Croire, s'engager, chercher: Autour de Jean Baubérot, du protestantisme à la laïcité 9782503567495, 2503567495

Jean Baubérot : l'historien et le sociologue des protestantismes, puis de la laïcité en France et dans le monde. Un

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Croire, s'engager, chercher: Autour de Jean Baubérot, du protestantisme à la laïcité
 9782503567495, 2503567495

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CROIRE, S’ENGAGER, CHERCHER AUTOUR DE JEAN BAUBÉROT, DU PROTESTANTISME À LA LAÏCITÉ

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES

SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

174

Illustration de couverture : Jean Baubérot. Photo : Martine Doyon.

CROIRE, S’ENGAGER, CHERCHER AUTOUR DE JEAN BAUBÉROT, DU PROTESTANTISME À LA LAÏCITÉ

Études réunies par Valentine Zuber, Patrick Cabanel, Raphaël liogier

H

F

La Bibliothèque de l’École des hautes études, sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des hautes études, sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent soixante-dix volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (enseignants-chercheurs à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…). Directeur de la collection : Arnaud Sérandour Secrétaires d’édition : Cécile guivarCh, Anna Waide Comité de rédaction : Denise aigle, Mohammad Ali amir-moeZZi, Jean-Robert armogathe, Marie-Odile boulnoiS, Gilbert dahan, Jean-Daniel duboiS, Vincent gooSSaert, Michael houSeman, Christian Jambet, Alain le boullueC, Marie-Joseph Pierre, François de PolignaC, Jean-Noël robert.

© 2016, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2016/0095/247 ISBN 978-2-503-56749-5 e-ISBN 978-2-503-56750-1 10.1484/M.BEHE-EB.5.109666

Printed on acid-free paper.

Colloque des vingt ans du GSRL, 27 novembre 2015, amphithéâtre Louis Liard, Sorbonne. Cliché DR.

AVANT-PROPOS

Valentine Zuber École pratique des hautes études, Paris PSL Research University

À l’approche du vingtième anniversaire du Groupe Société Religions Laïcités (GSRL) – unité mixte de recherche CNRS-EPHE créée en 1995 – il nous est apparu indispensable, à Patrick Cabanel, Raphaël Liogier et moi-même, de proposer dans la belle collection de la « Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses », un recueil de mélanges en hommage au premier directeur et refondateur de celle-ci, Jean Baubérot. En 1995, le GSRL (intitulé Groupe de Sociologie des religions et de la Laïcité jusqu’en 2006) a associé une partie des membres du défunt Groupe de Sociologie des Religions (GSR) – fondé au CNRS en 1954 par Henri Desroche, François-André Isambert, Jacques Maître, Gabriel Le Bras et Émile Poulat 1 – avec la jeune équipe Histoire et Sociologie de la Laïcité (HSL) créée en 1988 par Jean Baubérot à l’EPHE. Depuis cette date, le GSRL n’a cessé de grandir et de s’épanouir, en rassemblant autour de son objet – l’étude académique du fait religieux et de la laïcité – de très nombreux spécialistes, représentant toutes les disciplines des sciences humaines et sociales concernées par ces études. Il a été dirigé successivement par Jean Baubérot (de 1995 à 2001), Jean-Paul Willaime (de 2002 à 2008) et, depuis, par Philippe Portier, directeur d’études de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’EPHE – fondée en 1989 et dont Jean Baubérot a été le premier titulaire. En raison du foisonnement des travaux qui ont été conduits au sein de ce laboratoire et de la rigueur des approches scientifiques de ses membres, son audience nationale et internationale n’a cessé de croître depuis lors. En fédérant des chercheurs issus

1.

É. Poulat, « Aux origines du “Groupe de Sociologie des Religions” et de ses Archives », Archives de sciences sociales des religions, 136, 2006, p. 25-37.

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Avant-Propos d’une multiplicité d’institutions de recherche françaises et étrangères, il est rapidement devenu l’un des pôles principaux de la recherche contemporaine en sciences des religions et de la laïcité. À l’heure actuelle, il regroupe plus d’une quarantaine de chercheurs et enseignants-chercheurs – membres titulaires ou associés – ainsi qu’un grand nombre de doctorants et post-doctorants – signe évident du dynamisme de ce laboratoire et de la fécondité académique du champ étudié. Parce que la carrière et la vie de Jean Baubérot, « entre passion et raison » 2, témoignent avec éloquence de sa conception de la recherche – extrêmement exigeante du point de vue scientifique tout en restant toujours partie prenante du débat public et citoyen 3 – nous avons voulu présenter ce volume d’hommages sous le titre programmatique de Croire, s’engager, chercher. Autour de Jean Baubérot, du protestantisme à la laïcité. Il réunit trente études et témoignages émanant des meilleurs spécialistes – membres, associés ou non, du GSRL – et de plusieurs acteurs prestigieux de la vie académique et publique de ces dernières années. Tous ont répondu avec célérité et enthousiasme à notre appel, témoignant ainsi de l’estime toute particulière qu’ils portaient à leur collègue et ami. Nous leur en sommes extrêmement reconnaissants, car cette amitié si palpable nous a confortés et portés tout au long de la mise en œuvre de ce travail de recollection 4. En introduction, Jean Baubérot expose les grandes lignes de son œuvre consacrée à la laïcité, un concept qu’il a puissamment contribué à constituer en objet d’étude. De la prise en compte de l’évolution historique – nationale et internationale – du concept de laïcité à sa proposition d’une typologie différenciée des représentations actuelles de la laïcité dans les débats sociétaux – qui se succèdent dans l’agora depuis une trentaine d’années – il montre toute l’ampleur d’une réflexion approfondie et toujours « en alerte ». Son témoignage est suivi d’une liste exhaustive (à ce jour…) des nombreuses publications et interventions publiques qui ont jalonné son long et fructueux parcours de recherche académique et citoyen. Cette bibliographie montre que si l’exploration de la laïcité est au centre de la pensée de Jean Baubérot – thème continuellement remis sur le métier – nombreux sont les autres objets d’étude et d’intérêt qu’il a approfondis. Universitaire reconnu, Jean Baubérot est aussi un véritable humaniste. Il s’intéresse certes à l’analyse des idées et des institutions dont il s’attache à décrire et critiquer la traduction dans la grande histoire. Il le fait de la manière la plus académique possible, sans jamais cependant omettre de s’interroger sur les mystères et

2. 3. 4.

8

J. baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Paris 2004. id., Une si vive révolte, Paris 2014. Nous voudrions aussi en profiter pour remercier ici Anna Waide, du service des publications de l’EPHE, et Alfonsina Bellio, chercheuse au GSRL. Leur aide constante tout au long de cette ambitieuse entreprise a été aussi discrète et efficace que précieuse.

Avant-Propos les contradictions des hommes et des femmes qui les portent, toujours tiraillés entre vie intime et destin public. C’est ainsi qu’en homme de lettres, il s’est même risqué au genre romanesque en dévoilant à sa manière la vie amoureuse cachée d’un des personnages politiques français les plus paradoxaux du début du xx e siècle, le « petit père Combes 5 ». La première partie de cet ouvrage, consacrée à l’homme, témoigne de la variété de ses centres d’intérêt. Jean-Charles Linet, son plus proche collaborateur administratif, évoque le difficile défi que s’est lancé Jean Baubérot, au cours de sa présidence de l’EPHE (1999-2003), de définir un projet à la fois fédérateur et modernisateur pour cette vénérable institution. L’EPHE était alors, comme une belle endormie, très affaiblie par son morcellement institutionnel qui ne rendait pas justice à l’excellente réputation académique de ses enseignants-chercheurs. Les chantiers initiés par sa présidence en ont bousculé plus d’un, mais ont largement contribué à une remobilisation de ses équipes et de son administration, transformant l’institution en un véritable établissement d’enseignement supérieur et de recherche, tout en préservant son éminent prestige à l’échelle nationale et internationale. Michel Morineau, ancien secrétaire national de la Ligue de l’enseignement à la laïcité et à la culture, évoque quant à lui l’effet stimulant des hypothèses renouvelées de Jean Baubérot sur la laïcité, dans la transformation et la modernisation de la militance conduite au sein de la Ligue – qui ont fait de lui un acteur majeur lors des grands débats sur l’école publique, des années 1980 à nos jours. Ségolène Royal rappelle l’indépendance d’esprit et la richesse de l’apport de Jean Baubérot à la réflexion sur le développement de l’apprentissage de la citoyenneté à l’école, lors de la mission qu’il a conduite sous sa direction lorsqu’elle était ministre déléguée à l’Enseignement scolaire dans le gouvernement de Lionel Jospin (1997-2000). Edwy Plenel, ancien directeur de la rédaction du Monde, fondateur du site Mediapart, salue le constant combat d’opposition – toujours constructive – que Jean Baubérot a mené sa vie durant contre tous les conformismes, mais toujours dans le respect de ce qu’il appelle les fidélités essentielles. La deuxième partie de l’ouvrage revient assez légitimement sur l’une de celles-ci : l’exploration exigeante de la socio-histoire du protestantisme français, si fragilement minoritaire depuis son apparition sur notre territoire au xvie siècle. Le philosophe Olivier Abel, les historiens des protestantismes Hubert Bost, Patrick Cabanel, Jean-François Zorn, André Encrevé et le sociologue Jean-Paul Willaime montrent, chacun à sa manière, combien les engagements – scientifique et citoyen – de Jean Baubérot s’inscrivent dans une longue tradition d’érudition et de combat protestants, pour une vraie reconnaissance de la dignité et de la liberté de chacun, homme ou femme,

5.

id., Émile Combes et la princesse carmélite. Improbable amour, Paris 2005.

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Avant-Propos individus catholiques, protestants, juifs, musulmans ou encore athées, tous citoyens et citoyennes d’une seule et même communauté nationale. L’apport constant de la réflexion protestante à l’approfondissement du pluralisme religieux et convictionnel a ainsi permis ce long cheminement vers la laïcité – sous sa forme française séparatiste – d’un État devenu le garant essentiel des libertés inaliénables de tous ses membres, sans considération d’identités, qu’elles soient religieuses ou autres. La troisième partie de l’ouvrage, « Les laïcités » (significativement au pluriel), est aussi la plus imposante, tant par sa taille que par le nombre et la diversité des contributions qui y sont présentées. Revenant sur le débat fondateur sur la liberté de conscience et de culte mené lors de l’élaboration de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789, l’historienne Valentine Zuber remonte aux racines idéologiques des interprétations actuelles si divergentes de la laïcité en France. L’historien et sociologue Sébastien Fath dénonce quant à lui les survivances concordataires (et autoritaires) qu’il voit toujours à l’œuvre dans les pratiques laïques françaises les plus contemporaines. L’historien Jean-Paul Martin revient sur le rôle que joue toujours, dans la mobilisation par les acteurs du débat laïque, la loi de laïcité – mais qui n’en porte pas le nom – qu’est la si fameuse loi de séparation des Églises et de l’État de décembre 1905. Il y décèle une instrumentalisation de la tradition républicaine qui déforme dangereusement la réalité historique de cet important moment laïque. Le démographe Hervé Le Bras démontre l’ambiguïté persistante à l’œuvre dans les tentatives de catégorisation ethnique ou religieuse des populations immigrées lors des Trente glorieuses, le tout sous couvert de respect de la laïcité de l’État et de l’égalité républicaine. Le politiste Franck Fregosi en présente l’une des réalités concrètes à travers ce qu’il appelle la tentation récurrente de domestication de l’islam de France depuis que celui-ci a été érigé en véritable « problème » sociétal. Abordant la sphère de la morale personnelle, la philosophe Laurence Loeffel montre ce que la morale laïque d’aujourd’hui doit à sa devancière du xix e siècle, et en quoi elle s’en distingue aussi absolument, dans un contexte historique et une configuration socio-politique radicalement renouvelés. Les sociologues Raphaël Liogier et Séverine Mathieu abordent ensuite la question de la morale laïque sous l’angle de la santé et des progrès effectués dans le domaine médical. Les avancées et les possibilités induites par le progrès technologique interrogent selon eux la pertinence de la définition d’une morale commune, à la fois sécularisée et respectueuse des différentes convictions en tension dans la société actuelle. Les quatre textes suivants apportent un regard décentré, bienvenu, sur le débat laïque franco-français et sur les enjeux d’un approfondissement du principe de laïcité appliqué à d’autres objets que la seule coexistence des religions dans un espace politique commun. Le sociologue américain John Bowen revient ainsi sur les non-dits et les « agendas cachés » 10

Avant-Propos des emblématiques affaires dites « du voile », qui occupent l’essentiel du débat sur la laïcité depuis une trentaine d’années en France. L’historienne américaine Joan Scott aborde les rapports compliqués entretenus historiquement et philosophiquement entre idéologie laïque et égalité des sexes en France. La sociologue canadienne Micheline Milot s’interroge sur l’effectivité du principe de laïcité dans la recherche d’une plus grande justice sociale à l’intérieur de nos démocraties pluralistes. Quant au sociologue mexicain Roberto Blancarte, il témoigne de la richesse d’une comparaison transnationale en matière d’expérience laïque. Il salue l’effort constamment fourni par Jean Baubérot pour aller au-delà du débat français sur la laïcité, à l’aune de l’étude des expériences vécues historiquement à l’étranger, et particulièrement au Mexique. Il rappelle son combat partagé pour que soit enfin envisagée une définition renouvelée de la laïcité, comme principe démocratique à vocation universelle. La quatrième partie de l’ouvrage, intitulée « Figures », regroupe les portraits d’individus ou de groupes ayant, de par leur existence même, témoigné de leur insertion dans les combats politiques ou sociaux pour une société plus laïque, plus égalitaire et plus juste. L’historien Pierre Birnbaum revient sur le rôle joué par la petite minorité française de confession juive dans le resserrement patriotique autour de l’union nationale des familles spirituelles françaises lors de la Grande guerre. L’historien Vincent Duclert évoque le rôle d’éclaireur et de vigie lucide joué par certains intellectuels juifs engagés comme Élie Halévy, entre l’Affaire Dreyfus et la montée des totalitarismes. L’anthropologue Jean-Pierre Dozon revient sur la figure emblématique d’Albert Schweitzer, personnalité aux multiples facettes, incarnant bien avant l’heure, une certaine posture humanitaire de l’expiation et du désir de réparation. L’historien japonais Kiyonobu Date présente l’histoire méconnue de Kishimoto Hideo, universitaire japonais spécialiste du fait religieux, dans le concert nippon et mondial de la constitution de la discipline des sciences religieuses. Sonia Dayan-Herzbrun rappelle enfin le combat salutaire d’un intellectuel palestinien, Edward Said, pour une étude déconfessionnalisée des enjeux moyen-orientaux. L’ouvrage s’achève sur deux réflexions plus théoriques et conclusives. Le sociologue Michel Wieviorka discute ainsi de l’universalité supposée ou revendiquée des catégories d’analyse portées par les chercheurs en sciences humaines et sociales. Philippe Portier clôt le livre par une analyse à la fois bienveillante et critique de l’apport de Jean Baubérot à la réflexion académique sur l’idée de laïcité. À partir des concepts théoriques successivement proposés par Jean Baubérot, il ouvre des pistes suggestives sur ce que pourrait devenir cette discipline encore si jeune, portée en même temps que contrariée par l’intensité des débats qui la traversent.

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Avant-Propos Dans le maelström social et politique actuel, alors que la définition même de la laïcité semble obscurcie, sujette à polémique, voire, selon lui, parfois falsifiée 6, les travaux de Jean Baubérot constituent de précieuses balises et des repères nécessaires. Ses réflexions sont des clés d’interprétation permettant de lutter contre son instrumentalisation possible par les marchands de peur ou de haine, dont le populisme défensif et étriqué dénature profondément, à ses yeux, le sens libéral et universalisable de ce beau principe politique constitutif de l’État de droit. Croire, s’engager, chercher : c’est toute une vie qui est en jeu dans ces pages. Une vie non pas platement résumée, mais éclairée par la lumière bienveillante du faisceau de ces différents témoignages. C’est aussi l’histoire de plusieurs vies à venir, portées par ses proches, ses disciples, ses collègues ou même encore par ses adversaires, combattus, mais toujours, ô combien, respectés. Paris, 14 juin 2016

6.

12

id., La laïcité falsifiée, Paris 2012.

LA LAÏCITÉ EN FRANCE *

Jean baubérot École pratique des hautes études PSL Research University Laïcité : débat social et investigation scientifique La laïcité est l’objet, en France, d’un débat passionnel et récurrent. Le laboratoire « Communication et Politique » du CNRS a publié une analyse des discours sociaux sur la laïcité depuis 1989 1. Ces chercheurs examinent les diverses thématiques, la circulation des arguments, les différences entre la controverse à la radio et à la télévision… Beaucoup de leurs propos me semblent très pertinents. Cependant, ils distinguent les controverses sociales qui bénéficieraient d’un cadre de référence scientifique, comme le débat sur la bioéthique, et celles, telle la laïcité, où nous serions dans une pure axiologisation. Avec malignité, je relèverai que l’étude comporte quelques erreurs factuelles et une terminologie parfois imprécise. Il n’est sans doute pas si facile de congédier une démarche de connaissance. Aucun objet n’échappe a priori à l’investigation des sciences humaines et sociales, c’est-à-dire à l’investigation des sciences morales et politiques. Mon parcours universitaire est donc fondé sur la quasi-certitude qu’une approche historique et sociologique de la laïcité est possible, même si elle se situe toujours en tension avec le débat social. Cette tension, je l’ai vécue fort jeune puisque, lycéen, j’étais impliqué dans la controverse qui a abouti à la loi Debré. Or le sujet du Concours général de l’année 1959 a porté sur le Concordat napoléonien. J’ai analysé cette convention, non comme un retour à la situation de l’Ancien Régime, mais comme une étape intermédiaire entre les rapports Église-État d’avant 1789 et la construction ultérieure de la laïcité.

* 1.

Ce texte a été prononcé par l’auteur à l’Académie des Sciences Morales et Politiques à Paris, le 8 juin 2015. P. Chareaudeau (éd.), La laïcité dans l’arène médiatique. Cartographie d’une controverse sociale, Paris 2015.

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Jean Baubérot J’ai appris ensuite qu’un intérêt non scientifique est le plus souvent à l’origine d’un travail de recherche, mais que celui-ci doit devenir l’art de conjuguer empathie et prise de distance. Je me suis efforcé d’appliquer cette leçon. Les seuils de laïcisation Ma thèse de doctorat d’État fut soutenue en 1984, au moment où, avec l’échec de la loi Savary, un débat sur la laïcité, fort différent de celui d’aujourd’hui, était tout aussi passionnel 2. Dans ce travail, l’intuition du lycéen est reprise et la laïcité étudiée moins comme un « principe » intemporel que comme un processus. À partir d’une critique de l’École des Annales, privilégiant un peu unilatéralement, à mon sens, le structurel et le temps long, la notion de « seuils de laïcisation » cherche à articuler structures et événements, moyenne voire longue durée du processus laïcisateur et temps court de l’action. Elle prend sens dans une démarche de sociologie historique. Alors, deux seuils sont distingués. Un troisième sera établi ultérieurement. La toile de fond du processus de laïcisation est le fait que l’État ne s’estime plus concerné par le « salut» de ses citoyens. Il régule leurs intérêts sans leur imposer des dogmes. Les seuils sont différenciés, en lien avec des événements structurants, avec l’aide de trois indicateurs. Le premier est la relation de la religion avec des institutions à forte teneur symbolique, comme la médecine et l’école ; le second, la place de la religion par rapport à l’État et à la société ; le troisième, enfin, est le type de pluralisme socioreligieux légitimé par le politique. Le premier seuil de laïcisation Le premier seuil de laïcisation est issu des diverses ruptures de la Révolution française et du recentrage de Napoléon Bonaparte. Il en résulte un état de droit et de fait, dont tous les acteurs doivent tenir compte, quitte à tenter de l’infléchir à leur profit. Le Code civil des Français sépare déjà la législation civile de normes religieuses. En conséquence, la signification même du terme de « religion » change. La religion n’est plus une institution qui en englobe d’autres, souvent embryonnaires, telles la médecine ou l’école. La loi de 1803 sur l’exercice illégal de la médecine, promulguée avant ses progrès scientifiques et techniques, impulse la structuration d’une institution médicale indépendante. Celle-ci induit une mutation dans le rapport à la mort qui, progressivement, n’est plus socialement considérée d’abord comme le passage dans un « au-delà » mais, avant tout, comme la fin de la 2.

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J. baubérot, « Le protestantisme et la laïcisation de la société française, xixe-xxe siècle », thèse de doctorat ès-lettres et sciences humaines, sous la direction de J.-M. Mayeur, Paris IV, 1984.

La laïcité en France vie. De même, la création de l’Université impériale amorce les conflits ultérieurs par lesquels l’institution scolaire (au sens large) devient une institution rivale de la religion. Second critère : lors du premier seuil, la religion reste une institution publique qui assure, sous le contrôle et avec la protection officielle de l’État, la gestion de besoins religieux, distingués d’autres activités sociales. Mais, troisième critère, il existe désormais, de façon légitime, une pluralité d’organisations religieuses. Si le catholicisme est « la religion de la grande majorité des Français », les protestantismes luthérien et réformé et, progressivement, le judaïsme, deviennent des « cultes reconnus », bénéficiant d’une égalité juridique avec le catholicisme. Ainsi un pluralisme religieux se trouve-t-il porté par le politique et le protestantisme, « seconde religion », constitue-t-il, durant tout le siècle, l’objet d’attractions et de répulsions hors de proportions avec le nombre de ses adeptes. Cependant, ce pluralisme se trouve surdéterminé par la perpétuation du « conflit des deux France », qui oppose la France « fille aînée de l’Église » à celle qui se réclame d’une modernité issue de la Révolution. La succession de régimes, dont les plus longs durent dix-huit ans, fait que les problèmes religieux et les problèmes politiques restent étroitement mêlés. Gardons-nous, pourtant, d’une optique manichéenne. Si « cléricaux » qu’aient été, dans la mémoire républicaine, le règne de Charles X ou les débuts du Second Empire, ni l’un ni l’autre n’ont autorisé la tenue d’assemblées épiscopales. Durant l’ensemble du xixe siècle, la surveillance des préfets s’est rarement démentie. Le second seuil de laïcisation. De la laïcisation de l’école publique… Dans ce schéma, le basculement vers un second seuil s’opère avec des événements structurants, tels la loi du 28 mars 1882 laïcisant l’école publique et celle séparant les Églises et l’État le 9 décembre 1905. Pour les contemporains, ces lois constituent une part du contexte très conflictuel dans lequel elles sont promulguées. Aujourd’hui, elles paraissent des lois « d’apaisement ». Comment résoudre cette contradiction ? Peut-être parce que deux conflits se sont superposés. Le premier, resté vif dans les mémoires, porte sur les principes eux-mêmes : l’école laïque, la séparation. Globalement, une France les refuse ; l’autre les a inscrits dans son programme. Le second conflit, qui révèle des désaccords entre républicains, porte sur le type d’école laïque et de séparation à réaliser. Ce dernier conflit, les deux mémoires, la catholique et la républicaine, se sont implicitement alliées pour l’occulter. Pour pouvoir construire une légende noire ou une légende dorée, chacune a rejeté dans l’impensé le fait qu’au sein même de la rupture laïque, plusieurs représentations de la laïcité se sont affrontées, et que la plus libérale l’a emporté.

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Jean Baubérot Concernant la laïcisation de l’école publique, cette dernière affirmation semble contredite par la lutte anticongréganiste menée par Jules Ferry, avec les décrets de mars 1880. Certes, mais, dix-huit mois plus tard, un rapport indique au ministre que, dans les établissements tenus désormais par le clergé séculier, « nulle part, rien n’a été changé […] dans les procédés et méthodes d’enseignement». Ce rapport affirme : « nous sommes joués » et il conclut que la majorité républicaine réclame des mesures plus sévères. Ferry refuse de les prendre. Il se déclare, au contraire, partisan de la liberté de l’enseignement, met en avant la possibilité d’expérimentation de « l’école libre » et le risque de « religion laïque » qu’entraînerait l’instauration d’un monopole d’État. Et si, aujourd’hui, il semble naturel que l’école publique ait vaqué le jeudi pour faciliter la tenue du catéchisme, cette disposition suscita, en son temps, une sourde hostilité. Certains établissements publics firent cours le jeudi, voire le dimanche matin, avant de subir le rappel à la loi. Il existait des conceptions divergentes de ce qu’impliquait la neutralité scolaire. Celle de Jules Ferry et Ferdinand Buisson ne présentait aucun caractère d’évidence. Leur conception de la neutralité s’avéra même parfois étonnante. En témoigne la circulaire de novembre 1882 demandant d’enlever les crucifix des salles de classe seulement au moment, « impossible à préciser, où tous les hommes de bonne foi reconnaîtront que la place du crucifix est à l’église et non pas à l’école ». En a découlé une pratique du cas par cas qu’un historien japonais, Kiyonobu Date, a minutieusement étudiée pour le département du Nord 3. Dans la zone houillère guesdiste, la laïcisation de l’école publique s’opère en quelques années. Dans l’arrondissement de Lille, où la pratique catholique est forte, le crucifix dans la salle de classe, les prières en début de journée, l’accompagnement des enfants à la messe et, parfois, la récitation du catéchisme sont longtemps maintenus. Voilà de forts accommodements dont le souvenir ne s’est pas perpétué ! … aux quatre laïcités aux prises lors de la loi de 1905 En 2005, lors du centenaire de la loi de séparation, une caricature se trouvait omniprésente dans les différentes expositions : elle représente Émile Combes, tranchant avec un glaive les liens qui unissent un prêtre et Marianne ; elle perpétue ainsi la légende que le président du Conseil du Bloc des gauches serait l’auteur de la loi de 1905. En revanche, je n’ai jamais vu exposer une autre image de l’époque où Aristide Briand déclare aux mêmes personnages (un prêtre et Marianne) : « Puisqu’il le faut, séparez-vous, mais tâchez de rester bons amis ». Cette caricature, ignorée aujourd’hui, correspond pourtant

3.

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K. date, « La Morale laïque scolaire à travers le cas du département du Nord », DEA de l’université de Lille 3, sous la direction de J. Prévotat, 2003.

La laïcité en France davantage à l’esprit de la loi. Esprit peu compréhensible à l’époque car la séparation semblait représenter le couronnement de la lutte anticléricale qui, suite à l’affaire Dreyfus, s’était radicalisée depuis le tournant du siècle. Pourtant, dès 1906, certains prirent la mesure de la mutation effectuée, tels les « cardinaux verts », membres des différentes Académies, qui écrivirent respectueusement aux évêques : la loi de séparation nous permet « de croire ce que nous voulons » et « de pratiquer ce que nous croyons » 4. À partir de la méthode de Max Weber, dite de l’idéal-type, je différencie quatre représentations de la laïcité aux prises en 1905. La première, antireligieuse, est soutenue par Maurice Allard. Le député du Var veut une séparation apte à diminuer « la malfaisance de l’Église et des religions ». Son contreprojet, que Briand qualifie de « suppression de la religion par l’État », est très nettement rejeté. Par ailleurs, après que la proposition de la Commission a supplanté le projet de loi d’Émile Combes, le Parlement repousse tous les amendements déposés par les radicaux « combistes », qui auraient empêché les Églises d’ester en justice contre l’État, limité les manifestations extérieures de la religion ou interdit, dans l’espace public, le port de tenues ecclésiastiques. Ce dernier amendement visait la soutane, considérée comme un vêtement plus politique que religieux, un signe de soumission, une gêne pour penser librement, un acte de prosélytisme et d’hostilité à la République. Autoritaire, cette seconde conception de la laïcité prend la suite du gallicanisme séculaire de la monarchie. Buisson et Briand, président et rapporteur de la Commission parlementaire, ont façonné ensemble la loi de 1905. On en connaît les principes essentiels, énoncés dans les deux premiers articles : liberté de conscience, libre exercice des cultes, fin du Concordat et du régime des cultes reconnus, abolition du budget des cultes et du subventionnement public. Mais on sousestime souvent le conflit sur l’article 4, qui manifeste la réponse divergente des deux hommes au problème essentiel de la dévolution des édifices religieux. Pour Buisson, l’État ne reconnaissant plus l’Église catholique en tant « qu’entité officielle » mais des « citoyens français catholiques », ces derniers exercent leur liberté sur la base de « l’association libre et volontaire ». L’organisation collective de la religion s’inscrit dans le prolongement de la liberté de conscience individuelle. C’est une laïcité séparatiste stricte. Au contraire, Briand déclare : les organisations religieuses ont des « constitutions » et « la neutralité de l’État consiste à ne rien faire qui soit une atteinte à [leur] libre constitution ». Là, la liberté de conscience comporte une dimension collective : les associations cultuelles doivent (je cite l’article 4) « se [conformer] aux règles d’organisation générale du culte dont

4.

Cité par J.-M. mayeur, La séparation des Églises et de l’État, Paris 2005 (19661), p. 164.

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Jean Baubérot elles se proposent d’assurer l’exercice » pour obtenir la dévolution des édifices du culte. Pour les catholiques, ces associations devront être en conformité avec la hiérarchie. Cette laïcité séparatiste est plus inclusive. Quand Rome condamne la loi, par crainte d’un effet d’entraînement plus qu’à cause de son contenu, comme l’a montré l’historien Maurice Larkin 5 à partir des archives du Vatican, l’article 4 aboutit à un paradoxe : dans l’affaire de Torcy (Pas-de-Calais), le Conseil d’État donne tort à l’abbé Jouy, qui veut se conformer à la loi de 1905 et créer une association cultuelle, alors que le pape l’a interdit aux catholiques. On est loin du républicanisme classique, et ce n’est pas un hasard si la formulation de cet article 4 a été trouvée par un fils de pasteur, Francis de Pressensé, dans la législation anglo-saxonne. Effectuant, en 2004, « le bilan d’un siècle de laïcité » française, le Conseil d’État 6 affirme que la loi de 1905 se situe dans la filiation de John Locke. Dans l’imaginaire national elle est plutôt issue de Voltaire. Mais, à l’époque, un membre de la Commission parlementaire témoigne : dès le début des travaux, Briand fit prévaloir la formule « organiser la liberté » aux dépens de celle qui dit « écraser l’infâme » 7. Reste que la logique dominante instaurée est celle d’un second seuil de laïcisation où, si la médecine et l’école sont devenues des institutions à part entière, porteuses de certaines obligations sociales, il n’en est plus de même de la religion. Certes, celle-ci peut fonctionner, en interne, comme institution (ainsi les tribunaux civils tiennent compte du droit canon s’ils doivent se prononcer sur un conflit interne à l’Église catholique), mais la religion doit socialement prendre une forme analogue à l’association. Elle n’assure plus « un service public » et Émile Poulat aimait à dire qu’elle est passée « d’un statut de droit public à un régime de liberté publique » ; selon lui, cette « sortie du gallicanisme » s’est globalement avérée une « réussite 8 ». Un pluralisme ouvert, qui englobe le droit de croire et celui de ne pas croire, a été instauré. Un troisième seuil de laïcisation La sociologie historique ne se borne pas à proposer une grille d’interprétation du passé. Elle tente de l’appliquer également aux situations d’aujourd’hui. En 1988, Henri Mendras publie un ouvrage qui devient rapidement

5. 6. 7. 8.

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M. larkin, L’Église et l’État en France : 1905, la crise de la Séparation, Toulouse 2004 (19741). ConSeil d’état, Un siècle de laïcité, Paris 2010. Député Boucher (progressiste), cité dans Ch. bellon, La République apaisée. Aristide Briand et les leçons politiques de la laïcité (1902-1919), vol. 1. Comprendre et agir, Paris 2015, p. 78. Cf., notamment, son ouvrage : É. Poulat (avec M. gelbard), Scruter la loi de 1905, Paris 2010.

La laïcité en France un classique : La seconde Révolution française 9. Pour ce sociologue, on assiste, entre 1965 et 1984, à la fin des structures d’autorité, ce qui réaliserait les idéaux révolutionnaires de liberté et d’égalité. Ce diagnostic optimiste s’en tient, en matière de laïcité, à la fin du conflit des deux France. Rien n’est indiqué sur l’islam. Je propose de décaler un peu les dates charnières et de les relier à des événements structurants. De 1968 (« Mai 68 ») à 1989 (première affaire de « voile islamique » et chute du Mur de Berlin, une importance identique étant accordée aux deux événements par les médias), en passant par 1975 (fin des Trente Glorieuses, réforme Haby, mutation de la « présence musulmane » en France), il s’est effectivement produit des changements structurels qui ont modifié le rapport à l’autorité. Selon ma perspective, ces changements font émerger un troisième seuil de laïcisation, qui constitue toujours le contexte actuel. Au processus laïcisateur du premier seuil, à l’établissement de la laïcité du second, succède une laïcité sécularisée, en un temps où la sécularisation s’est elle-même routinisée et désenchantée. Les trois critères définissant les seuils peuvent être repris. D’abord, la médecine et l’école, institutions porteuses d’espoirs symboliques séculiers, sont atteintes comme structures d’autorité, par le déclin de la croyance sociale en la conjonction des progrès. Les attitudes de déférence tendent à être remplacées par des stratégies dites « consuméristes ». Ensuite, dans ce contexte, la revendication de droits à l’intérieur de ces institutions se développe. Certains d’entre eux présentent une connotation religieuse. Des identités spécifiques sont conçues comme des ressources culturelles, voire des recours. Enfin, les frontières historiquement construites entre le religieux et le non-religieux s’euphémisent. Des croyances mêlent divers ingrédients symboliques. Un pluralisme éclaté se développe, en lien avec un double mouvement de massification et d’individualisation. Apaisement à l’hôpital, conflits récurrents à l’école… Les analyses du philosophe de la culture, Raffaele Simone, sur « l’hypertrophie du voir 10 » peuvent être illustrées, de façon saisissante, par l’étude de la laïcité. Depuis 1989, les affaires liées aux tenues dites « musulmanes » de certaines jeunes filles et femmes ont été récurrentes. Quelques jalons peuvent être rappelés : avis du Conseil d’État du 27 novembre 1989, qui déclare le port de signes religieux à l’école par les élèves compatible avec la laïcité, s’il ne s’accompagne pas de comportements « ostentatoires » ; circulaire Bayrou du 20 septembre 1994, qui fait glisser l’aspect « ostentatoire » du comportement au signe ; loi du 15 mars 2004, qui interdit le port de « signes religieux

9. H. mendraS, La seconde Révolution française, Paris 1988. 10. R. Simone, Le monstre doux, Paris 2010.

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Jean Baubérot ostensibles » par les élèves, à l’école publique ; loi du 11 octobre 2010, interdisant le port du voile intégral dans l’espace public ; affaires de « jupes longues » dans certains établissements scolaires depuis 2011 ; circulaire Châtel du 27 mars 2012 visant les mères de famille accompagnatrices des sorties scolaires et qui portent un foulard… Dans cette énumération, on est frappé par le nombre de mesures qui concernent l’institution scolaire et, inversement, par l’absence d’une mesure phare portant sur la médecine. Pourtant, lors de la Commission Stasi de 2003, certains des « Sages » avaient jugé la situation à l’hôpital tout autant « préoccupante » qu’à l’école. Et là encore, il était question de vêtements, plus précisément du refus de certaines patientes de se dévêtir devant des médecins hommes. Mais, dans la logique de la loi du 4 mars 2002 relative aux « droits des malades », l’institution médicale a tendanciellement choisi l’accommodement, distinguant nettement les situations d’urgence et les autres. L’enquête menée par deux sociologues, Christophe Bertossi et Dorothée Prud’homme, sur les hôpitaux de la région parisienne, montre que globalement cette stratégie a produit un apaisement 11. À l’école, au contraire, le conflit perdure. La loi de 2004 a déplacé les enjeux : les signes interdits avaient été explicitement nommés par la Commission Stasi, or aujourd’hui d’autres vêtements sont considérés comme un « détournement » de la loi. Celle-ci ne concernait que les élèves, or, malgré le rapport du Conseil d’État du 22 décembre 2014, indiquant qu’elles ne sont pas des collaboratrices occasionnelles du service public, les affaires concernant les accompagnatrices des sorties scolaires n’ont pas été réglées. Les sept laïcités de 2015 Plébiscitée de l’extrême gauche à l’extrême droite, la laïcité constitue plus que jamais un enjeu fort entre différentes représentations. Toujours en utilisant la méthode de l’idéal-type, je retrouve les quatre laïcités aux prises en 1905 : elles ont adapté leur contenu au changement de contexte. Il existe toujours une conception de la laïcité qui la perçoit avant tout comme le refus de la religion. On la trouve chez Michel Onfray. C’est aussi la posture de Charlie Hebdo. On la rencontre dans la vie courante quand certains déclarent : « Je suis très laïque, je n’ai même pas été baptisé », ou d’autres affirmations du même ordre. Battue en 1905, l’optique gallicane est toujours restée forte chez beaucoup de militants laïques. Elle a nourri longtemps la revendication du monopole de l’État sur l’éducation. Quand il fut chargé du dossier, feu le Haut Conseil à l’intégration publia un historique de la laïcité la situant en filiation avec

11. Ch. bertoSSi, D. Prud’homme, La « diversité » à l’hôpital. Identités sociales et discriminations, Paris 2011.

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La laïcité en France le gallicanisme monarchique. C’est également la conception dominante du Grand Orient de France qui, en 1989, se prononce pour l’imposition de la neutralité religieuse – entendez vestimentaire – aux usagers du service public. D’autres organisations laïques se situent dans la filiation des laïcités séparatistes. La Libre-pensée combat les dogmes religieux en tant qu’organisation convictionnelle, mais polémique avec Michel Onfray, qu’elle accuse de vouloir un « État athée » et, en son temps, avec le Haut Conseil à l’intégration. Elle défend une interprétation stricte de la loi de 1905 et engage des actions devant les tribunaux quand elle estime que des atteintes y sont portées, par exemple en cas de subventionnements publics d’activités religieuses. Organisation de masse, regroupant plus d’un million de membres, la Ligue de l’enseignement critique également les conceptions antireligieuse et gallicane de la laïcité et s’inscrit (dit-elle) dans la « tradition de Briand et de Jaurès ». Elle affirme prévenir en amont, dans ses nombreuses activités, d’éventuels problèmes par des règles claires, alliant le respect de principes communs et le droit à la diversité. Trois autres représentations de la laïcité sont également actives. En 1945, l’assemblée des cardinaux et archevêques se prononce pour une laïcité qui reconnaisse l’utilité sociale de la religion et respecte la « loi naturelle ». Le dissensus actuel portant sur le « mariage pour tous » montre une continuité dans cette orientation. D’autre part, des autorités d’autres religions campent sur des positions analogues. Cette conception peut être qualifiée de laïcité ouverte. Après le discours du Latran, prononcé par Nicolas Sarkozy au début de sa présidence, on a pu croire qu’il partageait une telle représentation. Cependant, l’orientation des débats sur l’identité nationale, la réaction des autorités des « six grandes religions présentes en France », rédigeant une tribune commune lors du débat de l’UMP sur l’islam et la laïcité (mars 2011) 12, montrent des divergences entre les deux optiques. Je propose d’appeler laïcité identitaire la représentation qui valorise le catholicisme comme marqueur de l’identité française, qui en a une conception plus culturelle que religieuse, qui se méfie de l’islam en tant qu’orthopraxie et « religion importée ». Enfin, le 21 février 2013, le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution le système Concordat-cultes reconnus en Alsace-Moselle, faisant droit à une sorte de laïcité concordataire. Ses partisans pensent qu’elle constitue un « modèle » face à ce qu’ils qualifient de « laïcité messianique ». Elle montre, en tout cas, un paradoxe : la décision du Conseil constitutionnalise l’essentiel 13 des deux premiers articles de la loi de 1905 et déclare légitime qu’elle ne s’applique pas à l’ensemble d’une France indivisible.

12. La Croix, 30 mars 2011. 13. Pas la totalité de l’Article 2 toutefois, le non subventionnement public des cultes n’est pas inclus dans la définition de la laïcité donnée par le Conseil constitutionnel.

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Jean Baubérot Quelle représentation prédomine ? À mon avis, ce sont les laïcités gallicane et identitaire pour une « laïcité bruyante », celle des affaires politicomédiatiques. En revanche, dans la face immergée de la réalité sociale, celle du non-événement, une laïcité juridique séparatiste et inclusive, celle que défend l’Observatoire de la laïcité, me semble toujours constituer la trame principale de la laïcité française. Une anecdote significative peut préciser ce que j’entends par là : dernièrement, un journaliste demande à la Ligue de l’enseignement quelles « atteintes à la laïcité » ont lieu dans les activités qu’elle organise. « Aucune, répond le responsable. Je vais vous expliquer comment nous résolvons les problèmes en amont ». « Non, indiquez-moi plutôt un organisme qui rencontre des problèmes » demande alors le journaliste. Trois remarques conclusives Il est temps de conclure. Un classement peut toujours être critiqué, surtout quand il est présenté sous une forme ramassée comme je viens de le faire. Cependant, cette mise en perspective 14 poursuit un triple objectif. D’abord, proposer de périodiser la laïcité française en trois seuils met l’accent sur son épaisseur historique, cherche à lui donner un « régime d’historicité », à prendre de la distance face à ce que l’historien François Hartog appelle le « présentisme », l’aplatissement du temps 15. Or, paradoxalement, ce présentisme se conjugue avec une invocation parfois obsédante du passé, souvent à partir de souvenirs mémoriels, et non d’une démarche historienne. Ensuite, construire une typologie met l’accent sur le fait que la laïcité se décompose en différentes représentations, souvent en conflit et/ou en tractation. Là, il s’agit de prendre de la distance avec une vision essentialiste, qu’elle stigmatise la laïcité, comme ce fut parfois le cas par le passé, ou qu’elle la sacralise, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, où certains opposent une laïcité idéale à des religions réelles, comme hier un communisme idéal se trouvait mis en contraste avec le capitalisme réel. Périodisation et typologie incitent à une réflexion sur les changements et les continuités. Nous ne sommes plus dans le contexte international et l’univers mental du Grand Dictionnaire Universel ou d’Émile Combes 16, qui considéraient l’islam comme plus compatible avec la laïcité que le catholicisme. Or, quand il prend connaissance de certains discours d’aujourd’hui, l’historien ressent une très étrange impression de déjà lu. À plus d’un siècle d’écart, si on

14. Pour de plus amples développements : sur les seuils de laïcisation, cf. J. baubérot, M. milot, Laïcités sans frontières, Paris 2011 ; sur la typologie des laïcités, J. baubérot, Les sept laïcités françaises, Paris 2015. 15. F. hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris 2003. 16. J. baubérot, « Laïcité française et islam », dans M. arkoun (éd.), Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen-Âge à nos jours, Paris 2006, p. 988-993.

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La laïcité en France remplace « congréganiste », « jésuite » ou « catholique » par « islamiste » ou « musulman », le reste du propos s’avère identique. Les mêmes phrases sur la République menacée par le religieux sont reprises. Histoire d’une République fragile 1905-2015, tel est le titre donné à un ouvrage collectif récent 17. Pourtant ce n’est pas la religion qui a tué ni la Troisième ni la Quatrième Républiques. Enfin, ultime considération, déconstruire de façon diachronique et synchronique la laïcité française permet d’effectuer des comparaisons avec d’autres laïcités ; cela à partir de quatre paramètres : la liberté de conscience, l’égalité devant la loi, la séparation et la neutralité. Faute de temps, je me suis abstenu de le faire, mis à part une incise concernant la loi de 1905. Le rapport d’Aristide Briand comportait un passage consistant sur les laïcités hors de France qui, malheureusement, fut enlevé quand l’Assemblée Nationale a republié ce texte en 2005. Pourtant, s’il existe des spécificités françaises quant à la laïcité, la laïcité n’est nullement une « exception française ». Elle représente plutôt un enjeu essentiel de toute démocratie. Bibliographie J. baubérot, « Le protestantisme et la laïcisation de la société française, xixe-xxe siècles », thèse de doctorat ès-lettres et sciences humaines, sous la direction de J.-M. Mayeur, Paris IV, 1984. J. baubérot, « Laïcité française et islam », dans M. arkoun (éd.), Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen-Âge à nos jours, Albin-Michel, Paris 2006. J. baubérot, M. milot, Laïcités sans frontières, Seuil, Paris 2011. J. baubérot, Les sept laïcités françaises, MSH, Paris 2015. Ch. bellon, La République apaisée. Aristide Briand et les leçons politiques de la laïcité (1902-1919), vol. 1. Comprendre et agir, Cerf, Paris 2015. Ch. bertoSSi, D. Prud’homme, La « diversité » à l’hôpital. Identités sociales et discriminations, Rapport IFRI, Paris 2011. P. Chareaudeau (éd.), La laïcité dans l’arène médiatique. Cartographie d’une controverse sociale, INA éditions, Paris 2015. ConSeil d’état, Un siècle de laïcité, La Documentation française, Paris 2010. K. date, « La Morale laïque scolaire à travers le cas du département du Nord », DEA de l’université de Lille 3, sous la direction de J. Prévotat, 2003. F. hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Seuil, Paris 2003. M. larkin, L’Église et l’État en France : 1905, la crise de la Séparation, Privat, Toulouse 2004 (19741).

17. E. laurentin (éd.), Histoire d’une République fragile 1905-2015, Paris 2015.

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Jean Baubérot E. laurentin (éd.), Histoire d’une République fragile 1905-2015, Fayard-France Culture, Paris 2015 J.-M. mayeur, La séparation des Églises et de l’État, L’Atelier, Paris 2005 (19661). H. mendraS, La seconde Révolution française, Gallimard, Paris 1988. É. Poulat (avec M. gelbard), Scruter la loi de 1905, Fayard, Paris 2010. R. Simone, Le monstre doux, Gallimard, Paris 2010.

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1.

Arrêtée en janvier 2016.

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Bibliographie II.2.7. « Le protestantisme roubaisien face au socialisme guesdiste et au courant libertaire (1898-1907) », dans Collectif, Christianisme et pouvoirs politiques de Napoléon à Adenauer, Université de Lille III, Lille 1974, p. 121-156. II.2.8. « L’évangélisation protestante et les Solidarités », dans F. bédarida et J. maitron (éd.), Christianisme et monde ouvrier, Éditions ouvrières, Paris 1975, p. 157-184. II.2.9. « La publication protestante L’Avant-Garde face à Jean Jaurès », Bulletin de la Société des Études jaurésiennes, 1977/1, p. 3-13. II.2.10. Un christianisme profane ? Royaume de Dieu, socialisme et modernité culturelle dans le périodique « chrétien social » L’avant-garde (1899-1911), préface de D. robert, PUF, Paris 1978, 296 p. (rééd. Archives Karéline, Paris 2009). II.2.11. « Le protestantisme français face au socialisme (1880-1940) », dans Uppsala University, The Church in a Changing Society, Almqvist and Wiksell, Uppsala 1978, p. 128-138. II.2.12. « Le protestantisme français et la question sociale au début de la Troisième République : du pré-christianisme social au mouvement chrétien-social », dans A. enCrevé, M. riChard (éd.), Les protestants dans les débuts de la Troisième République, SHPF, Paris 1979, p. 441-460. II.2.13. « Le christianisme social protestant et la libre-pensée (1898-1914) », dans J.-M. mayeur (éd.), Libre pensée et religion laïque en France, CERDIC, Strasbourg 1980, p. 230-246. II.2.14. « Henri Roser (1899-1981), Itineris, 1981/2, p. 75-81. II.2.15. « Hypothèses concernant le christianisme social et le socialisme chrétien », Itineris, 1981/4, p. 60-68. II.2.16. « Die christliche Sozialismus in Franckreich », Neue Wege (Zürich), 1981/11, p. 340-345. II.2.17. « L’espérance des temps futurs au début du christianisme social », Itineris, 1982/7, p. 8-13. II.2.18,19,20,21,22. (éd.), Itinéraires Socialistes chrétiens, Labor et Fides, Genève 1983, 182 p. (« Tommy Fallot et ses continuateurs Élit Gounelle et Wilfred Monod : la fondation du christianisme social », p. 15-32 ; « Evangéliques et chrétiens sociaux des années trente ; un débat entre Jean Cadier et Élit Gounelle », p. 81-96 ; « Le christianisme social de la guerre aux années soixante, entretien avec Maurice Voge », p. 107-116 ; « Chrétien social et militant politique, entretien avec Michel Rocard », p. 137-146). II.2.23. « Pacifismes du christianisme social », Autres Temps, 1884/1, p. 20-28 (republié dans Autres Temps, automne 2000, 67, p. 29-37). II.2.24. « Charles Gide et le christianisme social », dans Collectif, Charles Gide inspirateur et théoricien de l’économie sociale, Collège Coopératif de Provence, Aix-en-Provence 1985, p. 101-114. II.2.25 et 2.26. « Le christianisme social français de 1882 à 1940 : Évolution et problèmes », I-II, Revue d’Histoire et de Philosophie religieuses, 1987, 67, p. 37-63 et p. 155-179.

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Bibliographie II.2.27. « La mouvance protestante française du christianisme social et l’Allemagne de la première guerre mondiale à l’avènement du nazisme », Revue d’Allemagne, 1989, XXI/4, p. 522-530. II.2.28. « Arnold Brémond, “pasteur-ouvrier” à Ivry (1925-1926) », Le Supplément, 1990, 173, p. 39-54. II.2.29. « La dimension européenne dans l’histoire du christianisme social », Autres Temps, avril 1989, 21, p. 16-25. II.2.30. « Jean Roth et le périodique chrétien-social L’Avant-Garde », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, 1996/4, 142, p. 775-786. II.2.31. « Ed. De Boyve », « Ch. Gide », « E. Gounelle », « W. Monod », « F. Pécaut » dans G. PouJol, M. romer (éd.), Dictionnaire biographique des militants xixexxe siècles, L’Harmattan, Paris 1996.

II.3. Commémoration de la Révocation de l’Édit de Nantes II.3.1. « Le protestantisme français trois cent ans après la Révocation de l’Édit de Nantes », xxe siècle, Revue d’Histoire, avril-juin 1985, 6, p. 39-53. II.3.2. « 1885-1985, d’une commémoration à l’autre », dans P. viallaneix (éd.), L’Édit de Nantes est révoqué, Réforme, Paris 1985, p. 131-133. II.3.3. « Les proscrits de l’histoire de France », Notre Histoire, avril 1985, p. 42-45. II.3.4. « La célébration du tricentenaire de l’Édit de Nantes », Conscience et liberté, 1985, 30, p. 5-12. II.3.5. « Avant-Propos », dans Collectif, 1685-1985. La Révocation de l’Édit de Nantes, ou comment une minorité a résisté à la « normalisation » religieuse, CPED, Paris 1985, p. 3-5. II.3.6. « Préface » dans E. labrouSSe, Une foi, une loi, un roi, essai sur la Révocation de l’Édit de Nantes, Payot-Labor et Fides, Paris-Genève 1985, p. 9-21. II.3.7. « Pourquoi la manifestation “1685-1985, Protestantisme et Liberté’ ? », Autres Temps, été 1985, p. 33 sqq. II.3.8. « Révocation et extérieur du Royaume : le regard commémoratif en France (18851935-1985) », Actes du VIIe Colloque du Centre d’Histoire des Réformes, Tricentenaire de la Révocation de l’Édit de Nantes. La Révocation et l’extérieur du Royaume, Université Paul Valéry, Montpellier 1986, p. 367-385. II.3.9. « Protestantisme et Liberté. Pourquoi, Comment ? », dans Collectif, Protestantisme et Liberté. Rencontre des 12-13 octobre 1985, CPED, Paris 1986, p. 11-18. II.3.10. « Le tricentenaire de la Révocation de l’Édit de Nantes », dans Universalia, Encyclopædia Universalis, Paris 1986, p. 429 sq. II.3.11. « Le tricentenaire de la révocation de l’Édit de Nantes. Historiographie et commémoration », Archives de Sciences Sociales des religions, 1986, 62/2, p. 179-202.

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Bibliographie II.3.12. « Stratégie œcuménique et mémoire conflictuelle. Le tricentenaire de la Révocation de l’Édit de Nantes comme analyseur des relations interconfessionnelles en France », dans J.-P. Willaime (éd.), vers de nouveaux œcuménismes, Cerf, Paris 1989, p. 201-225.

II.4. Fédération protestante de France II.4.1. « Le texte “Église et pouvoirs” de la Fédération protestante de France ou l’impossible révolution religieuse », Frères du Monde, 1971/6, p. 90-97. II.4.2. « Protestantisme et société : remarques socio-historiques sur [le document de la FPF] “Église et pouvoirs” », Notre Combat, 1972/54, p. 41-49. II.4.3. « Remarques sur l’Assemblée générale du protestantisme français », La Lettre, 1975, 209, p. 24-29. II.4.4. (avec G. vinCent et J.-P. Willaime) « L’assemblée de la FPF [1975] et le protestantisme, analyse sociologique », Bulletin du Centre Protestant d’Études et de documentation, 1976/3, p. I-XXVIII. II.4.5. « Lecture du document de la FPF : “La sexualité, pour une réflexion chrétienne” », Bulletin du Centre Protestant d’Études et de documentation, 1977, p. I-IX. II.4.6. « L’élaboration du document “Église et pouvoir”, tentative d’analyse du pouvoir de contester », Archives de Sociologie des religions, 1980, 49/1, p. 7-27. II.4.7. Le Pouvoir de contester, contestations politico-religieuses autour de Mai 68 et le document « Église et pouvoirs », Labor et Fides, coll. Histoire et Société, Genève 1983, 335 p. II.4.8. « Une controverse protestante actuelle : le débat “Église et pouvoirs” », Actes du Colloque Jean Boisset, La controverse interne au protestantisme (xvie-xxe siècle), Université Paul Valéry, Montpellier 1984, p. 323-346.

II.5. Limousin protestant II.5.1. « Le protestantisme en Limousin au xixe et xxe siècles », dans M. robert (éd.), Histoire du Limousin et de la Marche, II, René Dessagne, Limoges 1975, p. 227-236. II.5.2. « L’implantation du protestantisme en Limousin au xixe siècle. Un phénomène de religion populaire », Actes du 102e Congrès des Sociétés savantes, I, Bibliothèque Nationale, Paris 1978, p. 311-329. II.5.3. « Naissance du protestantisme en Basse-Marche et son combat pour la liberté religieuse (de 1844 à la IIIe République) », dans Collectif, Protestantisme en BasseMarche, ERF, Limoges 1995, p. 10-17. II.5.4. « Préface », dans L. PérouaS, M. laguionie, R. meriglier (éd.), Franc-maçonnerie et antimaçonnisme en Limousin, PULIM, Limoges 2002, p. 9-11.

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Bibliographie II.5.5. « Le pluralisme difficile : les communautés protestantes en Haute-Vienne au xixe siècle » dans F. frégoSi, J.-P. Willaime (éd.), le religieux dans la commune. Les régulations locales du pluralisme religieux en France, Labor et Fides, Genève 2001, p. 207-223.

II.6. Œcuménisme et protestantisme II.6.1. « L’œcuménisme contesté », Deux Mille Ans de Christianisme, t. X, Société d’histoire chrétienne, Paris 1977, p. 63-71. II.6.2. « L’archevêque luthérien Nathan Söderblom et la création du mouvement œcuménique Life and Work », Revue Historique, 1979/1, p. 57-78. II.6.3. « Œcuménisme », Encyclopædia Universalis, Suppl., II, Paris 1980, p. 1067 sqq. II.6.4. « Nathan Söderblom : un Réformateur religieux ? », Social Compass, 1982/1, p. 79-93. II.6.5. « Du politique à l’éthique ? Évolution de la section du COE Église et Société », Lumière et Vie, 1983, 162, p. 37-44. II.6.6. « Willem Adolf Visser’t Hoof », dans Universalia, Encyclopædia Universalis, Paris 1986, p. 609 sq. II.6.7. « L’organisation internationale du protestantisme : le Conseil œcuménique des Églises », dans J.-M. mayeur (éd.), Histoire du Christianisme, t. XII. Guerres mondiales et totalitarismes (1914-1958), Desclée-Fayard, Paris 1990, p. 44-86.

II.7. Politique et protestantisme, passé et présent II.7.1. « Protestantisme et militantisme, itinéraires et discours de protestants de gauche », Études théologiques et religieuses, 1980/1, p. 121-141. II.7.2. « Chrétiens après Marx », Études théologiques et religieuses, 1981/2, p. 212-229. II.7.3. « Divisions politiques et réunification ecclésiastique chez les réformés français des années trente, dans J. baubérot (éd.), Vers l’unité pour quel témoignage ? La restauration de l’unité réformée (1933-1938), Les Bergers et les Mages, Paris 1982, p. 74-91. II.7.4. « Protestantisme et politique », dans Centre de Sociologie du Protestantisme, Les protestants au miroir d’un sondage, CSP, Strasbourg 1983, p. 74-98. II.7.3. « Les clercs idéologico-politiques », dans Centre de Sociologie du Protestantisme, Les nouveaux clercs, prêtres, pasteurs et spécialistes des relations humaines et de la santé, Labor et Fides, Genève 1985, p. 157-176. II.7.4. « La presse protestante et la condamnation de l’Action française », Études maurassiennes, 1986, 5, p. 121-136. II.7.5. « Rabaut Saint-Etienne, du combat de la tolérance à celui de la liberté » Introduction à A. duPond, Rabaut Saint-Etienne 1743-1793, Labor et Fides, Genève 1989, p. III-XVII.

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Bibliographie II.7.6. « Protestantisme et Révolution. Quelques réflexions préliminaires », dans M. Péronnet (éd.), Protestantisme et Révolution, Sauramps, Montpellier 1990, p. 3-21. II.7.8. « Réforme et esprit républicain », dans P. glaudeS (éd.), Images de la Réforme au xixe siècle, Les Belles Lettres, Paris 1992, p. 17-34. II.7.9. « L’autorité du Roi et sa contestation : Les pasteurs en Normandie face à la Révolution anglaise [au xviie siècle] », dans O. rudelle, D. mauS, Normandie constitutionnelle. Un berceau des droits civiques ?, Economica, Paris 2008, p. 97-107. II.7.10. « Postface. L’identité huguenote entre loyalisme et différence » dans Ph. benediCt, h. dauSSy, P.-o. léChot (éd.), L’identité huguenote. Faire mémoire et écrire l’histoire (xvie-xxie siècle), Droz, Genève 2014, p. 611-634.

II.8. Protestantisme en France, histoire xixe-xxe siècles II.8.1 et 2. « Les Réveils et la vie interne du monde protestant (1876-1940) », « L’État, l’opinion et les protestants (1876-1940 », dans Ph. Wolff (éd.), Histoire des protestants en France, Privat, Toulouse 1977, p. 298-316, 362-382 (rééd. 2001). II.8.3. « Conversions collectives au protestantisme et religion populaire en France », dans Collectif, La Religion populaire, CNRS, Paris 1979, p. 159-170. II.8.4. (avec A. enCrevé) « Pages spirituelles protestantes », Unité chrétienne, 1980/1, p. 4-78. II.8.5 et 6. (éd) Vers l’unité pour quel témoignage ? La restauration de l’unité réformée (1933-1938), Les Bergers et les Mages, Paris 1982, 380 p. (« Avant-Propos : p. 9 sqq., cf. aussi II.7.3.). II.8.7. « Le protestantisme français et son historiographie », Archives des Sciences Sociales des Religions, 1984, 58/2, p. 175-186. II.8.8. Neue Herausfordzerungen – Neue Möglichkeiten. Der Protestantismus und die Entwicklung der geseltschaft », Dokumente, 1985/1, p. 101-114. II.8.9. Le retour des Huguenots. La vitalité protestante xixe-xxe siècles, Cerf-Labor et Fides, Paris-Genève 1985, 332 p. II.8.10. « La Révolution, le xixe et le France, ERF, Paris 1985, p. 36-53.

xxe

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II.8.11. (Entretien avec M. verfaillie) « Révolution française et protestantisme », Conscience et Liberté, 1989, 38, p. 86-94. II.8.12. « L’émergence d’une orthodoxie nouvelle au xxe siècle : les causes de l’apparition du mouvement barthien en France », Études théologiques et religieuses, 1991/3, p. 51-62. II.8.13. « F. Abauzit », « R. Biville », « J. Blocher », « M. Blocher-Saillens », « J. Bost », « P. Bruneton », « T. Fallot », « Ch. Gide », « E. Gounelle », « Th. Gounelle », « D. Legrand », « W. Monod », P. Passy », « Ch. Renouvier », H. Roser », J. Roth », « Th. Süss », « M. Voge », dans A. enCrevé (éd.), Les Protestants. Dictionnaire du monde religieux de la France contemporaine, t. 5, Beauchesne, Paris 1993.

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Bibliographie II.8.14. « Le xxe siècle », dans H. dubief, J. PouJol (éd.), La France protestante. Histoire et lieux de mémoire, Éditions de Paris, Paris 1996, p. 145-165. II.8.15. « F. Abauzit », « J. d’Albis », « T. d’Albis », P. Bérend », « R. Biville », « J. Blocher », « M. Blocher-Saillens », « J. Bost », « P. Bruneton (de Salve de) », dans P. Cabanel, A. enCrevé (éd.), Dictionnaire biographique des protestants français de 1787 à nos jours, t. 1, Éditions De Paris, Paris 2015. II.8.16. (avec M. Carbonnier-burCkard), Histoire de la minorité protestante en France, Ellipse, Paris, à paraître en 2016.

II.9. Protestantisme en France : problèmes actuels et perspectives sociologiques II.9.1. « La crise actuelle du protestantisme », Les Cahiers du CPO, 1971, 17, p. 2-26. II.9.2. « La crise du protestantisme français : essai d’explication socio-historique », Cahiers de Villemétrie, 1973, 97, p. 3-31. II.9.3. « Un exemple de mise en question des institutions ecclésiastiques, la revue Le Semeur (publiée par la FFACE) et la crise de l’Alliance des équipes unionistes (1963-1967) », dans Centre de Sociologie du Protestantisme (éd.), Crises et mutations institutionnelles dans le protestantisme français, CPED, Paris 1974, p. 37-64. II.9.4. « La place des protestants », Esprit, 1977/4-5, p. 28-39. II.9.5. « Le Centre Protestant de l’Ouest », Esprit, 1977/4-5, p. 170-173. II.9.6. « L’évolution du groupe socioreligieux protestant dans la société française contemporaine », dans Centre de Sociologie du Protestantisme (éd.), Églises et groupes religieux dans la société française, CERDIC-Université des Sciences Humaines, Strasbourg 1977, p. 137-178. II.9.7. « Place et rôle du protestantisme en France », Bulletin du Centre Protestant d’Études et de documentation, 1979/7, p. I-XVI. II.9.8. « Le protestantisme français entre le déclin et le renouveau », Lumière et Vie, 1980, 150, p. 35-46. II.9.10. « Le professeur Théobald Süss, interpellateur théologique de l’équipe du Semeur », Positions Luthériennes, 1982/2, p. 96-104. II.9.11. « Un individualisme social protestant ? », Itineris, 1982/6, p. 53-56. II.9.12. « Protestantisme, loi, démocratie », Alethe, 1983/3, p. 40-45. II.9.13. « Préface », dans Collectif, Couples d’aujourd’hui. Réflexion protestante, Les bergers et les Mages, Paris 1983, p. 5-7. II.9.14. « Protestantisme et égalité », Itineris, 1983, 12, p. 25-30. II.9.15. « Autonomie, concordisme ou privatisation : action sanitaire protestante en France et structure médicale et paramédicale », Actes de la XVIIe Conférence Internationale de Sociologie de la Religion, Londres-Paris 1983, p. 189-206.

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Bibliographie II.9.16. « Préparation et réalisation du sondage IFOP », dans Centre de Sociologie du protestantisme (éd.), Les protestants au miroir d’un sondage, CSP, Strasbourg 1983, p. 3-11. II.9.17. « Le pasteur protestant aujourd’hui », Cahier de l’association des pasteurs de France, nov. 1984, p. 112-120. II.9.18. (avec J.-P. Willaime) « Le courant évangélique français : un “intégrisme protestant” ? », Social Compass, XXXII/4, 1985, p. 393-411. II.9.19. « L’observatoire protestant », Esprit, avril-mai 1986, p. 25-32. II.9.20. « Vers un renouveau de l’individualisme protestant ? », Lumière et Vie, 1987, 184, p. 53-62. II.9.21. (avec D. alexander, F. ChamPion), « La campagne d’évangélisation de Billy Graham », Esprit, janvier 1987, p. 67-82. II.9.22. Le Protestantisme doit-il mourir ? La différence protestante dans une France pluriculturelle, Seuil, Paris 1988, 284 p. II.9.23. « Le renouveau d’études sur le protestantisme », Revue (New York), printemps 1991, I, p. 56-61. II.9.24. « Les défis du protestantisme dans les débats de société », Positions Luthériennes, janv.-mars 1992, 40/1, p. 32-57. II.9.25. « Changements socio-religieux et restructuration identitaire : le protestantisme pentecôtiste et les Tziganes », dans N. belmont, F. lautman (éd.), Ethnologie des faits religieux en Europe, CTHS, Paris 1993, p. 427-432. II.9.26. « Préface », dans Collectif, Les protestants face aux défis du xxie siècle, Labor et Fides, Genève 1995, p. 5-8. II.9.27 et 28 (avec J.-A. de Clermont, P. Joutard, O. vallet) Où va le protestantisme ?, L’Atelier, Paris 2005, 94 p. (« Quelle place pour le protestantisme aujourd’hui en France ? », p. 77-92). II.9.29. « Préface », dans A. gounelle, L. gagnebin, B. reymond, Évangile et Liberté. Trois parcours pour un christianisme crédible, Van Dieren, Paris 2013, p. 9-16.

II.10. Protestantisme et protestantismes II.10.1. « Protestantisme et capitalisme », Les Cahiers du CPO, 1971, 16, p. 4-18. II.10.2,3,4,5,6,7,8. « Arminianisme », « Congrégationalisme », « Méthodisme », « Missions protestantes », « Piétisme », « Protestantisme », « Puritanisme », Encyclopaedia Universalis, Paris 1968-19751, II, p. 458, IV, p. 4 sqq., X, p. 1006 sqq., XI, p. 102 sqq., XIII, p. 56-58, 700-703, 824 sqq. Nombreuses rééd. actualisées. II.10.9 et 10. « Les missions protestantes », « L’évolution du protestantisme (première moitié du xxe siècle) », dans Deux Mille Ans de Christianisme, Société d’histoire chrétienne, Paris 1975-1977, VIIII (1975), p. 20-27., IX (1975), p. 141-148. II.10.11. « Protestantisme », Encyclopædia Universalis, Suppl., II, Paris 1980, p. 1211 sq.

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Bibliographie III. Protestantisme, christianisme, laïcité III.1. Laïcisation, laïcité, séparation, protestantisme III.1.1. « Problèmes du protestantisme français face à la séparation des Églises et de l’État », Études théologiques et religieuses, 1972/3, p. 271-312. III.1.2. « Le protestantisme français face à la laïcisation de l’État et de la société », dans Collectif, Les relations entre l’État et l’Église dans les pays d’Europe latine, Faculté de théologie protestante, Genève 1979, p. 29-33. III.1 .3. « La laïcité à la française et la minorité protestante », Autres Temps, été 1986, 10, p. 5-14 III.1.4. « Une minorité partie prenante de la laïcité : le protestantisme français », dans G. gauthier, M. morineau (éd.), Laïcité 2000, Edilig, Paris 1987, p. 85-91. III.1.5. « Le protestantisme dans une société post-sécularisée », Revue de Théologie et de Philosophie, 1988, 120, p. 41-61. III.1.6. « En 1990 : La laïcité pour une confession minoritaire : le protestantisme », dans H. boSt (éd.), Genèse et enjeux de la laïcité, Labor et Fides, Genève 1990, p. 117-135. III.1.7. « L’importance de la laïcité dans les transformations internes du protestantisme français », Revue de l’Institut catholique de Paris, janv.-mars 1992, 41, p. 29-41. III.1.8 et 8 bis. « Le protestantisme français et la vision libérale de la religion », dans A. dierkenS (éd.), Le Libéralisme religieux, Université de Bruxelles, Bruxelles 1992, p. 41-50 (republié dans G. Smith (éd.), Éduquer les enfants, confessionnalité, laïcité, mission de l’école, Éditions du Sommet, Québec 1998, p. 98-108). III.1.9. « Vinet et la laïcisation : Le mémoire en faveur de la liberté des cultes », D. JakubeC, B. reymond (éd.), relectures d’Alexandre Vinet, L’Âge d’Homme, Lausanne 1993, p. 155-170. III.1.10. « Renan et le protestantisme », dans J. balCon (éd.), Mémorial Ernest Renan, Honoré Champion, Paris 1993, p. 435-441. III.1.11. « Charles Gide et l’École de Nîmes entre christianisme social et laïcité », dans Collectif, Charles Gide et l’École de Nîmes, SHPN, Nîmes 1995, p. 109-127. III.1.12. « Les protestants face au défi de la laïcité », dans Collectif, Protestantisme en Basse-Marche, ERF, Limoges 1995, p. 42-45. III.1.13. « Laïcité et protestantisme », dans Collectif, Une éthique pour aujourd’hui : Propositions protestantes, ERO, Orléans 1998, p. 80-99. III.1.14. « Protestantisme, laïcité et annonce du salut », Études théologiques et religieuses, 2001/4, p. 497-511. III.1.15. « Les évangéliques et la séparation française des Églises et de l’État (1905) », dans S. fath (éd.), Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion, Brepols, Turnhout 2004, p. 235-242. III.1.16. « Les protestants et la laïcité », dans Collectif, La laïcité est une chance. L’expérience de l’Armée du Salut, Philippe Rey, Paris 2004, p. 25-28.

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Bibliographie III.1.17. « La campagne du Siècle [au moment de la séparation des Églises et de l’État] », L’Amitié Charles Péguy, oct.-déc. 2005, 112, p. 347-352. III.1.18. « 1905-2005 : la laïcité française et les minorités religieuses », Études théologiques et religieuses, 2007/1, p. 67-80. III.1.19. « L’apport protestant à la liberté de conscience », dans P.-M. laChaud (éd.), Présence protestante dans l’histoire de Limoges, PULIM, Limoges 2010, p. 227-235. III.1.20. « Tolérance, liberté, laïcité : Pierre Bayle et nous », dans Ph. de robert (éd.), Le rayonnement de Bayle, University of Oxford, Oxford 2010, p. 181-186. III.1.21. « La participation des évangéliques à la construction de la laïcité », dans A. niSuS (éd.), L’amour de la sagesse. Hommage à Henri Blocher, Edifac, Paris 2012, p. 311-323. III.1.22. « Alexandre Vinet, combattant de la liberté de conscience », dans F. bourillon, R. fabre, M. raPoPort (éd.), Affirmations de foi. Études d’histoire religieuse et culturelle offertes à André Encrevé, Éditions Bière, Paris 2012, p. 231-240. III.1.23. « Préface », dans M. boSS (éd.), Roger Williams. Genèse religieuse de l’État laïque, Labor et Fides, Genève 2013, p. 3-7. III.1.24. « Préface », dans J.-P. augier, Une passion républicaine. Protestantisme, républicanisme et laïcité dans la Drome 1892-1918, Ampelos, Paris 2013, I-VIII. III.1.25. « Protestantisme et laïcité », La Revue socialiste, mars 2015, 57, p. 51-58.

III.2. Protestantisme, catholicisme, christianisme, société laïque III.2.1. « Les chrétiens de gauche du catholicisme social au militantisme politique », Autrement, 1977/8, p. 6-22. III.2.2. « Le christianisme face au processus de sécularisation », Parole et Société, 1977/2, p. 141-155. III.2.3. « Christianisme et mentalité laïque », Foi et Vie, 1980/6, p. 3-15. III.2.4 et 5. « Le catholicisme contemporain, permanence et changement d’après l’œuvre d’Émile Poulat », I, II, Bulletin du centre protestant d’Études et de Documentation, 1986, 309, p. I-VIII, 310, p. I-VIII. III.2.6. (avec F. ChamPion et A. roChefort-turquin) « Deux leaders religieux : Billy Graham et Jean-Paul II », dans Collectif, Voyage de Jean-Paul II en France, Cerf, Paris 1988, p. 161-183. III.2.7. « Le problème de la liberté religieuse au début de la Révolution », dans Huitième journée d’études vaudoises et historiques du Luberon, Association d’Études vaudoises et historiques du Luberon, Mérindol 1989, p. 9-23. III.2.8. « Liberté religieuse et laïcité », dans P. Colin (éd.), Les catholiques français et l’héritage de 1789, Beauchesne, Paris 1989, p. 93-103.

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IV. Histoire et sociologie de la laïcité IV.1. Autour de la loi de 1905 et de sa commémoration IV.1.1. « Séparation des Églises et de l’État », dans J. Julliard, M. WinoCk (éd.), Dictionnaire des Intellectuels français. Les personnes. Les Lieux. Les moments, Seuil, Paris 1996, p. 1046-1048. IV.1.2. « Laïcité : perspectives un siècle après la loi de 1905 », dans Collectif, Islam et Laïcité. Enjeux et perspectives en France un siècle après la loi 1905, FOCEL, Paris 2004, p. 16-23. IV.1.3. « La loi de 1905 et son application », dans La laïcité. Des débats, une histoire, un avenir (1789-2005), actes de colloque, Sénat, Paris 2005, p. 73-76, 78. http://www. senat.fr/notice-rapport/2004/actes_laicite-notice.html (consulté le 14 janvier 2016). IV.1.4 et 4 bis. « Une haine démocratique et son dépassement. Du combat anticlérical à la loi de séparation de 1905 », Diasporas, Histoire et sociétés, 2007, 10, p. 26-49 (version anglaise résumée : Conscience and Liberty, 2009, p. 86-92).

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IV.2. « Commission Stasi » IV.2.1. « Le rapport de la Commission Stasi », Les Cahiers de la Laïcité, 2004, 1, p. 30-35.

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Bibliographie IV.2.2. « La Commission Stasi vue par un de ses membres », French Politics, Culture & Society, 2004/3, 22, p. 135-141. IV.2.3. « Les mutations actuelles de la laïcité en France au miroir de la Commission Stasi », Bulletin d’Histoire Politique (Montréal), printemps 2005, 13/3, p. 69-78. IV.2.4. « Le dernier des Curiace. Un sociologue dans la Commission Stasi », dans P. Côté, J. gunn (éd.), La nouvelle question religieuse. Régulation ou ingérence de l’État ? PIE-Peter Lang, Bruxelles-Berne-Berlin-New-York 2006, p. 247-272. IV.2.5. (Entretien avec M. belbah et C. de galembert) « Dialogue avec l’abstentionniste de la Commission Stasi », Droit et Société, 2008, 68, p. 237-249. IV.2.6. « La Commission Stasi : Entre laïcité républicaine et multiculturelle », Historical Reflexions, hiver 2008, 34/3, p. 7-20. IV.2.7. « L’acteur et le sociologue : la Commission Stasi », dans D. naudier, M. Simonet (éd.), Des sociologues sans qualités ? Pratiques de recherche et engagements, La Découverte, Paris 2011, p. 101-116.

IV.3. École et laïcité. Enseignement laïque des religions IV.3.1. « L’école selon Milner », Autres Temps, 1984, 4, p. 22-26. IV.3.2. « La culture religieuse et l’enseignement des religions en France », dans Universalia, Encyclopædia Universalis, Paris 1989, p. 350-353. IV.3.3. « Une nouvelle discipline dans le secondaire : les sciences religieuses ? », Panoramiques, oct.-déc. 1991, 2, p. 99-105. IV.3.4. « Aux fondements de la laïcité scolaire », Les Temps modernes, 1991, 534, p. 163-171. IV.3.5. « L’école, la République et la démocratie », dans A. HouZiaux (éd.), 20 idées pour le xxie siècle, Albin Michel, Paris 2001, p. 255-262. IV.3.6. « Enfant-éducation-société », Ouvertures, 2001, 103, p. 2-6. IV.3.7. (Entretien avec G.-R. meitinger) « De l’école et des valeurs », Administration et éducation, 2003, 100, p. 63-72. IV.3.8. « Laïcité et discours scolaires sur la religion », Raison Présente, 2005, 149-150, p. 65-77. IV.3.9. « Préface », dans M. eStivalèZeS, Les religions dans l’enseignement laïque, PUF, Paris 2005, p. VII-XV. IV.3.10. « En guise de conclusion : L’enseignement laïque du religieux », dans J.-Ph. SChreiber (éd.), L’école bruxelloise d’étude des religions : 150 ans d’approche libre-exaministe du fait religieux, EME, Bruxelles 2012, p. 213-222. IV.3.11. « Entre laïcité et religion. L’éducation en France avant et après 1905 », Rivista Di Storia Del Cristianismo (Brescia), 2012/1, p. 59-70.

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Bibliographie IV.4. Islam et laïcité IV.4.1. « Pourquoi l’affaire du foulard ? », Société franco-japonaise des sciences de l’éducation, Annales de la Société franco-japonaise des Sciences de l’Éducation (Tokyo), 1995-1996, 24, p. 89-97 (publié aussi en japonais). IV.4.2. « L’affaire des foulards et la laïcité à la française », L’Homme et la Société, avril-juin 1996, 120, p. 9-16. IV.4.3. « Foulard islamique (affaire du) », dans J. Julliard, M. WinoCk (éd.), Dictionnaire des Intellectuels français. Les personnes. Les Lieux. Les moments, Seuil, Paris 1996, p. 505 sqq. IV.4.4 et 5. « Ne nous voilons pas les yeux », « La laïcité, le chêne et le roseau », dans Collectif, La laïcité dévoilée. Quinze années de débats en quarante Rebonds, L’Aube, La Tour d’Aigues 2004, p. 52-58, 333-339. IV.4.6 et 7. (avec D. bouZar et J. CoSta-laSCoux), Le voile, que cache-t-il ?, L’Atelier, Paris 2004, 120 p. (« Voile, école, femmes, laïcité », p. 49-78). IV.4.8. « Laïcité française et islam », dans M. Arkoun (éd), Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen-Âge à nos jours, Albin Michel, Paris 2006, p. 988-993. IV.4.9. « L’islam comme analyseur de la crise de la laïcité française », dans M. meStiri, D. rivet (éd.), Identitaire et Universel dans l’Islam Contemporain, IISMM, Paris 2007, p. 112-118. IV.4.10. « Préface », dans J. khermimoun, Français et musulman. Pour en finir avec les idées reçues, L’Œuvre, Paris 2011, p. 5-9. IV.4.11. « Voile intégral et laïcité. La Mission d’information sur le voile intégral », dans D. kouSSenS, O. roy (éd.), Quand la burqa passe à l’Ouest. Enjeux éthiques, politiques et juridiques, PUR, Rennes 2013, p. 67-78.

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IV.10. Morale laïque, passé et présent IV.10.1. « Laïcité et morale », dans P. broCkmeier, S. miChaud (Hg.), Sitten und Sittlichkeit in 19. Jahrhundert, Wissenschaft und Forschung, Berlin 1993, p. 13-24. IV.10.2. « Laïcité et morale laïque », dans C. Pétonnet, Y. delaPorte (éd.), Ferveurs contemporaines, Textes d’anthropologie urbaine offerts à Jacques Gutwirth, L’Harmattan, Paris 1993, p. 201-214. IV.10.3. « La construction de la morale laïque en France. Rapport », Études francojaponaises sur les valeurs, Nouvelle approche sur les problèmes des valeurs de l’éducation, Société franco-japonaise des sciences de l’éducation, Tokyo 1995, p. 63-70 (publié aussi en japonais). IV.10.4. « La crise et le renouveau de l’éthique dans la société française », dans Collectif, De l’humanisme aux Lumières. Mélanges en l’honneur d’Élisabeth Labrousse, Voltaire Foundation, Oxford 1996, p. 95-110. IV.10.5. « La morale laïque entre privatisation et technicisation », dans J. Plantier (éd.), La démocratie à l’épreuve du changement technique, L’Harmattan, Paris 1996, p. 209-227.

49

Bibliographie IV.10.6. « La construction de la morale laïque en France et ses perspectives actuelles », Société franco-japonaise des sciences de l’éducation, Annales de la Société francojaponaise des Sciences de l’Éducation (Tokyo), 1995-1996, 24, p. 30-37 (publié aussi en japonais). IV.10.7. « Laïcité : La morale laïque », dans M. Canto-SPerber (éd.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, Paris 1996, p. 809-815. IV.10.8. La morale laïque contre l’ordre moral, Seuil, Paris, 1997, 366 p. (rééd. sous le titre : La morale laïque contre l’ordre moral sous la Troisième République, Archives Karéline, Paris 2009). IV.10.9. « Réintroduire la morale à l’école, un nouveau problème de société », Revue administrative. Histoire-Droit-Société, sept.-oct. 1997, 299, p. 529-537. IV.10.10. « La morale laïque, fondement du lien social sous la IIIe République », dans A. Stora-lamarre (éd), Incontournable Morale, PUFC, Besançon 1998, p. 185-192. IV.10.11. « Une morale laïque pour notre temps ? », Raison Présente, 1998, 127, p. 25-36. IV.10.12. (Entretien avec J. moreau) « À l’extérieur du Temple [Sur la morale laïque] », Le maillon de la chaîne maçonnique, février 1998, 61, p. 3-12. IV.10.13. « L’éducation pratique à la citoyenneté : Les “Initiatives citoyennes” », dans J.-P. obin (éd.), Questions pour l’éducation civique, Hachette, Paris 2000, p. 233-261. IV.10.14. « La morale laïque », Les Cahiers socialistes, fév. 2000, p. 31-34. IV.10.15. (entretien avec A. antoine) « Pour une nouvelle morale laïque », Le Débat, sept.-oct. 2001, 116, p. 3-15. IV.10.16. « Moraliser », dans V. duClert, Ch. ProChaSSon (éd.), Dictionnaire critique de la République, Flammarion, Paris 2002, p. 1079-1085. IV.10.17. «What Morality is Commonly required in the Age of Global Society: The Example of the French Laic Moral », dans Research Center for Moral Science, Reitaku University (Japan), Searching for a Commun Morality in the Global Age, Lancer’s Books, New Delhi, 2004, p. 31-47 (publié aussi en japonais, Tokyo, 2004). IV.10.18. « La morale laïque dans le processus de mondialisation », LibreSens, sept.oct. 2005, 148, p. 2-9. IV.10.19. « Préface », dans P. ognier, Une école sans Dieu ? 1880-1895. L’invention de la morale laïque sous la IIIe République, PUM, Toulouse 2008, p. 7-10. IV.10.20. « La morale laïque, hier, aujourd’hui, demain », dans L. loeffel (éd.), École, morale laïque et citoyenneté aujourd’hui, Septentrion, Villeneuve d’Asq 2009, p. 37-43. IV.10.21. « Les défis de la morale laïque », La Revue socialiste, 2010, 38, p. 65-70. IV.10.22. « Morale et laïcité », L’OURS Revue de l’Office Universitaire de Recherche Socialiste, juillet-déc. 2013, 64-5, p. 53-63. IV.10.23. « La morale laïque sous la Troisième République », dans I. Saint-martin, Ph. gaudin (éd.), Double défi pour l’école laïque : enseigner la morale et les faits religieux, Riveneuve, Paris 2014, p. 23-40.

50

Bibliographie IV.10.24. « La morale laïque hier et aujourd’hui », dans E. favey, G. Coq (éd.), Pour un enseignement laïque de la morale, Privat, Toulouse 2014, p. 35-65.

IV.11. Pluralisme, tolérance, liberté, laïcité IV.11.1. « Conviction, tolérance et pluralisme : approche sociologique », Bulletin du Centre Protestant d’études et de documentation, avril 1987, p. 145-156. IV.11.2. « La construction d’une société pluraliste en France », Foi et Vie, 1987/6, p. 3-20. IV.11.3 et 4. (éd.) Pluralisme et minorités religieuses, Peeters, coll. Bibliothèque de l’École Pratique des Hautes Études, Louvain-Paris 1991, 160 p. (contribution : « Pluralisme et minorités religieuses, premier bilan prospectif », p. 153-159). IV.11.5. « La liberté religieuse et la déclaration des droits de l’homme et du citoyen », Collectif, Protestantisme et Révolution, FPF, Paris 1989, p. 23-26. IV.11.6. « La Liberté », Foi et Vie, 1989/6, p. 2-21. IV.11.7. « Stratégies de la liberté », Autrement, Série « Morales », 5, sept. 1991, p. 85-97. IV.11.8. « La laïcité entre la tolérance et la liberté », dans C. lenoir (éd.), la tolérance ou la liberté ? Les leçons de Voltaire et de Condorcet, Éditions Complexe, Paris 1997, p. 70-82 (republié dans M. kneubühler [éd.], De la tolérance aux droits de l’homme, Paroles d’Aube, Grigny 1998, p. 135-157). IV.11.9. « Laïcité et pluralisme en France », Conscience et Liberté, 1997, 54, p. 70-82. IV.11.10. « La tolérance dans la France actuelle », dans G. SauPin (éd.), Tolérance et intolérance, PUR, Rennes 1998, p. 115-124. IV.11.11. « Tolérance, sécularisation et laïcisation de l’État », dans G. SauPin, R. fabre, M. launay (éd.), La Tolérance. Colloque international de Nantes, Quatrième centenaire de l’Édit de Nantes, PUR, Rennes 1998, p. 187-191. IV.11.12. « The Right to Proselytize and Freedom of Conscience in France today », Fides et Libertas. The Journal of the International religious Liberty association, 1999, p. 31-39. IV.11.13. « La laïcité française face au pluralisme et à ses mutations », dans P. Côté (éd.), Chercheurs de Dieux dans l’espace public, PUO, Ottawa 2001, p. 169-181.

IV.12. Religion civile et laïcité IV.12.1. « Le cas français ou l’impossible religion civile », dans L. babèS (éd.), Les nouvelles manières de croire, L’Atelier, Paris, 1996, p. 177-189. IV.12.2. « La laïcité : une invention politique dans un pays culturellement non protestant ? Le problème de la “religion civile à la française” », dans Actes du XIVe Colloque d’Histoire des Réformes et du Protestantisme, Protestantisme et politique, Université Paul Valéry, Montpellier 1997, p. 339-352.

51

Bibliographie IV.12.3. « Existe-t-il une religion civile républicaine ? », French Politics, Culture & Society, Summer 2007, 25/2, p. 3-18 (republié sous le titre « La laïcité française. Régulation du sacré ou sacré implicite ? », dans Fr. ChamPion, S. niZard, P. ZaWadZki (éd.), le sacré hors religions, L’Harmattan, Paris 1997, p. 75-92). IV.12.4. «The Évolution of Secularism in France : Between Two Civil Religions », dans L. E. Cady, E. Shakman hurd, Comparative secularism in a Global Age, Palgrave MacMillan, New York, 2010, p. 57-68. IV.12.5. «Laïcité, religion civile, tenues et signes religieux en France », Cultures & Sociétés. Sciences de l’Homme, juillet 2014, 31, p. 77-87 (republié dans D. Jeffrey [éd.], Laïcité et signes religieux à l’école, PUL, Québec 2015, p. 19-32).

IV.13. Sectes, nouveaux mouvements religieux et laïcité IV.13.1. « Le rapport de la Commission parlementaire sur les sectes entre neutralité et dangerosité sociale », dans M. introvigne, J.-G. melton (éd.), Pour en finir avec les sectes. Le débat sur le rapport de la commission parlementaire, CESNUR-Di Giovanni, Paris-Milan 1996, p. 63-71. IV.13.2. (Entretien avec S. CharleS et F. keller) « Une remarquable analyse de la question des sectes, des religions et de la laïcité », Expériences, 1997, 105, p. 11-35. IV.13.3. « Laïcité, sectes, société », dans F. ChamPion, M. Cohen (éd.), Sectes et démocratie, Seuil, Paris 1999, p. 314-330. IV.13.4. « Du protestantisme perçu comme “secte” : l’exemple de la France (18801914) », dans A. dierkenS, A. morelli (éd.), “Sectes” et “hérésies” de l’Antiquité à nos jours, Université de Bruxelles, Bruxelles 2002, p. 163-173. IV.13.5. « Dérégulation, religion en miettes et questions des sectes », Archives de Sciences Sociales des Religions, avril-juin 2002, 118, p. 29-39. IV.13.6. « Des religions historiques aux nouveaux mouvements religieux. Les leçons de la laïcité française », Conscience et Liberté, 2003, 64, p. 52-60. IV.13.7. « Laïcité et secte », MIVILUDES, Sectes et laïcité, La Documentation française, Paris 2005, p. 144-154. IV.13.7 et 8. « Introduction [à la 5e Session] », « Conclusion générale », dans N. luCa (éd.), Quelles régulations pour les nouveaux mouvements religieux et les dérives sectaires dans l’Union européenne ?, PUAM, Aix-Marseille 2011, p. 143-145, 177-182.

IV.14. Sécularisation, laïcisation IV.14.1. « Religion diffuse et sécularisation », Archives de Sciences Sociales des Religions, 1983, 56/2, p. 185-188. IV.14.2. « La sécularisation», dans Le Grand Atlas des Religions, Encyclopædia Universalis, Paris 1988, p. 16 sq. (plusieurs rééd.).

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Bibliographie IV.14.3. « Laïcité, laïcisation, sécularisation », dans A. dierkenS (éd.), Pluralismes religieux et laïcités dans l’Union européenne, Université de Bruxelles, Bruxelles 1994, p. 9-20. IV.14.4. « Laïcisation, religion civile et sécularisation. Hypothèses fondées sur le cas français », Culture et religions japonaises. Religions et sécularisation, Nichibunken, Kyoto 1995, p. 53-71 (en japonais). IV.14.5. « Laïcité et sécularisation dans la crise de la modernité en Europe », Les Cahiers français, oct.-déc. 1995, 273, p. 25-31. 1V.14.6. « Two Thesholds of Laicization », dans R. bhargava (éd.), Secularism and its Critics, Oxford University Press, New Delhi 1998, p. 94-136. 1V.14.7, 8, 9. (avec K. matSuura) (éd.) Les civilisations dans le regard de l’autre, UNESCO, 2 t. : I, Paris, 2002, 302p. (« Introduction », p. 17-19), II, Paris 2003, 216 p. (« Allocution », p. 12-16, « Construction historique et crise actuelle de la sécularisation », p. 101-111). IV.14.10. «Sécularisation et laïcisation. Une trame décisive », dans B. PelliStrandi (éd.), L’histoire religieuse en France et en Espagne, Casa de Velázquez, Madrid 2004, p. 17-38. IV.14.11. « Sécularisation et laïcisation », dans M. haneda (éd.), Sécularisations et Laïcités, The University of Tokyo, Tokyo 2009, p. 13-25 (publié aussi en japonais). IV.14.12. « Préface : Sécularisation, Laïcité, Laïcisation », dans G. holder, M. SoW (éd.), L’Afrique des Laïcités. État, religion et pouvoirs au Sud du Sahara, IRD-Edit., Alger-Tombouctou, 2013, 5-18 (version résumée dans Empan, juin 2013, 90 : 31-38). IV.14.13. « Sécularisation, sécularisme, laïcité dans une perspective sociologique », dans M. Wieviorka, L. lévy-StrauSS, G. liePPe (éd.), Penser global. Internationalisation et globalisation des sciences humaines et sociales, MSH, coll. : 54-Sociologie, Paris 2015, p. 385-399.

V. Sujets divers, itinéraire, écrits « engagés » (sélection) V.1. Divers religions V.1.1. « Religions : une nouvelle visibilité », Le Journal de l’Année. Édition 1993, Larousse, Paris 1993, p. 119-221. V.1.2. « Religions : continuité et mutations », Le Journal de l’Année. Édition 1994, Larousse, Paris 1994, p. 224-226. V.1.3. « Un regard inhabituel et moderne sur les phénomènes religieux », dans J. o’brien, M. Palmer, Atlas des religions dans le monde, Autrement, Paris 1994, p. 9-13. V.1.4. « Religions : au cœur des débats de société », Le Journal de l’Année. Édition 1995, Larousse, Paris 1995, p. 216-219. V.1.6. « Les religions et la modernité en 1995», Le Journal de l’Année. Édition 1996, Larousse, Paris 1996, p. 233-236.

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Bibliographie V.1.8. « La montée du bouddhisme », Le Journal de l’Année. Édition 1998, Larousse, Paris 1998, p. 204-209. V.1.9. « Préface », dans B. dumortier, Atlas des religions, Croyances, pratiques, territoires, Autrement, Paris 2002, p. 6 sq. V.1.10. « Avant-Propos », dans J.-Ch. attiaS, E. benbaSSa, Petite histoire du Judaïsme, EJL, coll. Librio, Paris 2007, p 7 sq. V.1.11. « Avant-Propos », dans M. A. amir-moeZZi, P. lory, Petite histoire de l’islam, EJL, coll. Librio, Paris, 2007, p. 7 sq. V.1.12. « Avant-Propos », dans J.-N. robert, Petite histoire du bouddhisme, EJL, coll. Librio, Paris 2008, p. 7 sq. V.1.13. « Avant-Propos », dans Collectif, Histoire des religions, EJL, coll. Les Grands Librio, Paris 2008, p. 11 sqq. V.1.14. « Ville et religion. Dieu change à Paris », dans M. Wieviorka (éd.), La Ville, Sciences humaines Éditions, Auxerre 2011, p. 237-251.

V.2. Sujets divers V.2.1. « Dietrich Bonhoeffer », L’Amitié judéo-chrétienne de France, 1965, 2, p. 9-12. V.2.2. « Calder et Bonhoeffer », Le Semeur, 1966-67, 1, p. 3 sqq. V.2.3. « Théorie et idéologie », Les Cahiers du CPO, 1974, 23, p. 5-12. V.2.4. « La place des femmes dans l’enseignement supérieur, un enjeu éthique ? », Diplômée, Revue de l’AFFDU, sept. 2001, 198, p. 153 sqq. V.2. 5. (Entretien avec M. reynal) « La discrimination ethnique. Réalités et paradoxes », Ville-Ecole-Intégration-Enjeux, déc. 2003, 135, p. 7-19. V.2.6. « Les Trente Glorieuses à l’Aube du 3e millénaire », Institut de Philosophie Orientale, Annales 1994-2005, IOP, Paris 2005, p. 109-122. V.2.7. « Préface », dans L. moutot, Biographie de la revue Diogène. Les “sciences diagonales” selon Roger Callois, L’Harmattan, Paris 2006, p. 7-10. V.2.8. (Entretien avec G. JoneS) « Le visage caché de la ville », Défakto, déc. 2011, p. 26-28.

V.3. Itinéraire V.3.1. « At the Risk of Losing Oneself », Student World (Genève), 1966/2, p. 197-205. V.3.2. « Puisque jeunesse s’est passée », Le Semeur, 1966-1967, 6, 3-22. V.3.3. « Barth, les barthiens et le libéralisme. Note sur notre itinéraire théologique », Le Semeur, 1966-1967, 6, p. 156-164. V.3.4. « A Generation of War », dans B. douglaS (éd.), Reflexions on Protest, John Knox Press, Richemond 1967, p. 133-148. V.3.5. « Les zigzags d’une militance », Itineris, nov. 1980, 1, p. 26-34.

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Bibliographie V.3.6. (Entretien avec F. rognon) « Entre affinités électives et suspicions mutuelles », dans F. rognon, Générations Ellul. Soixante héritiers de la pensée de Jacques Ellul, Labor et Fides, Genève 2012, p. 31-37. V.3.7. Une si vive révolte, L’Atelier, Paris 2014, Préface d’E. Plenel, 230 p.

V.4. Textes engagés (sélection) V.4.1. « Avant-Propos », Le Semeur, n° 0, 1963-1964, p. 3 sqq. V.4.2. « Vivre la mort de Dieu », Le Semeur, 1965, 5, p. 41-76. V.4.3. « Tel est ton Dieu, tel est ta parole », Christianisme social, sept-déc. 1965, p. 606-613. V.4.4. « Sexualité », Le Semeur, 1965, 6, p. 64-72. V.4.5. « Dietrich Bonhoeffer, piétiste tentant d’être irréligieux ou grenouille de bénitier de gauche ? », Le Semeur, 1966-1967, 6, p. 116-122. V.4.6. « Réponse à l’enquête », I « Religion et foi », II « Sexualité » [dialogue avec A. dumaS et J.-M. domenaCh], Esprit, octobre 1967, p. 414-417, 525-528. V.4.7. « Guérilla et mythologie », Hermes, mars-mai 1968, I, p. 1-8. V.4.8. Le Tort d’exister, des Juifs aux Palestiniens, Ducros, Bordeaux 1971. 262 p., Prix de l’Amitié franco-arabe. V.4.9. « La Cause du Peuple et le mythe de la Résistance », Lutte antiraciste, août-oct. 1971, 4, p. 8 sqq. V.4.10. « La transcendance, oppression ou libération ? », Les Cahiers du CPO, 1975/26, p. 15-28 (republié dans Parole et Société, 1977/3-4, p. 312-325). V.4.11. « Une attitude de plus en plus critique », dans Collectif, Marxisme vivant. Pratiques et réflexions de militants, La Lettre, Paris 1978, p. 66-74. V.4.12. « Questions à la théologie de la libération », Parole et Société, 1978/2, p. 129-141. V.4.13. La marche et l’horizon. Jalons pour une foi postmarxiste, Cerf, Paris 1979. V.4.14. « Société programmée et socialisme », Itineris, fév. 1981, 2, p. 9-15. V.4.15. « Déçu ? Non. Critique ? Oui », Itineris, nov. 1983, 12, p. 71 sqq. V.4.16. « Pour un humanisme européen », dans Collectif, Humanisme ou barbarie. L’Europe face aux intégrismes et aux nationalismes, Centre d’Action Laïque, Bruxelles 1997, p. 145-147. V.4.17. « Tolérance et spiritualité », Cercle Mémoire et Vigilance, Non on ne peut pas tout accepter, Paris 2001, p. 62-66. V.4.18. « Vers un humanisme laïque », Vivre (Bruxelles), mars 2002, 4, p. 37-41. V.4.19. « Six défis pour une éthique universelle », dans Collectif, Quelle éthique après le 11 septembre ?, L’Harmattan, Paris 2003, p. 105-114, 115-124. V.4.20. « La laïcité peut-elle être un facteur de paix ? », dans Collectif, L’instrumentalisation des religions dans le conflit israélo-palestinien, CVPR-PO, Paris 2011, p. 67-74.

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–I–

L’homme

EN HOMMAGE À JEAN BAUBÉROT * 

Jean-Charles linet Rectorat de Paris

J’ai souhaité intervenir lors de cette manifestation amicale à double titre : le premier, comme principal collaborateur administratif de Jean Baubérot ; le second, au nom de l’ensemble des personnels administratifs de l’École pratique des hautes études, en souhaitant être fidèle à leur message. Je commencerai par le second point. Je crois pouvoir dire que Jean Baubérot a bénéficié d’une cote de popularité significative et surtout durable auprès des personnels. J’ai reçu et reçois encore des témoignages quotidiens de cette popularité qui va, sans trahir de secrets, se traduire de manière très concrète dans quelques instants. On m’a parlé d’ouverture d’esprit, de simplicité, d’attention sincère portée aux autres, de gentillesse tout simplement. La question se pose alors de savoir sur quoi est fondée cette incontestable popularité ? Je sais que Jean Baubérot n’a pas fait de promesses inconsidérées ou privilégié tel ou tel pour s’assurer son dévouement ou sa clientèle. Tout au contraire, il a toujours tenu le discours du possible et du réalisable. Dans toute la mesure de ce possible, il a dit ce qu’il ferait et fait ce qu’il a dit qu’il ferait. J’évoquerai l’ambition et la volonté d’inscrire l’EPHE dans plus de modernité et dans une notoriété plus large, le souci de consolider l’établissement autour d’un projet réellement fédérateur. S’agissant plus particulièrement des personnels, j’insisterai sur l’attention portée à de meilleures conditions de travail pour chacun, sur la volonté de diffuser les nouvelles technologies mais surtout sur le goût sincère, me semble-t-il, de Jean Baubérot pour un dialogue social de qualité, matérialisé notamment par la mise en place de

*

Ce texte a été prononcé par son auteur lors du départ de Jean Baubérot de la présidence de l’EPHE, le 12 mars 2003.

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Jean-Charles Linet la Commission paritaire d’établissement et d’autres initiatives allant dans le même sens : lettre d’information, réunions formelles ou plus conviviales, entretiens, etc. Jean Baubérot sait prendre son temps, pourtant particulièrement compté, pour écouter les plaintes, les récriminations ou les angoisses d’un agent pour lequel son écoute sincère est toujours bienvenue et souvent fort utile. Je peux témoigner de cette disponibilité à titre personnel et je passe là au premier point de mon message. Travailler auprès de Jean Baubérot est instructif de bien des manières. Cela signifie d’abord travailler avec un coureur de fond qui a de la résistance et du souffle. Je me souviens encore de ce bureau d’établissement tenu un vendredi en toute fin d’après-midi. Fraîchement débarqué du bout du monde le matin même, c’est lui qui le premier – et peut-être le seul ? –, vers 19h30, voulut poursuivre le débat… au grand dam des autres participants déjà virtuellement entrés dans la temporalité si particulière de la fin de semaine. S’il est coureur de fond, Jean Baubérot est aussi, pour filer la métaphore sportive, un sprinter. À peine vous a-t-il dit qu’une lettre ou qu’une démarche urgente s’imposait en direction de tel ou tel interlocuteur, que vous constatez quelques minutes plus tard que la lettre est rédigée, mise en forme, expédiée et qu’il s’étonne, avec une vraie candeur, de votre propre étonnement. Ne se ménageant guère, il ne ménage pas non plus ses plus proches collaborateurs. Il parvient à vous convaincre que ses priorités doivent devenir vos urgences et… ça marche. Doté d’une formidable mémoire, il se souvient, parfois mieux que vous qui lui avez pourtant fourni l’information, des enjeux et des détails d’un dossier ! Inutile de chercher à noyer le poisson, il ne vous lâchera pas avant d’avoir obtenu la démarche ou la réponse qu’il attend. Travailleur infatigable, président suractif et exigeant, Jean Baubérot n’hésite pourtant jamais à partager avec vous le fruit de ses voyages, de ses réflexions, de ses expériences et de ses curiosités qui ne se limitent pas à la sociologie, au Japon, à la laïcité ou au Tour de France. Sociologue du quotidien, l’évolution des sociétés est pour lui une source inépuisable de commentaires non seulement argumentés mais aussi marqués par cet humour et cette ironie si personnels. Sans parler de ses éclats de rire en passe de devenir légendaires. Dans ces moments de partage, il a l’extrême habileté – le mot est impropre car il pourrait induire un calcul de sa part, ce qui n’est pas le cas – de vous laisser croire que quelques-unes de vos idées vont venir alimenter sa réflexion. Ce dont, je dois l’avouer, j’ai eu quelquefois la faiblesse de me persuader. J’ai parlé d’alimenter, ce n’est pas pour rien. Jean Baubérot a été un président gourmand et restera un homme gourmand, de nourritures terrestres et spirituelles, ce qui achèvera de compléter ce trop bref portrait.

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En hommage à Jean Baubérot Qui ne dit pas en effet tout le plaisir que j’ai éprouvé à travailler avec lui. Plaisir partagé par le premier cercle de ses collaborateurs – et par tous ceux qui le voyaient peu ou moins souvent, mais que lui connaît. Merci donc à Jean Baubérot pour le président qu’il a été et, j’en forme le vœu, pour l’ami qu’il restera.

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JEAN BAUBÉROT ET LA LIGUE DE L’ENSEIGNEMENT

Michel morineau Ligue de l’enseignement

Trente ans déjà que nous compagnonnons au sein de la Ligue de l’enseignement ! Jeune Secrétaire national de cette organisation séculaire en 1984, j’avais en charge la « question de la laïcité » comme on disait alors – délicate question un an après le retrait par François Mitterrand du projet de « Service Public unifié et laïque de l’Éducation Nationale » (SPULEN) et les grandes manifestations de 1983-1984 qui l’ont accompagné. Ce fut à l’occasion d’un colloque organisé en avril 1986 à Paris et intitulé « Laïcité 2000 » que Guy Gauthier nous mit en relation. Ce colloque marquera les esprits et l’histoire de la Ligue bien qu’il soit resté très discret pour l’opinion publique. Depuis 1981 en effet la Ligue commence à faire entendre une voix différente sur la question laïque telle qu’elle se débattait alors, c’est-à-dire essentiellement autour du dualisme scolaire et des suites de la loi Debré de 1959 sur l’enseignement privé. Un texte voté en Assemblée générale à Montpellier deux ans auparavant propose par exemple d’ouvrir des locaux scolaires sous certaines conditions aux organisations associatives de la société civile pour y tenir des activités éducatives et, plus surprenant encore pour l’époque, l’introduction dans les programmes scolaires d’un enseignement du fait religieux. Au congrès de 1983 une autre assemblée prend la décision de mettre à l’ordre du jour une vaste réflexion sur « l’actualisation du concept de laïcité » dont il sera rendu compte au congrès de Lille en 1986. Entre-temps, en 1984 à Nevers, une nouvelle équipe de direction s’installe au gouvernement de la Ligue autour de Jean-Louis Rollot et conforte la décision précédente – prenant acte de « la défaite du SPULEN » – de sortir le débat laïque de « l’ornière du dualisme scolaire ». Il s’agit d’ouvrir les portes et les fenêtres et engager à frais nouveaux une grande réflexion sur la laïcité – un aggiornamento – pour remettre ce principe républicain en perspective historique et le confronter aux questions contemporaines nouvelles de cette fin du xxe siècle. Je fus chargé de conduire cette réflexion qui nous mena à une première étape en 1986 à Lille puis à une seconde en 1989 où le congrès de Toulouse consacra l’évolution de 63

Michel Morineau la pensée, la doctrine et les postures politiques de la Ligue sur la question, lesquelles sont toujours en vigueur aujourd’hui. Guy Gauthier, sémiologue, ancien directeur de la Culture de la Ligue, personnalité intellectuelle brillante et très ouverte sur ces questions, fut à mes côtés « la plume pensante » de cette aventure. Une rencontre inévitable Cette « aventure », au sens étymologique, autant intellectuelle que politique, qui occupera une vingtaine d’années de notre vie militante, nous conduira dès le départ à la rencontre avec Jean Baubérot. Elle était inévitable. En 1985, nous publions un recueil de textes sur la laïcité : Laïcité en miroir – issu des rencontres entre Guy Gauthier et des personnalités contemporaines très diverses 1. Constatant « à quel point l’opinion publique, et les moyens d’information qui sont censés la refléter, étaient mal informés de la vraie nature de la laïcité », le dialogue est ouvert avec « les intelligences de notre époque », prêtes à la confrontation ; « même s’ils n’ont pas suivi le même parcours historique et ne partagent pas toutes nos idées », avions-nous précisé ! Puis, en 1987, un second volume toujours piloté par Guy Gauthier, fortement inspiré par Claude Nicolet, grand historien de l’idée républicaine en France et membre de l’Institut, positionne la laïcité dans l’histoire des « pères fondateurs » : ainsi paraît Laïcité en mémoire où Condorcet surgit comme un précurseur de l’idée laïque avec un à-propos dont la Ligue tirera amplement profit 2. Son nom sera promis en effet à un bel avenir au sein de l’Institution puisqu’il inspira la création du « Cercle Condorcet de Paris » en 1987 puis du réseau des Cercles en France et au-delà. Auparavant, le colloque de 1986 « Laïcité 2000 » sera organisé à Paris et lui aussi publié en 1987 3. À sa tribune vont se succéder bon nombre de ceux qui avaient accepté précédemment d’ouvrir le dialogue dans Laïcité en miroir : parmi eux, Claude Nicolet, Madeleine Reberioux, Edgar Morin, Évry Schatzman, Robert Fossaert… et Jean Baubérot, qui prend la parole pour la première fois à la Ligue sur ce sujet en témoignant de l’apport « d’une minorité partie prenante de la laïcité : le protestantisme français ». À noter au passage qu’il figurait dans une table ronde ou pour la première fois également – et l’événement revêt un certain caractère historique – un évêque auxiliaire à Meaux (Mgr Bescond) et un jésuite, ancien secrétaire général adjoint de l’enseignement catholique (Edmond Vandermeersh), s’exprimaient

1. 2. 3.

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G. gauthier (éd.), La laïcité en miroir, Paris 1985. G. gauthier, C. niColet (éd.), La laïcité en mémoire, Paris 1987. fédération deS œuvreS laïqueS de l’eure (éd.), Laïcité 2000 : fidélité, rénovation, ouverture, Évreux 1987.

Jean Baubérot et la Ligue de l’enseignement en public dans une assemblée de la Ligue de l’enseignement, deux ans à peine après les ravages de la confrontation avec l’enseignement privé et l’échec du SPULEN ! C’est à ce propos, poussé par l’audace (pour l’époque) des thèmes de ce colloque et l’esprit nouveau qui semblait souffler dans la Ligue que son Secrétaire général invita en conclusion les militants (et au-delà) à entrer en débat pour « renouveler le pacte laïque ». Et de préciser : « dans cette démarche difficile et à risque, la Ligue et des partenaires peut-être non traditionnels – les religions – auront un rôle déterminant ». La proposition « d’ouverture d’un dialogue de fond avec l’Église catholique » qui sera suivi plus tard (1996) d’un dialogue avec des représentants des islams de France, fut actée à cette occasion. Jean Baubérot saisit l’invitation au mot et prit l’initiative de proposer une déclaration commune avec la Fédération Protestante de France, laquelle fut rapidement conclue. Elle constitua le premier acte concret officialisant ce dialogue entre la Ligue et les cultes à propos de la laïcité. Les thèmes de ce colloque de 1986, pour certains prémonitoires, allaient introduire les débats futurs, non seulement dans la Ligue mais aussi dans la société civile et politique : outre la difficile gestion de l’héritage de la laïcité et de la loi de 1905, figuraient en effet la question « des pouvoirs et limites de la science », celle de « la place des religions » dont l’islam, nouvelle venue, dans le paysage culturel et cultuel, la citoyenneté et l’identité culturelle, la place et le rôle de l’État… Nous étions sortis du débat précédent sur l’école privée pour mieux y revenir, un peu plus tard, mais dans un tout autre esprit. Pour autant, cette démarche d’ouverture déconcerta bien des militants et bien des observateurs de la question laïque à l’extérieur. Fort heureusement des intellectuels convaincus par cette voie ouverte dans la réflexion nous assurèrent de leur engagement et de leur concours. Ils sont restés fidèles jusqu’à ce jour. Jean Baubérot est de ceux-là et son apport intellectuel, ses recherches et ses travaux, ont incontestablement influencé la réflexion et les positions de la Ligue. Pour mémoire et sans prétendre à l’exhaustivité – car ses interventions ont été très nombreuses en trente ans – citons quelques faits que nous vécûmes en commun et qui soudèrent notre longue amitié. Il y eut donc, en 1989, la « déclaration commune de la Ligue de l’enseignement et de la Fédération Protestante de France » par laquelle les deux institutions rappelaient leur histoire partagée à propos de la loi de 1905 et exprimaient un point de vue commun sur l’avenir de la laïcité à la française. Membre fondateur du Cercle Condorcet de Paris en 1987, Jean Baubérot anime avec Henri Dieuzeide le groupe de travail sur « les phénomènes religieux et la laïcité en Europe », qui fera l’objet d’un rapport puis d’une publication 4. Il participera également aux travaux et aux publications sur l’enseignement du fait

4.

J. baubérot, Religions et laïcité dans l’Europe des douze, Paris 1994.

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Michel Morineau religieux à l’école 5. Il contribue au colloque de Besançon en 1991, « Enseigner l’histoire des religions » 6. Il participe évidemment activement aux travaux de la Ligue sur l’islam et la laïcité : colloque de 1990 à Paris, « Islam, France et laïcité, une nouvelle donne ? », puis à la Commission « Laïcité et islam » que j’ai animée à partir de 1996 et aux publications qui s’ensuivent. Il participe aujourd’hui à la commission nationale Laïcité de la Ligue, où ses thèses font encore débat ! Enfin il pilote à la demande de Michel Wieviorka et à la mienne en 2004, les « Entretiens d’Auxerre », consacrés au centième anniversaire de la loi de 1905 : « De la séparation de l’Église et de l’État à l’avenir de la laïcité » 7 : un des grands colloques dans cette période commémorative, remarquable et remarqué par sa tenue intellectuelle et son ouverture internationale. Il faudrait aussi citer toutes les interventions auprès des militants de la Ligue, à Paris comme en province. Sans parler des nombreux lieux institués et consultatifs comme la commission Stasi, par exemple, où nous croisions en connivence nos interventions. Au fond, Jean Baubérot, au-delà de son statut de scientifique éminent et de ses responsabilités universitaires à l’EPHE ou au GSRL, est plus qu’un compagnon de route ; il ne m’en voudra pas de lui faire endosser la posture de « militant » de la Ligue de l’enseignement. Celle-ci peut à juste titre s’enorgueillir de cette fidèle présence, « qui ne sait pas se taire » comme il le dit lui-même, dans un esprit souvent révolté et non conformiste, qui a la vertu d’aiguiser en permanence la lucidité des débats. Il a été pour moi durant cette période d’aggiornamento – entre 1985 et 2005 – une sentinelle attentive aux remous et aux controverses qui ont secoué la société française sur la question laïque. Mais en quoi ses apports, sa réflexion et ses travaux universitaires ont-ils été utiles à la pensée de la Ligue sur la laïcité ? Je vais essayer, en parlant pour moi, d’éclairer cette question. Une contribution essentielle Dans le débat de fond qui s’engage au début des années 1980, il faut avoir à l’esprit qu’au sein de la Ligue (et ailleurs), la laïcité est en jachère ; ses repères historiques et sa philosophie juridique se sont égarés. Les militants sont campés dans des postures idéologiques directement issues de la « guerre des deux France », essentiellement concentrées, comme on l’a dit, sur le dualisme

5. 6.

7.

66

G. gauthier, Les religions au lycée ; le loup dans la bergerie ?, Paris 1991. Enseigner l’histoire des religions dans une démarche laïque : représentations, perspectives, organisation des apprentissages, actes du colloque international de Besançon, 20-21 novembre 1991 organisé par le Centre régional de documentation pédagogique de Besançon, Éd. du CRDP de Besançon, Besançon 1992. J. baubérot, M. Wieviorka (éd.), De la séparation des Églises et de l’État à l’avenir de la laïcité, La Tour d’Aigues 2005.

Jean Baubérot et la Ligue de l’enseignement scolaire et la loi Debré. Pour la plupart d’entre nous à l’époque – et à de rares exceptions près – la laïcité est un discours de combat contre l’enseignement privé, une position idéologique qui se dit « à gauche ». Les fondements historiques sont incertains dans les esprits et la philosophie politique des textes législatifs d’origine (début du xxe siècle) la plupart du temps ignorée. Quant à la dimension sociologique du concept, elle n’est pas davantage évoquée. On peut dire en raccourci que la loi de 1905 avait fait son office en pacifiant les esprits, au point que la laïcité républicaine ne posait plus guère de questions (école privée mise à part) aux générations de jeunes militants qui arrivèrent aux responsabilités dans les organisations associatives et politiques (laïques ou non) après 1968. Ce sont les caractéristiques du débat sans concession sur le dualisme scolaire et la loi Debré, dans un contexte d’accession de la gauche au pouvoir, qui ont ravivé les esprits et interpellé les consciences. « Le peuple de gauche » revendique la laïcité… mais au fait, de quoi la laïcité française est-elle le nom ? Le revers de 1983-1984 encaissé, le temps était venu de dresser le « paysage après la bataille » – comme l’écrit G. Gauthier – et de reprendre ses marques. Une quadruple approche du concept allait donc émerger des confrontations internes et conduire la Ligue aux positions que l’on sait en 1986 et 1989. Quatre approches qui laissaient délibérément de côté la dimension idéologique et politicienne des précédents débats : approche historique, juridique, sociale et internationale. L’approche historique, comme dit plus haut, est initiée pour nous par Claude Nicolet. Elle éclaire l’apport des précurseurs du xviiie, xixe et début du xxe siècle. Certains sont d’illustres inconnus comme Étienne Vacherot ou encore Alfred Fouillée et Célestin Bouglé. D’autres nous surprennent par leur présence sur ce sujet, comme Edgar Quinet, Constantin-François Volney où Émile Durkheim. Enfin on découvre avec bonheur la présence de Condorcet ou de Jaurès sans parler des plus classiquement connus sur le sujet comme Léon Gambetta, Jean Macé, Ferdinand Buisson, Jules Ferry ou Alain. Mais l’apport de Jean Baubérot en tant qu’historien se concentrera sur l’histoire de la loi de 1905 elle-même. En fait, ils sont trois à la fin des années 1980 à se disputer leur présence sur cette période dans les débats de la Ligue : Jean Baubérot, Jean Boussinesq et Émile Poulat. Leurs apports différents et complémentaires et les controverses qu’elles ne manquent pas de susciter, ont été très précieux pour comprendre les origines et les circonstances historiques de l’avènement de la loi de Séparation et, en particulier, les affrontements entre républicains et les courants de pensée qui les ont divisés : d’accord sur la nécessité de faire la Séparation, ils en avaient tous des conceptions différentes

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Michel Morineau que les débats parlementaires de 1904 et 1905 font ressortir. Un siècle plus tard, les mêmes clivages à peu de chose près perdurent et le dernier ouvrage de Jean Baubérot en témoigne très pertinemment 8. L’éclairage juridique fut davantage l’œuvre de Jean Boussinesq. En publiant La Laïcité à la française en 1994 9, il s’attarde sur la philosophie politique qui présida à la conception majoritaire de 1905, celle qui fut adoptée au travers de la loi. J’ai souvent repris son travail d’analyse des trois articles « clé de voûte » de 1905 (articles 1, 2 et 4), qui vont engendrer progressivement, sur le temps long, l’acceptation de la Séparation et au-delà, de la laïcité en tant que principe fondateur du « vivre ensemble », comme on dit maintenant ; principe qui nous a donné la paix civile dans ce vieux pays marqué par une succession de guerres religieuses depuis la nuit des temps ! Et au regard des débats d’aujourd’hui on se dit que la philosophie politique de la loi de 1905 telle que Jean Boussinesq l’a mise en valeur, reste à vulgariser. L’approche sociologique et l’approche internationale sont à mes yeux ce que Jean Baubérot peut revendiquer comme apport le plus original. Il sera introduit par deux ouvrages de référence Vers un nouveau pacte laïque 10 dont il me fit l’honneur de m’inviter à signer la postface et par l’ouvrage déjà cité sur les religions et la laïcité en Europe. D’autres travaux viendront par la suite compléter ses premiers exposés. On en constatera toute la pertinence dans le colloque cité des « Entretiens d’Auxerre » en 2004. Le rayonnement international des travaux de Jean Baubérot s’y révèle par la même occasion– jusqu’au Japon, en passant par le Mexique, l’Ukraine et le Québec… Ses idées vont influer sur la pensée de la Ligue de deux manières. D’abord, en l’obligeant à considérer « l’universalisme du modèle français » de séparation de façon plus critique et distanciée, sans pour autant renier ses avantages et son universalité. Car d’autres pays pratiquent une séparation – qui n’est pas la nôtre – mais dont nous pouvons peut-être retirer quelques enseignements. Je pense en particulier à cette invitation à imaginer des « accommodements raisonnables » pour faire face aux nouvelles questions du xxie siècle. Cette formule québécoise, reprise par Jean Baubérot, ne fait au fond que prolonger la pensée d’Aristide Briand qui déclarait en 1905 que la loi ne pouvait tout prévoir et qu’il faudrait dans l’avenir aborder les nouveaux problèmes dans le « même esprit de bienveillance qui a présidé à l’élaboration de la loi de 1905 ». On est parfois aujourd’hui loin du compte… J’ai gardé pour la fin l’apport original du sociologue à ce débat initié en 1984. Apport illustré au travers de son exposé sur « les seuils de laïcisation de la société française ». Apport fécond s’il en fut car il introduisit une dimension jusque-là peu, voire pas du tout, éclairée. La laïcité, emportée avec les

8. J. baubérot, Les sept laïcités françaises : le modèle français de laïcité n’existe pas, Paris 2015. 9. J. bouSSineSq, La laïcité à la française. Mémento juridique, Paris 1994. 10. J. baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ?, Paris 1990.

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Jean Baubérot et la Ligue de l’enseignement évolutions sociétales de la fin du xxe siècle – la mondialisation, l’hégémonie du libéralisme économique, l’amplification des inégalités sociales et des inégalités de droit, les discriminations, etc. – la laïcité de fait, ne peut comme il le dit en conclusion des « Entretiens d’Auxerre », « rejeter les problèmes qui en découlent dans l’impensé ». Il y a une dimension sociale dans la laïcité à laquelle il faut donner droit de cité. Jean Baubérot engage une série de contributions dès la fin des années 1980, sur des thèmes qui depuis se sont incrustés au cœur des débats qui tentent de penser l’avenir : laïcité et lien social, laïcité et identité française, laïcité et multiculturalisme, laïcité et sciences, laïcité et nouveaux clercs (autrement dit la question de la gouvernance démocratique), etc. C’est aussi le moment où émerge la question de l’islam en France, entraînant les violentes controverses que l’on connaît. Pour la première fois dans l’histoire moderne de la République, l’État doit intégrer dans son dispositif de Séparation un culte dont les caractéristiques sociales sont nouvelles et dont il n’a pas l’expérience : un culte dont la présence forte est issue de l’histoire coloniale de la Nation, un culte dont les fidèles appartiennent dans leur très grande majorité aux classes sociales les plus défavorisées de la société et envers qui de surcroît un racisme populaire se déploie. « La dimension sociale de la laïcité », ou dit autrement, l’introduction de la question sociale dans la pensée du concept de laïcité en ce début de xxie siècle est soulignée par la Ligue avec opiniâtreté dans le débat national dès 1986. Depuis la fondation politique et juridique de la laïcité à la fin du xixe siècle, c’est à n’en pas douter un apport conceptuel nouveau – et sans doute déterminant – pour la République des années à venir. Une aventure intellectuelle et politique Jean Baubérot a été de tous ces débats dans ces quatre approches. C’est assez dire ce que nos travaux lui doivent de richesse de pensée, de délibérations contradictoires, de débats enflammés… Trop rapidement résumée ici avec nombre d’omissions – mais c’est la loi du genre dans un hommage –, cette « aventure intellectuelle » n’a pas été sans rappeler parfois le temps des pionniers des xviiie et xixe siècles. On y reconnaîtra la « trace » de Jean. C’est aussi dans cette aventure partagée, conduite sur le terrain avec pugnacité, en traversant les critiques, les reproches, les accusations de dérive ou de trahison, que se sont créés les liens indéfectibles d’amitiés. Tous ceux qui ont été cités – quelques-uns ont malheureusement disparu comme Claude Nicolet, Guy Gauthier, Émile Poulat et Jean Boussinesq – tous ceux, nombreux, qu’il aurait fallu citer et qui se situeront néanmoins comme acteurs dans ce récit, tous savent d’ores et déjà que cette aventure intellectuelle et politique valait bien la peine d’être vécue. Et que déjà, elle ne nous appartient plus.

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Michel Morineau Bibliographie J. baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ?, Seuil, Paris 1990. J. baubérot, Religions et laïcité dans l’Europe des douze, Syros, Paris 1994. J. baubérot, M. Wieviorka (éd.), De la séparation des Églises et de l’État à l’avenir de la laïcité, L’Aube, La Tour d’Aigues 2005 (coll. Les entretiens d’Auxerre). J. baubérot, Les sept laïcités françaises : le modèle français de laïcité n’existe pas, MSH, Paris 2015. J. bouSSineSq, La laïcité à la française. Mémento juridique, Seuil, Paris 1994 (coll. Points Essais). Enseigner l’histoire des religions dans une démarche laïque : représentations, perspectives, organisation des apprentissages, actes du colloque international de Besançon, 20-21 novembre 1991 organisé par le Centre régional de documentation pédagogique de Besançon, CRDP de Besançon, Besançon 1992. fédération deS œuvreS laïqueS de l’eure (éd.), Laïcité 2000 : fidélité, rénovation, ouverture, Ligue française de l’enseignement et de l’éducation permanente, Évreux 1987. G. gauthier, Les religions au lycée ; le loup dans la bergerie ?, Panoramiques, Paris 1991. G. gauthier (éd.), La laïcité en miroir, Édilig, Paris 1985. G. gauthier, C. niColet (éd.), La laïcité en mémoire, Édilig, Paris 1987.

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JEAN BAUBÉROT, À L’ÉCLAIREUR ET À L’AMI

Ségolène royal Ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie

C’est en 1997 que j’ai connu Jean Baubérot, historien des religions et fondateur de la sociologie de la laïcité dont il est aujourd’hui l’un des plus remarquables spécialistes. Il venait de publier un ouvrage, La morale laïque contre l’ordre moral sous la Troisième République, qui avait attiré mon attention et je lui avais proposé de se joindre à mon cabinet au Ministère de l’Enseignement scolaire. Il n’avait pas le profil-type des conseillers ministériels. Je le savais homme de conviction mais libre de toute allégeance partisane, chercheur éminent et stimulant dont la réflexion allait, j’en étais sûre, enrichir notre approche des questions éducatives et nourrir l’action qu’il m’incombait de conduire. Avant d’intégrer mon équipe, Jean Baubérot avait, sur la laïcité, prêté sa plume à François Mitterrand. Ils partageaient l’un et l’autre une même fidélité à la loi fondatrice de 1905 : pour sa portée historique et pour sa capacité, toujours actuelle, à garantir solidement les trois libertés indissociables de conscience, de pensée et de culte, pour la force de ses principes et pour le pragmatisme équilibré de ses dispositions. Lorsque Jean Baubérot accepta de me rejoindre, ses travaux étaient déjà largement reconnus. Venu initialement pour quelques mois, il resta finalement plus d’un an à mes côtés, jusqu’à son élection à la présidence de l’École pratique des hautes études. Auprès de moi, il a tout particulièrement suivi ces Initiatives citoyennes dont la conception et le lancement lui doivent tant. Il s’agissait, avec l’ensemble de la communauté éducative, d’impulser une formation à la citoyenneté qui mobilise et motive les élèves en multipliant les projets et les initiatives sur le terrain, inspirés d’expériences réussies nées dans les établissements. Jean Baubérot y mit avec succès son talent et sa capacité d’écoute. Je mesure aujourd’hui à quel point son travail, fort d’une juste perception de l’époque et du rôle de l’école, préfigurait l’enseignement laïque de la morale qui, près de vingt ans plus tard, est revenu au centre des débats. 71

Ségolène Royal Homme passionné et passionnant dont l’érudition et l’ample vision se conjuguent avec une approche sensible et subtile des mutations contemporaines de notre société, Jean Baubérot a versé au débat public de nombreux ouvrages qui témoignent de son engagement scientifique et de son engagement citoyen. Animé, comme il le dit lui-même, d’une vive révolte qui l’a tenu à l’écart des conformismes, intellectuels et sociaux, et lui a permis de tracer sa propre route en gardant intacte sa capacité d’indignation, Jean Baubérot est aussi un chercheur épris de rigueur et soucieux d’exactitude, libre de son regard et précis dans ses analyses, étranger à tous les dogmatismes et auteur d’une œuvre qui exprime une belle et forte cohérence. Depuis le temps où nous avons travaillé ensemble, il a poursuivi son chemin et moi le mien mais je n’oublie pas l’amical soutien qu’au fil de ces dernières années, il n’a cessé de m’apporter. Je suis heureuse de lui dire aujourd’hui ma reconnaissance non seulement pour les moments et l’action que nous avons partagés mais, plus profondément, pour l’excellence et l’apport de ses travaux qui nous aident à mieux comprendre de quelle histoire nous sommes issus et, ce faisant, éclairent nos choix d’aujourd’hui.

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JEAN BAUBÉROT, UN SEMEUR DE VÉRITÉ

Edwy Plenel Mediapart

Finissant d’arpenter Une si vive révolte 1, ce chemin de liberté que Jean Baubérot nous invite à parcourir en sa compagnie, j’ai pensé à la célèbre phrase qui clôt Les Mots : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui » 2. L’essai autobiographique de Jean-Paul Sartre se proposait de relever la même gageure qui est ici défiée : affronter Je comme un Autre. Tenter de se faire historien de soi-même dans le souci non pas de l’exceptionnel, mais du commun : ce qui se partage, ce qui s’échange, ce qui rapproche. Commentant le malentendu qui fit le succès des Mots, où l’éloge de la belle littérature étouffait la vérité dissidente de leur auteur, Sartre ajoutait cette mise au point : On a besoin de se confronter à qui vous conteste. « J’ai souvent pensé contre moi-même », ai-je écrit dans Les Mots. C’est phrase-là non plus n’a pas été comprise. On y a vu un aveu de masochisme. Mais c’est ainsi qu’il faut penser : se soulever contre tout ce qu’on peut avoir d’« inculqué » en soi.

Pourtant, lui demandait alors la journaliste Jacqueline Piatier, « malaise, mise en cause, contestation, révolte, authenticité, libération…, vous n’avez pas tellement changé ». Réponse : « J’ai changé comme tout le monde : à l’intérieur d’une permanence » 3. La permanence de Jean Baubérot, qui me pardonnera ce parrainage sartrien malgré la distance à laquelle il finit par tenir le philosophe de l’existentialisme, c’est ce « contre ». Penser contre. Contre les héritages imposés, contre les automatismes intellectuels, contre les préjugés inculqués, contre les conformismes majoritaires, contre les suivismes confortables. Un « contre »

1. 2. 3.

J. baubérot, Une si vive révolte, Paris 2014. J.-P. Sartre, Les Mots, Paris 1963. id., Entretien au journal Le Monde, 18 avril 1964.

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Edwy Plenel fort lointain et toujours neuf, où l’on retrouve ce Contr’Un que les tenants du protestantisme balbutiant, persécutés par le catholicisme avec lequel ils étaient en dissidence, revendiquaient en sous-titre du livre sans doute le plus éternellement jeune et le plus radicalement démocrate : le traité De la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie (1549). Voici donc une vie qui sut dire « non ». Un « non » d’ouverture au contraire des refus qui signifient repli sur soi et fermeture aux autres. Autrement dit, un « non » pour mieux inventer des « oui » qui ne seraient pas d’autorité ou d’obéissance, mais de liberté et d’adhésion. Une vie hétérodoxe, d’hérétique revendiqué, ni dedans, ni dehors, toujours sur la frontière, échappant aux classements et aux assignations, en déplacement permanent, dans la curiosité des hommes et la découverte du monde. Une vie où se donnent à voir, avec la générosité désordonnée de leur bouillonnement créateur, ces trois décennies des années 1950, 1960 et 1970 que les nouveaux conservatismes des trois décennies suivantes ont tant insultées et caricaturées, dans une passion destructrice qui fut à la mesure de la grande peur des possédants et des dominants. Tout chemin se fait en marchant, et son origine ne garantit jamais le point d’arrivée. Aussi la grandeur de Jean Baubérot est-elle d’avoir préservé, après s’être débarrassée comme toute jeunesse de ses scories adolescentes, les fidélités essentielles. D’être resté sur la même trace, celle ouverte par cette autoinstitution d’un gamin limougeaud, vif et curieux, qui, de Jean-Ernest, décide de devenir Jean en même temps qu’il découvre que sa liberté peut agir et, qui sait, transformer le monde. On le découvre donc, durant une deuxième vie apparemment officielle, vivant toujours dans cet écart où l’ironie tient à distance les pièges de la reconnaissance et du pouvoir. Responsabilités universitaires, directions d’équipes de recherche, cabinets ministériels, distinctions républicaines… Rien n’y fait : même quand, habile ventriloque, il prête sa plume d’historien des religions et de la laïcité à deux présidents de la République – François Mitterrand, puis Jacques Chirac – Jean Baubérot est toujours ce jeune homme qui, bravache, confiait à son Journal : « Je ne sais pas me taire ». Il ne s’est donc pas tu quand, membre de la Commission Stasi de 2003 « sur l’application du principe de laïcité dans la République », il fut au final le seul à porter un avis dissident, assumant, comme il l’écrira juste après 4, « le courage laïque d’être seul parfois, face au conformisme néo-clérical de l’esprit commun ». Pour toutes celles et tous ceux, dont je suis, qui refusent cette trahison de la laïcité originelle en laïcisme sectaire dont nos compatriotes de culture ou de croyance musulmanes sont les premières victimes, Jean Baubérot reste, et restera, comme l’intellectuel qui a sauvé l’honneur. L’honneur ? Une autre idée de la France, à l’opposé de cette passion de

4.

74

J. baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Paris 2004.

Jean Baubérot, un semeur de vérité l’inégalité qui, sous couvert d’uniformité républicaine, nie diversités et pluralités, au profit d’une norme majoritaire dont la logique d’exclusion ruine l’égalité véritable, celle des droits, celle des possibles, celle des chemins que l’on fraye tous ensemble dans le respect de nos origines et de nos croyances, de nos apparences et de nos appartenances, de nos genres aussi. En lisant cet « itinéraire hérétique d’un protestant laïque », selon l’heureuse formule métissée de Baubérot lui-même, comment ne pas penser à Ferdinand Buisson, cet inventif républicain, lui-même protestant, et sacrément hérétique au point d’abriter, en artisan de son fameux Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, un dangereux révolutionnaire, James Guillaume, figure de la branche anarchiste de la Première Internationale ? Buisson, qui fut lauréat du Prix Nobel de la Paix en 1927, avait été, de 1903 à 1905, le président de la commission parlementaire où s’inventa la loi de séparation des Églises et de l’État. Toute l’œuvre-vie de Jean Baubérot est tissée de fidélité à ce passé plein d’à présent : une laïcité qui n’étouffe pas le particulier sous l’universel, une laïcité qui ait le souci de la liberté des cultes minoritaires, une laïcité qui s’imbrique totalement aux droits de l’homme, à la défense et à la promotion des droits fondamentaux. Une démocratie qui ne serait que règle majoritaire et conformité à celle-ci, s’épuise inévitablement en crispation autoritaire et identitaire. En revanche, une démocratie authentiquement vivante sera celle qui tisse ses majorités de minorités respectées, attentive à leurs audaces nouvelles et à leurs fulgurances inédites. Qui ne sera pas obsédée par ce que chacun croit séparément, fût-ce dans une dissidence ou une irrévérence revendiquées, mais qui recherchera patiemment ce que nous faisons ensemble et ce que nous pourrons réussir à construire collectivement, sans laisser sur le bas-côté les plus faibles, les plus fragiles, les moins protégés, les plus dissemblables. Tel est l’enseignement, non seulement transmis en savant mais vécu en citoyen, de Jean Baubérot où, justement, se donne à voir notre dette vis-à-vis d’une minorité : le protestantisme français, dans la fidélité à sa révolte initiale contre le pouvoir d’un seul – d’une seule norme, d’une seule religion, d’un seul pouvoir. « Qu’est-ce qu’un chrétien ? », demandait-il dans l’avant-propos d’un numéro d’une nouvelle série du Semeur, revue de la Fédération française des associations chrétiennes d’étudiants, ce mouvement étudiant d’inspiration protestante plus communément appelé « la Fédé ». Sa réponse fit alors scandale : Un non-Juif qui a choisi d’être Juif pour que les Juifs et lui-même puissent vivre. Un blanc qui a choisi d’être un homme de couleur pour que les hommes de couleur et lui-même puissent vivre. Un homme libre qui a choisi d’être paria parce que c’est quand tous seront parias que tous pourront être libres 5.

5.

J. baubérot, Le Semeur, n°0, décembre 1963.

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Edwy Plenel Les esprits officiels qu’elle dérangea sont aujourd’hui oubliés quand sa jeunesse reste une promesse intacte : celle de ce chemin par lequel on ne découvre sa propre humanité qu’en allant vers l’Autre. C’est de cette vérité-là, ni de révélation ni d’autorité, mais de déplacement et de partage, que Jean Baubérot aura été l’infatigable semeur. Bibliographie J. baubérot, Une si vive révolte, L’Atelier, Paris 2014. J. baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Seuil, Paris 2004. J. baubérot, Le Semeur, n° 0, décembre 1963. J.-P. Sartre, Les Mots, Gallimard, Paris 1963.

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– II –

Le protestantisme

QUELQUES OBSERVATIONS SUR LA PENSÉE POLITIQUE DES INTELLECTUELS PROTESTANTS, DE CALVIN À NOS JOURS

Olivier abel Institut protestant de théologie, Paris

Comme le titre l’indique, je ne proposerai ici que quelques brèves vues cavalières, souvent anachroniques, motivées par une question simple : rien aujourd’hui ne nous fait davantage horreur que la façon dont les religions veulent peser sur les sociétés, sur leurs normes juridiques, sur leurs délibérations politiques ; et pourtant, une totale étanchéité du théologique et du politique, un « apolitisme » religieux intégral, la foi étant réservée à un domaine absolument privé, aurait peut-être des effets à terme plus catastrophiques encore. Comment régler ce va-et-vient ? Les intellectuels protestants n’ont cessé d’hésiter entre une posture de réserve et de séparation des sphères et une posture d’engagement politique convaincu et/ou responsable 1 – je parle ici seulement de la France où ce contexte de minorité favorise sans doute cette posture dedans-dehors. Je voudrais montrer pourquoi et comment cette oscillation a diversement été portée par de nombreux auteurs « protestants » français, de Calvin à Baubérot, en passant par Bayle, Rousseau et récemment Ricœur, et en déplier quelques lignes marquantes. L’occasion de ces questions est non moins importante à énoncer : Jean Baubérot s’inscrit lui-même dans une lignée d’intellectuels engagés, pour lesquels la véhémence de l’engagement n’empêche pas la distance critique et le respect de la neutralité scientifique, et il a marqué à la fois son ancrage dans la tradition protestante, et les motivations protestantes de ses engagements dans la cité. Mais alors, d’où lui vient ce tranquille sens d’une implication politique d’options théologiques (mais aussi d’une implication

1.

Je ne reviendrai pas ici sur la question générale de l’intellectuel protestant, que j’ai examinée ailleurs : « Un intermédiaire hésitant : l’intellectuel protestant », Esprit, n° 3/4, 2000, p. 71-85.

