structure´ par des flux stables et re´guliers de migrations et par l’ensemble des flux (mate´riels, ide´els) induits par la circulation des hommes » (G. Simon, 2008, 15). « Quarante ans d’e´migration n’ont pas empeˆche´ les e´migre´s de construire un complexe faisceau de relations entre Turquie et e´tranger : la circulation migratoire... Te´le´phones, voitures, autocars, avions, traversiers et transroutiers relient Anatolie et Europe plus suˆrement que des traite´s internationaux » (S. de Tapia, 2005, 293-294). Sont associe´s dans un tel champ migratoire, lieux de de´part, parcours, lieux d’installation, de re´installation et meˆme, lieux de retour. Cette notion s’applique bien a` la migration turque en Europe occidentale et centrale. Cette e´migration turque est tre`s re´cente (deuxie`me moitie´ du XX e sie`cle), les premie`re et deuxie`me ge´ne´rations dominent alors qu’une troisie`me ge´ne´ration est en cours d’apparition. Elle s’appuie sur une culture de la mobilite´ he´rite´e de l’histoire turco-mongole et sur la dimension collective des appartenances a` l’inte´rieur d’une socie´te´ multiethnique et multiconfessionnelle impe´riale. L’instabilite´ structurelle et conjoncturelle, autant que chronique, des Turcs n’a e´te´ interrompue que par une bre`ve pe´riode de stabilite´ au cours de laquelle l’E´tat-nation turc a e´te´ consolide´ dans son sanctuaire anatolien par les Ke´malistes (1923-1957). Une migration massive, en continuite´ territoriale vers l’Europe centrale et occidentale, s’est de´clenche´e, dix ans a` peine apre`s le de´but de l’exode rural. Sa rapide monte´e en puissance de´mographique, sa capacite´ d’auto-organisation en filie`res, re´seaux, multiples formes de circulation migratoire, a abouti a` la construction d’un vaste champ migratoire euro-turc (Figure 18). Dans la seconde moitie´ du XX e sie`cle (1957-2000), pre`s de quatre millions de Turcs ont e´migre´ en Europe occidentale, dont deux millions en Allemagne (S. de Tapia, 2000, 187). Il s’agit essentiellement d’une migration internationale du travail dans le cadre tre`s souvent d’accords de 1961 a` 1967 entre la Turquie et divers E´tats europe´ens (Allemagne, Pays Bas, Belgique, Autriche, France et Sue`de). Cependant, ce champ s’ave`re a` l’analyse relativement complexe, parce que sur les migrations de travail viennent se greffer celles de commerc¸ants, de transporteurs et de divers investisseurs, sans

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compter des migrations de type social, telles que les regroupements familiaux, les mariages des seconde et troisie`me ge´ne´rations, les solidarite´s collectives. Dans un second temps, les migrations politiques de demandeurs d’asile ont pris une importance de plus en plus grande : question kurde, assyrochalde´enne, arme´nienne, re´fugie´s des partis de gauche, Alevis... Il y a donc une grande diversite´ des motifs ou des causes de la migration turque. Le champ migratoire europe´en continental qui s’est mis en place s’e´tend de la Scandinavie a` l’Angleterre et a` la France, mais est centre´ sur l’Allemagne, les pays du Be´ne´lux et l’Autriche. Il s’organise et se structure autour de trois types de re´seaux. Ce sont d’abord des re´seaux sociopolitiques reposant sur des solidarite´s de lignage, de parente`le, et sur des organisations religieuses, ide´ologiques et politiques turques transplante´es a` l’e´tranger. Suivent des re´seaux e´conomiques qui s’appuient sur les pre´ce´dents : entrepreneurs, transporteurs, organismes de cre´dit. Viennent enfin les re´seaux de communications qui font appel a` toutes sortes de moyens : te´le´phone, presse, radios, te´le´vision satellitaire... La circulation migratoire est intense a` l’inte´rieur de ce champ graˆce a` des re´seaux mate´riels de transport routier, maritime ou ae´rien, dont les Turcs sont a` la fois utilisateurs et acteurs. Il en est de meˆme des communications, dont les divers moyens sont tre`s largement utilise´s, mais e´galement organise´s et construits en grande partie par les Turcs eux-meˆmes. La carte de la circulation et du champ migratoire turc en Europe centrale et occidentale de Ste´phane De Tapia offre une repre´sentation de cet espace transnational (Figure 18). Le pays d’origine, la Turquie, et les pays ou re´gions d’installation (Allemagne, Autriche, France, re´gions de Londres, Stockholm et Oslo) en Europe sont circonscrits par un cerne e´pais, pour qu’on les se´pare ` l’inte´rieur de ces espaces clairement du reste du continent europe´en. A nationaux ou re´gionaux, les zones d’immigration dense sont trame´es en teinte fonce´e, les zones de peuplement turc des Balkans, Moldavie et Crime´e qui datent de l’e´poque ottomane e´tant trame´es diffe´remment, pour bien montrer qu’il ne s’agit pas du meˆme type de peuplement. Les principaux itine´raires routiers et les lignes maritimes turques marchandes et de transports de passagers (traversiers ou ferry-boat) sont repre´sente´s, figurant les re´seaux de communication qui relient espace de de´part et espaces d’arrive´e. Ce sont les vecteurs de la circulation migratoire et les axes de ce champ migratoire. Les nouveaux relais de la migration vers l’Europe occidentale, que sont Moscou et Madrid, de meˆme que les villes-relais des Balkans, de Hongrie ou d’Italie sont localise´s. Cette cartographie donne une ide´e de ce que peut eˆtre cet espace-re´seau transnational, dans lequel les e´changes de personnes, de biens et d’informations sont continuels. Il faut tenir compte e´galement du fond culturel marque´ par une mobilite´ extreˆme des Turcs. Sur la longue dure´e, la langue, la turcophonie, apparaıˆt comme le constituant d’une ethnicite´ caracte´rise´e par des migrations ou des

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` partir du VIIIe sie`cle, l’Islam mobilite´s collectives, non pas individuelles. A est devenu une composante majeure de cette aire linguistique et culturelle et, plus tard, de l’identite´ turque elle-meˆme. Cette culture de la mobilite´ provient d’un nomadisme ou semi-nomadisme initial, tre`s apparent dans les mots du langage courant, refle´tant une communaute´ de traditions socioculturelles partage´e avec les peuples mongols (voir chapitre 4). Cet espace transnational turc, europe´en, de cre´ation re´cente, s’appuie en fait sur cette tradition ancienne de mobilite´ dans la longue dure´e. L’E´tat-nation turc est re´cent (1920) ; il n’a pas encore totalement acheve´ l’unification de l’identite´ nationale des diffe´rents segments de la socie´te´ autour d’un noyau dur sunnite et ke´maliste. La forte segmentation et les disparite´s internes de la socie´te´ turque se manifestent beaucoup plus dans la dispersion et la migration que sur le territoire national. Il s’agit d’une collectivite´ constitue´e par diffe´rents milieux socioculturels d’appartenance interagissant, mais s’e´tant dote´ de leurs propres re´seaux organisationnels et sociaux. Les clivages ne sont pas seulement d’ordre ethno-culturel, mais religieux ou ide´ologique. Les Arme´niens, les Juifs, les Assyro-Chalde´ens ont leur propre diaspora. Les Kurdes se distinguent de plus en plus des autres Turcs, leur migration e´tant de plus en plus politique, en rapport avec les re´pressions dont ils sont victimes surtout depuis les anne´es 1980. Ils rele`vent plus que les autres musulmans turcophones d’une proble´matique de diaspora (O. Wahlbeck, 1999). Les Ale´vis adhe`rent de moins en moins au nationalisme turc sunnite, sans toutefois avoir de revendications territoriales analogues a` celles des Kurdes, mais e´migrent souvent pour des raisons politiques. Il est donc difficile de de´finir une diaspora a` partir de la migration e´conomique et politique d’un peuple issu d’une socie´te´ segmentaire, comportant des diffe´rences notables d’identite´ en son sein. La multipolarite´ et l’interpolarite´ des relations a` l’inte´rieur du champ migratoire turc, la structuration en re´seaux et la circulation migratoire militent en faveur de la reconnaissance d’un espace transnational turc. C’est pour mieux rendre compte de ces phe´nome`nes que des chercheurs ont propose´ la notion de communaute´ transnationale.

La communaute´ transnationale turque La notion de communaute´ transnationale renvoie a` « des communaute´s compose´es d’individus ou de groupes e´tablis au sein de diffe´rentes socie´te´s nationales, qui agissent a` partir des inte´reˆts et des re´fe´rences communs (territoriales, religieuses, linguistiques), et qui s’appuient sur des re´seaux transnationaux pour renforcer leur solidarite´ par-dela` les frontie`res nationales » (R. Kastoriano, 2000, 353). Elle apparaıˆt poste´rieurement a` la forma-

Du champ migratoire a` la communaute´ transnationale

Oslo

N

353

Stockholm

Uddavella Vers la Suède

Moscou

Copenhague Hambourg Chaners Berlin turcs Brême Felixstowe Amsterdam Londres Anvers Roerdam Cologne Bruxelles Strasbourg Stugart Vienne Paris Bâle Budapest Zürich Munich Cl-Ferrand Trieste Ljubljana Milan Bucarest Lyon Gênes Venise Rijeka Belgrade Constanta Marseille Ancone Sofia Vers la France Edirne

Barcelone Madrid

0

Bari Brindisi Igoumenitsa

Istanbul

Grande aggloméraon d’immigraon turque Ville relais de la circulaon migratoire (en Turquie, point de transbordement important : aéroport internaonal, port, ville frontalière...) Région de résidence : pays d’immigraon (dont Chypre Nord) Inéraire rouer principal Variante après le déclenchement de la crise yougoslave DB-TDI : transrouers (Ro-Ro), et traversiers Ligne marime turque DB : marine marchande

SIE RUSORGIE GE

Hopa SamsunTrabzon

Ankara Izmir Mersin Antalya Athènes

Izskenderun

IRAK IRATS EM

DITE AOU BIES ARA

500 km

Source : S. de Tapia, 2005, p. 362

Filières kurdes

Réalisaon : Marie-Louise Penin, 2014

Nouveaux relais vers l’Europe de l’Ouest : en parculier Madrid et Moscou Immigraon dense Peuplement turc hors Turquie (Moldavie, Crimée, Bulgarie)

Figure 18 : Circulation et champ migratoires turcs en Europe

tion de l’E´tat-nation. Ce phe´nome`ne est pre´sente´ comme post-colonial et post-national, parce qu’il re´sulte de l’e´migration a` partir d’E´tat-nations territorialise´s, qu’ils soient centralise´s comme la Turquie ou fe´de´raux comme le Mexique. Il remet en cause les rapports entre territoire et E´tat-nation, le concept meˆme de citoyennete´ et le principe de l’alle´geance unique exige´e des membres d’une meˆme communaute´ politique. On se trouve en pre´sence d’un « nouvel espace de socialisation » base´ sur des re´seaux transnationaux qui relient pays d’origine et pays de re´sidence, favorisant la participation des immigre´s a` la vie des deux espaces nationaux. La communaute´ transnationale se structure par une action politique dans les deux pays. Elle fait circuler les ide´es, les comportements, les identite´s et autres e´le´ments du capital social. Elle construit une identite´ qui lui est propre. « Le transnationalisme fait du

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Les diasporas et le transnationalisme des peuples d’Asie Mineure

pays d’origine un poˆle d’identite´, du pays de re´sidence une source de droits et du nouvel espace transnational un espace d’action politique associant ces deux pays et parfois d’autres encore » (R. Kastoriano, 2000, 358). La dimension associative, organisationnelle en re´seaux est fondamentale. Les relations et solidarite´s familiales actives (akrabalik) sont comple´te´es par des relations lie´es au lieu et a` la re´gion d’origine (hemserilik). Les rapports de parente´ sont a` la base de toutes les autres relations sociales et e´conomiques transnationales. Ces structures de parente´ permettent une mobilisation plus souple des ressources humaines et e´conomiques en dehors de toute re´gulation ou intervention e´tatique. Elles permettent de faire fonctionner de petites ou de grandes entreprises et facilitent la circulation des capitaux. La migration est collective, au moins familiale : « en Anatolie comme en e´migration, le groupe prime avec re´fe´rence oblige´e au lignagefamille e´tendue... Remise dans ce contexte, la circulation migratoire n’apparaıˆt plus que comme la satisfaction d’un besoin social e´le´mentaire : celui d’une vie de relations sociales normales, faites d’e´changes de toutes natures, allant des e´changes matrimoniaux aux relations commerciales lie´es au mode de vie anatolien, principalement, mais pas uniquement islamique. Tout comme l’e´migration turque fonctionne de fait comme un exode rural de´multiplie´ dans l’espace, la circulation migratoire turque assure la cohe´sion de l’espace relationnel turc, centre´ sur la Re´publique de Turquie » (S. de Tapia, 2005, 290-291). Cette circulation migratoire permet au migrant de se situer entre les deux bornes du champ migratoire (lieu d’installation et lieu d’origine) sans ne´cessairement choisir. Il peut eˆtre Allemand en Allemagne et Turc en Turquie, ou` re´side une partie de sa famille, « titulaire de deux passeports et de´veloppant un patrimoine des deux coˆte´s, attache´ re´ellement aux deux pays qu’il pratique en comple´ment » (S. de Tapia, 2005, 297). Cette e´migration turque en Europe fait preuve d’une grande vitalite´ dans le domaine du commerce, des services (transports, agences de voyages), de l’artisanat, de la restauration comme d’autres communaute´s transnationales (Marocains, Alge´riens, Tunisiens) ou diasporas (Grecs, Arme´niens, Libanais). Les liens avec le pays et la socie´te´ d’origine demeurent intenses par le biais du commerce, du tourisme, des te´le´communications. Un va-et-vient continuel caracte´rise ce champ migratoire devenu espace et meˆme communaute´ transnationale.

Une communaute´ transnationale bien encadre´e par l’E´tat d’origine Un aspect important de cette communaute´ transnationale turque est la tentative permanente de l’E´tat turc d’encadrement paternaliste des Turcs europe´ens. Jusque dans les anne´es 1980, la Turquie exportatrice de maind’œuvre n’a pas cherche´ a` encadrer la vie de ses ressortissants a` l’e´tranger (les

Du champ migratoire a` la communaute´ transnationale

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Gasterbeiter en Allemagne, par exemple), pensant que le phe´nome`ne e´tait provisoire. Mais l’arrive´e d’une deuxie`me ge´ne´ration, destine´e a` rester dans les pays d’accueil, a amene´ la Re´publique turque a` cre´er de nombreux organismes de´pendant de divers ministe`res, pour encadrer les populations turques europe´ennes, de`s la seconde moitie´ des anne´es 1980 (S. Akgo¨nu¨l, 2002, 79-82). Les immigre´s eux-meˆmes s’organisaient au sein d’associations, issues au de´part des mouvements politico-religieux de Turquie, mais de plus en plus inde´pendantes et oriente´es vers des actions dans les pays d’accueil. Les autorite´s turques voulaient e´viter les risques de de´rive ide´ologique et politique de certains groupes (inte´grisme religieux ou se´paratisme kurde). Elles ont donc de´veloppe´ via les consulats un encadrement de l’e´ducation des enfants et jeunes. Des enseignants turcs, re´mune´re´s par l’E´tat turc, ont e´te´ envoye´s dans le but de pre´server l’identite´ turco-islamique des enfants issus de l’e´migration, dans le cadre de l’ELCO (Enseignement de Langue et Culture d’origine). Cependant leur me´connaissance de la langue et de la socie´te´ des pays d’accueil, le contenu tre`s nationaliste et l’aspect religieux sunnite de leur enseignement n’ont pas fait l’unanimite´ parmi les familles turques europe´ennes. D’autre part, l’E´tat turc est e´galement intervenu dans l’encadrement religieux des Turcs europe´ens en se´lectionnant, nommant et payant les imams ope´rant dans les mosque´es. Ils de´pendaient de la puissante Direction des Affaires Religieuses d’Ankara (Diyanet Isleri Baskanhgi), qui les inspectait et leur fournissait des mode`les de preˆches, pour e´viter les de´rives religieuses. La` aussi, leur me´connaissance de la langue et de la culture du pays d’accueil a limite´ leur influence aupre`s des jeunes de seconde et troisie`me ge´ne´rations (S. Akgo¨nu¨l, 2002, 86-89). Enfin l’E´tat turc a eu une politique tre`s active dans le domaine des me´dias : presse avec des e´ditions s’adressant spe´cifiquement aux migrants ou issus de l’immigration, chaıˆnes publiques et prive´es de te´le´vision, sites Internet. « L’objectif est de cre´er ou de pre´server une population turco-europe´enne, citoyenne de l’Union Europe´enne, mais preˆtant alle´geance a` la Re´publique turque, de´fendant les inte´reˆts de la Re´publique turque, en tout cas plus que ceux du pays d’accueil. C’est ainsi que l’armada des fonctionnaires turcs disse´mine´s aux quatre coins de l’Europe, imams et instituteurs, est charge´e de montrer la bonne voie aux Turcs d’Europe » (S. Akgo¨nu¨l, 2002, 93). Cependant les e´migre´s, issus de plusieurs composantes de la socie´te´ turque, refle`tent, plus librement qu’a` l’inte´rieur, les tensions internes, les diffe´rences ethniques et religieuses qui ont e´te´ en grande partie occulte´es par la construction re´cente de l’E´tat-nation turc, ne´ entre 1919 et 1923. Des diffe´rences identitaires s’affirment dans l’e´migration, ge´ne´ratrices de diasporas a` l’inte´rieur ou a` coˆte´ de la communaute´ transnationale turque.

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Les diasporas et le transnationalisme des peuples d’Asie Mineure

La diaspora kurde Les Kurdes, peuple des frontie`res entre empire perse et ottoman, ont e´te´ de´porte´s a` plusieurs pe´riodes de leur histoire d’un coˆte´ comme de l’autre de cette frontie`re. Chah Abbas (1587-1629) a transfe´re´ en 1609-10 environ 15 000 Kurdes du Kurdistan vers la province du Khorasan au Nord-Est de la Perse, dans une zone-tampon avec les Ouzbeks, pour libe´rer des terres fertiles a` l’Ouest du lac Urmiya, ou` plus tard ses successeurs ont implante´ des tribus turques telles que les Afshars ou les Qara Papakh. Les Ottomans ont a` plusieurs reprises de´porte´ vers l’ouest des tribus kurdes jusqu’en Lybie (A. Hassanpour, Sh. Mojab, 2005, 215-216). Les de´porte´s ont souvent conserve´ leurs structures tribales ou claniques, leur langue, leur religion et leur culture. Partage´s depuis 1918 entre quatre E´tats-nations (Turquie, Iran, Irak, Syrie), les Kurdes ont e´te´ soumis dans chacun de ces E´tats a` des politiques d’assimilation, a` des re´pressions et de´portations hors du Kurdistan, pour repeupler des re´gions de´vaste´es ou servir de gardes frontie`res. De meˆme en Russie ou` les Kurdes du Caucase non seulement ont e´te´ de´place´s sous la contrainte a` l’inte´rieur de la Ge´orgie, de l’Arme´nie ou de l’Azerbaı¨djan mais aussi envoye´s en Asie centrale dans le Turkme´nistan. Ce type de migrations force´es, encadre´es par l’E´tat, s’est poursuivi, au de´but du XX e sie`cle, en Iran au Baloutchistan, a` Fars, Guilan, Kashan, Mazandaran, Qazvin et dans le Khorasan (A. Hassanpour, Sh. Mojab, 2005, 215-216). En Turquie, les migrations force´es ou de´portations se sont poursuivies a` l’e´poque ke´maliste comme on l’a vu et meˆme jusque dans les anne´es 1980-1990 au cours des affrontements violents avec le PKK (voir chapitre 10). Cette diaspora kurde, qui a fait d’Istanbul la plus grande ville kurde du monde, s’est e´tendue dans le courant du XX e sie`cle a` l’Europe de l’Ouest, en Allemagne d’abord ou` il y aurait 500 000 Kurdes, en France (de 100 a` 120 000), aux Pays-Bas (70 a` 80 000), Belgique (50 a` 60 000), Sue`de (25 a` 30 000), qui est le principal centre de publications en langue kurde (A. Hassanpour, Sh. Mojab, 2005, 214). Cette diaspora, graˆce a` ses re´seaux associatifs, a` ses me´dias (Med-TV qui e´met depuis 1999 a` partir de l’Angleterre), peut rapidement mobiliser des manifestations de masse dans les grandes villes europe´ennes a` l’occasion d’e´ve´nements symboliques, tels ¨ calan en 1999, ou le meurtre que l’arrestation du leader du PKK Abduallah O de trois militantes kurdes du PKK a` Paris en 2012. Des Instituts kurdes, ayant des bibliothe`ques, publiant des pe´riodiques litte´raires, scientifiques et informatifs, ont e´te´ fonde´s au de´but des anne´es 1980 a` Paris, Bruxelles, Berlin et Montre´al. L’association des e´tudiants kurdes en Europe originaires des quatre E´tats-nations qui se partagent le Kurdistan a e´te´ l’une des organisations majeures de la diaspora kurde entre 1956 et 1975 (A. Hassanpour, Sh. Mojab, 2005, 218-219).

