Conversation sur la naissance des inégalités 9782748901818, 2748901819

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Conversation sur la naissance des inégalités
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CONVERSATION SUR LA NAISSANCE DES INÉGALITÉS

Collection dirigée par Thomas Loué & Philippe Olivera Gérard NoirieL, A quoi sert «• l'identité nationale > j Laurence De Cock, Fanny Madeline, Nicolas Offenstadt Se Sophie Wahnich (dir.), Comment Nicolas Sarkozy écrit l'histoire de France Catherine Coquery-Vidrovitch, Enjeux politiques de l'histoire coloniale Laurence De Cock & Emmanuelle Picard (dir.), La Fabrique scolaire de l'histoire Jean-Luc Chappey, Bernard Gainot, Guillaume Mazeau, Frédéric Régent bc, Pierre Serna, Pour quoi faire la Révolution

© Agone, 2013 BP 70072, F-13192 Marseille cedex 20 http://www.agone.org ISBN : 978-2-7489-0181-8

Conversation sur la naissance des inégalités Christophe Darmangeat

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C V U H Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire

L'histoire tout entière n 'est qu 'une transformation continue de la nature humaine. KARL MAUX

Je remercie Kim Philipsen et Mike Elliot pour avoir gracieusement mis leurs illustrations à ma disposition, Pierre Lemonnier pour sa chaleureuse disponibilité et Jean-Marc Pétillon pour ses critiques avisées. Mes pensées vont aussi à ceux qui m'ont témoigné leur soutien pendant la longue gestation de ce petit livre, qui doit beaucoup à leurs remarques amicales. Je ne peux les citer tous, mais ils se reconnaîtront.

On trouvera les références des livres et articles cités dans les notes numérotées en chiffres arabes reportées, par chapitre, pages 187-193. Édition préparée par Michel Caïetti, Thierry Discepolo, Fronty et Gilles Le Beuze.

INTRODUCTION

Reconstituer l'évolution des sociétés

Ainsi prétends-tu, ami savant, être en mesure d'affirmer qu'il n'a pas toujours existé des riches et des pauvres ? Tout d'abord, je ne revendique certainement pas le titre de « savant ». Je ne suis ni préhistorien ni anthropologue de profession. Mais j'ai lu ceux qui le sont et qui, par leurs recherches, ont tenté de pénétrer les voies de l'évolution sociale. J'ai d'ailleurs moi-même écrit quelques textes sur ce sujet, dont un livre sur l'histoire - et surtout, la préhistoire - des rapports entre les sexes Je l'ai feuilleté l'autre jour. Ilest assez volumineux... Je te le concède ! Aussi suis-je heureux de pouvoir discuter de tout cela avec toi en tête-à-tête, et de répondre à tes questions aussi simplement que possible. Je me propose ainsi de te montrer que les inégalités de fortune n'ont pas existé de tout temps, mais aussi de t'expliquer quand, pourquoi et sous quelles formes elles sont apparues, puis se sont creusées jusqu'à scinder la société en classes antagonistes.

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C O N V E R S A T I O N S U R LA N A I S S A N C E D E S I N Ê G A L I T É S J

Les inégalités matérielles et les classes sociales ne sont-elles donc pas une seule et même chose ? En effet II y a même une différence très importante entre les deux. Les sociétés où il existe des classes sont par définition inégalitaires ; en revanche, beaucoup de sociétés ont connu certaines formes d'inégalités économiques tout en ignorant les classes. Même si, dans le détail, il est très difficile de définir précisément ce que sont les classes, on peut dire en première approximation qu'elles existent lorsqu'une partie de la société est en permanence contrainte, d'une manière ou d'une autre, de travailler pour le compte d'une autre ; en prenant l'affaire par l'autre bout, il existe des classes lorsqu'une minorité dominante peut se permettre de ne plus travailler du tout et d'être entièrement entretenue par d'autres fractions de la société. J'imagine qu 'en remontant suffisamment loin dans le temps on finitforcément par trouver un stade égalitaire. Après tout, chez les animaux, il n'y a ni riches ni pauvres iMais l'origine des inégalités ne se perd-elle pas dans la nuit des temps ?Ne sontelles pas aussi anciennes que l'espèce humaine elle-même ? Les inégalités matérielles ne datent certes pas d'hier, ni même d'avant-hier ! Elles existent depuis longtemps, très longtemps même si l'on mesure cette durée à l'aune de notre propre (et bien trop courte) vie. Elles ne sont cependant pas le produit de l'évolution biologique, mais celui de l'évolution sociale - et un produit somme toute assez récent Pour situer les ordres de grandeur, les préhistoriens s'accordent sur le fait que l'humanité biologiquement moderne (Homo sapiens) existe depuis environ deux cent mille ans, et qu'elle a pénétré en Europe il y a peut-être cinquante mille ans. La date à laquelle il convient de

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situer l'apparition des inégalités matérielles, en revanche, est beaucoup plus disputée. Nombreux sont ceux qui la font coïncider avec les premières différences radicales de traitement entre défunts d'une même communauté, au V e millénaire avant notre ère. Dans l'ouest de l'Europe, on commença alors à enterrer une petite minorité de la population dans des tombes monumentales, les dolmens. A la même époque, dans les Balkans, certains puissants furent inhumés avec de véritables trésors. Mais pour quelques chercheurs, l'apparition des inégalités est en réalité beaucoup plus ancienneIls s'appuient essentiellement sur la sépulture de Sungir, en Russie, datée vers - 28000 et dans laquelle les dépouilles d'un adulte et de deux enfants étaient accompagnées de trois mille cinq cents perles d'ivoire. La plupart des préhistoriens trouvent néanmoins cet indice trop isolé pour être probant Pour ma part, je suis davantage convaincu par les arguments de ceux qui situent les premières inégalités à une date intermédiaire, autour de -10000, lorsque les premières communautés humaines se sont sédentarisées et que se sont constitués les premiers villages. Quant aux classes proprement dites, on les associe généralement à la naissance des villes, des États, de l'écriture, bref, de ce qu'on a souvent appelé la « civilisation ». De l'avis général, les premières d'entre elles sont apparues environ trois mille ans avant notre ère. Mais alors, cela signifie que les sociétés humaines ont étéégalitaires durant des dizaines de milliers d'années ! Cela dit, ce type de sociétés a disparu depuis si longtemps queje serais bien curieux de savoir ce qu 'on peut en connaître... Tout comme les organismes vivants, les sociétés, même quand elles disparaissent, laissent des traces matérielles. Ce sont ces traces - restes d'outils, d'habitations, de tombes,

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d'œuvres d'art - qui fournissent la matière du travail des archéologues ; c'est à partir d'elles qu'ils tentent de reconstituer les sociétés disparues, à la manière dont la police scientifique analyse les indices d'une scène de crime. Et avec les progrès de la technique ces dernières décennies, des indices de plus en plus ténus livrent des informations de plus en plus précises. Certes. Mais sans document écrit, il doit être tout de même bien difficile de reconstituer l'évolution des sociétés à partir de ces seules traces... TU as raison, et la difficulté est d'autant plus grande qu'on remonte loin dans le passé et que les indices sont rares. Mais un problème après l'autre. La première tâche des archéologues, depuis que leur science existe, a été de classer leurs découvertes et d'établir des périodisations à partir desquelles ils pourraient construire leurs raisonnements. Un des cadres les plus anciens, qui date du xviii* siècle, voyait dans le développement de l'humanité la succession de trois grandes périodes. La première était la « Sauvagerie » où les peuples, vivant littéralement « dans la forêt », se nourrissaient de chasse et de cueillette. La deuxième étape était celle de la « Barbarie », selon le terme forgé par les Grecs de l'Antiquité, où l'humanité maîtrisait l'agriculture et l'élevage. Enfin, la troisième et dernière étape était celle de la « Civilisation », qui avait entre autres vu surgir l'écriture, les villes et l'Etat Cela ne semble pas si stupide... C'en était même loin. Mais lorsque les découvertes archéologiques commencèrent à s'accumuler, elles inspirèrent une autre classification.

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Ayant établi ainsi au début du X I X e siècle que l'humanité avait commencé par travailler la pierre, avant de découvrir beaucoup plus tard comment extraire et forger le métal, on abandonna le critère du mode de subsistance pour adopter celui des techniques de fabrication des armes et des outils. Christian Thomsen (1788-1865) proposa une chronologie dite des « trois âges » ; au premier âge lithique (un mot formé sur une racine grecque signifiant la pierre), avaient succédé l'âge du bronze puis celui du fer, celui-ci constituant la dernière période avant que l'humanité invente l'écriture et sorte de la préhistoire. Quelques décennies plus tard, notamment sous l'impulsion de John Lubbock (1834-1913), on se mit à distinguer, au sein de l'âge de pierre, le Paléolithique (la « pierre ancienne », période des outils de pierre taillée) et le Néolithique (la « pierre nouvelle », ou pierre polie). Et au sein de ce Néolithique, on fit de plus en plus souvent une place particulière à la période la plus récente, celle de la maîtrise du cuivre, qui reçut le nom de Chalcolithique (littéralement « cuivre-pierre »). C'est lors de cette phase que, dans l'est de l'Europe, se produit l'explosion des dépôts de richesse dans certaines tombes, que certains interprètent comme la marque de l'apparition des inégalités. Sauf erreur, cette approche est encore en vigueur, non ? Il me semble que tous ces termes sont encore couramment utilisés. En effet. Cependant, comme on pouvait s'y attendre, depuis cette époque, le découpage a encore été affiné. Par exemple, on a ajouté certaines périodes intermédiaires, comme le Mésolithique (« pierre moyenne ») qui, marqué par de nouvelles techniques de taille de la pierre et probablement l'invention de l'arc, s'intercale entre le Paléolithique et le Néolithique.

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Quant au Néolithique, justement, on considère dorénavant qu'il ne se caractérise pas uniquement - ni même principalement - par l'apparition de la pierre polie qui lui a donné son nom. On le définit bien davantage par une série d'innovations importantes, essentiellement l'invention de l'agriculture et de l'élevage. Cette transition, justement, n'est-elle pas considérée comme un événement majeur ?Je crois avoir lu quelquepart que l'on parlait de ? C'est cela. Je crois que le nom leur vient beaucoup moins de leur embonpoint que de leur position sociale. Ce sont des individus (mâles) riches et respectés, entourés d'un groupe de partisans, et ce sont les personnages centraux de ces sociétés marquées par l'existence de vastes réseaux d'échanges cérémoniels intertribaux.

Quand tu dis qu'ils étaient riches, qu'est-ce que cela recouvre au juste ? Un Big Man possédait généralement plusieurs femmes, un b o n trésor de coquillages, des créances sur d'autres membres de sa tribu, un troupeau de cochons dépassant largement la moyenne, une maison assez vaste et de nombreux jardins cultivés. Son pécule, sous réserve qu'il en fasse bon usage, était à la base de son prestige. Certains Big Men parvenaient à amasser des patrimoines appréciables, si l'on en juge par cette description d'un des plus prospères d'entre eux : « Sa fortune se monte à cinq femmes, une encaisse de a 400 cauris locaux (représentant une capacité d'achat de iao porcs de 90 kg) ; 3 600 cauris importés (équivalant à 18 porcs), 3 300 perles (équivalant à 5,5 porcs), 20 colliers (équivalant à un porc) et 5 haches (équivalant à un porc). En plus de sa monnaie, il détient 41 porcs. Ses créances sont aussi considérables que ses réserves en liquide. Il a payé le prix de la fiancée pour onze personnes qui n'ont pas encore remboursé [...] Il détient des crédits sur vingt autres individus. 9 » Converties en porcs, ces créances représentaient plus de cent dix animaux supplémentaires, une somme considérable. Mais, par l'illusion banale qui permet à l'exploitation d'autrui de passer pour son contraire, sa politique de prêts valait à sa « générosité »

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d'être « saluée par tous ceux qui le connaissent » io . .. et auxquels le personnage avait soigneusement dissimulé la majeure parde de son trésor. Mais d'où tiraient-ils tout cela ? Il fallait nécessairement qu'ils exploitent le travail de quelqu'un, et tu disais que l'esclavage n'existait pas en Nouvelle-Guinée... La première source de revenus du Big Man était ses épouses : comme il était de règle dans cette région, ce sont elles qui effectuaient les travaux agricoles et qui élevaient les porcs. Mais c'est le mari qui était le seul propriétaire de ces produits et qui en tirait avantage en les échangeant ou en les prêtant. Dans le sillage du Big Man, on trouvait aussi des hommes. Il s'agissait avant tout de jeunes célibataires

U n Big Man de la tribu T o m b e m a aide u n e jeune mariée à distribuer les c a r c a s s e s de porc q u e celle-ci vient de recevoir en « prix de la fiancée ». (photo ©Daryl Feil, in P. Lemonnier, Guerres et festins. Éditions de la MSH, 1990)

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qui, comme tout membre de la communauté, disposaient de terres, mais qui se savaient incapables de réunir par eux-mêmes la somme nécessaire à leur mariage. Pendant quelques années, ils travaillaient donc les jardins du Big Man tout en étant nourris par les épouses de celui-ci. Une fois tout ou partie du prix de la fiancée avancé par le Big Man et le célibataire installé en ménage, celui-ci continuait d'aider son créancier, élevant quelques porcs que ce dernier plaçait chez lui et fournissant ponctuellement des biens à son protecteur afin que celui-ci les utilise dans les échanges cérémoniels. L'influence du Big Man débordait bien souvent le cadre des groupes de parenté, et une partie des jeunes gens qui venaient ainsi résider chez lui ne lui étaient reliés par aucun lien généalogique.