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Olivier Abel théologique d’options politiques) ? Et comment justement cette subtile articulation refuse tout lien rigide de l’un à l’autre, toute sacralisation d’une politique ? Mon hypothèse est qu’il s’agit encore ici de l’héritage de la pensée de Calvin 2, qui a déployé un sens extrêmement positif du « politique ». Place équivoque de l’intellectuel protestant Je voudrais commencer par pointer la place équivoque de l’intellectuel « protestant » sur la scène intellectuelle française : c’est une place intermédiaire, un peu compliquée : les protestants sont en France une minorité, comme les juifs et les musulmans, tout en appartenant quand même à la tradition chrétienne « majoritaire », comme les catholiques ; et ce qui complique encore les choses, c’est qu’ils se sont battus au premier rang pour construire la laïcité républicaine. C’est pourquoi ils partagent un peu tous les points de vue, peuvent à peu près comprendre tout le monde, et ne sont vraiment très mal perçus de personne. Mais parfois ils peinent à se faire comprendre, et c’est le but de ces lignes que de proposer quelques éléments de décodage de ces positions parfois inattendues, et de cette profonde hésitation qui les définit et leur permet de se tenir à cette charnière. Par exemple la séparation méthodique des registres, le non-mélange entre l’attachement (ou la militance) et le métier (ou la compétence intellectuelle), ne sont pas un système de défense pour se protéger de l’anticléricalisme ambiant, et signifient autre chose chez les intellectuels protestants : c’est résolument une vision du monde. Depuis Calvin c’est le style protestant que d’accentuer les discontinuités, et de laisser jouer de façon autonome chacun des registres (le politique, le scientifique, la morale, etc.). Or ce vieux réflexe de discrétion critique, kantien cependant que devenu le plus souvent irréfléchi, est une source supplémentaire de malentendus. Je voudrais ici faire la remarque que l’attachement de l’« intellectuel protestant » à sa tradition n’est d’ailleurs vraiment accepté que dans la mesure où il s’attarde à une page un peu passée de l’histoire de France, et qu’il s’attache à une religion gentille, pas trop catholique et un peu laxiste ; une religion sans cesse un peu trop différente, qui s’excuse d’être encore là et qui ne demande qu’à s’effacer ; une religion de la sortie de la religion, une religion mourante. C’est ainsi qu’en France le protestantisme est resté une minorité, à la fois très insérée dans les sphères du pouvoir intellectuel, politique et économique, et dans le même temps marginale et incomprise. Mais les nouvelles

2.

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On pourrait dire qu’il s’agit d’un héritage hétérodoxe, mais il est possible au contraire que ce soit le calvinisme fondamentaliste qui soit la somme des contresens qui ont été faits sur Calvin. Voir O. abel, Jean Calvin, Paris 2009.

Sur la pensée politique des intellectuels protestants formes de protestantisme évangélique ou fondamentaliste, sinon pentecôtiste, sont perçues comme agressives et font peser une menace sur le délicat équilibre « politique » qui s’était ainsi constitué. L’oscillation politique du protestantisme J’ai parlé d’oscillation. On peut en effet discerner dans la tradition protestante et depuis la Réforme, une oscillation profonde quant au sens même du mandat confié au « politique ». D’une part le mandat politique ne consiste pas à faire le Bien ni le Bonheur des citoyens, mais plus sobrement à maintenir l’ordre le moins mauvais, le moins injuste possible. Et dans le même temps il doit exprimer la possibilité d’un « Royaume de Dieu » auquel aucun régime humain ne saurait s’égaler, et il porte ainsi le sens du possible et de la critique de l’ordre existant. En simplifiant beaucoup, on peut dire ainsi que le mandat accordé dans le monde protestant au politique oscille historiquement entre le « maintien de la cité » et la « révolution des saints ». Dans la première orientation, qui correspond davantage à la tradition luthérienne dite de la théologie des deux règnes, la cité est soumise à un ordre de conservation, qui ne prétend plus jouer aucun rôle religieux de Rédemption ni d’établissement d’un Règne de Justice. Cet ordre civil prend le monde tel qu’il est, cherche simplement à éviter les maux, respecte les Églises et les États tels qu’ils sont. Il vaut mieux un ordre injuste que pas d’ordre du tout. On pourrait dire que cette cité maintenue est ce qui reste de la cité traditionnelle après la rupture, la profonde délégitimation introduite pas la « grâce » (seule justification). Il s’agit d’un mandat de conservation critique, qui légitime et autorise l’ordre social non par son caractère absolu, mais au contraire par sa fragilité et sa relativité : les humains en ont simplement besoin, et il faut « faire avec » pour le mieux, avec le sentiment aigu que la fidélité au contrat oblige plus que toute force au monde. La cité que propose la révolution des saints 3, dans la tradition calviniste du puritanisme, par exemple, est ouverte à la critique, à l’imagination des formes de cité possibles. Elle vise le monde tel qu’il pourrait être, et elle est le fait de minorités exilées, réfugiées, ou de « colons » légiférant pour des cités neuves, électives, et quasi utopiques. On peut critiquer et même révoquer un ordre existant au nom du contrat fondamental qui est le droit égal à contracter. Il s’agit donc d’un mandat de réinvention partagée de l’espace commun, visant à convertir l’imaginaire politique, à suspendre les présupposés établis, à ouvrir le sens du possible et de la plasticité des institutions : les humains sont libres

3.

Cf. M. WalZer, La révolution des saints, Paris 1987. Cet ouvrage complète utilement, à mon avis, en pointant le versant politique et révolutionnaire, ce que Weber dégage de l’éthique protestante sur son versant individualiste et économique.

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Olivier Abel d’imaginer à travers des règles de vie qui restent leurs interprétations et leur responsabilité, une Justice à la fois plus universelle et plus singulière, plus aimante que toutes nos justices humaines. Chacune de ces figures a ses effets pervers. L’idéologie de la cité maintenue risque de n’être plus que l’idéologie du maintien de l’ordre, l’opium du peuple dont parlait Marx, le mensonge qui dissimule les conflits et les rapports sociaux sans possibilité de les exprimer et de les déplacer. C’est le danger d’un protestantisme purement « conservateur » et ne se mêlant en rien aux « affaires » de ce monde, comme ce fut trop souvent le cas, de l’Église officielle dans l’Allemagne nazie ou stalinienne. L’utopie de la révolution des saints risque de n’être plus qu’une alternative du « tout ou rien », une fuite du réel qui dissout le corps social en le privant de tout appui dans les traditions, normes et symboles de son intégration ; et qui interdit toute action en interdisant tout compromis, tout palier intermédiaire. C’est le danger d’un protestantisme « sectaire », prêt à se battre pour dresser le camp du Royaume de Dieu au milieu du monde moderne. Pour être citoyen d’une cité en crise, il faut que ces deux orientations éthiques se corrigent l’une l’autre. Calvin et l’institution du magistrat Pour donner quelques variations de cette oscillation fondatrice, je voudrais maintenant en esquisser quelques figures dans l’histoire de la pensée, de la Réforme à nos jours. Calvin d’abord propose une rupture avec l’articulation classique du théologico-politique. La religion n’a pas à se faire législatrice de la cité humaine et inversement le magistrat n’a pas à se mêler des affaires de l’Église. Ses arguments seront plus tard ceux de Hobbes et de Spinoza : Car aucuns nient qu’une République soit bien ordonnée si, en délaissant la police de Moïse, elle est gouvernée par les communes Lois des autres nations. De laquelle opinion je laisse à penser combien elle est dangereuse et séditieuse [et il poursuit : ] liberté est laissée à toutes nations de se faire telles lois qu’ils aviseront leur être expédientes [utiles] 4.

Muni de ce cadre, qui permet de distinguer l’essentiel, l’amour de Dieu et du prochain, du secondaire, les formes de cérémonies religieuses et les formes de régimes politiques, Calvin est le premier à avoir pensé jusqu’au bout l’ébranlement politique de la Réforme, cette désacralisation de l’ordre politique et cette autonomie des lois « judiciales » des cités humaines. Calvin n’a de cesse de vouloir séparer les différents registres. En ce sens c’est de

4.

82

J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, t. IV, chap. XVI, Du gouvernement civil, Paris 1961 (texte de l’éd. de 1541), p. 216 et 218. Cf. http://archive-ouverte.unige.ch/vital/ access/manager/Repository/unige:650?f0=type%3a%22Livre%22&query=Jean+Calvin, t. IV, p. 1143 et 1144 (consulté le 13 juin 2016).

Sur la pensée politique des intellectuels protestants Machiavel qu’il est le plus proche, même s’il affirme davantage la nécessité de l’institution, c’est-à-dire la nécessité de penser la différence entre le magistrat et le tyran. Et ce n’est pas seulement une théorie sans pratique : quoique étranger (puisqu’il n’obtiendra la citoyenneté genevoise que quelques années avant sa mort), il est appelé en tant que juriste à faire un travail législatif de refonte du code civil et pénal. Calvin n’hésite alors pas à remettre entre les mains du pouvoir civil des questions qui jusque-là étaient du ressort de l’Église, comme le mariage – il permet d’ailleurs le divorce, tant de la part de la femme que du mari, lorsque la séparation religieuse entraîne la désunion du couple, et il autorise les remariages, fréquents dans une Genève pleine de réfugiés. Face au magistrat (au Roi) il est un point cependant où Calvin affirme la souveraineté unique et absolue de Dieu : en l’obéissance que nous avons enseignée être due aux supérieurs, il y doit avoir toujours une exception, ou plutôt une règle qui est à garder devant toute chose. C’est que telle obéissance ne nous détourne point de l’obéissance de celui sous la volonté duquel il est raisonnable que tous les désirs des Rois se contiennent 5.

Or c’est paradoxalement par cette affirmation que va passer l’invention politique de la démocratie moderne – même si ce n’en est pas du tout l’intention. C’est que Calvin invente une issue géniale à l’alternative de tuer ou mourir, de se révolter ou d’accepter le martyre. Le mieux est encore de s’exiler. Calvin prépare ainsi toutes les philosophies du pacte social. Rompant avec la continuité sans hiatus de la fondation romaine, il retrouve le geste grec de l’institution comme refondation, qui sera au cœur du pacte démocratique des colonies puritaines. La grande question politique deviendra alors peu à peu « comment rester ensemble » alors qu’on peut toujours partir, se délier. Si le risque de la Réforme calviniste est la secte, la facilité avec laquelle on se sépare, sa grandeur est d’avoir pensé le droit de partir comme condition du pouvoir de se lier. Ce qui est pensé ainsi, c’est la désobéissance comme condition de possibilité de l’obéissance. Calvin n’a cessé de réaffirmer l’obéissance au Roi, mais en pointant la limite de cette obéissance, c’est-à-dire les limites du pouvoir politique. Et de fait, dans la postérité du réformateur et la guerre civile qui fait rage, il se trouve des quasi républicains prêts au tyrannicide, comme Théodore de Bèze, ou Duplessis-Mornay, mais aussi des monarchistes loyaux, au service de l’État, et certains d’entre eux sont déchirés entre les deux régimes qu’ils doivent respecter ensemble. La conversion au catholicisme de Henri IV est une manière de garder sa foi pour lui-même, et de placer l’intérêt public au-dessus de celui de son parti. 5.

Ibid., p. 239. Cf. http://archive-ouverte.unige.ch/vital/access/manager/Repository/unige:650 ?f0=type%3a%22Livre%22&query=Jean+Calvin, t. IV, p. 1161 (consulté le 13 juin 2016).

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Olivier Abel Bayle et le paradoxe du politique français Seconde figure, remarquable, celle du philosophe réfugié à Rotterdam mais resté tellement « français », l’auteur du Dictionnaire historique et critique, Pierre Bayle. Je voudrais, après d’autres, signaler le paradoxe chez lui d’une sorte de loyalisme dans les limites de la raison politique qui le conduit à inventer une équation théologico-politique assez inédite, qui joua un grand rôle dans la formation des Lumières, et sans doute de la laïcité française elle-même, et qui illustre bien à sa façon le paradoxe du protestantisme français. Il faut comprendre que jusqu’à la fin du xviie siècle, en dépit des persécutions et d’une répression de plus en plus ouverte, les protestants français n’ont de cesse de clamer leur soumission au Roi. Ils développent une théorie de l’obéissance passive pour manifester leur désaccord sans désobéir, et ne se soustraient qu’aux obligations pour eux impies (adorer la Vierge, etc.). Bayle lui-même, l’apôtre de la tolérance, plutôt proche des républicains dans son exil à Rotterdam, préfère en France un Roi solidement établi au-dessus des partis, seul capable de protéger la minorité face à une majorité agressive. La guerre civile est le pire des maux. Mais d’un autre côté l’intolérance religieuse aussi est le pire des maux, quand on veut contraindre par la force les dissidents à entrer dans la « vraie » Église. Cette situation de minorité persécutée et interdite oblige les protestants français à repenser le politique autrement. Dans ses Nouvelles de la République des Lettres Bayle écrit : Si vous soumettez les ordres du prince à l’examen de ses sujets, vous jetez l’État dans le péril continuel des guerres civiles. Si vous donnez au Prince une puissance sans borne, vous jetez le peuple dans la malheureuse nécessité de ne pouvoir jamais sauver ses biens ni sa vie sans se rendre criminels 6.

La question est ainsi posée. Qu’est-ce qui est le pire du pire : les désordres et la guerre civile, ou bien la persécution religieuse au nom du monopole de l’interprétation juste ? Voici notre dilemme. Si l’on veut la liberté, on aura la sédition. Si l’on veut l’ordre, on aura la tyrannie. Si l’on étend ce paradoxe aux trois termes que sont l’État, l’Église, et le sujet, on pourrait montrer chez Bayle une sorte d’équation avec trois gradients : le gradient de la conscience, qui va depuis la docilité jusqu’à la désobéissance résolue, que l’on peut faire jouer par rapport à un gradient de l’Église, depuis l’Église qui énonce des dogmes indiscutables jusqu’à la République libre des lettres et des idées, Église à placer elle-même en face d’un État tantôt libéral, tolérant et bienveillant, tantôt préoccupé de sauvegarder l’ordre et la sécurité publique. À chaque fois c’est une question de moment, de rythme, et aucune de ces figures n’est définitivement la bonne pour toujours.

6.

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P. bayle, Nouvelles de la République des Lettres, septembre 1684, art. IX, Œuvres Diverses La Haye 1737, IA, p. 132a.

Sur la pensée politique des intellectuels protestants Il faudrait à la fois conforter de l’intérieur le caractère raisonnable d’une institution politique qui organise le pluralisme sans empiéter sur les sphères qui ont leurs propres raisons d’être, et laisser la possibilité de résister en conscience à toute prétention d’un tel ordre (qu’il soit étatique ou religieux) à faire le salut, le bonheur ou la vérité de ses sujets malgré eux. Cette résistance suppose la liberté de protester publiquement de son sentiment, et la liberté de partir, de sortir, d’aller recommencer ailleurs. La religion civile selon Rousseau Je prendrai ici comme fil conducteur le chapitre sur « la religion civile » qui termine Le contrat social de Rousseau (c’est le chapitre 8 du livre IV). Cet emplacement en épilogue, à la fois dedans et dehors, qui cadre la place du politique par une mise en scène, un bord ou une marge métapolitique, est déjà par lui-même très significatif. Après avoir brossé une histoire des différents régimes du lien théologicopolitique (avec une critique intéressante des régimes hébreu, romain, anglais, mais aussi un éloge appuyé du régime mahométan initial), Rousseau élabore une typologie des figures du lien entre la religion et l’État. 1) La première est le cas où la religion est de part en part la religion de la cité, une religion politique, une religion des divinités protectrices de la cité. Les dieux sont rois. L’avantage en est la cohésion politique et religieuse, le courage que cela donne aux citoyens. L’inconvénient est le fanatisme dans le rapport aux autres cités, la superstition, et la difficulté à être vaincus, parce qu’on est alors défaits jusque dans sa confiance religieuse. 2) La seconde figure est celle qui distingue deux pouvoirs irréductibles l’un à l’autre, le pouvoir temporel du Prince, du Magistrat, et le pouvoir spirituel du Pontife, de l’Évêque. Pour Rousseau, ce régime ne présente aucun avantage, place les humains en perpétuelle contradiction avec eux-mêmes, et ne fonde que de l’hypocrisie, de la violence, et de l’instabilité. 3) La dernière figure propose une religion de la pure humanité, qui est celle de l’Évangile entendu au rebours de toute l’histoire chrétienne. D’un point de vue religieux elle serait la meilleure, mais elle est tellement détachée de la chose politique qu’elle ne saurait servir de ciment à aucune société, qu’elle « laisse aux lois la seule force qu’elles tirent d’elles-mêmes sans leur en ajouter aucune autre », et qu’elle désarme d’avance le citoyen qui ne saura défendre sa patrie que dans les limites que lui autorise l’amour des ennemis. Sur ce très bref aperçu, on peut remarquer d’abord qu’il n’y a aucune bonne solution. Chacune présente des inconvénients spécifiques, et il est remarquable que Rousseau ne propose pas une hiérarchie de ces alternatives. Tout se passe comme si chacune venait tour à tour corriger les deux autres.

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Olivier Abel À cet égard Rousseau est vraiment un auteur des Lumières, qui pense la pluralité du possible, et cette tradition proprement critique a été souvent oubliée dans ce qu’on pourrait appeler l’idéologie française qui accompagne la laïcité. La seconde remarque est qu’il ne saurait être question, au moins dans Le contrat social (mais la lecture d’autres textes de Rousseau le confirmerait sur d’autres registres), d’éliminer tout rapport du politique au religieux. Il cherche à prouver contre Bayle « que jamais État ne fut fondé que la religion ne lui servît de base ». Rousseau ne fonde pas le pacte politique sur la justice, sur la distribution équitable des biens et des charges, ou sur la mutualisation des intérêts. Il le fonde sur une sorte de sentiment d’amour. En son fond, le pacte est affectif. Même la justice comporte en son cœur une dimension de pitié, et l’origine des sociétés est comme l’origine des langues, quelque chose qui ressemble davantage à un consentement amoureux qu’à un pacte militaire ou économique. C’est pourquoi le politique, dans sa rationalité propre, est inséparable d’un fond qui semble affectif et irrationnel, et qui chez Rousseau est profondément religieux. Ricœur. Les deux éthiques du politique Prenant le risque de sauter par-dessus le xixe siècle jusqu’aux tournants du xx siècle, je voudrais enfin évoquer une dernière figure de cette pensée politique « protestante », celle de Paul Ricœur. Ici encore, comme pour les trois autres figures évoquées, on pourrait contester l’adjectif protestant, et insister d’ailleurs sur l’extrême disparité des contextes. Mais il me semble que le paradigme « libéral » (au sens théologique mais aussi politique) qui avait commencé à émerger avec Bayle et Rousseau en s’effondrant à Verdun puis avec la Seconde Guerre mondiale rouvre un va-et-vient dont la pensée de Karl Barth est le témoin en même temps que l’acteur, et que Ricœur, à sa manière, a prolongé. D’une part, dans son Der Römerbrief (Commentaire de l’épître de Paul aux Romains) en 1919 7, Barth refuse l’identification théologique d’une cause nationale ; il ne faut pas nationaliser le divin, ni théologiser la nation : c’est ici un rappel de la « théologie des deux règnes ». Mais d’autre part, face à la montée du nazisme, il publie dans la collection Existence théologique aujourd’hui en juillet 1933 8, un rappel eschatologique (pas apocalyptique, justement !) de la « seigneurie unique du Christ ». La théologie et l’Église, écrit-il en 1933, sont « la limite naturelle de tout État, même de l’État total ». e

7. 8.

86

K. barth, Der Römerbrief, Munich 1919, trad. fr. L’épître aux Romains, Genève 1972. Theologische Existenz heute est une collection éditoriale. Les cinq premiers fascicules sont de Karl Barth ont été publiés à Munich et datent tous de 1933. N° 1 : Theologische Existenz heute, n° 2 : Für die Freiheit des Evangeliums, n° 3 : Reformation als Entscheidung, n° 4 : Lutherfeier 1933, n° 5 : Die Kirche Jesu Christi.

Sur la pensée politique des intellectuels protestants Ce va-et-vient de Karl Barth nous aide à mieux comprendre la position apparemment complexe de Paul Ricœur, et de bien d’autres au long de la seconde moitié du xxe siècle. On connaît l’importance, dans la société française des années 1950 et 1960, du mouvement communiste, et on a le sentiment que tout le monde est passé par là – certains bien sûr très vite et en diagonale. Si l’on prenait un échantillon d’une centaine d’« intellectuels » (dans un panel de professions qui supposent un travail de mise en discours) communistes en 1955 et si l’on examinait leur évolution, leur dispersion dans le paysage, on aurait sans doute une bonne table de configuration de la pensée française de cette époque. Je pense cependant que nous avons majoré à l’excès, rétrospectivement, l’importance de ce paradigme par rapport à d’autres. Il y eut notamment un paradigme « barthien », et l’on pourrait, non seulement dans le monde protestant mais au travers du monde catholique aussi, prélever un échantillon d’une centaine d’intellectuels plus ou moins barthiens vers 1960-1965 : le diagramme de leurs trajectoires diverses donnerait une tout autre configuration, non moins expressive d’une évolution globale. Mon hypothèse est que cette variation, dans le rapport au politique, joue entre deux limites : ni se retirer du politique au prétexte que le monde est mauvais, au risque de laisser faire le tyran, ni affirmer la seigneurie impériale d’une théologie politique, au risque de virer à l’enfermement utopique dans un petit monde à part. Il faut trouver un équilibre entre le risque de désaffection du politique et celui de la sacralisation du politique. En mai 1957, juste après le coup de Budapest, Paul Ricœur écrivait dans la revue Esprit un texte appelé « Le paradoxe politique » qui se terminait ainsi : le problème central de la politique c’est la liberté. Soit que l’État fonde de l’intérieur la liberté par sa rationalité, soit que la liberté limite de l’extérieur les passions du pouvoir par sa résistance 9.

Il est important de penser les deux. Nous sommes trop longtemps restés captifs d’une alternative ruineuse. Soit il s’agissait de penser l’État, l’institution, dans une sorte de conservatisme politique. Soit il s’agissait de penser la révolution messianique, ailleurs, en dehors de ce vieux monde vermoulu dont il vaut mieux hâter la destruction… Mais si l’on suit le double mouvement de nos lectures, il faut en même temps penser l’eschatologie, et donc la résistance, et penser l’institution, l’installation ordinaire, durable, pour plusieurs générations. Chez Paul Ricœur ce paradoxe prend la forme suivante. Il faut en même temps penser la rationalité de l’État de droit, la participation citoyenne à l’institution. C’est très important pour la démocratie, qui porte l’idée qu’il n’y a pas que des guerres, des états d’exception, mais que le politique est beaucoup

9.

P. riCœur, Histoire et Vérité, Paris 1964, p. 273 (321 de l’édition de poche).

87

Olivier Abel plus ordonné à l’expression de conflits plus ordinaires, plus fondamentaux, de désaccords avec lesquels on doit faire durablement et que l’on doit rendre négociables, sinon même régulateurs. Il s’agit de rechercher ensemble et d’honorer les conflits qui seraient les plus représentatifs. Dans le même temps il faut penser la résistance à l’irrationalité du politique, aux passions du pouvoir, aux abus du système. Cette vigilance consiste, précisément, à ne pas vouloir politiser ce qui est en marge du politique. Et il est essentiel, pour le politique même, de faire la place à l’apolitique, à l’antipolitique, que l’on trouve par exemple dans la plainte tragique ou dans la promesse prophétique. L’intellectuel protestant aujourd’hui et le politique Pour reprendre notre interrogation initiale, je dirai que nous avons aujourd’hui une crainte, légitime, de la mainmise de la religion sur le politique. Cette fois-ci ce n’est plus tellement du catholicisme que viendrait le problème, mais plutôt de l’Islam et du protestantisme. Mais d’autres expériences historiques nous ont appris que l’« apolitisme » religieux intégral, la foi restant au sein de la vie privée, pouvait avoir des effets catastrophiques, laissant le nazisme s’installer à sa guise, ou bien aujourd’hui ne s’occupant que des pieux besoins des « croyants » dans un monde écrasé par la logique cynique du marché. Refuser l’équation traditionnelle du « théologico-politique » ne signifie pas se désintéresser de cette articulation, car la religion a horreur du vide et il ne saurait être question d’éliminer tout rapport de la théologie au politique. Il me semble que Jean Baubérot, à sa manière, s’inscrit dans le sillage de ces questions – mais bien sûr aussi de bien d’autres que je n’ai pas déployées ici, me tenant à cette petite filiation « calvinienne ». Celle-ci pourtant explique à la fois l’incessant travail de désacralisation de la politique (y compris de la laïcité), mais aussi le perpétuel effort de réinstallation dans la durée politique des consensus et des dissensus humains 10. Au fond, et c’est bien ce que l’on trouve aussi chez le Ricœur des années 1960, c’est d’abord de l’intérieur du politique que les chrétiens doivent œuvrer à l’autonomie de la rationalité politique (une rationalité sans absolu). Et c’est seulement quand toutes les possibilités de modifier le politique de l’intérieur ont été épuisées que l’on peut entrer dans une résistance vigilante et éventuellement confessante. À cet égard, la fameuse conférence au cours de laquelle Max Weber déplie l’opposition entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité 11 a joué un rôle de limite, exerçant la correction mutuelle des deux éthiques, et ouvrant la voie à ce que j’ai appelé ailleurs le pluralisme éthique de Ricœur.

10. J. baubérot, Vers un nouveau pacte laïque, Paris 1990. 11. M. Weber, Politik als Beruf (1919), dans Le savant et le politique, Paris 1959.

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Sur la pensée politique des intellectuels protestants Chez Jean Baubérot, dont on pourrait dire qu’il relève et reprend dans sa pensée un grand nombre des paradoxes politiques énumérés au long de ces pages, et issus d’une sorte d’oscillation fondatrice, on pourrait montrer je crois ses effets sur sa conception de la laïcité elle-même. En effet Jean Baubérot n’a cessé d’explorer 12 les divers aspects de ce paradoxe par lequel la laïcité représente à la fois un cadre juridique neutre pour la diversité des traditions placées autour d’un vide central, et un puissant mouvement de pensée constituant l’une de ces traditions, issue des Lumières – une tradition qui se doit d’être exemplaire, dans sa façon de plaider la pluralité des convictions. Et le fait que le protestantisme français ait toujours eu à la fois un pied dedans et un pied dehors du politique, et qu’il ait toujours dû penser cette ambiguïté, a obligé les représentants de cette petite tradition à une pensée aiguë. Bibliographie O. abel, « Un intermédiaire hésitant : l’intellectuel protestant », Esprit, n° 3/4, 2000, p. 71-85. O. abel, Jean Calvin, Pygmalion, Paris 2009. K. barth, Theologische Existenz Heute, n° 1, Kaiser, Munich 1933. K. barth, Für die Freiheit des Evangelismus, n° 2, Kaiser, Munich 1933. K. barth, Reformation als Enscheidung, n° 3, Kaiser, Munich 1933. K. barth, Luther Feier 1933, n° 4, Kaiser, Munich 1933. K. barth, Die Kirche Jesu Christi, n° 5, Kaiser, Munich 1933. K. barth, Der Römerbrief (1919-1922), L’épître aux Romains, Labor et Fides, Genève 1972. J. baubérot, Vers un nouveau pacte laïque, Seuil, Paris 1990. J. baubérot, La laïcité falsifiée, La Découverte, Paris 2012. P. bayle, NRL Septembre 1684, art. IX, Œuvres Diverses, Trévoux, La Haye 1737. P. bayle, Dictionnaire Historique et Critique, Georg Olms Verlag, HildesheimNew York 1982. J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, t. IV, chap. XVI, « Du gouvernement civil », Les Belles Lettres, Paris 1961. P. r iCœur, Histoire et Vérité, Seuil, Paris 1964. J.-J. rouSSeau, Le Contrat social, Union Générale d’Éditions, Paris 1972. M. WalZer, La révolution des saints, Belin, Paris 1987. M. Weber, Politik als Beruf (1919), dans Le savant et le politique, Plon, Paris 1959.

12. Jusqu’à La laïcité falsifiée, Paris 2012.

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BAYLE « PRÉCURSEUR DE LA LAÏCITÉ » ? ENTRE MODÉLISATION ET ANACHRONISME CONTRÔLÉ

Hubert boSt École pratique des hautes études, Paris PSL Research University

Des Pensées diverses sur la comète et autres écrits contemporains de la Révocation à ses derniers textes en passant par le Dictionnaire historique et critique, Pierre Bayle n’a cessé de préconiser la séparation des Églises et de l’État. Peut-on pour autant le qualifier de « précurseur de la laïcité » ? Dans quelle mesure cette expression est-elle pertinente pour les historiens qui cherchent à comprendre les racines intellectuelles d’une notion telle que celle de laïcité ? Elle joue avec le feu de l’anachronisme conceptuel. Faut-il pour autant l’écarter ? Illustrons la question d’un propos que tient Bayle dans un ouvrage paru une vingtaine d’années après la révocation de l’édit de Nantes : Je suis sûr que, de tous les protestants français qui se sont bannis de leur patrie, il n’y en a point, non même parmi ceux qui ont été le moins maltraités par les dragons, qui ne soient prêts de signer qu’il eût mieux valu aux Églises réformées d’avoir un roi spinoziste et dont tous les autres sujets auraient été spinozistes, que d’avoir un monarque rempli de zèle pour la papauté et dont la plupart des sujets étaient animés du même esprit. Effectivement si le roi de France et tous ses autres sujets n’avaient eu nulle religion, ils se seraient peu souciés que les huguenots en eussent une, pourvu qu’au reste ils les eussent vus affectionnés à l’État et parfaitement soumis aux lois civiles 1.

On pourrait aisément commenter ce passage de façon strictement baylienne : le souvenir de la Révocation, les dangers du « zèle » et les avantages de l’indifférence religieuse, la préfiguration politique de l’athée vertueux qu’incarne le roi spinoziste sont caractéristiques de sa pensée. Mais il est également tentant de voir, dans son monarque athée ou indifférent, la figure du

1.

P. bayle, Réponse aux questions d’un provincial III, xx : Œuvres diverses III, p. 954.

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Hubert Bost chef d’État laïque telle qu’elle émergera par la suite. Comment inscrire un tel propos dans une histoire de la pensée qui dépasse et englobe son auteur ? Comment rendre compte du jalon qu’il constitue dans une perspective diachronique, sans anticiper ni perdre de vue la spécificité du moment historique dans lequel il se situe ? Pour réfléchir à une « modélisation » de la question, on s’arrêtera aux mots qui l’expriment avant de se tourner vers certains lecteurs actuels de Bayle, en considérant comment ils s’en saisissent. Puis l’on s’efforcera de montrer que la question posée renvoie à un moment particulier d’une question théologicopolitique classique, mais aussi au processus de laïcisation de la pensée et de naissance de l’intellectuel. Bayle, précurseur de la laïcité ? Les termes sont problématiques, comme dans toute construction historique lorsque se trouvent projetées sur une époque donnée des catégories, des notions, des valeurs ou des représentations qui lui étaient étrangères. C’est la traditionnelle question du « péché de l’historien » qu’est l’anachronisme selon Lucien Febvre. On se rappelle sa célèbre mise en garde : S’agissant d’hommes et d’idées du xvie siècle ; s’agissant de façons de vouloir, de sentir, de penser et croire « armoyées », comme dit Calvin, aux armes du xvie siècle – le problème est d’arrêter avec exactitude la série des précautions à prendre, des prescriptions à observer pour éviter le péché des péchés, le péché entre tous irrémissible : l’anachronisme 2.

La notion de précurseur comporte déjà une part d’anachronisme puisqu’elle place l’historien dans une posture de surplomb. Il considère les questions qui se posaient dans une culture donnée non en tant que telles, mais en fonction du déroulement postérieur de l’histoire, qu’il a l’avantage de connaître. Sa perspective téléologique représente une forme d’abus de pouvoir, d’hybris pour filer la métaphore du péché. Cette téléologie est parfois aussi théologique, au sens où elle peut véhiculer une interprétation de type providentialiste (même dans des termes sécularisés). En histoire du protestantisme, un exemple classique est l’usage de l’expression « préréformateur » pour désigner John Wicliff ou Jan Hus. Or, s’il existe indéniablement un courant de désir de réforme aux xive et xve siècles, il est plus que discutable de faire de ces personnages des précurseurs, des Jean Baptiste annonçant le messie Luther. Autre exemple d’anachronisme d’un genre différent : les études sur la « tolérance » qui, naguère encore, ne distinguaient pas avec suffisamment de rigueur des discours tenus dans une culture où tolérer était un défaut, un signe de faiblesse, voire une

2.

92

L. febvre, Le problème de l’incroyance au (19471), p. 15.

xvie

siècle. La religion de Rabelais, Paris 1968

Bayle « précurseur de la laïcité » ? faute, et ceux qui avaient été proférés dans une culture où s’était produit un renversement axiologique à son sujet. Études orientées par l’idée ou l’intuition selon laquelle l’humanité progresse, et se rapproche du vrai. Rappeler ces évidences aide à préciser la nature de l’exercice auquel on s’apprête ici à se livrer. Ajoutons toutefois que, si la précaution de Lucien Febvre reste utile et si sa définition de l’anachronisme comme péché de l’historien est parlante, il convient de ne pas pousser trop loin cette idée : à la différence du péché dont la gravité augmente avec la conscience de le commettre, l’anachronisme n’est-il pas d’autant plus irrémissible qu’il est commis par un ignorant ou un inconscient ? L’histoire diffère de la morale en ce qu’elle se fonde sur des savoirs, non sur des systèmes de valeurs. Le second terme du syntagme « précurseur de la laïcité » apparaît dans le Littré en 1872-77, et seulement dans la 8e édition du Dictionnaire de l’Académie française en 1932. C’est Ferdinand Buisson qui avait donné la première définition de la laïcité dans son Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (1887). Si l’on défère à l’avertissement de Febvre, peut-on plaquer ce terme sur une réalité historique qui ne le connaît ni même le suppose ? Mais, sous prétexte de vouloir ne pas pécher, renoncera-t-on à comprendre comment a émergé et mûri une idée, une valeur telle que la laïcité ? L’historien de la pensée doit transiger s’il veut rendre compte d’un processus inchoatif. Pour s’en tenir au plan lexical, l’apparition d’un néologisme tel que laïcité ne s’explique que par l’existence d’une réalité qui lui préexiste et qu’il a fallu nommer et définir. Il faut donc modéliser : dégager des modes de représentation, des logiques structurelles et des correspondances, par-delà les époques et les mots utilisés. On n’est plus historien si l’on renonce à rendre compte des mentalités de façon « armoyée » au xviie siècle. Mais on le reste lorsque, avec ces outils conceptuels étrangers, on s’efforce de dire une réalité historique qui ne peut se décrire à l’aide des seules notions du temps. Si l’anachronisme est une sortie de route, la modélisation consiste en un dérapage contrôlé. Certains commentateurs contemporains sont ici d’une aide précieuse. Moins les spécialistes de la pensée de Bayle que ceux qui l’abordent à partir de problématiques actuelles. Qui le lisent comme l’un des artisans de la lente élaboration d’un système philosophico-politique rompant avec celui de son temps. Laissons les historiens modernistes à leur impeccabilité et sollicitons les philosophes, qui s’efforcent de dégager des logiques structurantes et n’ont pas à se soumettre aux lois de l’histoire ; ou les contemporanéistes et les sociologues qui jettent sur la situation « moderne » un regard rétrospectif, considérant l’évolution de ses systèmes de représentation et de ses pratiques sociales comme des jalons. Dans une réflexion menée lors du troisième centenaire de la mort de Bayle, Jean Baubérot a bien mis en lumière ce que le sociologue ou l’historien des idées contemporaines peut tirer de l’héritage du philosophe. Il affirme que,

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Hubert Bost « sur plusieurs points, sa pensée peut servir d’analyseur pour décrypter la crise actuelle de la laïcité et trouver des pistes qui permettraient peut-être de sortir des ornières dans lesquelles elle se perd 3 ». Il pointe en premier lieu chez Bayle un « refus d’un commode sens de l’histoire », qui entraîne la désacralisation des institutions, et un « refus de l’absolutisation de l’éthique » découlant à la fois de sa trajectoire personnelle et de la persécution religieuse dont il a été le témoin. Ce second refus ouvre la voie à une approche positive de la tolérance – qui, pour la grande majorité de ses contemporains, était symptôme de faiblesse ou d’indifférence –, mais aussi à l’affirmation selon laquelle l’athéisme n’est pas incompatible avec la vie sociale et les valeurs morales… qui ne sont du reste nullement garanties par la croyance en Dieu. Troisième étape, « la conscience errante en quête de vérité » : Bayle défendait les droits de la conscience errante, c’est-à-dire la reconnaissance des mêmes droits pour chacun dès lors que la question de la vérité ou de l’erreur se trouvait suspendue. Le franchissement du seuil de sécularisation a institutionnalisé ce principe : La loi de 1905 a proclamé la « liberté de conscience », sans l’adjectif « errante ». Cela devrait signifier qu’il n’y a pas de vérité d’État, et c’est cela la laïcité. Mais le risque est grand de croire alors qu’il n’existe de vérité nulle part. Qu’il n’y a donc pas d’errance puisqu’il n’y a nulle part de la vérité à rechercher 4.

Or, dans une société où l’on parle moins de conscience que d’opinions, on tend à passer la question de la vérité par pertes et profits. La posture de Bayle était différente, qui renonçait à bâtir un système mais ne se privait pas de faire apparaître la vérité – ou les contradictions – des systèmes qu’il étudiait et dont il poussait les logiques. Cette attitude, note Jean Baubérot, nous renvoie à une laïcité laïque, c’est-à-dire non sacralisée. Celle que Ferdinand Buisson défendait, en 1903, contre les partisans du monopole de l’enseignement public laïque. La laïcité, affirmait-il, implique que l’être humain puisse « penser par lui-même », n’accorder « ni foi ni obéissance à personne », puisse « chercher la vérité et non pas la recevoir toute faite d’un maître quel qu’il soit, temporel ou spirituel » 5.

Le quatrième apport de Bayle découle de ce qui précède. C’est « la vérité par la liberté de penser » : la revendication des droits de la conscience errante est affirmation de la liberté puisque, « si on refuse l’errance au risque de se perdre, la liberté sera fort limitée par tout un ensemble d’évidences sociales ».

3. 4. 5.

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J. baubérot, « Tolérance, liberté, laïcité : Pierre Bayle et nous », dans Ph. de robert, C. PailhèS, H. boSt (éd.), Le Rayonnement de Bayle, Oxford 2010, p. 181-186 (ici, p. 182). Ibid., p. 184. Ibid., p. 185.

Bayle « précurseur de la laïcité » ? Contre le « conformisme mimétique », Jean Baubérot rejoint Bayle pour lequel le consensus social ne garantit jamais la vérité, au point que le consentement universel des peuples – si tant est qu’il existe à ce sujet – ne saurait constituer une preuve de l’existence de Dieu. Bayle se méfie du consensus aussi bien théologiquement (on évacue le péché originel que l’on affirme croire par ailleurs) que scientifiquement (le système de Copernic était contraire à l’« opinion générale »). L’universalité d’un propos et son évidence sociale ne constituent en rien une preuve de sa véracité. Or, constate Jean Baubérot, malgré les positions d’avant-garde que Bayle avait adoptées, les protestants du xixe siècle qui prétendaient montrer que la Réforme avait joué un rôle déterminant dans l’émergence de la liberté de conscience et de la démocratie ne se sont pas réclamés de lui. Probablement « parce que sa défense de la monarchie absolue apparaissait gênante ». Bayle restait à cet égard tributaire des évidences : La vision de l’absolutisme de Bayle constitue son point de contact avec les idées reçues de son époque. Elle lui permet de ne pas se situer dans la pure utopie et doit, à mon sens, être interprétée, en cohérence interne avec le reste de ses dires, comme étant le mal qui prévient le pire : seul un pouvoir fort peut empêcher un cléricalisme persécuteur. Ce pouvoir fort est également un gouvernement limité car son action ne concerne que le temporel. Mais là, il a le droit d’exiger, hier le loyalisme, aujourd’hui le civisme, et de punir crimes et délits. […]

En fait, il s’avérait impossible de revendiquer la liberté pour la conscience errante, d’affirmer que les croyances des huguenots ne comportent aucun danger pour une monarchie qui renonce à régenter les consciences, et de se déclarer antimonarchique. Si la pure utopie constitue, elle aussi, du pire à éviter, la raison en est simple : son radicalisme unilatéral en fait une menace virtuelle, exact négatif de la répression conservatrice qu’elle conteste, car elle ne pourrait se réaliser que par un bouleversement total d’une violence extrême. La position de Jurieu se situe dans le mimétisme des violences, alors que celle de Bayle cherche à rompre avec cet engrenage liberticide. Son réalisme est, paradoxalement, une part importante de sa radicalité. Et sa défense de la monarchie absolue, étant donné le contexte français d’alors, la condition même pour pouvoir penser véritablement la liberté de conscience 6. Cette longue citation a fait entrer en scène le frère ennemi de Bayle, le théologien Pierre Jurieu. La controverse du Refuge permet d’illustrer la bipolarisation du débat et la question de ce qu’on pourrait appeler une matrice laïque, dont Patrick Cabanel a donné une illustration frappante en s’interrogeant sur le destin du groupe des huguenots persécutés : que seraient devenus les « fidèles de France qui gémissent sous la captivité de Babylone » sans la prédication enflammée des Lettres pastorales qui leur étaient adressées ?

6.

Ibid., p. 186.

95

Hubert Bost Jurieu aide ces hommes et ces femmes à tenir, il leur tend une main qui est celle de la durée : sans doute l’enjeu majeur pour une minorité. […] Le protestantisme français aurait-il survécu après 1685 sans le puissant travail militant d’un Jurieu, fidèle, attentif, infatigable et même violent ? L’historien doit poser cette question, quelque préférence qu’il ait pour Bayle, l’annonciateur de la tolérance et de la laïcité. […] Sans ce déchaînement, sans la mémoire que l’État allait garder de ce qu’il en coûte d’aller trop loin face au protestantisme méridional (les préfets s’en sont souvenus jusque sous Vichy, les documents le disent noir sur blanc), les huguenots seraient peut-être devenus d’autres vaudois : disparaissant de la majeure partie des cartes géographique et historique, subsistant dans quelques plis de la montagne comme des buttes-témoins que les ethnologues du xixe siècle seraient venus observer avec le respect sympathique et quasi compassionnel dû aux espèces en voie de disparition. C’est un drame de l’histoire humaine que les violents y soient plus audibles que les philosophes, et qu’un Jurieu ait moins « désespéré les Cévennes » (pour paraphraser un autre mot fameux de la geste sartrienne) qu’un Bayle 7.

On aura noté l’opposition entre résistance et réalisme (aider à tenir, minorité, rapport de forces), et principes généraux (morale, laïcité, tolérance). On aura aussi relevé la pratique de l’anachronisme contrôlé avec les allusions aux préfets sous Vichy ou au slogan « ne pas désespérer Billancourt ». Les réflexions de Patrick Cabanel et de Jean Baubérot font comprendre que le combat des frères ennemis est en fait l’affrontement de deux logiques antagonistes quoique nées de la même matrice, de deux interprétations irréconciliables du monde et de l’histoire. Dans un article paru en allemand il y a quarante ans et publié par la suite en français, Élisabeth Labrousse avait déjà montré le caractère paradigmatique de cet affrontement 8. Sans en répéter la démonstration, on voudrait ici essayer de démonter la machine théorico-pratique ou théologico-éthique des penseurs huguenots, et s’efforcer d’en rapporter les éléments à la laïcité, ou plus exactement au processus de laïcisation que l’on a vu à l’œuvre. Le point de départ est l’affirmation de l’origine divine du pouvoir. C’est le renvoi, maintes fois répété dans le protestantisme français sous l’édit de Nantes, au chapitre 13 de l’épître aux Romains 9. Or, affirmer que « tout pou-

7. 8.

9.

96

P. Cabanel, « Bayle et Jurieu : à tort et à raison », dans Le Rayonnement de Bayle, p. 179180. Pour une mise en perspective de ce débat, voir le ch. VII de son Histoire des protestants en France, xvie-xxie siècle, Paris 2012, p. 650-672. É. labrouSSe, « Les idées politiques du Refuge : Bayle et Jurieu », dans Conscience et conviction. Études sur le xviie siècle, Paris-Oxford 1996, p. 159-191 [1re éd. en allemand dans Aufbruch zur Moderne, Politisches Denken im Frankreich des 17. Jahrhunderts, Munich 1974, p. 114-177]. Voir H. boSt, D. Poton, « Le rapport des réformés au pouvoir au xviie siècle. Élie Merlat ou la fin d’un monde », dans H. boSt (éd.), Genèse et enjeux de la laïcité, Genève 1990, p. 31-57 (repris dans Ces Messieurs de la R.P.R. Histoires et écritures de huguenots, xviiexviiie siècles, Paris 2001) ; id., « Théories et pratiques politiques des protestants français de

Bayle « précurseur de la laïcité » ? voir vient de Dieu », c’est a priori faire le lit de l’absolutisme et défendre par conséquent ce qu’on considère aujourd’hui comme une position antilaïque. Il semble aussi indiscutable a contrario que les théories contractualistes, qu’il s’agisse de celles des monarchomaques du xvie siècle ou celle de Jurieu à la fin du xviie, dans les Lettres pastorales en particulier, qui voient la source de légitimité du pouvoir dans le pacte conclu entre le souverain et le peuple, représentent une forme de laïcisation de la théorie du pouvoir. Mais comme toutes les évidences, celles-ci méritent d’être interrogées. Affirmer que « tout pouvoir vient de Dieu » renvoie d’abord à une conception positive du monde et de la politique, contre l’idée selon laquelle le monde serait démoniaque ou du moins un lieu de perdition, et que le vrai salut consisterait à s’en extraire : Dieu veut, Dieu instaure les autorités politiques ; au nom de la foi, le croyant n’a pas le droit de les remettre en cause. Tel est le discours proféré par les pasteurs réformés en chaire. Mais l’accent de ce discours change lorsque, le reprenant à son compte, le philosophe le retourne contre le théologien : ce n’est plus tant d’obéissance du fidèle qu’il s’agit que de noningérence ecclésiastique dans la sphère politique. Le pouvoir politique que Dieu a instauré n’a pas besoin d’être baptisé, béni, inspiré pour être légitime. Allons plus loin. Qu’a-t-on le droit et le devoir de faire si le souverain abuse de son pouvoir ou s’il est un tyran ? Dans le cas du contractualisme juréen, résister est un droit, et peut même être un devoir. Le slogan « il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes » d’Actes 5, 29 légitime l’objection de conscience et la résistance, mais aussi le cas échéant le recours à la violence. La réponse traditionnelle du loyalisme monarchique protestant, qu’endosse Bayle, consiste au contraire à placer les fidèles dans l’alternative de l’exil ou de la soumission. Pour des chrétiens, seule une désobéissance non violente est envisageable, même si elle mène au martyre : absolument incompatibles avec la violence, les idéaux évangéliques appellent expressément à souffrir sans répliquer et à ne jamais se révolter. Bayle a hérité de ce principe de soumission, qui a du reste mené son frère Jacob à la prison et à la mort ; lorsqu’il y renvoie (notamment dans l’Avis aux réfugiés), il convoque l’argumentaire biblique classique dans l’espoir de convaincre ses coreligionnaires. Mais son propos dépasse le simple rappel catéchétique : au-delà des malheureux fidèles galvanisés par les discours millénaristes, il dénonce les prophètes fanatiques ou fanatisants et vise précisément ceux qui pratiquent la confusion des discours, s’immisçant en politique à partir de leurs convictions religieuses. Il stigmatise, cette fois dans son propre camp confessionnel, le même comportement qu’il avait jadis fustigé chez les « plumes vénales » du catholicisme. Dans les années de la Révocation, Maimbourg avait écrit une Histoire du calvinisme destinée à justifier l’éradication des Églises réformées en France ;

la Réforme à la Révolution », Anglophonia, n° 17. Protestantisme(s) et autorité, Toulouse 2005, p. 13-24.

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Hubert Bost Dubois-Goibaud avait réédité des lettres de saint Augustin pour établir la Conformité de la conduite de l’Église de France pour ramener les protestants avec celle de l’Église d’Afrique pour ramener les donatistes, autrement dit légitimer la persécution. Quelques années plus tard, ceux qui font d’un souverain un sauveur providentiel tombent dans un travers aussi grave. En les mettant au service d’intérêts idéologiques et de calculs politiques, ils foulent aux pieds les valeurs religieuses qu’ils prétendent défendre. Bayle s’est affranchi de l’idée selon laquelle une confession religieuse serait meilleure garante que l’autre du respect de l’autonomie du politique. Il a observé, dans toutes sortes de situations, que ce ne sont pas les doctrines défendues qui comptent (puisque les hommes n’agissent pas selon leurs principes). Ce qui compte, c’est le rapport de forces. C’est parce que le protestantisme était minoritaire en France qu’il était respectueux du principe d’autonomie. Aux Provinces-Unies il en va tout autrement, et le clergé des Églises wallonnes, Jurieu en tête, essaie de peser sur la politique menée par Guillaume d’Orange. Dans la controverse du Refuge, Bayle reprend à son compte la position traditionnelle : mais moins à partir de convictions strictement religieuses – encore qu’on ne puisse négliger la pression qu’exercent sur lui « les préjugés de l’éducation », la permanence des principes qu’il a « sucés avec le lait » – qu’en s’appuyant sur des constats historiques (notamment l’importance d’un pouvoir temporel fort pour tenir tête au clergé) et des arguments rationnels. Face à lui, Jurieu défend une position contractualiste, qui rompt avec cette tradition : mais moins à partir de principes strictement religieux (en fait, il a partagé le consensus huguenot jusqu’à la Révocation) que pour des raisons contextuelles, liées au pouvoir du prince d’Orange et à la Glorieuse révolution. Bayle et Jurieu sont en désaccord sur le juste emplacement de la « séparation ». Une séparation horizontale (entre le ciel et la terre) structure le contractualisme du théologien : le pouvoir du prince ne vient pas du ciel puisqu’il est reçu du peuple qui lui délègue sa souveraineté. Que le prince rompe ce pacte, les sujets seront dégagés du devoir d’obéissance à son égard. De sorte que refuser d’obéir au prince, le combattre, voire se rebeller contre lui, ne revient pas – ou pas forcément – à désobéir à Dieu. Ce qui se produit dans le périmètre politique n’affecte pas nécessairement la volonté divine. Inutile d’insister sur ce qu’on peut considérer comme une machine laïque au sens où la distinction des pouvoirs (celui de Dieu et celui du roi) rend possible l’émergence d’une autonomie du politique. Ainsi Jurieu s’en prend-il à ceux qui confondent pouvoir absolu et puissance sans bornes : On pretend qu’en vertu du pouvoir absolu, un roy peut détruire le public et les particuliers, et qu’il n’est jamais permis de lui resister, soit qu’il aneantisse les droits du peuple, soit qu’il s’en prene à Dieu et à sa verité, soit qu’il ruine absolument les societez. Et même on veut faire Dieu autheur de cette étrange doctrine. Quant à nous en reconnoissant la puissance absoluë comme légitime, nous soûtenons que la puissance sans borne est contre toute sorte de

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Bayle « précurseur de la laïcité » ? loix divines et humaines. Le pouvoir absolu, c’est quant toute la souveraineté sans partage est réunie dans un seul : mais il n’y a aucune souveraineté qui n’ait ses bornes 10.

Jurieu justifie son propos en avançant deux arguments : d’une part, « parce que toute souveraineté réside dans le peuple, il ne la donne ni ne la peut donner que pour la conservation de la société », de sorte qu’un prince absolu qui perd de vue la raison pour laquelle le pouvoir lui a été confié sort de ses bornes ; d’autre part, comme « nous ne sommes point les maîtres absolus de nôtre vie, ni de celle de nos femmes et de nos enfans, ni même de leur liberté », les hommes ne peuvent remettre à quiconque ce qui ne leur appartient pas. Bref, le pouvoir sans bornes est à la fois contre le peuple et contre Dieu. Mais ce que Jurieu lâche d’une main, en reléguant Dieu dans la lointaine sphère des origines, il le reprend de l’autre puisqu’il se met, comme clerc, en position de dire si le prince agit ou non conformément à la volonté divine. Dans le modèle baylien en revanche – le modèle huguenot classique retourné en critique contre les autorités des Églises –, on continue de marteler que le pouvoir vient de Dieu, de sorte qu’il est inadmissible de mettre en cause sa légitimité. Dans la mesure où elle considère que la moindre désobéissance au souverain attente gravement à la volonté de Dieu, cette doctrine contredit ce qu’on appellera par la suite la laïcité. Mais en tant qu’elle fait découler directement le pouvoir politique d’une source divine, elle protège paradoxalement ce pouvoir de l’ingérence ecclésiastique – pour ne pas dire qu’elle le sanctuarise. Elle trace une séparation qui n’est plus horizontale (entre le ciel et la terre), mais verticale (entre État et l’Église). Au nom de cette séparation, Bayle en vient à privilégier – au grand dam de ses coreligionnaires – l’appartenance nationale par rapport à la solidarité religieuse 11. C’est parce qu’un « roi spinoziste » garantirait contre toutes les pressions religieuses que son règne est imaginable, voire souhaitable. Mais, objectera-t-on à Bayle, n’existe-t-il pas d’heureuses interventions du clergé dans l’histoire des États ? Le philosophe répugne à l’admettre, tant les exemples d’abus sont nombreux et tant les périls qu’elles font courir aux sociétés sont graves. Le jugement sans appel qu’il prononce sur Savonarole est exemplaire à ce titre : S’il se fût mêlé du gouvernement pour y maintenir la concorde et qu’il y eût réussi, on ne le pourroit excuser qu’à peine ; car comme ce n’est point aux laïques à mettre la main à l’encensoir, ce n’est point non plus aux moines à mettre la main au timon de la république, chacun se doit renfermer dans les bornes de sa profession. Que dirons-nous donc de celui-ci qui s’enfonça depuis

10. P. Jurieu, Lettres pastorales adressées aux fideles de France qui gemissent sous la captivité de Babylon, 15 avril 1689, cité dans la réédition de Robin Howells, Hildesheim 1988. 11. Voir H. boSt, « Bayle patriote : quelques conséquences théologico-politiques de sa loyauté envers la France », dans F. SaleSSe (éd.), Le bon historien sait faire parler les silences. Hommages à Thierry Wanegffelen, Toulouse 2012, p. 299-310.

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Hubert Bost les pieds jusques à la tête dans les cabales d’Etat, et qui causa tant de troubles et de divisions 12 ?

Deux degrés dans la faute du moine florentin : le plus inexcusable est bien sûr d’avoir troublé la cité au nom de l’idéal de réforme religieuse qu’il prêchait. Mais la simple ingérence dans les questions politiques n’était pas une faute bénigne, quand bien même elle aurait été commise avec les meilleures intentions du monde. De même, Bayle s’adressant à ses coreligionnaires serait prêt à reconnaître la qualité de martyr à un pasteur clandestin prêchant « au Désert » et condamné pour la seule raison qu’il aurait exercé sa vocation. Mais dès qu’il y a confusion des genres, il se montre impitoyable : Un ministre qui retourneroit en France aujourd’hui [on écrit ceci en 1702], et qui seroit pris & pendu pour y avoir prêché secretement mériteroit la qualité de martyr quand même les juges exprimeroient dans leur arrêt qu’il le condamnent parce qu’il avoit contrevenu aux édits du prince ; mais s’ils fondoient leur condamnation uniquement sur ce qu’il auroit été convaincu d’avoir fait le métier d’espion et d’avoir tramé des révoltes en faveur des ennemis de l’Etat, il ne faudroit plus prétendre que ce soit un martyr 13.

Bayle réfléchit à partir du principe fermement énoncé et tenu de la séparation entre l’Église et l’État. Mais loin d’en rester là, il met en scène des personnages concrets, réels ou fictifs. Le roi spinoziste, le moine florentin, les historiens gagés, le pasteur martyr ou espion, chacun tient son rôle et illustre à sa façon le principe intangible : « comme ce n’est point aux laïques à mettre la main à l’encensoir, ce n’est point non plus aux moines à mettre la main au timon de la république, chacun se doit renfermer dans les bornes de sa profession ». Comment ne pas entendre, dans la citation qui précède, une allusion quasi autobiographique ? L’affrontement idéologique entre Bayle et Jurieu se double d’un lourd contentieux personnel : tandis que le pasteur reproche au philosophe d’être le fourrier de l’athéisme et un espion à la solde de la France, celui-ci voit dans son ennemi un incendiaire de la plus redoutable engeance, l’un de ces « moines » qui prétendent s’emparer du « timon de la république », une « trompette de sédition » qu’il faut combattre avec détermination 14. Il n’en

12. P. bayle, Dictionnaire historique et critique [désormais DHC], art. « Savonarola », rem. F. 13. DHC, art. « Savonarola », rem. M (pour que cette supposition soit pertinente, il faudrait bien sûr, précise Bayle, que les preuves soient « légitimes conformément à la pratique criminelle »). Rappelons que 1702, l’année de la 2e édition du Dictionnaire, voit le début de la guerre des Camisards. 14. Le traumatisme des guerres de religion du xvie siècle hante Bayle. Sa modération coutumière disparaît lorsqu’il évoque certains prédicateurs de la Ligue dont la France était alors infestée et des mesures drastiques qu’il aurait alors fallu prendre : « Toute la France étoit pleine alors de semblables prédicateurs : et pour comble de misere, on fut contraint non seulement de les laisser impunis, mais de leur accorder ce qu’ils souhaitoient ; je veux dire que la France ne se

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Bayle « précurseur de la laïcité » ? va pas autrement, même si les fleurets sont mouchetés, dans le duel qui oppose Bayle à Jurieu après la parution du Dictionnaire (1696). Dans l’Observation générale et préliminaire des Éclaircissements donnés dans la 2e édition – un texte où il réplique aux reproches que le consistoire de l’Église wallonne de Rotterdam lui a adressés à propos de son ouvrage –, Bayle fonde sa prétention à exercer sa « liberté de philosopher » sur le fait qu’il est un « laïc ». Le rappel et la revendication de ce statut constituent un « moment laïque » au sens de ce que l’on appellera ensuite la laïcité. J’espérois […] que l’on prendroit garde aux circonstances qui font qu’une erreur n’est pas à craindre ou qu’elle est à craindre. On doit en appréhender les suites lorsqu’elle est enseignée par des gens dont les relations au peuple leur ont fourni les occasions de s’autoriser et de former un parti. On doit la suivre de près, l’observer et la réfréner soigneusement lorsqu’un homme d’un caractére vénérable, un pasteur, un professeur en théologie, la répand par des sermons, par des leçons, par de petits livres réduits en systême ou en forme de catéchisme, et par des émissaires qui vont de maison en maison recommander la lecture de ses écrits et prier les gens de se trouver aux conventicules où l’auteur explique plus en détail ses raisons et sa méthode. Mais si un homme, tout-à-fait laïque comme moi et sans caractére, débitoit parmi de vastes recueils historiques et de littérature quelque erreur de religion ou de morale, on ne voit point qu’il falût s’en mettre en peine 15.

Cette réflexion non dénuée de sous-entendus montre que, derrière le contentieux interpersonnel, se joue une question bien plus fondamentale. Au point de départ, le statut du penseur ou du chercheur. Pour le dire d’un nouvel anachronisme : de l’intellectuel 16 : dans quelle mesure un philosophe, un historien – qui par ailleurs se dit chrétien protestant –, a-t-il le droit et le devoir d’exposer ses idées ? Bayle revendique une totale liberté de penser, de parler et d’écrire, du fait même qu’il n’est pas théologien. Car le théologien n’est pas libre, puisqu’il s’est volontairement soumis à la doctrine de l’Église à laquelle il appartient et au nom de laquelle il parle ; il s’y soumet parce qu’il souscrit à cette doctrine. Son régime de discours est fondamentalement serf de la parole qu’il affirme croire et qu’il doit prêcher. Le mode de régulation et de validation de son discours n’est pas la raison, du moins en dernière instance (car la

soumit point à son légitime prince, s’il ne se faisoit catholique. Ce triomphe, que la rebellion furieuse des prédicateurs remporta sur le droit et sur la justice, servira de modele dans toutes les occasions semblables ; au lieu que si l’on avoit châtié selon leur mérite ces trompettes de sédition, un tel exemple eût servi de frein à l’avenir. » (DHC, art. « Bossu [Jacques Le] »). 15. Voir h. boSt, A. mCkenna (éd.), Les « Éclaircissements » de Pierre Bayle. Édition des « Éclaircissements » du Dictionnaire historique et critique et études, Paris 2010, p. 12. 16. Voir H. boSt, Un « intellectuel » avant la lettre : le journaliste Pierre Bayle. L’actualité religieuse dans les Nouvelles de la République des Lettres (1684-1687), Amsterdam-Maarssen, 1994 ; id., « L’écriture ironique et critique d’un contre-révocationnaire », dans H. boSt, Pierre Bayle historien, critique et moraliste, Turnhout 2006, p. 189-200.

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Hubert Bost raison est évidemment un outil de construction de son propos), mais la révélation. Aux yeux de Bayle, il n’existe pas vraiment de liberté de théologiser, ou seulement à la marge. A contrario, le philosophe doit obéir au dictamen de la raison, c’est-à-dire qu’il ne saurait s’arrêter tant qu’il n’a pas examiné les tenants et les aboutissants d’une question ; il manie la « raison corrosive », qui s’en prend d’abord aux chairs, mais s’attaque ensuite à l’os et à la moëlle 17. Quant à l’historien, il a l’impérieux devoir de ne dissimuler aucun fait sous des « fraudes pieuses ». Il existe donc deux ordres de discours : le discours « religieux » ou théologique, inféodé à la révélation, et le discours philosophique ou historique, asservi aux exigences de la raison spéculative ou pratique. Ici apparaît nettement le versant personnel de la laïcité, celui du statut du laïc. À la différence du pasteur, le laïc profère un discours qui déploie sa propre rationalité et revendique sa propre autonomie. Cette revendication ne met nullement en cause la pertinence intrinsèque du discours théologique : Bayle se garde bien à son égard de tout jugement critique – sauf pour déplorer, notamment au début du Commentaire philosophique ou dans ses écrits de la maturité contre les « rationaux », que les théologiens abdiquent leur spécificité pour se prosterner devant les exigences de la raison. Il refuse la confusion des genres : on est bien dans un régime de séparation. Bien qu’il faille la resituer historiquement, cette distinction entre les ordres du discours théologique et philosophique recèle une évidente valeur heuristique et un fort potentiel universel. J.-M. Gros a bien montré comment Bayle établissait une filiation logique du théologal Pierre Charron au théologien Pierre Jurieu, filiation qu’il opposait à celle qui le relie, lui, Bayle, à Montaigne : les laïcs tiennent légitimement des propos qui seraient condamnables sous la plume des ecclésiastiques 18. Sur un plan épistémologique, cela signifie que des discours peuvent être différents, voire contradictoires, sans être faux. Tout dépend des régimes d’autorité auxquels ils obéissent, de leur mode de validation ou de falsification. pour qu’un discours soit cohérent, il importe qu’il respecte les principes régulateurs de sa discipline. Sur un plan sociologique, cela implique que l’on porte attention au « lieu d’où l’on parle ».

17. La réflexion critique d’Uriel da Costa fournit, dit Bayle, « un exemple qui favorise ceux qui condamnent la liberté de philosopher sur les matieres de religion ; car ils s’appuient beaucoup sur ce que cette méthode conduit peu à peu à l’athéisme ou au déisme. » Bayle explicite son propos dans la remarque : « L’on peut comparer la philosophie à des poudres si corrosives qu’après avoir consumé les chairs baveuses d’une plaie elles rongeroient la chair vive, et carieroient les os, et perceroient jusqu’aux mouelles. La philosophie réfute d’abord les erreurs ; mais si on ne l’arrête point là, elle attaque les véritez ; et, quand on la laisse faire à sa fantaisie, elle va si loin qu’elle ne sait plus où elle est, ni ne trouve plus où s’asseoir. » (DHC, « Acosta », rem. D). 18. Voir J.-M. groS, « Bayle et la revendication de la liberté de philosopher. L’“Observation générale et préliminaire” des Éclaircissements », dans h. boSt, A. mCkenna (éd.), Les « Éclaircissements » de Pierre Bayle, p. 241-264.

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Bayle « précurseur de la laïcité » ? Or cette réflexion et cette attention ne font pas consensus au moment où Bayle défend ces principes d’émancipation et de séparation, puisque des théologiens de confession réformée prétendent rendre compte des vérités doctrinales selon les impératifs de la raison et que d’autres, du même bord, considèrent que le champ d’application de la vérité doctrinale ne saurait être cantonné à la religion, qu’il déborde sur l’ensemble des discours et donc que les instances autorisées de l’Église peuvent s’ériger en juges d’un texte philosophique ou historique. Les comparutions répétées de Bayle devant le consistoire de l’Église wallonne de Rotterdam 19 attestent l’existence d’un front polémique à ce sujet, et c’est bien ce différend qui amène Bayle à rédiger ses Éclaircissements de son Dictionnaire, véritable pied de nez aux autorités ecclésiastiques qui lui enjoignaient d’y apporter des modifications. Or ce front suit le même tracé que celui des controverses socio-politiques qui agitent le Refuge durant la même période. L’opposition entre Bayle et Jurieu permet de rendre compte du paradigme que constitue le front polémique intra-huguenot à la fin du xviie siècle et de modéliser la contribution du Refuge huguenot aux linéaments de la laïcité. Elle semble n’avoir pas perdu toute actualité. À la fin de ses récents mémoires, Jean Baubérot explique que, parce qu’il n’existe pas de liberté établie ou de lieu libéré en permanence, il n’entend pas se revendiquer de la filiation des camisards qui prirent les armes contre Louis XIV après la Révocation. (Eux étaient de fidèles lecteurs de Jurieu…) Il se rangerait « plutôt dans la lignée des (ex-)protestants que l’on appelait alors les “nouveaux convertis” (NC), obligés d’accepter les valeurs suprêmes de la société de cette époque : “une foi, une loi, un roi” » : Ces NC paraissaient renier leur folie hérétique, mais ils ne renonçaient pas totalement à l’objection de conscience. Quand le pouvoir les obligea à communier selon le rite de la transsubstantiation, comble de l’« idolâtrie » selon les croyances protestantes d’alors, ils se rebellèrent. « On procéda à des communions forcées, le NC étant encadré de deux dragons qui lui tenaient les bras. » Même dans ce cas, certains se débrouillaient pour mâcher l’hostie (ce qui était sacrilège) en marmonnant une injure, voire réussirent à la cracher 20.

Jean Baubérot reprend ici l’idée selon laquelle le croyant consent à une forme de compromis social, à condition toutefois qu’il n’entraîne pas une compromission de la conscience. Sans prétendre l’enrôler dans une quelconque cohorte, l’historien moderniste ne peut s’empêcher de constater qu’à travers

19. H. boSt (éd.), Le Consistoire de l’Église wallonne de Rotterdam, 1681-1706. Édition annotée des actes et présentation historique, Paris 2008. 20. J. baubérot, Une si vive révolte, Paris 2014, p. 226. La citation est d’E. labrouSSe, « Une foi, une loi, un roi ? » La révocation de l’édit de Nantes, Paris-Genève 1985, p. 204.

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Hubert Bost son opposition idéal-typique entre les camisards et les nouveaux convertis, il confirme la pertinence de la modélisation laïque que Bayle appelait de ses vœux. Bibliographie P. bayle, Œuvres diverses, 4 vol., Husson, La Haye, 1727-1731. P. bayle, Dictionnaire historique et critique, Amsterdam-Leyde-La Haye-Utrecht, 1740 (5e éd.). J. baubérot, « Tolérance, liberté, laïcité : Pierre Bayle et nous », dans Ph. de robert, C. PailhèS, H. boSt (dir.), Le Rayonnement de Bayle, Voltaire Foundation, Oxford 2010, p. 181-186. J. baubérot, Une si vive révolte, L’Atelier, Paris 2014. H. boSt (dir.), Genèse et enjeux de la laïcité, Labor et Fides, Genève 1990. H. boSt, Ces Messieurs de la R.P.R. Histoires et écritures de huguenots, xviie-xviiie siècles, Honoré Champion, Paris 2001. H. boSt, « Théories et pratiques politiques des protestants français de la Réforme à la Révolution », Anglophonia, n° 17. Protestantisme(s) et autorité, PUM, Toulouse 2005, p. 13-24. H. boSt, « Bayle patriote : quelques conséquences théologico-politiques de sa loyauté envers la France », dans F. SaleSSe (dir.), Le bon historien sait faire parler les silences. Hommages à Thierry Wanegffelen, PUM, Toulouse 2012, p. 299-310. H. boSt, A. mCkenna (dir.), Les « Éclaircissements » de Pierre Bayle. Édition des « Éclaircissements » du Dictionnaire historique et critique et études, Honoré Champion, Paris 2010. H. boSt, Un « intellectuel » avant la lettre : le journaliste Pierre Bayle. L’actualité religieuse dans les Nouvelles de la République des Lettres (1684-1687), APA, Amsterdam-Maarssen, 1994. H. boSt, Pierre Bayle historien, critique et moraliste, Brepols, Turnhout 2006, p. 189-200. H. boSt (dir.), Le Consistoire de l’Église wallonne de Rotterdam, 1681-1706. Édition annotée des actes et présentation historique, Honoré Champion, Paris 2008. P. Cabanel, « Bayle et Jurieu : à tort et à raison », dans Ph. de robert, C. PailhèS, H. boSt (dir.), Le Rayonnement de Bayle, Voltaire Foundation, Oxford 2010, p. 179-180. P. Cabanel, Histoire des protestants en France, xvie-xxie siècle, Fayard, Paris 2012. L. febvre, Le problème de l’incroyance au xvie siècle. La religion de Rabelais, Albin Michel, Paris 1968 (19471).

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Bayle « précurseur de la laïcité » ? J.-M. groS, « Bayle et la revendication de la liberté de philosopher. L’“Observation générale et préliminaire” des Éclaircissements », dans h. boSt, A. mCkenna (dir.), Les « Éclaircissements » de Pierre Bayle. Édition des « Éclaircissements » du Dictionnaire historique et critique et études, Honoré Champion, Paris 2010, p. 241-264. P. Jurieu, Lettres pastorales adressées aux fideles de France qui gemissent sous la captivité de Babylon, 15 avril 1689. Réédition par Robin Howells, Georg Olms Verlag, Hildesheim 1988. E. labrouSSe, Conscience et conviction. Études sur le xviie siècle, Universitas-Voltaire Foundation, Paris-Oxford 1996, p. 159-191 [1re éd. en allemand dans Aufbruch zur Moderne, Politisches Denken im Frankreich des 17. Jahrhunderts, Munich 1974, p. 114-177]. E. labrouSSe, « Une foi, une loi, un roi ? » La révocation de l’édit de Nantes, PayotLabor et Fides, Paris-Genève 1985.

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« ET SI LOUIS XIV N’AVAIT PAS RÉVOQUÉ  L’ÉDIT DE NANTES ? »

Patrick Cabanel École pratique des hautes études, Paris PSL Research University

Et si on refaisait l’histoire ?, titrent dans un livre récent les historiens Anthony Rowley et Fabrice d’Almeida – qui n’ont pas choisi pour autant de refaire 1685 1. Au-delà de son aspect ludique, la tentative est sérieuse sur le plan méthodologique, car elle invite à écrire autrement l’histoire, en ne partant pas du point d’arrivée, où se situe confortablement l’historien dès lors tenté de reconstituer la voie unique qui devait en mener là (c’est la forme la plus implacable de téléologie, puisque le regard remonte en arrière). Le voici contraint, ou autorisé, à regarder les points de départ, ou plus exactement (car la plupart n’étaient pas des points de départ : rien n’en est parti) ces points d’indécision, ces carrefours indistincts, ces piétinements confus et zigzagants, ces routes suivies un temps puis abandonnées, qui ont fini par amener quelque part un régime, un événement ou une société, alors même que les acteurs du temps ne le voulaient pas ou ne l’imaginaient simplement pas. L’uchronie, pour lui donner le nom forgé par le philosophe Charles Renouvier, met en garde l’historien contre des formes de paresse et de facilité, et les sociétés contre un déterminisme qui finit, plus gravement, par donner d’entrée raison aux vainqueurs, puisqu’à la fin (qui est le présent des livres d’histoire) ils ont vaincu. Bien au-delà du métier d’historien, en effet, l’exercice uchronique peut avoir des vertus démocratiques et libératrices, en rendant aux sociétés et aux hommes du passé une liberté, une indécision, une ouverture, un avenir même, dont la connaissance que nous avons de la fin de la partie risque de les priver. Il existe un risque de « négationnisme » aux effets très pervers, lorsque l’on expliquera, par exemple, que la France n’était pas mûre pour le suffrage universel masculin, en 1848 ou en 1850, ou que l’Allemagne de Weimar ne l’était pas pour la démocratie : la première l’était-elle vraiment

1.

A. roWley, F. d’almeida, Et si on refaisait l’histoire ? Paris 2009.

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Patrick Cabanel plus en 1889, au temps des succès du boulangisme ? Et pourquoi la RFA estelle devenue si vite et si durablement cette démocratie exemplaire que Weimar n’avait pas su faire perdurer ? L’effondrement total de 1945, l’importation du modèle dans les fourgons des troupes étrangères occupant le pays donnent-elles l’explication, ou faut-il imaginer que des linéaments, voire une adhésion majoritaire, étaient déjà là dans les années 1920, mais qu’un autre contexte ne les a pas laissés aller jusqu’au bout ? Je voudrais conjoindre ici les trois aspects de cette thématique, le ludique, le méthodologique et même le politique, à travers un même exemple, celui des protestants français et de la révocation de l’édit de Nantes, en 1685. En commençant par le plus sérieux : le débat engagé, dans les années 1855-1892, alors que la France était entrée en réforme politique, culturelle et même spirituelle, par trois hommes, Renouvier, Quinet et Buisson, qui ont tous trois prétendu « libérer » le passé pour mieux libérer le présent et l’avenir du pays. Puis en traitant, avec autant de sérieux, une question que d’autres, du reste, ont déjà abordée : « Et si Louis xiv n’avait pas révoqué l’édit de Nantes ? Que serait-il advenu aux protestants ? Et à la France ? ». Quinet, Renouvier, Buisson : méthodologie et éthique de l’histoire 2 Quinet a confié à la Revue des Deux Mondes, en 1855, une « Philosophie de l’histoire de France », bientôt reprise à part. Il y réfléchit notamment au rejet par la France de la Réforme. C’est pour refuser la légitimité même d’une « philosophie de l’histoire » : cette aperception, a posteriori, d’un sens et d’un progrès, c’est-à-dire d’une nécessité qui chemine jusqu’à une fin. Accidents, hasards, tragédies… seraient ainsi rachetés, sublimés, sauvés : ils constituaient autant de moments inévitables d’où devait sortir un plus grand bien. Formidable déterminisme : l’intelligence n’est plus libre de réexaminer, de réviser, dans sa complexité, la vivante et présente épaisseur de telle ou telle des idées qui furent finalement vaincues. Quinet prône la méthode inverse : Nous faisons de la nation française un personnage classique, uniforme, qui ne tient rien de la mobilité qu’on trouve chez toutes les autres. Est-ce la vérité ? Ce peuple ne participe-t-il pas de la nature humaine ? N’a-t-il pas ses égarements, ses incertitudes, ses retraites précipitées, ses peurs, ses épouvantes ? Je voudrais le voir tantôt fidèle, tantôt ingrat, souvent aveugle, marchant au hasard, reculant, fuyant même sa mission. Je reconnaîtrais, je trouverais là le spectacle de la vie ; ses erreurs, ses chutes, ses reniements m’instruiraient. Mais il semble que nous portions la doctrine de l’infaillibilité dans chacun des détails du passé. La nature a donné à l’histoire un cours tortueux qui se replie

2.

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Je réutilise ici des pages publiées dans mon ouvrage Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité (1860-1900), Rennes 2003, p. 33-44.

« Et si Louis XIV n’avait pas révoqué l’édit de Nantes ? » cent fois sur lui-même : nous en faisons une ligne droite, sèche, qui court au but avec l’aveugle précipitation de la géométrie 3.

Ces tâtonnements de l’histoire, ce lacis de lignes brisées, interdisent de passer par pertes et profits les vaincus, et les premiers d’entre eux : les protestants du xvie siècle. Prenons garde, en corrompant le passé, de corrompre l’avenir. Jusqu’ici, toutes les fois que l’historien a amnistié la veille, il a amnistié le lendemain 4.

Peu après, Charles Renouvier, dont la place capitale dans l’histoire intellectuelle et religieuse de la laïcité républicaine est enfin reconnue, a publié Uchronie 5, « espèce de roman historico-philosophique », « livre bizarre [écrit] tout exprès pour déplaire aux historiens et avec peu d’espoir de plaire aux philosophes », selon son auteur 6. Cette utopie dans l’histoire, selon le sous-titre, raconte les pérégrinations tragiques, dans l’Europe des xvie et xviie siècles, du rédacteur et des dépositaires successifs d’un manuscrit que Renouvier donne à lire (sur 280 des 470 pages du livre dans l’édition définitive, en 1876). Uchronia aurait été rédigé par un dominicain défroqué, finalement brûlé à Rome le 23 juillet 1601 : le Père Antapire imaginait le sort du monde si le christianisme ne l’avait pas emporté en Occident, Marc Aurèle et Cassius s’y étant opposés et ayant rejeté en Orient les sectateurs de la nouvelle foi, avec leur clergé intolérant, leurs schismes, leur violence. L’Occident, sur fond de doctrine stoïcienne, conjurait dès lors l’obscurantisme et connaissait plusieurs siècles avant le xvie ce que l’histoire appelle Renaissance, et qui n’aurait été que l’évolution normale d’une civilisation ayant assuré sans solution de continuité le libre développement des idées. Ce n’était là qu’un manuscrit (inventé par Renouvier, rappelons-le), vite interdit, et dont les tribulations, également imaginées par le philosophe, n’allaient cesser de croiser le protestantisme français – auquel Renouvier s’était converti et dont il a espéré, en y œuvrant longuement, qu’il deviendrait la religion (démocratique) d’une démocratie française qui n’aurait pas besoin d’être anticléricale, et en serait d’autant plus durablement fondée. Avant de monter sur le bûcher, le P. Antapire a pu remettre son texte au jeune dominicain chargé par le Saint-Office de recevoir sa confession mais qui, déjà ébranlé dans sa

3. 4. 5.

6.

E. quinet, Philosophie de l’histoire de France, Paris 2009, p. 64-65. Ibid., p. 84. Aujourd’hui disponible dans le « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », Fayard, 1988 ;ٓ voir l’étude d’H. grenier, « Uchronie et utopie chez Renouvier », Corpus, 1988, p. 171-194, et l’importante thèse de M. méry, La critique du christianisme chez Renouvier, 2e éd., Gap 1963 [1946], 2 vol. Ch. renouvier, « Lettre à Charles Secrétan, 18 novembre 1872 », publiée dans la Revue de Métaphysique et de Morale, 1909, p. 514, et « La science positive et la métaphysique », Critique philosophique, 1879, 1, p. 271, note 1.

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Patrick Cabanel croyance, s’est laissé convaincre par l’accusé. Ce dominicain est un Français, né en 1570 : ses parents, catholiques, avaient donné asile à un huguenot lors de la Saint-Barthélemy et avaient été massacrés avec lui. Il parvient à fuir Rome et à se réfugier en Hollande, où il épouse une « zélée réformée ». Leur fils, né aux alentours de 1609, termine paisiblement ses jours, après avoir reçu le manuscrit des mains de son père et s’être engagé à le léguer à ses deux fils. Mais la tragédie frappe à nouveau : les garçons, dont l’un est pasteur, se sont établis dans la ville d’Orange, principauté protestante enkystée dans le royaume de France, puis occupée par les troupes de Louis XIV. Au moment de la révocation de l’édit de Nantes, le pasteur est emprisonné au château de Pierre-Encise (Lyon), et ne doit qu’à la paix de Ryswick, en 1697, de pouvoir regagner la Hollande où il finira ses jours paisiblement. Mais ses fils, son frère, ses neveux, trahis par leur passeur au moment de gagner les États de Savoie, sont mortellement blessés, exécutés ou condamnés aux galères… Quant au manuscrit d’Uchronia, il resurgit en 1876, comme si l’histoire des perdants (ceux qui ont subi la Saint-Barthélemy, l’exil, l’invasion de la principauté d’Orange, la Révocation…) avait continué souterrainement, vivante, et pouvait enfin, dans un nouveau contexte, réapparaître au grand jour. Dans la « préface » qu’il donne à ce manuscrit « trouvé » et qu’on lui aurait mystérieusement apporté, Renouvier revient sur la naissance de l’histoire scientifique au xviiie siècle. Ce siècle aurait dû être celui de l’histoire des faits réels, et non plus de récits mythiques destinés à légitimer les autorités spirituelles et politiques. Mais, en se constituant en science, l’histoire a été amenée à copier les méthodes des autres sciences, et à chercher l’établissement des faits, mais aussi des règles qui peuvent présider à leur production et à leur enchaînement. D’où ce fatalisme, même chez un Condorcet, qui a conduit les historiens à : considérer, non pas seulement la liberté humaine comme astreinte à se mouvoir entre des limites que lui tracent certaines fins que l’humanité ne pourrait s’empêcher d’atteindre tôt ou tard, mais encore tous les actes humains comme déterminés par leurs précédents, et tous les événements écrits d’avance dans nous ne savons quels décrets éternels. […] Les historiens ont pris à tâche de vivre de la vie du passé : ils ont tout compris, le mal comme le bien, les nécessités du mal, les excuses du crime, mieux encore, son indispensable utilité. Ils se seraient crus gens peu intelligents, esprits étroits, philistins, s’ils avaient pensé qu’en Perse on pût être autre chose que Persan. Ils ont donc épousé les préjugés de chaque époque, à une seule illusion près, que les témoins ont coutume de se faire au moment : l’illusion d’imaginer que la chose même qui arrive pourrait n’arriver pas comme elle arrive 7.

7.

110

Ch. renouvier, Uchronie, éd. de 1988, « Avant-propos », p. 13-14 et 17.

« Et si Louis XIV n’avait pas révoqué l’édit de Nantes ? » L’uchroniste, précise Renouvier, vertigineux croquis à l’appui, est celui qui prend le parti « de remplacer, en un point O de la série effective des événements passés, et dès lors en une quantité d’autres, la direction réelle Oa de la trajectoire historique en ce point, par la direction imaginaire OA de cette trajectoire ». Oa et OA ont été, l’un et l’autre, à égalité, des « pouvant être », Oa n’ayant que le « privilège unique d’avoir été ». Et Renouvier de dénoncer : l’illusion du fait accompli, je veux dire l’illusion où l’on est communément de la nécessité préalable qu’il y aurait eu à ce que le fait maintenant accompli fût, entre tous les autres imaginables, le seul qui pût réellement s’accomplir. La fiction d’une telle nécessité répondrait au sentiment bien justifié de l’impossibilité de feindre avec succès une série différente de celle qui s’est produite 8.

Cette position de principe, développée dans un dispositif narratif probablement trop complexe (l’histoire imaginaire d’un manuscrit imaginaire racontant une histoire imaginaire), a trouvé en 1892, dans une thèse retentissante soutenue en Sorbonne par un homme qui n’était autre que le tout puissant directeur de l’enseignement primaire au Ministère (de 1879 à 1896…), Ferdinand Buisson, une application très concrète. La biographie du réformateur français Sébastien Castellion, un adversaire de Calvin, précurseur du courant du libéralisme religieux, devait servir à montrer que ce courant appartenait pleinement à l’histoire de France et que celle-ci, en renouant avec lui, à l’occasion de l’expérimentation de la laïcité républicaine (c’était là le vœu de Buisson et de ses amis, très partiellement réalisé), retrouvait une partie d’elle-même, une autre « tradition », dont les traditionalismes religieux contemporains de Buisson ne pourraient plus dénier l’autochtonie, l’ancienneté et la légitimité. L’enjeu politique n’était pas déguisé derrière la question épistémologique. Que l’on réintroduise dans les anthologies de la littérature française les Saurin, Jurieu, Vauban, aux côtés de Bossuet bénissant la Révocation ; ces pages retrouvées révèleront : qu’il y eut en ce temps même des hommes qui pensaient aussi bien que parlait Bossuet et qui sont aussi près de nous par le cœur et par l’âme qu’il en est loin. Ce sera restituer au vieux tronc français un de ses rameaux légitimes qu’on a en vain voulu extirper et que l’on se contente aujourd’hui de nous cacher. La jeunesse cessera de croire que la tolérance n’a pu entrer dans les esprits qu’avec Voltaire et dans les mœurs qu’après 1789 9

8. 9.

« Postface de l’éditeur », Uchronie, p. 466-469 (souligné par l’auteur). F. buiSSon, Sébastien Castellion, sa vie et son œuvre (1515-1563), Genève 2010 (1892), 2 t. en 1 vol., t. 2, p. 336.

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Patrick Cabanel Protestants sous l’édit de Nantes : un étouffement à la vaudoise ?  Au terme de ces travaux théoriques, et en s’inspirant du cadre méthodologique et idéologique qu’ils ont posé, passons à la pratique. Que serait-il advenu si Louis XIV avait choisi de conserver l’édit de Nantes ? La question, à vrai dire, est mal posée, car l’on sait que dès les débuts de son règne personnel le monarque a choisi, par une série d’arrêts, de décisions des Parlements ou de son Conseil, de faire appliquer le texte « à la rigueur », c’est-à-dire de manière légale, mais la plus défavorable qui soit à l’encontre des protestants. Il faudrait donc subdiviser l’interrogation initiale, en commençant par l’hypothèse d’une continuation indéfinie de l’application à la rigueur, puis en évoquant celle, beaucoup plus favorable aux protestants, d’une application loyale, telle qu’elle avait pu se produire sous le règne d’Henri IV ou encore dans les années 1630-1650. En fait, ces deux scénarios ne diffèrent pas tellement par nature, mais par degré : le plus favorable n’aurait eu pour effet que de retarder des évolutions précipitées par le plus sévère. Jusqu’à quand, tout d’abord, l’édit de Nantes serait-il resté en vigueur ? Certainement pas jusqu’à la Révolution, car celle-ci n’aurait probablement pas eu lieu (voir plus bas) ! Gageons qu’il aurait survécu jusqu’au cœur du xixe siècle, avant d’être emporté par le mouvement européen qui a fait, un peu partout, des catholiques anglais, des protestants autrichiens, des juifs, des citoyens à part entière (pas avant les années 1870 dans plusieurs cas). Un siècle et demi de plus de carrière lui aurait permis de produire tous ses effets. Mon analyse est que ces effets auraient été délétères pour le protestantisme français, dans tous les cas de figure. L’édit de Nantes, contrairement à ce que la France pluraliste et multiculturelle de 1998 a voulu croire et faire croire en célébrant avec éclat son quatrième centenaire, n’est pas un texte « tolérant », au sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot ; et le pluralisme contraint qu’il organise, pour en finir avec les violences de religion, est le plus minimaliste qui soit, et en même temps le plus favorable aux catholiques et le plus sévère qu’il était possible pour les protestants – lesquels n’ont pas été dupes mais se sont raccrochés désespérément à ce qui est devenu, surtout après la chute de La Rochelle en 1628 et la disparition des « places de sûreté », leur seule protection. Cet édit est un cadre rigide : en même temps qu’il protège la minorité, il la fige. À son abri, les protestants peuvent espérer durer, mais non progresser, puisque la chose leur est expressément interdite, l’aire d’autorisation du culte public étant soigneusement et drastiquement définie une fois pour toutes, notamment à partir d’une « photographie » qui aurait été prise en 1596-1597. Leur statut les enferme, les emprisonne, autant qu’il les garde de la violence catholique, au moins matérielle. À y bien réfléchir, ils ne jouissent pas même du statut de dhimmis qui est celui, dans l’Empire ottoman, des minorités chrétiennes ou juives : car alors que ces dernières sont laissées à leur intégrité à l’intérieur de leur cadre certes très strict, les huguenots n’auront jamais la paix, ils ne peuvent avancer mais peuvent reculer sous les coups 112

« Et si Louis XIV n’avait pas révoqué l’édit de Nantes ? » du dynamisme catholique de reconquête qui les surveille, les guette, les surprend, les entreprend, les mord de toute part. Leur destin annoncé, y compris dans la formulation même d’un texte qui ne cache pas attendre le retour (à une date non fixée, toutefois) des frères séparés à la maison commune, est celui d’une peau de chagrin, toujours plus usée, amenuisée, grignotée. L’application du texte à la rigueur, à partir des années 1660, accélère le démantèlement de l’édifice protestant, mais l’opération était en cours dès l’origine : l’édit de Nantes aménage un sursis, dont il laisse à la Providence divine le soin de fixer le terme inévitable, mais qu’il autorise aussi le zèle de l’Église catholique à attaquer. Et une nouvelle violence se déchaîne, par d’autres moyens : celle des controverses, des duels théologiques systématiquement provoqués par des champions catholiques (jésuites, lazaristes…), des missions, des conversions, des pressions, des subornations, des achats même (la caisse des conversions mise en place par Pellisson). Quand bien même l’offensive n’aurait pas été aussi puissante, continue, généralisée, les protestants auraient perdu une partie de leurs forces, aussi bien sociologiques que géographiques, pour une même raison qui peut se décliner ainsi : le poids de la solitude. Il est lourd, surtout à la longue, d’être le seul dans son corps de métier ou dans son village, comme cela arrivait à une série de petits nobles et aux familles restées comme des buttes témoins dans des régions entières où la violence des années 1560-1580 ou 1620 avait raboté des effectifs jadis plus importants. Les tentations sont puissantes d’en finir avec l’ostracisme, la quarantaine, l’anomalie, et de retrouver le corps chaleureux de la communauté de foi et de destin. Certes, des forteresses, parfois urbaines, souvent rurales, ont traversé le xviie siècle à peu près inentamées – mais elles en ont fait autant de la pire des périodes, à partir de 1685 – alors que l’archipel de familles ou de petits groupes disséminés, isolés, a été ennoyé pacifiquement par la reconquête catholique appuyée sur l’édit de Nantes. Les uns se convertissent, les autres, éventuellement, s’exilent. Le resserrement constricteur opéré par l’application à la rigueur accélère l’efficacité de ce « nettoyage » confessionnel par temps de paix. Les choses eussent-elles continué cent cinquante ans encore, le protestantisme n’aurait pas été éradiqué : la montée des eaux catholiques aurait laissé hors d’atteinte un certain nombre d’éminences, y compris au sens le plus physique du terme, en Dauphiné, en Ardèche et Haute-Loire, dans les Cévennes ou le Tarn. Mais il aurait disparu de villes, de régions et de milieux sociaux entiers, serait devenu invisible, inaudible, inoffensif à l’échelle de la nation : les ethnologues viendraient l’observer avec une sympathie étonnée et des thèses brillantes dans quelques cantons de Lozère ou du Gard. La comparaison la plus valable est sans doute à faire avec les vaudois tels qu’ils subsistaient au milieu du xvie siècle : retirés dans des vallées alpines perdues, fortement empaysannés, marranes, pratiquant systématiquement le nicodémisme pour survivre, se léguant quelques livres recopiés, visités par des 113

Patrick Cabanel pasteurs itinérants. Merveilleusement fidèles à travers la longueur des siècles, mais devenus une sorte de curiosité désuète et anodine : tellement usés de l’intérieur, peut-on penser, qu’ils ont choisi, au cours d’une réunion restée célèbre, dès 1535, de passer avec armes et bagages à la Réforme que Farel leur proposait. Est-ce à dire, comme cela a pu être avancé dans une boutade en vérité sérieuse, que la révocation de l’édit de Nantes aurait, à moyen et long terme, « sauvé » le protestantisme, une fois surmonté le traumatisme de l’automne 1685 ? Cette thèse n’est pas cynique : elle peut être défendue, dès lors que l’on fait de l’édit de Nantes la lecture qui vient d’en être proposée, celle d’une mort lente, lénifiante, imposée à sa victime par un assassin, l’État catholique, qui a le temps et le droit avec lui. Une mort administrée plus sûrement et plus habilement que le coup de tonnerre de la Révocation, qui tétanise, certes, mais aussi révulse, réveille, force des êtres acculés à choisir dans l’urgence absolue – et ces choix peuvent aller contre l’ordre public dont rêvait l’État. Sans la Révocation : faire l’économie de la Révolution ? Continuons à imaginer non plus la minorité huguenote, mais la France faisant l’économie de la Révocation. Dans l’immédiat, le « grand siècle » de Louis XIV continue à bénéficier de quelque 150 à 200 000 Français qui n’ont plus à partir en exil. Sur le plan démographique (moins de 1 %), ce n’est pas capital, pour un pays qui, avec vingt millions d’habitants, est le plus peuplé d’Europe. Sur d’autres plans, et même si les historiens ont révisé nettement à la baisse la perte que la France aurait subie avec le départ d’une partie de ses élites, c’est une très bonne nouvelle : des milliers d’officiers, d’ingénieurs et techniciens, d’artisans, de banquiers, de négociants, de commerçants, d’intellectuels, d’artistes, continuent à féconder de leur génie propre le génie national ; la proportion n’est plus de 1 %, ici, mais de 5, voire de 10 ou 20 % selon les secteurs. Le maréchal Schomberg et ses fils, l’inventeur de génie Denis Papin, l’historien des juifs Basnage, le grand philosophe critique Pierre Bayle, servent la France. Pasteurs, théologiens, avocats continuent à polémiquer avec leurs adversaires jésuites ou jansénistes : Jurieu, Brousson, Claude, Basnage, Bayle veillent en tête des leurs. Du coup, il y a encore du bruit, de l’échange, du « di » ou du « dia » (de dialogue, de dissidence, de division, de différence, de diversité), et pas seulement le monocorde et le monotone des pays où l’unité a été imposée par la violence des armes et du droit. Il est vrai, et on reviendra plus bas sur les aspects négatifs de la nonRévocation, que Bayle n’a pas eu à écrire le Contrains-les d’entrer, ce texte jeté en 1686 à la face de la France, qui fonde philosophiquement et politiquement le pluralisme religieux, et dont nous sommes les héritiers sans toujours le savoir. Mais du moins le Dictionnaire historique et critique (1696) n’est pas publié à Rotterdam, mais à Paris, où il est librement et passionnément discuté, avec l’opportunité de devenir un grand livre de France et d’ensemencer 114

« Et si Louis XIV n’avait pas révoqué l’édit de Nantes ? » le champ intellectuel de notre pays de son espèce inimitable, qui fera peut-être lever des moissons inconnues de l’histoire réelle – si tant est que Bayle l’aurait écrit s’il n’avait été condamné à l’exil, j’y reviens plus bas. Mais du moins le philosophe continue-t-il à enseigner à Sedan, dans une Académie protestante célèbre et distinguée, où, comme à Saumur où la philosophie cartésienne est en train de s’imposer, une partie des élites françaises reçoivent son enseignement philosophique, apprenant l’esprit critique, le doute et le détachement à l’égard d’intransigeances dogmatiques et d’identités confessionnelles fermées, une véritable tolérance des idées, qui les prépare à ce que nous appelons la modernité. Ces jeunes gens, dont quelques-uns deviendront pasteurs (et répandront depuis la chaire une partie de cette modernité) et dont bien d’autres brûlent de servir le Roi, en plaçant leurs talents au profit de l’État aussi bien que de leur confession et de leur carrière, comme il est normal, ne sont pas à l’égard de l’Église catholique dans la position de leurs contemporains qui lui appartiennent. Ils s’en défient, la craignent, la combattent, tout ce que l’on veut : mais ils lui restent extérieurs, ils n’ont pas avec elle cette relation intime, exclusive, écrasante, et donc ces possibles ressentiments, souffrances, rejets, qui conduiront une partie des élites catholiques, aux xviiie et xixe siècles, à des gestes de violent matricide. Un Bayle, un Rousseau, un Court de Gébelin, un Benjamin Constant… ne seront jamais, à l’égard de l’Église, et donc du christianisme tel qu’elle l’a enseigné et imposé aux siens, dans la position d’un Voltaire, d’un Diderot, d’un chevalier de la Barre, d’un Robespierre, d’un Renan, d’un Combes, d’un Loisy, d’un Drewermann… Leur combat éventuel n’aura jamais cette violence proprement domestique, civile, ce divorce douloureux qui peut lier l’Église à ses fils rebelles. Du coup, l’arène religieuse et idéologique ne sera pas limitée à l’affrontement d’une religion anti-Lumières et de Lumières antireligieuses – et plus tard d’une Église antidémocratique, antirépublicaine et antilaïque et d’une République laïque antireligieuse. On y entendra une troisième voix, qui trouble, aère, ouvre le huis clos des deux autres champions, propose de la complexité, une autre forme de « sortie du tout religieux », un peu à l’image de l’Aufklärung germanique ou de ce qui se fait dans l’Écosse de Hume. La Révolution française va-t-elle s’écrire comme celle que nous connaissons ? Va-t-elle même avoir lieu, avec une jeune génération qui a sucé à la mamelle le Dictionnaire de Bayle autant que L’Encyclopédie, et un Voltaire qui n’a pas écrit les mêmes livres ? La non Révocation n’a pas seulement laissé la France plus peuplée, plus riche, plus diverse et plurielle – ce sont là, déjà, d’énormes dividendes. Elle l’a laissée, dirons-nous, moins « brutale », au sens que George L. Mosse a donné à ce mot en évoquant la « brutalisation » des sociétés européennes par la Première Guerre mondiale : ce n’est pas qu’elles ont été brutalisées par la guerre (ce qui est incontestable, mais plat), c’est que la guerre les a rendues brutales, habituées à régler des problèmes par la force, à accepter un haut de degré de violence imposée ou subie, dans les corps, les têtes, les images, les 115

Patrick Cabanel mots. La Révocation, si elle avait eu lieu, aurait pareillement « brutalisé » la France : elle lui aurait enseigné qu’une question aussi complexe et délicate que celle de la division spirituelle et de l’harmonie minimale du vivre ensemble pouvait être réglée, très vite, très complètement et durablement (au moins en apparence), par la violence nue. L’envoi des soldats, le recours à l’intimidation, à la terreur, à l’arbitraire, à la mort, la réécriture renversante de la loi, auraient apporté en quelques jours la solution définitive à ce qui traînait depuis les années 1560. Ce que le génie pourtant séculairement célébré d’un Bossuet n’avait pu obtenir, quelques centaines de soldats grossiers, autorisés à voler, violer, humilier, casser, l’auraient obtenu en deux ou trois semaines, avec, pour l’État, une merveilleuse économie de temps et de moyens. Les conséquences n’auraient pas été immédiatement perceptibles. Certes, les protestants auraient payé le prix fort, cela tombait sous le sens ; il y aurait eu des récalcitrants, des révoltés, qu’il aurait fallu écraser dans le sang. Mais ils n’auraient pas été les seules victimes : leurs bourreaux aussi auraient été atteints, au plus profond d’une personnalité collective. La France tout entière se serait blessée un jour d’octobre 1685 : gravant en elle à jamais l’idée que la violence est une solution créatrice et apaisante. Non pas la guerre légitime que l’on oppose à un envahisseur, mais celle qui est faite à des civils désarmés, à cent contre un, avec d’un côté tout l’appareil de l’armée, de la police, de la justice, de la propagande, de l’écriture officielle de l’histoire, de l’approbation au moins muette de la foule, et de l’autre des hommes et des femmes sans défense et sans haine. Cette leçon capiteuse, fascinante, inoubliable, la France l’aurait retrouvée à sa disposition, immédiatement, à chaque fois qu’elle aurait eu à régler de complexes problèmes nouveaux, par exemple au moment de passer de la monarchie à la république, de la religion d’État au modèle laïque, d’une défaite militaire à l’élaboration d’un nouveau régime… Ayant à jamais inscrit la merveilleuse mais mortelle facilité de 1685 dans sa mémoire et sa psyché collective, elle y serait revenue : en 1793, en particulier ; ou en 1871, entre Communards et Versaillais. Les bourreaux ont changé de camp, et donc les victimes, se serait-on étonné en 1793 face au martyre de tant de prêtres et de catholiques ? Non : les uns et les autres figureraient dans le même camp, celui de cette France qui aurait cru en 1685 qu’une idée se tue à la lame, qu’une unité se refait par la mort, l’arbitraire, le nettoyage. Il y aurait même eu quelques esprits particulièrement lucides, et politiquement incorrects, puisque prenant en même temps la droite sur sa gauche, et la gauche sur sa droite, si l’on peut dire, pour s’en aviser. Quinet, pour revenir là où nous avons commencé, aurait écrit ceci, en 1865, dans La Révolution (puisque cette dernière aurait eu lieu…) : Dans la vie privée, il n’est pas juste que les fils expient la faute des pères. […] Mais dans la vie des peuples, cette philosophie échoue ; et il est certain que les générations sont châtiées des fautes des générations précédentes. Voilà le seul moyen de donner une explication morale du règne de la Terreur.

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« Et si Louis XIV n’avait pas révoqué l’édit de Nantes ? » […] Véritablement, il n’est guère plus possible à un Français de lire les horreurs de la Révocation de l’édit de Nantes ; elles ont eu pour nous de trop fatales conséquences qui saignent encore. Elles ont fait entrer dans nos cœurs le mépris des choses morales quand elles sont aux prises avec la force soldatesque. Il en est resté une admiration indélébile pour l’œuvre du sabre, un ricanement interminable devant la conscience qui ose résister. […] Les persécutions que les catholiques ont fait subir aux protestants ont corrompu les premiers 10.

Vertiges de l’uchronie Laissons là l’histoire fiction : Louis XIV a eu la sagesse de ne pas révoquer l’édit de Nantes, et la France y a gagné sur tous les tableaux. À la longue, la minorité protestante est à peu près morte de sa belle mort, même si survivent quelques tribus sympathiques de « tutoyeurs de Dieu » au fin fond des Cévennes. Des autobus de retraités vont les y prendre en photo, à l’agacement de jeunes sociologues et anthropologues venu(e)s des universités du midi ou des États-Unis et qui, avec un infini respect, appliquent les leçons de Lévi-Strauss et de Balandier à ces derniers représentants d’une foi perdue. Mais avant de s’user et de s’enkyster dans ces repaires de seigle et de châtaignier, le protestantisme français a eu le temps de connaître un très beau xviiie siècle. Ses élites, encore nombreuses, y ont donné le meilleur d’ellesmêmes, sans jamais craindre de voir leurs talents surreprésentés (« un groupe d’élite, sûr de lui et dominateur », aurait dit bien plus tard le général de Gaulle, au terme de son long compagnonnage avec un Maurice Couve de Murville – il ne l’a pas dit, en vérité, car il n’y a pas eu de général de Gaulle au sens où certains l’entendent, la France sans 1685 ni 1793 n’ayant pas eu à se donner au maréchal Pétain, mais ceci nous mènerait trop loin). À un moment où l’Europe entrait dans la voie glorieuse de la révolution industrielle, de l’économie classique, des théories du contrat social, de la monarchie constitutionnelle et de la sécularisation, la France a trouvé dans ses banquiers protestants, ses entrepreneurs protestants, ses ingénieurs, ses techniciens, ses négociants, ses philosophes, ses intellectuels, ses journalistes, ses artistes, ses hommes politiques protestants, tout ce qu’il lui fallait pour moderniser pleinement son économie, sa pensée, ses institutions. Elle n’a pas eu à aller chercher un Necker en Suisse ou à attendre les années 1830 et Guizot pour faire de l’orléanisme, c’est-à-dire tenter d’importer l’expérience et la réussite britanniques. Elle a évité beaucoup de violence – peut-être aussi beaucoup de génie, et il est vrai que le

10. E. quinet, La Révolution, préface de Claude Lefort, Paris 1987 [1865], p. 502-504. L’historien britannique Samuel Smiles défend la même idée dans son ouvrage traduit en français, Les huguenots, leurs colonies, leurs industries, leurs églises en Angleterre et en Irlande, Paris 1870, chap. XVII, p. 332-345.

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Patrick Cabanel destin qu’elle a connu a été plus sage, plus gris : la vie des cantons suisses appliquée à l’hexagone. Elle s’est un peu ennuyée (pensez donc : deux siècles continus de « travail et d’épargne » à la Guizot, ou à la Rocard), mais comme on peut s’ennuyer en Suisse ou en Scandinavie : il y a pire que cet ennui, au vu des feux d’artifice tragiques qu’ont été les histoires de certains pays d’Europe. Le tableau de la non Révocation n’est toutefois pas aussi positif, ni même crédible, qu’on veut bien le prétendre. J’ai dit tout à l’heure l’importance du Dictionnaire de Bayle dans la formation des élites françaises, y compris non protestantes, du xviiie siècle. Le problème… est que Bayle n’a probablement pas écrit ce Dictionnaire. Resté en France, entouré de ses étudiants et de ses collègues (dont un Jurieu qui n’a pas eu à verser dans le millénarisme et une forme de furie douloureuse), comblé par les très riches bibliothèques que l’on trouve à Sedan et qui n’ont pas été confisquées en 1685, il n’a pas ressenti le besoin de rédiger ce « livre des livres » qu’a été le Dictionnaire, conçu dans l’exil, à la fois comme remède et à cause de cet exil – c’est du moins l’hypothèse qu’a émise, très sérieusement, l’un des spécialistes de Bayle 11. Et de surcroît il n’en a pas eu le loisir, car, bon gré mal gré, il a dû tenir son rang dans la cohorte de ces « intellectuels organiques » de la minorité protestante que sont ses professeurs d’Académie, ses théologiens, ses écrivains – cf. un Valentin Conrart 12 –, face à l’offensive infatigable de l’Église catholique et de l’État constricteur. Que chacun, note le pasteur Jean Barbin, réfugié à Amsterdam, se représente combien il avait de distractions, dont plusieurs semblaient comme inévitables. […] Pendant que nous bâtissions d’une main, il fallait que nous tinssions l’épée de l’autre ; et ces ennemis irréconciliables, revenant si souvent à la charge, nous empêchaient d’élever notre édifice à sa juste grandeur 13.

L’autre problème est que l’inexistence du Refuge huguenot, puisque l’exil n’a plus été nécessaire, sauf pour une minorité d’exaltés, a considérablement ralenti et appauvri la formation de la République des Lettres dont devait sortir l’Europe au sens où nous pouvons la définir : un espace de civilisation dans lequel la liberté et la circulation des idées tiennent une place essentielle. L’équipe historique de traducteurs que la Révocation aurait mise à la disposition de cette République, et qu’un Paul Hazard a saluée avec éclat 14, ne s’est pas formée. La « Books Valley » hollandaise – traduisons par « littoral des imprimeurs,

11. Un Bayle resté en France n’aurait peut-être rien écrit « sous une autre forme que celle d’une masse diffuse de notes à usage strictement personnel », L. van lieShout, « Retouches au portrait de Pierre Bayle, savant (1681-1706) », dans A. mCkenna et G. Paganini (dir.), Pierre Bayle dans la République des Lettres. Philosophie, religion, critique, Paris 2006, p. 38. 12. N. SChaPira, Un professionnel des lettres au xviie siècle. Valentin Conrart : une histoire sociale, Paris 2003. 13. J. barbin, Les devoirs des fidèles réfugiés, Pierre Savouret, Amsterdam 1688, p. 133-134. 14. P. haZard, La crise de la conscience européenne, 1680-1715, Paris 1994 [1961], p. 70-73.

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« Et si Louis XIV n’avait pas révoqué l’édit de Nantes ? » éditeurs, journalistes, auteurs, traducteurs, précepteurs, lecteurs » – est restée à l’état d’ébauche. Le français a perdu l’occasion paradoxale mais historique de s’offrir et de s’imposer à l’intelligence internationale. Jean Barbeyrac, devenu pasteur dans son Languedoc natal, à la suite de son père, selon une voie toute tracée, n’a traduit ni Grotius, ni Pufendorf ; le Tractatus theologico-politicus de Spinoza est resté accessible aux seuls latinistes, car Gabriel de Saint-Glen n’a pas ressenti la nécessité de se réfugier aux Pays-Bas ; Pierre Coste, resté à Uzès à jouir de ces « nuits plus belles que vos jours », n’a pas rencontré ni traduit Locke – que, du coup, Rousseau n’a peut-être pas pu lire, avec les conséquences que l’on imagine, à moins qu’elles ne soient inimaginables. Ces textes latins, anglais, néerlandais, allemands, ont perdu des dizaines d’années avant d’entrer dans le trésor d’idées européen. Le xviiie siècle s’écrit différemment, à Amsterdam comme à Berlin et à Londres. Lui fait défaut une koinè, que le latin est de moins en moins, que l’anglais n’est évidemment pas encore, que le français n’est pas suffisamment, parce que la diaspora huguenote n’a pas eu lieu. Si le génie révolutionnaire manque à la France à la fin du xviiie siècle, le génie de la République des lettres manque à l’Europe à la fin du xviie. L’addition n’est pas aussi positive que nous le pensions. La France est certes moins « brutale », mais l’Europe l’est peut-être plus… Entre deux maux, lequel choisir ? Le troisième, évidemment : celui de l’histoire réelle, avec les faces multiples de la Révocation, catastrophe pour les protestants, mais peut-être choc salutaire à long terme ; blessure profonde pour la France, mais chance historique pour sa langue et pour l’Europe telle que nous l’avons définie plus haut. Mais l’historien a-t-il le droit de se rallier à un discours consolateur, au risque de trahir les victimes de 1685 et de relativiser la charge de violence que l’événement a injectée dans notre pays ? Tout au plus, se gardant comme de la peste de toute philosophie de l’histoire, peut-il proposer un récit qui délaisse en partie le linéaire pour se montrer attentif non pas aux possibles qui auraient pu advenir, mais du moins aux paradoxes, aux accidents, aux surprises qui sont bel et bien advenus. Il peut même se trouver que ce soient, audelà de tout jugement d’ordre éthique, de bonnes surprises. Bibliographie J. barbin, Les devoirs des fidèles réfugiés, Pierre Savouret, Amsterdam 1688. f. buiSSon, Sébastien Castellion, sa vie et son œuvre (1515-1563), 1892, 2 vol., rééd. Droz, Genève 2010. P. Cabanel, Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité (18601900), PUR, Rennes 2003. h. grenier, « Uchronie et utopie chez Renouvier », Corpus, 1988, p. 171-194. P. haZard, La crise de la conscience européenne, 1680-1715, Le Livre de Poche, Paris 1994 [1961].

119

Patrick Cabanel m. méry, La critique du christianisme chez Renouvier, 2e éd., Ophrys, Gap 1963 (19461), 2 vol. e. quinet, Philosophie de l’histoire de France, rééd. Payot, Paris 2009. e. quinet, La Révolution, préface de Claude Lefort, Belin, Paris 1987 [1865]. Ch. renouvier, « La science positive et la métaphysique », Critique philosophique, 1879. Ch. renouvier, « Lettre à Charles Secrétan, 18 novembre 1872 », Revue de Métaphysique et de Morale, 1909, p. 514. Ch. r enouvier, Uchronie, Fayard, « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », Paris 1988. a. roWley, F. d’almeida, Et si on refaisait l’histoire ?, Odile Jacob, Paris 2009. n. SChaPira, Un professionnel des lettres au xviie siècle. Valentin Conrart : une histoire sociale, Champ Vallon, Paris 2003. S. SmileS, Les huguenots, leurs colonies, leurs industries, leurs églises en Angleterre et en Irlande, Cherbuliez, Paris 1870. l van lieShout, « Retouches au portrait de Pierre Bayle, savant (1681-1706) », dans A. mCk enna et G. Paganini (dir.), Pierre Bayle dans la République des Lettres. Philosophie, religion, critique, Honoré Champion, Paris 2006.

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L’ANTIPROTESTANTISME POLITIQUE ENTRE 1884 ET 1910. MATRICE FRANÇAISE D’UN DÉNI D’ALTÉRITÉ RELIGIEUSE ?

Jean-François Zorn Institut protestant de théologie, Montpellier

Il revient à Jean Baubérot d’avoir rappelé, dans les années 1970, sinon au grand public, au moins aux lecteurs de revues scientifiques, l’existence en France à la fin du xixe siècle d’une campagne d’antiprotestantisme politique 1. Phénomène idéologique, cette campagne est une des conséquences de la guerre de 1870 qui donne lieu à « une recherche de coupables dont les protestants eurent à souffrir », car ils sont accusés de « faire preuve de tiédeur voire de menées suspectes dans la lutte contre la “Prusse protestante” 2. » L’antiprotestantisme se calme quelque peu après la Commune avant un regain de vigueur au moment de la conquête française de Madagascar, les responsables protestants français étant à nouveau accusés d’antipatriotisme après avoir refusé, lors d’un premier coup de force militaire français contre la Grande île en 1884, d’y envoyer des pasteurs pour remplacer les missionnaires britanniques installés là depuis le début du xixe siècle. Il décline à la fin du siècle après que la Société des Missions Évangéliques de Paris (désormais Mission de Paris) s’est résolue en 1893 à envoyer des missionnaires une fois le pays conquis et soumis – ce sera en 1895 – et que l’intervention sur place d’Alfred Boegner, son directeur en 1898-1899, a permis d’apaiser la situation.

1.

2.

J. baubérot, « L’anti-protestantisme politique à la fin du xixe siècle. I – Les débuts de l’anti-protestantisme et la question de Madagascar », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 1972/4, p. 449-484 ; « L’antiprotestantisme politique à la fin du xixe siècle. II – Les principaux thèmes anti-protestants et la réplique protestante », ibid., 1973/2, p. 177-221. J. baubérot, « L’anti-protestantisme politique à la fin du xixe siècle. I – Les débuts de l’anti-protestantisme et la question de Madagascar », p. 453.

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Jean-François Zorn La liberté religieuse, menacée conjointement par le laïcisme du lobby colonial et la « semi-persécution religieuse 3 » des missionnaires jésuites, paraît alors rétablie. Dans cet article, je me propose de montrer que la campagne antiprotestante se réanime en métropole au moment des débats autour de la loi de Séparation des Églises et de l’État, alors que des interrogations se font jour sur son application dans l’espace colonial, à Madagascar tout particulièrement. La question internationale, conjoignant deux sous-questions, coloniale et missionnaire, devient le point focal de cette nouvelle réplique de l’antiprotestantisme au début du xxe siècle : la germanophilie suivie de l’anglophilie reprochées aux protestants français focalisent en effet les critiques des cercles politiques français atteints d’un nationalisme exacerbé à la veille de la Première Guerre mondiale. Ainsi la thèse de Jean Baubérot selon laquelle l’antiprotestantisme ne serait pas qu’un fait conjoncturel, mais un aspect structurel du nationalisme français stigmatisant les religions du fait de leurs liens avec « l’étranger », tend à se confirmer. Quelques réflexions conclusives permettront de se demander si des traces d’antiprotestantisme n’existeraient pas encore aujourd’hui à travers le lien supposé des protestants avec le monde anglo-saxon. Et, au-delà du protestantisme, une attitude « antireligieuse » vis-à-vis d’autres confessions ne se réactiverait-elle pas dans le pays quand le soupçon s’exerce sur elles du fait de leurs liens, supposés ou réels, avec l’étranger ? S’agit-il de l’épiphénomène d’« une haine oubliée », selon le titre du livre récent de Jean Baubérot et Valentine Zuber consacré à l’antiprotestantisme avant le pacte laïque, ou d’« une haine recyclée » en intolérance ? Et si tel est le cas, l’antiprotestantisme ne serait-il pas la matrice française d’un déni d’altérité religieuse pouvant à tout moment se réactiver 4 ? Réactivation de l’antiprotestantisme au moment de la Séparation des Églises et de l’État Une grande agitation règne au début des années 1900 dans les milieux politiques et ecclésiastiques pour faire avancer le vote d’une future loi de séparation des Églises et de l’État. À la fin du printemps 1903, le député protestant radical Eugène Réveillaud fait voter à l’Assemblée nationale la création d’une commission chargée d’examiner « toutes les propositions relatives

3. 4.

122

L’expression est de Jean Baubérot lui-même ; elle regroupe plusieurs types d’actions : temples transformés en églises, désertion des écoles protestantes, conversions forcées, accusations diverses, ibid., I, p. 473-475. J. baubérot, V. Zuber, Une haine oubliée. L’antiprotestantisme avant le pacte laïque (18701905), Paris 2000.

L’antiprotestantisme politique entre 1884 et 1910 à la séparation des Églises et de l’État et à la dénonciation du concordat 5. » L’Assemblée nomme alors comme président de cette commission un autre député radical, Ferdinand Buisson, connu pour son action en faveur de l’école laïque au ministère Ferry, et le député socialiste Aristide Briand comme rapporteur. À ce moment-là, un personnage dont le rôle allait être central dans le vote de la Séparation de 1905 entre en jeu. Il s’agit du juriste Louis Méjan, fils du pasteur Jules Méjan. Inscrit au barreau de Paris, Louis Méjan a été nommé en octobre 1901 chef adjoint du secrétariat du ministre de la Justice (Ernest Monis) dans le cabinet de Pierre Waldeck-Rousseau, l’auteur de la loi de 1901 sur les associations. Après la démission de Waldeck-Rousseau, Méjan est nommé commissaire du gouvernement près du Conseil de la préfecture de la Seine. C’est de ce poste qu’il va conseiller Aristide Briand pour la rédaction du rapport parlementaire sur la séparation 6. De plus, en décembre 1903, son frère, le pasteur François Méjan, est nommé agent général du synode officieux de l’Église réformée évangélique. Évidemment, François n’ignore rien de ce que fait son frère Louis et les Églises en sont régulièrement informées… Or, le 10 novembre 1904, alors que la Commission Buisson-Briand a rédigé son rapport et l’a déposé à la Chambre des députés, Émile Combes, président du Conseil et ministre de l’Intérieur et des Cultes, dépose devant cette même Chambre un projet de loi de séparation des Églises et de l’État au nom du gouvernement. Ce projet arrive quelques mois après un incident diplomatique d’une grande portée symbolique : lors de sa visite au roi d’Italie en avril 1904, le président de la République française avait ignoré le pape ; cette faute, probablement volontaire, avait provoqué la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Vatican. Selon Jean Baubérot 7, le projet Combes tend à « instituer le concordat sans le concordat » selon une formule de Clemenceau. En effet ce prétendu projet de séparation multiplie les interventions de l’État dans les affaires des Églises et surtout ne s’engage à garantir ni la liberté de culte ni la liberté de conscience. Tous les édifices religieux, qui resteraient propriété de l’État, seraient loués aux Églises mais pourraient changer d’affectation. Les articles consacrés aux associations cultuelles sont des plus néfastes pour les Églises. Ils ne permettent pas les unions d’associations au-delà des départements ; autrement dit, ni la structure synodale ni la structure épiscopale ne peuvent

5. 6.

7.

Cette commission comprenait 33 députés dont 17 étaient favorables à la Séparation, 15 lui étaient hostiles et 1 favorable sous condition d’un référendum populaire. 16 des membres appartenaient à l’opposition de gauche. Dans sa thèse de doctorat, Louise-Violette Méjan (fille de Louis Méjan) a retracé à partir des papiers de son père les étapes de cette collaboration qui conduira Méjan à être nommé directeur des cultes dans le cabinet Sarrien en mars 1907, où Aristide Briand était devenu ministre de l’Instruction publique, des Beaux-arts et des Cultes. Cf. L-V. MéJan, La Séparation des Églises et de l’État. L’œuvre de Louis Méjan, Paris 1959. J. baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Paris 2004, p. 96.

123

Jean-François Zorn exister en France. Les manifestations sur la voie publique sont interdites ou soumises à des autorisations strictes. Bref, Combes ressuscite une sorte de constitution civile du clergé ; mais comme il avait déclaré qu’il ne s’attaquait pas à la religion, seulement à ses ministres, on voit bien en quoi son projet, sans être antireligieux, manifeste une logique extrême du régalisme républicain se méfiant de l’institution religieuse  8. Combes affronte la Commission parlementaire Buisson-Briand qui refuse néanmoins de retirer son projet au terme d’un vote serré 9. Devant la situation ainsi créée, les frères Méjan décident d’adresser une lettre au journal Le Siècle pour dénoncer le projet Combes. À la suite de ce courrier, le professeur Raoul Allier de la Faculté de théologie protestante de Paris écrit à son tour une série de vingt-deux articles parus dans ce journal entre le 6 novembre 1904 et le 21 mars 1905. Allier y analyse les projets de loi de séparation notamment, celui de Combes qui, selon lui, signe « l’arrêt de mort » des Églises protestantes 10. Après la chute du ministère Combes, Allier apporte son soutien au projet de la Commission parlementaire qui devait aboutir au vote de la loi. Que tant de protestants – et de philo-protestants – soient à la manœuvre pour faire aboutir la proposition de la loi de séparation des Églises et de l’État ne pouvait qu’éveiller des soupçons et produire une nouvelle explosion d’antiprotestantisme à laquelle il manquait seulement le dispositif de mise à feu… Une fois Combes tombé, c’est l’un de ses proches, le gouverneur de Madagascar Victor Augagneur, qui lance les hostilités depuis la Grande île. Le protestantisme malgache, le traître à la patrie tout trouvé pour une nouvelle campagne d’antiprotestantisme 11 Victor Augagneur a rejoint son poste le 23 décembre 1905. C’est un franc-maçon « autoritaire comme un homme de gauche parvenu au pouvoir […] proconsul au verbe tonnant et la crinière léonine », écrit Henri Vidal 12. À peine installé dans ses fonctions, Augagneur prend un certain nombre de

Ibid., p. 96. Le ministère Combes chute en janvier 1905, à la suite de « l’affaire des fiches » : le ministre de la Guerre (le général André), avait laissé ficher les officiers dans le but de réserver l’avancement à ceux qui étaient républicains et de briser la carrière de ceux qui étaient catholiques. 10. Voir R. fabre, « La campagne de Raoul Allier dans Le Siècle. Un épisode de l’élaboration de la loi de Séparation des Églises et de l’État », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 151/4, 2005, p. 567-582. 11. Pour toutes les références des sources de ce paragraphe, cf. J.-F. Zorn, Le grand siècle d’une Mission protestante. La Mission de Paris de 1822 à 1914, Paris 2012 (19931), p. 282-292. 12. H. vidal, La séparation de l’Église et de l’État à Madagascar (1861-1968), Paris 1970, p. 49. 8. 9.

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L’antiprotestantisme politique entre 1884 et 1910 mesures en matière scolaire qui achèvent de mettre fin au régime d’association des enseignements confessionnels et publics que le décret de janvier 1904 avait déjà compromis. Sur le plan religieux, la plupart des autorisations de réunions publiques et les permis de construire ou même de reconstruire un temple, essuient un refus catégorique. Un père de famille peut célébrer le culte domestique chez lui, mais il n’a pas le droit d’y inviter des amis. Dans les villages où il n’y a pas de temple, un missionnaire ou un évangéliste ne peut pas réunir les gens dans sa maison, etc. La réaction de la Mission de Paris, échaudée trente ans auparavant, ne se fait pas attendre. Reçus, début 1907, par le ministre des Colonies, ses directeurs lui adressent quelques jours plus tard un mémoire intitulé La question scolaire et religieuse à Madagascar, dans lequel ils affirment leur conviction que le gouvernement serait bien inspiré d’appliquer à Madagascar le régime légal en vigueur en France depuis un an, car il donnerait pleine satisfaction aux Malgaches. Raoul Allier, cette fois-ci au titre de membre du Comité de la Mission de Paris, écrit le 5 janvier 1907 une lettre personnelle à Augagneur, suivie, en mars, d’interventions de plusieurs parlementaires protestants. Le gouverneur répond indirectement à ses collègues en mai par une brochure anonyme intitulée Les Missions et la question religieuse à Madagascar. Il y développe l’idée que laisser aux Missions protestantes la liberté qu’elles réclament pour les Malgaches, c’est préparer une génération « mal disposée à être des fidèles sujets de la France ». À deux reprises, les 12 décembre 1907 et 7 janvier 1908, les délégués de la Mission de Paris réunis à ceux du Conseil de la Fédération protestante de France en voie de constitution, sont reçus par le ministre des Colonies puis par Clemenceau, président du Conseil. À toutes ces interventions s’ajoutent celles des Sociétés missionnaires britanniques encore présentes à Madagascar. Le 8 avril 1908, enfin, une note remise par l’ambassadeur de France aux Sociétés de mission apporte les apaisements du gouvernement français. Mais l’attitude d’Augagneur ne change guère. S’il reconnaît la liberté religieuse, il ne tolère pas les controverses entre Malgaches, déclarant par voie de placards sur les murs de Tananarive interdire « les discussions religieuses indigènes » en prétextant qu’« il y a trois cents ans qu’en France la lutte religieuse a cessé » ! Aussi, au cours de l’été 1909, un Comité de défense de la liberté de conscience et de culte à Madagascar, présidé par Raoul Allier, se constitue : son objectif immédiat est de faire prendre position sur le sujet la première assemblée générale de la Fédération protestante de France. L’assemblée de Nîmes reçoit le rapport d’Allier intitulé Les vexations de la liberté de conscience et de culte à Madagascar et vote à l’unanimité une résolution dans laquelle elle constate que les violations systématiques de la liberté de conscience et de culte à Madagascar sont en contradiction formelle avec les principes d’une démocratie issue de 1789. Elle charge Allier, le pasteur Élisée Lacheret son vice-président ainsi qu’un membre de la direction de la Mission de Paris, de porter ces faits à la connaissance du gouvernement. En outre, elle demande qu’en matière scolaire 125

Jean-François Zorn on n’applique pas à Madagascar les mesures prises en France, là où l’enseignement officiel n’était pas organisé, mais que la loi de séparation des Églises et de l’État, elle, y soit appliquée. Le 3 décembre 1910, une double entrevue a lieu entre Georges Trouillot, ministre des Colonies, et Aristide Briand, président du Conseil, et la délégation protestante. Un rapport est remis aux hommes d’État qui promettent que le Conseil des ministres serait saisi de la question. Au cours de l’entrevue avec Briand, les délégués apprennent qu’Augagneur ne sera pas reconduit dans ses fonctions à Madagascar. En effet, le 16 juillet 1910, Albert Picqué, jusque-là gouverneur général intérimaire d’Indochine, avait été nommé gouverneur général de Madagascar. À Allier, qui lui avait immédiatement communiqué les griefs du Comité de défense, Picqué avait répondu : « Je compte faire tous mes efforts pour que la loi métropolitaine trouve son application à Madagascar avec les adaptations qu’elle comporte. Mais je tiens avant tout à vous faire connaître que ma politique s’inspirera des idées de tolérance et de libéralisme qui sont l’honneur de notre pays ». Malgré l’allusion indirecte à l’intolérance des Missions, souvent dénoncée par les gouverneurs, le remplacement d’Augagneur par un homme faisant profession de telles intentions est reçu avec satisfaction, tant à Paris qu’à Tananarive. Le décret d’application de la séparation des Églises et de l’État à Madagascar sera promulgué le 11 mars 1913. Pour sa première intervention publique, la Fédération protestante de France a donc pu jouer son rôle et reçu la preuve qu’elle pouvait être entendue des autorités politiques françaises. Dans cette affaire « extérieure » – pour ne pas dire étrangère car Madagascar fait partie de « la plus grande France » – il apparaît que c’est la défense des intérêts du protestantisme malgache qui a été en quelque sorte fondateur de l’identité « intérieure » de la Fédération protestante de France. L’antiprotestantisme matrice française d’un déni d’altérité religieuse ? L’épisode d’antiprotestantisme politique à Madagascar de 1905 à 1910 se différencie de celui de la fin du xixe siècle étudié par Jean Baubérot par le fait qu’il est réactivé par Victor Augagneur, à un moment où la séparation des Églises et de l’État est instituée en France et en voie de l’être à Madagascar. Par conséquent, la question de la liberté religieuse était en principe réglée. Pourtant, dans cet épisode, l’antiprotestantisme change de nature, puisqu’aux arguments connus de ce courant s’ajoute celui de l’intolérance vis-à-vis d’une religion dont les discussions menaceraient l’ordre public à Madagascar. Ce type d’argumentation a-t-il fait long feu dans la France d’aujourd’hui ? Sur deux points au moins on en trouve encore des traces : d’une part, malgré la neutralité de la république en matière religieuse, puisque depuis la loi de 1905 elle « ne reconnaît ni ne salarie aucun culte », la représentation nationale française a récemment encore, et à plusieurs reprises, tenté de définir une sorte de délit religieux autour de la notion de manipulation mentale déguisée

126

L’antiprotestantisme politique entre 1884 et 1910 en dépendance psychologique ou psychique des personnes 13. D’autre part, tout comme la notion de sujétion psychologique, celle de trouble à l’ordre public subsiste dans le code pénal français à l’article 431-3. Cette disposition qui s’adosse à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui dit que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi », constitue le point névralgique de contact entre la sphère civile et la sphère religieuse. Même si l’argument du trouble à l’ordre public est relativement dormant et surtout appliqué inégalement selon les religions, il peut constamment se réactiver, comme on a récemment pu le constater à propos des « problèmes » posés par le port des signes religieux ostentatoires et les prières de rue de musulmans à Paris. Alors bien sûr, « rien à voir ! », dira une opinion agitée par la peur de l’islam, avec des processions religieuses catholiques traditionnelles en Bretagne par exemple, ou les nouveaux types de rassemblements massifs du renouveau catholique à Paris dûment autorisés sur la voie publique… Pourtant ces manifestations chrétiennes peuvent tout autant constituer un trouble à l’ordre public qu’une prière de rue musulmane si, a minima, on interprète le trouble à l’ordre public comme une entrave à la circulation ou une nuisance sonore ! Aussi, pourquoi les manifestations chrétiennes bénéficient-elles de la médiatisation et les autres sont-elles menacées d’interdiction ? Notre hypothèse est que les premières expriment une sorte de consubstantialité du catholicisme et de la France, que celle-ci soit revendiquée comme une pétition (« les racines chrétiennes de la France »), refusée par principe (« la république est laïque »), ou encore déduite d’une analyse sociologique (« la catho-laïcité à la française »). Les autres religions que le catholicisme – le protestantisme hier, l’islam et le judaïsme aujourd’hui – continuent d’être perçues comme étrangères à la France… comme au moment de la conquête de Madagascar courait le slogan : « qui dit protestant dit anglais, qui dit catholique dit français ». Cette histoire n’est pas tout à fait oubliée aujourd’hui, puisqu’un sondage Express-Gallup de 1985 sur l’image du protestantisme dans la société française indique que pour 54 % des sondés le terme protestant évoque « le monde anglo-saxon », cet item arrivant en tête de tous les autres 14. On peut

13. On connaît les vifs débats qui ont précédé le vote le la loi du 30 mai 2001, dite « AboutPicard » ayant pour objet « La prévention et la répression des mouvements sectaires pouvant porter atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales ». La notion de manipulation mentale a été écartée au profit de celle de dépendance psychologique ou psychique des personnes. Cf., J.-F. Zorn, « Violence religieuse contre violence d’État ? La situation des mouvements sectaires en France », Perspectives Missionnaires, n° 42, 2001/2, p. 21-34. 14. Ce sondage est cité dans le livre de J. baubérot et V. Zuber, p. 201-202. Une anecdote le concernant vaut la peine d’être rapportée : lors d’un séminaire d’études doctorales de Jean Baubérot, que je suivais à l’École pratique des hautes études en 1988, il expliquait que,

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Jean-François Zorn aussi remarquer aujourd’hui que le monde évangélique fait tout ce qui est en son pouvoir pour gommer ses attaches avec le monde américain et pour s’enraciner dans la culture française, trouvant d’ailleurs dans cette entreprise d’inculturation plus d’accointances avec le catholicisme qu’avec le protestantisme réformé... Quant au combat que mènent les autorités musulmanes françaises pour faire advenir « un islam de France », il atteste bien que pour faire reculer l’anti-islamisme, il est nécessaire d’enraciner l’islam dans la culture française. Tous ces faits n’indiquent-ils pas qu’un déni d’altérité religieuse est encore bien réel dans ce pays, déni dont l’antiprotestantisme est probablement la matrice historique ? Bibliographie J. baubérot, « L’anti-protestantisme politique à la fin du xixe siècle. I – Les débuts de l’anti-protestantisme et la question de Madagascar », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 1972/4, p. 449-484 ; « L’antiprotestantisme politique à la fin du xix e siècle. II – Les principaux thèmes anti-protestants et la réplique protestante », ibid., 1973/2, p. 177-221. J. baubérot, V. Zuber, Une haine oubliée. L’antiprotestantisme avant le pacte laïque (1870-1905), Albin Michel, Paris 2000. J. baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Seuil, Paris 2004, p. 96. R. fabre, « La campagne de Raoul Allier dans Le Siècle. Un épisode de l’élaboration de la loi de Séparation des Églises et de l’État », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 151/4, 2005, p. 567-582. L.-V. MéJan La Séparation des Églises et de l’État. L’œuvre de Louis Méjan, PUF, Paris 1959. H. vidal, La séparation de l’Église et de l’État à Madagascar (1861-1968), Pichon et Durand-Auzias, Paris 1970. J.-F. Zorn, Le grand siècle d’une Mission protestante. La Mission de Paris de 1822 à 1914, Karthala, Paris 2012. J.-F. Zorn, « Violence religieuse contre violence d’État ? La situation des mouvements sectaires en France », Perspectives Missionnaires, n° 42, 2001/2, p. 21-34.

consulté par l’Institut de sondage Gallup sur la liste des items que le protestantisme évoquait, il avait relevé que l’item « monde anglo-saxon » avait été omis, et conseillé de l’ajouter à la liste, ce qui fut fait.

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RÉFORME ET LE PROBLÈME DE LA LAÏCITÉ SCOLAIRE AU DÉBUT DU PREMIER SEPTENNAT DE FRANÇOIS MITTERRAND (1981-1984)

André enCrevé Université de Paris-Est Créteil

En janvier 1960, à l’annonce du vote de la loi Debré organisant le financement public des écoles privées, le pasteur Albert Finet, directeur de Réforme, signe en première page un article très hostile à cette loi, intitulé « Ce n’est pas la paix ! ». Il y affirme notamment : L’école catholique sera intégriste, l’école publique anticléricale et l’admirable effort de dialogue, de compréhension réciproque, de tolérance active qu’une pléiade de maîtres catholiques, protestants, agnostiques de l’enseignement public avaient entrepris depuis une vingtaine d’années est passible de sombrer dans l’humiliation, l’amertume et le ressentiment […] 1.

Quant à Martine Charlot, elle-même enseignante, et qui a largement participé en 1959 au débat dans Réforme, elle évoque peu après l’ombre du gouvernement de Vichy et se déclare « épouvantée » par la mise en application de la loi Debré 2.

1. 2.

N° du 2 janvier 1960, p. 1. « L’État, qui a refusé si longtemps à l’enseignement public les crédits indispensables, va trouver, sans difficultés, comme sous le régime de Vichy, des milliards pour l’enseignement catholique. De nombreux prêtres, religieux et religieuses seront ainsi, au mépris de la loi de séparation, rétribués par les deniers publics, pour leur œuvre de prosélytisme, car les décrets ont fait disparaître la condition de “respect total de la liberté de conscience” dans les écoles privées. […] Ce sera plus que jamais la guerre au village […] connaissant les ambitions temporelles de la hiérarchie catholique, beaucoup d’entre nous sont épouvantés de ce qui se prépare. » (N° du 23 avril 1960, p. 1.) Pour plus de détails sur ce débat voir : A. enCrevé, « Les protestants face à la “loi Debré” de 1959 » dans Histoire de l’éducation, n° 110, mai 2006, p. 167-202.

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André Encrevé On pourrait donc s’attendre à ce qu’en 1981-1984, alors que la gauche vient de gagner les élections pour la première fois depuis le vote cette loi, Réforme et la grande majorité des protestants français en réclament l’abrogation. Et cela d’autant plus qu’une partie des acteurs du débat ‒ notamment Martine Charlot ‒ sont les mêmes. Pourtant, il n’en est rien. Au contraire, on voit le nouveau directeur de Réforme, le pasteur Bertrand de Luze, approuver la position des évêques lors de la grande manifestation (24 juin 1984) des catholiques français contre le gouvernement de gauche, alors que l’attitude de ces évêques a scandalisé plus d’un huguenot 3. Il convient donc de s’interroger sur les raisons de ce changement d’attitude de Réforme dans un domaine où, pourtant, l’attachement à la laïcité scolaire issue des « lois Ferry » a longtemps été un marqueur essentiel de l’identité des protestants français 4. Les prémices du débat Pour comprendre importance du changement que l’on perçoit en 1981-1984, il convient de se souvenir que l’instauration de laïcité de l’école par les républicains au début des années 1880 a été très bien accueillie par les huguenots, qui y ont vu une garantie pour leur liberté et un pas très important vers leur pleine réintégration au sein de la communauté nationale. Toutefois, on peut comprendre la laïcité de plusieurs manières. Et, dans les années 1880, la plupart des protestants sont certes républicains et partisans de la laïcité de l’État et de l’école, mais leur conception de la laïcité n’est pas la même que celle des républicains qui, comme Ferry, sont des agnostiques d’origine catholique. Leur laïcité est en quelque sorte « ecclésiale », elle vise à permettre à leur Église de vivre librement. On peut la qualifier de « laïcité protestante », parce qu’elle est inspirée de l’exemple des États-Unis (pays de culture protestante) 5. Cette laïcité est « protestante » parce que dans le protestantisme il y a une différence entre la religion et l’Église. Pour un protestant, il y a d’un côté des Églises, qui sont des institutions humaines, faillibles comme tout ce que font les hommes, et de l’autre la religion chrétienne dont aucune Église n’est en mesure de se présenter comme seule représentante. On peut donc, comme aux États-Unis, séparer les Églises de l’État, sans pour autant séparer la religion de l’État puisque ces deux réalités ne coïncident pas (aux États-Unis, la religion est honorée par l’État, reconnue

3. 4.

5.

130

Voir le n° du 30 juin 1984. Naturellement, cela ne s’applique pas aux protestants d’Alsace-Moselle, où les lois Ferry n’ont pas été mises en vigueur après la restitution de l’Alsace-Moselle à la France en 1918. Sur l’attitude des protestants au début de la Troisième république, voir A. enCrevé, « Les protestants réformés face à la laïcisation de l’école au début des années 1880 », dans Revue d’histoire de l’Église de France, t. 84, janv.-juin 1998, p. 71-96. Pour plus de précisions, voir notre article de la RHEF, cité note précédente.

Réforme et le problème de la laïcité scolaire (1981-1984) comme importante, etc.). Pour un catholique, les choses sont différentes puisque l’Église romaine se présente comme divine, infaillible et comme la seule Église chrétienne, et qu’il y a donc coïncidence entre Église (catholique) et religion (chrétienne). Or, chacun le sait, la France est un pays de culture catholique. De ce fait, dans les années 1880 et en 1905 la laïcisation adoptée provoque aussi une séparation de la religion et de l’école, ainsi qu’une séparation de la religion et de l’État. Certes, dans les années 1880 les dirigeants du protestantisme français auraient préféré une solution différente pour l’école publique laïque. Ils ont demandé que le catéchisme puisse être enseigné dans les locaux scolaires, après la classe, par les ministres des différents cultes, à ceux des enfants dont les parents le souhaitent. Cette solution leur paraissant conforme à l’idée qu’ils se font d’une école laïque (et donc aussi d’une « laïcité protestante »), neutre devant les croyances religieuses et respectueuse de la liberté, mais ne conduisant pas à regarder la religion comme accessoire, et tout juste bonne à consoler les vieillards et les faibles. Toutefois, les dirigeants du protestantisme n’ont pas eu gain de cause et la religion a été bannie de l’école laïque française. Ces derniers se sont tout de même ralliés à cette solution, pour des raisons de politique générale (appui aux républicains), et aussi parce que le peuple protestant acceptait volontiers cette laïcité où il voyait une garantie pour sa liberté et pour celle de ses enfants. Mais cette différence entre le peuple protestant et les pasteurs et laïcs les plus engagés doit être notée. L’Église catholique n’ayant jamais accepté qu’en France l’État cesse de financer les écoles catholiques, cette question revient donc périodiquement sur le devant de la scène. En particulier en 1945, parce que le gouvernement de Vichy a accordé des subventions publiques aux écoles privées, presque toutes catholiques. En effet, après la Libération le gouvernement confie au protestant André Philip ‒ ancien député socialiste et ancien ministre ‒ le soin de présider une commission devant étudier le statut de l’enseignement privé. Elle ne propose pas le retour à la situation d’avant-guerre, mais un compromis qui prévoit l’intégration de l’enseignement catholique au système éducatif national, tout en maintenant la possibilité d’un enseignement religieux facultatif 6. Et, dans un texte qu’il publie plus tard pour exposer sa position, André Philip rejoint en quelque sorte les dirigeants protestants des années 1880, en insistant personnellement sur l’importance de l’enseignement religieux. Il affirme aussi la « nécessité » de l’existence d’un réseau d’écoles confessionnelles « servant de garantie aux parents pour le cas où l’enseignement public serait dévié de sa fonction » ; et il affirme que la laïcité doit être comprise comme « ouverte à tous,

6.