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Les Kurdes constituent le plus grand groupe d’immigrants en Allemagne, plus de 600 000 sur le million de Kurdes ayant e´migre´ en Europe. La plupart viennent de Turquie (500 000) et sont enregistre´s comme citoyens turcs. Ils sont venus a` partir des anne´es 1960 avec les travailleurs turcs dans le cadre des accords entre les E´tats allemand et turc, mais une partie notable d’entre eux est venue soit dans le cadre du regroupement familial, soit comme re´fugie´s politiques dans le cadre du droit d’asile, a` partir des anne´es 1980. Une centaine de milliers de Kurdes sont venus d’Irak, 4 a` 5 000 de Syrie et 15 000 du Liban, la plupart d’entre eux pouvant eˆtre conside´re´s comme des re´fugie´s (B. Ammann, 2005, 1011-1012). Les Ale´vis et les Yezidis sont surrepre´sente´s dans la diaspora a` cause des perse´cutions qu’ils subissent en Turquie, donc de leur appartenance aux demandeurs d’asile. Tous les partis politiques kurdes sont pre´sents, mais le PKK est sans doute surrepre´sente´ surtout parmi les jeunes, la` aussi a` cause des re´pressions subies dans le Kurdistan turc. Les Kurdes d’Allemagne sont tre`s actifs dans leur affirmation identitaire a` l’occasion de feˆtes telles que le nouvel an Newroz (21 mars), en particulier pour les seconde et troisie`me ge´ne´rations ; de meˆme des e´ve´nements politiques suscitent des manifestations de rue dans la diaspora. Il y a 150 associations identitaires kurdes et une centaine de publications (journaux, pe´riodiques, sites internet, lettres d’information) rien qu’en Allemagne (B. Ammann, 2005, 1014-1016). Comme dans l’ensemble de la communaute´ transnationale turque, l’endogamie est tre`s importante, au sein de la meˆme re´gion ou du meˆme village d’origine, voire du clan ou du lignage sinon de la famille e´tendue. Cette diaspora kurde est extreˆmement diverse culturellement, religieusement et politiquement, ses identite´s sont multiples, en relation avec les contextes locaux de ses origines dans quatre E´tats-nations diffe´rents. Les Kurdes irakiens proviennent principalement de milieux urbains alors que les Kurdes turcs surtout de milieux ruraux. La recherche d’une identite´ commune, le nationalisme kurde, se traduisent le plus souvent par un sentiment assez vague d’appartenir a` une meˆme entite´ ethnique. Mais sa de´clinaison varie selon les contextes nationaux et locaux des territoires d’origine. Comme aux de´buts du nationalisme kurde, cette identite´ commune transnationale est porte´e dans une large mesure par une e´lite e´duque´e, urbaine, et plutoˆt bien inte´gre´e dans les pays d’accueil de la diaspora (B. Ammann, 2005, 1016-1018). Plus que le sentiment d’appartenance a` une meˆme culture, langue ou religion, les fondements de l’identite´ kurde en diaspora reposent sur une expe´rience commune de la re´pression dans diffe´rents pays du Moyen-Orient et le combat pour la reconnaissance de la spe´cificite´ d’un peuple et d’une culture, qui se manifeste, par exemple, dans la ce´le´bration du Newroz rassemblant les Kurdes de toutes origines. Ils partagent des traits communs et parfois sont partie prenante de la communaute´ ale´vie en Turquie (a` Dersim/Tuncelli) et dans la diaspora.

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La diaspora des Ale´vis Les Ale´vis ont eu, et ont encore, la plus grande difficulte´ a` se faire reconnaıˆtre en tant que groupe culturel et/ou religieux en Turquie, comme on l’a vu plus haut (chapitre 5). Ils ont mieux re´ussi a` affirmer leur identite´ religieuse dans l’e´migration, en Allemagne, qu’en Turquie. Par-dela` la diversite´ des associations ale´vies en Allemagne comme ailleurs (une quarantaine), celles-ci ont re´ussi a` se rassembler en une fe´de´ration (AABF, Fe´de´ration des Unions ale´vies d’Allemagne) en 1993 (E. Massicard, 2005, 286-289). Loin de regrouper toutes les associations, elle est l’organisation-re´fe´rence, la plus grande, qui regroupe la plus large diversite´ de membres, croyants ou non, proches ou non de l’E´tat turc, ou meˆme nationalistes kurdes. Elle est le seul interlocuteur des autorite´s allemandes, le plus visible aupre`s de l’opinion publique allemande, sans eˆtre une e´manation d’une organisation-me`re en Turquie. Elle occupe donc une position centrale chez les Ale´vis a` la fois a` l’exte´rieur et a` l’inte´rieur de la Turquie. Son premier pre´sident Ali Riza Gu¨lc¸ic¸ek a e´te´ un membre actif du SPD allemand et a pu ainsi faire connaıˆtre la question ale´vie en Allemagne et aupre`s des institutions europe´ennes. Sa branche berlinoise, l’AAKM (Association ale´viste berlinoise rattache´e a` l’AABF), a pris l’initiative de se faire reconnaıˆtre aupre`s de son La¨nder comme communaute´ religieuse, fait sans pre´ce´dent en particulier en Turquie (E. Massicard, 2005, 294-295). Cette premie`re reconnaissance du droit a` un enseignement religieux par le Se´nat berlinois a fait tache d’huile aupre`s des autres La¨nder, a` la demande des autres associations membres de l’AABF. ` partir du milieu des anne´es 1990, les organisations ale´vies d’Allemagne A ont privile´gie´ la dimension religieuse, meˆme si la nature de l’ale´vite´ faisait toujours l’objet d’un de´bat parmi ses membres. Trois cemevi, locaux religieux ale´vis, ont e´te´ ouverts en Allemagne en 1999. Et, en 2002, l’AABF s’est nomme´e de´sormais « Communaute´ ale´vie d’Allemagne », le mot Gemeinde (communaute´) ayant une forte connotation religieuse. Son comite´ de dede a e´te´ revalorise´. Jusqu’alors l’AABF ne s’e´tait investie que dans des activite´s culturelles, en revendiquant souvent son caracte`re laı¨c. Ce statut religieux de l’ale´vite´ en Allemagne a permis son enseignement, comme une branche spe´cifique de l’Islam, et un rassemblement autour de l’e´ducation de la plupart des associations ale´vies habituellement tre`s divise´es. Les Ale´vis sont perc¸us par la socie´te´ allemande comme des musulmans libe´raux a` l’oppose´ des sunnites islamistes. Cette reconnaissance religieuse n’a pas e´te´ obtenue par des acteurs transnationaux comme dans la plupart des autres communaute´s de migrants, mais par des organisations locales de migrants (E. Massicard, 2005, 297-301). L’AABF a e´te´ l’objet en 2000 d’une campagne de diffamation par l’e´dition europe´enne du quotidien Hu¨rriyet, le plus lu en Turquie. Au nom du nationalisme le plus strict, les Ale´vis de l’AABF ont e´te´ accuse´s de

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promouvoir des ide´es se´paratistes, d’eˆtre des traitres a` la nation turque (E. Massicard, 2005, 302-307). Cette campagne n’a pas re´ussi a` affaiblir significativement la communaute´ ale´vie en Allemagne, qui s’est engouffre´e dans le soutien aux ne´gociations pour l’entre´e de la Turquie dans l’Union Europe´enne, en lanc¸ant une pe´tition en 2004 en sa faveur. Pour de nombreux Ale´vistes, l’Europe apparaissait de´sormais comme la seule chance de faire triompher leur reconnaissance comme minorite´ en Turquie. D’autres migrants en provenance de la Turquie, mais aussi d’autres e´tats voisins tels que l’Irak, la Syrie ou l’Iran, appartenant a` une meˆme communaute´ religieuse chre´tienne orientale, arrive´s eux aussi dans le cadre du champ migratoire turc, se distinguent aussi par leur appartenance identitaire a` une diaspora, celle des Assyro-Chalde´ens.

La diaspora assyro-chalde´enne Les Chre´tiens de Me´sopotamie appartiennent au monde arabe avec une ´Eglise apostolique issue du concile d’E´phe`se (431) dont le centre e´tait a` Bagdad sous les Abbassides. La deuxie`me invasion mongole de Tamerlan, qui prit Bagdad en 1258, et la pe´riode de troubles qui suivit, entraıˆna leur dispersion spatiale dans trois re´gions : le nord de l’actuel Irak (autour de Mossoul, Kirkouk), le sud-est de l’actuelle Turquie (Diyarbakir, Mardin, ` la Siirt, Haˆkkaˆri), le nord-ouest de l’Iran (lac d’Ourmiah et Salamas). A fin du XIXe sie`cle, Bagdad ne comptait plus que 3 000 Assyro-Chalde´ens. Ils se sont scinde´s en E´glises inde´pendantes et rivales : l’une nestorienne inde´pendante, l’autre chalde´enne catholique 1, une autre syrienne orthodoxe, sans compter les protestants. Leurs divisions se´culaires en diffe´rents groupes religieux et E´glises ont empeˆche´ la formation d’une identite´ culturelle et nationale commune. Les Nestoriens se disent Assyriens, les Chalde´ens catholiques Assyro-Chalde´ens, les membres de l’E´glise syrienne orthodoxe Syriaques (D. Gaunt, 2013, 318). Ces divisions s’enracinent dans la longue dure´e sur un contraste entre un groupe oriental qui a ve´cu au sein de l’Empire perse (de Nestoriens et Chalde´ens principalement) et un groupe occidental qui s’est de´veloppe´ au sein de l’Empire byzantin (Syriaques) 2. 1. Les missionnaires catholiques occidentaux (je´suites, dominicains) en voulant occidentaliser cette E´glise ont contribue´ a` couper ces Chre´tiens de leur environnement socioculturel oriental. 2. Dans les montagnes du nord de la Me´sopotamie, les populations chre´tiennes assyriennes et arme´niennes e´taient e´troitement imbrique´es les unes dans les autres si bien que le ge´nocide arme´nien a eu tendance a` les englober dans un meˆme ensemble. Leurs terres, qui e´taient les meilleures du fait de leur occupation ancienne, e´taient convoite´es a` cause de la pression de´mographique croissante et de l’arrive´e de re´fugie´s du Caucase. Les tribus kurdes et arabes nomades elles-meˆmes cherchaient a` les acque´rir de fac¸on violente (D. Gaunt, 2013, 322).

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Les diasporas et le transnationalisme des peuples d’Asie Mineure

Au XX e sie`cle, une succession de de´sastres se sont abattus sur les Assyro-Chalde´ens. En 1914, leur population e´tait e´value´e a` 608 000, un tiers vivant en Me´sopotamie, dans l’actuel Irak, les deux autres tiers dans l’aire turco-persane, de part et d’autre de la frontie`re entre l’Empire ottoman et l’Empire perse, comme les Kurdes. Les Nestoriens, les Chalde´ens et les Syriaques se re´ partissaient en trois parts approximativement e´ gales (D. Gaunt, 2013, 319). Un te´le´gramme de Talat Pacha d’octobre 1914, envoye´ au vilayet de Van, ordonna la de´portation des Nestoriens hors de la re´gion frontalie`re avec l’Iran et leur dispersion vers les provinces d’Ankara et d’Ikonion, leur installation dans des villages musulmans, sans jamais de´passer la limite de 20 maisons dans chaque village, ni 2 a` 10 % de la population, pour faciliter leur assimilation. Il recommandait de surveiller particulie`rement les Nestoriens, qui e´taient tre`s denses dans le de´partement montagneux de Haˆkkaˆri, et d’expulser de nouveau ceux qui avaient e´te´ installe´s dans la re´gion de Mossoul, pour mettre a` leur place des re´fugie´s musulmans chasse´s par les Russes (F. Du¨ndar, 2014, 252-254). Leur reˆve d’un foyer national dans les montagnes du Haˆkkaˆri, leur territoire d’origine, avait e´te´ un temps encourage´ par les Britanniques (1917). Mais ils n’obtinrent rien, ni dans le traite´ de Se`vres (1920), ni dans celui de Lausanne (1923). En Cilicie et dans la province de Diyarbakir, ils subirent un sort tout a` fait comparable a` celui de leurs voisins arme´niens et kurdes entre 1915 et 1927. Suivant l’arme´e britannique, une partie d’entre eux fut installe´e dans des camps de re´fugie´s a` Bakouba, puis Mossoul, Duhuk pas tre`s loin de leurs anciennes implantations (Haˆkkaˆri, Bohtan). Une autre partie fut installe´e dans la Djezirah en Syrie qui e´tait sous mandat franc¸ais. Dans l’Irak inde´pendant (1932) du roi Fayc¸al Ier, ils ne purent eˆtre regroupe´s en une unite´ homoge`ne, comme ils le souhaitaient, mais furent victimes d’exactions. Leur patriarche, Mar Ishaı¨ Shimoun XXIII, fut de´porte´ a` Chypre. En aouˆt 1933, l’arme´e irakienne se livra a` des massacres dans le village de Sime´le´ en particulier (2 a` 3 000 victimes). La SDN saisie ne fit rien, sinon d’installer une partie d’entre eux dans des camps dans la Djezirah syrienne. De 1946 a` 1949, ils subirent, en Iran, d’autres massacres en relation avec le projet avorte´ de re´publique kurde de Mahabad (J. Yacoub, 1998, 684-690). La guerre du Golfe (1990), puis la guerre ame´ricaine en Irak, ont acce´le´re´ leur exode d’Irak et leur exil dans les pays occidentaux. En Turquie ils ne sont plus qu’un millier, et leurs villages comme ceux des Arme´niens ont rec¸u de nouveaux toponymes, leurs e´glises et monaste`res sont ruine´s. Abandonne´s de tous, sans territoire reconnu, a` partir de 1960 ils se sont exile´s vers les pays occidentaux (Ame´rique du Nord, Australie, Europe), ou` ils ont cre´e´ de nombreuses associations (Assyrian Democratic Organisation, Assyrian Universal Alliance, Association des Assyro-Chalde´ens de France) qui revendiquent des droits culturels, linguistiques et religieux la` ou` ils sont

Du champ migratoire a` la communaute´ transnationale

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assez nombreux. Cet exil a pris encore une plus grande ampleur avec l’inse´curite´ re´cente en Irak et en Syrie. Leur communaute´ diasporique la plus importante est aux E´tats-Unis, divise´e entre plusieurs E´glises (nestorienne, catholique, syriaque et protestante) et compte plus de 50 associations regroupe´es depuis 1979 dans l’Assyrian American National Federation. Son centre est dans l’agglome´ration de Chicago mais les Assyro-Chalde´ens sont pre´sents e´galement a` Detroit, New York, Philadelphie, en Pennsylvanie et en Californie (J. Yacoub, 1995, 56-57). Ils revendiquent aux coˆte´s des Arme´niens la reconnaissance de leur ge´nocide (1915-1918). Il s’agit la` encore d’un peuple issu de l’empire Ottoman qui a eu de tre`s grandes difficulte´s a` faire reconnaıˆtre sa place et son identite´ au sein des E´tats-nations cre´e´s apre`s la Premie`re Guerre mondiale.

Conclusion : Du champ migratoire aux diasporas et a` la reconnaissance des minorite´s et de leur me´moire Les bouleversements, qui ont affecte´ l’Asie Mineure avant et apre`s la Premie`re Guerre mondiale, ont projete´ vers les espaces voisins, la Gre`ce, la Russie, le Proche-Orient (surtout le Liban), et plus loin vers l’Europe centrale et occidentale, et au-dela` les E´tats-Unis, des populations chre´tiennes de´racine´es, re´fugie´es (Arme´niens, Grecs, Assyro-Chalde´ens), qui se sont constitue´es peu a` peu en diasporas, parce qu’elles aspiraient a` conserver un lien me´moriel avec leur territoire d’origine (leur « patrie ») et avec la « catastrophe » dont elles avaient e´te´ victimes et qui les avait conduits a` l’exil. L’apre`s Seconde Guerre mondiale, avec la croissance e´conomique exceptionnelle qui a caracte´rise´ l’Europe occidentale, a favorise´ la formation d’un vaste champ migratoire, au sein duquel ont migre´ plus de trois millions de citoyens de la Re´publique de Turquie. Lorsqu’apre`s 1973 cette croissance e´conomique s’est ralentie, les migrations se sont poursuivies, mais sous d’autres formes : regroupements familiaux, re´fugie´s politiques et demandeurs d’asile, surtout a` la suite du coup d’E´tat militaire de 1980 et de la guerre entre l’arme´e turque et le PKK en Anatolie orientale. La circulation migratoire intense qui n’a cesse´ de se de´velopper au sein de ce vaste champ migratoire pour des citoyens turcs, qui entendaient pour la plupart conserver leur identite´ et leur nationalite´, a abouti a` la formation d’une ve´ritable communaute´ transnationale liant la Turquie a` divers pays de l’Europe. Ces liens ont e´te´ de plus en plus renforce´s par l’action d’encadrement de l’E´tat turc aupre`s des « Turcs de l’exte´rieur », pour les maintenir dans une relation symbiotique avec leur pays d’origine. Les deuxie`me et troisie`me ge´ne´rations affirment de plus en plus d’inde´pendance, sans toutefois vouloir

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Les diasporas et le transnationalisme des peuples d’Asie Mineure

perdre le contact avec leur famille et leur lieu d’origine. La double nationalite´ est elle-meˆme encourage´e par l’E´tat turc. Mais le de´veloppement de la vie associative dans des socie´te´s de´mocratiques, a` un moment ou` la Turquie e´tait livre´e a` des re´gimes forts et re´pressifs, a favorise´ l’expression et l’affirmation des identite´s de minorite´s, non reconnues en tant que telles, dans leur pays d’origine : Kurdes, Ale´vis, Assyro-Chalde´ens. Autant de diasporas se sont alors constitue´es au sein meˆme d’une partie importante des migrants turcs. Si la diaspora en cours de formation des Ale´vis a son origine uniquement a` l’inte´rieur des frontie`res de la Re´publique turque, les deux autres, celles des Kurdes et des AssyroChalde´ens, proviennent de territoires ottomans dont le pe´rime`tre de´passe le territoire turc actuel, englobant des lieux qui appartiennent a` des E´tats-nations voisins (Iran, Irak, Syrie). L’homoge´ne´isation ethno-nationale impose´e aux forceps par les politiques des Unionistes puis des Ke´malistes a vole´ en e´clat au sein de la migration. La projection de la Turquie dans l’espace europe´en a mis fin au mythe nationaliste de l’homoge´ne´ite´ ethnique turque. Ce phe´nome`ne pre´pare-t-il la reconnaissance des minorite´s et de leurs droits a` l’inte´rieur meˆme d’une Turquie qui aspire a` une inte´gration a` l’Union Europe´enne, ainsi qu’a` la manifestation ouverte d’une me´moire jusque-la` violemment refoule´e ? La classe intellectuelle turque n’en donne-t-elle pas aujourd’hui des signes annonciateurs ?

