Comment fonctionnent les nanomachines ? 9782759803330

En 1959, lorsque le tout nouveau nobelisé Richard Feynman envisagea la science du futur, on était heureux de croire à ce

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Comment fonctionnent les nanomachines ?
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Table of contents :
Remerciements
Sommaire
Introduction. Les frontières du possible
Chapitre 1. Lois d’échelle et forces
Chapitre 2. Les forces de liaison
Chapitre 3. Ordre et désordre : du macromonde au nanomonde
Chapitre 4. Les nanomachines créées par l’homme
Chapitre 5. Les nanomachines naturelles
Chapitre 6. Prospective
Conclusion

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Comment fonctionnent les nanomachines ? LOUIS LAURENT Collection dirigée par

FRÉDÉRIC DENHEZ

17, avenue du Hoggar – P.A. de Courtabœuf BP 112, 91944 Les Ulis Cedex A

Illustration de couverture : Thomas Haessig Imprimé en France ISBN-: 978-2-86883-992-3

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les «-copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinés à une utilisation collective-», et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © EDP Sciences, 2009

REMERCIEMENTS Je tiens à remercier Isabelle Antoine, Véronique Briquet-Laugier, Jean Daillant et Patrice Hesto pour leurs précieux commentaires sur le manuscrit.

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SOMMAIRE

Remerciements ....................................................................

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Introduction. Les frontières du possible.................................

7 7 11

De la science à la science-fiction ........................................ Quelles sont les limites du possible ? .................................. Chapitre 1. Lois d’échelle et forces........................................

La machine à rétrécir ........................................................ Première étape : le palier « 18 millimètres » ......................... Deuxième étape : le palier « 18 micromètres » ...................... Troisième étape : le palier « 18 nanomètre » ........................ Quatrième étape : le palier « 18 picomètres » ....................... Fin du voyage .................................................................. Chapitre 2. Les forces de liaison ...........................................

Liaisons entre atomes et molécules .................................... Forces capillaires et hydrophobes ........................................ Chapitre 3. Ordre et désordre : du macromonde au nanomonde

Rappels sur la thermodynamique ......................................... Quelques propriétés du nanomonde ..................................... Chapitre 4. Les nanomachines créées par l’homme .................

Du discours de Feynman à la microélectronique ................... Méthodes de fabrication de la microélectronique ................... Les nanosystèmes « mécaniques » ....................................... L’assemblage par les méthodes de la chimie.......................... Chapitre 5. Les nanomachines naturelles ...............................

Comment est construit le vivant ? ....................................... Construire une cellule........................................................

15 16 18 27 32 37 39 41 41 55 65 65 76 103 103 109 118 124 131 131 143

SOMMAIRE

Comment comparer les machines artificielles et le monde vivant ? ......................................................... Chapitre 6. Prospective.........................................................

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La conception de Eric Drexler et la polémique ....................... La filère micronanofabrication actuelle ................................. Le vivant ......................................................................... Une troisième voie ? ........................................................

169 169 183 190 197

Conclusion .........................................................................

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COMMENT FONCTIONNENT LES NANOMACHINES ?

INTRODUCTION Les frontières du possible

DE LA SCIENCE À LA SCIENCE-FICTION Dans son célèbre discours1 prononcé au Caltech (Institut californien de technologie) à l’occasion de la réunion annuelle de la Société américaine de physique en 1959, le prix Nobel Richard Feynman2 exprimait que rien ne s’opposait à ce que l’homme puisse construire des objets d’une taille proche de celle des atomes. Cette capacité s’est aujourd’hui concrétisée à travers le formidable essor de l’industrie des circuits intégrés. C’est ainsi que l’homme a 1. Ce discours est accessible (en anglais) sur le site du Caltech (http://www.its. caltech.edu/~feynman/plenty.html). 2. Richard Phillips Feynman (1918-1988) est né à New York. Il obtient son doctorat à l’université de Princeton en 1942. Il devient professeur de physique théorique à l’université de Cornell en 1945, puis à l’Institut californien de technologie à partir de 1959. On doit à ce physicien très prolifique des contributions à la mécanique quantique, la physique de la superfluidité de l’hélium et la physique des particules. Il obtient le prix Nobel de physique en 1965 pour ses travaux en mécanique quantique. C’est également un remarquable pédagogue dont les célèbres Leçons sur la physique restent un ouvrage de référence. À la fin de sa vie, il a participé à la commission d’enquête sur l’accident de la navette Challenger. 7

INTRODUCTION

développé une boîte à outils lui permettant de réaliser des systèmes complexes, comme les microprocesseurs. À l’intérieur de ceux-ci, les opérations élémentaires se font parfois sur des circuits électriques dont la taille se mesure en centaines d’atomes et tels que l’épaisseur des isolants est de moins de dix couches atomiques alors que, rappelons-le, quand Feynman prononça son discours, le transistor venait tout juste d’être inventé et était un objet dont la taille était plutôt de l’ordre du centimètre. Les microprocesseurs sont avant tout des circuits électriques, mais on commence à utiliser les techniques mises en œuvre pour leur fabrication dans le but de réaliser autre chose, comme des systèmes mécaniques avec des capteurs ou des « actionneurs » simples. Un actionneur est élément capable « d’agir », par exemple un levier qui se déplace, un miroir qui tourne… Ces systèmes sont encore « gros », puisque leur taille se mesure souvent en dizaines de milliers d’atomes. Certains sont déjà en service, comme ceux qui mesurent les accélérations et servent par exemple à déclencher les airbags dans les automobiles. Et ils pourraient bien continuer à rétrécir pour se mesurer, eux aussi, en centaines d’atomes. On parlerait alors de « nanomachines », c’est-à-dire de machines dont la taille des pièces se mesurerait en nanomètres (« nano » voulant dire un milliardième, ou 10-9). En parallèle à ces développements scientifiques, des idées plus prospectives se sont développées. Un concept particulièrement spectaculaire est celui des assembleurs, inventé par l’américain Eric Drexler. Ce chercheur américain, surtout connu pour ses travaux de prospective, s’est intéressé dès les années 1980 à la possibilité de construire des machines moléculaires en s’inspirant des idées de Feynman et du fonctionnement du vivant. Eric Drexler publia en 1986 un livre intitulé Engins de création3, ouvrage qui eut un retentissement considérable dans

3. Édition originale Engines of creation – The coming era of nanotechnology, Anchor Books, New York, 1986 ; traduction française Engins de création, Vuibert, Paris, 2005.

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LES FRONTIÈRES DU POSSIBLE

la communauté qui gravitait autour des nanotechnologies, décideurs, penseurs, public intéressé par les sciences et une partie des chercheurs. Eric Drexler y développa longuement les conséquences qu’aurait selon lui le développement de techniques d’assemblage à l’échelle moléculaire. Il évoqua ainsi des machines microscopiques capables de tirer de leur environnement l’énergie et les matières premières qui leur sont nécessaires. Drexler imagina le cas de machines suffisamment complexes pour pouvoir se reproduire en consommant, dans le cas d’une évolution catastrophique, la croûte terrestre. D’autres auteurs poursuivirent cette vision du contrôle de la matière grâce à des myriades de machines microscopiques, comme John Storrs Hall qui, dans son essai Nanofutur4 publié en 2004, décrivit sa vision prospective d’un « utility fog ». Il s’agit d’un brouillard composé de petits robots accrochés ensemble par des bras et capables sur commande de simuler les propriétés mécaniques ou optiques de presque tout. Par exemple, ce brouillard peut se matérialiser en un objet (peu dense mais solide) ou créer des images 3D animées. Un genre parfois proche de la prospective est la science-fiction et, là encore, le thème des nanomachines est apparu porteur. On peut citer le roman de Neal Stephenson L’âge de diamant5, ouvrage qui met en scène des machines capables d’assembler des objets de la vie de tous les jours, molécule par molécule, ou des myriades de petits systèmes invisibles et autonomes se déplaçant aussi bien dans l’air qu’à l’intérieur du corps. Un autre exemple est le roman La proie6 de Michael Crichton, également auteur de Jurassic Parc, ouvrage dont l’un des protagonistes est un essaim meurtrier de minuscules machines capables d’apprendre et de s’adapter. Enfin, plus récemment, la série américaine Jake 2.0 met en scène un technicien 4. Nanofuture. What’s next for nanotechnology, Prometheus Books, New York,

2005. 5. Édition originale The diamond age, Bantam Spectra Books, 1995. Traduction française publiée en livre de poche, 1998. 6. Édition originale, « Prey », Harper Collins Publishers, New York, 2002. Traduction française chez Robert Laffont, 2003. 9

INTRODUCTION

en informatique qui acquiert des pouvoirs surhumains grâce à de microscopiques « nanites » qui ont accidentellement pénétré dans son corps. Et il y en beaucoup d’autres. Pour résumer, le terme nanomachine évoque deux mondes pour l’instant disjoints. Tout d’abord le monde du chercheur ou de l’ingénieur, peuplé de systèmes déjà produits ou envisagés à moyen terme : transistors, microdispositifs, capteurs. D’autre part, il y a le monde de l’imaginaire, riche de nanomachines ayant souvent les caractéristiques du vivant en termes d’autonomie, d’intelligence, de capacité à réaliser des tâches complexes. Dans leur grande majorité, les chercheurs considèrent que la fabrication de nanomachines de ce dernier type n’est envisageable qu’à très long terme, ou qu’elle est impossible. On peut alors se demander pourquoi quelque chose de si hypothétique prend une telle importance. On pourrait avancer trois raisons. – L’invisibilité des objets microscopiques que l’on évoque fait qu’ils sont plus difficiles à appréhender. Si notre expérience quotidienne nous fait ressentir la difficulté de fabriquer un robot capable de supplanter l’homme, elle ne nous est d’aucun secours en ce qui concerne le nanomonde. C’est sans doute pour cette raison qu’il est moins facile de faire la part des choses entre rêve et réalité pour le cas des nanomachines que cela ne l’est par exemple entre la robotique telle qu’elle est pratiquée et les créatures comme HAL 9000 dans 2001 : l’odyssée de l’espace ou les robots de Terminator. – Il est difficile d’appréhender ce que signifie un événement quasiment impossible qui aurait des conséquences importantes. C’est souvent ce dernier aspect qui l’emporte. Par exemple, on a évoqué, il y a quelques années, la gelée grise. C’est ainsi que l’on nomme un amas de nanomachines qui se dupliquent en dehors de tout contrôle. La gelée grise a été popularisée en 2003 par… le prince Charles. Celui-ci fait alors part de ses craintes au sujet 10

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LES FRONTIÈRES DU POSSIBLE

de l’essor des nanotechnologies et ses déclarations font le tour du monde, amplifiées par la presse, avec des gros titres tels que « Charles s’inquiète du cauchemar de la gelée grise ». Même si une telle innovation ne présentait aucun risque de catastrophe, elle aurait des conséquences importantes. Par exemple, si l’humanité arrivait un jour à des degrés de maturité scientifique et technique suffisants pour envisager de fabriquer des nanomachines capables en particulier de se reproduire et d’accomplir des tâches précises, celles-ci pourraient avoir un impact considérable, qu’il s’agisse d’aspects bénéfiques en termes de santé, de niveau de vie et d’environnement, ou d’aspects plus préoccupants comme la possibilité de réaliser des armes, la déstabilisation des équilibres économiques de ce monde, les matières premières et la main-d’œuvre n’ayant plus la même importance qu’actuellement. QUELLES SONT LES LIMITES DU POSSIBLE ? On ne peut pas pour autant écarter d’un haussement d’épaules l’éventualité qu’un jour l’homme concevra des machines qui pourraient réaliser des tâches précises et qui pourraient se reproduire. C’est en effet possible, une bactérie remplit un tel cahier des charges. Pendant des siècles, on a vu dans la vie une force mystérieuse qui échappait à la science mais, depuis cent ans environ, les progrès de la biologie nous ont amenés de plus en plus à considérer le vivant comme un agencement de systèmes de traitement de la matière, de l’énergie et de l’information. On ne peut donc pas considérer a priori comme impossible la réalisation d’un objet que la nature a tout de même développé sur terre en un milliard d’années… On perçoit même trois raisons pour lesquelles des machines plus autonomes pourraient émerger de l’échelle nanométrique.

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INTRODUCTION

– Une machine complexe doit comporter un très grand nombre de pièces. Celles-ci seront nécessairement de très petite taille si l’on veut que le tout reste de taille raisonnable. – Une simple bactérie (un millionième de mètre) contient typiquement des millions de protéines variées : pour fonctionner, les « machines du vivant » exploitent systématiquement les lois physiques qui dominent le nanomonde, notamment l’agitation thermique, ce mouvement incessant qui anime tout nano-objet, ainsi qu’un jeu particulier de forces spécifiques de l’échelle atomique, le tout combiné ensemble et permettant des interactions très sélectives à l’origine d’assemblages spontanés. - Une machine complexe ne peut fonctionner, se maintenir, ou se dupliquer que si elle a à sa disposition de l’énergie et des pièces de rechange. Pour une machine « standard », ce ne serait pas chose aisée : les pièces (boulons, plaques, barres) n’existent pas dans la nature, ce qui fait qu’un robot ne peut se fabriquer lui-même, à moins d’imaginer une société de robots mineurs, sidérurgistes, mécaniciens… Pour une machine microscopique, les pièces de base sont les molécules, plus faciles à trouver et parfaitement standardisées. C’est ainsi que « fonctionne » le vivant, qui recycle perpétuellement des biomolécules, souvent par le biais d’un ensemble d’individus complémentaires. La question qui se pose alors est : Dans quelle mesure l’homme pourrait-il être capable de construire de telles machines ? C’est à un tour d’horizon de la question que vous convie ce livre. On y traite de manière parallèle les nanosystèmes créés en laboratoire ou par la nature, en les comparant. Le chapitre 1 a pour but de familiariser le lecteur avec les lois du nanomonde. On évoque une expérience « en pensée », à l’occasion de laquelle un personnage rapetisse et ressent toute l’étrangeté du comportement de la matière lorsqu’il tend vers la taille d’un atome. 12

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LES FRONTIÈRES DU POSSIBLE

Dans les chapitres 2 et 3, on essaie d’expliquer comment la matière se comporte. On évoque deux phénomènes physiques omniprésents à l’échelle du nanomètre. Il y a tout d’abord les forces entre les atomes, qu’il s’agisse des liaisons fortes, qui déterminent la forme de base des édifices atomiques, ou des interactions plus faibles, qui gouvernent en quelque sorte leur comportement « mécanique ». Un autre phénomène tout aussi important, sans équivalent à notre échelle, est l’agitation thermique, qui tend à répandre partout une forme de désordre universel, de telle sorte que le monde microscopique est bien moins calme qu’il n’y paraît. On explique en particulier les principes de base de la thermodynamique, qui trouvent leur origine dans le nanomonde. On introduit ensuite quelques phénomènes physiques qui résultent de la combinaison des effets qui ont été présentés auparavant : la capacité mystérieuse qu’ont des petits objets à s’assembler ensemble, des phénomènes mécaniques induits par la propension de la matière à se désordonner, phénomènes qui ne ressemblent pas à ce que nous connaissons à notre échelle. Dans le chapitre 4, on présente les micro- et nanomachines artificielles et leurs méthodes de fabrication, qu’il s’agisse de microsystèmes en silicium ou des dernières machines moléculaires. Celles-ci sont devenues suffisamment petites pour que l’agitation thermique et les forces intermoléculaires les affectent. Le chapitre 5 concerne le « fonctionnement » du vivant et la manière dont les structures qui le composent s’assemblent. L’ensemble, fruit d’une longue évolution, est optimisé pour tirer parti des lois de la physique à l’échelle nanométrique, bien plus que ne le sont les réalisations humaines actuelles. On décrit également des tentatives de l’homme pour imiter le vivant. Le chapitre 6 traite des spéculations autour des nanomachines, à savoir les principales idées de Drexler et les polémiques qu’il a 13

INTRODUCTION

suscitées. D’autres concepts comme l’autoréplication ou les tentatives de faire le lien entre les créations humaines et le monde du vivant sont abordés. On réalise l’énorme fossé qui sépare les machines humaines et ce que la nature sait faire, et on ne peut manquer de s’interroger sur la capacité qu’aura l’homme un jour à combler ce fossé.

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COMMENT FONCTIONNENT LES NANOMACHINES ?

1 Lois d’échelle et forces

Diverses publications ou sites Internet vantent les prouesses des puces, insectes qui sautent des centaines de fois leur hauteur, ou des fourmis, haltérophiles douées, qui soulèvent une cinquantaine de fois leur poids. Leurs exploits ne nous étonnent plus guère, tant nous sommes habitués à penser que, dans un monde en miniature, tout ne se passe pas exactement comme dans le nôtre. Sans toujours nous en rendre compte, nous en avons même une bonne connaissance. Ainsi, lorsque nous regardons une bataille navale dans un vieux film, nous savons intuitivement que le navire en train de couler est une maquette filmée en gros plan, parce que divers détails nous choquent, comme des vagues trop lisses, l’eau d’apparence visqueuse ou les flammes trop calmes, qui ressemblent à celle d’une allumette. Tout cela est la manifestation de ce que l’on appelle les lois d’échelle. Celles-ci ont une portée très générale : la plupart des phénomènes que nous observons dépendent de la taille des objets, mais pas tous de la même manière. Les grandeurs physiques qui les caractérisent varient parfois, comme le volume ou la surface, voire simplement la longueur. Et cela 15

LOIS D’ÉCHELLE ET FORCES

change tout. En effet, lorsque nous divisons la taille d’un objet par deux, la surface de cet objet est divisée par quatre et son volume est divisé par huit (figure 1).

1. | Imaginons que l’on multiplie plusieurs fois de suite par deux la taille d’un cylindre en béton. À chaque étape, son poids est multiplié par huit, car il varie avec la quantité de matière donc en fonction du volume. La pression que subit le béton est multipliée par deux car le poids (huit fois plus élevé) se répartit sur une surface, qui n’est multipliée que par quatre. À partir d’une certaine taille, le cylindre se fissure.

LA MACHINE À RÉTRÉCIR Dans ce chapitre, pour bien saisir la manière dont les choses changent dans un monde en miniature, nous allons essayer d’imaginer ce que vivrait un homme qui deviendrait de plus en plus minuscule. Cette idée a été exploitée par Richard Matheson dans son roman L’homme qui rétrécit7, œuvre qui a été adaptée pour le cinéma dès 1957 par Jack Arnold. L’histoire est la suivante : après avoir été exposé à un mystérieux nuage radioactif pendant une balade en mer, Scott Carey se met à rétrécir inexorablement. Il se retrouve prisonnier dans sa cave, trop petit pour attirer l’attention de ses proches, et il doit apprendre à survivre alors que sa taille est millimétrique. Plus récemment, dans le film Le voyage fantastique de Richard Fleischer, sorti en 1966, le professeur Benes invente une machine à miniaturiser. Lorsque le scientifique est grièvement blessé à la suite d’un attentat, une opération de la dernière chance est tentée, et ceci grâce à sa propre invention. On injecte dans son sang un sous-marin avec un 7. Publié aux États-Unis en 1956. Traduction française chez Denoël, 2000.

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LOIS D’ÉCHELLE ET FORCES

équipage de cinq personnes, qui ont pour mission d’aller détruire un dangereux caillot avec un laser. L’équipage miniaturisé a tout le loisir d’observer l’intérieur du corps ; il est confronté à maints dangers comme le système immunitaire du patient ou la turbulence de son flux sanguin. Nous allons emprunter en pensée la machine du docteur Benes pour l’utiliser sur un volontaire. Afin de mieux percevoir le nanomonde, nous ferons une entorse aux lois de la physique en supposant que cette miniaturisation n’affecte en rien les humains et en particulier que leurs sens fonctionnent de la même manière. Cette entorse est d’ailleurs la règle dans la plupart des films autour du thème de la miniaturisation. En réalité, il n’en serait rien. Par exemple, la lumière qui illumine les objets puis se projette sur la rétine d’un observateur ne peut former une image que si tous les obstacles sur lesquels elle se réfléchit et les ouvertures à travers lesquelles elle passe sont plus grands que sa longueur d’onde, soit en gros un millionième de mètre. Si les yeux de notre observateur sont plus petits que cela, ils ne peuvent plus voir d’images. Et même s’ils le pouvaient, les objets décrits par la suite seraient également trop petits pour former des images. Le nanomonde n’est pas pour autant plongé dans le noir ; il serait plus correct de dire que la lumière devient une sonde trop grossière pour dessiner les contours des objets. On pourrait faire une comparaison avec le cas du son : nous pouvons être dans une ambiance bruyante, sans pour autant que le son nous fasse percevoir les contours des objets qui les émettent ou les réfléchissent. Nous ne ferons en fait que ce qui existe dans de nombreux ouvrages où sont montrées des images de virus, de protéines ou d’atomes, qui ne sont en fait que des reconstitutions d’images obtenues par des microscopes électroniques (voir aussi encadré p. 60), calculées par un ordinateur, ou encore ce que l’on appelle des « vues d’artiste ». 17

LOIS D’ÉCHELLE ET FORCES

Scott qui rétrécit Le monde qui nous est familier est fait d’objets qui se mesurent en dizaines de centimètres et les masses que nous manipulons s’expriment en kilogrammes. Nous exerçons des forces de quelques centaines de newtons, disons environ 200 newtons, qu’il s’agisse de tirer sur une corde ou de soulever une masse de 20 kilogrammes. Rappelons-le, l’unité pour exprimer les forces est le newton (N). Il ne faut pas confondre la masse exprimée en kilogrammes (kg), qui est donnée par notre balance, avec notre poids, exprimé en newtons, obtenu en multipliant notre masse par 9,81 (tant que nous sommes sur la Terre). Le poids d’un individu de 80 kg est donc une force de 785 N. La masse exprime la quantité de matière que nous contenons et est une propriété qui nous caractérise, alors que le poids exprime la force de la gravité. Imaginons que notre cobaye, que nous appellerons Scott − le prénom de L’homme qui rétrécit, au risque de laisser penser que ce livre est traduit de l’anglais − soit un individu de 1,80 m et 80 kg, qui se fasse rétrécir par paliers pour séjourner dans le monde des millimètres, puis celui des micromètres (millionièmes de mètre, 10-6 m), puis celui des nanomètres (milliardièmes de mètre, 10-9 m) puis, à la fin, dans celui des atomes et des molécules. Que ressentirait-il ? C’est ce que nous allons essayer d’illustrer dans ce qui suit, afin de faire comprendre comment les lois de la physique s’appliquent dans le monde microscopique. PREMIÈRE ÉTAPE : LE PALIER « 18 MILLIMÈTRES » Commençons par régler la machine sur un faible rétrécissement, disons un facteur cent, ce qui ne passe déjà pas inaperçu. Lorsque l’opération est terminée, Scott, qui mesurait 1,80 m (soit 1 800 mm) et pesait 80 kg (soit 80 000 g), accuse 18 millimètres sous la (milli)toise et la (micro)balance indique 80 milligrammes, soit un million de fois moins que son poids d’origine : rappelons-le, 18

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LOIS D’ÉCHELLE ET FORCES

la quantité de matière qui compose Scott varie comme le cube de la longueur. Notre héros reconnaît encore bien les objets qui lui sont familiers même si, désormais, il vit dans le monde des insectes. Tout lui semble cent fois plus gros, c’est-à-dire qu’une fourmi a la taille d’un petit chien, un acarien de 0,3 millimètre est un petit crabe qui tient dans le creux de sa main et un grain de pollen de quelques centièmes de millimètre ressemble à une boule de tilleul. Une des premières choses qu’il remarque est sa force, qui semble devenue extraordinaire. En effet, il exerce sans fatigue une traction de 2 × 10-2 N8. Cette force est certes petite à notre échelle (nous sommes dix mille fois plus forts que lui), mais elle est tout de même, chose extraordinaire, vingt-cinq fois plus élevée que son poids. Scott saute ainsi sans effort à trente fois sa hauteur et se sent capable de rivaliser avec les fourmis haltérophiles et les puces. Mais que se passe-t-il donc ? En fait, tout réside dans les lois d’échelle. La force d’un individu est déterminée par la section de ses muscles, car c’est perpendiculairement à cette section que d’innombrables petites fibres exercent une traction. Cent fois plus petit, notre personnage a perdu un facteur dix mille sur la section de ses bras, car la surface évolue avec le carré de la longueur. Ceux-ci ressemblent à des allumettes et le biceps de Scott a désormais une taille de l’ordre du millimètre et donc une section qui se mesure en millimètres carrés. Scott a donc perdu ce même facteur dix mille sur sa force. Rappelons-le, le poids de notre personnage est par ailleurs déterminé par sa masse, laquelle a décru, comme son volume, d’un facteur un million, c’est-à-dire cent fois plus que sa force musculaire (figure 2).

8. Cette notation est bien utile pour écrire les nombres minuscules, qui foisonnent dans cet ouvrage. 10-n est une notation qui signifie « multiplié par 0,000...01 », le 1 étant le n-ième chiffre après la virgule. Par exemple, 2 × 10-2 = 0,02.

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LOIS D’ÉCHELLE ET FORCES

2 | La masse que soulève Scott varie comme le carré de sa taille, alors que sa propre masse varie comme le cube de sa taille. Plus il est petit, plus il semble fort.

Scott a donc, à juste titre, l’impression d’être cent fois plus fort qu’avant, vu qu’il est en proportion beaucoup plus léger et, d’un bond, peut se propulser à quelques dizaines de fois sa hauteur. Heureuse coïncidence, la résistance des os et des tendons dépend aussi de leur surface et a évolué comme la force musculaire. Une terrible tension de surface... En même temps, Scott se rend compte que sa force lui est très utile, car son nouvel environnement est plein de pièges et ses ennuis ne font que commencer. Il s’approche par exemple d’un lac peu profond, qui pourrait être une flaque d’eau. Cependant, l’eau que contient ce lac est vraiment bizarre. Lorsqu’il appuie son doigt sur la surface, le liquide capricieux résiste avant de céder, comme si c’était de la gelée. De plus, l’eau semble tellement froide9 que Scott préfère renouveler l’opération avec la semelle de sa chaussure. La surface résiste alors avec une force de l’ordre d’un tiers de son poids ! Notre personnage n’est pas loin de pouvoir marcher sur l’eau (à quatre pattes, certes). En retirant son pied, il s’aperçoit qu’une grosse boule 9. Voir plus loin le paragraphe « Brrr… ».

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LOIS D’ÉCHELLE ET FORCES

d’eau de la taille d’un pamplemousse s’y accroche et refuse de couler. Il doit secouer vigoureusement son pied pour que la goutte daigne se décrocher. Bizarre, vraiment, car quand la goutte, une fois décrochée, heurte le sol, elle vibre comme de la gelée, se rassemble avec d’autres en un dôme gros comme une cloche à fromage, mais ne se brise pas (figure 3).

Figure refaite 3 | Scott ressent une forte résistance de l’eau, qui se comporte comme un tapis élastique.

Pourquoi tous ces phénomènes étranges ? C’est à cause de ce qu’on appelle la tension de surface de l’eau. On observe qu’au repos, l’eau, ou tout autre liquide, aime avoir une surface minimale (nous verrons plus loin pourquoi). C’est ainsi que la surface de l’eau dans un verre est plane ou qu’une bulle de savon adopte une forme de sphère. Lorsque notre personnage enfonce sa chaussure dans l’eau, celle-ci est contrainte d’augmenter sa surface pour entourer le bord de la semelle. Elle résiste avec une force qui est proportionnelle au périmètre de la semelle. 21

LOIS D’ÉCHELLE ET FORCES

Pour un Scott « grandeur nature », le tour de la chaussure vaut environ 0,4 mètre, et on montre que la force exercée par la surface de l’eau (la tension de surface) vaut environ 3 × 10-2 N, soit près de trente mille fois moins que son poids. En revanche, après réduction d’un facteur cent, le tour de la chaussure de Scott, et la force de tension de l’eau qui lui est directement proportionnelle, ne sont réduits que d’un facteur cent, alors que le poids est diminué d’un facteur un million. Pour notre micro-Scott, la force exercée par l’eau vaut 3 × 10-4 N, soit un tiers de son poids. Alors que la taille de Scott n’a été réduite que d’un facteur cent, la tension de surface devient une force avec laquelle il faut compter. Et la goutte d’eau ? Si Scott retire brutalement son pied, de l’eau reste accrochée à sa chaussure. Cela se produit parce que certaines parties des vêtements, ou des taches sur le tissu, ont une affinité pour l’eau et tendent à l’attirer. C’est ce phénomène qui fait que le coton hydrophile10 attire l’eau. Si la goutte est de taille inférieure à un millimètre (le poing notre personnage), son poids est plus faible que la force élastique qui tend sa surface. La goutte se déforme alors éventuellement pour mieux coller, mais ne coule pas vers le bas car cela nécessiterait une trop grosse déformation de sa surface. De même, briser une goutte d’eau trop petite demande de la secouer très violemment car pour cela il faut augmenter sa surface, ce qui exige de lui apporter beaucoup d’énergie. Notre eau se cramponne alors au pied sous la forme d’une grosse goutte, qui vibre comme de la gelée mais reste en un bloc à cause du caractère élastique de sa surface. Ce phénomène nous est familier, c’est à lui qu’on doit par exemple que la rosée reste accrochée sous forme de gouttes aux feuilles ou aux fils d’une toile d’araignée.

10. Le mot hydrophile signifie justement « qui aime l’eau ».

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COMMENT FONCTIONNENT LES NANOMACHINES ?

LOIS D’ÉCHELLE ET FORCES

Reynolds contre Scott Scott réussit finalement à pénétrer dans l’eau en se contorsionnant et plonge. La surface élastique se referme autour de lui et ne tente plus de le repousser. La réaction de l’eau l’intrigue : les battements de pieds ne le font pas avancer, mais à peine osciller en restant sur place. La brasse semble plus efficace. En adaptant ses mouvements à ce monde étrange, il arrive tout de même à se propulser à une allure qui lui semble normale : toutes les secondes, il parcourt une distance égale à la moitié de sa longueur, comme il le faisait à la piscine lorsqu’il était de taille humaine. Effectivement : sa vitesse est de 1 cm/s (10-2 m/s). C’est-à-dire qu’il nage tout de même cent fois moins vite qu’à sa taille normale ! Le plus étrange, c’est l’écoulement régulier de l’eau autour de lui, qui semble se refermer derrière ses pieds sans même former un tourbillon, de quoi lui donner l’étrange impression de nager dans du miel. Pourquoi le comportement de l’eau lui semble-t-il si étrange ? Pour comprendre cela, considérons un écoulement avec une géométrie donnée. Cela peut être un fluide s’écoulant autour d’un obstacle, dans un tube ou autour d’un nageur. Supposons de plus que l’on puisse varier la vitesse de cet écoulement et la viscosité du liquide. En fonction des cas, le détail de l’écoulement changera, c’est-à-dire par exemple que la forme du sillage variera, que l’écoulement sera calme ou turbulent. On peut montrer que tout dépend uniquement du nombre de Reynolds, souvent noté Re, qui vaut Re = U L/ν . Dans cette formule, U est la vitesse caractéristique de notre écoulement (dans notre cas la vitesse du nageur), L est un ordre de grandeur de la taille de la zone d’écoulement (la largeur de notre personnage, soit environ 5 millimètres) et ν est la viscosité cinématique du fluide11 (figure 4). 11. Ce nombre mesure la capacité d’un fluide à s’écouler ; il s’exprime en mètres carrés par seconde. Plus le fluide est visqueux, plus le nombre ν est élevé. Par exemple, pour l’eau, ce nombre vaut 10-6 m2/s, pour l’air 14 × 10-6 m2/s, pour la glycérine 1200 × 10-6 m2/s et pour le miel 4000 × 10-6 m2/s.

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4 | Le nombre de Reynolds est défini par trois nombres : la vitesse U du liquide (celleci n’est pas constante partout et on choisit une valeur « typique »), une échelle de longueur donnant la taille de cet écoulement (L) et la viscosité du liquide (ν).

Cette propriété est utilisée pour simuler des comportements d’avions dans les souffleries : pour comprendre ce qui se passe autour d’un avion, ce n’est pas d’avoir la situation réelle qui compte, mais le même nombre de Reynolds. Cette propriété permet de travailler avec des maquettes de taille réduite. De manière générale, on peut constater ce qui suit. – Les écoulements à bas nombre de Reynolds (écoulement lent, de petite taille, liquide très visqueux) sont calmes et réguliers. Une propriété remarquable est qu’ils sont invariants lorsqu’on renverse les sens de l’écoulement : si on filme un tel écoulement et que l’on montre le résultat à quelqu’un qui n’a pas vu ce qui était filmé, il n’a aucun moyen de savoir si le film passe à l’endroit ou à l’envers. – À fort nombre de Reynolds (liquide peu visqueux, écoulement rapide, écoulement de grande taille), les écoulements sont turbulents et ne sont pas invariants par renversement du sens. Par exemple, si dans un film on voit le sillage d’un bateau rapide en avant du bateau on devine que le film est à l’envers.

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Nous avons vu que notre Scott miniature se déplace avec une vitesse réduite d’un facteur cent. De même, la taille de l’écoulement qui l’entoure est réduite d’un facteur cent. Le produit U L correspondant à l’écoulement de l’eau autour de notre mini personnage est donc divisé par un facteur dix mille. La viscosité de l’eau est inchangée car c’est une propriété de l’eau qui ne dépend pas de notre personnage. Le nombre de Reynolds passe donc de 5 × 105 à 50. L’écoulement fluide autour du minipersonnage dans l’eau sera donc le même que celui autour du personnage non rapetissé dans un liquide 10 000 fois plus visqueux, par exemple du miel. Une conséquence est que si notre nageur fait un mouvement invariant quand on renverse le temps (comme battre des jambes sous la surface du liquide), il n’avance pas12. En revanche le nageur peut avancer en faisant un mouvement qui n’est pas invariant par renversement du temps (comme la brasse par exemple). Quand on voit le film à l’envers, on voit simplement quelqu’un qui nage à l’envers et recule. Brrr... Vite lassé par sa baignade visqueuse, Scott sort de l’eau. Épuisé et grelottant, notre héros veut se réchauffer en buvant un bol de 0,1 microlitre de thé qu’il serre dans ses mains. Curieusement, son thé refroidit en quelques secondes. Ce comportement étrange, c’est encore une affaire d’échelle de longueur. Dans un bol de thé, il se passe des choses très compliquées comme les mouvements turbulents du liquide, la conduction de la chaleur, l’évaporation, le rayonnement, phénomènes qui obéissent à des lois d’échelle variées. Considérons ici uniquement la conduction de la chaleur à travers le liquide, effet qui, comme nous allons le voir, devient dominant dans les petits bols. 12. Raisonnons par l’absurde en supposant que Scott avance. Le film à l’envers le montrerait en train de reculer avec le même battement de jambe. Mais nous avons dit que, à bas nombre de Reynolds, le film à l’envers correspond aussi à une situation réelle. Le même mouvement des jambes le ferait à la fois avancer et reculer, ce qui est impossible.

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Ce phénomène dépend de la diffusivité thermique du milieu à travers lequel se propage la chaleur, nombre que nous appelons χ. La diffusivité mesure la propension qu’a la chaleur à se déplacer dans un milieu donné. Elle est faible dans les isolants thermiques et élevée par exemple pour les métaux, qui sont bons conducteurs de la chaleur (pour le cuivre χ = 1,2 × 10-4 m2/s). Pour l’eau (donc le thé), la diffusivité est de 10-7 m2/s. On peut montrer qu’un volume de côté L se refroidit en un temps t tel que : t = K L2/χ. Le nombre K est de l’ordre de 1 et il dépend de la forme du volume qui se refroidit. Conséquence : si on divise la taille L par cent, la chaleur fuira par conduction dix mille fois plus vite. De manière générale, plus L diminue, plus la chaleur fuit rapidement par conduction et, pour les petits objets, c’est ce canal de perte d’énergie qui domine (figure 5). C’est également pour cette raison que Scott trouve l’eau très froide, son corps ne retient plus la chaleur et se refroidit très vite dans l’eau.

5 | Plus un objet est petit, plus il se refroidit rapidement.