Voir A. ProSt, « La commission d’études sur le statut de l’enseignement privé (1944-1945) » dans Ch. Chevandier, G. morin (dir.), André Philip, socialiste, patriote, chrétien, Paris 2005, p. 181-195 ; et notre article déjà cité note 2.

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André Encrevé dans des conditions telles que les enfants de toutes les familles spirituelles de la France puissent s’y trouver à l’aise », et qu’elle n’est pas une vague neutralité qui « comme telle n’a jamais de valeur éducative » 7. Cependant, en 1945 le gouvernement n’approuve pas les conclusions de la commission Philip et les subventions sont supprimées. Le débat ne s’en poursuit pas moins et, en 1957, la Fédération protestante de l’enseignement (FPE), association qui rassemble des enseignants protestants, publie un volume intitulé Laïcité et paix scolaire 8, qui cherche un moyen de mettre un terme à la querelle scolaire en renouvelant la notion protestante de laïcité de l’État qu’elle voit comme la « condition expresse de toute liberté de pensée et de religion 9 ». Et elle développe la notion de « laïcité de confrontation » – c’est-à-dire une laïcité permettant de confronter les points de vue –, fondée sur une morale commune, qui ne peut exister sans le développement d’une culture autonome, elle-même tributaire d’un État « qui mette le sceau de sa laïcité sur l’école publique 10 ». Cependant, elle innove en acceptant, si la laïcité « de confrontation » qu’elle appelle de ses vœux se révèle irréalisable, le maintien d’un réseau scolaire privé confessionnel subventionné. En 1959, au moment des discussions autour du financement public des écoles privées, la FPE fait une série de propositions, inspirées des conclusions de la commission Philip et qui acceptent, en fait, le financement public des écoles catholiques moyennant un certain nombre de garanties. Mais, un peu comme dans les années 1880, les dirigeants de la FPE ne sont pas suivis par le « peuple » protestant, qui entend rester fidèle à ses options traditionnelles. En effet, quand ils tentent de promouvoir leurs idées les animateurs de la FPE sont désavoués même par leurs militants, ce qui les oblige à « renter dans le rang » de la gauche. Si bien que la FPE adhère au Comité national d’action laïque, qui s’oppose à toute subvention publique aux écoles privées. Et, nous le savons, le vote de la loi Debré mécontente très fortement la plupart de protestants français, et notamment, le Conseil national de l’Église réformée, qui se livre à une attaque en règle contre cette loi 11. En 1981-1984, la situation se présente de façon différente. En effet, le second Concile du Vatican a modifié l’image du catholicisme. Par ailleurs, l’emprise de l’Église catholique sur la vie sociale et sur la vie personnelle a diminué ; comme le montre, par exemple, l’utilisation de la contraception chimique par la très grande majorité des catholiques pratiquants contre l’avis explicite du Vatican (encyclique Humanae vitae). Quant à l’école catholique,

Christianisme social, janvier-mars 1950, p. 24. Laïcité et paix scolaire, enquête et conclusion de la Fédération protestante de l’enseignement, Paris 1957. 9. Ibid., p. 332. 10. Ibid., p. 333. 11. Voir, notamment, Foi Éducation, avril-juin 1960, p. 42. 7. 8.

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Réforme et le problème de la laïcité scolaire (1981-1984) elle a connu des mutations. Auparavant, c’était une école ou tous (ou pratiquement tous) les enfants étaient catholiques et ou tous les enseignants étaient catholiques et clercs pour la plupart (prêtres, religieux et religieuses). De plus, une grande partie des parents choisissaient cette école pour des raisons religieuses. Mais la diminution rapide du nombre des clercs dans les années 1960 et 1970 conduit les responsables catholiques à recruter de plus en plus de laïcs ‒ dont certains ne sont pas des catholiques fervents ‒ pour enseigner dans leurs écoles. De plus, la loi Debré, qui exige que les écoles catholiques subventionnées acceptent d’accueillir des enfants de toutes confessions ayant été appliquée, cela entraîne une présence plus importante d’enfants non catholiques dans leurs classes. Enfin, l’enseignement public s’est lui aussi modifié. En effet, les diverses mesures visant à favoriser la démocratisation de l’enseignement, et donc l’accès à l’enseignement secondaire d’enfants non issus de la bourgeoisie (en particulier le « Collège unique »), ont provoqué d’assez graves problèmes d’adaptation pour l’enseignement public, traduits par certains observateurs comme une baisse du niveau des études. Cela a conduit une partie de la bourgeoisie française à envoyer ses enfants dans des écoles catholiques non pas pour des raisons religieuses, mais pour des raisons sociales (refus de la mixité sociale de l’école publique et croyance que la pédagogie mise en œuvre dans les écoles catholiques permet un meilleur niveau des études). Au fond, ces écoles sont vues de moins en moins comme des écoles catholiques, et de plus en plus comme des écoles privées où la bourgeoisie peut envoyer ses enfants en toute tranquillité d’esprit, et sans que ce soit très onéreux. Cela s’accompagne du glissement vers la gauche d’une partie de l’électorat catholique ‒ bien perceptible en 1981 lors de l’élection présidentielle ‒ qui interdit aux responsables du parti socialiste de manier comme autrefois l’argument de l’anticléricalisme, en particulier dans le domaine scolaire 12. Et rend très difficile pour le gouvernement socialiste la suppression pure et simple de la loi Debré, comme le demande la gauche laïque classique. De fait, la campagne électorale des élections présidentielles de 1981 telle que Réforme s’en fait l’écho permet d’emblée de comprendre que, pour les protestants, le climat n’est plus celui de 1959. Certes le programme de F. Mitterrand prévoit la mise sur pied d’un grand service public laïc et unifié de l’éducation nationale, mais cela reste vague. Et Réforme ne s’y intéresse guère 13. Il faut

12. Notons aussi que, selon un sondage de 1978 40 % des protestants (25 % de l’ensemble des Français) votent en faveur de la gauche modérée (PS et des radicaux de gauche) et 45 % si on y inclut le PC, le PSU et l’extrême gauche. Voir A. enCrevé, « Postface » dans Ph. Wolff (dir.), Les protestants en France 1800-2000, Toulouse 2001, p. 238-239. 13. Voir les numéros du 14 février (article de G. Lefebvre) ; 21 février (interview de Michel Debré, qui, bien qu’auteur de la loi de 1959, et candidat à l’élection, n’évoque pas la laïcité scolaire) ; 28 février (article d’Odon Vallet) ; 21 mars (éditorial d’Odon Vallet sur « Les oubliettes de la campagne ») ; 11 avril (interview de Lionel Jospin) ; 18 avril (interview de Daniel Hoeffel).

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André Encrevé attendre le 25 avril pour que ‒ dans la « Tribune libre des présidentielles » ‒ le pasteur Jean-Paul Morley, qui explique pourquoi il votera en faveur de la gauche, évoque la question scolaire de façon rapide et avec des arguments d’ordre social et non pas religieux 14 ; tandis que François Goguel, qui fait un choix inverse, ne parle pas de l’école dans son article. Après l’élection de F. Mitterrand, fort bien accueillie par Réforme 15, ce journal ne se presse pas non plus pour évoquer la législation scolaire 16. Ainsi, le 30 mai Martine Charlot se félicite de la nomination d’Alain Savary comme ministre de l’éducation nationale, mais elle ne parle pas de la laïcité de l’école parmi ses tâches urgentes 17. Toutefois, Réforme aborde cette question lors de la campagne électorale pour les élections législatives de juin 1981, probablement en raison d’une déclaration du Conseil permanent de l’épiscopat français du 1er juin qui réclame : « […] pour tous la liberté d’expression et la liberté d’enseignement, pour les croyants la liberté de pratiquer leur foi 18 ». Et, très vite, les articles que son directeur choisit de publier montrent que Réforme défend une ligne bien différente de la position laïque traditionnelle du peuple protestant. Certes, le 13 juin il accepte un article d’André Dumas (ce dernier venait de saluer avec chaleur l’élection de F. Mitterrand dans Réforme 19), qui reprend la position traditionnelle des protestants français depuis les années 1880, hostile à l’existence d’un double réseau scolaire : je ne pense pas que la solution soit un enseignement particulier pour chaque groupement religieux ou idéologique dans notre pays. L’école laïque pour tous continue de me paraître, y compris d’un point de vue chrétien, l’avenir le plus souhaitable pour notre convivialité nationale comme pour notre vie de foi au milieu de tous les hommes 20.

14. Il écrit, notamment : « Les aides à l’école dite libre et à la privatisation déjà commencée de l’enseignement supérieur manifestent un même objectif : former une élite pour succéder à l’élite, et abandonner le rester à un enseignement massif et moyen, qui s’abstienne d’apprendre la responsabilité. On sait trop les conséquences : milliers de drames pour des milliers d’écoliers marginalisés dès l’école, constitution de deux classes très différentes de citoyens, à terme déchirure irrémédiable du tissu social. » (P. 3.) 15. Voir A. enCrevé, « Le journal protestant Réforme face aux trois premières candidatures de François Mitterrand à la présidence de la République (1965-1981) », dans F. bourillon, Ph. boutry, A. enCrevé et B. touChelay (dir.), Des économies et des hommes, Mélanges offerts à Albert Broder, Créteil et Bordeaux 2006, p. 453-465. 16. Ainsi, par exemple, le cahier « Spécial enseignement », publié le 30 mai 1981 p. 7-12, n’évoque pas la question de la laïcité. 17. N° du 30 mai 1981, p. 3. 18. Réforme du 13 juin 1981, p. 3. 19. N° du 16 mai 1981, p. 3. 20. N° du 13 juin 1981 p. 3.

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Réforme et le problème de la laïcité scolaire (1981-1984) Mais on voit vite que, si B. de Luze n’a pas pu s’opposer à la publication de ce texte parce qu’A. Dumas est non seulement l’une des personnalités les plus en vue du protestantisme français mais aussi le président du conseil d’administration de Réforme, en fait telle n’est pas du tout la ligne qu’il va imprimer à cet hebdomadaire. En effet, durant l’été Réforme publie quatre articles à propos de l’école dont les auteurs critiquent les laïques classiques qui demandent la suppression des subventions publiques aux écoles privées 21. En particulier, il demande à Roger Mehl, homme de gauche bien connu, de rédiger un éditorial le 5 septembre où ce dernier critique à la fois le Syndicat des instituteurs (SNI) et les parents d’élèves de l’enseignement catholique, et où il plaide pour un grand service public de l’éducation laissant une très large plage d’autonomie à l’enseignement catholique, qui conserverait ses subventions. De plus, dans ce même numéro du 5 septembre, Réforme publie aussi un article de Pierre-Patrick Kaltenbach, président des Associations familiales protestantes, qui montre que certains protestants sont très éloignés de la position huguenote classique. Dans un texte au ton polémique, il affirme que « la laïcité est en péril », mais il donne une définition personnelle de la laïcité, qu’il présente comme une plus grande participation des parents à la gestion de l’école 22. Ce qui est significatif d’un glissement de sens et de sensibilité, bien loin de l’esprit qui animait la plupart des protestants en 1959. Quant à B. de Luze lui-même, il s’intéresse un peu plus tard au message adressé aux catholiques par l’Assemblée des évêques français. Il signale tout d’abord qu’il y a « beaucoup de points » sur lesquels les protestants peuvent se trouver en accord avec ce texte ; ensuite, il formule quelques critiques mais, surtout, il cite à part le passage du message épiscopal qui traite de l’école catholique où les évêques réclament le maintien pur et simple des subventions publiques aux écoles catholiques. Or il ne fait aucune critique, ni même de remarques à ce propos, ce qui ne laisse pas d’être significatif car, en le publiant à part, il a tenu à attirer l’attention sur ce point 23. Toutefois, Réforme se veut un journal pluraliste, et il accorde une place au courrier des lecteurs. Mais, en 1981, il publie peu de lettres de lecteurs à propos de la laïcité de l’école. De plus, les idées désormais défendues par Réforme ne provoquent pas la publication de lettres défendant de façon claire

21. Voir celui d’Odon Vallet dans le numéro du 25 juillet 1981, p. 4. Il s’agit d’un assez court article qui critique à la fois les laïques classiques et les défenseurs de l’enseignement catholique, et demandant une étude sereine de la question pour éviter toute guerre scolaire ; et ceux de Robert Kastler (ibid.) et de Martine Charlot (12 sept., p. 12) où elle s’intéresse surtout à la rénovation de l’école mais ne reproche nullement le gouvernement d’avoir refusé toute abrogation immédiate des « lois anti-laïques ». 22. « Pour nous est laïque l’école dont nous avons le choix, là où nous vivons, sans obligation de consommer le produit quel qu’il soit. Pour nous est laïque la meilleure école pour tous et non un système d’école soi-disant égale mais certainement séparée. » (P. 11.) 23. N° du 7 novembre 1981, p. 5.

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André Encrevé la position laïque classique 24. On remarque surtout deux lettres de J. Blondel 25 ‒ acteur important du débat en 1959 ‒ qui montrent son évolution depuis cette date. Il y affirme que si les principes protestants demeurent les mêmes qu’en 1959, en fait la situation est différente : désormais, le choix en faveur de l’école catholique étant beaucoup plus social que religieux, l’État ferait mieux de s’occuper sérieusement de la rénovation de l’enseignement public. Et il propose une « laïcité nouvelle », proche de la conception protestante de la laïcité, sans se demander si elle peut être appliquée dans un pays de culture catholique. Toutefois, en 1981 le débat n’est pas encore véritablement lancé. Le débat en 1982 et 1983 On le sait, durant environ deux ans le ministre Alain Savary consulte beaucoup et tente de trouver une solution acceptable par l’Église catholique, sans trop mécontenter sa base laïque. Ce n’est qu’en décembre 1982 qu’il fait des propositions, présentées d’ailleurs comme une simple base de discussion. Cette longue élaboration facilite le débat et, naturellement, les réactions de Réforme suivent cette chronologie. Ainsi, en 1982 l’hebdomadaire évoque la question scolaire dans treize de ses numéros ; et il analyse les propositions d’A. Savary dans ses cinq numéros du mois de janvier 1983. Puis, Réforme s’y intéresse nettement moins et, surtout, déplace son attention : abandonnant la question de la laïcité et du financement public des écoles catholiques, il s’attache pour l’essentiel à la rénovation de l’enseignement public, qui lui semble beaucoup plus importante. Il est vrai qu’à de nombreuses reprises dans ses colonnes la querelle autour de la laïcité de l’enseignement est qualifiée de dépassée et anachronique 26.

24. Celle qui s’en rapproche le plus est due à un dominicain, Louis Quillien, qui écrit notamment : « Le problème de l’école libre est en réalité le dernier vestige de la vieille chrétienté qui a abouti à la confusion de l’Église et de la société civile. Nous ne sommes plus en chrétienté, il faut en faire le deuil, le catholique n’est qu’un citoyen comme les autres. […] Il ne faut pas confondre la liberté selon l’Évangile avec la liberté bourgeoise et individualiste qui sert de prétexte pour ne pas fréquenter les autres. » (N° du 27 juin 1981, p. 8.) Voir aussi la lettre de Jacques Bruyère (n° du 5 septembre, p. 12) qui, sans défendre les positions du SNI, trouve « déplorable le dualisme scolaire tel qu’il existe aujourd’hui dans notre pays et je ne peux qu’appeler de mes vœux une unification du système scolaire français ». 25. N° du 27 juin et du 5 septembre 1981. 26. Voir, par exemple, la lettre de J. Blondel dans Réforme du 27 juin 1981 (« La Guerre de Troie n’aura pas lieu », p. 8) ; l’article de René Lacoumette, vice-président de la FPE le 13 février 1982 (« Pour une laïcité ouverte », p. 7) ; ou celui de Jean-Pierre Hammel le 22 janvier 1983, (« La guerre scolaire a-t-elle un sens ? » p. 3).

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Réforme et le problème de la laïcité scolaire (1981-1984) L’ampleur de ce changement d’attitude est bien mise en valeur par un éditorial de B. de Luze paru en première page le 30 janvier 1982, et qui donne la tonalité générale des articles qu’il publiera ensuite à ce propos 27. Il commence par soutenir que l’enjeu de la laïcité, peu important pour la France, l’est encore moins pour les protestants français « plus spectateurs qu’acteurs » du débat. Certes, reconnaît-il, au xixe siècle les protestants ont milité en faveur de l’école laïque, mais il s’efforce de minimiser leur action à ce propos 28 ; et il affirme que s’ils « ont combattu pour l’école laïque c’est avant tout pour défendre la liberté d’élever leurs enfants comme ils l’entendaient ». Or, soutient-il, aujourd’hui les écoles catholiques respectent la laïcité ‒ formule quelque peu surprenante puisqu’il veut seulement dire que le catéchisme de l’Église romaine n’y est pas obligatoire pour les élèves non catholiques 29 ‒ probablement dans le but de faire comprendre que les protestants peuvent tout à fait y envoyer leurs enfants. De plus, à ses yeux, si les écoles catholiques ont certes quelques inconvénients, elles ont aussi de nombreux avantages : projet pédagogique novateur, cohérence de l’équipe enseignante, meilleur suivi des élèves, enseignement de la culture biblique 30. Partant de ces postulats, il soutient que les protestants devraient sans doute « faire passer quelque chose de [… leur] foi dans l’école laïque » ; mais aussi, et surtout, reconnaître le droit à l’existence des écoles catholiques 31 et défendre le financement public de ces écoles. Il précise : Reconnaître que l’enseignement est un service d’État dont l’enseignement privé est une partie signifie que l’État est garant aussi bien de l’enseignement privé que public. Il ne peut l’être que s’il en assume les charges, ce qui signifie en contrepartie un contrôle qui ne doit pas ligoter les établissements scolaires 32.

27. Il convient de noter que cet éditorial est une sorte d’introduction au « Cahier spécial école » de 5 pages qui est publié dans ce numéro du 30 janvier 1982, ce qui en accroît la portée. 28. Sans doute cherche-t-il ainsi à se prémunir contre d’éventuelles critiques de ses lecteurs en raison de sa présentation personnelle de l’enseignement catholique. 29. Il écrit : « Aujourd’hui la situation a beaucoup changé. L’Église catholique ne représente plus en France la puissance politique de naguère, les établissements catholiques ont respecté la garantie de laïcité que doit assurer tout établissement privé, contractuel ou agréé. » 30. Il affirme : « […] elle [l’école catholique] permet l’intégration dans l’enseignement de toute une partie de notre héritage pratiquement ignoré dans les établissements publics ; je pense entre autres à l’ignorance quasi-totale des jeunes d’aujourd’hui quant à la Bible […] ». Or, traditionnellement, bien des protestants reprochent, au contraire, aux écoles catholiques d’apprendre aux enfants la doctrine de l’Église romaine et non pas les textes bibliques. 31. Il écrit exactement : « […] reconnaître des possibilités de vie pour un enseignement privé qui a une autre conception de l’éducation, à condition bien sûr qu’il ne soit pas une sorte de bastion hostile. » 32. N° du 30 janvier 1982, p. 1.

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André Encrevé Naturellement, par la suite B. de Luze défend les mêmes idées, bien qu’il lui arrive de trouver que les dirigeants catholiques pourraient être plus conciliants en face des propositions d’A. Savary 33. Il reste qu’à lire ce texte on mesure tout ce qu’il y a de nouveau dans de la ligne éditoriale de Réforme par rapport à 1959. Quant à la Fédération protestante de l’enseignement, on se souvient qu’en 1959 elle avait d’abord adopté une attitude conciliante en face des demandes de financement public des écoles catholiques, mais qu’elle avait dû y renoncer devant la réaction indignée de ses militants. Or, en 1892 elle opte pour une position assez proche de celle de Réforme 34. En effet, dès le 13 février 1982 René Lacoumette, vice-président de la FPE, y publie un article intitulé « Pour une laïcité ouverte », où il s’inscrit dans la ligne des propositions de 1957 de la FPE : [la FPE] a proposé en 1957 la notion de laïcité ouverte comportant le respect de la vérité, le respect de la personne humaine, dans sa liberté et sa diversité et la confrontation loyale des différents courants de pensée. Cette notion est toujours valable aujourd’hui 35.

Puis il cherche une nouvelle définition de la laïcité adaptée à la France de la fin du xxe siècle. Critiquant ceux qu’il nomme les « laïcistes qui veulent faire un silence total sur Dieu et sur la Bible 36 », il insiste sur le nécessaire

33. Voir, par exemple, son article intitulé : « Catholiques : le rempart des garanties » dans le numéro du 15 janvier 1983, p. 4. Il n’en écrit pas moins : « Aussi dans la mesure où, avant toute modification effective de l’enseignement public, avant la décentralisation et la reconnaissance à une certaine autonomie des lycées et des collèges, il y aurait insertion de l’enseignement privé dans l’ensemble public ‒ ce serait folie de la part des responsables du privé de se livrer pieds et poings liés. C’est pourquoi je comprends parfaitement la réaction du Comité national de l’enseignement public [sic, en fait le contexte montre que c’est une coquille et qu’il convient de lire enseignement catholique]. En ce sens il a toutes les raisons d’agir ainsi […]. » 34. On trouvera le détail de la réflexion de la FPE dans sa revue, Foi Éducation, en particulier en 1981 p. 1-5 (R. laCoumette, « La Fédération protestante de l’enseignement et la laïcité ») et p. 11-12 ; en 1982, p. 1 (éditorial de F. Kirchner, président) et, p. 3-11, « Laïcité et liberté » ; en 1983, p. 29-30 (J. blondel, « Grain de sable » et p. 2-5 (J. blondel, « À qui appartient l’enseignement ») ; en 1984, p. 18-22 (« École publique, école privée »). Notons que les autres publications protestantes évoquent très peu cette question. Citons : Autres temps, 1984/2 p. 1-3 (éditorial non signé intitulé « Question de temps ») et 1984/4, p. 5-10 (AnneMarie Goguel « École, le sens d’une crise »), p. 32-33 (remarques de Jeanine Kohler) et p. 69-71 (propositions de la FPE sur la laïcité) ; Évangile et liberté, juin 1981, p. 7 (Ph. Vassaux, « Laïcité oui, laïcisme non ») et juillet 1984, p. 2 (A. gounelle, « Pour ou contre ») ; Le Christianisme au xxe siècle, 1er juin 1981, p. 6-7 (R. voetZel, « Laïcité hier et maintenant ») et 9 janvier 1984, p. 4-5 (J. blondel, « Question scolaire, le mal français »). 35. N° du 13 février 1982, p. 7. 36. L’argument des « laïcistes » ‒ en fait des athées militants ‒ est souvent utilisé pas les protestants favorables au financement public des écoles catholiques ; ces derniers ne donnent

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Réforme et le problème de la laïcité scolaire (1981-1984) respect de la diversité française, tant la diversité régionale que la diversité des origines sociales, mais aussi nationales, des élèves « enfants de travailleurs immigrés ou réfugiés ». En ce qui concerne ces derniers, il soutient qu’être « laïque c’est accepter que ces enfants soient différents des jeunes Français et leur permettre de prendre personnellement conscience du passé culturel de leur peuple […] ». Affirmant qu’« étymologiquement, l’école laïque c’est l’école du peuple 37 », il développe la notion de laïcité « de confrontation », qui lui fait refuser toute idée d’écoles réservées à certaines catégories sociales, mais aussi accepter le maintien des écoles confessionnelles et leur financement par des fonds publics, pour peu qu’elles se livrent à des expérimentations pédagogiques. Et, sans doute pour ne pas provoquer une levée de boucliers chez les « vieux huguenots », il ne cite pas les écoles catholiques mais une innovation protestante, les « caravanes-écoles » de la Mission évangélique tzigane 38. Cependant, il est clair que son texte n’est pas très éloigné des vœux de l’épiscopat catholique, et il montre bien à quel point l’idée que la FPE se fait de la laïcité est éloignée de celle qui prévalait chez la plupart des protestants entre 1880 et 1959. Un peu plus tard, en août 1982, Réforme publie aussi la Déclaration en sept points que la FPE a adoptée le 18 juillet lors de son congrès réuni à Glay. Il en ressort qu’elle accepte le financement public des écoles catholiques 39. Rappelant que « le protestantisme français reste très attaché à la laïcité de l’État 40 » (elle ne cite pas la laïcité de l’école), elle développe son idée de « laïcité ouverte » et affirme : « Nous estimons que la

37.

38.

39. 40.

toutefois aucune évaluation de l’importance du phénomène, que leurs adversaires tiennent pour marginal. Il précise : « Étymologiquement, l’école laïque c’est l’école du peuple, où se rassemblent et se confrontent des enfants appartenant à toutes les familles spirituelles de la nation. C’est en apprenant dès l’école à côtoyer des enfants différents d’eux-mêmes, par le milieu social, les opinons politiques et religieuses des parents, voire la nationalité et la culture, que les jeunes apprendront à accepter l’autre différent d’eux-mêmes, seul moyen d’éliminer le racisme et la xénophobie. » Probablement dans le même but, ensuite (p. 8-9) Réforme présente des écoles privées protestantes : Cours Bernard Palissy, Collège Lucie Berger, Collège cévenol et École Alsacienne ; cette dernière n’est pas protestante au sens strict ‒ elle a été fondée par des protestants et des catholiques et elle a accueilli dès l’origine des élèves et des professeurs de ces deux confessions ‒ et elle est présentée par Réforme comme « plus laïque que l’État », bien que les catéchismes catholique et protestant y soient enseignés. Elle écrit explicitement : « […] nous ne rejetons pas systématiquement toute participation des finances publiques à de tels établissements [catholiques], mais nous estimons qu’ils doivent remplir certaines conditions […] ». (Réforme du 14-22 août 1982, p. 2.) Ibid.

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André Encrevé querelle École publique-École privée est une querelle dépassée 41. » Or, à la différence de ce qui s’était passé en 1959, les militants de la FPE ne protestent pas contre cette prise de position 42. Comme on peut le penser, les articles publiés par Réforme durant l’année 1982 sont assez proches des positions défendues par B. de Luze et par la FPE. Tel est en particulier le cas de deux collaborateurs réguliers du journal, Odon Vallet (catholique) et Martine Charlot (protestante). Ainsi, en février 1982, O. Vallet reconnaît que les lois Debré (1959) et Guermeur (1977) conduisent l’État à financer 85 % des dépenses de l’enseignement privé, mais c’est pour en conclure que l’enseignement privé est déjà « nationalisé ». N’envisageant pas la suppression de ces lois, il affirme que la seule question qui vaille est de se demander « de quelle autonomie doivent disposer les établissements privés dans le système éducatif » 43. Critiquant toute volonté d’unification de ce système, il plaide pour un compromis sauvegardant le « caractère propre » des établissements catholiques, ce qui n’est pas très original. Quant à M. Charlot 44, elle approuve la volonté d’A. Savary de négocier avec les responsables de l’enseignement catholique 45, et elle insiste surtout sur la rénovation de l’enseignement public, sujet qui lui tient tout particulièrement à cœur. Au fond, c’est seulement dans le courrier des lecteurs que l’on décèle une certaine diversité. Mais, en 1982 on remarque seulement deux lettres défendant de façon précise les positions laïques classiques, dont une qui répond à

41. Ibid. 42. Notons, dans le même ordre d’idées, que le Conseil de la Fédération protestante de France étudie la question scolaire dans sa session du 20-21 février 1982. Il en ressort que la FPF se dit « très attachée à la laïcité de l’État » mais qu’en matière scolaire elle plaide « pour une laïcité ouverte qui ne soit entachée d’aucun sectarisme clérical ou anticlérical » et qu’elle définit la laïcité de l’école comme « le respect de la pluralité et de la divergence des convictions de nos concitoyens » ; elle souhaite aussi que soit généralisée « une politique contractuelle » permettant de « faire bénéficier l’ensemble du service public des avantages et des libertés qui sont aujourd’hui le privilège, contesté par nombre de nos concitoyens, de l’enseignement privé » (Réforme du 6 mars 1982, p. 7.) Position que l’on peut tenir pour proche de celle de la FPE, et qui reste assez générale. Une délégation de la FPF est reçue par A. Savary le 26 février 1982. 43. « La voie étroite du compromis », n° du 13 février 1982, p. 10. 44. Voir ses articles parus les 13 février 1982, p. 6, et 15 mai 1982, p. 5. 45. Voir en particulier son article paru le 15 mai.

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Réforme et le problème de la laïcité scolaire (1981-1984) l’éditorial de B. de Luze cité plus haut 46. Mais il y a aussi trois lettres très hostiles à l’école laïque et à la laïcité 47. Les autres sont modérées, dans un sens ou dans l’autre 48. En décembre 1982, A. Savary présente ses propositions. On sait qu’il n’envisage pas la suppression du financement public des écoles confessionnelles, tout en prévoyant un contrôle un peu plus précis de ces dernières par le biais d’Établissements d’intérêt public, structure nouvelle associant les écoles publiques et les écoles privées. Ses propositions sont vivement critiquées par les responsables catholiques (certains craignent, notamment, une perte d’autorité des évêques sur les enseignants des écoles catholiques). Naturellement Réforme s’y intéresse, puisqu’il en parle dans tous ses numéros du mois de janvier 1983 ; mais les projets d’A. Savary ne modifient guère les positions de chacun. Ainsi B. de Luze remarque certes que les autorités catholiques se livrent à « une défense des droits acquis et même une demande de garanties supplémentaires » et montrent leur volonté de garder tout leur « pouvoir sur les établissements catholiques 49 », tout en les critiquant de refuser a priori toute insertion des écoles catholiques dans les EIP ; mais il les approuve explicitement de réclamer des garanties 50. On le voit, B. de Luze tente de louvoyer entre un appui qu’il tient à apporter aux autorités catholiques et une sympathie pour les propositions d’A. Savary, qui ne sont guère éloignées de ses propres conceptions 51. Du côté des rédacteurs habituels du journal, O. Vallet et M. Charlot, c’est plutôt la sympathie pour les propositions d’A. Savary qui l’emporte 52, tout comme du côté de la FPE 53. Mais il est intéressant de noter que M. Charlot

46. N° du 27 février 1982, p. 3. Elle est signée par Geneviève Bassou, et précise qu’elle n’est nullement hostile à l’enseignement privé, mais seulement à son financement public et conclut : « Que ceux qui désirent un enseignement particulier pour leur enfant en assument les charges. » La seconde est signée par Jacques Bruyère (ibid.). Dans ce même numéro il y a aussi une lettre d’Yves Babin qui critique vivement le système qui permet que, dans certains villages de l’ouest de la France, il n’y a pas d’école publique mais seulement des écoles catholiques. 47. Voir les lettres de Jean Bellet et Marie de Védrines, n° du 20 mars 1982 ; et celle d’Antoine Jaulmes, n° du 24 avril 1982 48. Dont deux lettres qui répondent à M. de Védrines le 1er mai (de Jean-Claude Cetaud) et le 22 mai (de J. Blondel) ; voir aussi les lettres de F. Teulon (6 mars 1982) et de Marcelle Burdin (19 juin 1982). 49. N° du 15 janvier 1983, p. 4. 50. Voir note 33. 51. Notons aussi que Réforme se fait l’écho des prises de position des présidents des deux Églises protestantes d’Alsace-Moselle. Peu favorables aux propositions d’A. Savary, ils préféreraient le maintien de la situation régionale spécifique, mais pourraient envisager de participer à un grand service public, sous certaines conditions. Voir le numéro du 2 avril 1983, p. 2. Nous n’y insistons pas car la situation locale est très particulière 52. Voir les deux articles de ces derniers dans le n° du 8 janvier 1983, p. 12. 53. Voir le numéro du 15 janvier 1983, p. 4.

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André Encrevé donne alors les clés de son attitude, bien différente de celle qu’elle avait adoptée en 1959 : les changements intervenus dans l’école catholique depuis vingt ans. Elle affirme, en particulier, que « personne n’ose plus dire ou écrire que les familles choisissent généralement l’école privée pour des raisons d’éducation religieuse » ; mais aussi que l’école catholique est une école de classe sociale beaucoup plus qu’une école confessionnelle, car les parents qui choisissent l’école catholique veulent qu’elle « préserve leurs jeunes des contacts avec le tout-venant du public scolaire “ordinaire”, surtout immigré et “mal élevé” » 54. De ce fait on comprend qu’elle ne lutte pas pour l’abrogation de la loi Debré, mais pour une profonde rénovation de l’enseignement public, qui lui paraît sans doute le meilleur moyen de défendre l’école laïque. Ce qu’elle fait ensuite dans Réforme en 1983 et au début de 1984 55. Opinion probablement partagée par la rédaction de cet hebdomadaire, qui consacre l’essentiel de ses articles de 1983 aux projets de réformes de l’enseignement public 56. Mais on note aussi qu’une partie des protestants, qui ont évolué vers la droite, sont hostiles aux propositions d’A. Savary et à l’école publique ellemême, et favorables aux écoles privées confessionnelles. C’est en particulier le cas de Jean-Pierre Hammel ‒ il est vrai censeur des études à l’École Alsacienne ‒, dans un article où il suggère (en fait) aux protestants d’abandonner leurs « réactions épidermiques traditionnelles 57 » et de défendre l’existence de l’enseignement privé indépendant du public (le maintien des lois Debré et Guermeur). Réforme publie aussi une lettre de lecteur particulièrement hostile tant à la gauche qu’à l’école laïque, et qui demande aux protestants de faire cause commune avec les catholiques ; on peut lire notamment : Ne vous y trompez pas, chers coreligionnaires, en acceptant la mainmise de l’État et du pouvoir socialiste sur l’éducation de vos enfants vous favorisez la mise en place d’un pouvoir totalitaire et accélérez la perte de nos libertés. […] Il serait temps que Réforme se livre à une enquête sérieuse sur la pollution intellectuelle que subissent les enfants dans les lycées ; alors peut-être les protestants se rangeront-ils aux côtés des catholiques pour sauver l’enseignement catholique 58.

54. Ibid. 55. Voir les numéros du 13 février et du 3 septembre 1983 et 25 février 1984. 56. Voir en particulier les numéros du 19 février (article de Laure Caillosse), 5 mars (article de Mireille Baumgartner et billet de Jeanine Kohler, de la FPE), 3 septembre (cahier spécial enseignement, p. 7-12), les trois articles d’Olivier Millet (1er octobre, 15 octobre et 26 novembre) et la lettre de Jeanine Kohler (29 octobre). 57. N° du 22 janvier 1983, p. 3. 58. N° du 29 janvier 1983, p. 8. Notons que la lettre est signée des seules initiales M. P. ; peutêtre Réforme a-t-il tenu à préserver l’anonymat de ce lecteur, conscient que de tels propos pourraient lui valoir de profondes inimités chez ses coreligionnaires. Signalons aussi une lettre de Jacques Perrin hostile aux propositions Savary (n° du 26 février 1983, p. 8).

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Réforme et le problème de la laïcité scolaire (1981-1984) Certes, peu après Réforme publie une lettre « très scandalisée » (sic) du pasteur Pierre Toulemonde, qui dénonce ces « expressions délirantes » et ces « propos diffamatoires […] sans aucun fondement 59 ». Il reste que Réforme lui-même n’a assorti la publication de la lettre à l’origine de la polémique d’aucun commentaire 60. Épilogue : la défaite de la gauche en 1984 On sait qu’à deux reprises (décembre 1982 et octobre 1983) les responsables de l’enseignement catholique refusent la négociation proposée par A. Savary. Ce dernier fait donc de nouvelles propositions en janvier 1984, et le gouvernement les présente ensuite au Parlement. Mais il suffit aux responsables catholiques de deux grandes manifestations hostiles ‒ le 4 mars à Versailles, puis le 24 juin à Paris ‒ pour provoquer l’abandon de la promesse de F. Mitterrand de mettre sur pied un grand service public unifié de l’éducation, et la démission du gouvernement. Face à cet épilogue, naturellement les positions théoriques n’évoluent guère. B. de Luze rappelle ainsi la ligne générale de Réforme dans un éditorial paru le 28 avril. Certes, il y critique le climat de surenchère et de déformation du projet de loi par les responsables catholiques et soutient qu’il ne faut pas « se laisser manipuler par nos fantasmes idéologiques 61 ». Mais il se contente d’apporter un appui modéré au projet qui, rappelle-t-il, prévoit de très importantes subventions aux écoles catholiques. De même les articles publiés par Réforme, proches des positions de la FPE, sont critiques pour ce qui leur apparaît comme des outrances de la propagande d’une partie des responsables catholiques 62, et ils continuent à défendre les propositions d’A. Savary 63, dont ils soulignent qu’elles sont matériellement très favorables aux écoles catholiques 64.

59. N° du 26 février 1983, p. 8. 60. Notons qu’en juin 1984 il fera un commentaire à propos des lettres défendant la position laïque classique (voir p. 145). 61. N° du 28 avril 1984, p. 1. 62. Notons, cependant, une note discordante : Paul Viallaneix publie, le 10 mars un petit billet intitulé « À Mgr Lusiger, Merci » qui approuve le discours de l’archevêque de Paris (p. 3). 63. Voir, en particulier, les articles de Martine Charlot (« Une chance perdue », 21 janvier 1984, p. 1), qui s’intéresse surtout à la rénovation de l’enseignement public (« Les grandes orientations à venir », 25 février, p. 3 ; « Consolider et remédier », 24 mars 1984, p. 3 ; « Réflexions sur un pamphlet », 7 avril 1984, p. 14) ; Jeanine Kohler, secrétaire générale de la FPE (éditorial du 10 mars 1984, p. 1) ; Arnaud Marsauche, « La fronde des gens respectables » (10 mars 1984, p. 3). Notons que, dans la même ligne, la Fédération protestante de France, reçue par A. Savary le 24 février 1984, se contente de rappeler son « attachement à la laïcité de l’État, mais à une laïcité ouverte » (Réforme, du 3 mars 1984). 64. Odon Vallet, « La bonne affaire », 24 mars 1984, p. 3.

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André Encrevé En fait, comme c’est le cas depuis le début de l’affaire, l’essentiel du débat se trouve dans les lettres de lecteurs. On note en particulier plusieurs lettres de J. Blondel, qui présente ce qu’on pourrait appeler une défense protestante modérée. Bien qu’il y caricature ceux qu’il appelle les laïcistes 65, il n’en critique pas moins aussi ceux des catholiques qui à ses yeux réclament des privilèges 66, et qui utilisent la religion à des fins politiques 67. Toutefois, on remarque surtout des lettres de protestants qui défendent les positions catholiques, en particulier une longue diatribe contre les syndicats d’enseignants 68, un texte polémique de Pierre-Patrick Kaltenbach, qui soutient que « les catholiques adoptent la conception protestante de la laïcité, qui se fonde sur le pluralisme et le libre arbitre 69 », et une lettre de Gustave Lagny, qui compare le projet de loi Savary à … la révocation de l’édit de Nantes 70. Il est vrai que ces lettres provoquent des réactions indignées de plusieurs lecteurs 71. On le sait, la manifestation catholique du 24 juin 1984 sonne le glas des propositions d’A. Savary. À cette occasion Réforme publie, logiquement, un article d’Alain Boyer qui plaide à nouveau pour les positions défendues par la FPE 72. Mais il demande aussi, et surtout, un article à P.-P. Kaltenbach, dont il n’ignore pas la propension à la polémique, et qui est intitulé « Contre le totalitarisme éducatif » : caricaturant les positions laïques classiques, ce dernier adopte la position de ceux des catholiques qui estiment que cesser les subventions publiques aux écoles privées reviendrait à les faire disparaître et donc aboutirait au monopole de l’État sur l’enseignement 73. Et, c’est à un évêque catholique, Mgr Gaillot, que Réforme confie le soin, dans une courte interview, de développer une position catholique modérée, affirmant que le projet Savary ne menace en rien le pluralisme scolaire ; hostile à la manifestation catholique du 24 juin, il soutient aussi qu’il ne faut pas utiliser la religion à des fins politiques 74.

65. Il écrit notamment : « je voudrais persuader certains “laïcs” à renoncer à leur laïcisme en 1984 » (7 janvier 1984, p. 8). 66. « Un protestant, relisant l’histoire des guerres de religion, frémit d’indignation, en constatant que la France, telle qu’elle en offre l’image, revient tout droit au temps des Guise et des ligues, décidées à en finir avec les huguenots, demain avec les laïques, tous assimilés aux mauvais bergers et avec les protestants qui essaient (en vain) de servir d’intermédiaire entre deux blocs intransigeants et fanatiques, bardés de préjugés et de slogans trompeurs. » (3 mars 1984). 67. Nos du 17 mars 1984, p. 8 et du 16 juin 1984, p. 8. 68. N° du 31 mars 1984, p. 10, lettre signée « G. L. ». 69. N° du 31 mars 1984, p. 10. 70. N° du 16 juin 1984. 71. Lettres de Christian Jouve (14 avril 1984, p. 8), de François Chazot (21 avril 1984, p. 8), de Pierre Toulemonde (7 juillet 1984, p. 8). 72. « La paix scolaire serait-elle impossible », 23 juin 1984, p. 6-7. 73. Ibid., p. 5. 74. Ibid., p. 6.

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Réforme et le problème de la laïcité scolaire (1981-1984) Naturellement, une telle attitude de Réforme choque une partie des lecteurs, si bien que le 30 juin, B. de Luze se voit contraint de publier trois lettres de protestants bien connus pour leurs idées de gauche, Francine Dumas (épouse d’André Dumas), Michel Rodet (militant du mouvement du christianisme social) et Francis Bosc (pasteur de la paroisse de Paris-Grenelle) ; en particulier ce dernier dénonce la manipulation des fidèles catholiques par les évêques dans un but politiquement conservateur 75. Il est vrai que les auteurs de ces trois lettres sont des vétérans des combats de la gauche, notamment contre la Guerre d’Algérie, et que cela contribue sans doute à expliquer leur réaction. B. de Luze est d’ailleurs fort surpris par leurs lettres 76 et, explicitant son propre rejet du socialisme, il compare l’attitude des catholiques en 1984 à celle des protestants dans les années 1880, « quand nous avons lutté pour la laïque, contre l’école catholique qui aurait bien aimé continuer à influencer l’esprit de nos enfants » 77. Comparaison qui n’a pas dû être du goût de tous les huguenots. En définitive ‒ outre le changement du regard porté par bien des protestants sur l’école (et aussi l’Église) catholique et le ralliement du peuple protestant aux options de ses dirigeants en matière scolaire ‒, le plus notable dans cette affaire me semble résider dans la recherche par Réforme d’une définition nouvelle de la laïcité scolaire, très éloignée de ce qu’elle était dans les années 1880-1959 (elle admet le financement public des écoles confessionnelles), mais pourtant acceptable par les protestants. Bibliographie A. enCrevé, « Les protestants face à la “loi Debré” de 1959 », Histoire de l’éducation, n° 110, mai 2006, p. 167-202. A. enCrevé, « Les protestants réformés face à la laïcisation de l’école au début des années 1880 », dans Revue d’histoire de l’Église de France, t. 84, janv.-juin 1998, p. 71-96.

75. « Vous avez laissé, pendant des mois, se propager les calomnies au sein de votre peuple, dans vos écoles et vos paroisses. Combien de parents ont été abusés, persuadés qu’on voulait supprimer leurs écoles, priver celles-ci des subventions, et les empêcher de choisir librement ! Vous saviez que c’était faux. Vous avez laissé dire. […] Ce soir je pense à tant de frères incroyants qui à nouveau porteront un regard méfiant sur l’Église de Dieu… mais aussi, hélas, sur l’Évangile du Christ […]. » (n° du 30 juin 1984, p. 3.) 76. De Luze précise : « Rarement nous aurons reçu, aussi vite, des réactions aussi violentes à une manifestation. » Puis il soutient que, pour ces lecteurs, l’épiscopat catholique sert de « bouc émissaire » et, au contraire, pour sa part il approuve son attitude lors de cette manifestation ; quant au socialisme il affirme : « […] l’étatisme reste le grand danger, la grande tentation de tout système socialiste » (ibid.). 77. Ibid.

145

André Encrevé A. enCrevé, « Postface » dans Ph. Wolff (dir.) Les protestants en France 1800-2000, Privat, Toulouse 2001, p. 238-239. A. enCrevé, « Le journal protestant Réforme face aux trois premières candidatures de François Mitterrand à la présidence de la République (1965-1981) », dans F. bourillon, Ph. boutry, A. enCrevé et B. touChelay (dir.), Des économies et des hommes, Mélanges offerts à Albert Broder, Institut Jean-Baptiste Say-Éditions Bière, Créteil et Bordeaux, 2006, p. 453-465. Laïcité et paix scolaire, enquête et conclusion de la Fédération protestante de l’enseignement, Berger-Levrault, Paris 1957. A. ProSt, « La commission d’études sur le statut de l’enseignement privé (19441945) » dans Ch. Chevandier, G. morin (dir.), André Philip, socialiste, patriote, chrétien, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris 2005, p. 181-195.

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CONSIDÉRATIONS SUR LA TRÈS MODESTE CONTRIBUTION DES PROTESTANTS FRANÇAIS À L’ENSEIGNEMENT SCOLAIRE PRIVÉ

Jean-Paul Willaime École pratique des hautes études, Paris PSL Research University

L’objet de cette étude est paradoxal. Il s’agit en effet de s’interroger non pas sur une réalité, mais sur le caractère limité d’une réalité, à savoir la présence très modeste des protestants français sur le terrain des écoles privées sous contrat ou non avec l’État. Nous le ferons en explicitant à la fois les raisons qui expliquent le caractère très modeste de cette présence et les raisons qui, au contraire, auraient pu, voire pourraient encore, favoriser une présence beaucoup plus conséquente. Le 25 janvier 2008, ouvrant à Paris le premier colloque du Conseil scolaire de la Fédération Protestante de France (FPF), le pasteur Claude Baty, alors président de cette Fédération, s’exprimait en ces termes : Les protestants ont toujours été attentifs aux problèmes d’enseignement, de pédagogie, d’éducation. C’est pourrait-on dire consubstantiel à l’éthique protestante. Former des individus responsables de leur vie, de leur famille, de leur entreprise, de leur cité, dans un esprit de liberté de témoignage, accompagner les jeunes dans leur quête de sens et de référence, voilà bien l’idéal auquel ont adhéré nos prédécesseurs et qui nous motive encore aujourd’hui 1.

Le pasteur et professeur Jean-François Collange, président de ce Conseil scolaire de la FPF, le relayait d’entrée de jeu en disant « qu’existe un lien fondamental et quasi intrinsèque entre les convictions protestantes et la soif d’éducation et d’enseignement ». Par rapport à ces belles déclarations qui

1.

I. beigbeder, J.-P. Perrin (dir.), Enseigner et éduquer aujourd’hui : réflexions protestantes, Actes du colloque du Conseil Scolaire de la Fédération protestante de France, 25-26 janvier 2008, Paris 2009, p. 5.

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Jean-Paul Willaime correspondent effectivement à l’histoire et à la théologie du protestantisme 2, nous voudrions souligner dans cette contribution un paradoxe : malgré l’extrême importance que revêt dans le protestantisme l’éducation tant dans ses dimensions séculières que religieuses, le protestantisme français se caractérise aujourd’hui par un très faible investissement, à travers des écoles privées, dans le domaine scolaire 3 (et ce, alors que le protestantisme français peut se prévaloir de riches contributions à l’éducation scolaire dans les siècles passés). Il a très peu développé des établissements à caractère propre, comme le permet la loi Michel Debré de 1959 – une loi qu’il a combattue en son temps –, et il a très nettement privilégié l’école publique laïque. Cette situation, dont on rappellera ci-dessous les origines historiques, se manifeste aujourd’hui par le faible nombre d’écoles protestantes dans notre pays. Ceci apparaît d’autant plus étonnant, notamment vu de l’étranger, qu’aujourd’hui en France, à côté de l’important réseau des 9 000 établissements scolaires catholiques, il y a plus d’une centaine d’écoles juives 4 et plus d’une trentaine d’écoles musulmanes. Malgré les difficultés diverses que rencontrent ces dernières pour passer un contrat d’association avec l’État, malgré les obstacles qu’on leur impose 5, quelques écoles musulmanes ont réussi à passer un tel contrat d’association (le collège-lycée Averroès à Lille, le collège-lycée Ibn Khaldoum à Marseille et un autre établissement à Saint-Denis, dans l’Île de La Réunion) et d’autres s’apprêtent à le faire. La création en 2014 de la Fédération nationale de l’enseignement privé musulman confirme l’intérêt manifesté par les musulmans pour le domaine scolaire. La faible présence protestante dans ce domaine singularise donc cette minorité religieuse non seulement par rapport à la majorité catholique, mais aussi par rapport aux autres minorités religieuses juive et musulmane.

2. 3.

4. 5.

148

Nous l’avons notamment documenté et expliqué dans le dossier « éducation » dans P. giSel (dir.), Encyclopédie du Protestantisme, Genève-Paris 1995, p. 469-481. Nous laissons ici de côté ici le cas particulier de l’Alsace-Moselle où un enseignement religieux catholique, protestant et juif est mis en œuvre dans les écoles publiques de l’école primaire au lycée. Les protestants d’Alsace et de Moselle sont présents dans le cadre de ce dispositif. Voir L. hourmant et J.-P. Willaime, « L’enseignement religieux dans les écoles publiques d’Alsace-Moselle : évolutions et défis », dans J.-P. Willaime (dir.), Le défi de l’enseignement des faits religieux à l’école. Réponses européennes et québécoises, Paris 2014, p. 309-329. M. Cohen, « De l’école juive…aux écoles juives. Première approche sociologique », dans B. PouCet (dir), L’État et l’enseignement privé, Rennes 2011, p. 237-261. Comme dans le cas du collège-lycée « Al-Kindi » à Décines près de Lyon ou du collège-lycée « La réussite » fondé en 2001 à Aubervilliers.

Contribution des protestants français à l’enseignement scolaire privé Les écoles protestantes en France : une peau de chagrin ? Malgré la récente mobilisation du protestantisme évangélique sur le terrain scolaire, malgré la création en 1992-1993 du Conseil scolaire de la FPF et l’initiative qu’il a prise d’organiser deux importants colloques en 2008 et en 2011 6, le paysage scolaire protestant apparaît très limité. En 2014 au Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), le Collège cévenol, qui était un des fleurons des écoles protestantes sous contrat d’association avec l’État, a, dans l’indifférence générale des protestants, fermé ses portes après soixante-seize ans d’existence (il avait été fondé en 1938 7). Ainsi ne subsiste-t-il aujourd’hui que quatre établissements scolaires protestants sous contrat d’association avec l’État : l’important Pôle Éducatif Protestant « Jan Amos Comenius » de Strasbourg, accueillant 1 950 élèves de la maternelle à la terminale, et trois établissements plus modestes : le collège-lycée Bernard Palissy à BoissySaint-Léger (Val de Marne) qui accueille 300 élèves de la 6e à la terminale, l’École Marie Durand à Nîmes (Gard) qui accueille 210 élèves de la maternelle au primaire, et l’« ensemble scolaire Maurice Tièche » d’inspiration adventiste 8 à Collonges-sous-Salève (Haute-Savoie), qui accueille 295 élèves de la maternelle à la terminale. À côté de ces quatre établissements ayant passé contrat avec l’État, il y a quelques établissements privés hors contrat, en particulier l’établissement scolaire privé « Daniel » à Guebwiller (Haut-Rhin) d’inspiration évangélique qui accueille désormais des élèves de la maternelle à la terminale. Parmi les établissements protestants hors contrat, on compte 25 autres écoles protestantes d’inspiration évangélique, en général de taille très modeste et de création récente. On voit qu’à part des établissements scolaires relevant d’une spécificité locale – comme le Pôle éducatif protestant de Strasbourg ou l’école Marie Durand à Nîmes – ou relevant d’une spécificité dénominationnelle, comme le pôle scolaire adventiste, l’investissement protestant dans le domaine scolaire est très faible. Seul l’intérêt du protestantisme évangélique pour ce domaine vient contredire cette constatation.

6.

7.

8.

Outre le colloque cité en note 1, il y eut un second colloque à Strasbourg les 28-29 janvier 2011 sur le thème : « Quel enseignement pour préparer des femmes et des hommes à affronter les défis d’aujourd’hui ? Des écoles protestantes d’ici et d’ailleurs s’interrogent », I. beigbeder, A.-M. boyer (dir.), Actes du 2e Colloque du Conseil Scolaire de la Fédération Protestante de France, Strasbourg, 28-29 janvier 2011, Paris 2012. Après le drame qu’a connu cet établissement suite à l’assassinat le 16 novembre 2011 de la jeune interne Agnès Marin par un autre élève (qui s’est avéré être un violeur récidiviste), suite à la chute du nombre d’élèves qui a suivi et à diverses difficultés, notamment financières, cet établissement au passé prestigieux et au projet pédagogique original s’est trouvé dans l’impossibilité d’assurer la rentrée 2014. Les adventistes sont devenus membres de la Fédération Protestante de France en 2006. Maurice Tièche, formé à l’école de Jean Piaget, initia en 1936 cet ensemble scolaire adventiste à Collonges-sous-Salève. Le système éducatif adventiste forme, à l’échelle mondiale, le plus grand réseau unifié d’enseignement privé protestant.

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Jean-Paul Willaime Ainsi, en 2004, s’est créée l’Association des établissements scolaires protestants évangéliques francophones qui rassemble, à côté des écoles belges et suisses, une quinzaine d’établissements scolaires privés en France. Cette association, membre de l’Association of Christian Schools International, est présidée par Luc Bussière, par ailleurs président de l’association gestionnaire de l’établissement « Daniel » à Guebwiller. En septembre 2014 ouvrait également à Guebwiller un « Centre de Formation Professionnelle des Enseignants Chrétiens » dénommé Institut Supérieur Protestant Mathurin Cordier 9. Les raisons du faible intérêt des protestants français pour l’enseignement privé Ces raisons ont été bien étudiées, notamment par les historiens du protestantisme André Encrevé et Patrick Cabanel dans un numéro spécial de la revue Histoire de l’éducation 10. Le fait est connu : les protestants français, à la tête en 1880 d’un réseau scolaire de 1608 écoles (dont 1 019 communales et 589 privées 11) ont remis la quasi-totalité de leurs écoles au réseau public après les lois Ferry de 1881 et 1882 instaurant l’école primaire de la République, gratuite, laïque et obligatoire. Mais, dans les années 1880, remarque Patrick Cabanel : le protestantisme n’a pas immédiatement et sans regrets sacrifié, comme on l’a volontiers écrit, son réseau scolaire au bénéfice d’une école laïque dont il aurait tout attendu. Cette image d’Épinal, qui se construit dans le contraste avec la résistance et le refus de l’Église catholique, n’est juste que de façon globale et sur une durée moyenne : le réseau scolaire protestant a bientôt disparu presque tout entier, non parce que ses dirigeants auraient spontanément brûlé leur vaisseau à la vue de la terre promise laïque, mais parce que tout a été emporté comme irrésistiblement. En fait, les rangs de la Société pour l’encouragement de l’instruction primaire parmi les protestants de France (SEIPP) 12 et de l’ensemble du protestantisme français se sont divisés face à la laïcité : les uns étaient prêts à fondre leurs écoles dans celles de la nation républicaine, les

9.

Mathurin Cordier (1479 ?-1564), pédagogue et grammairien français – Calvin l’eut comme professeur – qui exerça d’importantes responsabilités pédagogiques et de direction dans l’enseignement protestant à Genève, Neuchâtel et, surtout, à Lausanne. 10. P. Cabanel et A. enCrevé (dir.), Les protestants, l’école et la laïcité. xviiie-xxe siècles, n° spécial de la revue Histoire de l’éducation, n° 110, Institut national de recherche pédagogique, Paris 2006. 11. Chiffres donnés par André Encrevé dans son article : « Les protestants réformés face à la laïcisation de l’école au début des années 1880 », Revue d’histoire de l’Église de France, janvier-juin 1998, p. 71-96. 12. Précisons (JPW) que la Société pour l’encouragement de l’instruction primaire parmi les protestants de France fut créée en 1829. Le protestant François Guizot, qui fut ministre de l’instruction publique de 1832 à 1837, fit partie de son comité dès sa création et il la présida de 1852 à sa mort en 1872.

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Contribution des protestants français à l’enseignement scolaire privé autres, tout aussi républicains, se montraient soucieux, pour diverses raisons, de sauvegarder un enseignement proprement protestant 13.

André Encrevé 14 a bien montré que, dans les années 1880, les milieux dirigeants du protestantisme français ne partageaient pas les convictions des anticléricaux d’origine catholique. Tout en acceptant la laïcisation de l’école publique, ils souhaitaient que le catéchisme puisse être enseigné dans les locaux scolaires (cette demande de la SEIPP ne sera pas honorée), autrement dit que la contribution religieuse à l’éducation soit prise en compte, y compris par le complément d’enseignement moral que les ministres des différents cultes pourraient apporter au cours de « morale pratique » dispensé par l’instituteur laïque. Ce qu’André Encrevé a qualifié à juste titre de « laïcité protestante 15 » montre que les protestants français étaient certes favorables à la laïcisation de l’école, mais non à l’exclusion totale du religieux de l’éducation scolaire. Tout en rejoignant les laïques dans leur combat contre le cléricalisme catholique, les protestants critiquaient en même temps le cléricalisme laïque qui, hostile à la religion, ne respectait pas selon eux la neutralité scolaire et une authentique laïcité. Comme le précisait Charles Robert, alors président de la SEIPP, dans son rapport de 1882 cité par Patrick Cabanel: « partout où l’école laïque ne sera ni catholique, ni matérialiste, ni athée », les protestants, poursuit notre collègue, pourront y envoyer leurs enfants. Dans le cas inverse, il leur appartiendrait de préparer, fût-ce au prix des plus grands sacrifices, la création d’une école libre 16 » L’école privée n’apparaissait nécessaire que s’il y avait des défaillances graves de l’enseignement public, notamment en matière de laïcité. Reste que, pour ce qui concerne le maintien des écoles privées protestantes, remarque Patrick Cabanel, in fine « le « peuple » protestant a donc clairement choisi l’école laïque » et s’est refusé « à suivre la SEIPP dans sa tentative de plus en plus isolée et minoritaire visant à faire perdurer un enseignement protestant privé 17 ». Le fait que plusieurs protestants libéraux, au premier rang desquels Ferdinand Buisson, aient joué un grand rôle dans le développement de l’école publique laïque, a contribué à ce que les protestants français considèrent l’école

13. P. Cabanel, « De l’école protestante à la laïcité. La Société pour l’encouragement de l’instruction primaire parmi les protestants de France (1829-années 1880) », dans P. Cabanel et A. enCrevé (dir.), Les protestants, l’école et la laïcité. xviiie-xxe siècles, p. 79. 14. A. enCrevé, « Les protestants face à la “loi Debré” de 1959 », dans P. Cabanel et A. enCrevé (dir.), Les protestants, l’école et la laïcité. xviiie-xxe siècles, p. 174-175. 15. A. enCrevé, « Les protestants français face à la laïcisation de l’école au début des années 1880 », Revue de l’histoire de l’Église de France, janv.-juin 1998, p. 71-96. Jean Baubérot parle, quant à lui, de « laïcité religieuse » (Le Retour des Huguenots, Cerf-Labor et Fides, Paris 1985, p. 81). 16. P. Cabanel, « De l’école protestante à la laïcité. La Société pour l’encouragement de l’instruction primaire parmi les protestants de France (1829-années 1880) », p. 82. 17. Ibid., p. 83.

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Jean-Paul Willaime publique laïque comme la leur. « Son esprit, en fait, sera protestant » comme l’écrit le directeur d’une école protestante, cité par Patrick Cabanel, réagissant positivement à la laïcisation de son école 18. Rappelons les principales figures de ces protestants libéraux qui, même si l’on a pu s’interroger à juste titre sur leur caractère de protestant (en particulier à la fin de leur parcours), ont profondément marqué les protestants français, fiers de constater que certains des leurs exerçaient de hautes responsabilités dans l’enseignement public et avaient insufflé un « esprit protestant » à cette école laïque qu’ils avaient notoirement contribué à fonder. Ferdinand Buisson (1841-1932) fut directeur de l’enseignement primaire de 1879 à 1896, Félix Pécaut (1828-1898) contribua à la fondation de l’École Normale Supérieure de Fontenay-aux-Roses dont il fut le premier directeur, Jules Steeg (1836-1898) lui succéda dans cette même École Normale Supérieure après avoir dirigé le Musée pédagogique à Paris, Élie Rabier (1846-1932) dirigea l’enseignement secondaire de 1889 à 1907. Il y eut, à travers ce réseau Buisson, une incontestable dimension protestante de cette genèse de l’école publique laïque en France 19 et cet héritage ne pouvait que renforcer l’adhésion des protestants français à cette école. Les réticences protestantes à l’enseignement privé et le fort engagement protestant en faveur de l’école laïque Dans le conflit qui opposa l’école catholique à l’école laïque, les protestants français, malgré les tentatives de quelques-uns d’entre eux et les positions plus modérées de leurs milieux dirigeants, se sont ralliés au camp laïque. L’école privée, pour les protestants, c’était d’abord l’école catholique et ses prétentions de constituer une alternative à l’école laïque de la République. La Fédération protestante de l’enseignement (FPE) 20, créée en 1948 sous la présidence de Paul Ricœur, se manifesta notamment en 1957, en pleine « guerre scolaire », par un ouvrage collectif Laïcité et paix scolaire exprimant une voix originale de « laïques parce que chrétiens » se situant entre les défenseurs de l’école catholique et les laïques intransigeants. Ce volume collectif s’ouvre significativement par la lettre de Jules Ferry aux instituteurs du 17 novembre 1883 : la FPE voyait dans cette « profession de foi laïque » « un des premiers

18. Ibid., p. 88. 19. Voir P. Cabanel, Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité (1860-1900), Rennes 2003. 20. La Fédération protestante de l’enseignement fut créée en 1948. Paul Ricœur fut son premier président. Sur cette fédération et les associations qui l’ont précédée, voir la contribution d’A. baubérot, « Les associations d’enseignants protestants face à la laïcité scolaire (19291959) », dans P. Cabanel et A. enCrevé (dir.), Les protestants, l’école et la laïcité. xviiiexxe siècles, n° spécial de la revue Histoire de l’éducation, n° 110, Paris 2006, p. 141-165.

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Contribution des protestants français à l’enseignement scolaire privé manifestes de l’esprit laïque » dont elle se réclamait 21. Considérant que ces lois remettaient en cause la paix scolaire, la FPE s’était déjà opposée aux lois Marie et Barangé de 1951 accordant des soutiens financiers aux élèves (bourses) et aux parents (allocation scolaire) ayant choisi l’enseignement privé. Vigilante par rapport à un « laïcisme athée qui serait la négation de la liberté de chacun », prônant une laïcité « ouverte et fraternelle », la FPE n’en rejoindra pas moins le Comité national d’action laïque (CNAL) dans la lutte contre la loi Michel Debré de 1959 et ce, malgré un Mémorandum modéré qu’elle avait élaboré 22. La base protestante réagit dans le même sens, c’est-à-dire en militant pour un appui plus marqué en faveur de l’école laïque, à un texte de 1959 de la Fédération protestante de France qui, tout en souhaitant le maintien du principe de laïcité, réaffirmait « le droit pour les protestants de créer des écoles privées et leur devoir de les soutenir 23 ». Une nouvelle fois, l’on constatait que si les cercles dirigeants du protestantisme osaient une approche plus nuancée de la laïcité scolaire, la base protestante se prononçait avec moins de retenue et de façon plus exclusive pour l’école publique laïque. Dans le texte de « conclusions » qu’elle donna au volume qu’elle édita en 1957 : Laïcité et paix scolaire 24, la FPE n’osait concevoir le maintien d’écoles privées que si « une école nationalisée mais non étatisée » ne pouvait se réaliser. Elle concédait que « l’enseignement libre » pouvait représenter un atout dans sa capacité à entreprendre de nouvelles expériences pédagogiques. L’enseignement privé lui apparaissait plus apte « au renouvellement de nos méthodes pédagogiques » alors « qu’il est difficile de sortir notre enseignement traditionnel de la routine et de la soumission aux programmes et aux exigences des examens » (sic). Par ailleurs, dans ces conclusions de 1957, la FPE déclarait explicitement à propos de « l’enseignement protestant en France d’outre-mer » qu’il resterait « une nécessité, en tout cas, tant que la métropole n’aura pas les moyens de satisfaire les besoins scolaires considérables de ces territoires ». Qui plus est, précisait le texte de la FPE, « il nous paraît particulièrement adapté au développement culturel de sociétés auxquelles notre enseignement habituel, nos concepts et nos valeurs ne sont pas directement accessibles ».

21. Laïcité et paix scolaire. Enquête et conclusions de la Fédération Protestante de l’Enseignement, Paris 1957, p.20. 22. Ce mémorandum, note Arnaud Baubérot, se heurta « à de très vives réticences au sein même de la Fédération » et déclencha une « crise interne sans précédent dans l’histoire de la FPE » (il fait référence au rapport moral de 1960 de la FPE), p. 163. 23. Qui plus est, la FPF osait déclarer que son attention avait été « particulièrement retenue par la solution trouvée dans les départements concordataires ». Voir André Encrevé qui mentionne ce communiqué de la FPF page 186 de son article « Les protestants face à la « loi Debré » de 1959 ». 24. Voir le texte de « Conclusions de la FPE » aux p. 331-334, particulièrement la p. 333 du volume Laïcité et paix scolaire. Enquête et conclusions de la Fédération Protestante de l’Enseignement.

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Jean-Paul Willaime Donc, sur le fond d’un refus du pluralisme scolaire à base confessionnelle ou philosophique, fervente partisane d’une école publique accueillant tous les élèves quelle que soit leur sensibilité religieuse ou non religieuse, la FPE n’acceptait le principe d’écoles privées que pour deux raisons : – l’une, négative, si l’école publique n’était plus véritablement laïque en ne respectant pas la neutralité religieuse et en n’étant plus digne de sa mission ; – l’autre, positive, pour expérimenter de nouvelles méthodes pédagogiques. La troisième exception au principe de l’école publique laïque était la France d’outre-mer, la laïcité scolaire de la métropole n’apparaissant pas comme un article d’exportation dans les « colonies ». En 1984, la FPE soutint le projet Savary proposant la création d’un grand service unifié de l’éducation nationale et, en 1994, elle se mobilisa, avec les forces laïques, contre la révision de la loi Falloux autorisant les collectivités locales à soutenir davantage les dépenses d’investissements des écoles privées. Significativement, la FPE déclare avoir comme partenaires non seulement la Fédération internationale protestante de l’enseignement 25, ce qui va de soi, mais aussi Chrétiens à l’école publique, le mouvement catholique défendant l’école publique et l’engagement des catholiques en son sein. En 2011, dans son texte de présentation, la FPE indique : La FPE a milité dès le début pour une laïcité ouverte : ses membres cherchant à vivre pleinement leur foi et leur engagement pour la laïcité dans le respect de chacun, croyant et non croyant. Dans les années 50-60, la FPE s’engage dans le combat laïque en affirmant un double refus : refus de l’école cléricale et refus du sectarisme antireligieux. […] Fidèle à ses idéaux laïques, elle choisit de travailler, en priorité, dans l’école publique pour y témoigner de son engagement et de ses valeurs.

En 1984, elle précise : la laïcité conçue comme une stricte neutralité sur le plan religieux a été une grande conquête de la liberté face à l’emprise cléricale ; mais dans une société déchristianisée, elle ne répond plus aux besoins des jeunes confrontés au vide idéologique, à la crise des valeurs et à la recherche de racines. La FPE a alors le souci de la place de la culture religieuse dans l’enseignement public. […].

La FPE s’est reconnue dans les analyses et les propositions du rapport « Debray » sur l’enseignement du fait religieux dans l’enseignement public.

25. Cette fédération a son siège à La Haye aux Pays-Bas et son secrétariat à Hanovre au siège de l’Église protestante d’Allemagne.

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Contribution des protestants français à l’enseignement scolaire privé La priorité pour l’école publique est clairement affirmée et l’on n’hésite pas, ce qui se discute 26, à identifier l’école confessionnelle à « l’école cléricale ». Mais, signe d’évolution, on ose dire qu’une certaine conception de la laïcité n’est plus adaptée à notre temps et que les jeunes sont aujourd’hui confrontés au « vide idéologique » et à « la crise des valeurs ». Les raisons du faible intérêt protestant pour la création d’écoles privées protestantes plongent donc profondément dans l’histoire et s’enracinent dans des convictions proprement religieuses valorisant le modèle d’une école publique accueillant tous les élèves et l’engagement des enseignants protestants dans l’école publique. Le fait que l’école publique laïque soit aussi considérée comme l’œuvre des protestants à travers l’importante contribution de plusieurs protestants à sa fondation, le démarquage par rapport au catholicisme comme l’héritage de générations d’enseignants protestants ayant déployé leurs talents et leurs convictions dans l’école publique, le fait que la laïcité, notamment scolaire, soit presque, chez les protestants français, considérée comme un article de foi, c’est-à-dire comme une dimension essentielle de leur identité religieuse, tout cela ne pouvait que freiner, voire rendre impensable, l’éclosion éventuelle de projets pédagogiques originaux qui auraient pu se déployer à travers des écoles protestantes privées sous contrat ou non avec l’État. Mais, comme on vient de le voir, affleure aujourd’hui la prise de conscience que la situation actuelle est très différente de celle où une école publique laïque avait dû s’affirmer contre le cléricalisme. Les raisons qui auraient pu et pourraient inciter les protestants à créer des écoles privées Si l’on peut légitimement s’étonner du faible intérêt manifesté par les protestants français pour créer des écoles privées protestantes, c’est que plusieurs bonnes raisons auraient pu contribuer à agir dans un autre sens, favorable à un entrepreneuriat scolaire. 1) l’importance de l’intérêt protestant pour l’éducation ; 2) le fait que le protestantisme a produit quelques grandes figures de pédagogues et que les protestants français pourraient se prévaloir de la réussite et de l’originalité de leurs rares réalisations scolaires ; 3) le fait que, dans d’autres pays d’Europe, les protestants ont, contrairement à leurs coreligionnaires français, beaucoup plus investi le terrain scolaire ; 4) le fait que les entreprises missionnaires des protestants français ont inclus l’œuvre scolaire ; 5) le fait que le protestantisme évangélique osant le terrain scolaire, on peut d’autant plus s’interroger sur l’absence d’initiative des luthéro-réformés dans ce domaine ; 6) le fait que, dans le domaine de l’action sociale, les protestants français se sont au contraire distingués par un fort entrepreneuriat ; 7) le fait

26. Même si cette façon de s’exprimer est à remettre dans le contexte des années 1950-1960.

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Jean-Paul Willaime que l’école publique d’aujourd’hui n’est pas à la hauteur des espérances qu’on a mises en elle et qu’elle peine à relever le défi de l’intégration et de la réussite scolaire de tous les élèves. Reprenons successivement ces diverses raisons. 1) On peut, à bien des égards, définir le protestantisme comme un projet éducatif, tellement la formation des fidèles à l’intelligence des Écritures et à une vie quotidienne inspirée de l’idéal évangélique a été et est restée importante dans la compréhension protestante du christianisme. Luther comme Calvin promurent l’école, l’apprentissage de la lecture apparaissant indispensable pour accéder à la Bible. Patrick Cabanel et André Encrevé rappellent que « la discipline des Églises réformées de France du xvie siècle fait l’obligation aux Églises de « dresser » une école à côté de chaque église locale, le maître devenant l’auxiliaire du pasteur 27 ». Tant la culture profane que la culture religieuse furent valorisées dans l’histoire des protestantismes. Rappelons, entre autres exemples, celui des écoles du dimanche, un mouvement d’éducation populaire créé en 1814 en Angleterre et qui avait à l’origine pour but de scolariser les jeunes ouvriers pour leur apprendre à lire, à écrire et à compter, tout en leur enseignant la Bible. 2) De fait, la contribution du protestantisme à la pédagogie et à des projets scolaires originaux est importante au cours de l’histoire à travers des figures très diverses. Mentionnons en particulier Jan-Amos Comenius (15921670), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826), Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827). À la charnière des xixe et xxe siècles, signalons Pauline Kergomard (1838-1925), initiatrice des écoles maternelles en France et Gustave Monod (1885-1968), directeur de l’enseignement du second degré de 1945 à 1949, qui, soucieux d’une réforme de l’enseignement et de la modernisation de l’école, lança l’expérience des « classes nouvelles » et créa en 1945 le Centre international d’études pédagogiques de Sèvres 28. Quant à la valeur et la renommée des écoles protestantes en France, l’atout que représentent ou représentaient leur « caractère propre » et l’originalité de leur projet pédagogique, nous ne mentionnerons que le Pôle protestant de Strasbourg et, pour le passé, le défunt Collège cévenol comme exemples des atouts et des qualités de ces écoles. 3) Ces dernières décennies et dans divers pays d’Europe, les protestants ont été actifs dans le domaine scolaire et ont créé divers établissements. Gerhard Pfeiffer 29, secrétaire général de la Fédération Internationale Protestante de l’Enseignement, mentionne plusieurs pays significatifs à

27. P. Cabanel et A. enCrevé, « De Luther à la loi Debré : protestantisme, école et laïcité », dans id. (dir.), Les protestants, l’école et la laïcité xviiie-xxe siècles, p. 8. 28. Gustave Monod, une certaine idée de l’école, Sèvres 2008. 29. G. Pfeiffer, « Écoles protestantes en Europe : héritage, mutations, perspectives », dans I. beigbeder, A.-M. boyer (dir.), Actes du 2e Colloque du Conseil Scolaire de la Fédération Protestante de France, Strasbourg, 28-29 janvier 2011, Paris 2012, p. 25-33.

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Contribution des protestants français à l’enseignement scolaire privé cet égard. La Hongrie compte aujourd’hui une quarantaine de lycées protestants et nombre de paroisses se sont engagées dans la création d’écoles primaires. Aux Pays-Bas, où les écoles privées sont financées, comme les écoles publiques, par le trésor public, la majorité des écoles sont confessionnelles, soit catholiques, soit protestantes. Le lycée Calvin, près de Rotterdam, tout en affichant clairement son identité chrétienne à travers notamment une méditation matinale à base biblique, est devenue une école très multiculturelle accueillant des élèves de diverses religions et venant des quatre coins du monde 30. En Allemagne, plus de 150 écoles protestantes ont été fondées dans l’ex-RDA, nous apprend Winfried Overbeck, proviseur du Domgymnasium à Brandebourg 31. Cet auteur souligne que l’attractivité de ces écoles protestantes par rapport à l’enseignement public est telle qu’elle commence à préoccuper les autorités de différents Länder. 4) Le versant scolaire de l’œuvre missionnaire est considérable et Jean-François Zorn a bien mis en lumière l’importance du « temple-école » en prenant l’exemple de l’œuvre missionnaire déployée au Lesotho en Afrique australe par la Société des Missions Evangéliques de Paris 32. Conséquences de l’œuvre scolaire initiée par des missionnaires protestants, on constate aujourd’hui dans de nombreux pays (au Bénin, au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au Congo Brazzaville, en Haïti, à Madagascar, en Polynésie française, en République Démocratique du Congo, au Rwanda, au Tchad, au Togo) la présence de nombreuses écoles protestantes valorisées, y compris d’un point de vue théologique, et soutenues par les populations locales et leurs autorités politiques et religieuses. Les protestants français se glorifieront d’ailleurs à l’occasion de réalisations comme le Collège protestant de Beyrouth (fondé en 1927) et le lycée « Do Kamo » à Nouméa (Nouvelle Calédonie) fondé en 1979 dans sa forme actuelle 33. Les délégations qui ont participé en 2011 à Paris à la « rencontre des responsables des œuvres scolaires protestantes en lien avec le DEFAP et la CEVAA » reconnaissent explicitement l’important

30. C. de dreu et D. de graaf, « Le lycée Calvin : une école aux Pays-Bas dans un quartier multiculturel », dans I. beigbeder, A.-M. boyer (dir.), Actes du 2e Colloque du Conseil Scolaire de la Fédération Protestante de France, p. 34-40. 31. W. overbeCk, « Renouveau dans les cendres. La fondation d’un centre scolaire protestant autour de la Cathédrale de Brandebourg (Allemagne) », dans I. beigbeder, A.-M. boyer (dir.), Actes du 2e Colloque du Conseil Scolaire de la Fédération Protestante de France, p. 41-46. 32. J.-F. Zorn, « Le rôle des écoles dans la mission des Églises protestantes du Sud : héritages, mutations, perspectives », dans I. beigbeder, A.-M. boyer (dir.), Actes du 2e Colloque du Conseil Scolaire de la Fédération Protestante de France, Strasbourg, 28-29 janvier 2011, Paris 2012, p. 11-24. 33. Le lycée « Do Kamo » a vocation à former des « hommes véritables » (signification de « Do Kamo »). Cet établissement a été reconnu apte à envoyer certains de ses élèves à Sciences Po Paris.

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Jean-Paul Willaime héritage des écoles des missionnaires. Dans le texte intitulé « Déclaration finale des délégations » qui a clôturé cette rencontre rassemblant des représentants d’écoles protestantes des Antilles, d’Afrique et d’Océanie, on lit : Considérant que les œuvres scolaires protestantes sont l’héritage des missions et de l’utopie de nos pères fondateurs, membres de la CEVAA ou en lien avec le DEFAP ; Considérant que la continuation de ce rêve est un devoir pour les héritiers que nous sommes ; […] Les délégations interpellent la CEVAA et à travers elle, le DEFAP et la Fédération Protestante de France directement et par l’intermédiaire de leurs Églises respectives sur les points suivants : – La mise en réseau des enseignements protestants du monde sur les plans régional et international, doit être une priorité […] – […] une réflexion visant à s’interroger sur les moyens pédagogiques, humains, structurels et financiers permettant de garantir l’efficacité de leurs œuvres dans le respect de leur identité protestante et culturelle.

5) L’intérêt manifesté par les protestants évangéliques pour le domaine scolaire, le développement, certes relatif mais tout de même significatif, d’un réseau d’écoles protestantes évangéliques auraient pu inciter (pourraient inciter ?) des luthéro-réformés à prendre des initiatives sur le terrain scolaire et ce, d’autant plus que l’enseignement public est en crise. Dans cette conjoncture, on se bouscule à l’entrée des écoles privées catholiques, plusieurs de ces écoles accueillant d’ailleurs un nombre non négligeable d’élèves protestants. Certains protestants, confrontés à une offre scolaire publique qu’ils jugent pour diverses raisons d’une qualité insuffisante, préfèrent inscrire leurs enfants dans une école catholique de meilleure réputation. En cela, ils se comportent comme la plupart des Français, y compris des Français musulmans qui font plus confiance à des écoles catholiques qu’à des écoles laïques pour l’éducation scolaire de leurs enfants (certaines écoles catholiques, notamment à Marseille, accueillant de fait de nombreux élèves musulmans). Mais des parents protestants luthéro-réformés seraient-ils, à l’image de leurs coreligionnaires évangéliques, assez motivés et nombreux pour prendre des initiatives visant à créer des écoles protestantes ? Rien n’est moins sûr. Or, comme le montre la façon dont la plupart des écoles protestantes évangéliques ont été créées, la mobilisation des parents est essentielle dans cette affaire. C’est aussi parce que des familles juives et musulmanes sont très motivées pour créer des écoles de leur famille spirituelle que des réseaux scolaires se sont développés dans leur orbite. 6) Les protestants français se sont distingués et se distinguent encore par leur important entrepreneuriat social qui les a amenés à créer des associations et des établissements très actifs et reconnus. Rappelons par exemple que, pour ce qui concerne l’accueil des personnes handicapées, deux établissements protestants très importants : les « Asiles John Bost » à Bergerac (Dordogne) et 158

Contribution des protestants français à l’enseignement scolaire privé le « Sonnenhof » à Bischwiller (Bas-Rhin), déploient une action reconnue et appréciée des pouvoirs publics. Ce qui n’empêche pas ces deux établissements d’assumer clairement et sereinement leur ancrage protestant. Pourquoi l’entrepreneuriat protestant ne s’est-il pas porté vers le domaine scolaire, notamment en créant des écoles déployant des pédagogies particulièrement adaptées pour des élèves en échec dans l’enseignement public ou pour des milieux très divers au plan socio-culturel ? 7) Dans une conjoncture marquée aussi bien par le « vide idéologique » que par une diversité accrue des conceptions de la vie (à dimension religieuse ou non), dans une conjoncture marquée par une plus forte diversité socioculturelle et par l’aggravation des différences socio-économiques, des projets pédagogiques originaux et attentifs aux différentes dimensions de l’éducation pourraient rencontrer l’intérêt des familles. Encore faudrait-il que des protestants osent l’utopie éducative comme certains de leurs prédécesseurs l’ont fait. Conclusions Le 24 février 2014, sur le Forum du site Regards protestants, une tribune signée Jacqueline Assaël, déplorant le manque de réaction du monde protestant face à la fermeture, qui s’annonçait à cette date, du Collège Cévenol, titrait significativement : « Chape de plomb sur le Collège cévenol : un silence inaudible ». L’auteure écrivait notamment : Le collège Cévenol fut le symbole d’une recherche, initiée au sein du protestantisme, d’une forme de culture et de pédagogie innovante autour de la notion de liberté. Paul Ricœur y a enseigné la philosophie. Alors comment accueillir sans émotion la faillite de ses aspects mythiques ? Le protestantisme peut-il encore inspirer un modèle éducatif ? […]. Il ne suffit pas de faire entrer dans un musée la mémoire protestante qui s’attache à ce lieu, comme on empaille, comme on naturalise un oiseau. Et il ne faut pas renoncer à chercher des voies pédagogiques innovantes et généreuses, à une époque précisément où l’école, en de nombreux points du territoire, sombre dans le chaos. […]. Sur le site du collège, le 9 février, Rolph a parfaitement exprimé la spécificité d’un tel lieu d’enseignement : « C’est – hélas – un fait, mais loin d’être un fait divers. La fermeture définitive du collège Cévenol marque la fin d’un chapitre incroyablement intense de l’histoire et de la culture protestantes en France. À commencer par l’engagement de ses fondateurs pendant les années sombres de l’occupation nazie, jusqu’aux bienfaits indéniables d’une pédagogie hors du commun pour beaucoup d’élèves ».

Il est indéniable selon nous qu’avec la fermeture du Collège cévenol, une page ô combien riche et attachante de l’histoire du protestantisme s’est tournée, et la question se pose aujourd’hui : « Le protestantisme peut-il encore inspirer un modèle éducatif ? ». Cette interpellation peut d’autant plus être entendue qu’à l’heure d’Internet et de la mondialisation, dans le contexte des 159

Jean-Paul Willaime incertitudes ultramodernes, l’éducation nationale française peine à engager les réformes nécessaires pour faire face aux défis éducatifs contemporains. C’est aussi effectivement la question qui se pose si l’on considère l’originalité et la valeur ajoutée réelle des projets pédagogiques qu’ont pu initier et qu’initient encore aujourd’hui les quelques établissements protestants qui restent. Citons, pour conclure sur une note optimiste, deux projets éducatifs qui démontrent particulièrement bien que des écoles privées protestantes peuvent parfaitement trouver leur place dans l’offre scolaire actuelle : le Pôle éducatif protestant de Strasbourg et l’ensemble scolaire adventiste de Collonges-sous-Salève. « L’éducation est la voie royale pour faire naître une humanité meilleure », c’est sous cette référence emblématique à Jan Amos Comenius que le Pôle éducatif protestant de Strasbourg revendique trois fondements essentiels de son projet pédagogique : « la tradition humaniste », « la référence chrétienne, en particulier dans son expression protestante », « les valeurs de la République ». Il exprime particulièrement son caractère propre à travers « une conception globale de la formation de la personne (éducation et instruction) ». La dimension holistique de l’éducation, intégrant l’acquisition des savoirs au développement de la personne, à l’ouverture aux autres et à la dimension spirituelle, est d’ailleurs une caractéristique commune aux projets éducatifs des écoles privées confessionnelles. On la retrouve, dans son expression adventiste, à l’Ensemble Scolaire Maurice-Tièche. Cet établissement déploie son action dans le cadre de la philosophie adventiste de l’éducation réputée pour être attentive aussi bien aux facultés physiques, mentales et sociales qu’aux facultés spirituelles, insistant sur l’hygiène de vie, la formation du caractère et l’apprentissage des responsabilités, et ce, dans le cadre du respect des convictions de chacun 34. Des écoles privées protestantes peuvent donc trouver leur place dans l’offre scolaire actuelle et ce, d’autant plus que l’offre scolaire publique perd dans certains cas de son attractivité. L’État, comme l’école publique et ses professeurs, ont perdu de leur aura magistérielle et l’école laïque s’est, comme nous l’avons montré 35, elle-même profondément sécularisée. On peut le déplorer et rêver de l’école d’antan, mais on peut aussi y voir de nouvelles opportunités pour mettre en œuvre des projets scolaires innovants. En se mobilisant au plan scolaire, le protestantisme évangélique l’a bien compris même si son offre ne rencontre qu’un succès limité. L’articulation évangélique de l’éducation scolaire à la rencontre personnelle

34. L’originalité de l’établissement adventiste français réside aussi dans sa section « Études et sports de montagne » en lien avec le cadre naturel dans lequel il se situe. 35. J.-P. Willaime, « Les rapports religion, éducation, laïcité : quels enjeux, hier et aujourd’hui pour les politiques éducatives dans le monde ? » dans A. R. baba-mouSSa, Éducation, Religion et Laïcité, t. I. Des concepts aux pratiques : enjeux d’hier et d’aujourd’hui, Association francophone d’éducation comparée, « Éducation comparée n° 61 », Paris 2007, p. 11-21.

160

Contribution des protestants français à l’enseignement scolaire privé avec Jésus-Christ n’intéresse en réalité qu’un nombre limité de personnes, et de nombreux évangéliques préfèrent envoyer leurs enfants à l’école publique. Le réseau scolaire évangélique ne pourrait prendre de l’ampleur que si la majorité des protestants évangéliques se tournait vers son offre éducative. Quant au protestantisme luthéro-réformé, l’avenir nous dira si, dans la dynamique de l’Église protestante unie de France, il retrouvera le goût de l’entrepreneuriat dans le domaine scolaire. Bibliographie A. R. baba-mouSSa, Éducation, Religion et Laïcité, t. I. Des concepts aux pratiques : enjeux d’hier et d’aujourd’hui, Association francophone d’éducation comparée, « Éducation comparée n° 61 », Paris 2007. J.-P. Willaime, « Les rapports religion, éducation, laïcité : quels enjeux hier et aujourd’hui pour les politiques éducatives dans le monde ? », p. 11-21. J. baubérot, Le retour des huguenots, Cerf-Labor et Fides, Paris-Genève 1985. I. beigbeder, J.-P. Perrin (dir.), Enseigner et éduquer aujourd’hui : réflexions protestantes, Actes du colloque du Conseil Scolaire de la Fédération protestante de France, 25-26 janvier 2008, Fédération Protestante de France, Paris 2009. I. beigbeder, A.-M. boyer (dir.), Actes du 2e colloque du Conseil scolaire de la Fédération Protestante de France, Strasbourg, 28-29 janvier 2011, Conseil scolaire de la Fédération Protestante de France, Paris 2012. J.-F. Zorn, « Le rôle des écoles dans la mission des églises protestantes du Sud : héritages, mutations, perspectives », p. 11-24 ; G. Pfeiffer, « Écoles protestantes en Europe : héritages, mutations, perspectives », p. 25-33 ; C. de dreu et D. de graaf, « Le lycée Calvin : une école aux Pays-bas dans un quartier multiculturel », p. 34-40 ; W. overbeCk, « Renouveau dans les cendres. La fondation d’un centre scolaire protestant autour de la Cathédrale de Brandebourg (Allemagne) », p. 41-46. P. Cabanel, Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité (18601900), PUR, Rennes 2003. P. Cabanel et A. enCrevé (dir.), Les protestants, l’école et la laïcité. xviiie-xxe siècles, n° spécial de la revue Histoire de l’éducation, n° 110, Institut national de recherche pédagogique, Paris 2006. P. Cabanel et A. enCrevé, « De Luther à la loi Debré : protestantisme, école et laïcité », p. 5-21 ; P. Cabanel, « De l’école protestante à la laïcité. La société pour l’encouragement de l’instruction primaire parmi les protestants de France », p. 53-90 ; A. baubérot, « Les associations d’enseignants protestants face à la laïcité scolaire (1929-1959) », p. 141-165. M. Cohen, « De l’école juive… aux écoles juives. Première approche sociologique », dans B. PouCet (dir), L’État et l’enseignement privé, PUR, Rennes 2011, p. 237-261. A. enCrevé, « Les protestants réformés face à la laïcisation de l’école au début des années 1880 », Revue d’histoire de l’Église de France, janvier-juin 1998, p. 71-96. P. giSel (dir.), Encyclopédie du Protestantisme, Labor et Fides-Cerf, Genève-Paris 1995. J.-P. Willaime, « Éducation », p. 405-414.

161

Jean-Paul Willaime Gustave Monod, une certaine idée de l’école, Centre international d’études pédagogiques, Sèvres 2008. L. hourmant et J.-P. Willaime, « L’enseignement religieux dans les écoles publiques d’Alsace-Moselle : évolutions et défis », dans J.-P. Willaime (dir.), Le défi de l’enseignement des faits religieux à l’école. Réponses européennes et québécoises, Riveneuve, Paris 2014, p. 309-329. Laïcité et paix scolaire. Enquête et conclusions de la Fédération Protestante de l’Enseignement, Berger-Levrault, Paris 1957.

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– III –

Les laïcités

UNE LAÏCITÉ SOUS CONTRÔLE ? LES DÉBATS SUR LA LIBERTÉ RELIGIEUSE EN FRANCE DE LA RÉVOLUTION À NOS JOURS, ENTRE LIBÉRALISME ET RÉGALISME

Valentine Zuber École pratique des hautes études, Paris PSL Research University

Le choix entre l’octroi d’une simple tolérance et la dévolution de la pleine liberté de culte par l’État a suscité plusieurs des moments forts des débats inaugurant le processus de laïcisation révolutionnaire en 1789. En ce qui concerne la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC), ces débats ont occupé deux journées de la petite semaine consacrée à la rédaction complète du texte déclaratif. Source de vives oppositions politiques et religieuses à l’intérieur de la première assemblée, ils ont conditionné jusqu’à nos jours nos différentes conceptions de la laïcité. Selon la manière dont la liberté religieuse y a été traitée, la place qui a été octroyée à l’expression religieuse dans l’espace public et au pluralisme religieux 1, la tonalité philosophique et politique des textes légaux changent radicalement. Ces débats s’illustrent dans les différentes déclarations des droits successivement adoptées lors de la période révolutionnaire, mais aussi dans les commentaires qui leur ont été consacrés par les historiens ou les penseurs du politique, de la Révolution jusqu’à nos jours. Dès les premières semaines de la Révolution française, deux traditions laïques s’opposent fermement au sein de l’assemblée constituante. On trouve d’une part les partisans de la liberté religieuse (adeptes du pluralisme) et ceux de la mise sous tutelle de la religion (regroupant les régalistes, cléricaux ou non, adeptes de la religion d’État mais aussi les sceptiques qui espèrent pouvoir un jour éradiquer toute religion). Les premiers penchent pour une solution libérale et pluraliste à la manière de la Révolution américaine, les seconds

1.

R. hermon-belot, Aux sources de l’idée laïque. Révolution et pluralité religieuse, Paris 2015.

165

Valentine Zuber sont pour le maintien d’une tradition plus spécifiquement régalienne et autoritaire. Ces débats se heurtent par ailleurs à une réalité sociologique qui ne se laisse pas ignorer : à la veille de la Révolution, le pays est certes composé d’une majorité de catholiques, mais il existe une minorité chrétienne protestante longtemps persécutée qui cherche à retrouver une légitimité et enfin une microminorité éclatée et méprisée constituée par les communautés juives inégalement dispersées sur le territoire. Le catholicisme est, de plus, très divisé entre une tendance gallicane volontiers monarchiste et une tendance janséniste plus réformatrice, qui ne prônent donc pas la même attitude vis-à-vis de la liberté religieuse. Les débats sur la place à lui donner dans les constitutions politiques ont donc toujours été vifs dans les assemblées révolutionnaires successives. Ils montrent l’importance des rapports de force entre ces différentes composantes religieuses. Selon les périodes, la tendance libérale et la tendance régalienne se sont disputé l’ascendant politique, les victoires de l’une sur l’autre se retrouvant dans la tonalité des textes successivement adoptés. Les commentateurs ultérieurs de la politique religieuse révolutionnaire ont souvent été juges et parties dans ce débat (non encore achevé de nos jours) et qui influençait encore leur position personnelle. C’est pourquoi l’historiographie révolutionnaire a été, elle aussi, si conflictuelle sur ces sujets. L’historiographie au xixe siècle a plutôt été dominée par les partisans spiritualistes du libéralisme religieux, alors qu’au xxe siècle ce sont plutôt les partisans des philosophes émancipés de la religion qui ont eu le vent en poupe. En ce qui concerne les déclarations des droits, cela a eu une incidence sur les débats récurrents entre les partisans de leur origine américaine et protestante et ceux d’une origine philosophique et athée issue des Lumières du xviiie siècle français. Ces conflits à propos de l’importance à donner à la liberté religieuse, à la fois lors de la Révolution elle-même et dans tous les commentaires qu’elle a pu susciter au xixe comme au xxe siècle, ont été cruciaux. En ce qui concerne la DDHC, ils ont joué un rôle primordial dans l’orientation idéologique du mouvement révolutionnaire et nous suivons en cela les conclusions de Marcel Gauchet : Il est hautement significatif que de toutes les matières, pourtant brûlantes, débattues à propos de la Déclaration des droits, ce soit celle-là qui ait soulevé les discussions les plus virulentes. Intensité prémonitoire. Le dimanche 23 août 1789, la Révolution a rencontré l’un des problèmes insolubles où elle allait se perdre, de constitution civile du clergé en culte de l’Être suprême, entre liberté privée et institution publique, entre passion irréligieuse et sentiment de la nécessité du religieux. Dans le déchirement des opinions et le choc des discours, une fracture séculaire de la société française s’est ouverte 2.

2.

166

M. gauChet, La Révolution des droits de l’homme, Paris 1989, p. 174.

Une laïcité sous contrôle ? Nous considérons que cette fracture joue encore largement de nos jours, en particulier à propos des débats récurrents sur la laïcité qui enflamment régulièrement l’opinion publique, les hommes politiques et les médias en France. Même si de nos jours la réalité sociologique a beaucoup changé, les débats théoriques actuels sur la régulation – jugée ou non nécessaire – de la liberté religieuse nous semblent utiliser les mêmes arguments et ressorts rhétoriques que sous la Révolution française, lorsqu’il s’agissait de définir ce droit pour la première fois. Il nous a donc semblé nécessaire de revenir sur cette histoire particulièrement sismique, pour mieux en comprendre les répliques les plus significatives à l’époque contemporaine. I. Les différentes conceptions de la liberté religieuse En ce qui concerne la liberté religieuse (c’est-à-dire la liberté de conscience associée à la liberté de culte), les différents projets sont loin d’être unanimes 3. On peut distinguer au moins quatre catégories : les projets qui ne l’évoquent pas, ceux qui l’admettent du bout des lèvres, en la restreignant au respect d’un culte public établi et officiel, ceux qui l’admettent dans les limites de l’ordre public, et enfin les plus libéraux qui la réclament pleine et entière. L’énigme des projets « muets » sur la liberté religieuse Certains des projets de déclaration ne mentionnent à aucun moment, même implicitement, la liberté en matière de religion 4. Ils constituent une petite minorité parmi tous les textes envisagés mais posent un redoutable problème : celui de la signification qu’il convient de donner à ce silence. Deux questions sont en effet liées au statut très particulier de la liberté religieuse à l’époque. Était-ce parce que la liberté religieuse était proprement impensable aux yeux de ces rédacteurs ou bien au contraire, parce que cette liberté leur paraissait simplement secondaire ? La première question a trait à la possibilité même de l’octroi de la liberté religieuse par des hommes à d’autres hommes. Les projets « muets » marquent-ils l’opposition absolue de leurs auteurs à ce

3.

4.

Le nombre des projets de déclaration dépend des auteurs qui ont procédé à leur comptage et à leur retranscription. Pour Émile Walch (La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et l’Assemblée constituante, Travaux préparatoires, Paris 1903), il y en a 15 ; pour Georg Jellinek (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, contribution à l’histoire du droit constitutionnel moderne, traduit de l’allemand par G. Fardis, avec une préface de F. Larnaude, Paris 1902), 21 ; Christine Fauré en publie 27 (Les Déclarations des droits de l’homme de 1789, textes réunis et présentés par Paris 1988) ; quant à Stéphane Rials, qui considère son « recueil de projets de déclaration comme le plus complet jamais réalisé » il en a recueilli et publiés 45 (La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Paris 1989). Comme, par exemple, les projets de Guy-Jean-Baptiste Target, de Jean-Baptiste Crénière, de Jean-Gabriel Gallot.

167

Valentine Zuber type de liberté ? On aurait alors affaire à des personnes pour qui la possibilité d’un relativisme religieux serait fatalement accrue par la liberté donnée, ce qui mettrait en danger la religion alors dominante et présenterait ainsi un danger mortel pour la société. Ou bien, au contraire, ces auteurs font-ils simplement de la liberté de conscience une sous-catégorie de la liberté d’opinion, et de la liberté de culte une dérivation de la liberté d’expression ? Dans ce deuxième cas, on aurait affaire à des personnes assez libérales pour ne pas craindre une concurrence de vérités religieuses, voire une destruction de ces dernières. Le dernier des trois projets successifs du marquis de La Fayette, daté du 11 juillet 1789 et intitulé « Les droits de l’homme, et de l’homme vivant en société » est sans aucun doute plutôt de ce dernier type. Ce projet ne mentionne plus explicitement, comme son auteur l’avait fait dans les deux premiers parus quelques mois plus tôt, le droit à la liberté religieuse. Pour La Fayette, dans ce projet synthétique et concis à des fins probable d’efficacité, ce droit est donc implicitement inclus dans le droit qu’il proclame inaliénable et imprescriptible à la liberté de toutes les opinions 5. La liberté religieuse reste néanmoins très importante pour cet admirateur des Américains si « naturellement religieux », même si elle est finalement assimilée à une simple opinion. De la même façon, le silence à propos de la liberté religieuse observé par le pasteur député Jean-Paul Rabaut Saint-Étienne dans deux de ses trois principaux projets de texte sur la forme et les principes constitutionnels datant de début août 1789 6, est probablement essentiellement rhétorique ou même simplement tactique (prudence du ministre protestant face à une société essentiellement catholique ?). Son engagement déclaré en faveur de la liberté religieuse la plus entière est en effet patent dans ses discours et écrits parus immédiatement après 7. En revanche, le doute est possible en ce qui concerne l’abbé Emmanuel Joseph Sieyès. Son premier projet de déclaration (20-21 juillet 1789) ne mentionne effectivement pas la liberté religieuse comme étant l’une des libertés de l’homme qu’il voudrait proclamer dans son article 4 sur la liberté individuelle : Tout homme est libre dans l’exercice de ses facultés personnelles, à la seule condition de ne pas nuire aux droits d’autrui.

De même dans son article 5, consacré à la liberté complète d’expression :

5. 6. 7.

168

Extrait de la Motion de M. de La Fayette sur les droits de l’homme, et de l’homme vivant en société, 1789, dans C. fauré, Les Déclarations…, p. 87 et S. rialS, La déclaration…, p. 590-591. Idées sur les bases de toute constitution, par M. rabaut de Saint-étienne, Baudouin, Versailles, s. d., et Principes de toute Constitution, par M. rabaut de Saint-étienne, Baudouin, Versailles, s. d., dans S. rialS, La déclaration…, p. 669-675 et 675-678. Projet du préliminaire de la constitution françoise, présenté par M. rabaut de Saint-étienne, Baudoin, Versailles 1789, dans S. rialS, La déclaration…, p. 678-684.

Une laïcité sous contrôle ? Ainsi, personne n’est responsable de sa pensée, ni de ses sentiments ; tout homme a droit de parler ou de se taire ; nulle manière de publier ses pensées et ses sentiments, ne doit être interdite à personne ; et en particulier, chacun est libre d’écrire, d’imprimer ou de faire imprimer ce que bon lui semble, toujours à la seule condition de ne pas donner atteinte aux droits d’autrui […] 8 .

Dans son premier comme dans son second projet, composé de quarante-deux articles et daté probablement de la fin juillet 1789, Sieyès présente une conception très libérale de la liberté d’opinion et d’expression. Mais il omet à chaque fois de mentionner explicitement la liberté religieuse. En dépit de quelques changements dans leur formulation, les articles 6 et 7 redisent d’ailleurs exactement les mêmes choses que les articles 4 et 5 de son précédent projet 9. Ce silence sur la liberté de conscience et sur la liberté de culte, c’est-à-dire finalement sur la liberté religieuse en elle-même, est tout de même assez curieux de la part d’un membre du clergé catholique, même militant du Tiers état et député de la Constituante… On s’étonne aussi du même silence observé par le projet du Comité des Cinq, présenté le 17 août 1789 par Mirabeau. Ce projet plutôt court (dix-neuf articles) n’évoque pas directement le droit à la liberté religieuse. Dans son article 8, il l’inclut probablement (dans son aspect de respect de la pensée intérieure et de la liberté de son expression publique) sous cette formulation : Ainsi, libre dans les pensées, et même dans leur manifestation, le Citoyen a le droit de les répandre par la parole, par l’écriture, par l’impression, sous la réserve expresse de ne pas donner atteinte aux droits d’autrui […] 10.

Une liberté religieuse limitée Les projets qui admettent la liberté religieuse du bout des lèvres sont, quant à eux, assez nombreux, ce qui montre que la liberté religieuse n’était pas une revendication unanimement partagée à l’époque. Pour la plupart de ces projets, la liberté de conscience est acceptable, même si généralement elle n’est admise que par défaut. C’est surtout la liberté de culte qui pose problème, c’est-à-dire la liberté qui pourrait être accordée aux religions autres que la religion catholique, la religion du Roi et de l’État. Ce culte-là, établi et dominant,

Préliminaires de la Constitution. Reconnaissance et exposition raisonnée des Droits de l’Homme et du Citoyen. Lu les 20 et 21 juillet 1789, au Comité de Constitution par M. l’abbé Sieyès, Baudouin, Paris 1789, dans S. rialS, La déclaration…, p. 591-606. 9. E.-J. SieyèS, Déclaration des droits de l’homme en société, Baudouin, Versailles 1789, dans S. rialS, La déclaration…, p. 614-621. 10. Projet de déclaration des droits de l’homme en société, Présenté par MM. du Comité chargé de l’examen des Déclaration de Droits, Baudouin, Versailles, s. d., dans S. rialS, La déclaration…, p. 747-749. 8.

169

Valentine Zuber jouirait quant à lui d’une entière liberté… Cette conception peut être résumée par la formulation lapidaire d’un projet anonyme qui classe comme étant le premier devoir d’un Français la proposition suivante : Tout citoyen François doit respect à Dieu, à la religion & à ses Ministres. Il ne doit jamais troubler le Culte public 11.

Le projet de déclaration personnel de Jean-Joseph Mounier (fin juillet 1789) comporte un article 14 (sur seize) qui déclare : Aucun homme ne peut être inquiété pour ses opinions religieuses, pourvu qu’il se conforme aux Loix, & ne trouble pas le culte public 12.

Cet article est repris tel quel dans l’article 21 du projet composé de vingt-trois articles présenté par Jean-Joseph Mounier au nom du premier Comité de Constitution, le 27 juillet 1789 13. Le projet de déclaration du Sixième Bureau, daté de la fin du mois de juillet 1789 14, est beaucoup plus explicite en ce qui concerne la place de la religion dans la société, mais aussi très discret sur la possibilité de la liberté religieuse. L’article 16 proclame ainsi le nécessaire respect de la religion et de la morale, seules capables de suppléer à la loi dans la répression des délits secrets inaccessibles à cette dernière. À cet effet, l’article 17 instaure un culte public. L’article 18 insiste en n’établissant la liberté de conscience que par défaut, à condition que le « Culte public » ou « établi » soit respecté 15. Dans une analyse publiée au tout début du mois d’août 1789, Jacques-Guillaume Thouret fait dériver du premier des droits de l’homme (c’est-à-dire le droit à la propriété et la liberté de sa personne), la liberté d’expression à l’intérieur

11. Projet de constitution des droits d’un citoyen françois, Baudoin, Paris 1789, dans S. rialS, La déclaration…, p. 698-699. 12. Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, par M. Jean-Joseph Mounier, Baudouin, Versailles, s. d., dans C. fauré, Les Déclarations…, p. 119-121 et S. rialS, La déclaration…, p. 606-608. 13. Projet des premiers articles de la Constitution, lu dans la séance du 28 juillet 1789 par M. Jean-Joseph Mounier, Baudouin, Paris 1789, dans C. fauré, Les Déclarations…, p. 109117 et S. rialS, La déclaration…, p. 612-614. 14. Philippe Dawson qui a étudié très attentivement la composition et l’œuvre du Sixième Bureau, note que son projet de déclaration des droits est essentiellement une « déformation » des idées exprimées par Sieyès dans son propre projet, sauf dans de rares cas dont la définition des droits en matière religieuse où il a innové. L’idée d’une nécessaire protection de la fonction sociale que le clergé s’attribuait est en effet absente du projet Sieyès. P. daWSon, « Le 6e bureau de l’Assemblée Nationale et son projet de déclaration des droits de l’homme. Juillet 1789 », Annales historiques de la Révolution française, n° 232, 1978, p. 161-179. 15. Projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen, discuté dans le Sixième Bureau de l’Assemblée Nationale, Pierres, Versailles, s. d., dans S. rialS, La déclaration…, p. 621-624.

170

Une laïcité sous contrôle ? de laquelle il inclut la liberté de conscience et d’opinion religieuse 16. Il traduit cette analyse dans une proposition de déclaration comportant 28 articles dont l’article 10 : Nul ne peut être inquiété pour ses opinions religieuses, tant qu’il ne trouble pas extérieurement le culte public 17.

Le projet de déclaration d’Adam Philippe de Custine (début août 1789) restreint lui aussi la liberté d’expression au respect de la personne du roi et « aux dogmes de la religion dominante » (article 5 sur 37) 18. Le projet de déclaration d’André-Louis Esprit de Sinéty est plus complet, mais plus restrictif encore. Assortissant en un tableau synoptique la liste parallèle des droits de l’homme et des devoirs du citoyen en 16 doubles articles, il en consacre deux à la religion. Tout d’abord, à l’article 11 il écrit qu’en ce qui concerne le droit de l’Homme : La Loi ne pouvant atteindre les délits secrets, c’est à la religion & à la morale à la suppléer ; & l’homme n’en est comptable qu’à Dieu & à sa conscience.

Il ajoute qu’en ce qui concerne le devoir du Citoyen : La Religion étant le frein le plus puissant, doit être gravée dans tous les cœurs ; & c’est nuire essentiellement au bon ordre & à la société, que de ne pas la respecter.

L’article 12 précise comme étant un droit de l’Homme : Le maintien de la Religion exige un culte public ; tout citoyen qui ne trouble pas le culte public, ne doit point être inquiété.

… et comme étant un devoir du citoyen : Dieu seul ayant le droit de scruter les cœurs & et le moyen d’éclairer les hommes, nul ne doit troubler ses Concitoyens dans leurs opinions religieuses : mais tous doivent un respect absolu au culte public 19.

16. J.-G. thouret, Analyse des idées principales sur la reconnaissance des Droits de l’Homme en Société, et sur les bases de la Constitution, Baudouin, Paris-Versailles, s. d., dans S. rialS, La déclaration…, p. 634-636. 17. Projet de déclaration des droits de l’homme en société, par M. Thouret, Député de Rouen, Baudouin, Versailles, s. d., dans C. fauré, Les Déclarations…, p. 151-154 et S. rialS, La déclaration…, p. 636-640. 18. A.-P. de CuStine, Déclaration des droits du citoyen françois, s. l., s. d., dans S. rialS, La déclaration…, p. 644-649. 19. Exposition des motifs qui paroissent devoir déterminer à réunir la Déclaration des Droits de l’Homme, celle des devoirs du Citoyen, par M. de Sinety, Député, Baudouin, Versailles 1789, dans C. fauré, Les Déclarations…, p. 175-181 et S. rialS, La déclaration…, p. 649-655.

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Valentine Zuber Dans un long projet qui se veut la récapitulation des idées exposées par Sieyès, Jean-Joseph Mounier et le Sixième Bureau, le député Arnaud GougesCartou conclut sa déclaration des droits par un ultime article 71 : Et néanmoins aucun Membre de la Société ne pourra sous aucun prétexte être inquiété pour ses opinions religieuses. Il ne doit point cesser de jouir de tous les droits du Citoyen, tant qu’il se conforme aux Loix, & qu’il ne trouble pas le Culte public 20.

Charles-François Bouche ne dit pas autre chose dans son projet du début du mois d’août 1789 lorsqu’il écrit dans son article 13 : La Religion n’a aucun pouvoir coactif semblable à celui qui est dans les mains des loix civiles, parce que des objets qui diffèrent absolument de leur nature, ne peuvent s’acquérir par le même moyen.

et dans son article 14 : Dans toute la société, il doit y avoir un culte public & dominant ; mais cette loi ne peut gêner la croyance ou les opinions particulières des Individus associés, lorsqu’elles ne troublent point l’harmonie générale & l’ordre reçu, public et dominant dans la Société 21.

Dans cette proposition, on voit bien que si la liberté de conscience est proclamée, la liberté de culte est surtout assurée au culte public, les autres cultes étant obligés à une discrétion telle qu’ils ne doivent en aucun cas pouvoir troubler « l’ordre public », qui fait ici son apparition dans les textes. L’ordre public, on le voit ici très clairement dans le projet de Charles Bouche, est encore une autre façon de désigner le culte public, ou bien ce que l’on pourrait appeler actuellement les croyances dominantes d’une société donnée. D’autres projets ont eux aussi, discrètement mais significativement, remplacé la notion de culte public par celle d’ordre public… Celle-ci, dans un premier temps, désigne la même chose sous une forme plus sécularisée mais aussi moins précise : le culte et les croyances dominantes. On en trouve la première occurrence dans le projet d’Adrien Duport du début du mois d’août 1789. Celui-ci proclame dans son article 10 : Personne ne peut être soumis à aucune recherche à raison de ses opinions religieuses, à moins qu’il n’ait troublé, à ce sujet, l’ordre public 22.

20. Projet de déclaration de droit ; par M. Gouges-Cartou, Député des six sénéchaussées du Quercy, Baudouin, Versailles 1789, dans S. rialS, La déclaration…, p. 703-717. 21. Charte contenant la constitution françoise dans ses Objets fondamentaux proposée à l’Assemblée Nationale par Charles-François Bouche, Avocat au Parlement, & Député de la Sénéchaussée d’Aix, Baudouin, Versailles 1789, dans S. rialS, La déclaration…, p. 684-691. 22. Projet d’une déclaration des droits, par M. Duport, député à l’Assemblée Nationale, Le Clere, Paris 1789, dans C. fauré, Les Déclarations…, p. 155-159 et S. rialS, La déclara-

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Une laïcité sous contrôle ? Louis de Boislandry y ajoute la notion encore plus sécularisée de « tranquillité publique » dans l’article 16 (sur 34) de son projet : Tout homme est libre de professer telle religion qu’il lui plaît ; de rendre à l’Être Suprême tel culte qu’il juge convenable, pourvu qu’il ne trouble point la tranquillité des autres, ni l’ordre public 23.

L’apologie du pluralisme Il existe cependant des projets beaucoup plus libéraux qui ne mettent aucun frein, même de tranquillité publique (autre que les limites aux droits d’autrui), à l’expression de la liberté religieuse pleine et entière. En 1788, Mirabeau, face à la tentative de révolution hollandaise, prit l’initiative d’envoyer quelques conseils et un projet de Déclaration des droits à ses initiateurs 24. L’article 25 (sur 26) affirme lapidairement : « Il faut admettre tous les cultes ». Le projet de déclaration des droits de Nicolas de Condorcet, daté de février 1789, comprend dans le paragraphe consacré à la liberté de la personne le « droit d’exercer librement toute espèce de culte » 25. La Fayette a produit quant à lui plusieurs projets de déclaration des droits. Dans le premier (datant de janvier 1789), il affirme que l’un des principaux principes (le 8e sur 15) devant gouverner le politique est « la liberté religieuse en entier » 26. Dans un deuxième projet (daté de juin 1789), il écrit encore dans le quatrième paragraphe de sa déclaration : Nul homme ne peut être inquiété ni pour sa religion, ni pour ses opinions, ni pour la communication de ses pensées par la parole, l’écriture ou l’impression à moins qu’il n’ait troublé par des calomnies la paix des citoyens 27.

Rabaut Saint-Étienne, dans son projet de déclaration, fait de la liberté de religion, incluant à la fois la liberté de conscience et la liberté de culte, l’une des plus essentielles des libertés : L’Assemblée Nationale déclare : […] 2°. Sur la liberté de pensées et d’opinions. Que nul homme n’est responsable de sa pensée et de ses sentiments, &

tion…, p. 656-661. 23. Divers articles proposés pour entrer dans la Déclaration des Droits par M. de Boislandry, Baudouin, Versailles, s. d., dans S. rialS, La déclaration…, p. 727-733. 24. H.-G. riquetti de mirabeau, Aux Bataves sur le Stathoudérat, s. l., 1788, dans S. rialS, La déclaration…, p. 519-522. 25. N. de CondorCet, Déclaration des droits, Pierres, Versailles s. d., dans C. fauré, Les Déclarations…, p. 37-41 et S. rialS, La déclaration…, p. 546-550. 26. M. le Marquis de la fayette, Extrait de J. P. boyd (éd.), The Papers of Thomas Jefferson, Princeton University Press, 1958, T. 14, dans S. rialS, La déclaration…, p. 528-529. 27. Ibid., p. 567-568.

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Valentine Zuber que personne ne peut lui en demander compte. Que les consciences sont parfaitement libres; que nul n’a le droit de les gêner, & que chacun a celui de professer librement la Religion qu’il croit la meilleure 28.

Le projet de Jérôme Pétion de Villeneuve est lui aussi très libéral. Dans son article 12 (sur 19), il déclare que Chacun ne doit de compte qu’à Dieu de ses opinions religieuses, et peut embrasser le culte que lui enseigne sa conscience, pourvu qu’il ne trouble pas la tranquillité publique 29.

Mais le plus original et le plus radical des projets en matière de liberté religieuse est peut-être celui, assez tardif et réactif, de Jean-Paul Marat 30. Celui-ci consacre un long développement intitulé « des Ministres de la religion », dans lequel il expose ses idées en matière religieuse. De conception très anticléricale, il est l’un des seuls textes étudiés qui envisage le droit pour l’homme et le citoyen de ne professer aucune religion et ce, au nom de la raison qui ne peut donner objectivement aucune preuve de la vérité même des idées religieuses… Ce texte est une charge féroce envers la religion chrétienne (qui, en prêchant l’obéissance aveugle, fait de ses fidèles des esclaves) et ses ministres (qui vivent comme des parasites dans une société qu’ils asservissent avec la complicité du pouvoir politique). Il propose un véritable programme d’action politique à connotation très antireligieuse, sous le prétexte de réformer l’institution ecclésiastique afin de la faire revenir de force aux pratiques exemplaires de la « primitive Église ». Celui-ci prône ainsi le retour des biens forcément mal acquis par l’Église aux plus pauvres, l’abolition de toutes les hiérarchies ecclésiastiques, la suppression de toutes les communautés religieuses et l’élection par les seuls fidèles de leurs pasteurs. Deux propositions ambiguës, lourdes de menaces pour la liberté religieuse, qu’elles semblent pourtant vouloir préserver, sont finalement proclamées. Elles ne sont pas sans rappeler la notion d’intolérance civile et théologique que Jean-Jacques Rousseau proclamait nécessaire envers les religions qui menacent de rompre « l’unité sociale » 31 : La liberté religieuse est de droit civil, & nul citoyen ne doit être recherché que pour avoir troublé un culte établi. La société doit tolérer toutes les religions, exceptées celles qui la sapent.

28. Projet du préliminaire de la constitution françoise, présenté par M. Rabaut de Saint-Étienne, Baudoin, Versailles 1789, dans S. rialS, La déclaration…, p. 682. 29. Déclaration des droits de l’homme remise dans les Bureaux de l’Assemblée nationale par M. Peytion (Pétion) de Villeneuve, député de Chartres, Desaint, Paris, s. d., dans S. rialS, La déclaration…, p. 725-726. 30. La constitution, ou projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen, suivi d’un plan de constitution juste, sage et libre. Par l’auteur de l’Offrande à la Patrie, Buisson, Paris 1789, dans S. rialS, La déclaration…, p. 733-747. 31. J.-J. rouSSeau, Le Contrat social, Livre IV, chapitre VIII, Dalibon, Paris 1826 (17621), p. 211 sqq.

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Une laïcité sous contrôle ? Michel Vovelle rappelle, dans les premières pages de son ouvrage consacré aux cultes révolutionnaires 32 qu’on ne trouve aucune trace d’irréligion dans les milliers de pages des cahiers de doléance de 1789. On y lit en revanche de nombreux témoignages d’anticléricalisme, essentiellement prononcés contre l’institution même de l’Église catholique, sa hiérarchie privilégiée, ses richesses jugées mal acquises et ses problèmes de fonctionnement. Rien n’est dit, en revanche, contre la religion catholique en elle-même. Les deux houleuses journées de discussion lors de l’élaboration de l’article 10 de la DDHC montrent combien les députés, dans leur grande majorité, étaient réticents à mettre en cause ne serait-ce que le monopole de la religion dominante. De la même façon, lors de la nationalisation des biens du clergé et la Constitution civile du clergé (CCC), l’intention de l’Assemblée n’était pas non plus de détruire l’Église ou de pénaliser la religion catholique. Tout au contraire, il s’agissait pour les constituants de faire du culte catholique le seul culte public, le culte établi du nouveau régime, pour reprendre les formulations d’alors, et ce, au détriment de tous les autres, simplement tolérés. Et Michel Vovelle cite les propos d’Alphonse Aulard lorsqu’il rapporte la réponse négative à la demande faite par Dom Gerle qui voulait que l’on déclare le catholicisme religion nationale : L’attachement de l’Assemblée Nationale au culte catholique, apostolique et romain ne saurait être mis en doute.

On trouve, selon l’historien, de nombreux exemples de cet attachement et du respect qu’il témoigne envers le culte catholique, jusqu’à l’été 1793 tout au moins. Il y a cependant des traces d’anticléricalisme de type gallican dans certains projets comme, par exemple, celui de Joseph-Marie Servan, un député grenoblois. Celui-ci déclare en effet que Les lois religieuses sont conformes à la liberté civile, lorsque, prescrivant dans leur morale des actions utiles à tous, elles ne gênent la liberté des hommes par le dogme ou par le culte, qu’autant que le dogme et le culte sont nécessaires pour affermir les préceptes de la morale 33.

C’est donc au sein d’une assemblée composée d’une bonne partie d’ecclésiastiques et de fidèles catholiques convaincus (gallicans, jansénistes ou non) que va être composé l’article 10 sur la liberté des opinions, même religieuses… Comme le note Geneviève Koubi 34, il est le résultat de confrontations entre des

32. M. vovelle, La Révolution contre l’Église. De la Raison à l’Être suprême, Complexe, Bruxelles 1988, p. 27-28. 33. Projet de Déclaration proposé aux députés des Communes aux États Généraux de France ; par M. Servan, ancien avocat général au parlement de Grenoble, dans C. fauré, Les déclarations…, p. 49 et S. rialS, La déclaration…, p. 577. 34. G. koubi, « Article 10 », dans G. ConaC, M. debene, G. teboul (éd.), La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, histoire, analyse et commentaires, Paris 1993,

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Valentine Zuber perspectives idéologiques, des conceptions philosophiques, des considérations politiques et des échelles différentes dans les valeurs morales et culturelles portées par les députés. Plus précisément, l’article 10 vise à répondre à une interrogation fondamentale sur l’idée même de la liberté, telle qu’elle avait été proclamée dans l’article 1 de la DDHC. L’Assemblée, au pied du mur, se devait de traduire ces principes d’égalité et de liberté même dans les matières les plus sensibles comme par exemple la place de la (des) religion(s) dans la Nation 35. II. Un compromis décevant, mais à la postérité fructueuse Des débats houleux et confus Les débats se sont déroulés sur deux jours (dont un dimanche), les 22 et 23 août 1789 36. Ils sont retranscrits, non pas intégralement tant les séances ont été agitées, mais de manière tout de même assez précise dans le Journal des États généraux 37 rédigé par l’un des députés présents et aussi dans le tome 8 des Archives parlementaires publié à la fin du xixe siècle 38. Ils sont bien connus des chercheurs et de nombreux auteurs récents se sont essayés à les raconter et à les analyser, chacun selon sa sensibilité 39. Sans vouloir reconstituer le déroulement de ces deux journées, nous voudrions en présenter les moments phares et surtout les enjeux politiques. Nous voyons effectivement dans les débats qui ont émaillé cette journée le début du premier acte de la guerre des deux France telle qu’elle a été théorisée par l’historien suisse romand Paul Seippel à la fin du xixe siècle 40 et dont la formulation heureuse a été reprise depuis par Émile Poulat 41.

p. 209-223. 35. G. koubi, « Article 10 », p. 210. 36. A.-B. vienney, « L’article de la DDHC proclamant la liberté de conscience », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 1939, t. 88, p. 127-133. 37. É. le hodey de Sault-Chevreuil, Journal des États généraux convoqués par Louis XVI le 27 avril 1789, t. I, Devaux, Paris 1789. 38. É. laurent, J. madival (éd.), Archives parlementaires de 1787 à 1860 : recueil complet des débats législatifs et politiques des Chambres françaises, 1re série, 1787-1799, Paris 18671904 (1875, t. VIII). 39. J. baubérot, « La laïcité entre la tolérance et la liberté », dans M. kneubühler, (éd), De la tolérance aux Droits de l’homme. Écrits sur la liberté de conscience, des guerres de religion à la Révolution française, Grigny 1998, p. 137-155 ; G. ConaC, « L’élaboration de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen », dans G. ConaC, M. debene, G. teboul (éd.), La déclaration des droits de l’homme, p. 28-30 ; M. gauChet, « Foi privée, ordre public », La révolution des droits de l’homme, p. 167-174 ; C. langloiS, « Révolution et religion. Pratiques et principes. L’article 10 de la déclaration des droits de l’homme de 1789 », dans L. Châtellier, C. langloiS, J.-P. Willaime (éd.), Lumières, religions et laïcité, Paris 2009, p. 219-226 ; S. rialS, « Le débat des 22 et 23 août sur l’article 10 », La Déclaration…, p. 237-247. 40. P. SeiPPel, Les deux France et leurs origines historiques, Paris-Lausanne 1905. 41. É. Poulat, Liberté laïcité. La guerre des deux France et le principe de modernité, Paris 1988.

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Une laïcité sous contrôle ? Deux camps bien distincts entrent en effet en lice ce jour-là. Le groupe majoritaire est constitué des partisans du culte public, qui prônent la reconnaissance nécessaire de la religion catholique par l’État. La plupart des députés membres du clergé ou de la noblesse en font partie. Surpris dans leur défense des intérêts temporels de l’Église par les décisions prises lors de la nuit du 4 août 1789 42, ils ne sont pas prêts, cette fois-ci, à abandonner ce qu’ils appellent ses « intérêts spirituels ». Ils sont donc extrêmement mobilisés et sont présents et actifs tout au long du débat, dimanche « Jour du Seigneur » compris. Le groupe minoritaire est constitué quant à lui des partisans de la tolérance et/ou de la liberté religieuse pleine et entière, incluant la liberté de conscience et la liberté de culte. Ils se divisent en revanche sur l’étendue à donner à cette dernière liberté : doit-elle seulement tolérer le culte discret des non-catholiques, ce qui était la revendication principale des protestants depuis l’Édit de tolérance de 1787 ? Ou bien doit-elle s’appliquer également à tous les cultes (protestant et israélite compris) ce qui induirait un pluralisme de fait en dépit des disparités numériques des différents groupements religieux en France à cette époque-là ? L’utilité sociale de la religion Ce qui rapproche en revanche les deux groupes, c’est leur croyance commune en l’utilité sociale de la religion et de la morale dans la société. Le petit groupe d’athées, dont nous avons vu plus haut l’opinion contraire à travers le projet atypique de Marat, ne semble pas être intervenu dans le débat. Dans l’esprit des députés de l’Assemblée nationale, la religion et la morale (celle-ci devant procéder de celle-là) doivent en effet suppléer la loi dans le for intérieur des individus. Face à l’incapacité de la loi positive à prévenir les contraventions et les délits au moment où leur projet s’en forme dans l’esprit de l’homme, les préceptes religieux et l’éducation morale doivent jouer le rôle de police – préventive – des consciences. Dans cette perspective, un État doit soutenir la religion (en adoptant ses maximes les plus générales) s’il veut que ses citoyens s’auto-disciplinent avant que d’entreprendre des faits répréhensibles par la société et d’être passibles de sanctions légales. Le marquis de Sillery a bien montré cette nécessité dans l’opinion qu’il a transmise à l’assemblée : On se livrerait à une grande illusion, si l’on espérait pouvoir fonder la morale sur la liaison de l’intérêt particulier avec l’intérêt public, et si l’on imaginait que l’empire des lois sociales pût se passer de l’appui de la religion. Si l’on ne rappelle point au peuple ce frein sacré et si nécessaire, que vous isolez pour

42. Avec les articles 5, 8, 12, 13 et 14 sur les privilèges de l’Église, du décret du 11 août 1789 abolissant le régime féodal et les droits féodaux.

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Valentine Zuber ainsi dire, chaque citoyen qu’il devient le juge absolu de sa propre cause ; et pesez bien votre sagesse, Messieurs, l’innombrable quantité d’opinions et de volontés que vous aurez à combattre 43.

Voltaire ne disait pas autrement lorsque dans le chapitre 20 de son Traité sur la tolérance il écrivait : Partout où il y a une société établie, une religion est nécessaire. Les lois veillent sur les crimes connus et la religion sur les crimes secrets 44.

Mais celui qui a le mieux formulé cette nécessité est Jean-Jacques Rousseau dans le chapitre VIII du Livre IV de son Contrat Social 45. À la suite d’un long développement historique, et en opposition aux assertions de Pierre Bayle qui prétendait qu’aucune religion n’était utile au corps politique, Rousseau remarque que « jamais État ne fut fondé que la religion ne lui servît de base ». Plus loin, il insiste en affirmant qu’il est absolument nécessaire pour l’État que « chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs », en précisant tout de suite que : les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’État ni ses membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui.

Il en découle que le souverain doit fixer les articles d’une « profession de foi purement civile » que le citoyen doit adopter sous peine de bannissement pour insociabilité. Rousseau donne alors une liste des « dogmes » de la religion civile. Parmi ces dogmes, en petit nombre précise-t-il, on retrouve la croyance en un Dieu bon, en la vie après la mort, au bonheur des justes et au châtiment des méchants, à la sainteté du Contrat social et des lois. Un dernier dogme cité par Rousseau à propos de la religion civile est le nécessaire refus de l’intolérance. Elle est d’ailleurs devenue presque impossible puisque Maintenant qu’il n’y a plus et qu’il ne peut plus y avoir de religion nationale exclusive, on doit tolérer toutes celles qui tolèrent les autres, autant que leurs dogmes n’ont rien de contraire aux devoirs du citoyen.

Selon lui, il n’existe pas de différence entre l’intolérance théologique et l’intolérance civile et, en conséquence, « quiconque ose dire : hors de l’Église point de salut doit être chassé de l’État ». Les députés, de quelque bord qu’ils se réclament, ont lu Rousseau, ou sont en tout cas imprégnés des pensées rousseauistes. Celles-ci sont d’ailleurs suffisamment riches et complexes pour servir à alimenter des débats

43. Opinion de M. le Marquis de Sillery relative à la Déclaration des droits de l’homme, dans C. fauré, Les déclarations…, p. 183-186. 44. voltaire, Traité sur la tolérance…, Genève 1763. 45. J.-J. rouSSeau, Le Contrat social.

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Une laïcité sous contrôle ? contradictoires. Ce qui est intéressant, c’est que les deux groupes en présence vont y puiser chacun des arguments à l’appui de leurs revendications en matière religieuse. La définition d’un culte public ? Certains parmi les promoteurs du culte établi ou public le soutiennent d’un point de vue théologique : une seule religion (la religion catholique) peut détenir la Vérité et donc seule cette forme religieuse véritable peut et doit être encouragée, et protégée, par l’État. Mais beaucoup (clergé compris) s’en tiennent à une vision plus distanciée. Ils trouvent des arguments en faveur de l’établissement d’un culte d’État à défaut des autres (en privilégiant naturellement celui qui est le plus majoritairement représenté dans la population) dans les idées sur la religion civile développées par Rousseau 46. Le culte public, et/ ou établi, n’est pas obligé de recueillir l’assentiment complet émanant de la conscience de l’ensemble des citoyens. En revanche, il requiert de manière obligatoire à la fois le respect public des citoyens et celui officiel de l’État. Le refus vigoureux par Rousseau de l’intolérance, civile ou religieuse, permet toutefois d’expliquer la relative tolérance des partisans d’un culte public établi par la loi lors du débat sur l’article 10, et leur acceptation d’une certaine place laissée au droit à la liberté de conscience pour les citoyens non catholiques. Mais il est significatif de voir que, par ailleurs, les partisans du culte public n’ont pas suivi Rousseau jusqu’au bout dans l’enchaînement de son raisonnement. S’opposant à William Warburton qui soutenait que le christianisme était le plus ferme appui du corps politique 47, Rousseau montre en effet de fortes préventions contre le christianisme, incapable selon lui de jouer le rôle d’une religion civile, sous toutes ses formes, qu’elles soient institutionnelles ou simplement spirituelles. Pour Rousseau, le christianisme romain, par l’intermédiaire de l’institution de l’Église catholique, « […] en donnant aux hommes deux législations, deux chefs, deux patries, les soumet à des devoirs contradictoires, et les empêche de pouvoir être à la fois dévots et citoyens », tandis que la religion de l’homme, ou dit autrement par Rousseau, le christianisme de l’Évangile, « […] loin d’attacher les cœurs des citoyens à l’État, elle les en détache comme de toutes les choses de la terre. Je ne connais rien de plus contraire à l’esprit social. […] Une société de vrais chrétiens ne serait plus une société d’hommes ».

46. Il est significatif que dans le débat, un député plutôt conservateur, Charles-François de Guilhem de Clermont-Lodève puisse citer Rousseau à l’appui de sa thèse… Mais il n’est pas le seul. 47. W. Warburton, Dissertations sur l’union de la religion, de la morale et de la politique, Londres 1742.

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Valentine Zuber Les partisans du culte public ou établi prônent au contraire le catholicisme comme la forme la plus légitime de religion civile de l’État renouvelé. La CCC, en fondant l’Église catholique constitutionnelle, en sera d’ailleurs l’illustration et l’expression légale, lorsqu’elle sera promulguée par l’Assemblée une année plus tard. Comme le remarque fort justement Jean Baubérot, Rousseau propose pourtant, en sus de sa religion civile, une tolérance civile et religieuse des autres cultes, permettant un véritable pluralisme religieux dans une même société qui exclut l’idée que l’Église catholique, ou toute autre religion dans un contexte autre que le contexte français, puisse être en position de monopole 48. Ne prenant peu ou pas en compte la théorisation de la religion civile par Rousseau et en protestant toujours de leur respect envers la religion chrétienne, c’est cet aspect de sa doctrine que vont surtout retenir les partisans de la liberté religieuse, de l’autre bord politique de l’Assemblée nationale. Le déroulé des discussions Comme pour le reste des articles de la DDHC, le point de départ de la discussion est le projet émanant du Sixième Bureau qui consacrait trois articles à la religion dans une interprétation représentant l’opinion moyenne de l’assemblée sur la nécessité de reconnaître la religion 49. Du côté du parti du culte public, François de Bonal, l’évêque de Clermont-Ferrand, appuie immédiatement cette proposition en réclamant même que son sens en soit encore renforcé afin que « les principes de la Constitution française reposent sur la religion comme sur une base éternelle » 50. Du côté du parti de la liberté, le député modéré Charles Laborde, invoquant la tolérance nécessaire en ces matières, réclame plutôt la neutralité de l’État et le respect de tous les cultes. Mirabeau surenchérit alors dans un discours bien connu : Je ne viens pas prêcher la tolérance. La liberté la plus illimitée de religion est à mes yeux un droit si sacré, que le mot tolérance, qui essaye de l’exprimer, me paraît en quelque sorte tyrannique lui-même, puisque l’existence de l’autorité

48. J. baubérot (éd.), De la tolérance aux droits de l’homme, p. 139. 49. Pour mémoire, l’article 16 : « La Loi ne pouvant atteindre les délits secrets, c’est à la religion & à la morale à la suppléer. Il est donc essentiel, pour le bon ordre même de la société, que l’une & l’autre soient respectées », l’article 17 : « Le maintien de la religion exige un Culte public. Le respect pour le Culte public est donc indispensable » et l’article 18 : « Tout Citoyen, qui ne trouble pas le Culte établi, ne doit point être inquiété » Projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen discuté dans le sixième bureau…, dans S. rialS, La déclaration…, p. 623. 50. É. laurent, J. madival (éd.), Archives parlementaires, p. 472.

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Une laïcité sous contrôle ? qui a le pouvoir de tolérer attente à la liberté de penser, par cela même qu’elle tolère, et qu’ainsi elle pourrait ne pas tolérer 51.

Le Comte Boniface-Louis-André de Castellane propose alors de substituer au projet initial, la formulation suivante : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions religieuses, ni troublé dans l’exercice de son culte ». Les deux thèses concurrentes sont donc posées d’emblée : soit on établit un culte officiel (et celui-ci sera évidemment le culte catholique), soit on y renonce en reconnaissant le principe de la pleine liberté religieuse pour les individus et pour les groupes (dans ses deux aspects de liberté de conscience et de culte). Certains parmi les députés ont bien essayé de ménager les deux théories (sans toutefois aller jusqu’à se prononcer sur la liberté de culte). Claude Maillot a ainsi proposé un article ménageant la chèvre et le chou : « La religion étant le plus solide de tous les biens politiques, nul homme ne peut être inquiété pour ses opinions religieuses ». Charles-François Bouche exprime les choses un peu autrement mais l’idée est la même : Comme aucune société ne peut exister sans religion, tout homme a le droit de vivre libre dans sa croyance et ses opinions religieuses, parce qu’elles tiennent à la pensée, que la Divinité peut seule juger 52.

Mais le parti du culte public relève alors la tête et par la voix du député Ange-Marie d’Eymar, renonçant tactiquement aux deux premiers articles du projet du Sixième bureau, verrouille le projet par cette proposition : La loi ne pouvant atteindre les délits secrets, c’est à la religion seule à la suppléer. Il est donc essentiel et indispensable, pour le bon ordre de la société, que la religion soit maintenue, conservée et respectée 53.

Après de tumultueux débats, un ajournement, la menace faite puis réitérée de démission du président de l’Assemblée, toutes ces propositions sont abandonnées, y compris celles du Sixième bureau, et la discussion reprend sur la première partie de la motion de Boniface de Castellane : « Nul homme ne peut être inquiété dans ses opinions religieuses » 54. Comme le fait remarquer Geneviève Koubi, le fait de ne plus évoquer le terme même de « culte » permettait de « dégager la perspective religieuse “institutionnelle” de toute référence à la “morale” » 55. Cela faisait aussi passer insensiblement la défense de la liberté individuelle avant celle de la liberté collective… Certains, du parti conservateur, qui ne pouvaient cependant

51. 52. 53. 54. 55.

Ibid., p. 473. Ibid., p. 475. Ibid. Ibid., p. 477. G. koubi, « Article 10 », p. 211.

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Valentine Zuber admettre l’exercice d’une autre religion que la catholique et/ou qui refusaient une liaison explicite entre liberté d’opinion religieuse et liberté d’exercice de la religion ont immédiatement proposé un amendement : « pourvu qu’il ne trouble point l’ordre public établi par la loi ». La restriction est de taille et les partisans de la liberté ne s’y sont pas trompés, en voyant sous le terme nouveau d’ordre public le masque menaçant du « culte public ». Le pasteur Rabaut Saint-Étienne a beau avoir prononcé son émouvant et véhément discours contre l’intolérance et réclamé à l’Assemblée, au nom même des principes de liberté et d’égalité proclamés quelques jours auparavant, et réclamé que l’on déclare plutôt : que tout citoyen est libre dans ses opinions, qu’il a le droit de professer librement son culte, et qu’il ne doit pas être inquiété pour sa religion 56.

les jeux sont faits, le parti du culte public a gagné. On conserve la première partie de la proposition de Castellane, en y englobant toutes les opinions individuelles (par l’ajout de l’énigmatique adverbe « même » devant « religieuses » 57), et l’on y accole l’amendement du parti conservateur légèrement modifié par Jean-Baptiste Gobel : « pourvu que leur manifestation ne trouble point l’ordre public ». L’article finalement voté est donc : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.

56. É. laurent, J. madival (éd.), Archives parlementaires, p. 478. Voir le texte complet de ce célèbre discours dans F.-A. de boiSSy d’anglaS, Discours et opinions de Rabaut SaintÉtienne, suivis de ses deux derniers écrits et précédés d’une notice sur sa vie, Paris 1827, p. 53-55 et dans A. duPont, Rabaut Saint-Étienne, Un protestant défenseur de la liberté religieuse, Genève 1989 (19461). 57. Geneviève Koubi consacre une partie intéressante de son article à essayer de comprendre les implications juridiques de l’emploi de cet adverbe, ajouté in fine. « Selon la situation qu’il occupe dans la proposition, il peut avoir une fonction d’adjectif, une place de pronom ou une qualité d’adverbe ». Elle montre que le singulier finalement retenu (après une première rédaction au pluriel) plaide pour en faire un adverbe : « La qualification des opinions “mêmes” religieuses soulignait l’ouverture d’un discours sur la reconnaissance de la pluralité des confessions. […] Adjectif le mot “même” revient à déclarer l’égalité de traitement juridique des opinions, morales, philosophiques, culturelles, politiques, et place sur un même niveau, les différentes religions ». La signification de ce « même » a été discutée par les commentateurs de la DDHC. Certains y ont vu un « surtout », d’autres un « quoique » ou un « voire » plutôt dépréciatif. Geneviève Koubi, pense que cela pourrait être plutôt un « également » : « comme un frein à toute tentative ultérieure de discrimination ou d’exclusion individuelle, basée sur l’option religieuse », G. koubi, « Article 10 », p. 213-216.