Conclusion ge´ne´rale

Le monde turco-iranien, ses deux poˆles et l’Asie Mineure

Le monde turco-iranien, ou ce que Thierry Kellner (2008, 37) appelle l’œkoume`ne turco-iranien, est un vaste espace culturel continental, latitudinal ou transversal eurasiatique, compris entre l’Anatolie, l’Asie centrale et l’ouest du Pakistan, au centre duquel se trouve le plateau iranien. Cet espace zonal est tre`s largement montagneux, avec plusieurs chaıˆnes de montagnes au Nord (Alpes pontiques, Caucase, Elbrouz, Hindou-Kouch, Karakoroum) et au Sud (Taurus, Zagros, collines du Baloutchistan) entre lesquelles s’e´tendent de vastes plateaux et zones basses steppiques (Anatolie, Lut-Kavir, Turkestan). Il est borde´ au Sud et a` l’Est par de vastes plaines alluviales de Me´sopotamie, ou de l’Indus, et le Golfe persique-de´troit d’Oman, au Nord par la mer Noire, la mer Caspienne et le bassin de la mer d’Aral. Cet espace turco-iranien n’a pas d’unite´ ge´ographique mais une unite´ culturelle de la longue dure´e caracte´rise´e par la combinaison de deux langues dominantes : le persan, langue litte´raire et administrative, en usage dans les cours d’Istanbul a` Delhi, et le turc, langue militaire et de l’e´lite dirigeante. Ces deux langues entretenaient un rapport privile´gie´ avec une troisie`me langue de culture, l’arabe, utilise´e a` des fins religieuses, juridiques et e´ducatives, l’Islam e´tant tre`s largement dominant sur tout cet espace. Au niveau local et populaire, coexistaient une multitude d’autres langues et dialectes, de traditions orales (R. Tapper, 2008, 70). Cet espace n’a e´te´ uni politiquement que pendant des pe´riodes relativement bre`ves ou e´phe´me`res : Empire ache´me´nide, Empire d’Alexandre-leGrand puis des Se´leucides, Sultanats seldjoukides, Empire turco-mongol des Timourides. La route de la Soie a e´te´ son axe principal, suivie par nombre de migrations conque´rantes turco-mongoles venues de l’Est. Son apoge´e se situe entre le XVI e et le XVIII e sie`cle, a` partir duquel il est entre´ en de´clin a` cause de la pre´e´minence de´sormais de la route maritime dite route des e´pices au Sud, et de la recrudescence de sa fragmentation politique due a` la monte´e en puissance des empires voisins, russe et britannique principalement. Cette fragmentation s’est accentue´e pendant la guerre froide et la domination

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De l’Asie Mineure a` la Turquie

absolue de l’URSS sur une partie de son espace, pour s’atte´nuer a` partir des anne´es 1990 avec la chute de celle-ci. Si le renforcement des infrastructures de transport et de communication a favorise´, depuis, un de´but de recomposition e´conomique (Organisation de coope´ration e´conomique dite ECO regroupant depuis 1992 la plupart des e´tats de cet espace). La fragmentation reste dominante pour des E´tats dont la plupart sont de cre´ation re´cente (Asie centrale) ou encore fragile et menace´e (Afghanistan) (Th. Kellner, 2008, 4951). L’inse´curite´, les conflits re´currents et trafics illicites divers y sont omnipre´sents en dehors des deux poˆles e´tatiques qui ont existe´ sans discontinuite´s majeures, e´chappant aux colonisations russe et britannique ou chinoise dont sont issus les autres e´tats, en dehors de l’Afghanistan non colonise´ mais de´vaste´ par des guerres depuis les anne´es 1980. Une bre`ve comparaison s’impose en conclusion, surtout sur le roˆle que les relations inter-ethniques ont joue´ dans le processus de construction de l’E´tat-nation en Turquie et en Iran. Elle devrait permettre de mieux comprendre la singularite´ du passage de l’Asie Mineure ou Anatolie a` la Turquie. Ces deux E´tats-nations avaient une population a` peu pre`s e´quivalente en 2012 : un peu moins de 78 millions pour l’Iran, un peu plus de 76 millions pour la Turquie. La superficie de l’Iran (1 648 195 km2) est un peu plus du double de celle de la Turquie (783 562 km2). Les deux pays ont eu un passe´ impe´rial pluriethnique prestigieux, de´bordant largement leur territoire national actuel. Ils sont centre´s tous les deux sur un plateau central ou` se situe le peuple dominant majoritaire autour duquel s’est construit l’E´tatnation. Ce plateau est entoure´ de montagnes hautes occupe´es par des groupes ethniques diffe´rents du peuple impe´rial dominant. Dans les deux cas, on peut opposer une pe´riphe´rie de montagnes et parfois de plaines basses, ou` ces ethnies minoritaires e´taient dominantes de´mographiquement, a` un espace central dans lequel le peuple principal a situe´ sa capitale et son pouvoir impe´rial puis national. Ils ont construit, l’un et l’autre, leur E´tat-nation, dans les anne´es 1920, en opposition avec les puissances occidentales et russe impe´rialistes, tout en ayant jamais e´te´ colonise´s a` proprement parler. Des zones d’influence e´trange`res ont menace´ brie`vement leur inte´grite´ territoriale qui n’a pas e´te´ finalement entame´e. L’E´tat-nation iranien est issu de la re´volution constitutionnelle (19061911) qui a contribue´ a` moderniser l’e´conomie et la socie´te´ iranienne sous les Qadjars. Mais c’est sous Reza Chah Pahlavi que la Perse est devenue l’Iran (1935), le changement de nom symbolisant la naissance d’un E´tat-nation moderne sous une dynastie iranienne nouvelle, inventant une histoire nationale se re´fe´rant au passe´ prestigieux et cre´ant de toutes pie`ces des institutions et des infrastructures modernes. Entre 1923 et 1941, Reza Chah, comme Mustafa Ke´mal a` la meˆme e´poque, ope´ra une ve´ritable re´volution culturelle imposant un mode de vie et des valeurs modernes : nouveau calendrier iranien

Conclusion ge´ne´rale

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(1927), interdiction du voile pour les femmes, du turban pour les hommes (1936), cre´ation du scoutisme pour encadrer les jeunes (1933), cre´ation d’une radio nationale et de journaux (1940)... La langue persane fut institue´e langue nationale, comme le turc en Turquie, en e´liminant le plus possible les mots d’origine arabe ou e´trange`re. La ce´le´bration du « mille´naire de Ferdowsi » en 1934 e´tait destine´e a` ancrer la dynastie Pahlavi dans une mythologie iranienne ancienne. Cette politique nationaliste, analogue a` celle des Ke´malistes n’eut d’effet que par la suite, apre`s la Seconde Guerre mondiale, non sans un de´bat re´current sur les conse´quences ne´gatives ou positives des mode`les et modes de pense´e occidentaux sur l’identite´ et la culture iraniennes (B. Hourcade, 2010, 77-79). La comparaison s’arreˆte la`, car l’analyse de la fac¸on dont s’est construit l’E´tat-nation et dont le pluralisme ethnique a e´te´ traite´ en Iran et en Turquie est foncie`rement diffe´rente, comme il convient de le souligner. Le passage de l’empire a` l’E´tat-nation a` la meˆme e´poque a e´te´ beaucoup moins douloureux en Iran qu’en Turquie, parce que la dimension de l’Empire perse s’e´tait re´duite de longue date et recentre´e sur le plateau iranien de`s les Safavides ; ces derniers avaient de´ja` mene´ une centralisation et un renforcement de la cohe´sion socioculturelle autour du chiisme au XVI e sie`cle, poursuivie par les Qadjars jusqu’au de´but du XX e sie`cle. Les frontie`res ont peu change´ depuis les Safavides : « le plateau iranien associe´ aux montagnes qui l’entourent et forment une barrie`re de protection contre les envahisseurs potentiels » (B. Hourcade, 2014, 17-18). Des zones tampons (Caucase, Afghanistan occidental, golfe Persique, rive orientale de la Me´sopotamie) sont occupe´es par des minorite´s ethniques transfrontalie`res qui ont e´te´ des zones d’influence de la Perse, dont l’e´tendue de´pendait des rapports de force avec ses voisins et qui ont e´te´ le the´aˆtre de conflits arme´s. Les frontie`res ont e´te´ de´finies pre´cise´ment aux XIX e et XX e sie`cles : au Nord en fonction de la pression exerce´e par l’Empire russe et a` l’Est par rapport a` celle exerce´e par l’Empire britannique, la frontie`re occidentale avec l’Empire ottoman et ses successeurs e´tant plus ancienne et stable. L’Empire ottoman e´tait religieusement beaucoup moins homoge`ne, avec le syste`me des millets qui donnait aux Chre´tiens, proportionnellement beaucoup plus nombreux qu’en Perse, davantage d’autonomie et la possibilite´ de conserver une identite´ tre`s diffe´rente de celle des Turcs musulmans. Il e´tait e´galement ge´ographiquement beaucoup plus he´te´roge`ne, a` cheval sur trois continents. Les guerres balkaniques suivies par la Premie`re Guerre mondiale ont profonde´ment e´branle´, puis mis fin a` l’Empire ottoman, alors qu’a` la meˆme e´poque la Perse n’e´tait pas directement affecte´e par des guerres d’ampleur comparable. Elle e´tait beaucoup moins touche´e par les mouvements nationalistes d’origine europe´enne ; le peuple iranien a pu mener son mouvement nationaliste en s’affrontant politiquement aux puissances impe´rialistes anglaise et russe, sans eˆtre geˆne´ par d’autres mouvements compa-

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rables au sein de son territoire, alors que les Ottomans, devenant les Turcs, ont duˆ affronter les nationalismes des peuples balkaniques et, en Asie Mineure meˆme, celui des Grecs et des Arme´niens. L’Iran succe´dant a` la Perse e´tait tre`s largement multi-ethnique mais plus majoritairement musulman et, a` l’inte´rieur des Musulmans, majoritairement chiite, avec une minorite´ sunnite de 15 % environ de la population. Sur le plan linguistique, les arabophones sont 3,5 %, alors que les turcophones aze´ris sont de 20 a` 25 %, les autres langues (kurde, lori, baloutche, caspienne) appartiennent a` un meˆme groupe linguistique des langues indo-iraniennes, les persanophones e´tant plus de 46 %, tre`s largement majoritaires. La langue persane s’est impose´e dans le temps long comme une langue de culture reconnue, a` rayonnement international de l’Inde a` l’Asie centrale et a` l’Asie Mineure ; le persan e´tant souvent adopte´ par tous ces peuples ou groupes ethniques, le bilinguisme est entre´ dans les mœurs. Toutes ces langues minoritaires sont reconnues et accepte´es comme langues secondaires a` coˆte´ du persan, langue majoritaire et de culture. Il n’y a jamais eu de politique de monolinguisme, comme en Turquie, ou` les autres langues que le turc ne sont pas reconnues et ou` les Kurdes ont eu tant de difficulte´s a` obtenir partiellement le droit de parler et d’enseigner leur langue. Il n’y a jamais eu de politique d’iranisation linguistique et culturelle e´quivalente a` la turquisation en Anatolie. La pluralite´ culturelle et linguistique de l’empire ache´me´nide s’est maintenue dans la longue dure´e, a` travers les dynasties, jusqu’a` l’E´tat-nation moderne, la supe´riorite´ du persan e´tant admise par tous. L’arabe, ayant transmis son e´criture et une bonne moitie´ du vocabulaire persan, est reconnu comme langue sacre´e et de culture, a` coˆte´ du persan. Les minorite´s, dont la langue maternelle n’est pas le persan, qui repre´sentent statistiquement un peu plus de la moitie´ de la population iranienne, sont tre`s majoritairement distribue´es a` la pe´riphe´rie du plateau iranien, tre`s souvent transfrontalie`res. Dans cette pe´riphe´rie vivent des populations non persanophones (Aze´ris turcophones, Arabes, Kurdes), parfois nomades (Qashqa’i, Bakhtyaris, Lors, Turkme`nes) ou conservant des structures tribales (Kurdes, Baloutches). Mais la carte des groupes ethnolinguistiques montre que si les persanophones occupent tout l’espace central, apparaissent en bordure des zones multilingues dans lesquelles les groupes ethniques se me´langent (persan-turc, turc-kurde-lori, baloutche-persan-turc). E´videmment ces me´langes sont les plus fre´quents dans les grandes villes (B. Hourcade, 2014, 12-13). Deux peuples ou groupes ethniques, les plus nombreux (les Aze´ris 20 a` 25 %, les Kurdes 12 %) sont les plus susceptibles de poser des proble`mes d’inte´gration. Ils sont par rapport a` la population majoritaire dans une proportion comparable a` celle des Kurdes (autour de 10 %) ou des Ale´vis (de 15 a` 20 %) en Turquie, compte tenu du fait que les Ale´vis sont une minorite´

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religieuse mais pas un groupe ethnolinguistique. Les Aze´ris se conside`rent comme des Iraniens de langue turque, pas comme des Turcs d’Iran. Ils sont chiites comme les Persans et leur capitale Tabriz a e´te´ celle de la dynastie turcophone Safavide, qui est a` l’origine de l’Iran moderne. Leurs liens historiques et culturels avec les Persans sont tre`s e´troits. Ils sont parfaitement inte´gre´s a` l’appareil d’E´tat iranien de la Re´publique islamique et a` l’e´lite intellectuelle iranienne. Aucun mouvement ne proˆne le se´paratisme et l’union avec l’Azerbaı¨djan voisin, issu de l’URSS (1991). S’ils revendiquent une meilleure reconnaissance de leur particularisme linguistique, l’autonomie politique n’est revendique´e que par des organisations tre`s minoritaires, soutenues par les E´tats-Unis dans le but de de´stabiliser le re´gime en place a` Te´he´ran (D. Rigoulet-Roze, 2011, 144-151). Les Kurdes d’Iran vivent sur une frange Ouest du territoire iranien a` cheval sur quatre provinces dont l’une porte le nom de Kurdistan, nom qui n’est pas banni comme en Turquie, de meˆme que la langue kurde qui est reconnue officiellement. Le gouvernement iranien n’a, par contre, jamais envisage´ un regroupement des territoires kurdes en une meˆme unite´ administrative provinciale. En outre, les Kurdes sont tre`s majoritairement sunnites, donc plus difficiles a` inte´grer dans la Re´publique islamique chiite que les Aze´ris. En 1946-47, une Re´publique kurde de Maˆhabad e´phe´me`re avait e´te´ cre´e´e a` l’instigation de Staline. Le Parti pour une Vie Libre au Kurdistan (PJAK), proche du PKK turc, a une branche arme´e qui est en guerre contre le gouvernement iranien (3 000 soldats environ) ; il aurait des bases et recevait des armes du Kurdistan irakien. Des troubles, attentats et incidents sont pe´riodiquement provoque´s par cette lutte arme´e. L’aviation iranienne a bombarde´ a` plusieurs reprises la frontie`re avec l’Irak. Du coˆte´ de la Turquie, les Iraniens ont parfois aide´ le PKK, parfois, au contraire, coope´re´ avec le gouvernement turc. Il n’est en effet pas envisageable pour le gouvernement iranien, comme pour les gouvernements turc et irakien, de laisser se constituer un E´tat-nation kurde inde´pendant (D. Rigoulet-Roze, 2011, 213-226). La question kurde n’a cependant pas eu en Iran la gravite´ qu’elle a pu repre´senter en Turquie, car les Kurdes ne sont qu’une minorite´ d’importance limite´e a` la marge du territoire et du syste`me politique iranien. Les autres franges du territoire iranien, du Khouzistan peuple´ d’Arabes chiites au Sud-Ouest au Baloutchistan au Sud-Est habite´ par une minorite´ Baloutche sunnite, ne repre´sentent chacune pas plus de 3 % de la population iranienne. Ces populations transfrontalie`res sont e´pisodiquement secoue´es par des attentats, des actes de sabotage divers. Mais la guerre entre l’Iran et l’Irak de Saddam Hussein (1980-1988) n’a pas e´branle´ se´rieusement la loyaute´ de la plupart de ces Arabes a` la Re´publique islamique. La province du Sistan-Baloutchistan peu peuple´e est en proie a` une agitation chronique depuis 2005, lie´e aux populations de meˆme identite´ ethnique qui re´sident de

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l’autre coˆte´ de la frontie`re, notamment au groupe sunnite arme´ le Joundallah (soldats d’Allah). L’arme´e iranienne re´ussit a` re´primer ces actions « terroristes » en relation avec les forces pakistanaises. Les E´tats-Unis et Israe¨l sont soupc¸onne´s de soutenir ces groupes pour e´branler le re´gime, mais l’efficacite´ de ce soutien financier est loin d’eˆtre a` la hauteur de leurs attentes (D. Rigoulet-Roze, 2011, 108-123). L’Iran a, jusqu’a` maintenant beaucoup mieux que la Turquie, re´ussi a` maıˆtriser les proble`mes pose´s par ses minorite´s ethniques pour deux raisons principales : 1) la construction ancienne de son espace national continental au centre, sur le plateau iranien, remonte aux Safavides, a` partir du XVIe sie`cle. Les minorite´s ethniques transfrontalie`res peuplent les pe´riphe´ries montagneuses et de plaines basses, laissant une profondeur variable d’intervention strate´gique et de fixation/de´fense des frontie`res, en fonction des rapports de force avec les voisins. 2) l’Iran a toujours privile´gie´, dans la longue dure´e, une logique de domination religieuse (mazde´enne puis chiite) et culturelle (langue et litte´rature persane), au-dessus des diverses identite´s ethnolinguistiques reconnues en tant que telles, en positions subordonne´es. Il existe une bonne articulation entre la majorite´ persanophone et la forte minorite´ aze´rie turcophone, bien inte´gre´e dans l’appareil d’E´tat et tre`s pre´sente dans les deux capitales les plus re´centes (Tabriz et Te´he´ran). Les Aze´ris iraniens participent donc pleinement au centre de cet empire devenu E´tat-nation. La Turquie n’a pas be´ne´ficie´ de la meˆme anciennete´ de sa culture nationale, mais est issue de la de´composition d’un Empire ottoman qui s’e´tait lui-meˆme construit a` partir de l’he´ritage d’un empire gre´co-romain me´diterrane´en a` l’espace ge´ographiquement et humainement beaucoup plus he´te´roge`ne. L’absence d’unite´ religieuse et culturelle forte de l’espace ottoman (syste`me des millets) n’a pas permis une continuite´ entre l’empire et l’E´tatnation, comme ce fut le cas dans la Perse devenant l’Iran. Les Jeunes Turcs du CUP et les Ke´malistes ont construit leur E´tat-nation en sanctuarisant l’espace anatolien selon une logique ethnique stricte (politique d’« inge´nierie de´mographique ou ethnique ») qui a entraıˆne´ purifications ethniques, de´portations, massacres et ge´nocide. Les minorite´s chre´tiennes ont e´te´ e´limine´es et expulse´es ; les minorite´s musulmanes non turcophones (kurdes) ou non sunnites (ale´vies) ont e´te´ nie´es, partiellement de´porte´es en vue d’une assimilation force´e. La confiscation-spoliation des biens mobiliers et immobiliers des minorite´s chre´tiennes a permis la constitution assez rapide d’une bourgeoisie nationale, d’une classe entrepreneuriale de plus en plus dynamique. Depuis les anne´es 1980, l’Iran et la Turquie ont suivi des politiques e´conomiques foncie`rement divergentes. La Re´publique islamique d’Iran a l’une des