Plus on avance dans la miniaturisation, plus ces effets s’amplifient. Toutefois, au fur et à mesure qu’il va rapetisser, Scott commencera à 26

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percevoir d’autres événements plus étranges. Des phénomènes qui étaient trop faibles pour être perçus directement dans notre monde deviennent dominants. DEUXIÈME ÉTAPE : LE PALIER « 18 MICROMÈTRES » Scott décide de reproduire son aventure dans un monde encore réduit d’un facteur mille et rétrécit jusqu’à une hauteur de 18 micromètres (18 millionièmes de mètres), soit cent mille fois moins qu’au départ. Notre personnage accuse désormais sur la balance 8 × 10-14 kg, autrement dit son poids est 7,8 × 10-13 N. N’oublions pas toutefois qu’il est très fort. Ses bras ont une épaisseur de l’ordre de 1 micron mais gardent assez de muscle pour qu’en tirant sur une corde, ils puissent exercer une force de 2 × 10-8 N, soit désormais 25 000 fois son poids. L’acarien de tout à l’heure est devenu plus gros qu’un dinosaure et un grain de pollen a la taille d’un éléphant. Un cheveu (diamètre 50 micromètres) lui apparaît comme un tronc d’arbre monstrueux. Une bactérie (quelques microns) ressemble à un gros melon et un globule rouge (5 microns) pourrait lui servir de fauteuil. Un virus (100 nanomètres) a la taille d’une noisette. Le parachute sans parachute Scott est en haut d’une petite boîte de 10 centimètres de haut (pour lui, autant dire le mont Everest) et il observe d’innombrables grains de poussière qui voltigent autour de lui. Certains lui semblent énormes et menaçants, d’autres sont bien plus petits, de la taille de balles de tennis. Il cherche à en attraper un qui lui semble de forme amusante, mais son pied reste coincé (il comprendra plus tard pourquoi ; voir le paragraphe « Rester collé »), il perd l’équilibre et tombe du haut de cette boîte, pour une chute digne de celle qu’il aurait pu faire en tombant d’un avion de ligne. Alors qu’il s’attend à se fracasser tout en bas, il est heureusement surpris par l’effet de la résistance de l’air, qui amortit sa chute de façon inattendue, comme s’il avait un parachute. 27

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On peut estimer cette force de la manière suivante. Nous assimilerons Scott à une sphère de rayon 9 microns − donc, de diamètre 18 microns − ce qui ne change pas grand-chose tant que notre personnage ne plonge pas la tête la première, mais simplifie grandement la question (figure 6).

6 | Nous assimilerons Scott à une sphère de rayon 9 microns − donc, diamètre de 18 microns − ce qui ne change pas grand-chose tant que notre personnage ne plonge pas la tête la première, mais simplifie grandement la question.

On trouve dans les livres de physique qu’à bas nombre de Reynolds, ce qui est notre cas13, la force qu’exerce l’air sur une sphère de rayon R se déplaçant à la vitesse U est donnée par la formule suivante : F = Bair U

où le coefficient Bair vaut 6πρ air ν air R

Dans cette formule, U est la vitesse caractéristique de notre écoulement, ρ air = 1,3 kg/m3 est la densité de l’air et ν air = 1,4 × 10-5 m2/s est 13. On vérifie a posteriori que UL/ν est très largement inférieur à 1.

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sa viscosité cinématique. Le coefficient Bair vaut donc 31 × 10-10 N/m.s. Scott accélère jusqu’à ce que la résistance de l’air exerce une force égale à celle de son poids (c’est d’ailleurs le principe du parachute, à ceci près qu’il n’en a pas) et U se stabilise à la vitesse impressionnante de U = 2,5 × 10-4 m/s, telle que F = Bair U = 7,8 × 10-13 N. Cette vitesse est incroyablement faible : il lui faut près de six minutes pour arriver en bas. En fait, rien ne dit qu’il puisse arriver en bas, car il est à la merci du moindre courant d’air ascendant (figure 7).

7 | Scott chute très lentement vers le sol, à moins qu’un minuscule courant d‘air ne le propulse vers le ciel.

Rester collé Notre personnage, une fois remis de sa longue chute, ou devrionsnous dire de son vol, se saisit d’un petit grain de poussière flottant autour de lui. Cet agrégat d’une cinquantaine de nanomètres de rayon lui évoque une petite bille aux formes irrégulières. En fait, il n’a pas de mal à le saisir et, mieux encore, le grain vient se coller sur la paume de sa main, comme attiré par elle. Le grain n’est d’ailleurs pas attiré que par sa main. Lorsqu’il l’approche d’une paroi, Scott sent une force d’attraction violente, comme si ce grain décidément bien étrange était un aimant et la paroi la porte de son réfrigérateur. Plus bizarre encore, sa main aussi est attirée de la même manière par la paroi. Surpris par cette force, Scott ne peut empêcher le grain de heurter violemment la paroi et celui-ci y reste collé… ainsi que sa main. Notre personnage doit tirer de toutes ses forces pour l’arracher puis le secouer 29

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violemment, le décoller de sa main et le jeter au loin. Il lui a en effet fallu exercer une force de presque 10-8 N pour l’arracher, bien plus que son propre poids (qui est rappelons-le de 7,8 × 10-13 N). Cette attraction inattendue est la première manifestation des forces de van der Waals, qui attirent les atomes les uns contre les autres. Scott réalise alors que les semelles de ses baskets n’échappent pas à la règle. Chacun de ses pieds est collé au sol par une force de 2,5 × 10-8 N. Il constate, amusé, que si dans notre monde c’est la gravité qui nous maintient fixés au sol, dans le sien c’est plutôt cette force de collage qui, presque mille fois supérieure au poids, prédomine largement (voir aussi encadré p. 62). Il arrache avec force l’un de ses pieds, manquant perdre sa chaussure, mais à peine a-t-il éloigné son pied de l’épaisseur d’une semelle, que la force de collage est divisée par dix, comme si la « colle » qui maintenait son pied avait cédé brusquement. Il est à deux doigts de perdre l’équilibre (figure 8).

8 | Scott arrache avec force l’un de ses pieds, manquant perdre sa chaussure, mais à peine a-t-il éloigné son pied de l’épaisseur d’une semelle que la force de collage est divisée par dix, comme si la « colle » qui maintenait son pied avait cédé brusquement. Il est à deux doigts de perdre l’équilibre.

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De l’eau comme un mur Scott aperçoit au loin un dôme luisant, cent fois plus haut que lui et, après un instant de réflexion, réalise que ce vaste dôme est une goutte d’eau. Il s’en approche prudemment, de peur que le dôme ne s’effondre en une monumentale cascade. Comme il s’y attendait, Scott est attiré par cette masse d’eau et un bourgeonnement liquide qui vibre sur la paroi du dôme en pointant vers lui montre que l’eau semble elle aussi attirée vers lui. Mais le liquide est devenu tellement rigide que le bourgeonnement reste attaché au dôme et que rien ne jaillit vers lui. Tout se passe comme si tous les éléments de cette masse d’eau frémissante s’attiraient violemment les uns vers les autres et voulaient à tout prix rester serrés entre eux pour former ce vaste dôme. Scott, en s’approchant, se retrouve collé à la surface de l’eau mais ne peut s’y enfoncer, car pour cela il devrait éloigner l’un de l’autre des éléments de la masse fluide, ce qui semble difficile tant ceux-ci s’attirent fortement entre eux. Supposons néanmoins qu’il parvienne à se glisser dans l’eau, après maintes contorsions. Il se souvient de son expérience malheureuse à l’étape précédente, et, pour ne pas rester englué, il se propulse d’un coup de talon. Le nombre de Reynolds est désormais de 50 × 10-6. En effet, la taille de l’écoulement fluide est 5 × 10-6 m, sa vitesse U = 10-5 m/s, la viscosité de l’eau étant, rappelons-le, de 10-6 m2/s. L’eau lui apparaît vraiment très visqueuse, et le ralentit terriblement. On peut estimer la force de freinage due à la viscosité de l’eau en assimilant Scott, comme nous l’avons déjà fait, à une sphère de rayon R = 9 microns qui avance à la vitesse U. En reproduisant le calcul vu plus haut pour le cas de l’air, on trouve que la force de freinage qu’exerce l’eau est donnée par : F= Beau U

avec

Beau = 6πρeauνeauR

Pour l’eau, ρeauνeau = 10-3, soit Beau = 1700 × 10-10 N /m.s, c’està-dire que la force de résistance est cinquante fois plus forte que 31

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dans l’air (rappelons le Bair = 31 × 10-10 N/m.s). Avec une vitesse U = 10-5 m/s, on arrive à une force de freinage F = 1,7 × 10-12 N, soit deux fois le poids de Scott. Malgré la vigueur de son coup de talon, Scott stoppe son avancée en quelques microsecondes. TROISIÈME ÉTAPE : LE PALIER « 18 NANOMÈTRE » Fasciné par ses observations, Scott décide de se rétrécir d’encore un facteur mille, c’est-à-dire qu’il devient cent millions de fois plus petit qu’au départ et se retrouve haut de 18 nanomètres (milliardièmes de mètre). Il est désormais un « nano-héros », si petit qu’une bactérie lui semble avoir la taille d’un paquebot et un virus celle d’une mongolfière. À cette échelle, impossible de faire le lien avec le paysage qui lui était familier. En revanche, il perçoit nettement les atomes et molécules qui composent la matière, lui-même étant haut comme un empilement de soixante atomes (heureusement qu’il s’agit d’une expérience en pensée !). Rappelons-le, il s’agit d’une manière de parler, tout ce qui est à l’échelle de Scott ne pouvant désormais être « vu » avec de la lumière. Une simple molécule d’ADN devient pour lui une énorme liane et une molécule de protéine est un buisson compact. Une molécule d’eau ressemble à un petit « V » qu’il tient au creux de sa main. Cette taille si minuscule se compare pourtant à celle d’objets manufacturés dans le début des années 2000. Si Scott pénétrait à l’intérieur d’un ordinateur, il pourrait se promener sur un point d’information écrit sur un disque dur (25 nanomètres sur 120 nanomètres) et la gravure des microprocesseurs les plus récents (65 nanomètres) aurait pour lui la taille d’une route. Scott accuse désormais sur la balance 8 × 10-23 kg et sa force est considérable, puisqu’il peut tirer sur une corde en exerçant une force de 2 × 10-14 N, soit 250 millions de fois son poids. Comme cela était prévisible, il subit de toutes parts des forces d’attraction et se trouve collé au sol avec une telle violence qu’il ne peut plus lutter. 32

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Un monde incroyablement agité Mais il y a un élément nouveau. Malgré ces forces omniprésentes qui tendent à tout coller, l’environnement est loin de se figer, bien au contraire. Tout d’abord, l’air ne ressemble plus à ce fluide paisible que nous connaissons dans notre vie de tous les jours. Scott est assez petit pour en apercevoir les composants, principalement des molécules d’oxygène et d’azote. Chaque molécule est un assemblage de deux atomes qui lui paraissent avoir la taille d’une bille. La masse de l’ensemble (mmolécule) est de l’ordre de 5,3 × 10-26 kg (il y a peu de différence entre l’azote et l’oxygène), soit 1500 fois moins que notre personnage. Leur nombre pourrait sembler élevé, puisqu’il y a 2,5 × 10 25 molécules par mètre cube d’air. Mais pour Scott, pas tant que cela. Pour se ramener à une échelle de longueur plus familière, on considère un cube de dix nanomètres de côté (Scott lui-même mesure 18 nanomètres). Notre personnage peut compter dans ce cube en moyenne 25 molécules : il y a donc beaucoup de vide. Pour être plus exact, il s’agit plutôt de ce qu’il verrait sur une photographie, car les molécules ne font que passer très vite. Pour être plus précis, elles restent dans le cube moins d’un dix-milliardième de seconde. Les molécules d’oxygène ou d’azote sont en effet animées d’un mouvement incessant et rapide qui, comme nous le verrons plus loin, est une manifestation de la température. De plus, les molécules, composées souvent de deux atomes, sont animées d’un mouvement de rotation rapide et ressemblent à des haltères qui traversent l’espace en tournoyant. On peut montrer que la vitesse la plus probable du centre de gravité de ces molécules (le milieu de l’haltère) est donnée par la formule : V = √ (2 kT/ mmolécule) Dans cette formule k = 1,38 × 10-23 est la constante de Boltzmann et T la température exprimée en degrés Kelvin (K)14. L’endroit où se 14. Pour obtenir la température en degrés Kelvin, on ajoute 273,16 à la température que nous utilisons.

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situe Scott est à 300 K, soit environ 26 °C. La vitesse V est donc de l’ordre de 400 m/s, soit la vitesse d’une balle de mousquet (figure 9). Inévitablement, chaque molécule heurte ses congénères plusieurs milliards de fois par seconde, et n’a guère le temps de parcourir que 70 nanomètres entre deux chocs. Il s’agit d’une distance moyenne, les chocs se produisant au hasard. Ces molécules bombardent également tout ce qu’elles peuvent atteindre et il n’est pas rare qu’elles arrachent deux objets collés entre eux par les mystérieuses forces d’attraction qui semblent gouverner ce monde. Les molécules, en revanche, semblent indestructibles, aucun choc ne parvenant à séparer les deux atomes qui composent chacune d’entre elles. Scott attrape une molécule d’oxygène qui passait lentement et tire sur chacun des deux atomes d’oxygène, qui ont, rappelons-le, la taille d’une bille. Il n’arrive pas à les déplacer de manière visible. Pour écarter un peu les deux atomes d’oxygène, il lui faudrait tirer avec une force de 10-9 N soit cinquante mille fois plus que ce qu’il peut faire (2 × 10-14 N).

9 | Vitesse probable des molécules d’oxygène en fonction de la température en degrés Kelvin.

Notre héros lui-même subit un véritable bombardement de molécules, puisque, en moyenne, il ne s’écoule que 3 × 10-12 seconde entre deux chocs. Aucun rapport donc avec une averse de grêle, même intense ! Lors d’un choc, les atomes se comportent presque comme 34

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des sphères dures et tout ceci dure un temps très bref : en gros, la longueur de pénétration est 10-11 m et elle est parcourue à environ 200 m/s (pendant le choc, la molécule freine, s’arrête et repart en sens inverse). Le tout dure donc quelque 10-14 seconde. Chaque choc propulse Scott violemment. Il n’est pas rare qu’il soit catapulté à quelques mètres par seconde avant que, quelques nanomètres plus loin, il ne reparte dans une autre direction. Au bout d’une seconde de ce mouvement chaotique, Scott a ainsi parcouru plus de dix micromètres soit, pour lui, une distance considérable. Il croise dans son périple de nombreuses particules qui flottent dans l’atmosphère et qui, elles aussi, se déplacent au gré des collisions avec les molécules. Cette danse universelle des petits objets s’appelle le mouvement brownien, du nom du botaniste Robert Brown, qui l’observa pour la première fois en 1827 en observant l’intérieur de grains de pollen (figure 10).

10 | Scott et le mouvement brownien. Les molécules d’oxygène sont en gris clair, celles d’azote en gris foncé.

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Le périple de Scott finit par le ramener sur une table (mais il ne peut le deviner, une table étant pour lui plus grande qu’une planète). Il perçoit les chaînes de polymères composées d’atomes de carbone, d’oxygène et d’hydrogène qui composent le vernis de la table. Bombardés sans discontinuer par les molécules d’air, tous les atomes oscillent sans toutefois se détacher tant ils sont attachés fortement à leurs voisins. Scott se souvient de la molécule d’oxygène qu’il n’est pas parvenu à briser tant la liaison entre les deux atomes était forte. Agitée par ces mouvements incessants, la table entière semble vivante. Le mouvement de la table, le bombardement ambiant de l’air, tout cela emmène Scott jusqu’à une goutte d’eau de 1,8 millimètre de diamètre, cent mille fois plus grosse que lui. À son échelle, elle est pratiquement une petite planète aquatique. En regardant de plus près, il distingue les V caractéristiques des molécules d’eau, un atome d’oxygène à la pointe du V et deux atomes d’hydrogène aux extrémités. Bombardées sans relâche par l’azote et l’oxygène de l’air, excitées par la lumière ambiante, agitées par les mouvements de la table elle-même, les molécules d’eau sont animées d’un mouvement incessant. Ce mouvement ressemble à une danse sur place car les molécules se serrent beaucoup plus que dans le cas de l’air. Un cube de dix nanomètres en contient plus de 33 000. Plus question de trajectoire de boulet de canon comme le font les molécules dans l’air. Chaque molécule d’eau se sent prise comme dans une cage formée de ses congénères les plus proches (typiquement quatre ou cinq) et les bouscule violemment, réussissant parfois à sortir de la cage, pour se retrouver avec quatre ou cinq nouveaux voisins qui forment une autre cage. Bref, tout ceci ressemble à une foule compacte. Lorsque son périple fait heurter la surface de l’eau à Scott, il lui est impossible encore une fois de pénétrer à l’intérieur. Il constate que les molécules d’eau s’attirent fortement. En particulier, l’atome d’oxygène de chaque molécule semble tirer vers lui les atomes d’hydrogène des molécules voisines comme s’il voulait les voler. Cette force, il la constate au mouvement parfois synchrone des molécules voisines et 36

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surtout au fait que, dès qu’il tente d’enfoncer son bras, celui-ci est repoussé, tant les molécules se serrent les unes contre les autres et ne veulent pas de cet intrus (figure 11).

11 | Scott enfonce son doigt dans l’eau. Les molécules s’attirent les une contre les autres et s’opposent à cette intrusion.

QUATRIÈME ÉTAPE : LE PALIER « 18 PICOMÈTRES » Scott décide, pour continuer son aventure, de rétrécir d’un dernier facteur mille. Il atteint la hauteur de 18 picomètres (18 × 10-12 mètre, 18 millièmes de milliardième de mètres ou encore 18 millièmes de nanomètres). Un virus est pour lui plus gros que le mont Everest et notre personnage n’est plus vraiment concerné par les objets que nous connaissons. Les atomes eux-mêmes lui semblent (une fois de plus c’est une entorse au lois de la physique, la lumière ne permettant pas de former l’image d’un atome, ni de rien d’aussi petit) comme des grosses boules évanescentes de la taille d’une mongolfière. La masse de Scott est désormais de 8 × 10 -32 kg. Il est environ dix fois plus léger qu’un électron. Il vient d’entrer dans un monde radicalement nouveau, celui de la mécanique quantique. Scott est quantique Scott n’est plus réellement en un endroit, il est partout à la fois dans un nuage qui s’étend sur plusieurs nanomètres, au moins vingt 37

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fois plus gros qu’un atome. Il vient de découvrir le principe d’incertitude qui régit le monde de l’infiniment petit. Les objets n’ont plus de vitesse ou de position définie, comme dans le monde macroscopique. Ces deux grandeurs sont remplacées par des « nuages de probabilité » dont la taille ne peut être réduite arbitrairement. Localiser un objet de masse m dans une zone de taille Δx avec une vitesse connue à ΔV près n’est possible que si Δx . mΔV > h/2π, où h est la constante de Planck, qui vaut 6,6 × 10-34. Si l’on considère notre personnage de masse 8 × 10-32 kg, sa vitesse moyenne sera donnée par la même formule que pour les molécules, à ceci près que Scott est presque un million de fois plus léger. Il sera donc mille fois plus rapide (c’est la racine carrée de la masse qui compte), c’est-à-dire qu’il se déplacera à 3 × 105 m/s. On ne pourra le localiser que dans une zone d’extension de 4 nanomètres, 250 fois plus grande que lui. Quand sa main (ou plutôt le nuage qui figure ses mains possibles) entre dans la grosse sphère d’un atome d’oxygène, il ne sent rien. Toutefois, de temps en temps, il ressent un picotement : un électron vient d’interagir avec lui. C’est en effet dans cette zone que se trouvent les huit électrons qui gravitent autour du noyau de l’atome d’oxygène. Comme notre personnage, ceux-ci sont présents sous forme de nuage et non pas d’objets bien définis. Au centre de l’atome, Scott perçoit une zone plus dense, le noyau de l’atome. Celui-ci est tout petit, 10-15 m, dix-huit mille fois plus petit que Scott, mais extraordinairement dense car il est cent mille fois plus lourd que lui. En fait, Scott ne voit pas non plus le noyau, mais un nuage flou de taille réduite. Quand il passe sa « main » au travers de ce nuage central, notre personnage sent par moments l’impact très violent et localisé de ce noyau, qui semble s’être matérialisé pour une attaque surprise, puis se redissout aussitôt dans son nuage. S’il avait eu un appareil de mesure, Scott aurait pu constater que le nuage électronique était porteur d’une charge électrique négative diffuse, celle des huit électrons. Le nuage reste centré autour du noyau, lui-même porteur d’une charge positive 38

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qui compense celle des électrons. Sans doute, dans un monde plus classique, les électrons auraient été de petites sphères chargées négativement irrémédiablement attirées par la charge positive du noyau mais, comme Scott le découvre, les petits objets n’existent pas réellement et apparaissent, tous, comme des nuages diffus. Scott aperçoit dans son entourage des molécules. Les atomes se lient en partageant certains de leurs électrons et cela se manifeste par une modification des formes des « nuages électroniques ». Les règles de partage semblent strictes, la distance entre atomes étant imposée et les directions des liaisons aussi. Changer cette distance ou l’alignement des atomes nécessite une force considérable, comme notre personnage l’a déjà expérimenté lors du palier « 18 nanomètres » avec les molécules d’oxygène. Scott a noté aussi que certains atomes semblent plus attirants pour les électrons que d’autres. Ainsi, dans une molécule d’eau, l’oxygène semble très courtisé par les électrons, l’hydrogène étant quelque peu délaissé. Les nuages électroniques y sont en effet moins consistants que ceux autour des atomes d’oxygène. Les atomes d’hydrogène délaissés par leurs électrons sont chargés positivement, alors que les atomes d’oxygène sont chargés négativement à cause de l’excédent en électrons. Voilà de quoi expliquer la curieuse attraction qu’avait noté Scott entre molécules d’eau voisines. Il se rappelle alors des paliers successifs : l’eau n’aime pas être déformée parce que toute déformation (par exemple un pied enfoncé dans l’eau) se traduit par l’éloignement de molécules, qui « forcent » pour que cela n’arrive pas. Cette réticence de l’eau à couler hors de son pied, la solidité de ces gouttes, la résistance lorsqu’il enfonce son doigt, tout cela est donc une affaire d’électrons volés. FIN DU VOYAGE Il est temps pour Scott de terminer son voyage. Il reprend sa taille normale, heureux que la gravitation reprenne ses droits. Il reste éberlué par les propriétés de ce monde qu’il ne soupçonnait pas (tableau 1). Il y a tout d’abord ces forces, parfois considérables, entre les atomes, qui font que dès que l’on regarde des objets de quelques microns, tout 39

LOIS D’ÉCHELLE ET FORCES

semble fait de glue, à tel point que la force de la gravité ne compte plus guère. Ensuite, dans le monde des nanomètres, tout s’agite. Le bombardement des molécules de l’air suffit à faire flotter Scott en le propulsant dans toute la pièce, à moins que, plaqué de tout son long sur quelque obstacle, il ne s’y retrouve collé. Plus petit encore, les lois de la mécanique classique laissent la place à la mécanique quantique et tout devient « flou ». À la fin de ce chapitre, le lecteur peut désormais s’exercer à trouver toutes les « erreurs » dans les films cités plus haut.15 Tableau 1. Quelques grandeurs caractéristiques par étape de taille. 1,8 m

18 mm

18 μm

18 nm

1,8

1,8 × 10-2

18 × 10-6

18 × 10-9

Masse (kg)

80

10-6

10-15

80 × 10-24

Poids (N)

785

Force de traction avec un bras (N)

200

2 × 10-2

2 × 10-8

2 × 10-14

Vitesse de chute libre15 telle que : Poids = résistance de l’air (m/s)

40

4

2,5 × 10-4

2,5 × 10-10

Nombre de Reynolds lorsque Scott nage avec U = sa longueur par seconde

5 × 105

50

5 × 10-5

5 × 10-11

Force exercée par l’eau lorsqu’il enfonce son pied (N)

3 × 10-2

3 × 10-4

3 × 10-7

3 × 10-10



7,2 × 10-9

2 × 10-4

7,2

Étapes Taille (m)

Vitesse thermique (m/s)

80 ×

80 ×

7,85 × 10-4 7,85 × 10-13 7,85 × 10-19

15. Pour les deux premières colonnes, Scott est assez « gros » et tombe assez vite. Le nombre de Reynolds associé à l’écoulement d’air autour de lui est très élevé (au moins des milliers), de telle sorte que la formule F = Bair U, qui n’est valable qu’à bas nombre de Reynolds, ne s’applique pas. Elle doit être remplacée par une loi de la forme F = Coefficient × ρR2U2. 40

COMMENT FONCTIONNENT LES NANOMACHINES ?

2 Les forces de liaison

LIAISONS ENTRE ATOMES ET MOLÉCULES Tout est affaire d’énergie Dans ce chapitre, nous allons parler plus en détail des forces qui s’exercent entre les molécules ou les atomes qui les composent. Ces forces jouent un rôle important car elles interviennent dans l’assemblage des structures à l’échelle nanométrique et régissent leur comportement. Elles ont toutes pour origine les charges électriques, qui sont omniprésentes dans les atomes et les molécules. La charge est une propriété des particules élémentaires. L’unité de mesure est le coulomb (C). Elle peut être négative ou positive. Ainsi, la charge d’un électron est de − 1,6 × 10-19 C, de telle sorte que le nuage électronique autour d’une molécule aura une charge négative. La charge du proton, le seul constituant chargé du noyau des atomes, est quant à elle de + 1,6 × 10-19 C, de telle sorte le noyau aura une charge positive. Les charges électriques sont à l’origine de l’une des quatre interactions fondamentales qui existent dans la nature, la force 41

LES FORCES DE LIAISON

électromagnétique. Deux particules de charges de même signe se repoussent et deux particules de charges de signes opposés s’attirent. Pour mémoire, les trois autres forces sont : – la gravitation, qui dépend de la masse et est à l’origine de la force que nous appelons poids ; – l’interaction forte, qui est à l’origine de la cohésion du noyau des atomes ; – l’interaction faible, qui joue un rôle en physique des particules (elle explique en particulier certains aspects de la radioactivité). Dans le monde des micro ou des nano-objets, la gravitation est négligeable car les masses en jeu sont très faibles. Par exemple, le poids d’une molécule d’oxygène est de 5,2 × 10-25 N. De même, l’interaction forte, très intense, n’intervient pas directement car sa portée est inférieure à 10-15 m, c’est-à-dire la taille du noyau de l’atome. L’interaction faible est encore à plus courte portée. En conclusion, les seules forces qui nous intéressent sont de nature électrique. Elles sont à l’origine des liaisons qui existent entre les atomes et les molécules. Suivant leur agencement, il peut s’agir de liaisons fortes qui maintiennent les atomes collés ensemble ou de liaisons plus faibles. C’est ce que nous allons étudier dans les sections suivantes. Nous nous souvenons que Scott, réduit à quelques micromètres, observe qu’il existe une force d’attraction universelle entre les atomes quels qu’ils soient. Toutefois, lorsque ceux-ci se rapprochent vraiment trop, cette attraction fait place à un blocage, qui empêche toute tentative d’interpénétration, et ils se retrouvent collés. On peut faire l’analogie avec des aimants qui s’attirent mais qui, une fois en contact, se bloquent l’un l’autre, la force d’attraction n’étant pas suffisante pour écraser le métal qui les compose. Il nous faut tout d’abord discuter de la manière d’évaluer la solidité d’une telle liaison. Une première approche consiste à jauger la force 42

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LES FORCES DE LIAISON

d’attraction qui lie les atomes en imaginant que l’on « tire dessus » pour essayer de les séparer. En fait, cela ne suffit pas : comment comparer, par exemple, la liaison entre deux boules fixées ensemble par un fil et celle entre deux boules reliées par un élastique ? Dans le premier cas, il faut appliquer une force pendant un bref instant pour casser le fil et ensuite on peut écarter les boules sans problème. Dans l’autre cas, une force plus faible suffit à éloigner les boules, mais il faut l’appliquer longtemps avant de casser l’élastique. Ce genre de réflexion a mené les scientifiques à considérer que la grandeur qui permet de vraiment comparer deux liaisons est l’énergie qu’il faut fournir pour les rompre. Nous allons maintenant définir cette énergie. Imaginons deux atomes séparés d’une distance que nous appellerons r. La force F qui les attire l’un vers l’autre ou les repousse dépend de r et peut donc s’exprimer sous la forme d’une fonction de r, F(r). Supposons dans un premier temps qu’il s’agisse d’une force d’attraction. Pour écarter les atomes, il faut tirer avec une force au moins égale à F(r). Si l’on veut les déplacer d’une distance Δr supposée assez petite pour que F varie peu, il faut fournir ce que l’on appelle un travail. Celui-ci est défini comme le produit F(r) Δr, c'est-à-dire la force que l’on exerce multipliée par le déplacement. Si ensuite on continue à tirer, la force à exercer a très légèrement varié et elle vaut désormais F(r+Δr). Pour s’éloigner d’une autre distance Δr, on effectue un travail supplémentaire F(r+Δr) Δr, et ainsi de suite. De proche en proche, on finit par éloigner les deux atomes suffisamment pour qu’ils n’interagissent plus. L’énergie de la liaison est le total du travail qu’il a fallu fournir pour séparer les deux atomes. Cette énergie peut être positive ou négative. – Par convention, lorsque les atomes s’attirent, on lui affecte un signe moins. En quelque sorte, l’énergie de liaison est le travail qui manque au système (d’où le signe moins) pour séparer les deux atomes. Plus ce déficit est élevé, plus le système est dit « lié ». 43

LES FORCES DE LIAISON

– À l’inverse, si les atomes se repoussent, comme c’est le cas sur la figure 12, on affecte un signe plus à cette énergie, parce que les atomes se repoussent en fournissant un travail. De manière générale, un système atomique se déplace spontanément pour atteindre son énergie de liaison la plus basse possible, à l’image d’une bille dans un bol, qui spontanément va se placer au point le plus bas.

12 | Force de répulsion entre deux particules ayant des charges de même signe.

L’unité qui sert à mesurer un travail est le joule (J). Un joule, c’est le travail que l’on fournit lorsqu’on déplace un objet de 1 m en tirant dessus avec une force de 1 N. Application : si un individu de 80 kg (il pèse donc 785 N) monte un escalier de cinq étages (20 m), il fournit un travail de 15 700 J (20 m × 785 N). À l’échelle atomique, le joule est une unité colossale. Les liaisons entre atomes correspondent en effet à des forces dont l’intensité varie entre 10-12 et 10-9 N et qui agissent sur des distances de quelque 10-10 m. Les énergies mises en jeu dans les liaisons interatomiques sont donc dans une fourchette de 10-22 à 10-19 J. Cela peut paraître peu, mais quand on sait qu’il y a dans un gramme d’eau plus de 1023 atomes, on conçoit que lorsque tous les atomes travaillent ensemble, les effets peuvent devenir importants. Il suffit de penser à de la nitroglycérine : c’est la libération brutale d’une partie de l’énergie de liaison qui lui confère son caractère explosif. Des forces électriques Nous allons tout d’abord calculer la force qui s’exerce entre deux particules chargées, séparées par une distance r. Elles portent une 44

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charge q1e pour l’une et q2e pour l’autre, e étant la charge « unité16 », soit 1,6 × 10-19 C. Si q1 et q2 sont de même signe, les particules se repoussent ; si q1 et q2 sont de signe opposé, les particules s’attirent. La force entre ces deux charges est donnée par la formule suivante : F (r) = q1 q2 e2 /4πεo r2 Elle sera négative si c’est une force d’attraction. La valeur de la constante εo est 8,85 × 10−12. On constate que la force décroît avec le carré de la distance : lorsque la distance r est multipliée par deux, la force est divisée par quatre. On suppose que les deux particules sont initialement séparées par une distance ro. L’énergie de liaison, donc le travail que l’on reçoit lorsque l’on laisse ces particules s’écarter, s’écrit comme la somme des travaux élémentaires F(r) Δr quand on effectue de petits déplacements Δr en partant de la distance ro pour arriver à l’infini (ce qui est matérialisé par les petits escaliers de la figure 13). On peut montrer que l’énergie de liaison (en fait de répulsion) entre ces particules s’exprime sous la forme : W (ro) = q1 q2 e2 /4πεo ro Considérons maintenant deux particules qui s’attirent, par exemple un électron (de charge q1 = − 1) et un proton (q2 = 1) distants de ro = 10-9 mètre. La force d’attraction entre ces deux particules vaut − 2,3 × 10−10 N. L’énergie de liaison est quant à elle W (ro) = − 2,3 × 10−19 J. Nos deux particules s’attirent, et plus elles se rapprochent, plus la force d’attraction augmente. En théorie, l’électron devrait s’abîmer sur le proton, attiré par une force qui devient infinie. Mais en réalité, si la formule ci-dessus décrit

16. C’est-à-dire la charge du proton ou l’opposé de celle de l’électron. À l’échelle de l’atome, tout est composé de protons ou d’électrons, la charge est un multiple de cette valeur.

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LES FORCES DE LIAISON

correctement la force d’interaction, le comportement de l’électron en réponse à cette force ne peut être décrit correctement que par la mécanique quantique. Comme nous l’avons entrevu au chapitre 1, à cause des effets quantiques, l’électron se comporte comme un nuage et ne peut être entièrement localisé. Tout se passe comme si ro ne pouvait décroître en dessous d’une certaine valeur, qui est en gros la taille du nuage. Cette taille, environ 0,5 × 10-10 m, définit la taille d’un atome d’hydrogène. Un calcul quantique montre que, dans cet état final, l’électron est bien lié au proton et que, pour le séparer du noyau, il faut fournir un travail de 21,8 × 10-19 J.

13 | Principe du calcul du travail W(r0) pour deux particules qui se repoussent. On a porté en ordonnée la force de répulsion F(r) et en abscisse la distance r. Si on part de r = r0, le travail à fournir est donné par la somme des petits travaux élémentaires F(r) Δ(r), c'est-à-dire la somme des surfaces des petits rectangles en gris clair.

La liaison covalente, ciment de la molécule Commençons par le cas le plus simple, celui de l’atome d’hydrogène que nous venons d’évoquer. Chaque atome est un noyau réduit à un proton autour duquel se trouve un nuage électronique d’une taille de l’ordre de 0,5 × 10-10 m « habité » par un électron unique. Si deux atomes sont suffisamment proches, on montre que le système évolue de telle sorte qu’ils partagent leurs nuages électroniques. On obtient une molécule d’hydrogène. Dans cette configuration, chaque noyau est soumis à une attraction apparente vers l’autre. Celle-ci est due au fait qu’en moyenne les deux 46

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électrons, qui « passent au milieu », les attirent l’un vers l’autre comme indiqué à la figure 14. D’autre part, les deux noyaux étant de même charge, ils ont tendance à se repousser. La position des noyaux est déterminée par l’équilibre de ces deux forces opposées. Trop près, les noyaux se repoussent, trop éloignés, ils s’attirent. Le résultat est la courbe W(d) qui représente l’énergie du système en fonction de la distance d qui sépare les deux noyaux. L’énergie de liaison W(d) passe par un minimum pour une séparation entre noyaux de 0,74 × 10-10 m (0,074 nm). Les deux noyaux se stabilisent naturellement à cette distance, qui fixe la taille de la molécule d’hydrogène. Si on écarte en pensée l’un des noyaux, il est attiré vers sa position d’origine comme s’il était accroché à l’autre par un ressort. On peut évaluer cette force. Quand l’espace entre noyaux varie de 0,3 × 10-10 m (0,03 nm), W(d) augmente d’une quantité de l’ordre de 10-19 J. Cette variation d’énergie correspond au travail d’une force de l’ordre de 3 × 10-9 N. Celle-ci peut sembler faible mais, à l’échelle microscopique, elle est considérable. En première approximation, le système se comporte comme deux boules reliées par un ressort. On peut d’ailleurs utiliser les formules de la mécanique classique pour estimer la fréquence à laquelle les noyaux peuvent osciller, pour trouver environ 1013 Hz.

14 | On a représenté sur l’axe horizontal la distance d entre les deux noyaux des atomes d’hydrogène ; en ordonnée W(d), l’énergie de la liaison. Les deux noyaux se stabilisent à la distance de 0,074 nanomètre telle que l’énergie de liaison soit minimum.

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Si, au lieu d’écarter doucement un noyau pour le faire osciller, on tire très fort, la force d’attraction finit par diminuer, puis par disparaître lorsque les noyaux sont suffisamment éloignés. La molécule est alors dissociée (figure 15). La « profondeur » du minimum de la fonction W(d) de la figure 14 nous donne le travail qu’il faut fournir pour « sortir » du puits, soit 7,23 × 10-19 J pour « casser » une molécule d’hydrogène.

15 | Pour dissocier une molécule d’hydrogène, il faut « tirer » sur chaque noyau de manière à les éloigner suffisamment l’un de l’autre.