C'était donc un aimant pour les hommes qui n 'avaientpas une position bien assise dans la tribu. Et qu'il attirait comme de la limaille ! Parmi ces gens qu'on trouvait dans sa suite se trouvaient aussi ceux qui sont connus sous le nom de rubbish men : littéralement des « gens de rien », incapables de mener une vie sociale normale et ne pouvant pas espérer, pour une raison ou pour une autre, réunir au cours de leur vie les sommes nécessaires à un mariage et aux cérémonies rituelles. C'étaient des handicapés, physiques ou mentaux, qui trouvaient chez le Big Mon un abri intéressé, celui-ci ne se privant pas de les faire travailler pour son compte. C'était également des réfugiés, des déracinés, des orphelins, privés par les circonstances de l'existence ou par la guerre du soutien d'un groupe de parenté et de l'accès aux terres que celui-ci leur aurait fourni, et que les Big Men faisaient admettre dans la communauté en usant de leur influence. C'était tout bénéfice : n'étant pas membres

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à part entière de la tribu, ces gens étaient dépourvus de tout droit sur les terres, et donc condamnés à rester des dépendants et à travailler pour le compte de leur « bienfaiteur » jusqu'à la iîn de leurs jours. Ainsi, chez les Mae Enga, où le réfugié, « en échange de son entretien et de dons occasionnels, [...] sert d'homme à tout faire, coupe et porte le bois de chauffe, surveille les porcs, laboure les jardins, construit les maisons et est, en général, consciencieusement exploité " ».

Pourfaire travailler toute cette suite à son profit, il fallait bien que le Big M an dispose d'un ht de terres largement supérieur à la normale ! Certes. A priori, il n'avait pas droit à davantage de terres que n'importe quel autre membre de la tribu. Dans ces sociétés inégalitaires, on ne pouvait détenir plus de terres que l'on ne pouvait en travailler... ou, plus exactement, en faire travailler par l'ensemble de ses épouses et de ses dépendants. Et c'est uniquement en raison de leur nombre que le Big Mon se voyait attribuer une quantité de terres supérieure à celle des hommes ordinaires. La source de la richesse du Big Mon n'était donc pas, en soi, ses droits sur la terre, mais son pouvoir direct sur les personnes, ce que l'un d'eux exprimait très clairement : « La terre n'est rien, ce sont les hommes qui sont forts. ° »

J'ai cru deviner que l'influence du Big Man ne se limitait cependantpas à ses dépendants directs... En effet Lorsqu'il prenait part aux échanges cérémoniels qui mettaient aux prises les différents groupes, ce n'était pas seulement en son nom propre, mais aussi au nom de tous ceux qui avaient choisi de se ranger derrière lui.

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Quel intérêt y trouvaient-ils

?

Ces échanges étaient des compétitions où triomphait celui qui avait pu rassembler le plus de richesses. La victoire du Big Mon était aussi celle de tous ses partisans, qui augmentaient leur prestige collectif et leurs chances de trouver des épouses. Peux-tu être un peu plus explicite sur le type d'autorité que le Big M an était susceptible d'exercer sur les autres membres de la tribu ? Comment sa puissance sociale s'exprimait-elle ? Par des mécanismes très banals, la puissance économique des Big Men leur conférait également une influence politique. Ses débiteurs étaient ses obligés, ce qui faisait d'eux ses « fervents partisans » I3. Dans toutes les querelles internes au groupe, ils se plaçaient de son côté, formant une troupe qui lui était toute dévouée. J'ai d'ailleurs déjà évoqué des épisodes où certains de ces personnages avaient tenté, et parfois réussi, de faire régner une véritable atmosphère de terreur autour d'eux. Mais en dehors même de cet aspect, le Big Mon, grâce à ses moyens financiers, jouait aussi un rôle essentiel dans l'ensemble des événements qui concernaient la communauté, qu'il s'agisse de la fête du porc, de l'expédition vers d'autres villages pour la danse communale, du creusement d'un fossé de drainage, de la réparation d'un pont... À tort ou à raison, on a l'impression que l'influence du Big M an, au-delà du cercle immédiat de ses dépendants, était uniquement fondée sur l'assentiment de ceux qui se plaçaient dans sa sphère d'influence... Pouvaient-ib donc cesser de le soutenir s'ilsjugeaient qu'il n'en valait plus la peine ? Absolument, et ils ne s'en privaient apparemment pas.

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Tous ceux qui ont observé ces sociétés ont insisté sur la relative précarité de la situation du Big Mon. Sans même parier de celui qui commettait l'erreur de trop thésauriser, du maladroit ou malchanceux qui ne parvenait pas à réunir à temps suffisamment de porcs et de coquillages pour faire bonne figure dans les échanges compétitifs, tout Big Man devait sans cesse louvoyer entre deux impératifs contradictoires. Il ne devait sa situation qu'aux richesses qu'il parvenait à soutirer à son groupe de partisans. Mais il ne pouvait conserver leur soutien qu'en entretenant le sentiment qu'il y avait davantage à gagner qu'à perdre à rester dans son orbite, c'est-à-dire en redistribuant les richesses ainsi récoltées et en entretenant sa réputation de générosité I4.

La position de Big Man était donc instable ? Dans une large mesure, oui. Cela dit, il ne faut pas confondre l'instabilité relative de la position de chaque Big Man pris individuellement avec celle du système luimême. De ce point de vue, il en va de même dans notre propre société : le fait que certains capitalistes bâtissent des fortunes tandis que d'autres sont ruinés n'empêche pas le capitalisme lui-même de perdurer. En Mélanésie non plus, les rapports sociaux n'étaient pas globalement affectés par l'ascension ou la déchéance de ces hauts personnages.

Une dernière question à propos des Big Men. Le portrait que tu en as dressé donne tout de même nettement l'impression de se trouverface à d'authentiques exploiteurs, qui tiraient leurs privilèges de l'extorsion du travail de leurs dépendants. Je serai plus nuancé. Dans le Big Man, on discerne déjà les traits de l'exploiteur des temps futurs. Mais le Big Man n'est qu'un exploiteur en devenir. D'un côté, par ses

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mariages ou sa politique de prêts, il possédait une vraie puissance économique et sociale. Mais de l'autre côté, il ne faut pas oublier que cette puissance était considérablement limitée par le fait que l'immense majorité des membres de la tribu continuaient de disposer d'un libre accès aux terres. Mi-exploiteur, mi-protecteur, disposant de ressources et de pouvoirs privilégiés mais n'ayant qu'une liberté limitée dans leur utilisation, le Big Mon était, comme le disaient les Papous eux-mêmes non sans poésie, « tel un banian qui, bien qu'il soit le plus gros et le plus grand de la forêt, reste un arbre comme les autres. Mais, simplement parce qu'il dépasse tous les autres, le banian porte davantage de lianes et de racines, fournit davantage de nourriture pour les oiseaux, et protège mieux du soleil et de la pluie 15 ».

La Côte Nord-Ouest Pour mon troisième et dernier exemple de société inégalitaire, j'ai choisi un autre ensemble de sociétés dont j'ai déjà eu l'occasion de te dire quelques mots : la Côte Nord-Ouest Ces peuples de chasseurs-cueilleurs, qui vivaient dans des villages permanents de quelques dizaines à un millier d'habitants, se distinguaient par la place qu'y prenaient les paiements de toutes sortes, ainsi que les marques formalisées de rangs et d'honneurs. Parmi la tribu Kwakiutl, qui comptait moins de dix mille membres, existait ainsi une série de six cent cinquante-huit distinctions soigneusement classées de la plus à la moins prestigieuse ! Par une stricte étiquette, le rang codifiait tous les aspects de la vie sociale, qu'il s'agisse des vêtements, du régime

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alimentaire, de la place occupée lors des banquets ou, bien sûr, de ce qui faisait qu'un mariage ou une tâche productive pouvaient être considérés comme convenables.

En somme, ces sociétés étaient encore bien plus inégalitaires que celles des Big Men de la Nouvelle-Guinée ! Je ne sais pas si elles étaient plus inégalitaires. Ce qui est certain, en revanche, c'est qu'elles avaient à cœur de proclamer ces inégalités haut et fort. Ceux que, faute de mieux, on appelle traditionnellement des « chefs » étaient largement déchargés du travail productif. Es accomplissaient uniquement certaines tâches prestigieuses, telles la chasse à la baleine, en s'y réservant un rôle de direction. Dans au moins une tribu, celle des Tsimshian, les rangs supérieurs mutilaient même leurs filles afin de les rendre boiteuses, montrant ainsi aux yeux de tous que leur richesse leur permettait de s'abstenir de travailler 16 - une coutume qui rappelle le bandage des pieds en Chine traditionnelle.

Si ces chefs dont tu parles détenaient des titres, ne formaientils pas une véritable noblesse ? C'est toujours la même chose avec les mots : ils disent des choses, mais en sous-entendent d'autres, ce qui les rend parfois aussi gênants qu'utiles ! Et en matière de sociétés, dès que l'on veut désigner des réalités qui sont loin des nôtres, on est toujours ennuyé pour choisir les termes à employer. Sur la Côte Nord-Ouest, les titres étaient, en euxmêmes, purement honorifiques. Certes, ils s'accompagnaient de certains privilèges, comme celui de s'asseoir à tel emplacement plutôt qu'à tel autre lors d'un banquet, ou d'arborer le blason familial, mais ne conféraient aucun

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U n N a k o a k t o k de la Côte N o r d - O u e s t . Il exhibe u n e de ces p l a q u e s de cuivre qui, d a n s cette région, constituaient la f o r m e s u p r ê m e de la richesse, (photo Edward S. Curtis, 1914)

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pouvoir direct sur les gens du commun. Voilà pourquoi parler de « noblesse » paraît assez mal approprié. Tu as évoqué tout à l'heure une institution emblématique de cette région, le podatch. Fourrais-tu expliquer de quoi il s'agissait au juste ? C'était une fête au déroulement codifié, dans laquelle, au nom de leur groupe, les chefs faisaient la démonstration publique de leur générosité, notamment en régalant à leur frais et sans compter les gens du commun. Des échanges de cadeaux entre chefs avaient aussi pour fonction de réaffirmer le rang de chacun. Et en signe de munificence, il était d'usage que les chefs détruisent publiquement quelques richesses de grande valeur. Soit dit en passant, il est permis de penser que l'importance prise par ces échanges était, au moins en partie, un substitut à la guerre, et que leur importance devait beaucoup à la pacification forcée : « Les Kwakiud disent qu'avant que les Blancs arrivent ils combattaient avec des armes ; à présent, ils combattent avec de la richesse.17 » Une fois encore, on a l'impression gravitait autour des riches.

que dans ces sociétés toux

Ce n'est pas seulement une impression. Ils étaient réellement au centre de la vie sociale. Les chefs détenaient des droits importants sur plusieurs catégories de biens de production : les filets de pêche, les barrages, les canoës, les séchoirs à saumon... Et d'où tiraient-ils leurs revenus ? En partie, des mêmes sources qu'en Nouvelle-Guinée : ils s'attachaient le soutien de gens du commun qu'ils rassem-

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blaient dans leur maison. Là aussi, même si les liens de parenté avec le chef fournissaient généralement un noyau stable, les roturiers étaient libres de quitter une maison pour une autre, et les chefs devaient faire montre d'une certaine générosité pour espérer conserver leurs partisans. Et tout comme en Nouvelle-Guinée, sous la masse des roturiers, existait une mince couche de rubbish men, « gens de rien » recrutés parmi les réfugiés, les enfants illégitimes ou les orphelins, et qui, dépourvus des droits et du soutien que leur aurait prodigués leur groupe de parenté, ne pouvaient espérer qu'une existence marginale, à l'ombre d'un puissant. Là encore, donc, la nature exploiteuse des chefs se dissimulait derrière les apparences de la protection des plus faibles, et un ethnologue relevait que, « du point de vue des indigènes, c'est grâce à la bonté du chef que les gens de condition inférieure trouvaient le gîte et le couvert 18 ». Cela dit, il existait une différence majeure entre la Côte Nord-Ouest et la Nouvelle-Guinée : c'est l'esclavage.