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e´conomies les plus e´tatise´es et les moins ouvertes sur le monde, la rente pe´trolie`re permettant des subventions a` la consommation, mais ne favorisant pas les re´formes structurelles, qui auraient pu redynamiser ses activite´s productives. La Turquie, qui a profite´ de son ouverture a` l’e´conomie capitaliste occidentale et de son inte´gration a` l’OMC, s’est engage´e re´solument dans la mondialisation, en suivant une voie analogue a` celle des tigres asiatiques a` forte croissance e´conomique (Malaisie, Indone´sie). Adhe´rente a` l’OCDE et a` l’OTAN, elle attire les investissements e´trangers et conquiert des marche´s a` l’international (F. A. Khavand, 2008, 86-92). On comprend mieux ainsi l’avance e´conomique de la Turquie par rapport a` l’Iran, de population e´quivalente, mais de PIB presque deux fois infe´rieur. La Turquie, l’Iran et l’E´gypte sont les trois E´tats-nations, au passe´ ´ imperial, les plus peuple´s et les plus cohe´rents du Moyen-Orient, dont la puissance politique et militaire dans la longue dure´e a toujours compte´. La Syrie et l’Irak ont e´te´ aussi a` la teˆte d’un empire arabo-musulman (Omeyyades puis Abbasides), mais beaucoup plus brie`vement (VIIe-X e sie`cles), alors que les trajectoires spatio-temporelles des Perse-Iraniens et des Turcs montrent la succession des dynasties impe´riales en Iran comme en Anatolie. La Perse et l’Iran pre´sentent l’e´volution la plus continue avec un espace central qui ne cesse de se consolider dans la longue dure´e, avec un noyau culturel persan continental tre`s fort, qui re´siste a` toutes les conqueˆtes, pour renaıˆtre de fac¸on re´currente entoure´ par une pe´riphe´rie de groupes ethniques subordonne´s et maıˆtrise´s. Alors que l’Asie Mineure a e´te´ dispute´e entre deux peuples, l’un gre´co-romain venant de la mer et enracine´ sur les coˆtes, l’autre turc, continental, des steppes, passe´ par la Perse et de tradition nomade ou semi-nomade. Les Turcs n’ont pas pu construire et consolider durablement leur E´tat continental (sultanat de Ruˆm), comme l’ont fait les Persans, mais prenant finalement Constantinople (1453), ils ont reconstitue´ un empire comparable au pre´ce´dent, en remobilisant les peuples chre´tiens a` qui ils ont duˆ reconnaıˆtre une place dans laquelle ils conservaient leur identite´ religieuse et culturelle (millet des Grecs orthodoxes et des Arme´niens). Le passage a` l’E´tat-nation, a` l’e`re des nationalismes (fin XIX e, de´but e XX sie`cles) n’a pas pu s’y faire, comme en Perse, sans conflit majeur. Les Turcs ont choisi, sur les ruines de l’Empire ottoman, d’e´liminer et d’e´carter les populations chre´tiennes porteuses de projets nationaux diffe´rents, pour mieux sanctuariser leur territoire national, en remodelant de´mographiquement tous les espaces pe´riphe´riques autour de l’Anatolie ; ceux-ci se trouvaient en interface avec les espaces voisins qu’ils avaient domine´s dans le cadre de leur Empire ottoman. Les Jeunes Turcs, puis surtout les Ke´malistes, ont pour cela introduit et impose´ un mode`le d’E´tat-nation europe´en occidental, franc¸ais en particulier, ce qui n’a pu se faire que de fac¸on tre`s violente dans le contexte de la Premie`re Guerre mondiale. Le re´sultat a e´te´ une socie´te´

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et un E´tat ethniquement « purifie´ » de ses minorite´s chre´tiennes avec une bourgeoisie nationale turque cohe´rente. La vie politique turque n’a pas cesse´ de subir de fac¸on re´currente le « syndrome de Se`vres », du nom du traite´ qui, signe´ par le dernier sultan Mehmet VI en aouˆt 1920, fut impose´ a` l’Empire ottoman par les puissances occidentales apre`s une se´rie de de´faites militaires. Il aurait de´mantele´ l’Anatolie aux de´pens des Turcs, si Mustafa Kemal n’avait pas redresse´ la situation par sa guerre victorieuse contre l’arme´e grecque (1920-22) et obtenu le traite´ de Lausanne (1923), annulant Se`vres et donnant a` la Re´publique turque ses frontie`res actuelles (a` l’exception du sandjak d’Alexandrette obtenu plus tard en 1939). La plus grande partie de la classe politique turque, tous partis confondus, a pe´riodiquement une vision obsidionale de la survie nationale he´rite´e du traite´ de Se`vres. Il faut « prote´ger la Nation d’une dissolution fomente´e par des ennemis inte´rieurs, aide´s par des puissances occultes e´trange`res » (D. Schmid, 2014, 209). Cet enfermement de la culture politique turque et l’obsession se´curitaire freinent les progre`s de la de´mocratisation et nuit a` une ve´ritable reconnaissance des minorite´s religieuses et linguistiques trop souvent perc¸ues comme un ennemi inte´rieur re´el ou potentiel. La forte minorite´ musulmane kurde transfrontalie`re a re´siste´ a` l’assimilation force´e qui lui e´tait impose´e, constituant apre`s 1923 le principal de´fi a` l’homoge´ne´isation ethno-nationale planifie´e, et persistant dans son propre projet national, en relation avec ses autres composantes pre´sentes dans les trois pays voisins. Le choix de l’occidentalisation politique et e´conomique dans un cadre nationaliste, en bon accord avec les grandes puissances occidentales, europe´ennes et ame´ricaine, a facilite´ le de´veloppement e´conomique de la Re´publique turque selon un mode`le analogue a` celui des dragons et tigres d’Asie orientale. La Turquie est le seul pays du Moyen-Orient et du monde turco-iranien a` eˆtre devenu, en ce de´but du XXIe sie`cle, une puissance e´mergente en passe de rejoindre d’autres puissances industrielles de l’OCDE, dont elle fait partie, telles que la Core´e. Mais son entre´e dans l’Union Europe´enne est tre`s proble´matique non pas pour des raisons e´conomiques, mais pour des raisons politiques. Elle n’a pas en effet encore pu rompre avec son passe´ nationaliste re´cent de purifications ethniques et d’un ge´nocide non reconnu, pour se faire accepter en Europe comme un pays ve´ritablement de´mocratique, respectueux des droits de l’homme. La question kurde, et peuteˆtre meˆme la question ale´vie, non re´solues, conjugue´es avec l’existence d’un « E´tat profond » non de´mocratique, sont autant d’obstacles qui se dressent devant l’admission sans re´ticences de la Turquie dans le club europe´en. L’he´ritage de la pe´riode des Jeunes Turcs du CUP et des Ke´malistes, non solde´, se dresse encore pour entraver l’accession de la Re´publique turque au rang de puissance de´mocratique reconnue.

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Glossaire

Principaux termes vernaculaires utilise´s dans ce livre

Aga, agha : chef de village, de tribu ou de fraction de tribu. Titre e´galement donne´ a` des proprie´taires fonciers et a` des personnalite´s de rang variable. Ahi : membre de fratries ou de guildes Akrites, akritai : soldats d’e´lite byzantins charge´s de de´fendre les frontie`res ou` ils pouvaient eˆtre possessionne´s. Amele tamburu : bataillons de travail force´ dans lesquels e´taient verse´s les Chre´tiens mobilisables au de´but et pendant la Premie`re Guerre mondiale. Les taux de mortalite´ y e´taient tre`s e´leve´s dus aux mauvais traitements subis. Asabiyya, asabiyat : esprit de corps, solidarite´ de groupe, en relation avec des structures tribales et/ou ethniques. Basileus, basileis : roi, le Grand Roi de Perse, les rois helle´nistiques, l’empereur byzantin, e´quivalent du latin imperator. Bey, beg : seigneur, chef de tribu, chef militaire. Beylicat : territoire autonome ou inde´pendant soumis a` la domination d’un bey. Equivalent d’e´mirat. Cami, djami : mosque´e Catholicos : titre porte´ par les patriarches he´te´rodoxes d’Orient, arme´niens ou syriaques. Cem : communaute´, rassemblement. De´signe la principale ce´re´monie des Ale´vis et des Bektachis. Cemevi : maison de cem. Endroit spe´cialise´ dans une ville ou un village dans lequel se tiennent les cem. Civitas : citoyennete´ romaine. Dag, daglar : montagne(s) Dede : grand pe`re. Principal titre porte´ par les maıˆtres spirituels ale´vis. Derebey : « seigneur des valle´es », grands proprie´taires terriens, administrateurs de province quasiment inde´pendants dans le Pont. Derin Devlet : Etat profond. Poˆle de re´sistance constitue´ par les secteurs e´tatiques les plus fide`les a` l’orthodoxie ke´malo-laı¨ciste (arme´e, complexe militaro-industriel, e´coles de formation des e´lites du secteur public...).

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Devshirme : ramassage/brassage des enfants chre´tiens des Balkans, en vue de les former pour qu’ils deviennent des fonctionnaires civils ou militaires du palais. Dimmhi : sujets non musulmans prote´ge´s par le souverain musulman en contrepartie de leur soumission et du paiement d’un impoˆt (harac¸). Dimotiki : langue grecque populaire parle´e aux e´poques moderne et contemporaine, devenue la langue officielle de l’Etat grec. Do¨nme : disciples de Sabbatai Tsevi (1626-1676), Juifs officiellement convertis a` l’Islam mais conservant des ide´es et pratiques issues du judaı¨sme. Ellines : helle`nes, de´nomination des Grecs utilise´e a` l’e´poque contemporaine pour de´signer les citoyens de l’Etat-nation grec. Esnaf : corps de me´tier, corporation dans les villes ottomanes. Ethnarchis : « chef de la nation », leader, chef d’un ethnos. Ethnos, ethne` : peuple, ethnie, en dehors des cite´s-Etats dans l’Antiquite´, nation au sens moderne du terme dans le cadre des Etats-nations. Fellah : paysan se´dentaire dans les pays arabes. Futuwwa : syste`me d’organisation corporative, organisations de jeunes gens soude´s par des valeurs (honneur, ge´ne´rosite´, courage et solidarite´) et des codes spe´cifiques. Leur cohe´sion pouvait s’exprimer sous la forme de mouvements urbains parfois violents. Gaza, gazi : guerre sainte, soldat de la guerre sainte victorieuse. Genos : clan, grande famille patriarcale, nation grecque au sens large avant la cre´ation de l’Etat-nation. Gecekondu : « pose´ la nuit », habitat spontane´ construit par des ne´o-citadins et ille´gal du moins dans un premier temps, le´galise´ par la suite. Graikoi : de´nomination des Grecs (Romioi) par les Occidentaux Ghulaˆm, gulam : esclave-soldat ou serviteur de condition ou d’origine servile, achete´ ge´ne´ralement jeune. Han : auberge, caravanse´rail. Harac¸ : taxe foncie`re frappant les biens des non musulmans (dhimmi) qui payaient en outre une capitation (gizye). Hemshin : arme´no-phones musulmans du Lazistan. Hoca, hodja : professeur musulman, imam de mosque´e. Imam : guide, religieux guidant la communaute´ lors de la prie`re. Jihad : guerre sainte. Katharevousa : « langue pure », langue grecque savante, e´crite, imitant le grec ancien, a` l’e´poque contemporaine. Kadi : juge d’un district (kaza). Il a aussi des attributions administratives tre`s importantes. Karamanlidhes : Grecs orthodoxes turcophones

Glossaire

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Kaza : arrondissement ou district Khan, kagan : chefs supreˆmes des peuples turco-mongoles. Khanat : principaute´ ou royaume dirige´ par un khan. Kisla : se´jour hivernal des nomades et semi-nomades Kizilbash : « teˆtes rouges », terme applique´ a` diverses sectes religieuses chiites. Koine` : langue grecque commune utilise´e a` l’e´poque helle´nistique, issue de l’attique. Koinotita : communaute´ ottomane rurale ou urbaine. Komitaci, Komitadji : miliciens nationalistes grecs ou bulgares combattant les Ottomans et acteurs de purifications ethniques dans les Balkans. Konak : maison pour les plus hauts employe´s de l’Etat, manoir. Ko¨y : village Mahalle : quartier de ville ou de village. Medrese, madrassa : e´tablissement d’enseignement religieux et juridique. Millet : Communaute´ des croyants d’une religion sous l’Empire ottoman, avec des compe´tences administratives et civiles. Nation religieuse. Muhacir : migrant, immigre´. A surtout de´signe´ les « rapatrie´s » des Balkans, du Caucase et de Crime´e, par extension, tous les re´fugie´s turco-musulmans du de´clin de l’Empire ottoman. Newroz : nouvel an persan et kurde (21 mars) ; un moment fort de la mobilisation nationaliste kurde. Origo : origine postule´e d’un citoyen romain le rattachant a` une ville, une colonie, un municipe dont les citoyens avaient rec¸u collectivement le droit de citoyennete´ romain par un traite´ (fœdus). Oulema, ulema : docteurs de la loi coranique. Padichah : maıˆtre royal, grand souverain. Panigeiria, panayir : feˆte votive re´unissant les habitants d’un village ou d’un lieu. Paideia : e´ducation grecque. Parcharia : alpages dans lesquels les troupeaux de bovins et/ou d’ovins des nomades ou semi-nomades se´journent l’e´te´. Patris : lieu, re´gion ou pays de naissance. Pronoı¨a : biens fonciers incultes confie´s a` une personne, ge´ne´ralement un soldat (stratioˆte), charge´e de les remettre en valeur. Il doit rendre lors de toute re´quisition un service militaire, personnel ou non. Apre`s le XIIIe sie`cle, ces biens ont tendance a` devenir he´re´ditaires. Politeia : constitution d’une cite´-Etat. Polis, poleis : cite´-Etat de l’Antiquite´ gre´co-romaine. Qanaˆt : galerie drainante souterraines en Iran, e´le´ment d’un syste`me d’irrigation ancien.

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De l’Asie Mineure a` la Turquie

Raya, Reaya : paysannerie attache´e a` la terre, sujets soumis aux impoˆts, communaute´s non musulmanes. Romaioi, Romioi, Ruˆm : Grecs byzantins puis ottomans. Romaı¨ka : dialecte grec des Musulmans helle´nophones du Pont. Sancak, sandjak : district d’une province ottomane (vilayet). Siyasa : politique, art de gouverner et de ge´rer l’Etat. Soy : grande famille patriarcale Tanzimat : « re´formes, re´organisations ». Dans l’histoire ottomane, la pe´riode (18391878) de re´formes administratives et juridiques d’inspiration occidentale en vue d’enrayer le de´clin de l’empire. Tarikat : la voie ou les routes. De´signe les confre´ries cherchant a` se rapprocher d’Allah par la prie`re ou, pour les Soufis et les he´te´rodoxes, par des techniques extatiques diverses, dont la musique (derviches tourneurs). Thema, themata, the`me : nom donne´ aux nouvelles circonscriptions provinciales, a` partir de la fin du VIIe sie`cle, cre´e´es pre`s des frontie`res pour de´fendre l’empire face aux Arabes et aux Bulgares. Dote´ d’une arme´e locale, le the`me est dirige´ par un strate`ge qui regroupe l’essentiel des pouvoirs administratifs et militaires. Timar : terre attribue´e a` un militaire ou a` un fonctionnaire en re´compense des services rendus, a` charge pour lui d’en percevoir les revenus et de la mettre en valeur, mais aussi d’en payer les impoˆts et de fournir a` l’arme´e un certain nombre de soldats. Uc¸ : « extreˆme », territoire d’extre´mite´, frontie`re. Ulus : terme commun au turc et au mongol, empire ou circonscription territoriale d’un groupe politique, la nation turque ou mongole, la patrie. Umma : communaute´ des croyants musulmans. Vilayet : province, re´gion ottomane. Vizir : l’administrateur en chef d’un souverain musulman, ministre Waqf : fondation pieuse, bien de mainmorte. Yayla : se´jour d’e´te´, estivage nomade ou semi-nomade en montagne, alpage (transhumance). Yo¨ru¨k : nomades turkme`nes Yurt : campement de nomades, territoire, pays.

Index ge´ographique Noms de lieux, pays, re´gions, fleuves, mers

Abkhazie : 340 Adjarie : 236, 239, 246, 340 Adriatique (mer) : 17 Afioum-Karahissar : 163 Afrique : 23-24, 35-36, 50, 56-57, 110, 270 Agri : 132, 152, 220, 222, 318-319 Aı¨din : 94, 161-162, 188-189, 278, 282, 286 Aı¨valyk, Aı¨vali, Kydonies : 175, 186-187, 280-284, 289, 334 Akkad : 35-36, 38, 58, 339 Albanie : 43, 95, 258 Alep : 172, 181-183, 234, 285, 295-296, 298, 300, 335 Alexandrette, Iskenderum : 47-48, 293, 298299, 301-302, 309, 370 Alexandrie : 55, 68-70, 72-73, 165, 169, 285 Alexandropol : 244, 336 Alfortville : 341-342 Alge´rie : 39, 354 Allemagne : 56, 130, 132, 147, 196, 205-206, 250, 263, 270, 283, 302, 308-309, 346, 350-351, 354-359 Alpes : 35 Alpes pontiques : 41, 45, 236, 363 Amasya : 120 Ambarli : 265 Ame´rique : 21, 23-24, 50, 56, 110, 129, 143, 147, 190, 245, 282, 326, 343, 360 Amissos, Samsun : 163-164, 169, 175, 233, 235, 237-238, 260 Amsterdam : 139 Andrinople, Edirne : 45, 53, 97, 138, 174, 180, 186, 188-190, 222, 234, 253-255, 258-259, 272-273, 335 Angleterre : 48, 56, 122, 139, 164, 207, 285, 293, 301-302, 306, 351 Ani : 118, 138 Ankara (Ancyre, Angora) : 48, 88, 132, 172, 175, 186, 191, 201, 203-204, 210, 224, 269, 285, 305, 355, 360 Antakya : 47 Antalya : 45, 48, 88, 163, 168

Antioche : 41-42, 70, 72, 138, 296 Arabie : 109 Ararat : 138, 149, 306, 342-343 Archipel, archipel e´ge´en, ˆıles de la mer Ege´e : 45, 48, 135, 165-166, 275, 279, 285, 288, 290 Ardahan : 47, 152, 164, 172, 233, 236, 239, 243-244, 251 Arme´nie : 22, 33-34, 40, 45, 47, 49, 115, 118, 120, 137-142, 147, 153, 179, 187, 196, 208, 222, 233, 236-237, 244, 246-247, 250-251, 266-267, 275, 302, 308-309, 335-338, 340-341, 343-346, 356 Asie : 7-13, 17, 19, 21-25, 28, 34-45, 48-51, 53, 57-59, 63, 65-66, 68-73, 76, 80-83, 8587, 90-93, 95, 97, 106, 109-112, 115-116, 118-120, 124-125, 129, 134-135, 141, 153, 155, 157, 159, 161-168, 171-172, 175, 177, 179-181, 184, 186-187, 189, 192-193, 198, 205-208, 211-212, 225, 234-235, 244, 246, 249, 253, 260, 262264, 270, 275-285, 287, 289-290, 293296, 311, 313, 315-316, 318-324, 326328, 331-335, 339, 346, 361, 363-364, 366, 369 Asie centrale : 17, 27, 34-37, 41, 43-45, 55, 57, 68-69, 72-73, 85-87, 93-94, 108-112, 115, 118-119, 121, 123, 128, 130, 147, 153, 178, 236, 250, 269, 309, 356, 363364, 366 Asie du Sud-Est : 21, 164 Asie occidentale : 22, 24-25 Asie orientale : 23, 41, 370 Astrakhan : 139 Athe`nes : 8, 53, 55, 73, 79, 161, 165-166, 168-169, 188, 268, 277, 283, 289, 315316, 318-319, 322, 327-328, 346 Athos (mont) : 82 Australie : 21, 50, 56, 110, 250, 283, 326, 328, 360 Axarion : 278 Axios, Vardar : 254