Il arrive couramment qu’un atome pouvant partager plusieurs électrons s’unisse à plusieurs atomes simultanément. Dans ce cas, la mécanique quantique montre que les liaisons s’ordonnent suivant des angles bien précis. Par exemple, dans une molécule d’eau, deux atomes d’hydrogène sont liés à un atome d’oxygène. Dans le pot commun sont mis quatre électrons, un par atome d’hydrogène et deux pour l’oxygène. L’angle entre les deux segments de droite qui relient le noyau d’oxygène aux deux noyaux d’hydrogène est invariablement de 104°5, la longueur de ces segments étant de 0,095 nm. Pour toute liaison covalente, l’énergie de la liaison est donnée par une courbe du même type que celle de l’atome d’hydrogène montrée en figure 14, et la position des atomes se stabilise à une distance parfaitement déterminée. Pour écarter deux atomes d’une longueur de quelques pour cents de plus, il faut exercer une force de quelque 10-9 N, ce qui est colossal à l’échelle du nanomonde. D’ailleurs, la liaison covalente correspond à la force d’attraction la plus forte 48

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entre atomes. C’est elle qui les maintient ensemble sous forme de molécules. Pour cette raison, on l’appelle aussi « liaison chimique ». Certaines molécules sont simplement composées de deux atomes. C’est par exemple le cas des molécules d’oxygène ou d’azote. D’autres molécules sont des assemblages complexes de dizaines de milliers d’atomes, comme nous le verrons plus loin dans le cas des protéines. Pour rompre ces liaisons, il faut fournir un travail de l’ordre de 10-19 J. Lorsque l’on y arrive (cela peut être dû à un apport de chaleur ou à du rayonnement ultraviolet), les atomes qui composent les molécules se séparent et parfois se recombinent au gré de leurs rencontres, et pas toujours selon le schéma initial. On dit que la molécule se décompose. Il arrive que l’état final soit d’énergie plus basse que l’état initial, les atomes ayant trouvé collectivement un état plus lié. Dans ce cas, le réarrangement a fourni de l’énergie, ce qui se produit par exemple dans le cas d’une combustion. Les liaisons faibles Les atomes sont théoriquement neutres mais, lorsqu’ils s’unissent pour former des molécules, certains sont plus gourmands en électrons que d’autres et le bel équilibre entre électrons et noyaux peut s’en trouver quelque peu perturbé. On se rappelle du chapitre 1, où Scott a constaté en observant une molécule d’eau que l’oxygène avait tendance à accaparer les électrons, ce qui fait que sa charge est négative, l’hydrogène étant positif. Dans de telles situations, il en résulte une séparation de charges, la molécule ayant des zones négatives et d’autres positives, un peu comme un aimant a un côté « sud » et un côté « nord ». Les charges négatives sont alors décalées et la molécule acquiert ce que l’on appelle un moment dipolaire. Du point de vue électrique, on peut représenter la molécule comme deux charges opposées (l’excès ou le déficit d’électrons) séparées par une petite distance, comme indiqué à la figure 16. Il faut noter que ces charges ne reflètent qu’un excès de présence ou le manque d’un électron en moyenne dans le temps. 49

LES FORCES DE LIAISON

16 | Dans cette molécule composée de deux noyaux A et B, les électrons sont plus attirés par celui de droite (B). Du point de vue des charges, tout ce passe comme s’il y avait deux charges fictives, une négative à droite et une positive à gauche. Le moment associé à cette molécule est égal au produit de la distance d par l’excès de charge δq.

Le moment dipolaire est une mesure de ce déséquilibre de charge. Il est égal au produit de l’excès de charge par la distance. Il s’exprime donc en coulomb.mètre. Le moment n’est pas seulement un chiffre ; on peut aussi lui associer une orientation, flèche qui part du centre de la charge négative et pointe vers le centre de la charge positive. On peut ainsi parler de l’orientation d’un moment dipolaire. Pour fixer les idées, les distances sont de l’ordre de 10-10 mètre, et on parle d’excédent d’un dixième de charge d’électron (1,6 × 10-20 C). Une valeur standard de moment dipolaire est donc 1,6 × 10-20 × 10-10 = 1,6 10-30 coulomb.mètre. Pour l’eau, cet effet est important puisque le moment dipolaire atteint 6,1 × 10-30 coulomb.mètre. On peut montrer que ces déséquilibres de charges sont à l’origine de forces entre les atomes. Disons simplement que lorsque deux molécules ou deux atomes se retrouvent avec des zones chargées de manière opposée, face à face, ils s’attirent. La réalité est plus complexe, parce que les molécules peuvent tourner, voire, en « poussant » les électrons, modifier la répartition des charges de leurs voisines. Le calcul détaillé dépasse le cadre de cet ouvrage. Pour résumer : 50

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– ces forces se manifestent par une attraction entre atomes ou molécules ; ce sont elles qui régissent le comportement des gaz, des liquides et de nombreux solides ; – pour les distances correspondant aux distances normales entre molécules à la température et à la pression ambiante, elles sont cent à mille fois plus faibles que les liaisons covalentes, mais n’en sont pas pour autant négligeables ; – le poids des différents effets varie beaucoup d’une molécule à l’autre en fonction de son moment dipolaire et de sa polarisabilité, c’està-dire la manière dont sa répartition des charges est influencée par les molécules voisines ; – l’énergie associée varie en 1/r6, c’est-à-dire qu’elle décroît bien plus vite avec la distance que les forces électrostatiques (tableau 2). Tableau 2. Énergie de liaison entre molécules proches pour T = 25 °C pour différentes espèces chimiques. Énergie17 de liaison (J)

Moment dipolaire (C.m)

Caractéristiques

Argon

9 × 10-22

0

Pas de moment dipolaire. Faiblement polarisable.

Ammoniac

1 × 10-20

4,9 × 10-30

Fort moment dipolaire. Polarisable.

5,7 × 10-21

3,6 × 10-30

Fort moment dipolaire. Très polarisable.

Gaz chlorhydrique

La liaison hydrogène : un cas spécial17 Il existe un dernier cas qui joue un rôle considérable, la liaison hydrogène. Nous avons vu que, dans le cas de l’eau, l’hydrogène était lié à un atome d’oxygène qui avait tendance à accaparer les électrons. 17. Valeurs tirées de l’ouvrage de A. Gerschel, Liaisons intermoléculaires, InterEditions/CNRS Éditions, Paris, 1995.

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LES FORCES DE LIAISON

Cet atome d’hydrogène, dépouillé de son électron, a tendance à se lier avec des atomes entourés d’un excédent d’électrons par un mélange de forces électriques et partiellement covalentes (on montre qu’en moyenne dans le temps, chaque molécule d’eau est liée à 3,5 de ses congénères, soit par l’intermédiaire de son atome d’oxygène, soit par celui de ses atomes d’hydrogène). Dans le cas de l’eau, chaque atome d’hydrogène est en fait lié fortement à l’atome d’oxygène de « sa » molécule, mais peut l’être aussi de manière non négligeable à un atome d’oxygène d’une autre molécule d’eau. Cette force de liaison est relativement importante, l’énergie associée étant de l’ordre de 5 × 10-20 J, soit dix fois plus que dans le cas de liaisons faibles classiques. C’est elle qui assure une cohésion exceptionnelle à l’eau. C’est la raison pour laquelle l’eau bout à si haute température. On peut ainsi comparer l’eau au disulfure d’hydrogène (H2S), une molécule proche dans laquelle l’oxygène est remplacé par un atome de soufre, plus lourd mais beaucoup moins avide d’électrons (le moment dipolaire de cette molécule n’est que de 3,2 × 10-30 coulomb.mètre, soit la moitié de celui de l’eau). L’hydrogène sulfuré s’évapore dès − 61 °C, ce qui montre le degré de cohésion bien plus faible de ses molécules. Les liaisons covalentes fortes et les liaisons faibles sont récapitulées dans le shéma de la figure 17. À l’échelle du nanomètre, les forces de van der Waals Si maintenant on considère non plus des atomes individuels mais deux objets solides, chaque atome qui compose l’un des objets est attiré par tous les atomes de l’autre. De toutes ces interactions, il résulte une force d’attraction globale entre les deux solides. On peut retenir que : – cette force dépend de la distance entre les objets, de leur forme et de leur position respective, puisque ces grandeurs déterminent les distances entre les atomes ; – cette force dépend des matériaux qui composent les deux objets (à travers la polarisabilité et les moments dipolaires des atomes ou molécules) ; 52

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LES FORCES DE LIAISON

17 | Récapitulation des forces à l’œuvre : liaisons covalentes fortes assurant la stabilité des molécules et liaisons faibles assurant la cohésion du milieu.

– la force entre deux atomes décroît en r-6; on constate toutefois que lorsque deux objets s’éloignent, ces forces s’alignent et « tirent » plus efficacement, ce qui fait que la force globale décroît moins rapidement. Cet effet est illustré à la figure 18. 18 | Force d’attraction entre un plan et une petite particule. Cette force est la somme de toutes les forces d’attraction des atomes du plan. Lorsque la particule s’éloigne, la distance r entre un atome et la particule varie moins vite que D et d’autre part la force d’attraction tire de plus en plus « dans l’axe », donc plus efficacement.

Il existe différentes formules pratiques qui donnent des expressions pour ces forces en fonction des paramètres considérés. À titre 53

LES FORCES DE LIAISON

d’exemple, prenons un plan et une sphère de rayon R, séparés par une distance D, comme indiqué à la figure 19. Au contact parfait, D = 0, mais en pratique cela n’arrive jamais, la sphère étant « rugueuse », ne serait-ce parce qu’elle est formée d’atomes. La force d’attraction est donnée par F = AR/6D2, où A est appelée la constante de Hamaker. Cette grandeur, qui se mesure en joules, est une mesure de l’intensité des forces entre atomes. Elle dépend des matériaux considérés, à travers les valeurs des moments dipolaires et des polarisabilités des atomes dans les deux objets. Une valeur typique pour A est 3 × 10-20 J. On peut reprendre avec cette formule le calcul de la force que Scott (haut de 18 micromètres) devait exercer pour décoller un grain de

Figure 19. Calcul de la force d’attraction entre un plan et une sphère.

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LES FORCES DE LIAISON

poussière d’une cinquantaine de nanomètres collé sur un mur (voir chapitre 1, paragraphe « Rester collé »). Ce petit grain contient soixante millions d’atomes, chacun en interaction avec des milliards d’atomes du mur. La force est la somme des forces d’attraction entre tous ces atomes. Pour simuler un contact, il est raisonnable de prendre D = 0,2 × 10-9 m (l’espace entre deux atomes), et on assimile le grain à une sphère de rayon R = 50 × 10-9m. En appliquant la formule, on trouve F = 6 × 10-9 N au contact. Cette force décroît très vite avec la distance puisque, pour D = 2 × 10-9 mètre (quelques cheveux de Scott), la force est déjà réduite d’un facteur cent. FORCES CAPILLAIRES ET HYDROPHOBES Pourquoi les gouttes ne sont-elles pas cubiques ? Les molécules d’un liquide s’attirent les unes les autres, autrement dit elles « préfèrent » se regrouper. Une conséquence en est que, pour augmenter la surface d’un liquide, il faut lui fournir de l’énergie, car il faut aller contre cette propension grégaire des molécules qui le composent. Pour l’eau, cette énergie est relativement élevée, car la cohésion est aussi assurée par des liaisons hydrogène relativement fortes : Créer de la surface demande donc de l’énergie, à raison d’une quantité Wsurface par unité de surface créée. C’est pour cela par exemple qu’un jet d’eau ne se brise en gouttelettes qu’au-delà d’une certaine vitesse, à partir de laquelle l’énergie du jet est suffisante. Une conséquence est, qu’en l’absence de sollicitations externes, un liquide « au repos » prend sa forme d’énergie la plus basse, c’est-à-dire tend à présenter au monde extérieur une surface minimum. C’est ainsi qu’une goutte a tendance à être sphérique, parce que la sphère est la plus petite surface qu’une masse d’eau peut adopter. Deux gouttes d’eau qui se rencontrent fusionnent en une sphère plus grosse. Tout est dans le film d’eau Souvent, les liquides sont déposés sur des solides et il faut considérer les interfaces entre liquide et solide : si les forces d’attraction entre 55

LES FORCES DE LIAISON

les molécules du solide et celles du liquide sont suffisantes, une goutte peut « accepter » de s’étaler : c’est le cas de l’eau sur du verre propre ; si les forces d’attraction sont faibles, le liquide reste « en boule » et ne mouille pas la surface : c’est le cas de l’eau sur le téflon ou sur une surface grasse. Cette différence de comportement s’apprécie aisément à partir de l’angle de contact que forme une goutte sur un substrat, comme indiqué à la figure 20.

20 | À gauche, les atomes du substrat attirent les molécules d’eau. La goutte s’étale et est caractérisée par un angle de contact faible. À droite, les forces d’attraction entre les molécules d’eau dominent. La goutte tend à ressembler à une sphère et l’angle de contact est très élevé.

Cette propension qu’a l’eau à minimiser sa surface peut être à l’origine de forces très importantes (figure 21). – Une première force est celle due aux films liquides. Très souvent, l’atmosphère est humide et un très mince film d’eau recouvre des objets, même s’ils ont l’air d’être secs. Lorsque deux objets se rapprochent, les films d’eau peuvent fusionner pour former un pont liquide, qui colle les objets simplement en se rétractant pour minimiser sa surface. Cette force peut être suffisante pour déplacer des nano-objets, voire amener leur rupture. Cet effet est connu par les ingénieurs qui conçoivent des petits dispositifs. On est conduit à réaliser certaines étapes de fabrication dans un 56

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liquide (voir chapitre 4). Lorsque l’on veut ensuite sécher le dispositif, il reste un film liquide qui tire violement sur les pièces et peut parfois les rompre. Autre conséquence plus connue : qui n’a pas mouillé du sable pour faire tenir son château sur la plage ? – De même, lorsque l’on plonge dans l’eau un volume, on crée une surface supplémentaire. Souvent l’eau réagit en repoussant le volume pour retrouver sa surface minimale. Attention, cette force ne doit pas être confondue avec la poussée d’Archimède qui, comme nous le verrons ci-dessous, est bien plus faible. On peut montrer que la force mise en jeu lorsque le volume est un cylindre de rayon R a pour ordre de grandeur : F ≅ 2πR Wsurface L’énergie de surface Wsurface vaut 0,07 J/m2 pour l’eau.

21 | Dans la figure de gauche : l’eau forme un film liquide entre l’objet et le plan. La force d’attraction entre les molécules d’eau fait que le film tend à minimiser sa surface, donc attire l’objet. À droite, une situation équivalente : en enfonçant un objet qui a peu d’affinité pour l’eau, on crée une surface supplémentaire non « souhaitée » par l’eau, qui repousse cet objet.

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La valeur exacte de ces forces dépend de la nature du liquide et du solide (dans le cas de la figure 21 gauche, plus le solide attire le liquide, plus cette force est élevée). L’ordre de grandeur est à peu près celui de la force de van der Waals, puisque ce sont des forces de ce type qui créent l’attraction. Forces capillaires et gravité On peut reprendre l’exemple du chapitre 1, paragraphe « Une terrible tension de surface… », où notre personnage enfonçait sa chaussure dans l’eau. Le liquide est contraint d’augmenter sa surface, qui se déforme pour entourer le bord de la semelle. – Lorsque Scott était « grandeur nature », le tour de sa chaussure (l’équivalent du 2πR dans la formule de la page précédente) valait environ 0,50 m et la force qu'il devait exercer pour enfoncer son pied était donc d’environ 3 × 10-2 N, soit près de trente mille fois moins que son poids. La poussée d’Archimède (le poids du volume d’eau déplacé par sa chaussure lorsqu’il l’enfonce de 1 cm) est quant à elle de l’ordre de 2 N (en enfonçant sa chaussure, il déplace 0,2 litre d’eau). – En revanche, après réduction d’un facteur cent, la taille de la chaussure de Scott, donc la force de tension de l’eau, ne sont diminuées que d’un facteur cent, soit 3 × 10-4 N, ce qui devient non négligeable devant le poids de notre personnage (7,8 × 10-4 N). La poussée d’Archimède quand il s’enfonce d’un centième de centimètre est réduite à 2 × 10-6 N, c’est-à-dire presque rien. Bref, la force de tension de surface, que nous ignorons la plupart du temps dans notre monde, devient très importante dès que l’on considère des longueurs en dessous du centimètre. C’est pour cela que les petites gouttes d’eau sont rondes mais que le café ne se roule pas en boule au milieu du bol. Pour des volumes plus importants de liquide, à moins que nous ne soyons dans l’espace, la gravité reprend le dessus et, rapidement, les gouttelettes sphériques font place à des liquides aux surfaces bien planes. 58

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Au-dessus de quelle taille la gravité reprend-elle le dessus ? On peut l’estimer assez simplement. Les forces capillaires sont, comme nous l’avons vu, de l’ordre de F ≅ 2πR Wsurface, où R est la taille de l’objet. La force de gravité, c’est-à-dire le poids, varie comme 4/3 πR3 ρ g, où ρ est la masse volumique de l'eau et g l’accélération de la pesanteur. Pour le cas de l’eau, on trouve que les deux forces sont du même ordre de grandeur si R2 ≅ 3/2 Wsurface /ρg, c'est-à-dire un R de l’ordre de 3 millimètres. Cette longueur, caractéristique du liquide, s’appelle la longueur capillaire. En dessous de 3 millimètres donc, la force de tension de surface domine et les gouttes sont bien rondes. Au-dessus, le liquide s’aplatit. Forces hydrophobes L’attraction entre les molécules d’eau est à l’origine d’une autre force qui intervient souvent à l’échelle nanométrique : la force hydrophobe (figure 22). Supposons que l’on essaie de mélanger des nano-objets à de l’eau, ou bien des molécules qui ne présentent que peu d’affinité

22 | La force hydrophobe : deux particules sans moment dipolaire permanent interagissent avec les molécules d’eau. Toutefois, les forces d’attraction entre les molécules d’eau sont plus fortes (leur fort moment dipolaire permanent et les liaisons hydrogène) et, dans leur ardeur à s’attirer, elles poussent l’une contre l’autre les deux particules. Tout se passe comme si les deux particules avaient horreur de l’eau et se serraient ensemble, d’où le qualificatif de force hydrophobe.

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pour l’eau. Cela peut être des molécules sans moment dipolaire permanent, comme celles qui composent la matière grasse. Comme nous l’avons vu ci-dessus, le système évolue de telle façon que l’interface entre l’eau et ces objets se minimise. Tout ceci se traduit par le regroupement de ces « intrus » en gouttelettes. On a l’impression qu’ils s’attirent. Cette force apparente, que l’on appelle la force hydrophobe, joue un grand rôle dans le fonctionnement du vivant, en concourant par exemple à donner aux protéines une forme fonctionnelle.

LE MICROSCOPE À FORCE ATOMIQUE Nous avons évoqué des forces d’attraction qui se mesurent en milliardièmes de newton. Malgré leur faiblesse, ces forces peuvent être mesurées relativement facilement. L’un des dispositifs les plus répandus est le microscope à force atomique, mis au point en 1986 par Gerd Binnig, Calvin Quate et Cristoph Gerber. Le principe en est simple, même si la réalisation peut être plus complexe. On mesure directement l’attraction d’une pointe par une surface. La pointe est accrochée au bout d’une petite poutre élastique qui se courbe. La variation de la déviation d’un rayon lumineux sur la poutre permet de mesurer sa flexion (voir figure 23). Si la pointe est attirée vers la surface observée par une force F, le déplacement δ en bout de poutre sera donné par F = k δ. Dans cette formule, k est la raideur de la poutre, grandeur qui dépend des dimensions de la poutre et du matériau qui la compose. Par exemple, une poutre en silicium à section carrée de 20 microns de long et de 1 micron carré de section a une raideur de 4 N/m. On arrive facilement à mesurer des flexions δ de l’ordre d’une fraction de nanomètre et des forces inférieures à 10-11 N. Il existe de nombreuses variantes et raffinements de la technique. Nous parlerons à plusieurs reprises dans cet ouvrage du microscope à effet tunnel. Ce dispositif fut inventé en 1981 par Gerd Binnig et Heinrich

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Rohrer, qui reçurent le prix Nobel de physique pour cette invention en 1986. Ce microscope ressemble au microscope à force atomique. La différence est que l’on ne s’intéresse pas à la déflexion de la poutre mais au courant électrique qui peut passer entre la pointe et le substrat lorsqu’ils sont très proches l’un de l’autre (des fractions de nanomètre) et que l’on applique une tension (entre quelques millivolts et quelques volts). L’intensité de ce courant (de l’ordre du nano-ampère) est fortement liée à la distance entre la pointe et l’atome ou la molécule en dessous, et aussi à sa nature. En balayant la pointe sur la surface, on peut de la sorte réaliser une image « électrique » complète, que l’on peut par divers artifices transformer en une image reconstruite du paysage.

23 | Schéma de principe d’un microscope à force atomique.

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LE GECKO Les geckos sont de petits reptiles originaires d’Asie. Certains d’entre eux ont l’étonnante capacité de marcher sur les murs. On a découvert dans les années 2000 que cette capacité hors du commun était due aux forces de van der Waals. Chacun des pieds de cet animal est recouvert de petits poils de kératine, les setae, à raison de 500 000 répartis sur une centaine de millimètres carrés. Chaque seta mesure quelques dizaines de microns de long et quelques microns de diamètre, et a une extrémité elle-même composée d’un millier de spatules, poils de quelques centaines de nanomètres de diamètre qui assurent un contact intime avec toute surface. Le pied du gecko est donc en contact avec une paroi par l’intermédiaire de centaines de millions de spatules (figure 24). Considérons la force exercée entre le bout d’une spatule et un plan. Celle-ci est donnée par la formule F = AR/6D2 que nous avons vue précédemment (voir le paragraphe sur les forces de van der Waals). Si l’on prend pour R la taille caractéristique de la spatule (0,2 micromètre), pour D un quart de nanomètre (la distance entre deux atomes) et A = 3 × 10-20 N.m comme nous l’avons vu précédemment (ibid.), on trouve une force de l’ordre de 2 × 10-8 N par spatule. Multiplié par des centaines de millions de spatules, on arrive à une force de collage d’une dizaine de newtons par pied (soit un centimètre carré), qui est bien ce que l’on observe, c’est-à-dire l’équivalent d’un bon collage. Cette force a effectivement été mesurée en 2000 par une équipe américaine. Les chercheurs ont collé une seta sur une petite poutre et l’ont approchée d’une surface (en l’utilisant comme la pointe d’un microscope à force atomique). Les résultats sont compatibles avec les estimations ci-dessus. On sait aussi pourquoi un gecko marche et ne reste pas collé : à chaque pas, il soulève son pied d’une manière particulière, ce qui a pour effet de modifier l’angle des setae et surtout de ne faire porter la force d’arrachement que sur ceux du bord. C’est ce genre de technique que nous utilisons nous-mêmes pour décoller du sparadrap.

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24 | Principe de l’adhésion du pied de gecko. Des centaines de millions de setae, terminés eux-mêmes par des spatules, adhèrent à la paroi par des forces de van der Waals. Le pied se décolle par un mouvement qui arrache la partie adhérente, comme on enlèverait un sparadrap.

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3 Ordre et désordre : du macromonde au nanomonde

RAPPELS SUR LA THERMODYNAMIQUE Dans le chapitre précédent, nous avons évoqué les forces qui s’exercent entre deux molécules ou deux nano-objets. En pratique, d’énormes quantités de molécules ou d’objets sont concernées. Par exemple, un simple cube d’eau de 100 nanomètres de côté contient déjà 33 millions de molécules. La compréhension d’un tel ensemble pourrait sembler inextricable, mais on peut tout de même dire beaucoup de choses. On sait en effet depuis des siècles que le comportement de la matière à notre échelle est reproductible, indépendamment de la complexité sous-jacente. Par exemple, une casserole d’eau bout à 100 °C, indépendamment de l’état de chaque molécule d’eau présente dans la casserole. C’est d’ailleurs au XIXe siècle, avant même que l’on eût prouvé l’existence des molécules, que la thermodynamique, c’està-dire l’ensemble des grandes règles qui régissent le comportement de la matière, est élaborée. Ce n’est toutefois qu’au début du XXe siècle que la thermodynamique est définitivement comprise comme conséquence du mouvement des atomes et des molécules, notamment avec 65

ORDRE ET DÉSORDRE : DU MACROMONDE AU NANOMONDE

les travaux du physicien autrichien Ludwig Boltzmann et de l’Américain Josiah Willard Gibbs. Le but de ce chapitre est de décrire quelques rudiments de cette science, ce qui nous permettra de saisir par la suite ce qu’a d’extraordinaire le comportement de la matière dans le nanomonde. En effet, si dans notre monde les machines semblent fonctionner de manière déterministe et sans à-coup, il n’en est rien dans le nanomonde, dans lequel beaucoup de dispositifs fonctionnent de manière chaotique. Le premier principe de la thermodynamique Au XIXe siècle, la communauté scientifique se rend compte qu’en toutes circonstances, une mystérieuse grandeur se conserve : l’énergie. Cette notion fait désormais partie de notre quotidien, puisqu’on vend l’énergie, on l’économise, on la « stocke ». Mais tout ne s’est pas fait en un jour, et de grands noms de la science au début du XIXe siècle ne croyaient pas à l’existence de cette grandeur indestructible. Un des principaux obstacles à la compréhension de ce concept était son caractère multiforme. On peut ainsi citer : – l’énergie cinétique d’un corps en mouvement : une masse m se déplaçant à la vitesse V a une énergie égale à ½ mV2 ; – l’énergie potentielle, qui est l’énergie stockée dans un objet lorsqu’on le place en hauteur, ou lorsque l’on tend un élastique ; – la chaleur ; – l’énergie chimique ; – l’énergie électrique... Un long cheminement a permis de comprendre que, lors d’une série de transformations, cette énergie se conserve bel et bien. Par exemple, l’énergie chimique de l’essence est transformée en chaleur dans un moteur, une partie de la chaleur est convertie en mouvement puis, lorsqu’on freine, le mouvement redevient chaleur dans les plaquettes des freins. 66

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L’énergie chimique de l’essence est de l’énergie solaire qui a été transformée jadis en énergie chimique par des plantes, ces plantes ayant été enterrées puis lentement transformées en pétrole. L’énergie solaire provient des protons qui fusionnent violemment au centre du soleil en produisant de la chaleur. Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, la quantité d’énergie se mesure en joules. Dans le tableau 3, on trouvera quelques exemples qui illustrent cette diversité. Tableau 3. Quelques quantités d’énergie. Énergie (J) Balle de tennis se déplaçant à 150 km/h

50

Explosion de 0,1 g de TNT

460

Une ampoule à incandescence pendant une seconde

100

Un haltère de 5 kg levé de 2 m

100

Un gramme d’eau chauffé de 20 °C à 100 °C

340

« Fonctionnement » du corps humain pendant une seconde

120

Lorsque nous regardons le monde au niveau microscopique, tout se clarifie, et l’énergie ne se range plus qu’en deux catégories. – L’énergie du mouvement des atomes, éventuellement regroupés en molécules. Chaque atome a une énergie cinétique égale à ½ mV2, où m est sa masse et V sa vitesse. On peut décomposer cette vitesse en deux composantes. Tout d’abord, les atomes peuvent avoir un mouvement d’ensemble (à l’image d’un boulet de canon ou d’un jet d’eau). Cet ensemble correspond à l’énergie cinétique d’un objet macroscopique. Il existe une deuxième composante de cette vitesse qui est due à la température : les atomes ont un mouvement d’agitation dans tous les sens, et cette énergie « non dirigée » est de la chaleur. Il peut y avoir conversion d’un type de mouvement en un autre : la pression d’un gaz est 67

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due aux chocs répétés de ses atomes sur les parois du contenant. Un récipient contenant un gaz sous pression peut donner un jet de gaz si on le perce. À l’inverse, le frottement transforme de l’énergie cinétique en chaleur. – L’énergie contenue dans les liaisons entre atomes ou molécules, telle que nous l’avons vue dans le chapitre précédent. Une réaction chimique correspond par exemple à un réarrangement de cellesci. Lorsque le nouvel arrangement correspond à une énergie plus basse (les atomes sont plus liés), la réaction chimique provoque des oscillations violentes de la molécule nouvellement formée, voire l’éjection de morceaux à grande vitesse, phénomènes qui finissent par transmettre de l’énergie de manière désordonnée à l’environnement. La réaction chimique a produit de la chaleur.

25 | Schéma exprimant la conservation de l’énergie. A : Dans le feu de bois, le carbone et l’hydrogène des molécules qui composent le bois se combinent avec de l’oxygène. Dans ce processus, les atomes s’attirent violemment et les molécules produites sont animées de mouvements rapides. B : Le choc de ces molécules contre les parois du récipient met en mouvement les atomes du métal qui le composent. Ce mouvement se transmet aux molécules d’eau contenues dans le récipient et certaines, animées de mouvements rapides, sont arrachées du liquide. C : Les molécules d’eau (en fait de la vapeur) heurtent violemment le piston et le repoussent vers le haut. D : Le plateau monte en augmentant l’énergie potentielle de son contenu.

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Le premier principe de la thermodynamique exprime le fait que, dans toute transformation, l’énergie des atomes et des molécules se conserve (figure 25). Le second principe de la thermodynamique On sait intuitivement que certaines transformations, pourtant permises par le premier principe, ne se produisent jamais. Quelque chose semble en effet imposer un sens à divers phénomènes. Par exemple, notre intuition nous indique qu’un objet chaud va céder son énergie à un objet froid et que le contraire ne se produira jamais. On prit conscience de ces impossibilités au XIXe siècle, en essayant de comprendre le fonctionnement des machines à vapeur. L’énergie mécanique que l’on pouvait tirer d’une telle machine était limitée à une valeur bien inférieure à celle contenue dans la chaleur injectée. C’est Sadi Carnot qui, le premier, évoqua la question, en 1824, dans son mémoire Les réflexions sur la puissance motrice du feu. Il nota en particulier que de l’énergie mécanique ne peut être obtenue d’une machine que si celle-ci absorbe de la chaleur d’une source chaude et en rejette une partie vers une source froide. Sans cela, on aurait pu par exemple imaginer un navire récupérant de l’énergie du mouvement d’agitation des molécules d’eau de la mer (en congelant l’eau) et se servant de cette énergie pour se propulser. Hélas, dans ce schéma, la mer est la source chaude (puisque c’est l’agitation de l’eau qui fournit l’énergie) et le navire n’avancera que si on le relie à un milieu à plus basse température. Toutes ces contraintes sont exprimées par le second principe de la thermodynamique. En considérant la matière à l’échelle microscopique, il nous est beaucoup plus facile de comprendre ce que cela signifie. Tous les atomes sont animés de mouvements dont l’amplitude dépend de la température. Plus il fait chaud, plus le mouvement est violent. C’est pour cela que les solides se dilatent, puis fondent et s’évaporent, lorsque leur mouvement est assez violent pour que les molécules ne 69

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soient plus retenues par la surface du liquide. Si l’on chauffe encore, les mouvements cassent les molécules. Sur terre, le mouvement désordonné de toute la matière est avant tout dû à la lumière du soleil, qui interagit avec les molécules et leur transmet de l’énergie qui se propage de proche en proche. La traduction de la deuxième loi de la thermodynamique est très simple : lorsqu’on communique de l’énergie à quelques molécules, plus le temps passe, plus cette énergie se dilue dans les multiples degrés de liberté d’un ensemble de plus en plus vaste de molécules. On ne peut jamais rattraper cette dilution. En d’autres termes, on ne peut récupérer cette énergie en rendant le monde plus « ordonné ». Pour visualiser cela, imaginons des milliers de sphères reliées par des ressorts. Si on donne un grand coup de marteau dans l’une d’elle, l’énergie contenue dans la marteau va se diluer dans toutes les sphères.

26 | À gauche : la combustion du bois casse de grosses molécules en molécules plus petites (eau, gaz carbonique) qui, animées d’un mouvement rapide, vont communiquer leur mouvement d’agitation aux molécules d’oxygène et d’azote qui composent l’atmosphère. Ce processus est irréversible : jamais l’énergie ainsi libérée ne reviendra à son point de départ. À droite : en ralentissant l’agitation des molécules qu’il contient, le réfrigérateur crée de l’ordre. Il ne peut le faire qu’en créant du désordre ailleurs, dans notre cas en réchauffant l’air ambiant par l’intermédiaire du serpentin situé sur sa face arrière.

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Dans une machine thermique, on utilise cette propension de la matière au désordre pour capter une partie de son énergie. Par exemple, on laisse un gaz sous pression s’échapper pour actionner une turbine. Les molécules du gaz sont libérées dans la nature, donc se retrouvent dans un état plus désordonné qu’auparavant. C’est le principe des machines thermiques et, comme on le verra, de certains nanodispositifs. D’autre part, il n’est pas interdit de créer de l’ordre localement. C’est ce que fait par exemple un réfrigérateur (figure 26). Mais pour cela il faut de l’énergie. De plus, toute tentative pour ordonner la matière localement se traduit par la création de désordre ailleurs (voir aussi les encadrés p. 98 et 99). Un exemple simplifié Dans le monde réel, chaque molécule a une énergie qui dépend de la vitesse et de la position des atomes qui la composent. Cette énergie peut prendre n’importe quelle valeur, qui varie au cours du temps, dans la mesure où les molécules échangent de l’énergie en entrant en collision avec leurs congénères ou, moins brutalement, en interagissant avec eux par l’intermédiaire de forces électriques. Pour illustrer ce que peuvent être les échanges d’énergie successifs entre molécules, nous allons imaginer un cas idéalisé. On considère des ensembles de N objets fixes juxtaposés, qui feront office de molécules. Chacun d’entre eux ne peut avoir que deux énergies : 0 ou E. On suppose que ces objets peuvent interagir, ce qui a pour effet de modifier leur énergie. Un objet passe de l’énergie 0 à l’énergie E si l’un de ses voisins, qui était au niveau d’énergie E, fait le mouvement inverse. Le premier principe est bien vérifié puisque l’énergie se conserve globalement. Supposons que l’on parte avec deux ensembles que nous nommerons S1 et S2, chacun étant composé de N = 10 000 objets (figure 27). Les deux systèmes sont placés bout à bout, c’est-à-dire qu’ils peuvent échanger de l’énergie. Le premier n’est initialisé qu’avec des objets à l’énergie 0, c’est-à-dire que le nombre d’objets à énergie E est n1 = 0. Le deuxième est initialisé avec la moitié de ses composants à l’énergie E, c’est à dire n2 = 5000. On laisse évoluer les deux ensembles 71

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S1 et S2, qui explorent toutes les configurations auxquelles ils peuvent accéder, c’est-à-dire telles que n1 + n2 = 5 000. L’ensemble S1 « prend » de l’ énergie à l’ensemble S2. Au bout d’un certain temps, on observe le comportement décrit à la figure 28, c’està-dire que naturellement, l’énergie de l’ensemble S1 se stabilise autour de 2 500 E et jamais l’énergie ne « revient » dans le système S2. La raison, illustrée à la figure 29, en est simple : Il existe une écrasante majorité de configurations correspondant à une répartition quasi équitable d’énergie entre les deux ensembles et si on laisse le hasard faire, inévitablement l’ensemble tendra vers cette répartition d’énergie.

27 | Les systèmes couplés S1 et S2 évoluent de telle sorte que leur énergie totale (n1 + n2) soit 5 000 E.

28 | Nombre d’objets à l’état d’énergie E dans S1 lorsque l’on observe ce dernier mille fois de suite. Le calcul a été fait pour deux systèmes de 10 000 objets couplés, le nombre d’objets au niveau E étant au total de n = 5 000.

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29 | Nombre de configurations possibles avec une énergie totale de 5000, en fonction de l’énergie présente dans S1. On observe une énorme majorité de configurations pour n1 autour de 2 500 (à 50 près).