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Une laïcité sous contrôle ? Le compromis s’est donc fait a minima, sur le seul principe de la liberté de conscience individuelle, dont l’éventuelle « manifestation » reste sévèrement encadrée par la mention vague, mais considérée alors comme particulièrement menaçante, du trouble à l’ordre public. III. L’interprétation de l’article X Raymond Birn a repris récemment une analyse des débats tenus à l’Assemblée entre le 22 et le 24 août 1789 58. Il y décrit les efforts de ceux qui, à la suite de la tolérance civile accordée par la monarchie dans l’Édit de tolérance de 1787 aux non-catholiques, réclamaient en sus de la liberté de conscience, la liberté de culte. Les américanophiles comme le duc de la Rochefoucauld d’Anville, le marquis de La Fayette, s’entendaient alors avec des voltairiens comme le comte de Mirabeau ou des protestants comme Rabaut Saint-Étienne pour réclamer une loi positive. L’opinion générale y était moins favorable, comme l’avait montré la résistance de divers parlements provinciaux à l’enregistrement de l’Édit de 1787. Peu de projets de déclaration des droits discutés en allaient jusqu’à la proclamation de la complète liberté de culte. La première bataille a concerné la mention éventuelle d’un culte public dans la Déclaration qui consacrerait la tolérance d’autres expressions religieuses. Elle a été vigoureusement combattue par Rabaut Saint-Étienne et Mirabeau qui ont réclamé au lieu de la tolérance, toujours susceptible d’être révoquée, l’égalité et la liberté pour tous les citoyens de quelque confession qu’ils se réclament 59. Le texte de l’article 10 a donc bien été un texte de compromis. La liberté de conscience y est bien assurée, mais la totale liberté de culte esquivée grâce à la menace potentielle de « trouble à l’ordre public ». L’auteur rappelle lui aussi que les progressistes ont vu, dans cette formulation prudente, le signe de leur échec. Mirabeau a ainsi pu écrire que la DDHC avait conservé quelques germes d’intolérance… L’auteur conclut cependant ce débat en trouvant dans la formulation prudente de l’article 10 une trace de la tradition de tolérance, à la fois exceptionnelle et parcimonieuse, du régime monarchique d’Ancien Régime. Il détaille sa thèse en décrivant ce régime de tolérance particulière progressivement pratiqué par la monarchie française dans la deuxième partie du xviiie siècle, sous la pression croisée de la résistance protestante, de la crise janséniste et de la militance des philosophes de Lumières, au premier rang desquels se trouvait Voltaire. Il conclut cependant

58. R. birn, « Religious Toleration and Freedom of Expression », chap. VII de D. K. van kley (éd.), The French Idea of Freedom. The Old Regime and the Declaration of Rights of 1789, Stanford 1994, p. 265-299. 59. R. birn, « Religious Toleration and Freedom of Expression », p. 270-271.

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Valentine Zuber sur une note optimiste en assurant que les Constituants français avaient de toute façon une vision plutôt utopique de la Loi, nécessairement plus juste que toutes celles ayant émané du régime précédent 60. Marcel Gauchet relativise lui aussi l’échec du parti de la liberté en revenant sur cette addition proposée par Gobel et finalement retenue. Pour lui, ladite addition n’est jamais qu’un cas de figure, un peu durci par la mention de l’ordre public, du dispositif antérieurement adopté et soumettant l’exercice des droits à la délimitation de la loi 61.

Il faut aussi bien mesurer, selon lui, l’ampleur des concessions des partisans du culte public, dont certains ont eu le sentiment que la DDHC était allée trop loin dans son ouverture aux différentes libertés individuelles (en particulier sur celle particulièrement sensible en matière de religion). Geneviève Koubi, elle, rappelle que la mentalité dominante à l’époque faisait que : La perception des droits de l’homme conçue dans une optique individualiste se conjuguait difficilement avec la fonction collective et communautaire de l’exercice d’un culte 62.

L’article 10 de la DDHC reste donc à notre avis un article foncièrement révolutionnaire qui a permis l’ouverture de la citoyenneté aux non-catholiques et aux juifs, une situation inédite partout ailleurs en Europe. Et ce libéralisme s’est encore illustré à l’occasion de la loi réglant le droit de suffrage aux élections municipales (24 décembre 1789), qui permet aux non-catholiques d’être admis à tous les emplois et services, civils et militaires. Quelques mois plus tard, avec le décret du 10 juillet concernant les biens des religionnaires fugitifs 63 et l’article 22 de la loi du 15 décembre 1790, la nationalité française est de même accordée à tous les descendants de huguenots exilés après la Révocation de l’Édit de Nantes, et qui reviendraient s’installer en France 64. Enfin, après plusieurs tentatives et beaucoup d’atermoiements, c’est à la veille de sa séparation que l’Assemblée constituante a finalement voté la possibilité pour tous les juifs de devenir citoyens français

60. 61. 62. 63.

R. birn, « Religious Toleration and Freedom of Expression », p. 299. M. gauChet, La Révolution des droits de l’homme, p. 173. G. koubi, « Article 10 », p. 212. A. enCrevé, « Les protestants et la Révolution française », dans P. viallaneix (éd.), Réforme et révolutions. Aux origines de la démocratie moderne, Montpellier 1990, p. 101-128. 64. L’article 22 de la loi relative à la restitution des biens des religionnaires fugitifs du 15 décembre 1790 porte à son article 22 : « Toute personne qui, née en pays étranger, descendant, en quelque degré que ce soit, d’un Français ou d’une Française expatriée pour cause de religion, sont déclarés naturels français et jouiront des droits attachés à cette qualité s’ils reviennent en France, y fixent leur domicile et prêtent le serment civique », retranscrits dans P. Cabanel, Histoire des protestants en France, xvie-xxie siècle, Paris 2012, p. 919-924.

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Une laïcité sous contrôle ? (28 septembre 1791) 65. La Constitution, adoptée plus tôt dans le mois, garantit déjà dans son Titre Ier comme « droit naturel et civil » la liberté pour chaque citoyen d’exercer le culte auquel il est attaché (3 septembre 1791) 66. C’est bien cette ouverture politique progressive mais assez rapide vers l’égalité entre tous les citoyens, et la reconnaissance du pluralisme religieux dans la société qui allait en découler (même si ce pluralisme était limité par le déséquilibre numérique entre les différents cultes en présence), que le pape avait redoutées et qu’il avait déjà condamnées, dans une allocution prononcée au mois de mars 1790. Alphonse Aulard qui a analysé ce discours montre que : [l’]on sent bien qu’aux yeux du pape, la Déclaration ruine le principe d’autorité, qui est un des fondements de l’Église, et efface l’origine divine de la loi. Mais il se plaint surtout de l’article qui dit que nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses. Il blâme cet article, quo libertas asseritur cogitandi, etiam de Religione, prout cuique libeat, suaque cogitata impune proferendi. Il s’indigne qu’on ait mis en délibération si la religion catholique doit rester dominante (dominatrix) dans le royaume de France. Il s’indigne que les non-catholiques (acatholici) aient été déclarés admissibles à tous les emplois municipaux, civils, militaires […] 67.

On l’a vu, le camp des partisans de la liberté s’est divisé, dès le début, entre tenants de la simple tolérance et apologistes de la liberté totale. Nous pensons d’ailleurs que c’est probablement à cause de cette différence philosophique à l’intérieur même de ce camp qu’un résultat aussi décevant pour lui a pu voir le jour : la liberté de culte ne fait donc pas formellement partie des droits de l’homme et du citoyen tels qu’ils ont été énoncés en 1789. Certains contemporains, en soulignant la proximité temporelle avec l’anniversaire de la Saint-Barthélemy (24 août 1572), y ont même vu la menace de l’avènement d’une « nouvelle inquisition » 68. Jean Baubérot s’est cependant élevé contre une interprétation « trop tranchée entre tolérance et liberté ». Il écrit en effet, avec, certes, le recul du temps :

65. « Louis, par la grâce de Dieu et par la loi constitutionnelle de l’État, roi des Français, à tous présents et à venir, salut. L’Assemblée nationale a décrété et nous voulons et ordonnons ce qui suit : Décret de l’Assemblée nationale du 27 septembre 1791 : L’Assemblée nationale considérant que les conditions nécessaires pour être citoyen français et pour devenir citoyen actif sont fixées par la Constitution, et que tout homme qui, réunissant lesdites conditions, prête le serment civique et s’engage à remplir tous les devoirs que la Constitution impose, a droit à tous les avantages qu’elle assure ; révoque tous arguments, réserves et exceptions insérés dans les précédents décrets relativement aux individus juifs qui prêteront le serment civique, qui sera regardé comme une renonciation à tous privilèges introduits précédemment en leur faveur », Décret ratifié par le roi le 1er novembre 1789. 66. J. baubérot, « Les débuts de la Révolution française et l’impossible laïcité », dans P. viallaneix, (éd.), Réforme et révolutions…, p. 129-140. 67. A. aulard, Le Christianisme et la Révolution française, Paris 1925, p. 46-47. 68. É. laurent, J. madival (éd.), Archives parlementaires, p. 480.

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Valentine Zuber Cette opposition peut fonctionner dans les principes, mais dans la réalité historique, ce qu’on appelle la liberté est né de la tolérance, et, bien souvent, le passage de l’une à l’autre s’est effectué dans une continuité certaine. L’article 10 est exemplaire à cet égard, car il a fait franchir la frontière ouvrant vers la liberté […] Un certain nombre de contemporains ont cru que le texte adopté restait du côté d’une tolérance incomplète, alors qu’il marquait au contraire l’avènement du principe de liberté 69.

Geneviève Koubi n’affirme pas autre chose, lorsqu’au terme de sa savante étude sur la signification et la portée juridique de l’article 10 de la DDHC, elle écrit : Fondement de la liberté d’opinion en général, fondement de la liberté de croyance, fondement du principe de non-discrimination en raison de ses opinions et croyances, cet article X mérite d’être constamment rappelé 70.

La liberté religieuse, entre instauration du pluralisme et contestation du religieux À son tour, Claude Langlois a proposé une analyse de l’article 10 de la DDHC en quatre points 71, qui lui permet de montrer la double source – philosophique et religieuse – de la liberté religieuse révolutionnaire. Dans le premier point il insiste en effet sur l’expression concomitante dans les débats de l’alliance d’une double tradition prônant la tolérance en matière religieuse. Ces deux traditions découlent des : deux figures philosophiques qui ont en quelque sorte conduit à sa rédaction, le « philosophe » et le « protestant », Calas et le chevalier de La Barre 72.

Elles ont un adversaire en commun, le catholicisme monopolistique de l’Ancien Régime. Mais, alors que la tradition protestante plaide pour l’instauration d’un véritable pluralisme religieux dans l’espace national en reconstruction, la tradition philosophique combat pour que la critique de la religion puisse s’effectuer à visage découvert et dans l’espace public. Ces deux traditions ont eu une incidence sur les deux interprétations concurrentes de la liberté religieuse et ce jusqu’à nos jours : L’une tire la liberté vers la pluralité, l’autre vers la contestation. La première vise à étendre le domaine du territoire religieux, la seconde à en réduire les manifestations 73.

69. 70. 71. 72. 73.

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J. baubérot, De la tolérance aux droits de l’homme, p. 148. G. koubi, « Article 10 », p. 223. C. langloiS, « Révolution et religion… », p. 219-226. Ibid., p. 222. Ibid., p. 223.

Une laïcité sous contrôle ? La manière d’envisager la place de la religion dans l’espace public se trouve donc écartelée entre ces deux conceptions finalement contraires et qui continuent jusqu’à présent de s’exprimer dans la même équation symbolique. Le deuxième point soulevé concerne l’aspect atypique de l’article 10 par rapport aux autres articles de la DDHC. L’article 10 est empreint d’une idéologie libérale, qui met la religion « hors la loi », c’est-à-dire en dehors du domaine de la loi, omniprésente dans les autres articles de la DDHC. C’est la suppression définitive des délits en matière religieuse qui est enfin complètement acquise grâce à l’article 10. Le troisième point montre que les Constituants ont été assez loin dans la défense des droits individuels et que cela n’a fait que renforcer l’esprit libéral de l’article 10. Ce ne sont ni la religion en elle-même, ni les cultes en tant qu’organisations sociales qui sont l’objet de la liberté, mais bien les opinions particulières, individuelles, même si celles-ci sont de nature religieuse. Cependant, la formulation particulière de l’article 10, avec la réintroduction in extremis de la deuxième partie de la formule « pourvu que leurs manifestations ne troublent pas l’ordre public établi par la loi », réintroduit, selon Claude Langlois dans son quatrième point, l’arbitraire de l’État, pourtant dénoncé par les constituants comme étant la marque honnie de l’Ancien Régime : [les Constituants] inscrivent donc, dans ce texte libérateur, une suspicion à l’égard de la religion qui vise immédiatement le « pouvoir de nuisance » du catholicisme mais qui va se révéler comme spécifique de la tradition française vis-à-vis de la religion. Celle-ci, dans cette perspective, est une activité potentiellement dangereuse pour l’État parce que susceptible de troubler l’ordre public 74.

C’est donc la tradition philosophique qui l’a emporté historiquement et symboliquement en matière de liberté religieuse en France. La politique antireligieuse postérieure de la Révolution en fait foi, comme d’ailleurs la politique anticléricale d’État sous la IIIe République, et jusqu’à la suspicion actuelle portée sur les nouveaux mouvements religieux – souvent qualifiés péjorativement de sectes – ou l’expression publique de l’islam dans les espaces publics, pour ne retenir que deux des débats les plus récents qui ont intensément passionné la France et les Français. Il n’empêche, la liberté de conscience accordée par la loi à tous les citoyens français n’a plus jamais été remise fondamentalement en cause depuis la Révolution…

74. Ibid., p. 225.

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Valentine Zuber La liberté de conscience dans les déclarations et textes constitutionnels postérieurs à la DDHC L’affermissement de la liberté de conscience et de culte en France se constate à l’examen des textes et déclarations postérieurs à la DDHC de 1789. Ainsi, le titre I qui renferme les dispositions fondamentales de la constitution de 1791 affirme et prolonge l’article 10 dans ces termes : « La constitution garantit à tout homme la liberté d’exercer le culte religieux auquel il est attaché ». Après bien des atermoiements et l’intervention décisive de Robespierre, la DDHC de 1793 affirme finalement elle aussi dans son article 7 : « Le libre exercice des cultes ne peut être interdit », ce qui est confirmé dans l’article 122 de la Constitution 75. La déclaration des droits et des devoirs de l’homme de l’an III (1795) ne parle ni d’opinion religieuse ni de culte, mais on lit au Titre XIV des Dispositions générales qui concluent la constitution : « Nul ne peut être empêché d’exercer, en se conformant aux lois, le culte qu’il a choisi ». Il est précisé par un alinéa que « La République n’en salarie aucun ». La constitution consulaire de l’an VIII (1799), n’est précédée d’aucune déclaration préalable et ne statue en rien en matière de liberté des cultes. Elle ne se place même pas sous les auspices de l’Être suprême. En revanche, en 1801, le concordat passé entre le gouvernement français et le Saint-Siège commence par ces mots : « Le gouvernement de la République française reconnaît que la religion catholique, apostolique, romaine, est la religion de la majorité des citoyens français ». Sous l’Empire, dans le serment que l’empereur doit prêter selon l’article 53 du sénatus-consulte organique du 18 mai 1804, se trouve mentionnée cette précision : « Je jure de respecter et de faire respecter les lois du concordat et la liberté des cultes ». Lors de la période particulièrement troublée, juste après la première abdication de Napoléon et le « vol de l’Aigle », on n’ose pas encore revenir sur ce droit considéré comme un acquis. La charte du mois d’avril 1814 décrétée par le Sénat, dit à son article 22 : « La liberté des cultes et des consciences est garantie. Les ministres des cultes sont également traités et protégés ». Cela sera presque aussitôt confirmé par le souverain revenu à Paris. La charte constitutionnelle immédiatement « octroyée » par Louis XVIII en 1814 affirme dans son article 5 que : « Chacun professe sa religion avec une égale liberté et obtient pour son culte la même protection ». L’article 7 développe les modalités de l’exercice pluraliste des cultes en précisant que « Les ministres de la religion catholique, apostolique et romaine et ceux des autres cultes chrétiens reçoivent seuls des traitements du trésor royal ». L’article 6

75. V. Zuber, Le culte des droits de l’homme, Paris 2014, p. 37.

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Une laïcité sous contrôle ? précise cependant, sans que la contradiction avec l’article suivant ne soit pourtant relevée : « Cependant la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de l’État ». Lors de l’épisode des Cent Jours, l’acte additionnel aux constitutions de l’Empire, daté des 22 et 23 avril 1815, déclare dans l’article 62 que « La liberté des cultes est garantie à tous ». Au moment de la seconde abdication de Napoléon, un projet de constitution émanant de la chambre des représentants et daté du 29 juin 1815 donne même « La liberté à chacun de professer et d’exercer librement son culte, sans qu’aucun culte puisse jamais devenir exclusif, dominant ou privilégié ». Cependant, avec le retour de Louis XVIII sur le trône, ce sont les articles déjà cités de la charte de 1814 qui redeviennent seuls légaux en instaurant un statut privilégié au culte catholique par rapport aux autres cultes reconnus. Ce privilège de « religion d’État » disparaît définitivement avec l’avènement de Louis Philippe, roi des Français. La charte constitutionnelle du mois d’août 1830 contient à nouveau une vision très paritaire du statut des cultes dans son article 5 : « Chacun professe sa religion avec une égale liberté et obtient pour son culte la même protection ». L’article 6 précise : « Les ministres de la religion catholique, apostolique et romaine, professée par la majorité des Français, et ceux des autres cultes chrétiens, reçoivent des traitements du trésor public ». En 1848, le préambule de type déclaratif affirme simplement à l’article 8 que « La République doit protéger le citoyen dans sa religion ». La constitution qui le suit porte en revanche à l’article 7 de son chapitre I intitulé « Droits des citoyens garantis par la Constitution » que « Chacun professe librement sa religion et reçoit de l’État, pour l’exercice de son culte, une égale protection ». L’éventualité de l’élargissement de la reconnaissance – accompagnée de son financement – par l’État d’autres religions que les quatre traditionnellement reconnues est même envisagée à la toute fin de ce dernier article : « Les ministres soit des cultes actuellement reconnus par la loi, soit de ceux qui seraient reconnus à l’avenir, ont le droit de recevoir un traitement de l’État ». Cependant, au lendemain du coup d’État du prince-président LouisNapoléon Bonaparte et de la proclamation du Second Empire, la constitution de 1852, muette sur la liberté des cultes, mais ne dénonçant pas le Concordat, se borne à garantir « les grands principes de 89 ». Quant à la constitution républicaine de 1875, si elle paraît étonnamment muette sur les droits de l’homme et la liberté de culte, elle n’invalide pas non plus le régime des cultes reconnus. C’est la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905 qui se charge d’énoncer la doctrine française en matière de liberté de conscience et de culte dans le Titre Ier intitulé « principes ». Ainsi l’article premier affirme-t-il que « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les

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Valentine Zuber seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public », tandis que l’article 2 précise que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Il a fallu attendre les constitutions successives de la IVe et de la Ve Républiques pour que les textes constitutionnels se réfèrent à nouveau à la DDHC de 1789. Elles ne vont cependant pas jusqu’à en faire une norme de droit positif et ne se prononcent pas sur son éventuelle supra-légalité. Le préambule de la constitution de 1946 dit ainsi que : Le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.

Quant à celui de la constitution de 1958, il affirme que « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ». Il est précisé dès l’article 2 de la constitution que : La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances.

Comme nous l’avons montré dans nos précédents travaux 76, ce n’est qu’en 1971, par l’intermédiaire d’une décision fondatrice du Conseil constitutionnel, que la DDHC, et donc son article 10, est finalement entrée dans le bloc des droits positifs. La DDHC est ainsi devenue désormais une garantie proprement constitutionnelle (et opposable) des libertés individuelles et publiques (y compris de conscience) de tous les Français, parallèlement à celles offertes par la ratification par l’État français des traités internationaux. Pour Jean Baubérot, l’article 10 de la DDHC est ainsi devenu « le fondement constitutionnel de la liberté religieuse en France et un élément essentiel de la laïcité » 77. Il nous semble cependant qu’il faut relativiser cette interprétation. C’est en effet la liberté de conscience qui a été ainsi constitutionnalisée. En revanche, si l’on y regarde attentivement, il n’est fait aucune mention de la liberté religieuse (incluant liberté de conscience et liberté d’exercice public des cultes) dans les textes ou la jurisprudence constitutionnelle française.

76. V. Zuber, Le culte…, p. 328-331. 77. J. baubérot, De la tolérance aux droits de l’homme, p. 137.

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Une laïcité sous contrôle ? Les limites françaises à la liberté religieuse Les textes internationaux ratifiés par la France dans la deuxième moitié du siècle offrent en effet une définition beaucoup plus étendue de la liberté de religion et de conviction que celle effectivement contenue dans la constitution française de la Ve République. L’article 18 la DUDH de 1948 affirme en effet que : xxe

Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites.

Ce droit est confirmé par l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 qui donne force d’engagement à la DUDH : 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte et l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement. 2. Nul ne subira de contrainte pouvant porter atteinte à sa liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix. 3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui. 4. Les États parties au présent Pacte s’engagent à respecter la liberté des parents et, le cas échéant, des tuteurs légaux de faire assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs propres convictions.

La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme de 1950 précise enfin dans son article 9 que : 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou collectivement, en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

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Valentine Zuber En dépit de toutes ces garanties législatives nationales et internationales, on ne peut cependant pas dire que la liberté de religion et de conviction stricto sensu soit complètement reconnue par le droit constitutionnel français. L’ambiguïté de la formulation de l’article 10 de la DDHC, certes constitutionnalisé depuis les années 1970, mais qui ne parle que de la liberté d’opinion « même » religieuse, y est pour beaucoup… L’article 1er de la constitution ne parle quant à elle que du « respect des croyances » et de la qualification de laïque s’agissant de la République. Dans un article stimulant, le juriste alsacien Jean-Marie Woehrling revient sur cet étonnant paradoxe 78. Il montre ainsi que la liberté religieuse n’est expressément formulée ni dans le texte de la constitution ni dans la jurisprudence administrative 79. Et la principale garantie de cette liberté au plan constitutionnel n’est jamais qu’indirecte, ce qui peut amener à « s’interroger sur les conséquences de cette situation au regard de l’exercice effectif de la liberté de religion » 80. Car la liberté d’opinion ne recouvre pas complètement la liberté de religion. Liberté essentiellement individuelle, il lui manque l’aspect de droit collectif attaché à l’exercice d’un culte religieux. Or la liberté de culte n’est reconnue que par une loi, celle de 1905, et non pas au plan constitutionnel. Dans sa jurisprudence la plus récente, le Conseil constitutionnel s’est contenté de garantir la liberté de conscience. Quant au juge administratif, le Conseil d’État, s’il a bien cherché à qualifier la liberté de religion comme « liberté fondamentale » et donc incluant la liberté de culte, il ne s’est jamais référé à un fondement textuel précis, puisque celuici n’existe pas… et comme le souligne Jean-Marie Woehrling, « La liberté constitutionnelle de religion n’est pas reconnue pour elle-même, mais seulement à travers la liberté d’expression religieuse, variante de la liberté constitutionnelle d’expression » 81. Il en conclut que la littérature juridique française qui consacre la liberté de religion ne peut finalement s’appuyer que sur le droit international pour affirmer ce droit essentiel. La liberté de religion ne bénéficierait en France que d’une protection indirecte, à travers celle pourvue par la garantie effective d’autres libertés fondamentales mieux reconnues. Plus grave encore selon lui, certaines interprétations juridiques du principe constitutionnel de laïcité peuvent même faire parfois obstacle à l’affirmation d’une complète liberté religieuse en France. La décision du Conseil constitutionnel datée du 19 novembre 2004 à propos de l’interdiction des signes religieux à l’école lui semble aller dans le sens d’une laïcité vue comme limitation d’une liberté religieuse considérée comme excessive… Il en conclut

78. J.-M. Woehrling, « La liberté de religion est-elle reconnue en droit constitutionnel français ? », dans Droit et religion en Europe. Études en l’honneur de Francis Messner, Strasbourg 2014, p. 561-576. 79. P.-H. Prelot, Droit des libertés fondamentales, Paris 2007, p. 599. 80. J.-M. Woehrling, « La liberté de religion… », p. 561. 81. Ibid., p. 567.

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Une laïcité sous contrôle ? que le statut de la liberté de religion est peu favorable en France, en particulier lorsque cette liberté entre en confrontation avec d’autres valeurs constitutionnelles. La survalorisation du principe de la laïcité peut ainsi aboutir à une relativisation de la liberté de religion. Jean-Marie Woehrling peut donc affirmer, en conclusion de son étude, que cette relativité associée à la liberté de religion n’est ni « le fruit du hasard ni le résultat d’une omission volontaire ». Selon lui, elle s’inscrit au contraire « dans une longue histoire du droit français des religions (et) une orientation de fond des traditions du droit public français 82 ». Il est intéressant pour nous de voir, au terme de ce long panorama historique, que nous en revenons presque à notre point de départ, à savoir aux arguments échangés lors du débat sur la rédaction de l’article 10 de la DDHC et aux positions antithétiques présentées par les députés de l’assemblée constituante de 1789. La déception et les craintes exprimées par les députés les plus libéraux, partisans d’un droit à la liberté religieuse pleine et entière, à l’endroit de la formulation plutôt restrictive de l’article 10 de la DDHC, paraissent toujours d’actualité. Et il semble bien que ce sont les partisans d’une limitation de cette liberté religieuse, irrémédiablement liée à l’invocation de « l’ordre public » et associée de nos jours au nécessaire respect premier du principe de laïcité, qui ont historiquement gagné. Comme nous l’avons montré, un certain nombre des déclarations et textes constitutionnels du passé avaient fait pourtant le pari de l’octroi de cette liberté religieuse comme d’un droit fondamental de tous les Français. Cela n’a pas été l’option retenue par nos derniers législateurs et ce, en dépit de la force pourtant contraignante des traités internationaux successivement ratifiés et qui paraissent bien moins ambigus que la constitution française actuelle à l’égard de la liberté de religion reconnue internationalement. Les partisans du pluralisme et de la garantie de la pleine liberté religieuse dans l’espace public ont, une deuxième fois, perdu face à ceux qui, en prônant un effacement relatif des religions dans ce même espace, espèrent peut-être en leur prochaine disparition… Car il s’agit bien d’un conflit de valeur récurrent qui s’illustre ici à travers le medium du droit. On retrouve de nos jours, comme lors de la Révolution, une option spiritualiste libérale qui s’oppose à une option plus anticléricale de la liberté religieuse. Cette opposition séculaire a profondément modelé la doctrine républicaine française de la laïcité, débattue entre deux partis irréconciliables. Le premier fait le pari de l’apport positif à la société des expressions religieuses, sans discriminations possibles entre elles. L’autre exige en revanche une attitude faite à la fois de retrait et de discrétion de la part des religions, car il se méfie des effets que l’effervescence proprement religieuse peut avoir sur la paix sociale. La compréhension de la laïcité, de son histoire et de

82. Ibid., p. 576.

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Valentine Zuber son interprétation en France ne peut faire l’économie de la mise en lumière de cette opposition dialectique historique persistante, qui rattache directement nos débats les plus contemporains à ceux de nos ancêtres révolutionnaires. Bibliographie A. aulard, Le Christianisme et la Révolution française, F. Rieder et Cie, Paris 1925. J. baubérot, « La laïcité entre la tolérance et la liberté », dans M. k neubühler (éd), De la tolérance aux Droits de l’homme. Écrits sur la liberté de conscience, des guerres de religion à la Révolution française, Parole d’Aube, Grigny 1998, p. 137-155. J. baubérot, « Les débuts de la Révolution française et l’impossible laïcité », dans P. viallaneix, (éd.), Réforme et révolutions. Aux origines de la démocratie moderne, Réforme-Presses du Languedoc, Montpellier 1990, p. 129-140. R. birn, « Religious Toleration and Freedom of Expression », dans D. K. van k ley (éd.), The French Idea of Freedom. The Old Regime and the Declaration of Rights of 1789, Stanford University Press, Stanford 1994, p. 265-299. F.-A. de boiSSy d’anglaS, Discours et opinions de Rabaut Saint-Étienne, suivis de ses deux derniers écrits et précédés d’une notice sur sa vie, Henri Servier, Paris 1827. J.-P. boyd (éd.), The Papers of Thomas Jefferson, Princeton University Press, Princeton 1958. P. Cabanel, Histoire des protestants en France, xvie-xxie siècle, Fayard, Paris 2012. G. ConaC, « L’élaboration de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen », dans G. ConaC, M. debene, G. teboul (éd.), La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, histoire, analyse et commentaires, Economica, Paris 1993, p. 28-30. P. daWSon, « Le 6e bureau de l’Assemblée Nationale et son projet de déclaration des droits de l’homme. Juillet 1789 », Annales historiques de la Révolution française, 1978, 232, p. 161-179. A. duPont, Rabaut Saint-Étienne, Un protestant défenseur de la liberté religieuse, Labor et Fides, Genève 1989 (19461). A. enCrevé, « Les protestants et la Révolution française », dans P. viallaneix (éd.), Réforme et révolutions. Aux origines de la démocratie moderne, Réforme-Presses du Languedoc, Montpellier 1990, p. 101-128. C. fauré, Les Déclarations des droits de l’homme de 1789, Payot, Paris 1988. M. gauChet, La Révolution des droits de l’homme, Gallimard, Paris 1989. R. hermon-belot, Aux sources de l’idée laïque. Révolution et pluralité religieuse, Odile Jacob, Paris 2015. G. Jellinek, Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, contribution à l’histoire du droit constitutionnel moderne, traduit de l’allemand par G. Fardis, avec une préface de F. Larnaude, Paris, Albert Fontemoing, Bibliothèque de l’histoire du droit, Paris 1902.

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Une laïcité sous contrôle ? G. koubi, « Article 10 », dans G. ConaC, M. debene, G. teboul (éd.), La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, histoire, analyse et commentaires, Economica, Paris 1993, p. 209-223. C. langloiS, « Révolution et religion. Pratiques et principes. L’article 10 de la déclaration des droits de l’homme de 1789 », dans L. Châtellier, C. langloiS, J.-P. Willaime (éd.), Lumières, religions et laïcité, Riveneuve, Paris 2009, p. 219-226. É. laurent, J. madival (éd.), Archives parlementaires de 1787 à 1860 : recueil complet des débats législatifs et politiques des Chambres françaises, 1re série, 17871799, Dupont, Paris 1867-1904. É. Poulat, Liberté laïcité. La guerre des deux France et le principe de modernité, Cerf-Cujas, coll. Éthique et société, Paris 1988. P.-H. Prelot, Droit des libertés fondamentales, Hachette, Paris 2007. S. r ialS, La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Hachette, coll. Pluriel, Paris 1989. J.-J. rouSSeau, Le Contrat social, Dalibon, Paris 1826 (17621). P. SeiPPel, Les deux France et leurs origines historiques, Payot-Félix Alcan, LausanneParis 1905. P. viallaneix (éd.), Réforme et révolutions. Aux origines de la démocratie moderne, Presses du Languedoc, Montpellier 1990. A.-B. vienney, « L’article de la DDHC proclamant la liberté de conscience », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 1939, t. 88, p. 127-133. voltaire, Traité sur la tolérance…, Cramer, Genève 1763. M. vovelle, La Révolution contre l’Église. De la Raison à l’Être suprême, Éditions Complexe, Bruxelles 1988. É. WalCh, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et l’Assemblée constituante, Travaux préparatoires, H. Jouve, Paris 1903. W. Warburton, Dissertations sur l’union de la religion, de la morale et de la politique, G. Darrès, Londres 1742. J.-M. Woehrling, « La liberté de religion est-elle reconnue en droit constitutionnel français ? », dans Droit et religion en Europe. Études en l’honneur de Francis Messner, PUS, Strasbourg 2014, p. 561-576 V. Zuber, Le culte des droits de l’homme, Gallimard, Paris 2014.

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SURVIVANCES CONCORDATAIRES : À QUAND LE MUSÉE ? *

Sébastien fath Groupe Sociologie, Religions, Laïcités (CNRS - École pratique des hautes études)

La République, c’est l’abolition des privilèges, pas la distribution clientéliste de ceux-ci 1.

Au pays de Calvin, Bossuet et Voltaire, tout le monde ou presque s’accorde aujourd’hui à reconnaître que la laïcité est un bien précieux. Construite « entre passion et raison » depuis 1905 2, saluée lors d’un centième anniversaire finalement peu célébré par les plus hautes autorités de l’État, elle tient pourtant moins du diamant que de l’argile. Fragile laïcité. Depuis les émeutes urbaines de novembre 2005, on a le sentiment que le feu couve. Pour réfléchir à des solutions, il semble être urgent d’attendre au plus haut niveau, et l’Observatoire national de la laïcité lancé le 8 avril 2013 temporise, apaise… tandis que les extrêmes progressent par ailleurs 3. Problème docteur ? Force est de reconnaître qu’en dépit des efforts accomplis, le paysage laïque aujourd’hui n’est pas apaisé : en dehors des instrumentalisations diverses et des dérives démagogiques 4, une source durable du malaise tient dans une véritable inégalité de traitement. Connue de tous, cette inégalité qui mine la crédibilité du pacte laïque aujourd’hui est pourtant régulièrement reléguée sous le tapis au lieu d’être mise sur la table. Explicitons.

* 1. 2. 3. 4.

Ce texte de réflexion engagée reprend un propos présenté lors d’une table ronde sur la laïcité au temple réformé de la rue Madame (Paris), avec Jean Baubérot, Valentine Zuber et Olivier Abel, le 27 octobre 2013. Cette tendance s’est largement confirmée aux élections régionales du 13 décembre 2015. J. baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Paris 2004. Aux élections européennes du 25 mai 2014, le Front National, parti d’extrême droite qui instrumentalise régulièrement les thématiques laïques, est arrivé en tête des votes avec près de 25 % des suffrages exprimés, loin devant les partis de droite et de gauche classique. Voir le site internet Riposte laïque, qui s’appuie au départ sur des inquiétudes légitimes, mais pour nourrir des discours néo-identitaires de peur et de stigmatisation.

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Sébastien Fath Les religions qui se sont développées après 1905 ne bénéficient pas des mêmes avantages que celles qui ont été établies avant, en particulier en termes de lieux de culte. En effet, les lieux de culte déjà construits avant 1905 sont, de fait, entretenus, pour la plupart, par les communes, qui en sont devenues les propriétaires. Les charges d’entretien sont donc aux frais des citoyens. Le financement est assuré par la collectivité, tandis que l’usage du lieu reste, dans la grande majorité des cas, le privilège des Églises anciennement propriétaires. Quant aux lieux de culte bâtis après 1905, ils sont aux frais des religions installées plus récemment, à commencer par l’islam, mais aussi le protestantisme évangélique, le bouddhisme ou le christianisme orthodoxe des migrants arrivés au cours du xxe siècle 5. Du point de vue du principe républicain d’égalité, cette inégalité paraît très difficile à justifier. Le fameux rapport Machelon sur la laïcité, en 2006, avait eu raison de le souligner 6. Ce rapport précisait : «la diversification du paysage religieux pose en termes renouvelés la question de l’égalité du traitement entre les cultes » 7. Mais à partir de là, il y a deux manières de résoudre le problème pour « réaffirmer la laïcité » 8. La première manière est d’étendre les avantages accordés aux « pré-1905 » (Église catholique, EPUF 9, judaïsme) aux religions « post-1905 » (islam, évangéliques récents, bouddhistes, orthodoxes, etc.). En clair, il s’agit, par souci d’équité, d’aider les religions récemment installées à financer des lieux de culte, de la même manière que les communes financent déjà l’entretien de milliers d’églises catholiques pré-1905. À première vue, comment s’opposer à ce « rattrapage », au nom de l’égalité républicaine ? I. Une fausse bonne idée : étendre les avantages accordés aux « pré-1905 » aux religions « post-1905 » (scénario 1) Les propositions de mesures d’aide à l’achat de terrain, de baux emphytéotiques (p. 24 du rapport Machelon), paraissent particulièrement bienvenues, tout comme le souci d’accroître « la transparence et la sécurité juridique » des montages (p. 15) ou de généraliser les garanties d’emprunt à tout le territoire (p. 24). Il faut cependant y regarder de plus près. Trois problèmes se posent.

5. 6. 7. 8. 9.

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On notera que la diaspora migratoire orthodoxe en France, porteuse de besoins socio-religieux spécifiques, est sous-étudiée. Elle est par trop absente du débat immigration-religionlaïcité. « Relations des cultes avec les pouvoirs publics », rapport remis par Jean-Pierre Machelon au Ministère de l’Intérieur (au nom de la commission mise en place en novembre 2005), Paris 2006. Rapport Machelon, p. 10. Ibid., p. 8. Église Protestante Unie de France (EPUF), qui a unifié en 2012 dans une même institution l’Église Réformée de France (ERF) et la plupart des luthériens de la « France de l’intérieur ».

Survivances concordataires I. A. Un Concordat light pour l’ensemble de l’hexagone ? Le premier problème est la boîte de Pandore d’un « jeu concordataire 10 » light. L’hypothèse d’une généralisation d’un financement par les communes rappelle en effet le xixe siècle concordataire, où à la suite d’un premier « seuil de laïcisation 11 », le politique reconnaissait au religieux une utilité sociale, en échange d’un financement (qui allait jusqu’au paiement des salaires de prêtres et pasteurs, système maintenu aujourd’hui en Alsace-Moselle). S’inspirer de ce système à l’échelle de l’hexagone peut à bon droit passer pour une atteinte directe, et massive, à la tradition laïque française, qui sépare le religieux du politique par le biais d’une nette « dissociation institutionnelle 12 » (second seuil de laïcisation décrit par Jean Baubérot). En 2006, la commission Machelon estimait qu’il n’est « pas opportun de fixer dans la loi un pourcentage maximal pour les aides directes à la construction de lieux de culte ». Mais alors, toutes les surenchères sont possibles ! I. B. Clientélisme communal Le second problème (lié au premier) est le suivant : ce financement régalien tend à accentuer une pathologie franco-française, qui régule le religieux « par le haut », par le politique. Or, dans une logique républicaine de séparation, ce sont aux membres des communautés religieuses de se prendre en main, d’assurer le financement de leurs lieux de culte. Du point de vue des libertés, ce « mode de régulation de la pluralité religieuse » par la séparation 13 et la non-interférence financière est très sain. Dans ce but qui vise à systématiser l’autofinancement « par le bas » plutôt que le subventionnement « par le haut », la République peut en revanche encourager les dons des particuliers aux associations cultuelles, ce qu’elle fait d’ailleurs déjà, et plutôt généreusement (déductions fiscales). S’abstenir n’est pas pour autant s’opposer : en ce sens, le « niet » discrétionnaire à une implantation religieuse n’est pas plus laïque que céder à la tentation du financement politique direct. La République n’a pas le droit de pratiquer « un usage systématique (et illégal) du droit de préemption par certains maires pour empêcher la création de lieux de culte ». Le rapport Machelon a raison d’être très ferme sur le sujet 14.

B. baSdevant-gaudemet, Le jeu concordataire dans la France du XIXe siècle, Paris 1988. J. baubérot, La Laïcité, quel héritage ? De 1789 à nos jours, Genève 1990. Ibid., p. 75. P. rolland, « La séparation comme forme de régulation de la pluralité religieuse », Annuaire Droit et religions 2010-2011, 2010, vol 5, p. 167-181. 14. Rapport Machelon, p. 11. 10. 11. 12. 13.

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Sébastien Fath Mais de là à financer « par le haut », par un gros chèque de subvention de la commune, il y a plus qu’une marge. Car un tel subventionnement fausse la donne et a toute chance d’instaurer une relation équivoque entre le groupe religieux débiteur et la commune qui finance. Avec la porte ouverte au clientélisme, ou au marchandage. Donnant, donnant. Ne soyons pas naïfs. Ces problèmes se posent. Le fait qu’ils soient exagérés ou instrumentalisés à des fins islamophobes, par exemple 15, ne signifie pas que « tout va bien Madame la marquise ». Que des leaders communautaires d’une minorité religieuse fortement présente sur le terrain puissent jouer avec la mairie sur la corde clientéliste (ou réciproquement) n’est pas une vue de l’esprit… I. C. Ruine des finances locales Le troisième problème est très terre-à-terre. Les charges financières des communes ne cessent d’augmenter. Beaucoup de communes peinent à planifier la construction d’équipements collectifs comme des médiathèques, faute de fonds. On sait par ailleurs que les déficits publics se sont creusés à des niveaux alarmants. Dans le même temps, le champ religieux s’est extraordinairement diversifié, et il n’est pas rare de voir, dans une ville moyenne, une cinquantaine de cultes et religions différents, qui ont tous des ambitions immobilières. Dans l’hypothèse d’une porte plus largement ouverte au financement public des cultes, quid des finances locales 16 ? On le voit, élargir encore la sphère des privilèges financiers directs accordés aux religions n’apparaît pas une bonne solution, ni du point de vue des propres principes qui ont présidé à la construction laïque française, ni même d’un point de vue pragmatique, à l’heure où les sources d’argent public se tarissent. Cela dit, gardons-nous d’un schématisme manichéen. Des approches prudentes, des « accommodements raisonnables » en matière financière, ne sont pas forcément ce diable anti-laïque que certains brandissent. Si l’on veut diluer, supprimer ou profondément refondre la (relative) spécificité laïque française, pour s’aligner sur de bonnes pratiques observées dans d’autres pays européens, pourquoi pas ? Ces objectifs sont parfaitement respectables, d’autant que leur motif vise souvent à corriger des situations d’inégalité et promouvoir une société plus tolérante et solidaire 17. Mais si l’on pense que l’approche fran-

15. J. velioCaS, Ces maires qui courtisent l’islamisme, Paris 2010. 16. L’endettement des collectivités locales a bondi, entre 2012 et 2013, de 3,7 milliards d’euros à 9,2 milliards d’euros, soit 10 % du déficit public français, selon un rapport du ministère des finances intitulé « État des finances locales » (octobre 2014). 17. On lira avec beaucoup d’intérêt, dans cette perspective, J.-P. Willaime, Le retour du religieux dans la sphère publique. Vers une laïcité de reconnaissance et de dialogue, Lyon 2008.

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Survivances concordataires çaise et républicaine qui a prévalu en 1905, sur la base d’une séparation nette, une non-reconnaissance et une indépendance réciproque religions-État, peut être défendue et améliorée tout en gardant l’objectif d’un même traitement pour tous les cultes, il y a sans doute d’autres solutions possibles. II. Une solution républicaine : mettre fin aux privilèges matériels des religions pré-1905 (scénario 2) Étendre les avantages « pré-1905 » aux religions « post-1905 » ne serait finalement guère républicain, ni vraiment juste, ni très raisonnable en matière de finances ? Qu’à cela ne tienne, l’autre option s’impose d’elle-même. Il conviendrait d’enlever aux religions « pré-1905 » les privilèges qu’elles cumulent au détriment des religions plus récentes. Peut-être par excès de prudence, le rapport Machelon s’était refusé, en 2006, à explorer cette piste, préférant inscrire « ses réflexions dans le cadre institutionnel existant » 18. Trois pistes semblent pourtant relativement faciles à explorer, bien qu’elles présentent un inconvénient majeur : elles demandent du courage politique, pour bousculer les privilèges hérités… II. A. Fin des dispositions financières héritées du système concordataire Le maintien des dispositions héritées du Concordat et des Articles organiques en Alsace-Moselle (avec, notamment, financement des prêtres catholiques, des pasteurs réformés et luthériens et des rabbins par l’argent du contribuable) ne se justifie pas en termes d’équité. Il lèse objectivement les autres religions (islam, protestantisme évangélique, bouddhisme etc.). Replâtrer le système en intégrant l’islam, comme le rapport Machelon le proposait (p. 74), en créant notamment « un cours d’enseignement religieux musulman au sein des établissements d’enseignement secondaire et des établissements techniques » (p. 75 du rapport), est intéressant. Mais au regard du rééquilibrage à atteindre, il n’est qu’un pis-aller qui ne règle pas, sur le fond, le fait qu’il y aura toujours des cultes privilégiés, et d’autres pas: quid des bouddhistes, des protestants évangéliques, des hindous et sikhs, etc. ? Sans entrer dans le détail des dispositions en vigueur dans les différents espaces de la France d’outre-Mer, rappelons que le même problème se pose, par exemple, en Guyane, où un archaïsme d’Ancien Régime, ouvertement discriminatoire et anti-laïque, imposé par un des rois les plus réactionnaires de l’histoire de France (Charles X), s’est maintenu de 1828 à 2016… et plus ? Lorsqu’au 1er mai 2014, le Conseil Général de Guyane a tenté de faire

18. Rapport Machelon, p. 12.

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Sébastien Fath appliquer une décision mûrie depuis trois ans 19, visant à mettre fin sans plus attendre à l’obligation de rémunérer les prêtres catholiques de Guyane (et eux seulement) avec l’argent public, ce fut la levée de boucliers. Et la mise en œuvre de la décision s’en est trouvée retardée… mais pas annulée. Un exemple à suivre pour l’Alsace-Moselle ? À l’heure d’une « France mosaïque 20 » où l’égalité réelle des droits et des devoirs est plus que jamais attendue par une population inquiète, il est grand temps de cesser de se cacher derrière le prétexte fallacieux du particularisme régional ou des traditions, et de remettre à plat ce système, à la fois archaïque, injuste et discriminatoire. La République, c’est l’abolition des privilèges, pas la distribution clientéliste de ceux-ci ! II. B. Adieu au financement communal des lieux de culte pré-1905 Une autre hypothèse de bon sens qui vient à l’esprit afin de rééquilibrer la balance de manière égalitaire entre les diverses religions aujourd’hui présentes en France serait de mettre fin au financement par les communes de l’entretien des lieux de culte pré-1905. De nombreux pays, y compris les États-Unis que les Français croient souvent, bien à tort, moins laïques que l’hexagone, regardent depuis longtemps avec stupeur cette France donneuse de leçons en matière de laïcité, qui pratique pourtant sur son propre sol, en toute discrétion, une discrimination massive en fonction de l’âge et de l’étiquette confessionnelle des édifices religieux. Faire cesser le financement communal des lieux de culte pré-1905 remettrait sur un pied d’égalité les « anciens » et les « modernes », les « established » et les « outsiders 21 », les héritiers et les arrivants aux poches vides. Une mesure complémentaire serait naturellement que les communes redonnent ces lieux de culte (dont elles sont en droit propriétaires) aux Églises et religions, à charge pour celles-ci d’en assumer le financement intégral. Ceci placerait concrètement les cultes en situation d’égalité républicaine. On imagine que cette proposition peut entraîner de vives résistances, et pas seulement pour de mauvaises raisons. La commune ne financera plus le vieux clocher ? ! Le caractère ultrasensible d’une réforme de ce type passerait naturellement par une application échelonnée. D’autre part, à rebours de tout dogmatisme et de tyrannie de la règle, des exceptions critériées seraient cohérentes et utiles, notamment pour des raisons de conservation du patrimoine, enjeu

19. La décision de ne plus rémunérer les prêtres catholiques de Guyane s’appuyait en effet sur une délibération de la collectivité des élus, adoptée le 19 décembre 2011, avec effet prévu en 2014. 20. Clin d’œil à cet ouvrage à bien des égards précurseur, qui n’a guère vieilli : Y. lequin (dir.), La mosaïque France : histoire des étrangers et de l’immigration, Paris 1988. 21. N. eliaS, J. L. SCotSon, The established and the outsiders, Londres 1965.

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Survivances concordataires qui déborde du religieux pour toucher à la culture… et au tourisme. Il n’est pas très difficile d’expliquer que l’entretien à la charge du contribuable des cathédrales, abbatiales, monastères se base sur un intérêt culturel ! Point de discrimination entre religions ici, contrairement à la situation présente où les religions plus anciennement implantées bénéficient objectivement d’un « coup de pouce » d’argent public qui ne peut se justifier au regard des principes d’égalité et de séparation. II. C. Un calendrier national qui reflète la diversité religieuse actuelle On n’a pas attendu Pierre Bourdieu pour savoir que les processus de domination et de discrimination ne jouent pas seulement sur l’argent, le matériel, mais aussi l’immatériel, le symbolique 22. Le calendrier national constitue de ce point de vue un exemple saisissant de domination implicite d’une religion, en l’occurrence le christianisme, discriminant de facto les autres (judaïsme, islam, etc.). Sur onze jours fériés en France, cinq se rapportent à l’histoire nationale et républicaine, et six au christianisme et au christianisme seul. Le christianisme en question est surtout catholique, comme l’atteste le jour férié du 15 août (Assomption de la vierge). La réalité de la population française aujourd’hui a pourtant beaucoup changé. Même si une majorité (déclinante) de Français se reconnaît toujours catholique, la pratique religieuse hebdomadaire des catholiques est en dessous de 10 %. Comment dans ces conditions justifier que les seuls jours fériés religieux du calendrier national soient à connotation chrétienne et catholique? N’est-il pas grand temps de remettre à l’honneur les excellentes propositions faites de longue date par Jean Baubérot, qui milite pour une réforme du calendrier qui tienne compte de la diversité religieuse française contemporaine ? Sous son impulsion, le fameux rapport de la Commission Stasi sur l’application du principe de laïcité dans la République s’en était fait le relais 23, et « beaucoup de membres de la commission la considéraient comme essentielle », rappelle Jean Baubérot 24. En vain : l’idée est rejetée sans débat par le gouvernement. L’anthropologue Dounia Bouzar est revenue à la charge aussi

22. P. bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Paris 1979. 23. « La République s’honorerait donc en reconnaissant les jours les plus sacrés des deux autres grandes religions monothéistes présentes en France, les bouddhistes organisant leur fête annuelle principale un dimanche de mai. Ainsi à l’école, l’ensemble des élèves ne travailleraient pas les jours de Kippour et de l’Aïd-el-kébir. Ces deux jours fériés supplémentaires devraient être compensés. La République marquerait ainsi avec force son respect de la pluralité des options spirituelles et philosophiques et sa volonté que ce respect soit partagé par tous les enfants de France ». Extrait de la Section 4.4, « Prendre en considération les fêtes les plus solennelles des religions les plus représentées », du Rapport de la Commission Stasi sur la laïcité (11 décembre 2003). 24. J. baubérot, Une si vive révolte, Paris 2014, p. 204.

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Sébastien Fath depuis, ainsi que la politicienne écologiste Eva Joly ou l’homme d’affaires Pierre Bergé, qui, sur RTL, a carrément milité pour la suppression des fêtes chrétiennes 25. On relèvera au passage que nombre de pays africains francophones, qui revendiquent à des degrés divers, y compris dans leurs textes constitutionnels, le principe de laïcité 26, apparaissent de ce point de vue comme un modèle : en Côte d’Ivoire, par exemple, le lundi de Pâques, le lundi de Pentecôte ou Noël sont chômés, mais aussi l’Aid El Fitr ou l’Aid Al Adha. On retrouve le même respect pour la diversité religieuse dans les pays voisins francophones, notamment au Cameroun, au Gabon, au Congo Brazzaville ou au Sénégal. Et si ces calendriers africains avaient quelque chose à apprendre à la France laïque du xxie siècle ? Conclusion Les enjeux laïques d’aujourd’hui ne sont pas seulement un terrain de recherche pour les historiens. Ils invitent à problématiser les dynamiques à l’œuvre, au regard d’une société française qui bouge, qui change, qui se recompose. Sachons gré à Jean Baubérot de nous avoir tous stimulés dans cette articulation nécessaire entre la recherche du scientifique et l’interrogation du citoyen. Refusant de figer la laïcité en objet de musée, en relique vouée à la « religiosité laïque 27 », il nous encourage à éclairer le débat, notamment autour des deux scénarios ici résumés. Choisir le premier scénario néo-concordataire tend, malgré de bonnes intentions, à privilégier les logiques bonapartistes et clientélistes sur l’égalité républicaine et laïque. Maintenir le statu quo des privilèges octroyés en 1905 aux vieilles religions, à commencer par l’Église catholique, au prix de quelques replâtrages et concessions aux nouveaux acteurs ne lève pas l’équivoque sur un système de facto inégalitaire. Aiguisant en sous-main les rancoeurs et les reproches du type « deux poids, deux mesures ».

25. « Je suis pour la suppression intégrale de toutes les fêtes chrétiennes », a-t-il affirmé dans l’émission « On refait le monde », sur RTL, le 25 septembre 2013. « Nous vivons sous le régime de la séparation de l’Église et de l’État. Nous ne sommes pas que des chrétiens en France. Il y a une grande partie de musulmans. Il y a beaucoup d’autres religions. Pourquoi ne pas en tenir compte ? ». Et il poursuit : « Je préférerais qu’on soit laïques jusqu’au bout et qu’à l’exception de Noël, qui est devenu une fête chrétienne et qui était une fête païenne, on supprime toutes les autres ». 26. G. holder, M. SoW (dir.), L’Afrique des laïcités. État, religion et pouvoirs au sud du Sahara, Paris Bamako 2014. 27. J. baubérot, « L’étude de la laïcité face à la religiosité laïque », dans Une si vive révolte, p. 161-173.

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Survivances concordataires Choisir le second scénario, au contraire, paraît davantage porteur d’avenir laïque en renvoyant toutes les religions (pré- et post-1905) à leur vitalité réelle propre, dans une égalité plus juste, sans régime à deux vitesses. Une telle réforme n’impliquerait pas nécessairement une laïcité « dure » ou une surenchère à la privatisation du religieux, que Philippe Portier décrit à raison comme « particulier » à la France dans un contexte européen plus souple 28… Ce serait au contraire illustrer ce que Jean Baubérot, avec d’autres, n’a cessé de rappeler, à savoir que la laïcité passe par des seuils d’évolution, et vit au diapason des mutations sociales, politiques et culturelles. Loin de jeter de l’huile sur le feu, le scénario d’une nouvelle avancée laïque par la mise à plat des privilèges hérités pourrait même au contraire ouvrir à une laïcité plus apaisée. Cette évolution procurerait en effet plus d’oxygène à la société civile, libérerait des marges d’initiative aux communes pour réaffecter leurs nouvelles ressources en faveur du dialogue laïque, tout en levant l’équivoque posée par les perfusions sélectives d’argent public. L’objet « bon pour le musée », aujourd’hui, n’est pas la laïcité, mais l’héritage concordataire, survivance discriminatoire de temps révolus. Bibliographie B. baSdevant-gaudemet, Le jeu concordataire dans la France du XIXe siècle, PUF, Paris 1988. J. baubérot, La Laïcité, quel héritage ? De 1789 à nos jours, Labor et Fides, Genève 1990. J. baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Seuil, Paris 2004. J. baubérot, Une si vive révolte, L’Atelier, Paris 2014. P. bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Minuit, Paris 1979. Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, Rapport au Président de la République, 11 décembre 2003, La Documentation française, Paris 2003. N. eliaS, J. L. SCotSon, The established and the outsiders, Frank Cass Ltd, Londres 1965. G. holder, M. SoW (dir.), L’Afrique des laïcités. État, religion et pouvoirs au sud du Sahara, IRD-Éditions Tombouctou, Paris-Bamako 2014. Y. lequin (dir.), La mosaïque France : histoire des étrangers et de l’immigration, Larousse, Paris 1988.

28. Il évoque « Ce régime particulier de laïcité, fondé sur une privatisation du religieux que ne connaissent pas au même titre les autres pays occidentaux ». P. Portier, « L’État et la religion en France. Vers une laïcité de reconnaissance ? », Regards sur l’actualité, 2010, n° 364, p. 38.

205

Sébastien Fath J.-P. maChelon (dir). Relations des cultes avec les pouvoirs publics, rapport remis au Ministère de l’Intérieur (au nom de la commission mise en place en novembre 2005), La Documentation française, Paris 2006. P. Portier, « L’État et la religion en France. Vers une laïcité de reconnaissance ? », Regards sur l’actualité, n° 364, 2010. P. rolland, « La séparation comme forme de régulation de la pluralité religieuse », Annuaire Droit et religions 2010-2011, vol 5, PUAM, Aix-Marseille 2010, p. 167-181. J. velioCaS, Ces maires qui courtisent l’islamisme, Tatamis, Paris 2010. J.-P. Willaime, Le retour du religieux dans la sphère publique. Vers une laïcité de reconnaissance et de dialogue, Olivétan, Lyon 2008.

206

LA LOI DE 1905 EST-ELLE UN « ARGUMENT OPPOSABLE » ?

Jean-Paul martin Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (CNRS - École pratique des hautes études)

Un consensus très large règne aujourd’hui sur le rôle éminent de la loi de 1905 dans la construction d’une laïcité française, qui a pacifié la guerre des deux France et permis de traiter à égalité toutes les religions et les convictions non-religieuses. À l’occasion du centenaire de cette loi en 2005, de nombreux catholiques ont pu dire leur dette envers elle, en s’inscrivant dans un mouvement de pensée déjà ancien, selon lequel la laïcité était devenue « la condition de la liberté de l’acte de foi ». De nombreux courants dans les autres religions ont témoigné dans le même sens, en faveur d’une loi libérale, qui peut également garantir à l’islam les mêmes droits qu’aux religions plus anciennement implantées. Du côté des laïques, la Ligue de l’enseignement a largement contribué à la promotion du rôle historique de cette loi, en s’appuyant notamment sur des travaux universitaires, dont Jean Baubérot a été activement partie prenante. Toute cette démarche a permis de montrer que la laïcité française ne s’est pas construite contre les religions, ou plus précisément que la laïcité de l’État ne peut être assimilée à une philosophie anti-religieuse. De ce point de vue, si on se reporte au débat Allard-Briand de 1905 1, c’est incontestablement Briand qui l’a emporté, car cette loi a donné une consistance propre aux religions dans la société civile, dès lors que « la foi ne prétend pas dicter la loi », pour reprendre une expression mise en honneur par la Ligue de l’enseignement.

1.

Voir notamment J.-M. mayeur, La séparation de l’Église et de l’État, Paris 1966, p. 54-60, et pour une présentation plus complète des interventions le 10 avril 1905 à la Chambre des députés de Maurice Allard, dépositaire d’un contre-projet socialiste et libre-penseur, et d’Édouard Vaillant, défenseur de ce projet, ainsi que de la réplique de Briand : 1905, la séparation des Églises et de l’État-Les textes fondateurs, Présentation de Dominique de Villepin, Paris 2004, p. 285-293.

207

Jean-Paul Martin Est-ce à dire que l’invocation de la loi de 1905 soit suffisante pour dire tout ce que la laïcité est aujourd’hui, et aussi tout ce qu’elle devrait être ? Devient-elle une référence absolue, permettant de trancher de manière univoque tous les débats ? Cette tentation de lui faire jouer un rôle normatif existe et elle est due au succès même de ce texte. Or elle risque de générer des malentendus regrettables. Aujourd’hui, en schématisant, deux versions de la laïcité se déchirent, avec pour enjeu principal l’arrivée dans le paysage d’une nouvelle religion, l’islam, et – pour se limiter à l’aspect du débat qui est le plus sensible – une polarisation sur la visibilité des signes religieux dans divers espaces publics ou semipublics, et parfois même privés. D’un côté une laïcité-liberté s’appuie sur la loi de 1905 pour réclamer l’absence de contrainte a priori sur le port port de ces signes (en dehors de considérations d’ordre public, telles qu’évoquées dans l’article 1 2). De l’autre une laïcité-neutralité veut rendre celui-ci beaucoup plus strict, visant ainsi avant tout l’exercice de la religion musulmane, sous couvert de lutter contre « tous les intégrismes », et de protéger les enfants du « prosélytisme religieux » (cf. Baby Loup). Le problème sur lequel je centrerai mon propos est de savoir si les tenants de la liberté (et je me range, en principe, parmi eux) peuvent dénier à ceux qui mettent en avant la neutralité, le droit de se réclamer de la « laïcité historique », s’il faut voir en eux des représentants d’une laïcité « nouvelle » ou « révisionniste », au motif qu’ils iraient à l’encontre de la loi de 1905. L’ambivalence historique des laïques face à la loi de séparation La validité d’une telle assertion supposerait d’abord que le consensus actuel dont bénéficie la loi ait été à peu près constant, dans le passé, parmi ceux qui se disent laïques. Or celle-ci a été constamment l’objet de débats (ou de restrictions mentales), sans d’ailleurs qu’on puisse réduire ces querelles au débat toujours recommencé entre les héritiers d’Allard et ceux de Briand. Le visage libéral de la loi de 1905, tel qu’il est aujourd’hui mis à jour, n’a pas toujours été l’aspect avec lequel les laïques ont été le plus à l’aise. Ce constat relève de l’évidence pour qui s’intéresse de près à l’histoire du mouvement laïque. Encore faut-il préciser quelques points, bien oubliés dans les controverses actuelles. Rappelons d’abord la distinction fondamentale entre laïcité juridique et laïcité militante. Voulu par Briand, le libéralisme de la loi de séparation à l’égard des cultes (cf. leur droit de s’organiser selon leurs propres règles d’après l’article 4) a pu entrer dans les faits grâce à l’accord de 1923 avec le Saint-Siège

2.

208

« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ».

La loi de 1905 est-elle un « argument opposable » ? (qui a entériné la forme d’organisation légale de l’Église catholique) et surtout grâce à la jurisprudence du Conseil d’État, élaborée par des juristes souvent fort éloignés de la laïcité militante. Si les jugements sur les sonneries de cloches sont restés célèbres, cette jurisprudence a aussi – en matière de droit aux subventions publiques – interprété très largement les principes de liberté de conscience et de liberté religieuse au détriment parfois du principe de séparation, et en les combinant d’ailleurs à d’autres principes fondamentaux, comme celui de l’autonomie des collectivités locales. Ce qui a périodiquement mécontenté la sphère laïque militante. Des aspects que l’on considère rétrospectivement comme des « acquis » de la loi ou comme faisant partie de sa suite naturelle ont souvent été considérés sur le moment comme des trahisons. On pourrait utilement à titre d’exemple relire les propos de Blum ou d’Herriot en 1920-1921 vitupérant contre le rétablissement de l’ambassade auprès du Saint-Siège et la nomination à Paris d’un nonce apostolique 3. C’est pourtant ce rétablissement qui a permis de construire un processus psychologique de confiance ouvrant la voie au dialogue avec Rome sur le règlement de la séparation. Or ce processus a été voulu par le Bloc National, alors que la gauche anticléricale et laïque y était farouchement opposée. Mais le plus important est ailleurs : pendant des décennies, les militants laïques n’ont pas considéré que la loi de séparation répondait à l’essentiel de leurs préoccupations. C’est d’ailleurs la raison, me semble-t-il, pour laquelle elle a été relativement peu commémorée avant la période contemporaine 4, alors que pendant ce temps la mémoire de Jules Ferry était régulièrement célébrée. Les laïques, certes, faisaient état de la loi de séparation, d’ailleurs en la sur-interprétant, et se déclaraient bien sûr prêts à la défendre contre ses détracteurs, contre ceux qui voulaient ré-officialiser le rôle l’Église catholique et rétablir le lien concordataire d’autrefois. Mais au fond, elle n’était guère adaptée à leur combat dont la dimension centrale était la défense de

3.

4.

Des références et des extraits des propos de Léon Blum à ce sujet figurent notamment dans : L. fauCon, « Léon Blum et la laïcité », Cahiers Léon Blum, n° 19/20, 1986, p. 50-51. Pour la position d’Herriot, voir notamment : François Méjan, Le rôle des nonces apostoliques, n° 5 de la revue L’Esprit Laïque, Sudel éditeur, Paris 1955, p. 30-35. Rappelons qu’Herriot lors du Cartel des gauches a tenté en vain de supprimer l’ambassade auprès du Vatican. Si l’on prend la Ligue de l’enseignement comme observatoire, on voit que le trentième anniversaire en 1935 passe à peu près inaperçu. Quant au cinquantième, il fait l’objet seulement de deux conférences données au Cercle parisien : la première par Paul Grunebaum-Ballin, le 29 octobre 1955, a été publiée sous le titre « La tentative de paix religieuse d’Aristide Briand », dans Cahiers Laïques, n° 31, janvier-février 1956 ; la seconde, dûe à François Méjan, le 26 novembre 1955, s’intitule « La Laïcité de l’État », elle a été publiée aussi dans Cahiers Laïques, n° 32, mars-avril 1956. Ce dernier, sur lequel nous revenons plus loin, a également écrit un article intitulé « Le cinquantenaire de la Séparation des Églises et de l’État » dans l’Action Laïque, n° 166, juillet-août 1955, p. 21-24. Il n’y a pas eu visiblement de manifestation militante en écho à ces propos.

209

Jean-Paul Martin l’école laïque, contre les « infiltrations cléricales » à l’intérieur, et à l’extérieur contre la concurrence des écoles privées qu’aurait facilitée l’attribution de fonds publics. Une loi mal adaptée à une laïcité de combat polarisée par le conflit scolaire Pourquoi la loi de 1905 n’était-elle pas adaptée à cette situation ? D’abord tout simplement parce qu’elle ne traite pas directement de l’école et du problème de la laïcité dans les services publics, il s’agit en effet d’une loi sur la liberté de conscience et de conviction en général. Ce qui intéressait d’abord les laïques, c’est qu’on puisse invoquer l’article 2 5 pour refuser d’accorder de l’argent public aux écoles confessionnelles : or si ce recours a bien été essayé, il ne pouvait avoir qu’une portée limitée, à mesure que le temps passait et qu’il apparaissait qu’une école privée n’était pas assimilable à un culte (ceci deviendra de plus en plus clair avec les contrats de la loi Debré, où le caractère propre des établissements confessionnels est en quelque sorte équilibré par l’obligation d’accueillir tout le monde). Les laïques pouvaient, d’autre part, trouver à juste titre une affinité entre la proclamation de la liberté de conscience, centrale dans l’article 1, et l’esprit qu’ils assignaient à l’école laïque, à savoir d’être une école ouverte à tous, et respectueuse de toutes les croyances et convictions. De ce point de vue il est indéniable que l’esprit laïque appliqué à l’école, dans la mesure où il était respectueux de la neutralité scolaire, était pacificateur et nullement dans la ligne d’une laïcité anti-religieuse. Ce n’est donc pas le débat Allard-Briand de 1905 qui a été structurant de la culture laïque, telle qu’elle s’est formée dans le cadre de la querelle scolaire du demi-siècle qui a suivi. En revanche, si la laïcité scolaire revêtait un visage pacifique et rassembleur, elle présentait aussi une autre face consistant à interdire aux religions de s’exprimer sous quelque forme que ce soit dans l’espace scolaire public, car cette expression serait une atteinte à la liberté de conscience de tous, et elle pourrait favoriser une reconquête des esprits par le prosélytisme religieux. C’est la raison pour laquelle l’esprit laïque considère qu’un croyant ne peut être présent dans l’école publique qu’à la condition expresse de ne jamais manifester ses croyances. Sans doute cette exigence rejoint-elle l’exigence d’abstention qui s’impose à tout fonctionnaire du fait qu’il représente l’État et incarne idéalement l’« impartialité » de celui-ci : exigence qui revêt une importance particulière dans l’école, où la liberté de conscience des enfants a particulièrement besoin de protection. Mais l’esprit laïque militant allait plus loin, en suspectant, pendant une longue période, le prosélytisme catholique

5.

210

« La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte ».

La loi de 1905 est-elle un « argument opposable » ? et le militantisme anti-laïque de groupements comme la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), la Paroisse universitaire, qui rassemblait des enseignants catholiques, et plus encore les aumôneries, longtemps considérées comme le cheval de Troie du cléricalisme dans la forteresse scolaire laïque. De ce point de vue la laïcité scolaire a fait cristalliser un imaginaire de combat, porté par une méfiance indéracinable envers le religieux : non pas un religieux « pur » volontiers idéalisé, mais un religieux toujours susceptible de se mêler de politique, de nourrir une intention de domination, de confondre le spirituel et le temporel. Or cette méfiance était largement étrangère à la loi de 1905, car celle-ci était désireuse d’établir la liberté la plus complète (sous la seule réserve du respect de l’ordre public). Elle ne pouvait donc être l’instrument adéquat de l’esprit laïque militant, pour qui la priorité des priorités restait – dans une logique plus héritée de Combes que de Briand, cela est certain – de préserver du cléricalisme à la fois les individus, la société civile et les institutions publiques, sans distinguer d’ailleurs très bien entre ces différents niveaux, car la menace était perçue comme globale. Dans cette vision le rôle de l’État laïque reste central comme recours pour protéger la liberté de conscience de tous et de chacun, et il lui appartient de ne pas se laisser déposséder de ses prérogatives pour faire face à toutes les tentatives de domination cléricale, susceptibles de gagner toutes les religions, mais dont seule la religion catholique incarnait, en fait, la menace réelle. François Méjan et le cinquantenaire : laïcité = gallicanisme Pour illustrer cette vision, je m’arrêterai un instant sur la position, exprimée justement lors du cinquantenaire de la loi de séparation, en 1955, par François Méjan. Totalement oubliée de nos jours, sa contribution, ici et dans de nombreux autres articles, est pourtant incontournable et s’impose à l’attention de qui voudrait s’atteler aujourd’hui à une véritable histoire de l’idée laïque au xxe siècle 6. Protestant, petit-fils et neveu de pasteur, ce juriste est aussi le fils du juriste Louis Méjan, qui fut en 1905 le plus proche collaborateur de Briand au moment de la préparation de la loi de séparation. Or François Méjan (19081993) ne partage pas du tout le libéralisme de son père. Il n’est pas loin de considérer que les auteurs de la loi de 1905 ont été trop angéliques, même s’il n’emploie pas le terme. D’après lui ils se sont montrés, à tout le moins, incomplets, car ils n’ont pas pu garantir qu’en cas de conflit entre les trois principes qui sont au cœur de la loi (liberté de conscience, libre exercice des cultes, séparation), ceux-ci seraient hiérarchisés de manière à faire prévaloir

6.

Le Fonds François Méjan, constitué d’une cinquantaine de dossiers, classés et répertoriés, est déposé à l’OURS (Office Universitaire de Recherches Socialistes). Avis aux amateurs !

211

Jean-Paul Martin l’autorité de l’État laïque dans le domaine temporel. Bref, « la loi de 1905 permet certes à la République française d’être laïque, et c’était le vœu unanime de ses auteurs, mais elle ne garantit pas efficacement cette laïcité ». Aujourd’hui, déplore-t-il, le principe de séparation est devenu subalterne, et l’on tend de plus en plus à considérer que le libre exercice des cultes l’emporte sur la liberté de conscience. La tentative de paix religieuse voulue par Briand a donc pris fin, cédant à la volonté de l’Église romaine « d’intervenir dans toutes les activités publiques et privées de la nation ». La laïcité est « en péril », on est en présence d’une re-cléricalisation en profondeur de la société et des institutions. Méjan va jusqu’à écrire : La Laïcité de l’État n’est pratiquement plus qu’un souvenir, […] nous entrons dans un régime de « théocratie indirecte » où l’Église romaine guide, par personnes interposées, notre politique intérieure et extérieure, où la liberté de conscience des non-catholiques est déjà souvent violée, où l’Église bénéficie de plus en plus de faveurs du pouvoir, d’honneurs officiels, incompatibles avec le principe de Séparation, d’avantages et même de privilèges exorbitants du droit commun, dont souvent elle ne jouissait pas en régime concordataire, et ceci sans qu’elle concède aucune contrepartie en faveur des intérêts ou de l’indépendance de la France en Europe ou outre-mer 7.

Peu importent les exemples sélectionnés par l’auteur pour accréditer la thèse de cette invasion du cléricalisme catholique : vus d’aujourd’hui, ils seraient susceptibles d’apparaître pour les uns dérisoires, et pour les autres plus ou moins matière à réflexion. L’important est que de tels propos aient pu être tenus cinquante ans après la loi de séparation sous la plume d’un des plus importants juristes laïques de sa génération. Il en tirait une conclusion personnelle rigoureuse, dont l’échec cinglant a fait de lui un « vaincu de l’histoire » : la nécessité de conclure un nouveau concordat avec Rome pour aménager et compléter la loi de séparation dans un sens plus favorable aux intérêts de l’État laïque. Cette stratégie qu’il a convaincu Guy Mollet d’adopter et de mettre en œuvre au cours d’une négociation longtemps tenue secrète 8, était une illusion, révélatrice au demeurant d’une conception parfaitement gallicane de la laïcité, fondée sur un équilibre entre deux puissances, un donnant-donnant entre l’État et l’Église. Il s’agissait de corriger le libéralisme de la loi de 1905, en rétablissant « dans son cadre même », les « relations nécessaires » entre les Églises et l’État, susceptibles de contrebalancer le tropisme ultramontain du catholicisme. Des auteurs catholiques sont justifiés à écrire que la loi de 1905, consacrant le « principe de laïcité » et l’« incompétence religieuse de l’État » fut un véritable « sabordage du gallicanisme » ou de ce qu’il en restait

7. 8.

212

F. méJan, « La Laïcité de l’État », p. 36-37. B. PouCet, « Un échec prometteur : la solution concordataire des années 1957 », dans La Liberté sous contrat. Une histoire de l’enseignement privé, Paris 2009, p. 43-55.

La loi de 1905 est-elle un « argument opposable » ? depuis le Concile du Vatican de 1870, en faisant disparaître toute ingérence de l’État dans la vie interne des Églises, tout droit de l’État sur l’Église. Dès lors, l’« Ultramontanisme » n’a plus eu de limite en France et la pleine liberté d’action ayant, après des débuts difficiles, grandement bénéficié en fait à l’Église catholique, les conséquences politiques en sont visibles un demi-siècle après 9. Tous les laïques de l’époque ne partageaient sans doute pas le penchant néo-concordataire de Méjan. Mais, dans leur majorité, ils n’auraient sans doute pas désavoué sa conception gallicane de la laïcité et les réserves qu’elle entraînait au sujet de la loi de 1905, et ils auraient souscrit à son jugement, qu’il résumait en disant qu’elle était « l’organisation d’un nouveau régime libéral des cultes, et non pas la protection d’un État laïque contre les entreprises de domination théocratique d’une Église 10 », car elle n’était plus désormais interprétée « que dans un sens défavorable à l’État, c’est-à-dire pour le maintenir incompétent touchant les interventions politiques d’une Église 11 ». Conditions d’une lecture nouvelle de la loi et ses limites Pour que la loi de séparation soit lue différemment et qu’elle devienne la clé de voûte de la laïcité française contemporaine, il a donc fallu qu’advienne une mutation profonde des représentations au sein même de la pensée et de la culture laïques. Mutation qui, pour l’essentiel, s’est produite entre les années 1960 et les années 1980, et a coïncidé d’une part avec le déclin de la question scolaire, (déclin de sa priorité dans l’opinion qui a précédé la défaite cinglante de 1984), d’autre part avec une très forte sécularisation de la société française dans la phase postérieure à Vatican II. Le conflit scolaire pouvait prendre une autre tournure, grâce à la loi Debré de 1959, se désidéologiser au plan religieux pour revêtir de plus en plus une signification sociale – signe que l’Église post-conciliaire ne faisait plus peur. Simultanément, l’affaiblissement de l’emprise du catholicisme sur la société française a permis de donner toute leur valeur anticipatrice à certaines intuitions de Jaurès et de Briand en 1905, les unes sur le « dépassement » de la question religieuse, les autres sur l’avenir « démocratique » du catholicisme. Dans cette période, le combat anticlérical tend à devenir marginal, aussi la laïcité se présente-t-elle très différemment : moins comme un combat que comme un trait d’union qui s’efforce par le dialogue et la délibération de surmonter les conflits liés au religieux ou aux identités culturelles sous-jacentes au religieux ; le dépassement de ces conflits semble à portée de main. Ce contexte a donc permis une redécouverte

9.

F. méJan, « L’organisation de l’Église catholique, ses rapports avec l’État – L’aide publique à l’enseignement privé », L’Esprit Laïque, n° 2, 1954, p. 44 et p. 47. 10. F. méJan, « La Laïcité de l’État », p. 35-36. 11. id., « Le cinquantenaire de la Séparation des Églises et de l’État », L’Action Laïque, n° 166, juillet-août 1955, p. 24.

213

Jean-Paul Martin de la loi de 1905, dans son aspect de garantie apportée à la liberté religieuse et convictionnelle, parallèlement mise en avant par la logique supranationale des Droits de l’Homme. C’est dans cette conjoncture que le travail historique sur le sujet a pris corps, inauguré par le livre pionnier de Jean-Marie Mayeur, La séparation de l’Église et de l’État, dont la première édition a été publiée en 1966 dans la petite collection « Archives » chez Julliard. Cet ouvrage déplaçait déjà le centre de gravité de la laïcité, de la question scolaire vers la question plus générale de la séparation. Les ouvrages de Jean Baubérot ont enrichi cette problématique à partir des années 1980, en interaction avec les transformations de la culture anticléricale, dont témoigne, entre autres, l’évolution de la Ligue de l’enseignement. Mais ne faut-il pas admettre aujourd’hui que cette phase, pour importante qu’elle ait été, n’a pas arrêté l’histoire de la laïcité, et qu’on est entré dans une période plus rugueuse ? Le mouvement de balancier semble reparti dans l’autre sens, avec les déchirements autour de la pratique de l’islam, de « la montée du communautarisme », et des signes religieux « ostentatoires ». À nouveau, certains laïques manifestent une forme d’ambivalence à l’égard de la loi de 1905, qui aurait selon eux besoin d’être complétée voire encadrée… Se mettent-ils pour autant en dehors de la laïcité historique ? Non, de sa dernière étape seulement. Car, ce faisant, ils renouent avec une tradition plus ancienne, celle du combat scolaire : tradition méconnaissable, pourtant, car le décor et les enjeux ont complètement changé, mais les arguments, les postures, les réflexes sont pourtant bien demeurés les mêmes, comme congelés par une longue glaciation… Sauf que la cible n’est plus le « cléricalisme catholique », mais le « communautarisme islamique »…. Pour ma part, je ne me situe pas dans le débat actuel du côté des néo-républicains. La vue d’un voile islamique n’a rien de choquant pour ma conscience laïque. J’ai été hostile à toutes les lois qui depuis 2004 ont visé à l’interdire, car elles n’ont fait à mon sens qu’accroître le problème qu’elles prétendaient résoudre, en stigmatisant toute une population. Telle est ma position personnelle. Je n’en suis que plus à l’aise pour affirmer, comme historien, qu’exclure de toute légitimité historique les néo-républicains serait commettre une bévue monumentale. La conclusion que je tire de ces considérations va plutôt dans le sens d’une relativisation des justifications historiques mobilisables par les uns ou par les autres dans les débats actuels sur la laïcité. Chaque protagoniste peut puiser des éléments de légitimation de sa propre thèse en les sélectionnant soigneusement, et en coupant tout ce qui dépasse à la manière d’un lit de Procuste. Le véritable travail de l’historien doit s’efforcer au contraire de mettre les zones d’ombre en perspective et de restituer une profondeur de champ à ces débats, en révélant le jeu des instrumentalisations possibles. Bref, l’histoire doit nous

214

La loi de 1905 est-elle un « argument opposable » ? permettre de nous libérer du poids du passé. Mais elle ne saurait être normative. Car, comme le disait un autre protestant, le Conventionnel Jean-Paul Rabaut Saint-Étienne : « Notre histoire n’est pas notre code ». Bibliographie 1905, La séparation des Églises et de l’État-Les textes fondateurs, Présentation de Dominique de Villepin, Perrin, Paris 2004. J. baubérot, Vers un nouveau Pacte laïque ?, Seuil, Paris 1990. J. baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Seuil, Paris 2004. J. baubérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, L’Aube, Paris 2006. J. baubérot, La laïcité falsifiée, La Découverte, Paris 2012. L. fauCon, « Léon Blum et la laïcité », Cahiers Léon Blum, n° 19/20, Paris 1986. P. grunebaum-ballin, « La tentative de paix religieuse d’Aristide Briand », Cahiers laïques, n° 31, Paris, janvier-février 1956. Ligue de l’enseignement, 1905-2005, Laïcité, nous écrivons ton nom La longue histoire d’une loi de raison-L’actualité d’un engagement-Une ambition pour le siècle qui s’ouvre, Hors série n° 6 du mensuel Les idées en mouvement, 2005. J.-M. mayeur, La séparation de l’Église et de l’État, Julliard, coll. Archives, Paris 1966. J.-M. mayeur, La question laïque XIXe-XXe siècle, Fayard, coll. L’espace du politique, Paris 1997. F. méJan, « L’organisation de l’Église catholique, ses rapports avec l’État – L’aide publique à l’enseignement privé », L’Esprit Laïque, n° 2, Société universitaire d’éditions et de Librairie, 1954 (première partie). F. méJan, « Le rôle des nonces apostoliques », L’Esprit laïque, n° 5, Société universitaire d’éditions et de librairie, Paris 1955. F. méJan, « Le cinquantenaire de la Séparation des Églises et de l’État », L’Action laïque, n° 166, Paris, juillet-août 1955. F. méJan, « La Laïcité de l’État », Cahiers Laïques, n° 32, mars-avril 1956. B. PouCet, La Liberté sous contrat. Une histoire de l’enseignement privé, Fabert, Paris 2009.

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LES IMMIGRÉS EN FRANCE : UNE CATÉGORIE ETHNO-RACIALE ?

Hervé le braS École des hautes études en sciences sociales, Paris PSL Research University

Jusqu’en 1974, le terme d’immigré était utilisé dans la littérature sur l’immigration avec une connotation négative, mais il n’entrait pas dans les classifications officielles qui se consacraient seulement aux étrangers, objets de tableaux souvent détaillés depuis le recensement de 1851. Le terme qui prévalait durant les années de croissance était celui de travailleur migrant, comparable à celui de Gastarbeiter employé outre-Rhin. Les étrangers qui venaient travailler en France et que l’on avait souvent été chercher dans leur pays d’origine à cet effet étaient censés ne demeurer que quelques années, le temps d’avoir accumulé un peu d’argent pour une dot, pour construire une maison ou pour monter un commerce dans leur pays d’origine. On comparait l’immigration à une noria, cette roue à godets utilisée pour l’irrigation au sud de la Méditerranée. L’étranger apportait son travail comme le godet son eau, avant d’être remplacé par l’étranger suivant qu’il avait souvent aidé à recruter parmi les membres de sa famille ou de son village. Lors de la première crise pétrolière de 1974, la France décrète l’arrêt de l’immigration, donc de la possibilité d’être remplacé par un proche quand le travailleur migrant retourne au pays. Posséder un travail en France se transforme en avantage comparatif. Dans leur immense majorité, les travailleurs migrants renoncent alors à un retour rapide. Puisqu’ils s’installent en France, ils demandent à ce que leur famille les rejoigne comme le prévoit la déclaration européenne des droits de l’homme en son article 8. L’État français rechigne, mais ne peut s’opposer à une déclaration qu’il a signée. Le regroupement familial commence. Le travailleur et plus encore ses enfants et son épouse deviennent des immigrés auxquels on donne une définition : né étranger à l’étranger. Ce n’est pas la définition habituellement utilisée par les organisations internationales pour lesquelles l’immigré est celui qui réside dans un pays différent de celui dans lequel il est né. 217

Hervé Le Bras Munis de la définition française, les statisticiens commencent à produire des tableaux de chiffres décrivant les immigrés. Au recensement de 1982, un seul tableau est publié, mais plusieurs apparaissent à celui de 1990. Progressivement la statistique des immigrés prend la place de celle des étrangers qui devient résiduelle. Après le recensement de 1999, les étrangers ne font plus l’objet d’analyses de la part de la statistique officielle tandis que les immigrés accaparent une attention grandissante qui se traduit pas la parution de deux ouvrages très complets dans la collection phare de l’INSEE, « Références » : Les immigrés en France, en 2005, qui compte 164 pages et Immigrés et descendants d’immigrés en France en 2012 pour 268 pages. Il n’est pas question ici d’expliquer en détail les raisons du remplacement de l’étranger par l’immigré, mais d’en montrer la cascade de conséquences en termes de naturalisation, de statut de la nationalité, de génération et d’intégration. Cependant, comme la substitution n’a pas été analysée, mais justifiée sommairement par un souci social et sociologique, il faut en dire quelques mots. Entre les recensements de 1982 et de 1999 deux phénomènes contradictoires se produisent. D’une part le surgissement du parti d’extrême-droite, le Front national, qui obtient 8,4 % des suffrages à l’élection européenne de 1984 alors qu’il stagnait à 0,2 % en 1978. D’autre part, la diminution du nombre d’étrangers et de leur proportion : on a compté 3,615 millions d’étrangers en 1982, 3,590 millions en 1990 et 3,260 millions en 1999. Or durant la même période, le Front national qui avait axé sa propagande sur l’invasion étrangère jouissait d’une faveur croissante de l’électorat. Comment concilier les opinions et les faits ? Quelques chercheurs de l’INED émirent l’opinion que si les Français pensaient que le nombre des étrangers croissait alors que les statistiques prouvaient le contraire, c’étaient les Français qui avaient raison. Ils voyaient plus d’étrangers car il y avait plus d’anciens étrangers et de descendants de ces étrangers. Comme nous sommes à une époque où le ressenti l’emporte de plus en plus fréquemment sur le réel, et comme les statisticiens ne tenaient pas à s’exposer aux quolibets des leaders du FN, la statistique officielle se tourna vers le comptage des immigrés. Leur effectif s’accroissait puisqu’il correspondait à un stock : les nouveaux immigrés l’emportaient en nombre chaque année sur les décès et les départs des anciens immigrés. On passait ainsi de 4,040 millions d’immigrés en 1982 à 4,170 millions en 1990 et 4,310 millions en 1999. Le passage de l’étranger à l’immigré n’était pas un simple progrès catégoriel permettant une meilleure adéquation à la réalité comme l’ont pensé les statisticiens. Il a entraîné des conséquences en chaîne que l’on peut suivre sur le petit tableau croisant les deux catégories qui figure dans les deux ouvrages de la série « Références ». Arrêtons-nous sur chacune des six catégories résultant du croisement de la nationalité et du lieu de naissance :

218

Les immigrés en France : une catégorie ethno-raciale ? – 55,72 millions de personnes résidant en France en 2010 sont nées françaises en France et 1,77 million, françaises à l’étranger (par exemple les rapatriés d’Algérie) ; – 2,17 millions de personnes nées étrangères à l’étranger ont obtenu la nationalité française et sont donc françaises ; – 3,17 millions de personnes de nationalité étrangère sont nées à l’étranger. Les deux dernières catégories proviennent d’une spécificité du droit du sol français : un étranger né en France n’acquiert la nationalité française qu’entre 14 et 18 ans s’il en fait la demande et s’il a résidé un temps suffisant sur le territoire au moment de sa demande. 550 000 personnes nées en France de parents étrangers, soit à cause de leur jeune âge, soit parce qu’elles n’en ont pas fait la demande, sont donc réputées étrangères et 580 000 qui étaient nées étrangères en France sont devenues françaises en se conformant à la procédure administrative. Nés à l’étranger

Nés en France

Français

1,77

55,72

Naturalisés

2,17

0,58

Étrangers

3,17

0,55

(en millions d’habitants, en 2010)

Ces deux catégories vont constituer de terribles grains de sable qui vont gripper le passage de l’étranger à l’immigré. En effet, la séparation entre Français et étrangers était claire car fondée sur la nationalité. La catégorie des étrangers comprenait seulement les 3,17 millions de personnes étrangères nées à l’étranger et les 550 000 jeunes étrangers nés en France de parents étrangers qui avaient vocation dans leur immense majorité à devenir français. La séparation entre Français et étranger est claire : d’un côté ceux qui le sont ou le deviendront prochainement dans leur immense majorité, de l’autre ceux qui n’ont pas l’intention de devenir français, ou s’ils en ont l’intention devront se soumettre aux conditions de la naturalisation. En revanche, la ligne de séparation tracée dans la population par la catégorie immigrée s’accommode mal de la catégorie des étrangers nés en France. Ces derniers figurent en effet avec les Français parmi les « non-immigrés », bien qu’étrangers. Les non-immigrés deviennent ainsi une catégorie composite. Pour réduire l’hétérogénéité, la statistique a distingué au sein des non-immigrés les personnes « issues de l’immigration », et dans un premier temps, celles qui descendaient de deux parents immigrés d’origine étrangère. Ainsi est apparue la « seconde génération » de l’immigration. Mais, à son tour, cette catégorie a débordé son objet car, comme on l’a vu, 580 000 personnes nées en France de parents étrangers avaient obtenu la nationalité française 219

Hervé Le Bras (en général par simple demande quand ils approchaient de la majorité). Ces personnes appartenaient aussi à la seconde génération qui s’est ainsi trouvée comprendre 1 130 000 personnes. Sans s’en rendre vraiment compte, par le jeu des catégories statistiques, la France a ainsi glissé d’un principe juridique à un principe généalogique. C’est une différence essentielle. La nationalité est de l’ordre de la volonté. Les naturalisés ont fait acte de leur volonté de devenir français et leurs jeunes ont choisi de faire leur déclaration pour devenir français. Les uns comme les autres pouvaient s’y refuser et demeurer étrangers. En revanche, l’appartenance à la catégorie d’immigré ou à celle de la seconde génération est automatique, indépendante de toute volonté. Personne ne peut changer la nationalité de ses parents à sa naissance, ni le fait qu’ils soient nés à l’étranger lorsqu’il fait partie de la seconde génération. Dans les faits, la naturalisation a été dévaluée. Alors qu’elle signifiait l’abolition de la différence entre le Français et l’étranger, une sorte de renaissance républicaine à l’image d’un baptême chrétien, il subsiste désormais une trace indélébile de l’état précédent, indélébile et transmissible puisque la seconde génération était elle-même distinguée des Français que certains n’ont pu résister à qualifier de « souche ». Pour paraphraser George Orwell, certains Français sont devenus plus égaux ou plutôt plus français que d’autres. À partir du moment où la naturalisation ne constituait plus une coupure véritable dans le statut de l’individu, le principe généalogique a pris le dessus. Quand on parle d’une deuxième génération, il en existe une troisième constituée par les descendants de la deuxième puis une quatrième et cela sans fin. Effectivement, comme on l’a vu, l’INSEE s’est d’abord penché sur les « immigrés » dans son volume de 2005, puis sur les « descendants d’immigrés » dans son volume plus récent de 2012. On trouve dans ce dernier ouvrage un tableau exemplaire (p. 133) qui fournit la « Répartition des naissances, selon le statut d’immigré et de descendant d’immigrés des parents et leur origine » dont les catégories sont reproduites ci-dessous. Ces naissances constituent la troisième génération. À nouveau, subrepticement, une étape importante est franchie avec la troisième génération : le déni de la mixité même si elle est affichée. Dans la seconde génération, les deux parents de l’enfant étaient étrangers, nés à l’étranger. Si un seul des parents avait été français, l’enfant aurait automatiquement été français dès sa naissance. En revanche, dans le tableau à trois générations, les cas de mixité apparaissent, par exemple : « un parent descendant d’immigré et un parent ni immigré, ni descendant d’immigré ». Il suffit d’un grand-parent immigré sur quatre pour être traité à part de ceux dont les deux parents ne sont « ni immigrés, ni descendants d’immigré ». Une telle recherche généalogique exhale un mauvais parfum. Elle rappelle le principe américain de la ségrégation raciale qui décrétait noir, celui qui avait une ascendance noire aussi loin que l’on pouvait remonter (« one drop rule » : une seule goutte de sang noir faisait de vous un noir). Impossible non plus de ne 220

Les immigrés en France : une catégorie ethno-raciale ? pas évoquer le protocole de Wannsee par lequel les Nazis avaient défini le juif : au moins un grand-parent juif. De telles conventions sont inévitables quand on cherche à sauver les catégories tranchées du poison de la mixité qui les ronge inexorablement. Le désaveu de la mixité n’est pas la seule caractéristique nouvelle de ce tableau. Si l’un des deux parents est descendant d’immigré, il a acquis la nationalité française à sa majorité. Son enfant est donc français dès la naissance. L’immigré était différent du Français en cela qu’il avait été étranger pendant un certain temps précédant sa naturalisation. Mis à part quelques cas très particuliers, l’enfant d’un descendant d’immigré est au contraire français de naissance. De nombreux immigrés ayant acquis la nationalité française (2,17 millions sur 5,34 millions, soit 40 %), il en est de même pour leurs enfants, français de naissance. Tableau 1-19 INSEE Répartition des naissances selon le statut d’immigré et de descendant d’immigrés des parents et leur origine Deux parents immigrés Un parent immigré et un parent descendant d’immigré Un parent immigré et un parent ni immigré, ni descendant d’immigré Deux parents descendants d’immigrés Un parent descendant d’immigré et un parent ni immigré ni descendant d’immigré Deux parents ni immigrés, ni descendants d’immigrés

10 % 6% 9% 3% 12 % 61 %

(source : Immigrés et descendants d’immigrés en France 2012, INSEE)

En supposant que la proportion de parents immigrés naturalisés est la même que celle des immigrés naturalisés, soit 40 %, on peut donner deux lectures radicalement différentes du tableau des naissances : soit l’on cite le chiffre de 61 % de naissances de parents ni immigrés, ni descendants d’immigrés, soit le chiffre des naissances françaises qui atteint 94 % puisque seules 60 % des naissances d’enfants dont les deux parents sont immigrés sont étrangères. La catégorie d’immigré et plus encore son extension généalogique à la seconde puis à la troisième génération prive le critère de naturalisation de sa pertinence. Se pose la question du moment où l’on devient réellement français. Un ancien directeur de l’office des migrations, Jean-Claude Barreau, avait cité le nombre de 5 générations, mais il n’a pas été suivi. Le critère de la naturalisation ayant perdu sa signification sociologique, quand et selon quelle procédure efface-t-on la trace de l’origine immigrée ? La réponse est simple : quand on est intégré. Le critère d’intégration a remplacé celui de naturalisation. Il doit sa fortune à la substitution de l’immigré à l’étranger. Par naturalisation un étranger devient civilement français, par intégration, un immigré devient sociologiquement français.

221

Hervé Le Bras Il existe cependant une différence de taille entre les deux opérations. La naturalisation est un acte individuel, dûment constatable et attestable par un document (un « décret »). L’intégration est une notion générale assez vague, difficile à mettre en œuvre au niveau individuel. Il n’existe aucune définition permettant de juger si une personne est intégrée ou non. Si une définition précise était disponible, on pourrait d’ailleurs craindre que de nombreux Français sans aucune ascendance immigrée ne réussissent pas le test de l’intégration. Face à cette difficulté, la droite et la gauche ont réagi différemment. Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la droite a lancé un grand débat sur l’identité française. Dans chaque préfecture et sous-préfecture, les représentants de l’État ont animé des réunions tentant de dégager des critères d’identité française au sein d’une longue liste (« notre cuisine », « nos cathédrales », et cet ahurissant « notre universalisme »). Le grand débat a tourné au fiasco à cause de l’intervention de l’extrême-droite qui a donné libre cours à sa xénophobie. À gauche, c’est le thème de la « panne de l’intégration » qui a nourri les initiatives. Jean-Marc Ayrault, le premier ministre, a commandé au conseiller d’État Thierry Tuot un rapport sur les raisons de cette panne et les moyens de la surmonter. Ce dernier a prôné le remplacement de l’intégration par l’inclusion, ce qui n’est pas une mauvaise idée : les difficultés supposées de l’intégration provenaient autant des immigrés que des Français qui rechignaient à les « inclure ». Le rapport n’a pas été du goût d’Ayrault qui l’a mis sous son coude et a constitué cinq commissions chargées d’émettre des propositions sur l’intégration. Rédigés dans leur immense majorité par des acteurs multiculturalistes de la société civile, leurs cinq rapports qui recommandaient de maintenir l’immigré dans sa culture ont suscité un tollé et ont été désavoués immédiatement par le gouvernement qui les avait pourtant commandés. De leur côté, de nombreux immigrés et membres de la seconde génération ont reproché au thème de l’intégration de remplir un rôle opposé à celui qu’on attendait de lui : quelle que soit leur participation à la société française, on leur brandissait le mot d’intégration pour la simple raison qu’ils provenaient de l’immigration. C’était devenu une autre manière de les disqualifier puisqu’on ne pouvait pas questionner l’intégration des Français sans ascendance immigrée, par définition. L’intégration ou la non-intégration ne peuvent pas être constatées au niveau individuel mais peuvent faire l’objet d’études statistiques répondant à la question : les immigrés ou les enfants d’immigrés se conduisent-ils comme les non-immigrés ? Or, la réponse à cette question, pourvu que l’on prenne des précautions méthodologiques, ne donne pas de preuve de la soi-disant panne de l’intégration. On va en donner deux exemples, l’un portant sur le niveau de diplôme des enfants d’immigrés (non-originaires de l’Union européenne) et l’autre sur la fécondité des femmes selon leur pays d’origine.

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Les immigrés en France : une catégorie ethno-raciale ? A. Niveau de diplôme des enfants d’immigrés L’une des preuves de l’intégration réside dans le niveau d’éducation. Quand on compare le niveau de diplôme d’une classe d’âge (ici 30-49 ans) des enfants de non-immigrés et des enfants d’immigrés non originaires de l’Union européenne, ces derniers ont une éducation moindre (les deux colonnes de gauche du graphique). 21 % sont sans diplôme contre 13 % des enfants de non-immigrés ; 28 % ont un diplôme d’enseignement supérieur contre 36 %. Profession des parents Toutes

Chefs d’entreprise, cadres, instituteurs

Ouvriers

100 % 90 % 80 % 70 % 60 % 50 % 40 % 30 % 20 % 10 % 0%

Immigrés Non-immigrés nés hors UE

Immigrés Non-immigrés nés hors UE

Immigrés Non-immigrés nés hors UE

Origine des parents Aucun diplôme, CEP

CAP, BEP, Bac

Supérieur court (2 ans)

Supérieur long

(source : Immigrés et descendants d’immigrés en France, INSEE, 2012)

Mais le niveau social des parents immigrés non originaires de l’Union européenne et des parents non-immigrés n’est pas le même. Pour que la comparaison prenne un sens, il faut comparer la réussite des enfants à milieu social équivalent des parents. Les deux autres séries de colonnes – au centre et à droite du graphique – indiquent le niveau d’éducation des enfants d’ouvriers immigrés et non-immigrés et des enfants de cadres immigrés et non-immigrés. Dans les deux cas, le niveau d’éducation des enfants d’immigrés nés hors de l’Union européenne est légèrement supérieur à celui des enfants de non-immigrés : du côté des ouvriers, 18 % ont un diplôme du supérieur contre 15 % et du côté des professions supérieures ou moyennes, 52 % contre 48 %. L’écart éducatif n’est 223

Hervé Le Bras donc pas imputable à une différence d’intégration mais au milieu social d’origine. Si globalement les enfants d’immigrés réussissent moins bien que ceux de non-immigrés c’est parce que les premiers sont plus souvent enfants d’ouvriers et les seconds de cadres. La différence de réussite selon le milieu social est donc un sujet autrement plus grave que la prétendue différence d’intégration. On peut ajouter que les ouvriers immigrés sont plus souvent sans qualification et que leurs familles sont plus nombreuses que chez les ouvriers non-immigrés, deux raisons qui auraient dû se traduire par une moindre réussite éducative, ce qui n’est pas le cas. D’autres statistiques montrent que les immigrés des classes populaires placent plus d’espoir dans l’éducation de leurs enfants que les non-immigrés des mêmes classes. Le choix de l’immigration est déjà un indice de volonté de progresser dans la société. Souvent aussi, les immigrés occupent une position sociale inférieure à celle qu’ils avaient dans leur pays d’origine. Ceux qui partent sont le produit d’une sélection positive comme d’innombrables études l’ont montré depuis près d’un siècle 1. Au contraire, les ouvriers non-immigrés sont le résultat d’une sélection négative. Ce sont ceux qui n’ont pas progressé dans l’échelle sociale alors que beaucoup y sont parvenus au cours des trente dernières années. B. Fécondité En 2005, l’INSEE a calculé l’indice de fécondité des immigrées au recensement de 1999 selon leur pays de naissance et leur date d’arrivée en France. Les résultats figurent sur le tableau suivant. La baisse de fécondité est particulièrement rapide pour les femmes dont le séjour en France a duré dix ans de plus que les autres. La fécondité des femmes nées en France de même milieu social étant d’environ 2 enfants à l’époque, ces dix années de séjour supplémentaire ont réduit l’écart entre la fécondité des immigrées et celle des non-immigrées de 65 % pour les Algériennes, de 56 % pour les Marocaines, de 75 % pour les Turques et de 100 % pour les originaires de la péninsule indochinoise. La famille et donc la fécondité sont l’un des marqueurs culturels les plus résistants. Entre la France et l’Allemagne, la différence de fécondité reste de 0,5 enfant depuis un demi-siècle. Entre l’ouest et le sud-ouest de la France, elle est de 0,4 enfant depuis la Seconde Guerre Mondiale. La convergence du modèle familial des immigrées avec celui des Françaises de naissance est donc très rapide. Le fait est d’autant plus remarquable que les femmes arrivées durant la première période provenaient de générations dont la fécondité dans leur pays d’origine était plus élevée que celle de leurs cadettes en raison de la baisse très rapide de la fécondité au Maghreb, en Turquie et en Asie du sud-est. 1.

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En 1936, le Memorandum on migration differentials de D. S. Thomas listait déjà près de 16 000 études allant dans ce sens (D. S. thomaS et al., Research memorandum on migration differentials: a report of the Committee on Migration. Differentials, Social Science Research Council, New York 1938).

Les immigrés en France : une catégorie ethno-raciale Bien que le volume consacré par l’INSEE aux immigrés et à leurs descendants ait été plus étoffé en 2012 qu’en 2005, le même calcul n’y a pas été effectué dans la publication la plus récente. L’INSEE s’est contenté de fournir la fécondité des immigrées indépendamment de leur date d’arrivée, ce qui souligne leur plus forte fécondité sans signaler la convergence que montrait la version de 2005. Cela accentue la séparation entre immigrés et Français de naissance. Pays d’origine

Année d’entrée en France 1980-1989

1990-1999

Algérie

2,6

3,7

Maroc

2,7

3,6

Turquie

2,4

3,6

Indochine

1,9

2,9

(recensement 1999)

Les thèmes de l’identité française et de la panne de l’intégration sont donc soit vides de sens, soit contraires aux réalités statistiques. Ils sont l’une des conséquences du passage de la notion d’étranger à celle d’immigré. Une approche sociologique a remplacé une approche politique. Les mœurs ont été prises en considération au lieu de la citoyenneté. Il est alors vain de déplorer la perte du sentiment d’unité nationale et du civisme puisqu’on a délibérément agi dans ce sens. On a montré que l’intégration ne donnait pas de preuve de « panne » ni même de ralentissement, ce qui ne signifie pas que les enfants d’immigrés soient à égalité avec ceux des non-immigrés à l’issue de leurs études. Au contraire, ils trouvent plus difficilement un emploi à diplôme égal. C’est le thème de la discrimination. La question dépasse le propos de ce travail. Aussi se contentera-t-on d’une remarque : avant d’incriminer la couleur de peau ou la consonance arabe du patronyme, il faut s’interroger sur des différences autres que le diplôme obtenu, tout comme on a mis en évidence l’influence du milieu social sur le niveau de diplôme atteint. Or les enfants d’immigrés ont un réseau de relation plus faible et ils ont souvent eu plus de difficultés à terminer leurs études. Avant d’incriminer un facteur qui semble tomber sous le sens commun, il faut jauger l’influence possible et concurrente d’autres facteurs.

225

Hervé Le Bras Bibliographie J.-C. barreau, De l’immigration en général et de la nation française en particulier, Le pré aux clercs, Paris 1992. S. Cerutti, Étrangers, Bayard, Paris 2012. INSEE, Immigrés et descendants d’immigrés en France, coll. Références, Paris 2012. INSEE, Les immigrés en France, coll. Références, Paris 2005. h. le braS, J. lang, Immigration positive, Odile Jacob, Paris 2007. h. le braS, L’invention de l’immigré, L’Aube, Paris 2013. Les chiffres de la politique de l’immigration et de l’intégration, Rapport au Parlement, La Documentation française, Paris 2009-2012. W. b. miChaelS, La diversité contre l’égalité, Raisons d’agir, Paris 2009. Perspectives des migrations internationales, OCDE, SOPEMI, Paris 2008-2013. t. tuot, La grande Nation : pour une société inclusive, rapport au premier ministre sur la refondation de la politique d’intégration, La Documentation française, Paris 2013. P. Weil, La France et ses étrangers, Calmann-Lévy, Paris 1991.

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DOMESTIQUER LA RELIGION EN RÉGIME DE LAÏCITÉ : LE CAS DE L’ISLAM EN FRANCE

Franck frégoSi CHERPA, Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence 1

En France la laïcisation est faite d’une succession de seuils 2 progressivement franchis (non sans conflits !) de 1789 à 1905 pour finalement consacrer la neutralité religieuse de l’État reposant à la fois sur la non-confessionnalité de celui-ci et la séparation organique des institutions religieuses et des institutions publiques avec pour corollaire la consolidation d’un régime de liberté religieuse (liberté de conscience et libre organisation des cultes…). Parmi les multiples usages sociaux de l’idéal de laïcité, Jean Baubérot a notamment contribué à pointer du doigt certaines lectures intégralistes qui dérivent vers une laïcité… falsifiée 3. Cette déclinaison radicalisée de l’idée de laïcité souvent adossée à une islamophobie décomplexée est l’une des expressions hexagonales les plus symptomatiques de « la politique de la peur » analysée par Martha C. Nussbaum 4 qui se développe dans l’ensemble des sociétés occidentales 5 en direction de cet « ennemi idéal 6 » que serait l’islam. L’hypothèse que nous entendons démontrer dans la présente contribution est qu’une certaine radicalisation de l’idée de laïcité tend dans la pratique à renforcer le caractère asymétrique de la régulation publique du fait islamique dans l’hexagone par rapport à celle des autres cultes. Elle conforte en même

1. 2. 3. 4. 5. 6.

CHERPA, « Croyances, histoire, espaces, régulation politique et administrative » : Centre de recherche unique de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. J. baubérot, La laïcité quel héritage ? de 1789 à nos jours, Genève 1990, et Vers un nouveau pacte laïque ?, Paris 1990. J. baubérot, La laïcité falsifiée, Paris 2012. C. M. nuSSbaum, Les religions face à l’intolérance. Vaincre la politique de la peur, Paris 2013. G. bruStier, J.-P. huelin, Voyage au bout de la droite. Des paniques morales à la contestation droitière, Paris 2011. J. boWen, L’islam cet ennemi idéal, Paris 2014.

227

Franck Frégosi temps l’impression que l’intégration républicaine, plutôt que d’assurer le libre exercice de l’islam dans le cadre d’une compréhension apaisée, pragmatique, de la laïcité, doit s’entendre comme un processus de mise au pas de cette religion. Se dessinent sous nos yeux les contours d’une laïcité qui cherche davantage à domestiquer en contraignant à la fois la représentation institutionnelle comme la pratique de l’islam par une institutionnalisation dirigiste et par les réponses publiques adoptées (mise en place de commissions spécialisées, polémiques nationales, vote de lois) en réponse à certaines formes de visibilité urbaine de l’islam. Il conviendra dans un premier temps de préciser cette notion de processus de domestication de l’islam. Comment celui-ci se décline-t-il notamment au travers des diverses politiques d’institutionnalisation par le haut du culte musulman ? Il s’agira par exemple de voir comment ce processus procède d’une dynamique implicite de mise en place d’un schéma directeur d’organisation nationale rationalisée du culte musulman par la sélection des interlocuteurs musulmans réputés loyaux vis-à-vis des pouvoirs publics. Il s’agira ensuite d’analyser comment les évolutions législatives récentes encadrant la visibilité publique de certaines pratiques islamiques participent à la délimitation des contours d’un islam réputé compatible avec les institutions républicaines et laïques et comment en parallèle, par ricochet, se construisent les contours d’une « hétérodoxie musulmane », idéologiquement dissidente par rapport à une compréhension présumée modérée de l’islam et socialement controversée par rapport à la société hexagonale (rapports hommes femmes, neutralité de l’espace public, privatisation du religieux…). Enfin, au travers de la médiatisation de certaines figures religieuses musulmanes censées véhiculer une représentation équilibrée, « normée », de l’islam compatible avec les idéaux républicains et laïques, nous verrons comment des opérateurs religieux participent plus ou moins consciemment à ce processus de domestication de l’exercice de l’islam en régime de laïcité. La domestication de l’islam comme objectif ? En novembre 2009 7, Thijl Sunier, professeur à l’Université Libre d’Amsterdam, s’interrogeait sur les méfaits académiques d’une systématisation des débats publics focalisés exclusivement sur les enjeux sécuritaires et politiques à propos de l’islam en Europe. Il en profitait pour souligner combien la problématique lancinante de la quête indéfinie d’un islam européen peut être perçue comme la résultante d’enjeux sécuritaires et identitaires parmi lesquels figure en bonne place la question de la domestication de l’islam.

7.

228

T. Sunier, Beyond the Domestication of Islam in Europe, Amsterdam 2009.

Domestiquer la religion en régime de laïcité Derrière la supposée incompatibilité ontologique entre l’islam et l’idée de laïcité, ne se profile-t-il pas en France comme ailleurs l’idée d’une nécessaire adaptation de l’islam au contexte d’une société laïcisée et religieusement plurielle ? Comment comprendre encore l’incessant appel en faveur d’un « islam républicain » ? Faut-il en d’autres termes que l’islam se réforme en profondeur pour être pleinement invité « à la table de la République » ? Telles sont quelques-unes des questions récurrentes à propos de l’islam qui nous conduisent à suggérer, comme grille de lecture des multiples interactions entre opérateurs musulmans et opérateurs publics et des débats ciblant l’islam, l’hypothèse d’une domestication recherchée de l’expression religieuse musulmane. Que faut-il entendre par domestication ? Selon une première acception, étymologique, du terme, la domestication désigne ce qui est relatif à la maison (domus) et par extension les divers procédés d’acquisition et de transformation (cognitifs, institutionnels, normatifs, symboliques…) visant à rendre plus familier, à intégrer dans l’espace de la « famille » ce qui était jusque-là extérieur, étranger à elle. S’agissant de l’islam en France, cela peut notamment s’entendre comme la dynamique d’incorporation ou d’intégration progressive dans la société française et de reconnaissance de l’islam comme un fait religieux national. L’islam serait ainsi peu à peu perçu comme passant du statut social de religion transplantée, d’une religion autour de laquelle s’agrégeaient massivement des étrangers, d’une religion d’allogènes, au statut social de religion « enracinée » regroupant majoritairement des nationaux. La systématisation de l’expression fétiche de « l’islam de France » par opposition à celle de « l’islam en France » en est une illustration. Selon la première acception, l’islam est appréhendé comme une réalité religieuse enracinée dans l’hexagone, une religion socialement nationale, là où dans la seconde, l’islam demeure perçu comme une religion importée qui conserverait des traits distinctifs confortant son caractère allogène par rapport à la société hexagonale. Plus concrètement, la domestication de l’islam se manifeste notamment dans le processus de production d’une représentation nationale unifiée de cette religion servant d’interface entre les pouvoirs publics et les fidèles musulmans pour les questions relatives à la pratique du culte. Ce processus de « gallicanisation » par le haut vise à une normalisation des relations entre l’État et l’islam perçu jusque-là comme un culte à part, dépourvu d’un schéma d’organisation centralisé et dont la gestion était largement externalisée au profit d’États et d’opérateurs étrangers (via des réseaux consulaires de mosquées et d’associations). Cela revenait à constater que la réalité religieuse et organisationnelle de l’islam différait sensiblement de celles des autres cultes, en ce qu’elle renvoyait par exemple à une multiplicité d’opérateurs religieux ne relevant pas d’une institution unique centralisée 229

Franck Frégosi et, de plus, engagés dans des interactions systématiques avec des opérateurs politiques (étatiques ou non) des pays d’émigration des populations musulmanes, sans oublier l’existence de regroupements verticaux (fédérations) et horizontaux (associations) reflétant autant des divergences de sensibilités religieuses que des disparités ethniques et nationales. Relevons au passage qu’avant l’islam cette dynamique volontariste d’institutionnalisation par le haut avait déjà été déployée au cours du xixe siècle à l’encontre du judaïsme métropolitain et de celui des colonies, alors même que la laïcité n’avait pas encore force de loi sur l’ensemble du territoire 8. Le processus de domestication institutionnelle de l’islam se fixe donc pour horizon de dégager d’une pluralité associative (ethnique, cultuelle, politique…) et de sensibilités religieuses différentes l’émergence d’un organe central qui puisse incarner le volet cultuel de cette religion et prendre ainsi en charge les besoins spécifiques d’une collectivité religieuse par ailleurs dépourvue d’une tradition forte de centralisation dans une société sécularisée, et de surcroît face à un État réputé laïque. La domestication par le haut… via le CFCM C’est précisément à ce premier stade de la domestication par le haut que se sont attelés vingt ans durant tous les ministres de l’Intérieur en charge des cultes. Ils tentèrent d’y remédier le plus souvent en impulsant des dynamiques politiques de structuration par le haut de l’islam 9. C’est ainsi que virent tour à tour le jour aux termes de processus combinant volontarisme étatique, concertation avec les différentes fédérations musulmanes, consultation des chancelleries étrangères et sollicitations d’experts, le Conseil de Réflexion sur l’Islam en France (CORIF) en 1990, la Charte du culte musulman en France en 1995, la Consultation des musulmans de France en 1998 (al istishâra) dont est issu le Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) qui a vu le jour en 2002. Le CORIF qui fut créé sous l’impulsion de Pierre Joxe, était un simple organe para-ministériel ad hoc, tenant lieu à la fois d’organe collégial consultatif fournissant au ministre des avis sur les aspects pratiques du culte susceptibles de concerner l’administration (l’abattage rituel, les carrés musulmans dans les cimetières…) et d’instance chargée de réfléchir aux contours d’une future organisation représentative du culte musulman.

8. 9.

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Voir S. SChWarZfuChS, Du Juif à l’israélite. Histoire d’une mutation 1770-1870, Paris 1989 ; du même auteur, Les juifs d’Algérie (1830-1855), Tel Aviv 1981. L’incapacité chronique des fédérations musulmanes de France à surmonter des conflits de personnes et d’intérêts, sous-tendus par des rivalités étatiques (Algérie, Maroc) afin de se doter d’une structure centrale durablement en charge du culte, a contribué à conforter le volontarisme des pouvoirs publics en ce domaine.

Domestiquer la religion en régime de laïcité La Charte du culte Musulman en France 10 promue par la Grande Mosquée de Paris (avec l’aval du cabinet de Charles Pasqua) était censée à la fois réguler les différentes sensibilités et courants traversant les collectivités islamiques en France et définir les relations entre l’État et le culte musulman. Elle fut présentée comme l’expression du caractère contractuel marquant la situation de l’islam hors du monde musulman, dans un espace présenté comme la demeure du contrat (dar al ‘ahd) en lieu et place de la catégorie classique obsolète de dar al harb (Maison de la Guerre), renvoyant à une situation de conflit permanent. Ce document prévoyait également la création d’un Conseil Représentatif des Musulmans de France interlocuteur des autorités. Ce texte présenté comme l’acte fondateur d’un islam passant du statut social de religion tolérée à celui de religion acceptée, dépourvu de toute valeur juridique, ne fut ratifié que par un nombre limité d’organisations musulmanes. En réaction à cette charte, fut créé, alors que Jean Louis Debré était ministre de l’Intérieur, un éphémère Haut Conseil des Musulmans de France (HCMF) dont l’unique réalisation fut la constitution d’un Conseil national des Imams de France (CNIF) qui devait publier une fatwa (avis juridique) condamnant l’enlèvement des moines trappistes du monastère de Tibhirine en mai 1996. En novembre 1999, à l’initiative de Jean-Pierre Chevènement, fut lancée une consultation officielle (al istishâra) en direction des cinq principales organisations musulmanes de France ayant une orientation religieuse et reflétant les diverses sensibilités et composantes ethniques 11 des populations musulmanes de France, auxquelles furent également conviées différentes personnalités musulmanes 12 et six grandes mosquées et centres islamiques régionaux 13. Cette consultation avait formellement pour double objectif de parachever l’intégration du culte musulman dans le cadre des principes et règles découlant de la loi du 9 décembre 1905 et de faire émerger une instance à la fois centrale et confédérale de décision représentative du culte musulman. Après trois années de négociations un accord-cadre est signé le 3 juillet 2001 fixant les modalités d’élection par les lieux de culte des membres du Conseil français du culte musulman. Comme ministre, Nicolas Sarkozy

10. Cette charte était composée de trente-sept articles répartis en cinq chapitres. 11. Il s’agissait notamment de l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), de l’Institut Musulman de la Mosquée de Paris (IMMP), de la Fédération Nationale des Musulmans de France (FNMF), du Tabligh, mouvement piétiste orthodoxe et du Diyanet qui représente l’islam officiel turc. 12. Saada Mamadou Bâ ethnologue au CNRS, Soheib Bencheikh Grand Muphti de Marseille, Michel Chodkiewicz universitaire (remplacé par Eric Geoffroy), le cheikh Khaled Bentounès de la confrérie Alawiyya, Mohsen Ismaïl théologien (démissionnaire) et Bétoule Fekkar Lambiotte (démissionnaire), présidente de l’association « Terres d’Europe ». 13. Il s’agissait des mosquées Ad da’wa de Paris (qui déclina l’invitation), du centre islamique d’Évry-Couronnes, de la mosquée de Mantes la Jolie, de celle de Lyon, de la mosquée Islah de Marseille et de la grande mosquée de Saint-Denis de la Réunion.

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Franck Frégosi reprendra cette démarche en y apportant quelques modifications (désignation d’une bonne partie des membres de l’instance par cooptation, nomination d’une femme en son sein…), avant que le premier CFCM ne voie le jour en 2003. À défaut de réguler la pratique de l’islam en France, ce conseil devait surtout avoir pour finalité implicite de réguler les ego des notables musulmans, tout en entérinant les prétentions hégémoniques sur l’islam pratiqué en France de plusieurs puissances étrangères (Algérie, Maroc notamment), sans pour autant froisser les tenants du conservatisme religieux et leur relais hexagonal (l’UOIF). Le processus d’élaboration et de consécration du CFCM comme unique instance représentative du culte musulman en France se révèle en fait d’une part comme un processus de sélection des interlocuteurs musulmans réputés légitimes avec lesquels les pouvoirs publics sont supposés dialoguer, négocier, avoir des relations régulières, et comme une opération visant, en retour, également à disqualifier formellement tous ceux qui ne sont pas partie prenante à ce dispositif originel (par refus ou qui n’ont pas été sollicités pour y participer) de production d’un islam officiel en régime de laïcité. Depuis lors le CFCM a vu sa légitimité communautaire régulièrement et sérieusement s’affaiblir ; certaines fédérations ayant participé à sa fondation, comme l’UOIF, l’Institut Musulman de la Mosquée de Paris et la Grande Mosquée de Lyon, boycottent régulièrement les élections et réclament une refonte de son mode de désignation. La plupart des réclamations portent en fait sur un rééquilibrage des membres du CFCM au profit des personnalités cooptées et sur une refonte du principe même du calcul du nombre de délégués proportionnellement à la superficie au sol des lieux de culte. Afin de ménager les oppositions internes et de faciliter la réintégration de certains protestataires (Institut Musulman de la Mosquée de Paris 14) une réforme est intervenue en février 2013 qui renforce le principe de collégialité en mettant sur pied une présidence tournante du CFCM tous les deux ans. La domestication par la loi Mais la domestication de l’islam ne saurait se résumer à un processus d’interactions et de négociations prolongées entre des opérateurs publics désireux de procéder à une rationalisation du nombre de leurs interlocuteurs musulmans et des notables musulmans soucieux de voir confirmer leur hégémonie sur le champ islamique hexagonal et d’apparaître comme les partenaires les plus loyaux des pouvoirs publics ! La domestication de l’islam doit également être appréhendée comme un processus qui vise à modifier profondément les attitudes, les comportements sociaux comme les pratiques supposés

14. Parmi les membres fondateurs, l’UOIF et la Grande Mosquée de Lyon continuent de boycotter le CFCM.

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Domestiquer la religion en régime de laïcité caractériser ceux (les musulmans) auquel elle s’applique afin de favoriser leur agrégation à la société environnante et au groupe national. L’objectif implicite est alors d’influer de façon plus ou moins contraignante sur les contours et la visibilité sociale de l’islam afin d’en gommer les éventuelles aspérités sociales (indistinction du cultuel et du culturel, étendue des prescriptions religieuses et des interdits, indifférenciation entre le politique et le religieux, inégalité hommes et femmes…), afin d’œuvrer à son insertion durable dans la société. Comme tout processus d’apprivoisement, la domestication véhicule une logique d’assujettissement, de domination et donc une part de contraintes imposées. Cette démonstration, déjà perceptible derrière la centralisation de la représentation du culte via le CFCM à l’échelon national et les CRCM à l’échelon des régions, est plus explicite si l’on analyse la façon dont le fait islamique est appréhendé par divers textes de lois relatifs au port du voile et faisant suite à des rapports officiels comme ceux de la commission Stasi et de la mission de l’Assemblée nationale sur le voile intégral 15. Ces deux initiatives censées répondre à une demande publique (émanant de la présidence de la République pour la première, d’un député pour la seconde) débouchèrent sur deux projets de lois limitant drastiquement à l’échelle de la sphère publique de l’enseignement, d’une part, et de l’espace public, ensuite, certaines expressions vestimentaires de l’islam. Elles devaient contribuer plus largement, derrière la politisation du voile 16, à la diffusion de cadres et de grilles d’analyse au travers desquels devaient être appréhendés la réalité sociale de l’islam en France, ses dynamiques internes comme les éventuels points de tensions supposés croissants entre la société hexagonale et certains comportements islamiques. La lettre de mission du 3 juillet 2003 créant la commission Stasi censée réfléchir à l’application du principe de laïcité dans la République mentionnait que ladite commission devait plus spécifiquement répondre à la question suivante : « comment donner toute la force au sein de l’école publique à l’exigence de laïcité ? » 17 Son champ d’investigation s’est en fait avéré plus vaste, puisqu’elle devait auditionner en plus des personnels de l’éducation nationale (proviseurs de collèges, recteurs, représentants des enseignants, élèves…), des représentants des confessions (judaïsme, églises chrétiennes, islam…) et des familles de pensée (libre pensée, franc-maçonnerie), ainsi que des partenaires sociaux (représentants des employeurs, syndicats de salariés), des élus (maires, députés…), des professionnels du secteur hospitalier (administration, médecins) et des chefs d’entreprise.

15. Rapport d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national, Assemblée nationale, janvier 2010, n° 2262. 16. F. lorCerie (dir.), La politisation du voile en France, en Europe et dans le monde arabe, Paris 2005. 17. Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, Rapport au Président de la République, 11 décembre 2003, p. 3.

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Franck Frégosi Le rapport donna ainsi le sentiment que c’était l’ensemble de la société qui était confrontée à une intrusion massive du religieux dans des secteurs qui avaient été auparavant largement laïcisés (école, santé, travail…), menaçant ainsi la cohésion sociale de la société tout entière. Or, c’est une des constatations, écrit Bernard Stasi, que nous avons faites tout au long de nos travaux, et pour certains d’entre nous avec étonnement, les comportements, les agissements attentatoires à la laïcité sont de plus en plus nombreux, en particulier dans l’espace public 18.

Le président Stasi, conscient des effets dépréciatifs induits par un tel constat, prit toutefois la peine de nuancer cette impression générale d’une société menacée dans ses fondements par un islam de plus en plus visible. Il déclara avoir « regretté la polarisation excessive, et parfois exclusive, sur le foulard islamique » 19, reconnaissant que « le repliement communautariste est plus subi que voulu » 20 et lié à des conditions sociales et urbaines davantage qu’à la supposée essence de l’islam. En dépit de ses ultimes précautions comme de sa claire dénonciation d’une montée d’une haine envers l’islam, c’est bien autour de la question du voile que devaient se focaliser tous les commentaires. D’ailleurs, de toutes les propositions faites par la commission et censées figurer dans une grande loi sur la laïcité ne fut retenue que celle d’interdire les signes religieux ostensibles. Oubliées, les idées d’instaurer dans les écoles publiques deux fêtes, une juive et une musulmane (Kippour et Aïd El Kébir), de permettre aux salariés de choisir une fête religieuse sur leur crédit de jours fériés, ou de créer une école nationale d’études islamiques. Le législateur ne retint que la suggestion de légiférer contre le port de signes religieux, et en l’état contre le voile dans l’école publique. Les quelques cas d’élèves sikhs arborant des turbans ou les allusions ministérielles à propos de grandes croix assyriennes ne devaient pas faire illusion. C’est bien le voile en tant que symbole islamique qui était visé. De la même façon que la commission admettait dans son écrasante majorité (sauf l’abstention de Jean Baubérot) le principe de l’interdiction des signes dits ostensibles (croix, kippa, foulards), ses membres durent énumérer ce qui à leurs yeux constituait des signes non ostensibles, donc socialement légitimes et acceptables dans l’enceinte scolaire. Ne sont pas regardés comme des signes manifestant une appartenance religieuse les signes discrets que sont par exemple médailles, petites croix, étoiles de David, mains de Fatma, ou petits Coran 21.

18. 19. 20. 21.

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Ibid., p. 6. Ibid. Ibid., p. 45. Ibid., p. 68.

Domestiquer la religion en régime de laïcité Si le rapport Stasi ne reprit pas pour autant explicitement à son compte l’idée d’une islamisation générale de la société française, tel ne fut pas le cas du rapport de la mission parlementaire sur le port du voile intégral. À l’occasion des auditions le député André Gérin évoquera clairement à plusieurs reprises l’islamisation de la société et de l’Europe dont le port du voile intégral serait la manifestation. Le rapport qui conclura à la nécessité de légiférer sur la dissimulation du visage (contre l’avis de la plupart des juristes publicistes auditionnés) contribuera également à raccorder la dénonciation des méfaits du salafisme à la lutte contre les dérives sectaires. Si tous les gouvernements en Europe aspirent à dialoguer prioritairement avec des musulmans réputés « modérés » ou « modernes », la France est l’un des États (avec la Confédération helvétique, la Belgique…) dans lequel la puissance publique elle-même, via l’outil législatif, participe activement à cette tentative de délimitation des contours de l’islam réputé moderne. L’implicite est des plus simples : si les musulmans veulent pouvoir jouir d’un traitement équivalent à celui dont bénéficient les autres cultes, ils doivent en amont se délester de certains usages présentés comme islamiques, ou comme le déclarait le philosophe Abdenour Bidar 22, auditionné par la mission d’information sur le port du voile intégral et abondamment cité dans son rapport final, entreprendre une « cure d’amaigrissement » ou, le cas échéant, se la voir imposer par l’État par le vote de lois encadrant la visibilité sociale de l’islam. Ce faisant on peut légitimement se demander si l’on n’est pas là face à une version réactualisée et islamocentrée de l’intention qui était déjà celle des hommes des Lumières et des révolutionnaires français lorsqu’ils souhaitaient œuvrer à l’émancipation des juifs de France 23 et parallèlement à leur régénération physique, morale et politique, pour reprendre les formules de l’abbé Grégoire 24 ? Il s’agissait à l’époque de permettre une pleine accession à la citoyenneté des israélites de France (dont la présence n’était jusque-là que tolérée) mais aussi chemin faisant de les conduire sur les voies de l’émancipation civile par rapport à la dimension ethnique, communautaire, soustendue par la judéité. « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation, et accorder tout aux juifs comme individus » avait déclaré à la tribune de l’assemblée le comte de Clermont-Tonnerre en 1789. Si l’abbé Grégoire dressait un portrait au vitriol des juifs dont il stigmatisait au passage les « mœurs frustes », la « déchéance du sang » et leur supposé penchant pour l’usure, il mettait également, comme l’écrit Michel Winock, tous ces « vices » « et toutes les faiblesses des juifs au compte du mépris qu’ils n’ont cessé d’endurer depuis

22. Cet enseignant de philosophie en classe préparatoire a participé à la rédaction de la Charte de la Laïcité voulue par le Ministre Vincent Peillon, il est par ailleurs membre de l’Observatoire de la Laïcité, et animateur de l’émission « Culture d’Islam » sur France Culture. 23. M. WinoCk, La France et les juifs. De 1789 à nos jours, Paris 2004. 24. R. badinter, Libres et égaux… L’émancipation des Juifs 1789-1791, Paris 1989.

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Franck Frégosi ce que nous appelons la diaspora 25 ». À l’époque, il s’agissait d’instaurer une réelle égalité de droits sans distinction de confession et de conférer aux israélites les droits civils dont ils ne bénéficiaient pas toujours sur l’ensemble du territoire et faire tomber les réserves juridiques qui s’imposaient à eux. Ce sera fait le 27 septembre 1791. Aujourd’hui, la problématique en ce qui concerne l’islam est quelque peu différente. Même s’il est souvent question d’œuvrer à l’émancipation des musulmans et des musulmanes, il s’agit objectivement dans les faits moins de les faire bénéficier de droits nouveaux mais bien de suggérer plutôt qu’on leur impose des devoirs nouveaux, afin de les rendre plus « conformes » à ce qu’ils devraient être. L’idée est notamment d’œuvrer de telle manière que les musulmans s’engagent collectivement dans la voie d’une reformulation plus ou moins partielle de leur religion à partir d’une pratique de plus en plus sélective de celle-ci (abandon du voile dans les écoles publiques, interdiction du voile intégral dans l’espace public, limitation du recours à l’abattage rituel…). Le cas échéant, le législateur peut alors leur « prêter » main-forte ou, pour être plus précis, leur forcer la main par la production de règles nouvelles. Cela fut le cas avec la loi du 15 mars 2004 sur la laïcité et les signes religieux dans l’école publique et plus récemment avec la loi du 11 octobre 2010 interdisant sur la voie publique le voile intégral. Ces deux lois entendent délimiter de façon restrictive l’espace de manifestation de la disparité religieuse. Le député communiste André Gerin, à l’origine de la mission parlementaire d’information sur le voile intégral, l’a rappelé lors des auditions. Il disait vouloir « aider » les musulmans à se doter d’un « islam républicainement compatible », version moderne d’un « islam régénéré ». On peut également souligner le fait que le rapporteur de cette mission, le député UMP Éric Raoult, avait pris lui-même le soin de recourir au vocable éloquent de « loi de libération » à propos de la future loi interdisant le voile intégral. On est donc bien là dans un schéma d’émancipation décrétée par le haut, d’une domestication par la loi. En l’état, la domestication de l’islam consiste à atténuer, à gommer les éléments jugés trop voyants ou supposés induire une trop grande disparité avec le reste de la société. C’est là une vieille idée qui vise à inciter la religion à se délester de certains de ses particularismes et notamment de pratiques extérieures, pour devenir une religion épurée davantage adaptée à la vie démocratique. Tel était déjà l’avis d’Alexis de Tocqueville lorsqu’il décrivait dans la Seconde Démocratie en Amérique la façon dont, à partir du cas américain, les religions devaient jouer un rôle actif dans les sociétés démocratiques en se cantonnant à la sphère du culte et à distance du politique (principe de séparation des cultes et de l’État) mais aussi en rognant sur certaines de leurs pratiques.

25. Ibid., p. 13.

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Domestiquer la religion en régime de laïcité Une autre vérité me paraît fort claire écrivait-il : c’est que les religions doivent moins se charger de pratiques extérieures dans les temps démocratiques que dans tous les autres 26.

Tocqueville prenait notamment en exemple le cas du catholicisme minoritaire sur le continent nord-américain, replié sur les lieux de culte et dépourvu de pratiques extérieures telles que les processions ou les chemins de croix sur les routes. Pour le député socialiste Jean Glavany (qui s’est par ailleurs abstenu lors du vote de la loi sur le voile intégral) l’interdiction devait avant tout être motivée par la volonté de lutter contre une pratique décrite comme sectaire et politique, et non par le désir de limiter l’exercice public du culte musulman dans l’espace public : les responsables du Conseil Français du Culte Musulman, que nous avons rencontrés longuement, nous ont expliqué que cette pratique n’était nullement exigée par le Coran. […] On a repéré que c’étaient des pratiques extrémistes, intégristes, et donc très politiques, qui étaient aux sources de la pratique du voile intégral. Il y en avait deux, la pratique des Talibans, en Afghanistan, et puis des Salafistes wahhabites en Arabie Saoudite. Et donc il y a là deux sources qui n’ont rien à voir avec le Coran, et donc l’Islam, qui sont des pratiques minoritaires, extrémistes, sectaires et très politiques. Donc c’est à ce titre-là qu’on les combat, au même titre que l’on combat d’autres idéologies, et pas au nom de la laïcité 27.

Le député s’appuyant sur l’avis du Conseil français du culte musulman (CFCM) qui avait estimé que le niqâb n’était pas requis par le Coran lui-même, estimait que par conséquent le choix des députés ne visait en rien l’islam comme religion, mais bien une expression déviante de celui-ci. On est bien là au cœur d’un autre paradoxe qui veut que des députés en viennent cette fois à se référer, ou à s’adosser à une exégèse du texte coranique afin de légitimer indirectement leur démarche législative de prohibition d’une tenue vestimentaire réputée non coranique (religieusement illégitime !) par des femmes musulmanes. De la sorte le législateur se transforme en avocat séculier mains néanmoins zélé d’une compréhension réputée « équilibrée » de la religion susceptible d’avoir droit de cité dans la cité laïque. La France est devenue le théâtre privilégié d’une mise en scène des rapports entre l’islam comme fait religieux et une certaine conception exclusiviste de la République 28 sous la forme d’une tension permanente entre le principe du libre

26. A. de toCqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, Paris 1981, p. 34. 27. F. frégoSi, D. koSulu, Challenges of religious accommodation in Family law and Labor, regulation of public space and public funding. (French socio-legal report), Projet RELIGARE/ European Commission/ Seventh Framework Programme, 29 octobre 2013, p. 79. 28. Pour une analyse critique lire C. laborde, Français, encore un effort pour être républicain !, Paris 2010 et D. Sieffert, Comment peut-on être (vraiment) républicain ?, Paris 2006.

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Franck Frégosi exercice du culte et la tendance à vouloir également peser en profondeur sur le contenu intrinsèque de cette religion. Organiser le culte ou réformer la religion, tel est bien le dilemme auquel ont été constamment confrontés les pouvoirs publics et toutes les majorités politiques depuis une vingtaine d’années s’agissant de l’islam. Il faut toutefois noter que derrière ces crispations ciblant principalement l’islam, la généralisation à d’autres groupes minoritaires n’est jamais très lointaine. C’est ainsi que la polémique lancée par Marine Le Pen autour de la systématisation de l’abattage rituel musulman en Ile-de-France en mars 2012 devait peu à peu glisser vers des jugements dépréciatifs sur l’abattage israélite (chehita). À cette occasion le premier ministre François Fillon s’exprimant à titre personnel demanda incidemment aux juifs et aux musulmans de renoncer à ces « traditions ancestrales » devenues anachroniques 29. La domestication par le bas : autodiscipline ou self domestication ? Comme l’a démontré Norbert Elias à propos du processus de civilisation 30, celui-ci est fait d’un va-et-vient entre des processus institutionnels résultant de contraintes extérieures (monopolisation de la force physique et centralisation des ressources économiques…), de l’imposition de normes de comportements (politesse, civilité…) et de processus d’autodiscipline conduisant les acteurs sociaux à intérioriser, à faire leurs les nouveaux usages et les règles de bienséance de la société curiale et à notamment modifier leur économie pulsionnelle. Il en va de même avec la problématique de la domestication de l’islam. Celle-ci découle autant de contraintes imposées ad extra, via notamment la loi, qu’elle résulte de l’autolimitation ou de l’autodiscipline que des opérateurs musulmans s’imposent à eux-mêmes de façon plus ou moins consciente. La domestication telle que nous l’entendons n’est donc pas un processus unilatéral reposant sur une normalisation imposée par le haut, mais résulte également d’une dynamique suscitée et coproduite par certains opérateurs musulmans eux-mêmes. Ceux-ci consentent, par exemple, en matière d’observance, à revenir à une vision moins extensive de la religion, à moduler leurs demandes religieuses quand ils ne se prononcent pas en faveur d’une limitation du processus même d’extériorisation de la foi et d’un abandon de signes de visibilité. Bien que l’on ait souvent tendance à mettre la focale sur des formes d’extériorisation de l’islam selon un mode puritain (voile intégral), on ne saurait passer sous silence l’autre tendance qui favorise des relectures et une pratique plus pragmatique de la religion pensée à l’aune des particularités d’une société sécularisée et pluraliste. Ce phénomène d’autodiscipline transparaît

29. Voir E. deCouty, « Halal, casher, Fillon remet l’abattage rituel au menu », Libération, 6 mars 2012. 30. N. eliaS, La civilisation des mœurs, Pocket, coll. Agora, Paris 2013.

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Domestiquer la religion en régime de laïcité très nettement dans les discours pointant la nécessité de produire par exemple une orthodoxie minimale suggérant des accommodements raisonnables entre le respect des règles collectives séculières et l’observance des principes centraux de l’islam. Telle est notamment la ligne défendue par Tareq Oubrou, imâm de la mosquée Al Houda de Bordeaux. La réflexion qu’il mène s’enracine dans un courant intellectuel à la fois orthodoxe et orthopraxe autour de l’idée de production d’une jurisprudence islamique adaptée à la situation de minorités musulmanes vivant en dehors du monde musulman ( fiqh al aqaliyyat). Cette vision tend à préserver l’essentiel du dogme et de l’observance là même où l’islam est une religion minoritaire et où l’État est sécularisé. S’il peut puiser dans le legs réformiste de l’éclectisme scolastique (at talfiq) qui incite à privilégier parmi les quatre écoles islamiques classiques de jurisprudence (Malikite, Hanafite, Chaféite, Hanbalite) les réponses les plus adaptées, au lieu de se raccrocher à une seule école, sa démarche pragmatique résulte également d’une prise en compte des perceptions dépréciatives de l’islam dans la société française : La peur de l’islam dans les sociétés occidentales est un fait, déclare-t-il. Les musulmans doivent en prendre acte et adapter leur comportement en conséquence. C’est-à-dire, comme nous le verrons, à renoncer à une certaine visibilité dont ils sont les premiers à faire les frais en termes d’intégration 31.