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Azerbaı¨djan : 93, 109, 120, 126, 128, 132133, 139, 309, 336, 356, 367 Azov (mer) : 264 Babylone : 38, 114, 306 Babylonie : 113 Bactres : 114 Bactriane : 72, 113, 125 Bafra : 187, 329 Bagdad : 87, 90, 96, 117-118, 138, 184, 235, 275, 293, 295, 300, 302, 359 Baı¨burt : 234 Bakou : 120, 133-134, 139, 237, 240, 243, 245, 360 Balkans, espace balkanique : 7, 9, 17, 19, 3439, 41-45, 48, 57, 59, 82, 85, 88, 94, 100, 102-103, 105, 109, 118, 137, 157, 174175, 177, 180, 182, 185, 187-188, 201203, 212, 218, 220, 226, 239, 253-255, 257-259, 264, 266, 268, 272-273, 301302, 307, 315, 324, 335, 351 Baloutchistan : 147, 356, 363, 367 Barhein : 129 Batoum : 236, 239, 244-246 Bayazit : 221 Belgique : 250, 346, 350, 356 Beyrouth : 298, 335, 340, 344 Biga : 175 Bithynie : 36, 41, 71, 95, 98, 101, 103, 163, 172-173, 175, 208, 321, 323 Bosnie : 43, 95 Bulgarie : 34, 43, 45, 49, 165, 180, 190, 219, 221, 253, 256-257, 259-260, 272-273 Bursa, Brousse : 132, 139, 172, 184, 186, 239, 247, 260, 275, 285 Caffa, Theodosia : 139, 234 Caire (Le) : 27, 96, 139, 169, 266, 270 Canada : 56, 250, 283 C¸anakkale : 222, 264 Cappadoce : 41, 71, 82, 162-169, 263, 275, 294, 296, 321, 324, 329-332, 334 Carie : 41, 58, 70-71, 275 Caspienne (mer) : 17, 24, 137, 243, 265, 363 Caucase, Anti-Caucase : 7, 9, 22, 34, 37, 40, 43-45, 47-48, 109, 128, 132, 137, 139140, 143, 147, 152, 159, 174-175, 178, 182, 184, 187-188, 191, 201-203, 207, 218, 221, 225, 233-240, 242-246, 248, 250-251, 253, 257, 268-269, 301, 304, 309, 318, 321, 324, 335-336, 356, 359, 363, 365 C¸aykara : 249

De l’Asie Mineure a` la Turquie

Ce´sare´e, Kayseri : 42, 88, 163, 167-170, 275, 296, 345 C¸esme, Krini : 284, 289 Chaldea : 164 Chania : 280, 284 Cheikh Saı¨d : 149-150, 220, 222, 299, 306 Chio, Chios : 53, 185, 275-278, 282-283, 288-289, 316, 319 Chiraz : 122 Chypre : 48, 53, 56, 114, 138, 191-192, 269, 277, 291, 296, 360 Cilicie : 12, 22, 40-42, 47-48, 71, 88, 90, 131, 136, 138, 140-141, 144, 172-173, 196, 206, 293-296, 298-301, 309, 335, 340, 360 Cilicie Trache´e : 293 Colchide : 246 Colophon : 288 Congo : 56 Constantinople/Istanbul : 8, 13, 21, 36, 39, 41-43, 47, 52-55, 59, 76-78, 80-81, 83, 85, 87-88, 90, 92-97, 100-101, 103, 118, 122, 130-134, 139-141, 151, 159, 161-162, 164-166, 168-170, 172-174, 183, 185, 187, 189-191, 193, 196-199, 203, 207209, 217, 220, 231, 233-235, 242, 244245, 247, 249, 253, 255-260, 264-273, 277-278, 284-286, 288, 298, 307, 321, 324, 330, 335-337, 347, 356, 363, 369 Continent eurasiatique, Eurasie : 20, 25, 3536, 108 Corfou, Kerkyra : 279, 319 Corinthe : 53, 68, 288 Corne d’Or : 101, 264-268 C¸oruh : 221 Cre`te : 47, 220, 268, 279-280, 282-284, 289, 295-296, 316 Crime´e : 37, 47, 109, 139, 143, 168, 174, 178, 182, 225, 233-238, 242, 257, 268, 307, 351 Croatie : 43 Croissant fertile : 26, 36, 38, 63 Curukova : 299 Cyclades : 277, 316 Cythe`re : 278 Cyzique (presqu’ıˆle) : 280 Damas : 96, 266, 298, 335 Danube : 43, 113, 254, 256 Deir Zor : 196-198, 293 Delphes : 68 Dersim, Tunceli : 131-132, 149-150, 152, 174, 203, 220, 222-224, 299, 306, 357

Index ge´ographique

De´troits (Dardanelles, Bosphore) : 21, 36, 41, 45, 54, 97, 187, 253, 264-265, 267, 270273 Diyarbekir, Diyarbakir : 47-48, 151, 172, 175, 206, 215, 221, 223-224, 240, 298, 300-301, 303-305, 347, 359-360 Djeˆzira : 295 Djoulfa, Nouvelle Djoulfa : 139-140, 143, 340 Dobroudja : 219 Dode´cane`se : 279, 289 Drama : 261, 316, 328, 333 Ecbatane : 113-114 Edessa : 261, 319 Edremit, Adramyte : 280, 282, 284 E´ge´e (mer) : 21, 23, 33, 40, 43, 45, 53, 59, 65, 72, 79, 82, 87-88, 102, 113, 159, 164-165, 169, 185, 187, 189, 219-220, 224, 250, 253-254, 260, 264-265, 269, 275-279, 282-283, 288-289, 294, 320-321 E´gypte : 22, 26, 28, 33-36, 38-39, 55-57, 63, 65, 68-69, 71-73, 78, 96, 99, 103, 113, 115, 117-118, 135, 139, 196, 267, 278, 298, 301, 341, 369 Elazig : 217, 220-221 Eolide : 280-281 E´phe`se : 40, 42, 275, 278, 288-289, 295, 359 E´pire : 258 E´pire du Nord : 320 Erevan : 140-141, 238, 335-336, 344-345 Ermos : 278, 280, 288, 290 E´rythre´e (presqu’ıˆle) : 275-276, 278, 288289 Erzerum, Erzurum : 118, 172, 175, 221, 224, 234, 238, 240, 244 Erzincan : 224, 244 Espagne : 39, 45, 100, 266, 305-306 E´tats-Unis : 10, 56, 140, 250, 306, 335-336, 341, 345, 361, 367-368 Etchmiadzin : 28, 138, 141, 335-336, 342, 344 E´thiopie : 56, 114 Eube´e : 277, 288, 316, 319, 329, 331 Euphrate : 22, 35, 40, 47, 90, 293-294, 296, 303 Europe : 10, 13, 19-22, 24, 30, 35-37, 40, 4243, 56, 82, 95, 110, 153, 168, 183, 205207, 231, 234-235, 245, 253, 258, 264265, 270-273, 285-287, 301, 305-306, 313, 319, 349-351, 354-357, 359-361, 370 Europe centrale : 36, 43, 266-267, 273, 306, 350-351, 361

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Europe occidentale : 13, 21, 44, 49-50, 56, 107-108, 110, 143, 164, 190, 217, 234, 250, 268-270, 278, 281, 285, 306, 309, 350-351, 361 Europe orientale : 21, 56, 139, 143 Everek : 169 Evros, Maritsa : 190, 253-255, 272, 331, 333 Faˆrs : 112, 120 Feodosiya : 235 Florence : 73-74 France : 10-11, 39, 48, 140, 147, 164, 206207, 245, 285, 293, 301-302, 306, 309, 336-337, 341-343, 345, 350-351, 356, 360 Galata-Pe´ra : 265-266, 268 Galatie : 169 Gallipoli : 188-190, 264 Gange : 120 Ganja, Elizavetpol : 237 Gaziantep : 47-48, 298 Gelveri, Gu¨zelyurt, Karvali : 170, 263, 329330 Gemora : 240 Geˆnes : 45, 48, 233, 268 Ge´orgie : 47, 139, 222, 233, 236, 242-244, 246-247, 250-251, 309, 340, 356 Gibraltar : 35, 264 Golfe persique, golfe arabo-persique : 24, 109, 129, 363, 365 Grand De´sastre, Grande Catastrophe (Megali Katastrofi) : 318, 321, 334 Grande-Bretagne : 291 Gre`ce : 7-10, 29, 34, 43, 45, 47, 49, 53, 5558, 66, 68, 71, 77, 97, 157, 164-168, 171, 175, 177, 185-191, 204-205, 208, 212, 219, 226, 244-245, 248, 250-251, 253254, 256-263, 272-273, 278-279, 281, 284-285, 288-290, 308, 315-316, 318326, 328-331, 333, 335, 337, 343, 346, 361 Gu¨mu¨chane, Argyroupoli : 164, 241, 243 Haˆkkaˆri : 293, 359-360 Halkis : 191, 319 Halys (fleuve) : 40, 42 Hatay : 293, 299 Haydarpasa : 265 Iˆles ioniennes : 279 Imvros : 190-192, 273 Indus : 66, 71, 113, 120, 123, 363 Ioannina : 79, 258, 329 Ionie : 169, 276, 282, 288, 321, 323 Irak : 8, 21-22, 44, 47-49, 86, 117, 120, 123124, 126, 129-130, 144, 147, 151, 222,

394

267, 285, 289, 293, 309-310, 341, 356357, 359-362, 367, 369 Irakleion : 280, 284 Iran : 8, 21-22, 24, 26, 34, 36, 38, 43, 47-49, 58, 72, 86-87, 90-91, 93, 109, 111-112, 116-126, 128-135, 143-145, 147, 152, 222, 235, 238, 242, 295, 309, 335, 340341, 356, 359-360, 362, 364-369 Isaurie : 71, 294 Ispahan : 118, 122, 125, 139-140, 340 Israe¨l : 23, 147, 294, 300, 306-309, 368 Istros : 254 Italie : 35, 39, 74-76, 82, 104, 143, 265-267, 270, 284, 287, 337, 351 Izmit : 162-163, 172, 239, 247, 265, 269, 271 Jaffa : 306-307 Je´rusalem : 40, 55, 97, 138, 307, 344 Jude´e : 306, 308-309 Kaı¨kos : 278 Kaı¨stros : 278, 288 Karaman : 88, 102-103, 167-168, 261 Karditsa : 319, 329 Kars : 47, 132, 152, 164, 172, 174, 221, 224, 233, 236, 239, 243-245, 251, 336, 340 Kasaba : 286 Kastamonu : 88 Kastelorizo : 279 Kavala : 316, 319-320, 328-329 Kazakhstan : 55, 109 Kea : 277 Kerasunda : 164 Kherson : 233, 264 Khorasan : 121, 147, 356 Khouzistan : 123, 367 Kirghizstan : 55, 109 Kirklareli : 222 Kirkouk : 183, 298, 359 Konya, Ikonion : 40, 42, 48, 87-91, 94-96, 103, 118, 120, 122, 125, 129, 134, 167169, 175, 196, 215, 234, 261, 307, 360 Kos : 277, 319, 324, 333 Kosovo : 43 Kurdistan : 24, 33, 144-145, 147, 149-150, 152-153, 224, 251, 301, 356-357, 367 Kythnos : 277-278 Lazistan : 175, 239, 246-247, 251 Le Pire´e : 8, 55, 277, 315-316, 318-319 Lemnos, Limnos : 277, 280, 283, 316 Lesbos : 278-284, 289 Levant : 24, 68, 103, 286, 302 Liban : 10, 24, 48, 56, 58, 126, 129, 147, 309, 338-341, 345, 354, 357, 361

De l’Asie Mineure a` la Turquie

Livourne : 267 Los Angeles : 342, 344 Lvov : 139-140 Lycaonie : 41, 71, 164, 169, 294 Lydie : 36, 38, 58, 71, 113, 115 Mace´doine : 43, 47, 51, 68-69, 180, 185-186, 188, 190, 192, 254-257, 260, 263, 280, 301, 307, 315-316, 318, 320, 325-326, 329 Maghreb : 36, 56, 63 Mahabad : 149, 360 Maiandros : 277-278, 288 Malaisie : 139, 369 Malazgirt, Manzikert : 86, 118, 138, 192, 207 Marges orientales de l’Anatolie : 8 Markianoupoli : 254 Marmara (mer), Propontide : 36, 40, 45, 53, 67, 91, 131, 163-164, 185-187, 253-255, 259-260, 264-265, 267, 272, 280, 284, 307 Maroc : 39, 354 Marseille : 234, 245, 341, 343-344 Matzouka : 240-241 Me`des : 29, 38, 113, 135, 137, 144, 149 Me´die : 113 Me´diterrane´e, bassin me´diterrane´en : 17, 25, 27, 33, 35-43, 45, 48, 55, 65-69, 72-73, 75, 105, 207, 224, 234, 253, 256, 264-265, 267, 269, 275, 280-281, 285, 289-290, 295-296, 306 Memphis : 114 Mersin : 48, 169, 220, 302 Me´sopotamie : 12, 22, 26, 33, 35-36, 38, 57, 69, 73, 90, 115, 118, 135, 153, 195-198, 234, 293, 307, 335, 359-360, 363, 365 Midyat : 299, 303 Moldavie : 43, 101, 139, 351 Monte´ne´gro : 43, 257 Montre´al : 343-344, 356 More´e : 266, 289 Moschonisi, Cunda : 280-281, 283-285 Moscou : 37, 139, 351 Mossoul : 196, 285, 298, 300, 305, 359-360 Moyen-Orient : 24, 27, 34-36, 44, 57, 65, 97, 110, 129, 144, 157, 177, 235, 269-271, 296, 301, 308-309, 357, 369-370 Mus : 174, 221, 223 Mylasa : 70, 278 Mysie : 71, 264 Mytile`ne : 275, 280, 282-284, 316, 319 Nakhitche´van : 140 Naxos : 277-278, 289 Nea Karvali : 263, 329-332

Index ge´ographique

Nice´e, Iznik : 53, 79, 90, 95, 103, 207, 275, 295 Nikopoli : 254 Nil : 35-36, 39, 69, 131 Ninive : 144 Odessa : 233 Of, Ofis : 241, 248-250, 331 Olympe : 67, 254 Ormuz : 121 Ourmiah (lac) : 359 Ouzbe´kistan : 55, 109, 340 Palestine : 58, 78, 181, 206, 294, 305-309 Pamphylie : 40, 71, 284 Panagia Soumela (monaste`re) : 241, 325328, 333, 346 Paphlagonie : 41, 71, 114, 275 Paris : 139, 287, 341-342, 344, 356 Paros : 277 Pasargades : 113-114 Patmos : 277 Pays-Bas : 356 Pe´loponne`se : 79, 280, 289 Pe´ninsule arabique : 22, 27, 129, 153 Pergame : 53, 70-71, 334 Perse´polis : 113-114 Phanar : 101, 266-267 Phe´nicie : 23, 29, 58, 73, 114, 135 Philippopoli : 254-255 Phoce´e, Palaia Fokia : 185, 278, 284, 288290 Phrygie : 36, 38, 71, 164, 275 Pisidie : 41, 71 Pixites-Prytanis : 240 Platana : 240-241, 249 Plateau iranien : 22, 38, 111-112, 120-121, 123-125, 127-128, 363, 365-366, 368 Pont : 41, 48, 71, 101-102, 137, 162-165, 186-187, 193, 205-206, 208, 234, 240, 244-246, 248-250, 262-263, 315, 318319, 321-322, 324-328, 332, 334, 346 Pont-Euxin, mer Noire : 33, 35, 37, 40, 4243, 45, 47-48, 55, 65-67, 72, 135, 165, 187, 210, 233-239, 241, 244, 246-250, 253-255, 260, 264-265, 267, 269, 271, 280, 289, 294, 324, 363 Proche-Orient : 11, 30, 66, 281, 299, 309, 361 ¨ gu¨rp : 170, 329, 331-332 Prokopi, U Psara : 316 Ptolemaı¨da : 328 Pyre´ne´es : 35 Rethymnon : 280, 284

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Rhodes : 53, 277, 319 Rize : 236, 246-247 Roumanie : 43, 139, 165, 219, 221 Roume´lie : 95, 253-255, 257, 316 Russie : 10, 24, 34, 37, 47-48, 58, 109-110, 118-119, 122, 133, 139, 143, 159, 164, 172, 174, 178, 186-187, 191, 196, 221, 231, 233-234, 236-237, 239-240, 243248, 250-251, 257, 259, 263, 265, 267, 278, 305-308, 319, 328-329, 336, 356, 361 Sahara : 36 Samos : 275, 278-279, 283, 288-289 Samsun, Amissos : 163-164, 169, 175, 233, 235, 237-238, 260 Sanda : 240-242, 326 Santorin : 277 Sappes : 320 Sardes : 114 Sarikamich : 182, 196, 244 Scandinavie, Pays Scandinaves : 245, 351 Sebasteia (Sivas) : 42, 88, 101, 120, 131, 172, 224, 243, 266 Serbie : 43, 257, 259 Serre`s : 261 Sibe´rie : 109 Sifnos : 277 Siirt : 223, 359 Simi : 279 Singapour : 139 Sinope : 40, 164, 175, 233, 238 Sis : 138, 302, 367 Slove´nie : 43 Smyrne/Izmir : 13, 42, 45, 48, 53, 55, 59, 130, 132, 139, 141, 151, 161, 163-166, 168-169, 171-175, 185, 187-190, 205, 208, 220, 231, 234-235, 260, 275-279, 281-290, 295, 307, 318, 321-322, 327328, 334-335, 347 Sogdiane : 72, 121 Soudan : 56 Sue`de : 147, 250, 270, 346, 350, 356 Suez : 36, 182, 234-235 Sukhumi, Sukhum Kale : 236-237, 244, 246 Sumer : 29, 35-36, 38, 339 Su¨rmene, Surmena : 240-241, 248-249 Suse : 42, 113-114 Syrie, espace syrien : 8, 22-23, 42-44, 47-49, 58, 69, 71-73, 78, 90, 103, 117-118, 129, 137, 144, 147, 151, 181-182, 195-198, 222, 234, 285, 293-296, 298-301, 305, 307, 309-310, 335, 341, 356-357, 359362, 369

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Syros : 277 Tabriz : 120-121, 133-134, 234, 266, 367368 Taurus, Anti-Taurus : 22, 35, 40-41, 45, 4748, 90, 131, 139, 144, 152, 164, 293-294, 296, 299, 301, 363 Tbilissi, Tiflis : 133-134, 139-140, 242, 244, 340 Te´he´ran : 122, 133, 270, 367-368 Tekirdag : 174, 222 Tenedos : 190-192, 273, 277, 280 Terre Sainte : 40-41 Tetri-Tskaro : 242 Thasos : 277, 279 Thessalie : 254, 280, 288, 316, 318, 329 Thessalonique, Salonique : 8, 53, 55, 79, 130, 178, 185, 188, 191-192, 244, 258-261, 266, 284, 286, 307, 315-316, 318-319, 322, 327-329, 333, 346 Thrace : 7, 36, 43, 45, 48, 59, 68, 95, 109, 135, 141, 155, 159, 172, 174-175, 177, 180-181, 183-184, 186-187, 189-192, 195, 202, 205, 212, 219-220, 222, 253260, 264, 271-273, 307, 315-316, 318, 320-321, 323-324, 328, 331-334 Tigre : 35, 47, 293, 303-304 Tokat : 101, 243, 266, 342 Transcaucasie : 140, 335 Tre´bizonde, Trapezus, Trabzon : 42, 47, 82, 88, 102, 134, 163-164, 172, 187, 207, 233-

De l’Asie Mineure a` la Turquie

235, 237-238, 240-246, 248-249, 251, 322, 324-325 Trieste : 235 Trikala : 319 Troie : 68, 74, 264 Tsalka : 242-243 Tunisie : 39, 117, 354 Turkestan : 91, 363 Tuzla : 265 Ukraine : 139, 235, 250, 255, 328 Union Sud Africaine : 56-57 Urfa : 151, 175, 223, 305, 307 URSS : 24, 34, 58, 109, 133, 140-141, 165, 250, 265, 270, 308-309, 319, 323, 336, 344, 364, 367 U¨sku¨dar, Scuttari : 258, 265, 267 Valachie : 101 Van : 47, 139, 141, 145, 151, 172, 174-175, 223, 240, 243, 335, 345-346, 360 Venise : 45, 48, 139, 233, 268 Vienne : 139, 316, 351 Volga : 109 Volos : 319, 328 Vourla : 278, 284, 289-290 Xanthi : 320 Yougoslavie : 34, 219, 221 Yozgat : 221 Zagros : 22, 45, 71, 123, 144, 152, 363 Zeylan : 222 Zeyport : 265

Index the´matique Centre´ sur les logiques territoriales, les peuples, groupes ethniques, les phe´nome`nes identitaires et socio-culturels, les migrations et les politiques des Etats.