La température et le désordre À ce stade, nous arrivons à une conclusion importante : l’énergie se dilue dans les deux systèmes, et, paradoxalement, c’est le hasard qui fait que ceux-ci tendent vers un partage quasiment déterministe de leur énergie. On aurait pu considérer des systèmes différents par leur nombre N, leur énergie E, voire leur description, des modes d’interaction variés, mais on serait toujours arrivé à la même conclusion : il existe une poignée de répartitions de n1 qui correspondent à une majorité écrasante des configurations possibles. Si le nombre d’états d’énergie haute est peu élevé (ce qui est le cas dans presque tous les systèmes en pratique), lorsque deux ensembles échangent un joule, le « donneur » voit son nombre d’états possibles diminuer alors que « l’accepteur » peut accéder à plus d’états. Lorsque différents ensembles sont couplés, l’énergie se transfère de manière à ce que le nombre de configurations possibles de l’ensemble soit maximum (le pic de notre courbe de la figure 29). On peut dire qu’en moyenne l’énergie va vers les « accepteurs » les plus efficaces pour convertir un joule en nombre de configurations. C’est en fait la vraie définition de la température que l’on mesure en Kelvin18 : 18. On passe des Kelvin (K) au degré Celsius (°C) en ajoutant 273,15. Le zéro absolu, donc zéro Kelvin (0 K), correspond à une température de − 273,15 °C. 73

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– un système chaud est déjà très agité ; si on lui donne de l’énergie, il n’accède qu’à peu de configurations supplémentaires ; – un système froid a des composants peu agités ; ajouter de l’énergie donne accès à des configurations supplémentaires de manière très efficace. C’est pour cette raison que l’énergie va du chaud vers le froid, tout est affaire de configurations accessibles. En pratique, plus un système est chaud, plus ses composants élémentaires ont de l’énergie. On peut montrer que ses composants microscopiques (atomes, molécules) se déplacent ou oscillent de telle sorte qu’en moyenne l’énergie associée à un degré de liberté est kT/2, où k est la constante de Boltzmann, qui vaut 1,38 × 10-23 J/K et T la température exprimée en degrés Kelvin. On entend par degré de liberté une possibilité de se déplacer (par exemple, un degré pour un atome pouvant se déplacer le long d’une ligne, deux degrés s’il est sur un plan, trois s’il est dans l’espace). Le cas d’un gaz Considérons, à titre d’exemple, le cas d’un gaz contenu dans un récipient. On peut le décrire avec une bonne approximation comme un ensemble de molécules interagissant peu entre elles et se déplaçant dans l’espace. Ces molécules rebondissent également sur les parois du récipient, en échangeant de l’énergie avec celles-ci (voir figure 30 et encadré page suivante). Lorsque le gaz et le récipient sont à la même température, les échanges d’énergie s’annulent en moyenne. L’énergie associée au déplacement d’une molécule de gaz est donnée par la formule E = ½ M V2. Comme détaillé ci-dessus, on peut montrer que l’énergie liée à ce mouvement de déplacement vaut en moyenne E = 3/2 kT. On peut donner à ce stade quelques valeurs numériques. La masse d’une molécule d’oxygène est 5,3 × 10-26 kg. Si la température est de 300 K, l’énergie moyenne correspondant au déplacement de la molécule est de 6,21 × 10-21 J, ce qui correspond à une vitesse de 550 m/s. 74

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On note en particulier que cette énergie est assez largement supérieure à l’énergie de liaison associée aux forces d’attraction entre molécules (10-21 J), ce qui justifie le fait que l’on néglige ces interactions. Toutefois, lorsque la température baisse vers 77 K, l’énergie cinétique baisse et n’est plus négligeable devant l’énergie de liaison. Le gaz devient un liquide.

30 | Représentation de molécules d’oxygène emprisonnées dans un récipient. On a mis en évidence le fait que le récipient lui-même est composé d’atomes, qui vibrent compte tenu de la température du récipient.

LE DÉMON DE MAXWELL Ce concept a été inventé par James Clerk Maxwell en 1867. Imaginons un récipient bien isolé du monde extérieur, séparé en deux par une paroi percée d’un petit trou. Il contient un gaz qui ne manque pas de se répartir entre les deux compartiments par un mécanisme proche de celui qui vient d’être décrit : le plus grand nombre de possibilités correspond à une répartition égale entre les deux compartiments. On suppose de plus que le trou peut être occulté par une porte très légère, qui se déplace très vite, sans frottement. Un petit personnage (le démon de Maxwell), qui aurait pu être une version cornue de Scott, ferme la porte quand il voit une particule venant de la gauche et l’ouvre dans le cas contraire. Inévitablement, toutes les particules se retrouvent à gauche.

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ORDRE ET DÉSORDRE : DU MACROMONDE AU NANOMONDE

31 | Le démon de Maxwell. Un gaz est contenu dans un récipient séparé en deux compartiments. Le « démon » contrôle le passage des molécules de gaz entre les deux compartiments et peut par exemple s’arranger pour que toutes les molécules aillent à gauche ou bien trier les plus rapides de telle sorte que le compartiment de gauche s’échauffe et celui de droite refroidisse.

Toute les opérations effectuées par le démon (détecter la particule, décider ce qu’il fait, ouvrir la porte) ne sont pas magiques car elles obéissent aux lois de la physique. Pourtant, à la fin de l’expérience, ce petit démon a augmenté l’ordre du système. Plus fort encore, on peut remplacer la porte par une petite turbine au niveau du trou et fabriquer de l’électricité tandis que la pression des deux côtés se rééquilibre. Où est donc l’erreur ? En fait, le démon consomme de l’énergie, et produit lui-même du désordre pour parfaire sa tâche, de telle sorte que le désordre dans l’ensemble démon + réservoir augmente ! Et si la porte était ultra-légère ? Comme le souligna Charles Bennett, de la division recherche de IBM, en 1982, pour agir le démon doit au moins consommer de l’énergie pour inscrire quelque part dans sa tête l’information nécessaire : « particule arrivant de la gauche » par exemple. D’autre part, il doit auparavant effacer l’information précédente, ce qui revient à introduire du désordre.

QUELQUES PROPRIÉTÉS DU NANOMONDE Nous avons vu dans tout ce qui précède quelques principes régissant le nanomonde. Il y a tout d’abord la prédominance de forces d’origine 76

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électrique entre les molécules mais aussi leur grande variété : liaisons chimiques qui assurent la cohésion des molécules, forces intermoléculaires qui font que toute la matière « colle », liaison hydrogène qui assure la cohésion de l’eau. Un autre phénomène dominant est la propension qu’ont les systèmes à se répartir « le plus au hasard possible », en particulier en ce qui concerne leur énergie qui se « répand » partout. Paradoxalement, ce phénomène mène pour les gros systèmes à un comportement qui semble parfaitement déterministe. La combinaison de ces facteurs donne lieu à divers phénomènes qui dominent le monde microscopique et permettent de concevoir des dispositifs ou des procédés très différents de ce qui se fait à notre échelle. Le but des sections qui suivent est d’en décrire trois : l’agitation thermique et le mouvement brownien ; l’autoassemblage ; les forces enthropiques. Agitation thermique et mouvement brownien Dans le cas d’un gros objet, on ne perçoit pas de mouvement car il est le fait des milliards d’atomes qui le composent et la résultante des mouvements d’agitation de ces atomes est nulle (à l’image d’une foule globalement immobile même si chacun s’agite). L’agitation thermique a cependant des conséquences qui nous sont familières. – Un solide dans lequel les atomes sont violemment agités est

perçu comme chaud. En pratique, quand on le touche, cette agitation est transmise à des terminaisons nerveuses qui réagissent et transmettent au cerveau une sensation de chaleur. Cette agitation, si elle est trop intense, fait fondre le solide et, si on va encore au-delà, elle peut éjecter des molécules, et le solide, devenu liquide, s’évapore. – Nous subissons le bombardement violent des molécules de notre atmosphère. Leur densité est de l’ordre de 2,7 × 1025 par mètre cube, et leur vitesse moyenne de près de 500 mètres par seconde. Quand une molécule d’oxygène de 5,3 × 10-26 kg nous frappe, 77

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elle pénètre très légèrement un atome disons sur 10-11 m, et rebondit. L’opération a duré moins de 10-13 s. On peut montrer que la molécule appuie sur la paroi avec une force de l’ordre de 3 × 10-10 N. Chaque choc est donc si faible pour nous, qu’il n’est pas perceptible (même contre notre tympan ou la surface de notre œil). Pourtant, ces chocs sont si nombreux qu’ils exercent une force considérable (figure 32). En fait, nous percevons non pas une série de chocs mais une pression continue que nous appelons la pression atmosphérique. Une plaque d’un mètre carré est ainsi bombardée par 3,8 × 1027 chocs par seconde qui exercent une force de 105 N.

32 | Les molécules d’un gaz bombardent une paroi. Les collisions ont deux effets : tout d’abord elles sont à l’origine d’un nombre gigantesque de « microchocs » desquels résulte une poussée correspondant à la pression du gaz ; d’autre part, lors de certaines collisions que l’on appelle « inélastiques », une partie de l’énergie de la molécule (rappelons-le, environ kT/2) est échangée avec les atomes constituant la paroi.

Lorsque l’on considère un objet suffisamment petit, celui-ci « perçoit » les interactions avec le milieu qui l’entoure comme des événements séparés. Si on reprend le calcul ci-dessus, on trouve qu’une plaque de dix nanomètres de côté n’est plus bombardée que par 3,8 × 1011 chocs par seconde, c’est-à-dire que les chocs sont espacés en moyenne de 2,6 × 10-12 seconde, durée bien plus longue que celle d’un choc. De plus, cet objet échange une énergie de l’ordre de kT/2 à chaque choc, ou, plus généralement, à chaque interaction avec son environnement (il y a aussi les vibrations des atomes du milieu sur lequel il 78

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repose). Si l’objet est assez petit, cet effet est perceptible car kT/2 est pour lui une quantité d’énergie significative. – On peut reprendre l’exemple de la poutre d’un microscope à force atomique (voir encadré p. 60 au chapitre 2). Son comportement est défini par la raideur k, que nous prendrons, dans cet exemple, égale à k = 1 N/m. On montre que si la poutre est défléchie d’une distance δ, l’énergie stockée est égale à ½ kδ2. Donc, un choc qui cède une énergie de kT/2 la défléchit de presque un dixième de nanomètre. – De même, un simple choc d’une molécule d’oxygène permet de propulser vers le haut des objets de poids assez faible (en gros de taille inférieure à quelques centaines de nanomètre). Ce sont des effets que l’on observe effectivement et dont il faut tenir compte si l’on veut réaliser des dispositifs sensibles. C’est ainsi que tous les objets plongés dans un gaz ou un liquide, s’ils sont assez petits, sont malmenés par une série sans fin de chocs et se déplacent dans un mouvement erratique (figure 33). Ce mouvement a été observé sur des grains de pollen en suspension dans l’eau, en 1827,

33 | Déplacement d’un objet nanométrique soumis aux chocs des molécules d’un liquide. Celles-ci ont des masses cent mille fois plus faibles que l’objet mais se déplacent à quelques centaines de mètres par seconde. L’objet se déplace en moyenne à environ un mètre par seconde.

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par le botaniste anglais James Brown (voir encadré ci-dessous). Celuici constata en menant divers essais que ce mouvement appelé depuis mouvement brownien, est une propriété générale de la matière. Il faut dire qu’au tout début, ce mouvement était interprété comme un signe de vie. Ce n’est qu’au début du XXe siècle, lorsque la notion d’atome s’est imposée, que l’on a compris la raison profonde de ce mouvement. Ses propriétés ont d’ailleurs été utilisées par le physicien Jean Perrin pour en déduire la valeur de la constante de Boltzmann.

DIFFUSION BROWNIENNE Considérons un petit objet sphérique de rayon R égal à dix nanomètres et de masse Mobjet de l’ordre de 10-20 kg que l’on place dans un liquide à 300 K. On peut dire qu’il se comporte comme une personne au milieu d’une foule agitée. Ses voisins le bousculent et font qu’il se déplace perpétuellement. Mais, dès qu’il veut se déplacer dans une direction précise, il se heurte à la résistance de cette même foule qui l’empêche de se déplacer rapidement dans une direction. Heurté par les molécules qui l’entourent, le petit objet se déplace avec une énergie moyenne 3/2 kT (ce qui correspond à des vitesses de l’ordre de 1 m/s). D’un autre côté, dès qu’il se déplace, il est freiné par le liquide. On peut montrer que le temps de freinage est donné par :

τ freinage = Mobjet /Bliquide Le coefficient Bliquide est celui que nous avions déjà rencontré au chapitre 1, paragraphe « De l’eau comme un mur ». On obtient pour notre objet un temps de freinage de 5 × 10-11 s. Le parcours de notre objet ressemble à des petits morceaux de trajets séparés par les changements de directions dus aux chocs avec les molécules. Chaque petit trajet a une longueur d’environ τfreinage V où V est la vitesse de l’objet

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(qu’il nous faudra moyenner en fin de calcul). Ces déplacements se font au hasard, dans toutes les directions, ce qui fait que les morceaux de trajet ne s’ajoutent pas, mais, de choc en choc, notre objet se déplace tout de même. On peut montrer que ce sont les carrés des distances qui s’ajoutent, c’est-à-dire qu’au bout de N trajets, notre objet s’est éloigné d’une distance L telle que L2 = N moyenne (τfreinage V )2 . Pendant un temps t, le nombre de petits morceaux de trajets indépendants est N = t/τfreinage. Lorsque l’on fait le calcul exact, on trouve que la distance L parcourue pendant ce temps t est donc : L2 = 6 D t

avec

D = kT/Bliquide

Cette relation, appelée relation d’Einstein, est très importante car elle relie de manière simple le mouvement brownien dans un liquide à sa viscosité, cette dernière intervenant dans l’expression de Bliquide. Le coefficient D vaut dans notre cas 2,2 × 10-11 m2/s : c’est le coefficient de diffusion de l’objet. Il permet d’estimer la distance parcourue au bout d’un temps donné (mais pas la direction). Par exemple, si on répète mille fois l’expérience qui consiste à abandonner notre objet dans son bain liquide et à observer son mouvement, on constate qu’il ne se passe jamais deux fois la même chose. En revanche, si on fait la moyenne des distances parcourues observées on trouve : Temps 1 seconde

Distance parcourue en moyenne (mètres)

11 × 10-6

1 minute

0,89 × 10-4

1 heure

6,9 × 10-4

1 jour

3,4 × 10-3

On remarque que le coefficient de diffusion D croît lorsque B diminue, c’est-à-dire lorsque R diminue. Si notre objet sphérique avait eu un rayon de 1 nanomètre, la valeur de D aurait été multipliée par dix.

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Fluctuations thermiques En pratique, dès qu’un système est couplé à un autre, il échange de l’énergie. Dans le cas de systèmes macroscopiques, ces échanges sont si nombreux qu’ils se neutralisent en moyenne et l’on observe des phénomènes moyens : l’énergie, la pression semblent des grandeurs stables. Au contraire, lorsque le système considéré devient petit, composé de quelques molécules, ces échanges d’énergie deviennent beaucoup plus perceptibles. Le mouvement brownien est un bon exemple : un ballon de football n’est pas ballotté par les très nombreux milliards

34 | En haut, fluctuations de l’énergie d’une machine à 16 états (elle est formée de quatre pièces pouvant chacune prendre deux états possibles, 0 et E) couplée à un gros système de 10 000 objets. En bas, schéma de principe de l’expérience de pensée décrite dans le paragraphe « Fluctuations thermiques ». Le thermomètre symbolise le fait que le gros système, qui ne peut être perturbé par le petit, a une température fixe et joue le rôle d’un thermostat.

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de milliards de chocs qu’il subit de la part des molécules de l’atmosphère ; en revanche un grain de pollen l’est. Diverses nanomachines que nous étudierons plus loin sont suffisamment petites pour être dans ce cas. La valeur de l’énergie (donc, par exemple la vitesse des pièces qui la composent) est souvent des grandeurs éminemment fluctuante, ce qui peut modifier considérablement leur fonctionnement. Dans l’exemple illustré à la figure 34, on a considéré une nanomachine symbolisée par quatre petits objets pouvant avoir deux niveaux d’énergie (0 et E). Cette machine peut donc avoir seize états différents correspondant à quatre niveaux d’énergies entre l’état d’énergie nul (4 objets à l’état bas) et l’énergie 4 E (tous les objets sont à l’état haut). On a représenté l’évolution de l’énergie de cette machine en fonction du temps quand elle est couplée à un gros système composé de 10 000 objets identiques, l’énergie totale de l’ensemble étant 2500 E. Compte tenu de sa petite taille, cette machine n’a pas d’énergie bien définie et oscille d’un état à l’autre. Autoassemblage Les objets qui existent dans le nanomonde sont soumis à deux sollicitations opposées : d’une part l’agitation microscopique, qui tend à se répandre partout, en d’autres termes, la propension qu’a la matière au désordre ; d’autre part les forces d’attraction qui tendent à coller des objets. La plupart des phénomènes que nous évoquerons sont liés à un jeu subtil entre ces deux effets. L’un des plus connus et parfois spectaculaire est l’autoassemblage : on observe que des nano-objets (molécules, agrégats ou autres) peuvent dans certaines conditions se réunir seuls, comme mus par une force invisible, pour former des assemblages qui sont parfois d’une étonnante régularité (figure 35). Si l’on agite le tout et que l’on attend, ces assemblages se reconstruisent spontanément. Comment est-ce possible, alors que le deuxième principe de la thermodynamique pose comme un dogme que tout doit tendre vers le plus de désordre possible ? Une réponse consiste à faire l’analogie avec le tour d’un prestidigitateur. Celui-ci fait tout pour que notre attention se porte sur un point 83

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précis de la scène, pour que nous y voyions un phénomène magique, alors qu’une connaissance globale de son action nous fournirait l’explication. Et bien, lorsque nous observons à notre grand étonnement des molécules ou des objets s’assembler spontanément, nous voyons de l’ordre se créer spontanément. Mais pendant que cet assemblage se forme, les molécules se collent ensemble. Elles se heurtent et se mettent à osciller comme le feraient deux gongs. Cette oscillation se propage de proche en proche et se dilue dans l’environnement, donc devient chaleur. Quand on fait un bilan global de l’ensemble, certes les briques assemblées ne peuvent plus occuper autant de configurations qu’avant puisqu’elles sont collées, mais l’énergie qu’elles ont libérée a été « investie » pour augmenter les configurations accessibles (et donc le désordre) à tout l’environnement. Tout dépend de la température du milieu, qui mesure, rappelons-le, la capacité qu’a l’énergie libérée par ce collage à y créer un surcroît de configurations. Quels sont les ingrédients nécessaires pour que cet autoassemblage soit possible ? Il faut qu’au moins trois conditions soient réunies. – Tout d’abord, il faut disposer de briques de base pour cet assemblage : des molécules, voire des nano-objets, constitués d’empilements de molécules. Ces briques doivent présenter des affinités entre elles de telle sorte qu’elles se collent. Ces affinités peuvent être simples (on peut imaginer une situation dans laquelle il n’y a qu’un type de briques qui s’attirent et s’assemblent en agrégats) ou plus complexe : différentes régions des briques s’attirent ou se repoussent et la géométrie peut être complexe ; par exemple, il peut s’agir de protéines présentant des formes et des surfaces « collantes » de géométrie complexe (voir chapitre 5). Plus complexe encore, dans le monde du vivant, les propriétés de collage des molécules peuvent être modifiées en fonction de leur environnement (l’acidité du milieu par exemple) ou suite à un appariement avec une autre molécule, ce qui autorise des assemblages complexes dans lequel un ordre précis est respecté. 84

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– Ces briques doivent pouvoir se déplacer rapidement pour expérimenter entre elles toutes sortes de montages. Dans le monde microscopique c’est l’agitation thermique qui permet cette exploration systématique : des molécules qui, dans un liquide, se déplacent à 100 m/s, se heurtent des milliards de fois par seconde dans tous les sens : cette série fastidieuse d’essais semble à notre échelle très rapide. C’est cette exploration systématique qui fait que l’ensemble atteint la configuration correspondant à l’optimum pour l’emboîtement de toutes les briques. Cet optimum est lié à la forme des briques et à celle des zones « collantes ». – L’énergie qui assure le collage doit être dans la bonne gamme, notamment quand il s’agit d’assemblages complexes pouvant faire intervenir simultanément plusieurs briques avec des géométries complexes. L’assemblage final n’existe en effet qu’après une série d’ajustements qui permettent à chaque élément de trouver sa place. L’énergie de liaison ne doit donc pas être trop forte pour qu’aucun collage irréversible ne gâche le chantier, ni trop faible pour que l’agitation du milieu ne détruise pas l’édifice à peine esquissé (c’est un peu vrai lorsque l’on assemble des pièces avec de la colle, l’idéal étant une colle suffisamment forte pour que l’ensemble ne se désagrège pas, mais qui permette tout de même de rattraper un mauvais positionnement des pièces). La bonne valeur pour l’énergie de collage est autour de kT/2. Il se trouve que c’est justement l’ordre de grandeur de l’énergie des liaisons faibles, qui sont dans la gamme entre 10-22 et 10-20 J, c’est-à-dire proche de kT/2 à la température ambiante. Une fois ces conditions réunies, les éléments de base trouvent la configuration dans laquelle ils s’assemblent. Le système reste ensuite proche de cet optimum, car c’est dans cet état qu’il y a le plus de configurations pour l’ensemble du système. Un point important à noter est que cet assemblage n’est pas statique (sauf si on le fige à un moment donné, par exemple en refroidissant brusquement l’ensemble). Si des 85

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35 | Principe de l’autoassemblage. Dans ce schéma, les objets qui s’autoassemblent sont les triangles gris clair et gris foncé. Les points sont des molécules d’eau qui bombardent les objets dans un mouvement incessant. Seules les triangles gris clair et gris foncé collent ensemble. Si l’alignement n’est pas bon, la surface de contact est trop faible et le collage est arraché par les chocs.

briques inemployées restent dans le milieu environnant, rien ne les empêche de s’échanger avec celles implantées dans l’assemblage. La tendance qu’ont les atomes à s’assembler est quelque chose de très général. Ces effets sont parfois visibles à l’œil nu : flocon de neige, cristal dont les symétries reflètent celles de l’assemblage des atomes. L’autoassemblage peut se produire aussi à partir d’un gaz : Par exemple les atomes de carbone évaporés dans un arc électrique peuvent se condenser en une structure en forme de tube (avec un diamètre de quelques nanomètres), phénomène découvert en 1991 par Sumio Ijima de la société NEC. Une autre grande famille de procédés, qui fournit des assemblages beaucoup plus riches, est l’autoassemblage dans un liquide. Très souvent il s’agit d’eau. Dans cette configuration, le liquide joue des rôles multiples. C’est tout d’abord lui qui communique l’énergie thermique aux briques de base, leur permettant d’explorer des configurations multiples. D’autre part, le liquide exerce luimême des forces sur les éléments qu’il contient, qu’il s’agisse de liaisons hydrogène ou de forces hydrophobes. Il participe donc à l’assemblage. 86

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Les interactions intermoléculaires évoquées au chapitre 1, paragraphe « Les liaisons faibles », sont celles qui sont à l’œuvre pour coller les molécules. Il se trouve que, à température ambiante, l’énergie d’interaction qui leur correspond est du même ordre de grandeur que kT, c’est-à-dire que les conditions sont là pour garantir que des autoassemblages sont possibles (tableau 4). Tableau 4. Ordre de grandeur des énergies de liaison et comparaison avec l’énergie thermique. Force

Énergie correspondante

Énergie/kT à 300 K (soit divisé par 4 × 10-21 J)

Liaison covalente Liaison hydrogène Interaction de van der Waals

3 × 10-19 à 15 × 10-19 J 1,5 ×

10-20

Quelque

à

10-21

6× J

10-20

J

75

à 375

3,75 à

15

Quelques unités

On ne peut pas réellement parler de coïncidence, car pour qu’il existe une forme de vie comme la nôtre, il faut bien que nos protéines puissent s’assembler et se désassembler, ce qui fonctionne très bien à 300 K. À 400 K on trouve même encore des protéines capables de se lier et de se délier… justement celles des bactéries extrémophiles qui vivent dans l’eau très chaude à plus de 100 °C. Briques de base Nous considérons ici les molécules qui s’assemblent spontanément dans l’eau. On les classe traditionnellement en deux groupes. – Le premier groupe est celui des molécules hydrophobes, littéralement « qui n’aiment pas l’eau ». Il s’agit de molécules dont les charges électriques sont réparties plutôt uniformément, c’est-àdire que ces molécules apparaissent comme des objets neutres sans moment dipolaire. C’est le cas de molécules composées 87

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surtout de carbone et d’hydrogène, comme celles des matières grasses. Les molécules d’eau, qui s’attirent entre elles du fait des liaisons hydrogène, ont tendance à vouloir expulser ces gêneuses qui les empêchent de se rapprocher comme on expulse une savonnette que l’on serrerait trop fort (voir la figure 22). Lorsque le mouvement thermique rapproche une telle molécule au bord du récipient, l’eau l’empêche de « repénétrer ». Ces molécules se retrouvent rapidement rassemblées au fond ou à la surface du récipient. – Le second groupe est celui des molécules hydrophiles (« qui aiment l’eau »). Celles-ci portent des charges électriques. Il peut s’agir de moment dipolaire, c’est-à-dire que les électrons ne sont pas répartis uniformément (voir la figure 16 au chapitre 2). Certaines zones de la molécule sont négatives et d’autres positives. Dans d’autre cas, la molécule se dissocie en deux parties chargées qui se déplacent indépendamment l’une de l’autre. L’eau se lie volontiers aux parties chargées et les entoure. Une situation intéressante est celle des molécules que l’on nomme amphiphiles, c’est-à-dire ayant une partie hydrophobe et une partie hydrophile. C’est le cas des molécules qui composent le savon. Lorsque de telles molécules se rencontrent, leurs parties hydrophobes ont tendance à être pressées l’une contre l’autre par l’eau, qui veut s’en débarrasser, tandis que les parties hydrophiles sont libres de mouvement. Lorsque le hasard du mouvement thermique a amené d’autres, molécules, le manège continue et on obtient une micelle, sorte de boule composée des parties hydrophobes pressées les unes contre les autres, entourée d’une couronne d’antennes hydrophiles qui ondulent dans l’eau (figure 36). En pratique, les assemblages obtenus peuvent être d’une grande diversité. Tout dépend de la forme de la molécule et de la répartition des forces de liaison. Si la molécule a une grosse tête hydrophile, elle s’assemblera volontiers en sphère car c’est l’assemblage qui s’impose naturellement. Si en revanche la molécule a deux queues hydrophobes, l’ensemble s’arrangera en cylindres voire en lamelles. 88

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36 | Micelle formée par l’assemblage de molécules amphiphiles. Les parties hydrophobes forment le cœur de la micelle. En encadré : molécule amphiphile (sodium dodecyl sulfate). La partie hydrophobe a une composition proche d’une huile.

AUTOASSEMBLAGE DE L’ADN Un brin d’une molécule d’ADN est un squelette formé de sucres sur lequel sont fixées des molécules que l’on appelle bases (voir aussi chapitre 5, le paragraphe « Les acides nucléiques »). Il existe quatre bases différentes (adénine, thymine, guanine et cytosine, symbolisées par les lettres A, T, G, C). La structure de ces bases est telle que des liaisons hydrogène peuvent s’établir entre A et T d’une part, C et G d’autre part. La molécule d’ADN est composée de deux brins appariés enroulés en hélice. Le diamètre moyen de cette hélice est de 2 nanomètres et l’ensemble est torsadé de telle sorte qu’il fait un tour tous les 3,4 nanomètres. Les deux brins sont tenus par les liaisons hydrogènes entre des paires complémentaires espacées de 0,34 nanomètres (figure 37 a). Cette molécule est un élément clé pour

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l’existence de la vie mais elle intéresse aussi les chercheurs à cause de ses propriétés de « collage programmable ». Un fragment de brin comportant une séquence donnée de bases ne se collera efficacement qu’à un brin comportant la séquence complémentaire. Par exemple A-T-G-G ne se collera que sur une zone T-A-C-C. On peut donc encoder avec beaucoup de nuances possibles la destination d’un élément de construction. La molécule d’ADN est un vrai jeu de construction ! Elle n’est pas la seule molécule à réaliser de telles prouesses, mais elle se prête particulièrement bien aux recherches, car on dispose de tout l’arsenal des techniques mises au point par les biologistes. C’est cette piste qu’ont suivie depuis quelques années certains chercheurs. Un exemple particulièrement spectaculaire est le travail de Paul Rothemund de l’Institut californien de technologie en 2006 (figure 37 b). Ce chercheur part d’un long brin simple d’ADN le long duquel s’enchaînent 7000 bases. Il fabrique également un ensemble « d’agrafes », nom donné à de petites séquences, par exemple de 32 bases. Celles-ci ne sont pas choisies au hasard : chaque moitié d’une agrafe, c’est-à-dire 16 bases, est complémentaire d’une séquence de 16 bases située quelque part sur le long brin. Paul Rothemund mélange le brin d’ADN avec 200 agrafes

A

B 37a | Principe de l’appariement de bases complémentaires. Le brin à 4 bases est en face de la partie complémentaire. Pour simplifier, l’ADN est représenté non torsadé. b | Têtes fabriquées avec de l’ADN dans l’équipe de Paul Rothemund. (Crédit Nick Papadakis et Paul WK Rothemund.)

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différentes, à haute température (l’agitation thermique empêche tout collage durable) puis il fait refroidir très lentement l’ensemble : – une moitié de chaque agrafe se lie à une séquence de 16 bases présentes sur le long brin ; – le brin se tortille jusqu’à ce qu’une autre séquence de 16 bases, à un endroit bien précis, se lie sur l’autre moitié de l’agrafe. Les agrafes se fixent et l’ADN prend la forme voulue. Tout est dans le calcul des bases qui constituent ces agrafes pour obtenir le bon résultat. Ce genre d’expérience montre la faisabilité de l’encodage artificiel dans des molécules de formes relativement complexes en vue d’une fabrication par autoassemblage. Nous reviendrons sur ce point au chapitre 6.

UTILISER DES VIRUS ! On peut citer une méthode d’autoassemblage étonnante développée par la chimiste américaine Angela Belcher et son équipe en 2002. Elle utilise des phages (sortes de virus sans danger pour l’homme qui infectent des bactéries) pour fabriquer la molécule qui a exactement la propriété de collage souhaitée. Ces phages sont de longs bâtonnets (1 000 nanomètres de long pour 6 nanomètres de diamètre) composés d’un fragment d’ADN enveloppé dans une capsule formée de plusieurs sortes de protéines. Le biologiste américain Georges Smith a démontré en 1985 que l’on pouvait modifier leur ADN pour obtenir des formes mutantes avec des modifications des protéines de la paroi, de telle sorte que des fils dépassent de la capsule et forment éventuellement des boucles. Ces fils sont composés de quelques acides aminés (voir chapitre 6, paragraphe « Les matériaux de construction du vivant »). Les combinaisons possibles sont très nombreuses : si l’on dispose de dix acides aminés différents et que l’on se contente de fabriquer des fils de

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neuf maillons, on a un milliard de fils possibles, chacun d’entre eux ayant une répartition de charges électriques donnée, donc des propriétés de collage spécifiques. Ces fils sont très faciles à fabriquer en masse, il suffit « d’élever » le virus correspondant, qui se reproduit très vite. L’idée d’Angela Belcher a été d’utiliser la technique de « phage display » (présentation par les phages) pratiquée par les biologistes depuis plus d’une décennie pour réaliser des nanostructures autoassemblées. On part d’un ensemble de phages présentant des centaines de millions de fils différents (que l’on trouve dans le commerce). On les met en présence des nano-objets que l’on désirerait fixer, dans le cas considéré ici des particules de matériaux semi-conducteurs utilisés dans l’électronique. Parmi tous les phages, il en existe certains dont le fil a la capacité de mieux accrocher le matériau en question. On favorise ces phages « collants » en les récoltant et en les faisant se multiplier. Au bout de quelques générations, on a sélectionné les espèces les plus capables d’accrocher les objets. Ces virus en forme de bâtonnet peuvent eux-mêmes s’empiler comme des rondins, et surtout le faire avec les objets pour lesquels ils ont une affinité. On obtient ainsi des matériaux composés de sandwiches de phages et de particules de semi-conducteur, matériaux qui peuvent présenter des propriétés optiques ou électriques intéressantes. On peut également utiliser ces phages comme échafaudages pour accrocher les matériaux, en formant des fils très minces. Les matériaux mélanges hybrides de matière organique (protéines des phages) et minérale (semi-conducteurs) ne sont pas si uniques que cela. Par exemple, la nacre ou les coquilles d’œuf sont des sandwiches de calcaire et de protéines.

AUTOASSEMBLAGE D’OBJETS MACROSCOPIQUES L’autoassemblage n’est pas une exclusivité du nanomonde. On peut le reproduire sur des objets plus gros en transposant la méthode, domaine abondamment exploré notamment par George Whitesides, chimiste de l’université de Harvard. 1. Il faut fabriquer des objets de forme spécifique, que l’on immerge dans un liquide.

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2. Il s’agit ensuite de mettre ces objets en présence et de s’arranger pour qu’ils remuent suffisamment pour essayer toutes les positions possibles. En pratique, on agite vigoureusement. 3. Une partie de la surface des objets doit être encollée de telle sorte qu’il y ait adhésion, une fois le positionnement correct assuré. Cette force doit être bien calculée, de telle sorte qu’un collage imparfait puisse être défait par le mouvement d’agitation.

38 | Exemple de séquence d’opérations pour réaliser une structure autoassemblée, inspirée d’un article de Georges Whitesides publié en 2002 dans la revue JACS. Les briques de base sont des hexagones de dix microns, d’épaisseur de quatre microns, fabriqués par des méthodes de déposition et de lithographie détaillées au chapitre suivant. Ces pièces, qui sont en or, ont été recouvertes de chrome sur leurs deux faces (mais pas sur la tranche). – Étape a : On confronte ces pièces avec des molécules qui ont une grande affinité pour l’or (mais pas pour le chrome) et se fixent donc sur la tranche. Ces molécules sont, de plus, fortement hydrophobes. – Étape b : Les pièces sont ensuite plongées dans un solvant (de l’alcool) et mises en présence d’une colle (symbolisée par les petits points), elle-même très hydrophobe. – Étape c : On introduit de l’eau dans la solution. Sous les chocs répétés des molécules d’eau, la colle se « réfugie » sur le bord des hexagones, là où se trouvent des zones hydrophobes, comme elle. Les pièces sont prêtes. – Étape d : On agite et cela a pour effet d’assembler les hexagones en une figure régulière. On éclaire ensuite avec de la lumière ultraviolette, ce qui a pour effet de durcir la colle. (Il existe d’autres variantes dont certaines où la colle est remplacée par de la soudure.)

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Cela ne peut pas fonctionner avec les pièces d’une automobile mais a déjà été testé avec succès sur des pièces simples avec des tailles allant jusqu’au centimètre. Divers matériaux (silicium, métal, polymère) ont pu ainsi être assemblés et des forces variées ont été mises en jeu comme le magnétisme (on assemble des petites pièces aimantées), les forces capillaires, les forces hydrophobes (voir chapitre 2, paragraphe « Les forces hydrophobes »). Les objets assemblés sont des empilements géométriques, mais de vrais circuits électriques ont aussi été fabriqués par cette méthode. Les objets autoassemblés sont « fragiles » puisque, par définition, la force de collage est faible. Il existe toutefois des moyens de consolider l’édifice. Une exemple est illustré à la figure 38.

Les forces entropiques L’autoassemblage correspond à une situation où l’on crée de l’ordre : des objets s’assemblent en cédant de l’énergie à leur environnement dans des conditions telles que, globalement, on crée du désordre. Il existe le cas inverse, tout aussi intéressant : un système ordonné peut fournir de l’énergie pour tendre vers plus de désordre et, pour cela, il puise de la chaleur dans son environnement. Cette énergie peut se traduire par une force dite entropique. Elle résulte d’une combinaison du mouvement d’agitation thermique et des forces d’interaction entre atomes telles que nous les avons vues au chapitre 2. Ce phénomène, omniprésent, est utilisé pour stocker de l’énergie (en fait, on stocke de l’ordre) par les nanosystèmes naturels. Un élastique Voici un exemple. Prenons un morceau de caoutchouc, par exemple un ballon de baudruche dégonflé que nous pinçons entre nos lèvres, qui feront office de capteur thermique (figure 39). Lorsque l’on tire dessus, le caoutchouc résiste et nous percevons très nettement un échauffement. Si nous ramenons rapidement le caoutchouc à sa position détendue (ne pas le lâcher brusquement) on observe un refroidissement. Quelle en est l’explication ? 94

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39 | L’expérience du ballon de baudruche.

Le caoutchouc est formé de polymères, qui ont pour squelette de longues chaînes d’atomes de carbone relativement libres dans leurs mouvements. Ces chaînes sont fixées entre elles par quelques liens, ce qui empêche l’ensemble de couler comme un liquide. Lorsque nous tirons sur le caoutchouc, cela tend un peu les chaînes de carbone, qui se retrouvent alors moins libres de leurs mouvements que lorsqu’elles pouvaient se recroqueviller dans tous les sens. On se retrouve dans la même situation que celle d’un gaz comprimé, qui lui aussi est plus contraint. Dès que l’on relâche la tension, la tendance naturelle de ces polymères est de revenir à leur situation initiale. Ce mouvement est dû aux chocs des molécules voisines, agitation thermique oblige, qui lui font quitter cette configuration tendue improbable (disons même impossible : jamais on n’a vu un élastique se tendre tout seul). Les chocs prélèvent de l’énergie aux chaînes voisines qui se « ressourcent » en prélevant de l’énergie à l’environnement, vos lèvres dans l’expérience précédente (figure 40). À ce stade nous venons d’écarter une idée très répandue : l’élasticité du caoutchouc n’est pas due à une force qui ferait que des molécules trop tendues voudraient se raccourcir. La pression osmotique Un dernier cas très important est celui de la pression osmotique. On considère un liquide contenant un produit dissous, qu’il s’agisse d’une grosse molécule biologique ou de sel, à raison de n molécules par unité de volume. Plus le volume de solvant est important, plus les molécules qui y sont dissoutes peuvent occuper un volume important donc ont accès à un grand nombre de configurations. 95

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40 | À gauche : mètre dans une configuration quelconque illustrant les conformations possibles d’une chaîne de polymères. À droite : schéma de principe des chaînes de polymères dans un élastique en position tendue ou relâchée. Dans le dernier cas, les molécules adoptent naturellement une position recroquevillée, sous l’effet de l’agitation thermique, simplement parce ce c’est ainsi qu’elles sont le plus désordonnées.