Fort de cela, cet imâm a pris position en faveur de la loi interdisant le voile intégral dans l’espace public, comme il s’est prononcé pour l’organisation de plusieurs prières le vendredi pour éviter les prières de rue et contre l’édification de minarets : Enfin puisqu’il n’y a pas d’appel musulman à la prière en Europe, pourquoi s’encombrer de minarets ? […] Parce qu’il est inutile et sans fondement, le minaret cristallise au fond l’essentiel de ce qui se joue en Occident : trouver le bon dosage en termes de visibilité, afin de permettre aux musulmans de mieux vivre en harmonie avec leur environnement 32.

De la même manière, il ne ménage pas ses critiques à l’encontre des fidèles qui recourent à la religion afin de sacraliser la fluidité de leurs parcours matrimoniaux (lui-même parle de vagabondage sexuel) au détriment du mariage civil 33, tout comme il critique la surenchère à propos du halal (systématisation du sacrifice de l’Aïd El Adha, marketing et industrie du halal…). Loin des arguments jurisprudentiels avancés par Tareq Oubrou, on peut également évoquer comme voie d’expression d’une certaine auto-domestication celle défendue par le policé recteur de la Grande Mosquée de Paris, Dalil

31. T. oubrou, Intégration, laïcité, violences. Un imam en colère, Paris 2012, p 84. 32. Ibid., p. 102. 33. id., Profession imâm, Paris 2009.

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Franck Frégosi Boubakeur. Depuis des décennies, ce cardiologue de formation proche de la droite parlementaire, qui a succédé à son père (Si Hamza Boubakeur) à la présidence de l’association gestionnaire de l’Institut musulman de la Mosquée de Paris, et qui avait participé avec réticence à la création du CFCM 34 (qu’il a néanmoins présidé à trois reprises), se fait l’avocat zélé auprès de tous les pouvoirs publics d’une politique ferme d’appui à l’endiguement des expressions littéralistes de l’islam. Dans ses différentes déclarations publiques il se présente volontiers comme le chantre d’un islam modéré qu’il n’hésite pas à qualifier de non politique et à l’occasion de « voltairien » ! Durant la décennie 1990 cette posture médiatique répondait aux attentes fortes des pouvoirs publics de l’époque en quête d’interlocuteurs musulmans politiquement compatibles avec leurs intentions sécuritaires de lutte contre l’islam politique, tout en préservant en même temps les relations étatiques privilégiées avec le régime algérien, qui via la Grande Mosquée de Paris jouit d’un poste d’observation privilégié et d’un moyen d’influer sur le cours de l’islam en France. C’est là un des grands constats de la régulation publique du fait islamique en France : devoir toujours s’assurer de la loyauté et de l’esprit de modération des partenaires musulmans. Mais là où Tareq Oubrou développe un argumentaire à la fois juridique et sociologique et s’essaie à surplomber les clivages entre les écoles de jurisprudence islamiques, le recteur Boubakeur est plus avare de démonstration. Il se contente de se présenter comme l’unique garant historique de l’islam du juste milieu représenté selon lui par l’islam malékite défendu par la Grande Mosquée de Paris et ne renonce pas occasionnellement à user de l’invective comme lors d’une interview donnée au journal Vingt Minutes en octobre 2002, lorsqu’il n’hésita pas à parler de l’islam des banlieues comme d’un « islam d’excités ». Simplement, aujourd’hui, le recteur de la Grande Mosquée de Paris doit compter avec un paysage associatif musulman dans lequel plusieurs autres organisations musulmanes font également assaut de modération et ont fini par s’imposer comme des interlocuteurs sérieux des pouvoirs publics (Rassemblement des Musulmans de France, Union des Mosquées de France…), privant ainsi la Grande Mosquée de sa relation privilégiée avec les autorités civiles, sans parler de personnalités musulmanes fortement médiatisées qui se réclament d’un islam républicain. C’est notamment le cas avec l’imâm Hassen Chalghoumi, un nouveau venu dans le paysage médiatique de l’islam en France que les médias ont adoubé. La surmédiatisation de cet imâm français d’origine tunisienne jadis

34. Dalil Boubakeur, parce qu’il dirige avec l’aval des autorités algérienne et française la Grande Mosquée de Paris créée en 1923 sur fonds publics en hommage aux troupes coloniales tombées lors du premier conflit mondial, et que les Algériens représentent la plus ancienne composante de la population musulmane en France, estime être l’unique représentant légitime de l’islam de France.

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Domestiquer la religion en régime de laïcité affilié à la mouvance piétiste du Tabligh, s’est accélérée en février 2010 au lendemain d’une supposée tentative d’agression dont il disait avoir été victime dans sa mosquée de Drancy 35 de la part de membres du collectif Cheikh Yassine. Ces derniers lui reprochaient sa prise de position en faveur d’une loi interdisant le port du voile intégral. Cet incident 36 valut à cet imâm la réputation d’être la bête noire des musulmans radicaux et la cible de menaces de mort 37. Il n’en fallait pas plus pour que se construise peu à peu autour de lui la légende médiatique de « l’imâm des Lumières » 38, faisant de lui le parangon de l’islam novateur 39, l’ennemi numéro un des intégristes. De son côté, cet imâm cultive habilement cette réputation et fait son autopromotion dans deux livres d’entretiens réalisés avec des journalistes 40. S’affranchissant de toute argutie théologique (comme de toute syntaxe 41), Hassen Chalghoumi aime à se faire passer pour un imâm républicain investi de la haute mission de réconcilier rien moins que l’islam avec la République : Le 27 janvier 2007, écrit-il, quand la première pierre de la mosquée An Nour a été posée, j’ai réalisé que ma vie allait devenir un axe entre Médine et Paris, entre le micro État islamique et notre République démocratique, entre le miroir historique et le corps patriotique, entre le modèle prophétique et une communauté minoritaire dans un espace laïque, entre le modèle pur mais purement canonique et les défis quotidiens de mes fidèles, entre l’islam et la France […] Je dois sans cesse veiller à consolider les liens républicains entre la mosquée et la mairie, entre la mosquée et la préfecture, entre la communauté musulmane et la République 42.

35. Il est en fait le président de l’association gestionnaire de la Mosquée. 36. La rencontre entre l’imâm et ses contradicteurs eut finalement lieu à l’issue de la prière du vendredi, où les opposants interpellèrent en public et en français Chalghoumi lui déniant le titre d’imâm et contestant sa légitimité à parler au nom des musulmans. Après avoir esquissé un début de repentir quant à son accusation d’agression, devant le brouhaha, Chalghoumi s’éclipsa par la porte arrière de la salle de prière. 37. Il jouit notamment d’une protection rapprochée. 38. E. levy-Willard, « Hassen Chalgoumi. L’imam des lumières », Libération 5 juillet 2012. 39. M. goZlan, « Islam de France : ces voix modérées qu’on veut étouffer », Marianne, 17 septembre 2010. 40. H. Chalgoumi (en collaboration avec F. hannaChe), Pour l’islam de France, Paris 2010. Imam H. Chalgoumi et D. PuJadaS, Agissons avant qu’il ne soit trop tard. Le défi d’un imam, Paris 2013. 41. L’imâm Chaghoumi est régulièrement moqué sur plusieurs sites musulmans pour son français approximatif. Cela conforte l’image dépréciative d’un islam importé et le portrait d’un musulman incapable de s’exprimer autrement que via un sabir d’autant plus dérangeant qu’il provient d’un locuteur qui n’a de cesse de fustiger les imâms importés et l’influence de pratiques étrangères à l’islam de France. 42. H. Chalgoumi, D. PuJadaS, Agissons avant qu’il en soit trop tard. p. 53-57.

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Franck Frégosi Dans cet autoportrait flatteur, Chalghoumi n’hésite pas à se décrire comme « le vigile de la communauté et de la République ». Il n’est pas anodin de rappeler qu’étymologiquement le terme de vigile renvoie à la fois à celui qui veille afin de prévenir les siens d’éventuels périls à venir, comme à celui qui assume des fonctions de police de sécurité dans l’espace de la cité, celui qui protège et qui interpelle les indélicats, les délinquants. En d’autres termes, Chalghoumi se perçoit comme investi de la mission sacrée de surveiller sa propre communauté afin de la protéger contre ses ennemis de l’intérieur et qui n’hésitera pas, le cas échéant, à rétablir lui-même l’ordre dans les mosquées de l’hexagone et à purger la religion des miasmes du radicalisme : Je suis un imam de France […] écrit-il, l’islam ne me guide pas seulement, il m’habite. Et je n’habite pas seulement en France, j’y vis pleinement […] en tant qu’imam républicain, je dois sortir de la mosquée vers la cité. En tant qu’imam français, je dois faire sortir de la mosquée tout ce qui nuit à l’islam et aux Français. Je dois faire renter la mosquée dans le troisième millénaire et l’intégrer dans la conscience tranquille de notre France 43.

Dès lors tous ceux qui ne partagent pas son point de vue ou qui critiquent ses prises de position sont systématiquement dénoncés avant tout comme antirépublicains, communautaristes, intégristes, manipulateurs et complices objectifs des terroristes. Tel est le cas notamment de l’UOIF dont les responsables sont également assimilés à des « marchands de tapis » 44. Y compris le très mesuré CFCM ne trouve pas grâce à ses yeux, puisqu’il est en fait « un organe schizophrène, infantile ou liberticide 45 ». Quant à ceux qui tentent de faire un rapprochement entre la défense de la cause palestinienne et le problème des banlieues en France, ou, plus prosaïquement, de dénoncer la politique de l’État hébreu envers les Palestiniens des Territoires et de Gaza, ils sont accusés de : jeter de l’huile sur le feu pour provoquer la transhumance des brebis galeuses de la République vers le maquis islamiste […] 46.

Son champ médiatique et politique de prédilection demeure la promotion du rapprochement entre responsables musulmans et responsables juifs sur fond de refus d’importer en France le conflit israélo-palestinien, ainsi que la défense de la mémoire de la Shoah. En ce domaine, Chalghoumi n’est cependant ni le premier responsable musulman de France à entretenir des relations officielles avec des responsables juifs, ni le seul à dénoncer l’antisémitisme ! Outre l’attitude courageuse durant

43. 44. 45. 46.

242

Ibid., p. 18. Ibid, p. 352. Ibid, p. 345. Ibid, p. 69.

Domestiquer la religion en régime de laïcité l’occupation du premier recteur de l’Institut Musulman de la Grande Mosquée de Paris, Si Kaddour Ben Ghabrit 47, ses successeurs ont toujours entretenu des relations cordiales avec tous les responsables juifs du Consistoire central et du CRIF. Tareq Oubrou, affilié à l’UOIF, fut l’un des premiers responsables religieux musulmans à se rendre dans le cadre d’une délégation judéo-arabe menée par le prêtre melkite Emile Shoufani à Auschwitz-Birkenau en 2003. En février 2011 il y retourna dans le cadre du projet Aladin 48 en compagnie d’autres personnalités politiques, intellectuelles, et de responsables religieux juifs, chrétiens et musulmans avec le soutien de l’UNESCO et de la Mairie de Paris. Là où Chalghoumi se singularise du reste de ses coreligionnaires engagés dans le dialogue judéo-musulman, c’est dans sa propension à reprendre à son compte la vulgate, largement promue par le CRIF et l’UPJF 49 qui assimile l’antisionisme à de l’antisémitisme. L’imâm de Drancy se distingue également par la fréquence de ses voyages officiels en Israël 50 et ses relations assumées et médiatisées avec l’Ambassadeur d’Israël Yossi Gal dans la résidence duquel il se laissera même ostensiblement filmer en train de prier, ainsi qu’une délégation d’imâms arabes de nationalité israélienne 51. Depuis l’affaire Merah et sous couvert de lutter contre l’antisémitisme, Hassen Chalghoumi s’est en fait construit la réputation d’être à la fois un des chantres du rapprochement entre

47. Si Kaddour Ben Ghabrit sauva la vie à plusieurs centaines de juifs en leur délivrant des certificats d’islamité. 48. http://projetaladin.org/assets/files/Brochure_Projet%20Aladin_Voyage_Auschwitz.pdf (consulté le 16 décembre 2015). 49. L’Union des Patrons et des Professionnels Juifs de France créée en 1997 se présente comme une force de propositions en direction des pouvoirs publics en vue de renforcer la coopération et les échanges économiques avec Israël. Luttant contre l’antisémitisme, cette association entend également défendre l’image d’Israël en France en apportant un soutien inconditionnel à la politique de son gouvernement. 50. Depuis 2009 il s’y est rendu au moins quatre fois. La première fois dans le cadre d’un convoi pour la paix organisé par la fondation Hommes de parole entre Gaza et Sderot aux côtés du rabbin Michel Serfaty, de Marek Halter et en compagnie de l’imâm Yacoub Mahi de Bruxelles. La deuxième en juin 2012, afin de participer à l’invitation du CRIF, à un colloque officiel à Tel Aviv de l’Institut français sur le thème « Religion et Laïcité » aux côtés de l’essayiste Caroline Fourest, de la journaliste Élisabeth Lévy et d’Alain Finkielkraut. La troisième fois fut en novembre 2012 à l’invitation de l’ambassade d’Israël. Accompagné par le romancier Marek Halter, à la tête d’une délégation d’imâms triés sur le volet il rencontre le grand rabbin d’Israël, se rend sur la tombe de victimes de Mohamed Merah puis à Ramallah. En retour, il a accompagné en avril 2013 une délégation d’imâms palestiniens d’Israël en visite en France. En janvier 2014, enfin il encadre un groupe de musulmans venus en pèlerinage à Al Qods via l’agence Select Israël et est reçu par Shimon Pères. Cf. http://www. israelvalley.com/news/2014/01/14/42246/israel-chalghoumi-50-francais-musulmans-marocalgerie-tunisie-en-pelerinage-a-jerusalem (consulté le 6 juillet 2016). 51. Cf. http://coolisrael.fr/10652/inedit-priere-musulmane-dans-la-residence-de-lambassadeur-disrael-en-france (consulté le 13 juin 2016).

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Franck Frégosi juifs et musulmans, affichant en toutes circonstances sa bonne entente avec les responsables du CRIF pour lesquels il est devenu, en retour, l’interlocuteur privilégié, l’imâm de référence, éclipsant les responsables du CFCM, et un imâm gendarme de sa propre communauté. Cet affichage systématique aux côtés de responsables juifs parmi les plus pro-sionistes, réduit considérablement son aura communautaire par contraste avec sa surexposition médiatique et politique 52. Il incarne assez bien le glissement progressif de l’autodiscipline à la self domestication. Pascal Boniface le décrit comme un « native informant » 53, un informateur indigène, dont la vocation n’est pas tant de contribuer à une réflexion originale sur la reformulation de la pensée islamique et sur le réexamen des textes, que de conforter les stéréotypes paternalistes les plus éculés circulant sur les musulmans de France, tels que la subversion par le radicalisme islamique, le danger du communautarisme ou la nécessité d’une régénération républicaine de l’islam. Dans le cadre de l’idéologie de la lutte contre le terrorisme, la figure du « musulman modéré » ou de « l’imâm républicain » est devenue un ressort essentiel dans la lutte médiatique pour débusquer l’ennemi intérieur 54. La domestication de l’islam n’est donc pas un processus unilatéral qui se résumerait à imposer une redéfinition programmatique des contours de l’islam à des musulmans résolument cantonnés dans un rôle de spectateurs passifs. Elle résulte également d’une certaine dynamique d’autodiscipline qui en l’état conduit des opérateurs musulmans soit à reformuler par eux-mêmes leur compréhension et leur pratique de l’islam afin d’en faciliter l’observance dans la société en minimisant sa visibilité, soit à faire assaut de loyalisme envers les pouvoirs publics voire à se transformer en « garde-chiourme » de leur communauté, défenseurs en interne d’une supposée authenticité musulmane exempte de tout radicalisme, et volontiers délateurs en externe de tous ceux censés déroger à la norme de la modération. In fine, la domestication de l’islam s’apparente à un processus de gouvernance global de l’islam par lequel, sous couvert de favoriser une pleine intégration de l’islam dans la réalité des sociétés européennes, les pouvoirs publics interagissent avec des opérateurs musulmans (notables communautaires, imâms, intellectuels, experts…) afin de mettre sur pied des politiques ciblées visant par exemple à faire du processus d’institutionnalisation par le haut de cette religion le noyau dur de la régulation publique du fait islamique d’une part, et à encadrer ensuite, de façon étroite, au besoin par la loi, la visibilité sociale de la pratique publique de cette religion. En d’autres termes,

52. En 2002 il participa en VIP au meeting de Villepinte de Nicolas Sarkozy. 53. P. bonifaCe, « Comment Chalgoumi renforce malgré lui les préjugés sur les musulmans », Le plus Nouvel Observateur, 14 février 2013 (leplus.nouvelobs.com/contribution). 54. D. bigo, L. bonelli, Th. deltombe (éd.), Au nom du 11 septembre…les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme, Paris 2008, p. 317.

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Domestiquer la religion en régime de laïcité il s’agit en fait de produire et de déployer une série de dispositifs normatifs, législatifs et règlementaires destinés à contrôler l’expression publique de ladite religion musulmane. Ce premier type de contrôle porte principalement sur les aspects externes, sur les manifestations visibles de la religion (voile, lieux de culte, nourriture, jeûne…) ainsi que sur leurs supports institutionnels (associations, organes représentatifs…). Mais ce contrôle peut également se prolonger de façon plus indirecte par une surveillance plus étroite des dimensions internes de la foi que sont les croyances et les représentations religieuses en favorisant les formes réputées modernes de l’islam, en espérant par exemple former des imâms sur mesure ou en dénonçant le salafisme comme une dérive sectaire et contraire à l’islam réputé authentique. Il est alors toujours tentant de pouvoir s’appuyer sur le relais d’intellectuels, et de responsables musulmans, toujours prompts à jouer le rôle de portevoix des pouvoirs publics, tels ces « perroquets » d’Al Azhar de jadis qui étaient enclins à faire assaut de loyauté envers le Prince et à conférer une légitimation islamique à toutes ses orientations politiques et économiques. La mode est aussi au recours à l’expertise privée 55 (intéressée) censée apporter des réponses pratiques, clefs en mains, et des techniques sur mesure à des questions complexes, à destination de décideurs publics agissant comme des managers davantage soucieux de se conformer aux canons de la bonne gouvernance et aux politiques sécuritaires plutôt que de réinscrire certaines mobilisations islamiques radicales dans des réalités sociales (économique, urbaine, migratoire, scolaire…) et des itinéraires biographiques et militants exprimant des frustrations, des désillusions et parfois des espérances multiples, et non de chercher à séparer ex abrupto le « bon » islam de l’ivraie du « mauvais » islam. En guise de conclusion Alors que toutes les études confirment les rapports disparates des musulmans avec la lettre de leur religion et la pluralité des usages sociaux de la référence à l’islam 56, se dessinent en creux les contours d’une logique systémique

55. La couverture médiatique accordée à l’un des derniers livres à succès de Dounia Bouzar (Désamorcer l’islam radical, Paris 2014) en est l’illustration. En retour, ces experts privés peuvent espérer retirer de leur notoriété médiatique des soutiens publics (financiers) pour leurs projets collectifs et intéressés. C’est ainsi que Dounia Bouzar, déjà à l’origine d’un cabinet de consulting sur les cultes et la diversité culturelle (Bouzar Expertises. Cultes et Cultures : http://www.bouzar-expertises.fr/) a créé, sur le modèle de la mouvance de lutte contre les sectes, le Centre de Prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI, http://www.cpdsi.fr/) censé former des travailleurs sociaux chargés de prévenir en France la radicalisation religieuse des jeunes musulmans et venir en aide à leurs familles désemparées. 56. J. boWen, Can Islam be french. Pluralism and Pragmatism in a Secularist State, Princeton 2009 ; F. frégoSi, L’islam dans la laïcité, Paris 2011.

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Franck Frégosi qui tendrait à imposer à la réalité religieuse de l’islam minoritaire certaines mutations censées conforter sa pleine intégration dans le cadre républicain et laïque. Une logique de domestication de l’islam constitue la trame de fond des relations entre les pouvoirs publics et les organisations musulmanes en régime de laïcité. Celle-ci culmine dans la promotion d’une vision « républicaine » de l’islam, version officielle, orthodoxe de la « bonne » religion musulmane compatible avec le caractère démocratique et la nature républicaine de la cité laïque. Une religion cantonnée à la seule sphère du culte et incitée (par la loi) à limiter sa visibilité dans l’espace public, quand elle n’est pas stigmatisée comme résolument envahissante. La laïcisation de l’État en France n’en a donc pas fini avec toute idée de promotion, y compris sur un mode implicite, d’une conception normative et domestiquée de la religion en général et du « bon islam » en particulier. Bibliographie R. badinter, Libres et égaux… L’émancipation des Juifs 1789-1791, Fayard, Paris 1989. J. baubérot, La laïcité quel héritage ?, Labor et Fides, Genève 1990. J. baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ?, Seuil, Paris 1990. J. baubérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, L’Aube, coll. Essai, La Tour d’Aigues 2006. J. baubérot, La laïcité expliquée à M. Sarkozy… et à ceux qui écrivent ses discours, Albin Michel, Paris 2008. J. baubérot, La laïcité falsifiée, La Découverte, Paris 2012. A. bidar, L’islam sans la soumission. Pour un existentialisme musulman, Albin Michel, Paris 2008. D. bigo, L. bonelli, Th. deltombe (éd.), Au nom du 11 septembre… les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme, La Découverte, Paris 2008. P. bonifaCe, « Comment Chalgoumi renforce malgré lui les préjugés sur les musulmans », Le plus Nouvel Observateur, 14 février 2013 (leplus.nouvelobs.com/ contribution). D. bouZar, Désamorcer l’islam radical, Éditions de l’Atelier, Paris 2014. J. boWen, Can Islam be French. Pluralism and Pragmatism in a Secularist State, Princeton University Press, Princeton 2009 J. boWen, L’islam cet ennemi idéal, Albin Michel, Paris 2014. G. bruStier, J.-P. huelin, Voyage au bout de la droite. Des paniques morales à la contestation droitière, Mille et Une Nuits, Paris 2011. H. Chalgoumi (en collaboration avec F. hannaChe), Pour l’islam de France, Le Cherche Midi, Paris 2010.

246

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247

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248

QUELLE « MORALE LAÏQUE AUJOURD’HUI » ?

Laurence loeffel Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche

Lorsque Jean Baubérot a fait paraître La morale laïque contre l’ordre moral, en 1997, j’étais en fin de thèse à l’Université Paris V 1. Avec cette enquête et cet ouvrage, Jean Baubérot restituait à la morale scolaire, trop rapidement étiquetée « simplette » et « conservatrice », sa vocation d’émancipation des consciences et sa juste place dans l’éducation scolaire. Travaillant moi-même sur les enracinements philosophiques et religieux de la morale laïque scolaire, j’avais été conduite à mettre en évidence la dimension libérale de cette morale, et je partageais le point de vue de Jean Baubérot selon lequel la morale laïque avait bien été un laboratoire de la démocratie dressée contre l’ordre moral. Au même moment, chargé de mission auprès de Ségolène Royal, alors ministre déléguée à l’Enseignement scolaire, Jean Baubérot se préoccupait des conditions de réintroduction d’une « morale civique » à l’école, faisant le lien entre le passé et le présent, entre son métier d’historien et son engagement de citoyen, ainsi qu’il l’a toujours fait. À ses yeux, l’actualité de la morale laïque est à interroger, elle est un modèle de vivre ensemble bien adapté aux exigences et aux besoins de la société française, pourvu qu’on ne la pense pas avec les catégories du passé, mais qu’on en explicite les conditions et les principes pour aujourd’hui. C’est à cet exercice que Jean Baubérot s’est livré à maintes reprises, seul contre tous ceux pour qui cette morale ne méritait que condescendance et ironie.

1.

Thèse portant sur « La question du fondement de la morale laïque sous la Troisième République (1870-1914) », dirigée par Claude Lelièvre, soutenue en juin 1998 et publiée aux PUF en 2000 sous le titre : La question du fondement de la morale laïque sous la Troisième République (1870-1914).

249

Laurence Loeffel Lorsqu’en octobre 2012, le ministre de l’Éducation nationale Vincent Peillon m’a confié la mission sur l’enseignement de la morale à l’école 2, le dialogue avec Jean Baubérot s’est noué autour de la question : quelle morale laïque aujourd’hui ? La morale laïque entre passé, présent et avenir Dans la mission sur l’enseignement de la morale à l’école, l’expression de « morale laïque » que le ministre de l’Éducation nationale avait remise à l’honneur, s’est imposée à toutes les personnalités auditionnées comme devant faire l’objet d’un éclaircissement, tant elle semblait peu consensuelle, vague et surtout négativement connotée, à la fois comme morale scolaire attachée à un passé révolu, dispositif de domestication des classes populaires, ou encore morale antireligieuse. Ainsi, seuls deux des soixante-dix personnalités et responsables auditionnés par la mission se sont prononcés en faveur d’un enseignement de morale laïque à l’école, marquant leur attachement au mot et à la chose. L’un d’eux est Jean Baubérot. Quels étaient ses arguments ? Le premier d’entre eux est que la morale laïque fait pleinement partie de l’héritage républicain et que sa méconnaissance est source de contresens, voire de manipulations. La culture commune n’a en effet pas encore intégré l’existence du lien entre la progressive élaboration de la morale laïque et l’instauration des libertés publiques en France : la liberté de la presse, de colportage, de réunion, l’élection des maires, la possibilité de créer des syndicats, une liberté électorale plus grande et la liberté d’association. D’où un jugement faussé sur la morale laïque dont on ignore la place centrale dans la mise en œuvre des principes et des valeurs de la République et de la démocratie dans la société et à l’école. Dans ce cadre, comme pour d’autres objets mémoriels, la morale laïque doit s’inscrire dans ce que Jean Baubérot a appelé un devoir de mémoire, permettant de retisser le lien entre la morale laïque et la laïcité historique. Plus fondamentalement, méconnaître l’histoire, c’est donner prise à la manipulation. C’est ainsi sur fond de déni de l’histoire que le président Nicolas Sarkozy a pu, dans le discours du Latran (2007), opposer morale laïque et morale religieuse en soulignant la supériorité de cette dernière, disqualifiant la morale laïque comme étant à la fois fanatique et toujours menacée de laxisme, faute de transcendance 3. Or, opposer morale laïque et morale religieuse de manière symétrique est un contresens :

2. 3.

250

Avec Alain Bergounioux et Rémy Schwartz. Le rapport intitulé Pour un enseignement laïque de la morale a été remis au ministre en avril 2013. Ce que Jean Baubérot a analysé dans l’ouvrage La laïcité expliquée à M. Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours, Paris 2008.

Quelle « morale laïque aujourd’hui » ? dans un pays démocratique et laïque, il existe une asymétrie structurelle entre la morale laïque et les morales convictionnelles, qu’elles soient religieuses ou non. Le singulier s’impose pour désigner la première et le pluriel pour se référer aux secondes 4.

La morale laïque n’est pas la morale de ceux qui n’ont pas de religion. Elle est la morale partagée des membres d’une société liés entre eux par le respect des droits fondamentaux et des principes de la démocratie. Même quand ce pays possède une religion nationale ou établie, il existe tendanciellement une morale laïque (ou secular) commune, différente des normes morales de cette Église, si ce pays veut être démocratique et ne pas comporter de discriminations. La morale laïque doit donc rester neutre face aux transcendances ; en ce sens, elle ne peut pas être une morale « complète », elle doit laisser de côté ce qui relève du sens de la vie. C’est une morale « trouée », selon l’expression utilisée par Jean Baubérot. Morale d’un pays démocratique, la morale laïque doit en suivre les évolutions et les progrès. Est-elle pour autant vouée au relativisme et à l’éphémère ? Non, si l’on considère qu’aujourd’hui comme hier, elle repose sur les droits de l’homme et du citoyen, sur les valeurs fondamentales de dignité, de liberté, d’égalité, de solidarité, de refus des discriminations. La morale laïque historique a été une morale de la liberté, reposant fondamentalement sur le principe de la dignité de l’homme garante de l’unité du genre humain ; elle a encore valorisé toutes les formes de solidarité dans l’espace et dans le temps. En dépit de ses zones d’ombre, notamment le droit de vote des femmes, elle était animée d’un élan contestataire lorsqu’elle dénonçait le darwinisme social ou mettait en cause une certaine hypocrisie sociale, en appelant sans faillir à la conscience des élèves, sollicitant leur jugement critique. Par ses principes, ses contenus et ses orientations, on voit bien de quelle manière l’école d’aujourd’hui pourrait s’inscrire dans une filiation avec la morale laïque historique. Pour cela, comme l’a souligné Jean Baubérot, il faudrait déjà qu’avec la société tout entière, elle en recueille l’héritage. Qu’elle prenne aussi en considération l’ambivalence structurelle de toute morale séculière, partagée entre une vocation de relais des progrès de la conscience démocratique et tentation de combler un vide d’ordre, ce que Claude Lefort a mis en évidence comme un vide de fondation du pouvoir propre à la démocratie. Partagée, en somme, entre une aspiration à la stabilité et une instabilité congénitale.

4.

Extrait de la communication que Jean Baubérot a présentée devant la mission sur l’enseignement de la morale à l’école, lors de son audition.

251

Laurence Loeffel N’ayant pas eu, au moment de la mission, toute l’opportunité de discuter avec Jean Baubérot de ses arguments, je souhaiterais le faire maintenant et expliquer plus précisément le choix fait par la mission d’un enseignement laïque de la morale plutôt que celui de l’enseignement d’une morale laïque. Discussion Le choix fait par la mission ne tient pas uniquement au scepticisme que la restauration d’une morale laïque suscitait chez la plupart de nos interlocuteurs. Il y a des raisons plus profondes dont la principale est sans doute la considération des discontinuités d’hier à aujourd’hui l’emportant sur la prise en compte d’indéniables continuités. Il importe en effet de rappeler qu’à la morale laïque historique est attachée une forte densité doctrinale. Cette morale est « maximaliste », selon la terminologie de la philosophie morale actuelle 5, en ce sens qu’elle a imposé une conception parmi d’autres du Bien, du Mal, de l’homme, des vertus. La densité doctrinale de la morale laïque historique interroge elle-même sa neutralité. Si, en effet, on ne peut que souscrire à la proposition de Jean Baubérot lorsqu’il affirme qu’une morale laïque pour aujourd’hui doit rester neutre face aux transcendances, il convient aussi de rappeler que ce principe n’a pas été celui de la morale laïque historique. Celle-ci n’a pas été neutre au sens où nous comprenons ce principe aujourd’hui. La neutralité de l’école à la fin du xixe siècle n’était que confessionnelle ; elle n’était ni philosophique, ni politique. Jules Ferry y a insisté dans de nombreux discours face aux opposants au nouveau régime laïque de l’école. La morale scolaire était fondée sur un enseignement de philosophie morale dans les écoles normales qui n’était rien moins que pluraliste, mais valorisait à travers la philosophie spiritualiste une morale austère du devoir et du dévouement. Celle-ci excluait comme contraires à la morale toutes les morales utilitaristes, appelées morales de l’intérêt, censées concourir à l’égoïsme au lieu de favoriser les conduites de dévouement et de charité propices au lien moral et social. Cette philosophie officielle a cherché à promouvoir une conception parmi d’autres de la vie bonne et du Bien, et du coup une certaine conception de l’homme et plus précisément de « l’honnête homme » : bon père de famille, bon travailleur, économe, courageux, sobre, tempérant, bon citoyen connaissant ses droits et appliquant ses devoirs. Cette morale a trouvé sa légitimité dans la conception d’un État lui-même doté d’une morale, la morale du devoir et du dévouement, c’est-à-dire d’un État qui n’est pas neutre, mais qui est prescripteur du Bien commun.

5.

252

Voir R. ogien, L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Paris 2007.

Quelle « morale laïque aujourd’hui » ? Cette densité morale permet de comprendre que la morale enseignée dans les écoles était bien une morale « complète ». Si elle était « trouée », ménageant en effet les droits de l’éducation religieuse dispensée dans la famille, elle prévoyait aussi des « devoirs envers Dieu », lesquels traitaient du sens de la vie, qu’ils aient été conçus comme le couronnement de la morale, dans la tradition spiritualiste, ou interprétés suivant une axiomatique religieuse plus libérale. A titre d’exemple, dans le manuel de leçons de morale que Ferdinand Buisson fait paraître en 1926 est affirmé que « toute foi à l’idéal est une forme de la foi en Dieu ». Les élèves sont ainsi incités à vivre une vie inspirée par la connaissance du Vrai, l’amour du Beau et la pratique du Bien, formulation de l’idéal de dignité humaine auquel chacun doit aspirer et se conformer 6. Cette morale supposait une métaphysique, une idée de l’homme, de sa dignité, de sa liberté enveloppant nécessairement une conception du sens de la vie. Elle s’appuie aussi, dans la formulation qu’en a donnée le spiritualisme cousinien, sur une « doctrine » de l’égalité tout entière contenue dans les principes de justice et de charité, limitant le périmètre de l’égalité sociale à ces deux principes : « respecter les droits d’autrui et faire du bien aux hommes, être à la fois juste et charitable »  7. La seule égalité acceptable est l’égalité morale, l’égalité de dignité entre les hommes ; « tout autre est un mensonge ». La doctrine de Justice et Charité est un passage obligé des manuels officiels de morale de la première génération, celle des années 1880. On la retrouve dans le manuel de Buisson en 1926. Par cet aspect, la morale laïque des origines n’a pas été progressiste. L’égalité (et pas seulement des hommes et des femmes) est l’un de ses points noirs. La morale laïque des origines s’explicitait donc en une philosophie, une métaphysique et une doctrine sociale consistantes 8. C’est là l’un de ses traits permanents. Or, cet étayage est aujourd’hui introuvable. Il existe en effet plusieurs systèmes philosophiques de morale laïque, utilitariste, kantien, notamment. Pour quelle raison choisir l’un ou l’autre ? Dans le cadre de la réélaboration des principes d’une morale laïque, peut-on imposer l’un sans mettre à mal le respect du pluralisme des conceptions du bien, sans prendre le risque de heurter la conscience des élèves et de leur famille ? Une unité doctrinale dans le domaine de la morale enseignée dans les écoles n’est donc ni envisageable, ni souhaitable. La morale laïque historique formait un tout clos sur lui-même, non seulement un contenu, devoir, dévouement,

6. 7. 8.

Voir F. buiSSon, Leçons de morale à l’usage de l’enseignement primaire, Paris 1926, 26e leçon. Justice et Charité est le nom d’un opuscule que fait paraître Victor Cousin en 1848 et dont l’objet est de délimiter le principe de l’égalité dans des bornes « raisonnables », c’est-à-dire des bornes susceptibles de garantir l’ordre social. V. CouSin, Justice et Charité, Paris 1848. Bien que la fondation doctrinale de la morale laïque ait évolué, cherchant ses voies entre la philosophie spiritualiste, le solidarisme, la sociologie et même le socialisme, l’ambition doctrinale attachée à la morale laïque persiste de 1882 à 1914 et au-delà.

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Laurence Loeffel vertus, mais aussi une forme congruente avec ce contenu, la leçon de morale. Dans cette double dimension, les ruptures ont semblé à la mission plus manifestes que les continuités. D’où la rupture symbolique avec la morale laïque historique et le souhait de promouvoir un enseignement laïque de la morale. C’était aussi le vœu des enseignants. Pour un enseignement laïque de la morale Les enseignants sont en effet les premiers concernés par la restauration d’un enseignement de morale à l’école, notamment les enseignants de l’école primaire. Or, la vaste concertation sur l’école que le ministre de l’Éducation nationale Vincent Peillon avait organisée entre juillet et septembre 2012 9 a mis en évidence la méfiance profonde des enseignants à l’égard de la morale, aggravée encore, pour l’enseignement primaire, par les programmes de 2008 prévoyant une instruction morale prenant appui sur des maximes et des adages, initiative qui a contribué à éloigner encore les enseignants de la considération d’un bien-fondé d’une éducation morale à l’école. Les enseignants ne veulent ni moraliser, ni imposer une doctrine morale aux élèves. Les évolutions des programmes de l’éducation du citoyen depuis le milieu des années 1990 se sont inscrites plus décisivement dans la perspective d’une éducation à la démocratie par la formation du jugement critique et dans le respect du pluralisme des opinions et des croyances. Le modèle de cette éducation est, depuis la rentrée 2000, l’Éducation civique, juridique et sociale (ECJS) dispensée dans les lycées. L’ambition d’un enseignement de morale ne peut que s’inscrire en cohérence avec ces principes. C’est le sens des propositions qui ont été faites dans le rapport remis au ministre en avril 2013, qui propose de refaire le lien entre la formation de la personne et celle du citoyen. Dans ce cadre, l’une des conditions de la mise en œuvre du futur enseignement moral et civique sera en premier lieu de réconcilier les enseignants avec le principe d’un enseignement de morale. Celui-ci n’est pas totalement absent du paysage de l’école ; il est présent à travers des pratiques innovantes, formatrices du jugement, favorisant la rencontre avec l’autre dans l’horizon du vivre ensemble, notamment la Discussion à visée philosophique (DVP) qui suscite un intérêt croissant. Il y a fort à parier que c’est par les pratiques que les enseignants viendront à la morale, tant le bénéfice pour les élèves, la relation éducative et le climat de l’école est important 10. Par les pratiques, plus que par la philosophie, bien que celle-ci soit indispensable

Voir Refondons l’école de la République, rapport de la concertation sur les écoles, octobre 2012. 10. Voir le dossier des Cahiers pédagogiques, « Quelle éducation laïque à la morale ? », n° 513, mai 2014. 9.

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Quelle « morale laïque aujourd’hui » ? pour remettre en chantier les conditions d’un enseignement laïque capable d’enseigner les valeurs de la démocratie, de les faire comprendre et partager, dans un contexte où elles sont fragilisées, voire contestées 11. Bibliographie « Les enfants du mariage homosexuel », dossier, Le Débat, n° 180, mai-août 2014. « Quelle éducation laïque à la morale ? », dossier, Cahiers pédagogiques, n° 513, mai 2014. J. baubérot, « La morale laïque hier et aujourd’hui », communication devant la mission sur l’enseignement de la morale à l’école, décembre 2012. J. baubérot, « La morale laïque hier, aujourd’hui, demain », dans L. loeffel (éd.), École, morale laïque et citoyenneté aujourd’hui, Septentrion, Villeneuve d’Ascq 2010, p. 37-43. J. baubérot, La laïcité expliquée à M. Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours, Albin Michel, Paris 2008. J. baubérot, La morale laïque contre l’ordre moral, Seuil, Paris 1997. f. buiSSon, Leçons de morale à l’usage de l’enseignement primaire, Hachette, Paris 1926. V. CouSin, Justice et Charité, Pagnerre, Paulin et Cie, Paris 1848. Évaluation du dispositif expérimental « ABCD de l’égalité », rapport remis à M. le ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, juin 2014. l. loeffel, La question du fondement de la morale laïque sous la Troisième République (1870-1914), PUF, Paris 2000. l. loeffel, Le spiritualisme au XIXe siècle en France : une philosophie pour l’éducation ?, Vrin, Paris 2014. r. ogien, L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Gallimard, Paris 2007. Pour un enseignement laïque de la morale, rapport remis à M. le ministre de l’Éducation nationale Vincent Peillon, en avril 2013. Refondons l’école de la République, rapport de la concertation sur l’école, octobre 2012.

11. Je pense ici à la polémique autour du programme expérimental sur l’égalité filles-garçons intitulé l’ABCD de l’égalité qui a révélé une fracture profonde entre les valeurs de l’école et celles de certains parents. Cf. Le récent rapport de l’Inspection générale : Évaluation du dispositif expérimental « ABCD de l’égalité », rapport remis à M. le ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche en juin 2014. Mais je pense aussi au regain d’intérêt pour la question de l’égalité dans certains milieux intellectuels, dans le cadre du mariage pour tous et de ce qu’il est supposé entraîner de bouleversements dans la filiation. Voir le dossier de la revue Le Débat, « Les enfants du mariage homosexuel », n° 180, mai-août 2014.

255

LES FIGURES NON OBJECTIVES DE LA « SANTÉ »,  ENTRE FOI RELIGIEUSE ET RAISONS LAÏQUES

Raphaël liogier Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence

Avant d’entrer dans la thématique elle-même, je voudrais commencer par évoquer en quelques courts paragraphes ma relation avec Jean Baubérot. Après tout, cet ouvrage lui est consacré et dédié. Alors que j’étais encore étudiant, je commençais à lire du Baubérot, et je remarquais dans l’écriture même de l’historien cet esprit critique, parfois mêlé d’humour, qui est la marque des esprits qui, même au sein de l’Académie, peuvent se dispenser d’être académiques. Plus tard, dans les temps houleux – et pénibles – de mes recherches doctorales, je rencontrai l’homme en chair et en os à la fin d’un colloque, à vrai dire sans oser l’aborder. Plus tard encore, je réussis à discuter avec lui par téléphone, interrompant, me sembla-t-il, une réunion du GSRL. La discussion fut extrêmement directe, et j’ai pu (ou cru) sentir dès cette époque que j’avais réussi à attiser sa curiosité sur mon étrange objet d’étude, apparemment éloigné de ses préoccupations : l’occidentalisation du bouddhisme. Lorsque Bruno Étienne, mon directeur de thèse, évoqua le nom de Jean Baubérot pour être rapporteur en vue de ma soutenance de thèse, j’éprouvai à la fois de la joie et de la crainte. La joie d’avoir une telle personnalité dans mon jury, et la crainte de la décevoir. Cette soutenance de thèse a été le point de départ, je crois, d’une véritable amitié teintée, de mon côté en tout cas, à la fois d’admiration, d’affection et de complicité. J’étais assis, les mains moites, dans la très solennelle salle des Actes de l’Université d’Aix-Marseille, qui ressemble un peu à une salle du trône, immense, avec des tentures rouges, des tableaux des plus éminents juristes des temps passés pendus aux murs, face à la longue estrade en surplomb où étaient assis les éminents professeurs chargés de me juger. Je me souviens que Jean eut le dernier mot, en me reprochant devant tout le monde, devant mes parents en particulier qui n’en croyaient pas leurs oreilles, parce qu’ils ne me connaissaient pas cette qualité, que j’avais été trop modeste dans ma conclusion (ce fut une des premières et dernières fois, jusqu’à aujourd’hui du moins, que je m’entendis qualifié par cette qualité). 257

Raphaël Liogier Mais l’essentiel pour moi se déroula durant la courte discussion que nous eûmes pendant le pot rituel, juste après la soutenance. Jean émit une idée qui détermina en grande partie les dix années suivantes de ma carrière ; je le cite de mémoire : « C’est très intéressant cette façon que vous (nous ne nous tutoyions pas encore) avez de montrer comment le bouddhisme est devenu la bonne religion en Occident, et singulièrement en France ; ce serait sans doute intéressant que vous montriez aussi, avec la même méthode, comment l’islam a bien pu devenir la mauvaise religion, et vous pourriez comparer, d’ailleurs, les deux processus ». Et cela a fait tilt ! Merci Monsieur Baubérot. Un autre événement a été déterminant. Alors qu’il était Président de l’EPHE, Jean Baubérot m’invita à présenter mes travaux sur le bouddhisme occidentalisé au sein de cette honorable maison sise en plein cœur de la prestigieuse Sorbonne. En me présentant au public de chercheurs assis face à moi, il mentionna soudain un livre que j’avais à l’époque effacé de mon CV, et même de ma mémoire consciente, dont je ne parlais jamais, parce qu’il avait été violemment décrié dans les journaux grand public (dans Le Monde par exemple) comme dans certains milieux académiques au point de provoquer chez moi un véritable traumatisme. Je ne voulais plus entendre parler de ce livre. Lorsque je vis l’éminent professeur, avant qu’il ouvrît la bouche, tirer un exemplaire de ce livre de sa sacoche, je me mis aussitôt à blêmir, croyant sincèrement que le ciel allait me tomber sur la tête, que j’allais être invectivé, peut-être chassé, et que la puissance invitante allait dire aux gens de rentrer chez eux, qu’il n’était finalement pas question d’écouter un hurluberlu qui avait pu produire un texte pareil. Mais non, dans cette enceinte, sans honte, Jean Baubérot évoqua en termes dithyrambiques mon Jésus, Bouddha d’Occident, qu’il avait lu et apporté pour en faire la publicité. Surréaliste ! Il m’insuffla ce jour-là, sans le savoir je pense, le courage nécessaire voire vital dans le monde académique, de résister aux pressions fréquentes du mépris, de la mauvaise foi, de la malveillance, et de défendre même parfois au prix de l’humiliation ce à quoi l’on croît. Il m’apprit que l’on peut être scientifiquement rigoureux comme il l’est indéniablement et au plus haut point lui-même, et en même temps bienveillant, généreux et enthousiaste 1. Depuis cette époque, nous nous sommes croisés de nombreuses fois, intellectuellement, scientifiquement mais aussi dans le sillage d’engagements communs. Difficile de résumer tout ce que Jean Baubérot a pu apporter à la génération des chercheurs en sciences sociales à laquelle j’appartiens :

1.

258

J’ai mieux compris depuis en lisant le poignant récit de vie qu’il a récemment publié comment il avait pu réussir à concilier – dans les épreuves et dans l’expérience de l’engagement – ces rares qualités (J. baubérot, Une si vive révolte, Paris 2014).

Les figures non objectives de la « santé » d’abord une analyse socio-historique non falsifiée (et comparative 2) de la laïcité (et de ses seuils), mais aussi une vision critique des formes religioïdes qu’a pu prendre, parfois, une certaine rhétorique rationaliste. Je voudrais évoquer une dernière anecdote, entre autres parce qu’elle a déterminé le choix du thème de ma présente contribution. Jean m’avait invité dans le village de son enfance auquel il est resté très attaché pour prononcer une conférence estivale dans le cadre de l’association dont il est responsable. Nous passâmes ensuite une délicieuse soirée ensemble avec son épouse dans la maison familiale, et dans le feu de nos discussions, nous découvrîmes que nous nous étions tout deux intéressés au thème de la santé, à la puissance paradoxalement quasi-religieuse de la médecine moderne qui est pourtant représentée comme une sorte de sanctuaire inviolable de la rationalité. Dès le lendemain matin nous avons eu l’idée de faire un livre ensemble sur le sujet qui fut publié peu de temps après 3. Ainsi, grâce à cette soirée champêtre, j’ai pu avoir le plaisir de lire mon nom sur la couverture d’un livre à côté de celui que, douze ans plus tôt, je n’osais pas aborder à la fin d’une de ses interventions à la fin d’un colloque international. Voici donc quelques réflexions libres, qui ont été écrites dans un esprit baubérien et paupérien, autrement dit qui ne prétendent pas à la vérité absolue mais qui sont dans la continuité des questions et hypothèses qui nous avaient intéressé dans notre livre. Les réflexions qui vont suivre sont néanmoins développées d’une façon moins systématique et documentée, plus légère disons. Ce ne sont pas des routes bien tracées, dans un style académique, mais de simples pistes de réflexions sur ce lieu hautement sensible et stratégique qu’est encore la « santé », flottant entre antagonismes apparents et croisements réels des imaginaires religieux (et superstitieux) et des discours rationnels (voire rationalistes). La maladie comme punition divine Il ne semble pas exister de différences majeures entre les trois religions monothéistes du bassin méditerranéen dans leur conception de la santé. L’objectif est le salut ultime de l’être et non la santé du corps. Parfois même la souffrance peut être perçue comme une punition divine pour les pêchés qui auraient été commis (et même un moyen de rédemption), surtout dans le judaïsme antique où il peut y avoir des punitions envoyées par Dieu au peuple entier. Les grandes épidémies de peste ont pu par exemple être assimilées dans le monde chrétien médiéval à des châtiments. Les visages émaciés des malades pouvaient être interprétés comme ceux de l’expiation. Dans

2. 3.

J. baubérot, Les laïcités dans le monde, Paris 2014, 4e édition, 2014 ; J. baubérot, M. milot, Laïcités sans frontières, Paris 2011. J. baubérot, R. liogier, Sacrée médecine. Histoire et devenir d’un sanctuaire de la Raison, Paris 2011.

259

Raphaël Liogier les religions du Livre – qui s’inspirent de la révélation biblique – les douleurs de la future mère lors de l’enfantement ne sont pas perçues comme un mal en soi, mais comme l’expression d’une épreuve nécessaire. Pendant des siècles, dans le monde chrétien, les progrès de la médecine ont été suspendus en raison de l’interdiction de la dissection des cadavres. Il était sacrilège d’aller creuser dans la chair de peur d’y rencontrer l’âme. Le monde musulman était moins strict à cet égard en raison de l’idée selon laquelle le divin, ne pouvant absolument pas être représenté, ne saurait s’incarner. Les bistouris, les scalpels et autres instruments chirurgicaux ne peuvent donc pas croiser l’absolu lorsqu’ils s’insèrent dans un corps, a fortiori un corps inerte, un cadavre. Cette façon de voir les choses n’est d’ailleurs pas seulement valable pour la médecine, mais explique l’essor de la science arabe en général, en astronomie par exemple, au moins jusqu’au xiiie siècle. En Europe, il faudra attendre le xviiie siècle et le philosophe Emmanuel Kant pour que l’on soit libéré de l’idée selon laquelle il serait possible de débusquer l’absolu dans les phénomènes tels qu’ils se présentent à nous. Pour Kant – contrairement même à Descartes qui est vraiment encore à cet égard un penseur du xviie siècle – la science ne connaît que les phénomènes (ce qui apparaît) et ne saurait nous faire toucher l’absolu (ce qui est). Rien n’est sacré, intouchable, dans les phénomènes, puisque rien n’y est absolu. Or, le corps est un phénomène, une manifestation physique. Il n’y a donc plus de limites a priori dans les moyens à mettre en œuvre pour soigner la souffrance et guérir la maladie, qui ne sont rien d’autre que des phénomènes. Il n’y a pas d’éthique de la santé dans les religions du Livre Il faut, en tout cas, je crois, retenir une chose : la santé, conçue comme l’absence de souffrance, n’est pas une préoccupation que l’on trouve dans les trois monothéismes. Contrairement à ce que l’on pouvait trouver dans une certaine pensée grecque antique – qui fait elle aussi partie de la culture méditerranéenne. Nous retrouvons cette magnification esthétique du corps sain et puissant en particulier dans la figure de l’athlète, dont témoigne la statuaire grecque. Il faudra attendre la Renaissance pour que le corps reprenne ainsi une importance esthétique positive. On sait à quel point Socrate, sous la plume de Platon, valorisait la beauté des jeunes éphèbes, souples, musclés, et comment la santé physique pouvait être considérée comme le miroir de l’âme. Mais c’est surtout chez les philosophes post-socratiques, tel Épicure, que la santé, au-delà de l’esthétique, prend une valeur majeure. L’éthique épicurienne propose, à travers une stricte hygiène existentielle, d’atteindre à une santé supérieure. Ces philosophies pratiques, pour lesquelles la théorie n’a d’intérêt que pour être vécue concrètement, qui se présentent comme des « méthodes » (ce qui signifie étymologiquement « chemins ») vers une santé supérieure, que l’on retrouve dans l’épicurisme, le stoïcisme, le scepticisme ou encore le 260

Les figures non objectives de la « santé » cynisme, contrastent avec la vision plus désincarnée des monothéismes méditerranéens. Ce n’est peut-être pas un hasard si ces philosophies dites pratiques n’apparaissent qu’à la période dite hellénistique de l’antiquité grecque, autrement dit vers 400/300 avant J.-C., après qu’Alexandre ait pénétré en Inde qui était à l’époque imbibée de culture bouddhiste. Or, le Bouddha historique, Siddhârta, qui vécut probablement aux alentours du ve siècle avant J.-C., est probablement le premier fondateur de religion à se présenter comme un médecin. Il propose d’ailleurs effectivement lui aussi un chemin, l’Octuple sentier ou Sentier à huit branches, qu’il présente explicitement comme une médecine permettant de se débarrasser de toutes les souffrances de l’existence 4. L’iconographie bouddhiste représente d’ailleurs le Bouddha comme un personnage relativement bien en chair, replet, signe de santé dans le monde asiatique. On peut même définir le samsara, monde de la souffrance, comme le monde de la maladie, et le nirvana, objectif ultime du bouddhisme, comme le règne d’une santé immuable, un monde dénué d’affection (aussi bien dans le sens de maladie que dans celui d’éprouver des émotions qui nous affectent). Nous touchons sans doute là à une des différences fondamentales entre certaines religiosités asiatiques, très en vogue aujourd’hui, et les religions traditionnelles du pourtour méditerranéen. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’à notre époque où les hommes valorisent, voire sacralisent leur santé, ces religiosités aient un tel succès. En sens inverse, nous voyons bien que les saints chrétiens ne sont pas connus pour respirer la santé. Il existe même une corrélation entre la maladie et la sainteté. Les saints chrétiens furent parfois atteints de maux abominables qui eurent raison de leur vie. La maladie participa à la validation de leur sainteté. On les voit atteints de tuberculose, de pleurésie, souffreteux, décharnés, comme si la maladie (avec la pauvreté) était un signe d’élection divine, et donnait l’occasion au fidèle exemplaire de devenir un martyr. On retrouve cela chez sainte Bernadette de Lourdes, Lourdes qui pourtant deviendra un lieu de guérison miraculeuse !

4.

J’ai défendu la thèse des liens probables entre la culture bouddhique d’origine indienne et les philosophies pratiques grecques dans mon livre généralement réprouvé… mais pas par Jean Baubérot. L’objet principal du livre était de montrer que l’apparition du personnage de Jésus dans l’espace culturel méditerranéen est assez étrange, son discours et son mode de vie ressemblant peu à ceux des prophètes hébreux typiques, sachant qu’il aurait longtemps vécu dans une partie du Proche Orient, la Galilée, qui fit partie de l’Empire des Séleucides dont les frontières s’étendaient jusqu’à l’Inde. Mais tout cela est une autre histoire, et je sais bien que corrélation n’est pas raison ! (R. liogier, Jésus, Bouddha d’Occident, Paris 1999).

261

Raphaël Liogier La santé dans le monde industriel Ce n’est véritablement qu’au xixe siècle que la maladie – qui jusque là pouvait être crainte comme une expression démoniaque ou vécue comme une épreuve divine – devient un « problème » entrant dans une nomenclature d’affections scientifiquement contrôlées. Avec Jean Baubérot 5 nous avons d’ailleurs montré que la médecine en tant que pratique sociale et politique est au cœur du processus de sécularisation. Pour le dire simplement (et même de manière légèrement caricaturale), à partir du moment où l’existence de Dieu et de l’âme ne vont plus de soi, le prêtre qui était le garant de la survie de l’âme va être remplacé, ou du moins concurrencé, par le médecin, garant de la vie du corps. Le médecin devient, pour reprendre une expression de Michel Foucault, le détenteur du biopouvoir, le pouvoir sur la vie, qui lui confère une légitimité toute particulière dans la société. D’autant plus en France, alors que les espoirs dans une vie meilleure pour la majorité de la population grâce à la rationalité au pouvoir qui est au centre de l’imaginaire la Révolution de 1789, ont été en grande partie brisés par la période de terreur qui suivit. En effet, puisque la rationalité politique ne semble pas permettre une vie meilleure, les espoirs se retranchent sur la médecine (et sur le médecin), qui symbolise la science par excellence, l’expression du progrès, d’une science juste, morale même. Comme le curé du village pouvait confesser les âmes, le médecin de campagne, le généraliste, devient un confident, et parfois même un juge moral. Les hôpitaux – particulièrement les hôpitaux publics bien sûr – deviennent des lieux de hautes technologies adaptées à cette aspiration vers toujours plus de Santé pour tous. Les grands hôpitaux universitaires s’apparentent à des sortes d’évêchés, tandis qu’une institution comme la Salpêtrière fera figure, comme l’écrit Michel Foucault, de « Vatican médical ». La nouvelle quête contemporaine de bien-être Aujourd’hui les choses ont bien changé. La santé est devenue un bien en soi, au-delà de l’absence de souffrance, ou même de la simple recherche de guérison physique. Cette nouvelle valeur – presque cette nouvelle exigence de santé – s’exprime dans la quête effrénée du bien-être. Cette nouvelle culture infuse la société dans son ensemble, modifiant les comportements individuels et collectifs, y compris les politiques publiques. Et, bien sûr, elle traverse aussi le sentiment religieux. La santé s’est donc progressivement glissée au centre du récit collectif, à travers l’idée de « bien-être ». Le religieux n’est rien d’autre, au fond, que l’ensemble des récits, les grands mythes, à travers lesquels l’homme raconte son désir d’être. Non seulement survivre comme un simple animal, non seulement améliorer ses conditions matérielles d’existence, mais

5.

262

J. baubérot, R. liogier, Sacrée médecine. Histoire et devenir d’un sanctuaire de la Raison…

Les figures non objectives de la « santé » poursuivre une visée, donner une direction à sa vie. Le problème étant que cette visée comporte un point d’arrêt, rupture définitive dans l’horizon à travers lequel nous tentons de raconter notre devenir. Cet arrêt à l’horizon, c’est la mort. Les religions tentent de donner un sens à la vie en nous faisant exister au-delà de cette limite. Elles nous permettent de continuer à nous raconter. Or, à travers l’idée de « bien être », la santé n’est plus seulement un état physique particulier, mais une partie du récit de l’homme contemporain, son mythe fondateur. C’est ce que j’appelle l’individuo-globalisme : le développement personnel directement tendu, je dirais même religieusement tendu, par le développement durable, global. La subjectivité individuelle la plus intime est directement reliée à l’univers, au cosmos, etc. Cette liaison, cette connexion, est le cœur du nouveau récit à travers lequel l’homme contemporain raconte sa vie. Cela se traduit dans ses habitudes de vie, sa manière de se nourrir, sa manière de voyager (aller au loin… mais pour se « retrouver »). La bonne santé devient une question de connexion entre soi et l’univers, de circulation, de fluidité 6. Toute douleur doit être éradiquée, signe de blocage de l’énergie. Cela semble très « new age », mais ce type de discours se diffuse aujourd’hui dans les couloirs des hôpitaux, et transforme d’ailleurs la demande de soin. Le médecin n’est plus le pontife scientifique dont la décision est indiscutable et dont la seule mission consiste à réparer la mécanique organique. Il n’est plus seulement ingénieur de la machine humaine. Il n’est plus non plus celui qui juge et dispose. Il devient aussi celui qui accompagne, qui se doit de dialoguer, qui doit faire participer le patient. Et à la rigueur, on peut dire que le patient n’est plus vraiment un patient. Car le patient est, étymologiquement, celui qui attend, qui patiente, qui est passif face à l’action du médecin. Aujourd’hui le médecin se doit de rendre des comptes. Il ne peut se contenter de guérir mais se doit, aussi, de garantir le « bien-être » du patient sans jamais mettre en péril son autonomie, sans empiéter sur sa subjectivité. On voit clairement que les débats sur l’euthanasie (ou bonne mort, heureuse mort, autrement dit mort qui n’empiète pas sur le bien-être) tournent autour de cette nouvelle narration du bien-être. Jadis, dans le modèle catholique en particulier, la dignité allait de pair avec la douleur apprivoisée et transcendée. Aujourd’hui la souffrance est devenue l’antinomie de la dignité. La santé et les différences culturelles Il faut donc réaliser que la santé n’est pas – et n’a jamais été – qu’une question de traitement objectif d’affections organiques. Certes, pendant une courte période de notre histoire, essentiellement au xxe siècle, nous avons entretenu cette fiction. Les hôpitaux pouvaient être considérés, dans le monde industriel,

6.

Voir R. liogier, Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ?, Paris 2012.

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Raphaël Liogier comme des garages destinés à réparer les corps. En réalité la maladie s’insère toujours dans une interprétation du monde. Dans le monde traditionnel monothéiste cela peut être une punition divine, dans le monde animiste africain cela peut être un signe magique, dans le monde industriel et matérialiste cela devient un problème mécanique, et aujourd’hui cela devient de plus en plus une menace à notre bien-être. Dans le monde global, il faut aussi réaliser que des cultures ailleurs sur la planète ne vivent pas forcément entièrement dans le même récit que nous, en Afrique, en Chine, en Amérique latine. L’aide humanitaire et sanitaire ne tient souvent pas assez compte de ces chocs de récits (qui ne sont pas du tout un choc de civilisations !). On a vu à quel point la lutte contre le sida a pu se heurter à des modes de pensées locaux, à ce qui est vu par des Occidentaux modernes comme de vulgaires superstitions, par exemple la consultation systématique du marabout. Mais cela dépasse très largement la question de la superstition. Le marabout fait partie du récit, il est là comme un repère. On ne peut l’éradiquer au profit de la seule narration objectiviste. Une aide sanitaire efficace doit permettre de croiser les narrations sans les faire s’entrechoquer, sinon les résultats sont contre-productifs voire désastreux. Vous avez dit « neutralité » ? Je voudrais finir par cette question aujourd’hui très controversée de la laïcité. Oui, la France est le pays de la laïcité, qui a développé une culture laïque très raffinée et subtile qui a été si magistralement analysée par Jean Baubérot dans l’ensemble de son œuvre 7. Qu’est-ce que la laïcité réellement ? Deux choses : d’une part la séparation des Églises et de l’État, autrement dit le nonfinancement des organisations religieuses par l’État. Ce qui ne veut pas dire qu’un homme d’État ne pourrait pas être religieux ! D’autre part, la laïcité c’est la neutralité des agents de l’État. Je dis bien la neutralité des agents publics et non des publics. D’ailleurs, si l’on exige la neutralité des agents publics, c’est très exactement pour permettre aux publics d’exprimer librement leurs convictions, y compris religieuses (sans pression, sans influence des pouvoirs publics et de ses représentants). Ainsi, un policier britannique peut demander à porter un turban sikh, un français ne le peut pas. C’est cela la spécificité de la laïcité à la française. Or, aujourd’hui, par une sorte de retournement sans précédent avant la loi de 2004 proscrivant le port des signes ostensiblement religieux à l’école publique, la neutralité semble devoir s’appliquer aux publics !

7.

264

Je recommanderai plus particulièrement, trois des livres qui m’ont le plus marqué, à la fois par leur profondeur et leur clarté. Dans l’atmosphère de confusion actuelle sur la notion de laïcité il serait de salubrité publique qu’ils soient lus, analysés, compris par le plus grand nombre de nos concitoyens. Il s’agit d’abord d’Un nouveau pacte laïque ? (Paris 1990), puis de La Morale laïque contre l’ordre moral (Paris 1997), et enfin de Laïcité 1905-2005 (Paris 2004)

Les figures non objectives de la « santé » Ce n’est dès lors plus vraiment de la neutralité si elle s’applique ainsi, dans les espaces publics, puisque ces espaces sont justement des espaces d’expression – dans le respect bien sûr des convictions d’autrui et de l’ordre public. Si nous avons d’un seul coup fait varier du tout au tout la définition de la laïcité, ce n’est pas pour revenir à une laïcité plus authentique, puisque cela n’a jamais été ainsi, puisque la loi de 1905 ne prône absolument pas, surtout pas, la neutralité des publics. L’usage injustifié de la notion de neutralité est très exactement ce qui constitue ce que Jean Baubérot appelle la laïcité falsifiée 8. Cette falsification s’est construite à travers un sentiment diffus mais persistant, caractéristique de l’espace européen, d’être cerné par des ennemis, qui en voudraient à nos valeurs, notre société, notre civilisation. Ces ennemis, ce sont les musulmans. Nous nous croyons en guerre culturelle avec des musulmans qui chercheraient à s’imposer, voire à nous prendre « notre » identité 9. Ce sentiment de peur devant le communautarisme (mot devenu synonyme d’islam !) touche évidemment aussi l’hôpital, qui est par excellence un lieu de croisement des cultures. Car, quels que soient notre âge, notre niveau de revenu, notre lieu d’habitation, notre origine ethnique, nos croyances, nous sommes tous potentiellement « clients » de l’hôpital. Qu’est ce que pourrait être un hôpital vraiment laïque ? Est-ce à dire qu’il faudrait céder devant des demandes communautaristes ? Absolument pas, bien au contraire. Mais il ne faut pas non plus anticiper, projeter nos fantasmes sur des femmes qui portent un foulard ou des hommes qui portent une longue barbe. Il ne faut pas se laisser impressionner par les esthétiques à travers lesquelles les hommes se racontent. Il s’agit de respecter les croyances de chacun tout en restant ferme sur la fonction universaliste de l’hôpital : offrir à tous le même niveau de soin quelles que soient sa classe sociale, sa provenance ethnoculturelle, sa religion. Prenons un exemple avec la fameuse question, qui a défrayé la chronique, de femmes musulmanes qui refuseraient de se laisser ausculter par des gynécologues hommes. Comment alors rester ferme, égalitaire et pourtant compréhensif, en un mot laïque dans l’esprit véritable de la loi de 1905 et non pas comme souvent aujourd’hui dans l’esprit d’une « nouvelle laïcité » (une « laïcité falsifiée » pour employer l’expression de J. Baubérot) qui ressemble plus à de la défense culturelle qu’à l’application d’un principe juridique ? C’est assez simple en fait. S’il n’y a pas urgence, et qu’une femme se présente, musulmane ou non (c’est cela aussi être laïque, ne pas juger à l’apparence !), en refusant de consulter un gynécologue homme, et bien dans ce cas s’il y a une gynécologue disponible, pourquoi

8. 9.

J. baubérot, La laïcité falsifiée, Paris 2014. Sur l’analyse détaillée de cette focalisation sur l’islam : R. liogier, Le mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession collective, Paris 2012.

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Raphaël Liogier le lui refuser (encore une fois qu’elle soit musulmane ou non, pourquoi ne pas être compréhensif, car certaines femmes même athées, simplement par pudeur préfèrent avoir affaire à des gynécologues femmes, et il n’y a pas, en soi, à juger d’une telle demande) ? Mais s’il n’y a pas de gynécologue femme disponible, et bien il suffit de la prier d’aller dans un autre établissement ou de consulter un praticien privé. Maintenant, il y a le cas de l’urgence. À ce moment-là, s’il y a un médecin femme disponible, et bien tant mieux, mais si ce n’est pas le cas, et que le refus persiste, il faut immédiatement faire intervenir la force publique. Et il n’y a pas besoin de nouvelle loi, de déclaration grandiloquente sur la laïcité en danger, pour cela ! A vrai dire, la plupart des musulmans sur lesquels j’ai enquêté, même parmi les plus fondamentalistes, considèrent que lorsque la vie est en danger toutes les règles de pudeurs religieuses peuvent être, et même doivent être transgressées (c’est la même chose pour presque toutes les autres règles en islam, on peut par exemple interrompre sans problème le ramadan si l’on se met en danger ou si l’on met autrui en danger). Tout cela pour dire que l’authentique laïcité consiste à rester serein, respectueux du récit d’autrui, mais évidemment ferme sur l’application des principes, dans un esprit de stricte égalité de traitement. Il faut veiller à ne pas créer des problèmes qui n’existent pas 10. L’hôpital laïque idéal est celui qui ne juge et ne stigmatise pas les croyances. La blouse unie du médecin, de l’infirmière, des ASH (Agents de services hospitaliers), est le symbole de la neutralité des personnels, qui représentent l’État sans chercher à influencer les publics (autrement dit les patients), en leur offrant le meilleur service possible, en leur permettant même dans la mesure du médicalement possible de continuer à vivre leurs pratiques religieuses comme non religieuses. C’est pourquoi il peut exister des chapelles, des salles de prières, comme il pourrait y avoir des salles de lecture, de sport, des expositions de peintures, des représentations théâtrales, des concerts. Bref, l’hôpital laïque devrait être, à mon sens, avant tout un lieu de vie total, si ce n’est même de retour à la vie, qui ne cherche en aucun cas à rééduquer ses patients ou à les amputer d’une partie de leur identité.

10. Créer de faux problèmes en jouant sur la peur de l’autre, le désignant comme responsable de nos malheurs, en période de fragilité économique et sociale, est le ressort essentiel de ce que l’on appelle le « populisme ». Nous baignons aujourd’hui dans une atmosphère populiste qui touche l’ensemble de la classe politique, qui va jusqu’à dévoyer le sens même de laïcité, et qui va à mon avis jusqu’à mettre en péril l’État de droit (Voir R. liogier, Ce populisme qui vient, Paris 2013).

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Les figures non objectives de la « santé » Bibliographie J. baubérot, Une si vive révolte, L’Atelier, Paris 2014. J. baubérot, Les laïcités dans le monde, PUF, 4e éd., Paris 2014. J. baubérot, M. millot, Laïcités sans frontières, Seuil, Paris 2011. J. baubérot, Un nouveau pacte laïque ?, Seuil, Paris 1990 J. baubérot, La Morale laïque contre l’ordre moral, Seuil, Paris 1997. J. baubérot, Laïcité 1905-2005, Seuil, Paris 2004. J. baubérot, La laïcité falsifiée, La Découverte, Paris 2014. J. baubérot, R. liogier, Sacrée médecine. Histoire et devenir d’un sanctuaire de la Raison, Entrelacs, Paris 2011. R. liogier, Jésus, Bouddha d’Occident, Calmann-Lévy, Paris 1999. R. liogier, Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ?, Armand Colin, Paris 2012. R. liogier, Le mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession collective, Seuil, Paris 2012. R. liogier, Ce populisme qui vient, Textuel, Paris 2013.

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LES ÉLUS DE L’AMP : DES CATHOLIQUES SÉCULARISÉS ?

Séverine mathieu Université de Lille 1

Si la contraception avait déjà permis, dans les années 1970, de dissocier sexualité et procréation, les techniques d’assistance médicale à la procréation autorisent aujourd’hui la levée d’un obstacle supplémentaire, celui de l’infertilité. Actuellement en France, 500 000 couples environ consultent chaque année afin d’être aidés pour concevoir un enfant. En 2010, d’après l’Agence de biomédecine, 22 401 enfants sont nés d’une Assistance médicale à la procréation (AMP), représentant 2,7 % de l’ensemble des naissances (1 enfant sur 40). Avec l’AMP, la médecine élabore une thérapeutique avec une visée nouvelle, la procréation 1. Désormais, il n’est plus nécessaire à un homme et à une femme de recourir à l’acte sexuel pour avoir un enfant. C’est une remise en cause profonde de la représentation de ce qui apparaissait comme intangible et à caractère divin : « La nature n’est plus un ordre 2 ». Très vite s’impose la nécessité de fonder des règles morales face aux bouleversements des repères anthropologiques traditionnels induits par ces techniques. Sur quels repères se fonde cette éthique ? Est-elle régie par des principes moraux empruntant aux normes religieuses ? Comment est-elle mise en acte par les praticiens, mais aussi par les couples demandeurs d’AMP ? Peut-on faire de l’éthique sans tenir compte de la variable religieuse, a fortiori sans doute dans l’espace laïque (mais ouvert au religieux) qu’est l’hôpital 3 ? Comment évoluent les catégories normatives en la matière ? Comment sont-elles mobilisées ou

1. 2. 3.

Voir B. Pulman, 1001 façons de faire des enfants. La révolution des méthodes de procréation, Paris 2010. D. hervieu-léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris 2003, p. 213. Sur la laïcisation de la médecine française, voir J. lalouette, L’hôpital entre religions et laïcité du Moyen-Age à nos jours, Paris 2006 ; J. baubérot, S. mathieu, Religion, culture et société en Grande Bretagne et en France. 1800-1914, Paris 2002 et S. mathieu, « La laïcisation de la médecine française XIXe-XXe siècles. Éléments de comparaison avec la Grande-Bretagne », dans P. Weil (dir.), Nouvelles politiques de la laïcité, Paris 2007, p. 353-371.

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Séverine Mathieu au contraire ignorées délibérément par les différents acteurs (patients comme personnels) ? Comment les médecins vivent-ils ce pouvoir nouveau qui leur est octroyé, celui d’aider des couples infertiles à concevoir ? Car l’AMP peut renvoyer aux médecins l’image d’une toute-puissance qui met à bas « l’ordre naturel », c’est-à-dire cet ordre selon lequel la réalité humaine est modelée par la loi divine, socle des directives religieuses. Les médias peuvent se faire les relais de cette représentation en quelque sorte démiurgique : en témoignent les articles parus à l’occasion de l’attribution du prix Nobel, en octobre 2010, à Robert Edwards, père de la fécondation in vitro. Libération met par exemple en avant le fait qu’avec la fécondation in vitro (FIV), les deux médecins, Robert Edwards et Patrick Steptoe, ont réussi à briser « de façon radicale la loi naturelle qui assujettit la reproduction à l’acte sexuel 4 ». Et l’article d’expliquer ensuite que « la FIV et ses développements techniques ultérieurs ont transformé la conception humaine – si mystérieuse jusqu’à l’aube du xxe siècle – en un processus de fabrication au cours duquel il est possible d’intervenir, peu ou prou ». Les deux médecins britanniques seront, en leur temps, accusés de pratiquer des actes illicites, ils essuieront d’ailleurs plusieurs procès. Il n’empêche : dans les deux dernières décennies du xxe siècle, la FIV devient la matrice d’innovations repoussant les frontières de la reproduction humaine 5. Un article du Monde va dans le même sens, soulignant que les recherches de Robert Edwards, « en 1968, pour la première fois […] débouchent sur la création de la vie ». En trente ans, peut-on lire ensuite : les techniques de procréation médicalement assistée (PMA) ont repoussé les frontières de la stérilité, bousculé les lois naturelles de la reproduction, engendré des scandales et des espoirs inimaginables jusqu’alors 6.

Il s’agit d’essayer de comprendre comment nos contemporains, ici des catholiques pratiquants, développent une éthique personnelle leur permettant de se servir des techniques désormais offertes par la médecine. Une enquête de terrain sociologique de type ethnographique a ainsi été menée en 2009 et 2010 : près de 150 consultations ont été observées, et une cinquantaine d’entretiens ont été réalisés, dont une quinzaine environ avec des catholiques pratiquants 7. Les entretiens avaient pour vocation de recueillir des récits de vie, portant sur les raisons du recours à l’AMP, le parcours personnel des personnes en matière de religion ou d’éthique, l’influence du milieu familial, religieux et social des personnes sur leurs trajectoires d’AMP, le déroulement de l’AMP (incidence sur la vie de couple, de famille, sur les conceptions religieuses ou

4. 5. 6. 7.

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C. benSimon, « Des millions de bébés et un Nobel », Libération, 5 octobre 2010. Ibid. C. vinCent, « Le père de la fécondation in vitro Nobel de médecine », Le Monde, 6 octobre 2010. Voir S. mathieu, L’enfant des possibles. AMP, éthique, religion et filiation, Paris 2013.

Les élus de l’AMP : des catholiques sécularisés ? éthiques), leur sentiment par rapport à des questions bioéthiques d’actualité (l’anonymat des dons de gamètes, la gestation pour autrui, la recherche sur les cellules-souches, la réduction embryonnaire, le diagnostic préimplantatoire (DPI), etc.). Autorités religieuses et AMP Quelle est, en matière d’AMP, la position des autorités catholiques ? L’Église catholique romaine, dans la lignée de sa réprobation de la contraception et de l’avortement 8, s’oppose à la procréation médicale assistée, notamment au travers de l’instruction Donum vitae de 1987 9. Le Vatican considère l’enfant comme un « don » de Dieu et conseille plutôt aux couples stériles d’adopter ou de se mettre au service des enfants. Pour l’Église, un bébé doit être uniquement le fruit de la relation sexuelle d’un couple marié. C’est ce qu’affirme en 1995 la lettre encyclique Evangelium vitae 10. Pour le pape JeanPaul II, les nouvelles perspectives ouvertes par le progrès scientifique et technique font courir des risques accrus à la dignité de l’être humain et à sa vie. C’est ce qu’expose en 2008 l’instruction Dignitas personae : « La procréation d’une personne humaine doit être poursuivie comme le fruit de l’acte conjugal spécifique de l’amour des époux » et les techniques qui apparaissent comme une aide à la procréation : ne sont pas à rejeter parce qu’artificielles. Comme telles, elles témoignent des possibilités de l’art médical. Mais elles sont à évaluer moralement par référence à la dignité de la personne humaine, appelée à réaliser sa vocation divine au don de l’amour et au don de la vie 11.

C’est au nom du respect de la loi naturelle qui interdit de dissocier l’union de la procréation que ce texte s’oppose fermement à la fécondation in vitro car elle « implique l’élimination volontairement acceptée d’un nombre conséquent d’embryons 12 ». La même instruction précise que :

Voir Humanae vitae, « Lettre encyclique de sa sainteté le pape Paul VI sur le mariage et la régulation des naissances », 1968, http://www.vatican.va/holy_father/paul_vi/encyclicals/ documents/hf_p-vi_enc_25071968_humanae-vitae_fr.html (consulté le 17 décembre 2015). 9. Donum Vitae, Congrégation pour la doctrine de la foi, instruction publiée le 22 février 1987, http://www.eglise.catholique.fr/eglise-et-societe/bioethique/372964-instruction-donumvitae/ (consulté le 17 décembre 2015). 10. Lettre encyclique Evangelium vitae « sur la valeur et l’inviolabilité de la vie humaine », instruction publiée le 25 mars 1995, http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/encyclicals/ documents/hf_jp-ii_enc_25031995_evangelium-vitae_fr.htm (consulté le 17 décembre 2015). 11. Instruction Dignitas personae n° 12, instruction publiée le 12 décembre 2008, http://www. vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_20081208_ dignitas-personae_fr.html (consulté le 17 décembre 2015). 12. Ibid, n° 14. 8.

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Séverine Mathieu l’Église considère aussi comme inacceptable au plan éthique la dissociation de la procréation du contexte intégralement personnel de l’acte conjugal. La procréation humaine est un acte personnel du couple homme-femme qui n’admet aucune forme de délégation substitutive 13.

Des catholiques qui s’interrogent En France, ce sont en particulier des médecins catholiques qui vont s’interroger sur le devenir et le bien-fondé des nouvelles techniques de procréation et sur la bioéthique en général. C’est notamment le cas de Claude Sureau qui, rejetant les prescriptions de l’Église catholique et se prononçant en faveur du recours à l’AMP, explique dans un entretien 14 : Quoique me considérant comme catholique, je suis profondément choqué par la position rigide de l’Église catholique […] . J’ai une opinion dissidente.

Comme George David, ce médecin membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), il cherche à concilier sa propre morale catholique avec les avancées scientifiques en matière de procréation, notamment en proposant de distinguer l’embryon d’un « être prénatal », ce qui lui permet de se prononcer en faveur de la recherche sur l’embryon, a priori interdite par les autorités catholiques. Reprenant un de ses écrits sur l’éthique de la procréation, une sorte de manifeste s’achevant par un « plaidoyer pour la reconnaissance de la spécificité de l’être prénatal » 15, Claude Sureau précise sa position lors de son audition dans le cadre de la révision des lois de bioéthique de 2004 16. Des règles qui empruntent aux normes religieuses En France, l’institution médicale, en matière d’AMP, fonctionne encore suivant les modalités empruntant à des référents culturels d’origine chrétienne. Constatant que l’AMP est devenue une pratique relativement courante, perçue le plus souvent comme un traitement de l’infertilité, la sociologue Simone Bateman souligne que « c’est le fait d’éliminer l’acte sexuel de la procréation

13. Ibid, n° 16. 14. Entretien avec Claude Sureau du 22 juin 2010. 15. C. Sureau, « Homo est. Questionnements d’un praticien sur l’éthique de la procréation », dans V. boudon-millot et B. Pouderon (dir.), « Les Pères de l’Église face à la science médicale de leur temps », Théologie historique, 117, 2005, p. 555-582. 16. Audition du 28 janvier 2009 devant la Mission d’information sur la révision des lois bioéthiques de l’Assemblée nationale, présidée par Alain Claeys, député PS, http://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/rap-info/i2235-t2.pdf (consulté le 17 décembre 2015).

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Les élus de l’AMP : des catholiques sécularisés ? qui est au cœur des objections les plus persistantes à la procréation assistée 17 ». Forte de ce constat, elle évoque Georges David, médecin et catholique pratiquant, à l’initiative en 1973 du premier CECOS (Centres d’études et de conservation des œufs et du sperme) à l’hôpital Bicêtre. Ce médecin, lorsqu’il participe à l’élaboration des règles de fonctionnement de ces institutions, tente de concilier sa déontologie professionnelle et ses convictions. Quelles sont ces règles ? C’est ce médecin lui-même qui les rappelle 18 : le donneur (jusqu’alors, il s’agissait d’hommes célibataires rétribués) doit être marié, déjà père ; son épouse doit être d’accord ; le don n’est pas rétribué, il est anonyme et le sperme est congelé. L’objectif, par là même, est selon son expression, « la réhabilitation de l’Insémination Artificielle avec Donneur (IAD) ». Ce faisant, il expose les vertus d’une politique centrée sur le don : tout d’abord, elle efface tout caractère vénal ; le bénévolat permet en outre de confronter les couples féconds à la souffrance et à la stérilité ainsi qu’au devoir et au pouvoir d’y remédier par le don de sperme (plus tard d’ovocytes 19). Cela permet en outre d’en finir avec une confusion : le don de gamètes, conçu comme don d’un matériau, n’est pas un don d’enfant. L’ambition de ce praticien est de fonder ces centres sur le modèle des centres de transfusion. Selon lui, « la moralité de la pratique reposait avant tout, sur la qualité médicale du projet. Mais celleci ne suffisait pas à la rendre acceptable 20 ». Simone Bateman rappelle la formule du médecin catholique désormais souvent citée par certains médecins qui ignorent généralement ses fondements spirituels : dans le don, « c’est un couple qui donne à un autre couple 21 ». Il s’agit bien ici d’intégrer le sperme (les gamètes) dans le « dogme bioéthique », validé par divers articles du code civil : le 16-1 du code civil qui stipule que le corps humain et ses éléments ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ; le 16-6 qui exclut la rémunération du donneur et enfin le 16-8 qui interdit de connaître l’identité du receveur et celle du donneur. Le chapitre III de la loi de bioéthique de 1994 prévoit en outre des « sanctions pénales et administratives relatives à l’utilisation des éléments et produits du corps humain 22 ».

17. S. bateman, « Moraliser l’artifice : religion et procréation assistée. Le cas du modèle CECOS », dans J. maître, G. miChelat (dir.), Religion et sexualité, Paris 2002, p. 79. 18. Lors d’une conférence donnée en juin 2010 à l’occasion de la sortie de l’ouvrage collectif, P. Jouannet, R. mieuSSet (dir.), Donner et après… La procréation par don de spermatozoïde avec ou sans anonymat ?, Paris-Berlin-Heidelberg-New York 2010. 19. Gamète femelle qui n’est pas encore arrivé à maturité : seuls quelques ovocytes évolueront en ovules après maturation. 20. Instructions sur le « Don de la vie », p. 11 et 23, cité par S. bateman, « Moraliser l’artifice : religion et procréation assistée. Le cas du modèle CECOS », p. 84. 21. Ibid, p. 84. 22. « Loi n° 94-654 du 29 juillet 1994, relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal », Journal

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Séverine Mathieu En 1982, les CECOS de France sont regroupés en une Fédération qui a pour mission de coordonner les activités de ces centres et de les aider dans leur pratique quotidienne, en mettant notamment en place des commissions de génétique et de réflexion éthique. En 1987, l’Église catholique, via la Congrégation pour la doctrine de la foi, rend publiques ses propres instructions sur « le Don de la vie » 23. Celles-ci rappellent que les fondements anthropologiques de la doctrine catholique sont ceux de la « loi morale naturelle », qu’il ne peut y avoir « de tiers dans la sexualité du couple autre que Dieu, vraie source de la fécondité du couple », et que « tous les procédés de fécondation avec gamètes de donneurs, ainsi que la maternité de substitution sont moralement condamnables 24 ». Ces instructions vont plonger dans la perplexité un certain nombre de médecins catholiques dont Georges David 25. Celui-ci manifestera sa déception dans Aux débuts de la vie, un ouvrage rédigé avec d’autres médecins mais aussi trois théologiens et un juriste 26. Il y explique que, certes, il est en désaccord avec les positions de l’Église telles qu’elles sont édictées par les instructions sur le « Don de la vie », mais tente pourtant de faire entrer sa pratique proscrite dans un cadre susceptible d’être reconnu par l’institution catholique, c’est-à-dire qu’il requalifie les règles des CECOS en des termes que celle-ci peut accepter. C’est dans ce même esprit qu’il faut sans doute interpréter la garantie de l’anonymat du donneur et la possibilité pour le couple de maintenir le secret de ses origines à l’enfant conçu par IAD. L’intégrité des liens du mariage est donc protégée. Certains théologiens catholiques, rappelle Simone Bateman, discuteront avec Georges David de la moralité de l’insémination artificielle. Il est ainsi intéressant de voir que les règles édictées dans les CECOS ont été produites, d’une certaine manière, avec le souci de concilier éthique professionnelle et normes religieuses, même si, on en conviendra aisément, celles-ci sont largement réaménagées, au regard d’une doctrine qui interdit tout recours à l’AMP. Cette influence de la religion, Irène Théry la voit également à l’œuvre puisqu’elle consacre dans un ouvrage récent un chapitre aux « ambiguïtés du modèle bioéthique français 27 ». Celui-ci, en instituant « le don de gamètes

Officiel du 30 juillet 1994, Articles L. 675-10 et L. 675-11. 23. Donum Vitae, 1987. 24. Instructions sur le « Don de la vie », Paris 1987, p. 11 sqq. 25. Danièle Hervieu-Léger évoque les réactions de certains médecins catholiques qui continuent cependant de pratiquer des FIV en évoquant ce faisant le sentiment d’« inhumanité », partagé par de nombreux fidèles catholiques, devant l’intransigeance des autorités catholiques, dans D. hervieu-léger, Catholicisme, la fin d’un monde, p. 229-230. 26. M. Chartier, G. david, J. miChaud, J. moingt, B. quelqueJeu, C. Sureau, C. thibault, P. valadier, Aux débuts de la vie : des catholiques prennent position, Paris 1990. 27. I. théry, « Les ambiguïtés du modèle bioéthique français », dans Des humains comme des autres. Bioéthique, anonymat et genre du don, Paris 2010, p. 67-103.

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Les élus de l’AMP : des catholiques sécularisés ? selon une construction institutionnelle bien particulière, le “modèle bioéthique français” », a permis le passage d’une morale religieuse à une éthique médicale. Elle formule l’hypothèse : qu’il ne s’agissait rien moins que d’établir, face à la condamnation sans appel de l’AMP par l’Église catholique romaine, ce que le professeur Georges David a nommé la « moralisation » du don de gamètes fondée sur […] cette oblation laïcisée qu’est le don pur, sans condition ni contre-don, le don totalement désintéressé, d’anonyme à anonyme, de celui qui offre une part de son propre corps à l’autre, quel qu’il soit 28.

C’est là qu’il faut saisir l’origine, selon Irène Théry, de la « légende francofrançaise du don de gamète » : Et c’est par l’oblation, en définitive, que le modèle bioéthique français a inscrit le don de gamètes, don d’un “élément du corps humain” comme les autres, dans la sphère la plus haute qu’un pays laïque nourri de culture chrétienne puisse concevoir : celle d’un don de soi dénué de toute connotation d’intérêt, de toute attente de contre-don, de toute idée de distinction ou de préférence entre les personnes, le don pur d’une part de son corps fait à l’Autre inconnu, ce représentant individuel de l’universelle humanité 29.

Dans ce contexte bien particulier, comment aujourd’hui penser l’éthique de l’AMP ? Et comment, lorsque l’on est catholique, accepte-t-on de recourir à l’AMP ? Être catholique et recourir à l’AMP Dans le cadre des observations, l’appartenance religieuse des patients a été une donnée difficile à obtenir, compte tenu du contexte bien spécifique de la consultation. Lorsque les personnes déclarent avoir une religion, elles manifestent dans l’ensemble une distance à l’égard des principes religieux. La proportion relativement faible de pratiquants parmi les personnes rencontrées, qui ne sont certes pas représentatives de l’ensemble de la population recourant à l’AMP, montre cependant que, par rapport à la population globale, ceux qui s’engagent dans ce processus sont moins souvent religieux. Ceux qui m’ont répondu se sont majoritairement déclarés sans religion. Cela n’a rien de surprenant : il est évident que des catholiques pratiquants soucieux du respect des normes imposées par le Vatican ne vont pas se rapprocher des centres d’AMP en cas de constat d’infertilité. Ce qu’il est alors intéressant de voir, c’est comment

28. Ibid, p. 70. 29. Ibid, p. 96.

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Séverine Mathieu les catholiques pratiquants rencontrés concilient leur pratique et le recours à l’AMP, manifestant en cela une certaine prise de distance avec la norme confessionnelle. Que font-ils des impératifs de la doctrine religieuse ? Les pratiquants que j’ai rencontrés – et sans doute ceux qui franchissent le seuil d’un centre d’AMP et a fortiori d’un CECOS, dont la vocation est de pourvoir aux demandes de dons de gamètes – dépassent pour partie les interdictions sans laisser néanmoins leur foi de côté. « Je dirais, constate Jean 30, catholique pratiquant, que la religion aide à réfléchir sur ce qu’on fait et sur le sens que peut prendre la suite ». À noter que ceux qui se déclarent pratiquants, notamment catholiques, connaissent la position du magistère romain sur la question, qu’ils aient cherché par eux-mêmes à la connaître ou qu’on la leur ait apprise. À l’inverse, ceux qui ne pratiquent pas de religion sont bien souvent ignorants des prescriptions en la matière. Ceux qui ne s’inscrivent pas dans un tel mouvement de conciliation refusent certainement de recourir à l’AMP et n’iront donc jamais consulter pour cela. C’est le cas par exemple des amis de Marie : C’est une amie, à qui je parlais de notre problème et à qui je disais qu’on consultait pour cette raison, qui m’a dit que c’était interdit par l’Église catholique. Avec son mari, ils ont aussi des soucis pour avoir des enfants. Mais eux, pour des raisons religieuses justement, ils ont décidé de ne pas en avoir.

Les personnes que j’ai rencontrées sont dans le même état d’esprit qu’Agnès qui, lors d’un échange avec son conjoint, un moment réticent, disant : « L’enfant, c’est dans la main de Dieu, on ne devrait peut-être pas faire de FIV », lui répond : « Tu es gentil, la main de Dieu, d’accord, mais bon, si on peut avoir un enfant comme cela ! ». Lorsque dans les observations ou les entretiens, je demandais aux gens s’ils connaissaient les positions de leur religion sur l’AMP, les catholiques étaient tous au courant de l’interdit général de l’AMP, qu’ils ne remettaient d’ailleurs pas en cause, telle Catherine : « C’est vrai qu’il faut veiller à ce qu’il y ait une certaine éthique. Je dirais que c’est là d’ailleurs le rôle de l’Église : l’Église, elle a un rôle dogmatique, elle a un rôle de vigie ». Un des couples rencontrés consulte pour un don d’ovocytes. Comment ces conjoints, pratiquants catholiques réguliers, concilient-ils cette demande avec leur foi, puisque le recours au don de gamètes est fermement prohibé par l’Église catholique ? Claire commence par raconter que, s’ils ont besoin de recourir à l’AMP c’est parce qu’elle est victime d’un syndrome de Turner 31, ce qu’elle sait depuis qu’elle a 13-14 ans : « Je me suis construite d’ailleurs avec

30. Les prénoms ont tous été modifiés. 31. Le syndrome de Turner est une maladie due à une anomalie génétique. Il est provoqué par la perte totale ou partielle d’un des deux chromosomes X. Les personnes atteintes souffrent d’infertilité. Le don d’ovocytes peut permettre de pallier cette infertilité.

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Les élus de l’AMP : des catholiques sécularisés ? ce fait-là, que je n’aurais pas d’enfant ». Lorsqu’elle rencontre Robin, elle ne lui cache pas son infertilité, elle lui dit tout de suite : « Cela faisait partie du paquet cadeau ! » Il dit que cela ne lui pose à ce moment-là aucun problème, qu’au contraire, « il s’est fait dorloter ». Son but à l’époque était de « réussir professionnellement et c’est vrai que, dans ce cas, ne pas avoir d’enfant, c’est une aide. Il n’y a pas les problèmes de sommeil, les maladies des enfants, tous les petits soucis qui vont avec […]. Je ne dirais pas que je l’ai accepté pour autant, mais il faut reconnaître que cela m’a permis une évolution plus rapide professionnellement. […] Il y a trouvé son compte », conclut Claire. Puis ils se marient : « On m’avait dit que je n’aurais jamais d’enfant, le don d’ovocytes n’était pas connu en France ». Ils décident tout d’abord de recourir à l’adoption, d’autant plus que c’est un geste qui est autorisé et encouragé par l’Église en cas d’infertilité du couple. Ils ont alors, disent-ils, le sentiment d’être cohérents. La jeune femme insiste sur le fait qu’en adoptant, elle se sent en harmonie avec ses convictions religieuses, que l’adoption est un geste généreux, qui permet d’offrir à un enfant une vie de famille « normale ». Ils renonceront ensuite à cette démarche. Quelques années plus tard, Claire, en accord avec son mari, consulte un spécialiste en matière de maladies rares et spécialiste du syndrome de Turner. À cette occasion, on m’a reparlé du don d’ovocytes. C’est quelque chose dont on m’avait déjà parlé mais que j’avais écarté pour des raisons médicales plus qu’éthiques : le don d’ovocytes, cela me paraissait un peu ressembler à du Frankenstein […]. Je me disais qu’il y avait d’autres moyens de combler mon désir d’enfant. Le médecin a pris un long moment pour m’expliquer ce qu’était exactement le don d’ovocytes. Elle m’a dit que j’étais une indication parfaite, que dans la mesure où mon mari n’avait pas de problèmes et que j’étais assez jeune, il y avait de grandes chances pour que cela marche. Je suis rentrée chez moi bouleversée. En fait, c’est arrivé à un moment où le sujet était devenu important pour Robin.

Ils franchissent donc le pas. Mais ce faisant, ils se posent toute une série de « questions éthiques et pratiques », pour reprendre leur expression. C’est surtout Claire qui dit essayer de réfléchir à cela en tant que catholique : « Je me définis comme catholique pratiquante ». Robin pratique, selon son expression, « la religion à la carte ». Son épouse raconte : Les directives catholiques en matière de PMA, oui je les connais. Mais je dirais que je les ai lues et que je me suis assise dessus […]. Je n’adhère pas à ces directives car, pour moi, ce qui est au cœur de la religion catholique, c’est la liberté de conscience, et c’est la règle que je me fixe.

Ce qui leur permet d’aménager les normes religieuses, c’est l’idée que ceux qui édictent les règles sont très éloignés des réalités du monde contemporain. Abordant la question de leur foi catholique, son mari insiste là-dessus :

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Séverine Mathieu Moi, je dirais que ceux qui en parlent le plus, ce sont ceux qui en font le moins, ce sont des dignitaires de l’Église, qui ne sont pas mariés, qui ne savent pas ce que c’est que d’avoir des enfants […] Ceux qui font ces règles n’ont pas les mains dans le cambouis, ce sont de vieux schnocks, des théologiens complètement déconnectés du monde. Je ne dirais pas cela de certains prêtres qui, dans leurs paroisses, rencontrent des couples qui ont des difficultés et qui sont plus ouverts. Moi, je dis : Dieu reconnaîtra les siens, en haut.

Cela étant, Claire souligne pour sa part que : les règles de l’Église catholique m’ont quand même fait beaucoup réfléchir. Mais vraiment, en dernier lieu, ce qui l’emporte chez moi, c’est la liberté de conscience […]. Ce que je crois, c’est que, pour finir, c’est Dieu qui veut ou pas qu’on ait un enfant. Et l’Église, là, elle ne peut pas dire autre chose que ce qu’elle dit, mais ce n’est pas cela l’important.

Pour ce couple, l’autonomie du sujet, le bien-être du couple sont placés au centre des décisions à prendre, tout en admettant l’existence de règles qui précisément les poussent à se positionner comme sujets. Ils soulignent que c’est par pragmatisme qu’ils ont décidé de recourir au don, que c’est l’unique façon pour eux d’avoir un enfant et que, sans les problèmes de Claire et ce parcours semé d’embûches, tout cela serait sans doute resté : très théorique. Et pour la majorité des catholiques pratiquants, cela reste théorique d’ailleurs. Une mère de famille de quinze enfants, qui est contre l’avortement, contre la recherche génétique, elle ne se pose pas ces questions car elle n’a pas à se les poser.

Il faut comprendre la trajectoire de ce couple dans une perspective dynamique. À mesure qu’ils progressent dans leur parcours d’AMP, ils sont dans la construction permanente de valeurs qu’ils affichent comme compatibles avec leur pratique religieuse, en réaménageant les normes catholiques pour en forger de nouvelles, les leurs. Claire adopte le point de vue suivant : Ma religion m’impose des limites, mais pas exactement celles fixées par l’Église catholique. […] Je crois que là où la religion intervient chez moi, en tout cas comme une éthique, c’est par exemple dans le fait que je n’irais pas payer quelqu’un pour m’aider à avoir un enfant. Cela fait partie de mon éthique personnelle et religieuse.

L’aménagement des normes religieuses s’inscrit donc dans le temps d’une trajectoire biographique, qui va de la décision de recourir à l’AMP devant l’infertilité et qui se poursuit dans ce parcours même d’AMP. Comme le souligne la jeune femme :

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Les élus de l’AMP : des catholiques sécularisés ? La question c’est : où on place la limite ? Je n’ai pas de réponse. Avec ma sœur, récemment, on a eu une discussion autour de l’amniocentèse 32. Elle est enceinte et on lui en a proposé une. Les premiers examens de dépistage de la trisomie 21 n’étant pas inquiétants, elle a refusé. Et puis elle m’a dit que de toutes les façons, elle ne saurait pas ce qu’elle ferait s’ils l’étaient. Elle ne se pose pas les mêmes questions que moi car elle n’a pas à se les poser.

Catholiques certes, mais ancrés dans la réalité et mettant en place une éthique pratique. On le voit ici, la norme n’existe qu’à travers son appropriation. En vertu de leurs principes, ces deux conjoints penchent finalement soit pour le don direct 33, soit pour le système français. De façon quelque peu paradoxale, l’hôpital français contemporain qui s’est laïcisé 34, semble néanmoins en phase avec certaines des valeurs des catholiques rencontrés. Cet apparent paradoxe est pour partie levé si l’on rappelle que l’institution médicale, en matière d’AMP, fonctionne encore suivant des modalités empruntant à des référents culturels d’origine chrétienne 35. Catholiques donc, mais également couple infertile, ce qui conduit à réinterroger les règles pour les contourner, dans des limites qu’ils dessinent en se référant précisément à leur religion. Lorsque je les rencontre, la variable que mobilisent ces patients, rationalisant leur parcours, est celle de leur « éthique personnelle ». Jean considère que : Si nous avons fait le choix de l’hôpital public, avec ma femme, alors qu’on aurait les moyens de se tourner vers le privé où les choses vont plus vite, c’est aussi parce que cela me semblait en accord avec mes principes, avec une éthique que je rattache au fait que je suis catholique pratiquant.

Néanmoins, sur certains thèmes, leur catholicisme reste intangible, notamment sur la question de la représentation de l’embryon. À chaque tentative de FIV (fécondation in vitro) ou d’ICSI (Intra Cytoplasmic Sperm Injection) 36, les candidats à l’AMP doivent remplir un « certificat de consentement à l’assistance médicale à la procréation ». Ce dernier offre le choix entre deux options :

32. L’amniocentèse consiste à prélever stérilement du liquide amniotique pendant la grossesse. Après la mise en culture des cellules, on établit le caryotype (carte chromosomique) du fœtus afin de dépister des anomalies chromosomiques (trisomie 21 par exemple) et quelques maladies héréditaires liées au sexe. 33. C’est-à-dire issu d’une femme qu’ils connaissent. Cette pratique est interdite en France mais autorisée par exemple en Espagne, où le couple envisage d’ailleurs de se rendre. 34. Avec l’école, ils constituent, selon Jean Baubérot, les deux piliers symboliques de la laïcité. J. baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Paris 2004. 35. Voir S. bateman, « Moraliser l’artifice : religion et procréation assistée. Le cas du modèle CECOS » et I. théry, « Les ambiguïtés du modèle bioéthique français ». 36. Il s’agit de l’injection dans l’ovocyte d’un seul spermatozoïde, choisi en fonction de son aspect et de sa mobilité.

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Séverine Mathieu Nous donnons notre accord pour la mise en fécondation de tous les ovocytes prélevés et dans cette éventualité donnons notre accord pour la congélation des embryons obtenus, et non transférés aptes à être cryoconservés [ou] nous refusons la congélation et la cryoconservation des embryons et donnons notre accord pour la mise en fécondation d’un maximum de 3 ovocytes.

Par la suite, lorsque des embryons sont congelés, les centres d’AMP envoient tous les ans un courrier aux couples pour leur demander s’ils souhaitent les conserver ou les détruire. Si cette dernière option est retenue, les couples doivent le confirmer dans un délai de trois mois par un nouveau courrier recommandé avec accusé de réception. Au bout de cinq ans, sans réponse de la part du couple, les centres sont autorisés à détruire les embryons 37. Dans leur unanimité, les pratiquants catholiques se distinguent très nettement des non-pratiquants qui sont pour leur part partagés sur le statut de l’embryon 38. Dans la majorité des cas, la représentation de l’embryon qu’ils développent, invoquant ou non leur religion pour étayer leur position, reprend celle de l’Église catholique, selon laquelle l’embryon est une personne. C’est par exemple le cas de Catherine : Lorsque l’on fait la FIV, l’embryon, c’est plus qu’un organe, c’est quelque chose d’investi d’un projet familial et qui touche au sacré : non, on ne peut pas les détruire.

C’est aussi le cas de Martin : J’ai un problème pour la destruction des embryons : c’est là que l’Église intervient dans ma philosophie. La question c’est : l’embryon, c’est un être humain ou pas ? Intervient alors une part de religiosité chez moi […]. Dans l’embryon, je crois qu’il y a de la vie. Du coup, la destruction des embryons, cela me pose un problème.

Fait étonnant pour une catholique, Claire se prononce tout d’abord (pour finalement, on y reviendra, changer d’avis sur ce point) en faveur de la destruction des embryons, estimant que tant qu’il n’y a pas de projet d’enfant, l’embryon n’est pas un enfant. Si mes embryons congelés ne sont pas assortis d’un projet d’enfant, je veux bien qu’on les détruise, cela ne me gêne pas. C’est le projet qui fait de l’embryon

37. « Dans le cas où l’un des deux membres du couple consultés à plusieurs reprises ne répond pas sur le point de savoir s’il maintient ou non son projet parental, il est mis fin à la conservation des embryons si la durée de celle-ci est au moins égale à cinq ans. Il en est de même en cas de désaccord des membres du couple sur le maintien du projet parental ou sur le devenir des embryons », art. L. 2 141-4 de la loi n° 2004-800 du 6 août 2004 relative à la bioéthique. 38. Voir S. mathieu, « Se représenter l’embryon dans des parcours d’AMP », EHESS, séminaire d’Enric Porqueres, avril 2013.

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Les élus de l’AMP : des catholiques sécularisés ? un enfant. Il faut que l’embryon soit investi d’un projet de ses parents pour devenir un enfant.

Elle rejoint sans le savoir la position d’un Claude Sureau qui, rejetant les prescriptions de l’Église catholique, milite, on l’a vu, pour la reconnaissance par le droit d’un « être prénatal 39 ». Mais hormis sur cette question du statut de l’embryon, d’une façon générale, ces pratiquants cherchent à concilier le recours à ces pratiques d’AMP et leur foi, ils sont comme des « concordistes 40 » : Avoir un enfant, c’est tout naturel pour nous, c’est le fruit de notre amour, c’est une fortification, une consolidation de notre amour. Quand on se marie, nous, dans notre pensée, en tant que catholiques, c’est pour construire une famille,

m’explique Marie. Le naturel, ici, c’est ce qui est dans l’ordre des choses, ce qui va de soi. Ils élaborent une réinterprétation de la norme leur permettant en quelque sorte de ne pas se retrouver en infraction avec les règles catholiques. Les parcours d’AMP semblent être un bon révélateur des aménagements individuels contemporains de la norme religieuse. Cette norme est d’ailleurs également questionnée par des représentants de l’institution elle-même. Certains catholiques pratiquants se confient à des prêtres sur ce recours à l’AMP, qui, sans les encourager nécessairement, ne les condamnent pas pour autant : « J’ai parlé de l’AMP au prêtre qui nous a mariés […]. La seule chose qu’il ait dite, c’est : je prie pour vous », ajoute Marie. D’autres représentants de l’Église catholique sont, aux dires des patients, encore plus actifs dans cette écoute et les soutiennent dans leur démarche, jusqu’à organiser et accompagner des groupes de parole pour chrétiens ayant recours à l’AMP. Des représentants de la pastorale catholique peuvent donc, et en dépit des directives du magistère, soutenir des couples catholiques en AMP. Certains des couples rencontrés ont mentionné de telles initiatives. Le compromis peut être accepté par certains représentants des autorités, souvent critiqués d’ailleurs en cela par les instances dirigeantes. La revue Études, à laquelle collabore régulièrement Patrick Verspieren, jésuite directeur du département d’éthique biomédicale des Facultés jésuites de Paris, se fait porte-parole de telles positions. Il convient ainsi de nuancer l’incompatibilité à tout le moins rapide souvent établie entre les interdits doctrinaux et le recours à l’AMP : il existe des acteurs du concordisme parmi les représentants même de l’institution catholique. Pour autant, il est des limites qu’ils

39. Entretien avec C. Sureau du 22 juin 2010 et C. Sureau, « Homo est. Questionnements d’un praticien sur l’éthique de la procréation », p. 555-582. 40. Le concordisme est un système d’exégèse qui consiste à interpréter les textes bibliques de manière à les mettre en accord avec des données scientifiques.

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Séverine Mathieu ne sauraient franchir : le même Patrick Verspieren se félicite par exemple, à propos de la révision des lois de bioéthique, que la gestation pour autrui ne soit pas autorisée 41. Conclusion Les sociologues des religions s’accordent à montrer que la religion, affaire privée, se vit aujourd’hui sous le mode d’une individualisation du croire. De fait, l’autorité religieuse ne peut plus empiéter sur la souveraineté individuelle, la sphère privée est séparée de la sphère publique. Dans les cas qui m’ont été rapportés, la religion ne se présente plus comme un cadre général d’emprise, qui impose des normes sur le vrai, le faux, le juste et le défendu : elle est d’abord et avant tout un dispositif de croyances et de pratiques. De sorte que les personnes croyantes se livrent à des « opérations de bricolage » individuelles qu’évoque Danièle Hervieu-Léger 42. Pour nos contemporains, les pratiques relevant de l’intégrité personnelle, et on peut considérer que le recours à l’AMP, porté par le « désir d’enfant » des personnes rencontrées, en fait partie, ne peuvent plus faire l’objet d’une ingérence de la part d’institutions religieuses. Pourtant, ces dernières, parfois sollicitées par les patients pratiquants eux-mêmes, tentent d’apporter des réponses. Dans cet espace laïque qu’est l’hôpital, le recours à l’AMP est le signe manifeste d’une sécularisation de ces catholiques pratiquants. La médecine laïcisée, sacralisée puis désacralisée, comme l’a montré Jean Baubérot 43, offre un espace de création de valeurs pour tous, croyants et non croyants. Ils sont ces acteurs de la fabrication des normes éthiques qui dressent les contours d’une morale de situation. Bibliographie S. bateman, « Moraliser l’artifice : religion et procréation assistée. Le cas du modèle CECOS », dans J. maître, G. miChelat (dir.), Religion et sexualité, L’Harmattan, Paris 2002, p. 79-94. J. baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Seuil, Paris 2004. J. baubérot, R. liogier, Sacrée médecine. Histoire et devenir d’un sanctuaire de la raison, Entrelacs, Paris 2010. J. baubérot, S. mathieu, Religion, culture et société en Grande Bretagne et en France. 1800-1914, Seuil, coll. Points, Paris 2002.

41. Voir P. verSPieren, « Pas de surenchère en bioéthique », Études 12/2010, t. 413, p. 580-582. 42. D. hervieu-léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris 1999, p. 99. Même si, chez cet auteur, ces opérations sont une propriété de la « religiosité pèlerine » qui s’élabore hors des institutions et de l’inscription stable dans une communauté. 43. Sur la « crise de la médecine », voir J. baubérot, R. liogier, Sacrée médecine. Histoire et devenir d’un sanctuaire de la raison, Paris 2010.

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Les élus de l’AMP : des catholiques sécularisés ? C. benSimon, « Des millions de bébés et un Nobel », Libération, 5 octobre 2010. m. Chartier, G. david, J. miChaud, J. moingt, B. quelqueJeu, C. Sureau, C. thibault, P. valadier, Aux débuts de la vie : des catholiques prennent position, La Découverte, Paris 1990. Dignitas personae n° 12, instruction publiée le 12 décembre 2008, http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_ doc_20081208_dignitas-personae_fr.html (consulté le 17 décembre 2015). Donum Vitae, Congrégation pour la doctrine de la foi, instruction publiée le 22 février 1987, http://www.eglise.catholique.fr/eglise-et-societe/bioethique/372964instruction-donum-vitae/ (consulté le 17 décembre 2015). Evangelium vitae « sur la valeur et l’inviolabilité de la vie humaine », lettre encyclique, instruction publiée le 25 mars 1995, http://www.vatican.va/holy_father/john_ paul_ii/encyclicals/documents/hf_ jp-ii_enc_25031995_evangelium-vitae_fr.htm (consulté le 17 décembre 2015). d. hervieu-léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Flammarion, Paris 1999. d. hervieu-léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Bayard, Paris 2003. Humanae vitae, « Lettre encyclique de sa sainteté le pape Paul VI sur le mariage et la régulation des naissances », 1968, http://www.vatican.va/holy_father/paul_vi/encyclicals/documents/hf_p-vi_enc_25071968_humanae-vitae_fr.html (consulté le 17 décembre 2015). J. lalouette, L’hôpital entre religions et laïcité du Moyen-Age à nos jours, Letouzey & Ané, Paris 2006. P. Jouannet, R. mieuSSet (dir.), Donner et après… La procréation par don de spermatozoïde avec ou sans anonymat ?, Springer, Paris-Berlin-Heidelberg-New York 2010. C. lévi-StrauSS, « La science du concret », La pensée sauvage, Plon, Paris 1962, p. 11-49. S. mathieu, « La laïcisation de la médecine française XIXe-XXe siècles. Éléments de comparaison avec la Grande-Bretagne », dans P. Weil (dir.), Nouvelles politiques de la laïcité, PUF, Paris 2007, p. 353-371. S. mathieu, L’enfant des possibles. AMP, éthique, religion et filiation, Éditions de l’Atelier, Paris 2013. b. Pulman, 1001 façons de faire des enfants. La révolution des méthodes de procréation, Calmann-Lévy, Paris 2010. C. Sureau, « Homo est. Questionnements d’un praticien sur l’éthique de la procréation », dans V. boudon-millot et B. Pouderon (dir.), « Les Pères de l’Église face à la science médicale de leur temps », Théologie historique, 117, Beauchesne, Paris 2005, p. 555-582. C. Sureau, Audition du 28 janvier 2009, http://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/rapinfo/i2235-t2.pdf (consulté le 17 décembre 2015).

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Séverine Mathieu i. théry, Des humains comme des autres. Bioéthique, anonymat et genre du don, Éditions de l’EHESS, Paris 2010. i. théry, « Les ambiguïtés du modèle bioéthique français », dans Des humains comme des autres. Bioéthique, anonymat et genre du don, Paris 2010, p. 67-103. P. verSPieren, « Pas de surenchère en bioéthique », Études, 2010, t. 413, p. 580-582. C. vinCent, « Le père de la fécondation in vitro Nobel de médecine », Le Monde, 6 octobre 2010.

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« LA LAÏCITÉ » DÉCOMPOSÉE

John boWen Washington University in St. Louis

On ne trouverait pas contradictoire, j’espère, si en tant qu’anthropologue c’est du Jean Baubérot historien que j’ai le plus appris. Et en particulier de ses réflexions sur une période relativement courte, les dix années « chaudes » dans l’histoire des Églises et de l’État en France entre 1898 et 1908. Pourquoi cette préférence de la part d’un comparatiste pour une étude détaillée d’une période si lointaine et tellement restreinte ? La réponse, je crois, se trouvera dans les leçons de méthode qu’on peut tirer de la lecture baubérotienne de l’histoire, et dans les dangers politiques qui découlent d’autres genres de lecture de type plus idéologique. La méthode employée par Jean Baubérot pourrait nous tromper par son apparente simplicité. Elle est ontologiquement minimaliste et idéologiquement sceptique. Il nous apprend simplement que « la laïcité » n’existe pas en soi. Selon lui, elle prend en effet de multiples formes – ou mieux, inspire de multiples écrits. Chacun de ces textes est le produit de débats, de grand manœuvres politiques et de rapports de force. C’est à l’historien de s’y plonger, de nous expliquer pourquoi tel ou tel argumentaire a finalement eu gain de cause – ce que Jean Baubérot fait dans plusieurs de ses livres 1. La méthode de l’historien contraste évidemment avec celle de ceux qui cherchent à imposer de manière téléologique une cohérence idéologique à l’histoire. Cette cohérence reconstruite serait le fruit des mouvements d’une Idée qui devrait nécessairement se réaliser à l’issue de multiples crises et convulsions. Cette Laïcité comme acteur historique est imaginée par certains philosophes et politologues. Mais elle ne peut pas être le produit de la recherche et de la méthode d’un historien consciencieux.

1.

Dans ces quelques paragraphes sur l’histoire je me base essentiellement sur deux des livres de J. baubérot, Histoire de la laïcité française, Paris, 2000 ; et Laïcité 1905–2005, entre passion et raison, Paris 2004.

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John Bowen Une lecture critique des années 1903-1908 Ma lecture de la lecture de Jean Baubérot – par cette phrase un peu appuyée j’assume la responsabilité pour mes propres propos tout en reconnaissant une dette intellectuelle – se résume à ceci : dans le combat Église-République au début du xxe siècle, rien n’a été joué d’avance. Si la pensée radicalement anticléricale d’Émile Combes avait été victorieuse – et elle a quand même connu des victoires législatives en 1901, 1903 et 1904 – aujourd’hui on n’aurait plus aucune école confessionnelle en France. Certaines des églises en France auraient été vendues, faute de moyens d’entretien ; d’autres, peut-être les plus grandes cathédrales, auraient été rachetées et entretenues par des associations privées. Il n’y aurait pas eu non plus de reconnaissance des religions par l’État dans les formes qu’on connaît aujourd’hui – exemptions fiscales, aides pragmatiques des mairies pour la construction d’édifices, subventions aux écoles privées. Quoi qu’on pense d’un tel résultat, il aurait eu au moins l’intérêt de présenter une certaine cohérence avec la philosophie politique républicaine, parce qu’entre l’État et le citoyen – l’écolier ou le pratiquant, par exemple – rien ne serait intervenu, ou au moins, rien de religieux. Si on considère comme étant philosophiquement fondatrice de la République une opposition aux corporations (y compris confessionnelles), un résultat à la Combes aurait produit une France certainement plus républicaine qu’elle ne l’est aujourd’hui, avec ses subventions aux écoles privées confessionnelles et sa politique volontariste vis-à-vis des cultes, qui sont des institutions intermédiaires entre l’État et les citoyens. Mais un tel dispositif légal à base clairement anticléricale aurait en même temps porté atteinte à un deuxième principe, celui de la liberté d’association, un principe tardivement consacré dans la loi de 1901, mais déjà politiquement soutenu depuis longtemps, notamment dans certains écrits de Rousseau 2. Et ce serait le libéral Aristide Briand qui proposerait dans le texte de la loi de 1905 que ce principe soit le fondateur d’une nouvelle disposition cultuelle. Dans ce texte, il est prescrit que les paroissiens, s’ils avaient les moyens et la volonté de le faire, auraient le droit de reformater leur culte en une forme d’association. Ou ce serait plutôt Ferdinand Buisson qui prônerait une cohérence rigoureuse entre le texte juridique et le principe de liberté d’association, tandis que Briand, en discussion avec le Vatican, serait plutôt partisan d’un compromis réservant au Vatican le monopole de la définition de ce que serait une Église catholique, ce qui deviendrait l’article 4 de la loi de 1905. On pourrait peut-être observer que la loi qui fut finalement votée en 1905 a préservé en quelque sorte la doctrine d’une Église catholique de type « gallican », dans la mesure où c’est l’État qui décida de la distribution des pouvoirs et des compétences entre le Vatican et lui-même, même s’il délégua les

2.

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P. roSanvallon, Le modèle politique français, Paris 2004.

« La laïcité » décomposée compétences doctrinales au seul Vatican. La loi exige des citoyens de (re)créer une Église catholique qui suive la doctrine romaine à la lettre, même en ce « moment libéral » de reconnaissance de nouvelles associations confessionnelles. On est déjà pleinement entré dans cet « âge séculier », dans l’usage du terme qu’en fait Charles Taylor, présentant une articulation du pouvoir de l’État avec le pluralisme de la société 3. La loi de 1905, si elle avait été réalisée et pleinement appliquée, aurait été en pleine cohérence avec le « modèle politique français » bivalent identifié par Pierre Rosanvallon, dans la mesure où elle aurait été composée d’une partie associationniste, avec la liberté de former des nouvelles associations cultuelles, et d’une partie jacobine parce que gallicane, avec la reconnaissance par l’État que n’est catholique que ce que le Pape désigne comme tel. Or, comme un grand nombre de personnes l’ignorent, mais que Jean Baubérot nous rappelle, la loi de 1905 n’a pas été immédiatement appliquée aux catholiques, parce que le Vatican leur a immédiatement interdit de former ces nouvelles associations prévues par l’État, les associations cultuelles. Il a, de plus, exigé de l’État une véritable volte-face sur la question de l’entretien des églises et de la liberté des prêtres de garder la jouissance – à l’encontre même des termes prévus par la loi de 1905 – de ces églises. Cette volte-face s’est effectuée entre 1907 et 1908. Comme le dit à juste titre Jean Baubérot, la loi de 1907 a fait en sorte que les occupations illégales des églises par les prêtres ne le soient plus, ce qui revenait en fait à changer la loi afin que ses contrevenants puissent rentrer dans la légalité 4. Le résultat de cette série de mesures accommodantes est plus ou moins l’arrangement que l’on connaît aujourd’hui, que l’on a labellisé « loi de 1905 ». Mais cet arrangement n’est en fait qu’une espèce hybride qui ne se conforme à aucun modèle politique connu, mais qui reflète plutôt un rapport de forces République-Église à cette période. 5 Trois scénarios imaginaires Nous pourrions imaginer trois différents régimes de gouvernance qui auraient pu voir le jour pendant la période en question, trois parcours distincts, tous également relevant de « la laïcité ». Le premier aurait été une version comprenant un concordat, comme d’ailleurs cela avait été voulu par Jules Ferry lui-même. Un concordat aurait permis de maintenir une certaine autorité de l’État sur le clergé. Une telle France aurait ressemblé au système de matrice corporatiste de l’Allemagne d’aujourd’hui, et aurait pu

3. 4. 5.

Ch. taylor, L’âge séculier, Paris 2011. J. baubérot, Laïcité 1905-2005, p. 101. Sur « arrangement » et contradiction voir L. boltanSki, La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris 2004.

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John Bowen composer tranquillement avec un système national d’éducation publique et laïque. Aujourd’hui on aurait célébré cette laïcité comme un dispositif propice à réguler et à contrôler les cultes, avec le Bureau des Cultes au sommet du dispositif. Une deuxième possibilité dans notre récit de science-fiction aurait permis de rester de façon plus conséquente dans la logique libérale de Buisson et Briand, avec une loi de 1905 sans le fameux article 4. Les fidèles auraient eu la possibilité de créer une Église catholique indépendante, et peut-être ils auraient opté pour une solution proche de celle qui a donné lieu à l’établissement de l’Église anglicane, avec toute une gamme de cultes, plus ou moins proches de celui reconnu par Rome. Dans ce cas-là on aurait célébré la rupture avec le Vatican comme un moment clé dans le triomphe de la laïcité, et Briand comme le « Henry the Eighth » de la France. Le troisième scénario aurait apporté une autre sorte de cohérence au pilotage des religions par l’État. Si ce dernier avait entrepris d’assurer l’entretien de tous les édifices – y compris ceux qui seraient construits dans l’avenir – mais en même temps refusé de payer les salaires des prêtres, il aurait fait une distinction entre une logique d’établissement, dorénavant rejetée, et une logique de bienfaisance, finalement acceptée. Dans cette optique, il paraîtrait approprié pour l’État d’aider des groupes de citoyens à construire des édifices convenables à la célébration de leurs cultes. Cette aide relèverait de la compétence, voire de l’obligation de l’État afin de veiller à ce que ses citoyens soient en mesure de célébrer librement et dignement leurs cultes. Ce dispositif national se serait mieux accordé avec les jugements pris quotidiennement par d’innombrables maires qui se sentent l’obligation civique de réparer le toit de l’église ou de louer à bas prix un terrain aux musulmans pour qu’ils puissent y construire une mosquée. Par ces petits exercices d’hypothèses a contrario, on arrive à trois « modèles français de la laïcité » qui auraient pu logiquement voir le jour au début du xxe siècle (à côté du « modèle » anticlérical de Combes) : une version révisée du Concordat à la Ferry, une approche plus rigoureusement libérale à la Buisson, et un compromis qui aurait affirmé le rôle de l’État comme garant de la possibilité matérielle de pratiquer son culte. Dans chacun de ces trois cas de figure, chacun aurait pu célébrer ce résultat comme la conséquence naturelle et logique de l’Idée de la Laïcité – sauf un historien comme Jean Baubérot, qui aurait analysé le résultat (dans chacun de ces cas) en termes de conflits et de compromis politiques. « La laïcité » comme énoncé performatif Cette petite excursion dans des mondes alternatifs nous amène vers une conclusion sémantique, qu’en France, l’expression « la laïcité » mérite d’être comprise et prise en tant qu’énoncé « performatif », une phrase qui donne un 288

« La laïcité » décomposée cachet républicain à toutes sortes de dispositifs politico-juridiques, mais qui ne correspond à rien en particulier. Sa valeur reste moins dans sa capacité de donner lieu à une analyse que dans sa capacité à rendre légitime toute une gamme d’arrangements et de rapports imaginables entre les Églises (et leurs dépendances – écoles, instituts, abattoirs) et les entités politiques (État, communes, armée). Son efficacité rhétorique implique sa faiblesse analytique : en tant que scientifique on n’apprend rien de l’énoncé qu’un tel ou tel phénomène relève de, ou contrevient à, « la laïcité ». Mais depuis les années 1980, c’est précisément ce qu’on dit, de façon ponctuelle et politique, pour condamner des actes de la part du nouveau composant du paysage français, les « musulmans visibles ». Leur visibilité réside dans les demandes de pouvoir agir, bâtir, se vêtir, comme religieusement bon leur semble – et souvent sous peine de se voir dénoncés pour contravention à la laïcité, sans que celle-ci soit jamais clairement définie. Le problème n’est pas seulement sémantique. On est dans un monde où trois quarts des Français estiment aujourd’hui que l’islam est une religion intolérante et incompatible avec les valeurs occidentales 6. Pour cette écrasante majorité, le seul fait de pratiquer une certaine religion aliène le citoyen français, le transforme en citoyen à part. Cette intolérance religieuse peut être source de haine et de violence. Dans la mesure où de tels sentiments sont confortés par des référents particulièrement imprécis, et surtout si ces référents portent la légitimité du pouvoir juridique, il nous convient, en tant qu’historien, sociologue, ou, espérons toujours, politicien, d’intervenir. « La laïcité » comme instrument Et voilà donc pourquoi la pertinence de la méthode de l’historien est nécessaire pour intervenir dans le discours politique d’aujourd’hui, un discours qui continue de faire référence à « la laïcité » comme s’il s’agissait d’un objet bien défini. Prenons le cas de la chevelure des musulmanes, qui constitue pour beaucoup une source importante des troubles que connaît aujourd’hui le pays. Depuis la fin des années 1980, un nombre significatif de politiques et de juges ont déclaré que lorsque les femmes musulmanes couvrent leurs cheveux ou leur visage, par cet acte même, elles tournent le dos à la République et menacent les fondations mêmes de la vie civique et de la laïcité. Leurs déclarations ont parfois pris force de loi, par une série de décisions dont la logique juridique paraît pour le moins biaisée et douteuse.

6.

Selon une étude Ipsos-Cevipof. Voir l’analyse qu’en donne Le Monde, dans son édition datée du 25 janvier 2013.

289

John Bowen Les tribunaux ont bien commencé par faire l’effort d’appliquer la loi sans aller au-delà de celle-ci. Pendant une quinzaine d’années (de 1989 à 2004), le Conseil d’État a ainsi fait valoir que les élèves avaient le droit de porter des foulards islamiques au nom de la liberté religieuse que leur garantissaient le droit européen et la Constitution française. La loi de 1905 et la jurisprudence qui s’ensuivait, concernant seulement la neutralité de l’État, le port d’un foulard dans la classe ne pouvait en aucun cas troubler la laïcité. Cela n’a pas empêché les partisans de la loi contre le port du foulard de prétendre que cet acte portait atteinte à « la laïcité ». En 2003, quand le président Chirac a tenu à justifier le projet de loi contre les signes religieux à l’école, il a identifié la laïcité à un espace moral public : Elle est le lieu privilégié de la rencontre et de l’échange où chacun se retrouve pour apporter le meilleur à la communauté nationale. C’est la neutralité de l’espace public qui permet la coexistence harmonieuse des différentes religions 7.

Le glissement d’une neutralité de la part de l’État (loi de 1905) vers une supposée, et ambiguë, neutralité de l’espace public, nous amène logiquement vers une interdiction de tout signe religieux dans tous les lieux publics. Bien évidemment, cet argument n’avait aucun fondement juridique, les garanties définies par le droit européen et la Constitution française n’ayant pas soudainement disparu. Mais l’ambiguïté de la référence à « la laïcité » a conforté ceux qui, pour d’autres raisons que la défense de la loi de 1905, voulaient faire une loi « contre les islamistes » et pour « sauver l’école ». Rappelons-nous ensuite qu’à la fin des années 2000 a été prise en France une série de mesures visant à sanctionner le port du niqab, dit « burqa ». Tout a commencé en 2008, à l’initiative du gouvernement Sarkozy, soutenu par une décision du Conseil d’État qui concluait que le port de la burqa était une marque de soumission des femmes vis-à-vis des hommes et que les femmes qui la portaient violaient donc le principe d’égalité. Il ne s’agissait plus de l’espace public mais du « défaut d’assimilation » de la part de ces femmes, même de celles qui restaient la plupart du temps à la maison. En l’espèce, des cours de justice et des instances administratives de l’État en sont venues à refuser à des musulmanes en niqab de bénéficier de certains avantages et d’exercer certains droits (par exemple le droit à la naturalisation par mariage), sous prétexte qu’elles ignoraient « les éléments de la laïcité » 8, sans que ceux-ci soient précisés.

7. 8.

290

Discours prononcé par M. Jacques Chirac, Président de la République, relatif au respect du principe de laïcité dans la République, 17 décembre 2003. Conseil d’État, Mabchour. Req. n. 286798 (27 juin 2008) http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisionsdepuis-1959/2010/2010-613-dc/decision-n-2010-613-dc-du-07-octobre-2010.49711.html (consulté le 17 décembre 2015).

« La laïcité » décomposée L’invention de notions pseudo-légales Quand en 2010 l’Assemblée nationale a proscrit la dissimulation du visage dans l’espace public, en dépit d’un avis négatif du Conseil d’État qui soulignait que cette loi violerait les droits constitutionnels et conventionnels à la liberté religieuse, elle a sollicité le Conseil constitutionnel pour que celui-ci trouve un moyen d’en assurer la constitutionnalité – ce à quoi ce dernier s’est appliqué en inventant, sans aucun fondement juridique, l’idée selon laquelle les femmes qui portent un voile complet n’enfreignaient pas seulement l’égalité entre les hommes et les femmes, mais mettaient à mal le principe français de réciprocité et troublaient l’ordre public. Comme le Conseil d’État l’avait auparavant souligné, cette dernière notion présentait cependant plusieurs difficultés : elle n’avait, pas plus en France qu’ailleurs, de fondement juridique, elle ne se justifiait pas d’un point de vue empirique, et posait de graves problèmes de mise en œuvre. Et pourtant le Conseil constitutionnel décida que l’idée de « trouble à l’ordre public » pouvait justifier dans ce cas de figure une limitation de la liberté religieuse. L’invention de notions pseudo-légales s’est poursuivie en novembre 2013 quand la cour d’appel de Paris a décidé qu’une crèche privée, Baby Loup, avait le droit de licencier une employée parce que celle-ci refusait de retirer son voile islamique. Cette décision est intervenue après que la plus haute juridiction judiciaire, la Cour de cassation, avait jugé que le licenciement constituait un cas de discrimination en raison de convictions religieuses et devait donc être annulé. Pour justifier sa décision, la cour d’appel de Paris s’est appuyée sur des attendus légalement douteux. Elle a déclaré tout d’abord que, bien que la liberté religieuse soit un « principe fondamental », on pouvait, dans « un contexte d’équilibre », lui apporter des « restrictions » pour « protéger la conscience en éveil des enfants », tout en reconnaissant que cette idée de « protection » est « une exigence qui ne résulte pas de la loi ». Ce raisonnement, fondé sur des arguments non légaux, lui a permis d’affirmer que le licenciement de l’employée voilée ne constituait pas une violation de la liberté religieuse. La cour d’appel de Paris a inventé, à cette occasion, d’autres principes pseudo-légaux. Elle a considéré ainsi que la crèche était une « entreprise de conviction », et qu’elle avait donc, à ce titre, le droit d’instaurer une « obligation de neutralité ». Indifférente à la contradiction consistant à affirmer qu’une crèche peut être « neutre » tout en étant une « entreprise de conviction », la cour d’appel a inventé de toutes pièces un principe permettant d’affirmer que la laïcité est un culte, équivalent – et opposé – à toute confession particulière. Si cette idée devait être poussée à jusqu’à son terme, elle permettrait de porter atteinte à la liberté religieuse. Il suffirait d’affirmer que cela contribue au renforcement du culte laïc. Enfin, la cour d’appel, sur la recommandation de son procureur, François Falletti, a jugé que la laïcité permettait de « transcender le multiculturalisme des personnes » que la crèche accueillait. Autrement dit, la limitation 291

John Bowen du multiculturalisme devient un argument qu’il est juridiquement possible de mobiliser pour justifier une décision de justice. Peu importe que le sens de ce terme ne soit pas clair, ni qu’il n’ait aucun fondement juridique, et que « la laïcité » en question soit la traduction en termes performatifs d’une limitation à la liberté d’une employée d’une entreprise privée. Le 25 juin 2014, l’assemblée plénière de la Cour de Cassation, en dernier reours, a finalement statué qu’elle approuvait « la cour d’appel d’avoir déduit du règlement intérieur que la restriction à la liberté de manifester sa religion qu’il édictait ne présentait pas un caractère général, mais était suffisamment précise ». En quoi le règlement intérieur est-il si précis ? Parce qu’il justifie cette entrave à la liberté religieuse de la femme en la conditionnant « au respect des principes de laïcité et de neutralité ». Encore une fois, sans que « la laïcité » soit vraiment définie. Dans ces trois cas de figure, des personnalités du monde politique et juridique se sont appuyées sur des arguments légaux fallacieux et risqués pour justifier une décision politique – quand il s’est agi de restreindre des libertés et des droits fondamentaux garantis par la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme, ce qui n’est sans doute pas la manière la plus légitime de procéder. Par la position d’autorité qu’elles occupent, par la « force du droit », pour reprendre la formule de Pierre Bourdieu, qu’elles sont en mesure de convoquer, elles obligent les femmes voilées à répondre à cette violence légale en exerçant un devoir civique de « résistance ». Ces démarches dépendent d’une lecture de la loi et de l’histoire qui va à l’encontre de la méthode de Jean Baubérot. Elles postulent qu’il existe une entité, « la laïcité », à valeur transcendante, qui explique et qui justifie les jugements. Mais, le problème reste entier, car son contenu semble mouvant. Licencier une employée protège la laïcité, prise comme une sorte de culte républicain obligatoire et exclusif. Interdire les foulards et a fortiori les burqa protège aussi la laïcité, mais cette fois conçue comme une espace permettant l’échange social. Refuser la naturalisation à une femme en burqa protège la laïcité aussi, considérée alors comme un faisceau de connaissances et d’engagements. Refuser d’expliquer des actes et des jugements concrets par référence à une idée transhistorique, c’est une des méthodes de base de l’historien. Il y a ceux qui essentialisent, l’historien, lui, décompose. Voici ce que j’ai pu apprendre de ma lecture…

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« La laïcité » décomposée Bibliographie J. baubérot, Histoire de la laïcité française, PUF, Paris, 2000. J. baubérot, Laïcité 1905–2005, entre passion et raison, Seuil, Paris 2004. l. boltanSki, La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Gallimard, Paris 2004. Conseil d’État, Mabchour. Req. n. 286798 (27 juin 2008), http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisionsdepuis-1959/2010/2010-613-dc/decision-n-2010-613-dc-du-07-octobre-2010.49711. html (consulté le 17 décembre 2015). J. ChiraC, « République et laïcité, le 17 décembre 2003. », discours prononcé par M. Jacques Chirac, Président de la République, relatif au respect du principe de laïcité dans la République, le 17 décembre 2003 : http://www.jacqueschirac-asso.fr/ fr/les-grands-discours-de-jacques-chirac?post_id=2371 (consulté le 17 décembre 2015). Ipsos France, « France 2013 : les nouvelles fractures », 2013 : http://www.ipsos. fr/ipsos-public-affairs/actualites/2013-01-24-france-2013-nouvelles-fractures (consulté le 17 décembre 2015). P. roSanvallon, Le modèle politique français, Seuil, Paris 2004. Ch. taylor, L’âge séculier, Seuil, Paris 2011.

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LAÏCITÉ ET ÉGALITÉ DES SEXES

Joan W. SCott * Institute of Advanced Study, Princeton, New Jersey

La référence à la laïcité ne constitue pas, en elle-même, la garantie maximale des libertés de tous les citoyens 1.

I La laïcité n’est devenue que très récemment un élément important du discours public. Cette transformation s’est produite dans le cadre de la rhétorique du « choc des civilisations ». Il y a, bien sûr, une longue tradition de travaux intellectuels sur la laïcisation – les processus par lesquels les États européens se sont séparés des institutions religieuses, ont bureaucratisé leur gestion et technicisé l’évaluation des modes de gouvernement, et ont fondé leur souveraineté en termes de théorie républicaine ou démocratique – se sont, autrement dit, présentés comme représentants des citoyens plutôt qu’en dépositaires d’une autorité de droit divin. Mais la laïcité, dans ses usages les plus récents, a désigné plus simplement l’opposé, non de la religion en général, mais de l’islam en particulier. En effet, qui s’était habitué à la définition de la laïcité comme antithèse de la religion, ne peut manquer d’être surpris par l’inclusion de la religion chrétienne dans les usages récents du vocable : ce fut le cas, par exemple, de l’arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme qui, en 2001, autorisa la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques italiennes. La Cour valida l’argument de l’État italien selon lequel le crucifix était : non seulement… un symbole d’une évolution historique et culturelle, et donc de l’identité de notre peuple, mais aussi […] symbole d’un système de valeurs

* 1.

Traduit de l’américain par Rostom meSli. J. baubérot, M. milot, Laïcités sans frontières, Paris 2011, p. 43

295

Joan W. Scott – liberté, égalité, dignité humaine et tolérance religieuse, et donc également laïcité de l’État –, principes qui innervent notre charte constitutionnelle. En d’autres termes, les principes constitutionnels de liberté possèdent de nombreuses racines, parmi lesquelles figure indéniablement le christianisme, dans son essence même. Il serait donc légèrement paradoxal d’exclure un signe chrétien d’une structure publique au nom de la laïcité, dont l’une des sources lointaines est précisément la religion chrétienne 2.

En France, le Conseil d’État adopta une position similaire en 2004 : « Les problèmes liés à ce que la laïcité française est une laïcité “sur fond de christianisme” ne doivent pas être surestimés 3 ». Et en 2009, Nicolas Sarkozy, alors Président de la République, avertit les musulmans qu’ils devaient se garder de toute « provocation » dans leurs pratiques religieuses et respecter l’identité nationale de la France sur laquelle « la civilisation chrétienne a laissé une trace aussi profonde 4. » Celles et ceux d’entre nous qui étudient l’histoire des femmes dans ces pays européens ne peuvent manquer d’être également surpris de découvrir que, dans ce discours contemporain, l’égalité des femmes est devenue un principe laïque fondamental. En 2003, Bernard Stasi, président de la commission qui recommanda l’interdiction du port du voile islamique dans les écoles publiques, expliqua que, en vertu du principe de laïcité : la France ne peut laisser les musulmans saper ses valeurs fondamentales, qui incluent la stricte séparation de la religion et de l’État, l’égalité entre les sexes et la liberté pour tous 5.

Plus frappante encore, cette déclaration de Ripostes Laïques, groupe contestataire rassemblant des personnes venues de tous les horizons politiques mais unies par leur désir de défendre la République face au déferlement imminent de hordes musulmanes : Quand on est attaché à la République, à la démocratie, aux droits des femmes, à la liberté, à la laïcité, on a le devoir d’être islamophobe, tout simplement parce que l’Islam ne peut tolérer les valeurs émancipatrices 6.

2. 3. 4. 5. 6.

296

Cour européenne des droits de l’homme. Grande Chambre, Affaire Lautsi et autres c. Italie, Requête n° 30814/06, 18 mars 2011. para. 15:11.9 Conseil d’État, Un siècle de laïcité, Paris 2004, p. 392. N. SarkoZy, « Respecter ceux qui arrivent, respecter ceux qui accueillent », Le Monde, 9 décembre 2009. Cité par D. McGoldrick, Human Rights and Religion: The Islamic Headscarf Debate in Europe, Oxford 2006, p. 89. McGoldrick renvoie à un article (en anglais) de J. leiCeSter, « France Divided on Islamic Headscarves », 17 décembre 2003 (www.hrwf.net). Cyrano, « L’alternative à l’UMPS ne peut qu’être islamophobe », Ripostes Laïques, 26 novembre 2012.