Abbassides : 58, 96, 99, 295, 359 Abkhazes : 47, 221, 225, 233, 236-238 Accords Sykes-Picot (1916) : 298 Adoption : 76-77, 134, 195, 198, 332 Afghans : 21, 24 Akrites : 47, 89-90, 94 Alaouites : 58, 299 Albanais : 178, 215, 219, 226, 254, 267, 305, 320 Ale´vis, ale´visme : 12, 21, 49, 129-134, 136, 147, 149, 152, 215, 219, 223, 313, 349, 352, 357-359, 362, 366 Alie´nation des biens, biens « abandonne´s » : 184, 188, 200-201, 203, 211 Arabes, monde arabe, monde arabomusulman : 12, 21-22, 24-25, 27, 29, 3334, 36-38, 43, 47-50, 57-58, 87-88, 90, 93, 95-96, 109-112, 114, 116-117, 119, 125126, 129, 136-138, 144, 147, 152, 182183, 197, 208-209, 219, 223, 266, 270, 293-301, 303-304, 308-309, 359, 366-367 Arabisation, arabise´ : 22, 31, 33-34, 39, 63, 117, 297 Arame´ens : 38, 58, 135, 205, 208, 303 Aristocratie : 67, 69, 73, 79-80, 101, 113, 119, 137 Arme´niens : 8-12, 29, 33, 37, 44, 47-50, 5758, 63, 86, 88-90, 101-103, 110-111, 116, 133-144, 147, 152-153, 159, 171-175, 178-179, 181-183, 186-187, 189, 193, 195-209, 212, 215, 217-218, 220, 223, 233-235, 237-240, 243-244, 246-247, 251, 259, 265-270, 286-287, 293-294, 296, 299-306, 308-309, 313, 320, 332333, 335-336, 338-346, 352, 354, 360361, 366, 369 Armistice de Moudros (1918) : 301, 335 Assimilation : 11, 29, 31, 33-34, 56-57, 71, 111, 125, 136, 149, 152-153, 180, 195, 197-199, 212, 216, 218-219, 221, 247248, 313, 356, 360, 368, 370

Assyro-Chalde´ens : 8-10, 29, 44, 49, 137, 152, 205, 217, 294, 309, 349, 352, 359362 Autoce´phalie : 138 Autochtonie, autochtone : 8, 20, 72, 93, 124, 134, 137, 222, 247, 255, 260-261, 263, 288, 321, 336 Autonomie, autonome : 26, 30, 44, 65-67, 70-71, 76, 79-81, 83, 90, 101, 115, 130, 136-137, 139, 145, 147, 151-152, 196, 208, 225, 237, 239, 241, 255, 257, 277, 284, 298-299, 309-310, 340, 365, 367 Aze´ris : 109, 121, 124, 132, 134, 152, 178, 219, 244, 270, 366-368 Balkanisation : 39, 44 Bazar : 88, 173, 266, 302, 304 Be´douins, be´douinisation : 295, 297 Bosniaques : 215, 219, 221, 226, 270, 305 Bouddhisme : 21, 23 Bourgeoisie nationale : 178, 368, 370 Boycott e´conomique, boycott : 184-185, 189, 201-202, 208 Bulgares : 12, 45, 48, 95, 100, 102, 178, 180, 189-190, 212, 215, 222, 255-259, 272, 316, 318, 320, 324, 333 Byzantins : 28, 38, 41, 77-80, 87-90, 94, 9799, 103, 116-119, 129, 138, 147, 240-241, 246, 255, 276, 295, 325, 346 Capitale impe´riale, royale, capitale : 8, 22, 27, 40-42, 45, 53, 69-70, 72, 77, 80, 85, 87-88, 91, 96, 113-118, 121, 124, 137-139, 141, 159, 183, 189, 198, 234, 245-246, 253, 255, 259, 266-272, 318-319, 344345, 364, 367-368 Cappadociens : 8, 169, 263, 321, 323, 325, 328-333 Catholicisme, catholique : 21, 139, 173, 199200, 268, 276-277, 287, 304, 340, 359, 361 Catholicos, catholicossat : 116, 137-138, 141, 302, 344

398

Champ migratoire : 13, 49, 109-110, 270, 273, 313, 349-352, 354, 359, 361 Chiites, chiisme : 12, 26, 39, 58, 97, 111, 119-126, 129, 131-134, 139, 145, 147, 149, 303, 365, 367 Chinois : 23, 26, 33, 111, 118, 123, 164, 364 Chre´tiens, chre´tiente´ : 8, 10, 22-26, 29, 37, 79-81, 86-87, 91-92, 95, 97-98, 100-105, 117, 167-168, 173-174, 180, 184, 187, 192, 199-202, 204-206, 218, 220, 235241, 244-246, 249-250, 255-258, 260, 266-268, 270, 277-278, 280, 284-285, 287, 296-297, 299-300, 303-305, 307, 313, 329, 335, 349, 359, 365, 369 Christianisation : 33-34, 144 Christianisme : 9, 26, 52, 57, 77, 79, 83, 116, 137-138, 141, 246, 272, 309 Circassiens : 47, 181, 219, 221, 225, 233, 236-239, 256-257, 304 Circulation migratoire, circulation transfrontalie`re : 270, 310, 350-352, 354, 361 Cite´-E´tat : 28-29, 41, 50-51, 61, 65-68, 7273, 75, 78-80, 82, 106, 233 Citoyennete´ : 12, 65, 74-76, 83, 168, 191, 264, 307, 353 Civilisation : 17, 20-21, 23-26, 28, 33-36, 38, 50, 65, 67-68, 77, 90, 94-95, 103, 105, 116-118, 120, 122-125, 182, 216-219, 288, 297, 306, 321, 330, 339, 346 Clerge´, clerc : 26, 28, 80, 92, 94, 123, 125, 139, 240, 303 « Colons », colonies, colonisation, colonisateur : 39, 56, 65-67, 70-72, 75, 79, 89, 97, 104, 200, 215, 219, 254, 264, 268, 278, 280, 288, 305-306, 318, 339, 364 Comite´ Union et Progre`s (CUP), Unionistes, Jeunes Turcs : 10, 13, 48, 59, 100, 157, 159, 171, 173-175, 177-184, 186-189, 192, 195-200, 202, 204, 207-208, 211, 216-220, 251, 282, 294, 298, 305, 307309, 320, 333, 337, 362, 368-370 Communaute´ : 25, 28-30, 32, 55-56, 66, 70, 78-82, 86, 90, 92-95, 97, 99, 104, 110, 114, 129, 132-133, 139-140, 143, 161, 164-166, 168-172, 191, 206, 210, 221, 242, 245, 247, 256, 259-260, 263, 270, 287-288, 297, 304, 307, 322, 325, 328, 330, 332, 337-341, 343, 349, 352-354, 357-359, 361 Communaute´ arme´nienne : 12, 204, 339, 342-343

De l’Asie Mineure a` la Turquie

Communaute´ grecque, Commune (koinotita) : 12, 56, 78, 80, 166, 170, 191, 290, 330 Communaute´ monastique : 139 Communaute´ transnationale : 13, 109, 311, 313, 349, 352-355, 357, 361 Confe´de´ration tribale : 26-27, 86 Congre´gation : 238 Conqueˆte : 11, 22, 47, 69, 73, 75, 78, 81, 86, 91-92, 94, 96-97, 102, 119, 122-123, 137, 167, 207, 233, 235, 237-238, 246, 254, 266, 295-296, 341 Conqueˆtes : 8, 10, 12, 27, 33, 37-38, 57, 59, 68-70, 82, 85-86, 88, 91-95, 105-106, 109, 123-124, 138, 164, 233, 272, 369 Conversion, conversion force´e : 11, 19, 9294, 97, 102, 104-105, 109, 172, 184, 197199, 246, 248-249, 256, 283, 297 Copte : 22, 39, 78 Cosaques : 100, 238 Cosmopolite, cosmopolitisme : 20, 25, 69, 178, 234, 253, 260-261, 266, 268-271, 273, 281, 285-288, 321, 347 Croise´s, croisades : 38, 43, 52, 78, 88, 90, 94, 101, 138, 276 Daces : 254 Dardaniens : 254 Darwinisme social : 177-178, 192 De´mocratie, de´mocratique : 66-67, 71, 78, 133, 151, 161, 211, 224-225, 321, 362, 370 De´portations, de´placements de populations, de´porte´s : 7, 9-11, 39, 44-45, 55, 135, 181, 186-189, 191, 193, 195-202, 205-206, 208-209, 212-213, 215-216, 218, 220, 223, 226, 237, 250-251, 253, 299, 302, 305, 307, 331, 335-336, 339-340, 356, 368 De´racinement, de´racine´s : 7, 10-11, 91, 190, 263, 309, 313, 327, 332, 335, 361 Des-helle´nisation, des-helle´nise´ : 83 Dhimmi, dhimmitude : 12, 277 Diaspora, communaute´ diasporique : 8, 1011, 13, 28-29, 31, 33, 49-51, 53, 55-58, 110, 129, 132, 135, 138-141, 143-144, 147, 149-150, 153, 163, 207, 224, 245, 250-251, 263, 283, 305-306, 308-309, 311, 315, 322, 324-325, 329-330, 333, 335-341, 343-345, 349, 352, 354-359, 361-362 Diversite´ ethnique, pluriethnique, multiethnique : 7, 13, 17, 20, 23, 34, 39, 42, 56,

Index the´matique

59, 63, 85, 123, 135, 147, 218, 273, 293, 303, 306, 347, 364, 366 Druzes : 29, 58 E´change de populations : 11, 44, 238, 283 « E´conomie nationale » turque : 200-201, 305 E´glise gre´gorienne, apostolique : 28, 137, 140, 143, 200, 309, 343-344, 359 E´glise gre´gorienne, apostolique (arme´nienne) : 8, 12 E´glise orthodoxe, Orthodoxie : 8, 11, 37, 82, 101, 130, 138, 247, 321 E´glises non chalce´doniennes (arme´nienne, syriaque, nestorienne) : 86 Egyptiens : 267, 299 E´migrants : 346 E´mirat : 41, 50, 61, 85, 87-89, 91-92, 94-97, 99, 106, 109, 126, 138, 145, 147, 167, 276, 304 Empire assyrien : 36 Empire austro-hongrois : 139 Empire babylonien : 36, 114-115 Empire byzantin : 7, 25, 33, 36-37, 47, 72, 77, 81, 83, 85, 87-89, 97-98, 100-101, 135, 138, 207, 234, 255, 295-296, 320, 327, 359 Empire grec d’Alexandre : 36 Empire islamique, musulman : 27, 117 Empire mongol : 22-23, 119, 234 Empire ottoman : 7, 19, 21, 26, 36-37, 39, 42, 44-45, 47, 53, 61, 80, 85, 88, 91, 97-98, 101-102, 109, 133, 135, 139-140, 145, 147-148, 159, 168, 171, 180, 182, 185, 192, 196, 205-207, 225, 227, 233-240, 244-245, 247-248, 255, 257-261, 263, 267-268, 278, 282-283, 286-287, 290, 293, 298-299, 301, 303, 305-307, 309, 321, 335, 340, 342, 344, 360-361, 365, 368-370 Empire perse, empire d’Iran, empire iranien : 12, 21, 28, 37, 40, 42, 67, 69, 113-114, 117-118, 129, 135, 137, 140, 144, 251, 290, 309, 356, 359-360, 365 Empire romain : 20-23, 25, 36-37, 42, 45, 52, 65-67, 72, 75-77, 81, 83, 112, 135, 207, 275, 290, 309 Empire russe : 21, 33, 37, 136, 139-140, 165, 225, 235, 237, 241, 243, 324, 336, 340, 365 Empire-monde : 25, 31, 34 Enjeux territoriaux : 8-10

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Enracinement, re´-enracinement : 72, 146, 150, 224, 262, 334, 341, 346 E´radication (d’une population) : 189, 256, 306, 347 Espace byzantin : 8, 17, 63 Espace chre´tien occidental : 37 Espace interme´diaire eurasiatique : 7 Espace me´diterrane´en occidental : 39 Espace nomade : 8, 105 Espace ottoman : 17, 47, 368 Espace pe´ninsulaire, pe´ninsule : 12, 22, 27, 34-36, 39-42, 44, 74-75, 91, 97, 129, 153, 185, 188-190, 264, 267, 276, 288 Espace pe´riphe´rique, pe´riphe´rie : 9, 24, 2627, 45, 50, 55, 79, 96, 114, 135-136, 150, 223, 271, 308, 342, 345, 364, 366, 368369 Espace perse-iranien : 39, 63 Espace transnational, espace migratoire transnational : 49, 250, 350-352, 354 Espace turc : 85, 269, 363 E´tat islamique : 27 E´tat-nation : 7-12, 17, 19, 25, 31, 33-34, 39, 43-44, 48-51, 53, 57-59, 80, 109, 111, 122, 135, 140, 144-145, 147, 149, 157, 159, 173, 175, 177, 192, 199, 206-207, 212, 216, 218, 231, 250, 253, 256, 261, 272273, 283, 290, 294, 308-309, 315, 320321, 323, 334, 336, 346, 350, 352-353, 355-357, 361-362, 364-369 E´tats ou royaumes helle´nistiques : 36, 40, 65, 68-73, 82, 115, 290 E´tat-tampon : 137 Ethnie, groupe ethnique : 28-30, 32-34, 44, 50, 68, 73, 89-90, 98, 105, 116, 123, 133, 145-146, 167, 182, 207, 236-237, 246, 250, 258, 364 Ethnocide : 197 Ethnos, ethne` : 51, 71, 114, 254 E´trusque : 75-76 Europe´en : 13, 20-22, 24-26, 33-35, 38, 4445, 51, 53, 55-56, 95, 97, 109, 112, 129, 131, 135-137, 146-147, 152-153, 164, 192, 202, 207, 225, 235, 240, 253-255, 258-259, 264-265, 268, 270-273, 279, 285-287, 291, 298, 308, 313, 323, 349352, 354-356, 358-359, 362, 365, 369-370 Exil : 11, 43, 122, 184, 216, 223, 242, 251, 258, 260, 306, 313, 326, 329, 335, 360361 Exode : 54, 172, 190, 244, 257, 329, 336, 360 Exode rural : 13, 131, 288, 349-350, 354

400

Expropriation : 195, 200, 204, 305 Expulsion : 11, 49, 151, 177, 179, 183-184, 186, 188, 193, 197, 212, 222, 225, 237, 257, 306, 331 Extermination : 93, 184, 197-199, 206, 212, 335 Florentins : 234 Fracture Orient-Occident : 20 Fragmentation : 9, 17, 45, 59, 136, 363-364 Francs : 76, 138, 266 Frontie`re, zone ou re´gion frontalie`re : 22, 27, 29, 33-34, 41-42, 45, 47-48, 51, 58, 63, 72, 83, 88-91, 93-94, 96, 98-99, 111, 113, 116, 121-123, 129, 133-135, 145, 147, 152-153, 174, 180, 183, 190, 192, 196, 219, 222, 233, 239, 242, 246, 251, 253-255, 258, 265, 272-273, 276, 285, 290, 293-300, 308-309, 327, 335, 337, 340, 352, 356, 360, 362, 365, 367-368, 370 Gazi : 89-91, 94-96, 98-99, 131, 264, 295 Ge´nocide : 9-11, 34, 39, 44, 47, 49, 51, 141, 143-144, 173, 175, 188, 193, 195-199, 201-203, 205-206, 209, 212, 218, 231, 251, 294, 300, 302, 304-306, 309, 325328, 332-333, 335-338, 341, 343-346, 359, 361, 368, 370 Ge´ohistoire, ge´ohistorique : 8, 12, 17, 20, 2526, 28, 38, 44, 53, 240, 290 Ge´opolitique : 12, 23, 25, 29, 37, 116 Ge´orgiens : 37, 219, 234, 246-248, 267 Grande Ide´e (ide´ologie), Megali Idea : 32, 98, 113, 141, 159, 161, 166-167, 171, 177, 182-183, 192, 199, 201-202, 212, 215, 217-218, 270, 320, 344 Grecs : 8-12, 19, 21, 29, 33-34, 38-40, 44, 47-51, 53-59, 65-68, 71-78, 82-83, 85-89, 97, 100-104, 106, 110-111, 115, 129, 135, 157, 159, 161-169, 171-172, 174-175, 177-178, 183-193, 195, 197-198, 200202, 204-210, 212, 217-218, 220, 233239, 241-246, 248-251, 254, 256-260, 262-263, 266-270, 272, 277-281, 284291, 313, 315-316, 318, 320-334, 339, 346, 354, 361, 366, 369 Grecs ame´ricains : 56 Grecs cappadociens : 8, 169, 263, 321, 323, 325, 328-333 Grecs chypriotes : 191 Grecs d’Asie Mineure, Mikrasiates : 8, 168, 315, 321-323, 325, 327, 331, 333