On constate dans différentes situations que l’on peut obtenir un travail en échange d’un peu de laxisme sur l’ordre. C’est le cas lorsque l’on relie cette solution à un réservoir de solvant pur à travers une membrane élastique retenant les molécules dissoutes. On constate alors que le solvant le pénètre dans la solution pour augmenter le volume et donc augmenter le nombre de configurations accessibles aux molécules dissoutes. La membrane gonfle et, si elle est mince, peut se rompre. On peut aussi utiliser une membrane rigide et laisser la solution grimper dans un tube (figure 41). La pression qu’elle subit du fait de la propension des molécules dissoutes à augmenter leur espace vital a une valeur qui est du même type de celle d’un gaz parfait. Elle vaut P = n kT, où n est le nombre de molécules dissoutes par unité de volume. Sa valeur peut être considérable : par exemple, 30 grammes de sel par litre d’eau, correspondant à 6 × 1026 ions (sodium ou chlore) par mètre cube, correspondent à une pression de 2,6 × 106 pascals, soit près de trente fois la pression atmosphérique ! On ne la ressent pas lorsque l’on se baigne, mais c’est bien cette pression 96

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qu’il faut exercer lorsque l’on veut dessaler de l’eau de mer en la poussant contre une membrane ne laissant passer que l’eau douce. La pression osmotique est omniprésente dans la nature. Elle est à l’origine du gonflement du bois humide, de celui de l’argile (tous ces matériaux absorbent de l’eau parce qu’ils contiennent des pores contenant des molécules dissoutes). Pour ne pas être victimes de cette pression, les organismes vivants régulent leur concentration interne en sels minéraux. Placées dans une eau trop salée, les cellules vivantes s’écrasent ; au contraire, dans de l’eau trop douce elles éclatent. Le sérum physiologique contient juste la concentration de sel nécessaire (9 g/l) pour que l’équilibre avec l’organisme soit atteint.

41 | Expériences montrant l’effet de la pression osmotique. À gauche, une solution est séparée d’un solvant pur pouvant franchir une membrane. Celle-ci gonfle pour permettre l’augmentation du volume disponible pour la solution. À droite, dispositif dans lequel cette augmentation de volume est permise par une montée du niveau.

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LE CLIQUET INFERNAL Le fait que l’on ne puisse obtenir un travail d’une machine qu’en « payant » sous forme de désordre ajouté « quelque part » n’est pas toujours intuitif. Cela a donné lieu à des expériences en pensée montrant des résultats paradoxaux. Lesquels sont de grands classiques qui retrouvent une seconde jeunesse car avec l’ère des nanomachines, on se trouve face à des situations parfois très proches. Nous avons vu le cas du démon de Maxwell (encadré p. 75) ; en voici un autre. Le cas du cliquet brownien, admirablement discuté par Richard Feynman dans son Cours de physique, évoque le montage représenté à la figure 42 : une turbine microscopique est plongée dans un gaz. Son arbre est relié à un cliquet qui ne permet la rotation que dans un sens ; on enroule une minuscule corde autour de l’axe pour soulever un insecte. A priori, lorsque les molécules frappent la turbine du bon côté, le cliquet permet le mouvement et la corde s’enroule, alors que toute rotation dans l’autre sens est bloquée. Ce dispositif merveilleux transforme donc la chaleur en travail. Voilà donc la source d’énergie miracle, ou alors la perspective que les nanotechnologies vont permettre de réaliser une machine à mouvement perpétuel. Malheureusement, en pratique cela ne fonctionne pas. Car le cliquet est lui aussi un petit objet que l’on peut considérer à deux niveaux : avec une énergie zéro il bloque la roue, avec une énergie E (on doit comprimer un petit ressort pour le soulever) il est en l’air et laisse la roue tourner. Mais voilà, ce cliquet est lui aussi couplé au monde qui l’entoure et en conséquence son énergie fluctue. On peut calculer que la probabilité de le trouver en l’air − ce qui laisse l’insecte redescendre − est justement la même que celle d’une molécule allant taper la palette de la turbine et fournissant l’énergie E pour faire tourner l’ensemble (et alors l’insecte remonte). Bref, ces deux actions se compensent et la roue tourne indifféremment dans les deux sens. Si l’on accepte de ne pas avoir de miracle, c’est-à-dire que l’on fournit de l’énergie, on peut réaliser des dispositifs qui transforment le mouvement brownien en un mouvement dirigé. Ceux-ci sont détaillés à l’encadré suivant.

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42 | Moteur à cliquet. Les molécules frappent la turbine. Celle-ci ne peut entraîner le mouvement que si le choc a lieu dans le bon sens et avec l’énergie suffisante pour lever le cliquet.

LE MOTEUR BROWNIEN On peut récupérer de l’énergie issue du mouvement désordonné de la matière pour créer un mouvement ordonné, astuce qui, comme nous le verrons, est utilisée par le vivant. On parle alors de moteur brownien. Le principe général est toujours le même : on crée une asymétrie qui transforme le mouvement brownien en mouvement dirigé (la forme de notre cliquet dans l’encadré précédent, la configuration du démon de Maxwell dans l’encadré p. 75). L’interaction du mouvement brownien (dans toutes les directions) et d’un environnement asymétrique crée le mouvement. Le modèle générique a été proposé en 1992 par Armand Adjari et Jacques Prost de l’Institut Curie, dont on présente ci-dessous le principe, à peine idéalisé. On considère un tapis de caoutchouc horizontal qui peut être soulevé par endroits, de telle sorte qu’il ait une forme en dents de scie comme montré à la figure 43. Sur ce tapis, on dispose des billes minuscules qui se déplacent au hasard en roulant. On établit alors un processus par étapes.

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– 1. Le tapis est à plat et, du fait de l’agitation thermique, les billes se déplacent dans tous les sens. – 2. On soulève le tapis. Les billes, toujours animées de leur mouvement aléatoire, ont tendance à se rassembler dans les creux. La forme asymétrique du creux fait que ce mouvement est plutôt dirigé vers la gauche. – 3. Le tapis est baissé et se trouve de nouveau à plat. L’agitation thermique régénère rapidement la disposition au hasard, sans qu’il y ait de mouvement préférentiel à gauche ou à droite. – 4. On recommence un cycle en relevant le tapis. Le bilan de ce cycle est un déplacement de l’ensemble. Il n’y a pas de miracle, il faut fournir de l’énergie au tapis pour soulever les billes et créer périodiquement l’asymétrie. Il s’agit ici d’une version idéalisée, mais des nanomoteurs biologiques fonctionnent bien suivant ce principe. L’exemple du muscle, donné plus loin au chapitre 5, paragraphe « Le cas des muscles », l’illustre parfaitement. Les billes sont remplacées par de grosses molécules animées d’un mouvement thermique, et le poids qui fait dévaler les billes en bas du tapis est une force d’interaction entre molécules avec une énergie de liaison de quelques fois kT, autrement l’agitation thermique gommerait tout. Notons l’énorme domination du bruit, bruit qui est d’ailleurs indispensable au fonctionnement du moteur. Ne l’oublions pas, c’est lui qui mélange tout à chaque étape. La partie mobile échange sans arrêt de l’énergie avec son environnement. Si l’on reprend les ordres de grandeur vus au chapitre 1, il s’agit de quantum d’énergie kT, des centaines de milliards de fois par seconde. Au milieu de cette agitation infernale, le moteur (l’équivalent de notre tapis) fait déplacer cette partie mobile en lui communiquant une énergie de quelques kT à chaque alternance, en pratique cent fois par seconde. Il y a donc un rapport de un milliard entre les échanges d’énergie dus au bruit et ceux dus au fonctionnement du moteur. Et pourtant, ça marche, même s’il y a localement des ratés. Par exemple, rien n’empêche que des billes récalcitrantes circulent à contre-courant. Il suffit qu’elles se trouvent systématiquement du mauvais côté de la pente lorsque le tapis se soulève.

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43. | Illustration du principe du moteur brownien. On crée périodiquement une asymétrie (matérialisée ici par un tapis qui se déforme) qui induit un mouvement net.

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4 Les nanomachines créées par l’homme

DU DISCOURS DE FEYNMAN À LA MICROÉLECTRONIQUE Le rêve de la manipulation des atomes Dans son discours prémonitoire, « Il y a plein de place au fond », prononcé au Caltech19 en 1959, Richard Feynman annonçait toutes les possibilités qu’offrirait la manipulation de la matière à l’échelle atomique (voir aussi encadré p. 107). Mais force est de constater qu’à l’époque on était loin de réalisations concrètes. On savait certes déjà beaucoup de choses sur la matière. L’observer à l’échelle atomique était déjà possible depuis l’expérience de diffraction des rayons X réalisée en 1912 par Max Von Laue. Des améliorations de ces techniques sont d’ailleurs toujours d’actualité de nos jours pour sonder la matière, en utilisant des synchrotrons qui sont de puissantes sources de rayons X. Le physicien allemand Ernst Ruska construisit en 1933 le premier microscope électronique, instrument qui permit de « voir » 19. Institut californien de technologie.

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directement à l’échelle du nanomètre. Ces inventions furent suivies par de nombreuses autres, comme celle du microscope à effet tunnel inventé en 1981 par Gerd Binnig et Heinrich Rohrer. Cet appareil a permis de réaliser facilement de nombreuses images à l’échelle atomique et a été accompagné de nombreuses variantes, dont l’une est le microscope à force atomique (détaillé à l’encadré p. 60, chapitre 2). Binnig et Rohrer ont obtenu le prix de Nobel de physique en 1986 pour cette découverte, en même temps que Ruska pour ses travaux sur le microscope électronique (Ruska a donc dû attendre un peu !). En ce qui concerne les méthodes de fabrication, ce n’est que bien après le discours de Feynman que l’on mit au point les techniques de fabrication qui allaient permettre de réaliser des systèmes dont la taille se mesure en nanomètres. L’un des événements les plus symboliques est le travail de Don Eigler de la société IBM, en 1989. Il réalisa divers alignements d’atomes en les manipulant un par un grâce à un microscope à force atomique. L’une des images les plus célèbres est le sigle « IBM » réalisé à partir de 35 atomes de xénon20. Malgré le caractère spectaculaire de ces réalisations (cette image du logo IBM reste un grand classique), on ne peut pas réellement parler de méthode de fabrication. Il serait impossible de réaliser des machines complexes en manipulant les atomes un par un. Don Eigler affirme qu’à l’époque il lui fallut vingt-deux heures de travail pour positionner un à un ces 35 atomes. Selon lui, il faudrait de nos jours quinze minutes pour réaliser ce même travail. Même si on ramène le temps de manipulation à une seconde par atome, assembler les 4,6 mille milliards d’atomes contenus dans un nanogramme de xénon demanderait 1 500 siècles. L’avènement de la nanofabrication est venu de l’industrie de la microélectronique, industrie qui n’existait pas au moment du discours de Feynman, en 1959. Le transistor venait d’être inventé et c’est cette année-là que les travaux de Jack Kilby de la société Texas 20. http://www.almaden.ibm.com/vis/stm/atomo.html

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Instruments et de Robert Noyce de la société Fairchild allaient déboucher sur les premiers brevets pour la réalisation de circuits intégrés. Immédiatement après, l’industrie de la microélectronique entama sa course à la miniaturisation. Les atouts des procédés mis en jeu ont été la « facilité » de production, puisque l’on travaille « à plat » et « en parallèle » : sur une même galette plate de silicium on fabrique en parallèle plusieurs centaines de circuits en même temps. La densité de transistors que l’on sait intégrer a considérablement augmenté puisque la taille des détails usinés est passée de 10 microns en 1971 à 0,065 microns, soit 65 nanomètres, en 2005. Des usines de production en 45 nanomètre ont démarré en 2007, et on développe actuellement dans l’industrie des procédés de fabrication ayant une précision de 32 nanomètres et, à plus long terme, 22, voire 16 nanomètres. On a donc gagné en vingt-cinq ans un facteur 22 500 sur le nombre de composants intégrés par unité de surface. Pour fixer quelques repères, le microprocesseur 4004 commercialisé par la société Intel en novembre 1971 contenait 2300 transistors sur une surface de 11 mm2. Le Pentium extrême édition 955 commercialisé fin 2005 par la société Intel renferme 376 millions de transistors disposés sur une surface de silicium de 162 mm2 ! Les plus gros processeurs dépassent désormais le milliard de transistors. On peut noter que cette miniaturisation s’est accompagnée d’une hausse du coût des usines de fabrication et aussi un poids croissant de la conception dans le coût des circuits, compte tenu de leur complexité. Gordon Moore, l’un des fondateurs de la société Intel, avait prédit dès le milieu des années 1960 une augmentation exponentielle de la complexité des circuits intégrés. En 1975, peu après le développement des microprocesseurs, il annonça que le nombre de transistors par circuit doublerait tous les deux ans. Il ne s’agit pas d’une loi de la physique mais plutôt d’une prédiction de l’évolution des performances de l’industrie. Cette loi s’est révélée correcte jusqu’à maintenant, mais il est probable que, tôt ou tard, elle saturera, sans doute aux alentours de 2020, avec des tailles de gravure de l’ordre de 16 nanomètres. Quoi 105

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qu’il en soit, la taille des gravures des transistors qui sont fabriqués se mesure désormais en nanomètres. Autre point moins connu, plus les circuits sont petits, plus ils travaillent vite. C’est ainsi que le processeur 4004 évoqué plus haut avait une cadence de 1,1 × 105 Hz, tandis qu’un Pentium travaille à 2 × 109 Hz, soit 20 000 fois plus vite. Cette course à la vitesse devrait cependant ralentir, car elle s’accompagne d’une demande en puissance croissante qui fait mauvais ménage avec la petite taille. L’industrie de la microélectronique a montré la voie de la miniaturisation mais, depuis une vingtaine d’années, on a adapté ses techniques à la fabrication de microsystèmes variés. On les appelle souvent MEMS (initiales pour l’anglais Micro-Electro-Mechanical Systems, signifiant microsystèmes électromécaniques). Il existait déjà des prototypes de laboratoire dans les années 1970, mais c’est dans les années 1980 qu’ont été développées les techniques de fabrication, en particulier le passage à des objets en trois dimensions. Certains MEMS sont désormais très répandus : systèmes optiques, buses d’imprimantes, capteurs de pression, accéléromètres, etc. pour un marché estimé en 2007 à environ 6 milliards de dollars et qui devrait doubler en cinq ans. Silicium au micron Pour fabriquer ces systèmes, le silicium (avec ses composés) reste un matériau de choix, compte tenu de l’acquis de la microélectronique, mais aussi de ses excellentes propriétés mécaniques. Ces qualités permettent également de réaliser en un seul bloc de silicium des ensembles capteurs/actionneur/électronique puisque c’est le même matériau qui sert à faire à la fois la mécanique et les transistors. Mais il arrive qu’on utilise d’autres matières (métal, céramique piézoélectrique) lorsqu’on a par exemple besoin d’une pièce ayant des caractéristiques spécifiques. Il existe également des techniques moins coûteuses, à base de polymères, que l’on met en œuvre dans des systèmes simples comme des 106

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plaques pour réaliser des analyses biologiques. La tendance actuelle est au recours de plus en plus fréquent à des systèmes réalisés en trois dimensions (par opposition aux circuits, qui sont plutôt plans) et à l’hybridation entre divers systèmes (on peut par exemple coller un MEMS sur un circuit). Il faut noter cependant que la plupart de ces systèmes sont de taille supérieure au micron pour aller parfois jusqu’au millimètre. Ils sont donc encore trop gros pour qu’il y ait de gros changements dus aux phénomènes mentionnés au chapitre 2. Toutefois, les forces qui émergent dans le domaine du micromètre commencent à se manifester. Par exemple, on évite que deux pièces plates se collent entre elles sur une grande surface (on peut se rappeler l’exemple de Scott, au chapitre 1, paragraphe « Rester collé »). Autre ennemi à cette taille, l’humidité, car l’eau, en se condensant entre deux pièces mobiles, crée un petit pont qui les colle entre elles (comme discuté au chapitre 2, paragraphe « Forces capillaires et gravité »). En revanche, ces machines sont encore trop grandes pour que l’agitation thermique ait un effet notable, l’énergie mise en jeu dans leurs mouvements étant très supérieure à kT (voir chapitre 3).

LE DÉFI DE FEYNMAN Richard Feynman termina son discours de 1959 en proposant deux prix de 1000 dollars, le premier à qui ferait tenir le contenu d’une page sur une surface dont chaque dimension serait réduite d’un facteur 25 000 par rapport à la normale (soit des caractères de deux cents nanomètres de haut), le second à qui réaliserait un moteur en état de marche tenant dans un cube ayant un côté de moins de 1/64 de pouce, soit 400 microns (un cheveu a un diamètre de 50 microns) (figure 44). Le pari sur les moteurs fut gagné seulement un an après par Mc Lellan, un ingénieur qui travaillait dans la société « Electro optical systems » située

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à Pasadena près du Caltech. Il avait lu le discours dans le journal interne de l’institut et, en juin 1960, il décida de réaliser ce moteur lilliputien. Cela lui prit deux mois et demi (il travaillait pendant les pauses déjeuner) pour réaliser un objet de 250 microgrammes composé de treize pièces, en utilisant des techniques « classiques » (un tour d’horloger, un curedent, un microscope). Richard Feynman, qui avait été à diverses reprises importuné par des personnes prétendant à tort avoir gagné, le voyant arriver avec une grosse caisse ne le crut d’abord pas. La caisse contenait un microscope… et Mc Lellan lui montra un moteur de la bonne taille, en état de marche. On dit que Feynman fut déçu qu’un tel moteur ait été fait à partir de techniques classiques non extrapolables à de la nanofabrication. Peut-être avait-il mis la barre un peu trop bas. Un commentateur de la BBC fit ironiquement remarquer quelques années plus tard que le cure-dent de Mc Lellan était prémonitoire des pointes des microscopes à force atomique. Bon joueur, Feynman paya les mille dollars. Depuis, on est allé bien au-delà. On fabrique des moteurs ayant des dimensions mille fois plus petites, et cette fois avec des techniques nouvelles (voir ci-dessous). Le second pari de Richard Feynman sur la densité d’information fut lui aussi gagné, quoique bien plus tard puisqu’il a fallu attendre 1985 pour qu’un étudiant de l’université de Stanford, Thomas Newman, ne reproduise sur une page de six micron de côté (soit 25 000 fois plus petit que 12,5 centimètres) la première page du roman de Charles Dickens Un conte de deux villes. Les lettres à cette échelle mesuraient environ 200 nanomètres. Il utilisa pour cela de la lithographie électronique (voir ci-dessous). Il existe toujours un prix Feynman qui est proposé par l’institut Foresight21, institut dédié à la prospective, fondé par Eric Drexler. En 2006, le prix a été décerné à Paul Rothemund et Erick Winfree pour leurs travaux sur l’autoassemblage (voir encadré p. 89, chapitre 4). 21

21. http://www.foresight.org/GrandPrize.1.html

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44 | Le défi de Feynman en 1959 : réaliser un moteur qui tient dans un cube de 1/64 pouce de côté (soit 400 microns), c’est-à-dire une dizaine de fois la taille d’un cheveu.

MÉTHODES DE FABRICATION DE LA MICROÉLECTRONIQUE Fabriquer un circuit électronique Fabriquer un objet en bois demande de savoir découper le bois, percer, clouer ou visser, coller, poncer, teindre. Pour le tissu, le métal, la matière plastique, le verre, des techniques comparables sont à l’œuvre. Certaines datent de plusieurs millénaires, d’autres sont beaucoup plus récentes. Nous nous servons en général d’outils adaptés à notre taille, ou de machines qui nous imitent en permettant d’étendre nos possibilités. Lorsque l’on veut réaliser des objets avec des pièces qui se mesurent en centaines de nanomètres, voire moins, nous sommes beaucoup plus démunis tant est grand le fossé entre notre perception des choses et la réalité de ces objets. La microélectronique est de nos jours la seule industrie permettant de réaliser des objets complexes avec des composants de taille nanométrique agencés avec précision. Ces techniques restent en évolution permanente pour s’adapter aux besoins entraînés par la miniaturisation des circuits ou la possibilité d’autres applications. 109

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L’idée du circuit intégré consiste à fabriquer tous les transistors sur une même plaque de silicium, quitte à déposer ensuite les autres composants nécessaires (résistances, condensateurs…) et les fils de connexion. La fabrication d’un circuit complexe demande de nos jours des centaines d’étapes. Dans l’industrie, on part désormais de fins disques de silicium de 30 centimètres de diamètre, les wafers, sur lesquels on fabrique en parallèle plusieurs centaines de circuits (figure 45). Ce qui a fait le succès de la microélectronique, c’est que l’on a pu développer un arsenal important de techniques permettant de graver le silicium, d’y implanter des impuretés pour modifier ses propriétés électriques (le doper), de déposer des couches de matériaux variés, qu’il s’agisse d’isolant ou de métaux, le tout compatible avec un important degré de parallélisme. Ces opérations demandent une ambiance spéciale. En effet, l’atmosphère contient de nombreuses poussières en suspension, de taille variant de quelques nanomètres à des dizaines de micromètres. Un simple grain de poussière pouvant

45 | Exemple de motifs structurés réalisés en salle blanche (Plate-forme Technologique Amont CEA-CNRS-INP-UJF du site Minatec. © PF.Grosjean/CEA).

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être plus gros que le dispositif fabriqué, on conçoit que leur fabrication ne puisse être réalisée que dans des salles spéciales dans lesquelles l’air est soigneusement dépoussiéré (figure 46). L’air ambiant contient quelques dizaines de milliers de particules de plus de 0,5 microns par litre d’air. Une salle blanche standard dite « ISO 5 » en contient 3 ou 4 en moyenne…

46 | Si l’on réduisait une ville de telle sorte qu’une maison de dix mètres ait la taille d’un transistor de 65 nanomètres, alors un simple grain de pollen (10 à 20 microns) donnerait l’impression de faire plus de un kilomètre de diamètre. De là l’importance d’éviter les poussières. Dans les salles blanches, on limite les concentrations des poussières vingt fois plus fines que le pollen.

Eau forte sur silicium Tout d’abord, on doit pouvoir creuser le silicium à certains endroits. La méthode employée peut être considérée comme une transposition de la technique de l’eau forte (les alchimistes appelaient ainsi l’acide nitrique). Cette méthode, qui remonte au Moyen Âge, servait à graver un dessin sur une plaque de cuivre. La plaque devenait alors un tampon encreur pour imprimer une série de copies (en négatif) du dessin gravé. Pour réaliser cette gravure, on recouvrait la plaque de cuivre d’un vernis (résistant à l’acide nitrique), puis on dessinait dessus en grattant à l’aide d’un outil. La plaque était alors plongée dans l’eau forte qui la creusait là où le verni avait été retiré. Et bien, en microélectronique, on utilise également une résine que l’on retire à certains endroits, la différence étant que le procédé de 111

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grattage est plus sophistiqué (voir ci-dessous) ! Dans le cas de la gravure dite « humide », on plonge le wafer partiellement recouvert de résine dans un produit qui peut dissoudre la partie non protégée. Cette méthode est facile à mettre en œuvre, et elle peut être très sélective (on peut en effet choisir le produit corrosif pour ne dissoudre qu’un matériau donné). Cependant, la gravure humide présente l’inconvénient de ne pas être très précise, surtout lorsque l’on travaille sur des gravures très fines. Le produit corrosif (sa composition dépend du matériau à dissoudre, cela peut être par exemple de l’acide nitrique ou de l’acide fluorhydrique) attaque la partie non protégée et a ensuite tendance à creuser sous le vernis en agrandissant le trou. Un léger « débordement » qui ne se voit pas sur des dessins millimétriques peut devenir très gênant quand le détail que l’on veut graver est mille fois plus petit. Une variante est la gravure « sèche ». Le matériau n’est plus attaqué par un produit chimique réactif mais par un bombardement de particules. Il peut s’agir d’un faisceau d’ions qui arrache des atomes dans les parties non protégées, ou d’un bombardement plus diffus de molécules dites réactives. On les appelle ainsi parce qu’elles ne se contentent pas de bombarder la surface mais elles réagissent avec les atomes du matériau cible et donc les arrachent un à un. Les trous réalisés sont plus réguliers, mais cette méthode présente l’inconvénient d’être moins facilement sélective, le bombardement de particules ayant tendance à tout corroder. Une fois l’attaque réalisée, on enlève la couche de protection et on peut recommencer un cycle. Pochoir et galvanoplastie Ensuite, on peut souhaiter déposer de la matière sur le circuit, une couche d’isolant par exemple. Il existe de nombreuses variantes qui dépendent de l’élément que l’on veut déposer. L’isolant le plus utilisé est la silice (oxyde de silicium), qui est obtenue simplement en apportant de l’oxygène, qui transforme une mince couche du silicium 112

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en silice. On peut également déposer sur le circuit des métaux ou du silicium sous la forme d’une vapeur qui se condense au contact de la plaque, ou sous la forme d’un composé chimique qui se décompose localement en provoquant le dépôt recherché. Les couches ainsi déposées peuvent être très minces et leur épaisseur contrôlée avec beaucoup de précision, à la couche atomique près (un tiers de nanomètre environ). Il est même possible de ne réaliser des dépôts que sur des zones précises en utilisant une technique dérivée du pochoir (que l’on appelle le « lift-off ») : de la résine protège toutes les zones que l’on ne veut pas traiter. Cette résine est elle-même recouverte du dépôt mais lorsqu’on la dissout elle part en emportant le dépôt qui la recouvrait. Lorsque l’on veut déposer une couche épaisse, un dépôt atome par atome n’est pas la solution la plus rapide. On réalise alors un dépôt électrolytique, c’est-à-dire de la galvanoplastie, technique couramment utilisée par exemple pour protéger une carrosserie de la corrosion. On place le circuit dans un bain contenant des ions du métal à déposer et on les transporte sur des parties métalliques à l’aide d’un courant électrique. La lithographie On l’a vu, lorsqu’on veut réaliser une opération sur un circuit, on commence en général par protéger la partie sur laquelle on ne veut pas agir au moyen d’une couche de résine. Cela nécessite de pouvoir « dessiner » sur la résine pour définir les zones à protéger. Compte tenu de la finesse nécessaire des détails, parfois moins de cent nanomètres, on ne peut le faire par des moyens mécaniques classiques. La méthode reine est la lithographie, transposition de la photographie telle qu’elle avait été élaborée au début des années 1800. On projette une image sur une plaque recouverte d’un produit dont les propriétés se modifient à la lumière. C’est ainsi que Joseph Nicéphore Niepce utilisa du bitume de Judée, hydrocarbure naturel qui durcit lorsqu’il est éclairé (en quelques heures : les premières photographies étaient 113

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loin d’être des instantanés !). On peut alors dissoudre le bitume qui n’a pas été exposé, ce qui fait apparaître l’image. Revenons à notre circuit. Il est recouvert d’une fine couche de polymère qui est appliquée sous la forme d’une solution que l’on sèche ensuite. Puis, le film obtenu est exposé à de la lumière à travers un masque qui reproduit le dessin que l’on veut fabriquer. La résine est modifiée par la lumière de telle sorte que, suivant sa composition, les parties éclairées se dissolvent (on parle de résine positive) ou au contraire deviennent insolubles (on parle de résine négative, comme l’était le bitume de Judée). À la fin de l’éclairement, on dissout la partie rendue soluble par l’éclairement, et une partie du circuit reste recouverte d’un dessin protecteur. Ces techniques ont été considérablement améliorées pour leur usage en microélectronique. Le tour de force est d’avoir réussi à étendre le fonctionnement de la lithographie jusqu’à des motifs très détaillés. Cela a été possible en faisant appel à de la lumière ultraviolette, de plus courte longueur d’onde, en utilisant quelques astuces lors de la réalisation du masque, et en améliorant la composition de la résine. On arrive ainsi à graver des traits avec une précision de 45 nanomètres dans les procédés en cours de développement. On met actuellement au point des sources de lumière de longueur d’onde bien plus courte, 13 nanomètres, ce qui permettrait de graver des circuits encore plus fins. Il existe une manière plus directe encore pour dessiner sur la résine. On projette sur sa surface un mince faisceau d’électrons (ou parfois d’ions), qui agit de la même manière que la lumière. On dessine alors directement le motif en déplaçant le faisceau d’électrons comme un crayon, mais avec une pointe très fine, puisque celle-ci peut ne faire que dix nanomètres de diamètre. Un contrôle électrique permet de défléchir le faisceau avec précision. Puisque l’on déplace le faisceau où l’on veut, la lithographie électronique ne demande pas de masque. En revanche, elle présente un inconvénient majeur : alors qu’avec 114

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47 | Schéma de principe illustrant la réalisation de circuits sur du silicium. Recouvrement avec une résine (a), lithographie à travers le masque (en noir) (b), dissolution de la résine endommagée (c), dépôt métallique (d) et dissolution de la résine (e) ou gravure (d’) et dissolution de la résine (e’).

la méthode optique on « photographie » le masque sur le silicium en une fois (parfois pour réaliser des centaines de circuits en un coup), avec le faisceau d’électrons, il faut tracer le motif trait par trait, méthode qui ne se prête pas à la production en grande série. Toutefois, cette méthode est très adaptée à la réalisation de circuits pointus en exemplaire unique, c’est-à-dire dans des buts de recherche. Cette méthode permet aussi fabriquer les masques utilisés pour la lithographie optique. Joysticks van der Waals Il existe diverses recherches sur des variantes à la lithographie optique, dont certaines peuvent être extrapolées à l’échelle du nanomètre. Pour illustrer ce foisonnement, on peut citer22 les techniques suivantes.

22. Voir par exemple « Les nanosciences : nanotechnologies et nanophysique » par Marcel Lahmani, Claire Dupas, Philippe Houdy (Belin 2006).

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– La nanoimpression, qui a été proposée en 1995 par Stephen Chou de l’université du Minnesota. On réalise une forme qui servira de moule dans un matériau dur comme le silicium, avec des détails qui peuvent être nanométriques. Le moule est alors pressé à chaud contre la couche de résine. Les parties en creux du moule n’affectent pas la résine alors que celles qui dépassent la creusent de telle sorte qu’elle ne protège plus suffisamment le wafer. On imprime donc directement le motif sur la résine sans faire appel à la lithographie. Cette méthode permet de réaliser des motifs fins mais le positionnement du moule lors du pressage n’est pas suffisamment précis pour permettre de réaliser plusieurs étapes sur des motifs qui doivent être parfaitement positionnés. – On peut aussi appliquer ce qu’on appelle la lithographie molle proposée par Georges Whitesides de Harvard. On réalise un tampon en polymère, exactement comme un tampon encreur, à ceci près que le dessin a des détails nanométriques. Pour certaines applications où il est juste nécessaire d’opérer une modification chimique d’une surface selon un motif spécifique, on réalise le tampon et on applique un produit réactif. Le tampon un peu mou s’adapte à la surface et imprime un motif chimique dont le dessin peut avoir une précision de quelques dizaines de nanomètres. – Le microscope à force atomique : avec l’avènement des microscopes à champ proche, on a disposé d’instruments capables de balayer une pointe avec une très grande précision. On peut utiliser ces pointes pour réaliser ce que l’on ferait avec un bâton : pousser des atomes, comme le fit Don Eigler en 1988, graver des lignes comme avec un stylet, écrire comme avec une plume en traçant un trait avec un produit chimique qui imbibe la pointe. Comme c’est le cas pour la lithographie électronique, cette technique ne se prête pas aux grandes séries, à moins qu’un jour on ne réalise des instruments travaillant avec des milliers de pointes simultanément. Dans le même ordre d’idées, des équipes 116

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travaillent à la réalisation de machines permettant de manipuler des nano-objets individuels grâce à des outils comme des pointes de microscope à force atomique reliées à des interfaces leur permettant d’être plus efficaces, notamment des bras à retour d’effort (comme des joysticks de jeux vidéos) donnant l’illusion de sentir dans leur main la force de van der Waals sur un levier, et de voir la scène sur une image reconstruite (on parle de réalité augmentée). Et la troisième dimension ? Les techniques décrites ci-dessus sont avant tout des méthodes adaptées à des systèmes composés de quelques couches planes comme les circuits électroniques. Elles ont été adaptées pour la réalisation de microsystèmes (figure 48).

48 | Schéma de principe illustrant la manière dont on libère des pièces, ici une poutre (c’est une méthode proche qui a été utilisée pour réaliser le moteur de Bachtold décrit plus loin à la figure 49). 1 : On part d’une plaque de silicium recouverte d’une couche d’oxyde de 1 micron d’épaisseur. 2 : On dépose les parties métalliques par la méthode de lift-off décrite plus haut. 3 : On attaque la silice dans la zone sous la poutre avec de l’acide fluorhydrique (le reste est protégé par de la résine). La poutre se retrouve « libre » À l’aide de variantes plus complexes, on peut créer des pièces tournantes.

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Pour cela, il a fallu introduire autant que possible une ouverture vers la troisième dimension, par exemple pour réaliser des pièces mobiles comme des engrenages ou des moteurs qui tournent. Le principe de base est toujours la lithographie et la construction couche par couche. Mais, en construisant certains composants sur une couche que l’on dissout ensuite, on arrive à les « libérer », c’est-à-dire qu’ils peuvent être rendus mobiles. D’autres techniques permettant d’usiner des pièces plus épaisses sont également développées, comme le LIGA23, qui utilise le rayonnement puissant issu d’un synchrotron pour altérer de fortes épaisseurs de résine et le dépôt électrolytique pour faire croître une couche de métal. On obtient alors des pièces qui peuvent être très épaisses, comme des cylindres très longs. LES NANOSYSTÈMES « MÉCANIQUES » Top-down et bottom-up Toutes les techniques décrites ci-dessus sont appelées « top-down » (du haut vers le bas) parce que l’on part de notre échelle pour usiner une pièce. Il est intéressant de noter que beaucoup de ces méthodes peuvent apparaître comme des adaptations de méthodes d’usinage de grosses pièces. Les techniques de lithographie, de moulage, de dépôt de couches, d’usinage qui existent dans le monde macroscopique ont simplement été adaptées. Par exemple, le faisceau d’ions ou d’électrons a remplacé la tête de la fraiseuse… Ces méthodes débouchent sur la possibilité de réaliser des objets dont les détails mesurent pratiquement cinquante nanomètres pour l’électronique et même beaucoup moins lorsqu’on parle de l’épaisseur des couches que l’on dépose. Elles permettent aussi d’assembler des systèmes mécaniques, bien que l’on soit loin de disposer de la palette des possibilités que nous avons à notre échelle. 23. Acronyme allemand de Lithography-Galvanoformung-Abformung (lithographie-électroformage-moulage, en français).