Laïcité et égalité des sexes Cette insistance sur les droits des femmes semble pour le moins exagérée au regard des exemples quotidiens qui montrent que cette aspiration reste, à cette heure, un projet. Mes travaux, comme ceux de nombreuses intellectuelles inspirées par la deuxième vague féministe dans les années 1970 et 1980, ont analysé sans relâche les mille façons dont les femmes ont été exclues de la participation politique (elles n’ont obtenu le droit de vote en France qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale) et reléguées dans des rôles absolument subordonnés dans leurs familles comme dans le monde du travail. Les salaires des femmes restent globalement inférieurs à ceux des hommes ; les immigrées restent confinées aux secteurs de soin tandis que les femmes qui appartiennent aux élites atteignent assez vite un plafond de verre dans les grandes entreprises ou les administrations. Les femmes restent exposées aux violences conjugales et au harcèlement sexuel, ainsi que l’a si bien montré l’affaire Strauss-Kahn. Encore tout récemment, à la fin des années 1990, on a pu assister à une levée de boucliers – en particulier de la part d’hommes politiques – face à ce qui est devenu la loi sur la parité et qui cherchait seulement à assurer aux femmes un accès égal aux fonctions électives 7. Même après l’adoption de la loi, en 2000, l’objectif d’égalité reste loin d’être atteint ; aux élections législatives de 2012, des femmes ont été élues sur 25 % des sièges – ce qui multipliait par deux leur représentation – mais les hommes politiques trouvent toujours de nouveaux moyens de barrer aux femmes l’accès aux fonctions électives. Quand ces mêmes hommes politiques représentent l’égalité des femmes comme un succès de la laïcité, ils ne font en réalité qu’instrumentaliser l’égalité des femmes à des fins politiques très précises. L’égalité des sexes n’est devenue une « valeur fondamentale » pour les politiques français qu’au cours de ce siècle, et seulement dans la mesure où elle pouvait être mobilisée contre l’islam. Le fait de lier laïcité et égalité des sexes est une évolution récente – et qui ne s’est pas limitée à la France. Depuis au moins la révolution iranienne, mais d’une façon qui s’est accentuée depuis le 11 septembre 2001 et les attentats contre les tours jumelles du World Trade Center à New York, le choc des civilisations est décrit comme une opposition entre laïcité et fondamentalisme religieux, entre raison et passion, modernité et tradition, liberté et oppression. La question du statut des femmes en Occident et en Orient a joué un rôle essentiel dans ces débats. Et on tient pour une évidence le fait que laïcité rime avec égalité des sexes. S’ajoute à cela l’idée fort répandue que, en ce qui concerne les droits des femmes, l’islam serait une religion plus dure que, par exemple, l’évangélisme protestant ou encore le catholicisme traditionaliste ou le judaïsme orthodoxe. Cette idée est créée par la campagne polémique qui utilise les concepts de laïcité, d’égalité des sexes et de religion. Cette campagne fonctionne par la réduction de

7.

J. W. SCott, Parité : L’Universel et la difference des sexes, Paris 2005.

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Joan W. Scott différences complexes à des oppositions binaires, essentielles et indépassables. Ces polémiques ne se réduisent pas à du « discours ». Elles structurent la perception que l’on se fait du réel et elles ont donc des conséquences pratiques tangibles qui se traduisent dans la loi (laquelle s’appuie sur ces catégories binaires en même temps qu’elle les produit), les institutions, les politiques publiques et les organisations qui constituent nos réalités sociales quand bien même elles déforment notre histoire. Penser la vie sociale en termes de différence n’a rien de très original ; c’est d’ailleurs l’un des traits de la laïcité même. Dans De la division du travail social, Émile Durkheim voyait dans la différenciation un trait de la modernité 8. L’avènement de ce que Max Weber appela le « désenchantement » – la substitution de la rationalité technique humaine à la foi dans les esprits et les dieux – qui a accompagné l’ascension du capitalisme et la consolidation des États-nations, a introduit de nouvelles conceptions fondées sur la différenciation entre différentes sphères spatiales, temporelles et physiques. Dans les sociétés dites développées, la vie individuelle et sociale est décrite comme organisée autour de sphères séparées : privé/ public, maison/ travail, famille/ marché, religion/ politique, passion/ raison, intériorité/ extériorité, femmes/ hommes 9. La différence entre les hommes et les femmes servit de fondement aux autres différences car elle provenait, croyait-on, des lois de la nature et définissait donc la vie civilisée. La vie civilisée était diamétralement opposée à la vie non-civilisée – celle d’hommes et de femmes « primitifs » ayant vécu dans un lointain passé mais qui avaient survécu dans des territoires colonisés. Tantôt appelées « sauvages » et tantôt « barbares », ces populations « tribales » étaient représentées par leur promiscuité sexuelle, leurs superstitions et pour la façon dont elles (mal)traitaient leurs femmes. Si les termes utilisés se sont quelque peu transformés depuis le dix-neuvième siècle, la notion de laïcité continue de charrier avec elle nombre de ces anciennes implications. Sa définition même repose sur les oppositions public/ privé, Occident/ Orient, homme/ femme. II Jean Baubérot a, plus que nul autre, dénoncé les usages polémiques contemporains de la laïcité. Ses vastes connaissances lui ont permis de rétablir la vérité historique, de montrer sans relâche les limites du concept et ainsi de mettre en lumière les façons dont il est utilisé pour justifier des discriminations. Dans un livre récent, écrit avec Micheline Michot, Baubérot propose

8. 9.

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É. durkheim, De la division du travail social, Paris 1893. M. Weber, « Science as a Vocation » (p. 155) et « The Social Psychology of the World Religions » (p. 295), dans H. H. gerth, C. Wright millS, From Max Weber: Essays in Sociology, Londres 1998.

Laïcité et égalité des sexes de distinguer la laïcité du sécularisme. Tandis que le sécularisme (ou la sécularisation) désigne, selon lui, un processus socioculturel par lequel on remplace la croyance spirituelle par la rationalité et l’individualisme (ce que Max Weber appelle le « désenchantement »), la laïcité est d’abord un concept politique et juridique qui repose sur quatre principes : liberté de conscience ; égalité et non-discrimination entre les croyants (quelle que soit leur foi) et entre ceux-ci et les non-croyants ; séparation du religieux et du politique ; et neutralité de l’État à l’égard des diverses religions 10. Lorsqu’on confond les deux notions – de laïcité et de sécularisme – « on court-circuite… la réflexion sur la régulation politique des convictions et des religions en l’englobant par un processus socioculturel. Cette confusion est particulièrement fâcheuse en ce qui concerne l’islam 11. » Si la laïcité est une notion politique désignant la neutralité de l’État, alors l’État outrepasse ses devoirs lorsqu’il impose des limites à la pratique religieuse et à la conscience individuelle ; il viole alors plus qu’il n’applique les principes qui, selon Baubérot, animaient les pères de la laïcité. J’ajouterais que l’idée – répétée avec insistance – que la laïcité impliquerait l’égalité des sexes est une innovation récente. Le concept, en effet, n’a, historiquement, rien à voir avec la question des discriminations et des exclusions politiques qui frappent les femmes 12. En réalité, ainsi que l’ont montré nombre de chercheuses féministes, parmi lesquelles Florence Rochefort et Geneviève Fraisse, les discours de la laïcité et du sécularisme, lorsqu’ils apparurent au cours du xixe siècle, reposaient sur l’inégalité des sexes, une inégalité qui était attribuée aux différences naturelles entre les sexes 13. Dans le discours public, laïcité et sécularisme sont souvent utilisés comme équivalents. En effet, certains historiens ont suggéré que les deux notions trouvent leur origine dans la loi de 1905. Eoin Daly observe par exemple que la loi de 1905 est : suffisamment ambiguë et imprécise et évoque deux interprétations relativement contradictoires de la constitution laïque… D’un côté, on peut y lire une doctrine neutre d’inspiration politique libérale qui limite le projet laïque au domaine du politique. De l’autre, la laïcité y est conçue comme instrument de stabilité, qui dénie aux religions toute reconnaissance publique et affirme un idéal républicain de citoyenneté qui met sous contrôle la force politique des

10. J. baubérot, M. milot, Laïcités sans frontières. Paris 2011, p. 307. 11. Ibid., p. 16. 12. S. hennette vauCheZ, « L’autre/l’étranger(ère), figure rhétorique centrale des ‘guerres du droit’ livrées dans le débat française sur la laïcité (2004-2013) », article non publié. Une version de l’article a été publiée en langue italienne : « L’altra/la Straniera : figure retorica centrale delle ‘guerre giuridiche’ nel dibattito francese sulla laicità (2004-2014) », Ragion Pratica, 41, 2013, p. 571-90. 13. G. fraiSSe, Muse de la raison: La Démocratie exclusive et la différence des sexes, Paris 1989 ; F. roChefort, « Laïcité et droits des femmes: Quelques jalons pour une réflexion historique », Archives de philosophie du droit, 48, 2005, p. 95-107.

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Joan W. Scott identités infra-étatiques. En pratique, cette conception tend à servir une forme d’éthno-nationalisme tacite 14.

Cette analyse me semble intéressante parce que, dans les représentations, les deux aspects sont liés. La séparation des Églises et de l’État (la solution politique) est d’ordinaire vue comme une conséquence du processus (socioculturel) de rationalisation caractérisé par l’individualisme, les divisions du travail et la privatisation de la foi et de la pratique religieuse. Dans les faits, la laïcité découle de la sécularisation ou repose sur celle-ci ; elle est vue comme l’un des aspects du règne de la raison. Les deux notions reposent sur la même opposition entre public et privé ; la liberté de conscience individuelle résulte de l’assignation de la religion à la sphère privée. Mais si cette notion de religion privatisée ne s’impose qu’à certaines pratiques cultuelles, et si l’intérêt qu’a l’État à assurer l’ordre public est une considération primordiale, alors il est impossible d’échapper aux contradictions que souligne Daly. Quoi qu’il en soit, ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas tant l’interprétation de la loi elle-même que les usages polémiques qui sont faits de la laïcité. Ce sont donc les deux aspects de la laïcité – l’aspect politique et l’aspect socioculturel – et les liens entre eux qui sont l’objet de cet article. Si, comme le rappelle Baubérot, il ne faut pas « idéaliser la laïcité historique » car « elle a eu ses démons », il est essentiel de connaître ces « démons », notamment parce qu’ils ont joué un rôle dans la définition de ce que François Baroin appela « la nouvelle laïcité » 15. Ces démons sont, me semble-t-il, les contradictions apparentes du principe affiché, produit de définitions idéalisées du public et du privé, et l’absence d’une frontière claire entre les deux. Entre autres disciplines, l’histoire et l’anthropologie nous apprennent que la séparation entre le public et le privé n’est jamais définie et est indéfinissable ; il s’agit plutôt, pour reprendre une ancienne observation de Michèle Perrot, d’« une frontière mouvante » 16. Mais ce n’est pas seulement que la frontière bouge avec le temps; c’est aussi que l’opposition elle-même ne tient pas. Les termes de public et de privé, loin de désigner des lieux distincts, sont en fait des outils conceptuels qui servent à articuler la souveraineté de l’État. Les penser ainsi permet d’en écrire l’histoire.

14. E. daly, « Public Funding of Religions in French Law: The Role of the Council of State in the Politics of Constitutional Secularism », Oxford Journal of Law and Religion, 2013, p. 24. Voir également E. daly, « Laïcité, gender equality and the politics of non-domination », European Journal of Political Theory, 11, n° 3, 2012, p. 292-323 15. F. baroin, Rapport de François Baroin, « Pour une nouvelle laïcité », Réseau Voltaire, juin 2003, http://www.voltairenet.org/rubrique506.html?lang=fr (consulté le 17 décembre 2015). Voir également S. hennette-vauCheZ, V. valentin, L’affaire Baby Loup, ou La Nouvelle Laïcité, Paris 2014. La citation de Baubérot est à la p. 31. 16. M. Perrot, « Introduction », dans P. arièS, G. duby (dir.), Histoire de la vie privée : De la Révolution à la Grande Guerre, Paris 1987.

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Laïcité et égalité des sexes Dans la suite de cet article, je voudrais analyser les diverses façons dont, depuis le xixe siècle, les concepts de public et de privé ont été utilisés pour refléter et structurer des conceptions de la religion, de la famille et des femmes, et de leur place dans la société française. Cette histoire contredit l’idée fixe contemporaine qui veut que l’égalité des sexes serait un apport fondamental de la laïcité. En même temps, ainsi que je vais le montrer, la focalisation sur l’islam comme antithèse de la laïcité n’est pas nouvelle ; elle a été une dimension permanente de la construction de l’identité de la nation française, ainsi qu’en attestent les travaux d’Ernest Renan, théoricien du nationalisme français qui écrit : L’islamisme ne peut exister que comme religion officielle ; quand on le réduira à l’état de religion libre et individuelle, il périra. L’islamisme n’est pas seulement une religion d’État, comme l’a été le catholicisme en France, sous Louis XIV, comme il l’est encore en Espagne, c’est la religion excluant l’État. […] L’islam est la plus complète négation de l’Europe ; l’islam est le fanatisme, comme l’Espagne du temps de Philippe II et l’Italie du temps de Pie V l’ont à peine connu 17.

III Religion. Le Grand Robert date de 1871 l’apparition du terme de laïcité et il le définit comme « une conception politique impliquant la séparation de la société civile de la société religieuse, l’État n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Églises aucun pouvoir politique 18 ». Dans les faits, cependant, l’État a bel et bien contrôlé la religion, au moins dans la mesure où, depuis la Révolution française, il payait les salaires des prêtres jureurs. L’affirmation de la souveraineté de l’État l’exigeait. Ainsi, si est reconnue la liberté de conscience, la sécurité de l’État prévaut systématiquement. Nulle relation d’égalité entre le public et le privé : le privé est subordonné au public. Ce trait est une constante de la relation entre la religion et l’État. En vertu de l’article premier de la loi de 1905, « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public 19 ». L’État, au nom de l’ordre public, définit ce qui entre dans la définition légale de la religion et ce qui n’y entre pas ; c’est au Ministre de l’Intérieur qu’il revient d’assurer la police des cultes. Des conseils représentatifs sont attribués aux religions qui sont 17. E. renan, De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation : discours d’ouverture des cours de langue hébraïque, chaldaïque et syriaque au Collège de France, Paris 1862. 18. Le Grand Robert, t. V., Paris 1987. 19. Journal Officiel du 11 décembre 1905, « Loi du 9 Décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État ».

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Joan W. Scott considérées comme membres légitimes de l’espace public. Ces conseils existent depuis longtemps pour les catholiques, les protestants et les juifs. Ce n’est, en revanche, qu’en 2003 qu’est instauré le Conseil français du culte musulman pour servir de représentant officiel des musulmans auprès de l’État français. Même alors, il y eut de vives controverses pour savoir si l’islam était acceptable dans le cadre des « règles républicaines ». Sont acceptables les religions qui placent l’allégeance à l’État au-dessus des solidarités communautaires. Sur ce point, on cite souvent les propos de Clermont-Tonnerre, suivant lequel « il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus 20 ». Comme l’a noté Saba Mahmood dans ses travaux sur les religions minoritaires, l’opposition individuel/ collectif contenait une contradiction fondamentale. D’un côté, la liberté de conscience individuelle était garantie, que la foi individuelle fût conforme ou pas aux croyances majoritaires. De l’autre, les croyants étaient vus comme membres d’une communauté dont l’existence même pouvait menacer la nécessité d’une identification première à la nation. L’exigence de droits pour la conscience individuelle posait la question de l’appartenance religieuse et cela souleva de façon aiguë la question de la loyauté à la communauté ou à la nation. Mahmood écrit : Les notions de liberté religieuse et de droits des minorités signalent à la fois les promesses et les limites de la laïcité politique : celles-là par la promesse d’accorder droits et libertés sans distinction de religion, et celles-ci par l’incapacité d’éradiquer les affiliations communautaires de l’identité sociale et politique des citoyens 21.

Dans cette perspective, ce qui fut autrefois la « question juive » est devenue aujourd’hui la « question musulmane » 22. La loi de 1905 mit au premier plan la neutralité de l’État en matière religieuse mais elle adapta aussi, de façon pragmatique, des pratiques antérieures, par exemple en permettant à l’État d’assurer l’entretien des églises et en assurant la présence de représentants des églises dans les prisons, les écoles ou les hôpitaux. Depuis 1924, les autorités françaises sont consultées par le Vatican lorsque celui-ci doit nommer des évêques. Certaines colonies n’étaient pas concernées par la loi de 1905 (l’Algérie par exemple) et l’Alsace et la Moselle, sous occupation prussienne lorsque la loi fut adoptée, ne se sont jamais vu appliquer cette loi depuis qu’elles sont redevenues françaises. En 1959, la loi Debré autorisa le financement des écoles privées religieuses (notamment le salaire des enseignants) à condition que celles-ci dispensent le même enseignement que les écoles publiques et qu’elles soient en principe ouvertes aux

20. Cité dans E. benbaSSa, Histoire des Juifs de France, Paris 2000, p. 81 21. S. mahmood, Religious Difference in a Secular Age: The Minority Condition, Princeton 2016, p. 20. 22. A. norton, On the Muslim Question, Princeton 2013.

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Laïcité et égalité des sexes enfants sans distinction de religion (et qu’elles respectent ainsi la liberté de conscience individuelle des élèves). 23 La création d’une école musulmane à Lille en 2003 a néanmoins été l’occasion de vives controverses. « Nous sommes en démocratie et ils [les musulmans] ont le droit, comme n’importe qui, d’ouvrir une école », déclara Jacqueline Costa-Lascoux, membre de la Commission Stasi. « Mais, ajouta-t-elle, la démocratie est faible face au fondamentalisme 24 ». L’assimilation de l’islam tout entier au fondamentalisme n’était pas rare – si la République était en danger, alors il était légitime de dénier à ces individus leur liberté religieuse. En 2008, l’école accepta de dispenser le même enseignement que les écoles publiques. L’intérêt, pour l’État, de répandre ses valeurs éducatives justifie le fait de rompre ce qui serait ailleurs (aux États-Unis, par exemple) une division rigoureuse entre le religieux et le politique. Le contrôle des religions par l’État comporte notamment (aux termes de la loi de 1905) la régulation par les mairies des « cloches des églises dans l’intérêt de l’ordre et de la tranquillité publique 25 ». Cette formulation est remarquable en ce qu’elle fait de l’ordre social une condition essentielle de la pratique religieuse, qui peut, si cela paraît justifié, prévaloir sur les droits de la conscience individuelle. Ces dernières années, l’ordre social a souvent servi de justification pour empêcher l’expression religieuse des musulmans, non seulement dans les écoles, mais aussi dans le monde du travail et même dans les rues. Ces limitations, bien loin de contredire le principe originel de la laïcité, ne sont en fait que l’extension d’un principe présent depuis la loi de 1905 : le pouvoir régulateur de l’État. La Cour européenne des droits de l’homme l’a confirmé en validant l’interdiction, votée en 2010, du voile intégral défini comme menace pour la sécurité nationale et pour les coutumes et la culture nationales. La Cour affirma que « la préservation des conditions du “vivre ensemble” était un objectif légitime 26 ». La souveraineté de l’État et l’ordre social prévalurent donc sur les droits de la conscience religieuse individuelle. Aux xixe et xxe siècles, l’État français, tout laïque qu’il fût, n’hésita pas à apporter son soutien aux missions chrétiennes dans les colonies, forçant bien souvent les chefs locaux à garantir leur sécurité. Une expression répandue affirmait que « l’anticléricalisme n’est pas un produit d’exportation » 27. Les

23. D’après les chiffres officiels fournis par le gouvernement français, il existe, en 2014, environ 9 000 établissements catholiques accueillant 2 millions d’élèves. Pour la communauté juive, 280 écoles, collèges et lycées scolarisent environ 30 000 élèves, et une vingtaine d’établissements privés musulmans scolarisent 2 000 élèves. 24. Christian Science Monitor, 15 octobre, 2003. 25. Journal officiel du 11 décembre 1905, « Loi du 9 Décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l’état ». 26. http://hudoc.echr.coe.int/sites/fra/pages/search.aspx?i=001-145240 (consulté le 17 déc. 2015). 27. J.-P. daughton, An Empire Divided: Religion, Republicanism, and the Making of French Colonialism, 1880-1914, Oxford-New York 2006, p. 6.

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Joan W. Scott « missions civilisatrices » comprenaient parfois l’introduction de formes de religion « plus avancées » que celles qui avaient cours parmi les populations dites non-civilisées. Dans d’autres cas, les autorités françaises accordaient une certaine autonomie aux religions indigènes sous la forme d’un statut personnel. En Algérie, par exemple, la laïcité régissait les contrats et les échanges de biens mais les affaires familiales et sexuelles furent laissées aux mains des autorités religieuses locales 28. Ainsi, les femmes furent fermement enfermées du côté de la religion. Cela scandalisa la féministe Hubertine Auclert. En Algérie, écrivit-elle en 1900 dans son livre Les Femmes arabes en Algérie, la reconnaissance de la loi coranique en matière de famille, de mariage et de sexualité, a perpétué la dégradation de la féminité algérienne. Si les défenseurs de la laïcité étaient vraiment cohérents, affirmait-elle, la loi civile française prévaudrait partout. Mais, on le sait, cette loi civile française ne reconnaissait pas aux femmes le droit de vote, autre contradiction qu’Auclert releva. Pourquoi les femmes croyantes seraient-elles traitées avec plus de rigueur que les hommes croyants ? On ne demande pas aux hommes quelles sont leurs idées philosophiques quand on leur délivre la carte électorale ; les prêtres, les pasteurs, les rabbins la reçoivent comme les libres penseurs 29.

Le fait, selon elle, de refuser aux « femmes blanches civilisées » le droit de vote qu’on accordait aux « noirs sauvages » contredisait la mission séculaire 30. Laïciser la France, ce n’est pas simplement cesser de payer pour enseigner des dogmes religieux, c’est rejeter la loi cléricale – infériorisant la femme – qui découle de ces dogmes 31.

Ce n’était pas le dogme religieux, cependant, qui assimilait les femmes et la religion : c’était, au contraire, la pratique républicaine. Ce que Baubérot appelle « l’antiféminisme anticlérical 32 ». Au cours des campagnes anticléricales de la Révolution française et de la Troisième République, les femmes furent associées au clergé comme ennemies du progrès. Jusqu’au xxe siècle, les législateurs s’opposèrent à des lois qui leur reconnaissaient la citoyenneté par crainte d’augmenter le pouvoir des partis du trône et de l’autel. Rochefort écrit que :

28. J. SurkiS, « Propriété, polygamie et statut personnel en Algérie coloniale, 1830-1873 », Revue d’histoire du XIXe siècle (n° spécial L’Algérie au XIXe siècle), 41, 2010, p. 27-48. J. halley, K. rittiCh, « Critical Directions in Comparative Family Law: Genealogies and Contemporary Studies of Family Law Exceptionalism », American Journal of Comparative Law, 58, 2010, p. 753-775. 29. H. auClert, Le Vote des Femmes, Paris 1908, p. 57. 30. Ibid., p. 196-197. 31. Ibid., p. 58. 32. Mediapart, 26 juin 2013.

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Laïcité et égalité des sexes L’anti-cléricalisme reste jusque dans l’entre-deux-guerres un des principaux freins au soutien du suffragisme… Le radicalisme français, qui se veut porteur d’une orthodoxie républicaine et laïque, met un point d’honneur à entraver l’égalité politique – non seulement sous le Front populaire, mais aussi au sein du Conseil national de la résistance qui n’inscrit pas la question à son programme, et encore à l’assemblée provisoire d’Alger lors des discussions précédant l’ordonnance du 21 avril 1944 33.

L’idée n’était pas seulement que les femmes étaient sous l’influence des prêtres et des confesseurs, mais que leur sensibilité naturelle les prédisposait à la superstition et à la spiritualité. La notion de sphères séparées, sur laquelle reposait la laïcité, plaçait les femmes du côté de la religion ; les unes et l’autre relevaient de la sphère privée, et il fallait aux unes comme à l’autre des hommes qui les dirigent et les contrôlent dans la famille et dans l’État. Cette vision continue d’informer le discours de la laïcité ; selon Stéphanie Hennette-Vauchez : La nouvelle laïcité emprunte ici à la pensée laïcarde : pour les “progrès” de la République, il faut reléguer et confiner les femmes et la religion dans le privé 34

Si, au xixe siècle, c’étaient les femmes françaises que leurs inclinations religieuses plaçaient dans la sphère privée et si c’est elles qui virent leur citoyenneté restreinte jusqu’au milieu des années 1940, aujourd’hui, c’est l’expression religieuse des femmes musulmanes qui est supposée menacer l’État laïque. Ce qui justifie désormais de refuser aux femmes (musulmanes) leurs droits (droits de conscience individuelle qu’est pourtant censée garantir la loi de 1905), c’est le caractère « ostensible » de leurs pratiques religieuses –pas assez privées pour garantir la « tranquillité » de l’État. Mais est demeurée la vieille association du danger, des femmes, et de la religion. Et le droit reconnu qu’a l’État de se défendre contre ce danger est resté un aspect essentiel de cette vision de la laïcité. IV La Famille. La séparation de l’Église et de l’État reposait sur la distinction entre la sphère publique et la sphère privée. En vertu de cette séparation, la religion, la famille, le mariage, la sexualité et les femmes relevaient de la sphère privée. C’est cette division qui conduisit certains hommes politiques à associer les femmes à la religion et à s’opposer à leur droit de vote. C’est cette division également qui permit de décrire l’espace domestique comme un refuge contre les duretés du monde politique et du marché capitaliste, un lieu

33. F. roChefort, « Laïcité et droits des femmes », p. 106. 34. S. hennette-vauCheZ, La Nouvelle laïcité, p. 43.

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Joan W. Scott d’amour et de liberté protégé de l’intervention de l’État. En réalité, cependant, au long du xixe siècle, à mesure que l’avenir de la nation et la question de la main-d’œuvre sont devenus des préoccupations importantes, la régulation par l’État de la vie de la famille s’est accrue – ce qui eut pour effet de remettre en question l’idée d’une stricte séparation. Le public s’est infiltré dans le privé, devenu une fonction de ce que Michel Foucault a appelé « biopouvoir » et qui prend la vie « comme objet politique » indispensable au développement du capitalisme : celui-ci n’a pu être assuré qu’au prix de l’insertion contrôlée des corps dans l’appareil de production et moyennant un ajustement des phénomènes de population aux processus économiques 35

Une vive attention a alors été portée à la reproduction. Elle conduisit à scruter de plus près l’institution matrimoniale et la famille conjugale. Ce fut la seule institution que l’on décrivit comme médiation entre le désir privé et l’intérêt public. Le mariage fut défini comme une institution naturelle, découverte au long du progrès de la civilisation. Jean-Étienne-Marie Portalis, ministre des Cultes de Napoléon, dit par exemple que le mariage n’était « ni un acte civil ni un acte religieux, mais un acte naturel qui a fixé l’attention des législateurs et que la religion a sanctifié 36 ». Le sociologue Frédéric Le Play affirmait que « la vie privée imprime son caractère à la vie publique ; la famille est le principe de l’État 37 ». Les économistes politiques entrèrent dans ces débats pour affirmer que, en vertu de la division du travail, les hommes avaient pour rôle de nourrir leur famille, et les femmes d’être mères. Pour l’économiste Jean-Baptiste Say, les tâches féminines (élevage des enfants et travail domestique) ne produisaient aucune plus-value ; elles fournissaient au contraire la matière naturelle et nue que le travail des hommes transformait en une nouvelle génération de travailleurs. Eugène Buret écrivit ainsi en 1840 : « La femme est, industriellement parlant, un travailleur imparfait 38 ». L’Ouvrière, titre d’un livre de Jules Simon en 1861, reflétait cette vision qui transcendait les classes sociales, et pour laquelle le travail salarié des femmes (une réalité sociale qui se développait) représentait non seulement leur dégradation et le signe d’une mort précoce, mais aussi l’augmentation de la mortalité infantile et, par conséquent, la diminution de la main-d’œuvre à venir.

35. M. fouCault, Histoire de la sexualité, t. I. La volonté de savoir, Paris 1976, p. 184-185. 36. Cité par F. roChefort , « Laïcité et droits des femmes », p. 100. 37. F. le Play, Les Ouvriers européens, Mame, Tours 1877, cité par M. Perrot, « La famille triomphante », dans Ph. arièS, G. duby (dir.), History of Private Life, Vol. IV. From the Fires of Revolution to the Great War, Cambridge 1994, p. 99. 38. E. buret, De la misère des classes laborieuses en France et en Angleterre, Paris 1840, t. I, p. 287, cité par Th. moreau, Le Sang de l’histoire : Michelet, l’histoire et l’idée de la femme au XIXe siècle, Paris 1982, p. 74.

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Laïcité et égalité des sexes Ces politiques suscitèrent bien sûr des résistances, certains socialistes et certaines féministes considérant que la reproduction devait, comme la production, être organisée collectivement, et que les femmes, même si elles portaient les enfants, devaient être les égales des hommes à l’usine et dans la cité. Les socialistes dits utopiques, en Europe et aux États-Unis, au xixe et au xxe siècles, avaient à cœur d’imaginer des alternatives aux modes d’alliances sexuels et aux dispositifs familiaux ; notamment à travers le refus d’un mariage hétérosexuel sanctionné par l’État, la création de foyers collectifs et la reconnaissance de la valeur économique du travail domestique. Ces critiques ne font que souligner davantage le fait que la gestion et la régulation des vies supposées privées des populations étaient au cœur de la politique dominante des États-nations modernes. À mesure que la reproduction se vit conférer le rôle nouveau et fondamental d’assurer la survie de la nation, la famille fit l’objet d’une attention publique grandissante. Maris, épouses, femmes, pratiques sexuelles – qui relevaient tous de la sphère privée – devinrent des objets de régulation d’État. La responsabilité des registres de mariages, de naissances et de décès passa des mains des institutions religieuses à celles des bureaucraties d’État. Les lois sur le mariage (âge des partenaires, adoption, héritage, motifs de divorce, pénalisation de l’adultère, détermination du statut légal des enfants, droits des enfants adultérins, limites fixées au pouvoir parental) se multiplièrent ; les sociétés philanthropiques se mirent à promouvoir le mariage auprès des indigents et des travailleurs pauvres. Ainsi, le corps social s’homogénéisa ; des arrangements de genre standardisés se répandirent à travers les différentes classes sociales pour devenir le signe d’une appartenance nationale partagée. Ce processus ne fut pas simple, comme nous le rappellent les historiens de la famille, mais l’appareil régulateur des institutions d’État exerça des pressions fortes et usa de sanctions. Cette exigence d’homogénéité, vue comme un aspect de l’identité nationale laïque, on la retrouve aujourd’hui à l’égard des musulmans, dont les pratiques « déviantes » représentent « un défaut d’assimilation » et, par conséquent, une menace contre l’unité de la nation. 39 La « police des familles », comme le montre Jacques Donzelot dans son analyse du xixe siècle français, passa par les interventions régulières des agents de l’État, ainsi que par la création d’institutions d’État chargées de répondre aux problèmes d’hygiène, d’éducation, de logement et de moralité. 40 Se trouva

39. Conseil d’État, Mabchour. Req. n. 286798 (27 juin 2008) : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/ acces-par-date/decisions-depuis-1959/2010/2010-613-dc/decision-n-2010-613-dc-du-07octobre-2010.49711.html (consulté le 17 décembre 2015). Une femme portant le voile intégral vit sa demande de naturalisation rejetée sur la base d’« un défaut d’assimilation » dû au fait que le port du voile était vu comme contradictoire avec le principe républicain d’égalité. 40. J. donZelot, La Police des familles, Paris 1977.

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Joan W. Scott ainsi placé sous contrôle tout comportement sexuel qui ne visait pas à la reproduction. Max Weber appelle « pouvoir créateur incarné » l’objectif rationnel de reproduction assigné au sexe 41. De cette définition ont découlé l’obsession de la lutte contre la masturbation, définie comme acte sexuel solitaire et sans objet ; la lutte acharnée en vue d’éradiquer l’infanticide, perçu comme un crime contre la nature, mais aussi contre les injonctions populationnistes de l’État. D’où aussi les campagnes de lutte contre la prostitution et les maladies vénériennes, ainsi que l’association de l’homosexualité et de la perversion. D’où encore le souci de contrôler la surpopulation des logements ouvriers, foyers d’inceste et de contagions 42. Les médecins du xixe et du xxe siècles entrèrent en guerre contre la contraception et l’avortement, perçus (dans les termes d’un médecin américain) comme « une guerre directe déclarée à la société humaine » 43. Et à travers les nations occidentales, des hommes gynécologues ont, au nom de l’hygiène nationale, œuvré à remplacer les sagesfemmes afin de pouvoir contrôler les pouvoirs reproducteurs des femmes. En dépit de l’idéologie à l’eau de rose de la famille nucléaire, représentée comme lieu d’affection et de liberté et refuge face aux aliénations propres à la vie publique (et cela a eu, à n’en pas douter, une importance symbolique majeure), dans les faits, la séparation de la famille et de l’État a fonctionné – comme la séparation des Églises et de l’État – moins comme séparation que comme subordination. Les espaces de la religion et de la famille, soi-disant privés, furent subordonnés et régulés dans l’intérêt du pouvoir laïque d’État. Ce pouvoir était en propre celui des hommes ; leur position de chef de famille confirmait leur autonomie de citoyens. V Les  femmes.  L’asymétrie de genre était au cœur des définitions du mariage. Portalis prévint que « la société conjugale ne pourrait subsister si l’un des époux n’était subordonné à l’autre 44 ». Alexis de Tocqueville déguisait cette inégalité en la présentant comme un choix des femmes. Un chapitre de De la démocratie en Amérique (titré « Comment les Américains comprennent l’égalité de l’homme et de la femme ») donne un exemple de la façon dont se

41. A. aiSenberg, Contagion: Disease, Government, and the ‘Social Question’ in NineteenthCentury France, Stanford 1999 ; B. Connolly, Domestic Intimacies: Incest and the Liberal Subject in Nineteenth-Century America, Philadelphie 2014. 42. M. Weber, « Religious rejections of the world and their directions », dans H. H. gerth, C. Wright millS, From Max Weber, p. 347. 43. B. barker-benfield, « The Spermatic Economy: A Nineteenth Century View of Sexuality », Feminist Studies, 1/1, été 1972, p. 56. 44. Cité par F. roChefort, « Laïcité et droits des femmes », p. 101.

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Laïcité et égalité des sexes règle, grâce au concept libéral de consentement individuel, la contradiction entre la revendication d’égalité des sexes d’une part, et les divisions hiérarchiques du travail de l’autre. « La division du travail dérive, écrit-il, du grand principe d’économie politique qui domine de nos jours l’industrie […]. Dans la petite société du mari et de la femme, ainsi que dans la grande société politique, l’objet de la démocratie est de régler et de légitimer les pouvoirs nécessaires ». Ce pouvoir appartient au « chef naturel de l’association conjugale […] l’homme ». Il observait qu’en Amérique les femmes « se faisaient une sorte de gloire du volontaire abandon de leur volonté, et qu’elles mettaient leur grandeur à se plier d’elles-mêmes au joug et non à s’y soustraire » 45. L’idée de la complémentarité sert ici à nier l’inégalité apparente en définissant l’asymétrie de genre comme (dans les termes d’un commentaire récent) « une forme particulière d’égalité » 46. Ce thème – la notion libérale de volonté – se retrouve aujourd’hui dans l’idéalisation de la « séduction » et du « consentement amoureux » des femmes, présentés comme des traits du caractère national français. Ainsi, selon Mona Ozouf : le destin des deux sexes n’est pas symétrique ; […] l’amour n’est jamais le triomphe de l’ego : aimer un être, c’est vouloir son bien, même s’il faut lui soumettre ses buts personnels ; […] cette attache n’est pas une servitude ; […] il y a donc bien un consentement amoureux, fruit de l’attraction naturelle 47.

L’asymétrie des relations de genre fut normalisée (et l’est restée) par le contraste avec d’autres populations – principalement arabo-musulmanes – chez lesquelles, prétendait-on, c’était la force qui régissait ces relations. La capacité d’agir (agency) des femmes françaises était absente des sociétés où les femmes étaient censées être opprimées par les lois et coutumes musulmanes – où elles étaient exploitées et vivaient cloîtrées dans leurs maisons. 48 Alors même qu’elle dénonçait l’exclusion des femmes françaises de la citoyenneté, Auclert reproduisait l’opposition entre sa situation et le fardeau des

45. A. de toCqueville, Œuvres Complètes, t. I. De la démocratie en Amérique, 3e partie, ch. XII, p. 220. 46. Ph. raynaud, « Les Femmes et la civilité : aristocratie et passions révolutionnaires », Le Débat, 57, nov.-déc. 1989, p. 182. 47. M. oZouf, « À propos de ‘Consentement amoureux’: les douces lois de l’attraction », Le Nouvel Observateur, 26 novembre 1998, p. 164. Voir également C. habib, Galanterie française, Paris 2006. 48. J. ClanCy-Smith « La Femme Arabe : Women and Sexuality in France’s North African Empire », dans A. el aZhary Sonbol (dir.), Women, the Family, and Divorce Laws in Islamic History, Syracuse (NY) 1996 ; P. SilverStein, Algeria in France: Transpolitics, Race and Nation, Indianapolis 2004.

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Joan W. Scott femmes algériennes. Elle évoque ainsi « ces enterrées vivantes qu’un mari peut étrangler sans être inquiété », ainsi que la façon dont les lois familiales de l’islam encourageaient la promiscuité sexuelle 49. Ce que je cherche à montrer, c’est qu’il existe une longue tradition consistant à associer la capacité d’agir aux femmes françaises – quand bien même cette capacité d’agir conduit-elle au « volontaire abandon de leur volonté » – et à dénier cette capacité d’agir aux femmes musulmanes. C’est ce qui conduisit les épouses des administrateurs coloniaux (elles-mêmes privées du droit de vote) à mettre en scène une cérémonie de dévoilement pour les musulmanes en 1958, afin de démontrer la promesse émancipatrice de la mission civilisatrice 50. C’est ce qui conduit encore Claude Habib, en 2006, à opposer la sexualité libre des Français et la sexualité réprimée de l’islam. Le voile, ditelle, signale « une norme implicite de ce que doivent être les rapports entre les sexes – l’ascendant de la beauté féminine et l’allégeance du masculin 51 ». Le voile recouvre ce qui doit être vu. Comme le dit en 2010 une députée socialiste s’exprimant dans l’hémicycle : si une image doit nous venir à l’esprit pour illustrer le gouffre qui sépare le port du voile intégral de la République, c’est bien Marianne : une femme parée du bonnet des affranchis, qui va le visage fier, le menton haut, la gorge offerte. Cette femme s’expose, elle se manifeste 52.

Marianne incarne la femme laïque : « la gorge offerte », elle « s’expose, elle se manifeste ». Prête à jouer le jeu de la séduction que célèbrent Habib et d’autres. Les femmes musulmanes, au contraire, sont supposées privées de toute capacité d’agir ; le voile est le signe de l’abdication de leur volonté, de la perte de leur autonomie – quand bien même elles l’ont choisi. Pour ces législateurs, le voile ne peut avoir qu’une seule signification objective, nonobstant le fait que ses interprétations sont multiples et débattues parmi les musulman(e)s. Ainsi que le dit le député André Gerin : « la revendication pleine et entière du port du voile intégral, une servitude volontaire 53 ». On ne saurait être libre de choisir le voile. Le Conseil Constitutionnel abonde en ce sens :

H. auClert, Les Femmes Arabes en Algérie, Paris 1900, p. 24. T. ShePard, 1962 : Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, Paris 2008. C. habib, Galanterie française, p. 413. D. hoffman riSPal, députée socialiste, Assemblée Nationale, Débats, 11 mai 2010, cité par S. hennette-vauCheZ, « L’autre/l’étranger(ère) », p. 15. 53. Assemblée Nationale, Rapport d’information n° 2262, p. 43, cité par S. hennette-vauCheZ, ibid., p. 11.

49. 50. 51. 52.

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Laïcité et égalité des sexes Les femmes dissimulant leur visage, volontairement ou non, se trouvent placées dans une situation d’exclusion et d’infériorité manifestement incompatible avec les principes constitutionnels de liberté et d’égalité 54.

Ces certitudes sur la signification du voile permirent que, lors de l’examen des lois qui allaient interdire le port du voile et du niqab, les femmes qui les portaient ne soient jamais consultées ; présumées victimes de leur père, de leur mari, de leurs frères ou, plus largement, de leur religion, on ne leur donna à aucun moment la parole et on ne les entendit donc jamais. Au lieu de cela, l’État agit en leur nom, pour les protéger de l’oppression dont elles étaient présumées victimes et, de manière ironique, il punit les soi-disant victimes pour des croyances ou des pratiques religieuses considérées comme contradictoires avec la culture républicaine. Du moins à première vue. Car en réalité, l’enjeu de ces débats était, comme au xixe siècle, le désir d’imposer une certaine vision nationaliste d’un État homogène. C’est bien ce que dit Élisabeth Badinter en affirmant que la burqa contrevenait au « devoir de fraternité 55 » ; c’est aussi ce que dit le tribunal qui jugea qu’une femme portant le niqab témoignait d’« un défaut d’assimilation 56 ». Les termes ont bien sûr changé, comme l’ont noté des critiques de la législation actuelle. Ce sont les usagers des services publics et de l’espace public qui doivent désormais démontrer leur « neutralité » religieuse (tandis que c’était, jusque-là, à l’État de faire preuve de « neutralité »), mais n’est-ce pas là une autre façon d’exiger la privatisation de la religion ? Cet appel à la neutralité est-il autre chose qu’une exigence de conformité à la façon majoritaire de pratiquer sa religion – une forme « d’ethno-nationalisme tacite » ? VI Les discours sur la laïcité se sont bien sûr transformés au cours des deux cents dernières années. Mais il y a aussi des continuités. La séparation des Églises et de l’État signifie toujours la subordination de la religion institutionnalisée à la régulation étatique, et elle signifie aussi la supériorité de la nation dont l’histoire est liée à la chrétienté sur les peuples d’Orient ancrés dans la tradition. La différence, c’est que ces derniers, qui étaient autrefois des sujets coloniaux vivant dans des territoires lointains, sont devenus depuis des minorités vivant en métropole, composées, bien souvent, de citoyens de la République. Ils posent avec acuité la question de savoir si la liberté de conscience individuelle dépend de l’assimilation des normes culturelles qui imposent la privatisation de la pratique religieuse. 54. Conseil Constitutionnel, 2010-613DC, 7 octobre 2010, cité par S. hennette-vauCheZ, La Nouvelle Laïcité, p. 41. 55. Cité par E. daly, « Laïcité, Gender Equality and the Politics of Non-Domination », p. 303. 56. Conseil d’État, L’arrêt Machbour, 27 juin 2008, # 286798

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Joan W. Scott Continuité encore dans la façon dont l’égalité est définie comme l’exercice du consentement des partenaires sexuels. Si le mariage hétérosexuel n’est plus tout à fait au centre de l’ordre social tel que le définit l’État, l’importance de la différence sexuelle perdure. Dans les débats sur le foulard et le niqab se manifeste la permanence de la question de l’exhibition sexuelle des femmes. Comme l’a montré Mayanthi Fernando, la féminité « naturelle » est conçue comme le fait de porter des jupes courtes et de se maquiller. Elle analyse le témoignage, devant la commission parlementaire qui préparait le texte sur le niqab (la Commission Gerin), de l’une des dirigeantes de l’association Ni Putes Ni Soumises (NPNS), qui rassemble de nombreuses Françaises d’origine maghrébine. Sihem Habchi, favorable à l’interdiction, déclara que, à la différence des femmes voilées, elle n’avait pas honte de son corps. Elle retira sa veste pour montrer ses épaules nues. Les membres de la Commission l’applaudirent pour manifester, sans doute, leur appréciation du fait qu’en montrant ses épaules nues, elle témoignait de son attachement à la laïcité. En effet, Habchi, Fadela Amara (autre dirigeante de NPNS) et la Commission Gerin présentèrent leur opposition au voile comme une défense de la laïcité, liant ainsi les valeurs de la laïcité, telles que l’autonomie individuelle et l’égalité sexuelle, à un mode particulier d’hétéro-féminité et à une série de règles sexuelles 57.

Ces remarques manifestaient la permanence de l’idée que les sujets libéraux jouissent d’une liberté volontaire à laquelle les musulman(e)s, en raison de leur religion, n’ont pas accès – quand bien même des femmes portant le hijab ou le niqab répètent que c’est par choix qu’elles les portent. Au cœur du projet laïc, hier comme aujourd’hui, se trouve l’idée que la liberté de choix est incompatible avec la religion. Bien des choses ont changé, cela va sans dire. L’opposition public/ privé, qui autrefois assignait les hommes à l’espace politique et au marché, et les femmes à la famille, a été redessinée pour opposer désormais plus nettement les sociétés voilées et les sociétés sans voile – le voile étant le signe qui sépare la libération sexuelle de la répression. Si la religion reste une question de conscience privée dans les sociétés démocratiques occidentales, le sexe est quant à lui entré dans le domaine public pour devenir le critère essentiel de l’émancipation et de l’égalité. Et l’opposition entre femmes et hommes, fondement du discours laïque au dix-neuvième siècle, s’est déplacée pour dessiner une opposition entre la condition féminine en Orient et en Occident. L’opposition Orient/ Occident attribue aux Occidentales l’égalité avec les

57. J. S. Selby, M. L. fernando, « Short Skirts and Niqab Bans: On Sexuality and the Secular Body », posté sur le blog « The Immanent Frame »: http://blogs.ssrc.org/tif/2014/09/04/ short-skirts-and-niqab-bans (consulté le 17 décembre 2015). Voir également M. L. fernando, The Republic Unsettled: Muslim French and the Contradictions of Secularism, Durham (NC) 2014.

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Laïcité et égalité des sexes hommes et aux Orientales l’inégalité. En outre, elle se légitime en faisant de la question de la liberté sexuelle le cœur du débat, ce qui permet d’ignorer (ou d’occulter) les inégalités de genre, pourtant bien réelles d’un côté comme de l’autre, dans le monde économique, la politique, l’emploi, et le droit. Continuité, là encore, dans la façon dont l’opposition avec l’islam sert à affirmer la supériorité du mode de vie chrétien et laïque. Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas de différences entre l’Occident et l’Orient sur tout un tas de questions ; il s’agit, plus simplement, de dire que les termes dans lesquels sont posés les débats sur le voile rendent très mal compte de ces différences. Bibliographie A. aiSenberg, Contagion: Disease, Government, and the “Social Question” in NineteenthCentury France, Stanford University Press, Stanford 1999. Assemblée Nationale, Rapport d’information n° 2262. H. auClert, Les Femmes Arabes en Algérie, Société d’éditions littéraires, Paris 1900. H. auClert, Le Vote des Femmes, V. Giard et E. Brière, Paris 1908. B. barker-benfield, « The Spermatic Economy: A Nineteenth Century View of Sexuality », Feminist Studies 1/1, été 1972, p. 45-74 F. baroin, Rapport de François Baroin, « Pour une nouvelle laïcité », Réseau Voltaire, juin 2003, http://www.voltairenet.org/rubrique506.html?lang=fr (consulté le 8 janvier 2016). J. baubérot, M. milot, Laïcités sans frontières, Seuil, Paris 2011. E. benbaSSa, Histoire des Juifs de France, Seuil, Paris 2000. E. buret, De la misère des classes laborieuses en France et en Angleterre, Paulin, Paris 1840. J. ClanCy-Smith, « La Femme Arabe : Women and Sexuality in France’s North African Empire », dans A. el a Zhary Sonbol (dir.), Women, the Family, and Divorce Laws in Islamic History, Syracuse University Press, Syracuse (NY) 1996, p. 52-63 B. Connolly, Domestic Intimacies: Incest and the Liberal Subject in NineteenthCentury America, University of Pennsylvania Press, Philadelphie 2014. Conseil Constitutionnel, 2010-613DC, 7 octobre 2010. Conseil d’État, Un siècle de laïcité, La Documentation Française, Paris 2004. Conseil d’État, L’arrêt Machbour, 27 juin 2008, n° 286798. Cour européenne des droits de l’homme. Grande Chambre, Affaire Lautsi et autres c. Italie, Requête n° 30814/06, 18 mars 2011. E. daly, « Public Funding of Religions in French Law: The Role of the Council of State in the Politics of Constitutional Secularism », Oxford Journal of Law and Religion, 2013, p. 1-24

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LA LAÏCITÉ PEUT-ELLE CONTRIBUER À LA JUSTICE SOCIALE ?

Micheline milot Université du Québec à Montréal

Les motifs et les justifications qui ont conduit à la proclamation des constitutions laïques ou aux différentes versions nationales des lois de séparation entre l’État et les religions incluent nécessairement des visées de l’ordre de l’égalité et de la liberté de conscience, ainsi liées à une conception plus ou moins explicite de la justice sociale. Toutefois, les interprétations des exigences qu’imposerait la laïcité sont fortement contrastées, d’une société à l’autre, par exemple en ce qui concerne l’acceptation ou l’interdiction des manifestations de l’adhésion religieuse dans la sphère publique. S’agit-il de visions divergentes de la justice sociale ? Les conceptions de la justice sociale peuvent-elles être aussi différentes d’une démocratie laïque à une autre ? Pourtant, les droits de l’homme se trouvent au fondement de tous les États de droit. Alors, quels sont les principes qui permettent de penser la laïcité en fonction des exigences de la justice sociale ? Je propose de considérer ces questions à partir d’une approche philosophique contemporaine, celle des « capabilités », laquelle s’inscrit dans les courants de la philosophie classique (John Locke entre autres), puis celle de John Rawls, mais en formulant des arguments nouveaux pour concrétiser ces optiques libérales. Martha Nussbaum, philosophe américaine à l’œuvre prolifique, a développé avec l’économiste d’origine indienne Amartya Sen, une approche du libéralisme politique fondée sur ce qu’ils désignent comme les « capabilités » des personnes. Une telle posture théorique se centre sur les exigences qui pèsent sur la gouvernance politique pour qu’elle honore son devoir d’assurer le respect de la dignité humaine et des choix de vie des personnes. Il m’apparaît intéressant d’examiner sa position philosophique car elle repose sur une théorie qui ne concerne pas à priori la laïcité, mais les fondements d’une conception résolument pluraliste des valeurs, qui conduit cependant à penser la laïcité en fonction de la justice sociale. Après avoir rappelé brièvement les termes des débats qui ont cours au Québec et en France sur la laïcité, 317

Micheline Milot j’examine la pertinence de l’approche des capabilités de Martha Nussbaum pour proposer une réflexion sur la laïcité et les exigences auxquelles elle devrait répondre pour assurer la justice sociale. Les controverses laïques au Québec et en France Diverses logiques argumentatives se sont développées, dans les discours académiques, politiques ou publics, à propos de l’équation idoine qui devrait prévaloir entre la laïcité et les manifestations publiques de l’appartenance religieuse (vêtements, nourritures, congés religieux, prières, accommodements pour motifs religieux). Dans cette diversité de discours on peut dégager deux interprétations de la laïcité diamétralement opposées qui s’entrechoquent. Pour le dire de manière schématique : soit on considère que la laïcité exige la neutralité de la sphère publique et donc des personnes qui y travaillent ou y circulent, soit on voit dans la laïcité la protection optimale de la liberté de conscience et de sa libre expression. Les exigences pour limiter l’expression publique de l’appartenance religieuse se fondent principalement sur des arguments puisant à la sécurité et/ ou à l’ordre publics, à la lutte contre l’intégrisme religieux et à l’égalité entre les femmes et les hommes. Ces arguments conduisent à voir une incompatibilité entre l’affirmation de la laïcité et les manifestations publiques de l’appartenance religieuse. Les plaidoyers pour une laïcité garante des libertés d’expression et de religion supposent que les véritables visées de l’aménagement laïque, soit la liberté de conscience et l’égalité de tous, ne peuvent être contraintes que dans des limites raisonnables qui puissent être justifiées dans une société libre et démocratique ; selon cette logique, les arguments relatifs à l’ordre social, à la lutte contre l’intégrisme religieux et à l’égalité entre les sexes ne sont pas des motifs ignorés, mais ne sont pas considérés à priori suffisants pour limiter la liberté d’expression, car ils doivent être soumis au test des limites raisonnables. Les controverses à propos de la place de la religion dans la sphère publique ont pris une ampleur particulièrement forte, en France d’abord puis au Québec 1. Commissions parlementaires et groupes de travail mandatés par chaque État se sont succédé, dans le but d’éclairer la gouvernance politique sur la place à accorder aux manifestations de la liberté religieuse dans la sphère publique. Les plus médiatisées furent sans doute, en France, la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République (commission Stasi, 2003) et au Québec, la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (commission Bouchard-Taylor, 2008). On a assisté à un déploiement de projets de lois, de recours judiciaires,

1.

318

Les sociétés belge, suisse ou hollandaise connaissent aussi depuis quelques années des débats du même ordre avec des tendances similaires, je m’en tiens toutefois dans ce texte au Québec et à la France.

La laïcité peut-elle contribuer à la justice sociale ? de dispositifs réglementaires et même de chartes de la laïcité, de part et d’autre de l’Atlantique. La focalisation sur les « signes » de l’appartenance religieuse s’est accentuée au point que les problématiques liées à la diversité culturelle se sont trouvées pratiquement subsumées sous la catégorie « religion » dans l’une et l’autre société. Évoquons quelques constats de l’ordre de l’évidence, mais qu’il convient de rappeler, tant l’importance accordée à ces questions a subrepticement fait apparaître l’impératif laïque comme une considération politique majeure, dans des sociétés dont l’État n’a pourtant plus à « conquérir » son autonomie par rapport aux normes religieuses. D’abord, et cela a été redit maintes fois, on observe aisément que les réactions négatives à l’égard des manifestations religieuses associées à l’islam sont largement à la source de cette agitation, laquelle, par effet de contagion, s’étend à l’expression religieuse d’autres confessions jusque-là pourtant tolérée (la nourriture cacher en est un exemple frappant, suite aux émois suscités par la nourriture hallal dans les commerces et les institutions). Signalons que les expressions de l’appartenance religieuse représentent, somme toute, un phénomène de très faible envergure qui pourrait tout simplement tomber dans l’ordre du banal au sein de sociétés aussi fortement sécularisées que la France et le Québec, et pourtant, les projets de législations et de réglementations « générales » se succèdent pour juguler un tel phénomène minoritaire. On peut ajouter que le courant de pensée en faveur d’une laïcité incompatible avec l’affichage public de l’appartenance religieuse semble, par rapport à son contraire, plus actif, plus vigoureux et mieux organisé (mouvements militants, manifestations publiques, porte-paroles fortement médiatisés). On remarque aussi que les spécialistes (souvent spontanés) de la laïcité sont devenus très nombreux dans toutes les sphères discursives, ce qui a peut-être contribué à un brouillage assez affligeant des frontières méthodologiques qui marquent habituellement la différence entre une opinion argumentée, un scoop journalistique, une analyse documentée ou une stratégie politique calculée. Enfin, si la manifestation publique des libertés de conscience et de religion posait à la coexistence démocratique des problèmes majeurs et représentait une dangerosité telle qu’il faille déployer un véritable arsenal de protections juridiques et réglementaires afin de s’en défendre, toutes les sociétés démocratiques seraient inquiétées par cette problématique, ce qui n’est pas le cas, du moins comparativement à l’ampleur qu’elle connaît au Québec et en France. Par exemple, aux États-Unis et dans le reste du Canada, on s’étonne des réactions québécoises et françaises sur ces questions.

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Micheline Milot Dans ce contexte, les aménagements historiques entre l’État et les religions ont été ébranlés. La « laïcisation tranquille » au Québec 2 et le « pacte laïque » 3 en France ont semblé, pour certains, ne pas être suffisamment solides pour résister aux assauts présumés des religiosités minoritaires. Surtout, des personnes et des groupes ont été stigmatisés, se sont sentis humiliés et la suspicion entre les citoyens (à la religiosité apparente versus les autres) est montée de plusieurs crans. L’analyse des causes d’un tel changement de cap par rapport à des traditions relativement apaisées à l’égard de la diversité, dans les deux régimes de citoyenneté, reste à faire et constitue un défi complexe pour répondre à la question : comment en sommes-nous arrivés là ? Martha Nussbaum propose néanmoins des voies pour orienter les politiques et éviter d’autres blessures au sein de la coexistence des citoyens. L’approche des capabilités Martha Nussbaum formule une version du libéralisme politique qui, dans la lignée de celui défini par John Rawls, insiste tout particulièrement sur la reconnaissance de la pluralité des conceptions religieuses et séculières qui se retrouvent dans toutes les sociétés. Elle poursuit le travail sur les capabilités amorcé par Amartya Sen, souvent dénommé le « Nobel des pauvres ». Il a développé l’idée de capabilités à partir du contexte indien, entre autres dans le cadre du Programme de développement des Nations unies. Il emploie les capabilités comme des outils de comparaison dans une approche du développement humain et social, notamment dans ses ouvrages Repenser l’inégalité et Un nouveau modèle de développement. Martha Nussbaum a, quant à elle, travaillé étroitement avec Sen et mené un terrain d’enquête en Inde afin d’identifier les liens entre les capacités d’une personne et les fonctionnements effectifs qui sont rendus disponibles dans son environnement social et politique. Elle a approfondi l’approche des capabilités en les situant au fondement d’une théorie politique de la justice sociale (ce qui n’est pas le cas des travaux de Sen). Parmi les nombreux travaux de Martha Nussbaum, trois d’entre eux sont particulièrement utiles à la réflexion. Liberty of Conscience: in Defense of America’s Tradition of Religious Equality (2008), Capabilités : Comment créer les conditions d’un monde plus juste ? (2012) et Les religions face à l’intolérance : vaincre la politique de la peur (2013). Les capabilités désignent « un ensemble de possibilités (le plus souvent interdépendantes) de choisir et d’agir 4 ». L’approche des capabilités se veut une manière de définir une théorie de la justice sociale fondée sur la dignité

2. 3. 4.

320

M. milot, Laïcité dans le Nouveau Monde, Turnhout 2002. J. baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ?, Paris 1990. M. C. nuSSbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Paris 2012, p. 39.

La laïcité peut-elle contribuer à la justice sociale ? humaine. Le choix et la liberté de chaque personne sont les éléments essentiels de cette approche qui respecte la capacité d’autodéfinition (ou l’agentivité) de chacun. Cette théorie préconise « une tâche pressante pour le gouvernement et les politiques publiques 5 » car les droits et libertés formels ne demeurent qu’une architecture de mots si l’action gouvernementale ne soutient pas concrètement les choix réels et effectifs des capabilités des individus. C’est dire que les droits fondamentaux ne sont pas qu’une barrière pour protéger les personnes de l’ingérence des États, tous les droits impliquent une action de la part des gouvernements afin que la liberté de choix puisse s’exercer et devenir effective : « L’approche par les capabilités complète ainsi le modèle classique des droits humains 6 ». De manière succincte, ces capabilités, au nombre de dix, constituent le seuil que tout ordre politique doit garantir à tous 7 : la vie ; la santé du corps ; l’intégrité du corps ; les sens, l’imagination et la pensée ; les émotions ; la raison pratique ; l’affiliation ; les autres espèces (monde naturel et animal) ; le jeu ; le contrôle de son environnement politique et matériel. Cette liste non exhaustive est fondée sur les nécessités en deçà desquelles il n’est pas possible pour une personne de mener une vie humainement digne. L’approche des capabilités concerne plusieurs champs de l’action étatique (comme les soins, l’éducation, la distribution de la richesse, etc. ; nous verrons qu’elle interpelle aussi la laïcité). L’argumentaire de Martha Nussbaum repose sur le fait que toute personne est certes dotée de capacités individuelles, mais l’approche des capabilités appelle à combiner ces capacités avec des possibilités réelles qui soient fournies par l’environnement social, politique et économique. Par exemple, il ne suffit pas d’avoir la liberté intérieure d’adhérer à des croyances religieuses. L’environnement politique et social doit permettre de réaliser dans la vie concrète cette liberté intérieure. Ou encore, un droit formel à la santé n’est pas suffisant, encore faut-il avoir accès à des soins effectifs, pour qu’il y ait un choix réel de se procurer des soins par l’accès possible à un hôpital ou une clinique. Ainsi, la « liberté de choisir est intrinsèque au concept de capabilité 8 ». Pour Martha Nussbaum, il s’agit toujours, de la liberté « de faire ou d’être quelque chose ».

5. 6. 7. 8.

Ibid., p. 37. Ibid., p. 94. Ibid., p. 55-57. Ibid., p. 45.

321

Micheline Milot La prise en compte des capabilités et son incidence sur la laïcité Comment la laïcité peut-elle satisfaire aux exigences de « l’approche des capabilités », développée par Martha Nussbaum ? Il ne s’agit pas de s’interroger à savoir quelles limites peuvent être assignées à la liberté de conscience au nom de la laïcité, mais au contraire, ce que le respect de la dignité humaine et des capabilités exige comme action de la gouvernance laïque. Parmi les capabilités identifiées, la raison pratique, qui consiste à être capable de se former une conception du bien et de participer à une réflexion critique sur l’organisation de sa propre vie, suppose une protection forte de la liberté de conscience et du culte. Et comme la notion de capabilité est indissociable de la liberté de choix, l’affiliation (ou l’association) est une autre capabilité qui interpelle l’aménagement laïque, car elle suppose d’avoir les bases sociales du respect de soi et de la non-humiliation, d’être traité avec dignité en égale valeur à celle des autres, afin d’exercer le choix de s’associer à d’autres individus. Cela exige des dispositions pour interdire les discriminations fondées sur la race, le sexe, l’orientation sexuelle, l’ethnicité, la caste, la religion, l’origine nationale 9. Dans un contexte national et mondial où la diversité est un fait inéluctable qui ne peut être rendu invisible (sauf par la violence physique ou symbolique), toute société se doit de protéger le pluralisme culturel et religieux par des libertés essentielles, telles la liberté de parole, d’association, de conscience, mais aussi l’égalité des chances et la participation politique. Il revient à chaque personne de choisir d’en user ou non. Ainsi, selon Martha Nussbaum, toute mesure politique « qui assigne différents degrés de liberté d’expression à différents groupes de citoyens sera forcément inacceptable 10 ». Ce caractère inacceptable d’une telle mesure politique repose sur le principe du respect de l’égale dignité humaine qui incombe aux gouvernements et sur la nécessaire impartialité étatique selon laquelle le politique ne peut se prononcer sur les questions d’ordre théologique et leurs implications pratiques (sauf dans les limites de la protection des droits d’autrui). La philosophe appuie évidemment sans réserve le premier amendement de la Constitution américaine. Cette clause affirme que le Congrès n’édictera nulle loi relative à l’établissement d’une religion. Le non-établissement d’une doctrine religieuse constitue un moyen nécessaire pour protéger la diversité religieuse et séculière. Dans Liberty of Conscience 11, Martha Nussbaum identifie le modèle américain de secularism/laïcité comme étant fondé sur l’égalité, la liberté de conscience, le respect de chaque personne, le non-établissement

9. Ibid., p. 56-57. 10. Ibid., p. 148. 11. M. C. nuSSbaum, Liberty of Conscience: in Defense of America’s Tradition of Religious Equality, New York 2008, p. 22-26.

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La laïcité peut-elle contribuer à la justice sociale ? [d’une religion], le principe de séparation et les accommodements (qui correspondent, en bonne partie, à ce qui est désigné par la notion d’accommodement raisonnable au Canada et au Québec). En fait, ces principes peuvent tout aussi bien décrire le régime canadien de relations entre l’État et les religions. Certes, le Canada n’a pas de clause de non-établissement, puisque les circonstances historiques ont conduit à un délitement du concept d’Église établie sans qu’il soit nécessaire de formuler une clause relative à l’établissement 12. C’est le régime de droit britannique – qui marque les deux pays – qui explique ces ressemblances. L’histoire des sociétés nord-américaines diffère passablement de celle des sociétés européennes sur plusieurs plans, mais tout particulièrement concernant le rapport entre la religion, la citoyenneté et le régime démocratique, comme l’avait d’ailleurs observé Tocqueville. La plupart des pays européens ont conçu, à divers degrés, l’appartenance nationale sur des bases ethno-religieuses, culturelles ou linguistiques. Cet état de fait contraste avec les sociétés de l’Amérique du Nord qui se sont constituées à partir de migrations diversifiées, provenant tout d’abord en grande partie d’Europe, et de manière plus radicale pour les États-Unis, par des groupes fuyant l’hostilité des politiques anglaises à l’encontre des minorités religieuses. Ce sont dès lors davantage les idéaux politiques (comme la liberté) qui sous-tendent l’appartenance nationale à laquelle tous les nouveaux arrivants peuvent s’identifier. Cette configuration historique explique l’étonnement suscité, aux ÉtatsUnis et dans le reste du Canada, par les tentatives de groupes nationalistes et laïcistes québécois de remettre en question la pratique des accommodements pour motifs religieux (2007) et de réclamer une charte de la laïcité (2013) restreignant la liberté de conscience et d’expression. La question des accommodements a donné lieu à la création de la « Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles », dont le rapport final a été publié en 2008 sous l’intitulé : Fonder l’avenir. Le temps de la réconciliation. Aucun gouvernement n’a donné suite aux recommandations de ce rapport. Le projet de charte de la laïcité est une initiative du Parti Québécois (un parti indépendantiste) qui voulait limiter les manifestations de l’appartenance religieuse dans la sphère publique et les accommodements pour motifs religieux. Ce projet de charte était désigné comme suit : « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement » (souvent nommée : charte des valeurs ou charte de la laïcité). Après 18 mois de gouvernement minoritaire, le Parti québécois a déclenché des élections, en grande partie portées par ce projet de Charte des valeurs, escomptant remporter un gouvernement majoritaire. Il a, au contraire, connu la plus importante défaite

12. M. milot, « Laïcité au Canada. Liberté de conscience et exigence d’égalité », Archives de sciences sociales des religions, 146, Paris 2009, p. 61-80.

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Micheline Milot de son existence comme parti politique, le 4 avril 2014, puisque le nombre de députés élus fut au plus bas depuis sa création comme parti politique au tournant des années 1970. On peut voir dans cette défaite électorale une forme de « référendum » sur la position du Parti québécois par rapport aux libertés fondamentales, position inédite dans le Canada moderne. Les débats sur ces questions ont créé de profonds clivages au sein de la population québécoise, puisque ces orientations politiques se trouvaient en contradiction avec la tradition d’ouverture et celles du respect des droits fondamentaux reconnues par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (1975). Il était d’ailleurs particulièrement troublant d’observer le déroulement des « commissions » publiques et gouvernementales à propos des accommodements raisonnables ou de la « charte de la laïcité », lors desquelles étaient « débattues », par tout un chacun, les limites à imposer aux droits fondamentaux de certaines catégories de citoyens. Il s’agit d’une inversion démocratique, puisque les droits « fondamentaux » sont ainsi qualifiés précisément pour qu’ils soient soustraits aux humeurs politiques ou populaires. Martha Nussbaum insiste d’autant plus sur l’obligation pour tout gouvernement de « traiter tous les individus avec respect et refuser de les humilier 13 ». L’approche des capabilités et l’idée d’égalité qui s’y trouve attachée exigent le respect à l’égard des personnes et non l’approbation personnelle de ce qu’elles font. Autrement dit, nous pouvons désapprouver des comportements ou des accoutrements liés à la religion, mais cela ne peut pas conduire à interdire à l’autre ce que nous désapprouvons, en le privant de sa liberté de choix. Martha Nussbaum y revient selon diverses formulations : « les individus font des choix différents : respecter les individus exige de respecter les domaines de liberté qui leur permettent de faire ces choix. Ces choix sont personnels et idiosyncratiques, mais beaucoup mettent en jeu des identités culturelles, religieuses, ethniques ou politiques 14 ». Ces domaines de libertés doivent être protégés. La philosophe souligne à maintes reprises la banalité sociologique des « accoutrements », ce qui fait penser à l’idée de John Locke : « Le port d’une chape ou d’un surplis ne peut pas plus mettre en danger ou menacer la paix de l’État que le port d’un manteau ou d’un habit sur la place du marché 15 ». Plus encore, c’est une insulte aux valeurs d’égalité et de pluralisme que d’interpréter, à leur place, le sens des prescriptions religieuses et le choix des individus pour en nier la validité. Cela constitue une atteinte à la dignité de la personne, incompatible avec la justice sociale, atteinte qui ne peut être justifiée pour sauvegarder les intérêts supérieurs de l’État québécois ou français.

13. M. C. nuSSbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, p. 47. 14. Ibid., p. 146. 15. J.-F. SPitZ, J. le ClerC, Locke. Lettre sur la tolérance et autres textes, p. 110.

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La laïcité peut-elle contribuer à la justice sociale ? On ne s’étonne pas que Martha Nussbaum se montre très critique à l’égard des lois nationales limitant le port des signes religieux. Elle procède d’ailleurs à une évaluation des lois laïques restrictives dans son dernier ouvrage Les religions face à l’intolérance. Vaincre la politique de la peur, dans lequel elle analyse les contradictions inhérentes aux cinq principaux arguments avancés, en France et ailleurs, contre le port de la burqa. L’importance des accommodements en matière de religion Depuis une dizaine d’années, la notion d’« accommodement raisonnable », tel qu’entendu dans la jurisprudence canadienne, a suscité sa part d’étonnement, de contestation, d’attention médiatique, mais aussi d’études scientifiques. Le fait, pour un État ou une institution, de prévoir des ajustements ou des accommodements à des individus ou des groupes de personnes en fonction d’exigences particulières, notamment les pratiques religieuses, n’est pas exceptionnel en soi et a toujours eu cours, sous diverses formes, dans l’histoire. Cependant, les tribunaux canadiens ont élaboré des critères d’application relativement précis, et la Cour suprême des États-Unis a souvent rendu des jugements qui favorisent l’accommodement. Les critiques exprimées au Québec et en France sur l’incompatibilité entre la laïcité et la pratique des accommodements sont-elles fondées ? Peut-on, au contraire, voir dans l’accommodement un principe nécessaire pour que l’État maintienne sa neutralité et que la laïcité ne fasse pas obstacle à la justice sociale ? Pour Martha Nussbaum, les accommodements font partie des principes qui rendent possible l’approche des capabilités, particulièrement sur la question de la liberté de conscience. Elle consacre d’ailleurs un chapitre à la comparaison entre les positions de John Locke et de Roger Williams à l’égard des arrangements possibles ou nécessaires pour protéger l’égalité et la liberté de conscience 16. Elle énonce, en des termes similaires à ceux que l’on retrouve dans la sphère juridique canadienne, la nécessité des « arrangements » pour motifs religieux 17 : « lorsqu’une loi générale applicable à tous fait peser un poids particulier sur une croyance ou pratique minoritaire, la minorité en question peut être exemptée de la loi, en l’absence d’“intérêt supérieur de l’État” ». Ce point de vue est celui qui prévaut en droit canadien. Selon le constitutionnaliste québécois José Woehrling 18, l’accommodement raisonnable accorde un « droit à un traitement différent en faveur des personnes ou des groupes pour lesquels

16. M. C. nuSSbaum, Liberty of Conscience: in Defense of America’s Tradition of Religious Equality, chapitre II. 17. id., Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, p. 228. 18. J. Woehrling, « L’obligation d’accommodation raisonnable et l’adaptation de la société à la diversité religieuse », McGill Law Journal/Revue de droit de McGill, 43, 1998, p. 43.

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Micheline Milot le traitement prévu pour la majorité entraînerait une restriction de leurs droits ou libertés. L’objectif est d’écarter un obstacle créé par une législation ou une politique générale légitime et justifiée, mais qui entraîne des conséquences préjudiciables pour certaines personnes ou certains groupes à cause des caractéristiques qui les différencient de la majorité ». On peut penser aux lois relatives aux jours de congés nationaux qui correspondent généralement aux jours sacrés de la religion majoritaire, même s’ils ont été sécularisés avec le temps. Afin de ne pas faire peser un poids inéquitable sur ceux dont le jour sacré n’est pas le même, « l’État est tenu de procéder à des arrangements 19 ». Cette logique juridique a été appliquée au Canada à l’occasion de recours judiciaires menés par des commerçants juifs 20. Ceux-ci ne pouvaient légalement ouvrir leurs commerces le dimanche, alors qu’ils devaient le fermer le jour du Sabbat, conformément à leurs croyances, ils se trouvaient ainsi privés d’une journée de commerce par rapport aux non juifs. Les juges de la Cour suprême ont statué que la mesure judiciaire qu’était la Loi sur le dimanche, qui visait à « préserver l’ordre et la moralité publics », avait une portée de criminalisation d’actes relevant de la diversité religieuse qui ne s’ajustent pas aux exigences de la vision dominante. Selon la Cour, « Il n’est pas possible de conclure que la Loi sur le dimanche a un objet laïque en raison d’un changement des conditions sociales. L’objet d’une loi est fonction de l’intention de ceux qui l’ont rédigée et adoptée à l’époque, et non pas d’un facteur variable quelconque 21 ». Ce jugement met aussi l’accent sur le fait qu’une culture religieuse dominante, en l’occurrence la culture chrétienne, a d’autres effets discriminatoires non négligeables sur les membres des traditions autres que chrétiennes. Le jugement affirme que la Loi sur le dimanche « astreint l’ensemble de la population à un idéal sectaire chrétien », « exerce une forme de coercition contraire à l’esprit de la Charte et à la dignité de tous les non chrétiens », en créant un « climat hostile » envers eux et une discrimination concrète. La loi fut déclarée inconstitutionnelle et modifiée. Les lois générales n’ont toutefois pas à être révisées chaque fois qu’un poids pèse davantage sur les minorités en faisant obstacle aux capabilités des individus. L’accommodement permet au contraire de sauvegarder la légalité des lois en vigueur qui sont raisonnables, mais il exige une souplesse quand l’accommodement n’affecte pas « les intérêts supérieurs de l’État ». Dans une théorie libérale de la justice sociale, les « perceptions » négatives au sein du reste de la population ne constituent pas un motif suffisant pour refuser l’accommodement. Au contraire, puisque la majorité est en mesure d’imposer ses priorités par son poids en démocratie, il importe, dans un souci de pleine

19. M. C. nuSSbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, p. 228-229. 20. Sa Majesté la Reine c. Big M Drug Mart Ltd [1985] 1 CS 295. 21. Big Drug Mart c. R., CSC, 1985.

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La laïcité peut-elle contribuer à la justice sociale ? égalité, « de poser un regard critique sur toutes les situations où les lois créées par la majorité pour sa propre convenance ont une incidence sur les pratiques religieuses et remettent en question l’égalité des minorités en la matière 22 ». En effet, la loi est établie en fonction de tous les citoyens, sans distinction des besoins propres à des groupes particuliers, et elle est modelée en bonne partie par les habitudes du groupe majoritaire. Loin d’être en contradiction avec la laïcité et notamment avec le principe de neutralité de l’État, l’accommodement préserve celle-ci : Non seulement les accommodements religieux ne sont pas considérés comme incompatibles avec la neutralité religieuse de l’État, mais on estime au Canada que cette neutralité exige précisément que l’État fasse parfois de tels accommodements. En effet, quand une législation entraîne dans son application des effets favorables ou simplement neutres pour certaines croyances et défavorables pour d’autres (comme les législations retenant, par tradition historique, les jours religieux chrétiens comme jours fériés civils), elle ne peut plus être considérée comme neutre et c’est pour rétablir sa neutralité qu’un accommodement devient nécessaire 23.

Ceux qui voient dans les accommodements une atteinte à la laïcité assignent en fait à celle-ci une mission émancipatrice des citoyens par rapport à la religion afin que leur loyauté à l’égard des valeurs de la majorité ne puisse être remise en question. Il en va donc d’une « condition » à l’intégration citoyenne de la personne. Un postulat d’homogénéité apparente sous-tend l’idéal de cohésion sociale. Exiger que l’intégration dans l’espace de la participation politique soit conditionnelle à l’effacement du marqueur identitaire religieux témoigne que la citoyenneté est conçue sur une base ethnique et non sur des idéaux politiques auxquels tous peuvent s’identifier. Le contexte ainsi créé fait obstacle à l’égalité de tous et à l’exercice des capabilités pour certaines catégories de personnes. Conclusion La version du libéralisme politique développée par Martha Nussbaum avec l’approche des capabilités place en son centre le respect de la dignité humaine pour penser la justice sociale. Il ne s’agit pas d’une célébration de la diversité pour elle-même, mais de la prise en compte de la vie réelle des personnes qui adhèrent à différentes conceptions morales et religieuses qui orientent leurs choix. Dans cette perspective, la laïcité ne constitue pas une autre doctrine ou théorie normative qui engloberait l’approche des capabilités. C’est plutôt la

22. M. C. nuSSbaum, Les religions face à l’intolérance. Vaincre la politique de la peur, Paris 2013 p. 138. 23. J. Woehrling, M. milot, « Canada », Dictionnaire droit des religions, Paris 2010, p. 129.

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Micheline Milot laïcité qui représente un moyen politique et juridique majeur pour soutenir le pluralisme des valeurs et la liberté de choisir et d’être selon la conception religieuse ou séculière de chacun. Cette perspective suppose un esprit d’ouverture et de générosité à l’égard de nos concitoyens. Jean Baubérot souscrirait certainement à cette citation de Martha Nussbaum 24 : Dans le monde de Roger Williams comme dans celui de Locke, la majorité ne dit pas : « Je suis la norme, vous n’avez qu’à vous plier à moi », elle tiendrait plutôt le discours suivant : « je vous respecte en tant qu’égal, et je sais que mes croyances religieuses ne sont pas les seules croyances existantes. Même si le nombre fait la force, je m’efforcerai de vous faciliter la vie. » Cette disposition est celle d’un hôte plein de bienveillance; pour être à la hauteur de la tâche, il faut de l’imagination.

Bibliographie J. baubérot, M. milot, Laïcités sans frontières, Seuil, Paris 2011. J. baubérot, Vers un nouveau pacte laïque?, Seuil, Paris 1990. M. milot, « Laïcité au Canada. Liberté de conscience et exigence d’égalité », Archives de sciences sociales des religions, 146, Paris 2009, p. 61-80. M. milot, Laïcité dans le Nouveau Monde, Brepols, coll. Bibliothèque de l’École des Hautes Études – Sciences religieuses, Turnhout 2002. M. C. nuSSbaum, Liberty of Conscience: in Defense of America’s Tradition of Religious Equality, Basic books, New York 2008. M. C. nuSSbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Flammarion, coll. Climats, Paris 2012 [éd. orig. : Creating Capabilities: The Human Development Approach, Harvard University Press, Cambridge 2011]. M. C. nuSSbaum, Les religions face à l’intolérance : Vaincre la politique de la peur, Flammarion, coll. Climats, Paris 2013 [éd. orig. The New Religious Intolerance: Overcoming the Politics of Fear in an Anxious Age, Harvard University Press, Cambridge 2012]. J.-F. SPitZ, J. le ClerC, Locke. Lettre sur la tolérance et autres textes, Flammarion, Paris 1992. J. Woehrling, M. milot, « Canada », Dictionnaire droit des religions, Éditions du CNRS, Paris, 2010, p. 125-132. J. Woehrling, « L’obligation d’accommodation raisonnable et l’adaptation de la société à la diversité religieuse », McGill Law Journal/Revue de droit de McGill, 43, 1998, p. 325-401.

24. M. C. nuSSbaum, Les religions face à l’intolérance. Vaincre la politique de la peur, p. 140.

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BAUBÉROT ET LA SORTIE LAÏQUE DE L’HEXAGONE

Roberto blanCarte El Colegio de México

Jean Baubérot est une exception française : bien qu’il soit professeur en France, il a su échapper, grâce à ses engagements personnels et à son dynamisme professionnel, à une vision franco-centriste du monde. Position d’autant plus remarquable et méritoire qu’elle concerne un thème que beaucoup, en France, estiment éminemment national. Cependant, cette perception n’est pas exclusivement hexagonale et de nombreux voisins européens considèrent également que la laïcité est exclusivement et fondamentalement une expérience française, et que ce principe est un thème sans importance pour leurs propres sociétés et leurs institutions politiques. Le problème est à la fois culturel, linguistique et historique. Le vocable « laïque » et ses dérivés n’existent pas dans de nombreux pays, mis à part ceux situés dans l’orbite des langues latines où il est perçu comme importé de France. De fait, « laïcité » est un néologisme français créé dans la seconde moitié du xixe siècle, ce qui a largement contribué à entretenir la confusion quant à la spécificité ou à l’universalité du phénomène social. Bien qu’elle ait été récupérée sous d’autres latitudes, la notion est toujours étrangère au monde anglo-saxon et au monde oriental, à quelques exceptions près, et elle est considérée comme étrangère aux traditions de la plupart des pays non latins, y compris en Europes du Nord, centrale et de l’Est. Le caractère exceptionnel de la laïcité française est donc perçu de deux façons. En dehors de l’hexagone elle est vue comme une composante spécifique de la trajectoire nationale française qui a pu se répandre dans le monde grâce au succès des valeurs des philosophes du siècle des Lumières, de la Révolution et du libéralisme politique. À l’intérieur, elle est perçue comme un apport à la culture et aux valeurs universelles, le prototype français ayant servi de modèle au reste du monde, et les autres nations l’ayant plus ou moins bien adapté et imité. La laïcité est ainsi considérée comme essentiellement française et constitue un modèle qu’il faut reproduire. C’est contre ce modèle que Jean Baubérot se rebelle en démontrant, premièrement que cette idée 329

Roberto Blancarte d’exceptionnalité est relativement récente, même en France, que la laïcité était plutôt un élément de l’identité de la gauche de ce pays et que donc, historiquement, elle n’a pas du tout été une exception française. La connaissance d’autres réalités sociales mondiales ayant une trajectoire proche ou similaire de l’expérience laïque, mais non identifiée comme telle, permet de questionner l’exception française. De son propre aveu, Baubérot a donné des cours et des conférences dans une quarantaine de pays, « revenant à plusieurs reprises dans la moitié d’entre eux 1 ». En fait, avec une vingtaine de séjours, le Canada et le Japon deviennent sa seconde patrie 2. Une autre approche, liée à la première, consiste à effectuer un décentrage du modèle français : celui-ci est alors considéré comme une expérience sociale et politique parmi d’autres expériences ayant abouti à des conclusions proches ou similaires par des voies différentes. Le problème est lié au thème de la circularité des idées dans un monde de plus en plus globalisé, mais il va au-delà dans la mesure où il concerne des phénomènes sociaux et politiques variés et simultanés au sein desquels le modèle français n’est ni unique ni central, et ne sert pas de feuille de route aux autres. I. Baubérot et les transferts culturels sur la laïcité J’ai connu Jean Baubérot lors d’une conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR) qui s’est tenue à Louvain (Belgique), en 1999. L’année suivante, en mai 2000, je l’ai invité au Mexique pour donner des conférences sur la laïcité française et pour qu’il connaisse de près l’histoire et le développement particulier de la laïcité mexicaine. À partir de cette date, il a fréquemment voyagé au Mexique et dans d’autres pays d’Amérique latine. Je suis convaincu que c’est grâce à son ouverture intellectuelle et à ces expériences qu’il a pu proposer de nouvelles conceptions du phénomène de la laïcité. Par exemple, dans un article présenté à l’origine lors d’un séminaire au Colegio de México en février 2002, puis retravaillé et publié par cette institution, Jean Baubérot nous dit que son intention était de « montrer que la laïcité française ne s’est pas construite historiquement comme un isolat, une exception, mais au contraire, grâce à ce que des historiens comme Michel Espagne, Jacques Le Rider, Michael Werner et d’autres appellent dans différents travaux des transferts culturels 3. » Pour ce faire, Baubérot se réfère à une enquête réalisée en 2005 qui demandait aux Français de définir « la caractéristique majeure de la laïcité ». Les réponses furent très significatives :

1. 2. 3.

330

J. baubérot, Une si vive révolte, préface de E. Plenel, Paris 2014, p. 168. Ibid., p. 215. J. baubérot, « Transferencias culturales e identidad nacional en la laicidad francesa », dans R. blanCarte (éd.), Los retos de la laicidad y la secularización en el mundo contemporáneo, Mexico 2008, p. 47.

Baubérot et la sortie laïque de l’hexagone « trois items (sur 5 proposés) ont recueilli près de 90 % des réponses : toutes les religions sur un pied d’égalité (32 %) ; séparer les religions et la politique (28 %) ; et assurer la liberté de conscience (28 %) 4. » Baubérot affirme alors que l’on peut faire trois constats : 1) D’abord ce résultat est proche des définitions données au tournant du xixe et du xxe siècle. On peut donc estimer qu’elles ont été, dans une large mesure, intériorisées par l’opinion publique française ; 2) Ensuite, les problèmes de l’égalité entre les religions, de la séparation du politique et du religieux et de la liberté de conscience n’ont rien de spécifiquement français. Ce sont des questions qui se posent à toutes les sociétés démocratiques, même quand le terme de « laïcité » n’est pas utilisé. Or ce terme représente l’intérêt d’être une notion unifiante qui relie entre elles ces trois questions ; 3) Enfin, à partir de ces trois paramètres (et de l’équilibre qui existe entre les trois) aucun pays ne peut se prévaloir d’une laïcité absolue. Les États-nations sont plus ou moins laïques (ce qu’indiquait déjà Buisson)  5.

Cependant, ceux qui considèrent la laïcité comme une exception pourraient affirmer que, s’il est certain que « les problèmes de l’égalité entre les religions, de la séparation du politique et du religieux et de la liberté de conscience n’ont rien de spécifiquement français », la laïcité est, d’une certaine manière, une solution spécifique à l’hexagone et donc un apport de la France au reste du monde. Baubérot utilise alors un argument historique pour démontrer la circularité des idées et fait référence à un moment clef de la laïcité française : la loi de 1905. Baubérot « découvre » qu’au moment de préparer la loi de séparation des Églises et de l’État, la commission parlementaire et son promoteur Aristide Briand « se soucièrent des législations étrangères, envisageant la laïcité française 6 comme un élément d’une laïcité internationale ». D’après ce document, on distingue trois catégories de pays. D’abord les pays qui se trouvent encore dans une phase quasi théocratique, dans laquelle l’État est sinon subordonné à l’Église, du moins étroitement uni à elle (et) reconnaît la prédominance d’une religion sur toutes les autres 7.

Baubérot cite les exemples de l’Espagne et du Portugal pour l’union de l’État et de l’Église catholique, de la Russie et de la Grèce pour l’union de l’État avec les Églises orthodoxes, et de la Suède et la Norvège pour l’union de l’État avec les Églises luthériennes.

4. 5. 6. 7.

Ibid., p. 49. Ibid. Dans une optique qui, vu la conjoncture, envisageait les choses à partir du paramètre de la séparation de la religion et de l’État. Ibid., p. 53.

331

Roberto Blancarte La seconde catégorie est constituée par les pays qui en sont arrivés à un stade de semi laïcité : ils proclament, affirme Briand, les principes de la liberté de conscience et de la liberté de culte, mais considèrent néanmoins certaines religions déterminées comme des institutions publiques qu’ils reconnaissent, protègent et subventionnent.

La France, au moment où Briand rédige son rapport, fait alors partie de ces pays car elle possède un concordat avec l’Église catholique et un régime de cultes reconnus qui comprend, outre cette Église, deux confessions protestantes (la luthérienne et la réformée) et le judaïsme. Enfin les pays où une séparation est effective et qui en sont arrivés à la laïcité : « L’État est alors réellement neutre et laïque ; l’égalité et l’indépendance des cultes sont reconnues ; les Églises sont séparées de l’État », déclare Briand. L’Irlande, le Canada, les États-Unis, le Mexique, Cuba et le Brésil sont cités. Les États-Unis apparaissent comme un pays où existe une réelle laïcité, mais où les rapports bienveillants entre le politique et le religieux pourraient faire émerger, dans l’avenir (nous sommes en 1905), certaines manifestations cléricales. Le Mexique apparaît comme un pays possédant une laïcité accentuée, ce qui n’empêche pas une forte Église catholique (nous sommes avant la Constitution mexicaine de 1917, fortement anticléricale)  8.

Baubérot précise alors que pour Briand, la séparation française peut tenir compte de ces différents modèles, et même de ceux, précise-t-il, où sans que la séparation soit totale, l’Église catholique vit paisiblement séparée de l’État (Royaume Uni, Suisse). Et il ajoute que « le Mexique l’intéresse beaucoup ». Or, déjà en 1881, le Mexique apparaissait, selon une note du ministère des Affaires Étrangères, comme un exemple pour la France 9. Cette longue référence permet à Baubérot d’arriver à quelques conclusions importantes : On le voit, la laïcité n’a rien alors d’une « exception française » et la France se met à l’écoute d’exemples étrangers. Cela sera particulièrement net lors des débats parlementaires de 1905. L’Église catholique reprochait au projet de loi d’ignorer son organisation propre (« monarchique » disait-elle à l’époque) en transférant les biens cultuels à des associations composées en majorité de « laïcs » catholiques. L’article 4, article clef de la loi, précise que ces biens seront attribués à des associations qui « se conformeront aux règles générales du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice » 10. Sa formulation a été trouvée dans les législations des États-Unis et de l’Écosse (M. Larkin, 1974). Elle constitue un véritable transfert d’un élément important de la

Ibid. Baubérot s’appuie ici sur l’historien et diplomate mexicain, L. WeCkmann, Las relaciones franco-mexicanas, vol. III, Mexico 1961. 10. C’est-à-dire, pour l’Église catholique, à respecter l’autorité de l’Évêque. 8. 9.

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Baubérot et la sortie laïque de l’hexagone

culture politique anglo-saxonne 11 dans la législation française, à distance de la vision culturelle française de l’universel, de ce que l’on nomme classiquement « l’universel abstrait républicain ». Les débats concernant cet article furent donc très vifs 12.

Baubérot retrace aussi les apports des philosophes britanniques à l’idéal de laïcité française : De façon plus globale, la teneur générale de la loi de séparation, son libéralisme politique, s’inspirent de John Locke plus que des Lumières françaises. D’abord, parce que Locke est le penseur du « gouvernement limité » et que la loi supprime les mesures de surveillance qu’exerçait l’État français sur la religion pour les remplacer par un contrôle à posteriori. Ensuite, parce que la Lettre sur la tolérance établit une distinction entre pouvoir civil et pouvoir religieux plus nette que les Lumières françaises qui se situent plutôt dans l’optique gallicane de la subordination de la religion à l’État. Enfin parce que Locke dissocie, contrairement à la religion civile de Rousseau, intolérance théologique et intolérance civile et que cette loi ne demande aux religions que la tolérance civile 13.

Baubérot poursuit son argumentation en faisant référence à l’idée de laïcité comme une religion civile, puisque « la République est elle-même sacralisée » selon Robert Bellah. C’est pour cette raison, insiste Baubérot, que « cette laïcité religion civile, vue hors de France, ne peut apparaître que comme francofrançaise ». Mais est-elle vraiment laïque ? Et il ajoute : « Un philosophe belge, Guy Haarscher (1998) en doute car elle “a lesté l’idée républicaine et citoyenne d’un poids idéologique qui l’a rendue partiale et partielle, et l’a en quelque sorte délaïcisée”. » Une perspective plus scientifique de la laïcité, comme résultat d’un processus de laïcisation, proche et différent du processus de sécularisation, par contre, n’a rien de spécifique à la France. Baubérot fait alors référence à la Déclaration internationale sur la laïcité au XXIe siècle, rédigée par lui-même, Micheline Milot et Roberto Blancarte. Cette Déclaration estime… que la laïcité n’est « l’apanage d’aucune culture, d’aucune nation, d’aucun continent. Elle peut exister dans des conjonctures où le terme n’a pas été traditionnellement utilisé (article 7) 14. » Des années plus tard, lors d’un autre séminaire pour le cent cinquantième anniversaire des Lois de Réforme mexicaines en octobre 2009, Baubérot aborde à nouveau le sujet. Cette fois-ci cependant, son intérêt se porte sur

11. La liberté collective comme dimension de la liberté individuelle, et non comme son simple prolongement. 12. J. baubérot, Histoire de la laïcité en France, 3e éd., Paris 2005. 13. id., « Transferencias culturales e identidad nacional en la laicidad francesa », p. 55. 14. Ibid., p. 57. Voir http://lemonde.fr/idees/article_interactif/2005/12/09/declaration-universellesur-la-laicite-au-xxie-siecle_718769_3232.html (consulté le 14 mars 2016). Cette déclaration existe en version anglaise, arabe, espagnole, française et vietnamienne.

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Roberto Blancarte l’influence du Mexique sur la laïcité française et conduit à une ample discussion sur la circularité des idées. À cette occasion, Baubérot attaque plus largement, avec précision et finesse, le regard euro-centriste. D’après lui : la perspective des transferts culturels… montre, par des regards croisés, à quel point la circulation transnationale des idées et des représentations a contribué aux changements sociaux. Elle relativise l’idée d’identités culturelles nationales stables. Elle permet une optique dialectique 15…

Baubérot explicite également son propos scientifique : en élargissant l’espace de l’historien, cette perspective recherche avant tout un gain de scientificité. Mais elle peut aussi contribuer à combattre le nationalisme explicite ou larvé, souvent relié à la transmission idéologique d’une histoire strictement nationale, ou à une histoire à sens unique, qui ferait rayonner la « civilisation » des pays dits du Nord vers les pays dits du Sud 16.

Baubérot, en s’appuyant sur François-Xavier Guerra, montre que sur l’Amérique hispanique deux représentations européennes se sont emboîtées. D’abord celle de l’Amérique coloniale, prolongement de l’Europe. L’action de congrégations missionnaires françaises, qui se poursuit au xixe siècle 17, peut être rattachée, en partie, à ce modèle. Mais elle intègre aussi des aspects du second : la représentation de l’Amérique latine indépendante « aux marges de la civilisation ». Cette seconde représentation, issue des Lumières et de « désillusions » induites par les nombreuses difficultés et avatars dans la construction des États-nations hispano-américains 18.

Il s’agit d’une vision où la Révolution française a fait de la France la nation par excellence porteuse de valeurs universelles 19.

15. Fr.-X. guerra, « L’Euro Amérique : constitution et perceptions d’un espace culturel commun », dans K. matSuura, A. Jalali, J. baubérot (éd.), Les civilisations dans le regard de l’autre, Paris 2002, p. 191. 16. J. baubérot, « Representación e influencia de la laicidad mexicana sobre la laicidad francesa », dans R. blanCarte (éd.), Las Leyes de Reforma y el Estado laico: importancia histórica y validez contemporánea, Mexico 2013, p. 218. 17. Ibidem. Voir, par exemple, M. Péron, Le Mexique, terre de mission franciscaine (XVIeXIXe siècle), Paris 2005 et, pour la période étudiée ici, C. foulard, « Les congrégations enseignantes françaises au Mexique (1840-1940). Politiques religieuses, politiques de laïcisation et enjeux internationaux », thèse soutenue à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, sous la direction d’A. lemPérière, janvier 2009. 18. Fr.-X. guerra, p. 183-192 ; « Introduction », dans A. lemPérière, et al., L’Amérique latine et les modèles européens, Paris 1998, p. 3-15. 19. Cette vision franco centrique se retrouve, dans la longue durée, chez beaucoup de Français et frappe les observateurs non Français de la France. Voir, notamment, A. toSCano, Critique amoureuse des Français, Paris 2009.

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Baubérot et la sortie laïque de l’hexagone À la limite, le caractère « civilisé » d’un pays se mesure à sa proximité aux valeurs provenant de cette France-là. Dans cette perspective, le Mexique est loué pour avoir su, sinon imiter, du moins s’inspirer de la France et, grâce aux lois de la Réforme, appliquer des principes identiques 20. II. L’impact de la Révolution française au Mexique Je me propose donc de poursuivre ici l’effort de Baubérot dans une perspective mexicaine, pour obtenir dans la mesure du possible un panorama complet de la circulation des idées qui ont contribué à la construction de la laïcité. Nous pouvons commencer cet exercice par une question fondamentale : le libéralisme mexicain doit-il tout à la Révolution française, ou bien faut-il distinguer de multiples influences ? La thèse majoritairement répandue jusqu’à ce jour est celle d’une Amérique hispanique influencée par les idées des Lumières dans la seconde moitié du xviiie siècle. On a particulièrement insisté sur certains principes qui ont été inclus par les divers partisans de l’Indépendance dans la région. Selon cette optique, par exemple, des ouvrages de libres-penseurs français seraient arrivés au Mexique en contrebande dans le deuxième tiers de ce siècle, et dès 1770 les œuvres des Encyclopédistes étaient dénoncées devant l’Inquisition. Les idées des Lumières ont également été diffusées en Nouvelle Espagne par les voyageurs, célèbres et inconnus, surtout des Français qui arrivèrent sur nos côtes dans la seconde moitié du siècle 21.

Cependant, dans le même temps et peut-être de manière encore plus importante, certains auteurs attribuent la diffusion des idées des Lumières concernant l’économie, les sciences et la technologie à « l’ensemble des fonctionnaires espagnols, depuis les vice-rois jusqu’aux petits bureaucrates arrivés en Nouvelle Espagne », influencés par les rois d’Espagne éclairés de la dynastie des Bourbons (qui règne encore sur l’Espagne) comme Charles III et Charles IV. Les spécialistes signalent également que certains dignitaires de l’Église, évêques et prêtres de la Nouvelle Espagne, détenaient des livres interdits 22. D’autres sources signalent les jésuites créoles mexicains comme introducteurs de la pensée des Lumières. « En principe opposés au matérialisme et au conceptualisme de Voltaire et Diderot, les jésuites ont cependant joué

20. Ibid. 21. Comité mexicain pour la commémoration du bicentenaire de la Révolution française, La Revolución francesa y México, 1767, 1789, 1810, guide de l’exposition qui a été présentée à cette occasion aux Archives Générales de la Nation (12 juillet au 14 septembre 1989), Mexico 1989, p. 14. 22. Ibid.

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Roberto Blancarte le rôle de diffuseurs des conceptions des avocats des Lumières 23. » Certains auteurs font référence au « Siècle des Lumières mexicaines » (en réalité un demi-siècle compris entre 1746 et 1789) qui aurait été « une époque de paix, de prospérité et de réformes, grâce à un despotisme éclairé qui permet l’entrée en Nouvelle Espagne des idées modernes, dont certaines sont d’origine française 24. » Selon cette version, compte tenu du fait que les jésuites sont expulsés en 1767 de tous les territoires gouvernés par la Couronne espagnole, ce sont les intellectuels créoles qui auraient assuré la tâche de diffuser ces connaissances et c’est pour cette raison qu’ils sont généralement considérés comme « les véritables propagateurs des idées qui aboutirent à l’insurrection indépendantiste 25 ». L’interdiction des philosophes français, et de certains autres comme Locke, qui osaient proposer des idées révolutionnaires comme la souveraineté du peuple ou la tolérance, fournit la preuve que la littérature des Lumières était bien arrivée en terre américaine. L’inquisition était l’institution chargée de surveiller ce domaine, et de fait, dans les 10 dernières années du xviiie siècle, on connaît plusieurs cas dirigés contre ceux que l’on appelle « les nouveaux hérétiques », c’est-à-dire les athées, les déistes, les francs maçons et les libéraux. Il est intéressant de voir qu’une bonne part de ces gens étaient des séminaristes ou des prêtres soupçonnés de « lire des livres français » et d’être d’accord avec certaines idées comme « liberté » et « indépendance ». En fait, il est tout à fait compréhensible que bon nombre des gens séduits par la philosophie des Lumières soient des membres du clergé : ils étaient parmi les rares personnes éduquées de la société de la Nouvelle Espagne, et ils avaient été durement frappés par les mesures royales cherchant à les soumettre – dont, mais pas exclusivement, l’expulsion des jésuites. En tout cas, c’est la Révolution française et en particulier l’exécution du roi Louis XVI qui déclenche la peur de la monarchie espagnole et de la classe dirigeante de la Nouvelle Espagne. Ainsi, par exemple, un frère franciscain, gardien du couvent de Texcoco, fut accusé d’avoir médit de la monarchie et d’approuver les évènements français. Un chanoine de la cathédrale de Mexico est jugé en 1798 « pour avoir déclaré qu’il est légitime de désirer la mort du roi, comme cela s’était fait en France ». Les Français résidents au Mexique étaient également souvent considérés comme des diffuseurs d’idées telles la souveraineté populaire, l’inégalité sociale, le despotisme monarchique ou la démocratie républicaine, qui se discutaient lors de réunions avec les créoles 26.

23. R. M. maniquiS, O. R. marti, J. PéreZ (éd.), La revolución francesa y el mundo ibérico, Madrid 1989, p. 657. 24. Ibid., p. 654. 25. Ibid., p. 657. 26. Comité mexicain…, La Revolución francesa y México, 1767, 1789, 1810, p. 72-75.

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Baubérot et la sortie laïque de l’hexagone Bien que cela soit moins évident au xviiie siècle, la Révolution nord-américaine aura également un fort impact au Mexique et il est certain que ses idées avaient pratiquement la même origine. Humboldt qui visite et étudie la Nouvelle-Espagne en 1803 fait clairement référence à ces influences multiples. Les créoles préfèrent qu’on les appelle des Américains. Depuis la paix de Versailles et en particulier depuis 1789, on les entend souvent dire avec fierté : je ne suis pas Espagnol, je suis Américain. Ces mots révèlent un ancien ressentiment. Face à la loi, tous les créoles blancs sont espagnols, mais les abus de loi, la fausse route du gouvernement colonial, l’exemple des États confédérés d’Amérique septentrionale et l’influence des idées du siècle, ont distendu les liens qui antérieurement unissaient de manière intime les Espagnols créoles aux Espagnols d’Europe. Ils préfèrent les étrangers des autres pays aux Espagnols et ils arrivent à se persuader que le discernement fait plus de progrès dans les colonies que dans la péninsule 27.

Plus tard, en faisant le compte des influences reçues par les créoles mexicains, l’illustre Dr. José Maria Luis Mora explique comment l’obtention de l’Indépendance par les colonies nord-américaines, en septembre 1783, va modifier leur façon de voir la nouvelle nation : Depuis lors, les regards mexicains lui ont porté davantage d’attention et d’intérêt et cet exemple naturellement séducteur, en particulier en politique, a forcément produit des effets sur les Mexicains. La possibilité de se constituer en une nation dont on n’avait pas l’idée : les avantages que cela donnerait au pays en général et à chaque individu en particulier étaient tous prouvés et démontrés, non pas comme de simples possibilités ou de capricieuses théories mais comme des faits réels et positifs que l’on pouvait apprécier dans ces nouveaux États aux perspectives flatteuses. Toutes ces idées étaient renforcées par les écrits des philosophes français que certaines personnes étaient parvenues à introduire au Mexique malgré les persécutions et la surveillance de l’Inquisition et du gouvernement 28.

Lorenzo de Zavala, qui participa aux luttes de l’Indépendance mexicaine, se réfère également à ces multiples influences. Il écrit que « l’exemple des États-Unis du Nord de l’Amérique commence à créer un désir d’imitation chez ses voisins heureux et éclairés ». Il dit en outre avoir trouvé les œuvres de l’abbé Raynal dans des lieux reculés comme Merida, Yucatan 29. On trouve également de clairs exemples de l’influence nord-américaine sur la lutte pour l’indépendance et la constitution du libéralisme mexicain, dans la correspondance de Fray Servando Teresa de Mier avec l’abbé Grégoire et Vicente Rocafuerte qui fut ministre plénipotentiaire de la République

27. Cité par J. reyeS heroleS, p. 8. 28. Ibid., p. 9. 29. Ibid., p. 17.

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Roberto Blancarte mexicaine et par la suite deuxième et très influent président de la République d’Équateur. Cependant, selon Jésus Reyes Heroles, « Fray Servando restera toujours hostile à Rousseau et animé d’une grande appréhension vis-à-vis de la Révolution française, influencé en cela par Burke 30 ». Pour cet auteur, « Fray Servando pense que l’exemple de la Révolution française ne peut s’appliquer sans causer de dégâts à la Nouvelle Espagne. En revanche, il utilise avec beaucoup d’habileté son information sur la Révolution nord-américaine au profit des mouvements sud-américains » 31. Fray Servando fait référence au Sens Commun de Thomas Paine et cite les Contractualistes et les Jusnaturalistes rationalistes, cherchant ainsi à concilier diverses traditions qui permettent la naissance du libéralisme mexicain. Vicente Rocafuerte a, pour sa part, séjourné longtemps aux États-Unis (entre 1817 et 1830) et il va contribuer à renforcer l’influence du libéralisme nord-américain sur le mexicain. Reyes Heroles le considère comme le prototype de la somme de toutes les influences libérales possibles. Le courant européen et le courant nord-américain s’entremêlent fortement chez Rocafuerte, qui possède en plus une bonne connaissance du libéralisme espagnol et une vaste information sur les progrès du libéralisme en Amérique centrale et du sud. Les États-Unis sont le pays où « la liberté a installé sa demeure ». Dans Idées nécessaires à tout peuple américain indépendant qui souhaite être libre, l’auteur insère le Sens commun et la Dissertation sur les premiers principes de gouvernement de Thomas Paine ; le discours prononcé par John Quincey Adams à Washington le 4 juillet 1821 ; la Déclaration d’Indépendance du 4 juillet 1776 ; les Articles de la Confédération et de l’Union perpétuelle du 8 juillet 1778 ; la Constitution des États-Unis du 17 septembre 1787 et ses douze amendements, plus un projet d’amendement approuvé par le Congrès nord-américain 32. Rocafuerte lui-même admet que parmi ses principales lectures se trouvent des auteurs comme Montesquieu, Rousseau, Mably, Filangieri, Adams, Madison et Hamilton. Ce mélange d’influences n’était pas rare chez les créoles des colonies hispano-américaines. Ainsi, un personnage du royaume de la Nouvelle Grenade (actuellement l’Équateur, la Colombie et le Venezuela) a été jugé en 1794 pour avoir traduit et publié la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mais il est aussi accusé de conspirer pour mettre en place « la Constitution de Philadelphie ». Ce citoyen de Bogota affirma pour sa défense que la Déclaration avait été adoptée initialement par les États-Unis d’Amérique et seulement après par l’Assemblée nationale française. Il est encore plus intéressant pour notre propos de noter qu’il affirma également que « le document français en réalité était formé de principes éternels et universels

30. Ibid., p. 18. 31. Ibid., p. 20. 32. Ibid., p. 32-33.

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Baubérot et la sortie laïque de l’hexagone qui forment partie de la culture occidentale et étaient bien connus des auteurs espagnols 33 ». Ceci nous reporte au thème central de l’origine des révolutions qui ont conduit à l’indépendance de la majorité des pays d’Amérique latine. Comme le signale Javier Fernández Sebastián : La question de savoir si ce qui s’est passé d’abord dans la péninsule (Espagne) et peu après dans les territoires d’outre mer était un processus endogène ou s’il obéissait à une contagion des révolutions nord-américaine et française a suscité des débats dès le départ et, depuis lors, il n’a pas cessé de passionner les philosophes, les politiques et les historiens. La réponse à cette question varie beaucoup d’un témoin à l’autre. En général les secteurs les plus opposés à cette grande secousse accusaient leurs compatriotes turbulents d’imiter les Français 34.

Les historiens ont effectivement démontré que, pour une bonne part, la responsabilité attribuée à la Révolution française était due à la terreur suscitée par l’emploi de la guillotine contre la monarchie française et ensuite par l’invasion des troupes napoléoniennes en Espagne, invasion qui amena avec elle les idéaux du libéralisme. Cependant cette thèse ne fait pas l’unanimité. Il y a plus de dix ans, François Xavier Guerra considérait « insoutenable » la thèse selon laquelle l’indépendance de l’Amérique latine était la « fille de la Révolution française ». « La relation complexe entre celle-ci et les révolutions hispano-américaines ne peut absolument pas se réduire à un simple jeu d’influences idéologiques de la première sur les secondes 35 ». Guerra, malgré tout, prend en considération le schéma diffusionniste qui va du centre vers la périphérie. Ce schéma représenté dans l’espace est constitué de cercles concentriques qui partent de la France vers l’Italie, l’Espagne et le Portugal et finalement vers l’Amérique latine, et il lui attribue « un corollaire temporel avec un rythme de progression également en trois étapes, dans lequel la France sert de centre moteur avec son modèle de révolution de la fin du xviiie siècle 36 ». En termes historiographiques, ce modèle est aujourd’hui sérieusement remis en question, l’auteur cité nous dit : Aujourd’hui, il est probable que la majorité des spécialistes de cette période ne considèrent plus évident, comme ils le faisaient auparavant, que la Révolution française est une conséquence de la philosophie des Lumières. De même ils

33. Cité par S. Zavala dans « Tres acercamientos de la Ilustración francesa a nuestra historia », dans S. alberro, A. hernándeZ CháveZ, E. trabulSe (éd.), La revolución francesa en México, Mexico 1992, p. 11. 34. J. fernándeZ SebaStián, « Las revoluciones hispánicas. Conceptos, metáforas y mitos », dans R. Chartier, P. ChinChilla, et al., La Revolución Francesa ¿Matriz de las Revoluciones?, Mexico 2010, p. 208. 35. Ibid., p. 210. 36. Ibid., p. 212.

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Roberto Blancarte ne sont plus disposés à voir dans les révolutions hispaniques une expansion ou une diffusion de la Révolution française 37.

De fait, dans la mesure où l’empire de Napoléon, porteur de ces idéaux, se présente en Espagne comme un agresseur, même les Espagnols libéraux repoussent le modèle français, principalement dans ses conséquences les plus radicales. Les révolutionnaires (espagnols), républicains et libéraux, ont presque tous nié une quelconque filiation avec la Révolution française qui, pour la plupart d’entre eux, était plutôt un anti modèle. Ils reconnurent en revanche leur admiration pour le modèle nord-américain qui, comme on le sait, constitua une référence politique de premier ordre 38.

De fait, certains spécialistes ont récupéré les sources proprement hispaniques et catholiques du pacte social qui met en jeu la souveraineté, instauré entre le monarque et la nation, à partir des discussions qui existaient au sein de l’élite de la Nouvelle Espagne après les abdications de Carlos IV et de Fernando VII. Comme le dit Luis Villoro : Cette doctrine du pacte ne vient pas de Rousseau et n’a rien à voir avec les idées françaises des Lumières. On lui reconnaît deux origines : d’une part on la trouve chez Vitoria et chez Suarez et elle appartient à la tradition politique et légale que certains adeptes espagnols des Lumières comme Jovellanos et Martinez Marina tentaient de faire revivre. D’autre part elle apparaît dans les doctrines du jusnaturalisme rationaliste : Grocio, Pufendorf, Heinecio sont connus et cités par ces lettrés. Leur influence est importante pendant tout le xviiie siècle. En ce qui concerne la Nouvelle-Espagne, l’union de ces courants apparaît clairement chez l’un des plus influents représentants des jésuites éclairés, Francisco Javier Alegre. Dans son Institutionum Theologicarum de 1789 il soutient, dans des termes qui rappellent ceux de Suarez, que l’origine proche de l’autorité réside dans le « consentement de la communauté » et son fondement dans le droit des gens, « la souveraineté du roi est seulement médiate, il l’obtient en délégation de la voix commune ». Il cite Pufendorf pour défendre une doctrine qui coïncide avec celle de Suarez : « tout empire […], quel qu’il soit, trouve son origine dans une convention ou un pacte entre les hommes […] Les lettrés créoles refusent drastiquement les idées des Lumières françaises et en revanche adhèrent à celles de Suarez et des jusnaturalistes dont la pensée s’aligne sur une vision traditionnelle démocratique opposant l’absolutisme des rois aux droits d’une nation organisée en états 39.

37. Ibid. 38. Javier Fernández Sebastián se réfère à M.-L. rieu-millán, « Les Cortès de Cadix et leurs députés d’outre-mer face au modèle français de révolution politique », dans Les Révolutions Ibériques et Ibéro-Américaines à l’aube du XIXe siècle, Paris 1991, p. 139-160. 39. L. villoro, « La revolución de independencia », dans Historia General de México; Version 2000, 3e réimp., Mexico 2002, p. 499-500.

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Baubérot et la sortie laïque de l’hexagone Jésus Reyes Heroles, dans son ouvrage classique en trois volumes sur le libéralisme mexicain, a décrit cette relation entre les humanistes contractualistes espagnols des xvie et xviie siècle et la tradition suariste (de Suarez) des jésuites qui affirme l’origine populaire de la souveraineté. On peut donc assurer que « le contractualisme était dans l’air ». Pour cet auteur, « la tentative de conjuguer les idées modernes avec les principes traditionnels espagnols, influence fortement la mentalité de nombreux libéraux et se reflète dans des actions concrètes de l’histoire du libéralisme mexicain 40. » De toute façon, l’apport hispanique aux idées révolutionnaires et le rejet du modèle politique de la Révolution française ne sont pas totalement contradictoires : ils ne signifient pas une absence d’influences idéologiques, à partir « d’un arsenal de langages, métaphores, symboles, mythes et rites en provenance de ces autres expériences révolutionnaires (la française et la nord-américaine) 41. » Ils s’additionnent à d’autres apports, ayant pour origine la tradition juridique et philosophique, qui marqueront leur orientation. En d’autres termes, les révolutions atlantiques, même à partir de modèles politiques et d’expériences sociales distinctes, avaient tout un ensemble de références communes constituant un nouveau système de concepts et d’idées mis au service des causes de l’insurrection en Amérique hispanique : liberté, indépendance, autonomie, souveraineté populaire, république. Dans le même temps, les traditions spécifiques joueront également un rôle et modèleront les révolutions ibéro-américaines. Deux caractéristiques spécifiques auront un impact particulier sur la révolution de l’indépendance mexicaine. La première, partagée avec le reste de l’Amérique latine, est de caractère confessionnel, et c’est ce qui, par exemple, empêchera l’adoption immédiate de principes tels que la tolérance. Les premières républiques hispano-américaines seront toutes catholiques, ce qui signifie que les privilèges et la protection accordés par l’État au catholicisme sont maintenus, ainsi que l’intolérance envers toute autre religion, dans le domaine public et même souvent dans le domaine privé. La seconde caractéristique, spécifique de la révolution de l’indépendance mexicaine, mais que l’on retrouve dans d’autres mouvements tout au long des xixe et xxe siècles, est son caractère populaire et principalement rural. De fait, lors de comparaisons avec d’autres révolutions comme la nord-américaine ou la française, certains auteurs comme Eric Van Young font remarquer son caractère ethnique (indigène) et son ruralisme. Ceci, ajouté au confessionnalisme, confère à cette insurrection un caractère « fortement providentialiste 42. »

40. J. reyeS heroleS, El liberalismo mexicano, t. I. Los orígenes, Mexico 1988, p. 5. 41. J. fernándeZ SebaStián, p. 215. 42. E. van young, « La época de la revolución atlántica: Comparaciones entre México, Estados Unidos y Francia », dans La revolución francesa ¿Matriz de las revoluciones?, p. 225-274.

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Roberto Blancarte Cependant, ce caractère ethnique, rural, populaire et confessionnel de l’insurrection apparaît dès le départ (et cela ira en s’accentuant) avec des connotations anticléricales qui alimenteront les luttes laïques tout au long du xixe siècle et même pendant la Révolution mexicaine qui débute en 1910. Le ton messianique de la révolte populaire n’est donc pas incompatible avec son caractère anticlérical. La révolution apparaît comme une grande croisade, bataille décisive entre les forces du bien et du mal qui permettra d’établir l’égalité et une religion plus pure. Les Européens et le haut clergé qui condamneront Hidalgo sont traités « d’hérétiques ou de juifs » et les insurgés se considèrent comme les défenseurs de la religion 43.

Ce qui se passera dans les trente ans suivants et en particulier la guerre de réforme aussi appelée de trois ans (1857-1860) confirme ces spécificités des révolutions mexicaines : ethniques, rurales et populaires, parfois confessionnelles et parfois anticléricales, ou les deux à la fois. III. Le modèle mexicain de laïcité En citant Annick Lempérière, Baubérot affirme qu’« à bien des égards […] la “Réforme” [de 1859 au Mexique] est un cas unique en Amérique hispanique ». Grâce à elle, ce pays « devient avant la France une république moderne ». « En décrétant en 1859 la séparation définitive de l’Église et de l’État, les libéraux [mexicains] accomplissent en effet ce que la IIIe République, fondée sur l’idée de laïcité à partir des années 1880 ne parviendra à faire […] qu’en 1905. La “République [mexicaine] restaurée” de 1867, […] met en place, avant la France, une législation scolaire qui privilégie (du moins dans les textes), l’école publique, laïque et obligatoire 44, et qui entreprend de concrétiser l’idée d’individu-citoyen républicain 45. » Or, dès cette époque, certains républicains laïques ont perçu qu’il existait un « modèle mexicain ». Ils ont donc renversé, pour ce qui concerne le Mexique, la perception d’une Amérique latine « aux marges de la civilisation ». La création d’une France moderne, dans le processus décrit par Durkheim, avait besoin, pour bien « se concevoir », d’effectuer des emprunts

43. L. villoro, p. 506. 44. La formule n’est pas très exacte, aussi bien pour le Mexique que pour la France : c’est l’instruction qui est décrétée obligatoire, et l’école publique qui est laïque. Comme l’indique d’ailleurs A. Lempérière elle-même, la liberté de l’enseignement est admise dans les deux pays (et donc l’école publique laïque n’est pas « obligatoire »). 45. A. lemPerière, « Mexico fin de siècle », dans A. lemPérière, et al., p. 387.

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Baubérot et la sortie laïque de l’hexagone au Mexique issu des lois de la Réforme [de 1859-1861] ; le transfert de culture politique, l’apport civilisationnel pourraient donc également s’effectuer du Mexique vers la France. Baubérot continue : Ainsi, en 1881, le ministère des Affaires étrangères français demande à l’ambassadeur du Mexique à Paris de lui communiquer les textes de loi mexicains portant sur la séparation de l’Église et de l’État 46. Il justifie cette demande en lui écrivant : « Les Français sont impressionnés par les résultats merveilleux de cette législation 47. » L’idée sous-jacente est qu’effectuer la séparation n’est pas chose simple et qu’étudier la législation mexicaine aiderait la France à réaliser sa propre séparation des Églises et de l’État. Cependant, les républicains au pouvoir ne tardent pas à mettre en sommeil cette partie de leur programme, jugeant le Concordat nécessaire pour pouvoir surveiller l’Église catholique 48.

Quel est ce modèle mexicain dont on parlera de plus en plus dans les milieux républicains français ? La génération des hommes de la Réforme est menée politiquement par Benito Juarez, mais derrière lui, il y a toute une série d’idéologues libéraux, influencés également par d’autres modèles républicains. Certains auteurs, comme Justo Sierra, pensent qu’il existe un Juarez jeune, modéré et complaisant avec le clergé et un Juarez mature, converti au radicalisme et à l’anticléricalisme. Sierra, et d’autres, pensent également que même si tous les libéraux étaient d’accord sur la nécessité de « soumettre l’armée à l’autorité civile et de priver le clergé de ses richesses pour le fondre dans le reste de la société civile », Juarez appartient au groupe des libéraux modérés qui « prétendent que ce programme ne peut se réaliser que progressivement » alors que les puristes « pensent qu’il faut tout faire d’un coup 49. » Lors de son exil à la Nouvelle Orléans, en 1853, Juarez semble avoir eu des attitudes complaisantes avec le clergé. Sierra indique clairement les différences existant avec Melchor Ocampo. « Les convictions libérales des deux étaient fermes, mais Juarez à force de concessions apparentes, tentait de maintenir le clergé tranquille pendant qu’Ocampo leur avait jeté le gant sur le thème des émoluments. » Juarez pensait qu’il fallait maintenir les émoluments du clergé, alors qu’Ocampo s’opposait à leur paiement. Comme le dit Jorge L. Tamayo dans

46. L’utilisation du singulier (l’Église) pour le Mexique, et du pluriel (les Églises), pour la France, provient du fait qu’antérieurement à la séparation, l’Église catholique était, au Mexique, la seule légitime, alors qu’un système pluraliste de « cultes reconnus » avait été établi en France en 1802. 47. Cité par J.-A. meyer, « L’Amérique Latine », dans J.-M. mayeur, et al., Histoire du christianisme, t. XII, Paris 1990, p. 965. 48. Voir J. lalouette, La séparation des Églises et de l’État. Genèse et développement d’une idée 1789-1905, Paris 2005, p. 322 sqq. 49. J. Sierra, Juárez; Su obra y su tiempo, éd. annotée par Arturo Arnáiz y Freg, Mexico 1972, p. 90.

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Roberto Blancarte ses notes introductrices à l’œuvre de Juarez, « au fil du temps, en se radicalisant, pour lutter contre la réaction conservatrice, le groupe libéral adoptera la position d’Ocampo 50. » Juarez n’est plus le même après l’expérience de l’exil et sa rencontre avec Ocampo. Sa grande vertu a été qu’une fois convaincu de la nécessité de lancer des réformes, il n’hésita pas à les mettre en marche. Il est probable que sa vision du clergé est de plus en plus négative, au fur et à mesure du déroulement des guerres de réformes et des guerres d’intervention. Il est évident, comme le dit Justo Sierra, « que l’influence et l’ascendance d’Ocampo sur le groupe de la Nouvelle Orléans étaient immenses », en particulier l’influence sur Juarez est « évidente 51. » Ceci renforce l’hypothèse selon laquelle le fondateur de la laïcité mexicaine a changé fortement sa vision et son attitude après sa rencontre avec d’autres libéraux importants de son époque et également parce que la lutte a progressivement polarisé les positions. On peut donc affirmer qu’il existe un Juarez d’avant 1853 et un autre après cette date. La continuité entre les deux Juarez est liée à sa conviction toujours présente que la loi doit être respectée jusqu’à ses ultimes conséquences. La rupture entre les deux réside dans la certitude croissante que le programme de régénération de la République doit passer par « l’émancipation complète du pouvoir civil », ce qui oblige à détruire de manière radicale le pouvoir matériel et l’influence sociale et politique de l’Église. IV. Les modèles de laïcité au milieu du xixe siècle Au milieu du xixe siècle, la sécularisation de la société et la laïcisation des institutions publiques ne sont pas très fréquentes dans le monde occidental. Les trois principaux modèles dont dispose Benito Juarez sont celui de l’expérience espagnole de la période coloniale et des balbutiements du libéralisme péninsulaire, celui de l’Amérique du Nord avec sa révolution pour l’Indépendance et ses conséquences, et le modèle français en particulier la Révolution de 1789 et les idéaux de liberté qui se répandent à l’époque napoléonienne. Cependant aucun des trois ne s’adapte exactement aux besoins du jeune État mexicain. Pour des raisons diverses, les mesures prises dans ces pays sont le produit de situations historiques spécifiques et ne peuvent être utiles à la réalité nationale. Juarez et les hommes de son temps ont donc dû piocher des idées dans ces diverses expériences pour forger leur propre modèle. Dans l’expérience espagnole, les droits de la Couronne et l’institution du Patronat ont marqué la relation avec l’Église catholique habituée à être une des principales institutions de l’État espagnol, avec tous les privilèges que cela

50. B. JuáreZ, Documentos, discursos y correspondencia, sélection et notes de Jorge L. Tamayo, vol. 1, Mexico 1964, p. 7-10. 51. J. Sierra, Juárez, su obra y su tiempo, p. 95.

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Baubérot et la sortie laïque de l’hexagone implique. Le libéralisme péninsulaire s’est nourri de cette tradition mais il ne va pas jusqu’à remettre en cause le rôle de l’Église dans l’État, et se contente de la soumettre à une subordination propre à la tradition des Bourbons. C’est ce qu’essayeront de faire les premiers indépendantistes mexicains en acceptant la continuité du Patronat 52 dans la toute récente République indépendante et la soumission de l’autorité ecclésiastique au pouvoir civil. L’échec de ces efforts, à cause des circonstances politiques internationales et nationales, de la position pro-monarchique du Saint-Siège, et des prétentions juridictionnelles des conservateurs et des libéraux mexicains, rend impossible l’application de ce modèle, ce dont on se rendra de mieux en mieux compte au cours des années. Même si les libéraux mexicains sont très attirés par l’expérience des États-Unis d’Amérique, celle-ci est le résultat d’une tout autre réalité. Le premier article de la Constitution nord-américaine interdit la constitution d’Églises officielles afin de garantir la liberté de conscience et de religion, dans le cadre d’une pluralité des confessions. Par la suite, Jefferson interprète cet article comme le besoin d’établir, pour garantir ces libertés, « un mur de séparation » entre l’État et les Églises. Cela n’est possible que dans le contexte d’une pluralité où aucune Église n’est hégémonique et où le pouvoir ecclésiastique ne met pas en cause la suprématie du pouvoir civil. Même si, sur d’autres plans, les libéraux considèrent le modèle nord-américain absolument exemplaire au niveau économique (y compris l’idée que l’indispensable liberté de culte est primordiale pour le développement du commerce), le modèle de sécularisation ne peut être importé. Une des raisons qui poussent les colons nord-américains à faire la Révolution est la garantie de la liberté de religion, car ils veulent être sûrs de ne pas avoir à soutenir une Église qui ne serait pas la leur. Cependant, l’histoire de la soumission de l’Église anglicane au pouvoir politique et la tradition libertaire des Églises réformées, font du thème de la séparation une bataille très différente de la lutte que devra livrer le Mexique pour établir l’autonomie du pouvoir civil face à l’énorme pouvoir économique et politique d’une église monopolistique et hégémonique. La célèbre phrase de Jefferson sur le « mur de séparation », par exemple, a été prononcée lors d’une réponse aux Églises baptistes qui revendiquaient la nécessité d’une séparation entre l’État et les confessions, pour préserver la liberté de conscience. C’est alors qu’apparaît l’idée de religion civile, avec le concept d’un Dieu lié au destin nord-américain et pouvant être invoqué par tous, au-delà d’une quelconque dénomination religieuse particulière. Juarez et les libéraux de son époque ont ce modèle à l’esprit et soulignent l’idée que

52. Le « Patronato », d’abord Royal puis « des Indes » c’est une institution médiévale, par laquelle la Couronne espagnole finit par administrer l’Église catholique dans les territoires d’Amérique.

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Roberto Blancarte la liberté de culte est favorable au progrès du pays. Mais ils savent aussi que le Mexique est un pays cent pour cent catholique avec une religion totalement assimilée à la culture et à l’identité nationales 53. En ce sens, le modèle français, qui s’applique à un pays majoritairement catholique, aurait logiquement semblé convenir au cas mexicain. Cependant, la Révolution française, quelques années après la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen qui établit la liberté de croyances, se perd dans de nombreuses tentatives de relation entre l’État et les Églises ou confessions religieuses. Du culte de la Raison à l’Église constitutionnelle, en passant par la séparation absolue et diverses formes de juridictionnalisme, on aboutit finalement, sous l’Empire de Napoléon Bonaparte, à un régime de cultes publics officiellement reconnus qui perdurera un siècle durant jusqu’à la séparation de 1905 54. Les ministres du culte deviennent des fonctionnaires publics et les diverses confessions des éléments fondamentaux de l’État français. De fait, sous Napoléon III, les ministres des différents cultes – environ cinquante mille personnes dont quarante mille prêtres catholiques – constituent le plus gros groupe rémunéré par l’État français après l’armée. Pendant le second empire, le régime fait construire des églises catholiques, des temples protestants et des synagogues avec les deniers de l’État 55. La situation politique en matière religieuse que Juarez connaît en France est donc très éloignée de ce que les libéraux mexicains ont à l’esprit quand ils commencent à mettre en pratique leurs réformes. Cela ne signifie pas qu’ils n’adhèrent pas à l’autre modèle français, celui qui est républicain et laïque et qui progresse depuis la chute de Napoléon III et l’arrivée de la Troisième République. Cependant, à ce moment-là, Juarez et les hommes de sa génération avaient pris quelques dizaines d’années d’avance en déclarant la séparation absolue entre l’État et l’Église, à travers les Lois de Réforme. Paradoxalement et symptomatiquement, le dernier livre lu par Juarez fut celui d’un libertaire français. À côté du lit de mort du président Juarez se trouvait le livre de Jean-Louis-Eugène Lerminier (1803-1857), Cours d’histoire des législations comparées. Lerminier, est un intellectuel notable, professeur au Collège de France, dont les cours sténographiés et photocopiés suscitèrent, à cette époque, un grand engouement du public. Franc-maçon et distingué de la Légion d’honneur, fils d’Alsacien né à Paris, il fait ses études de droit à Berlin et de philosophie à son retour en France. Dès 1831, il commence

53. En ce qui concerne le modèle nord-américain de séparation et de liberté religieuse, voir R. blanCarte, « La libertad religiosa como noción histórica », Derecho fundamental de libertad religiosa, Cuadernos del Instituto. Derechos Humanos, n° 1, Mexico 1994, p. 42-48. 54. J.-O. boudon, Napoléon et les cultes. Les religions en Europe à l’aube du XIXe siècle (1800-1815), Paris 2002. 55. Y. bruley, Histoire de la laïcité à la française, Paris 2005, p. 54-59, ainsi que J. baubérot, Histoire de la laïcité française, QSJ, n° 3571, Paris 2000.

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Baubérot et la sortie laïque de l’hexagone à enseigner l’histoire générale et la philosophie des législations comparées au Collège de France, chaire qu’il devra abandonner quelques années plus tard pour des raisons politiques. Au sein du Collège, il devient un promoteur enthousiaste des nouvelles doctrines et de l’étude du libéralisme, proche à une certaine époque de l’École saint-simonienne. Bien que ses liens avec le socialisme utopique aient été assez brefs, sa réputation s’étend à d’autres auteurs : Pierre-Joseph Proudhon, fondateur de l’anarchisme, le cite dans son célèbre livre Qu’est-ce que la propriété ?, essai sur le principe du droit et du gouvernement : Un professeur de législation comparée, M. Lerminier, est allé encore plus loin : il a osé dire que la nation avait repris au clergé tous ses biens, non pour cause d’oisiveté, mais pour cause d’indignité. « Vous avez civilisé le monde, s’écrie cet apôtre de l’égalité, parlant aux prêtres ; et c’est pour cela qu’on vous a donné vos biens : c’était à la fois entre vos mains un instrument et une récompense. Mais vous ne le méritez plus, car depuis longtemps vous avez cessé de civiliser quoi que ce soit… ».

Justo Sierra se réfère aussi à Melchor Ocampo comme « disciple de Rousseau et élève de Proudhon 56. » Il n’est donc pas si étrange que Juarez soit mort avec un livre de Lerminier sur sa table de nuit. Il faisait partie des lectures de ces libéraux radicaux qui voyaient dans le clergé un état rétrograde et dans l’Église une institution allant contre le progrès. Depuis quand Juarez était-il un lecteur de textes libéraux radicaux ? C’est difficile de le savoir. Mais la ligne de pensée de José María Luis Mora et Melchor Ocampo semble s’enrichir de celles des grands critiques de la théocratie et du pouvoir clérical. À en juger par les actions gouvernementales de Juarez, son intention n’est pas d’annihiler l’Église ni la religion. L’objectif principal des mesures de sécularisation est de renforcer l’État de droit pour favoriser l’apparition d’institutions modernes et d’une société plus juste. Mais le modèle choisi n’est pas celui du Patronat ou du régalisme, suivi par la tradition espagnole. Cela ne peut pas non plus être celui choisi par les Nord-Américains qui s’appuie sur une pluralité religieuse pour engendrer une religion civile liée à un destin bénéfique, ni celui mis en pratique, à cette époque, en France avec un régime de cultes reconnus et des Églises au service de l’ordre social et politique. Juarez veut que la République ne réponde qu’à une seule et unique autorité : « l’autorité civile, déterminée par la volonté nationale sans religion d’État, abolissant les pouvoirs militaires et ecclésiastiques 57. » Pour finir, le régime de séparation mis en place est l’un des plus perfectionnés : il peut, à la fois, éliminer la pratique de l’État bras séculier de l’Église et ne jamais

56. P.-J. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? Deuxième mémoire, Lettre à Monsieur Blanqui sur la propriété, Paris 1873, p. 285, note 1. 57. B. JuáreZ, Apuntes para mis hijos, p. 32-33.

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Roberto Blancarte prétendre, contrairement à d’autres gouvernements d’Amérique latine et d’Europe, utiliser la religion à des fins politiques et sociales. Il cherche, comme on le disait à l’époque, une parfaite séparation entre les affaires civiles et les affaires religieuses. V. L’influence du modèle mexicain sur la loi de 1905 On peut donc affirmer que les philosophes des Lumières et de la Révolution française ont largement influencé la Révolution d’Indépendance et les premiers efforts constitutionnels du Mexique. Cependant, la laïcité et le libéralisme du Mexique n’en sont pas une conséquence directe, et sont les fruits d’un ensemble d’influences provenant aussi bien de la tradition contractualiste espagnole que de l’exemple nord-américain en matière de la liberté de conscience et de religion et des courants les plus radicaux du libéralisme et du socialisme français. Toutefois, la circularité des idées ne s’arrête pas là, puisque celles-ci vont repartir d’Amérique latine vers l’Europe. En reprenant le sujet de l’élaboration de la loi de 1905, Baubérot insiste sur l’importance de l’influence du modèle mexicain de laïcité sur les politiciens français de l’époque: « Quand la question de la séparation revient à l’ordre du jour, l’exemple mexicain se trouve de nouveau invoqué 58. » Dès 1903, une des premières, et des plus importantes propositions de loi, déposée par Francis de Pressensé, président de la Ligue des droits de l’homme, et cosignée par Aristide Briand et Jean Jaurès, se réfère explicitement à l’exemple du Mexique dans son préambule. En 1904, au moment où le processus de séparation prend corps, paraît un ouvrage intitulé: L’Église et les États, trois exemples de séparation Belgique–États-Unis–Mexique 59. Son auteur, Pierre-Georges (de) la Chesnais (1865-1948), est un critique et un historien de la littérature 60. Le plan de son livre – ajoute Baubérot – bien diffusé dans les milieux républicains, notamment francs-maçons, en donne clairement l’orientation : il va du système de séparation le moins laïque au système le plus laïque. La séparation à la belge ne s’affranchit pas vraiment du « cléricalisme » même si elle

58. On sait qu’existe à l’époque porfirienne une attraction pour la France qualifiée d’afrancesamiento. La France veille de près à ses intérêts, même quand cela est en contradiction avec ses principes. Elle est engagée, avec Émile Combes, dans une politique de « laïcité intégrale » qui se traduit notamment par l’interdiction de l’enseignement aux congrégations. Pourtant, le Ministère des Affaires Étrangères, au nom de l’influence française, a délivré à des sœurs de la congrégation de Saint-Joseph de Lyon des passeports pour le Mexique (lui-même pays anti congrégations) où elles sont qualifiées de « dames de compagnie » ; cela afin de faciliter leur entrée (information transmise par C. Foulard). 59. P.-G. la CheSnaiS, L’Église et les États, trois exemples de séparation Belgique–États-Unis– Mexique, Paris 1904. 60. Il a notamment traduit en français et commenté les œuvres complètes de l’écrivain norvégien Henrik Ibsen.

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Baubérot et la sortie laïque de l’hexagone l’affaiblit. La séparation américaine a fait œuvre de « liberté ». Mais l’Église catholique tente de devenir une « puissance politique » et l’auteur prévoit de futures luttes entre cléricalisme et anticléricalisme. En revanche, la séparation mexicaine a résolu le problème clérical : une législation séparatiste « complète et vigoureuse » se trouve « appliquée sans difficulté ». La voie à suivre est donc tracée par la séparation mexicaine. […] Pour lui, l’essentiel est qu’en 1867 [après l’intervention française], « la révolution mexicaine était achevée », les lois de Réforme désormais « appliquées, l’Église, en tant que puissance politique, vaincue et le Mexique […] entrait dans une ère de travail, d’organisation et de prospérité ». Quelques années après, en 1874, poursuit-il, les lois organiques [inscription des Lois de Réforme dans la Constitution] stabilisèrent définitivement la séparation mexicaine de l’Église et de l’État. La Chesnais en donne les « dispositions essentielles » et affirme qu’elles laissent au clergé « tous les moyens nécessaires pour qu’il puisse se consacrer exclusivement […] à l’exercice de son ministère sacré. » La « règle générale invariable » est « la plus parfaite indépendance entre les affaires de l’État et les affaires purement ecclésiastiques. » Il s’agit donc, pour lui, de lois de liberté 61.

Peu importe – insiste Baubérot – certains écarts avec la réalité empirique, ce qui nous intéresse c’est la présentation au lecteur d’un modèle mexicain de séparation, au moment même où cette question devient cruciale dans le débat politique français. « Le cléricalisme, dit-il, ne joue plus aucun rôle », le clergé ayant accepté « les faits accomplis. » « Enfin tranquille », « l’heureux pays mexicain 62 » a donc pu s’occuper « de ses affaires » et résoudre « les vastes problèmes d’où dépendait son avenir […] ». Enfin, point crucial dans le débat français 63, la « hiérarchie ecclésiastique » est maintenue. Ainsi, conclut notre auteur, la séparation mexicaine « en assurant la paix et [en] rendant possible le développement normal du pays, après un demi-siècle de troubles dus à l’action cléricale, […] a en même temps rétabli le culte lui-même dans son ancienne splendeur 64. » Le Mexique réalise donc l’idéal prôné par Cavour : « Une Église libre dans un État libre […] » et Baubérot ajoute, et il s’agit des dernières phrases de son livre : « Il importe de distinguer nettement entre la religion et le cléricalisme, parce que cette distinction est dans les faits. Et si le problème était de

61. J. baubérot, « Transferencias culturales e identidad nacional en la laicidad francesa », p. 225-226. 62. Cette expression contraste avec l’expression « le malheureux Mexique », usuellement utilisée par les voyageurs au milieu du xixe siècle. 63. Voir notamment, J. baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Paris 2004, p. 98 sqq. 64. Ibid., p. 226-227.

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Roberto Blancarte combattre la foi, le plus habile serait encore de faire sincèrement cette distinction, et de ne combattre que le cléricalisme ». Baubérot revient donc à la France de 1904-1905 : L’enjeu de tels propos est fort important. En France, une séparation libérale effraie beaucoup de républicains qui estiment qu’elle renforcera la puissance de l’Église catholique. Certains hésitent alors à abolir le système concordataire et les possibilités de surveillance qu’il permet 65, d’autres prônent un type de séparation qui renforcerait cette surveillance, séparerait, de fait, l’Église catholique française et Rome et viserait à « inféoder l’Église à l’État » (critique de Clemenceau), d’autres enfin veulent combattre la religion et défendent des mesures qui entraîneraient, selon Briand, la « suppression des Églises par l’État 66. » À tous, La Chesnais affirme que le Mexique donne la preuve qu’une séparation, qui laisse l’Église catholique libre dans le domaine religieux, gardant même une certaine puissance, résout quand même la « question cléricale » et permet de s’attaquer avec succès aux autres problèmes. Il apporte non un point de vue parmi d’autres, mais ce qui se veut une démonstration par les faits. La « société idéale » doit paraître lestée de réalité empirique pour pouvoir agir dans la société réelle 67.

Baubérot s’attaque à montrer que, à la suite de La Chesnais, des leaders radicaux, comme Clemenceau, et des francs-maçons considèrent « le “modèle” mexicain un exemple pour la République française » 68. Aristide Briand – ajoute-t-il – dans le Rapport de la Commission parlementaire, rédige un chapitre consistant sur les « législations étrangères ». Il commence par les pays où existe une « religion d’État ». Ensuite il aborde les pays qui, comme la France, en sont au « stade » de la « demi-laïcité ». Enfin, il « étudie […] quelques pays d’Europe » et « plusieurs grandes républiques américaines » où « l’État est réellement neutre et laïque » et où « les Églises sont séparées de l’État ». Briand s’attarde surtout sur les États-Unis et sur le Mexique qui clôt son chapitre. Son propos s’inspire largement de l’ouvrage de La Chesnais et conclut : Le Mexique possède […] la législation laïque la plus complète et la plus harmonique qui ait jamais été mise en vigueur jusqu’à ce jour. Il est délivré depuis trente ans de la question cléricale et a pu se vouer entièrement à son développement économique: il connaît réellement la paix religieuse. L’Église catholique ne paraît pas avoir souffert, d’ailleurs, du régime légal assez strict mais non

65. Par l’adjonction, par Napoléon Bonaparte, des Articles Organiques dans la loi votée en 1802 par le Corps Législatif. 66. La première position avait des partisans dans le centre gauche (l’Union démocratique), la deuxième (celle critiquée par Clemenceau) n’était rien moins que le projet de loi déposé par le président du Conseil Émile Combes ; la troisième position (qui s’attira la réplique de Briand) était défendue par le socialiste Maurice Allard. 67. Il y a là une perspective importante pour décrypter nombre d’erreurs historiques. 68. J.-P. SCot, « L’État chez lui, l’Église chez elle » Comprendre la loi de 1905, Paris 2005, p. 321.