Une différence majeure, dis-tu ? L'esclavage était-il donc si important ? Il est toujours difficile de procéder à des estimations, et ce d'autant plus que cette institution fut une des premières à pâtir du contact avec les Blancs. Mais on s'accorde à estimer que, selon les tribus, avant ce contact, le pourcentage d'esclaves dans la population s'échelonnait entre 5 °/o et oo °/o.

C'est considérable ! Oui. C'est du même ordre de grandeur que dans les États du Sud avant la guerre de Sécession.

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Ces esclaves, qui étaient-Us ? Comme toujours, ou presque : d'abord et avant tout des captifs de guerre. L'archéologie a montré que la région était le théâtre d'une activité martiale intense depuis cinq mille ans au moins. Armés d'arcs et de massues, protégés par des armures de bois, les combattants n'avaient de

Un combattant tlingit en armure, esquisse de 1791. (Journal of Tomâs de Surfa ofhis Voyage with Malaspina to the Northwest Coast of America in 1791, planche III, A0414, Universityof Alaska, Fairbanks)

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cesse de monter des expéditions afin de piller et de rafler des ennemis. Les prisonniers étaient ensuite vendus et revendus d'une tribu à l'autre afin de les éloigner de leur terre d'origine et de décourager toute tentative d'évasion. En certains lieux, on avait même résolu un problème traditionnel de l'esclavage en faisant subir aux nourrissons un traitement qui différenciait physiquement la population autochtone : « Parmi les tribus de l'île de Vancouver, [...] le degré d'aplatissement du crâne permis par la loi tribale était lié au rang social. La tête complètement ronde signalait l'esclave ; la tête complètement aplatie signalait le chef. 19 »

Celafait un peu froid, dans le dos... Il est certain que l'image du « bon sauvage » en est un peu écornée... Mais avant de poursuivre sur ce point, il me faut ajouter que dans cette région, si la guerre était la principale voie vers l'esclavage, elle n'était pas la seule. En effet, on pouvait aussi devenir esclave dans sa propre communauté, par l'endettement Dans cette société gouvernée par la richesse, la vente de soi-même ou d'un membre de sa famille était parfois la seule issue pour celui qui n'avait pu faire face à un paiement trop important

Les esclaves devaient former des groupes considérables ! Non, car beaucoup de gens en possédaient, et de toute façon, les plus gros villages ne dépassaient pas quelques centaines de personnes. On estime que les individus aisés détenaient deux ou trois esclaves et, sauf cas exceptionnel, les plus riches jusqu'à une douzaine. De ce point de vue donc, rien de comparable aux latifundia romaines ou aux plantations du sud des EtatsUnis.

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J'imagine alors que, dans ce cas, l'esclavage prenait uneforme relativement clémente... L'esclavage à visage humain, en quelque sorte ? L'idée que les sociétés pré-étatiques pratiquaient une forme adoucie, dite « patriarcale », d'esclavage est souvent avancée. Je doute néanmoins qu'elle soit fondée. Je serais bien plutôt tenté de n'y voir qu'une construction imaginaire, forgée rétrospectivement dans la période moderne. Par définition, l'esclavage, qui signifie que la vie de la personne concernée se trouve entre les mains de son maître, ne peut guère être empreint de douceur. En tout cas, c'est certain, tel n'était pas le cas en Côte Nord-Ouest. Globalement, la situation matérielle des esclaves semble ne pas avoir été très différente de celle des gens du commun. Même s'ils étaient astreints au travail de production, ils n'étaient pas affamés, ni même soumis à des privations particulières. Etant donné leur nombre, ils contribuaient de manière décisive à la richesse des chefs. Surtout, ils représentaient la seule source de main-d'œuvre sur laquelle ceux-ci pouvaient compter quoi qu'il arrive, les roturiers restant libres de passer à tout moment de la maison d'un chef à une autre. Leur condition les exposait cependant à subir des actes d'une extrême cruauté. Leur propriétaire avait sur eux des droits sans limites. En particulier, celui qui voulait frapper les esprits lors d'un potlatch ne manquait pas d'en exécuter quelques-uns, simplement pour faire la démonstration qu'il était suffisamment riche pour se permettre ce gaspillage.

Des sacrifices humains ! Le terme ne me paraît pas approprié, mais quoi qu'il en soit, le principe même du potlatch était de démontrer aux yeux de tous sa capacité à se séparer de ses richesses, fut-

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ce en les détruisant. Alors, pourquoi ce qui était valable pour de la nourriture ou des plaques de cuivre ne l'auraitil pas été pour des esclaves ? Un témoin relate ainsi que, chez les Nootka de l'île de Vancouver, « un propriétaire peut en faire sortir une demi-douzaine de sa maison et les tuer publiquement les uns après les autres sans que personne ne prête attention à cette atrocité 10 ». Manifestement plus indulgent pour les cruautés romaines qu'indiennes, un autre écrit d'eux : « Ils sont battus, lacérés, et mutilés ; l'ablation des doigts et des orteils, l'ouverture du nez, l'énucléation des yeux sont ordinaires. Ils sont abattus en guise de distraction, sans même l'excitation ou l'excuse d'un combat de gladiateurs. 11 » Au demeurant, les esclaves avaient bien d'autres occasions de perdre la vie. Ainsi, il était commun d'en mettre à mort lors de la construction d'une nouvelle maison, ou lors du décès de leur propriétaire : « A la mort du maître, deux esclaves sont abattus sur sa tombe. [. . .] Ils sont choisis bien avant que l'événement se produise, mais font face à leur destin avec beaucoup de philosophie. 1 1 »

Tu disais tout à l'heure que les chefs possédaient des droits importants sur certains moyens deproduction. Cela devait leur ouvrir des possibilités... C'est exact Us ne bénéficiaient pas uniquement du travail de leurs esclaves. Bien plus qu'à Tikopia ou en NouvelleGuinée, ils étaient parvenus à imposer un prélèvement coutumier sur la production des hommes libres. Via les droits qu'ils détenaient sur les meilleures zones de pêche et de chasse, mais aussi en vertu de certaines fonctions rituelles, les chefs percevaient systématiquement une part variant entre un cinquième et la moitié des prises des chasseurs.

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C'est très loin d'être négligeable ! Les membres de la tribu acceptaient-ils ce prélèvement de bon gré ? À ce qu'il semble, la ponction dépendait assez largement de la puissance et de l'attitude personnelle du chef. De plus, celui-ci donnait souvent quelque chose en échange, ce qui pouvait faire passer la transaction pour un simple achat Certes, mais les intéressés étaient-ils dupes ? Il est bien difficile de répondre avec certitude. En tout cas, dans certaines circonstances, la contrainte intervenait de manière assez ouverte. Chez les Kwakiud, la viande de phoque, qui ne pouvait être conservée et devait donc être immédiatement distribuée, donnait parfois lieu à d'âpres conflits. La règle voulait en effet que le chasseur, quel que soit son butin, ne garde qu'un seul animal pour lui et donne tous les autres au chef du clan de la maison dont il dépendait « Celui qui agit ainsi est bien traité par le chef. Si un chasseur pingre donne la moitié de ses phoques au chef parce qu'il préfère le prix offert par un autre chef ou une autre maison, alors, s'il est un mauvais homme, le chef de la maison du chasseur tente de le tuer, et souvent il y parvient » 13 Si je résume, on avait une aristocratie largement détachée des tâches productives, qui vivait du travail de ses esclaves et des prélèvements sur les hommes libres. Je ne vois vraimentpas ce qui interdirait de parler d'une authentique société de classes ! C'est une question qu'on peut se poser, et certains chercheurs sont d'ailleurs de cet avis. Toute la difficulté est qu'entre des prélèvements marginaux et occasionnels et la formation d'authentiques classes, il existe un dégradé

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de situations intermédiaires qui rend bien difficile la détermination d'une limite nette. Personnellement, je penche tout de même en faveur de l'opinion selon laquelle, dans ces sociétés, le processus de formation des classes sociales n'était pas achevé. Certes, les chefs étaient les titulaires nominaux de la meilleure partie des ressources ; ce sont ces titres qui justifiaient leurs prélèvements et qui interdisaient à quiconque de les utiliser sans leur permission. Cependant, celle-ci était automatiquement accordée à tous les membres des maisons : « O n n'a jamais entendu parler d'un seul "propriétaire" ayant refusé de donner la permission nécessaire. Pour les indigènes, une telle chose aurait été inconcevable. 1 4 » De plus, en dehors des zones les plus productives attribuées aux chefs, la plupart des tribus conservaient de vastes étendues sur lesquelles chacun pouvait chasser ou cueillir sans rien devoir à personne.

Toujours ce problème des terres libres... Oui, il est fondamental. Celles-ci ne constituaient pas seulement une ressource permanente pour les membres de la tribu. Elles représentaient également une possibilité d'échappatoire pour les rubbish men. Lorsqu'ils dépassaient un certain nombre, ceux-ci pouvaient tenter, avec des chances sérieuses de réussite, de fuir pour aller s'installer sur de nouvelles terres et fonder une nouvelle communauté dans laquelle ils étaient à nouveau membres de plein droit. Les sociétés de la Côte Nord-Ouest, comme bien d'autres sociétés inégalitaires dans le monde, étaient donc traversées par deux mouvements contradictoires : dans un sens, le risque pour les membres de plein droit d'être réduits au rang d'esclaves ou de dépendants ; dans l'autre,

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la constitution par ces dépendants de nouvelles communautés, qui leur permettaient de regagner ainsi leur statut d'hommes pourvus de terres et pleinement libres.

Peut-on dire, dam ce cas, que sans être achevé, laformation des classes était un processus largement entamé ? Je souscris pleinement à cette formulation. Au demeurant, cette évolution ne se manifestait pas uniquement sur le plan économique. O n la voyait aussi se dessiner du côté des rapports politiques.