De l’Asie Mineure a` la Turquie

Grecs ottomans : 10, 49, 80, 161-162, 185, 188-189, 205, 332 Grecs pontiques, Pontiques : 8-10, 41, 45, 47-48, 55-56, 164, 175, 191, 206-208, 210, 233, 235-239, 243, 245-246, 248, 250-251, 263, 321, 323-329, 331-333, 363 Groupe ethnique : 13, 29, 129, 133, 145-146, 179, 182-183, 236-237, 240, 246, 250, 258, 272, 287, 364, 366, 369 Gurani : 144 Helle´nisation : 8, 13, 19-20, 31, 33-34, 59, 65-66, 71-72, 76, 82, 92, 94, 168-169, 254 Helle´nisme : 20, 51, 53-55, 57, 69, 72, 77-78, 80, 92-93, 101, 108, 115, 161-162, 164165, 281, 323, 326-328, 333 Hemc¸in : 247-248 He´ritage byzantin : 9, 88 He´ritage ottoman : 219, 229 Hezbollah : 133 Hindouisme : 21 Hittites : 29, 36, 38, 58, 93, 339 Homoge´ne´isation ethno-culturelle, ethnonationale, ethnique : 8, 11-13, 39, 49-50, 59, 155, 157, 175, 216, 300, 320, 362, 370 Homoge´ne´isation territoriale : 9, 13 Iconographie : 11, 29, 83, 212, 262, 322, 324-326, 331, 333, 339, 342 Identite´, identitaire : 8-9, 11-12, 26-28, 31, 33, 38, 51, 55-58, 63, 66-67, 72-74, 77-78, 83, 95-97, 106, 108, 117, 127, 130-132, 135, 138, 145, 150-153, 164-165, 167168, 179-181, 186, 189, 195, 197-199, 208, 211-212, 217, 220, 224, 242, 248249, 260-263, 283, 285, 287, 304, 309, 313, 315, 321-322, 325-333, 336, 339, 341-343, 349, 352-355, 357-359, 361362, 365, 367-369 Ide´ologie totalitaire : 177 Ilkhans, Ilkhaˆnides : 22, 120 Illyriens : 254 Immigrants : 48, 72, 118, 150, 218-223, 238, 240, 268, 289, 357 Indiens : 33, 111 Influence arabe, influence arabo-persane : 12, 86, 119 Influence iranienne : 119, 126, 129 Inge´nierie sociale, ethnique, de´mographique : 10, 155, 157, 175, 177, 179, 186, 192, 195-197, 209, 211, 215216, 219-221, 251, 368 Interface : 12-13, 17, 44-45, 47-49, 59, 63, 69, 133, 135-136, 227, 229, 231, 233, 246,

Index the´matique

250-251, 253, 264, 272-273, 275, 283, 285, 293-294, 298, 308, 369 Ioniens : 41, 288 Iraniens : 12-13, 21, 26, 33, 50, 57-58, 63, 87-88, 99, 110-113, 118-122, 125-126, 129, 132-136, 147, 243, 270, 367-369 Iranisation : 33, 120, 123-125, 129, 366 Islam : 9, 11, 19-24, 26, 39, 56-58, 85-88, 9192, 94-98, 101, 103-107, 109, 111-112, 117-119, 123, 126-127, 130-131, 134, 146, 149, 151-152, 172, 178, 184, 197199, 211, 215, 217, 245-246, 248-249, 256, 267, 270, 272, 283, 285, 296-297, 304, 307, 313, 352, 354-355, 358, 363 Islamisation, islamise´ : 8-9, 12, 19, 22, 24, 33-34, 44, 59, 86-87, 124-125, 144, 197199, 205, 248 Islamistes : 26, 131, 149, 152, 358 Isthme : 25, 35-36, 40, 42, 264 Janissaires : 95-96, 99, 199 Judaı¨sme : 21, 23, 116, 309 Juifs, He´breux : 10, 12, 22-24, 28-29, 33, 3839, 43, 50, 57-58, 71, 88, 100-101, 117, 135, 137-138, 173-174, 182, 189, 192, 198, 205-207, 217-218, 259, 266-270, 285-287, 289, 294, 297, 300, 303-309, 337, 349, 352 Karamanlis, Karamanides : 91, 95, 102, 122, 138, 266, 330 Karapaches : 243 Kemal, ke´malisme, ke´malistes : 10-11, 13, 49, 59, 122, 149, 157, 168, 174, 177, 201202, 208, 211, 216, 218-220, 223, 227, 246-249, 251, 282, 294, 300, 320, 337, 339, 350, 362, 365, 368-370 Kurdes : 10, 12, 22, 29, 33-34, 44-45, 47-50, 57-58, 63, 97, 100, 110, 121, 130-137, 144-147, 149-153, 172-173, 178-179, 181, 187, 193, 196, 208-209, 211-213, 215-220, 222-227, 239-240, 243, 247, 251, 253, 270, 293-295, 298-300, 303304, 306, 308-310, 313, 339, 349, 352, 356-360, 362, 366-368 Latins : 74-76, 138, 266, 277 Lazes : 47-49, 152, 233, 236, 239, 244, 246248, 251 Levantins : 268, 286 Libe´ralisme : 178 Lieux de me´moire : 11, 262, 322, 324-325, 328, 331, 333, 344 Logique territoriale, logique : 8-9, 12-13, 15, 17, 20, 25-27, 32, 50-51, 55, 65-66, 69, 73-

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75, 83, 85, 87-88, 92, 96, 99, 105, 114, 124, 177-178, 181, 200, 205, 211, 271, 287-288, 294, 296-298, 324, 330, 343, 351-352, 355, 368 Longue dure´e, temps long : 8, 11-13, 15, 17, 19-20, 23, 26, 28, 30-35, 38-39, 41, 43-45, 47-48, 50-51, 57, 59, 61, 63, 65, 72, 76, 80, 82, 85, 105-106, 108-112, 123-124, 127, 129, 134-136, 140-141, 145-146, 192, 197, 199, 208, 211, 225, 234, 240, 242, 250-251, 253, 255, 265, 272, 275276, 290, 294, 306, 308-309, 351-352, 359, 363, 366, 368-369 Mamelouks : 22, 99, 138, 297 Maniche´isme : 116 Marches force´es : 187 Mazde´isme, mazde´en : 39, 111-112, 116117, 129, 297, 304, 368 Me`des : 29, 38, 113, 135, 137, 144, 149 Me´gapole : 36, 253, 264, 271-273 Me´moire, lien me´moriel : 7-8, 11, 28, 31, 49, 103, 116, 131, 152, 188, 211, 245, 247, 251, 259, 262-264, 311, 315, 320-339, 343-344, 347, 361-362 Meshkets : 340 Me´tropole : 13, 69, 81, 122, 161, 169, 268, 270, 281, 288-289, 344 Migrants, migrants e´conomiques : 13, 48, 72, 109-110, 118, 132-133, 150, 218-223, 226, 238, 240, 242, 247, 261, 268-269, 273, 279, 289, 299, 301, 318, 335, 346, 349, 355, 357-359, 362 Migration : 13, 17, 33, 45, 49, 55-56, 59, 73, 82, 91, 105, 110, 129, 131-132, 147, 153, 164-165, 169, 172, 189, 192, 195, 216, 218, 220, 224, 236-238, 240-242, 244, 248-250, 256, 269-270, 277-278, 281282, 300, 306-308, 310, 315, 319-320, 323-324, 334, 341, 345, 349-356, 358, 361-363 Millet, syste`me des millet : 9, 12, 39, 53, 81, 99, 101-102, 131, 139, 159, 161, 165-167, 170-171, 173, 199-200, 207, 217, 272, 287, 321, 365, 368-369 Minorite´ : 7-8, 19, 30, 34, 39, 88, 102, 123, 132, 136, 140, 177, 181, 191-193, 199, 208, 215, 222, 227, 258-259, 273, 308, 315, 349, 359, 366-368, 370 Minorite´s : 9, 11-12, 20, 29, 34, 44, 56, 58, 109, 129, 145, 152, 159, 172-174, 180181, 192-193, 196, 207-210, 212, 215,

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225, 248, 253, 259, 267-268, 285, 293, 313, 320, 339, 361-362, 365-366, 368, 370 Minorite´s chre´tiennes : 10, 49, 58, 159, 171, 174, 195, 199, 203, 206, 208, 213, 226, 253, 273, 282, 308-309, 368, 370 Minorite´s musulmanes : 10, 217, 219, 253, 273, 298, 368 Minorite´s nationales : 7, 58 Mode`le spatial : 51, 105, 142, 146, 153 Mode`le spatio-temporel : 53 Monarchie : 53, 66-67, 76, 116, 118 Monaste`re : 89, 101, 141, 143, 169, 172, 196, 241, 275, 277, 289, 321, 324-326, 328, 332-333, 346, 360 Monde turco-iranien : 13 Montagnes, espace ou territoire montagneux : 12, 28, 35, 40-41, 43, 45, 47, 70, 87, 136-137, 139, 141, 144, 152, 164, 172, 179, 210, 215, 220, 236, 240-241, 251, 254-255, 296, 306, 327, 359-360, 363-365 Multiethnicite´, multi-ethnique : 11, 20, 23, 34, 39, 42, 63, 218, 306, 366 Musulmans : 11, 39, 87, 91, 100-102, 104, 136, 159, 161-162, 174-175, 180-181, 183, 187-189, 198-200, 204, 215, 218221, 226, 235-240, 243, 245, 247-249, 253, 256-261, 263, 265-266, 268, 273, 277, 280, 282, 286-287, 299-304, 307, 315-316, 321, 366 Nationalisme, nationaliste : 11-13, 20, 29-32, 34, 36, 39, 43, 59, 63, 98, 122, 130-131, 133-134, 136, 145, 147-149, 152, 155, 157, 159, 161-162, 164, 170-171, 177178, 181, 183, 199, 201-202, 205, 209, 211-212, 215, 217-219, 221, 224, 237, 240, 245, 261, 264, 268-269, 281-282, 288, 290, 298, 300, 302, 304, 307-308, 311, 313, 324, 327, 336, 339, 346, 349, 352-353, 355, 357-358, 362, 365-366, 369-370 Nazi : 10, 198, 205-206, 329-330 Nestorianisme, Nestoriens : 86, 359-360 Nomadisme : 9, 85, 87-88, 93, 146, 297, 352 Occident, occidentalisme : 10, 17, 20-21, 2327, 34, 36-39, 41, 45, 52-53, 55-56, 58-59, 66, 69-71, 74, 77-78, 82-83, 87-88, 90-91, 94, 99, 101, 103, 112, 118, 121, 123-124, 127-129, 140-141, 149, 162-166, 168, 181, 186, 188, 190, 193, 196, 199, 202, 207-208, 212, 215, 231, 234, 236, 248249, 253-254, 257-258, 260, 263, 267-

De l’Asie Mineure a` la Turquie

268, 273, 276, 278-279, 282-283, 285290, 293-294, 296-298, 300, 308-309, 316, 320-322, 324, 333, 335-336, 340341, 344-345, 350-351, 359-361, 364365, 369-370 Oghouz (Turcs) : 85-88, 94, 98-99, 130 Oligarchie : 66-67, 78 Omeyyades : 58, 96, 369 ONU : 88, 132, 143, 149, 168, 200, 270, 287, 323, 325-327, 330, 332-333, 336-337, 339, 343, 347 Orient, orientalisme : 12, 17, 20-21, 24, 2627, 30, 34-37, 40, 42-45, 48, 52-53, 55-57, 59, 63, 65-66, 68-69, 71-74, 76-77, 82-83, 89, 93, 95, 97, 109-110, 112, 115-116, 118, 120-121, 124, 128-129, 131-132, 134138, 140-141, 143-144, 155, 157, 159, 163-165, 170, 172-175, 177-181, 184, 186-187, 189-192, 195-196, 202, 205, 207, 211-213, 216-219, 233-237, 239-241, 244, 248, 253-260, 264, 267, 269-273, 275-276, 278-279, 281-283, 285, 287289, 295-301, 308-309, 315-316, 320324, 328, 331-335, 337, 339, 341-343, 349, 355, 357, 359, 361, 365, 369-370 Osmanlie (langue) : 10, 12, 134, 339 Ottomans : 9-10, 29, 33, 37-38, 41, 47, 4950, 53, 63, 78, 80, 91, 94-95, 98, 100-105, 120-121, 129, 134, 139, 159, 161-162, 166, 173, 180, 183-185, 188-189, 196, 199-200, 205-207, 223, 233, 236-241, 245, 256-260, 268, 272, 275-276, 278, 285-286, 297, 307-308, 324, 332, 339, 341, 356, 362, 366 Ouzbeks : 110, 121, 356 Paı¨ens : 79, 91, 97, 255 Pakistanais : 21, 368 Parthes : 21, 29, 38, 73, 112, 115, 134, 309 Patriarcat : 53, 55, 78, 80, 96, 100-101, 139, 161, 166-168, 171-172, 184, 188, 190191, 267, 269-270, 335 Patriarche (patriarcat) œcume´nique de Constantinople : 53, 78, 80, 100-101, 161, 165, 167-168, 190, 270, 272 Patries perdues, inoubliables : 8-11, 315, 321-322, 324, 332-334 Patrimoine : 26, 209, 270, 346, 354 Paysannerie, paysans, agriculture paysanne : 94, 98, 103-104, 121-122, 124, 131, 145, 172, 216, 237, 239, 255, 263, 275, 299, 303

Index the´matique

Persans, langue persane : 24, 88, 112, 117118, 124-125, 365-367, 369 Perses : 12, 21, 24, 29-30, 33, 38, 50, 57-58, 63, 65, 68, 73, 110-114, 118, 129, 135137, 139, 246 Peuple diasporique, peuple en diaspora : 11 Peuple impe´rial : 9, 11, 50, 57, 127, 294, 364 Peuple monde de la longue dure´e : 15, 17, 31, 50-51, 127, 129 Peuple re´silient de la longue dure´e : 12, 17, 31, 33-34, 39, 57, 63, 72, 135, 294, 308309 Phanariotes, classe phanariote : 80, 101, 105, 267 Philosophie des Lumie`res : 53 Phrygiens : 58, 93, 275 Pionniers, fronts pionniers : 72 PKK : 149-152, 211-212, 223-224, 356-357, 361, 367 Pluriethnique (espace, re´gion), pluriethnicite´ : 7, 17, 34, 56, 59, 85, 123, 135, 147, 253, 273, 293, 347, 364 Pogrom : 131, 191, 193, 269, 305-306, 308309 Politique de l’oubli : 11, 337 Politique de´mographique, voir Inge´nierie de´mographique Polycentrisme, polycentrique : 25-26, 33, 51, 53, 140 Pomaks : 219, 221, 226, 256-257, 261, 273 Positivisme, positiviste : 177-179, 182, 192 Principaute´ : 41, 50, 88, 92, 94, 98-99, 101, 115, 122, 138, 140, 143, 145, 147, 159, 251 Protestantisme : 21 Protocole de Moudania : 190 Purification ethnique : 7, 9-11, 34, 39, 44, 175, 177, 192-193, 202, 208-209, 212, 231, 251, 253, 258, 279, 282, 309, 333, 368, 370 Racisme, raciste : 183, 192, 199, 212, 270 Rapatrie´s, rapatriement : 319, 323, 340, 344346 Reconfiguration territoriale : 7 Re´fugie´s : 7-8, 10-12, 45, 47, 49, 53, 56, 132, 136, 157, 167, 174-175, 177-178, 180, 182, 184-191, 195, 201-204, 206, 209, 215, 218-221, 226, 236, 238-239, 241, 243-245, 247, 250, 253, 257-258, 260263, 270, 279-280, 283-285, 289, 294, 299, 301-302, 305, 310, 315-316, 318336, 345-346, 349, 351, 357, 359-361

403

Re´gion Interme´diaire : 17, 19-21, 23-25, 28, 33-34, 49, 100, 110, 135 Re´gion transfrontalie`re : 133 Re´publique : 13, 48, 67, 78, 109, 133-134, 140-142, 151-152, 177, 201, 209, 216, 218, 224-225, 227, 238, 245, 300, 309, 320, 324, 335-336, 346, 354, 360-361, 367 Re´publique islamique : 123-124, 367-368 Re´publique turque : 13, 19, 39-40, 44, 49, 134, 210, 215, 221, 231, 246, 259, 264, 293, 298-300, 321, 355, 362, 370 Re´seaux de solidarite´ : 342 Re-territorialise´ : 341 Romains : 19, 29, 33, 38-39, 50, 72-79, 116, 129, 134, 137, 246, 272, 306 Romaioi, Romioi, Ruˆm : 19, 48, 52, 76, 78, 83, 85, 87-88, 90, 95, 118-119, 122, 129, 134, 165, 167, 170, 189, 210, 249, 272, 369 Roms : 131, 305-306 Royaumes : 33, 50, 65, 69, 71-73, 75, 113, 135, 143, 159, 207, 251 Russes : 12, 21, 38, 47, 50, 122, 164, 196, 207, 221, 223, 233, 235-240, 242-244, 246, 256-257, 276, 289, 307, 336, 360 Sarrasins : 296 Satrapie : 41-42, 69-70, 111, 113, 115-116 Se´dentaire, population se´dentaire : 27, 86, 89, 91, 93, 113, 119, 125, 136, 150, 297, 303 Seldjoukides (Grands) : 33, 37-38, 50, 63, 78, 86-88, 90-91, 93-94, 98, 103-104, 118119, 122-123, 125, 129, 134, 138-139, 207, 276, 297, 324, 339, 363 Seldjoukides, sultanat seldjoukide de Ruˆm (Konya) : 12, 19, 33, 37-38, 40, 50, 63, 78, 85-88, 90-91, 93-94, 98, 103-104, 109, 118-120, 122-123, 125, 129, 134, 138139, 207, 276, 297, 324, 339, 363 Shoah : 10, 195, 206, 306, 308-309 Sionistes : 305, 307-308 Slaves : 171, 236-238, 255 Slavisation : 254 Socialisme, socialiste : 56, 178, 340 Socie´te´ arme´nienne : 141, 172 Socie´te´ byzantine : 87-88, 104-105 Socie´te´ des Nations, SDN : 149, 331, 360 Socie´te´ helladique : 321-322 Socie´te´ kurde : 145, 149 Socie´te´ ottomane, musulmane : 12, 92, 167, 198, 205, 268, 321 Spoliations : 199

404

Structures claniques et familiales : 26 Sume´riens : 29, 58 Sunnites, sunnisme : 96-97, 101, 119-121, 130, 133, 136, 145, 215, 219, 299, 349, 358, 367-368 Synapse : 13, 36, 42, 45, 47-48, 59, 134, 231, 233-235, 251, 253, 264, 271, 273, 285 Syriaques : 44, 47, 49, 86, 152, 173, 175, 195, 200, 206, 217-218, 223, 293, 299300, 303-305, 309, 346, 349, 359-360 Syriens : 28, 58, 103, 137, 205, 234, 267, 294, 300-301, 303, 359 Tatars : 47, 109, 219, 221, 225, 233, 235-236, 238 Tche´tche`nes : 47, 221, 225, 236-237 Temps court : 8, 11 Temps courts : 12 Territoire grec : 8, 11 Territoire national : 9, 17, 45, 49-50, 59, 109110, 127, 136, 141, 192, 208, 225-227, 231, 299, 313, 341, 352, 364, 369 Territoire turc : 9, 13, 49, 130, 265, 299, 335, 362 Terrorisme : 212, 225, 338 Thraces : 254-255, 321, 323, 325, 331, 333 Toponymie, toponymes : 134, 152, 208-211, 216, 254, 262, 300, 331, 345, 347, 360 Traite´ de Lausanne (1923) : 7, 27, 53, 152, 168, 175, 190, 193, 204, 208, 212, 215, 220, 226, 246, 250, 253, 259-260, 273, 282-283, 290, 315, 320, 322, 335, 370 Traite´ de Se`vres (1920) : 147, 179, 208, 336, 360, 370 Trajectoire spatio-temporelle : 51, 106, 126, 142-143, 146, 153 Transfrontalier : 145, 300 Tribu, population tribale : 8, 22, 25, 27, 29, 32, 43, 47, 70, 74, 77, 86, 90, 92, 94, 96100, 109, 111-112, 114-115, 117-121, 129-130, 136-137, 139, 141, 144-145, 149-152, 166, 169, 179, 182-184, 187188, 196-197, 201, 204, 215-216, 220222, 231, 237, 239-240, 246-247, 271, 273, 277, 285-286, 288, 295, 298, 302-

De l’Asie Mineure a` la Turquie

304, 316, 330, 336, 338-339, 342-343, 356, 359, 364, 366 Turco-Cre´tois : 282-285 Turcs : 9-10, 12-13, 19, 21-22, 24, 27, 33-34, 37-38, 40, 43, 45, 48-50, 53, 57-59, 63, 83, 85-88, 90-95, 97-99, 102-112, 117-121, 124-125, 129-130, 132, 134-138, 147, 150, 152, 157, 159, 161-162, 165, 167, 171-173, 175, 177-181, 183-185, 189, 191-192, 196-197, 199-202, 204, 207208, 210-211, 215-221, 223, 226, 231, 236-237, 239, 243, 246-248, 251, 255, 257, 259-260, 262, 267-270, 272, 276, 281-282, 284, 287, 289, 291, 293-295, 297-298, 300-302, 305, 307-308, 313, 316, 320, 324, 331, 333, 337-340, 346, 349-352, 354-355, 357, 361-362, 365-370 Turkme`nes (Turcomans) : 86-90, 93, 98, 109-110, 118-120, 123, 130, 134, 136, 138, 243, 303, 366 Turquisation, turquise´ : 8-9, 12-13, 19-20, 31, 33-34, 44, 57, 59, 63, 83, 85, 87-88, 93-94, 105, 112, 121, 124, 152, 162, 179181, 183, 185, 189, 191-192, 197, 199, 205, 208, 210-212, 215-217, 220, 247, 269, 273, 299, 313, 339, 366 Turquisme, turcite´ : 20, 92, 107, 178, 181182, 217-218, 221-222, 307 Tyrannie : 76, 178 Unification : 12-13, 17, 44-45, 51, 59, 85, 87, 102, 115, 149, 352 Union europe´enne : 151, 273, 349 Valaque : 261, 267 Ve´nitiens : 234, 267 Vilayet : 41, 161-162, 167, 171-172, 179, 189-190, 209, 249, 255, 258-261, 283, 298, 300, 303, 335, 360 Villes-ports : 13 Voyages-pe`lerinages : 262, 328 Yezidis : 136, 145, 149, 217, 243, 300, 303, 357 Zazas : 217, 304 Zoroastriens, Mazde´ens : 112, 117, 129, 297, 304

Table des matie`res

Introduction. – De l’Asie Mineure a` la Turquie, logiques territoriales entre Asie et Europe ................................................................... L’approche ge´o-historique des logiques territoriales ............................. Les enjeux territoriaux de l’espace anatolien : les « patries perdues » Le phe´nome`ne des re´fugie´s et de leurs descendants ................................ Les espaces et les peuples frontaliers aux interfaces de la Turquie avec ses voisins .......................................................................................................