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Baubérot et la sortie laïque de l’hexagone oppressif sous lequel elle vit. […] le gouvernement du président Porfirio Diaz [1876-1911] n’a cessé d’appliquer, sans hostilité à l’égard de l’Église mais avec fermeté, la législation de 1874 ; […] il a toujours opposé une fin de non-recevoir aux démarches officieuses faites assez fréquemment par le Saint-Siège en vue de la conclusion d’un nouveau concordat 69.

La conclusion de Baubérot est par conséquent définitive: L’influence du Mexique sur la séparation de 1905 n’est pas exclusive, un « modèle américain » fonctionne également 70. Cette influence est cependant indéniable. La désignation par Briand du Mexique comme le pays qui possède « la législation laïque la plus complète et la plus harmonique » et qui connaît, grâce à cela, la « paix religieuse » ne peut être sous-estimée. Et l’idée de Jaurès qu’une séparation libérale, pouvant être acceptée par les Églises elles-mêmes, permettrait de débarrasser définitivement la France de la « question cléricale » pour pouvoir résoudre, enfin, la « question sociale 71 », trouvait une incontestable crédibilité : cette mise en avant d’une exemplarité mexicaine « prouvait » que cela était possible, puisque c’était déjà réalisé ailleurs 72. Le Mexique a favorisé l’émergence de ce que Briand appelait une laïcité de « sang-froid ».

En terminant son texte sur l’influence du modèle mexicain sur la laïcité française, Baubérot se demande ce qui se passe aujourd’hui. Et il explique : Le Mexique laïque est encore cité comme un exemple à suivre pour la France, par une importante personnalité laïque, Jean Cornec, en 1965 73. Pourtant, rééditant, en 2005, le Rapport Briand, l’Assemblée Nationale française a enlevé le chapitre consacré aux « législations étrangères », donc les pages sur le Mexique, confortant ainsi l’idée d’une laïcité idéale « exception française 74. » En 2007, un organisme officiel, le Haut Conseil à l’Intégration, écrit au début d’un Rapport en vue d’établir une Charte de la laïcité : « Objet d’étonnement pour le monde, la loi [française] de séparation a suscité des émules et fait naître des imitations [… notamment] au Mexique 75 ». Le Haut Conseil fait

69. Le Rapport de Briand est facilement consultable, depuis 2005, sur le site Internet de la Ligue de l’enseignement (www.laicite-laligue.org). 70. Notamment dans la formulation de l’art. 4 : Voir M. larkin, Church and State after the Dreyfus Affair, The Separation Issue in France, Londres 1974, p. 175 sqq., p. 275. 71. Voir J. baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ?, Paris 1990, p. 73. 72. Et la représentation de la « société idéale » a toujours plus ou moins besoin de références à prétention empirique, pour affirmer que ce qu’elle propose est possible. 73. Voir J. CorneC, Laïcité, Paris 1965, p. 274. Jean Cornec était l’inamovible Président de la Fédération des Conseils de Parents d’Élèves des Écoles Publiques, à tel point qu’on avait fini par l’appeler la « Fédération Cornec » ! 74. Assemblée Nationale, Le Rapport Briand, Avant-Propos de J.-L. debré (fac-similé incomplet du Rapport publié en 1905 par l’Imprimerie de la Chambre des Députés). 75. Haut Conseil à l’Intégration, Charte de la laïcité dans les services publics et autres avis, Paris 2007, p. 192. C’est naturellement la Constitution de 1917 qui est visée.

351

Roberto Blancarte comme si les Mexicains avaient « imité » l’exemple français pour leur propre séparation 76 ! Il pouvait pourtant facilement savoir qu’au contraire le Mexique a influencé la loi de 1905 : des historiens, de différentes tendances, l’avaient indiqué lors du centenaire de 2005 77.

Baubérot exprime donc des conclusions qui portent sur les actuelles conséquences sociales et politiques d’une idée franco-française de la laïcité et le besoin d’avoir une disposition intellectuelle plus ouverte au monde : La publication tronquée du rapport Briand par l’Assemblée Nationale française témoigne d’une conception de la « société idéale » étroitement nationale. L’assertion d’un Mexique imitant la France retourne à une perception de l’Amérique latine comme « périphérie » de la « civilisation », représentation issue des Lumières que la Troisième République avait dépassée. Elle s’insère dans un récit nationaliste d’une séparation française, créée ex nihilo et d’une France institutrice des nations. Présenter la laïcité et la séparation comme d’origine exclusivement française 78, et non comme s’insérant dans un ensemble réciproque de transferts culturels, permet au HCI de rédiger sa Charte de la laïcité dans une optique implicitement assimilationniste, où le chemin est à parcourir par les seuls migrants et leurs descendants, où la France n’a pas à recevoir puisqu’elle aurait déjà tout inventé. C’est pourquoi le Mexique, en commémorant les [150 ans de] lois de Réforme, peut rendre à la France de 2009 un service analogue à celui qu’il a rendu à la France de 1905 : l’aider à comprendre qu’elle ne saurait être « universelle » à elle seule, l’aider à vaincre ses peurs et à mieux s’ouvrir sur le monde 79.

Conclusions : la circularité des idées aujourd’hui Jean Baubérot est un homme d’idées. Tous ses amis et tous ceux qui ont eu la chance de participer avec lui à des discussions ou à des projets académiques en sont conscients. C’est aussi un homme engagé et militant actif pour les causes sociales et politiques auxquelles il croit. Son livre autobiographique

76. Rappelons que le transfert culturel, de toute façon, n’est jamais simplement une « imitation ». 77. Voir par exemple, R. blanCarte, « Un regard latino-américain sur la laïcité », dans J. baubérot, M. Wieviorka (éd.) De la séparation des Églises et de l’État à l’avenir de la laïcité, La Tour d’Aigues 2005, p. 252 ; J.-P. SCot, p. 319 sqq. ; J. baubérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, La Tour d’Aigues 2006, p. 178 sqq. Cité dans J. baubérot, « Transferencias culturales e identidad nacional en la laicidad francesa », p. 229-230. 78. Alors que, comme Briand l’avait lui-même perçu, diverses laïcités ont plutôt d’abord été expérimentées dans le contexte des Amériques. Cf. J. baubérot, Les laïcités dans le monde, 2e éd., Paris 2009, cité dans J. baubérot, « Transferencias culturales e identidad nacional en la laicidad francesa », p. 229-230. 79. Ibid.

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Baubérot et la sortie laïque de l’hexagone Une si vive révolte en témoigne comme nous en témoignons, nous qui l’avons accompagné dans les luttes pour la laïcité de l’État et de la vie publique, mais surtout pour les libertés qu’elle implique. Cet engagement n’est pas un exercice d’autosatisfaction complaisant, mais un exercice critique qu’il met quotidiennement à l’épreuve dans son travail universitaire et intellectuel. Ses positions sur le besoin de dépasser le francocentrisme et la notion d’exceptionnalité de la France, formatrice universelle et éducatrice des nations, ne sont pas uniquement des prises de positions idéologiques, mais sont accompagnées d’attitudes et de comportements appropriés, respectueux de l’altérité culturelle, soucieux d’une réciprocité académique nécessaire et surtout, véritablement ouverts au débat et à un désir de connaissance de l’autre, pour élargir ses propres horizons. Au cours de toutes ces années où j’ai eu l’honneur de connaître Jean Baubérot, il s’est toujours montré enclin à partager ses connaissances sur la laïcité en France et disposé, comme j’ai voulu l’expliquer ici, à y inclure d’autres expériences, dans le cas présent l’expérience mexicaine, afin d’améliorer sa compréhension de ce qui se passe ailleurs. « Sortir de l’Hexagone », c’est-à dire sortir géographiquement de France ou assumer des positions critiques sur la laïcité française, n’est pas un exercice facile à la portée de tous. Il faut être capable de se décentrer, de se revitaliser, de coopérer sur un pied d’égalité, sans prétention ni superbe intellectuelles, de reconnaître toujours les contributions de l’autre et d’assumer que s’il existe une circularité des idées et des idéologies, il faut alimenter en permanence un échange intellectuel honnête et fécond. Telle est en tout cas mon expérience avec Jean Baubérot et le meilleur (mais pas le seul) exemple en fut l’élaboration de la Déclaration universelle de la Laïcité au XXIe siècle, qu’il a rédigée en collaboration avec Micheline Milot et l’auteur de ces lignes. Produit d’un échange réel, ouvert et réceptif aux différentes façons de concevoir la laïcité en Europe, en Amérique du Nord et en Amérique latine, la Déclaration est un document qui reflète la capacité de Baubérot de débattre, d’enseigner mais aussi d’apprendre avec deux collègues plus jeunes et étrangers (par rapport à l’Hexagone évidemment), une Canadienne et un Mexicain. Je suis convaincu que cet échange intellectuel et cette collaboration universitaire, sont d’une part réellement inusuels dans notre milieu et d’autre part générateurs de nouvelles connaissances en la matière. Des connaissances qui sont mieux « objectivées », car la recherche de dénominateurs communs et l’observation des différences culturelles rendent possible la production de concepts plus abstraits et donc plus universels. En ce qui me concerne, « la valeur ajoutée » de cette collaboration, produit de la « sortie de l’Hexagone », est d’avoir gagné, au fil de ces années, un formidable collègue toujours prêt à aider, et surtout un grand ami avec qui je peux travailler et boire du champagne ou de la tequila à la santé de la laïcité et de l’amitié franco-mexicaine… 353

Roberto Blancarte Bibliographie J. baubérot, Une si vive révolte, préface de E. Plenel, L’Atelier-Éditions Ouvrières, Paris 2014. J. baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Seuil, Paris 2004. J. baubérot, « Transferencias culturales e identidad nacional en la laicidad francesa », dans R. blanCarte (éd.), Los retos de la laicidad y la secularización en el mundo contemporáneo, El Colegio de México, Mexico 2008. J. baubérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, L’Aube, La Tour d’Aigues 2006 J. baubérot, Les laïcités dans le monde, PUF, 2e éd., Paris 2009. J. baubérot, Histoire de la laïcité française, PUF, coll. Que sais-je, n° 3571, Paris 2013 (3e éd. mise à jour). J. baubérot, « Representación e influencia de la laicidad mexicana sobre la laicidad francesa », dans R. blanCarte (éd.), Las Leyes de Reforma y el Estado laico: importancia histórica y validez contemporánea, El Colegio de México-Universidad Nacional Autónoma de México, Mexico 2013. J. baubérot, Vers un nouveau pacte laïque?, Seuil, Paris 1990. R. blanCarte, « Un regard latino-américain sur la laïcité », dans J. baubérot, M. Wieviorka (éd.) De la séparation des Églises et de l’État à l’avenir de la laïcité, L’Aube, La Tour d’Aigues, 2005. R. blanCarte, « La libertad religiosa como noción histórica », Derecho fundamental de libertad religiosa, Cuadernos del Instituto. Derechos Humanos, n° 1, Instituto de Investigaciones Jurídicas, UNAM, Mexico 1994. J.-O. boudon, Napoléon et les cultes. Les religions en Europe à l’aube du XIXe siècle (1800-1815), Fayard, Paris 2002. Y. bruley, Histoire de la laïcité à la française, Académie des Sciences Morales et Politiques, Paris 2005. Comité mexiCain Pour la Commémoration du biCentenaire de la r évolution françaiSe, Guide de l’exposition qui a été présentée à cette occasion aux Archives générales de la Nation, La Revolución francesa y México, 1767, 1789, 1810 (12 juillet au 14 septembre 1989), Archives Générales de la Nation, Mexico 1989. J. CorneC, Laïcité, Sudel, Paris 1965. J. fernándeZ SebaStián, « Las revoluciones hispánicas. Conceptos, metáforas y mitos », dans R. Chartier, P. ChinChilla, et al., La Revolución Francesa ¿Matriz de las Revoluciones ?, Université Ibéroaméricaine, Bibliothèque Francisco Javier Clavijero, Mexico 2010. C. foulard, « Les congrégations enseignantes françaises au Mexique (1840-1940). Politiques religieuses, politiques de laïcisation et enjeux internationaux », thèse soutenue à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, sous la direction d’A. lemPérière, janvier 2009.

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356

– IV –

Figures

SUR L’UNION DES FAMILLES SPIRITUELLES : LES JUIFS DURANT LA GRANDE GUERRE

Pierre birnbaum Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le dialogue entre nationalisme et patriotisme se noue, en France, dès la fin de la guerre de 1870 et la défaite de la France. Ainsi, dans sa Nouvelle Lettre à Friedrich Strauss du 15 septembre 1871, Ernest Renan écrit : notre politique, c’est la politique du droit des nations ; la vôtre, c’est la politique des races… Vous avez levé dans le monde le drapeau de la politique ethnographique et archéologique en place de la politique libérale.

Renan estime déjà que « l’individualité de chaque nation est constituée […] par le consentement » 1. Puis, dans sa fameuse conférence à la Sorbonne de 1882, Renan s’en prend à Fichte : pour lui, « une nation est une grande solidarité […] le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours » 2 : rejetant la race, la religion, la géographie et même la langue, Renan justifie le retour de l’Alsace et de la Lorraine dans le giron de la nation française en réfutant les prétentions du nationalisme allemand formulées en termes d’appartenance ethnique. Bien qu’il mentionne aussi « le culte des ancêtres » et le « passé héroïque », on a voulu surtout retenir de sa définition de la nation l’idée d’un patriotisme à la française fondé sur la volonté des citoyens, approche intentionnaliste qui sera sans cesse citée par Ernest Gellner et les théoriciens de la conception artificielle et moderne de la nation à l’encontre des modèles pérennialistes qui

1. 2.

E. renan, « Lettre à Strauss », Qu’est-ce qu’une nation et autres textes, Paris 1992, p 157. id., « Qu’est ce qu’une nation ? », ibid., p. 35.

359

Pierre Birnbaum valorisent la continuité organique et minorisent l’aspect du consentement ; à tel point que Gellner estime que « Renan avait raison. On se trouve bien en face d’un plébiscite permanent, d’un choix plutôt que d’une fatalité ». 3 Ce patriotisme républicain à vocation universaliste que l’on retient surtout de l’approche de Renan énoncée face à l’ennemi allemand se trouve pourtant confronté rapidement à un nationalisme interne, à un esprit de revanche qui suscite la mobilisation des droites radicales au nom de la défense de la race française, de la terre et même du sang : face au nationalisme allemand se dresse dès lors un nationalisme français farouchement hostile aux juifs et aux protestants qui menace le patriotisme à la Renan. L’Affaire Dreyfus donne à ce nationalisme radical une ampleur formidable : au nom d’un antisémitisme extrême, le capitaine Dreyfus est dénoncé comme traître car, en tant que juif, il ne peut que trahir la France au profit de l’Allemagne. La mobilisation nationaliste emporte une large partie de la nation française, les ligues recrutent des centaines de milliers de personnes, une propagande massive se met en place, animée par Édouard Drumont et son journal La Libre Parole, de nombreux duels opposent les officiers juifs à leurs collègues antisémites. Dès sa campagne électorale de Nancy en 1898 tout comme dans Scènes et doctrines du nationalisme, Maurice Barrès, le prince des lettres, s’engage résolument dans un nationalisme antisémite organique radical proche de celui de Drumont. Contre toute attente, l’Affaire Dreyfus lui apparaît comme « une guerre de races » durant laquelle la nation française affronte « la race sémite » 4. Ses discours virulents s’inspirent des conceptions racistes de Jules Soury : pour lui, « que Dreyfus est capable de trahir, je le déduis de sa race » 5. Barrès s’oppose au volontarisme patriotique de Renan, à son rationalisme, et peu à peu, il retrouve ses racines catholiques. Dès lors, en 1910, il déclare, « je sens depuis des mois que je glisse du nationaliste au catholicisme ». Et il ajoute : « le catholicisme, c’est “l’expression de notre sang” » 6. En réalité, son nationalisme se conjugue avec une conception intégriste du catholicisme pour dénoncer le patriotisme individualiste propre à une société supposée dégénérée sous l’action des juifs et des protestants. Son nationalisme le dresse contre les intellectuels rationalistes qui défendent la cause du capitaine Dreyfus. Barrès, le maître de Léon Blum, rejoint, à la grande déception de ce dernier, les tenants du nationalisme ethnique et s’attaque aux intellectuels accusés de trahir la

3. 4. 5. 6.

360

E. gellner, Culture, Identity and Politics, Cambridge 1987, p. 6-7. Voir aussi, du même, Nations and nationalism, Ithaca 1983. Voir P. birnbaum (dir.). Sociologie des nationalismes, Paris 1997. Voir Z. Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français, Paris 1985, p. 251 sqq. M. barrèS, Scènes et doctrines du nationalisme, Paris 1902, p. 161. id., Mes Cahiers, Paris 1932, t. V, p. 55.

Sur l’union des familles spirituelles nation. En 1903, présentant l’ouvrage de Barrès Au Service de l’Allemagne, Blum semble s’inspirer, au contraire, du nationalisme à la Renan en soulignant, à nouveau, la contradiction dans laquelle Barrès s’enferme : En montrant un Alsacien irréductible à la culture et à la domination germaines, M. Barrès dénie implicitement toute valeur à l’élément ethnique dans la formation des nationalités modernes. Et, du coup, c’est un beau pan de la théorie nationaliste qui s’écroule […] Si l’Alsacien Ehrmann a gardé un cœur français, c’est donc qu’une nation n’est pas une formation ethnique homogène mais un composé abstrait d’idées, de notions politiques, de conceptions morales 7.

Le déclenchement de la Première Guerre mondiale fait taire pour un temps les violentes dissensions internes, l’élan patriotique paraît l’emporter. Une Union nationale célébrée par presque tous se met en place, qui chante la gloire d’une nation héritière de 1789 et des Lumières. Émile Durkheim semble alors prendre le relais de Renan. Déjà, le 2 juillet 1898, dans son célèbre article L’individualisme et les intellectuels, il dénonçait les tenants d’un nationalisme hostile à l’individualisme et soutenait que ce dernier, dans la tradition de Kant et de Rousseau, peut servir de fondement à l’unité morale de la nation et faciliter ainsi la « communion des esprits » 8. En 1909, il affirmait dans le même sens qu’« en rejetant l’identité de culture comme l’élément essentiel de l’idée de patrie, on évite de tomber dans le patriotisme chauvin, dans l’orgueil nationaliste 9 ». En 1915, cette fois durant la guerre, il rédige plusieurs brochures pour défendre l’engagement moral de la France. Contre Treitschke cette fois, il entend apporter sa contribution à une conception civique de la nation comme fondement du patriotisme. Si, dans cette atmosphère guerrière, Durkheim se laisse contaminer par les idéologies de l’époque en considérant qu’« une nationalité est un groupe humain dont les membres, pour des raisons ethniques ou simplement historiques, veulent vivre sous les mêmes lois », il n’en considère pas moins, comme Renan, que l’État requiert « l’acquiescement intime des citoyens », son autorité ne peut être efficace que si elle est « librement consentie » 10. En s’adressant, dans la bonne tradition républicaine, à « nos concitoyens », en remerciant les « instituteurs et les institutrices qui ont été les meilleurs auxiliaires de notre propagande » et en s’associant à Ernest Lavisse, le grand maître de l’éducation républicaine, le chantre de la République, Durkheim souligne à nouveau, dans l’esprit autrefois de Renan que, dans ce combat, « la volonté d’un peuple est faite de la volonté de chacun » ; la victoire,

L. blum, « En lisant », L’œuvre de Léon Blum. 1891-1905, Paris 1972, p. 80-81. É. durkheim, « L’individualisme et les intellectuels », dans La science sociale et l’action, Paris 1970, p. 272. 9. id., Textes, Paris 1975, p. 221. 10. id., « L’Allemagne au-dessus de tout ». La mentalité allemande et la guerre, Paris 1991, p. 74.

7. 8.

361

Pierre Birnbaum dans ce sens, dépend de « l’état moral des peuples », non de leur appartenance ethnique ou encore de leurs mythes ancrés dans le passé 11. C’est bien la patrie des Droits de l’homme et du citoyen qu’il s’agit de défendre en assurant aussi l’intégration définitive des juifs à la nation conçue comme la patrie de 1789, des droits, de la liberté. Au front lui aussi, son neveu, le sociologue Marcel Mauss, influencé par cette expérience, se penche à son tour, en 1920, sur cette question de la nation en fonction de sa longue participation au conflit. Il s’efforce également de « détacher nation et nationalisme pour sauver la première » 12. Mauss prend la France et les États-Unis comme le modèle même d’une nation rejetant le nationalisme car fondée sur le droit et écrit : « une nation moderne croit à sa race. Croyances d’ailleurs fort erronées ». Mauss n’en ajoute pas moins que « c’est parce que la nation crée la race qu’on a cru que la race crée la nation » et termine son étude par cette définition générale quelque peu hétérogène : Une nation complète est une société intégrée suffisamment, à pouvoir central démocratique à quelque degré, ayant en tout cas la notion de souveraineté nationale et dont, en général, les frontières sont celles d’une race, d’une civilisation, d’une langue, d’une morale, en un mot d’un caractère national 13.

Cette définition, tirée en droite ligne de Renan ou de Durkheim, n’en conserve pas moins étrangement cette notion de race que tous deux rejetaient tout en donnant aussi à la langue une place que ni Renan ni Durkheim n’accepteraient. Comme on le constate, la guerre et ses enthousiasmes semblent exercer une certaine influence sur ces sociologues à tel point que Durkheim lui-même reconnaît qu’« il faut que nous fassions effort pour empêcher les impressions débilitantes de prendre pied chez nous […] Nous ne nous appartenons pas comme en temps de paix 14 ». Tout comme Durkheim, les juifs issus des provinces d’Alsace et de Lorraine annexées aux lendemains de la guerre de 1870 et toujours meurtris par la défaite, sont particulièrement soucieux de montrer leur attachement à la France ; le capitaine Dreyfus, reconnu innocent et réintégré dans l’armée, retrouve sur le front son fils Pierre mobilisé lui aussi et qui deviendra capitaine. Leur volonté de revanche est sans limite 15. Au sein de cet unique pays au monde à État fort, profondément institutionnalisé et sécularisé, les juifs sont nombreux à mener leur carrière, depuis la moitié du xixe siècle, au sein de l’armée à tel point que, durant ce long conflit, les généraux Jules Heyman,

11. É. durkheim, E. laviSSe, Lettres à tous les Français, Paris 1992, p. 14 et 25. 12. J. terrier, M. fournier, « Présentation », dans M. mauSS, La nation, Paris 2013, p. 36. 13. M. mauSS, La nation, p. 101 ; 102 ; 114. Sur ce point, B. karSenti, « Une autre approche de la nation : Marcel Mauss », Revue du Mauss, 2010, 2, p. 290. 14. É. durkheim, E. laviSSe, Lettres à tous les Français, p. 26. 15. V. Caron, « La mémoire israélite et les provinces perdues (1871-1914) », Archives juives, 1er semestre 2000, p. 23.

362

Sur l’union des familles spirituelles Georges Bloch, Georges Alexandre, Albert Frank, Camille Baruch Levi, Julien Carvallo, Lucien Lévy, Gédéon Geismar, Paul Grumbach, Mardochée Valabrègue et Justin Dennery conduisent des divisions au combat et plusieurs d’entre eux deviennent généraux grâce à leurs faits de gloire sur le champ de bataille, recevant leur promotion ou leurs médailles des mains du maréchal Joffre ou encore… du maréchal Pétain. D’innombrables colonels, capitaines combattent eux aussi l’ennemi comme des milliers de soldats juifs au nom de cette nation de citoyens. Il s’agit d’un fait exceptionnel propre à une société ayant séparé l’Église de l’État : en Allemagne tout comme en Russie mais également en Grande Bretagne, aucun juif n’accède aux échelons supérieurs de l’armée de métier sans se convertir et presque aucun d’entre eux ne devient même simplement officier. En Italie, des juifs deviennent même généraux ou amiraux, mais ils sont fréquemment (ou tous ?) convertis et ont épousé des femmes non-juives ; en Autriche-Hongrie enfin, ils n’ont accès qu’à la réserve (tout comme en Allemagne) et peu d’entre eux deviennent militaires de carrière. En France, non seulement ils atteignent ces hauts grades depuis la moitié du xixe siècle et sans se convertir mais ils respectent pratiquement tous l’endogamie et nombreux sont ceux qui font preuve d’un réel attachement à leur foi en respectant les fêtes juives 16. Tout comme leurs concitoyens, les juifs montrent un patriotisme extrême, s’engagent, se battent, meurent. Sur 180 000 juifs, en France et en Algérie, 16 000 sont mobilisés dans l’hexagone ainsi que plus de 14 000 venus d’Algérie tout comme 600 juifs alsaciens revenus clandestinement dans la mère-patrie 17 et 8 500 immigrés apatrides. Ces derniers se heurtent souvent, au sein de la Légion étrangère, à un antisémitisme virulent qui provoque des rébellions et même une mutinerie durement réprimée, plusieurs immigrés dont quatre juifs étant fusillés aux cris de « Vive la France ! Vive la Russie ! ». Nombreux sont ceux qui demandent à

16. P. birnbaum, Les fous de la République, Paris 1992, chap. XII. Voir aussi A. beCker, « Les juifs et Verdun », Archives juives, 1er semestre 2000, p. 68-80. De nombreux travaux existent sur le rôle de dirigeants militaires juifs durant ce conflit. Sur le colonel Émile Mayer, voir S. audoin-rouZeau, « Ce que j’ai fait pendant la guerre », dans V. duClert (dir), Le colonel Mayer, Paris 2007. Pour une analyse comparative récente, D. PenSlar, Jews and the Military, Princeton 2013, p. 86 sqq. 17. Plusieurs d’entre eux sont arrêtés et emprisonnés ou même fusillés tel David Bloch, né dans le Haut-Rhin qui refuse de rentrer en Alsace pour se battre dans l’armée allemande ; engagé dans l’armée française et envoyé en reconnaissance en Alsace, il est fait prisonnier. Son père le reconnaît, il est jugé et fusillé. V. Caron, Between France and Germany. The Jews of Alsace-Lorraine, 1871-1918, Stanford 1988, p. 181. Voir S. halff, La fidélité française des Israélites d’Alsace et de Lorraine, Paris 1921. Par ailleurs, 4 000 juifs originaires de ces régions sont envoyés par l’armée allemande combattre sur le front russe.

363

Pierre Birnbaum être affectés dans des unités régulières pour échapper aux vexations antisémites. 6 800 juifs tombent au champ d’honneur, soit la même proportion que la moyenne nationale 18. Tandis que les sociologues juifs tournés vers l’universalisme se laissent un peu gagner par l’ambiance nationaliste, Maurice Barrès, face à cet engagement massif des juifs, met en sourdine son antisémitisme, de même que sa conception d’un nationalisme racial et ethnique. Son livre sur Les diverses familles spirituelles de la France ignore le déterminisme biologique du Roman de l’énergie nationale. Il adhère presque à un volontarisme spiritualiste proche, paradoxalement, d’un Renan qui partageait certaines valeurs protestantes 19. À ses yeux : toutes nos familles spirituelles, quand elles combattent pour la France, songent toujours à défendre un bien, une âme dont elles sont les dépositaires et qui peut être utile à l’humanité entière […] Nos diverses familles spirituelles font des rêves universels et ouverts à tous, qu’elles défendent en défendant la France.

Pour lui, dès le déclenchement de la guerre, « les couteaux de la haine, par enchantement, disparaissent » 20 et l’on assiste aux retrouvailles entre les trois religions, entre catholiques, protestants et juifs. Le moment de la séparation de l’Église et de l’État qui a suscité une dénonciation violente du monde catholique contre le rôle joué par les protestants et quelques juifs semble révolu 21. L’anti-protestantisme encore virulent et l’antisémitisme extrême paraissent donc s’évanouir devant la solidarité des tranchées. Certes, davantage que chez Renan, il s’agit de défendre « la terre et les morts », ce sacrifice suprême qui vaut intégration à la nation. Il n’empêche que le chantre du nationalisme radical, l’un des porte-parole de l’antisémitisme extrême se fait dorénavant l’apôtre d’un consensus qui repose moins sur le seul engagement moral comme chez Renan que sur l’union des familles religieuses et sociales. Pour lui : de telles heures sont l’épreuve du patriotisme et le meilleur patriote est celui qui aime mieux l’union qu’il ne s’aime […] Chacun de nous, dans notre village, dans notre petit monde, nous cessons de nous classer en catholiques, en protestants, en socialistes, en juifs. Soudain quelque chose d’essentiel apparaît qui nous est commun à tous. Nous sommes le fleuve de France prêt à s’engouffrer dans un long tunnel d’efforts, de souffrances communes 22.

18. P. landau, « La communauté juive de France et la Grande Guerre », Annales de démographie historique, 2002, 103, p. 92 sqq. 19. J. baubérot, Le protestantisme doit-il mourir ?, Paris 1988, p. 43. 20. M. barrèS, Les diverses familles spirituelles de la France, Paris 1997, p. 47. 21. J.-M. mayeur, La séparation des Églises et de l’État, Paris 1991 ; J. baubérot, Laïcité 19052005. Entre passion et raison, Paris 2004. 22. M. barrèS, Mes Cahiers, 1896-1923, t. I, Éditions des Équateurs, Paris 2010, p. 737 et 755. La publication originale a commencé en 1896.

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Sur l’union des familles spirituelles Comme en écho, le grand rabbin Honel Meiss lance : Arrière donc les anciens errements ! Arrière les préjugés d’un autre âge ! Arrière les ridicules questions de race ! La Patrie doit être une et indivisible car il n’y a pas eu de catholiques, il n’y a pas eu de protestants, il n’y a pas eu de juifs, il n’y a pas eu de musulmans sur les champs de bataille de la Marne, de la Meuse, des Flandres et des Dardanelles mais uniquement des « soldats » de la France qui ont superbement fait leur devoir. Ah ! Comme elle est belle, cette France [aux] idées généreuses ! 23.

Le grand rabbin J-H. Dreyfuss entonne le même discours d’unité spirituelle contre le nouveau « Pharaon » : Comme la paix sera belle, mes frères ! [...] Les rivalités, les haines auront disparu, les barrières factices du préjugé seront tombées, toutes les laideurs de la vie publique oubliées […] Elles se seront fondues pour toujours dans ce creuset de l’adversité où s’épure la conscience 24.

Un patriotisme volontariste et quasi spiritualiste semble remplacer un nationalisme ethnique et racial et effacer les haines d’antan. Barrès réintègre ainsi sans réserve les protestants au sein de la nation : après avoir cité quelques lettres de soldats protestants prêts avec « ivresse » et « enthousiasme » au sacrifice suprême, il écrit : Ces protestants, quand nous voyons leurs temples qui nous glacent et leurs prêches, toujours sur la morale, nous semblent des esprits calmes et modérés, raisonneurs […] Mais apprenons à mieux les connaître par l’amitié et l’admiration que nous inspirent de tels actes et de tels cris sublimes […] Aujourd’hui, nous comprenons leur vie intérieure et nos parentés se révèlent. Mêmes racines profondes dans la chrétienté et deux floraisons glorieuses 25.

Ce moment de la Première guerre mondiale marque la fin définitive de l’anti-protestantisme virulent du temps de l’Affaire Dreyfus 26 : les protestants français font preuve, dès le déclenchement du conflit, « d’un patriotisme sans faille » 27 et, tout comme les juifs, rompent leurs relations avec leurs coreligionnaires d’Allemagne pour mieux marquer leur intégration à la nation

H. meiSS, Religion et patrie, Paris 1922, p. 341. J.-H dreyfuSS, Sermons de guerre, Paris, p. 233 et 250. M. barrèS, Les diverses familles spirituelles de la France, p. 77. J. baubérot, V. Zuber, Une Haine oubliée. L’antiprotestantisme avant le « pacte laïque » (1870-1905), Paris 2000. 27. A. enCrevé, « Introduction », dans Les protestants français et la Première guerre mondiale, Bulletin de la Société de l’Histoire du protestantisme français, t. 160, 2014, p. 20. Voir, du même auteur, Les protestants en France, de 1800 à nos jours. Histoire d’une réintégration, Paris 1985, p. 230.

23. 24. 25. 26.

365

Pierre Birnbaum française 28. Alors qu’ils étaient parfois accusés, durant la guerre de 1870, d’être les alliés virtuels des Prussiens, plus personne ne met dorénavant en doute leur profond patriotisme 29. L’anti-protestantisme ne survivra pas à la Grande Guerre 30. Maurice Barrès consacre aussi tout un chapitre aux « Israélites » qu’il entend pour la première fois intégrer dans les familles nationales. Il n’empêche que bien des réserves laissent deviner le retour possible à l’antisémitisme. Alors que, précédemment, il pensait qu’un juif agrégé ou docteur ès lettres ne pouvait pas comprendre Racine, il estime dorénavant, en rejetant ses conceptions nationalistes raciales antérieures, que ceux « qui sont fixés parmi nous depuis des générations et des siècles sont membres naturels du corps national » 31. Il évoque certains juifs tel le sous-lieutenant Roger Cahen, issu de l’École normale supérieure dont les lettres ont une tonalité quasi barrésienne et qui, au moment du sacrifice, écrit : « je ne crois à aucun dogme d’aucune religion ». Dans ce sens, Barrès considère que ces Israélites sont naturellement des patriotes dont « les consciences paraissent vidées de leur tradition religieuse » 32. À ses yeux, ces « Israélites », à la différence des catholiques ou des protestants, s’intègrent donc d’autant mieux à la nation française qu’ils se sont éloignés du judaïsme. Puis, il souligne que les juifs immigrés font eux aussi preuve d’un enthousiasme patriotique. Il cite les lettres de plusieurs soldats nés à l’étranger ou fils de naturalisés, dont celles de Robert Hertz, sociologue normalien, proche de Durkheim et de Mauss, collaborateur de l’Année sociologique, sous-lieutenant d’infanterie tué le 13 avril 1915 à la bataille de Marchéville, qu’il prend pour exemple de : ces israélites nouvellement venus parmi nous chez qui la part irraisonnée, quasi animale qu’il y a dans notre amour de la patrie (comme dans notre attachement à notre mère) n’existe pas. Leur patriotisme est tout spirituel, acte de volonté, décision, choix de l’esprit. Ils préfèrent la France : la patrie leur apparaît comme une association librement consentie 33.

28. L. gambaratto, « L’opposition radicalisée de deux nations, régimes politiques et visions du monde (français et allemand) dans la prédiction de guerre du protestantisme réformé français », ibid., p. 37. Du même auteur, Foi et Patrie. La prédiction du protestantisme français pendant la Première guerre mondiale, Genève 1996. Philippe Landau souligne lui aussi ce rapprochement entre protestants et juifs français, Les juifs de France et la Grande Guerre. Un patriotisme républicain, Paris 1999, p. 112. 29. J. baubérot, Le retour des Huguenots, Paris 1985, p. 92. 30. P. Cabanel, juifs et protestants en France, les affinités électives. XVIe-XXe siècle, Paris 2004, p. 215. 31. M. barrèS, Les diverses familles spirituelles de la France, p. 79. 32. Ibid., p. 84. 33. Ibid., p. 83.

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Sur l’union des familles spirituelles Ainsi, au moment où il semble se rapprocher de l’esprit d’un Renan en chantant la réunion spirituelle des familles françaises, en ces années tragiques d’union nationale, Barrès revient néanmoins, à propos des juifs d’origine étrangère, à sa vision biologique et irrationnelle de la patrie : il voit, par exemple, dans ces juifs normaliens d’origine étrangère, l’expression d’un patriotisme qui relève seulement du « plébiscite de tous les jours » qui pèche toujours par manque de « part irraisonnée, quasi animale ». On ne connaît guère le vécu des soldats juifs durant ce conflit, on ne dispose que de peu d’archives, de récits, de journaux intimes. Un Marc Bloch combat courageusement durant plusieurs années et incarne un patriotisme français absolu : dans une lettre qu’il rédige sous forme de testament, le 1er juin 1915, il écrit : Moi je suis mort sûr de notre victoire, et heureux – oui, vraiment heureux – je le dis dans toute la sincérité de mon âme, de verser mon sang ainsi 34.

Un Jules Isaac combat également en tant que patriote laïque et lorsqu’un rabbin veut lui rendre visite, il le renvoie sans ménagement, il lutte « en patriote, non pas à la manière de Barrès, ni même de Péguy mais en juif républicain » 35. On peut imaginer que nombre des soldats juifs, qu’ils soient français ou immigrés, se sont engagés eux aussi au nom d’un patriotisme à la Renan, ce que confirme le propos un peu réservé de Barrès qui métamorphose Robert Hertz en un juif quasi étranger se sacrifiant pour la seule patrie des droits de l’homme. Or Hertz, au contraire, fait figure, par ses lettres adressées à son épouse, de juif aux enthousiasmes barrésiens. Sa correspondance en témoigne amplement, à tel point que Durkheim, profondément engagé dans cette lutte contre l’Allemagne, s’en plaint auprès de Marcel Mauss. Il écrit à son sujet : On peut faire tous ses devoirs, plus que ses devoirs et ne pas s’offrir d’avance au destin. Il voulait racheter les fautes d’Israël (au sens propre du mot) 36.

34. M. bloCh, Écrits de guerre 1914-1918, Paris 1997, p. 106. Voir l’Introduction de Stéphane Audoin-Rouzeau. 35. M. miChel, présentation de Jules Isaac, Un historien dans la Grande Guerre. Lettres et carnets 1914-1917, Paris 2004, p. 21-23. 36. É. durkheim, Lettres à Marcel Mauss, présentées par Ph. beSnard et M. fournier, Paris 1998, p. 455. On peut consulter M. fournier, Émile Durkheim (1858-1917), Paris 2007, chap. 25 ; de même que F. ramel, « Durkheim au-delà des circonstances : retour sur L’Allemagne au-dessus de tout, La Mentalité allemande et la guerre », Revue française de sociologie, 2004, 45, p. 739-745

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Pierre Birnbaum Et, un peu plus tard, toujours à propos des lettres de Robert Hertz : Il y a des développements sur la régénération de la France qui sentent le Barrès. Il parle de Barrès avec les réserves de droit mais par endroits avec sympathie 37.

Durkheim qui agit avec détermination pour la défense des juifs russes immigrés tout en partageant les forts préjugés des « Israélites », « jamais, écrit-il, je n’ai été autant enjuivé. Si cela continue, je vais devenir le conseiller et le tuteur du judaïsme exotique » 38, Durkheim le patriote qui perd son fils André sur le champ de bataille, ne peut admettre les envolées barrésiennes de Robert Hertz. Au plus fort de la guerre, dans sa correspondance avec sa femme, Hertz évoque, en effet, sans cesse le nom de Barrès : Chère, Barrès fait trop de littérature, il m’agace le plus souvent mais parfois il m’émeut comme aujourd’hui quand il parle des blessés et de cette espèce d’ordre religieux qu’est l’armée en ce moment 39.

Hertz fait sien son vocabulaire : Chère, comme juif, je sens l’heure venue de donner un peu plus que mon dû… il n’y aura jamais assez de dévouement juif dans cette guerre, jamais trop de sang juif versé sur la terre de France 40.

Et, le 6 avril 1915, quelques jours avant de mourir au combat, Hertz écrit ces lignes : Jamais nous ne paierons trop cher le salut du pays où notre petit gars, à son tour, grandira, travaillera, luttera… Et si notre sang peut quelque chose pour féconder la terre et faire lever la nouvelle moisson, avec quelle joie nous le ferons couler 41.

Le 12 avril 1915, faisant montre à son tour des mêmes préjugés à l’égard des juifs étrangers, il écrit aussi : Non, petit gars, tu auras une patrie et tu pourras faire sonner ton pas sur la terre en te nourrissant de cette assurance. « Oui, mon papa y était et il a tout donné à la France ». Il y avait dans la situation des juifs (surtout des juifs allemands, nouvellement immigrés) quelque chose de louche et d’irrégulier et de

37. É. durkheim, Lettres à Marcel Mauss, p. 495. Sur les « juifs barrésiens », P. landau, Les juifs de France et la Grande Guerre, p. 50 sqq. 38. É. durkheim, Lettres à Marcel Mauss, p. 499. 39. R. hertZ, Un ethnologue dans les tranchées, août 1914-avril 1915. Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice, présentées par A. riley et P. beSnard, Paris 2002, p. 240. 40. Ibid., Lettre du 3 novembre 1914. Voir S. houSiel, Dire la guerre. Le discours épistolaire des combattants français 14-18, Limoges 2014, p. 156-159. 41. Ibid., p. 252.

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Sur l’union des familles spirituelles bâtard. Je considère cette guerre comme une occasion bien venue de « régulariser la situation » pour nous et nos enfants 42.

D’autres juifs, loin de Renan, adhèrent à une vision charnelle de la nation, comme le soldat-poète Joseph Cahn qui écrit : Mon pays, c’est le sang qui circule en mes veines, L’air vif que je respire et le vin que je bois, C’est le prolongement infini de mon moi, Le doux parler qui dit mes amours et mes peines 43.

Certains se reconnaissent également dans la mystique barrésienne d’autrefois, en terme davantage de nationalisme que de patriotisme. Le soldat Marc Boasson écrit ainsi : La passion d’être Français, avec toutes les folles vertus de la race, voilà ce que je voudrais enseigner à nos enfants, pour qui j’aurai payé au plus haut prix le droit de se dire enfants de la France 44.

Pour le soldat André Kahn : les articles de Barrès sont moins intéressants que ceux du début de la guerre. Ce n’est qu’une suite de jérémiades […] Ah comme je préfère les diatribes de « La grande pitié » ou « Dans le cloaque » 45.

Et quelques jours plus tard, « Je viens de lire l’article de Barrès. Dans sa polémique, je retrouve le bon Barrès, ironiste mordant et distributeur de gifles sonores » 46. Très fréquemment, ce « juif patriote » se réfère dans son Journal à la pensée de Barrès 47 et n’hésite pas à glorifier à son tour « la race française » 48. Un certain nombre d’engagés, juifs alsaciens ou lorrains, se sentent ainsi proches du nationalisme barrésien et de sa mystique tandis que d’autres se rapprochent même de l’Action française et des vues de Charles Maurras, allant jusqu’à se convertir au catholicisme et au royalisme. L’un d’entre eux, Pierre David, professeur de philosophie et ancien collaborateur de Durkheim, devient, pour Maurras qui, tout au long de la guerre, est demeuré fidèle à son antisémitisme virulent, « le héros juif d’Action française » ; dans sa lettretestament à Charles Maurras, il écrit :

Ibid., p. 247. L’Univers israélite, 8 octobre 1915. M. boaSSon, Au soir d’un monde, Paris 1926, p. 304. Lettre du 5 janvier 1915, A. kahn, Journal de guerre d’un juif patriote. 1914-1918, Paris 1978, p. 91. 46. Ibid., p. 97. 47. Ibid., p. 103 ; 123 ; 133 ; 201. 48. Ibid., p. 198. 42. 43. 44. 45.

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Pierre Birnbaum Merci, Cher Maître, du fond du cœur, pour la force morale que votre enseignement m’aura donnée pour affronter la glorieuse épreuve. Je suis un inconnu pour vous et je suis venu à vous de bien loin. Né d’une famille juive, je me suis senti complètement détaché de la tradition juive, complètement français. Il m’a suffi d’être un bon Français et d’être logique avec moi-même pour adopter les doctrines de l’Action française dans toutes leurs conséquences. À l’heure où vous lirez ces lignes, j’aurai définitivement acquis, en mêlant mon sang à celui des plus vieilles familles de France, la nationalité que je revendique. Grâce à vous, j’aurai compris la nécessité et la beauté de ce baptême 49.

Maurice Barrès se choisit un autre héros juif, le grand rabbin Abraham Bloch, mort au champ d’honneur le 29 août 1914, dans les Vosges, près de Saint-Dié, qui tombe pour la défense de la nation comme tant d’autres rabbins 50. Le grand rabbin Abraham Bloch décède pourtant dans des conditions exceptionnelles : il aurait offert, selon une croyance qui va s’imposer, un crucifix à un soldat catholique mourant. Barrès y trouve un symbole de la réunion des familles spirituelles de la France et s’éloigne ainsi du nationalisme antisémite auquel Maurras demeure attaché et qu’il partageait auparavant. Pour lui : un long cortège d’exemples vient de nous montrer Israël qui s’applique dans cette guerre à prouver sa gratitude envers la France. De degré en degré, nous nous sommes élevés : ici la fraternité trouve son geste parfait : le vieux rabbin présentant au soldat qui meurt le signe immortel du Christ sur la croix, c’est une image qui ne périra pas 51.

Présent sur les champs de bataille, le 28 août 1914, le rabbin fait partie d’un groupe de brancardiers d’une division qui reçoit l’ordre de passer à l’offensive : sous les bombardements allemands, il y a de nombreux morts et blessés dont « le rabbin des brancardiers ». En hommage, le 11 septembre, le Grand Rabbin de France, déclare : Il montrera aux générations futures ce que peut un israélite français pénétré de la conscience de ses devoirs, mettant au-dessus de toutes les vertus celle du patriotisme, confirmant la belle devise de la synagogue : Patrie et religion 52.

49. Cité par P. landau, Les juifs de France et la Grande Guerre, p. 54. L’Univers israélite (7 novembre 1918) évoque cette lettre et mentionne le fait que Léon Daudet, autre antisémite notoire de l’Action française, annonce, avec regret, la mort de Pierre David. Eugen Weber souligne cet engagement nationaliste de quelques juifs dans L’Action française, Paris 1985, p. 225. 50. X. bonifaCe, « L’aumônerie militaire israélite pendant la Grande Guerre », Archives juives, 1er semestre 2000, p. 37-50. Du même auteur, « Nos pasteurs au feu », dans « Les protestants français et la Première Guerre mondiale », p. 105. 51. M. barrèS, Les diverses familles spirituelles de la France, p. 91. 52. P. netter, Un Grand Rabbin dans la Grande Guerre. Abraham Bloch, mort pour la France, symbole de l’Union sacrée, Paris 2013, p. 94.

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Sur l’union des familles spirituelles Dans un esprit toujours proche du patriotisme de Renan, le Grand rabbin d’Alger montre que le rabbin Bloch est mort pour que « les sublimes principes d’Égalité, de Liberté, de Fraternité qui ont immortalisé notre cher pays et resteront son honneur éternel », triomphent 53. Ce n’est qu’un mois plus tard que prend forme le récit qui va s’élever au niveau du mythe : le rabbin Bloch aurait été fauché alors qu’il portait secours à un soldat catholique mourant. L’aumônier militaire adresse une lettre à l’épouse du rabbin dans laquelle il déclare : Avant de quitter le hameau, un blessé, le prenant pour un prêtre catholique, lui a demandé à baiser un crucifix. M. Bloch a trouvé le crucifix et l’a fait baiser à ce blessé. C’est après avoir accompli cet acte de charité qu’il est sorti du hameau accompagnant un autre blessé […] Un obus l’a atteint 54…

La presse nationale s’empare de ce récit et le transforme en mythe, des dessins illustrent ce récit qui devient véridique aussi bien aux yeux de Barrès qu’à celui de nombre de journalistes ou encore de poètes. Un hommage émouvant lui est rendu à la synagogue de Lyon : il est tombé frappé de mort au milieu des successeurs des abbés Grégoire et Maury, prêtres catholiques auxquels avec Mirabeau, nous devons notre émancipation […] Il n’a pas voulu être l’aumônier de notre seule religion mais celui de tous les enfants de France qui à ce moment meurent pour Elle […] Nous ferons graver sur sa tombe : ci-gît un prêtre juif qui a donné sa vie pour faire baiser un crucifix à un soldat catholique. Et j’espère qu’en lisant cette épitaphe, on n’osera plus contester notre patriotisme, on n’osera plus nous traiter de cosmopolites, de sans-patrie 55.

Dans le même sens, L’Illustration écrit : À l’exemple de nos vaillants mobilisés qui ont fait table rase de toutes leurs querelles, prêtres catholiques, pasteurs protestants et rabbins oublient leurs dissentiments confessionnels […] le rabbin atteste cette union de façon aussi glorieuse que tragique 56.

Fort de ce constat, dans son optimisme, L’Univers israélite écrivait : un heureux résultat de la guerre est la disparition de l’antisémitisme en France. C’est ce que montre un livre tel que celui de M Maurice Barrès, Les diverses familles spirituelles de la France. Autrefois, M. Barrès, président de la Ligue de la Patrie française, était un antisémite. Mais tout cela est fini 57.

53. 54. 55. 56. 57.

Ibid., p. 96. Ibid., p. 100. Ibid., p. 104. Ibid., p. 101. L’Univers israélite, 8 novembre 1918.

371

Pierre Birnbaum Pourtant, en dépit de ce récit mythique qui conforte l’intégration patriotique des juifs, dans l’esprit de Grégoire mais aussi de Renan, dès la fin de la guerre le nationalisme ethnique, racial et antisémite ne tarde pas à resurgir au détriment du patriotisme civique. Dès 1916, les héritiers de Drumont se montrent à nouveau fort actifs : ainsi Jean Drault ou Albert Monniot se lancent dans de véhémentes tirades antisémites identiques à celles qui avaient cours durant l’Affaire Dreyfus 58. Les institutions juives se voient contraintes d’énoncer de macabres statistiques pour prouver que les soldats juifs se sont autant sacrifiés que leurs concitoyens non-juifs : ainsi le nombre total des élèves de l’École Polytechnique appartenant aux 46 promotions 1871-1918 étant de 10 649, 378 « élèves d’ascendance israélite » figurent dans ces promotions : 53 meurent, soit 1 sur 7. Ce genre de statistiques destinées à répondre aux accusations antisémites qui se font peu à peu entendre se répètent indéfiniment : ainsi le nombre total des élèves appartenant aux 49 promotions de l’École normale supérieure, de 1871 à 1918, étant de 2 167, ce sont 243 d’entre eux qui meurent au champ de bataille, soit 1 sur 8 ; sur les 120 élèves « d’ascendance israélite » appartenant à ces promotions, 12 sont tués, soit 1 sur 7 ; et ainsi de suite 59. Dès janvier 1918, Émile Cahen, le responsable des Archives israélites regrette le retour de Barrès à l’antisémitisme en notant : Comment un écrivain d’une valeur aussi incontestable se complaît-il à une besogne tout juste digne d’un mangeur de juif professionnel 60 ?

Malgré l’engagement militaire patriotique des juifs, ce rejet s’amplifie durant l’entre-deux-guerres, en dépit des cérémonies des vétérans juifs Croix-de-Feu à la synagogue de la rue de la Victoire ainsi que de la naissance d’un mouvement nationaliste juif militant dirigé par l’avocat Edmond Bloch. Il triomphera avec l’instauration de Vichy et la déportation des combattants juifs survivants de la Grande Guerre 61. C’est dire que le récit mythique si consensuel de la mort du rabbin Abraham Bloch, tant célébré durant cette période par nombre de cérémonies patriotiques et révéré jusque par Maurice Barrès lui-même, ne reposait que sur bien des illusions.

58. 59. 60. 61.

372

Ibid., 24 juillet et 25 août 1916. Centre de documentation et de vigilance MS650, boîte 6, dossier 56. Archives israélites, 24 janvier 1918. P. birnbaum, « Grégoire, Dreyfus, Drancy et Copernic », dans P. nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris 1993, p. 594-596.

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UN ENGAGEMENT INTELLECTUEL AU xxe SIÈCLE.  ÉLIE HALÉVY, HISTORIEN PHILOSOPHE, DE L’AFFAIRE DREYFUS À « L’ÈRE DES TYRANNIES »

Vincent duClert École des hautes études en sciences sociales, Paris PSL Research University

En dépit de son rôle intellectuel et scientifique dans la construction de la pensée libérale contemporaine, Élie Halévy reste peu connu en France. L’entreprise de publication de ses écrits débutée en septembre 2014 a pour vocation de soutenir un processus de connaissance qui passera aussi par la biographie intellectuelle. Nous y sommes engagés, ainsi que l’historien K. Steven Vincent, professeur à North Carolina State University. La compréhension du rapport entre une œuvre d’« historien-philosophe » – ainsi qu’il se définit un an avant sa disparition lors de la conférence dite de « l’ère des tyrannies » du 28 novembre 1936 1 – et le bouleversement du monde au cours du premier xxe siècle suppose une enquête approfondie, conduite sur les questions de mobilisation des savoirs, de pensée de l’histoire et d’intellectuel démocratique.

1.

L’expression est formulée par Élie Halévy dans la discussion de la séance de la Société française de philosophie du 28 novembre 1936, dont il sera beaucoup question ici (dans L’Ère des tyrannies, Paris 1990 (19381), p. 218). Raymond Aron y insiste dans le long compte rendu qu’il consacre au livre et que publie la Revue de métaphysique et de morale, 46, 2, avril 1939, p. 283.

377

Vincent Duclert Ce projet fait suite aux différents travaux que j’ai pu mener sur Élie Halévy 2 et ses contemporains 3 depuis ma contribution à l’édition de la correspondance générale en 1996 4. Il s’inscrit dans les problématiques développées dans ma thèse de doctorat sur l’engagement des savants dans l’affaire Dreyfus et l’articulation ainsi réalisée entre une critique des savoirs et une conscience civique 5. Ce projet est contemporain de l’entreprise d’édition des œuvres complètes d’Élie Halévy que nous dirigeons aux éditions Les Belles Lettres, l’historienne Marie Scot et moi-même. Sept volumes sont d’ores et déjà programmés. Le premier d’entre eux, Correspondance et écrits de guerre 6, est paru à l’automne 2014 dans le contexte du centenaire de la Première Guerre mondiale auquel il apporte sa vision critique. L’Ère des tyrannies et l’Histoire du socialisme européen, deux des travaux majeurs d’Élie Halévy, suivront en 2016 dans des éditions scientifiques de même ampleur 7. Mais l’édition des œuvres ne peut se suffire dans cette tâche de connaissance. La reconnaissance du rôle d’Élie Halévy dans la pensée politique découle de notre capacité à comprendre la portée des engagements qui

2.

3.

4. 5.

6. 7.

378

« Élie et Daniel Halévy dans l’affaire Dreyfus. Le savant, le poète et le politique », dans H. loyrette (éd.), Entre le théâtre et l’histoire. La famille Halévy (1760-1960), Paris 1996, p. 220-235. « Élie Halévy e l’affaire Dreyfus. Alle origini dell’intellettuale democratico » (traduit du français par G. mirabile), dans M. griffo et G. quagliariello (éd.), Élie Halévy e l’era delle tirannie, Soveria Mannelli 2001, p. 101-141. « Élie Halévy et la Grande Guerre. La genèse d’une raison politique », dans S. audoin-rouZeau, A. beCker, S. Cœuré, V. duClert et F. monier (éd.), La Politique et la guerre. Pour comprendre le XXe siècle européen. Hommage à Jean-Jacques Becker, Paris 2002, p. 533-550. Cf. « La pensée de Spinoza et la naissance de l’intellectuel démocratique dans la France du tournant du siècle », dans P. Simon-nahum (éd.) ; « Intellectuels juifs (I). Le savoir et la cité », Archives Juives, n° 36/2, 2e semestre 2003, p. 20-42 ; « “Il y a de l’or dans cette poussière”. L’intellectuel démocratique et la résistance aux tyrannies », dans P. Simon-nahum (dir.), « Intellectuels juifs (II). Histoire, politique et identité juive à l’ère des tyrannies », Archives juives, 38/1, 1er semestre 2005, p. 77-42 ; « La jeunesse de Raymond Aron », dans S. audier, M. O. baruCh, P. Simon-nahum (éd.), Raymond Aron philosophe dans l’histoire, Paris 2008, p. 27-45. É. halévy, Correspondance 1891-1937, textes réunis et présentés par H. guy-loë et annotés par M. Canto-SPerber, V. duClert et H. guy-loë, préface de F. furet, Paris 1996. V. duClert, « L’usage des savoirs. L’engagement des savants dans l’affaire Dreyfus, 18942006 », sous la direction de D. Kalifa, thèse soutenue à l’université de Paris 1-Panthéon Sorbonne, 17 juin 2009. Voir aussi « L’engagement scientifique et l’intellectuel démocratique. Le sens de l’affaire Dreyfus », Politix, « Les savants et le politique », n° 48, 1999, p. 71-94, et « El intelectual contra las tiranías. Filosofía, historria y política en el siglo XX », dans X. Pla (éd.), Jorge Semprún o las espirales de la memoria, Cassel 2010, p. 31-52. É. halévy, Correspondance et écrits de guerre, éd. critique de V. duClert et M. SCot, préface de S. audoin-rouZeau, Paris 2014. La publication du corpus halévyen est faite sous l’égide de la Fondation nationale des sciences politiques et de son président Jean-Claude Casanova, ainsi que de l’Institut d’études politiques de Paris dont Élie Halévy a été, de 1892 à sa mort, l’un des plus éminents professeurs, incarnant le penseur libéral par excellence dont l’institution est toujours à la recherche.

Élie Halévy, historien philosophe furent les siens, à la fois son action d’intellectuel en face des crises de l’affaire Dreyfus en France et de la montée des tyrannies en Europe quarante ans plus tard, mais aussi son investissement d’historien philosophe qui rend possible malgré tout l’avenir des démocraties au xxe siècle. La possibilité de comprendre ce qui menace ces dernières les arme de manière décisive et leur confère la force nécessaire pour réinstaurer la liberté classique. C’est le cœur du raisonnement historique et philosophique d’Élie Halévy. Son étude est conforme à ce qu’enseigne Jean Baubérot par ses travaux et son enseignement. Elle se fonde sur l’examen critique des textes et de leur élaboration, et sur l’élucidation de leur pouvoir intellectuel restitué au présent de leur production et dans la postérité de leurs réceptions. Elle interroge la cohérence et la portée d’une trajectoire dans l’histoire et la pensée européennes, venue des composantes juives, protestantes et laïques d’une famille voyageant « entre le théâtre et l’histoire 8 ». La réception contrastée de l’œuvre d’Élie Halévy Ces pistes de compréhension poursuivent la très importance réflexion qui a été menée depuis la mort d’Élie Halévy, de manière relativement confidentielle, d’abord par ses amis et élèves dont Célestin Bouglé 9, Étienne Mantoux 10 et Raymond Aron 11, ce dernier devenant avant et après la Seconde Guerre mondiale le principal introducteur de la philosophie politique d’Élie Halévy en France grâce à des textes majeurs. Les élèves de Raymond Aron s’employèrent à leur tour à poursuivre ce travail de connaissance critique d’Élie Halévy. Michèle Bo Bramsen soutint en 1971 une thèse, Contribution à une biographie intellectuelle d’Élie Halévy, sous la direction de Jean Touchard, à la Fondation nationale des sciences politiques ; Raymond Aron en préfaça la version publiée 12. François Furet donna une préface capitale à la Correspondance de 1996 qui bénéficia du décisif investissement de Jean-Claude Casanova. Monique Canto-Sperber fut l’éditrice de la réédition en 1995 de La Formation du radicalisme philosophique. Une troisième génération contribua au travail sur Élie Halévy, dont témoignèrent notamment le colloque de Rome 13 et le catalogue de l’exposition du musée d’Orsay 14, mais aussi les contributions

8. 9. 10. 11. 12. 13. 14.

H. loyrette (éd.) Entre le théâtre et l’histoire. C. bouglé, « Préface », dans É halévy, L’Ère des tyrannies, p. 7-14 (édition de 1990, comme pour les autres citations de cet article). Cf V. duClert, « Préface. Un historien contre les tyrannies », dans É. mantoux, La Paix calomniée ou les conséquences économiques de M. Keynes, Paris 2002 (19461), p. I-XXIX. R. aron, « Le socialisme et la guerre », compte rendu de L’Ère des Tyrannies, Revue de métaphysique et de morale, avril 1939, republié dans É. halévy, L’Ère des tyrannies, p. 270. M. bo bramSen, Portrait d’Élie Halévy, préface de R. aron, Amsterdam 1978. M. griffo, G. quagliariello (éd.), Élie Halévy e l’era delle tirannie. H. loyrette (éd.) Entre le théâtre et l’histoire.

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Vincent Duclert régulières de Nicolas Baverez, biographe de Raymond Aron, le travail de Ludovic Frobert sur les théories économiques d’Élie Halévy 15, ou encore le projet en cours d’édition des œuvres d’Élie Halévy. Jusqu’aux années 1990 et en dépit de l’effort très important de Raymond Aron pour éviter qu’Élie Halévy ne tombe dans l’oubli, les recherches menées n’eurent pas l’ampleur qu’on aurait été en droit d’attendre. Sans la volonté et l’esprit d’initiative de sa nièce, Henriette Guy-Loë qui obtint notamment plusieurs rééditions décisives (mais non dénuées de problèmes), l’œuvre et l’itinéraire d’Élie Halévy, aussi bien politiques qu’historiques et philosophiques aurait presque disparu des corpus savants. Différentes raisons expliquent cette occultation de la pensée d’Élie Halévy dans la recherche française. La forte politisation à gauche de cette dernière repoussait Élie Halévy vers les marges d’un libéralisme souvent dénoncé et toujours caricaturé. L’originalité de ses travaux et de sa pensée, ancrés simultanément dans l’histoire et la philosophie, pouvait dissuader que l’une ou l’autre des disciplines ne s’en empare. Il est possible enfin que son œuvre de philosophie n’ait pas répondu aux canons du genre académique, puisqu’à côté de ses premiers travaux philosophiques, les seuls ouvrages publiés de son vivant ont été les cinq tomes de l’Histoire du peuple anglais au XIXe siècle. La publication, en 1937 et en 1948, de L’Ère des tyrannies et de l’Histoire du socialisme européen n’a pas permis réellement de faire comprendre Élie Halévy sinon à quelques spécialistes, du fait du contexte (proximité de la guerre générale en Europe d’une part, début de la guerre froide de l’autre) et aussi du caractère quasi irrecevable des thèses d’Halévy comme celles de Raymond Aron dans sa propre conférence à la Société française de philosophie. De plus, ces deux ouvrages étaient posthumes. Même si Raymond Aron et les amis d’Élie Halévy firent beaucoup pour leur connaissance, l’absence de l’auteur pesa beaucoup sur leur réception. La réédition des deux ouvrages mit près de cinquante ans à être réalisée aux éditions Gallimard, et seulement dans une édition de poche sans appareil critique renouvelé. Toute différente fut la réception de la pensée d’Élie Halévy en Angleterre 16, ce qui était assez logique, pas seulement en raison de l’objet de sa grande étude consacrée à l’histoire du peuple anglais au xixe siècle, mais aussi par les liens nombreux que son auteur avait noués avec des historiens, des philosophes et

15. L. frobert, Élie Halévy. République et économie (1896-1914), Lille 2003. 16. Voir L. frobert, Élie Halévy (1870-1936). République et économie. Sur les « Halevy Thesis », voir B. Semmel, Élie Halévy: the Birth of Methodism in England, Cambridge 1971, et The Methodist Revolution, New York 1973 ; B. hammond, The Town Labourer, Londres 1971 ; E. P. thomPSon, The Making of the English Working Class, Londres 1963 ; E. hobSbaWm, « Methodism and the Threat of Revolution », dans History Today, 1957, republié dans Labouring Men. Studies in the History of Labour, New York 1964. Voir aussi M. R. WattS, The Dissenters, Oxford 1995. Sur ses thèses sur l’utilitarisme, voir J. viner, « Bentham and Mill : the Utilitarian Background », American Economic Review, 39, 1949, p. 360-382 ;

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Élie Halévy, historien philosophe des essayistes britanniques au fil d’innombrables voyages et séjours, et lors de conférences dont celles, célèbres, d’Oxford pour le comité Rhodes en 1929. Dès 1941, la revue Economica publiée par la London School of Economics and Political Science sous l’égide de Friedrich von Hayek, reproduit une version anglaise du texte 17. Pour des raisons partiellement similaires – car Élie Halévy n’a jamais été cette fois historien de l’Italie –, sa réception dans ce pays a été et demeure très forte. Elle résulte de l’italianité de son épouse et de sa belle-famille, et de ses liens étroits avec des historiens et philosophes proches ou très proches de l’antifascisme, dont Gaetano Salvemini et Nello Rosselli. La mémoire antifasciste a reconnu cette présence d’Élie Halévy en Italie. Mais d’autres intentions, parfois radicalement opposées lorsqu’il s’agit d’anticommunisme contemporain, ne sont pas à exclure : la traduction de L’Ère des tyrannies en 1998 préfacée par l’universitaire Gaetano Quagliariello 18 et le colloque qui s’ensuivit à Rome au mois de novembre 19 émanèrent de la maison d’édition Ideazione liée au parti nationaliste de la Ligue du nord. Depuis, d’autres chercheurs sont venus étudier Élie Halévy, et pas seulement du point de vue de l’impact de son œuvre en Italie 20. La réception américaine fut plus forte encore en raison de l’intérêt que sa pensée politique suscita, en lien particulièrement avec L’Ère des tyrannies traduit dès 1966 par les soins des presses de NYU 21 et très diffusé dans les universités. Philip Nord se souvient de sa découverte du livre alors qu’il était étudiant en histoire à Columbia University 22. La connaissance d’Élie Halévy outre-Atlantique bénéficia particulièrement de l’investissement constant de chercheurs tels Melvin Richter, en relation avec ses travaux sur les théories

17. 18. 19. 20.

21. 22.

L. robbinS, The Theory of Economic Policy in English Classical Political Economy, Londres 1952 ; F. von hayek, The Trend of Economic Thinking, Cambridge 1966. Cf. É. halévy, « The Era of Tyrannies », trad. M. WallaS, Economica, n° 29, février 1941, p. 77-93. Voir H. Stuart JoneS, « The Era of Tyrannies : Élie Halévy and Friedrich von Hayek on Socialism », European Journal of Political Theory, 1, 2002, p. 53-69. É. halévy, L’Era delle tirannie, introduction de G. quagliariello, Rome, 1998. M. griffo et Gaetano quagliariello (éd.), Élie Halévy e l’era delle tirannie. Cf. M. battini, Utopia e tirannide. Scavi nell’archivio Halévy, Turin 2011. R. ragghianti, Dalla fisiologia della sensazione all’etica dell’effort : ricerche sull’apprendistato filosofico di Alain e la genesi della « Revue de métaphysique et de morale », Florence 1993. D. dilettoSo, Les années parisiennes de Carlo Rosselli, thèse d’histoire, Université de Cergy Pontoise, sous la direction de Gérard Bossuat, en préparation. M. breSCiani, « Socialismo, antifascismo e tirannie degli anni Trenta. Note sull’amicizia tra Carlo Rosselli e Élie Halévy », Studi storici, Rivista trimestrale dell’Istituto Gramsci, n° 3, 2012, p. 615-644. M. CireSe, Élie Halévy, l’Ère des tyrannies et l’Italie, Mémoire de Master 2, sous la direction de V. duClert, B. tobia et V. vidotto, EHESS/Université de La Sapienza, mars 2013. É. halévy, The Era of Tyrannies, trad. R. K. Webb, New York 1966. Témoignage reçu par l’auteur.

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Vincent Duclert politiques de Tocqueville 23, Montesquieu 24 et Aron 25 d’une part, les dictatures de l’autre 26, et de manière directe avec de nombreuses contributions 27. Professeur à Baruch College et spécialiste du xixe siècle français et anglais, Mirna Chase publia en 1980 une nouvelle « biographie intellectuelle 28 » qui reste à ce jour, avec l’étude de Michèle Bo Bramsen, le seul ouvrage biographique sur Élie Halévy à ce jour. L’actualité des études anglo-américaines demeure vivace. Steven Vincent organisa en octobre 2013, à Duke University, un colloque doublement important par le nombre des chercheurs réunis et le renouvellement de générations dont il témoigne, et par son sujet même, « Élie Halévy and Politics of the French Third Republic », qui pointe l’angle mort de la recherche hésitant sur le lien entre histoire et philosophie, particulièrement en France. Histoire et philosophie dans le premier xxe siècle La question que je souhaite poser dans cette étude, avec la brièveté qui caractérisait la pensée d’Élie Halévy, interroge la mutation d’une pensée libérale héritée du xixe siècle et éprouvée dans sa validité politique avec l’engagement dreyfusard d’Élie Halévy, vers une pensée antitotalitaire annonçant le xxe siècle et éprouvée à son tour dans sa validité politique avec son engagement contre « l’ère des tyrannies ». La dimension d’engagement qui s’attache à l’élaboration de cette double raison politique et la détermination à

23. M. riChter, « Comparative Political Analysis in Montesquieu and Tocqueville », Comparative Politics 1 (1969), p. 129-60. M. riChter, « The Deposition of Alexis de Tocqueville ? », La Revue Tocqueville/The Tocqueville Review XXIII (2002), p. 173-199. 24. M. riChter, The Political Theory of Montesquieu, Cambridge-New York 1977 ; id., « Montesquieu, the Politics of Language, and the Language of Politics », dans Historv of Political Thought X (1989), p. 71-88) ; id., « Montesquieu and the Concept of Civil Society », The European Legacy 3 (1998), p. 33-41 ; trad. japonaise dans Shiso, Tokyo 1998, p. 106-117 ; id., « Montesquieu’s Theory and Practice of the Comparative Method », History of the Human Sciences 15 (2002), p. 21-33. 25. M. riChter, « Raymond Aron as Political Theorist », Political Theory, 12 (1984), p. 147151. 26. id., « Aristotle and the Classical Greek Concept of Despotism », History of European Ideas, 12 (1990), p. 175-187 ; id., « A family of political concepts: tyranny, despotism, Bonapartism, Caesarism, dictatorship, 1750-1917 », European Journal of Political Theory 4 (2005), p. 221-48 ; P. baehr, M. riChter (éd.), Dictatorship in History and Theory: Bonapartism, Caesarism, Totalitarianism, Cambridge 2004. 27. M. riChter, « A Bibliography of Signed Works by Élie Halévy », History and Theory. Beiheft 7 (1968), p. 46-70 (republié dans É. halévy, La formation du radicalisme philosophique, édition par M. Canto-SPerber, Paris 1995). M. riChter, « Étude Critique, Élie Halévy », Revue de Métaphysique et de Morale, (1997), p. 271-93. M. riChter, « Élie Halévy as Historian of Ideas, their Reception, and Paradoxical Consequences », dans Élie Halévy e l’era della tirannie, Rome 2001, p. 143-158. 28. M. ChaSe, Élie Halévy: an Intellectual Biography, New York 1980.

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Élie Halévy, historien philosophe armer intellectuellement la démocratie fondent la proposition d’Élie Halévy comme matrice de l’intellectuel démocratique. C’est alors l’étude de ses engagements comme intellectuel démocratique qui permet de comprendre le passage entre ces deux mondes politiques, très éloignés apparemment l’un de l’autre, mais dont l’articulation devient possible grâce à la notion d’intellectuel démocratique. De l’affaire Dreyfus à l’ère des tyrannies. D’un engagement à l’autre à trente ans d’écart Bien que très éloignés temporellement et politiquement, ces deux moments d’engagement sont comparables dans la manière dont Élie Halévy les vit : à travers une mobilisation personnelle dans l’événement, une reconnaissance d’un statut d’intellectuel agissant, un effort théorique de haute intensité, et une volonté de considérer cette théorisation dans son action sur la démocratie. Élie Halévy ne fait pas qu’étudier la démocratie et définir sa capacité à se réarmer pour faire face aux crises les plus profondes. Il choisit d’agir en dehors des seules sphères académiques (pour l’affaire Dreyfus) ou en dehors des seules règles usuelles (pour l’ère des tyrannies) afin de donner à sa pensée une efficacité critique collective. Dans l’affaire Dreyfus, Élie Halévy inaugure une circulation d’hommes et d’idées par une pratique épistolaire intense qui a fait l’objet d’une étude dans ma thèse de doctorat 29. S’interrogeant sur « l’ère des tyrannies », il s’exprime au sein d’un lieu collectif de réflexion, la Société française de philosophie. Il donne ainsi à sa pensée une efficacité pratique tout en lui conservant sa rigueur analytique. La correspondance aussi bien que la conférence instaurent des réseaux de circulation privilégiée qui démultiplient sa force. La correspondance comme la conférence permettent aux thèses d’Élie Halévy de s’élaborer dans le dialogue, dans la controverse parfois, dans le débat d’idées en tout cas. S’il y a co-construction intellectuelle de la pensée d’Élie Halévy, c’est parce qu’Élie Halévy avance des thèses tranchées fondées sur trois postulats. L’analyse de la crise politique doit être menée par un examen critique le plus étranger aux certitudes idéologiques. Dans l’affaire Dreyfus, Élie Halévy restaure le pouvoir de l’individualisme démocratique et de la République libérale. Face à l’ère des tyrannies, la menace qui s’exerce sur les démocraties est sans commune mesure avec celles que peuvent imaginer les contemporains. Cette connaissance d’une réalité politique écrasante ne conduit pourtant pas à l’impuissance par suite d’un découragement devant la tâche des démocraties. Au contraire. La réflexion critique conduite par Élie Halévy, permettant de se

29. V. duClert, « L’usage des savoirs. L’engagement des savants dans l’affaire Dreyfus, 18942006 ».

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Vincent Duclert dégager de fondements théoriques apparemment solides mais d’aucune utilité en face de la réalité définie (comme la foi dans le progrès inexorable des libertés), fonde la pensée de la démocratie sur un terrain valide de connaissance et sur le mouvement de cette pensée intraitable avec elle-même. La philosophie et l’histoire L’opération critique et heuristique d’Élie Halévy devant ces réalités capables de suspendre le jugement résulte du travail conjoint de la philosophie et de l’histoire. Lorsque se produit l’affaire Dreyfus, Élie Halévy a déjà entamé cette évolution le menant vers l’histoire 30 mais sans jamais renoncer à la philosophie comme le démontra sa collaboration constante avec Xavier Léon à la tête de la Revue de métaphysique et de morale. Il en est bien le co-directeur même s’il n’en a pas le titre. Il contribue très fortement à la rubrique des questions pratiques qui développent une pensée politique articulée sur l’histoire et la philosophie 31. Sa correspondance avec Xavier Léon montre dans le détail son activité philosophique et la part d’invention qui lui revient dans la Revue de métaphysique et de morale. Après la Première Guerre mondiale, et pour des raisons sur lesquelles nous allons revenir, Élie Halévy intensifie sa réflexion historique, sur la Grande-Bretagne, sur le socialisme européen, sur la crise mondiale née de la conjonction de la guerre mondiale et des mouvements révolutionnaires. Cependant, lorsqu’il s’agit pour lui de penser l’ère des tyrannies, il opère un retour vers la philosophie tout en conservant la pleine dimension historique, comme le signifie l’expression forgée. La conférence se déroule à la Société française de philosophie, preuve de la possibilité, ou de la nécessité, d’interroger les faits historiques dans une dimension philosophique 32. Elle se rattache à la conférence organisée le 29 mars 1902 sur le « matérialisme historique » avec, comme « interlocuteur principal » Élie

30. Il enseigne à l’École libre des sciences politiques deux cours d’histoire en alternance, l’histoire du peuple anglais et l’histoire du socialisme européen 31. Cf. C. ProChaSSon, « Philosopher au XXe siècle : Xavier Léon et l’invention du “système R2M” (1891-1902) », Revue de Métaphysique et de Morale, n° 1-2, 1993, p. 109-140. S. Soulié, Les philosophes en République. L’aventure intellectuelle de la Revue de métaphysique et de morale et de la Société française de philosophie (1891-1914), préface de C. ProChaSSon, Rennes 2009. 32. Voir l’article de Raymond Aron pour la Revue de métaphysique et de morale (« Réflexions sur les problèmes économiques français », 1937, republié dans Commentaire, n° 28-29, hiver 1985, p. 311-326), avec une courte préface d’Élie Halévy : « Un jeune philosophe nous communique ses “réflexions” ; il considère qu’il court un grand risque de les voir refusées par une revue de gauche ; il ne veut pas que, publiées par une revue de droite, elles soient immédiatement exploitées dans un intérêt de parti ; il nous demande l’hospitalité de la Revue de métaphysique et de morale ».

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Élie Halévy, historien philosophe Halévy et comme « protagoniste » Georges Sorel 33. Mais la question est bien différente en novembre 1936, et surtout elle ne doit pas emprunter la voie assez stérile sur le devenir du « genre humain », une « histoire de luttes de classes 34 » pour les marxistes. Élie Halévy refuse la philosophie de l’histoire, récuse que l’on puisse décréter un sens de l’histoire sans l’avoir comprise. À l’inverse, il appelle la philosophie à devenir un savoir capable précisément d’approfondir cette compréhension. Dans ce passage de L’Ère des tyrannies, il exprime cette histoire problématisée par la philosophie, et non pas encadrée par elle : plutôt que de m’attarder à de pareils débats, je cherche s’il n’y a pas un point fondamental, soulevé par plusieurs de mes interlocuteurs à la fois, et qui pourrait servir utilement de thème à mes considérations finales. Ce point, je crois l’avoir trouvé. N’est-ce point la question de savoir si la tyrannie moscovite, d’une part, les tyrannies italienne et allemande, de l’autre, doivent être considérées comme des phénomènes identiques quant à leurs traits fondamentaux, ou, au contraire, comme des phénomènes qui sont antithétiques les uns par rapport aux autres ? Je suis loin de contester que, sous bien des aspects, et qui sautent aux yeux de tout le monde, les phénomènes sont antithétiques. J’ai fait le voyage de Leningrad 35 et je connais l’Italie fasciste. Or, quand on passe la frontière russe, on a le sentiment immédiat de sortir d’un monde pour entrer dans un autre ; et une pareille subversion de toutes les valeurs peut être, si l’on veut, considérée comme légitimant une extrême tyrannie. Mais, en Italie, rien de pareil ; et le voyageur en vient à se demander s’il était besoin d’un si gigantesque appareil policier sans autre résultat obtenu que des routes mieux entretenues et des trains plus ponctuels. Cependant, quant à la forme (et tout le monde semble m’avoir concédé ce point), les régimes sont identiques. Il s’agit du gouvernement d’un pays par une secte armée, qui s’impose au nom de l’intérêt présumé du pays tout entier, et qui a la force de s’imposer parce qu’elle se sent animée par une foi commune. Mais il y a autre chose encore. Les communistes russes invoquent un système de croyances qui vaut pour le genre humain tout entier, qui implique la suppression des nations comme la suppression des classes. Cependant, ayant conquis le pouvoir dans un pays seulement, et de plus en plus résignés à ne point provoquer, par la propagande ou l’exemple, la révolution mondiale, ils sont condamnés, par les nécessités de leur existence, à se faire une carapace militaire pour résister à la menace des armées étrangères. Ils reviennent, par la force des choses, à une sorte de patriotisme à la fois territorial et idéologique ; et leur tyrannie, pour qui se

33. Ce lien a été illustré par les éditeurs du volume de L’Ère des tyrannies qui ont publié l’« intervention d’Élie Halévy au cours de la séance consacrée à la discussion de la thèse de M. G. Sorel le 29 mars 1902 » (É. halévy, L’Ère des tyrannies, p. 228-230). 34. É. halévy, L’Ère des tyrannies, p. 226. 35. Cf. F. et É. halévy, Six jours en URSS. Septembre 1932, préface de S. Cœuré, Paris 2002.

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Vincent Duclert place même au point de vue idéologique, finit par ressembler par beaucoup de ses caractères à la tyrannie allemande ou italienne. Au commencement on dit que l’État n’est qu’un mal provisoire, qui doit être supporté parce qu’il n’a plus pour but que de préparer la suppression de l’État et d’assurer le plus grand bonheur du plus grand nombre. Peu à peu on en arrive à pratiquer une morale héroïque dont je ne méconnais pas la noblesse : on demande à l’individu de savoir souffrir pour faire de grandes choses au service de l’État. C’est un état d’esprit qui n’a plus rien à voir avec un hédonisme relégué dans l’ultra-futur. Je ne puis l’appeler que guerrier 36.

L’ « historien-philosophe » L’association de l’histoire et de la philosophie permet ainsi de problématiser la connaissance des faits historiques, de les observer avec d’autres, de les comparer radicalement, de les questionner du point de vue des questions politiques fondamentales. On peut dire sans difficulté qu’il s’agit d’un programme de sciences sociales. En 1939, Raymond Aron salue, dans son long compte rendu de L’Ère des tyrannies pour la Revue de métaphysique et de morale, cette disposition d’esprit autant que cette faculté méthodologique tout à fait décisive : Les études sur le socialisme et la guerre, publiées sous le titre L’Ère des tyrannies, tiendront une place honorable dans l’œuvre considérable d’Élie Halévy. Sans atteindre au niveau de l’Histoire du peuple anglais, elles témoignent des mêmes qualités exceptionnelles d’historien-philosophe, historien qui retrouvait la philosophie à mesure qu’il approfondissait la compréhension scrupuleuse du passé. Mais il ne convient pas de faire l’éloge d’Élie Halévy dans cette revue qui lui doit tant. Pour témoigner notre fidélité et notre admiration, mieux vaut retenir sa pensée vivante et la discuter comme s’il était encore parmi nous 37.

Étudiant L’Ère des tyrannies deux ans après la mort d’Élie Halévy, Raymond Aron insiste sur l’expression d’« historien-philosophe » qui caractérise bien son double héritage 38. Élie Halévy en a donné la clef au terme de son syllabus de la conférence du 28 novembre 1936 :

36. É. halévy, L’Ère des tyrannies, p. 226-227. 37. Ibid., p. 253. 38. « Pacifique comme les vrais libéraux, [Halévy] n’était pacifiste ni à la manière d’Alain, ni dans le style des juristes. Il ne comptait ni sur les traités, ni sur le refus individuel. Il envisageait la guerre en historien philosophe. La condition permanente en est que l’homme n’est pas uniquement composé de sens commun et d’intérêt personnel ; telle est sa nature qu’il ne juge pas la vie digne d’être vécue s’il n’y a pas quelque chose pour quoi il soit prêt à la perdre. », R. aron, « Le socialisme et la guerre », Revue de métaphysique et de morale, avril 1939, republié dans É halévy, L’Ère des tyrannies, p. 270.

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Élie Halévy, historien philosophe Voilà ce que je voulais vous dire, non pour justifier ma position, mais pour l’expliquer. J’ai procédé, pour vous la faire comprendre, non pas en doctrinaire, mais en historien. C’est de même en historien, — en historien philosophe, si vous voulez, et en me tenant autant que possible, et j’espère que vous suivrez mon exemple, au-dessus du niveau de la politique — que j’ai procédé pour définir cette « ère des tyrannies ». Êtes-vous d’accord, premièrement, après avoir lu le texte de ma communication, sur la réalité du phénomène historique qui en est l’objet ? Et, deuxièmement, croyez-vous que mon explication de ce phénomène soit plausible ? Je vous laisse la parole 39.

Une réponse critique à une réalité politique. L’intellectuel démocratique et la tradition libérale Ce passage éminemment crucial, de l’affaire Dreyfus à l’ère des tyrannies, expose comment le couple histoire et philosophie permet de se situer « au-dessus du niveau de la politique » afin de l’expliquer, de la penser. La distance épistémologique ainsi élaborée mais aussi les questionnements susceptibles d’être formulés permettent de s’affranchir de la folie ou du fanatisme des hommes politiques, comme le relève Élie Halévy en 1929 dans la dernière des conférences d’Oxford. À leur place peut s’affirmer un esprit de sagesse et de compromis. L’énonciation d’une telle évolution constitue déjà une avancée vers cet esprit. Cette transformation des sociétés contemporaines relève d’une responsabilité critique qui est une responsabilité morale et qui définit un nouvel ordre politique, particulièrement adapté à la lutte contre les tyrannies. Raymond Aron prolongera cette analyse en parlant, dans sa propre communication à la Société française de philosophie le 17 juin 1939, des « États démocratiques » dressés en face des « États totalitaires ». Élie Halévy ne se contente pas d’exposer cet autre niveau de la politique, philosophique et démocratique. Il s’engage en faveur de cette évolution des sociétés contemporaines, il défend cette conscience démocratique et cette responsabilité morale. Aussi est-il possible de définir Élie Halévy, non seulement en « historien-philosophe », mais aussi en intellectuel démocratique contestant la fatalité de l’« esprit de fanatisme » et travaillant à l’« esprit de compromis » – c’est-à-dire de raison. L’intellectuel démocratique incarné par Élie Halévy repose sur un double principe, d’autonomie critique des savoirs scientifiques et de détermination individuelle des acteurs historiques, libres de choisir même confrontés à un matérialisme historique semblant indépassable, soit au début de l’affaire Dreyfus soit devant l’ère des tyrannies. La distance qui sépare les deux engagements d’Élie Halévy, de l’affaire Dreyfus à l’ère des tyrannies n’est pas seulement importante temporellement. Elle couvre les deux extrémités de l’existence intellectuelle, scientifique et 39. É halévy, L’Ère des tyrannies, p. 218.

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Vincent Duclert politique d’Élie Halévy. Elle s’étend du xixe siècle de la liberté classique au xxe siècle des régimes totalitaires. Cependant, l’engagement intellectuel en face des tyrannies s’ancre, à près de quarante ans d’intervalle, dans l’expérience de l’affaire Dreyfus, sa qualité de « dreyfusard » étant rappelée dans la communication du 28 novembre 1936 : J’étais « libéral » en ce sens que j’étais anticlérical, démocrate, républicain, disons d’un seul mot qui était alors lourd de sens : un « dreyfusard 40 ».

La liberté approfondie dans l’affaire Dreyfus est celle qui, quarante ans plus tard, agit dans la recomposition de l’État démocratique en face de l’État totalitaire, d’abord chez Élie Halévy puis chez Raymond Aron. L’expérience et la connaissance de la guerre Le pouvoir s’est ainsi maintenu, chez Élie Halévy, d’une pensée capable d’analyser la gravité des situations historiques et d’énoncer les réponses philosophiques les plus hautes qui préservent la dimension démocratique des sociétés. Élie Halévy a pu conserver les convictions nées de l’engagement dreyfusard, réalisé en situation de paix, et en faire le fondement de sa réponse à l’ère des tyrannies caractérisées par sa logique guerrière. Dans L’Ère des tyrannies, il y a une compréhension de la guerre moderne comme phénomène total commencé dans la Première Guerre mondiale et accru dans l’action armée des mouvements révolutionnaires, ce qu’Élie Halévy a désigné comme une crise mondiale. La question originelle du passage entre l’engagement dreyfusard et la lutte contre les tyrannies n’est pas seulement fonction des formes de pensée d’Élie Halévy et de sa vocation d’intellectuel démocratique. Elle résulte aussi, pour sa réponse, dans la connaissance par Élie Halévy du phénomène de guerre mondiale accrue par l’expérience qu’il en a eue, entre 1914 et 1918, expérience capitale. Élie Halévy n’a pas été un combattant au front, mais il a vu la guerre, contrairement à certains de ses amis enrôlés dans les services de propagande ou bien résignés à ne pas servir car non mobilisables comme il l’était lui-même. Il s’est trouvé au contraire très près de l’impact du combat sur les corps et les âmes, en tant qu’infirmier militaire, d’abord en Touraine puis en Savoie à Albertville. Au milieu de cette expérience prenante et souvent éprouvante, Élie Halévy conserve une faculté intacte d’analyse de la guerre et de maintien des dispositions intellectuelles les plus fortes qui s’expriment très fortement dans sa correspondance – telle qu’elle a été rassemblée en 1996 et qu’elle se montre dans le premier volume de l’édition des œuvres, Correspondance et écrits de

40. É. halévy, L’Ère des tyrannies, p. 216.

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Élie Halévy, historien philosophe guerre, publié en 2014. Cette correspondance témoigne d’un engagement personnel dans le cadre d’une expérience combattante, certes singulière mais effective et bouleversante. Cette correspondance démontre ensuite son application la plus ferme à conserver tout son rôle à la Revue de métaphysique et de morale et sa place à la philosophie critique. Cette correspondance analyse aussi le développement de la guerre, pas seulement l’état des fronts mais la manière aussi dont les nations, démocratiques ou non, mènent la guerre. Cette correspondance s’attache plus particulièrement à une lecture très approfondie de la politique française devant la guerre et dans la guerre, lecture qui permet à son auteur d’identifier des comportements responsables et volontaires. Élie Halévy tente de résoudre la contradiction qui peut apparaître entre le maintien d’une démocratie parlementaire et l’impératif de mobilisation d’une nation tout entière dans la guerre. La solution passe à travers la qualité morale des dirigeants, une nouvelle organisation de l’État et une considération pour chaque combattant comme celle qu’il prodigue en tant qu’infirmier. Cette correspondance, enfin, fonde toute la puissance analytique du couple histoire et philosophie dans l’analyse des phénomènes guerriers contemporains. « Réfléchir sur la guerre, c’est le propre de l’historien philosophe », écrit Jean-Baptiste Duroselle dans la préface de la réédition, par Madeleine Rebérioux, de La Guerre franco-allemande de Jaurès 41. Jaurès dont Élie Halévy disait, dans une lettre à Xavier Léon du 24 mars 1916 : J’en reviens toujours à ma thèse. Le jour où Jaurès a été assassiné et où s’est allumé l’incendie de l’Europe, une ère nouvelle de l’histoire du monde s’est ouverte. C’est une sottise de croire que dans six mois, cela pourra s’éteindre, et que les mêmes partis, les mêmes groupes, les mêmes individus pourront reprendre le cours de leurs combinaisons, comme si rien ne s’était passé dans l’intervalle. Ne me fais pas dire, dans le style à la mode, que l’Europe va sortir régénérée, purifiée de ce baptême du feu. Je dis qu’elle en sortira changée ; et je dis qu’elle n’est point près d’en sortir 42.

En « historien-philosophe », Élie Halévy a regardé la guerre « de fort près, et bien en face », selon la formule de Stéphane Audoin-Rouzeau dans son étude de 2008, Combattre 43. Son engagement réside en effet dans cet effort pour penser la guerre comme fait total, comme « crise mondiale » : à cette condition seule, les démocraties sont capables de vaincre les tyrannies. C’est bien en « historien-philosophe », et non en « moraliste » qu’Élie Halévy

41. J.-B. duroSelle, « Préface », dans J. JaurèS, La Guerre franco-allemande 1870-1871, Paris 1971 (19081), p. 8. 42. É. halévy, « Lettre à Xavier Léon, 24 mars 1916 », dans É. halévy, Correspondance 18911937, p. 506. 43. S. audoin-rouZeau, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXeXXIe siècle), Paris 2008, p. 319.

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Vincent Duclert abordait ce défi des démocraties, comme le souligne Raymond Aron 44, l’obligeant à une étape de pessimisme lucide qui a pu heurter ou décourager, notamment sur l’analyse de la guerre mondiale et de ses conséquences sur l’Europe libérale. La liberté de l’individu contemporain Le rôle des intellectuels démocratiques est ainsi considérable dans ce devoir de la guerre pensée et gouvernée. L’action de l’intellectuel démocratique, tel celui que représente Élie Halévy, repose sur un principe qui postule la liberté de l’individu, à condition que celui-ci l’assume et la défende. La part de l’humain, la détermination des acteurs, sont la seule garantie de la survie des démocraties devant l’ère des tyrannies. Le rôle de l’intellectuel démocratique dépasse donc très largement la sphère de la pensée et de l’engagement et définit une société politique moderne, capable de résister aux défis qui pourraient l’écraser, dont la guerre des tyrannies. À l’origine de cette résistance, il y a des hommes comme Élie Halévy et des expériences comme la Grand Guerre. C’est la conviction qui est affichée dans la conclusion des conférences d’Oxford de 1929 – sur laquelle nous achevons cette contribution pour Jean Baubérot. À nous de substituer un esprit de compromis à un esprit de fanatisme. L’Angleterre, en ces matières, nous montre assurément la route de la paix. Depuis plus de deux siècles, l’Angleterre n’a pas eu de révolution ; et, autant qu’il est possible de porter des jugements aussi entiers sur les affaires humaines, il semble qu’elle soit à jamais sauvegardée de la menace de révolution. Aussi l’histoire de l’Angleterre moderne nous prouve qu’il est possible d’extirper le fanatisme de classe et de parti. Pourquoi ne pas essayer d’employer les méthodes britanniques pour résoudre le problème de la guerre aussi bien que celui de la révolution ? L’institution de la Société des Nations est une tentative de ce genre. À Genève, les représentants de toutes les nations sont invités à se réunir et à tenter de résoudre, dans un esprit de compromis, les différends qui, jusqu’à présent, n’avaient été résolus que par la guerre. Et, s’ils échouent, à se soumettre à l’arbitrage, aux conseils, aux ordres du Parlement de l’Humanité ? Mais c’en est trop peu que de l’esprit de compromis. Le fanatisme national est quelque chose de beaucoup plus formidable que le fanatisme de classe. L’Angleterre a éliminé l’un mais non l’autre. Elle a pu être, pendant deux siècles, une nation sans révolution ; on aurait peine à dire qu’elle n’a pas été une nation belliqueuse. Même pendant cette dernière période de vingt-cinq années, où l’humanité semble avoir cherché, plus anxieusement que jamais elle n’avait fait jusqu’ici, comment on pourrait éviter la guerre par l’arbitrage,

44. É. halévy, L’Ère des tyrannies, p. 270.

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Élie Halévy, historien philosophe par le compromis, pouvons-nous citer un seul gouvernement, le gouvernement anglais compris, qui ait souscrit à aucun Pacte de Paix, et même au Pacte de la Société des Nations, sans faire, explicitement ou implicitement, quelque réserve ? Je tombais l’autre jour, par hasard, sur un débat qui eut lieu à la Chambre des Communes peu de mois avant la guerre, et dont les protagonistes étaient l’Irlandais Tim Healy, célèbre pour ses réponses primesautières, et Lord Hugh Cecil : « “Mais qu’est-ce donc qu’une nationalité ?” interrompit Lord Hugh Cecil. – “Je vais dire au noble lord, riposta Tim Healy, ce que c’est qu’une nationalité. Une nationalité, c’est une chose pour laquelle l’homme est prêt à mourir” ». Fort bien, mais aussi pour laquelle il est prêt à tuer ; et voilà l’obstacle. Du moins le fait demeure que l’homme n’est pas uniquement composé de sens commun et d’intérêt personnel ; telle est sa nature qu’il ne juge pas la vie digne d’être vécue, s’il n’y a pas quelque chose pour quoi il soit prêt à la perdre. Or je vois présentement que des millions d’hommes se montrèrent prêts, durant la grande crise mondiale, à donner leur vie pour leurs patries respectives. Combien de millions d’entre eux, ou de centaines de mille, ou de milliers, ou de centaines, seraient prêts à mourir pour la Société des Nations ? Y en aurait-il seulement cent ? Prenez garde, car c’est cela qui est grave. Tant que nous n’aurons pas développé un fanatisme de l’humanité assez puissant pour contrebalancer ou pour absorber nos fanatismes de nationalité, n’allons par charger nos hommes d’État de nos propres péchés. Cherchons plutôt des raisons de les excuser lorsque, à l’occasion, ils se sentent forcés de céder à la pression de nos émotions fanatiques et désintéressées 45.

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45. Ibid., p. 198-199.

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UNE FIGURE PARADIGMATIQUE DE L’HUMANITAIRE : ALBERT SCHWEITZER

Jean-Pierre doZon Fondation Maison des Sciences de l’Homme École des hautes études en sciences sociales, Paris PSL Research University

Ainsi qu’il est largement attesté, le monde de l’humanitaire, de « l’humanitarisme », ainsi que l’ont estampillé les sciences sociales anglophones, comme pour mieux en souligner l’importance tout à la fois idéologique, politique et pratique, n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis qu’il s’est juridiquement et internationalement constitué durant le troisième quart du xixe siècle avec la création par Jean-Henri Dunant, relayé par Gustave Moynier, de la Croix Rouge, spécialement du CICR. Son historiographie est maintenant assez bien établie avec ses moments forts (la bataille de Solferino en 1859, la guerre du Biafra à la fin des années 1960, peu après la guerre du Vietnam et l’affaire des « boat people », ou encore la famine en Éthiopie dans les années 1980), ses évolutions institutionnelles (la multiplication des agences internationales et des organisations non-gouvernementales) et l’expansion de ses champs d’action. Depuis la prise en charge des prisonniers et des blessés de guerre en Europe à la fin du xixe siècle, jusqu’aux victimes, un siècle plus tard et partout dans le monde, de catastrophes ou d’épidémies ; mais à quoi s’ajoutent également désormais la lutte contre la pauvreté, la promotion des droits humains et de l’éducation, ou encore la construction de la paix civile et le développement local et durable. La scène inaugurale de l’humanitaire entre brutalisation et expansionnisme européen Cependant, en même temps qu’on en connaît de mieux en mieux les trajectoires, les tenants et les aboutissants, ce monde fait aussi l’objet de suspicions et de critiques, y compris de la part de ceux qui en furent ou qui en sont les acteurs ou les promoteurs. On sait que Bernard Kouchner, le fondateur de 395

Jean-Pierre Dozon Médecins sans Frontières, ne pardonnait pas au CICR d’avoir été plutôt complaisant avec la politique de destruction des juifs par les nazis, lui-même (mais sur un tout autre plan) ayant été sujet à de sévères contestations par ses compagnons pour ses postures narcissiques et ses ambitions politiques. On pourrait d’ailleurs dire, au-delà de cet exemple franco-français, que plus le monde de l’humanitaire s’agrandissait après la fin de la Seconde Guerre mondiale, plus il laissait découvrir ses tensions internes, ne serait-ce que parce que, en déclinant un nombre toujours croissant d’organisations et de types d’intervention, les rivalités, les démarquages, voire les dénonciations réciproques devaient brouiller ou complexifier l’image gratifiante dont il bénéficiait et s’entretenait de plus en plus par ailleurs. Encore faut-il immédiatement préciser que, s’il n’y a là rien de très extraordinaire dès lors que le monde de l’humanitaire est lui-même un monde banalement humain (trop humain !), avec ses inévitables intrigues et disputes, quelque chose de plus problématique ou de plus ambivalent semble l’habiter depuis ses commencements. On peut ainsi rappeler qu’outre son affairisme peu glorieux qui l’obligea à démissionner de son poste de secrétaire du CICR, Jean-Henri Dunant qui fut profondément bouleversé par la violence de la bataille de Solferino, ne porta guère d’attention, comme du reste ses successeurs, à la violence qui se perpétrait hors d’Europe, à ces conquêtes coloniales dans lesquelles les puissances européennes étaient en train de se lancer en Asie et en Afrique 1 ; des conquêtes qui, au-delà de ce qu’elles signifiaient comme mises sous tutelle de nombreuses sociétés indigènes y faisaient directement (par la répression des résistances qui ne manquèrent pas de se manifester) ou indirectement (disettes, épidémies, accidents du travail, etc.) quantité de victimes au sein de leurs populations 2. Mais ne faut-il pas encore plus nettement souligner la problématique affinité entre l’émergence de l’humanitaire, ce qu’on pourrait appeler la mise en forme organisationnelle de la compassion, avec, d’un côté, l’expansionnisme européen, de l’autre, un intense processus de brutalisation, ainsi que l’a mis au jour l’historien allemand George L. Mosse en pointant tout particulièrement celui qui affecta de l’intérieur le monde occidental au tournant de la Grande Guerre 3 ? Sous ce rapport, la notion, en forme d’oxymore, d’« humanitarisme impérial » proposée par le politiste nord-américain Michael Barnett, décrit

1.

2. 3.

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Ce qui fut encore bien plus le cas de Gustave Moynier, Président du CICR pendant quarante ans, qui fut quelque temps par ailleurs conseiller général de l’État indépendant du Congo et grand défenseur de la colonisation « à la belge », cf. P. minder, « La construction du colonisé dans une métropole sans empire : le cas de la Suisse » dans N. banCel, P. blanChard, et al. (dir.), Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines Paris 2002. M. daviS, Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales. Aux origines du sous-développement, Paris 2003. G. moSSe, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris 1999.

Une figure paradigmatique de l’humanitaire fort bien cette tension inaugurale par laquelle l’humanitaire fut corrélatif de domination et de violence 4. Plus précisément, après avoir indiqué comment celui-ci s’enracine dans les traites négrières et le système esclavagiste des plantations avec les mouvements abolitionnistes protestants, il montre comment la compassion, qui a présidé à son développement, fut en fait partie intégrante de l’idéologie coloniale elle-même. Ce dont témoigne la façon dont l’imperium européen s’est réfléchi en mission civilisatrice ou en « fardeau de l’homme blanc », c’est-à-dire en une entreprise se donnant pour but, parmi bien d’autres motifs, de régénérer des peuples (des « races »), spécialement en Afrique, qui avaient été tout particulièrement meurtris par le « destin » (esclavages, épidémies, famines, etc.) 5. Dans ces conditions, ne devrait-on pas envisager l’humanitaire comme reposant au moins autant sur la compassion que sur une volonté de rachat ? C’est ce que nous suggère avec force Lévi-Strauss à la fin de Tristes Tropiques lorsque, parlant de la naissance de l’ethnographie, il nous dit, dans son style si admirablement rousseauiste, que cette discipline résulte bien moins d’une prétendue supériorité de la civilisation occidentale (dont la curiosité ou l’intérêt pour les autres n’auraient pas d’équivalent ailleurs dans le monde) que d’une tentative d’expiation des fautes qu’elle a commises aussi bien à l’égard d’elle-même (comme en témoignent les violences extrêmes dont elle a été tout à la fois le théâtre et l’actrice tout au long du xxe siècle) qu’à celui des autres cultures 6. Et, comme l’humanitaire et l’ethnographie sont très précisément nés à la même époque et que celle-ci, en affinité également problématique avec le colonialisme 7, s’est voulue en bonne part une tentative de sauvegarde des sociétés exotiques à l’encontre ou en dépit de la domination occidentale, on pourrait dire que celui-là en est une version élargie, ainsi que l’atteste aujourd’hui l’intervention d’ONG humanitaires se faisant les porte-parole de « peuples autochtones » menacés d’extinction. Quand l’humanitaire prend figure « Au cœur des ténèbres » En tout cas, il existe un personnage qui, peu après la mise en place du CICR, a incarné au plus haut point ce sentiment d’expiation tout en concentrant en lui-même nombre d’aspects au travers desquels l’humanitaire s’est affermi après la Seconde Guerre mondiale, que ce soit en direction des pays

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6. 7.

M. barnett, Empire of Humanity. À History of Humanitarianism, Ithaca-Londres 2011. Quand n’est pas évoquée dans cette entreprise missionnaire cette « tradition » européenne qui, depuis le Moyen Âge, faisait de l’Afrique une terre de malédiction parce qu’elle aurait accueilli les descendants de Cham, le fils que Noé avait maudit parce qu’il n’avait pas détourné le regard face à sa nudité. C. lévi-StrauSS, Tristes Tropiques, Paris 1955, p. 449-450. G. leClerC, Anthropologie et colonialisme, Paris 1972.

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Jean-Pierre Dozon du Tiers-Monde, c’est-à-dire le plus souvent anciennement colonisés, ou que ce soit au travers d’interventions philanthropiques reposant au premier chef sur la mobilisation des sociétés civiles et des médias occidentaux. Il s’agit en l’occurrence d’Albert Schweitzer, personnage mondialement connu, quoique moins souvent mentionné que d’autres dans la généalogie de l’humanitaire. À certains égards d’ailleurs, il se distingue assez fortement de Dunant, puisque, à la différence de ce dernier, il n’a créé aucune organisation et ne s’est préoccupé d’aucune guerre, de celles qui, tout au long du xxe siècle allaient faire quantité de victimes et d’atrocités en peu partout sur la planète. En fait, alors que le fondateur de la Croix Rouge n’eut aucun souci particulier pour les populations colonisées, Schweitzer, lui, s’intéressa exclusivement à elles et, tout spécialement, à des populations qui étaient perçues comme foncièrement primitives, en même temps qu’elles ne cessaient de subir les exactions de l’Occident : depuis le commerce négrier commencé de longue date par les Portugais jusqu’aux compagnies concessionnaires qui s’installèrent à fin du xixe siècle en Afrique centrale, avides de main-d’œuvre quasi gratuite. Ainsi qu’on le sait à la manière d’un lieu commun, il jeta, à la veille de la Grande Guerre, son dévolu sur ce qui n’était alors qu’une extension du Congo, la région de l’Ogooué dans l’actuel Gabon où il s’installa pendant plusieurs décennies, mais avec quelques intermittences, sur le site de Lambaréné pour s’efforcer d’y soigner tant physiquement que spirituellement les populations locales. C’était là un choix assez singulier, plutôt décalé au regard de ce qu’était le principal théâtre de l’humanitaire de l’époque, mais qui, par le fait de s’appliquer à un monde que Joseph Conrad avait assimilé peu de temps auparavant (au travers du titre de l’une de ses principales nouvelles), Au cœur des ténèbres donna audit théâtre une nouvelle et importante extension. Il est bien peu probable que Schweitzer connût ce récit ainsi qu’un autre du même Conrad, Un avant-poste du progrès 8, tout aussi édifiant sur le même contexte colonial. Mais il est manifeste que, en allant en un lieu d’Afrique Équatoriale aux caractéristiques aussi sombres que celles mises en exergue par l’écrivain britannique, Schweitzer fit un choix tout à fait délibéré : celui de s’installer au plus près de la « sauvagerie » et de la souffrance. C’est ce qu’affirme assez nettement l’un de ses tout premiers biographes pour qui Schweitzer avait décidé résolument de tourner le dos à l’Europe parce que celle-ci n’offrait plus à ses yeux un tel assemblage de déréliction, frappée qu’elle serait par un matérialisme décadent et une idéologie du progrès bien peu conforme à une condition humaine foncièrement marquée par le péché 9. À cet égard, on pourrait longuement spéculer sur la psychologie d’un homme qui, tout à la fois théologien, philosophe et médecin (certains diront qu’il était

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Au cœur des ténèbres parut pour la première fois dans un journal en 1898, la même année que Un avant-poste du progrès, puis fut édité en 1902 dans un recueil de nouvelles (Youth). G. Seaver, Albert Schweitzer, The Man and His Mind, Londres 1949.

Une figure paradigmatique de l’humanitaire bien plus compétent dans les deux premiers domaines que dans le troisième), paraît s’être lancé dans son entreprise africaine avant tout pour se mettre luimême à l’épreuve et beaucoup moins pour s’occuper avec efficacité de la santé de populations indigènes 10. On le pourrait d’autant plus que celui qui se fit appeler le « Grand Docteur » ne cessa de présenter une indéniable mégalomanie. Il conçut son hôpital de Lambaréné comme une cité indissociablement confessionnelle et thérapeutique sur laquelle il finit par régner pendant un demi-siècle et où il imposa, non sans quelque accent prophétique par rapport aux actuels mouvements antispécistes, mais au grand dam des indigènes, un « respect de la vie » 11 qui requérait de soigner le moindre animal. Le personnage avait donc indéniablement quelques accointances avec ceux de Conrad dans les nouvelles précitées et il n’est pas étonnant qu’il ait prêté matière à controverses, faisant l’objet tantôt de panégyriques 12, tantôt de très rudes critiques 13, même si, au final, avec l’obtention du Prix Nobel de la paix de 1952 et quantité d’autres prestigieuses récompenses, c’est bien plutôt la figure d’un homme d’exception, assez proche de celle d’un saint, qui devait durablement l’emporter. Mais, aussi singulière et problématique 14 fût-elle, notamment au regard d’autres actions médicales menées à la même époque par les colonisateurs européens auprès des populations africaines 15, son entreprise n’en constitua

10. En témoigne par exemple cette phrase de Schweitzer extraite de À l’orée de la forêt vierge (Paris 1962) : « O solitude de la forêt vierge, comment pourrais-je assez te remercier pour tout ce que tu fus pour moi » 11. A. SChWeitZer, La paix par le respect de la vie, Paris 1979. Aujourd’hui, en effet, les mouvements antispécistes revendiquent volontiers la paternité de Schweitzer et trouvent tout à fait remarquable la manière dont à Lambaréné celui-ci traitait « égalitairement » humains et animaux. 12. Le dernier en date est celui de R. arnaut, A. Schweitzer. L’homme au-delà de la renommée internationale, Paris 2009. 13. À commencer par celle de son petit-cousin Jean-Paul Sartre qui, en contempteur fermement engagé du colonialisme, marqua, non sans ambivalence, quelque distance critique vis à vis de lui. 14. Voir la dénonciation véhémente mais tout aussi problématique d’A. Audoynaud, qui, médecin, issu des Troupes coloniales, et ayant servi à Lambaréné au début des années 1960, dit n’y avoir vu qu’une entreprise despotique et inefficiente sur le plan sanitaire. A. audoynaud, Le docteur Schweitzer et son hôpital à Lambaréné. L’envers d’un mythe, Paris 2005. 15. A. Audoynaud, pour vouloir démythifier Schweitzer, fait, dans son ouvrage précité, le dithyrambe d’une autre grande figure de la médecine coloniale, celle d’Eugène Jamot qui entreprit de lutter contre les épidémies de maladie du sommeil, spécialement en Afrique Équatoriale. S’il y a, en effet, une franche opposition, dans les pratiques de l’un et de l’autre (le premier s’était mis en situation d’immobilité en créant sa cité hospitalière de Lambaréné, alors que le second, a organisé des équipes mobiles pour dépister les personnes atteintes), Jamot fit lui aussi l’objet de controverses au sein même de l’administration coloniale, et les méthodes qu’il employa et qui furent largement partagées par d’autres médecins coloniaux (notamment belges et britanniques) firent l’objet de résistances et de rébellions parmi les populations indi-

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Jean-Pierre Dozon pas moins un moment exemplaire de l’humanitarisme impérial, pour reprendre la formule de Barnett. Tout d’abord, et pour se cantonner au cas français, si l’administration coloniale proprement dite mena quelques politiques sanitaires à l’endroit des colonisés, par la création de l’AMI (Assistance médicale indigène créée au tout début du xxe siècle) et surtout par des stratégies de lutte contre certains grands fléaux, tels que la maladie du sommeil, elle s’en déchargea pour une bonne part, spécialement en matière d’éducation et de santé, sur les missions chrétiennes. Autrement dit, Schweitzer fut loin d’être le seul à vouloir prendre en charge les corps et les esprits indigènes, surtout quand ceux-ci évoluaient dans un monde dit animiste où le pouvoir des guérisseurs était bien souvent associé à celui d’entités extra-humaines et à celui de leurs fétiches. Peut-être, du reste, leur emprunta-t-il, pour le coup d’une manière assez originale, et comme pour leur faire efficacement concurrence, cette conception d’un village thérapeutique où les patients sont accompagnés de membres de leur famille qui pourvoient à leurs besoins quotidiens. Mais, mise à part cette marque non négligeable de distinction, l’entreprise de Schweitzer se situa dans la tradition de la charité chrétienne, de cette caritas dans laquelle soulagement des souffrances et salut des âmes allaient de pair, et qui, par-delà sa mise en forme un peu plus laïque avec le développement de la Croix Rouge, ne laissa pas de se poursuivre tout au long du xxe siècle et de constituer un secteur important du monde de l’humanitaire. Il y a, par exemple, un rapport, voire une filiation manifeste entre l’entreprise de Schweitzer et celle de Mère Teresa qui, de moniale, se fit infirmière et fonda, parmi d’autres choses, au début des années 1960 la célèbre cité des lépreux à Asansol dans le Bengale occidental. Et l’on pourrait également citer ce missionnaire et infirmier suisse, Gaston Grandjean, qui s’installa, un peu plus tard, dans un bidonville de Calcutta, appelé très évangéliquement la cité de la joie ; laquelle devint, comme son animateur bienfaisant, la trame d’un livre 16 et d’un film au succès planétaire dont la manne décida son auteur, Dominique Lapierre, à créer une puissante association humanitaire en Inde (la Cité de la Fondation de la joie) qui s’occupe notamment de lépreux et de tuberculeux 17.

gènes. M. lyonS, The Colonial Disease: A Social History of Sleeping Sickness in Nothern Zaire. 1900-1940, Cambridge 2002. 16. D. laPierre, La Cité de la joie, Paris 1985. 17. On peut d’autant plus rapprocher Schweitzer de ces personnages qu’il fut lui-même très attiré par les religions de l’Inde (hindouisme et bouddhisme), y consacrant plusieurs textes, par exemple, Les grands penseurs de l’Inde, Paris 1962. Mais, s’il aurait pu par conséquent aller en Inde avant Mère Teresa et d’autres, manifestement il lui fallait un monde encore plus radicalement souffrant, en l’occurrence l’Afrique Équatoriale, où misère physique et misère spirituelle lui semblaient faire chorus.

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Une figure paradigmatique de l’humanitaire Mais dira-t-on, avec cette charité ou cette compassion qui se sont particulièrement déployées vers l’Inde dans les dernières décennies, nous ne sommes plus vraiment dans le cadre de l’humanitarisme impérial. Nous sommes plutôt, pour reprendre la périodisation de Barnett, dans celui qu’il nomme « néo-humanitarisme » et qui va de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la chute du Mur du Berlin, en incluant notamment les décolonisations et les conflits dans le Tiers-Monde 18. C’est une époque qui se caractérise notamment par le développement des organisations internationales et des organisations non-gouvernementales, plus précisément par la multiplication des associations humanitaires de plus en plus soutenues par les médias et le monde du spectacle, « Médecins sans frontières » en étant un cas de figure assez exemplaire. Des journalistes, des écrivains et surtout des artistes de renom créent des événements mobilisateurs pour défendre une cause spécifique, comme la famine en Éthiopie qui donna lieu au fameux concert organisé par Bob Geldorf en 1985 et à la création du tube planétaire « We are the World ». Or, sous ce rapport, il convient d’admettre que l’entreprise de Schweitzer, tout en s’inscrivant pleinement dans la première, a largement anticipé cette seconde phase de l’humanitaire. Car, comme il est également connu, le Grand Docteur, outre ses qualités de théologien, de philosophe et d’écrivain, déclinait de surcroît celle de musicien, en l’occurrence d’organiste, spécialement passionné par Bach dont il contribua, à la fois en soliste et en musicologue, à faire redécouvrir les œuvres. Sans doute y a-t-il matière à ironiser sur Schweitzer jouant, à la tombée du jour dans sa case de Lambaréné, sur son orgue quelques fugues de Bach. Mais, ce qui est beaucoup plus remarquable, c’est la façon dont il finança une bonne partie de sa cité hospitalière aux bords de l’Ogooué par des concerts dans son Alsace natale, en Europe, puis aux États-Unis, auxquels se sont ajoutés enregistrements et conférences. Pour cela, du reste, il eut le soutien organisationnel d’un milieu protestant dit libéral auquel il appartenait de longue date, à savoir le mouvement unitarien 19 notoirement présent de l’autre côté de l’Atlantique. Ainsi, c’est par le recours à des réseaux confessionnels internationaux, hors des sphères proprement coloniales, que Schweitzer nous est tout à fait contemporain ; et cela d’autant mieux qu’il était très sceptique sur la place que la modernité réservait à l’État (ou à ce qui en tenait lieu en Afrique, c’està-dire l’administration coloniale) pour s’occuper de la souffrance des gens, considérant qu’il appartenait aux individus ou à des initiatives privées, habitées par un vrai « devoir humanitaire », de la prendre à leur compte.

18. Cf. M. barnett, Empire of Humanity, p. 107-158. 19. Il s’agit d’un mouvement très ancien remontant au début du christianisme, hostile au dogme trinitaire, faisant de Dieu, le Dieu unique, et du Christ une figure exceptionnelle mais strictement humaine.

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Jean-Pierre Dozon Finalement ne sommes-nous pas là, non plus seulement dans la deuxième phase de l’histoire de l’humanitaire proposée par Barnett, mais également dans celle au sein de laquelle nous évoluons, qu’il nomme l’« humanitarisme libéral » ? N’est-ce pas maintenant en effet que, avec la globalisation accélérée, les États paraissent s’affaiblir, quand ils ne sont pas stigmatisés, au bénéfice des acteurs de la société civile, et que justement les souffrances ou tout un éventail de pathologies sont mises en avant pour être transformées en causes soutenues ou portées par des figures du « show-business », des mécènes de la finance internationale ou pour mobiliser telle ou telle obédience religieuse aux ramifications internationales ? Mais, pour ajouter encore à l’actualité de Schweitzer, on ne peut pas passer sous silence le fait qu’il fut un personnage et très précisément un « médecin sans frontière » avant la lettre. Alsacien, ayant vécu avant la Grande Guerre sous tutelle allemande, il devient français avec le Traité de Versailles. En réalité, il ne fut jamais vraiment de telle ou telle nationalité 20 et n’arrêta pas de circuler entre Lambaréné, son village natal, l’Europe et les États-Unis, recourant aussi bien au français qu’à l’allemand et l’anglais pour rédiger ses ouvrages et participant de réseaux internationaux qui s’amplifièrent avec le temps, à la mesure d’une renommée qui devint de plus en plus mondiale. Partout dans le monde, réparer bien plus que compatir Mieux qu’actuel ou « sans frontière », on pourrait par conséquent dire de Schweitzer qu’il fut post-moderne bien avant l’heure. Car, pour ne pas avoir adhéré à la modernité en ce qu’elle signifiait d’idéologie ou de récits du progrès ou de rôle dévolu à la puissance publique, notamment en matière de santé, voire de bien-être des populations, il a d’une certaine façon anticipé l’époque de son « dépassement » ; celle où précisément l’humanitaire (l’humanitarisme libéral comme l’appelle Barnett) tend à occuper tous les rôles, aussi bien ceux qui visent à s’occuper des victimes en tout genre (de guerres, de catastrophes, d’épidémies, etc.), que ceux qui étaient auparavant de la compétence des États (éducation, santé, développement, etc.). Cependant, comme on l’a suggéré, c’est sur le registre du remords et de l’expiation que Schweitzer nous paraît avoir encore bien davantage incarné le ressort sans doute le plus important de l’humanitarisme, pour reprendre à nouveau la formule des analystes anglophones. En effet, bien avant que

20. Pendant la Grande Guerre, cela lui valut d’être arrêté par les autorités françaises, d’être tout particulièrement interné dans un ancien couvent des Pyrénées à partir de 1917 et d’être longtemps soupçonné de se sentir bien davantage allemand que français. Cf. R. arnaut, A. Schweitzer, p. 147-170.

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Une figure paradigmatique de l’humanitaire Lévi-Strauss n’en fasse, de son côté, la secrète raison d’être de l’ethnologie 21, Schweitzer fondait sa propre entreprise en assignant à la colonisation la tâche de « racheter le mal commis 22 » sur le continent africain, c’est-à-dire l’ensemble des méfaits accumulés par l’Occident le long des siècles passés, et d’y accomplir un « devoir humanitaire » qui devait obéir beaucoup moins à une exigence de charité qu’à un impératif éthique de réparation et, par là même certainement, à un besoin de rédemption 23. Autrement dit, outre qu’ici encore Schweitzer s’avère singulièrement actuel en valorisant l’expiation ou, comme il est dit aujourd’hui, la repentance, et en anticipant ainsi les demandes de réparation qui se font jour ici et là (notamment à l’égard de la traite négrière), il permet d’interroger à nouveaux frais ce qui anime depuis ses commencements l’humanitarisme : en l’occurrence, non pas seulement la compassion, mais cet autre registre, issu certainement aussi de l’ethos chrétien, que constituent la conscience malheureuse des fautes commises par l’Occident et leur impérieux rachat. En ces temps de post-modernisme ou de post-colonialisme de plus en plus affirmés qui mettent en cause la position hégémonique de l’Occident et l’ensemble des discours qui l’ont accompagnée, spécialement ceux relatifs au progrès et à la mission civilisatrice qui en découlait, il est assez remarquable que cette position se soit à un moment réfléchie en conscience malheureuse, quitte à ce que celle-ci participe à son renforcement sous la forme des colonisations européennes du xixe siècle. Car cela veut dire très clairement que l’humanitarisme, particulièrement bien incarné ici par Schweitzer, a été doublement lié à l’imperium occidental – d’un côté, en percevant en lui quantité de méfaits, de l’autre, en voulant les réparer jusqu’à les transfigurer en bienfaits – et qu’il en est ainsi une manifestation, sinon contradictoire, du moins profondément ambivalente. Il n’est par conséquent pas étonnant que, malgré le déclin actuel de cet imperium, le monde de l’humanitaire, qui, lui, en revanche, connaît toujours plus d’ampleur en diversifiant ses motifs et ses modes d’intervention, soit continûment l’objet de suspicions et de controverses. Tout se passe en effet comme si, quelles que soient les raisons pour lesquelles il entendait agir (une guerre, une catastrophe, une famine, une situation de grande pauvreté, etc.), ce monde était toujours quelque peu emprunt d’hégémonie (ainsi que peuvent être aujourd’hui interprétées les tentations de transformer le « devoir

21. Voici le passage exemplaire dans Tristes Tropiques (p. 449) : « Si l’Occident a produit des ethnographes, c’est qu’un bien puissant remords devait le tourmenter, l’obligeant à confronter son image à celle de sociétés différentes dans l’espoir qu’elles réfléchiront les mêmes tares ou l’aideront à expliquer comment les siennes se sont développées dans son sein ». 22. A. SChWeitZer, À l’orée de la forêt vierge, p. 35. 23. Ibid., p. 212.

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Jean-Pierre Dozon humanitaire » en « devoir d’ingérence », voire en « guerre humanitaire ») et du même coup aussi de ces sentiments quelque peu différents de la compassion que sont le remords et la volonté de réparation. Ainsi qu’on l’observe de plus en plus aujourd’hui, toute une partie de l’humanitaire ne se satisfait plus d’intervenir dans les situations d’urgence qui ont justifié son développement à partir des années 1960, mais grâce à d’importants moyens financiers (publics et privés) et à des personnels aux compétences professionnelles reconnues, elle se propose également de reconstruire, d’éduquer, d’organiser l’offre hospitalière, de mettre en œuvre des projets de développement durable ou de sauvegarder la biodiversité et les « populations autochtones ». Ce faisant, et quand bien même ceux qui en font peu ou prou leur métier ne sont plus forcément originaires de la vieille Europe, mais peuvent être issus des pays ou des milieux qui reçoivent « l’aide humanitaire », ils n’en reconduisent pas moins, et souvent à leur insu, sinon des rapports de domination, du moins des rapports asymétriques entre eux-mêmes et les populations dites bénéficiaires. De ce point de vue, « l’humanitarisme libéral » qui décrit, selon Barnett, la phase actuelle de l’humanitarisme, reste assez fidèle à sa période inaugurale, celle de l’humanitarisme impérial où étaient clairement exprimés à la fois les rapports de domination qu’une certaine région du monde imposait à d’autres et la hantise qui les accompagnait de devoir quelque peu en réparer les méfaits, tout en les renforçant précisément par « devoir humanitaire ». Et, de ce point de vue, Schweitzer est un personnage tout à fait exemplaire, en concentrant en lui-même, non seulement les ambivalences de son époque (le colonialisme comme « mission civilisatrice » notamment), mais également celles qui vont accompagner jusqu’à aujourd’hui le développement de l’humanitaire par-delà l’imperium européen.

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Une figure paradigmatique de l’humanitaire Bibliographie R. arnaut, A. Schweitzer. L’homme au-delà de la renommée internationale, De Vecci, Paris 2009. A. audoynaud, Le docteur Schweitzer et son hôpital à Lambaréné. L’envers d’un mythe, L’Harmattan, Paris 2005. M. barnett, Empire of Humanity. A History of Humanitarianism, Cornel University Press, Ithaca-Londres 2011. P. minder, « La construction du colonisé dans une métropole sans empire : le cas de la Suisse », dans N. banCel, P. blanChard (dir.), Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines, La Découverte, Paris 2002 J. Conrad, Au cœur des ténèbres, première parution dans Blackwwoods’magazine (1898). J. Conrad, Un avant-poste du progrès, première parution dans Cosmopolis (juinjuillet 1898) M. daviS, Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales. Aux origines du sous-développement, La Découverte, Paris 2003. D. laPierre, La Cité de la joie, Robert Laffont, Paris 1985. G. leClerC, Anthropologie et colonialisme, Fayard, Paris 1972. C. lévi-StrauSS, Tristes Tropiques, Plon, Paris 1955. M. lyonS, The Colonial Disease: A Social History of Sleeping Sickness in Nothern Zaire. 1900-1940, Cambridge University Press, Cambridge 2002. G. moSSe, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Hachette, Paris 1999. G. Seaver, Albert Schweitzer, The Man and His Mind, A&C Black, Londres 1949. A. SChWeitZer, À l’orée de la forêt vierge, Albin Michel, Paris 1962. A. SChWeitZer, La paix par le respect de la vie, La Nuée bleue, Paris 1979. A. SChWeitZer, Les grands penseurs de l’Inde, Payot, Paris 1962.

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KISHIMOTO HIDEO ET LA LAÏCITÉ DU JAPON : PARCOURS D’UN CHERCHEUR JAPONAIS EN SCIENCES RELIGIEUSES DE L’APRÈS-GUERRE

Kiyonobu date Université Sophia à Tokyo

Introduction Le 11 octobre 1945, à peine deux mois après la capitulation du Japon, Kishimoto Hideo (1903-1964) 1, maître de conférences à l’université de Tokyo, reçoit un coup de fil inattendu. Convoqué par le Ministère de l’Éducation, ce spécialiste de la science des religions ayant étudié à l’université Harvard, apprend que le SCAP/ GHQ (Supreme Command of Allied Powers/ General Headquaters) cherche un conseiller japonais apte à servir d’intermédiaire en matière d’éducation et de religion. Il craignait que les contraintes de temps ne l’empêchent de continuer ses recherches, mais le Ministre de l’Éducation, Maeda Tamon 2, le convainc de faire un « sacrifice humain » pour quelque temps 3. Depuis lors jusqu’à la fin de l’année suivante, Kishimoto consacre beaucoup d’efforts auprès de la CIE (Civil Information and Educational Section). Entre-temps, la célèbre « directive shinto » est parue, qui laïcise le Japon en démantelant le shinto d’État et définit l’orientation des articles sur la religion dans la Constitution de 1946. Même s’il est erroné de croire qu’« un chercheur d’un pays vaincu » 4 a pu peser lourd dans ce processus, le rôle qu’il a joué n’est

1. 2. 3. 4.

Kishimoto est le nom de famille et Hideo le prénom. Quand nous citons dans cet article une personnalité japonaise, nous présentons d’abord son nom de famille suivi de son prénom, suivant la coutume à la japonaise. Son premier fils Maeda Yôichi est un grand spécialiste de Pascal, sa première fille Kamiya Mieko est psychiatre et traductrice de plusieurs oeuvres de Michel Foucault. H. kiShimoto, Œuvres de Kishimoto Hideo, 6 vol., Tokyo 1975-1976, vol. V, p. 3-6. Ibid., p. 66.

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Kiyonobu Date pas négligeable. Comment s’inscrit-il alors dans l’établissement de la laïcité au Japon ? Et comment peut-on articuler ces expériences d’ordre socio-politique avec ses recherches scientifiques, voire avec sa propre vie ? Kishimoto Hideo est né en 1903 à Akashi (Hyôgo) dans une famille protestante. Son père, Kishimoto Nobuta (1866-1928), était devenu chrétien quand il étudiait à l’école anglaise de Doshisha (actuelle université Doshisha). À l’université Harvard, il assista chaque dimanche aux sermons de différentes confessions, pour finir par choisir l’unitarianisme. À ses yeux, ce dernier apparaît le plus apte à concilier religion et science. En 1893, il a participé au Parlement des religions du monde à Chicago. De retour au Japon, il a donné des cours à l’école spécialisée de Tokyo (actuelle université Waseda), et a fondé en 1896 l’association des études religieuses comparatives (Hikaku Shûkyô Gakkai) avec Anesaki Masaharu 5. Quand cette association a été créée, Anesaki Masaharu (1873-1949) venait de sortir de l’université impériale de Tokyo, où il avait étudié la philosophie indienne. Après ses études en Allemagne (1900-1903), il est devenu le premier titulaire de la chaire des sciences religieuses, fondée en 1905 au sein de l’université de Tokyo. Une fille d’Anesaki deviendra la femme de Kishimoto Hideo 6. Figure tutélaire de l’histoire des études religieuses du Japon, Kishimoto Hideo entre dans la section des sciences religieuses en 1920. En étudiant le sanskrit, il s’intéresse au yoga. Pendant son séjour à l’université Harvard entre 1930 et 1934 – les relations entre les États-Unis et le Japon s’avèrent déjà assez orageuses – il étudie avec James Haughton Woods (1864-1935), qui s’est lié d’amitié avec Anesaki. Retenons le fait qu’au début de sa carrière académique, il choisit comme spécialité le mysticisme religieux et le yoga. De retour au Japon avec le titre de Master of Arts de Harvard, il devient maître assistant à l’université de Tokyo, puis maître de conférences en mars 1945. Au cours de la rédaction de sa thèse de doctorat (qu’il soutient en 1947), il n’oublie pas de mettre ses manuscrits dans son sac à dos et de les emporter, quand il entend une alerte et se cache dans un abri aérien 7. Une des disciples de Kishimoto propose de distinguer trois périodes qui caractérisent l’itinéraire de son maître 8. La première va de 1934 à 1945, une période d’études assidues en tant que jeune maître assistant. La deuxième période est celle du travail intensif et productif entre 1945 et 1954, pendant laquelle il donne des conseils au GHQ, élabore son système de pensée, voyage

5. 6. 7. 8.

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N. SuZuki, Meiji Shûkyô Shichô no Kenkyû (Les études sur le courant de la pensée religieuse de Meiji), Tokyo 1979, p. 260. J. iSomae, H. fukaSaWa (dir.), Kindai Nihon ni okeru Chishikijin to Shûkyô : Anesaki Masaharu no Kiseki (Les intellectuels et la religion dans le Japon moderne : Parcours d’Anesaki Masaharu), Tokyo 2002. T. Wakimoto, « Présentation », Œuvres de Kishimoto Hideo, 2, Tokyo 1975, p. 292. K. takagi, « Présentation », Œuvres de Kishimoto Hideo, 6, Tokyo 1976, p. 329-330.

Kishimoto Hideo et la laïcité du Japon beaucoup ; il devient ainsi le pivot de la société de l’histoire des religions. La troisième période correspond à ses dernières années, dans lesquelles il est atteint d’un cancer, ce qui le conduit à approfondir sa réflexion sur la mort et la vie. Sans contredire cette périodisation, nous nous attarderons d’abord sur sa contribution à l’établissement de la laïcité japonaise. Nous examinerons ensuite comment il construit son objet d’études et la manière de s’en approcher. Nous tenterons enfin d’inscrire sa pensée sur la mort dans le contexte où il a vécu. L’établissement de la laïcité au Japon sous l’occupation américaine L’orientation générale des forces alliées visait à balayer du Japon l’ultranationalisme et le militarisme, afin d’établir un gouvernement démocratique et pacifique. En matière de religion, on lit dans l’article 10 de la Déclaration de Potsdam : Le gouvernement japonais doit éliminer tous les obstacles à la régénération et au renforcement des tendances démocratiques parmi le peuple japonais. La liberté d’expression, de religion et de pensée, ainsi que le respect des droits humains fondamentaux doivent être établis.

Il en va de même pour le document secret du 24 septembre 1945, intitulé U.S. Initial Post-Surrender Policy for Japan (SWNCC150/4/A) : La liberté de culte doit être proclamée rapidement sous l’occupation. En même temps, il devrait être clair pour les Japonais que les organisations et les mouvements ultra-nationalistes et militaristes ne seront pas autorisés à se cacher derrière le paravent de la religion.

Il s’agit donc d’établir la liberté de religion, tout en éliminant les tendances ultra-nationales et militaires des religions. C’est ainsi que la directive sur les droits de l’homme prôna la liberté de religion dès le 4 octobre, avant que la directive sur le shinto ne soit publiée le 15 décembre. Les affaires religieuses relevaient de la CIE, dont la mission consistait à donner ses avis au SCAP sur les informations publiques, l’éducation, la religion et d’autres problèmes socio-culturels. Le premier directeur de la CIE fut le colonel Kenneth R. Dyke (1897-1980), qui a dirigé six sections dont celle de l’éducation et de la religion 9, et le responsable en matière de religion fut le lieutenant William Kenneth Bunce (1907-2008). Ce dernier comprenait le japonais, après une expérience d’enseignement de l’anglais au lycée Matsuyama entre 1936 et 1939 10, mais n’avait alors pas beaucoup de connaissances sur les

9. La section de la religion devient autonome le 28 novembre 1945. 10. Sa femme est née au Japon, son père étant pasteur et professeur à l’université Doshisha.

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Kiyonobu Date religions. Membre de la division de la religion à l’époque, William P. Woodard rappelle que la division a fait des efforts pour en appeler aux services de Daniel C. Holtom (1884-1962), auteur de The National Faith of Japan: A Study in Modern Shinto (1938), mais son état de santé ne le lui a pas permis 11. Pour comprendre la situation religieuse et pour auditionner des dirigeants religieux, la CIE avait besoin au moins d’un conseiller japonais. Elle aurait aimé bénéficier des services d’Anesaki Masaharu en tant que conseiller régulier, mais en raison de son âge déjà avancé, elle a dû y renoncer. C’est dans ce contexte que Kishimoto est devenu conseiller de la CIE. Notre auteur a donné une dizaine de cours privés à Bunce sur les religions du Japon 12. Celui-ci a notamment lu et relu le livre de Holtom 13. Une amitié liait ce lieutenant japonophile et notre auteur anglicisant. Cela n’a pas empêché Bunce de rédiger une ébauche de la directive shinto à l’insu de Kishimoto jusqu’au dernier moment. Nous y reviendrons. Kishimoto comprenait très bien l’enjeu : le GHQ considère toujours le sanctuaire shinto ( jinja) comme une religion, alors qu’il n’en va pas de même pour les Japonais. Depuis l’époque de Meiji, plusieurs débats ont porté sur la question de savoir si le shinto est une religion ou pas. Sans aboutir à une conclusion scientifique, le gouvernement japonais a maintenu sa position officielle selon laquelle le jinja n’est pas une religion. C’est dans cette perspective d’une distinction du sanctuaire shinto des autres religions qu’il a été possible de financer ce dernier. Or, pour l’armée d’occupation américaine, il est désormais indispensable de séparer le jinja de l’État. Le SCAP se résout à anéantir tout ce qui a conduit et pourrait conduire le Japon à la guerre, y compris le jinja. C’est là qu’un dilemme se fait jour : en effet, si le shinto est considéré comme une religion, l’écrasement total risque de mettre en péril le droit inviolable qu’est la liberté de religion 14.

11. W. P. Woodard, The Allied occupation of Japan 1945-1952 and Japanese Religions, Leyde 1972, p. 26. 12. H. kiShimoto, Œuvres, vol. V, p. 14. 13. Voici les cinq premiers livres que Kishimoto a recommandés à Bunce : D. C. holtom, The National Faith of Japan (1938); W. G. aSton, Shinto : The Way of the Gods (1905) ; W. G. aSton, Shinto : The Ancient Religion of Japan (1907) ; M. aneSaki, History of Japanese Religion (1930) ; M. aneSaki, Religious Life of the Japanese People (1938). Y. oohara, Shinto Shirei no Kenkyu (Les études sur la directive shinto), Tokyo 1993, p. 52. 14. H. kiShimoto, Œuvres, vol. V, p. 12. Cette observation de notre auteur correspond à l’annonce de John Carter Vincent, directeur du Bureau des affaires de l’extrême orient, rendue publique en octobre : « Le shintoïsme, dans la mesure où il est une religion des individus japonais, ne sera pas perturbé. Pourtant, le shintoïsme, dans la mesure où il est dirigé par le gouvernement japonais et un moyen imposé d’en haut par le gouvernement, sera supprimé. […] Le shintoïsme comme religion d’État, c’est-à-dire le shinto national, disparaîtra » (W. P. Woodard, The Allied occupation of Japan 1945-1952 and Japanese Religions, p. 55).

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Kishimoto Hideo et la laïcité du Japon D’après Kisimoto, les membres du SCAP avaient au départ des idées fausses et des préjugés sur le shintoïsme. Ils avaient tendance à mettre dans le même sac tous les jinja, depuis les sanctuaires officiels financés par l’État jusqu’aux petits lieux saints des campagnes lointaines. Ils croyaient que les prêtres shintos étaient des personnages dangereux comme ceux des clans militaires et des conglomérats industriels ou zaibatsu 15. En même temps, ils n’avaient pas l’intention de critiquer le shintô en lui-même et se sentaient incapables d’interférer en aucune manière sur cette religion tant qu’il s’agissait d’une croyance individuelle. Aux yeux de notre « vecteur entre les jinja et le GHQ » 16, les hommes shintos ne semblaient pas bien comprendre cette approche des occupants américains. Ainsi, ces derniers considéraient que le Yasukuni et ses filiations Gokoku faisaient partie intégrante du militarisme nippon. Rappelons que le sanctuaire Yasukuni est un lieu de culte destiné à rendre hommage aux soldats japonais tombés pour leur nation depuis Meiji et notamment pendant la Seconde Guerre mondiale 17. Au vu de cette histoire et des circonstances d’alors, la survie du Yasukuni était loin d’être certaine. Or, quand Kishimto a reçu le 24 octobre Takahara Shôsaku, second desservant du sanctuaire, ce prêtre ne s’était pas rendu compte de ce risque de fermeture. Le sanctuaire prévoyait un grand service mémoriel pour les morts le 20 novembre, auquel seraient présents l’empereur et la famille impériale ainsi que les ministres. Le colonel Dyke a alors souhaité y assister pour voir la réalité du sanctuaire de ses propres yeux. La veille de la cérémonie, Bunce a fait connaître à Kishimoto le fait que la CIS (Civil Intelligence Section) se montrait méfiante vis-à-vis de ce sanctuaire et en envisageait même la fermeture. Kishimoto a alors rendu visite au Yasukuni et a proposé aux officiers de changer de programme pour rendre le rituel le moins militaire possible. C’est ainsi que les officiers ont porté le lendemain un complet à la place de l’uniforme militaire. Selon notre auteur, le déroulement paisible de la cérémonie a semblé impressionner Dyke, ce qui a permis de préserver ce sanctuaire 18. Quelques jours après cet événement, suite au souhait du colonel de voir un jinja non officiel, notre conseiller de la CIE a amené Dyke et Bunce au sanctuaire Nakahikawa à Yamaguchi (Saitama). D’après notre auteur, une fête

15. K. takagi, « Kishimoto Hakase to Senryô Jidai no Shûkyô Seisaku (Docteur Kishimoto et les politiques religieuses sous l’occupation) », dans F. ikado (dir.), Senryô to Nihon Shûkyô (L’occupation américaine et les religions japonaises), Tokyo 1993, p. 430. 16. M. okuyama, « Kishimoto Hideo no Showa nijû-nen (L’année 1945 pour Hideo Kishimoto) », Annales des études religieuses du département des études religieuses de l’université de Tokyo, n° 26, 2008, p. 20. 17. T. takahaShi, Morts pour l’empereur : La question du Yasukuni, traduit du japonais par Arnaud Nanta, Paris 2012. 18. H. kiShimoto, Œuvres, vol. V, p. 16-26.