À quoi fais-tu allusion ? La tribu représentait traditionnellement une libre association d'hommes en armes, où personne ne pouvait imposer légitimement sa volonté aux autres. Mais dans cette région s'étaient développés les embryons de ce qui allait devenir dans d'autres sociétés un État, c'est-à-dire un appareil spécial, distinct de la société et capable de s'imposer à elle par la force. En plus d'être puissants sur le plan économique, les chefs se devaient également de l'être sur le plan militaire. Dans un contexte de guerres incessantes, il fallait être capable de s'opposer aux attaques extérieures et d'en lancer soi-même afin de faire main basse sur le butin et les esclaves. Pour les roturiers, se placer au service d'un chef avait donc ses avantages... mais aussi, comme on le devine, ses contreparties : « Là où la guerre est habituelle, le chef entretient une troupe de combattants. Un chef courageux et bien armé est une source de sécurité pour ses partisans - ou, s'ils ne satisfont pas à ses demandes, une source de problèmes. ÏS » Or, parmi les combattants au service du chef, qui frappaient pour son compte tant les ennemis de

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l'extérieur que les gêneurs de sa propre tribu, se trouvaient les esclaves. Ce n'était pas anodin, car leur maître pouvait compter sur leur obéissance sans limites. Le roturier libre, en Côte Nord-Ouest comme dans l'ensemble des sociétés sans classes, était également un combattant libre. Il n'était sous l'autorité de personne et, pour lui, comme on a pu l'écrire à propos des Iroquois, « un ordre aurait été ressenti comme une insulte 16 ». Et si ce combattant libre pouvait accepter de mettre provisoirement son bras au service d'un autre, c'était toujours un acte volontaire, sur lequel il pouvait revenir à tout moment L'esclave, au contraire, n'était pas seulement un travailleur fiable, que le chef était certain de pouvoir exploiter sans qu'il risque de le quitter. Il était aussi un guerrier dont la fidélité et l'obéissance lui étaient acquises 17. J'ai bien du mal à accepter cela. Selon toi, une bande armée composée d'esclaves serait plus docile qu 'une troupe d'hommes libres, consentants et agissant selon leur intérêt ? Permetsmoi d'en douter ! Des esclaves peuvent se révolter, ou simplement être débauchés par un autre maître promettant plus de mansuétude... Mais on parle ici d'esclaves, pas de salariés ! Par définition, dans une société qui pratique l'esclavage, il est exceptionnel que les maîtres cherchent à convaincre les esclaves des autres d'entrer à leur propre service, et plus encore à se révolter. Quant aux hommes libres, précisément... ils sont libres ! Libres de se placer dans le sillage d'un leader, mais libres aussi de s'en séparer, s'ils estiment pour une raison ou pour une autre que ce leader ne satisfait plus leurs intérêts. Alors, que les esclaves puissent devenir de fidèles serviteurs, voilà qui nous paraît paradoxal, à nous qui vivons

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dans des sociétés où l'esclavage n'existe pas. Mais dans toutes celles qui l'ont pratiqué, c'était une vérité bien connue que les esclaves - certes pas tous, mais au moins certains d'entre eux - , dont la vie était en quelque sorte suspendue en permanence à la volonté de leur maître, pouvaient s'avérer d'une loyauté sans pareille à son égard. Ces esclaves, à la différence des hommes libres, ne pouvaient a priori jamais se trouver sur un pied d'égalité, et donc en situation de rivalité potentielle avec celui dont ils dépendaient ! Et ce n'est pas par hasard qu'il existe sur tous les continents de très nombreux exemples de puissants ou de rois dont la garde rapprochée comptait de nombreux esclaves.

Quoi qu'il en soit, tu suggères donc que certains chefs de la Côte Nord-Ouest pouvaient se servir de leur suite armée pour imposer leur loi personnelle au reste de la tribu ? Je ne fais pas que le suggérer ! Je l'affirme, car on a pu le constater en bien des occasions. Le chef, ayant manqué à ses devoirs, redoutait-il la rébellion de ses roturiers et de ses proches parents ? « Un chef nootka qui était ainsi menacé utilisa ses esclaves masculins pour se protéger. » Un individu était-il jugé indésirable ? « Le chef pouvait prévenir les gens qu'on pourrait le tuer impunément ; ou il pouvait donner l'ordre à ses esclaves de l'exécuter. » Le chef voulait-il augmenter ses prélèvements par la force ? « Une fois, tous les chefs nootka s'allièrent et dépouillèrent les roturiers de leur pêche de flétans. » Et chez les Chinook, un chef « était constamment en train d'envoyer l'un ou l'autre de ses dix fils [...] pour s'emparer des biens d'un roturier, la peine en cas de rébellion étant la mort ». 18

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Avant que tu en termines avec la Côte Nord-Ouest, ce que tu en as dit précédemment m'inspire une interrogation plus générale. Je t'écoute. Voilà : tu expliques depuis le début que le critère décisif pour établir qu 'une sociétén 'estpas encore une société de classes, c'est que les producteurs y aient un accès libre aux terres. Mais en Côte Nord-Ouest, il me semble que la liberté de cet accès était devenue fort relative ! Outre les esclaves, qui n'avaient plus accès à rien du tout, même les hommes libres étaient astreints à verser un tribut quasi systématique. Alors, je veux bien qu 'on dise qu'ils avaient encore accès de droit à la terre, dans la mesure où ils ne pouvaient en être privés, mais parler dans ce cas d'accès libre paraît un peu abusif. Encore une fois, tu soulèves un lièvre de belle taille. Sur ce point, même si mon opinion est très loin d'être assurée, j'ai tendance à partager tes réserves. Alain Testait retient comme seul critère de l'existence des classes l'avènement de la propriété foncière, c'est-à-dire de la propriété du sol, indépendamment du fait que celui-ci soit travaillé ou non. Dans un tel régime juridique, les gens n'ont plus accès à la terre du simple fait de leur appartenance à la communauté : il leur faut être propriétaire, ou en passer par les conditions imposées par les propriétaires. Cela l'amène à ranger certaines sociétés étatiques africaines dans la catégorie des sociétés sans classes. Mais cette manière de raisonner ne me satisfait pas vraiment. Car même si, dans ce cas, il n'existe pas d'aristocratie foncière au sens strict, les dirigeants de ces États possèdent tout de même toutes les caractéristiques d'une classe dominante vivant du tribut qu'elle prélève sur les travailleurs. Voilà pourquoi je me demande si le meilleur critère pour l'existence des classes ne serait pas plutôt la présence

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d'une couche de privilégiés totalement détachés du travail productif. De la sorte, ces sociétés étatiques africaines rejoindraient le groupe des sociétés de classes - quitte à y être rangées dans une catégorie particulière. Mais je le répète, il s'agit là d'un aspect sur lequel je reste très prudent En ce qui me concerne, il mériterait des investigations plus poussées pour que je me forge un avis plus définitif. En ce qui concerne la Côte Nord-Ouest je te propose donc que nous en restions là.

IV. Vers la formation des classes

Tu n'as pas voulu le dire, mais je suis certain que tu n'as pas choisi tes trois exemples au hasard. De Tîhopia à la Côte NordOuest en passant par les sociétés à Big Men de NouvelleGuinée, c'est un échantillon représentatif de l'évolution vers les classes que tu as voulu donner. Oui et non. C'est vrai que du point de vue des inégalités, ces trois exemples se situent, à grands traits, le long d'une échelle croissante. Mais ce n'est pas pour autant que ces trois sociétés sont représentatives de types qui se seraient partout (et ni même en un seul heu) succédé dans le temps. Et puis, si j'avais voulu que le tableau soit complet, j'aurais dû évoquer bien d'autres cas, à commencer par les sociétés lignagères, particulièrement nombreuses en Afrique. Selon une maxime célèbre, tous les fleuves coulent vers la mer, mais tous ne s'écoulent ni au même rythme ni selon le même chemin. Il en va de même pour les sociétés. H serait stupide de perdre de vue que l'histoire de toutes les sociétés humaines s'inscrit dans une tendance générale vers le développement des inégalités et

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l'apparition des classes. Mais inversement, il serait réducteur de supposer que cette tendance s'est exprimée partout par l'action des mêmes mécanismes et par la succession des mêmes formes. Les trois exemples que je t'ai donnés n'ont rien de cas exceptionnels ; on pourrait rapprocher chacun d'eux d'autres sociétés, sur d'autres continents. En ce sens, ils incarnent certains types sociaux. Mais ce n'est pas pour autant que ces types ont été des passages obligés pour tous les peuples. Cela signifie donc qu'il a existé plusieurs voies vers des classes ?

laformation

Sans aucun doute, même si plus l'on entre dans le détail, plus sont nombreux les points d'interrogation quant au scénario et aux ressorts précis de cette évolution. Au-delà de leurs traits communs, les sociétés inégalitaires étaient très diverses. Elles l'étaient au moins autant que les sociétés égalitaires dont elles étaient issues, et que les sociétés de classes auxquelles elles ont à leur tour donné naissance. On peut donc être certain que les lignes de fracture qui les traversaient, et qui, dans certains cas au moins, allèrent en s'élargissant, n'y rencontrèrent pas partout les mêmes résistances et n'y suivirent pas partout les mêmes trajectoires. Ne m'en veux pas sij'insiste, mais je veux être certain de bien comprendre. Tu le disais à l'instant, la tendance vers l'approfondissement des inégalités et vers laformation des classes est générale. Il y a donc bien quelque chose de commun derrière toute cette diversité. C'est incontestable, et c'est l'autre face de cette réalité.

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Je dirais que, pour arriver à engendrer d'authentiques classes sociales, toutes les sociétés inégalitaires ont dû poursuivre jusqu'à son terme un double mouvement, ou plus exactement, un mouvement constitué de deux tendances opposées qui se nourrissaient mutuellement. La plus visible de ces deux tendances est le renforcement des privilèges économiques et des pouvoirs politiques de la couche dirigeante. A Tikopia, les chefs font presque figure de parents pauvres, guère mieux lotis que les hommes ordinaires, encore astreints au travail productif et dépourvus de tout moyen tangible de coercition - leurs seuls pouvoirs tenaient à leurs liens supposés avec les forces surnaturelles. La Côte Nord-Ouest montre en revanche des personnages placés plus nettement au-dessus de leur communauté, concentrant entre leurs mains des richesses en grande quantité et commençant à avoir les moyens d'imposer leur propre loi par la coercition. Mais, et c'est là la seconde tendance, si ces personnages existent, si leur puissance sociale semble s'accroître irrésistiblement, c'est parce qu'en sens inverse, des individus tombent, d'une manière ou d'une autre, dans leur dépendance. La puissance des uns est conditionnée par la déchéance des autres, et elle l'accélère en retour. Là où ce mouvement se développe jusqu'à son terme, il débouche sur la séparation de la société en classes antagoniques et sur l'édification de l'Etat Naturellement une condition sine qua non pour que ce processus aboutisse était que l'agriculture devienne suffisamment productive pour que les paysans puissent nourrir, en plus d'eux-mêmes et de leurs familles, des classes oisives. Voilà pourquoi les premières villes et les premiers Etats ne sont pas apparus dans des milieux trop hostiles. Il faut toutefois se garder d'un déterminisme écologique trop naïf. Même là où l'environnement était relativement

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favorable, la productivité accrue de l'agriculture était ellemême le résultat d'un processus social qui, durant des siècles ou des millénaires, avait aiguillonné sa progression.

L'esclavage de guerre

Si j'ai bien assimilé ton propos, l'esclavage a souventjoué rôle essentiel dans ces évolutions.

un

C'est certain. Parmi les multiples formes de dépendance qui se sont développées au sein des sociétés inégalitaires, l'esclavage est la plus évidente et la plus banale. Inconnu par définition dans les sociétés égalitaires, il a presque partout accompagné l'apparition de la richesse. L'esclave était avant tout celui dont la vie, virtuellement prise sur le champ de bataille, appartenait dorénavant au vainqueur et dont celui-ci pouvait disposer comme bon lui semblait Tu as cependant dit que dans certaines régions, bien que les inégalités soient apparues, l'esclavage était resté inconnu. Comment l'expliquer ? Effectivement C'était notamment le cas en Californie et en Nouvelle-Guinée. Pour répondre à ta question, j'ai peur que, tout en constatant le phénomène, on ne l'explique pas vraiment Tout ce que l'on peut dire est que ce trait culturel était souvent lié à la coutume selon laquelle, pour sceller la paix, chaque partie devait compenser à l'autre les morts qu'elle lui avait infligés. Dans ce cas, au lieu d'enrichir ses vainqueurs, la guerre les appauvrissait donc, puisque c'était à celui qui avait tué le plus d'ennemis de dédommager les vaincus ! 1

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En tout cas, partout où l'esclavage était inconnu, on ne faisait pas de prisonniers et les blessés étaient systématiquement achevés. En fait, le passage à l'économie de stockage ouvrait la possibilité de l'esclavage. Elle le rendait même hautement probable. Mais pour un certain nombre de raisons, dont beaucoup relèvent sans doute des hasards de l'histoire (ou de la préhistoire !), certains peuples ne se sont pas engagés sur cette voie et, chez eux, les inégalités se sont développées sous une autre forme.