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Pour certaines applications, aller vers de réels nanosystèmes est tentant. On parle ainsi de NEMS (Nano-Electro-Mechanical Systems, en français nanosystèmes électromécaniques, le M de « micro » ayant laissé la place au N de « nano »). Toutefois, avec des méthodes top-down, cela n’est pas simple. La lithographie, les méthodes de dépôt, de gravure, les matériaux eux-mêmes sont en limite de ce qui semble faisable de manière reproductible, et les pièces produites commencent à devenir dissemblables. Cela rend délicat, voire impossible, l’assemblage de dispositifs mécaniques. Ces difficultés de fabrication s’accompagnent d’une augmentation de la complexité des machines pour l’usinage, donc des coûts de fabrication croissants. Raison pour laquelle, en pratique, les montages actuels sont plutôt microniques, voire millimétriques (ce qui implique néanmoins des tolérances sévères qui se mesurent en nanomètres). D’autre part, comme nous l’avons vu, les techniques top-down permettent de travailler sur des surfaces, certes sur plusieurs « étages », mais on ne peut pas réellement parler d’assemblages en trois dimensions. En parallèle des méthodes top-down, qui sont désormais largement répandues dans l’industrie, des équipes de recherche pensent en terme de bottom-up (du bas vers le haut), pour pallier les problèmes inhérents au monde nanométrique (dans la gamme 1-100 nanomètres). Dans ce cas, on part de petits objets que l’on assemble pour construire une structure plus grosse. La synthèse de molécules aux propriétés précises, la possibilité de jouer sur les liaisons faibles pour les accrocher sur des édifices complexes, notamment l’autoassemblage évoqué au chapitre 3, tout cela a ouvert des perspectives séduisantes. On peut dire que ce concept a pris son essor à la fin des années 1970, avec le développement de ce que l’on a appelé la chimie supramoléculaire. Dans la genèse de cette discipline récente, on peut citer en particulier un événement phare, le prix Nobel de chimie 1987 attribué à Charles Pedersen, Donald Cram et au chimiste français Jean-Marie Lehn pour leurs travaux sur le sujet. 119

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Ce que l’on appelle aujourd’hui techniques bottom-up couvre un éventail relativement varié. On peut dire qu’il y a trois ingrédients de base qui sont dosés de manière différente en fonction du procédé. – Le type de brique de base choisie. Il s’agit souvent de grosses molécules « toutes faites » comme les nanotubes de carbone ou l’ADN, molécules qui présentent l’avantage d’être grosses donc manipulables. Ces briques se trouvent parfois dans le commerce, ou peuvent elles-mêmes demander un important travail d’élaboration à partir des techniques du chimiste ou du biologiste. Par exemple, on peut partir de plus petites molécules que l’on assemble par les méthodes de la chimie pour en faire une plus grosse sur mesure. – Le degré d’assemblage spontané. Parfois, les briques de base sont intégrées dans un procédé de fabrication top-down (pour peu que l’on puisse les positionner correctement sur une plaque de silicium par exemple) ; parfois on fait appel aux forces de van der Waals pour faire une partie du travail. Comme nous l’avons vu dans les encadrés du chapitre 3, pour peu que l’on encode la bonne information sur des briques de base (c’est-à-dire la répartition des atomes qui gouverne la répartition des charges électriques qui elles-mêmes régissent les propriétés de collage), on peut obtenir des résultats spectaculaires. – La méthode avec laquelle le nanocomposant à fabriquer sera interfacé avec le monde extérieur. Parfois, il se contente de flotter dans un liquide et on l’étudie comme un produit chimique (voir plus loin la figure 52). Souvent on le place sur une nanostructure fabriquée, elle, par des méthodes top-down. La taille de ces réalisations se mesure généralement en nanomètres et les plus petites d’entre elles sont soumises aux effets du mouvement brownien et des forces de van der Waals. On les observe au microscope électronique à force atomique. Ce dernier dispositif est 120

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en général moins agressif pour ces molécules, qui sont fragiles. Ces nanosystèmes sont très variés : molécule « moteur » qui se déforme lorsque l’on applique une sollicitation, objet mobile. Les sections suivantes illustrent quelques aspects de ces travaux. Du nanomoteur de l’École normale supérieure aux nanorelais Les nanotubes de carbone sont les molécules reines des nanotechnologies. Ils ont été découverts par hasard par Sumio Ejima de la société NEC en 1991 à l’état de traces dans de la suie. Ce sont des enroulements cylindriques de feuillets d’atomes de carbone disposés en hexagone, de telle sorte que l’on peut visualiser l’ensemble comme un rouleau de grillage. Il existe de nombreuses variétés de nanotubes qui peuvent différer par leur longueur, le type d’enroulement, le nombre de feuillets superposés. On parle ainsi de nanotubes monoparois (un seul feuillet) ou multiparois (divers feuillets emboîtés comme des poupées russes). Leur diamètre est de l’ordre du nanomètre pour les monoparois mais peut atteindre les 100 nanomètres pour les multiparois. La longueur peut être considérable car ces tubes peuvent dépasser plusieurs millimètres (un million de fois leur diamètre !). Ces variétés ont des propriétés différentes mais il devient possible de trier les nanotubes ou de mettre en œuvre un procédé de fabrication qui en favorise certains types de telle sorte que l’on puisse disposer de matière première relativement homogène. Les nanotubes sont envisagés comme composants de base (fil, élément transistor, capteur) de circuits électroniques que l’on déposerait sur un circuit fabriqué dans du silicium voire que l’on ferait directement « pousser in situ » en déposant le catalyseur qui déclenche leur croissance au bon endroit. Ils ont également été utilisés presque simultanément, en 2003, par l’équipe de Alex Zettl de Berkeley et celle Adrian Bachtold (Laboratoire Pierre Aigrain de l’école Normale à Paris) pour fabriquer ce que l’on peut considérer comme des vrais nanomoteurs électrostatiques (figure 49). Les ingrédients sont les suivants : 121

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– un axe, qui est un nanotube de carbone multiparoi ; – une ailette (le rotor) fixée au milieu du nanotube ; – des électrodes (le stator) : portées à quelques dizaines de volts, elles

attirent le rotor, ce qui enclenche le mouvement de rotation ; – des « paliers » : le nanotube est soudé à ses extrémités sur le feuillet le plus externe. Cette paroi externe a été enlevée en milieu de tube et l’ailette est fixée sur un tube plus interne qui tourne

49 | En haut : Schéma du moteur et en particulier du « roulement à bille ». La dernière paroi est détruite de manière à ce que l’ailette puisse être fixée sur un tube plus central, libre de tourner. Cela peut se faire en faisant passer un courant électrique trop fort dans le tube, ce qui a pour effet « d’exploser » la paroi externe. On peut aussi le casser par fatigue mécanique : trop sollicité, il finit par casser. Le matériau est du silicium ou de la silice et les métaux sont du chrome et de l’or. En bas : Vue au microscope électronique à balayage de ce moteur. On distingue de part et d’autre les deux électrodes sur lesquelles le nanotube est suspendu. Elles sont écartées d’un peu moins de 1000 nanomètres. En bas on remarque une électrode servant à faire tourner l’ailette fixée au nanotube. (Remerciement Laboratoire Pierre Aigrain. Crédit A. Bachtold.)

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librement. Sans les nanotubes multiparois, qui sont des sortes de roulements à billes naturels calibrés, on n’aurait jamais pu réaliser un tel moteur, qui peut tourner. Nous décrirons ici les travaux de l’équipe de l’École normale supérieure, qui s’est intéressée à la question des forces et de la friction dans le fameux « roulement à bille ». À cause des forces de collage décrites au chapitre 1 (rappelons-nous des forces sous les semelles de Scott, il aurait eu du mal à patiner), on s’attend en effet à ce que le roulement entre les nanotubes soit un peu « dur ». Pour le décoincer, le moteur doit appliquer un couple24 de quelque 10-16 N.m. Il n’en fallait pas plus pour déterminer le coefficient de frottement, c’est-à-dire la force qu’il faudrait fournir pour « dégripper » deux surfaces (fictives) de un mètre carré de nanotube en contact. Elle est de l’ordre de 8 × 105 N/m2. C’est une valeur faible pour un nanocomposant, ce qui montre que le « nanoroulement à bille » fonctionne. Cette valeur nous fait toutefois songer aux embarras de Scott. Si le même coefficient de friction existait pour les objets de la vie courante, pousser une assiette de 0,04 m2 posé à plat sur une table demanderait d’appliquer 8 × 105 × 0,01 = 8 000 N, bref il faudrait un éléphant pour passer les plats. Une autre question se pose. L’agitation thermique fait-elle tourner un tel moteur dans tous les sens ? La réponse est non. Une molécule qui frappe l’ailette exerce une force de 3 × 10-10 N (voir chapitre 3, paragraphe « Agitation thermique et mouvement brownien »), donc si elle frappe en bout d’ailette (disons à 200 nanomètres de l’axe), cela correspond à un couple de 6 × 1017 N.m, trop faible pour décoincer l’axe. Le fait que l’on puisse suspendre des nanotubes de manière parfaitement contrôlée (figure 49) permet d’envisager la réalisation de

24. Il s’agit du produit de la force appliquée par le bras de levier (ici la longueur de l’ailette). Pour comparer, un moteur automobile développe un couple de l’ordre de 200 N.m.

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NEMS. On attire par exemple le nanotube vers le substrat par une force électrostatique. Il se tord jusqu’à toucher le substrat, y reste collé par les forces de van der Waals et les forces capillaires (à moins que le système ait été spécialement conçu pour être réversible) : un tel système, qui s’apparente ironiquement aux relais d’antan, pourrait trouver un jour un emploi comme élément de mémoire (1 = plié, 0 = tendu), commutateur rapide (un tel relais est très rapide), oscillateur… L’ASSEMBLAGE PAR LES MÉTHODES DE LA CHIMIE Nanovoitures et nanobrouettes Les chimistes ont, depuis plusieurs décennies, rêvé de produire des systèmes qui seraient constitués de molécules géantes uniques. Ils y arrivent désormais relativement bien. Les ingrédients sont des molécules de petite taille qui sont associées par des liaisons covalentes pour former de plus grosses unités. Des fullerènes ou des nanotubes peuvent être ajoutés, car on sait les accrocher chimiquement depuis le début des années 2000. On peut citer ainsi deux réalisations particulièrement éloquentes. – La première est le « nanocar » réalisée par l’équipe de James Tour du département de chimie de l’Université Rice à Houston aux États-Unis (figure 50). Il s’agit d’une molécule en forme de petite voiture qui mesure moins de quatre nanomètres de côté. Les roues sont quatre boules faites avec des fullerènes qui peuvent tourner autour de deux axes, un à l’avant et un à l’arrière. Le châssis est une grosse molécule en forme de barre. Cette équipe cherche désormais à modifier son nanocar. Un moteur moléculaire proche de ceux décrits ci-dessous a été ajouté. Ce moteur utilise une molécule qui change de conformation lorsqu’elle est éclairée. – La deuxième est la brouette moléculaire qui a été synthétisée par le laboratoire CEMES (Centre d’élaboration de matériaux et d’études structurales), un laboratoire du CNRS à Toulouse et 124

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l’université libre de Berlin. La brouette est une grosse molécule composée de 140 atomes de carbone et de 120 atomes d’hydrogène ayant une taille de l’ordre de 4 nanomètres. Les deux roues qui peuvent tourner sont reliées à un châssis.

50 | Représentation de la molécule qui forme le « nanocar », conçue à l’université Rice. © Rice University.

Ces travaux sont à mi-chemin entre la chimie et la physique. Ces molécules géantes sont fabriquées, purifiées et vérifiées par les techniques de la chimie et peuvent être dissoutes. Elles sont ensuite déposées sous vide sur une surface bien plane et aussi propre que possible, pour éviter la présence de molécules gênantes. La technique de dépôt utilisée par le CEMES consiste à évaporer ces molécules, qui se déposent sur la plaque (on peut dire que l’on distille les brouettes), en les chauffant très rapidement. Autrement, les mouvements thermiques briseraient la molécule. On observe ensuite ces molécules avec un microscope à effet tunnel (voir encadré p. 60, chapitre 2). La résolution de l’image ne permet que de distinguer les grosses masses comme les roues, mais on les distingue bien, assez pour voir par exemple dans quelle direction est orienté le véhicule. On observe, comme prévu, un collage de ces objets sur la surface. Dans certains cas, si le châssis est trop « surbaissé », cette attraction est si forte que l’on ne peut plus déplacer le véhicule, qui se brise. On observe aussi très bien l’effet des fluctuations thermiques. Par 125

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exemple lorsque l’on chauffe une surface d’or sur laquelle on a disposé un nanocar, celui-ci reste collé jusque vers 170 °C. Au-delà, il se déplace, poussé par l’agitation thermique de la surface. Au-delà de 225 °C le mouvement devient trop rapide pour que le microscope à effet tunnel permette de suivre (il faut dire que cet appareil fait un film à raison de une image par minute). Vers 300 °C, l’agitation est trop forte pour la molécule et les roues se détachent. Le nanocar roule-t-il ? Ces « véhicules » peuvent aussi être déplacés. On approche d’eux pour cela la pointe d’un microscope à effet tunnel. On tire le véhicule en déplaçant cette pointe horizontalement : les forces de van der Waals font que le véhicule « poursuit » la pointe. On peut aussi le pousser en mettant à profit la répulsion entre la pointe et l’objet. Suivant la configuration exacte de l’ensemble, on peut déplacer le véhicule, parfois on ne peut que le faire pivoter car il refuse d’avancer, parfois on le casse. Pour analyser ce que l’on a fait, on utilise le même microscope que celui qui sert à pousser : on fait une image préalable de la scène en balayant la pointe d’assez haut pour ne pas perturber les véhicules, puis on essaie d’en pousser ou d’en tirer un. Enfin, on remonte la pointe et on refait une image finale qu’il reste à comparer avec l’image du début. Une question qui a soulevé récemment l’attention est : Les roues tournent-elles vraiment ou ces molécules à roulettes sont-elles plutôt traînées quand on déplace le véhicule ? Une étude très fine a été récemment menée par l’équipe francoallemande qui avait réalisé la brouette. Celle-ci a débarrassé « sa » brouette de tout ce qui collait en fabriquant juste un essieu, une paire de roues (de taille inférieure à un nanomètre) reliées à un axe. Il ne restait plus que 44 atomes de carbones et 24 d’hydrogène. Les chercheurs ont ensuite poussé ces molécules et, en observant la manière dont le courant passait entre la pointe et la roue, ont déduit que celleci tournait. En fait les roues tournent, mais une par une, ce qui fait que l’essieu change de direction quand on le pousse (figure 51). 126

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Manipuler des nano-objets n’est pour l’instant pas aussi trivial que de manipuler des micro-objets. Tout d’abord, on opère à l’aveugle et non pas sous un microscope. La mesure du courant entre la pointe et l’objet aide un peu car c’est une mesure en temps réel du lien entre la pointe et l’objet que l’on manipule. D’une certaine manière, c’est une forme de sens du toucher. Ensuite on pousse avec une pointe composée de très nombreux atomes. L’image exacte serait plutôt d’une main dans un gant de boxe qui essaie de pousser une toute petite voiture. La force entre la pointe et l’objet, le collage des dispositifs sur la surface ne simplifient pas non plus la manipulation.

51 | Dans les expériences discutées ici, les nanosystèmes sont manipulés grossièrement et observés à l’aide de la pointe du microscope à force atomique. Ils sont en même temps fortement liés au substrat et secoués par son agitation thermique.

Des nanomoteurs moléculaires Des molécules servent donc à réaliser des structures, voire des systèmes mécaniques avec des pièces mobiles. Il existe également d’innombrables travaux sur des molécules « moteur ». Le principe général est que ces molécules contiennent des parties qui s’attirent, ce qui leur fait prendre une configuration donnée. Sous l’influence d’une sollicitation donnée : lumière, électricité, ajout d’un réactif, les forces qui gouvernent l’attraction entre ces parties sont modifiées et la molécule évolue vers une nouvelle configuration. Il y a donc mouvement. 127

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Le bruit thermique domine ce processus, on est dans le cas d’un moteur brownien tel que discuté dans l’encadré p. 99 du chapitre 3. Les rotaxanes, ou la tringle à rideau Un premier exemple est celui des rotaxanes. Ces molécules synthétisées dans les années 1960 se prêtent bien à la réalisation de moteurs. On pourrait les décrire sommairement comme une tringle sur laquelle on a enfilé un anneau, avec des boules aux deux bouts pour que l’anneau reste coincé. Sous l’effet de l’agitation thermique, cet anneau tend à explorer continûment la tringle. Si, de plus, il existe sur la tringle deux sites A et B susceptibles d’attirer l’anneau, celuici aura tendance à s’en approcher et à se stabiliser sur le site le plus attractif. L’origine de cette force d’attraction entre anneau et sites A et B peut être variée : affinité chimique, charge électrique locale, liaison hydrogène. Toute l’astuce a consisté à trouver des molécules avec des sites A et B aux propriétés variables sous l’influence d’un stimulus externe. On fait alors changer à volonté le rapport des forces qui attachent l’anneau à A et B, ce qui entraîne un glissement de l’anneau dans l’une ou l’autre position. Le stimulus qui cause le mouvement peut prendre plusieurs formes. Il s’agit de modifier les sites A et B, ce qui peut être fait par exemple avec une tension électrique qui arrache un électron à l’un des sites, un réactif chimique qui induit une modification d’un des deux sites, voire de la lumière. De telles molécules ont été réalisées et « fonctionnent ». Le premier dispositif de ce genre a été inventé par Fraser Stoddart de l’université de Los Angeles en 1994. On peut considérer ces molécules comme de petits pistons, et en les modifiant un peu, réaliser de véritables actionneurs. Un exemple emblématique est le système réalisé par l’équipe de Stoddart en 2005 à partir de ce qu’il appelle un rotaxane palindromique, c’est-à-dire une molécule suivie de la même en miroir. On a donc une tringle, deux anneaux et quatre sites dans l’ordre ABBA. Suivant le cas, les anneaux sont sur AA ou BB, ce qui dans le cas présent les place à 4,2 ou 1,2 nanomètres l’une de l’autre. 128

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Par des méthodes issues de la chimie, on fixe les deux anneaux sur une lame flexible (une lame de 100 micromètres de large et de 500 micromètres de long), ce qui fait que lorsqu’on favorise la position BB, les anneaux tirent sur la lame qui se courbe, comme indiqué à la figure 52. La déflexion mesurée était de quelques dizaines de nanomètres à l’extrémité de la lame. Il est intéressant de noter que la traction ne vient pas de l’attraction entre sites et anneaux mais bel et bien de l’agitation thermique qui pousse les anneaux en BB, comme dans le cas de l’élastique discuté au chapitre 3, paragraphe « Les forces entropiques ». En pratique, la poutre est recouverte de centaines de millions de molécules qui combinent leurs efforts, car une molécule ne suffirait pas à courber la poutre. Rappelons-le, les forces en jeu sont de l’ordre de 10-13 N par molécule.

52 | À gauche, schéma de principe d’une molécule de rotaxane25. L’anneau est préférentiellement attiré par le site A ou le site B, en fonction d’un stimulus externe qui les modifie. Le déplacement de l’anneau est lui-même causé par l’agitation thermique. À droite, principe d’un actionneur à rotaxane palindromique.

25. Carol A. Stanier, Michael J. O. Connell, Harry L. Anderson et William Clegg, Chemical Communications, 2001, 493.

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5 Les nanomachines naturelles

COMMENT EST CONSTRUIT LE VIVANT ? Le vivant, modèle insurpassable (pour longtemps) La plupart des nanosystèmes qui nous entourent sont ceux qui existent dans les cellules, éléments de base des êtres vivants. C’est l’invention du microscope optique qui a rendu possible l’observation des premières cellules. Cette observation est imputée à l’Anglais Robert Hooke qui, en 1665, remarqua que le liège était composé de subdivisions microscopiques qu’il appela « cellules » parce qu’elles lui évoquaient les cellules des moines dans un monastère. Ce n’est toutefois qu’en 1838, grâce aux travaux des Allemands Matthias Schleiden et Theodor Schwann, que l’on prend conscience que tous les organismes vivants sont composés de cellules. C’est aussi durant le XIXe siècle que les progrès de la microscopie et des techniques de coloration (qui mettent en évidence tel ou tel élément) ont rendu possible la découverte des principaux constituants internes de la cellule comme les mitochondries et l’appareil de Golgi. Puis au XXe siècle, on 131

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a progressivement jeté les bases de la biologie moléculaire, science de la compréhension de la cellule au niveau moléculaire. L’histoire de la compréhension du mécanisme de l’hérédité illustre bien cette progression : vers 1860, Gregor Mendel, botaniste d’origine tchèque, publie (avec peu de succès d’ailleurs) ses travaux montrant l’existence de caractères transmis héréditairement. Bien plus tard, l’Américain Thomas Morgan montre que les caractères transmis dont parlait Mendel sont contenus dans les chromosomes, petits bâtonnets logés dans le noyau de la cellule, ce qui lui vaut le prix Nobel de médecine et physiologie en 1933. Et c’est en 1944 que Oswald Avery et son équipe montrent que l’ADN (l’acide désoxyribonucléique) est le vrai vecteur de l’hérédité. L’ADN est en fait une découverte plus ancienne que l’on croit. Cette molécule avait été extraite du noyau (associée à d’autres constituants) dès le XIXe siècle sans que son rôle ait alors été connu. Sa composition chimique a été comprise progressivement dans les cinquante années qui ont suivi son extraction. La structure de cette molécule, c’est-à-dire comment s’organisent les atomes qui la constituent, est élucidée en 1953 par Francis Crick, James Watson, Maurice Wilkins et Rosalind Franklin. Le code génétique et plus généralement le fonctionnement moléculaire de la synthèse des protéines sont compris à partir des années 1960, notamment avec les travaux de l’Américain Marshall Warren Nirenberg et son équipe. Cette compréhension moléculaire du fonctionnement de la cellule au cours du XXe siècle concerne aussi bien d’autres aspects du fonctionnement de la cellule. Cela a conduit à forger l’image moderne de la cellule : une véritable usine qui importe des matières premières (matériaux de construction, molécules énergétiques) et rejette des déchets et de la chaleur. La cellule assure de nombreuses fonctions : construction, destruction et modification de molécules, conversion d’énergie, mesure et régulation, action mécanique. Sa taille varie entre un micron (par exemple une petite bactérie) et trente microns (pour une cellule animale standard), voire plus. Ce petit volume contient un nombre incroyable d’éléments, des milliards de molécules de dix mille 132

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espèces différentes. À titre de comparaison, un gros avion est composé de quelques millions de pièces, une automobile de milliers de pièces… Seuls les systèmes informatiques atteignent ce nombre d’éléments (il y a des centaines de millions de transistors dans un processeur, des centaines de millions de machines connectées à Internet). Les « matériaux de construction » du vivant Le vivant, malgré sa grande diversité, utilise un nombre limité de familles de composants, les mêmes depuis la bactérie jusqu’au mammifère. Q Les protéines

Les protéines sont les molécules les plus abondantes. Dans une cellule de mammifère, elles représentent 18 % du poids total, la molécule la plus fréquente étant l’eau (70 % du poids de la cellule). Les protéines sont une espèce chimique bien définie. Il s’agit d’assemblages par des liaisons covalentes (donc solides) de briques de base qu’on appelle les acides aminés. Ceux-ci sont caractérisés par une fonction acide (groupement COOH) et une fonction amine (groupement NH2) qui sont attachées à un atome de carbone. Liée à ce même atome de carbone, on trouve une partie variable qui est la carte d’identité de l’acide aminé et lui confère des propriétés spécifiques. Selon les propriétés de cette partie variable, grosse ou petite, avec un moment dipolaire (attire l’eau) ou non (hydrophobe), se chargeant électriquement ou non, les acides aminés ont des propriétés très variées. Des exemples sont donnés à la figure 53. Ils forment des protéines en se soudant entre eux par des liaisons carbone-azote (la formation de cette liaison élimine une molécule d’eau) que l’on appelle « liaison peptidique ». Cette liaison a la particularité de ne pas permettre de mouvement de rotation dans la paire [CO-NH], ce qui donne à la protéine une certaine rigidité. En revanche, la liaison C-C avec l’atome de carbone qui suit cette liaison peptidique permet des mouvements de rotation, ce qui autorise les chaînes latérales à se positionner en fonction des forces entre elles et leurs voisines. 133

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53 | En haut, exemples d’acides aminés. La valine possède une chaîne non polaire composée uniquement de carbone et d’hydrogène. L’asparagine possède une chaîne qui forme des liaisons hydrogène avec l’eau, donc a tendance à être soluble. La lysine a une chaîne qui, en solution dans l’eau, se charge positivement, l’azote fixant un proton supplémentaire. Tous les acides aminés ont la même structure H2N-CH-COOH. En bas, principe de la liaison peptidique (CO-NH) montrée dans le petit rectangle grisé, et les liaisons qui permettent les mouvements de rotation (flèches).

Tous les êtres vivants utilisent les mêmes vingt acides aminés. La longueur des chaînes qui constituent les protéines est variable, de cent acides aminés pour les petites protéines à quelques milliers pour les grosses (la championne est la connectine, présente dans les muscles, avec 27 000 acides aminés). Tous les enchaînements possibles d’acides aminés ne se retrouvent pas dans le vivant. En effet, si l’on enfile sur un collier virtuel cent acides aminés au hasard, on a 20100 combinaisons possibles, qui sont autant de protéines différentes, soit un nombre plus grand que celui (estimé) des protons dans l’univers. Autrement dit, il n’y aurait pas assez d’atomes dans tout l’univers pour en faire ne serait-ce qu’une molécule de chaque. Une cellule peut tout de même, au cours de sa vie, fabriquer une dizaine de milliers de « modèles » de protéines. Toutes n’ont pas la même importance puisque certaines protéines sont synthétisées quasiment à l’unité et 134

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d’autres par millions. Cette variété de combinaisons se reflète par une grande diversité de forme des protéines. Pour comprendre cela, il faut observer comment les acides aminés sont associés entre eux. Il existe quatre types de structures emboîtées (figure 54).

54 | La structure primaire est la description de l’enchaînement des acides aminés, la structure secondaire reflète l’organisation locale des acides aminés et la structure tertiaire leur organisation globale. On peut se risquer à une analogie mécanique. Un extraterrestre qui essaierait de comprendre la technique humaine identifierait aussi dans nos machines des niveaux de structures emboîtées : la pièce, le système et la machine.

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– La structure primaire est la liste ordonnée des acides aminés attachés ensemble par des liaisons covalentes qui forment une chaîne. En quelque sorte, c’est l’ordre des perles dans le collier virtuel. – La structure secondaire est une image locale de cette chaîne d’acides aminés. Ceux-ci ne restent pas alignés comme des perles sur un fil et interagissent avec leurs proches voisins (liaisons faibles du chapitre 2), ce qui contraint souvent la chaîne à prendre localement une forme en hélice (en tirebouchon) ou en feuillets (elle fait des zigzags en formant une sorte de nappe ondulée). – La structure tertiaire est la configuration globale de la chaîne. Certaines protéines ont des propriétés tout à fait particulières : une fois dans l’eau, elles se replient en formant des objets de forme parfaitement définie. – La structure quaternaire : certaines protéines, une fois repliées, se regroupent en fonction des affinités entre elles. C’est le cas par exemple de l’hémoglobine, composée de quatre protéines, ou de quelques-unes des « machines » comme l’ARN polymérase ou l’ATP synthase que nous verrons plus loin La structure des protéines leur donne une forme bien définie, de telle sorte qu’elles ont des propriétés variées. C’est ainsi que diverses protéines aident des réactions chimiques (on parle d’enzymes), peuvent transporter des espèces chimiques en se fixant de manière réversible (l’hémoglobine est un transporteur de l’oxygène), servent à définir des structures (le collagène) et, comme on le verra, se comportent comme de véritables « machines ». D’autres doivent leur activité à des éléments qui viennent se lier à elles, notamment des métaux comme le fer, élément bien connu de l’hémoglobine, ou le zinc, dans des protéines qui agissent sur l’ADN dites « à doigt de zinc », ou encore le cuivre. La forme que prend la protéine résulte de son repliement. Heurtée continûment par des molécules d’eau, la protéine trouve rapidement 136

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une configuration qui garde les parties hydrophobes isolées de l’eau, les parties polaires étant face à l’eau. La forme finale est également fixée par les différentes forces d’attraction entre les autres parties de la protéine, notamment les liaisons hydrogène. Elle peut être scellée par quelques liaisons covalentes de plus, ce qui en rigidifie la structure (figure 55).

55 | Schéma de principe expliquant les différentes forces agissant dans une chaîne d’acides aminés. On n’a représenté pour simplifier que deux fragments de la chaîne des acides aminés composant une protéine.

La structure tertiaire peut être « débobinée » en cas de surchauffe car l’agitation thermique rompt les liaisons faibles entre les acides aminés. Les protéines sont alors « dénaturées » c’est-à-dire qu’elles ont la même structure chimique mais n’ont plus la forme leur permettant d’être actives. Un exemple bien connu de dénaturation est celui du blanc d’œuf, principalement composé de protéines, qui change d’aspect une fois chauffé. La gélatine est également un gel formé de protéines liées ensembles. Q Les lipides

C’est une famille de composants à la formule moins bien définie que celle des protéines. Les lipides sont peu solubles dans l’eau car les molécules de lipide contiennent de longues chaînes hydrophobes, 137

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composées de carbone et d’hydrogène. Ces molécules, de taille modérée, représentent environ 5 % de la masse d’une cellule de mammifère. Elles ne s’assemblent pas en chaînes par des liaisons covalentes comme le font les acides aminés dans les protéines ou les sucres dans les glucides. Les lipides restent souvent isolés, isolement tout relatif car certains s’associent par des liaisons faibles pour former des structures « molles ». Cela se produit avec des molécules de lipide qui possèdent une partie hydrophile ; on parle alors de molécules amphiphiles (voir chapitre 3, paragraphe « Briques de base »). Cela leur permet de s’autoassembler, comme le liposome cité par certaines marques de cosmétiques : c’est une sorte de ballon dont la paroi est formée de lipides. Dans le monde du vivant, ce sont des lipides qui forment la paroi des cellules en s’assemblant comme montré à la figure 56. La paroi est composée d’une bicouche de lipides au centre de laquelle les parties hydrophobes se resserrent (le milieu en dehors de la cellule et dans la

56 | Principe de l’assemblage des membranes cellulaires. Des lipides composés d’une partie hydrophobe (longues chaînes carbonées en gris foncé) et d’une tête hydrophile (en gris clair) s’assemblent spontanément en double couche d’une épaisseur de l’ordre de dix nanomètres. Cette couche est en réalité plus complexe. Elle est composée de lipides variés dont certains ont des noms familiers, comme le cholestérol qui rigidifie la membrane. Cette membrane est étanche pour de nombreuses espèces chimiques et elle isole ainsi l’intérieur de la cellule. Elle intègre des canaux d’entrée et de sortie qui sont fabriqués avec des protéines transmembranaires (non représentées sur la figure). Il est intéressant de noter que même si cette structure est relativement solide, dans le plan elle se comporte comme un liquide, les différents lipides se déplaçant facilement les uns par rapport aux autres.

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cellule est avant tout composé d’eau). Cette bicouche isole du monde extérieur les réactions chimiques se déroulant à l’intérieur de la cellule. Sans elle, pas de vie possible. Les lipides assurent aussi d’autres fonctions, comme stocker de l’énergie (comme certains en prennent conscience en se pesant) ! Q Les glucides

Ils sont composés majoritairement de carbone, d’hydrogène et d’oxygène. Les plus petites molécules ont en général cinq ou six atomes de carbone et sont très solubles dans l’eau. On peut citer par exemple le ribose (C5H10O5), le glucose, le galactose ou le fructose (tous de formule C6 H12 O6, mais avec des configurations différentes). Ces petites molécules peuvent aussi être associées deux par deux et, par exemple, on obtient du saccharose (glucose-fructose) ou du lactose (galactoseglucose). Les glucides servent de source d’énergie pour la cellule (voir plus loin l’encadré p. 152). Les petites molécules s’associent également en longs polymères qui ne sont plus solubles, comme la cellulose pour les plantes ou la chitine pour les insectes ou les crustacés, polymères qui peuvent jouer un rôle d’élément de structure. Certains polymères du glucose peuvent aussi servir de réservoir d’énergie, comme l’amidon (chez les plantes) ou le glycogène (chez l’animal). Q Les acides nucléiques

Le plus connu est l’ADN (acide désoxyribonucléique). Cette molécule est composée de deux brins enroulés en hélice, comme le câble des anciens téléphones à fil. Chaque brin est constitué d’un squelette formé d’une chaîne de molécules de désoxyribose (un glucide à cinq atomes de carbone en forme de pentagone) reliées entre elles par des ponts de phosphate (figure 57). En outre, chaque molécule de désoxyribose est reliée à ce que l’on appelle une base azotée. Il en existe quatre : la thymine (T), la cytosine (C), la guanine (G) et l’adénine (A). Ce squelette est solide car il tient avec des liaisons covalentes (les ponts phosphate). 139

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57 | Structure de la molécule d’ADN. En haut, principe de la structure en échelle. Au milieu, structure des quatre bases azotées. En bas, aspect de la molécule quand on prend en compte sa forme torsadée.

Le point remarquable de cette molécule est que les brins peuvent s’apparier pour former des doubles brins que l’on peut visualiser comme des échelles. Chaque barreau de l’échelle est composé d’une paire de bases liées entre elles par des liaisons hydrogène. Cela n’est 140

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possible que si les barreaux sont composés des « couples » adéninethymine ou guanine-cytosine. Ces deux « couples » sont en effet les seuls capables de se fixer solidement car les bases correspondantes ont des formes complémentaires : on trouve face à face des atomes d’hydrogène (en déficit d’électron) et des atomes d’azote ou d’oxygène (avec un excédent d’électrons), ce qui permet d’établir des liaisons hydrogène, deux pour le couple adénine-thymine et trois pour le couple guanine-cytosine, qui est de ce fait le plus solide. L’ordre de grandeur de l’énergie associée à chacune de ces liaisons est de 3 × 10-21 J. D’autre part, ce double brin est enroulé en hélice, à raison d’une vrille tout les 3,4 nanomètres (soit dix barreaux par tour environ). Lorsque l’on chauffe le double brin au-dessus de 90 °C, l’agitation thermique rompt les liaisons hydrogène (mais pas les liaisons covalentes qui maintiennent le squelette) et les deux brins sont séparés. À l’inverse, un refroidissement lent permet aux brins d’explorer toutes les configurations possibles et progressivement de se réassocier en double brin. Nous avons vu que ce principe est utilisé pour réaliser des autoassemblages (voir encadré « autoassemblage de l’ADN », chapitre 3). Q Une mémoire moléculaire

Les acides nucléiques sont avant tout connus pour être la mémoire de la cellule. L’ADN contient en effet, sous forme codée, la composition des protéines qui doivent être fabriquées dans les cellules de l’organisme. De manière un peu simplifiée, une protéine est représentée par un gène, qui est une longue suite de paires de bases. Le génome humain contient environ 3,2 milliards de paires de bases sur une longueur de double brin d’un peu plus de un mètre. Le sousensemble de ces paires de bases qui code effectivement des protéines est réparti sur environ 25 000 gènes. La cellule étant capable d’interpréter les informations portées par les gènes de plusieurs manières, il y a plus de protéines possibles que de gènes. On estime ainsi que la cellule humaine peut fabriquer 100 000 protéines différentes… 141

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Il est important de noter qu’il existe dans la cellule une importante machinerie protéique permettant d’agir sur l’ADN : duplication, désentrelacement (pour éviter les nœuds), réparation (les espèces chimiques fabriquées par la cellule ou d’origine externe, le rayonnement ultraviolet ou cosmique cassent l’ADN d’une cellule humaine plus d’une fois par seconde, et il faut le recoller sans cesse), coupure. Q ARN

Il existe une deuxième forme d’acide nucléique, l’acide ribonucléique (ARN) qui est bâti sur le même principe que l’ADN avec quelques différences : le sucre est du ribose de formule légèrement différente ; la thymine est remplacée par une autre base, l’uracile, qui peut elle aussi se lier à l’adénine ; enfin l’ARN se présente sous forme de brins simples. C’est une molécule à plusieurs facettes : – elle a des propriétés communes avec l’ADN et peut en particulier servir de support à de l’information génétique ; – elle se comporte aussi comme une protéine. Le brin simple d’ARN peut en effet prendre des formes complexes, car des morceaux complémentaires du même brin sont capables localement de s’apparier, ce qui peut forcer la molécule d’ARN à former des méandres. La molécule d’ARN acquiert ainsi une structure tertiaire qui peut lui conférer une activité de catalyseur. Ces diverses facettes font que l’ARN joue différents rôles dans la cellule. Tout d’abord, il sert de copie transitoire à l’information génétique originale contenue dans l’ADN, lorsqu’il s’agit d’utiliser cette information. Cette molécule est également fortement impliquée dans la synthèse des protéines. Une de ses variantes, l’ARN ribosomique, joue un rôle de machine moléculaire, comme le ferait une protéine (figure 58). 142

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58 | Des séquences de bases d’une molécule peuvent s’apparier à des séquences situées plus loin sur cette même molécule. Cela impose une forme bien précise de l’ensemble. Ci-dessus, schéma « à plat » d’un ARN de transfert qui sera évoqué plus loin. La boucle du bas peut s’apparier à une séquence de trois bases d’une molécule d’ARN messager et la partie supérieure accroche un acide aminé précis par une liaison covalente. En réalité il est replié dans l’espace et prend grossièrement la forme d’un L.