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Kiyonobu Date paisible et détendue organisée par le petit village a fait découvrir au colonel américain un jinja vécu au sein du peuple, et a marqué un tournant dans ses attitudes envers le shinto 19 Il semble que Kishimoto était plutôt frustré par l’immobilisme des religieux japonais. Le 4 octobre 1945, le même jour que la publication de la directive sur les droits de l’homme, la loi de 1940 sur les organisations religieuses fut suspendue, qui avait institué le contrôle et l’intervention du gouvernement vis-à-vis de celles-ci. Il est dès lors devenu urgent de créer un nouveau cadre juridique pour gérer les cultes. C’est ainsi que le ministère de l’éducation a préparé une ordonnance impériale. Mais le SCAP l’a refusée, en jugeant insuffisant le principe de séparation. D’après Kishimoto, Dyke attachait plus d’importance à entendre les clercs religieux que les fonctionnaires, pensant que la religion devrait appartenir non au gouvernement mais au peuple. C’est ainsi que des hommes représentatifs des différentes religions ont été appelés par le GHQ le 5 novembre. Or, en dépit de l’attente de Dyke, ils ne se sont pas prononcés spontanément et n’ont fait que répéter ce que le ministère leur avait demandé auparavant 20. C’est le 28 décembre de la même année que l’arrêté relatif aux corporations religieuses a été promulgué, lequel permet de créer un groupe religieux sans autorisation administrative. La loi de 1951 sur les corporations religieuses exigera la procédure de l’autorisation, mais gardera un caractère libéral. Selon Kishimoto, les occupants américains s’attendaient au départ à ce que le gouvernement japonais abolisse lui-même le shinto étatique pour réaliser la séparation des religions et de l’État. Ils ont pourtant changé d’orientation au fur et à mesure qu’ils comprenaient la situation des jinja et les attitudes du gouvernement. Ils craignaient que ce dernier ne mette en œuvre une séparation très incomplète 21. Quant au Japon, il avait peur qu’une directive sur le shinto n’entraîne la fermeture des nombreux sanctuaires. Le 10 décembre, soit cinq jours avant la promulgation de la directive shinto, Bunce, rédacteur de ce document, a confié un exemplaire à Kishimoto en lui demandant de vérifier tout seul, dans le plus grand secret, s’il n’avait pas commis d’éventuelles erreurs dans le texte 22. Il a précisé que la CIE avait déjà approuvé ce document et qu’il ne resterait qu’à le soumettre à l’ultime examen du général MacArthur, commandant suprême des forces alliées.

19. 20. 21. 22.

412

Ibid., p. 26-28. Ibid., p. 37-38. Ibid., p. 60. Au départ, Bunce a considéré le Shinto d’État comme une religion, mais dans la directive, celui-ci était défini comme un « culte national non religieux ». Ce changement lui a permis de le démanteler, en opposant la liberté de religion au militarisme ultranational (M. okaZaki, Nihon Senryô to Syûkyô Kaikaku (L’occupation et les réformes religieuses), Tokyo 2012, p. 188).

Kishimoto Hideo et la laïcité du Japon En pleine nuit, sa famille déjà endormie, Kishimoto a ouvert chez lui ce document strictement confidentiel. À la première lecture, il s’est senti soulagé de voir qu’aucune ligne ne commandait la fermeture des jinja. En lisant le texte à plusieurs reprises, il a trouvé par ailleurs que la tonalité de la directive était très ferme. En effet, celle-ci dénonce le fait que l’État japonais a forcé son peuple à croire en une religion officielle, interdit désormais que le pouvoir public finance et privilégie les sanctuaires shintos, et proclame hautement la séparation des religions et de l’État. Mais Kishimoto a trouvé d’autre part cette directive très cohérente, dans la mesure où elle s’appuie sur les principes de liberté religieuse et de séparation. Tout en pensant qu’il n’y aurait rien à ajouter, il s’est pourtant arrêté devant une ligne : « L’utilisation dans les documents officiels des termes « la guerre dans la grande Asie » (Dai Tôa Sensô), « le monde entier sous le même toit » (Hakkô Ichi-u), « l’entité nationale » (Kokutai), et d’autres mots dont la connotation en japonais est intrinsèquement liée au Shintô d’État, au militarisme et à l’ultra-nationalisme est prohibée, et sera immédiatement ajournée ». Si l’on interdisait le mot Kokutai, a-t-il raisonné, le rescrit impérial qui implique ce mot serait aussi aboli sans délai. Or, cette lettre de l’empereur était considérée à l’époque comme la colonne vertébrale de l’éducation, et toutes les écoles la conservaient avec le plus grand soin en y consacrant un espace spécifique. Kishimoto a estimé inopportun d’abolir ce rescrit impérial qui s’ancrait profondément dans le secteur éducatif et dans la mentalité des Japonais 23. Il s’est alors résolu à proposer d’enlever ce mot. Le matin du 13 décembre, il l’a dit à Bunce. Ce dernier avait déjà envoyé le texte auprès de MacArthur, mais il a fait des efforts pour suivre l’instruction de Kishimoto 24. Le soir, il lui a rapporté qu’il y avait réussi 25. Quand la directive shinto est enfin parue le 15 décembre, le mot Kokutai n’y figurait donc pas. Elle visait à séparer les jinja de l’État pour les privatiser : les prêtres shintos ne seraient plus rémunérés par les pouvoirs publics, ni ne joueraient une fonction publique ; en revanche, la liberté de religion s’appliquerait également aux jinja, à condition que le peuple ne soit pas contraint de leur rendre un culte. Notre auteur qualifie cette mesure d’« opération chirurgicale audacieuse » 26. Comme il est pertinent de distinguer la laïcisation qui renvoie à des programmes politiques de la sécularisation qui s’inscrit dans une autre dimension de l’expérience sociale d’une chronologie plus longue 27, on est fondé à parler ici d’un seuil de laïcisation décisif dans

23. La lecture publique du rescrit impérial est interdite en octobre 1946. Ce rescrit est finalement aboli en juin 1948. 24. Il y avait un désaccord entre Bunce et MacArthur en matière de politiques religieuses : si le lieutenant prônait fermement la liberté de religion et la séparation, le général cherchait aussi à christianiser le pays. 25. H. kiShimoto, Œuvres, vol. V, p. 70-78. 26. Ibid., p. 75. 27. P. Cabanel, Les mots de la laïcité, Toulouse 2004, p. 97.

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Kiyonobu Date l’histoire religieuse du Japon, même si le terme laïcité est rarement utilisé en japonais 28. Apparemment séparatiste, cette laïcité à la japonaise n’est pourtant pas autoritaire mais se caractérise par son esprit libéral 29. C’est ainsi que Kishimoto, « le pivot invisible de la directive shinto » 30, a prononcé à la radio le 17 décembre une allocution qui avait pour titre « Les jinja désormais transférés entre les mains du peuple ». Or, l’opinion publique comme une partie des hommes shintos n’ont pas adopté le même point de vue. Dans son journal intime, Kishimoto a écrit : « Le journal du matin a rendu publique la directive ». Le titre est sensationnel : « Le droit absolu de l’empereur démenti », etc. « L’article rate son but » (le 17 décembre 1945) 31. En 1963, soit 18 ans plus tard et juste avant sa mort, Kishimoto fait le bilan de la situation religieuse d’après-guerre. Il souligne d’abord l’établissement de la liberté religieuse. Avant la guerre, dit-il, l’activité des groupes religieux a toujours été surveillée par les pouvoirs publics, mais ce n’est plus le cas. « Dans un pays comme le Japon où le pouvoir de la police et du gouvernement est fort, poursuit-il, la séparation est absolument nécessaire pour une véritable liberté de religion ». Deuxièmement, notre auteur indique l’abolition du shinto d’État, en n’oubliant pas d’y ajouter que cette mesure a laissé survivre les sanctuaires shintos dans un esprit libéral. Enfin, il mentionne l’émergence et le développement des nouvelles religions qui cherchent à répondre à une vie difficile après la défaite, tout en profitant de la mise en place de la liberté religieuse et de l’inertie des religions traditionnelles 32. À la recherche des sciences religieuses à la japonaise Comme son expérience de conseiller de la CIE le montre, Kishimoto comprend la religion dans un cadre moderne et laïque : elle se pratiquera librement dans la mesure où elle se sépare de la politique. Ses disciples sont unanimes pour signaler son profil rationaliste. Ainsi, selon Yanagawa Keiichi, il ne s’est pas attardé sur le désir sombre et profond de l’être humain 33. Quant

28. Nous renvoyons à l’article 7 de la Déclaration universelle sur la laïcité au xxie siècle (2005). http://www.lemonde.fr/idees/article_interactif/2005/12/09/declaration-universelle-sur-la-laicite-au-xxie-siecle_718769_3232.html (consulté le 17 juillet 2014). 29. J. baubérot, M. milot, Laïcités sans frontières, Paris 2011. 30. K. takagi, « Kishimoto Hakase to Senryô Jidai no Shûkyô Seisaku (Docteur Kishimoto et les politiques religieuses sous l’occupation), dans F. ikado (dir.), Senryô to Nihon Shûkyô [L’occupation américaine et les religions japonaises], Tokyo 1993, p. 427. 31. Je remercie Okuyama Michiaki de m’avoir permis de lire la photocopie d’une partie du journal intime de Kishimoto, conservé à l’université d’Oregon (William P. Woodard Papers, Coll. 153, Box/Folder=56/1). 32. H. kiShimoto, Œuvres, vol. V, p. 188-191. 33. K. yanagaWa, « Présentation », Œuvre de Kishimoto Hideo, 1, Tokyo 1975, p. 313.

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Kishimoto Hideo et la laïcité du Japon à Wakimoto Tsuneya, il souligne que son maître avait « une intelligence très moderne et rationnelle » 34. Or, Kishimoto a choisi comme sujet de ses recherches principales le mysticisme, inaccessible par la raison. Son père Kishimoto Nobuta était unitarien, nous l’avons dit, mais il a aussi été l’auteur en 1915 d’un livre sur le « seiza méthode d’Okada ». Le seiza est une façon de s’asseoir sur le sol avec les jambes pliées. Proche de la tradition du bouddhisme zen, il s’ancre dans la vie quotidienne japonaise 35. Okada Torajiro (1872-1920) a popularisé sa méthode de contrôle de la respiration pour une concentration mentale. Il n’est pas anodin de tenir compte d’un tel syncrétisme, dans la famille de notre auteur, entre un protestantisme rationnel et une pratique orientale. Quand Kishimoto Hideo a passé ses années universitaires, il existait un courant de la psychologie religieuse dans la section des sciences religieuses 36. Il a ainsi rédigé son mémoire de licence sur le mysticisme, en lisant notamment Les variétés de l’expérience religieuse, de William James. Il a étudié également le sanskrit, ce qui l’a amené, nous l’avons dit, aux recherches sur le yoga. Ajoutons par ailleurs ce qu’il a retenu lors d’un cours de Yabuki Keiki (1879-1939). Ce dernier, spécialiste des textes sacrés bouddhiques de Dunhuang, donnait à l’époque ses cours à l’université de Tokyo. Il a dit un jour aux étudiants : « pour qu’un Japonais contribue au développement de la science des religions née en Occident, on ferait mieux de choisir comme sujet de recherches les phénomènes religieux orientaux, et maîtriser au moins une langue occidentale pour rendre compte des résultats sans difficulté » 37. Or, au cours de la rédaction de sa thèse sur les yoga sutras, Kishimoto nourrit des doutes sur ses propres recherches : les études philologiques et philosophiques sur les textes sacrés d’une époque lointaine permettent-elles, se demande-t-il, de s’approcher de la réalité vécue ? Ne faudrait-il pas plutôt contourner le dogme pour entrer en contact direct avec la vie religieuse ? C’est ainsi qu’il commence à étudier sur place le mysticisme japonais ou l’entraînement physico-psychique (shugyô), tout en s’intéressant aux résultats de la psychologie religieuse anglo-américaine 38. Dans son article intitulé « Les études sur le shugyô faisant partie de la science des religions » (1938), notre auteur indique une grosse lacune à combler et souligne l’importance d’explorer ce domaine d’études pour l’avenir des

34. T. Wakimoto, « Présentation », Œuvres de Kishimoto Hideo, 2, Tokyo 1975, p. 294. 35. Ces mœurs changent cependant depuis ces dernières décennies. 36. H. fukaSaWa, « Shûkyôgaku ni okeru Shinrishugi/ Shinrigakushugi no Mondai (Le psychologisme et le psychologismus dans les sciences religieuses) », dans N. tamaru (dir.), Nihon no Shûkyô Gakusetsu (Théories des sciences religieuses au Japon) II, La section des sciences religieuses à l’université de Tokyo 1985, p. 63-84. 37. H. kiShimoto, Œuvres, vol. VI, p. 309-310. 38. H. kiShimoto, Shûkyô Shinpishugi (Le mysticisme religieux), Tokyo 1958, p. iii.

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Kiyonobu Date études religieuses. Selon notre auteur, la science des religions a commencé en Occident par comparer des religions différentes, et cela par leurs aspects visibles comme le dogme et l’institution. Et celle de l’Occident tend à servir de matière première aux religions théistes, dit-il, en laissant de côté les matériaux panthéistes ou athées en Orient. Dans une telle perspective, poursuitil, les efforts humains consistant à s’entraîner à travers le corps en vue d’un idéal ne sont pas forcément remarqués. Surtout le protestantisme, mis à part quelques exceptions comme les quakers, n’accorde pas d’importance, toujours selon lui, à l’ataraxie au bout des pratiques physico-mentales, mises en valeur par le bouddhisme et d’autres religions orientales. Ceci dit, comme nous disposons de beaucoup de matières au Japon, nos sciences religieuses sont les mieux placées pour mener des recherches systématiques du shugyô 39. Notre auteur pratiquait lui-même le shugendô dans les montagnes. Ici, Kishimoto met le doigt sur une faible portion des pratiques corporelles dans les sciences religieuses, nées en Occident et d’inspiration protestante avec leur méthode philologique. En définissant le gyô (shûgyô) comme l’« activité de fortifier le cœur et l’esprit à travers le corps » 40, il met en relief les limites de la notion moderne de religion. Dans la pratique du gyô, en effet, ce qui relève du divin n’est pas forcément indispensable ; il s’agit de se concentrer sur ses propres mouvements relativement faciles et de les répéter de façon durable. Ainsi, s’il est juste de dire que le shûgyo est un terme religieux, tous les shûgyo ne sont pas forcément religieux dans le sens moderne et occidental du mot. Comme un même mouvement formel peut se faire avec des intentions différentes et entraîner des résultats différents, il serait plus juste de parler d’orthopraxie que d’orthodoxie. Comment peut-on d’ailleurs traduire le mot shugyô dans les langues occidentales ? Le mot « ascèse » recouvre pas mal de points communs, mais il semble impliquer plus de souffrance physico-morale et l’exclusion des désirs corporels. Kishimoto évoque même le mot d’« exercices spirituels » cher à Ignace de Loyola 41. Dans tous les cas, la perception japonaise des rapports entre le corps et l’esprit, ou encore entre le divin et l’humain n’est pas identique à celle de l’Occident. Ce qui fait songer à la manière dont Talal Asad critique la notion moderne de religion, en faisant appel aux pratiques du catholicisme au Moyen Âge et à l’islam, qui visent à cultiver la vertu à travers les exercices corporels 42.

39. 40. 41. 42.

416

H. kiShimoto, Œuvres, vol. III, p. 90-97. Ibid., p. 8. Ibid., p. 94. T. aSad, Genealogies of Religion: Discipline and Reasons of Power in Christianity and Islam, Baltimore 1993.

Kishimoto Hideo et la laïcité du Japon Un autre trait qui caractérise les études religieuses de Kishimoto est sa prise de conscience de la neutralité scientifique. Avant 1945, comme les religions se sont soumises au pouvoir politique, les chercheurs ont été souvent contraints de soutenir celui-ci via les religions qu’ils étudiaient. Par ailleurs, les intellectuels ont été marqués par une forte influence de la philosophie allemande, notamment l’école néo-kantienne (personnalisme, idéalisme, culturalisme). C’est dans ce contexte que Kishimoto, devenu professeur en 1947, souligne le caractère objectif et empirique des sciences religieuses, en assimilant le pragmatisme, la psychologie religieuse, l’anthropologie culturelle et les sciences behaviorales à la tradition américaine 43. En 1950, Kishimoto se retrouve aux États-Unis, dont la situation religieuse lui fournit un point de repère permettant une comparaison avec celle du Japon. En 1957, il visite l’Europe pour inciter les chercheurs à venir au Japon pour le Congrès de l’Association internationale de l’histoire des religions (IAHR), prévu l’année suivante. Ce premier congrès en Asie constitue l’occasion de leur faire découvrir le « musée vivant des religions » et on doit beaucoup à notre auteur qui l’a mené à bien. Lui-même a fait un exposé s’intitulant « Le rôle de la montagne dans la vie religieuse des Japonais ». C’est ainsi qu’il met en perspective l’Orient et l’Occident et réfléchit sur les rapports entre la modernisation et la religion. Notre auteur ouvre son livre La science des religions (1961) avec la phrase suivante : La science des religions aurait pu commencer au Japon. C’est que des religions différentes y vivent côte à côte, et cela dans un tout petit territoire, ce qui est plutôt rare dans le monde. […] C’est comme si le paysage japonais tout entier était un laboratoire des religions 44.

Il signale plus loin son défi compliqué et pénible d’établir un système cohérent et original au lieu de sauter sur les théories élaborées en Occident 45. Il définit la religion comme un « phénomène culturel » où se forment les activités fonctionnelles qui permettent aux individus de croire qu’elles éclairent la question ultime de la vie et peuvent y donner une solution définitive. Et il ajoute que la religion s’accompagne souvent de la notion de Dieu et/ou de sacré, laissant entendre que cette notion n’est pas forcément au cœur de la

43. S. fuJiWara, « Japan », dans G. D. alleS (dir.), Religious studies: a global view, Londres-New York 2008-2010, p. 202-205. Si Kishimoto s’appuie sur la psychologie religieuse américaine (Gordon Allport, Erich Fromm, Gardner Murphy, etc.), Ishizu Teruji (Université du Tohoku) s’inscrit dans la philosophie religieuse et Furuno Kiyoto (Université de Kyûshû), traducteur en japonais (1941) des Formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim, assimile l’anthropologie française et anglaise. Il nous semble que l’influence de l’école française des sciences religieuses est assez marginale au Japon. 44. H. kiShimoto, Shûkyôgaku (La science religieuse), Tokyo 1961, p. i. 45. Ibid., p. vi.

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Kiyonobu Date définition 46. En s’appuyant sur Joachim Wach, notre auteur délimite quatre champs d’études religieuses : la théologie, la philosophie religieuse (approches normatives et subjectives), l’histoire des religions et la science des religions (approches descriptives et objectives). Partisan des études empiriques et positives, Kishimoto met en avant la quatrième approche, sans exclure pour autant les trois autres. Dans Les prolégomènes de la science des religions (1900), Anesaki Masaharu dit que « la religion est au fond un fait psychologique » 47. Et quand l’auteur postule que l’apparition sociale des religions en est en quelque sorte l’extension, on voit qu’il s’imprègne malgré tout d’un schéma évolutionniste. La psychologie religieuse de Kishimoto relève de l’entraînement physico-psychique qui s’inscrit dans une autre aire culturelle que celle qui a inventé la science des religions. Cet objet d’études se situe dans l’horizon humain et aux frontières entre le séculier et le religieux. Vivre face à la mort en tant qu’homme moderne En tant que chercheur, Kishimoto se charge d’étudier les phénomènes religieux le plus objectivement possible. Mais en même temps, il réclame le droit d’avoir sa foi religieuse en tant qu’individu autonome 48. Or, sa foi ne se réduit pas à une croyance préétablie. Élevé dans « une famille chrétienne et pieuse », il se souvient qu’au départ il avait lui-même « une croyance enfantine ». Mais au cours de ses années d’adolescence, il n’a plus cru au Dieu traditionnel miraculeux, qu’il a ensuite « abandonné ». Désormais, son « intelligence moderne » ne lui permet pas de croire à l’existence du monde de l’au-delà et elle le conduit à penser que son ego conscient disparaît tant au niveau physique que moral après sa mort corporelle 49. Pour reconstruire sa foi, Kishimoto semble avoir trouvé ce qu’il cherchait dans le livre de John Dewey, A Common Faith (1934). En 1951, il traduit en japonais cet ouvrage qu’il qualifie d’« immortel » 50. Selon lui, ce philosophe américain ne constate pas la réalité du Dieu personnel et rejette tous les miracles surnaturels ; il témoigne de sa vision religieuse qui repose exclusivement sur l’expérience humaine et la vie sociale ; tout en s’inscrivant dans la tradition chrétienne, il la franchit d’un pas décisif. Ce que Kishimoto a appris de Dewey, c’est qu’un dogme particulier n’a rien à voir avec la vraie foi, et que le surnaturel fait plutôt écran à l’essence du religieux. Selon l’horizon

46. Ibid., p. 17. 47. M. aneSaki, Shûkyôgaku Gairon (Les prolégomènes de la science des religions) [1900], Tokyo 1984, p. 32. 48. H. kiShimoto, Œuvres, vol. VI, p. 18. 49. Ibid., p. 213. 50. Ibid., p. 59.

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Kishimoto Hideo et la laïcité du Japon humain de Dewey et Kishimoto, Dieu n’est pas une existence à prouver, mais il constitue un idéal pour mieux vivre, et il vaudrait mieux distinguer et émanciper le religieux des religions. Et Kishimoto de préciser : le religieux se trouve non seulement dans les religions établies, mais aussi dans la vie générale de l’être humain 51. En disant cela, notre auteur cherche la possibilité d’appliquer la thèse deweyenne au contexte japonais. En effet, une religion anthropocentriste sans Dieu peut surprendre le peuple occidental, tandis qu’elle peut être perçue comme intime et s’ancrer davantage dans le Japon moderne 52. Mais comment Kishimoto lui-même élabore-t-il sa foi religieuse ? Pour y répondre, il faut se rappeler qu’il s’affronte à partir d’un moment donné à sa mort en permanence. En septembre 1954, lorsqu’il séjournait à l’université Stanford comme professeur invité, des cellules cancéreuses ont été détectées dans la partie gauche de son cou. À cette époque, même aux États-Unis, il n’était pas courant de faire connaître au malade qu’il était atteint du cancer. Mais John Goheen, qui avait accueilli Kishimoto dans son département de philosophie, a proposé au docteur de le lui dire ouvertement pour rendre efficace le traitement 53. Notre auteur a ainsi appris que ses mois seraient comptés dans le pire des cas. Trois semaines plus tard, il a subi une opération sur place pour enlever toutes les parties suspectes. Il reprit avec succès ses activités après quelques semaines de repos et est retourné au Japon en décembre. Depuis lors, et avec la possibilité de récidive, notre auteur développe sa pensée sur la vie et la mort. Sa culture moderne ne lui permet toujours pas de croire à un autre monde qui puisse assurer la survie après la mort. Et si Kishimoto évoque le développement scientifique qui a d’ailleurs permis de prolonger sa vie, il ne croit pas que la science elle-même fournisse une réponse ultime. C’est ainsi que ni le salut dans l’au-delà, ni un simple allongement de la vie ne fondent son espérance. Selon lui, la question de la mort devrait se résoudre au sein même de la vie qu’il mène. Pour cela, une sorte de conversion s’impose : au lieu d’avoir peur de la mort, on doit porter l’attention sur la vie et faire des efforts pour vivre intensément un temps limité. Cette attitude a conduit Kishimoto à une découverte : c’est ce à quoi on s’applique avec ardeur durablement qui soutient la vie en face de la mort. Une autre découverte tient à l’idée de considérer la mort comme une dernière « séparation », pour laquelle on doit se préparer comme d’autres séparations plus banales et habituelles. C’est dans cette perspective qu’il resitue son travail qui ne se réduit pas aux valeurs monétaires du capitalisme mais lui procure le bonheur et donne une cohérence à sa vie. C’est à son travail journalier qu’il faut se consacrer, et c’est

51. Ibid., p. 32-54. 52. Ibid., p. 83-84. 53. Ibid., p. 91.

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Kiyonobu Date dans la vie quotidienne qu’il faut trouver un sens, voire même une lumière idéale et éternelle. C’est ce qu’il nomme sa « religion », fondée sur la raison moderne 54. Conclusion Imprégné d’une culture moderne occidentale et en tant que conseiller de la CIE, Kishimoto assiste au processus d’application de la laïcité à l’américaine au contexte japonais, dont il connaît très bien l’enjeu : afin de garantir la liberté de conscience et la liberté de religion, il faut séparer les religions et de l’État ; il s’agit, en l’occurrence, d’effectuer la privatisation des jinja. En même temps, Kishimoto s’aperçoit de la différence entre la notion de religion élaborée en Occident et la situation religieuse du Japon, et c’est dans ce contexte qu’il étudie le shugyô. Il découvre ainsi que le religieux ne se cantonne pas seulement aux religions proprement dites, mais se trouve aussi dans la vie journalière et séculière. C’est ainsi que les études laïques des religions à laquelle il se donne corps et âme commencent à acquérir un statut religieux pour lui. Le défi à relever pour Kishimoto demeure en partie le nôtre. Ainsi, malgré les principes de séparation très stricts dans la Constitution, quelques liens tissés entre la politique et le shinto se manifestent de temps en temps (la question du Yasukuni, l’union politique shinto qui supporte le parti libéral-démocrate, etc.). L’héritage de Kishimoto dans le domaine des sciences religieuses est d’autant plus grand que les horizons qu’il a ouverts sont considérés comme acquis pour les chercheurs des générations suivantes 55. Ainsi, les études sur les religions vivantes caractérisent un des traits du département des sciences religieuses de l’université de Tokyo, même si cette approche a été largement remise en cause suite à l’attentat terroriste de la secte Aum en 1995. Par ailleurs, depuis les années 2000, la science des religions au Japon prend plus conscience de la construction dans l’Occident moderne de la notion de religion, et cherche à reconstruire ses objets d’étude au sein même de la recomposition du politique et du religieux.

54. Ibid., p. 24, p. 187. 55. F. ikado, « TMC Sedai no Shûkyôgaku Tenkai wo Megutte, 1960-1975 (Sur le développement des sciences religieuses dans la génération de TMC) », Annales des études religieuses du département des études religieuses de l’université de Tokyo, n° 29, 2011, p. 173-191 ; M. hayaShi, « Sengo niokeru Todai kei Shûkyôgaku no Kiseki (Parcours des sciences religieuses autour de l’université de Tokyo après la Seconde Guerre Mondiale) », Annales des études religieuses du département des études religieuses de l’université de Tokyo, n° 30 (hors-série), 2012, p. 29-38.

420

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SÉCULARITÉ, CULTURE ET AGIR POLITIQUE CHEZ EDWARD SAID

Sonia dayan-herZbrun CNRS - Université Paris-Diderot Paris 7

Dans le dernier chapitre de La Laïcité falsifiée, Jean Baubérot introduit la notion de « laïcité intérieure », qu’il emprunte à l’historien Claude Nicolet, et qu’il interprète à la fois comme « agnosticisme méthodologique » de l’intellectuel, et comme résistance active, au sein de la société, contre les dogmes et les certitudes qui asservissent. Cette laïcité intérieure, sorte d’ascèse qui préside aussi bien au travail de la connaissance qu’à l’engagement militant, l’un ne pouvant être séparé de l’autre, fait appel aux mêmes valeurs fondamentales que la « critique séculière » (secular criticism) par laquelle un autre universitaire, Edward Said, rendait compte de sa propre démarche. Il ne se concevait pas comme un professionnel de la science ou de la politique, mais comme un intellectuel, c’est-à-dire un homme : qui se sait engagé à poser publiquement les questions qui dérangent, à affronter l’orthodoxie et le dogme (et non à les produire), quelqu’un qui n’est pas enrôlable à volonté par tel gouvernement ou par telle grande entreprise 1.

En ce sens, « le véritable intellectuel est un être laïque » 2 et Said avouait être lui-même « un laïc bêtement obstiné » 3 se méfiant de toutes les abstractions et de toutes les orthodoxies. C’est pourquoi le terme de « critique » est toujours accolé chez lui à celui de « sécularité ». Si ce dernier terme est largement synonyme de laïcité, par lequel il est souvent traduit, il revêt des significations propres dans le contexte politique et intellectuel qui a été celui d’Edward Said, palestino-américain, protestant (devenu agnostique) élevé dans un pays

1. 2. 3.

E. W. Said, Des intellectuels et du pouvoir, Paris 1996, p. 27. Ibid., p. 136. Ibid., p. 122-123.

423

Sonia Dayan-Herzbrun musulman, professeur de littérature comparée à l’Université de Columbia et longtemps membre de l’Organisation de Libération de la Palestine. Je le conserverai donc aussi souvent que possible. Pour une lecture séculière des textes et de l’histoire Chez Edward Said l’interprétation des grands textes littéraires, des œuvres musicales, des discours politiques, des événements historiques, aboutit à une polyphonie qui déroute souvent le lecteur. C’est là, cependant, le cœur même de son travail de « critique séculière », tel qu’il le définit dans l’introduction de son recueil d’essais publié sous le titre The World, the Text and the Critic (1983), et qu’il assimilera très vite à l’humanisme. La proposition fondamentale de Said est qu’au cœur de l’humanisme, il y a : la notion séculière selon laquelle le monde historique est fait par des hommes et des femmes, et non par Dieu, et qu’il peut donc être compris rationnellement 4.

Les textes des écrivains que le professeur Edward Said commente et interprète dans ses cours et dans ses livres ont donc été écrits par des hommes et des femmes, dans des lieux précis et des situations précises, en somme dans le siècle. En s’opposant à la théorie de la textualité selon laquelle « il n’y a rien hors du texte » pour reprendre la formule célèbre de Derrida et qui établit un rapport quasi mystique à l’écrit, Said affirme que les textes, même quand ils semblent le nier, sont « une partie du monde social, de la vie humaine, et bien sûr des moments historiques dans lesquels ils sont situés et interprétés » 5. Les textes appartiennent donc au monde, à ce monde-ci, et non à un quelconque univers immuable et révéré des idées et de la culture. C’est bien entendu cette première définition de la critique séculière qui sert de fil conducteur aux livres les plus connus de Said que sont L’orientalisme et Culture et impérialisme. Il s’agit toujours d’affirmer et de mettre en évidence les relations qui existent entre les textes et la réalité existentielle de la vie humaine, de la politique, des sociétés et des événements, autrement dit les rapports de pouvoir et d’autorité, mais aussi les résistances aux institutions, aux autorités, aux orthodoxies développées par les hommes, les femmes et les mouvements sociaux. Or les textes s’inscrivent dans ce qu’il est convenu d’appeler la culture ou une culture, qui apparaît trop souvent comme un système hiérarchique de discriminations et d’évaluations, lié à l’État qui établit la frontière entre ce qui est de l’ordre de la culture et du bon goût et ce qui ne l’est pas, et avec elle, les critères d’appartenance à la collectivité nationale. Said cite à ce propos le célèbre essayiste britannique Thomas Macaulay, connu pour avoir préconisé

4. 5.

424

E. W. Said, Humanism and Democratic Criticism, New York 2004, p. 11. id., The World, the Text and the Critic, Cambridge 1983, p. 4.

Sécularité, culture et agir politique chez Edward Said puis introduit l’enseignement de l’anglais dans les écoles de l’Inde, et qui écrivait en 1835 qu’il s’était entretenu avec de fins connaisseurs des langues orientales, et qu’il ne s’en était jamais trouvé un parmi eux pour « nier qu’une seule étagère d’une bonne bibliothèque européenne valait la totalité de la littérature indigène d’Inde et d’Arabie ». 6 La critique séculière en vient ainsi à débusquer le nationalisme et l’impérialisme, en rompant le consensus et en mettant à jour le système de croyances à l’œuvre dans les pays dits du Nord, mais également au Sud ou en Orient, du fait des rapports hégémoniques, au sens que Gramsci a donné à ce concept. On est alors en mesure de replacer les formes occidentales de culture dans la dynamique globale de l’impérialisme qui est inscrite au cœur des cultures métropolitaines, de façon à obtenir « un consentement permettant de consolider sans cesse l’administration à distance des peuples indigènes et des territoires ». 7 La révérence dont sont l’objet les grands auteurs les a longtemps protégés d’une lecture critique susceptible de montrer comment, souvent sans en être pleinement conscients, ils ont participé à l’entreprise impériale. Said met, par exemple, en évidence la part prise par l’économie esclavagiste de la Caraïbe dans Mansfield Park, le très beau roman de Jane Austen, puisque c’est grâce aux revenus que Charles Beltram, propriétaire du domaine, retire de ses plantations de canne à sucre à Antigua, que les habitants de cette superbe demeure peuvent mener leur existence et vivre leurs passions. Austen réduit les souffrances de la vie des esclaves dans la Caraïbe à une demi-douzaine de références faites, en passant, à Antigua, qui n’apparaît que comme une source de revenus. Finalement, son attitude est la même que celle de John Stuart Mill dans ses Principes d’économie politique : On peut à peine considérer nos possessions lointaines comme des pays […]. Nos colonies des Antilles 8, par exemple, ne peuvent pas être considérées comme des pays avec un capital productif propre […], mais plutôt comme le lieu où l’Angleterre trouve commode de poursuivre la production de sucre, de café et de quelques autres matières premières tropicales 9.

Il n’y a pas d’autorité intangible en littérature, aux yeux d’une critique séculière. Il n’y a que de l’humain multiple et pris dans les réseaux d’une histoire complexe. Cependant la culture intronisée par les institutions demeure, et elle est validée et inculquée par des professionnels qui revendiquent leur expertise et jouent à la fois sur la production d’un sentiment d’appartenance (ou d’exclusion) et sur une prétendue distance ou objectivité. Cette expertise

6. 7. 8. 9.

Ibid., p. 12. E. W. Said, Culture and Imperialism, New York 1994, p. 51. L’anglais dit « West Indies », comme s’il y avait des Indes de l’Est, produisant le thé, et des Indes de l’Ouest, produisant le sucre. Les deux sont complémentaires. Cité par E. W. Said dans Culture and Imperialism, New York 1994, p. 59.

425

Sonia Dayan-Herzbrun est devenue l’objet de ce qui s’apparente aussi à un culte. On ne met pas en cause la parole des experts, qui s’expriment dans les médias avec autant d’assurance que souvent d’ignorance. Said n’a cessé de les dénoncer, par exemple dans son livre sur L’islam dans les Médias (Actes Sud, 2011) où il montre le rôle de ces experts auto-déclarés dans la propagation de l’islamophobie. L’expertise joue, en effet, sur le consensus et sur les préjugés, les créant ou les alimentant. Les experts sont des fabricants d’idoles, au sens où le philosophe Francis Bacon définissait ce terme dans son Novum Organum. Ils s’expriment comme s’ils détenaient la vérité, alors qu’il n’existe pas de point d’Archimède à partir duquel il serait possible de soulever le monde, ou même de le connaître dans sa totalité. La seule perspective juste est celle de : la réalité de la relation entre les cultures, entre des puissances inégales, impériales et non-impériales, entre nous et les autres ; personne n’a le privilège épistémologique de juger, évaluer et interpréter le monde en étant libre des intérêts et des engagements de ces relations 10.

La sécularité consiste alors, pour Edward Said, à être conscient en permanence de ces interrelations dans lesquelles chacune et chacun est pris, et à ne jamais prétendre se situer au-dessus d’elles. Les « experts » n’ont jamais cette modestie et cette grandeur non parce qu’ils manqueraient d’« objectivité », mais précisément parce qu’ils ont l’illusion d’en faire preuve, alors même qu’ils s’expriment à partir d’une position de pouvoir qu’ils n’explicitent jamais. Ce faisant, ils tendent à remplir tout l’espace possible du discours, comme finalement ont pu le faire les autorités religieuses. Les plus faibles, les « humiliés et les offensés » comme les nomme Dostoïevski, sont réduits au silence ou inaudibles. La Palestine, qui a été au centre des préoccupations et des engagements de Said, en est un exemple flagrant. Dans un livre écrit en collaboration avec le photographe Jean Mohr, qui avait fait dès 1948 une série de photos des réfugiés palestiniens, l’analyse de Said rend ce silence assourdissant : Parce que notre histoire est une histoire interdite, les récits sont rares ; l’histoire des origines, de la patrie, de la nation, est dissimulée, souterraine. Quand elle apparaît, elle est en pièces, elle s’égare, elle serpente entre les extrêmes, elle est toujours codée, généralement sous des formes outrageantes – de fausses épopées, des satires, des paraboles sardoniques, des rituels absurdes – difficilement compréhensibles à quelqu’un d’extérieur. Mais la vie palestinienne est elle-même éparpillée, discontinue, marquée par les arrangements artificiels et imposés d’un espace discontinu ou confiné, par la dislocation et l’absence de synchronisation d’un temps perturbé 11.

L’histoire exige d’être écrite autrement.

10. Ibid., p. 55. 11. E. W. Said, After the Last Sky: Palestinian Lives, Londres 1986, p. 20.

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Sécularité, culture et agir politique chez Edward Said Ces dieux qui toujours faillissent Dans un monde où, finalement, les religions au sens premier du terme sont confrontées à leurs limites, quelque chose de l’ordre du sentiment religieux s’exprime ailleurs, dans les essentialisations abusives et dans les affirmations identitaires. C’est là que se produit un véritable « retour du religieux », et non dans la plus grande visibilité des pratiques religieuses des musulmans. Des généralisations incroyables comme celles qui s’expriment dans les termes d’Orient, d’islam, de communisme ou de terrorisme, jouent un rôle significatif et croissant dans la théologie contemporaine de l’« Autre », et cette croissance est le signe du point auquel un discours fortement religieux a affecté le discours qui concerne le monde séculier et historique 12. Dans les premiers textes où il expose sa méthode de critique séculière en matière de littérature qu’il appelle plus tard une « politique de l’interprétation séculière », Edward Said se réfère d’abord aux identités nationales exprimées et imposées à travers les œuvres de culture et qui sont elles aussi, d’une certaine manière, déifiées. Mais de façon plus générale et de manière récurrente, il va très vite considérer que la critique séculière doit porter sur toutes les assignations à des appartenances, et sur toutes les revendications identitaires. Il peut s’agir aussi bien d’identités partisanes, que nationales ou communautaires. Le visage du nationalisme qui intéresse le plus Said est celui qui émerge dans les pays colonisés dans l’opposition à l’impérialisme, que ce soit en Algérie, en Malaisie, dans les Caraïbes ou dans le monde arabe. Sous des formes diverses on voit apparaître des constructions identitaires faisant apparaître un peuple ou un ensemble national. Ces constructions, comme celle de la notion de négritude, par Césaire, ont certes leur utilité dans le moment de la mobilisation. Mais les identités ainsi construites deviennent trop vite des fétiches, autour desquels se développe « une espèce de sentiment religieux désespéré » 13 qui est loin de se limiter à la montée du fondamentalisme, que ce soit dans le monde musulman, le monde chrétien ou le monde juif. Les identités nationales ou communautaires fonctionnent comme des religions s’excluant les unes les autres. Dans le monde arabe, constate Said (en 1992), on a reporté de génération en génération le problème de la coexistence de communautés et celui des minorités nationales. Bien sûr, c’est le cas des Palestiniens. Un des principaux échecs du mouvement sioniste a été d’avoir nié leur présence. Mais c’est aussi le cas des Juifs, comme communauté nationale. Les Palestiniens commencent seulement maintenant à essayer de trouver une réponse à ce problème dans un contexte islamique plus large. Il y a aussi tous les problèmes que soulève la place des Arméniens, des

12. E. W. Said, The World, the Text and the Critic, Cambridge 1983, p. 291. 13. G. viSWanathan (éd.), Power, Politics and Culture. Interviews with Edward W. Said, New York 2002, p. 129.

427

Sonia Dayan-Herzbrun Kurdes, des Chrétiens, des Coptes égyptiens. Le statut de tous ces groupes enflamme des passions extraordinaires 14.

Des généalogies imaginaires, des mémoires fictives surgissent, en concurrence les unes avec les autres, toujours prêtes à s’affronter quel que soit le prix humain à payer. On ne peut chercher de solution à ces problèmes liés à l’échec patent du nationalisme, affirme Edward Said, qu’à partir d’une vision séculière et humaine, en montrant encore et encore que l’histoire humaine n’est pas le résultat d’une intervention divine, mais le fait d’un processus lent, au cours duquel les traditions ont été inventées, et les communautés imaginées et réifiées, faisant par exemple éclater en petites entités nationales les espaces, entre lesquels, dans l’empire ottoman, circulaient les groupes humains. L’État commun dont Said préconisait l’édification sur l’espace que se partagent si inégalement et si douloureusement Palestiniens et Israéliens relève de la même logique séculière qui commence par disjoindre les communautés des territoires, et appelle à la substitution de véritables récits historiques, où chacun prend en compte l’existence et la souffrance des autres, aux mémoires fictives et concurrentes. L’État commun constitue ainsi une véritable utopie laïque, dans laquelle non seulement les différentes religions et croyances coexistent en paix, mais surtout dans laquelle l’appartenance nationale devient un élément culturel parmi d’autres, et la communauté une institution pleinement politique. D’une manière générale, tout ralliement inconditionnel à une cause ou à un parti, quel qu’il soit, a une « dimension vaguement religieuse ». 15 Said, s’il a été membre du Conseil National Palestinien, y a toujours siégé en indépendant, c’est-à-dire sans adhérer à l’un des partis entre lesquels ce Conseil était divisé. Il n’a jamais fait allégeance à l’un ou l’autre des chefs de ces partis : le culte des héros et la soumission au charisme de certains hommes politiques ont aussi à faire avec quelque chose qui relève de la religiosité. Les célébrations collectives et aliénantes des doctrines et des partis font perdre aux intellectuels qui y prennent part mesure et intégrité. Lorsqu’un système dogmatique (au sein duquel un camp serait toute innocence et bonté, et l’autre irréductiblement mauvais) se substitue à l’échange et au va-et-vient de la vie, l’intellectuel laïc ressent l’empiètement abusif d’un camp sur l’autre. La politique devient exaltation religieuse – comme dans l’exYougoslavie – avec pour terribles conséquences la « purification ethnique », les massacres de masses et les interminables conflits 16.

14. Ibid., p. 130. 15. E. W. Said, Des intellectuels et du pouvoir, Paris 1996, p. 124. 16. Ibid., p. 129-130.

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Sécularité, culture et agir politique chez Edward Said Edward Said n’est pas plus indulgent à l’égard des intellectuels arabes qui ont oscillé, par exemple, selon les circonstances, entre « antiaméricanisme systématique – dogmatique, bourré de clichés » 17 et pro-américanisme, qu’à l’égard des Européens ou des Américains. Dans les grands médias occidentaux, « exprimer des idées hostiles aux peuples et à la culture arabes ou à la religion islamique est d’une facilité déconcertante » 18 L’audience et le succès sont garantis. D’où la tentation, pour les intellectuels venus du monde arabe et musulman, de tenir le même langage. De celui qui le fait, on dira : que c’est un homme courageux et passionné, doté d’un franc-parler. Car le nouveau dieu, aujourd’hui, c’est l’Occident. Les Arabes, dit-on, doivent s’efforcer de lui ressembler davantage, l’Occident doit devenir leur référence première et fondamentale 19.

Mais alors, on ne pense plus en intellectuel, mais seulement en disciple ou en serviteur d’une nouvelle divinité en face de laquelle il n’y a plus que le grand Satan ou l’axe du Mal. Lorsque l’on sert aveuglément un dieu, les démons se trouvent immanquablement dans le camp adverse 20. Un intellectuel dans le monde L’intellectuel laïc c’est donc un intellectuel dans le monde, dans le monde présent et le plus actuel. Ce monde où les territoires s’imbriquent les uns dans les autres, où les histoires s’entremêlent, ne saurait être réduit au point de vue d’une nation. Il faut apprendre à toujours passer du particulier à ce qui fait monde. « Universaliser la crise », disait Said dans une formule magnifique. Autrement dit vivre la crise, la souffrance dans sa chair et au milieu des siens, mais à partir de là « donner une plus grande dimension humaine à la souffrance d’une race ou d’une nation particulière et la mettre en rapport avec d’autres souffrances ». 21 C’est alors que la crise fait sens, ouvre le sens. La critique séculière s’exerce dans cette tension entre l’expérience individuelle et l’ouverture au monde et permet de découvrir que toute expérience individuelle est expérience dans un monde. Said s’en explique très clairement dans l’introduction à L’Orientalisme : Mon investissement personnel dans cette étude vient en grande partie du fait que, en grandissant dans deux colonies anglaises, j’ai compris que j’étais un « Oriental »… En étudiant l’orientalisme, j’ai essayé de bien des manières de faire l’inventaire des traces laissées en moi, sujet oriental, par la culture dont

17. 18. 19. 20. 21.

Ibid., p. 133. Ibid., p. 134. Ibid., p. 135. Ibid. Ibid., p. 60.

429

Sonia Dayan-Herzbrun la domination a été un facteur si puissant dans la vie de tous les Orientaux […]. J’ai tenté, tout au long de mon travail, avec toute la rigueur et la rationalité dont j’ai été capable, de conserver un esprit critique, ainsi que d’utiliser les instruments de recherche historique humanistes et culturels dont mon éducation m’a rendu l’heureux bénéficiaire. Rien de tout cela, malgré tout, ne m’a fait perdre le contact avec la réalité culturelle d’un Oriental, avec l’implication personnelle qui me constitue comme tel 22.

C’est finalement la non-appartenance qui pour Said est la marque du véritable intellectuel. Les pages qu’il a consacrées à cette situation d’outsider, de marginal, d’expatrié, d’exilé permanent, qui est celle du véritable intellectuel, toujours amateur, jamais professionnel, sont bien connues. Les auteurs auxquels il s’est référé toute sa vie durant en étaient des exemples marquants, à commencer par le philosophe Giambattista Vico qui, obscur professeur napolitain, a vécu dans l’isolement, « à peine capable de subvenir à ses besoins, en guerre ouverte avec l’Église et avec son environnement immédiat » 23. Il cite aussi souvent C. L. R. James, essayiste et historien, avec Les Jacobins noirs, de la révolution haïtienne, mais aussi joueur de cricket. Mais c’est peut-être avec le philologue Erich Auerbach dont l’œuvre n’a cessé de l’accompagner et auquel il a consacré un des derniers écrits de sa vie, qu’il a poussé le plus loin sa réflexion. Destitué en 1935 de ses fonctions de professeur de philologie romane à Marburg par le régime nazi, Erich Auerbach avait trouvé refuge à Istanbul, et c’est là, en pays musulman, que cet intellectuel juif a rédigé, durant la deuxième guerre mondiale, Mimésis, qui va très vite devenir un classique en matière d’histoire de la littérature occidentale. Dans la postface de son livre Auerbach mentionne les circonstances dans lesquelles il a travaillé, pour s’excuser des erreurs et des oublis qu’on pourrait lui reprocher : l’ouvrage a été écrit pendant la guerre, à Istanbul. On ne trouve pas dans cette ville de bibliothèque bien pourvue pour les études européennes ; les communications internationales étaient entravées, de sorte que je dus me passer de presque toutes les revues, de la plupart des recherches récentes, et même quelquefois d’une édition critique sûre de mes textes 24.

Le ton tranquille adopté par Auerbach cache toute la souffrance de son exil. C’était un juif réfugié et fuyant l’Europe nazie, et c’était aussi un universitaire de la vieille tradition des études romanes en Allemagne Mais à Istanbul, il se trouvait désespérément loin des bases littéraires, culturelles et politiques de

22. E. W. Said, L’Orientalisme, Paris 2005, p. 39. 23. id., Des intellectuels et du pouvoir, Paris 1996, p. 77. 24. E. auerbaCh, Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris 2002, p. 552.

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Sécularité, culture et agir politique chez Edward Said cette formidable tradition. En écrivant Mimésis, il n’exerçait pas sa profession, en dépit de l’adversité : il accomplissait un acte de survie culturelle et même civilisationnelle de la plus haute importance 25. Être exilé à Istanbul ce n’est pas seulement être hors de l’Europe. C’est pour un médiéviste comme Auerbach, être au cœur de l’Orient et de l’islam et en quelque sorte être doublement en exil. Mais c’est là que le travail d’Auerbach prend une dimension véritablement mondiale, et du reste il écrira aux États-Unis un essai important sur la Weltliteratur, la littérature-monde. Le déplacement comme condition existentielle indépassable permet d’abolir les frontières (dans le cas d’Auerbach de retrouver l’Europe d’où il a été chassé, mais aussi de faire perdre son sens à la séparation Orient/Occident), et en même temps de se situer très précisément dans ce monde. Said se situe dans le monde d’une façon similaire. Mon horizon est celui d’une série de déplacements et d’expatriations sans possibilité de retour. J’ai un sentiment extrêmement fort d’être entre des cultures. Je dirais même que c’est le seul fil véritablement solide qui court à travers ma vie : le fait que je me suis toujours senti dans les choses et en dehors d’elles, mais jamais réellement en dehors de quoi que ce soit pour très longtemps 26.

C’est dans ce jeu de mise à distance et d’implication dans le réel que surgit la figure de l’intellectuel critique, qui toujours dit non au pouvoir et qui est celle que Said a défendue toute sa vie durant et autour de laquelle il a déployé son agir politique qui n’a jamais été une activité politicienne. Théoricien et praticien du passage et du déplacement, Said n’a jamais établi ni accepté de frontière entre le travail de l’écrivain et l’agir politique. Descendus de leurs autels, les textes sont susceptibles d’une lecture politique, comme il l’a montré tout au long de son œuvre, et cette lecture a elle-même un sens et des conséquences politiques. Son scepticisme délibéré, sa volonté de toujours déplacer, se déplacer, mettre à distance, et ne jamais adhérer, sont autant de figures de la sécularité critique dont il se réclamait, et qui voit dans l’institution religieuse, et non dans la foi personnelle et respectueuse des autres, un modèle constitutif des systèmes d’autorité et d’imposition du pouvoir. La sécularité des intellectuels, pour Said, renvoie bien sûr, et il l’écrit souvent, à l’émancipation et aux Lumières (pas seulement les Lumières françaises, mais aussi l’Aufklärung allemande, avec Goethe, et l’enlightenment britannique). Mais, précise-t-il, « il ne s’agit ni d’abstractions ni de rendre un culte à des dieux lointains et désincarnés ». 27 Il s’agit de représenter les sans voix et les sans pouvoir, non pour parler à leur place, mais pour qu’ils soient enfin entendus.

25. E. W. Said, The World, the Text and the Critic, Cambridge 1983, p. 6. 26. G. viSWanathan (éd.), Power, Politics and Culture, New York 2002, p. 70. 27. E. W. Said, Des intellectuels et du pouvoir, Paris 1996, p. 129.

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Sonia Dayan-Herzbrun Bibliographie e. auerbaCh, Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. de l’allemand par C. heim, Gallimard, coll. Tel, Paris 2002. e. W. Said, Culture and Imperialism, Vintage Books, New York 1994. e. W. Said, Des intellectuels et du pouvoir, Seuil, coll. Essais, Paris 1996, trad. de l’anglais par P. Chemla et D. eddé. e. W. Said, Humanism and Democratic Criticism, Columbia University Press, New York 2004. e. W. Said, L’Orientalisme (trad. C. Malamoud), Seuil, Paris 2005. e. W. Said, After the Last Sky: Palestinian Lives, Faber and Faber, Londres 1986. e. W. Said, The World, the Text and the Critic, Harvard University Press, Cambridge 1983. g. viSWanathan (éd.), Power, Politics and Culture. Interviews with Edward W. Said, Vintage Editions, New York 2002.

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–V–

Conclusions

NOS CATÉGORIES SONT-ELLES UNIVERSELLES ?  LE CAS DU CONCEPT DE « MOUVEMENT SOCIAL »

Michel Wieviorka Fondation Maison des sciences de l’homme, Paris

Les catégories des sciences sociales ne sont pas définies de façon définitive, elles évoluent, et elles ne peuvent être interchangeables avec les catégories du sens commun et le vocabulaire de tous les jours. Il en est de même pour les objets qui préoccupent les chercheurs, et qui changent dans le temps. Ces objets sont eux aussi souvent définis à partir du vocabulaire ordinaire, celui des médias, de l’opinion, des acteurs politiques, qui n’est pas scientifique. Or souvent, un même terme peut être utilisé pour définir un objet concret, empirique, un terme du vocabulaire ordinaire, et une catégorie scientifique. Et les mots sont datés. Il en est ainsi, notamment, de la laïcité, à laquelle Jean Baubérot a apporté ses lettres de noblesse scientifique, qui constitue un objet et même un champ d’études, national et mondial, en même temps qu’un terme de la vie ordinaire. Le mot même de laïcité est daté, il a connu une présence vive, centrale dans le débat politique français à la fin du xixe siècle et au début du xxe, dans un contexte historique donné, et il faut aujourd’hui, si l’on désire en faire un usage scientifique, faire preuve d’une très grande rigueur tant les termes du débat ont changé – il s’agit en France non plus de séparer les Églises de l’État, mais d’intégrer l’islam, et il peut s’agir d’autre chose dans d’autres sociétés. Mais la laïcité n’entre pas dans mes compétences les plus claires, et la réflexion que je proposerai ici portera sur une autre notion, ou plutôt un autre concept, celui de mouvement social. Peut-être apportera-t-elle néanmoins un éclairage qui pourrait s’avérer utile à l’analyse de la laïcité. Critique de l’ethnocentrisme méthodologique Non seulement un même terme, une même expression peuvent servir sur des registres qu’il convient de différencier, mais tout se complique quand à l’intérieur même du champ scientifique, le même mot ou la même expression 435

Michel Wieviorka renvoient à des définitions différentes, et même pire encore opposées. Le terme de race, par exemple, renvoie-t-il, comme c’est encore plus souvent qu’on le croit le cas dans la tradition anthropologique américaine, à l’idée de groupes humains définis physiquement, ou à celle de construction sociale, que privilégie la sociologie américaine 1 ? Un cas intéressant de débat sur la catégorie même qu’utilisent les sciences humaines et sociales est donné par les grandes oppositions qui existent à propos du concept scientifique de « mouvement social ». Deux principales approches des « mouvements sociaux » se sont en effet développées dans les années 1960. D’une part divers courants relèvent de la théorie dite de la mobilisation des ressources, comme dans les travaux de Charles Tilly, Anthony Obershall, et depuis beaucoup d’autres, qui s’intéressent aux calculs et à la stratégie politique des acteurs. D’autre part, la sociologie de l’action à la Touraine, s’est développée en s’intéressant au sens de l’action, à ses orientations. On pourrait ajouter d’autres approches, par exemple d’inspiration fonctionnaliste, mais il suffit, pour ce que je souhaite dire ici, de s’en tenir aux deux modes principaux d’approche que je viens d’évoquer. De vifs débats les opposent mais aussi les rapprochent au sein d’un même espace intellectuel, celui qui s’est dessiné à partir des années 1960, aux États-Unis et en Europe occidentale pour l’essentiel. Et si le monde a changé depuis une cinquantaine d’années, si les luttes concrètes correspondent à de nouveaux calculs des acteurs, si les ressources qu’ils peuvent mobiliser ne sont plus les mêmes, si, par ailleurs, le sens ou les orientations les plus élevées de l’action se définissent autrement, il n’en demeure pas moins que les deux familles d’approche peuvent conserver de leur pertinence et autoriser à considérer qu’il existe un espace encore unifié de débats scientifiques entre chercheurs. L’opposition conceptuelle n’est pas un problème si ceux qui utilisent les mêmes termes en leur donnant des acceptions scientifiques différentes sont parfaitement conscients de ce qui les sépare. Il est même possible, ici, de suggérer que les deux acceptions de l’expression « mouvement social » sont complémentaires et peuvent renvoyer à des niveaux d’action distincts. La difficulté principale dès lors n’est pas là. Elle est ailleurs, et je vais l’illustrer d’abord par un constat empirique que j’ai pu faire récemment, et qui à mes yeux a valeur exemplaire. Il concerne une autre catégorie, celle de « multiculturalisme », dans son acception scientifique, qui renvoie à un type de traitement institutionnel, juridique, politique de certaines différences culturelles au sein des démocraties.

1.

436

La meilleure présentation de ce débat est celle que propose A. farro, Les mouvements sociaux, Montréal 2001.

Le cas du concept de « mouvement social » En 2012, j’ai été invité par le Journal of Intercultural Studies à réagir à un article de deux collègues que j’estime, Nasar Meer et Tariq Modood 2, et qui portait assez largement sur le multiculturalisme. Et un point m’a alors sauté aux yeux : j’ai constaté en effet que les références de ces auteurs, comme de la grande majorité de ceux qui écrivent sur ce sujet, étaient presque exclusivement des textes écrits en anglais, et à propos de pays de langue anglaise, Amérique du Nord, Australie, Royaume-Uni, ou très ouverts à la langue anglaise et à la culture anglo-saxonne, comme on dit, en Europe du Nord ou aux Pays-Bas. L’Inde, pays où la vie intellectuelle se fait pourtant largement en anglais, n’existe que bien peu dans cette littérature, alors que le multiculturalisme y est une réalité importante, et d’autres parties du monde n’existent tout simplement pas. Ainsi, l’Amérique latine, où pourtant le débat fait rage sur le multiculturalisme, est absente de la réflexion et des références. Il y a là, au-delà d’une sorte d’arrogance occidentale, un ethnocentrisme intellectuel insupportable, perceptible déjà au sein du monde occidental, puisque le français, l’allemand ou l’espagnol sont ignorés, et qui devient spectaculaire si l’on considère le reste du monde. Sommes-nous bien assurés du caractère universel de nos catégories, ne sont-elles pas au contraire nécessairement situées, dans le temps et dans l’espace ? Je peux maintenant revenir au « mouvement social » en indiquant d’emblée que je me rattache à la conception qu’en a proposée Alain Touraine 3 et à laquelle je me suis ralliée en travaillant avec lui dès le milieu des années 1970. Qu’est-ce qu’un concept universel ? Le concept en effet était-il universel, ne valait-il pas plutôt que pour la petite partie du monde où il a été produit, et uniquement pour la période historique limitée où il est apparu et où il s’est imposé ? Ceux qui veulent utiliser ailleurs dans l’espace et dans le temps un concept de mouvement social ne sont-ils pas des sociologues qui se contentent de dupliquer sans originalité la recherche américaine (Charles Tilly, Anthony Obershall) ou européenne, ici française, sans voir qu’ils appartiennent à d’autres espaces et d’autres époques ? La question s’est imposée à moi dès l’époque où Alain Touraine m’avait embarqué pour mener avec lui une recherche qui reposait sur un pari historique : il s’agissait, à la fin des années 1970, de montrer qu’un pays comme la France cessait d’être une société industrielle, et devenait post-industrielle, ce qui devait pouvoir s’observer en constatant le déclin historique du mouvement ouvrier, acteur contestataire central de la société industrielle, et l’émergence

2. 3.

T. modood, N. meer, « Assessing the Divergences on our Readings of Interculturalism and Multiculturalism », Journal of Intercultural Studies, 33(2), 2012 (Reply to P. Werbner, W. Kymlicka, G. B. Levey and M. Wieviorka.) Voir A. touraine, Production de la société, Paris 1974.

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Michel Wieviorka de nouveaux mouvements sociaux, étudiants ou antinucléaires par exemple, caractéristiques des sociétés post-industrielles. Tout un appareil théorique, mais aussi méthodologique était mobilisé dans ce programme de recherche, qui ne pouvait en réalité valoir que pour quelques sociétés occidentales 4. Cette sociologie concrète reposait sur un concept de mouvement social qui avait été conçu dans un contexte historique et géographique donné, pour des sociétés qui se considéraient comme centrales. Ce concept ainsi formulé pouvait-il vraiment concerner des sociétés qui, par exemple n’avaient jamais été vraiment industrielles, ou commençaient seulement à l’être ? Est-ce à dire qu’il n’est pas possible de nous mettre d’accord sur une conceptualisation des mouvements sociaux qui aurait valeur universelle ? Que le refus de tout ethnocentrisme, ou de l’anachronisme, ne peut que mener au relativisme ? Je ne le pense pas, et pour expliquer ma position, je dois faire un détour par rapport à l’idée même de valeurs universelles, ou d’universalisme. Dans l’histoire de la modernité, les valeurs universelles apparaissent généralement comme relevant de trois sources principales : elles proviennent de la Grèce antique, et avec elle du Logos, elles comportent une forte dimension de référence à la raison. Elles proviennent de la Rome antique, et avec elle, des idées de droit, de citoyenneté. Elles doivent beaucoup aussi au christianisme, à l’idée que tous les hommes sont théoriquement égaux. Et elles ont connu des formulations décisives à l’époque des Lumières ou de l’Aufklärung. Les mouvements sociaux, quel que soit le mode d’approche classique retenu, entretiennent un lien direct avec les idées d’émancipation et de raison, et avec les idéaux qui fondent les valeurs universelles. Si l’on considère les deux grandes propositions conceptuelles qui ont dominé l’analyse des mouvements sociaux au cours du dernier demi-siècle, elles offrent chacune un cadre qui correspond à cette idée que ces actions collectives sont rationnelles et émancipatrices. La question est donc de savoir si des chercheurs qui viennent de pays différents, d’horizons différents et qui s’intéressent aux « mouvements sociaux » appartiennent à un seul et même ensemble intellectuel que peut fédérer un concept unique (ou même deux, comme je l’ai indiqué plus haut), ou si ce qui les sépare est plus important que ce qui les rapproche ? On pourrait bien sûr formuler le même type d’interrogation à propos de la laïcité. La réponse est claire à mes yeux : oui, il est possible de proposer des concepts, comme celui de mouvement social, ayant valeur universelle, dans le temps et dans l’espace, dans la mesure où certaines conditions sont prises en compte. J’en retiendrai quatre.

4.

438

Parmi les ouvrages publiés dans ce cadre, voir A. touraine, M. Wieviorka, F. dubet, Le mouvement ouvrier, Paris 1984.

Le cas du concept de « mouvement social » Penser global La première condition nous impose de penser global, elle tient à la globalisation des luttes concrètes, et donc des mouvements sociaux. Le cadre de l’action concrète demeure souvent local ou national. Mais pour réfléchir à leur action, les acteurs eux-mêmes sont de plus en plus souvent amenés à l’inscrire dans un cadre général et à penser global. Les mouvements les plus importants sont ceux qui donnent une portée universelle, générale, à un combat émancipateur localisé, qui ne mobilise pratiquement que des acteurs bien définis, dans un espace délimité : il n’y a rien de nouveau ici, Marx et Engels déjà nous disaient qu’en se libérant de ses chaînes, le prolétariat ouvrier libérerait l’humanité tout entière. Cette portée générale ne fait pas nécessairement sortir l’acteur de son cadre national. Ainsi, les luttes récentes, dans le monde arabe et musulman 5, comportaient des dimensions de mouvement social, d’appel aux droits humains notamment, face à des régimes dictatoriaux et corrompus, sans pour autant sortir du cadre de l’État-nation et du régime qu’elles contestaient. En Tunisie, en Égypte notamment, on a vu de nombreux drapeaux nationaux être brandis par les acteurs au début de ces luttes. De même, les mouvements de type « indignados », partout dans le monde, ont une forte inscription nationale. Mais si ces luttes ont un cadre politique et social délimité, elles en appellent dans certaines de leurs significations à des valeurs universelles qui sont celles héritées des Lumières, elles demandent alors que soit mis fin à l’oppression, que des droits humains soient reconnus, et que soit mis fin à la corruption et au détournement de l’État par des pouvoirs qui en pervertissent la rationalité. Et dans certains cas, on constate que les acteurs sortent du cadre l’État-nation, et que l’action devient elle-même globale, comme c’est le cas avec les mouvements altermondialistes. Les acteurs, dans ce type de lutte, savent se « cosmopolitiser », savent penser et agir en fonction de formes de domination ou de risques dont ils savent qu’ils sont mondiaux. Ils savent même organiser la contestation à l’échelle mondiale, et articuler des combats localisés avec l’intervention d’acteurs fonctionnant à l’échelle de la planète, les ONG humanitaires par exemple. En finir avec l’évolutionnisme En observant ce type d’acteurs, nous comprenons mieux la deuxième condition, qui est qu’il faut refuser une sorte d’évolutionnisme méthodologique, qui veut que les sociétés passent toutes d’un type traditionnel, rural, à un suivant, industriel, puis à un autre, post-industriel. Penser ainsi, c’est considérer que les luttes paysannes sont les plus archaïques, les plus traditionnelles, que les luttes

5.

Voir le n° 2 de la revue Socio, octobre 2013, qui comporte tout un dossier consacré à ces luttes.

439

Michel Wieviorka ouvrières sont inscrites dans des sociétés en voie elles aussi de déclin, et que l’avenir est pour des luttes portant sur de nouveaux enjeux culturels, l’environnement durable, par exemple. En fait, des configurations inédites nous donnent aujourd’hui à voir la grande modernité d’acteurs vivant pourtant dans des cadres traditionnels, des paysans, par exemple, engagés dans des luttes qui présentent des dimensions traditionnelles, mais aussi des significations tout à fait postindustrielles. Il en est ainsi, par exemple, lorsque des mouvements indiens dans des situations amazoniennes ou andines éloignées des centres de la vie moderne sont en lutte contre des formes de domination classiques, contre ceux qui les exploitent sur le marché par exemple, ou qui prennent leurs terres, mais aussi mettent en avant des préoccupations environnementalistes, se lient à des ONG qui sont actives sur ce registre, ou bien encore rencontrent des mouvements de consommateurs qui demandent que l’on consomme et que l’on produise autrement pour entrer dans une nouvelle culture. Le refus du déterminisme technologique Une troisième condition consiste à refuser toute idée de déterminisme technologique tout en reconnaissant l’importance des technologies de l’information et de la communication et des réseaux dans les mouvements sociaux contemporains. Je ne reviens pas ici sur ce que Manuel Castells nous a apporté ici, je renvoie à ses travaux sur la société de réseaux 6. Mais je voudrais insister ici sur un point. La communication n’explique pas tout, et elle peut conduire dans toutes sortes de directions. Les anti-mouvements sociaux, les fondamentalismes, les forces racistes ou xénophobes, les pouvoirs y compris les plus oppressifs savent aussi bien que les mouvements sociaux recourir à ces technologies, qui peuvent aussi servir à véhiculer la haine ou les appels à la pire violence. Et quand il s’agit de luttes sociales, le recours aux technologies modernes de l’information et de la communication ne suffit pas pour donner toute sa force à l’action, et souvent, celle-ci s’étend quand les acteurs savent articuler des modalités virtuelles, l’utilisation des réseaux, d’Internet, et une inscription concrète dans l’espace, sur un territoire, et donc des possibilités de rencontre concrète, par exemple sur des places ou des rues qui deviennent des lieux symboliques : place Tahrir du Caire, place Taksim d’Istanbul, place de Catalogne à Barcelone, Puerta del Sol à Madrid, Wall Street, etc. Dans le monde entier, la communication et les dimensions virtuelles de l’action se conjuguent avec la territorialité et les capacités pratiques, spatiales, de rencontre pour dessiner les mouvements sociaux d’aujourd’hui.

6.

440

M. CaStellS, La société en réseaux, t.1. L’ère de l’information, Paris 1998.

Le cas du concept de « mouvement social » La prise en compte des individus Une quatrième condition pour que soit universalisable un concept de mouvement social passe par la reconnaissance de ce qui peut sembler le plus éloigné de l’action collective, et donc par la prise en compte de l’individualisme moderne, y compris et surtout dans ces dimensions de subjectivité. La sociologie s’est beaucoup ouverte, depuis une quarantaine d’années, à la poussée de l’individualisme moderne. Elle s’est dans l’ensemble éloignée du structuralisme, qui demandait dans les années 1960 et 1970 à ce que l’on s’intéresse à des instances, des mécanismes, des structures, et qui pourchassait le Sujet, au point dans les cas extrêmes d’en proclamer la mort. Dans cette perspective où l’individualisme et la subjectivité singulière sont partie prenante du raisonnement sociologique, la théorie dite de la mobilisation des ressources propose de s’intéresser avant tout aux calculs et aux stratégies des acteurs, vus sous l’angle de l’action collective. Il n’est pas difficile ici de passer du niveau individuel au niveau collectif, car en général, il y a une certaine cohérence de l’un à l’autre s’il s’agit de soupeser le coût et les avantages de l’action. De même, et surtout, il n’est pas paradoxal de constater qu’il existe une correspondance, bien plus qu’une opposition, entre la subjectivité des individus et leur engagement collectif. Les participants à une action collective, en effet, ne sont pas obligés de le faire par une appartenance quelconque, ils choisissent de s’engager, tout comme d’ailleurs de se dégager. C’est d’ailleurs une caractéristique constante des mouvements sociaux actuels, que de reposer sur la subjectivité personnelle de leurs membres, sur leurs choix, leurs décisions. C’est pourquoi on observe fréquemment une forte valorisation de cette subjectivité dans les formes de l’action : il n’y a plus, par exemple, l’idée que l’on doit différer toute satisfaction au profit de « lendemains qui chantent », et la mobilisation inclut fréquemment des pratiques culturelles où chacun peut laisser libre cours à sa sensibilité, à ses émotions, à son inventivité, à son désir de communiquer avec autrui, etc. Les mouvements sociaux d’aujourd’hui présentent de fortes dimensions de créativité culturelle et d’expressivité, ils laissent une réelle place à la subjectivité de chacun, alors que dans le passé, ils avaient plutôt tendance à la nier, à lui demander de laisser la place aux exigences stratégiques ou politiques de l’action. Ils reposent sur cette subjectivité, ils en sont pétris. Une catégorie conceptuelle Parler de mouvement social, c’est se référer à un concept, à une catégorie scientifique, et non à une réalité concrète. Le mouvement social, pour un sociologue, est une composante de l’action parmi d’autres, avec lesquelles il est mêlé dans la lutte, mais dont il diffère analytiquement. Certains, dans la perspective de la « mobilisation des ressources », considèrent avant tout les 441

Michel Wieviorka dimensions politiques qui façonnent ce qu’ils appellent un mouvement social, et qui font, par exemple, qu’un acteur collectif tente de pénétrer au sein d’un système politique, ou de s’y maintenir, ou de minimiser l’influence d’autres acteurs au sein d’un tel espace, ils privilégient généralement une approche en termes de mobilisation des ressources, ou assimilable. D’autres, dont je suis, veulent voir dans le mouvement social la signification sociologique qui définit un haut niveau de projet, et la contestation d’un acteur qui entend contrôler les principales orientations de la vie collective, c’est le cas avec la sociologie « à la Touraine ». Dans les deux cas, une dimension particulière de l’action est isolée, qui n’en exclut pas d’autres : les acteurs peuvent en même temps qu’ils incarnent un mouvement social véhiculer une pression institutionnelle, des affects religieux, une tendance à la violence, des références à une identité ethnique ou culturelle, etc. Ce qui fonde toute sociologie des mouvements sociaux est l’idée qu’il ne faut pas confondre la réalité concrète d’une lutte, avec ses dimensions variées et éventuellement nombreuses, et la signification singulière que l’on peut appeler un mouvement social. Le mouvement social est un concept, dont on peut certes donner comme je viens de le rappeler des formulations différentes. Mais une fois que nous savons de quoi nous parlons, rien n’interdit, me semble-t-il, d’étudier des expériences concrètes de lutte susceptibles de comporter du mouvement social dans des contextes historiques et géographiques éloignés les uns des autres. Les mouvements sociaux peuvent se rencontrer aussi bien en Asie et en Afrique qu’en Europe ou en Amérique, du sud ou du Nord. Ils peuvent être puissants, ou fragiles, risquer, ou non, d’être emportés et détruits par d’autres composantes de l’action, par la violence, le fondamentalisme, par ce que j’appellerai volontiers les anti-mouvements, tout comme aussi ils peuvent se mêler à des éléments qui, sans les détruire, pèsent sur leur capacité à peser, par exemple quand ils tournent au populisme. Toujours est-il qu’il me semble possible de maintenir l’idée selon laquelle un concept de mouvement social peut s’appliquer partout dans le monde, et pas seulement dans la petite partie du monde où ils ont été inventés. Et puisqu’il s’agit de rendre ici hommage à Jean Baubérot, je reviendrai, en conclusion, sur le concept de laïcité : celui-ci me semble-t-il est universel, ou universalisable dans la mesure où il peut être pensé globalement, et pas seulement dans le cadre des États-nations ; en refusant tout évolutionnisme, toute idée d’un sens de l’histoire, qui ferait de la laïcité une catégorie qui doit nécessairement s’étendre partout dans le monde (ou au contraire d’ailleurs, partout régresser) ; en s’écartant de tout déterminisme, et en prenant en compte la subjectivité des individus, et leurs droits personnels, et pas seulement des grands ensembles, comme celui que constitue telle ou telle religion.

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Le cas du concept de « mouvement social » Bibliographie m. CaStellS, La société en réseaux, t. I., L’ère de l’information, Fayard, Paris 1998. a. farro, Les mouvements sociaux, PUM, Montréal 2001. t. modood, N. meer, « Assessing the Divergences on our Readings of Interculturalism and Multiculturalism », Journal of Intercultural Studies, 33(2), 2012, http://www. tandfonline.com/doi/abs/10.1080/07256868.2012.649531#.U8zRzKjzQiA (consulté le 15 décembre). N° 2 de la revue Socio, octobre 2013. a. touraine, Production de la société, Seuil, Paris 1974. a. touraine, M. Wieviorka, F. dubet, Le mouvement ouvrier, Fayard, Paris 1984.

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JEAN BAUBÉROT ET L’ÉTUDE DE LA LAÏCITÉ. UN TOURNANT THÉORIQUE

Philippe Portier École pratique des hautes études, Paris PSL Research University

À l’automne 1984, Jean Baubérot présente en Sorbonne un ensemble de travaux en vue de l’obtention du doctorat d’État. Le dossier qu’il soumet à son jury comporte certes des études ciblées sur les reconfigurations internes du monde protestant aux xixe et xxe siècles 1. Il laisse place aussi, comme l’indique son titre même, Le protestantisme face à la laïcisation de la société française, à toute une série de textes sur la question laïque. On y repère deux grands thèmes. Jean Baubérot s’attache, d’une part, à élucider l’apport du protestantisme à la production de la laïcité française : ses analyses soulignent en particulier les contributions, diverses certes tant au plan philosophique qu’au plan institutionnel, de François Guizot et d’Alexandre Vinet, de Ferdinand Buisson et de Francis de Pressensé à la consolidation des principes d’autonomie du politique et de liberté de conscience 2. Il s’emploie d’autre part, dans le sillage de la thèse de troisième cycle qu’il a consacrée en 1966 à la question de la liberté religieuse en France au xixe siècle 3, à explorer la stratégie de l’État moderne à l’égard du protestantisme. Sa soutenance est l’occasion, sur ce terrain, de poser une théorie de la laïcisation en termes de moments ou de « seuils » : refusant de réduire la laïcité à la seule construction de

1. 2. 3.

À travers le prisme notamment du christianisme social. Voir J. baubérot, Un christianisme profane ? Royaume de Dieu, socialisme et modernité culturelle dans le périodique ‘chrétien social’ L’avant-garde (1899-1911), préface de D. robert, Paris 2009 (19781). Parmi les textes de Jean Baubérot sur ces questions, voir, par exemple, J. baubérot, « Problèmes du protestantisme français face à la séparation des Églises et de l’État », Études théologiques et religieuses, 1972/3, p. 271-312. J. baubérot, L’évangélisation non-concordataire en France et les problèmes de la liberté religieuse en France au XIXe siècle, La société évangélique de 1833 à 1883, Paris 1966.

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Philippe Portier 1905, Jean Baubérot propose alors, déjà, de considérer le moment concordataire, malgré ses restrictions juridictionnalistes, comme une étape aussi de la modernisation du politique. Le jury consacre l’œuvre. Louis Girard, son président, est évidemment à l’unisson de ses collègues. Un mot reste, cependant, de sa part. Il glisse à l’impétrant, à l’issue de la soutenance : « Continuez sur le protestantisme, mais pas sur la laïcité, cela n’intéresse plus personne ! ». Le conseil peut faire sourire aujourd’hui. Il avait sa raison à l’époque. Dans cette « République du Centre » 4, la laïcité ne fait plus guère débat en effet. La gauche, qui a tenté, depuis la conclusion du programme commun de gouvernement en 1972, de remettre la question sur le devant de la scène, vient, d’ailleurs, d’en faire l’expérience avec l’échec de son projet de « grand service public unifié et laïque de l’Éducation nationale ». L’opinion publique se retrouve désormais, sans déchirement profond, dans une adhésion conjointe à la loi de séparation de 1905 et à la loi Debré sur l’école privée de 1959. Ce consensus est le fruit d’un contexte : il procède à la fois de l’accommodement de l’Église catholique au pluralisme constitutionnel et, sous l’effet de l’individualisation des modèles d’existence, de la décrédibilisation du récit républicain traditionnel. Quoique justifié en son temps, l’avertissement n’affecte guère Jean Baubérot. L’examen de sa bibliographie indique même, dans les années qui suivent, un mouvement contraire à celui préconisé par Louis Girard : dans ses écrits, l’étude du monde protestant devient progressivement secondaire, celle du système laïque primordiale au contraire, sachant que les deux thématiques se superposent parfois, comme dans le cadre des travaux que produit notre auteur autour de l’anniversaire de la révocation de l’Édit de Nantes 5 ou sur le devenir du protestantisme français contemporain 6. Comment expliquer cette persévérance ? Jean Baubérot confie parfois que si des travaux importants avaient été produits sur certains dossiers – comme ceux de Jean-Marie Mayeur ou de Maurice Larkin sur la genèse de la loi de 1905, comme ceux aussi de Jean Rivero ou de Gabriel Le Bras sur la jurisprudence du Conseil d’État en matière de liberté des cultes –, il restait encore beaucoup à faire pour donner une analyse large, et modélisante, de la relation du politique et du religieux en France depuis 1789 7. Sans doute faut-il invoquer, également, deux raisons supplémentaires. L’une est conjoncturelle.

4. 5. 6. 7.

446

F. furet, J. Julliard, P. roSanvallon, La République du Centre, La fin de l’exception française, Paris 1988. J. baubérot, « Le tricentenaire de la révocation de l’Édit de Nantes. Historiographie et commémoration », Archives de Sciences Sociales des religions, 1986, 62/2, p. 179-202. Voir, par exemple, J. baubérot, Le Protestantisme doit-il mourir ? La différence protestante dans une France pluriculturelle, Paris 1988. Il faudrait aussi faire référence à sa ligne biographique : il se plaît volontiers à souligner l’ancrage de sa famille dans un républicanisme limousin, associé à une appartenance protestante. J. baubérot, Une si vive révolte, Paris 2014.

Un tournant théorique Quelque temps après la soutenance, l’actualité modifie la donne : alors qu’une partie de la jeunesse d’affiliation musulmane exprime, comme l’atteste l’affaire du voile au collège de Creil en septembre 1989, des revendications identitaires assez inédites, le débat public reprend sur des frais nouveaux la question de la relation entre citoyenneté et confessionnalité. Le monde universitaire ne peut ignorer le mouvement. L’autre raison est institutionnelle. Jean Baubérot connaît bientôt un repositionnement au sein de son établissement, l’École pratique des hautes études, qui l’entraîne à accentuer encore son orientation de recherche. En 1991, alors qu’il vient de publier coup sur coup La Laïcité, quel héritage ? 8, et Vers un nouveau pacte laïque ? 9, il abandonne la chaire d’« histoire et sociologie du protestantisme » dont il était titulaire à la Section des sciences religieuses depuis 1978 pour occuper celle, nouvellement créée 10, d’« histoire et sociologie de la laïcité », à laquelle il reste attaché jusqu’à son départ à la retraite en 2007. Sa recherche en ce lieu n’est pas purement individuelle : elle s’articule, dans une fécondation réciproque, avec celle du Groupe de sociologie des religions et de la laïcité qu’il crée en 1995. Une vingtaine d’ouvrages consacrés à la question laïque depuis les années 1980, auxquels s’ajoutent plus de deux cent cinquante articles : l’œuvre est impressionnante au plan quantitatif, d’autant qu’elle embrasse une grande variété de périodes (de la Révolution de 1789 à la plus immédiate contemporanéité), de thèmes (de la question de la morale scolaire à celle de la médecine), de pays (du Japon au Canada). Elle est centrale au plan qualitatif. On lit parfois que Jean Baubérot a inventé l’histoire de la laïcité. Ce n’est pas le cas : elle existait avant lui. Son travail a été bien plutôt celui d’un refondateur. Son propre a été d’introduire une rupture avec l’historiographie déjà constituée (la « science normale », selon l’expression de Thomas Kuhn 11), non point seulement en présentant une moisson de faits inédits, mais en avançant de surcroît une théorisation novatrice. C’est à cet apport théorique que sont consacrés les développements qui suivent : ils ambitionnent de montrer que le « tournant » auquel il a donné lieu procède de trois ouvertures inédites – définitionnelle, paradigmatique, et taxinomique – en situation d’interaction les unes avec les autres. Construire une définition À partir des xviie-xviiie siècles, on entre dans un autre temps de l’histoire : la modernité introduit, en rupture avec l’homogène de la Respublica christiana, un régime d’affirmation de la subjectivité, et donc de pluralisation des

8. id., La laïcité quel héritage ? De 1789 à nos jours, Genève 1990. 9. id., Vers un nouveau pacte laïque ?, Paris 1990. 10. À l’initiative de Michel Rocard, alors Premier ministre, qui, de manière très mendésiste, entend éclairer le débat ré-émergent autour la laïcité par les apports du savoir scientifique. 11. T. kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris 2008 (19621).

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Philippe Portier imaginaires et des comportements. Une question se pose alors : comment assurer la cohabitation de ces différences ? C’est ici qu’intervient la « solution laïque » 12 : elle constitue, explique Jean Baubérot, le cadre institutionnel à partir duquel les libertés de conscience et de religion ont trouvé à se déployer. Susceptible d’accueillir toute une variété d’expériences nationales, cette définition marque par une extensivité qui la distingue d’autres approches, bien plus restrictives. Il est courant, en effet, de réduire la laïcité à n’être que la forme française d’articulation de la relation entre l’État et les communautés de croyances. Ce « nationalisme méthodologique » 13 affleure dans les textes des auteurs anglosaxons : attachée à fixer l’expression de la foi dans le seul enclos de l’intime, la laïcité, selon eux, exprime dans l’ordre juridique la singularité d’une culture, issue de la Révolution de 1789, toute de défiance à l’égard du fait religieux. Le même tropisme travaille aussi, souvent avec un signe opposé d’évaluation, les productions de toute une partie de la communauté des chercheurs français. Danièle Hervieu-Léger rappelait ainsi, il y a peu, que la laïcité « est un concept difficilement exportable » : « La laïcité, c’est la grammaire française par excellence, née de ce face-à-face entre l’Église catholique et la République » 14. Catherine Kintzler, que Jean Baubérot cite souvent pour mieux préciser ses propres thèses, va dans le même sens. Deux penseurs lui servent de points de référence : Locke d’un côté, Condorcet de l’autre. Ils se retrouvent certes, l’un et l’autre, pour penser l’institution gouvernementale de manière moderne, comme un foyer d’éducation normative dissocié de toute allégeance à la loi religieuse. Ils se différencient cependant par deux traits essentiels. D’abord, par leur conception de la citoyenneté politique. En écartant les athées de la société – au motif que, privés du support de la foi, ils ne peuvent être fiables moralement –, Locke dessine une société tout entière fondée sur le présupposé de l’appartenance confessionnelle : « Il convertit le lien politique en lien à forme religieuse ». Rien de tel chez Condorcet. Saisi dans son abstraction, le sujet entre dans la communauté politique indépendamment de toute condition d’opinion, par le fait simplement d’accepter la loi commune : il s’agit là de « réduire à son degré zéro la notion d’appartenance supposée par la forme du religieux et de poser cet élément vide comme principe du système » 15. Les deux auteurs se distinguent, ensuite, par leur conception de la régulation politique. Locke dessine un régime de « tolérance » : son idée de la citoyenneté le conduit à accepter l’expression, dans la sphère de

12. Selon l’expression d’É. Poulat, La solution laïque et ses problèmes. Fausses certitudes, vraies inconnues, Paris 1997. 13. Sur ce point, U. beCk, « La condition cosmopolite et le piège du nationalisme méthodologique », dans M. Wieviorka (éd.), Les Sciences sociales en mutation, Paris 2007. 14. Libération, 3 août 2015. 15. C. kintZler, Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris 2007, p. 22.

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Un tournant théorique l’État, des affiliations de foi, et à reconnaître même les droits collectifs des communautés de croyances. Condorcet, pour sa part, façonne un régime de « laïcité » : parce que l’accès à la citoyenneté est suspendu, chez lui, à la neutralisation de toute affiliation préalable, il intime à l’État d’interdire en son espace l’exhibition des signes religieux, tout en permettant à ses assujettis de cultiver leurs propres adhésions spirituelles, mais à titre privé, en ne prenant en compte que les droits individuels 16. Pour Catherine Kintzler, cette opposition théorique décrit simultanément une opposition pratique : la pensée de Locke est à l’origine du modèle anglo-saxon, celle de Condorcet au principe du modèle français, tel qu’il s’est établi sous la Troisième République. Jean Baubérot souligne parfois les défaillances factuelles de la thèse de Catherine Kintzler 17. Il s’arrête surtout sur son insuffisance épistémologique. La position de l’auteure de Penser la laïcité 18 repose sur le présupposé suivant lequel la laïcité française constitue le terminus ad quem de la modernité : en elle devrait se lire, en ce qu’elle dissocie la sphère politique de toute rémanence religieuse et instaure, par cela, un régime d’égalité pure, le point d’aboutissement de la marche vers la liberté. Or, c’est là, affirme l’historiensociologue, une vision historiciste qui fait bon marché de la pluralité des voies d’accès à l’émancipation. En Scandinavie par exemple, les États maintiennent certes des liens forts avec la religion dominante, même lorsqu’ils ont, comme la Suède ou la Norvège récemment, adopté un régime de séparation ; ils ne sont pas, pour autant, moins aptes à rendre justice à la souveraineté du sujet. On le voit en particulier sur la question des droits sexuels et reproductifs : sur ce terrain, ils ont été à la fois plus précoces et plus audacieux que la France républicaine. Voilà bien qui interdit d’associer le concept de laïcité à la singularité séparatiste propre à l’hexagone. Pour qu’il soit opératoire, il faut le saisir à partir d’une ontologie large, qui permette tout à la fois d’englober et de comparer, sans les hiérarchiser a priori, toutes les expériences politiques attachées à la préservation de la subjectivité éthico-religieuse. Jean Baubérot va dans ce sens dès les années 1980. Son idée de la laïcité s’articule alors autour de deux éléments cumulatifs. Il insiste, d’une part, sur la séparation des domaines 19. La laïcité, explique-t-il, suppose un « affranchissement des différentes fonctions de la vie publique vis-à-vis de la tutelle étroite de l’Église ».

16. Voir aussi sur ce point, outre l’ouvrage précité, « Femmes et laïcité », audition au Sénat devant la Délégation aux droits des femmes, 19 mars 2015 17. Jean Baubérot critique ainsi l’interprétation de Locke développée par Catherine Kintzler (Voir ainsi, J. baubérot, M. milot, Laïcités sans frontières, Paris 2011, p. 60 sqq.). Il s’arrête pareillement sur le fait que les États-Unis ont, sur certains points, un système bien plus séparatiste que la France républicaine, et que cette dernière, loin d’être absolument exceptionnelle, a beaucoup emprunté aux expériences étrangères (J. baubérot, « Transferts culturels et identité nationale dans la laïcité française », Diogène, 218, avril-juin 2007, p. 18-27). 18. C. kintZler, Penser la laïcité, Paris 2015. 19. Ce qui n’est pas la séparation des institutions.

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Philippe Portier Dans le lexique de la philosophie juridique, on dirait volontiers que la laïcité a partie liée avec le principe de souveraineté étatique 20. Il insiste, d’autre part, sur le pluralisme des opinions. À distance des régimes d’unité religieuse, la laïcité instaure un ordre de la liberté, dans lequel chacun se voit reconnaître la possibilité d’adhérer aux convictions de son choix, en étant limité seulement par les exigences d’ordre public que l’État souverain définit 21. Cette critériologie se complexifie dans les années 2000. Associé à Micheline Milot, Jean Baubérot écrit dans Laïcités sans frontières : La laïcité correspond à un aménagement du politique où la liberté de conscience se trouve, conformément à une volonté d’égale justice pour tous, garantie par un État neutre à l’égard des différentes conceptions de la vie bonne qui coexistent dans la société 22.

La formule conjugue trois paramètres (liberté, égalité, neutralité), auxquels s’adjoint dans d’autres textes une référence au principe de séparation des Églises et de l’État, que notre auteur établit d’ailleurs, dans son architecture doctrinale, sous la même rubrique logique que le critère de la neutralité. Comment s’opère l’agencement de ces différents principes ? La définition proposée désigne des objectifs : un État est laïque lorsqu’il se donne pour finalité de permettre à ses administrés d’opiner librement sur le terrain des croyances et des convictions, sans les soumettre à une quelconque discrimination juridique. Elle dessine aussi des modalités. Pour qu’adviennent la liberté et l’égalité des opinions, il faut que l’État soit neutre, et séparé des Églises, que rivé à la seule idée de justice, il se place en surplomb de toute conception préalable du bien. Il n’est rien là, explique Jean Baubérot, qui vienne figer la laïcité dans un modèle uniforme : l’idée laïque peut s’incarner en une pluralité de laïcités pratiques. On ne s’en étonnera pas. Les critères à l’instant énoncés peuvent en effet, suivant les conjonctures nationales, être hiérarchisés et surtout définis différemment 23. Par exemple, la liberté de conscience. Elle a été comprise tantôt sous l’espèce de la « liberté de conviction », tantôt sous celle de la « liberté de penser » 24. Celle-là, qui ne veut soumettre à aucune contrainte le choix de l’individu, a partie liée avec une laïcité libérale. Celle-ci, qui suppose d’arracher le sujet à l’illusion religieuse, fait cortège, en revanche, à une laïcité autoritaire. Le critère de l’égalité n’est pas moins déterminant. L’égalité

20. 21. 22. 23. 24.

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O. beaud, La puissance de l’État, Paris 1994. En ce sens, J. baubérot, La laïcité quel héritage ? De 1789 à nos jours, Genève 1990. id., Laïcités sans frontières, p. 80. Outre Laïcités sans frontières, voir id., Les sept laïcités, Paris 2015. id., « La laïcité comme pacte laïque », dans J. baudouin, P. Portier (éd.), La laïcité, une valeur d’aujourd’hui ?, Rennes, 2001.

Un tournant théorique fait-elle signe vers l’accomplissement de l’universel ou vers l’assomption de la différence ? La première option définira une laïcité d’abstention ; la seconde, une laïcité de reconnaissance. La définition ici proposée appellerait peut-être discussion, non point, certes, quant à son aire de développement externe (tout démontre que la France n’est pas le seul pays à défendre l’idée d’un État neutre, soucieux de la liberté et de l’égalité des croyances), mais quant à son mode d’agencement interne. Est-il justifié d’établir, ainsi que le fait notre auteur, une distinction à ce point tranchée entre les composantes téléologiques et les composantes instrumentales du régime de laïcité ? On pourrait objecter, après tout, que la neutralité de l’État (comme, du reste, la séparation du religieux et du politique) n’est pas un moyen, simplement, de la quête de la liberté, mais sa condition préalable d’actualisation. John Rawls est ici d’une grande utilité, qui croise deux arguments pour le démontrer. Un argument historique, d’abord : lorsqu’on étudie la sortie de la Respublica christiana, on relève qu’elle ne s’est pas opérée d’abord au nom de la liberté, mais au nom de l’ordre, afin de résoudre les guerres de religion. Un argument logique, surtout : il faut sans doute que la neutralité de l’État soit déjà concevable pour que le principe de pluralité des croyances puisse s’affirmer 25. Inventer un paradigme Jean Baubérot rappelle volontiers que la construction de la laïcité suppose une dynamique de « laïcisation ». Le mot revient constamment dans ses travaux. Un risque accompagne cet usage, celui d’être inaudible dans le monde savant des pays anglo-saxons, qui persiste à se placer, quant à lui, sous le patronage de la notion de « sécularisation », en ignorant l’efficacité heuristique des concepts de laïcité et de laïcisation. Notre auteur sait bien la difficulté de l’exercice. Il en a fait l’expérience, récemment encore, dans un dialogue à Vienne avec Peter Berger. Pour autant, il n’entend pas rendre les armes 26. Cette persévérance sémantique est le fruit d’une exigence épistémologique : le mot « laïcisation » comporte, en effet, une valence paradigmatique

25. J. raWlS, Libéralisme politique, Paris 1995 (19931). Voir aussi, dans le même sens, les travaux en cours de Cécile Laborde, et notamment son intervention au colloque de Nantes, L’Europe et ses religions, 6-7 juin 2013, organisé par Jean-Marc Ferry, à paraître aux Presses de la Sorbonne. 26. Le constat doit être nuancé cependant. Depuis peu, dans ses prises de position orales, Jean Baubérot semble admettre, pour mieux parler à la communauté anglo-saxonne, un substitut à laicity : celui de secular state.

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Philippe Portier propre, qui permet au chercheur, à partir d’un cadre conceptuel encore inédit, tout à la fois de décrire et d’expliquer un ordre de réalité qu’il ne pourrait saisir en s’appuyant sur le seul concept de « sécularisation » 27. Le concept de « sécularisation » se constitue comme référence centrale dans le champ sociologique au cours des années 1950-1960. Dans les travaux d’un Bryan Wilson, d’un Peter Berger, d’un Karel Dobbelaere, qui s’autorisent du double legs de Durkheim et Weber, l’idée permet de totaliser les existences contemporaines : elle fournit le schéma même à partir duquel peut se penser, en régime de modernité, le rapport de la société à la religion. À sa valeur la plus générale, elle décrit un effacement de la croyance, lui-même explicable par l’expansion de la rationalité. Pour Jean Baubérot, ce schéma, qui demeure à l’œuvre en dépit des reconfigurations internes qu’il a pu subir au cours des trois dernières décennies, comporte certes des éléments éclairants – comme ceux relatifs à la différenciation des sphères sociales et à la désaffiliation des sujets croyants – aptes « à rendre compte de certains aspects de la réalité concrète ». Il faut éviter cependant de la constituer en « théorie générale » 28. D’où vient cette réticence ? Elle procède d’un constat empirique : sous le mot, se nichent souvent des significations très éclatées 29. Mais bien davantage, d’une réflexion théorique articulée autour de deux arguments principaux. D’abord, le paradigme de la sécularisation s’adosse à une vision synchroniste de la modernisation. On s’en persuade en étudiant le rapport qu’elle établit entre l’évolution de la conscience sociale et l’évolution de la structure politique : les deux secteurs, soulignent ses tenants, se détachent ensemble des signifiants religieux. Or, explique Jean Baubérot, tel n’est pas le mouvement de l’histoire. Des phénomènes d’asynchronie se manifestent fréquemment : certains pays, comme la Turquie d’Atatürk, ont connu une sécularisation de leurs dispositifs politiques en dehors de toute sécularisation de la conscience sociale ; d’autres, à l’inverse, tel le Danemark, ont enregistré un processus de désaffiliation « en bas », tout en maintenant « en haut » les schémas institutionnels de l’ancien modèle confessionnel 30. Ensuite, la théorie de la sécularisation s’appuie sur une vision mécaniste de la modernisation. Lorsque ses tenants font référence, ce qui est assez peu fréquent, à l’aspect politique de la

27. J. baubérot, « Pour une sociologie interculturelle et historique de la laïcité », Archives de Sciences Sociales des Religions, avril-juin 2009, 146, p. 183-199. Voir aussi id., Laïcités sans frontières, p. 159-195. 28. id., « Pour une sociologie interculturelle et historique de la laïcité », p. 190 sqq. 29. Jean Baubérot rappelle ainsi que l’un des défenseurs actuellement les plus en vue du paradigme, Steve Bruce, a attaché vingt-deux items au concept de sécularisation. Voir S. bruCe, God is Dead. Secularization in the West, Oxford 2002. 30. « Le Danemark, une sécularisation sans laïcisation », dans J. baubérot (éd.), Religions et laïcité dans l’Europe des douze, Paris 1994, p. 41-48. Pour une vision d’ensemble, J. baubérot, « Laïcité, laïcisation, sécularisation », dans A. dierkenS (éd.), Pluralismes religieux et laïcités dans l’Union européenne, Bruxelles 1994, p. 9-20.

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Un tournant théorique sécularisation, c’est pour le réduire en effet à n’être qu’un effet de son aspect social : c’est parce qu’un phénomène de « différenciation » s’est opéré dans les différents secteurs de la société civile que l’univers politique s’est détaché de la norme religieuse. C’est le cas même, ajoute-t-il, chez un sociologue comme Karel Dobbelaere, qui a pourtant, plus que d’autres, insisté sur la distinction entre la « sécularisation sociétale » (qui regarde les comportements sociaux) et la « sécularisation institutionnelle » (qui concerne les structures étatiques) 31. Retrouvant l’inspiration gramscienne de ses années de formation 32, Jean Baubérot reproche à ces élaborations théoriques de se situer dans « l’optique d’une mono-causalité en dernière instance » : « Le politique, en tant qu’acte, au cœur des relations humaines, de gouverner et d’être gouverné, comme structuration sociétale, est grandement minimisé, voire occulté. Se trouvent privilégiés l’économique comme cause de la sécularisation et le culturel comme lieu de celle-ci »  33. C’est pour faire pièce à ces insuffisances que Jean Baubérot a développé le paradigme de la « laïcisation » : « Il s’avère plus opératoire, d’un point de vue heuristique, d’utiliser deux concepts différents » 34. Deux traits le distinguent de la sécularisation. D’abord, il définit autrement son objet. Le paradigme de la sécularisation se donne un spectre large : il englobe dans son champ d’études toutes les sphères d’activités de l’ensemble social, sans réellement faire cas des processus de développement étatique. Le paradigme de la laïcisation se fixe, quant à lui, sur le seul domaine juridico-politique : il s’assigne de rendre compte non point tant du processus de « déreligiosisation » de la société que de celui, pluriel, de différenciation de l’État. Jean Baubérot dit s’inscrire là dans le sillage de l’ouvrage de José Casanova, Public Religion in the Modern World : Pour José Casanova, la différenciation entre institutions se vérifie dans de nombreux cas, sans impliquer pour autant un déclin irréversible de la religion, en s’avérant même compatible avec des formes de « religion publique moderne ». Cette approche conduit le sociologue hispano-américain à distinguer divers types de religion publique à partir de leurs rapports avec l’État. Il intègre ainsi l’analyse du politique et du juridique, singulièrement absente dans l’élaboration du paradigme de la sécularisation 35.

31. K. dobbelaere, Secularization: An Analysis at Three Levels, Bruxelles-Vienne 2002. 32. Voir la description de sa période « italienne » dans J. baubérot, Une si vive révolte. 33. J. baubérot, « Laïcité et culture laïque », Conférence au colloque de la Cathedra Benito Juarez de Mexico, 25 mars 2015, à paraître aux Éditions de l’Instituto de Investigaciones Jurídicas de la UNAM. 34. id., Les laïcités dans le monde, Paris 2007, p. 19-20. 35. id., « Laïcité et culture laïque ».

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Philippe Portier À la question de l’objet s’adjoint celle de la méthode. À la suite de Durkheim, Les théoriciens de la sécularisation, on l’a déjà souligné, rapportent la transformation de la sphère juridique à l’évolution de la sphère sociale. Jean Baubérot préconise, pour sa part, une approche causale plus complexe, « pluri-structurelle », fondée sur un schéma articulant la liberté de l’acteur et l’épaisseur du système. Ce jeu de l’invention et de la structure se repère, par exemple, dans l’analyse qu’il donne de l’émergence d’une « configuration laïque » dans le Danemark du xixe siècle : sa forme spécifique – une « confessionnalité moderne » 36 – lui vient certes des schémas préconisés par des acteurs disruptifs comme Nikolai Grundtvig ; elle ne peut s’expliquer cependant sans prendre également en compte le fait que ceux-ci s’inscrivent dans une structure socioreligieuse marquée par l’hégémonie d’un luthéranisme auquel son organisation théologique et organisationnelle permet, après une « sécularisation interne », de faire bon accueil à l’idée d’autonomie du politique. Cet exemple conduit à s’interroger sur les temporalités de la modernisation politique. Jean Baubérot produit en ce sens, dès le début des années 1980, une théorie des « seuils », ou « processus », de laïcisation. Reliée à des déclinaisons successives de la modernité, elle s’appuie initialement sur l’histoire de la France, avant de faire l’objet d’une application à d’autres expériences nationales. Le premier moment s’ouvre en 1801 avec le Concordat ; le deuxième en 1880, avec la Troisième République. Ces deux moments ont ce point commun d’être inscrits dans la culture de la société révolutionnée : à l’une et l’autre des époques, les gouvernants valident les principes de souveraineté de l’État et de pluralité des opinions. Cette communauté axiologique n’empêche pas les différences ; elles touchent aux modalités d’organisation et aux régimes de légitimation des systèmes considérés. Le « premier seuil » maintient le religieux dans son statut public. Tout en subissant ses contrôles, les confessions reçoivent, pour quatre d’entre elles, une reconnaissance officielle, tout à la fois symbolique et financière, de la part de l’État. Par ailleurs, on ne conçoit pas alors que la morale commune, telle en particulier qu’elle est diffusée dans les dispositifs d’instruction, puisse se passer d’un substrat religieux : la croyance demeure associée à la raison, ce qui contribue à rejeter la position de l’athée en dehors de la sphère de l’acceptabilité sociale. Le « deuxième seuil », en revanche, établit le religieux dans un statut privé. Rien ne demeure de l’officialité antérieure des cultes, en tout cas à partir de 1905. Quant à la morale, elle se trouve dissociée désormais de l’influence religieuse : comme l’indiquent les programmes scolaires, les gouvernants la veulent « indépendante », fondée seulement sur les décrets de la raison partagée. Dans ce

36. Selon l’appellation que nous lui avons donnée dans notre contribution, P. Portier, « La régulation étatique du religieux en Europe. Le déclin des vieux modèles », dans J. vaïSSe, D. laCorne, J.-P. Willaime (éd.), La diplomatie au défi des religions. Tensions, guerres, médiations, Paris 2014, p. 132-145.

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Un tournant théorique schéma, l’athéisme trouve droit de cité, sans qu’il puisse certes, puisque la liberté de cultes est puissamment garantie, disposer d’une quelconque prévalence juridique, ni fonder une « religion civile ». À la fin des années 1990, Jean Baubérot repère un « troisième seuil », dont il fixe le moment de constitution quelque part autour de mai 1968, au moment en somme où s’affirme ce que Jean-Paul Willaime a appelé l’« ultramodernité contemporaine » 37. Tandis que s’approfondit la crise de l’idée de progrès, et que se développent, dans un univers de plus en plus globalisé, l’individualisation et la médiatisation, l’État se trouve pris désormais dans une sorte de déchirement pratique 38 : en même temps qu’il valorise les droits du sujet, il s’évertue à reconstruire du lien, en réévaluant la fonction identitaire de la religion chrétienne et, comme on l’a vu entre autres au moment des affaires de voiles, en contenant la visibilité de la religion musulmane. Pour peu qu’on le fasse travailler en l’associant à l’idée de sécularisation 39, on ne peut que se retrouver dans ce modèle de la laïcisation : le politicojuridique constitue bien un facteur déterminant, et relativement autonome, de configuration de l’histoire des sociétés, que la sociologie des religions mais aussi la science politique lorsqu’elle était développementaliste - a trop longtemps méconnu. Du reste, le paradigme fait son chemin : aux États-Unis même, s’affirme, à travers la réflexion menée autour de la notion de secular state, une certaine réception de la ligne analytique dont il est porteur 40. Faut-il, pour autant, souscrire à la totalité de ses déterminations ? Une objection pourrait être adressée à la théorie des « seuils de laïcisation ». Elle est censée s’appliquer à tous les pays, alors même qu’elle a été constituée sur l’assise de l’histoire de la France. Sans doute peut-on rendre exportable le « troisième seuil », puisqu’il est, en partie, la résultante d’une globalisation qui ne laisse à part aucun ensemble stato-national. L’opération semble plus problématique, en revanche, pour les deux premiers moments, construits pour rendre compte de la « première modernité » (au sens d’Ulrich Beck) : le monde est alors marqué, en effet, par une forte territorialisation-frontiérisation du politique,

37. J.-P. Willaime présente ce concept notamment dans Le retour du religieux dans la sphère publique. Vers une laïcité de reconnaissance et de dialogue, Lyon 2008. Jean Baubérot n’emploie cependant pas la notion, estimant que sa constitution sémantique induit l’idée (qu’il récuse) d’une « fin de l’histoire ». Voir J. baubérot, « Pour une sociologie interculturelle et historique de la laïcité ». 38. J. baubérot, La laïcité entre raison et passion, Paris 2004, p. 104. 39. Il n’y aurait pas eu, en effet, de différenciation politique sans déconstruction préalable de l’imaginaire sacral. Voir, sur ce point, les travaux de C. Taylor, notamment L’âge séculier, Paris 2007. 40. E. E. Shakman-hurd, The Politics of Secularism in International Relations, Princeton 2008 ; L. Cady, E. Shakman-hurd, Comparative Secularisms in a Global Age, London 2013.

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Philippe Portier qui rend les expériences nationales, en dépit d’éventuelles similitudes morphologiques, substantiellement incommensurables les unes par rapport aux autres 41. Établir une taxinomie La sociologie historique du politique permet de s’extraire de l’histoire événementielle, telle que la concevait, par exemple, un Gabriel Monod dans son approche « méthodique » : elle s’emploie, pour rendre le réel plus intelligible, à organiser les faits sous de grandes catégories idéal-typiques, de manière plus « nomothétique » qu’« idéographique » 42. Jean Baubérot s’inscrit dans cette perspective. Cette rationalisation concerne, on vient de le voir, les processus de laïcisation. Elle touche, pareillement, les « régimes » de laïcité. Sur ce dernier point, l’entreprise classificatoire se déploie à deux niveaux différents : elle concerne les régimes de sens aussi bien que les régimes de droit. Dans un texte récent, Catherine Kintzler rappelait que la laïcité ne pouvait accepter l’« adjectivation » 43. Notre auteur tient une position opposée. On retrouve ici la question, examinée plus haut, de la définition de la laïcité : en la cernant à partir d’une ontologie large, ou « faible » selon l’expression d’Elizabeth Shakman-Hurd 44, il s’ouvre la possibilité d’en décliner les formes à partir d’une pluralité de notes définitoires. Jean Baubérot explore donc, d’une part, les théories de la laïcité. Sa cartographie conceptuelle se construit, sur ce point, à partir de la production française. C’est très tôt un de ses apports essentiels : dans le sillage des travaux de Jean-Marie Mayeur 45, il repère dans les textes des fondateurs de la Troisième République des sensibilités variées. Son ouvrage Vers un nouveau pacte laïque ?, paru en 1990, insiste déjà sur l’opposition, au moment de la séparation des Églises et de l’État, entre le gallicanisme d’Émile Combes, qui domine en 1902-1904, et le libéralisme d’Aristide Briand, qui l’emporte en 1905. Confronté à l’incompréhension de l’historiographie militante, il redit les choses à plusieurs reprises, comme dans La laïcité entre raison et passion ou dans L’intégrisme républicain contre la laïcité 46 . Cette exploration doctrinale trouve son point d’orgue dans un ouvrage publié en 2015, au titre significatif, Les sept laïcités.

41. Voir notre contribution : P. Portier, « Les laïcités à l’épreuve de la seconde modernité », dans J. baubérot, M. milot, P. Portier (éd.), Laïcité, laïcités, Reconfigurations et nouveaux défis, Paris 2015. 42. Selon l’expression d’I. WallerStein, Ouvrir les sciences sociales, Rapport de la Commission Gulbenkian, Paris 1996. 43. C. kintZler, « Femmes et laïcité », audition au Sénat devant la Délégation aux droits des femmes, 19 mars 2015. 44. E. Shakman-hurd, The Politics of Secularism in International Relations. 45. J.-M. mayeur, La séparation des Églises et de l’État, Paris 2005 (19661). 46. J. baubérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, La Tour d’Aigues 2006.

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Un tournant théorique La classification inédite qui y est présentée distingue, au sein des théories actuellement actives dans la controverse publique française, les « laïcités historiques », constituées déjà en 1905, et les « laïcités nouvelles », apparues depuis lors. Attachées à privatiser le religieux, les « laïcités historiques » comportent quatre familles, distribuées autour de deux polarités. L’une, alimentée par la doctrine juridictionnaliste d’un Combes mais aussi par la doctrine irréligieuse d’un Maurice Allard, est très restrictive sur le terrain de la liberté de croyance : subsumant, selon une expression déjà rencontrée, la liberté de conscience sous la « liberté de penser », elle assigne à la République de surveiller étroitement les cultes, voire, comme chez Allard, d’éradiquer la foi, purement et simplement. L’autre, portée par Georges Clemenceau et Briand, est bien plus ouverte à la liberté de religion, le premier l’envisageant comme une liberté essentiellement individuelle, le second, qui a le souci de conclure un « pacte » durable avec l’Église catholique 47, comme une liberté également collective. Les « laïcités nouvelles » agrègent trois familles, pour leur part, enclines les unes et les autres à republiciser le religieux. Jean Baubérot évoque la laïcité concordataire établie en Alsace-Moselle. Les deux autres théories sont portées par des acteurs fort distants, jusqu’à ces dernières décennies, de l’idéal laïque. La « laïcité ouverte » définit, depuis 1945, la position de la hiérarchie catholique : elle vise à réattribuer aux forces confessionnelles une fonction sociale d’édification morale, en même temps qu’une certaine reconnaissance officielle, sans les soumettre cependant aux restrictions gallicanes propres au premier seuil de laïcisation. La « laïcité identitaire » s’est forgée à l’extrême-droite et à droite, depuis les années 2000. Son objectif est, dans une conjoncture travaillée par la « question de l’islam » (mais aussi par la crise du régime futuriste d’historicité), de réenraciner l’éthique sociale dans la tradition religieuse de la nation, en proclamant, comme Nicolas Sarkozy dans le discours prononcé au Latran, « la supériorité du christianisme […] sur d’autres formes de Weltanschauung » 48. Ajoutons donc que cette cartographie présente un aspect dynamique. Loin de figer la réalité dans la reconduction du même, elle admet les mouvements de l’histoire : si le

47. La notion de « pacte » a été mal comprise, semble-t-il, peut-être parce qu’elle fait référence dans le langage ordinaire à la décision conjointe de deux acteurs rivaux initialement. Ce n’est pas ce à quoi Jean Baubérot a voulu faire référence en l’employant : il entendait signifier bien plutôt que Briand, à la fois pour des raisons de stratégie et d’idéal, a voulu insérer dans son horizon politique ce qui pour l’Église était non négociable sur le terrain de la liberté religieuse. Peut-être l’expression de « compromis implicite » aurait-elle permis d’éviter une controverse, dont l’intérêt, il est vrai, est d’avoir permis de visibiliser plusieurs conceptions de la laïcité. 48. J. baubérot, « Pour une sociologie interculturelle et historique de la laïcité », p. 190 sqq.

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Philippe Portier modèle de Briand, explique notre auteur, l’a emporté au début du siècle, ce sont bien plutôt les laïcités de contrôle 49 et d’identité 50 qui constituent aujourd’hui, en France (et dans d’autres pays sans doute), les pôles dominants de référence. Jean Baubérot analyse, d’autre part, les pratiques de la laïcité, envisagées à partir des régimes de droit. Son champ d’études n’ignore pas les réalités hexagonales. Il intègre aussi, cependant, les expériences étrangères de régulation de la croyance. Ce souci de rompre avec le tropisme national, qui n’est pas sans lien avec la problématique, chère à Schmuel Eisenstadt, des multiple modernities, apparaît au milieu des années 1990, avec la parution d’un ouvrage collectif, Religions et laïcité dans l’Europe des Douze. Plusieurs contributions de la même veine sont venues depuis lors, comme par exemple La Laïcité à l’épreuve, ou Les laïcités dans le monde. S’ils reprennent la thèse des « seuils de laïcisation », ces ouvrages explorent également les configurations, différentes selon les pays, de mise en forme de l’autonomie du politique, en distinguant volontiers deux modèles idéal-typiques, dont David Martin avait aussi quelques années auparavant, mais dans un langage différent, dessiné les traits : certains États ont fait prévaloir un modèle de séparation, d’autres, souvent lorsque l’Église dominante a été capable de se « séculariser », un modèle de coopération. La période plus récente a vu Jean Baubérot, notamment dans Laïcités sans frontières ou dans Laïcité, laïcités, produire, de concert avec Micheline Milot, une classification plus précise. Elle se construit, de manière déductive cette fois, à partir des critères de définition de la laïcité énoncés plus haut : s’il est des régimes divers de régulation de la croyance, c’est parce que, comme nous l’avons déjà signalé plus haut, les décideurs ne leur accordent pas la même signification, et, mais la question est moins étudiée par notre auteur, parce qu’ils ne les hiérarchisent pas de la même manière. Si l’on s’arrête, par exemple, sur le critère central de la liberté de conscience, on peut l’analyser, selon la façon d’un Jefferson, comme une liberté d’autonomie ou, à la manière d’un Lénine, comme une liberté de perfectionnement ? La première acception débouche sur un régime libéral ; la seconde sur un régime autoritaire. Comment interpréter l’idée de neutralité ? Certains la saisissent comme une abstention totale de relations entre l’État et les forces religieuses, ce qui légitime les modèles de séparation stricte ; d’autres y intègrent la possibilité d’un soutien de l’État aux Églises, ce qui valide les régimes de reconnaissance. Ce caveat posé, s’ensuit une typologie articulée autour de six catégories : la laïcité autoritaire, la laïcité anticléricale, la laïcité de foi civique, la laïcité de séparation, la laïcité de coopération, la laïcité de reconnaissance. Les deux premières catégories s’adossent à une conception perfectionniste de la liberté ; les trois dernières à son acception indépendantiste ; la laïcité de foi civique, dissymétrique par rapport aux autres modèles, ne prend pas parti, quant à

49. id., L’intégrisme républicain contre la laïcité, La Tour d’Aigues 2006. 50. id., La laïcité falsifiée, Paris 2012.

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Un tournant théorique elle, sur ce terrain : elle désigne les régimes qui placent les existences sous le dais d’un ensemble de valeurs sociales sacralisées. Ces catégories sont certes des idéaux-types, qui, dans la réalité, se conjuguent pour donner place à des expressions plus grisées. Elles peuvent cependant, tendanciellement, qualifier des régimes concrets. La laïcité anticléricale a trouvé une illustration en Union soviétique ; la laïcité autoritaire dans les régimes combiste ou kémaliste ; la laïcité de foi civique dans le modèle américain ; l’Angleterre, pour sa part, répond à la laïcité de coopération ; le Canada à la laïcité de reconnaissance ; quant à la France, celle en tout cas de la loi de 1905, elle s’inscrit dans le modèle de séparation. Quoique puissamment structurante, cette entreprise taxinomique fournit cependant l’occasion de soulever deux points de débat. Premier point : la question du périmètre de la laïcité libérale. Jean Baubérot y rattache volontiers le modèle français des origines, qu’il qualifie d’ailleurs de « lockéen ». Une nuance s’impose sans doute sur ce terrain : d’ordre philosophique, elle repose sur la nécessité de ne pas réduire le républicanisme, fût-il modéré, à n’être qu’une expression du libéralisme. Si la laïcité briandiste, d’où procède la loi de 1905, se défie, en effet, de l’idée de « religion civile » 51, et souhaite défendre les libertés de toutes les fractions de l’opinion publique, ce n’est pas en faisant le sacrifice de ce que Durkheim appelait l’« intégration morale » : même lorsqu’ils sont, à l’instar de Jules Ferry ou de Briand, portés au compromis, les gouvernants de la Troisième République entendent bien, comme le montrent leurs doctrines de l’école publique et de la morale civique 52, développer, par le truchement d’un État-recteur, une conception lourde de l’éthique sociale qu’on ne trouverait pas de la sorte dans les pays anglo-saxons. Second point : la question de la qualification de la laïcité irréligieuse. Est-il justifié de l’accueillir, comme il est fait ici, dans l’espace classificatoire des laïcités, notamment lorsqu’elle est portée par les régimes d’obédience marxiste ? Sauf à tomber dans un nominalisme radical qui n’accorderait aucune signification substantielle à ses éléments constitutifs, la laïcité ne peut se dissocier en effet de l’exigence démocratique, et du pluralisme qui lui fait cortège. Or, c’est le contraire que décrivent les expériences soviétique ou chinoise : leur propre

51. Pour une approche critique, d’un point de vue sociologique, de l’approche que Jean Baubérot a pu développer de la « religion civile », J.-P. Willaime, « Pour une sociologie transnationale de la laïcité dans l’ultramodernité contemporaine », Archives des sciences sociales des religions, 146, avril-juin 2009, p. 201-218. 52. P. Portier, « La morale laïque face à l’enseignement des faits religieux », dans P. gaudin, I. Saint-martin (éd.), Double défi pour l’école laïque : enseigner la morale et les faits religieux, Paris 2014, p. 223-250.

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Philippe Portier est bien d’avoir renoué, contre le principe d’indétermination propre à la démocratie moderne, avec un « modèle d’incarnation » 53, tout entier associé à une religion englobante, même s’il s’agit d’une « religion politique ». On aurait tort de penser l’apport de Jean Baubérot à l’étude de la question laïque en faisant droit seulement à la richesse de sa réflexion théorique. Il faut insister de surcroît sur la centralité, en la matière, de son engagement militant. Cet engagement se manifeste à travers un foisonnement d’articles de presse et d’interviews, de livres « citoyens », à la tonalité parfois pamphlétaire, comme La Laïcité expliquée à M. Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours 54, ou encore dans des prises de position officielles comme celle qui l’a vu s’abstenir en 2003, au sein de la commission Stasi dont il était membre, sur la proposition réclamant l’interdiction du port des signes religieux à l’école publique 55. À ce tableau, il convient d’ajouter sa participation active à diverses associations d’éducation populaire, telle la Ligue de l’enseignement, à plusieurs commissions ministérielles, et, même, en 1997-1998, à un cabinet ministériel, auprès de Ségolène Royal, alors ministre déléguée à l’enseignement scolaire. Un double rejet caractérise ses positions, celui de la « tentation néo-républicaine », « qui, sous couvert de laïcité, cherche à imposer aux croyants une sécularisation interne », celui également de la « tentation néo-cléricale », « où l’on croit, par moins de laïcité, mieux répondre aux défis de la sécularisation » 56. Il se situe, en fait, du côté d’une laïcité « interculturelle », volontiers inspirée par l’exemple québécois 57. À son principe, on trouve une conception abstentionniste de la neutralité étatique : parce qu’un tel dispositif introduirait une rupture d’égalité entre les citoyens, aucune religion ne doit pouvoir disposer d’un statut officiel dans l’État. S’y adjoint une conception recognitive de la liberté religieuse : il s’agit, pour peu qu’elle soit librement choisie et qu’elle respecte les droits d’autrui, de faire droit à la revendication de la différence, « devenue, écrit-il, la condition même de la reconnaissance de cet universel par quoi nous sommes identiques » 58.

53. Sur ce modèle d’incarnation, voir aussi P. Portier, « Philosophie, politique et religion. Une exploration des paradigmes contemporains », Archives des sciences sociales des religions, 163, mai 2015, p. 275 sqq. 54. J. baubérot, La Laïcité expliquée à M. Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours, Paris 2008. 55. Sur la place de Jean Baubérot dans la Commission Stasi, J. baubérot, « Le dernier des Curiace. Un sociologue dans la Commission Stasi », dans P. Côté, J. gunn (éd.), La nouvelle question religieuse. Régulation ou ingérence de l’État ?, Bruxelles-Berne-Berlin-New York 2006, p. 247-272. 56. J. baubérot, « Pour une sociologie interculturelle et historique de la laïcité ». 57. id., Une laïcité interculturelle. Le Québec avenir de la France ?, La Tour d’Aigues 2008. 58. id., « Pour une sociologie interculturelle et historique de la laïcité ».

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Un tournant théorique S’il faut évoquer cet engagement civique, c’est parce qu’il fait corps avec le travail scientifique. Bien qu’attaché, dès lors qu’il est question de science, à la distinction de l’être et du devoir-être, Jean Baubérot souligne volontiers, selon une ligne qui lui vient de ses années d’apprentissage, qu’en lui, le savant et le politique se nourrissent l’un l’autre. On retrouve là, dans cette circularité des investissements, la manière même de l’« intellectuel spécifique » décrit par Foucault : le citoyen parle en s’adossant aux savoirs particuliers qu’il accumule dans l’intimité de son cabinet de travail ; le chercheur écrit en s’appuyant sur les savoirs populaires qu’il croise dans les espaces publics où il s’installe. Parfois bien sûr, devant les déceptions du débat, Jean Baubérot éprouve la « tentation de la montagne » 59, qui le conduirait à se réfugier, loin du monde de l’action, dans l’empyrée de la connaissance désincarnée. Notre ami confie volontiers qu’elle ne dure jamais bien longtemps : non point seulement parce que cette fuga mundi l’éloignerait de la citoyenneté où il voit l’expression d’une vie réussie, mais parce que l’amenant à se priver des « enquêtes » implicites, selon l’expression de John Dewey 60, menées par les citoyens eux-mêmes, elle appauvrirait sa propre recherche. Bibliographie J. baubérot, L’évangélisation non-concordataire en France et les problèmes de la liberté religieuse en France au XIXe siècle, La société évangélique de 1833 à 1883, Université de Paris-Sorbonne, Paris 1966. J. baubérot, « Problèmes du protestantisme français face à la séparation des Églises et de l’État », Études théologiques et religieuses, 1972/3, p. 271-312. J. baubérot, Un christianisme profane ? Royaume de Dieu, socialisme et modernité culturelle dans le périodique ‘chrétien social’ L’avant-garde (1899-1911), préface de D. robert, Archives Karéline, Paris 2009 (19781). J. baubérot, « Le tricentenaire de la révocation de l’Édit de Nantes. Historiographie et commémoration », Archives de Sciences Sociales des religions, 1986, 62/2, p. 179-202. J. baubérot, Le Protestantisme doit-il mourir ? La différence protestante dans une France pluriculturelle, Seuil, Paris 1988. J. baubérot, La laïcité quel héritage ? De 1789 à nos jours, Labor et Fides, Genève 1990. J. baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ?, Seuil, Paris 1990.

59. Selon l’expression de Jean Baubérot dans son entretien avec P. bonifaCe, dans Les intellectuels intègres, Paris 2013. 60. J. deWey, Logique, la théorie de l’enquête (1938), Paris 1967.

461

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463

Conférence internationale de sociologie des religions, Budapest, juillet 1993 : Jean-Paul Willaime, Danièle Hervieu-Léger, Jean Baubérot, Valentine Zuber. Cliché DR.

En Sorbonne, avec Michèle Gendreau Massaloux, rectrice chancelière des universités, 1993. Cliché DR.

Weekend des doctorants, Centre des Fontaines de la Compagnie de Jésus à Gouvieux, 1996-1997. De droite à gauche : (1er rang) V. Altglas, (2e rang) J.-P. Augier, V. Abrouk, E. Astafieva, M. Estivalèzes ; (3e rang) C. Guérard-Ndiaye, A.-C. Begot, I. Biagioli, A. Perrin, L. Hourmant, M. Guitton. À la droite de Jean Baubérot, en premier plan, J. Catalogne, à sa gauche Nguyen Thi Thu Hang. Cliché DR.

Jean Baubérot, conseiller chargé de l’éducation à la citoyenneté et Ségolène Royal, ministre déléguée à l’enseignement scolaire, Paris, printemps 1998. Cliché DR.

Ministère de l’Éducation nationale, Paris, 1998. Cliché DR.

Colloque à l’Université de Kumamoto (Japon), juin 2002. Cliché DR.

École pratique des hautes études, Moorea, septembre 2002. Cliché DR.

Doctorat honoris causa de l’École pratique des hautes études, Sorbonne, Paris, décembre 2002 : Jacques Derrida, Paul Ricœur, Jean Baubérot. Cliché DR.

Doctorat honoris causa de l’École pratique des hautes études, Sorbonne, Paris, décembre 2002. Cliché DR.

Tabula gratulatoria

Bibliothèque de l’Institut de France Société de l’histoire du protestantisme français Olivier abel Arnaud baubérot Christian bernard Jean-Louis bianCo Pierre birnbaum Roberto blanCarte Neal blough Hubert boSt John boWen Anna boZZo Patrick Cabanel Nicolas Cadène Denis Carbonnier Jean-Hugues Carbonnier Marianne Carbonnier-burCkard Kiyonobu date Sonia dayan-herZbrun Kéren deSmery Fabrice deSPlan Christiane dieterlé-baubérot Jean-Pierre doZon Vincent duClert Jean-Dominique durand

471

Tabula gratulatoria André enCrevé Christian eySChen Sébastien fath Franck frégoSi André-Jean guérin Monique hirSChhorn Yves hivert-meSSeCa Philippe JeSSu Claude langloiS Hervé le braS Jean-Charles linet Raphaël liogier Laurence loeffel Jean-Paul martin Séverine mathieu Yves merle Micheline milot Michel morineau Edwy Plenel Philippe Portier Bernard rouSSel Ségolène royal Joan W. SCott Matthieu Séguéla Laurent SChlumberger Sophie SChlumberger Vincent Soulage Michel Wieviorka Jean-Paul Willaime Jean-François Zorn Valentine Zuber

472

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos Valentine Zuber

7

La laïcité en France Jean baubérot

13

Bibliographie de Jean Baubérot

25

PREMIÈRE PARTIE L’homme

57

En hommage à Jean Baubérot Jean-Charles linet

59

Jean Baubérot et la Ligue de l’enseignement Michel Morineau

63

Jean Baubérot, à l’éclaireur et à l’ami Ségolène royal

71

Jean Baubérot, un semeur de vérité Edwy Plenel

73

DEUXIÈME PARTIE Le protestantisme

77

Quelques observations sur la pensée politique des intellectuels protestants, de Calvin à nos jours Olivier abel

79

Bayle « précurseur de la laïcité » ? Entre modélisation et anachronisme contrôlé Hubert bost

91

« Et si Louis XIV n’avait pas révoqué l’édit de Nantes ? » Patrick Cabanel

107 473

Table des matières L’antiprotestantisme politique entre 1884 et 1910. Matrice française d’un déni d’altérité religieuse ? Jean-François Zorn

121

Réforme et le problème de la laïcité scolaire au début du premier septennat de François Mitterrand (1981-1984) André enCrevé

129

Considérations sur la très modeste contribution des protestants français à l’enseignement scolaire privé Jean-Paul WillaiMe

147

TROISIÈME PARTIE Les laïcités

163

Une laïcité sous contrôle ? Les débats sur la liberté religieuse en France de la Révolution à nos jours, entre libéralisme et régalisme Valentine Zuber

165

Survivances concordataires : à quand le musée ? Sébastien Fath

197

La loi de 1905 est-elle un « argument opposable » ? Jean-Paul Martin

207

Les immigrés en France : une catégorie ethno-raciale ? Hervé le bras

217

Domestiquer la religion en régime de laïcité : le cas de l’islam en France Franck Frégosi

227

Quelle « morale laïque aujourd’hui » ? Laurence loeFFel

249

Les figures non objectives de la « santé », entre foi religieuse et raisons laïques Raphaël liogier

257

Les élus de l’AMP : des catholiques sécularisés ? Séverine Mathieu

269

« La laïcité » décomposée John boWen

285

Laïcité et égalité des sexes Joan W. sCott

295

474

Table des matières La laïcité peut-elle contribuer à la justice sociale ? Micheline Milot

317

Baubérot et la sortie laïque de l’hexagone Roberto blanCarte

329

QUATRIÈME PARTIE Figures

357

Sur l’union des familles spirituelles : les juifs durant la Grande Guerre Pierre birnbauM

359

Un engagement intellectuel au xxe siècle. Élie Halévy, historien philosophe, de l’affaire Dreyfus à « l’ère des tyrannies » Vincent DuClert

377

Une figure paradigmatique de l’humanitaire : Albert Schweitzer Jean-Pierre DoZon

395

Kishimoto Hideo et la laïcité du Japon : parcours d’un chercheur japonais en sciences religieuses de l’après-guerre Kiyonobu Date

407

Sécularité, culture et agir politique chez Edward Said Sonia Dayan-herZbrun

423

CINQUIÈME PARTIE Conclusions

433

Nos catégories sont-elles universelles ? Le cas du concept de « mouvement social » Michel Wieviorka

435

Jean Baubérot et l’étude de la laïcité. Un tournant théorique Philippe Portier

445

Illustrations

465

Tabula gratulatoria

471

475

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES, SCIENCES RELIGIEUSES

vol. 105 J. Bronkhorst Langage et réalité : sur un épisode de la pensée indienne 133 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50865-8 vol. 106 Ph. Gignoux (dir.) Ressembler au monde. Nouveaux documents sur la théorie du macro-microcosme dans l’Antiquité orientale 194 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50898-6 vol. 107 J.-L. Achard L’essence perlée du secret. Recherches philologiques et historiques sur l’origine de la Grande Perfection dans la tradition ‘Nying ma pa’ 333 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50964-8 vol. 108 J. Scheid, V. Huet (dir.) Autour de la colonne aurélienne. Geste et image sur la colonne de Marc Aurèle à Rome 446 p., 176 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50965-5 vol. 109 D. Aigle (dir.) Miracle et Karâma. Hagiographies médiévales comparées 690 p., 11 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50899-3 vol. 110 M. A. Amir-Moezzi, J. Scheid (dir.) L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe. L’invention des origines. Préface de Jacques Le Brun 246 p., 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-51102-3 vol. 111 D.-O. Hurel (dir.) Guide pour l’histoire des ordres et congrégations religieuses (France, xvie-xixe siècles) 467 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51193-1 vol. 112 D.-M. Dauzet Marie Odiot de la Paillonne, fondatrice des Norbertines de Bonlieu (Drôme, 1840-1905) xviii + 386 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51194-8

vol. 113 S. Mimouni (dir.) Apocryphité. Histoire d’un concept transversal aux religions du Livre 333 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51349-2 vol. 114 F. Gautier La retraite et le sacerdoce chez Grégoire de Nazianze iv + 460 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51354-6 vol. 115 M. Milot Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec 181 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-52205-0 vol. 116 F. Randaxhe, V. Zuber (éd.) Laïcité-démocratie : des relations ambiguës x + 170 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52176-3 vol. 117 N. Belayche, S. Mimouni (dir.) Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition 351 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52204-3 vol. 118 S. Lévi La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas xvi + 208 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51534-2 vol. 119 J. R. Armogathe, J.-P. Willaime (éd.) Les mutations contemporaines du religieux viii + 128 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51428-4 vol. 120 F. Randaxhe L’être amish, entre tradition et modernité 256 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51588-5 vol. 121 S. Fath (dir.) Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion xii + 379 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51587-8 vol. 122 Alain Le Boulluec (dir.) À la recherche des villes saintes viii + 184 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51589-2 vol. 123 I. Guermeur Les cultes d’Amon hors de Thèbes. Recherches de géographie religieuse xii + 664 p., 38 ill. n&b, 155x240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51427-7

vol. 124 S. Georgoudi, R. Koch-Piettre, F . Schmidt (dir.) La cuisine et l’autel. Les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditérrannée ancienne xviii + 460 p., 23 ill. n&b, 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51739-1 vol. 125 L. Châtellier, Ph. Martin (dir.) L’écriture du croyant viii + 216 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51829-9 vol. 126 (Série “Histoire et prosopographie” n° 1) M. A. Amir-Moezzi, C. Jambet, P. Lory (dir.) Henry Corbin. Philosophies et sagesses des religions du Livre 251 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51904-3 vol. 127 J.-M. Leniaud, I. Saint Martin (dir.) Historiographie de l’histoire de l’art religieux en France à l’époque moderne et contemporaine. Bilan bibliographique (1975-2000) et perspectives 299 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-52019-3 vol. 128 (Série “Histoire et prosopographie” n° 2) S. C. Mimouni, I. Ullern-Weité (dir.) Pierre Geoltrain ou Comment « faire l’histoire » des religions ? 398 p., 1 ill. n&b, 155 x 240, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52341-5 vol. 129 H. Bost Pierre Bayle historien, critique et moraliste 279 p., 155 x 240, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52340-8 vol. 130 (Série “Histoire et prosopographie” n° 3) L. Bansat-Boudon, R. Lardinois (dir.) Sylvain Lévi. Études indiennes, histoire sociale ii + 536 p., 9 ill. n&b, 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52447-4 vol. 131 (Série “Histoire et prosopographie” n° 4) F. Laplanche, I. Biagioli, C. Langlois (dir.) Autour d’un petit livre. Alfred Loisy cent ans après 351 p., 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52342-2 vol. 132 L. Oreskovic Le diocèse de Senj en Croatie habsbourgeoise, de la Contre-Réforme aux Lumières vii + 592 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52448-1 vol. 133 T. Volpe Science et théologie dans les débats savants du xviie siècle : la Genèse dans les Philosophical Transactions et le Journal des savants (1665-1710) 472 p., 10 ill. n&b, 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52584-6

vol. 134 O. Journet-Diallo Les créances de la terre. Chroniques du pays Jamaat (Jóola de Guinée-Bissau) 368 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52666-9 vol. 135 C. Henry La force des anges. Rites, hiérarchie et divinisation dans le Christianisme Céleste (Bénin) 276 p., 155 x 240, 2009, PB, ISBN 978-2-503-52889-2 vol. 136 D. Puccio-Den Les théâtres de “Maures et Chrétiens”. Conflits politiques et dispositifs de reconciliation (Espagne, Sicile, xvie-xxie siècle) 240 p., 155 x 240, 2009, PB vol. 137 M. A. Amir-Moezzi, M. M. Bar-Asher, S. Hopkins (dir.) Le shīʿisme imāmite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg 445 p., 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-53114-4 vol. 138 M. Cartry, J.-L. Durand, R. Koch Piettre (dir.) Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures 430 p., 155 x 240, 2009, PB, 978-2-503-53172-4 vol. 139 M. Yahia Šāfiʿī et les deux sources de la loi islamique 552 p., 155 x 240, 2009, PB vol. 140 A. A. Nagy Qui a peur du cannibale ? Récits antiques d’anthropophages aux frontières de l’humanité 306 p., 155 x 240, 2009, PB, ISBN 978-2-503-53173-1 vol. 141 (Série “Sources et documents” n° 1) C. Langlois, C. Sorrel (dir.) Le temps des congrès catholiques. Bibliographie raisonnée des actes de congrès tenus en France de 1870 à nos jours. 448 p., 155 x 240, 2010, PB, ISBN 978-2-503-53183-0 vol. 142 (Série “Histoire et prosopographie” n° 5) M. A. Amir-Moezzi, J.-D. Dubois, C. Jullien et F. Jullien (éd.) Pensée grecque et sagesse d’orient. Hommage à Michel Tardieu 752 p., 156 x 234, 2009, ISBN 978-2-503-52995-0 vol. 143. B. Heyberger (éd.) Orientalisme, science et controverse : Abraham Ecchellensis (1605-1664) 240 p., 156 x 234, 2010, ISBN 978-2-503-53567-8

vol. 144. F. Laplanche (éd.) Alfred Loisy. La crise de la foi dans le temps présent (Essais d’histoire et de philosophie religieuses) 735 p., 156 x 234, 2010, ISBN 978-2-503-53182-3 vol. 145 J. Ducor, H. Loveday Le sūtra des contemplations du buddha Vie-Infinie. Essai d’interprétation textuelle et iconographique 474 p., 156 x 234, 2011, ISBN 978-2-503-54116-7 vol. 146 N. Ragot, S. Peperstraete, G. Olivier (dir.) La quête du Serpent à Plumes. Arts et religions de l’Amérique précolombienne. Hommage à Michel Graulich 491 p., 156 x 234, 2011, ISBN 978-2-503-54141-9 vol. 147 C. Borghero Les cartésiens face à Newton. Philosophie, science et religion dans la première moitié du xviiie siècle 164 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54177-8 vol. 148 (Série “Histoire et prosopographie” n° 6) F. Jullien, M. J. Pierre (dir.) Monachismes d’Orient. Images, échanges, influences. Hommage à Antoine Guillaumont 348 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54144-0 vol. 149 P. Gisel, S. Margel (dir) Le croire au cœur des sociétés et des cultures. Différences et déplacements. 244 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54217-1 vol. 150 J.-R. Armogathe Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne. Quarante ans d’enseignement à l’École pratique des hautes études. 227 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54488-5 vol. 151 C. Bernat, H.  Bost (dir.) Énoncer/Dénoncer l’autre. Discours et représentations du différend confessionnel à l’époque moderne. 451 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54489-2 vol. 152 N. Sihlé Rituels bouddhiques de pouvoir et de violence. La figure du tantrisme tibétain. 374 p., 156 x 234, 2012, ISBN 978-2-503-54470-0

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vol. 172 C. Ando Religion et gouvernement dans l’Empire romain 320 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56753-2 vol. 173 Ph. Bobichon Controverse judéo-chrétienne en Ashkenaz (xiiie siècle) Florilèges polémiques : hébreu, latin, ancien français (Paris, BnF Hébreu 712, fol. 56v-57v et 66v-68v) 305 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56747-1

À paraître vol. 175 N. Belayche, C. Bonnet, M. alBert llorca, A. avdeef, F. Massa, I. sloBodzianek (éd.) Puissances divines à l’épreuve du comparatisme : constructions, variations et réseaux relationnels env. 500 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56944-4 vol. 176 (Série “Histoire et prosopographie” n° 13) L. soares santoprete, A. van den k erchove (éd.) Gnose et manichéisme. Entre les oasis d’Égypte et la Route de la Soie. Hommage à Jean-Daniel Dubois env. 900 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56763-1 vol. 177 M. A. Amir Moezzi (éd.), L’ésotérisme shi’ite : ses racines et ses prolongements / Shi‛i Esotericism: Its Roots and Developments vi + 870 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56874-4 vol. 178 G. Toloni Jéroboam et la division du Royaume (1 Rois 11,26 - 12,33) Étude historico-philologique env. 300 p., 156 x 234, 2017 vol. 179 S. Marjanović-Dušanić L’écriture et la sainteté dans la Serbie médiévale. Étude hagiographique env. 300 p., 156 x 234, 2017