Mais là où il existait, l'esclavage était-il partout aussi largement pratiqué qu'en Côte Nord-Ouest ? Une fois de plus, la situation était assez variable d'une société à l'autre. La Côte Nord-Ouest n'était pas une exception. L'esclavage était aussi très développé dans d'autres régions du globe, comme par exemple dans les sociétés tribales d'Afrique de l'Ouest ; mais là, en raison de leur structure qui favorisait celui qui se trouvait à la tête d'un lignage nombreux, et les esclaves n'étant pas comptés comme membres à part entière, ils étaient souvent affranchis et adoptés au bout de quelques années, accédant alors à une forme plus modérée de dépendance. Dans d'autres sociétés inégalitaires, en revanche, l'esclavage semblait confiné à une place relativement marginale. Même lorsqu'on y faisait la guerre, et que le but essentiel en était de capturer des ennemis, ceux-ci pouvaient connaître d'autres sorts qu'être réduits en servitude.

Je suis certain que tu as un exemple en tête... Oui, et il est relativement célèbre : c'est celui des Iroquois. Cette confédération de six tribus, réputée pour ses formes

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de gouvernement démocratiques, avec ses innombrables conseils et sa constitution très élaborée, exaltait les vertus militaires. Les hommes lançaient régulièrement des expéditions, parcourant parfois des centaines de kilomètres pour capturer des prisonniers. Menés par surprise, avec un souci constant de ne pas exposer la vie des guerriers, ces raids étaient souvent couronnés de succès. Une fois ramenés en territoire iroquois, les prisonniers étaient pour partie adoptés et intégrés à la nation iroquoise afin d'y remplacer des guerriers décédés. Cette pratique se développa d'autant plus qu'avec l'arrivée des Européens les rangs des Iroquois, comme ceux de tous les peuples amérindiens, étaient décimés par les maladies infectieuses. Mais tous les prisonniers n'étaient pas adoptés. D'autres étaient réduits en esclavage et trimaient dans les champs ou aux travaux domestiques. Désignés dans la langue iroquoise par le même terme que le chien (le seul animal domestiqué par ce peuple), les esclaves étaient astreints aux « ouvrages les plus bas, comme de couper le bois de chauffage, travailler à la culture de la terre, faire la récolte, piler le blé d'Inde ou de Tbrquie pour faire la sagamité [une bouillie de farine de maïs], faire la cuisine, raccommoder les souliers des chasseurs, porter leur chasse et généralement tout ce que font les femmes à qui on donne le commandement sur l'un et qui leur refusent à manger quand ils se montrent paresseux 1 ». Je ne peux cependant en terminer avec les Iroquois sans te dire ce qu'il advenait de la troisième partie des prisonniers.

Je m'attends au pire... Tb peux. Comme l'explique parmi bien d'autres un témoin du x v n e siècle, ces malheureux étaient répartis dans « diverses bourgades pour y estre bruslez, bouillis &c

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Iroquois ramenant d'un raid un prisonnier et deux scalps. Si le fusil avait bien sûr été apporté par les Européens, les coutumes guerrières des Iroquois étaient bien antérieures, (dessin de E.B. O'Callaghan, 1849)

rostis » 3 . Ces épouvantables tortures à caractère rituel, qui pouvaient être prolongées durant plusieurs jours, avaient pour objectif avoué d'infliger la plus grande douleur possible ; on en finissait avec les victimes les plus résistantes en les dévorant lors de banquets anthropophages.

Ce sont là de bien rudes mœurs... Pour en revenir à l'esclavage, a-t-on une explication sur la place très inégale qu 'il occupait au sein de ces sociétés ? Une explication indiscutable, je ne crois pas. Tout au plus, des éléments de réponse. Pour commencer, il me vient une observation de simple b o n sens : les possibilités de se procurer des esclaves n'étaient pas les mêmes pour tous les peuples. Mais il y a peut-être aussi un autre aspect. Parmi les peuples qui pratiquaient l'esclavage, les choses étaient sans doute assez différentes selon que les esclaves étaient détenus à titre collectif (ainsi qu'il en allait au moins

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initialement, semble-t-iL, chez les Iroquois), ou à titre plus individuel. Dans ce cas, sans doute très majoritaire, l'esclave constituait une source directe de pouvoir et de privilèges personnels, qui conférait à son propriétaire une position de force vis-à-vis des autres membres libres de sa propre communauté. Il était sans conteste un ferment puissant de la formation d'authentiques classes.

L'exploitation des femmes Tu disais que l'exploitation des esclaves n 'était qu 'une des multiples voies qui ont conduit à l'apparition des classes. Quelles sont les autres ? D'abord et avant tout, je crois, l'exploitation des femmes. Elle n'existait pas partout, mais là où elle sévissait, c'est d'emblée une moitié de la population qui voyait ainsi une fraction de son travail captée par autrui. A en juger par les centaines d'observations qu'on a recueillies, la situation des femmes était au moins aussi variable panni les sociétés inégalitaires que parmi les sociétés égalitaires, même parmi des peuples à l'environnement et à la technique similaires. A une extrémité du spectre, se trouvent des tribus dont les Iroquois restent l'exemple emblématique. La position des femmes y apparaissait si élevée que, dès le X V I I e siècle, certains y virent un authentique matriarcat. Plus tard, d'autres pensèrent même que ce trait représentait un stade universel de l'évolution sociale. Avec le recul, cette opinion apparaît injustifiée. Chez les Iroquois, pas plus que dans aucune société connue, les femmes ne dirigeaient la société ; elles dispo-

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saient cependant de pouvoirs et d'un prestige très importants. Ce sont elles, en particulier, qui détenaient la prépondérance économique. Elles possédaient les maisons, les champs, voire, dans d'autres sociétés comparables, le bétail. Elles géraient les récoltes et les réserves ; elles exerçaient aussi des droits étendus (même s'ils n'égalaient pas tout à fait ceux des hommes) dans les conseils de tribu. Les Iroquois pratiquaient également ce qu'on appelle la matrilocalité : c'était le mari qui venait habiter chez son épouse, ce qui donnait à cette dernière un solide point d'appui dans les relations conjugales. Au sein de ce peuple, les femmes faisaient donc plus ou moins jeu égal avec les hommes. Tout en occupant une place sociale différente d'eux, elles n'apparaissaient ni opprimées ni exploitées. Et les Iroquois n'étaient pas, de ce point de vue, une exception.

U n village i r o q u o i s reconstitué. Il r a s s e m b l e d e s « m a i s o n s l o n g u e s » abritant d e s d i z a i n e s d ' o c c u p a n t s et p r o t é g é e s par u n e p a l i s s a d e défensive, (crédit Walkergood)

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Tu affirmes cependant qu 'il n 'en allaitpas partout de même... Loin de là. Chez d'autres peuples, bien plus nombreux, les hommes concentraient littéralement tous les pouvoirs : maîtres des armes et de la direction politique de la tribu, ce sont également eux qui détenaient les richesses et la puissance économique. Souvent accompagné d'un prix de la fiancée exorbitant, le mariage conférait à l'époux de multiples droits sur sa ou ses femmes ; outre un accès sexuel exclusif, il lui permettait de rattacher sa descendance à son groupe de parenté et de capter pour son propre compte le fruit de son travail. Dans ces conditions, le mariage prenait la dimension d'un investissement économique - il n'est qu'à observer les Big Men de Nouvelle-Guinée pour s'en convaincre. Exigeant une dépense considérable de la part du mari, il était aussi pour lui la promesse de futurs revenus. Selon un proverbe local, « un homme se marie pour obtenir une paire de bras » 4. Dans ces sociétés, dont on retrouve de nombreuses autres illustrations en Afrique noire ou en Asie du Sud-Est, les hommes riches étaient invariablement polygames. Il fallait être riche pour se marier, et le mariage contribuait en retour à enrichir l'époux.

Mais si les hommes avaient tous les droits sur lesfemmes, dont celui de capter leur travail, n'étaient-elles pas purement et simplement des esclaves ? Leur sort pouvait parfois s'en rapprocher. Cependant, même si elles étaient économiquement exploitées et durement traitées, ces épouses n'étaient pas réellement des esclaves. Leurs droits avaient beau être inférieurs à ceux des hommes, elles restaient des membres de la com( munauté et conservaient des liens avec leur parenté, qui ' leur assuraient une certaine protection contre les mauvais

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traitements - la limite de ce qui était considéré comme un mauvais traitement étant, il est vrai, parfois bien lâche. Entre les deux types extrêmes que je viens de te décrire, la situation des femmes pouvait varier de bien des manières selon les lieux, les époques et les orientations culturelles. Mais à coup sûr, la captation du travail des femmes par les hommes, dont les effets étaient démultipliés par la pratique largement répandue de la polygamie, fut un des leviers majeurs dans l'accumulation des richesses qui conduisit certaines sociétés sur la voie des classes sociales.

L'endettement Quand tu as parlé des sources de l'esclavage, tu as surtout mentionné les prisonniers de guerre. Mais tu as aussi mentionné, à propos de la Côte Nord-Ouest, l'esclavage pour dettes. Peux-tu revenir sur ce point ? C'est assurément un phénomène majeur, au moins dans les sociétés qui l'ont admis et pratiqué. Si la guerre porte en elle la menace de l'esclavage, c'està-dire le fait d'être réduit à rien dans une communauté étrangère, la richesse porte en elle celle de la servitude pour dettes ; c'est-à-dire, ultimement, la menace d'être réduit à rien dans sa propre communauté. Un prix de la fiancée élevé générait la dépendance des hommes ordinaires, obligés pour se marier de se ménager la générosité intéressée d'un riche. Si les choses suivaient leur cours normal, l'emprunt n'était que temporaire et, à force de travail, l'homme pouvait espérer rembourser son protecteur en quelques années.

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Mais le poids de certains paiements, l'énormité des taux d'intérêt, les aléas de la vie pouvaient faire grossir la dette et mettre l'emprunteur dans l'incapacité de faire face à ses obligations. La coutume n'était pas forcément indulgente avec le débiteur insolvable. En bien des endroits, celui-ci était responsable sur sa personne : le créancier pouvait donc saisir son corps afin de se dédommager.

Et le priver ainsi de son statut d'homme libre... Sur cet aspect comme sur les autres, l'humanité a fait preuve d'une imagination fertile. En Afrique et en Asie, par exemple, existait le statut intermédiaire dit de « gagé » : le débiteur insolvable, tout en restant un membre de sa communauté, travaillait dorénavant à plein temps pour son créancier. Son travail ne payait que les intérêts de la dette : le principal restait dû, quelle que soit la durée du gage. Si le groupe de parenté du gagé parvenait à réunir la somme nécessaire, il pouvait racheter la dette sans que le créancier puisse s'y opposer. Mais dans le cas contraire, au bout d'un certain temps, le gagé tombait en esclavage pur et simple. Bien souvent, c'était donc la mise en esclavage qui guettait le débiteur insolvable. On admettait parfois que celui-ci puisse remplacer sa propre personne par un de ses enfants ou un autre membre de son groupe de parenté. Mais si cela changeait les choses pour celui qui perdait ainsi la liberté, cela ne changeait rien au résultat global du processus sur la société. Là où l'esclavage pour dettes existait, il a vraisemblablement représenté un axe majeur de la transition vers les classes sociales. Il donnait libre cours à la formation d'une couche d'authentiques exploiteurs, en leur livrant pieds et poings liés ceux qui avaient autrefois été des

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hommes libres, sans même pour cela leur faire courir le risque d'une guerre.