CONSTRUIRE UNE CELLULE L’autoassemblage Les molécules du vivant présentent des surfaces offrant une grande diversité de formes et de propriétés (zone polaire, zone avec charge électrique, parties non polaires...). Cela autorise des interactions très sélectives entre molécules, en ce sens que seule une molécule B bien précise s’emboîte sur une molécule A avec une énergie d’interaction rendant cet assemblage stable. C’est ainsi que les systèmes du vivant se construisent et fonctionnent grâce à des processus d’autoassemblage faisant appel à des interactions hautement sélectives. Des structures relativement complexes peuvent ainsi se fabriquer toutes seules à partir de leurs « pièces détachées ». – L’un des premiers exemples a été mis en évidence en 1955 par Heinz Fraenkel-Conrat et Robley Williams de l’université de Californie. Il s’agit de la capside du virus de la mosaïque du tabac, virus qui avait été purifié dans les années 1930. Il est composé d’un brin d’ARN de 6390 bases, protégé par une capside en 143

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forme de bâtonnet (300 nanomètres de long et 18 nanomètres de diamètre). Cette « boîte» est formée de 2130 molécules d’une même protéine (laquelle est composée de 158 acides aminés) emboîtées ensemble. Lorsque l’ARN et ces protéines sont mis en solution, ils s’assemblent spontanément en un virus. Cela n’est toutefois pas une propriété générique des virus. D’autres virus, plus complexes, ne s’assemblent en effet qu’avec l’aide d’autres molécules qui n’appartiennent pas à l’édifice final mais servent à préformer une partie de leurs composants, on pourrait dire un outillage. – Un autre exemple historique, qui date du milieu des années 1960, est l’autoassemblage par Masayasu Nomura et ses collègues (université du Wisconsin), d’une sous-unité d’un ribosome de bactérie (le ribosome est « l’usine » qui, dans la cellule, fabrique des protéines). Il s’agit d’un complexe d’ARN de 1 540 bases et de 21 protéines, donc un objet assez compliqué. On montre ainsi que des ensembles relativement complexes peuvent s’assembler spontanément à partir de leurs constituants. L’origine de la vie… Ces opérations d’autoassemblage sont sophistiquées avec parfois : un séquencement dans le temps des opérations et des règles du type « C ne peut se lier à B que lorsque A est déjà fixé à B » ; des intermédiaires qui servent d’outillage ; des molécules qui ont un rôle stabilisateur de la structure finale. Réaliser une opération d’autoassemblage signifie une chose : l’information sur la structure finale a été encodée dans les pièces de base. Toutefois, l’autoassemblage a ses limites et n’est pas toujours possible, surtout lorsque l’on tend vers des systèmes trop complexes. Si l’on met en solution toutes les molécules que contient une cellule, il n’y a aucune chance que ses milliards d’éléments se mettent spontanément à leur place. Cela nous mène à des questions scientifiques très fondamentales : l’apparition de la vie sur Terre et, indirectement, l’existence d’autres formes de vie. 144

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Il existe un consensus sur le fait que les molécules briques de base de la vie ont pu se créer spontanément sur Terre peu après sa formation. Cette idée, émise dans les années 1920 par le biologiste Alexander Oparine et l’Anglais John Haldane, a été confortée par la célèbre expérience de l’américain Stanley Miller en 1953. Celui-ci a fabriqué de nombreuses molécules (par exemple des acides aminés) en soumettant un mélange gazeux représentant l’atmosphère supposée de l’époque à des décharges électriques. La vie serait apparue suite à divers « assemblages » à l’occasion d’un processus qui aurait duré des centaines de millions d’années (laps de temps entre la formation de la Terre et l’âge des plus vieux fossiles d’êtres vivants connus). La nature de ce processus, quoique contrainte par diverses observations, est encore une énigme26. La synthèse des protéines On peut aussi parler d’autoassemblage en ce qui concerne l’assemblage des protéines mais, comme nous allons le voir, la série des événements est complexe. Les protéines, les molécules les plus abondantes de la cellule, sont synthétisées suivant les « plans » contenus dans le génome. De manière simplifiée, les étapes sont les suivantes : 1. La transcription Tout commence par la lecture du plan. L’extrémité de la partie de l’ADN correspondant à la protéine à fabriquer est « reconnue » puis accrochée par un gros complexe composé d’une douzaine de protéines reliées entre elles par des liaisons faibles, l’ARN polymérase. Celui-ci recouvre l’ADN sur environ 80 paires de bases. Ce complexe de protéines n’agit pas seul, car il est accompagné par d’autres protéines que l’on appelle les facteurs de transcription qui l’aident notamment à s’ancrer sur l’ADN au bon endroit. L’ARN polymérase écarte les deux 26. Voir par exemple « D’où vient la vie » par Marie Christine Maurel aux éditions Le Pommier (2003).

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brins de l’ADN sur une longueur de 15 paires de bases pour dégager l’accès à la « tête de lecture » et permettre la copie « en négatif » de l’un des deux brins, le brin « matrice». « En négatif » veut dire que la copie est un brin ARN dont les bases sont les complémentaires du brin d’ADN matrice (figure 59). Par exemple la séquence CAAGTA sur l’ADN est copiée en GUUCAU sur l’ARN. On appelle ce brin d’ARN un ARN messager, parce qu’il va convoyer cette information sur les plans de la protéine jusqu’à son lieu de fabrication. Son existence fut prouvée en 1961 par François Jacob et Jacques Monod de l’Institut Pasteur. Pour fabriquer l’ARN messager, l’ARN polymérase enfile des ensembles « ribose + base » à la vitesse de vingt éléments par seconde, à partir d’éléments présents dans l’environnement (blocs ribose + base + trois groupements phosphate). Ces éléments jouent un double rôle : matière première pour la construction de l’ARN et source d’énergie (du fait des trois groupes phosphate) pour que l’accrochage se fasse solidement (voir encadré p. 152 sur les propriétés énergétiques de l’adénosine triphosphate). Le taux d’erreur à la copie,

59 | Principe de la transcription. Ce complexe de protéines (en grisé) ouvre le brin d’ADN et en tire une copie ARN en négatif. Les briques pour l’assemblage de l’ARN sont incorporées par l’ARN polymérase. L’énergie nécessaire à la fabrication de la liaison chimique qui allonge le brin d’ARN en cours de fabrication est tirée de trois ensembles phosphate symbolisés par les points.

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qu’auraient envié beaucoup de moines du Moyen Âge, est de un pour cent mille27. L’ARN polymérase se déplace le long de l’ADN et, en avançant, débobine le brin d’ARN messager fraîchement assemblé. Lorsque la « demande » est importante, plusieurs ARN polymérases se suivent de près sur la molécule d’ADN à copier et chacune débite son ARN messager. On peut préciser ce que l’on entend par « demande ». La cellule doit pouvoir exprimer telle ou telle protéine pour faire face à un événement extérieur (chaleur, arrivée d’une hormone, pénurie d’aliments...) ; il existe une série de mécanismes complexes qui peuvent soit activer la transcription, soit l’inhiber. 2. Opérations supplémentaires Avant d’être utilisé, l’ARN messager subit quelques modifications comme des ajouts de molécules en début et en bout de chaîne, notamment pour le protéger de mauvaises « rencontres » (il existe des molécules qui dégradent les séquences ARN non protégées). L’ARN messager subit aussi des modifications plus importantes comme la coupure d’une partie de la séquence de bases qu’il véhiculait. En gros, il s’agit de nettoyer la simple copie de l’ADN qui donne le plan des protéines plus des parties « inutiles », qui sont enlevées. 3. La traduction L’ARN messager est ensuite traité par un ribosome. Le ribosome est un gros complexe moléculaire composé d’ARN (un ARN spécifique dit ARN ribosomique) et de protéines. Comme l’ARN polymérase, l’ARN messager agit assisté par d’autres molécules qui aident au lancement de l’opération, les facteurs de démarrage. Le ribosome joue le rôle d’une chaîne de montage : il « lit » la séquence des bases de l’ARN

27. Rappelons-le, les plus grosses protéines ont quelques milliers d’éléments. Ce taux d’erreur est ce qu’il faut pour que la plupart des protéines ne comportent pas d’erreur.

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messager et l’interprète comme une liste d’acides aminés, c’est-à-dire les plans de la protéine. Le code qui permet de passer de l’un à l’autre a été compris dans les années 1960 grâce en particulier aux travaux de Marshall Nirenberg et Philip Leder. Il apparaît que les bases de l’ARN se lisent par bloc de trois, que l’on appelle les codons. La combinaison des quatre bases (adénine, uracile, guanine, cytosine) par blocs de trois donne 4×4×4 = 64 codons possibles, plus qu’il n’en faut pour nommer chacun des vingt acides aminés qui composent les protéines. Certains codons jouent un rôle privilégié, comme le codon de l’acide aminé méthionine qui donne le signal du démarrage de la traduction, et les codons stop (il y en a trois) qui indiquent son arrêt. Souvent les protéines ont plusieurs codes possibles. On les a représentés dans le tableau 5, ainsi que ceux qui permettent de nommer les trois acides aminés représentés plus haut à figure 53. Tableau 5. Exemple de codage génétique. Acide aminé Valine

Codon guanine – uracile – uracile guanine – uracile – cytosine guanine – uracile – adénine guanine – uracile – guanine

Asparagine

guanine – adénine – uracile guanine – adénine – cytosine

Lysine

adénine – adénine – adénine adénine – adénine – guanine

Méthionine

adénine – uracile – guanine

« Stop »

uracile – adénine – adénine uracile – adénine – guanine uracile – guanine – adénine

Le ribosome avance le long de l’ARN messager, qui se comporte comme une bande contenant des instructions. Il lit les codons de l’ARN messager et assemble des acides aminés « inscrits » sur l’ARN. 148

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La vitesse d’assemblage d’une protéine est comprise entre dix et vingt acides aminés par seconde, c’est-à-dire qu’une protéine moyenne est fabriquée en une minute. Le taux d’erreur est de l’ordre de un sur dix mille acides aminés. Comme la plupart des protéines sont plus courtes, beaucoup sont donc assemblées correctement. Comme c’était déjà le cas pour la transcription, plusieurs ribosomes peuvent se suivre de près, en lisant le même ARN messager, chacun fabriquant sa protéine. Le ribosome agit en complémentarité avec un d’autres composants que l’on peut considérer comme ses « bras » (à ceci près qu’ils ne sont pas reliés au ribosome) : les ARN de transfert. Il y en faut au moins de vingt sortes, un par acide aminé, mais en pratique il y en a plus. Il s’agit de courts brins d’ARN qui se replient en forme de « L ». Une extrémité du L fixe un acide aminé précis par son bout « COOH » grâce à une liaison covalente (c’est une protéine spécifique qui se charge de l’amarrage de l’acide aminé sur l’ARN de transfert). L’autre extrémité contient la séquence complémentaire du codon associé à cet acide aminé. Lorsque le ribosome, dans sa « lecture » de l’ARN messager, en arrive à un certain codon, un ARN de transfert porteur de l’acide aminé correspondant à ce codon se colle dessus, par des liaisons hydrogène. Il présente ainsi « son » acide aminé. Le ribosome décroche l’acide aminé (il casse la liaison covalente qui le fixait à l’ARN de transfert) puis le fixe par une liaison peptidique (définie plus haut au paragraphe « Les protéines ») au brin de protéine déjà formé. L’ARN de transfert, débarrassé de son acide aminé, est éjecté et repart chercher un chargement. Et l’opération recommence avec le codon suivant (figure 60). Il faut être conscient du caractère aléatoire de ce fonctionnement : lorsque le ribosome en arrive à un codon donné, il n’y a aucun mouvement « volontaire » des ARN de transfert correspondants (une machine construite par l’homme saisirait la bonne pièce pour la positionner). Tous explorent l’espace en diffusant, et lorsque qu’un « bon » ARN passe, il se colle au codon. Si l’on prend le coefficient 149

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60 | Principe du fonctionnement du ribosome. Figure de gauche : les ARN de transfert se fixent sur deux sites dans le ribosome quand ils correspondent au codon sur l’ARN messager. Le dernier arrivé (à droite) va alimenter la protéine en cours de fabrication car le ribosome va créer une liaison peptidique entre « son » acide aminé et le dernier de la chaîne en cours de formation (1). Il sera ensuite décalé sur la gauche (2) et un nouvel ARN de transfert sur le site de droite va accrocher à son tour la protéine. Il est ensuite éjecté à gauche hors du ribosome (3) sans son acide aminé. Figure de droite : les ARN de transfert une fois déchargés sont « rechargés » par des enzymes qui les reconnaissent et fixent un nouvel acide aminé.

de diffusion de l’encadré p. 80, juste pour avoir un ordre de grandeur, on note qu’un ARN de transfert a très largement le temps d’explorer les alentours du ribosome en moins d’une milliseconde. Quelques exemples de « nanomachines » du vivant Le tour d’horizon rapide de la section précédente avait pour but de montrer les différences qui existent entre les méthodes de fabrication humaines pour fabriquer des nano-objets et celles infiniment plus complexes mises en œuvre par le vivant. Dans cette section, nous allons discuter quelques exemples de dispositifs « naturels » qui ont une certaine parenté avec les machines faites par l’homme (voir aussi encadré p. 159). Q Le cas des muscles

Le muscle humain en fonctionnement prolongé peut fournir une puissance de l’ordre de 100 W/kg, en gros trois ou quatre fois moins 150

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qu’un moteur de voiture. Le muscle est composé de cellules géantes, qui sont des fibres ayant un diamètre de l’ordre de 50 micromètres. Elles contiennent elles-mêmes des centaines de microfibrilles formées de cylindres de 1 à 3 microns de long mis bout à bout. Ces cylindres, que l’on appelle des sarcomères, sont les véritables muscles. Ils sont composés de faisceaux de filaments moléculaires interpénétrés. Il y en a de deux sortes. – Les filaments épais (diamètre 10 à 20 nanomètres) sont composés d’une protéine, la myosine. C’est une grosse protéine composée de deux chaînes enroulées ensemble, ce qui lui donne la forme d’un bâtonnet d’environ 2000 acides aminés de long. Au bout de ce bâtonnet, deux « têtes » dépassent, composées chacune de près de 200 acides aminés.

61 | En haut, molécule de myosine avec ses deux têtes. En bas, principe du sarcomère : les filaments épais (myosine) peuvent coulisser le long des filaments d’actine.

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– Les filaments fins (diamètre 6 nanomètres) sont une paire torsadée de deux fils fabriqués avec une série de molécules d’actine, protéine en forme de boule, reliées entre elles comme un collier de perles. Une gigantesque protéine composée de 27 000 acides aminés, la connectine, tient la structure de l’ensemble. La myosine peut, dans certaines conditions, se déplacer le long des fibres d’actine, ce qui a pour effet de raccourcir le sarcomère. La mise en parallèle de l’action de tous les sarcomères fait que le muscle se contracte. Le moteur moléculaire est donc en fait le couple actine-myosine (figure 61).

L’ATP La nature utilise pour de nombreux processus un carburant « universel », l’adénosine triphosphate (ATP). Cette molécule est composée d’adénine (l’une des bases de l’ADN), de ribose (le sucre présent dans l’ADN) et de trois ions phosphate (figure 62).

Nous avons déjà rencontré des molécules de ce type parce qu’elles interviennent dans le processus de transcription. En réagissant avec de l’eau, l’ATP peut se dissocier en ADP et en un ion phosphate, en libérant une énergie de 5 × 10-20 J. Pour déclencher cette réaction, il faut fournir un peu d’énergie. Pourquoi la nature a-t-elle sélectionné une telle molécule plutôt qu’une molécule plus « classique », par exemple l’éthanol, dont la combustion d’une molécule libère 42 fois plus d’énergie ? Il y a à cela deux raisons. – Tout d’abord parce qu’un tel dégagement d’énergie détruirait les molécules concernées. Le niveau d’énergie libéré par la dissociation de l’ATP correspond à juste ce qu’il faut. Il est dix fois supérieur à l’énergie d’agitation des molécules mais reste inférieur à leur énergie de cohésion.

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– Une autre raison tout aussi importante est que l’ATP a des « poignées ». Cette molécule a en effet une conformation telle qu’elle peut s’adapter aux cavités d’une autre molécule et libérer son énergie en étant placée dans le lieu optimal et ainsi « pousser » dans la bonne direction. Il ne faut donc pas considérer l’ATP comme un carburant qui produit de la chaleur. Quand l’ATP se dissocie, cela se traduit plus par une force que par un mouvement désordonné. Il s’agit plutôt d’énergie « mécanique » qui est utilisée pour faire avancer des moteurs naturels mais aussi pour assister des réactions chimiques, nombreuses, qui ont besoin d’un « coup de pouce » énergétique pour se produire.

Figure 62 | Vue d’une molécule d’ATP.

La molécule d’ATP est en permanence fabriquée dans la cellule à partir de lipides ou de glucides. Le glucose est une molécule qui contient beaucoup d’énergie. Sa combustion libère en effet 4,8 × 10-18 J, soit 94 fois plus que la dissociation de l’ATP. Il s’agit de la décomposer « en douceur » pour ne pas endommager la cellule. Il existe deux séries de processus : – le premier, qui ne nécessite pas d’oxygène, dégrade partiellement le glucose et produit deux molécules d’ATP ; c’est celui que l’on rencontre par exemple dans la fermentation alcoolique, l’éthanol étant une forme dégradée de glucose ;

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– le second est l’œuvre de petites « usines cellulaires », les mitochondries, et demande de l’oxygène (c’est pour cela que nous devons respirer). Il produit une trentaine de molécules d’ATP en plus. Pour fixer les idées, une cellule standard consomme quelques millions de molécules d’ATP par seconde, soit une puissance équivalente à 10-13 W. Elle fabrique l’ATP en flux tendu, le stock ne permettant que quelques secondes de vie.

Il est intéressant de détailler le fonctionnement de ce tandem tel qu’il fut élucidé dans les années 1950 par deux équipes de chercheurs britanniques. Tout vient du fait que les têtes de la myosine sont à proximité de filaments d’actine et peuvent se déplacer en « tirant dessus ». La manière dont cette traction est produite est désormais bien comprise. L’énergie est fournie par une molécule d’ATP, ou encore adénosine triphosphate, molécule très proche d’une brique de base qui sert à fabriquer l’ADN, la différence étant le triple groupement phosphate qui justement sert de source d’énergie (voir encadré p. 152). Tout le secret du « mécanisme » vient des interactions très particulières qui existent entre l’ATP et la tête de la myosine, la dernière « avalant » la première avant d’en recracher les morceaux. Le processus, qui est celui d’un moteur brownien, se déroule en quatre étapes illustrées à la figure 63. 1. Au départ, il n’y a pas d’ATP dans la myosine. Dans cet état, la molécule de myosine a une surface telle qu’elle a une très forte affinité pour l’actine et est donc bien collée. 2. Survient alors une molécule d’ATP qui se fixe dans la tête de la myosine. Cela entraîne des modifications de la conformation de celle-ci et en particulier de la surface, qui devient beaucoup moins collante pour l’actine. La tête se décolle. 3. À l’étape suivante, l’ATP réagit avec une molécule d’eau et se dissocie en une molécule d’ADP et un groupe phosphate, qui restent piégés dans la cavité de la tête. Cette réaction produit de l’énergie car l’ADP et le phosphate tendent à se repousser. 154

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Cette « pression » dans la tête a un fort effet sur la myosine qui se déforme et se « tend ». En même temps, la décomposition de l’ATP a restauré une partie de l’affinité de la myosine pour l’actine d’où un nouveau collage, mais un peu plus loin qu’à l’origine puisque la tête s’est « tendue ». 4. Le collage modifie la cavité qui contient l’ADP et le phosphate. Ce dernier est libéré, ce qui supprime la « pression » interne. La myosine se colle dès lors plus fortement à l’actine mais surtout la tête de la molécule de myosine n’est plus « tendue ». Le choc des molécules d’eau environnantes ne tarde pas à lui faire prendre une position plus naturelle (bref moins « tendue »), et la myosine tire donc sur la fibre sur une distance d’une dizaine de nanomètres avec une force de l’ordre de 5 × 10-12 N. C’est le même principe que celui de l’élastique qui revient vers sa position la plus probable après avoir été tendu (voir chapitre 3, paragraphe « Les forces entropiques »). Le travail fourni est donc l’ordre de 5 × 10-20 J. L’ADP est libéré et on revient à la première étape du cycle. Celui-ci a duré environ 50 millièmes de seconde, de telle sorte qu’il se reproduit vingt fois par seconde. La puissance fournie par la tête de myosine est le nombre de joules qu’elle délivre par seconde, soit 10-18 W. C’est un fonctionnement similaire à celui du moteur décrit dans l’encadré consacré au moteur brownien du chapitre 3 : une succession de périodes ou l’on crée une asymétrie (la tension de la molécule de myosine) et de restauration du hasard par le mouvement brownien. En pratique, toutes les têtes « collaborent » en tirant dans le même sens et le filament se déplace à 8 000 nanomètres par seconde. Cette collaboration donne l’impression d’un mouvement parfaitement déterministe à l’individu qui déplace un bras mais, au niveau de chaque tête, le processus de décollage, déplacement, recollage, traction est lié à l’agitation thermique, donc se fait au hasard. Il faut imaginer une vaste foule qui se déplace l’air volontaire lorsqu’on la regarde de loin, mais de façon plus désordonnée si on fait un gros plan sur quelques individus. 155

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63 | Principales étapes de la traction de la myosine sur le filament d’actine. 1. Le site « ATP » de la tête de la myosine est vide. Actine et myosine sont collées. 2. La molécule absorbe de l’ATP. Actine et myosine se décollent. 3. La transformation d’ATP en ADP modifie la conformation de la molécule. La myosine se « tend » et se recolle à l’actine. 4. Après libération d’un phosphate, la tête revient à sa configuration initiale en tirant sur la fibre.

L’ATP synthase L’ATP synthase est présente en particulier dans les mitochondries, qui sont de petites sous-unités de la cellule, d’une taille de l’ordre du micron. C’est un complexe de sept protéines (2987 acides aminés en tout) en forme de champignon, qui se comporte comme un moteur rotatif. Le pied du champignon est solidement ancré dans une paroi, et la tête est une sorte de sphère de dix nanomètres de diamètre. Une partie légèrement asymétrique est logée selon l’axe du champignon et elle peut tourner comme le rotor d’un moteur (voir chapitre 4, paragraphe « Du nanomoteur de l’École normale supérieure aux nanorelais »). C’est l’ATP synthase qui régénère l’ATP consommé par la cellule en « recollant » un ion phosphate à l’ADP. Cette opération demande de l’énergie, puisque c’est la réaction inverse de la dissociation de l’ATP 156

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qui en fournit (voir l’encadré p. 179 au chapitre 6). L’ATP synthase a été observée pour la première fois dans les années 1960 par l’Américain Humberto Fernandez-Moran. Le processus de synthèse de l’ATP a été proposé à la fin des années 1970 par Paul Boyer de l’université de Californie et a été confirmé en 1994 quand le Britannique John Walker élucida sa structure. La partie haute du champignon contient trois sous unités-β qui sont des « poches » pouvant attirer des molécules d’ADP et des ions phosphate, puis les fixer (figure 64). Quand le rotor central tourne, les poches subissent une série de déformations qui font que l’ADP et le phosphate sont, de manière simplifié, « pressés » l’un contre l’autre, puis détachés du site qui les maintenait fixés. Il ne faut pas oublier que ce recollage n’est pas spontané et consomme de l’énergie. Lorsque le rotor a fait un tour, la poche s’ouvre et l’ATP tout neuf est éjecté. Comme il y a trois poches, trois molécules d’ATP sont régénérées à chaque tour. Puis le cycle recommence. Une question subsiste alors : Qu’est ce qui fait tourner le rotor ? Il s’agit d’une chaîne d’événements. – Le processus de dégradation du glucose dans le corps de la cellule produit des molécules riches en énergie. – Celles-ci interagissent avec la paroi de la mitochondrie. Un processus complexe de respiration, qui consomme de l’oxygène, extrait cette énergie qui se retrouve stockée dans la mitochondrie sous la forme d’un excédent de protons. Une image pas trop fausse consiste à assimiler ces protons à un gaz sous pression qui gonfle la mitochondrie (voir chapitre 3, paragraphe « La pression osmotique »). – C’est cet excédent de proton qui, en s’échappant à travers le pied de l’ATP synthase, fait tourner le rotor. Cela évoque une turbine, le gaz chaud étant remplacé par des protons « sous pression ». On transforme de l’ordre (protons rangés dans la mitochondrie) en travail. La vitesse de rotation est de l’ordre de cent tours par seconde. 157

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64 | Schéma de principe de la molécule d’ATP synthase. La tête qui effectue la transformation ADP-ATP est composée des protéines α et β. Le pied est quant à lui composé des protéines C. L’ensemble a sert à maintenir la tête immobile par rapport au pied. C’est le rotor (« axe vertical ») qui tourne. Le « pied » de cette molécule est placé dans l’espace intermembranaire, sorte de double paroi qui entoure la mitochondrie. Cet espace est enrichi en protons par la respiration de la cellule qui consomme de l’oxygène. La « surpression » des protons fait tourner le rotor qui dans son mouvement modifie la conformation des protéines β. Ces protéines β piègent dans leur cavité des molécules d’ADP et des groupements phosphate qui sont convertis en ATP. En bas, représentation de la mitochondrie et de l’implantation des ATP synthase qui sont représentées par les gros points noirs. Les petits points dans la double paroi symbolisent l’excès de protons…

Ce mouvement de rotation a été mis en évidence expérimentalement en 1997 par Masasuke Yoshida et ses collaborateurs. Ils ont réussi à greffer un long filament d’actine rendue fluorescente sur le rotor et ont effectivement observé sa rotation au microscope. Une propriété remarquable est que l’ATP synthase fonctionne dans les deux sens. On pourrait comparer à une machine électrique qui fait moteur et dynamo. Si on la place dans un milieu riche en ATP, la tête du champignon décompose 158

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l’ATP en ADP et phosphate et, ce faisant, crée une « surpression ». Cette surpression déforme la cavité, ce qui fait tourner le rotor. Le pied peut alors « gonfler » en protons l’intérieur de la cavité en dessous. C’est d’ailleurs cette activité « à l’envers » que l’on avait d’abord observée. En effet, dans les premières expériences, on ne travaillait que sur les têtes (les champignons étaient cueillis trop maladroitement) et ces têtes tournaient spontanément en détruisant l’ATP disponible dans le milieu. Ce fonctionnement inverse de l’ATP synthase ou de « protéines pompes » du même type est très courant. Toute cellule doit maintenir les bonnes concentrations en protons et en ions divers et elle passe son temps à pomper en consommant de l’ATP. Cette activité consomme d’ailleurs une partie non négligeable de l’ATP produit (parfois 50 %). L’HYBRIDATION DES MACHINES MOLÉCULAIRES Les « machines moléculaires » que nous avons décrites fonctionnent également en dehors de la cellule, dans la mesure où on les place dans un environnement qui leur convient. On arrive à les extraire par des méthodes classiques en biologie, puis à les fixer sur des nanostructures fabriquées par les méthodes décrites au chapitre 4. Cette fixation peut se faire parce que le complexe de protéines extrait a une affinité chimique pour la nanostructure, ou parce que l’on a fixé sur la nanostructure une molécule qui est collante pour l’objet que l’on veut fixer. On peut citer deux exemples particulièrement emblématiques. Le premier exemple est le couple actine-myosine, celui qui fait fonctionner les muscles. On sait déposer de la myosine sur une surface, voire sur une portion de surface que l’on a définie par une opération de lithographie. On peut se représenter la surface comme hérissée de têtes telle que celles représentées à la figure 61. L’ensemble est placé dans une solution contenant de l’ATP. On dépose ensuite des filaments d’actine sur la surface recouverte de têtes de myosine, en reproduisant la configuration de la figure 63, sauf que les têtes sont en bas, fixées sur la surface. Les têtes « tirent » sur le filament qui est juste posé dessus, par le processus décrit

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dans la légende de cette même figure 63. On voit les filaments d’actine se déplacer spontanément sur la surface. On peut même mesurer la force avec laquelle une tête « tire » sur un filament, quelques 10-12 Newton. Le deuxième exemple est l’ATP synthase. Nous avons vu que, dès 1997, une équipe japonaise avait greffé à ce complexe de protéines une « hélice » d’actine fluorescente pour mettre en évidence le mouvement de rotation. Carlo Montemagno et ses collaborateurs de l’université Cornell sont allés plus loin en 2000 en réalisant un véritable petit moteur d’une dizaine de nanomètres de diamètre en utilisant « la tête du champignon ». Ils ont tout d’abord modifié « les plans » de la machine moléculaire en agissant sur le génome de la cellule (une bactérie) qui les fabrique. Le but était d’ajouter des acides aminés destinés à relier ce moteur au monde extérieur, des pattes de fixation en quelque sorte : une cystéine (protéine contenant un groupement soufré qui se fixe aux métaux) au rotor et trois pieds en histidine (une autre protéine) aux sous-unités β (voir figure 64). Cela a permis de fixer par autoassemblage : – une petite barre en nickel au rotor ; cette barre a un diamètre de 150 nanomètres et une longueur de l’ordre du micron, et est donc observable au microscope ; – les sous-unités β (donc la base de la tête), aux sommets de poteaux de 200 nanomètres de haut. Le but est de bien isoler le barreau de la surface pour que les forces de van der Waals ne perturbent pas trop le mouvement.

Un pour cent environ de ces moteurs ont effectivement tourné (pour les autres, l’assemblage s’est mal fait). Ces moteurs, immergés dans une solution riche en ATP, tournaient à huit tours par seconde. C’est beaucoup moins rapide que l’ATP synthase seule, mais cet énorme barreau en nickel freinait le mouvement. On estime que, pour contrebalancer le freinage dans la solution, l’ATP synthase exerce un couple de 2 × 10-20 N/m28. On peut en déduire la puissance de ce moteur, 10-18 W (joules par seconde). La consommation est de 24 molécules 28

28. C’est dix mille fois moins que le moteur électrostatique décrit dans la section « Du nanomoteur de l’école normale supérieure aux nanorelais ». Mais dans ce cas, il s’agit de machines fonctionnant au niveau moléculaire, cent fois plus petites.

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d’ATP par seconde (trois par tour), ce qui correspond à un rendement de 80 % (toute l’énergie contenue dans l’ATP, tel que décrit plus haut dans l’encadré p. 152, correspond en effet à une puissance de 24 fois 0,5 × 10-19 J/s, soit 1,2 × 10-19 W). Ce rendement est bien meilleur que celui des moteurs thermiques usuels. Ce moteur, qui a été réalisé quarante ans après le pari de Feynman, tient dans un cube de dix nanomètres de côté, soit quarante mille fois plus petit que celui du pari (voir encadré p. 107).

Escherichia coli, un calculateur dans notre intestin Le fonctionnement d’une cellule repose aussi sur ce que l’on peut considérer comme des calculs. Il lui faut en effet prendre des « décisions » en fonction de son environnement. Les cellules sont équipées d’un certain nombre de capteurs et traitent les informations qu’ils fournissent pour fuir une menace, rechercher de la nourriture ou interpréter un message envoyé par des congénères. L’information est codée sous forme de messagers chimiques. Notons que dans une cellule qui a une taille d’un micron, ces messagers auront diffusé dans la cellule en un temps, de l’ordre d’une fraction de seconde, qui ne rend pas nécessaire un câblage. Plus généralement, la plupart des mécanismes biochimiques résultent d’une chaîne d’interactions complexes entre les biomolécules qui effectuent l’équivalent de calculs. C’est l’objet de ce dernier exemple : La bactérie E. coli est un bâtonnet qui mesure un ou deux microns de long et vit dans l’intestin. Elle se déplace, propulsée par un ensemble de flagelles qui sont reliés à des « moteurs ». Ceux-ci sont des « microturbines » qui tournent en relâchant vers l’extérieur l’excédent de protons présents dans la bactérie, comme nous l’avons déjà vu dans le cas de l’ATP synthase. Ces turbines sont un assemblage de protéines, enchâssé dans les parois des bactéries et qui ont un diamètre d’une cinquantaine de nanomètres. L’excédent de protons qui les alimente est lui-même produit 161

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à partir de l’énergie contenue dans les aliments que consomme cette bactérie. Les moteurs tournent dans les deux sens, à quelques tours par seconde, avec des résultats très différents en fonction du sens de rotation car les flagelles sont souples et légèrement en tirebouchon. – Dans le sens des aiguilles d’une montre (en regardant le moteur à partir de l’extérieur de la bactérie), les flagelles remuent dans le désordre et la bactérie tourne sur elle-même de manière erratique. – Dans le sens inverse, les flagelles se couplent et poussent ensemble la bactérie, qui se déplace à environ vingt fois sa longueur par seconde. Ces bactéries peuvent se déplacer vers des zones riches en aliments (acides aminés, …) qui leur servent de briques de construction (figure 65). La question qui se pose est : Comment une bactérie se guide-t-elle vers les zones favorables pour elle ? Elle n’a en effet ni nez, ni cerveau.

65 | Les bactéries E. coli peuvent se déplacer vers des zones riches en aliments.

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Ce mystère a été résolu dans les années 1970-1980, suite notamment aux travaux du biologiste américain Julius Adler. La bactérie se comporte comme un véritable calculateur, dont on pourrait représenter le schéma de la manière simplifi ée suivante (voir figure 66). – À l’état « neutre », les moteurs alternent des périodes de rotation de quelques secondes dans un sens et dans l’autre, ce qui fait que des séquences de déplacement succèdent à des séquences de « sur place ». L’ensemble ne traduit pas une marche au hasard, la bactérie explore son milieu. – Sur les moteurs, il existe un site sur lequel une protéine que l’on appellera Y-P peut venir se fixer. Lorsque c’est fait, cet amarrage favorise la rotation dans le sens des aiguilles d’une montre, donc les séquences de mouvement de rotation sur place.

66 | Schéma de principe du système de contrôle de la bactérie E. coli décrit dans le texte. Le rectangle de gauche représente le sous-ensemble qui signale la présence d’éléments nutritifs à proximité au moteur. Le rectangle de droite est le système d’adaptation du « gain » à l’environnement.

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– La protéine Y-P existe dans la bactérie. Sa concentration résulte de deux phénomènes antagonistes. D’une part, Y-P est inactivée en la forme Y par une autre protéine appelée Z (donc Z favorise le mouvement) et d’autre part Y est transformée en Y-P par une autre protéine A (donc A favorise le « sur place »). De la différence des actions de A et Z dépend la concentration de Y-P. – Il existe sur la paroi de E. coli des « récepteurs » pour les aliments qu’elle recherche, on pourrait dire des « nano-nez ». Il s’agit de protéines enchâssées dans la membrane. Le côté qui est à l’extérieur est collant pour la molécule recherchée. Lorsqu’une de ces molécules si convoitée se colle, cela induit des changements de conformation dans le récepteur. La protéine A, qui est attachée côté interne au récepteur, est inhibée et se met à fabriquer moins de Y-P ce qui fait que le moteur reste plus volontiers en régime « sens inverse des aiguilles d’une montre ». Le parcours en ligne droite pendant lequel la bactérie a détecté l’apparition de la nourriture est prolongé. – Le système est plus sophistiqué que cela, il s’adapte. Il existe aussi deux protéines qui rendent les récepteurs plus ou moins sensibles en les modifiant chimiquement. La protéine R a tendance à le rendre moins sensible, alors qu’une autre, la B-P, a tendance à défaire ce que fait R pour le rendre plus sensible. Cette protéine B-P est fabriquée par A en même temps que Y-P. Quand on détecte des aliments et que Y-P diminue, c’est aussi le cas de B-P qui laisse R rendre le détecteur plus sourd. Cela empêche de saturer tous les détecteurs, et permet à la bactérie de pouvoir continuer à progresser dans un milieu de plus en plus riche. COMMENT COMPARER LES MACHINES ARTIFICIELLES ET LE MONDE VIVANT ? Après ce tour d’horizon, si on voulait comparer une cellule à une réalisation humaine on pourrait y voir de nombreuses différences : 164

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Q Le mode de fonctionnement

Les constituants qui effectuent les opérations de base sont des molécules animées d’un mouvement d’agitation perpétuel du fait de la température. Plus on étudie ces processus, plus on se rend compte qu’ils tirent pleinement partie des lois de la physique telles qu’elles s’expriment dans le nanomonde (chapitres 2 et 3). C’est ainsi que, au sein des cellules, tout est gouverné par l’agitation thermique, les liaisons fortes qui définissent la structure chimique des constituants, les liaisons faibles qui en définissent la conformation et les interactions. Il faut donc voir l’intérieur de la cellule comme un ensemble de constituants flexibles, animés de mouvements perpétuels, qui s’apparient et se séparent au gré des événements, ce que le chimiste anglais Richard Jones appelle les machines molles29. On comprend le fonctionnement de certains sous-ensembles que l’on peut parfois isoler voire utiliser comme de petites machines. Une autre caractéristique qui en découle est la manière dont les briques de bases sont apportées dans des opérations d’assemblage. C’est souvent le hasard. En effet, la diffusion est amplement suffisante : un coefficient de diffusion de 2 × 10-11 m2/s, raisonnable pour une grosse molécule se déplaçant dans le cytoplasme d’une cellule (voir encadré p. 80, chapitre 3), implique que la molécule aura parcouru la longueur de la bactérie donc interagi avec la plupart de ses congénères en un centième de seconde. Q La complexité

Il existe de nombreux processus simultanés dans une cellule et de nombreux couplages entre eux. La séquence des opérations n’est pas contenue dans un « programme », liste d’instructions qui orchestrerait linéairement le tout, mais résulte d’une série d’événements qui se déclenchent perpétuellement les uns les autres. Souvent, le 29. Richard A. Jones, « Les machines molles : les nanotechnologies et la vie », Oxford University Press (2004). En anglais.