7 8 9 10 12

I

Cadre conceptuel et the´orique : peuples de la longue dure´e, leurs logiques territoriales Chapitre premier : Entre Europe et Asie, la Re´gion Interme´diaire. Concepts et approches pour analyser cet espace ................................. Fracture Orient-Occident ou « Re´gion Interme´diaire » .......................... La « Re´gion Interme´diaire » ............................................................................... Approche civilisationnelle de la Re´gion Interme´diaire ........................... Nouveaux concepts de l’approche ge´ohistorique : empire-monde, e´conomie-monde, syste`me-monde .................................................................... La logique territoriale impe´riale selon Ibn Khalduˆn .............................. La notion d’ethnie et l’approche mytho-symbolique de A. D. Smith La notion de peuple .............................................................................................. Les the´ories post-modernes de la nation et la mise en cause de l’approche mytho-symbolique ..................................................................... Peuples-monde impe´riaux ou peuples re´silients de la longue dure´e

Chapitre 2 : L’Asie Mineure ou Anatolie dans l’espace eurasiatique. Mode`les spatiaux et peuples-mondes de la longue dure´e ............... Du bassin me´diterrane´en a` l’Asie centrale ................................................. Six grandes unite´s ge´o-historiques ................................................................. Les notions d’Asie Mineure et d’Anatolie .................................................... Deux grands axes de communication Ouest-Est ou Ouest-Sud-Est structurants ............................................................................................................... L’Asie Mineure et les Balkans .......................................................................... Les interfaces de la Turquie, he´ritages de l’empire ottoman ...............

19 20 21 23 25 27 28 30 31 33 35 35 38 40 42 42 44

De l’Asie Mineure a` la Turquie

406

Les peuples aux interfaces de la Turquie avec les espaces ou peuples voisins ......................................................................................................................... Les projections de l’Asie Mineure ou Anatolie sur le monde : la formation de diasporas et d’espaces transnationaux......................... Les concepts de peuple monde de la longue dure´e et de logique territoriale ................................................................................................................. Les Grecs peuple monde de la longue dure´e : trajectoire spatio-temporelle et mode`le spatial .......................................... L’Asie Mineure au contact de tous les peuples impe´riaux ou re´silients du Moyen-Orient .................................................................................................... L’Asie Mineure devenue la Turquie unique face aux Balkans pluriels

48 49 50 51 57 59

II

La formation d’un espace anatolien dans la longue dure´e : des empires, cite´s-E´tats, e´mirats a` la fin de l’empire Ottoman Chapitre 3 : L’espace grec en Asie Mineure. L’helle´nisation dans la longue dure´e .................................................................................................................. La cite´-E´tat grecque (polis) ............................................................................... De la cite´-E´tat a` l’empire et aux royaumes helle´nistiques .................... Les structures et la logique territoriale des royaumes helle´nistiques Le processus d’helle´nisation dans les royaumes helle´nistiques .......... La transformation de la cite´-E´tat en un empire circumme´diterrane´en : la logique territoriale romaine........................... Helle´nisation des Romains ................................................................................. Les Byzantins continuateurs de l’helle´nisme .............................................. Disparition de la cite´-E´tat (polis), apparition de la communaute´ (koinotita) .................................................................................................................. La Grande E´glise vecteur de la perpe´tuation de l’helle´nisme............. L’Asie Mineure helle´nise´e a` la veille de la conqueˆte turque ................ Le peuple grec et l’helle´nisation de l’Asie Mineure dans la longue dure´e ............................................................................................................................

Chapitre 4 : L’espace turc de l’Anatolie. Du nomadisme, des e´mirats et sultanat de Ruˆm a` l’Empire ottoman ..................................................... La logique territoriale nomade des Turcs oghouz .................................... La zone frontalie`re : Gazi et Akrites .............................................................. Les e´mirats conque´rants de la frontie`re ....................................................... Les facteurs du basculement de l’helle´nisme a` la turcite´ : la « des-helle´nisation » ......................................................................................... Les Ottomans : la formation d’un empire ....................................................

65 66 68 69 72 73 76 77 78 80 81 82 85 85 89 91 92 94

Table des matie`res

407

La construction de l’empire ottoman ............................................................. 97 De la logique territoriale nomade oghouz a` celle de l’E´tat ottoman 99 L’empire de la « Re´gion Interme´diaire » gre´co-turque : l’Empire ottoman .................................................................................................... 100 Les Turcs : le mode`le spatial d’un peuple eurasiatique de la longue dure´e ................................................................................................. 105

Chapitre 5 : L’influence des Perses-Iraniens peuple de la longue dure´e sur l’Asie Mineure...................................................................................... 111 La langue ................................................................................................................... 112 Le mode`le de l’Empire perse Ache´me´nide ................................................... 113 Un espace immense, un centre pluriel et un pouvoir itine´rant ........... 113 Une structure territoriale pe´renne : les satrapies ..................................... 115 La dynastie sassanide (223-652) ..................................................................... 116 L’Iran sous la domination arabe ..................................................................... 117 L’Iran sous domination turque : l’Empire seldjoukide............................ 118 Les invasions mongoles : les Ilkhan et les Timourides ........................... 119 Les Safavides (1501-1722) ................................................................................. 120 Les re´formes et la modernisation sous influence e´trange`re : des Qadjars aux Pahlavis ................................................................................... La continuite´ dans la longue dure´e du poˆle persan-iranien ................ Islamisation et iranisation .................................................................................. La trajectoire spatio-temporelle des Iraniens ............................................. Le mode`le chrono-spatial de l’iranite´............................................................ Le legs iranien en Anatolie : les Ale´vis et les Chiites turcs ? ............... Les Chiites aze´ris en Turquie ............................................................................ L’espace historique transnational Iran-Azerbaı¨djan-Turquie .............. Conclusion : le poˆle oriental irano-perse de l’Asie Mineure seldjoukide et ottomane .......................................................................................

122 123 124 126 127 129 132 133 134

Chapitre 6 : Arme´niens et Kurdes, peuples re´silients de la longue dure´e, a` l’interface orientale de l’Anatolie ............................................... 135 L’Anatolie orientale a` la fin du XIXe sie`cle .................................................. 136 Les Arme´niens et le(s) Arme´nie(s) .................................................................. 137 La diaspora marchande arme´nienne eurasiatique ................................... 139 La renaissance d’un E´tat arme´nien au XXe sie`cle .................................... 140 La trajectoire spatio-temporelle et le mode`le spatial des Arme´niens 142 Les Kurdes et le(s) Kurdistan(s)....................................................................... 144 La trajectoire spatio-temporelle et le mode`le spatial des Kurdes ...... 146 Le nationalisme kurde .......................................................................................... 147 La re´sistance des Kurdes a` l’assimilation ................................................... 149 La question kurde en Turquie : ouverture ou durcissement ? ............... 150

De l’Asie Mineure a` la Turquie

408

Conclusion : la re´silience de deux peuples montagnards aux marges des empires ............................................................................................................... 152

III

` l’e`re des nationalismes A L’« inge´nierie de´mographique » ou la tentative d’homoge´ne´isation ethnique de l’Asie Mineure et de la Thrace orientale Chapitre 7 : Grecs et Arme´niens en Asie Mineure et Thrace orientale a` la veille de la Premie`re Guerre mondiale ............................................. 159 He´te´roge´ne´ite´ et dispersion des Grecs ottomans sur le territoire de l’actuelle Turquie a` la veille de la Premie`re Guerre mondiale..... Les communaute´s grecques dans le cadre politique ottoman (1897-1908) .............................................................................................................. Les Karamanlides de Cappadoce..................................................................... Les communaute´s grecques de l’inte´rieur de l’Anatolie ........................ De la communaute´ Ruˆm orthodoxe a` la communaute´ grecque « nationale » dans l’Ouest anatolien (1908-1918).................................... Les Arme´niens a` la veille de la Premie`re Guerre mondiale en Anatolie ................................................................................................................ La re´partition des minorite´s dans la Turquie de l’e´poque ottomane (1893-1914) .............................................................................................................. Forces et faiblesses de la pre´sence musulmane sur le territoire de la Turquie a` l’e´poque ottomane .................................................................

161 165 167 168 170 171 173 175

Chapitre 8 : La politique d’expulsion et de purification ethnique des Grecs du Comite´ Union et Progre`s a` la Re´publique Ke´maliste (1913-1950) ..................................................................................................................... 177 Le darwinisme social des Jeunes Turcs ........................................................ 178 Le positivisme cartographique des Jeunes Turcs ...................................... 179 Le « code du nationalisme turc » ..................................................................... 181 Massacres et expulsions des Grecs d’Asie Mineure et de Thrace orientale (1914-1918)........................................................................................... De´portations des Grecs des re´gions littorales vers l’inte´rieur de l’Anatolie (1915-1918)................................................................................... La politique des Unionistes a` l’e´gard des Grecs ottomans .................. De la migration a` l’e´radication des Grecs d’Asie Mineure et de Thrace orientale (1923-2000) ................................................................ Conclusion : la purification ethnique des Grecs et la politique d’« inge´nierie de´mographique » .......................................................................

184 186 188 189 192

Table des matie`res

409

Chapitre 9 : La politique d’« inge´nierie de´mographique » des Unionistes et le processus ge´nocidaire ................................................ 195 Le ge´nocide arme´nien .......................................................................................... 196 L’assimilation composante du ge´nocide ....................................................... 197 Confiscation et « colonisation » ........................................................................ 200 La construction d’une « e´conomie nationale » ........................................... 201 La le´gislation sur les biens « abandonne´s » (1915-2001) ..................... 203 Comparaison entre le ge´nocide arme´nien et ceux revendique´s par les Grecs ottomans et les Assyro-Chalde´ens (1914-1923) ............ Les ge´nocides ottomans et la Shoah .............................................................. La turquisation du territoire national par le changement des toponymes (1915-1990) ............................................................................... Conclusion : un nationalisme identitaire turc territorialise´ ..................

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Chapitre 10 : Le prolongement de l’« inge´nierie de´mographique » a` l’e´gard des Kurdes (1925-1950) ................................................................... 215 La turquisation des Kurdes ................................................................................ 215 La turquisation par l’e´ducation et la culture dans les provinces orientales ................................................................................................................... Les lois d’installation force´e, les politiques d’assimilation et de se´curite´ de la re´publique ke´maliste ..................................................... La politique d’« inge´nierie de´mographique » poursuivie aupre`s des populations musulmanes non turcophones ........................... Re´silience de la question kurde ........................................................................ L’« E´tat profond » (derin devlet) ...................................................................... Conclusion : la recomposition de´mographique de l’Asie Mineure ou Anatolie (1830-1924) .....................................................................................

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IV

L’he´ritage ottoman : les interfaces de la Turquie avec les espaces voisins et avec le monde Chapitre 11 : L’interface pontique et caucasienne avec la Russie ....... 233 Tre´bizonde (Trabzon) ancienne synapse entre l’Asie et l’Europe ...... 234 L’expansion russe vers la mer Noire et le Caucase (XIVe-XIXe sie`cles) 235 L’avance´e de l’impe´rialisme russe dans l’Est anatolien ........................ 239 Singularite´ du milieu montagneux littoral pontique : formation et persistance d’entite´s territoriales dans la longue dure´e. 240 Transposition de ces entite´s sur les lieux de la migration dans le Caucase ...................................................................................................... 242 L’installation des Grecs pontiques dans la re´gion de Kars et de l’Anti-Caucase .............................................................................................. 243

410

De l’Asie Mineure a` la Turquie

L’exode des Grecs caucasiens (1917-1921) ................................................ Les Grecs pontiques et leur projet de re´publique du Pont.................... Les Lazes a` l’interface avec le Caucase : un groupe ethnique a` la charnie`re des Empires ottoman et russe ............................................. Les Musulmans helle´nophones du Pont, te´moins d’une ancienne pre´sence grecque .................................................................................................... L’espace-re´seau transnational et diasporique des Grecs pontiques . Conclusion : le Nord-Est anatolien ou l’interface russe ........................

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Chapitre 12 : L’interface thrace avec les Balkans et la synapse d’Istanbul ........................................................................................................................ 253 Qu’est-ce que la Thrace ? ................................................................................... 254 La guerre russo-turque de 1877-78 et la migration force´e des Musulmans bulgares ..................................................................................... Les guerres balkaniques (1912-1913) : l’exode des populations musulmanes ............................................................. La sanctuarisation de la re´gion frontalie`re de Thrace orientale (1913-1923) .............................................................................................................. Les E´change´s Musulmans du vilayet de Salonique .................................. La difficile transmission de la me´moire chez les e´change´s musulmans de Lausanne ............................................................................................................. La synapse d’Istanbul : un de´troit et un isthme entre Europe et Asie De Constantinople a` Istanbul : la capitale cosmopolite ........................ Le de´clin du cosmopolitisme stambouliote (1919-1980) ........................ Le nouveau cosmopolitisme d’Istanbul ......................................................... Le grand Istanbul : l’extension de la me´gapole vers le nord ............... Conclusion : La Thrace, re´gion d’interface ou de frontie`re avec l’Europe ?........................................................................................................

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Chapitre 13 : L’interface avec l’archipel e´ge´en et la Me´diterrane´e.... 275 La cohe´sion ancienne d’un espace ionien ................................................... 275 La mer E´ge´e lac ottoman.................................................................................... 276 La migration des Grecs vers les coˆtes de l’Asie Mineure occidentale et leur arrie`re-pays ................................................................................................ Les re´fugie´s dans la Gre`ce insulaire .............................................................. Un espace insulaire et continental : la re´gion de Mytile`ne et d’Aı¨vali Les Turco-Cre´tois a` l’interface des E´tats-nations grec et turc ............ La synapse de Smyrne entre l’Europe occidentale et l’Anatolie (1700-1914) .............................................................................................................. L’Ionie et la pe´ninsule e´rythre´enne ................................................................ Conclusion : une ligne de fracture a brise´ l’unite´ mille´naire de cet espace archipe´lagique e´ge´en et littoral anatolien .......................

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Table des matie`res

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Chapitre 14 : L’interface avec le monde arabe au Sud-Est de l’Anatolie .................................................................................................................. 293 Les invasions arabes en Asie Mineure (VII e-IXe sie`cles)......................... 294 La Cilicie reconquise par les Byzantins........................................................ 295 La logique territoriale arabo-musulmane .................................................... 296 Les provinces arabes de l’empire ottoman .................................................. 298 Une re´gion frontalie`re avec le monde arabe .............................................. 299 La Cilicie et le ge´nocide arme´nien ................................................................. 300 Le vilayet de Diyarbekir : une mosaı¨que ethnique complexe jusqu’en 1915 ............................................................................................................................. L’effet de´vastateur du ge´nocide arme´nien a` Diyarbekir ........................ Les He´breux-Juifs : de la diaspora a` l’implantation dans la Palestine ottomane .................................................................................................................... Trois peuples re´silients de la longue dure´e a` la pe´riphe´rie Sud-Est de l’Anatolie : Arme´niens, Kurdes et Juifs ...................................................

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V.

Les diasporas et le transnationalisme des peuples d’Asie Mineure : les territoires de la me´moire des diasporas, la communaute´ transnationale turque Chapitre 15 : La diaspora des re´fugie´s grecs d’Asie Mineure, du Pont et de Thrace orientale : les territoires de la me´moire ....................... 315 L’installation des re´fugie´s, son impact sur l’ame´nagement du territoire et l’urbanisme de la Gre`ce ....................................................... L’homoge´ne´isation ethnique de l’E´tat-nation grec .................................. Les re´fugie´s en Gre`ce : la cre´ation d’associations ................................... Le rapport a` la me´moire des groupes ethno-re´gionaux ......................... De l’icoˆne de la Vierge de Soumela a` l’« iconographie » grecque pontique .................................................................................................... Les monuments comme´moratifs, porteurs d’un re´cit de l’histoire-me´moire des re´fugie´s .................................................................. L’exode et l’installation des Grecs cappadociens en Gre`ce ................. La construction d’une me´moire collective a` Nea Karvali ..................... Des « Re´fugie´s » aux « Pontiques », « Cappadociens, » « Mikrasiates » et « Thraces » : la me´moire plurielle ...............................

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De l’Asie Mineure a` la Turquie

Chapitre 16 : La diaspora arme´nienne et ses territoires de la me´moire : la question arme´nienne en Turquie et la politique du de´ni ............................................................................................. 335 La me´moire du ge´nocide ..................................................................................... 336 Les politiques de la me´moire et de l’oubli ................................................... 338 Les Arme´niens en diaspora : les territoires de la me´moire................... 339 L’E´glise apostolique arme´nienne cle´ de vouˆte de la me´moire ............ 343 Les « rapatrie´s » de la diaspora : Erevan..................................................... 344 L’effacement des traces : le ge´nocide de la pierre ................................... 346 Chapitre 17 : Du champ migratoire a` la communaute´ transnationale turque europe´enne et aux diasporas kurde, ale´vie et assyro-chalde´enne ................................................................................................ 349 Du champ migratoire a` l’espace transnational turc................................ 350 La communaute´ transnationale turque .......................................................... 352 Une communaute´ transnationale bien encadre´e par l’E´tat d’origine 354 La diaspora kurde .................................................................................................. 356 La diaspora des Ale´vis ......................................................................................... 358 La diaspora assyro-chalde´enne ........................................................................ 359 Conclusion : Du champ migratoire aux diasporas et a` la reconnaissance des minorite´s et de leur me´moire ...................... 361

Conclusion ge´ne´rale. – Le monde turco-iranien, ses deux poˆles et l’Asie Mineure........................................................................................................ Bibliographie ......................................................................................................................... Glossaire ................................................................................................................................... Index ge´ographique .......................................................................................................... Index the´matique................................................................................................................

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