L e tribut

Tous les aspects que tu décris, qu'il s'agisse de l'esclavage, de l'exploitation desfemmes ou des endettés, mettent l'accent sur des liens de domination qu'on est tenté d'appeler individuels. Mais, à partir de tes propres descriptions, on a tout de même l'impression qu 'il existait aussi des transferts de biens à l'échelle de la collectivité tout entière, et que certains individus, du fait de leur fonction de chef de sorcier, ou que sais-je encore, avaient accès à une situation matérielle privilégiée. Tb as parfaitement raison. En se sédentarisant, en créant par son travail des ouvrages et des installations vastes et durables que la collectivité pourrait utiliser durant plusieurs générations, l'humanité s'engageait sur une voie qui rendait les fonctions de coordination et de gestion de plus en plus nécessaires. Pour une communauté sédentaire, posséder des réserves de nourriture et de matières premières était un avantage considérable sur des chasseurs-cueilleurs nomades, dont les effectifs forcément limités étaient toujours à la merci d'un aléa de la nature. Mais ce progrès possédait son revers : en créant la nécessité de gérer ces réserves, il ouvrait la possibilité pour ceux qui remplissaient cette fonction de l'exercer pour leur propre compte, au nom de la collectivité mais, en partie au moins, à son détriment L e fait qu'une fraction de la production ait été remise aux mains d'un individu ou d'un groupe restreint a

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constitué un facteur d'expansion économique. Ce prélèvement a en effet permis une centralisation des moyens, une répartition des risques et le financement de travaux - ou de guerres - sur une base plus large. Mais à mesure que ce fonds gagnait en importance, il devenait une arme de plus en plus puissante dans les mains de ses administrateurs, une arme qu'ils pouvaient utiliser contre les tribus voisines, mais aussi contre leur propre communauté. Je crois que, pour se faire une idée de la manière dont les choses ont parfois pu se passer, les Indiens séminoles de l'actuelle Floride fournissent un exemple tout à fait saisissant. Un voyageur qui les a observés attentivement au x v m e siècle rapporte que, lors des travaux agricoles, chacun engrangeait sa propre récolte ; cependant, au milieu des champs du village se dressait un grenier particulier, celui du mica, c'est-à-dire du chef. Chaque famille « y dépose une certaine quantité, selon ses capacités et ses désirs, ou rien du tout si tel est son souhait ». Cette réserve servait « de surplus en cas de besoin, à secourir les villages voisins qui pouvaient avoir subi une mauvaise récolte, à nourrir les étrangers ou les voyageurs, à fournir les provisions en cas d'expéditions guerrières, et pour toutes les nécessités de la collectivité ». Le mico ne tirait aucun privilège matériel de ce grenier et, je le répète, les contributions des villageois restaient volontaires. Mais c'était lui, et lui seul, qui avait accès à cette réserve et qui pouvait en disposer au nom de la tribu. Ainsi était-il considéré comme « le pourvoyeur, le Père de son peuple ou de l'humanité, le plus grand et le plus divin des hommes sur terre » 5. Dans cet exemple, on perçoit très clairement comment les dons volontaires et à usage collectif centralisés par ce personnage contenaient en germe un authentique tribut, imposé par la force et destiné au moins en partie à son usage personnel. Et derrière le mica, à qui la collectivité a

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confié certaines prérogatives afin qu'il les utilise dans l'intérêt général, se profile l'ombre de celui qui, un jour, utilisera ces prérogatives pour asservir cette même collectivité. Cette ambiguïté se traduisait d'ailleurs dans l'attitude des Indiens vis-à-vis de sa personne ; dans la vie quotidienne, « ils s'adressent à lui normalement, discutent librement avec lui comme avec un homme ordinaire, car il ne s'habille pas mieux que tout un chacun, et sa maison ne se distingue d'aucune autre, étant simplement plus grande, dans la mesure où sa fortune personnelle le lui permet, car il ne perçoit aucun tribut D part chasser avec sa famille, et se rend même aux champs avec sa hache et sa houe chaque jour durant la saison des travaux ». Mais dans le cadre de ses fonctions, c'est-à-dire lors des réunions du conseil, il en allait tout autrement : « Ils s'inclinent très bas devant lui, presque jusqu'à ses pieds. » 6

Sije t'ai bien compris, il y a donc une différence très nette entre ce mico et d'autres personnages que tu as évoqués, comme les Big Men. Ceux-là agissent à titre privé, et manient des fonds qui leur appartiennent en propre, alors que le mico est en quelque sorte un fonctionnaire. Je préférerais ne pas reprendre à mon compte ce terme qui évoque l'État, mais sur le fond ta remarque est absolument juste. La comparaison illustre ce que je ne cesse de te répéter : les sociétés ont avancé dans une même direction globale, mais par des chemins divers. Partout, le progrès a coïncidé avec la centralisation des moyens et avec la coordination des énergies ; et partout, ce mouvement s'est accompagné du creusement des inégalités. Mais dans certains cas, ce sont des individus privés qui, en tant que tels, ont assumé toujours davantage de responsabilités collectives. Ailleurs, ce sont ceux qui étaient chargés des responsabilités collectives qui ont pu peu à

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peu les utiliser à des fins privées. Tout cela produit bien sûr des sociétés aux physionomies à la fois comparables et très différentes. Une autre question, à présent. Tu expliquais tout à l'heure que les privilégiés de la Côte Nord-Ouest, par exemple, ne formaientpas encore une authentique classe dominante. Comment etpourquoi auraient-ils pu le devenir ? On peut imaginer pour cela plusieurs scénarios. Considère l'un de ces personnages, tel ce Maquina, un chef nootka qui, en 1803, fit prisonnier un marin anglais. Selon celui-ci, il possédait neuf femmes et presque cinquante esclaves, et était de loin l'homme le plus puissant de sa tribu 7. Pour peu qu'elle grossisse encore un peu, sa troupe aurait pu finir par éliminer toute opposition et faire ainsi de lui le despote d'un petit Etat, capable d'imposer sa volonté à l'ensemble de sa communauté et de la ponctionner sans échappatoire possible.

C h e z les Natchez de l ' e m b o u c h u r e d u M i s s i s s i p p i , la dignité d u « G r a n d Soleil » lui interdisait de t o u c h e r terre. Il était d o n c exclusivement t r a n s p o r t é en p a l a n q u i n . Les Natchez représentent u n c a s de société s u r le point d'être o r g a n i s é e en c l a s s e s s o c i a l e s et en État, (dessin d'un témoin direct, L. DuPratz, 1758)

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Mais on peut échafauder une autre hypothèse. La croissance démographique et économique pouvait faire fondre le stock de terres libres. Or, que celui-ci vienne à disparaître, que la croissance de la population épuise certains sols, ou repousse les limites du territoire tribal au point de le voir se heurter de toutes parts à ses voisins, et les hommes libres ne pourraient plus échapper aux prélèvements des chefs. Ils rejoindraient toujours plus nombreux les rangs des esclaves et des rubbish men ; et ceux-ci auraient vu se fermer toute possibilité de fuir afin de reconstituer de nouvelles communautés. Ne resteraient dorénavant plus que les zones monopolisées par une minorité, sur lesquelles celle-ci pourrait officialiser et régulariser ses prélèvements. On en revient toujours à ce point : les modalités ont pu varier, mais au bout du compte, l'apparition des classes a été une tendance générale... Tout à fait Certains peuples l'ont même exprimé à leur manière. Par exemple, ces habitants de l'île de Pâques qui désignaient du même terme de « kio » tout à la fois l'esclave capturé à la guerre, le paysan qui s'était placé sous la protection d'un guerrier et auquel il payait une redevance pour prix de sa sécurité et celui qui, privé de terres, cultivait dorénavant le sol pour le compte d'un individu plus riche 8. lise fait tard, etje sens que notre conversation touche à sa fin. Pourtant, si tu le permets, j'aimerais avant que nous nous séparions connaître ton opinion sur la manière dont certains raisonnements à propos du passé pourraient éclairer l'avenir. C'est un exercice bien délicat Mais je veux bien m'y plier.

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Voici. Si les premiers riches, et les premiers exploiteurs, étaient ceux qui exerçaient d'une manière ou d'une autre des tâches liées à la gestion et à la responsabilité de la collectivité, ne doiton pas en déduire que l'exploitation de l'homme par l'homme est inéluctable dans toute société un tant soit peu complexe ? Je ne peux pas réfuter cette affirmation de manière simple et définitive. Mais il me semble que ce raisonnement contient au moins deux erreurs de logique. La première est la suivante : quand bien même les inégalités seraient effectivement apparues avec les premières fonctions de gestion et de responsabilité collectives, cela n'implique absolument pas qu'elles dureront forcément aussi longtemps qu'elles ! Avec un tel raisonnement, on aurait aussi conclu que l'esclavage était destiné à durer pour l'éternité... Ce n 'est tout de même pas exactement la même chose. L'esclavage n'est qu'uneforme spécifique de l'inégalité, et il pouvait être remplacé par une autre. Ce dontje parle, c'est de l'inégalité elle-même. Mais l'inégalité elle-même - et c'est là ta seconde erreur n'est pas le produit obligé des responsabilités collectives, indépendamment du contexte économique et social. Rappelle-toi les sociétés égalitaires ; il était fréquent que certains personnages soient investis de responsabilités, parfois très lourdes, dans les décisions touchant la vie collective, économique ou religieuse. Mais ces responsabilités ne se traduisaient par aucun privilège matériel c'était même parfois le contraire. C'est seulement dans le contexte de l'émergence du stockage, des premières communautés sédentaires, que certaines de ces responsabilités ont permis à ceux qui les détenaient de s'arroger des avantages matériels - à moins, d'ailleurs, que ce ne fut l'inverse.

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Contre l'opinion selon laquelle les inégalités seraient depuis lors, et pour toujours, indissociables des responsabilités collectives, je voudrais simplement te faire remarquer une chose. C'est que, dans notre propre société, les principales inégalités ne sont plus liées depuis longtemps au fait que ceux qui en bénéficient exerceraient des fonctions sociales utiles. H y a belle lurette que les capitalistes ne dirigent plus eux-mêmes leurs entreprises, et que la seule chose à laquelle ils aient à réfléchir, c'est à la manière dont ils vont parvenir à dépenser l'argent que d'autres ont gagné pour eux. Alors, si notre société fait la démonstration que les responsabilités collectives et les privilèges matériels sont deux choses bien différentes, cela donne, je crois, quelques raisons d'être optimiste pour l'avenir. C'est d'autant plus vrai qu'aujourd'hui les capacités de production accumulées par l'humanité, ses connaissances scientifiques et techniques, ont créé les conditions pour qu'existent de tout autres rapports sociaux que ceux qui régnent aujourd'hui. L'égalité économique entre les êtres humains est à nouveau devenue possible... mais une égalité édifiée cette fois sur des bases matérielles et culturelles infiniment supérieures à celles des sociétés sans stockage. L'égalité du futur sera aussi éloignée de celle des sociétés préhistoriques que la navette spatiale peut l'être du propulseur de sagaies. Quant à une supposée « nature humaine » qui empêcherait d'imaginer que l'ordre social puisse être différent de celui que nous connaissons, je crois que tout ce que nous nous sommes dit précédemment éclaire la valeur de cette idée.

Conclusion

Je ne saurais dire si tes arguments m'ont convaincu, mais je dois reconnaître qu 'ils m'ont ébranlé. Je réfléchirai à tout cela à tête reposée. Avant que nous nous quittions, je te laisse le mot de la fin. Tu as répondu à mes questions de bon gré et sans faux-fuyant ; je te dois bien cela. Tu ne me dois rien du tout ! 1 b as toi aussi été un interlocuteur aussi intéressé qu'intéressant Mais il est vrai que nous aurions encore tant de choses à discuter... Notre conversation s'arrête au seuil de la civilisation, c'est-à-dire de la constitution achevée des classes sociales et de l'Etat. Là encore, sitôt qu'on entre dans les détails, les sociétés sont très loin de présenter un visage uniforme. Entre les palais de Mycènes ou de Crète, les citésEtats de Babylone, les civilisations aztèque, maya ou inca, les empires d'Egypte ou de Chine et les nombreux États d'Afrique noire ou d'Asie du Sud-Est, les différences sont considérables. De plus, les traces de la transition aux classes et à l'État dont nous disposons sont la plupart du temps fragmentaires ; les civilisations que je viens de citer, et qui sont relativement bien connues, se sont pour la plupart

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constituées sur la base d'autres États qui les avaient précédées. Ainsi, par exemple, l'Empire égyptien, dont, pour les périodes les plus anciennes, on connaît assez peu de choses, résultait lui-même de l'unification d'États plus petits, fondés plusieurs siècles auparavant De ceux-ci, on ne possède aucune trace écrite ; seule l'archéologie en dévoile quelques éléments. Pour plusieurs États directement édifiés à partir de structures tribales, on dispose d'une documentation plus solide ; ainsi sur les conquérants barbares de l'Empire romain, sur les États fondés par Mahomet au vix® siècle, par Gengis Khan au x m e siècle ou par Shaka, chez les Zoulous du X I X e siècle. Mais ces exemples restent rares. Et certains d'entre eux intervenaient dans un contexte où le voisinage immédiat était déjà constitué d'autres États. S'il est si difficile de reconstituer précisément le basculement vers les classes sociales, c'est aussi parce que celuici n'a sans doute été que très rarement un événement soudain. J'ai essayé de montrer comment l'exploitation avait fait son apparition dans les interstices des sociétés inégalitaires et comment elle avait pu s'y développer peu à peu, en y élargissant les lignes de fracture. Sur la base d'une mainmise de plus en plus générale exercée par une minorité sur les moyens de production et sur les producteurs, il est bien difficile de trouver un critère formel qui permette de dire à partir de quel moment exact les simples inégalités font place à d'authentiques classes de même qu'il est bien difficile de trouver un critère formel pour déterminer à partir de quand un adolescent devient adulte. Quelle que soit la manière dont on en comprend les détails, la formation des classes et de l'État a représenté l'aboutissement d'un mouvement global amorcé des

CONCLUSION

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siècles ou des millénaires plus tôt Le passage au stockage et à la sédentarité, en même temps qu'il représentait une libération pour l'humanité, avait ouvert la voie à un nouvel asservissement La richesse, création humaine, se dressait dorénavant entre les hommes pour les dominer. Au lieu d'être maîtrisée consciemment la puissance nouvelle engendrée par le travail des hommes avait miné leurs rapports de solidarité et se dressait entre eux comme une force hostile. L'aboutissement de ce mouvement fut la concentration de pouvoirs, économiques et politiques, aux mains de quelques-uns, et la soumission de la majorité à leur domination et à leurs intérêts. On se tromperait néanmoins en considérant que ce que les uns ont gagné, les autres l'ont simplement perdu, et que l'humanité dans son ensemble n'a pas avancé depuis l'époque des sociétés égalitaires. Bien sûr, on ne peut qu'être interpellé par la solidarité économique et l'absence de hiérarchie de l'époque du communisme primitif. Mais celles-ci étaient le produit du faible développement économique, qui entraînait tant l'étroitesse des sociétés que celle des existences individuelles. Le passage aux classes et à l'État en même temps qu'il sonnait le glas de la liberté et de l'autonomie ancestrales de chaque producteur et qu'il le plaçait dorénavant sous la coupe d'une minorité dominante, a permis l'édification d'ensembles sociaux beaucoup plus larges, qui sont allés de pair avec les progrès de la division du travail et avec elle, sur une échelle inouïe, des capacités de production de l'humanité, et par là, également avec une forme de libération des hommes. Si partout les inégalités, puis les classes sociales et l'État ont été le produit de l'évolution sociale, rien n'oblige à penser que cette évolution serait désormais parvenue à son terme. Plus que jamais, les sociétés humaines sont

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aujourd'hui mises au défi de maîtriser consciemment les forces que leur science et leur technique ont engendrées. Nul doute que ce pas sera franchi au travers de bouleversements sociaux d'une portée aussi considérable que ceux du passé.

Pour en savoir plus

Malheureusement, beaucoup d'ouvrages d'ethnologie ou d'anthropologie (dont la plupart de ceux utilisés dans ce livre), rédigés initialement en anglais, n'ont jamais été traduits. La bibliographie qui suit se limite volontairement aux ouvrages disponibles en français, à l'exclusion de ceux dont les références sont déjà données dans les notes - ce qui laisse suffisamment de matière pour que le lecteur curieux puisse acquérir de solides repères. Signalons enfin qu'Internet a ressuscité nombre de textes anciens, récits de voyages, comptes rendus de missionnaires, auxquels seuls de rares spécialistes avaient accès, et qui sont dorénavant gratuitement à la portée de tous. Cet ouvrage en a signalé quelques-uns, mais il en est bien d'autres.

Essais CERM, Sur les sociétés précapitalistes, textes choisis de Marx, Engels, Lénine, préface de Maurice Godelier, Editions sociales, 1970 Jean-Paul Démoulé, La Révolution néolithique, Le Pommier, 1008 Peter Farb, Les Indiens. Essai sur l'évolution des sociétés humaines. Le Seuil, (1968) 1972

|_182 C O N V E R S A T I O N S U R LA N A I S S A N C E D E S

Alain Callay, Les Sociétés mégalithiques, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2006 Lawrence Keeley, Les Guerrespréhistoriques, Le Rocher, (1996) 0002

Robert Lowie, Traité de sociologie primitive, Payot, (1936) 1969 Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Nouvelle-Guinée, Pocket, (1935) Paola Tabet, « Les mains, les outils, les armes », L'Homme, 1979, voL 19, n° 3 Alain Testait, Les Chasseurs- Cueilleurs ou l'Origine des inégalités, Société d'ethnographie (université Paris X-Nanterre), 198a — Avant l'histoire. L'évolution sociale, de Lascaux à Cornac, Gallimard, ooi 1 Récits Lucas Bridges, Aux confins de la Terre, Nevicata, (1947) 2010 sur les Selknam de la Terre de Feu Peter Matthiessen, Deux saisons à l'âge de pierre, Petite bibliothèque Payot, (1962) 2004, sur les Dani de Nouvelle-Guinée Maijorie Shostak, Nisa, une vie de femme, Petite bibliothèque Payot, (1981) aoio sur les Bushmen Romans Rares sont les auteurs qui ont pris pour cadre de leurs fictions des sociétés sans classes. Une exception notable est celle de James Michener, dont les sagas consacrent souvent quelques pages à des récits qui se déroulent au sein de telles sociétés. Si leur intérêt ethnographique est inégal, ceux-ci s'appuient néanmoins toujours sur une documentation fidèle. Jim Fergus, Millefemmes blanches. Les carnets de May Dodd, Pocket, (1997) 0002 : sur les Cheyennes, une tribu d'Indiens des Plaines

|^POUR EN S A V O I R PLUS

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James A. Michener, Alaska, Presses de la Cité, (1988) 1989 : chapitres « Ces gens du Nord » sur les Tchouktches et les Inuits, « Des mondes perdus » sur les Hingit de la Côte Nord-Ouest — JJAlliance, Points Seuil, (1980) 1995 : « Prologue » sur les Bushmen, chapitre « Mfécané » sur les Zoulous et la fondation de l'Etat par Shaka — Caraïbes, Pocket, (1989) 199a : chapitre « Une haie de crotons », sur les Indiens arawak et caraïbes — Chesapeake, Points Seuil, (1978) 1997 : chapitres « 1583 », « Le fleuve », sur les Indiens susquehannock, potomac et nanticoke de la côte Est des Etats-Unis — Colorado Saga, Flammarion, (1974) 1975 : chapitre « Les nombreux exploits de Castor Eclopé », sur les Arapaho, une tribu d'Indiens des Plaines — Hawaii, Pocket, (1959) 1993 : chapitre « Ceux qui vinrent du lagon ensoleillé », sur les sociétés polynésiennes Jorn Riel, La Faille, Gaïa, oooo, sur les sociétés à Big Men de Nouvelle-Guinée Films defiction Elliot Silverstein, Un homme nommé Cheval (1970), sur les Sioux, des Indiens des Plaines Jamie Uys, Les dieux sont tombés sur la tête (1980), sur les Bushmen Zacharias Kunuk, Atanarjuat, la légende de l'homme rapide (oooi), sur les Inuits Rolf de Heer et Peter Djigirr, 10 canoës, 150 lances et 3 épouses, (2006), sur les Murngin, au nord de l'Australie

Notes \

Introduction

1. Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était. Aux origines de l'oppression des femmes, Smolny, (2009) 2012 2. Lire Brian Hayden, L'Homme et l'Inégalité. L'invention de la hiérar à la préhistoire, CNRS éditions, 2008. 3. Citons, outre celui de V.G. Childe, entre bien d'autres les noms de Peter Ucko, Lewis Binford, et plus récemment Alain Gallay ou Pierre et Anne-Marie Pétrequin. 4. Lire en particulier Alain Testart, Éléments de classification des société Errance, 2005.

I. Les sociétés égalitaires

1. Alfred R. Radcliffe-Brown, « Three Tribes of Central Australia », The Journal ofthe Royal Anthropological Institute ofGreat Britain and 1913, vol. 43, p. 146. 2. Lorna Marshall, « IKung Bushman Bands » Journal ofthe Internationa African Institute, i960, vol. 30, n° 4, p. 337. 3. Knud Rasmussen, Intellectual Culture ofthe Copper Eskimos. Repo ofthe pfth Thule expédition 1921-24, vol. IX, Gyldendal, Copenhague, 1932, p. 105. 4. Pierre Clastres, La Société contre l'État, Minuit, 1974, p. 99.

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5. James Woodburn, « Egalitarian Societies », Man, new sériés, 1982, vol. 17, n° 3, p. 441. 6. Alfred R. Radcliffe-Brown, The Andamanese Islanders (1922), Free Press, Glencoe, 1964, p. 43. 7. Ibid. 8. Lorna Marshall, « Sharing, Talking, and Giving : Relief of social tensions among IKung Bushmen », Journal of the International Africa Institute, 1961, vol. 31, n° 3, p. 238. 9. Ibid., p. 239. 10. Ibid., p. 236. 11. Diamond Jenness, The Life ofthe Copper Eskimo. Report to the Canadian arctic expédition, Ottawa, 1922, p. 90. 12. Robert F. Spencer, The North Alaska Eskimo : a study in ecology society, U.S. G.P.O., Washington, 1959, p. 164. 13. William Dampier, A New Voyage Round the World, James Knapton Londres, 1697, p. 465. 14. Charles Darwin, Voyage d'un naturaliste autour du monde (1839), Découverte-Poche, 2003, p. 247. 15. Alfred R. Radcliffe-Brown, The Andamanese Islanders, op. cit., p. 42-43. 16. Charles W. M. Hart et Arnold R. Pilling, The Tiwi of North Australia H oit, Rinehart and Winston, New York, i960, p. 47-48. 17. Rudesindo Salvado, Mémoires historiques sur l'Australie (1851), Alphonse Pringuet, 1854, p. 181, texte disponible en ligne sur le blog de l'auteur : . 18. James Woodburn, « Egalitarian Societies », art. cit., p. 444. 19. Lorna Marshall, « ÎKung Bushman Bands », art. cit., p. 350. 20. Richard B. Lee, The IKung San : Men, women and work in a fora society, Cambridge University Press, 1979, p. 345. 21. Lorna Marshall, « IKung Bushman Bands », art. cit., p. 353. 22. Pierre Clastres, La Société contre l'État, op. cit., p. 41. 23. Therkel Mathiassen, The Material Culture ofthe Iglulik Eskimos Report of the fifth Thule expédition 1921-24, vol. VI, Gyldendal, Copenhague, 1928. 24. Pierre Clastres, La Société contre l'État, op. cit., p. 135. 25. Cité par Lester R. Hiatt, Arguments about Aborigines, Cambridge University Press, 1996, p. 82. 26. Colin Turnbull, The Mbuti Pygmies : an ethnographie survey American Muséum of Natural History, New York, 1965, p. 183.

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27. James Woodburn, « Egalitarian Societies », art. cit., p. 431-451 et 440. 28. Richard B. Lee, The IKung San, op. cit., p. 245. 29. Hans Staden, Nus, féroces et anthropophages (1557), Métailié, « Suites », 2005. Sur la guerre et le traitement des prisonniers chez les Tupinamba, lire aussi deux autres témoignages contemporains : André Thévet, Les Singularitez de la France antarctique (1557), Maisonneuve et Cie, 1878, p. 184-209 ; et Jean de Léry, Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil (1578), Librairie générale française, « Le livre de poche », 1994. P- 335-376. 30. Narcisse Pelletier, Chez les sauvages. Dix-sept ans de la vie d'un mousse vendéen dans une tribu cannibale, 1858-1875 (1876), Cosmopol 2002, p. 76. 31. William Lloyd Warner, A Black Civilization (1937), Peter Smith, Gloucester (Mass.), 1969, p. 137. 32. Lire Napoléon Chagnon, Yanomamô : The fierce people (1968), Thomson Learning, 1992. Pour des estimations similaires à propos de certaines tribus de Nouvelle-Guinée ou des Inuits du Cuivre, voir Raymond C. Kelly, Warless Societies and the Origin ofWar, The University of Michigan Press, Ann Arbor, 2000, p. 37. 33. Lire Ettore Biocca, Yanoama, récit d'une femme brésilienne enlevée parles Indiens (1965), Pion, « Terre humaine », 1968. 34. Knud Rasmussen, The Netsilik Eskimos : Their social life and spiritu culture. Report ofthe fifth Thule expédition 1921-24, vol. VIII, n° 1-2, Gyldendal, Copenhague, 1931, p. 205. 35. Robert B. Lee, The IKung San, op. cit., p. 398. 36. Lorna Marshall, « Sharing, Talking, and Giving... », art. cit., p. 235. 37. Pour l'Australie, lire par exemple Paul Taçon et Christopher Chippindale, « Australia's Ancient Warriors : Changing depictions of fighting in the rock art of Arnhem land, N.T. », Cambridge Archaeological Journal, 1994, vol. 4, n° 2, p. 211-248. Pour l'art rupestre des Bushmen, Herbert C. Woodhouse, « Inter- and Intragroup Aggression », South African Journal of Ethnology, 1987, vol. 10, n° 1, p. 42-48. 38. Lire Jean Guilaine et Jean Zammit, Le Sentier de la guerre. Visages de la violence préhistorique. Seuil, 2001. Lire aussi David W. Frayer, « Ofnet : Evidence for a Mesolithic Massacre », in D.L. Martin et D.W. Frayer (dir.), WarandSociety, vol. 3 : Troubled Times. Violence and war farein thepast, Routledge, New York/Londres, 1997, p. 181-216. 39. Edward H. Man, « On the Aboriginal Inhabitants ofthe Andaman Islands (Part I, II, III) », The Journal ofthe Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, 1883, vol. 12, p. 327.

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C O N V E R S A T I O N S U R LA N A I S S A N C E D E S I N É G A L I T É S J

40. Watkin Tench, Expédition à Botany Bay. La fondation de l'Austr coloniale (1788), Anacharsis, 2006, p. 330. 41. Lire par exemple Rudesindo Salvado, Mémoires historiques sur l'Australie, op. cit. 42. Lire Charles W.M. Hart et Arnold R. Pilling, The TiwiofNorthAustralia op. cit., p. 17. 43. Maurice Godelier, La Production des grands hommes. Pouvoir e domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Flamma (1982) 2003. 44. Robert F. Murphy, « Social Structure and Sex Antagonism », tournai ofAnthropological Research, 1986, vol. 42, n° 3, p. 413. 45. Pour une présentation détaillée sur ce sujet, lire Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était, op. cit II. Les sociétés inégtditaires

1. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1754), GF-Flammarion, 1971, p. 205. 2. Roy Wagner, Habu : the innovation ofmeaning in Daribi religio Universityof Chicago, 1973, p. 53. 3. Pierre et Anne-Marie Pétrequin, Écologie d'un outil : la hache de pier en Irianjaya (Indonésie), CNRS Éditions, 2002, p. 144. 4. Thomas Balmès, L'Évangile selon les Papous, Les films d'Ici, 1999. 5. Lire Pierre Lemonnier, « La société contre le désir des hommes », Constructions de l'archéologie, INRAP, hors-série, 2008, p. 91-94. 6. E. Adamson Hoebel, The Law of Primitive Man, Harvard University Press, Cambridge (Mass.), 1954, p. 53. 7. Bronislaw Malinowski, Les Jardins de corail (1935), Maspero, 1974, p. 166. 8. L'étude la plus connue sur ce point est celle de Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance. Économie des sociétés primitives (19 Gallimard, 1976. 9. Jean de Léry, Histoire d'un voyage..., op. cit., p. 354. 10. George B. Grinell, « Tenure of Land among the Indians », American Anthropologist, 1907, new sériés, vol. 9, n° 1, p. 6. 11. Melville J. Herskovitz, Economie Anthropology. The economic life primitive people (1952), The Norton Library, New York, 1965, p. 362. 12. Max Gluckman, Politics, Law and Ritual in Tribal Societies (196 Aldine Transaction, Chicago, 2009, p. 53.

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191J

13. Bronislaw Malinowski, « The Primitive Economies of the Trobriand Islanders », The Economie Journal, 1921, vol. 31, n° 121, p. 3 et 4. 14. E. Adamson Hoebel, The Low of Primitive Man, op. cit., p. 56-57. 15. Allen W. Johnson etTimothy Earle, The Evolution ofHuman Societies From foraging group to agrarian state (1987), Stanford University Pre 2000, p. 177. 16. Edward W. Nelson, The Eskimo About Bering Strait, Bureau of American Ethnology, Annual Report 17,1899, p. 305. 17. Leopold Pospisil, Anthropology ofLaw. A comparative theory, Har & Row, New York, 1971, p. 67. 18. Max Gluckman, Politics, Law and Ritual..., op. cit., p. 124. 19. Bronislaw Malinowski, « The Primitive Economies of the Trobriand Islanders », art. cit., p. 6. 20. Edward W. Nelson, The Eskimo About Bering Strait, op. cit., p. 30 21. E.A. Hoebel, The Law of Primitive Man, op. cit., p. 81. 22. Pour une rapide revue des sources sur ces points, lire Pierre Lemonnier, Guerres et festins. Paix, échanges et compétition dans l Highlands de Nouvelle-Guinée, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 1990, p. 39. 23. Leopold Pospisil, Anthropology ofLaw, op. cit., p. 68. 24. Camilla Wedgwood, « Report on Research in Manam Island, Mandated Territory of New Guinea », Oceania, 1933, vol. IV, p. 395. 25. Bronislaw Malinowski, Les jardins de corail, op. cit., p. 47. 26. Pierre et Anne-Marie Pétrequin, Écologie d'un outil..., op. cit., p. 14 27. Ibid., p. 240. 28. Melville J. Herskovitz, Economie Anthropology, op. cit., p. 115. 29. Robert Ritzenthaler, Native Money of Palau, Milwaukee Public Muséum, 1949, p. 1. 30. Melville J. Herskovitz, Economie Anthropology, op. cit., p. 253-254 31. Raymond Firth, Primitive Polynesian Economy (1936), The Norton Library, New York, 1975, p. 337 et 340. 32. Ibid., p. 35. 33. E.A. Hoebel, The Law of Primitive Man, op. cit., p. 103. 34. Dominik Bonatz, « Nicht von Gestern. Megalithismus auf Nias (Indonesian) n.Antike Welt, Mayence, 2002, n° 33-1, p. 26.

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III. Trois sociétés inégalitaires

1. Raymond Firth, Primitive Polynesian Economy, op. cit., p. 58. 2. Ibid., p. 148. 3. Ibid., p. 264. 4. Ibid., p. 285. 5. Ibid., p. 232. 6. Ibid., p. 149. 7. Ibid., p. 160. 8. Ibid., p. 151. 9. Leopold Pospisil, Anthropotogy ofLaw, op. cit., p. 71. 10. Ibid. 11. Mervin ). Meggitt, « Pigs Are Our Hearts ! The Tee exchange cycle among the Mae Enga of New Guinea », Oceania, 1974, vol. 44, n° 3, p. 183. 12. Andrew Strathern, The Rope ofMoka. Big-men and cérémonial exchange in Mount Hagen, New Guinea, Cambridge University Press, 1971, P- 3513. Leopold Pospisil, Anthropotogy ofLaw, op. cit., p. 70. 14. Lire le célèbre article de Marshall Sahlins, « Poor Man, Rich Man, BigMan, Chief : Political types in Melanesia and Polynesia », Comparative Studies in Society and History, 1963, vol. 5, n° 3, p. 285-303. 15. lan Hogbin, « Native Councils and Courts in the Solomon Islands », Oceania, 1943,14, p. 258. 16. Lire Homer G. Barnett, The Coast Salish ofBritish Columbia, University of Oregon, Eugene, 1955. 17. Homer G. Barnett, The Nature and Function ofthe Potlatch, Departmen of Anthropotogy, University of Oregon, Eugene, 1968, p. 104. 18. Philip Drucker, The Central and Northern Nootkan Tribes, Bureau of American Ethnology, 1951, bulletin 144, p. 257. 19. William C. McLeod, « Some Aspects of Primitive Chattel Slavery », Social Forces, 1925, vol. 4, n° 1, p. 138. 20. Gilbert M. Sproat, Scenes and Studies of Savage Life, Smith, Elder & Co, Londres, 1868, p. 91. 21. George Simpson, Narrative ofa Joumey Round the World During th Years 1841-1842, vol. 1, Henry Colburn, Londres, 1847, p. 242-243. 22. Otto von Kotzebue, A New Voyage Round the World, In the Years 1823,24,25 and 26, vol. Il, Henry Colburn and Richard Bentley, Londres, 1830, p. 54.

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23. Franz Boas, Ethnology ofthe Kwakiutl, based on the data collect by George Hunt, Government Printing Office, Washington, 1921, p. 1333. 24. Philip Drucker, « Rank, Wealth, and Kinship in Northwest Coast Society », American Anthropologist, new sériés, 1939, vol. 41, n° 1, p. 59 25. Allen W. Johnson etTîmothy Earle, The Evolution ofHuman Societie op. cit., p. 212. 26. Roland Viau, Enfants du néant et mangeurs d'âmes. Guerre, cul et société en Iroquoisie ancienne. Boréal, Montréal, 1997, p. 87. 27. Pour un exposé détaillé de cette thèse et du rôle que ces relations de dépendance ont pu jouer dans l'apparition de l'État, lire Alain Testait, La Servitude volontaire (I. Les Morts d'accompagnement ; II. L'O l'État), Errance, 2004. 28. Lire respectivement : Joyce Wike, « Social Stratification among the Nootka », Ethnohistory, 1958, vol. 5, n° 3, p. 222 ; Ronald L. Oison, The Quinault Indians, University of Washington publications in Ethnology 6 (1), 1936, p. 96 ; Joyce Wike, « Social Stratification... », art. cit., p. 223 ; Verne F. Ray, LowerChinook Ethnological Notes, University of Washingt publications in Ethnology 7 (2), 1938, p. 56.

IV. Vers laformation des classes

1. Lire Alain Testait, « Le droit de la guerre », numéro spécial de Droit et cultures, 2003/1, n° 45. 2. Joseph-Charles Bonnin [Bonnefons], Voyage au Canada dans le nord de l'Amérique septentrionale fait depuis l'an 1751 jusqu'en l'an 17 Casgrain, Québec, 1887, p. 160. 3. Hiérosme Lalemant, in Ruben Gold Thwaites, Relations des jésuites de la Nouvelle-France (1647), vol. XXX, 1896, p. 242. 4. Andrew Strathern, « The Division of Labor and Processes of Social Change in Mount Hagen », American Ethnologist, 1982, vol. 9, n° 2, « Economie and Ecological Processes in Society and Culture », p. 310. 5. William Bartram on the Southeastern Indians (1791), University Nebraska Press, Lincoln, 2002, p. 127 et 160. 6. Ibid., p. 147. 7. John R. Jewitt, The Adventures and Sufferings of John R. Jewit Edimbourg, 1824. 8. Alfred Métraux, L'île de Pâques, Gallimard, 1941, p. 79.

Table des madères

Introduction Reconstituer l'évolution des sociétés I. Les sociétés égalitaires Un accès libre au territoire tribal

9 29 33

L'attribution et le partage du produit

37

La propriété

46

Des sociétés sans hiérarchie

50

Des sociétés sans

richesses

Des paradis perdus ? II. Les sociétés inégalitaires La révolution du stockage

56 62 75 75

Les fonctions sociales des riches

101

Des puissants sous surveillance

108

Des sociétés sans marché

111

Travailler pour d'autres ?

114

La monnaie primitive

117

L'ostentation

120

III. Trois sociétés inégalitaires Tikopia

125 125

Les sociétés à Big Men

136

La Côte Nord-Ouest

143

IV. Vers la formation des classes

159

L'esclavage de guerre

162

L'exploitation des femmes

166

L'endettement

169

Le tribut

171

Conclusion

179

Pour en savoir plus

183

Notes

187

Diffusion-distribution en France, en Belgique & en Suisse LES B E L L E S LETTRES -

BLDD

25, rue du Général-Leclerc, F-94270 Le Kremlin-Bicêtre Tél. 0145 15 19 70 — Fax 014515 19 80 Diffusion-distribution au Québec DIMEDIA

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Achevé d'imprimer en janvier 2013 sur les presses de la nouvelle imprimerie Laballery (Clamecy) pour le compte des éditions Agone BP 70072,13192 Marseille cedex 20 N° d'impression : 301092

Dépôt légal 1" trimestre 2013 Bibliothèque nationale de France