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hasard joue un rôle. Par exemple, quand le produit A est synthétisé, il modifie la protéine B qui change de conformation et se lie à la protéine C, etc. Il existe aussi des « séquences d’instructions » encodées comme elles le seraient dans une mémoire informatique. C’est le code génétique : l’ADN des cellules contient un programme, nécessaire pour fabriquer les protéines de nos cellules. On peut même déterminer sa taille. Pour l’homme, le tout, qui est écrit sur un brin d’ADN de l’ordre du mètre, soigneusement enroulé, occuperait 750 mégaoctets. Cet ensemble contient les « plans » d’une centaine de milliers de protéines. L’image la plus proche de ce fonctionnement de la cellule est peut-être celle d’une société humaine avec ses aspects variés et son fonctionnement à moitié déterministe, à moitié lié au hasard. Les êtres pluricellulaires sont d’un degré de complexité encore largement supérieur : le corps humain est constitué d’environ cent mille milliards de cellules, dont cent milliards dans le cerveau, vingt mille milliards de globules rouges, cinquante milliards de globules blancs, toutes ces cellules communiquant ensemble de multiples manières. Q La reconfigurabilité

La plupart des éléments qui effectuent les opérations de base (l’équivalent des machines dans une usine), les protéines, sont perpétuellement détruits par des protéasomes, des « déchiqueteuses » en quelque sorte, qui existent en quelques dizaines de milliers d’exemplaires par cellule, de telle sorte que leur durée de vie varie entre quelques minutes et quelques jours. De même, des protéines sont perpétuellement synthétisées par les ribosomes (au nombre de quelques millions par cellule) à partir des informations contenues dans le génome. Ainsi, à tout moment, telle ou telle partie du génome est mobilisée et sert de point de départ à la mise en œuvre du processus de fabrication. Il existe un mécanisme permettant à la cellule de réguler cette fabrication en fonction de ses besoins. 166

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Q L’autoréplication

Les cellules, comme tout ce qui est naturel, ne sont ni fabriquées, ni conçues comme on l’entendrait pour des machines humaines. Elles ont la capacité de s’autorépliquer, c’est-à-dire qu’une cellule mère, en se divisant, donne naissance à deux cellules filles. Ce processus est relativement rapide puisqu’une bactérie comme Escherichia coli, qui pèse 10-15 kg, met vingt minutes à se dupliquer. En une journée (soit 72 fois 20 minutes) une bactérie pourrait donner naissance à 4,7 × 1021 filles, progéniture plus qu’encombrante puisqu’elle pèserait 4 700 tonnes. En pratique, le processus est limité par les matières premières disponibles. Q Le processus de « création »

Les machines conçues par l’homme le sont en général par un ingénieur qui en fait le plan en fonction d’un but précis. Le vivant serait apparu sur terre il y a 3,8 milliards d’années et a ensuite évolué. On peut résumer la théorie de l’évolution ainsi. Une cellule, durant sa duplication en cellule fille, peut subir des erreurs de copie réparties au hasard. Pour la bactérie E. coli par exemple, on estime qu’il y a une erreur par dix millions de filles. Le génome des cellules varie donc à la reproduction et il en est donc de même pour l’une de ses protéines, qui a légèrement varié. Si cette erreur donne un avantage à la cellule, celle-ci survit mieux et se reproduit plus, ce qui tend à perpétuer cet avantage, autrement elle disparaît. C’est ainsi que l’on est arrivé en quelques milliards d’années aux espèces actuelles, avec leur complexité. Une conséquence est que les organismes vivants, de la bactérie à l’homme, ont de nombreux points communs, font appels aux mêmes « astuces » de fonctionnement. Des variantes de L’ATP synthase se retrouvent aussi bien chez l’homme que dans les bactéries. Certains éléments sont « critiques », c’est-à-dire que, dès qu’une mutation les modifie, ils ne sont plus opérationnels. On les retrouve de manière universelle dans toutes les cellules, tels qu’ils figuraient dans la cellule ancêtre commune de tout ce qui vit. L’exemple le plus 167

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trivial est le code génétique, qui est commun à toutes les espèces. D’autres éléments le sont moins et il existe différentes variantes. On se sert d’ailleurs du degré de proximité entre eux pour dater l’époque à laquelle l’évolution a différencié deux espèces. Pour conclure ce chapitre, on pourrait résumer en disant que d’une part le fonctionnement du vivant obéit aux lois de la physique, en tirant au mieux parti des caractéristiques du nanomonde, mais que d’autre part sa complexité est telle qu’il ne saurait être réduit à cela. Le physicien Erwin Schrödinger, célèbre pour ses travaux sur la mécanique quantique, s’interrogeait déjà sur ce point dans son livre Qu’est-ce que la vie publié en 1944 30, « [...] nous devons nous préparer à trouver qu’il [le vivant] fonctionne d’une manière qui ne peut être réduite aux simples lois de la physique. Et ce, pas sur la base d’un nouveau type d’interaction agissant sur un atome donné, mais parce que l’agencement de la matière est différent de ce que nous avons étudié en laboratoire ».

30. « Qu’est-ce que la vie ? » par Erwin Schrödinger, Cambridge University Press, 1992. En anglais.

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6 Prospective

LA CONCEPTION DE ERIC DREXLER ET LA POLÉMIQUE Les deux mondes Dans les deux chapitres précédents nous avons détaillé deux univers, tous les deux peuplés de nanomachines de tailles sensiblement égales, c’est-à-dire quelques dizaines de nanomètres. Ils sont très dissemblables et on pourrait en caricaturer les différences comme suit (voir aussi tableau 6). – Il y a d’un côté le monde des machines faites par l’homme. Cellesci sont la plupart du temps des adaptations de machines macroscopiques, dans la mesure où, pour chaque nanomachine artificielle, il existe presque toujours un analogue « macroscopique » qui remplit la même fonction par un principe similaire. On peut citer le cas des systèmes mécaniques, qui ont été miniaturisés sous forme de MEMS (voir chapitre 4). Les effets qui prennent de l’ampleur dans le nanomonde (les forces de van der Waals, 169

PROSPECTIVE

l’agitation thermique) sont en général des phénomènes parasites pour les machines artificielles. Celles-ci fonctionnent d’ailleurs dans un milieu sec, l’eau exacerbant les effets microscopiques (liaisons hydrogène, forces « hydrophobes » ou capillaires, chocs incessants de ces molécules). Les nanomachines artificielles sont souvent fabriquées par des méthodes extrapolées du monde macroscopique, en particulier les techniques d’usinage ou de dessin même si une certaine nouveauté a été apportée par les méthodes de la chimie. La manipulation directe de la matière à cette échelle reste difficile et on pourrait la comparer à construire un château de cartes avec des gants de boxe collants. Enfin, les réalisations faites par l’homme fonctionnent en général dans un milieu protégé et supportent mal des intrusions. Par exemple, des impuretés comme des poussières sont en général malvenues. – De l’autre côté, il y a le monde du vivant. Beaucoup de sousensembles du vivant n’ont pas d’homologues macroscopiques aussi directs que dans le cas des machines artificielles, même si on utilise volontiers des images comme « le ribosome est une chaîne d’assemblage de protéines ». Le vivant se construit à partir du vivant, en se dupliquant. L’assemblage des éléments qui le composent s’opère par des phénomènes complexes imbriqués qui mettent en jeu la chimie, les forces faibles entre les molécules, et la plupart des constituants sont déformables. Le processus de fabrication mêle subtilement de l’information contenue dans la matière à assembler et de l’information stockée, par exemple dans l’ARN. Tous les sous-ensembles nanométriques issus du vivant tirent admirablement parti des effets qui prédominent dans le nanomonde. Ils fonctionnent dans l’eau, ce milieu servant entre autres de vecteur pour l’agitation thermique, de modificateur des forces d’interaction entre molécules... Une singularité du vivant est que les processus qui le gouvernent tolèrent les impuretés et les écarts à l’idéalité 170

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PROSPECTIVE

(dans une certaine mesure bien sûr), d’une part parce que les interactions entre molécules sont suffisamment sélectives pour que les morceaux inutiles soient laissés de côté et d’autre part parce que le vivant peut se réguler à tous les niveaux pour s’adapter aux écarts. Tableau 6. Comparaison entre le monde du vivant et les machines artificielles. Machines artificielles (NEMS, MEMS)

Monde du vivant

Analogies avec le monde macroscopique

Forte parenté avec un analogue macroscopique.

Pas toujours d’analogue direct.

Effets « nano » (mouvement brownien, forces intermoléculaires...)

En général considérés comme effets parasite (collage, mouvement thermique). Fonctionne en milieu sec.

À la base du fonctionnement. Doit fonctionner en milieu humide.

Caractéristiques

Systèmes en dur avec très peu de parties mobiles. Beaucoup de liaisons fortes, ou van der Waals, mais pour pièces immobiles (colle).

Très forte importance des parties mobiles et des liaisons faibles. Souvent déformable.

Méthodes de fabrication

Fabrication transposées Spécifique au vivant. Autoassemblage, de méthodes classiséquençage des ques (usinage, dépôt, opérations, circuits soudure). très complexes. Utilisation de la chimie pour assembler des éléments.

Écarts

Sensible aux poussières. Peu sensible aux Sensible aux écarts − impuretés, capacité milieu contrôlé. d’adaptation.

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PROSPECTIVE

La différence entre le vivant et le non vivant est telle que l’on a longtemps cru en un caractère « à part » du vivant. Depuis l’Antiquité, on a pensé qu’une force vitale immatérielle animait les êtres vivants. De même, la matière organique (celle qui compose le vivant et se détruit quand on la chauffe) et la matière inorganique étaient jugées de nature différente. Enfin, on a longtemps cru en la génération spontanée, c’est-à-dire que la vie, cette chose « à part », pouvait apparaître spontanément, par exemple les asticots dans la viande ou les germes dans de l’eau qui croupit. Cette séparation du monde entre le vivant et le reste s’est lentement estompée. Une étape symbolique a été, en 1828, la synthèse à partir de substances minérales, par le chimiste allemand Friedrich Wöhler, de l’urée, qui est une molécule produite par le vivant. Un plus fut apporté lorsque Stanley Miller montra que ce passage du monde minéral au monde organique pouvait se produire spontanément. Dans sa célèbre expérience du début des années 1950, il produisit des acides aminés à partir d’un mélange de méthane, d’hydrogène, d’azote et de vapeur d’eau supposé représenter l’atmosphère terrestre il y a des milliards d’années. Un autre événement symbolique a été le débat entre Pasteur et Pouchet en 1858 à l’académie des sciences sur la génération spontanée, débat qui a mené à l’abandon de la croyance en cette dernière. L’essor de la biologie moléculaire du XXe siècle a largement modelé l’image que nous nous faisons actuellement du vivant, en exhibant toute une série de processus moléculaires dépendant les uns des autres. Néanmoins la vie garde un statut à part, même si la raison en a évolué. C’est désormais l’extraordinaire complexité du vivant que l’on met en avant, celle qui fait qu’on ne peut la comprendre à partir de la simple connaissance de ses processus de base. Certains ont théorisé cette différence, et font appel au concept d’émergence, idée née dans les années 1920 qui consiste à dire que certains systèmes, comme les systèmes naturels, sont composés de multiples briques dont le comportement coopératif fait émerger des propriétés nouvelles. 172

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Des nanomachines incroyables La vision d’un monde peuplé de nanomachines naturelles s’est ainsi construite tout au long du XXe siècle grâce à l’essor de la biologie moléculaire. Les biologistes utilisent d’ailleurs couramment le terme nanomachine pour des sous-ensembles naturels se comportant comme tels. Lorsque, de manière symbolique, le discours de Richard Feymann puis, de manière plus palpable, les progrès des nanotechnologies ont rendu concrète l’idée de manipulation par l’homme de la matière à l’échelle nanométrique, il était inévitable que l’on se pose la question de la possibilité d’imiter la nature. Cette évolution n’est pas en soit spécifique de l’échelle nanométrique ; par exemple, l’observation du vol des oiseaux a fait que l’on s’est posé la question de la possibilité de fabriquer des machines volantes. Lorsque la mécanique et l’aérodynamique ont fait des progrès, de telles machines ont été construites même si, finalement, elles utilisent un principe différent de celui du vol à ailes battantes. C’est cette vision d’un monde peuplé de nanomachines qu’a proposé à la fin des années 1970 un étudiant au MIT (Massachusetts Institute of Technology) alors âgé de 26 ans, Eric Drexler. Celui-ci était passionné de sujets mêlant technologie et science-fiction, comme la colonisation de l’espace. Les nanotechnologies allaient lui offrir un sujet de prédilection. En 1981, dans un premier article, intitulé « Ingénierie moléculaire : une approche pour le développement de capacités pour la manipulation moléculaire »31, Eric Drexler exposa ses idées. Il les repris plus longuement dans son livre « Engins de création » cité dans l’introduction. Le projet d’Eric Drexler est tout bonnement le développement d’une technique pour construire des objets à l’échelle de la molécule, ce qu’il appelle l’ingénierie moléculaire.

31. PNAS, Vol. 78, No. 9, pp. 5275-5278, septembre 1981, téléchargeable à partir du site http://www.imm.org/

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Sa thèse pourrait se résumer de façon schématique de la manière suivante. – De nombreux sous-systèmes du vivant correspondent à des éléments mécaniques : moteurs (comme ceux qui actionnent les flagelles de bactéries), déplacements linéaires (actine-myosine), câbles (fibres de collagènes), etc. L’existence de cette panoplie signifie pour lui que de vrais systèmes mécaniques peuvent êtres construits à petite échelle. Comme c’est le cas pour certains sousensembles du vivant, ces machines pourraient agir conformément à un programme. – Des protéines peuvent favoriser des réactions chimiques simplement en agençant de la bonne manière les molécules à faire réagir (voir par exemple la figure 60, chapitre 5, sur le fonctionnement du ribosome). Un dispositif conçu pour positionner des molécules dans la bonne configuration devrait susciter des liaisons covalentes permettant de réaliser des « soudures ». Cela serait beaucoup plus efficace que ce que font les chimistes, qui laissent l’agitation thermique réaliser au hasard ces confrontations entre molécules. – Si le vivant permet de montrer la faisabilité de tels systèmes, on peut envisager des systèmes de seconde génération qui seraient construits autour de molécules plus résistantes à la température et à la pression, et feraient mieux. Selon Drexler, l’évolution est un formidable outil de conception, mais il a ses limites, et il cite l’exemple d’un éleveur de chevaux qui ne peut pas, en croisant ses meilleurs chevaux, obtenir une jeep. Eric Drexler évoque les « assembleurs », nanomachines constituées de dizaines de millions, peut-être d’un milliard d’atomes, qui agissent avec des « petits bras » selon une séquence d’instructions bien définie. À titre de comparaison, un gros sous-ensemble comme un ribosome contient des centaines de milliers d’atomes. Ces assembleurs fabriqueraient des objets, atome par atome ou molécule par molécule, 174

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au rythme d’un million d’opérations par seconde. Les assembleurs présentent des similitudes conceptuelles avec des créations abstraites issues de l’esprit des informaticiens, comme la machine de Alan Turing qui, inlassablement, effectue des milliards d’opérations simples programmées sur une bande pour simuler n’importe quel algorithme. Rien d’étonnant à cela, le directeur de thèse de Drexler était Marvin Minsky, l’un des pionniers de l’intelligence artificielle. Une autre idée développée par Eric Drexler est celle de l’autoréplication. En effet, si on y regarde de près, l’assemblage atome par atome n’est pas si simple. Si on veut construire en une semaine un objet en fer d’un kilogramme (1025 atomes), disons un fer à repasser, avec des assembleurs effectuant un million de « collages » par seconde, il faut une « équipe » de dix huit mille milliards d’assembleurs, équipe qui ne pèserait qu’un dixième de milligramme environ. Comment les fabriquer ? La solution qui apparaît naturellement est l’autoréplication. Si un assembleur fabrique un congénère en mille secondes, cela veut dire qu’au bout de deux milles secondes, il y en aura quatre, et ainsi de suite. Le nombre voulu sera atteint en douze heures, à la quarante-quatrième génération. Ce schéma, appelé la fabrication exponentielle, a lui aussi suscité beaucoup de polémiques. S’il était possible, il aurait des conséquences considérables, qui sont d’ailleurs évoquées par l’auteur lui-même. – Le bouleversement des équilibres mondiaux : une telle technique rend le coût des objets mais aussi de la conception d’objets (on pourrait concevoir des ordinateurs hyperpuissants) quasiment nul. Comment se répartiraient alors les richesses ? – Des applications militaires, qu’il s’agisse de la fabrication d’armes en masse ou du développement de nouvelles armes. – Le risque que la race humaine se fasse dépasser par sa création. Un scénario célèbre est celui de la gelée grise, dans lequel un amas de machines microscopiques dévore la terre pour se développer. 175

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Polémiques « Engins de Création » est un livre qui peut paraître déconcertant, par son positionnement intermédiaire entre le raisonnement scientifique et le récit de science-fiction. Il mêle des considérations techniques et des spéculations sur la possibilité de fabriquer des assembleurs, ainsi que les conséquences possibles. Ce livre a eu un retentissement considérable, et a suscité de nombreuses réactions, surtout lorsque l’on a commencé à parler de l’essor des nanotechnologies, avec la National Nanotechnologie Initiative (NNI), initiative nationale pour les nanotechnologies, lancée par le président Bill Clinton au début des années 2000. – D’un côté la peur, par l’ampleur des conséquences attendues si les idées de Drexler se concrétisaient un jour. Le romancier Michael Crichton popularise cette question dans son roman La proie32, publié en 2002 en anglais, histoire qui met en scène des nanomachines proches de celle imaginées par Drexler. Des organisations non gouvernementales (ONG) se mobilisent, comme le groupe ETC qui publie en 2003 un rapport intitulé The Big Down33 mettant en garde contre les nanotechnologies. Le prince Charles, au Royaume-Uni, s’en est ému et la presse a amplifié largement ses propos, en faisant l’amalgame entre la gelée grise et les craintes du prince. Ainsi le journal Scotland on Sunday a publié le 27 avril 2003 un article intitulé « Charles craint que la science ne supprime toute vie sur Terre ». – La réserve, pour ne pas dire l’irritation, de la plupart des scientifiques devant les thèses de Drexler, qu’ils assimilent à de la science-fiction. Le prix Nobel de chimie Harold Kroto critique publiquement l’intervention du prince Charles en arguant du

32. Publié en français par Robert Laffont en 2003. 33. Ce rapport en anglais peut être téléchargé sur http://www.etcgroup.org/en/ issues/nanotechnology.html

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fait que, incompétent en chimie, il a été influencé par des livres stupides34. D’autres émettent de sérieux doutes sur les idées de Drexler. C’est le cas en particulier des chimistes comme le prix Nobel de chimie Richard Smalley (l’un des co-inventeurs des fullerènes) et George Whitesides de l’université Harvard. Smalley reproche fortement à Drexler sa démarche « Vous, et les gens autour de vous, avez effrayé nos enfants. Je n’espère pas vous stopper mais j’espère que d’autres dans la communauté des chimistes me rejoindront pour faire la lumière sur le sujet … » Un autre effet du livre de Drexler a été que, dans l’imaginaire collectif, nanomachines et autoréplication deviennent des notions très proches alors qu’il n’en est rien. Conscient de cette dérive, en 2004, Eric Drexler et Chris Phoenix publient un article, « Fabrication exponentielle sûre », dans lequel ils séparent le concept de nanomachine de celui d’autoréplication, qui demande des systèmes beaucoup plus sophistiqués. Quelques ordres de grandeur Pour montrer l’écart entre les assembleurs de Drexler avec d’autres systèmes évoqués dans cet ouvrage, on peut résumer les choses dans le tableau 7. On voit que les assembleurs de Drexler constitueraient une étape plus qu’ambitieuse par rapport à l’existant, en combinant la complexité et la versatilité du vivant à la rapidité et la puissance des machines humaines. – Le nombre d’éléments devant coopérer est parmi les plus importants.

34. « He should take a degree in chemistry, or at least talk to someone who understands it, rather than reading silly books. » Voir l’article en anglais « Nanotechnology in the firing line » de Philip Ball, en 2003, ttp://nanotechweb.org/cws/article/indepth/18804

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178

Cellule

Microprocesseur

MEMS (DMD)*

Unité de production « à la Drexler »**

Système considéré

1 Kg de muscle

Éléments de base

Actine-myosine

Protéines, ARN, etc..

Transistor

Miroir mobile

Assembleur

Taille de ces éléments de base en nombre d’atomes

Quelques 104

Quelques 104

Quelques 107

Quelques 1012

Quelques 108

Nombre d’éléments

1020

109

108

106

1013

Nature opération de base

Traction

Varié, souvent chimie

Commutation électronique

Déflexion lumière

Modification des liaisons covalentes

Énergie par opération (J)

5 × 10-20

10-19

10-15

10-9

10-19

Fréquence moyenne (Hz)

20

10-2

109

102

106

Puissance moyenne (W)

100

10-12

100

10

1

Sources d’énergie

ATP

Glucose, lipides

Électrique

Électrique

Chimique

* DMD signifie « digital micromirror device ». C’est le système composé d’un million de micro-miroirs oscillants utilisés dans les projecteurs récents pour projeter des images. ** Valeurs déduites des données de Eric Drexler, page 73 de l’édition française

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Tableau 7. Comparaison de quelques nanosystèmes artificiels ou naturels.

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– Le système effectuant de loin les opérations les plus complexes est la cellule, qui réalise des transformations chimiques de biomolécules. Les assembleurs tels que les voyait Drexler ont une ambition et une complexité proches et concernent tout type de matériau ; ils serviraient à assembler n’importe quel objet, y compris en métal. – Les assembleurs ont des vitesses de fonctionnement qui sont plutôt du même ordre de grandeur que celle des systèmes artificiels, et bien plus rapides que celles des systèmes biologiques. Même si elles sont remises en doute par les scientifiques35, les visions d’Eric Drexler ont l’avantage de susciter une réflexion sur l’avenir, notamment sur ce que la science pourrait permettre de réaliser un jour. On peut essayer d’imaginer les pistes de développement qui permettraient de converger un jour vers des nanomachines complexes. Pour cela on discutera dans ce qui suit trois voies, la filière de nanofabrication actuelle, copier le vivant ou, … l’existence d’une éventuelle autre voie qui fera l’objet de spéculations en fin de chapitre.

LE DÉBAT DREXLER-SMALLEY Le numéro de septembre 2001 de la revue Scientific American contient un article de Richard Smalley : « De la chimie, de l’amour et des nanorobots »36. Il y mentionne des arguments devenus célèbres. – Faire qu’une liaison covalente conforme à ce que veut le « constructeur » s’établisse entre deux atomes demande un positionnement précis de ceux-ci mais aussi de leurs voisins, les électrons impliqués dans 36

35. Eric Drexler lui-même ne croit plus en la faisabilité de ses assembleurs. 36. On peut télécharger cet article, en anglais sur http://cohesion.rice.edu/ NaturalSciences/Smalley/emplibrary/SA285-76.pdf

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cette potentielle liaison étant sensibles à tout l’environnement. Richard Smalley fait le lien entre la complexité d’une liaison chimique et celle des relations amoureuses « un garçon et une fille ne tombent pas amoureux simplement parce qu’on les pousse l’un vers l’autre ». Bien positionner des atomes pour forcer une réaction chimique demanderait plusieurs bras manipulateurs et il n’y aurait pas assez de place37. C’est ce que Smalley appelle « le problème des gros doigts ». – La matière, à cette échelle, est collante. Il est difficile de manipuler des atomes sans qu’ils se collent au manipulateur, ce que Smalley appelle « la question des doigts collants » (figure 67).

67 | Gros doigts et doigts collants.

Un débat animé s’ensuivit38, résultant de la confrontation de ce que Bernadette Bensaude Vincent, philosophe de l’université Paris X, appelle deux cultures : celle des ingénieurs, qui pensent pouvoir fabriquer des machines reproduisant ce que fait le vivant, et celle des chimistes, qui 3738

37. La description du fonctionnement de l’ATP synthase au chapitre 5 donne effectivement l’impression qu’il suffit de pousser de l’ADP contre un groupe phosphate pour qu’ils s’étreignent en donnant naissance à de l’ATP. En fait, il se passe ce que dit Smalley : la surface interne de la poche a une configuration très précise qui agit comme une multitude de doigts qui assurent ce couplage. 38. Voir les échanges sur le site http://pubs.acs.org/cen/coverstory/8148/ 8148counterpoint.htm

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mettent en avant les limites du possible. Les deux clans assènent leurs arguments par le biais de lettres ouvertes. Eric Drexler (l’ingénieur) rétorque que des protéines arrivent à forcer des réactions chimiques, sans que pour autant elles aient des problèmes de doigts. Richard Smalley répond que le vivant arrive à réaliser des opérations d’assemblage mais c’est dans des conditions très particulières et que l’on ne peut pas généraliser, en particulier hors de l’eau. Point intéressant, le débat fait souvent référence au vivant, et à la possibilité d’imiter voire de surpasser ses processus ; en revanche, il y a relativement peu d’allusions à la complexité qui caractérise le vivant.

L’AUTORÉPLICATION Il s’agit de la capacité d’une entité à se dupliquer. Il convient de préciser que cette notion n’a vraiment de sens que si on précise la règle du jeu, c’est-à-dire quelles sont les matières premières disponibles pour cette duplication et éventuellement les lois qui spécifient comment cette entité interagit avec les pièces. L’autoréplication peut être quelque chose de « facile » ou d’insurmontable. Tout dépend en effet : – des opérations à réaliser pour l’assemblage : liaison chimique, assemblage mécanique… – de la complexité des pièces disponibles (atomes, biomolécules, pièces préfabriquées…) ; – de l’intervention de systèmes extérieurs pour aider à l’assemblage ou non. Plus c’est difficile (pièces rudimentaires, peu d’aide extérieure), plus un système ayant la capacité de s’autorépliquer doit être complexe. On peut considérer divers exemples.

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PROSPECTIVE

– Un robot composé de quelques éléments préfabriqués qu’il suffit d’assembler. Ce concept est dans la ligne du travail de Victor Zykov39 de l’université Cornell. Il a conçu des briques cubiques motorisées qui peuvent se lier les unes aux autres et former des articulations mobiles, constituant des robots évolutifs. – Un virus. C’est avant tout de l’information. Celui-ci détourne un système extérieur pour se dupliquer (l’organisme qu’il infecte s’il s’agit d’un virus porteur d’une maladie, ou un ordinateur pour un virus informatique). Ce parasitage fait qu’un virus peut être très simple. Un virus informatique est une suite de zéros et de uns (quelques milliers ou dizaines de milliers) stockés dans une mémoire d’ordinateur, qui se sert du processeur de l’ordinateur pour se dupliquer et se propager. Un virus biologique est une séquence d’ADN ou d’ARN (quelques milliers de paires de bases) qui pirate les ribosomes des cellules pour se reproduire. – Les cellules se dupliquent en se divisant. Elles se nourrissent de matières premières spécifiques (protéines, glucides, lipides) qu’elles convertissent en énergie ou en éléments de construction. L’un des plus simples est la bactérie Mycoplasma génitalium, qui est tout de même définie par un brin d’ADN de 580 000 paires de bases. – Dans le schéma de Drexler, il s’agit de machines de peut-être un milliard d’atomes, qui puisent leur matière première sous forme d’atomes dans l’environnement. On attribue à John Von Neumann, un Américain d’origine hongroise (il fut mathématicien, physicien, économiste, informaticien) un rôle clé dans la théorisation de ce concept. En 1948, il dissertait sur les différences entre le vivant et des automates artificiels. Il s’interrogeait sur la faisabilité d’une machine qui se reproduirait elle-même et évoquait un robot entouré de pièces, programmé pour se construire des congénères. Von Neumann réalise que les règles du jeu dans le monde réel sont trop complexes et il se projette alors dans un monde imaginaire, une sorte de damier dans lequel des éléments interagissent entre eux. Il travaille ainsi 39

39. http://web.mae.cornell.edu/zykov/

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sur des éléments à 29 états. Ceux-ci changent d’état en fonction de celui de leur voisin suivant des règles du jeu prédéfinies. En 1953, il conçoit un « constructeur universel » de 200 000 éléments qui peut se dupliquer dans l’univers simplifié où il « vit ». Celui-ci contient aussi un ensemble de 84 000 éléments qui jouent le rôle de séquences d’instructions. À l’époque de John Von Neumann, on ne disposait pas de calculateur pour vérifier ce comportement. C’est en 1994, cinquante ans plus tard, que Renato Nobili et Umberto Pesavento de Princeton ont écrit un programme permettant de simuler le constructeur, qui cesse d’être une simple représentation théorique. Entre-temps, de nombreux systèmes artificiels avaient vu le jour, comme le célèbre jeu de la vie de Conway dans les années 1970, qui en reprend les idées principales. Il s’agit de l’évolution de cellules disposées sur une sorte d’échiquier. Les règles du jeu sont les suivantes. À chaque étape, le destin d’une cellule (0 ou 1) est défini par ses huit voisines de la façon suivante : – une cellule à l’état 0 possédant exactement trois voisines à 1 passe à1; – une cellule à l’état 1 possédant deux ou trois voisines à un le reste, sinon passe à zéro. Ce système très simple produit une grande variété de motifs parfois très complexes (des oscillateurs qui reviennent périodiquement à leur état d’origine, les « vaisseaux » qui se déplacent).

LA FILÈRE MICRONANOFABRICATION ACTUELLE Il s’agit des machines faites par l’homme comme les transistors, les MEMS ou les NEMS. Ceux-ci sont élaborés par les techniques discutées au chapitre 4, qu’il s’agisse de lithographie ou de synthèse chimique. Dans ces machines, les petits éléments apparaissent sous deux formes : associés en grand nombre pour former un système, ou seuls. On peut s’interroger sur l’avenir prévisible de ces deux voies. 183

PROSPECTIVE

Association en grand nombre Dans beaucoup d’applications, des micro-éléments ou des nanoéléments sont fixés à un substrat. Sur ce même substrat se trouvent également des systèmes fournissant l’énergie (souvent des dizaines de watts pour l’ensemble), des signaux de commande et de contrôle et la régulation de la température. Pour cette filière, de fortes évolutions sont prévisibles. – Dans le domaine des processeurs, on s’attend à une poursuite de la progression de la miniaturisation des transistors qui s’arrêtera pour des raisons techniques (chaleur, baisse de fiabilité, limites imposées par la physique de fait de lois d’échelle comme celles évoquées au chapitre 1), et économiques (le prix peut devenir disproportionné par rapport aux avantages apportés), probablement vers 2020. Les transistors de l’époque pourraient être définis avec une précision de l’ordre de 10-15 nanomètres et se retrouver par dizaines de milliards sur les circuits du futur, sans doute répartis en plusieurs sous-unités40. – Dans le domaine de la chimie ou de la biochimie, on pourrait assister au développement des laboratoires sur puce. Il s’agit d’une série de « chambres » plus petites qu’un micron, c’està-dire que l’on peut en faire tenir des millions dans un centimètre carré. On y réaliserait des transformations chimiques éventuellement proches de ce que fait le vivant, régulées par des systèmes tels que pompes, microvannes, capteurs, mélangeurs, asservissements de température, calculateurs. Le but pourrait être de fabriquer des molécules dans des conditions parfaitement régulées, ou de réaliser des analyses complexes en des temps très brefs. D’une certaine manière cela ressemble à une cellule, mais en beaucoup plus simple.

40. On voit déjà dans le commerce des processeurs à deux cœurs.

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PROSPECTIVE

– On peut imaginer d’autres scénarios dans lesquels des capteurs et des actionneurs pourraient être insérés dans un matériau. Une première application, déjà évoquée, est le papier électronique, c’est-à-dire une feuille souple qui ressemble au matériau bien connu mais peut afficher des pages éventuellement animées comme un écran. De nombreuses autres applications pourraient voir le jour, comme des matériaux capables de changer de couleur, de texture voire de forme en fonction d’informations reçues. Des micromachines indépendantes ? On envisage aussi le cas de micro-objets indépendants réalisés avec les techniques décrites au chapitre 4. On se heurte toutefois à un certain nombre de difficultés lorsque l’on veut en réduire la taille. – Dans le domaine du micron, comme nous l’avons vu au chapitre 1, on ne maîtrise plus vraiment les déplacements, car les objets subissent les forces de van der Waals et les forces capillaires en présence d’humidité. D’autre part, le déplacement est dominé par le mouvement brownien (plus les autres sollicitations telles que les courants d’air et les vibrations). – Il est de plus en plus difficile de communiquer par onde si l’objet est trop petit, car l’antenne doit avoir une taille suffisante (pas trop petite devant la longueur d’onde, soit, pour les fréquences usuelles, de l’ordre du millimètre) et l’émetteur doit avoir une puissance compatible avec la portée. Par exemple, si l’on prend les chiffres liés au Bluetooth (norme de communication entre matériels informatique) il faut environ 10-9 joule par bit d’information transmis à dix mètres, 10-7 J pour une portée de cent mètres. Communiquer est difficile, surtout si on veut le faire à longue portée. – En dessous du millimètre, on rencontre de sérieux problèmes d’alimentation en énergie. Se déplacer, mesurer, calculer, communiquer, demandent de l’énergie. Le stockage d’énergie le plus 185

PROSPECTIVE

efficace est sous forme chimique à raison de 16 × 106 J/kg de glucose, mais il faut une machinerie dédiée pour transformer le glucose en énergie utilisable, par exemple de l’électricité ou de l’ATP, pour reprendre le cas de machines déjà vues dans cet ouvrage. D’ailleurs les êtres vivants consomment chaque jour une fraction non négligeable de leur poids pour en tirer l’énergie nécessaire, surtout s’ils sont de petite taille. Un petit oiseau ou une abeille absorbent chaque jour une quantité de nourriture qui est du même ordre de grandeur que leur poids. Pour un assembleur de Drexler, sa puissance est telle (un assembleur composé de quelques 108 atomes développe 10-13 watts soit seulement dix fois moins qu’une cellule qui contient plus de 1013 atomes) qu’il consommerait cinquante fois sa masse en glucose tous les jours. Une alimentation électrique avec des batteries (54 × 104 J/kg41 sous forme d’accumulateur lithium-ion) ou des cellules solaires (30 W/m2) aurait un poids prohibitif pour tous (tableau 8). Le cas de nano/micromachine indépendante le plus simple est celui du capteur indépendant, comme celui qui mesure la pression dans un pneu ou un paramètre dans le corps d’un patient. Mais cette indépendance est dans ce cas toute relative, le capteur étant proche d’une base qui l’alimente en énergie et l’interroge. Il existe également un concept de capteurs plus indépendants, que l’on appelle « poussière intelligente », introduit en 2001 par Kristopher Pister de l’université de Berkeley en Californie. Il s’agit de capteurs communicants que l’on disséminerait pour mesurer des paramètres ambiants. Leur taille est millimétrique, voire un peu en dessous. Les applications potentielles sont par exemple la surveillance d’un local, d’un processus industriel, de l’environnement, mais ce que peut faire une telle poussière intelligente notamment pour communiquer est en fait limité par la puissance disponible.

41. Dans le monde des batteries on dirait 150 Wh/Kg.

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Tableau 8. Activité et besoins en énergie. Masse

Puissance max

Équivalent Glucose

Masse de glucose

Batterie pour 1 jour (lithium ion)

Cellule solaire de puissance équivalente

Kg

W

Kg/ jour

jour/masse

Kg

m2

80

150

0,8

1%

24

5

Petit oiseau

6 × 10-2

4

8 × 10-3

13 %

2,4 × 10-1

5 × 10-2

Abeille

1 × 10-4

4 × 10-2

6 × 10-5

60 %

1,8 × 10-3

3,7 × 10-4

Cellule humaine

10-12

10-12

5 × 10-15

0,5 %

1,5 × 10-13

3 × 10-14

Assembleur de Drexler

10-17

10-13

5 × 10-16

5 000 %

1,5 × 10-14

3 × 10-15

PROSPECTIVE

Homme

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PROSPECTIVE

Les nanomachines dont on parle peut-être le plus sont les capsules microscopiques à action thérapeutique. Elles pourraient atteindre une partie malade, la reconnaître et agir en larguant un médicament. Dans ce concept, les déplacements sont dus au hasard ; pas question d’implanter un système de guidage ou une hélice. Ce qui compte, c’est qu’il existe un mécanisme permettant la fixation sur la partie à soigner, par exemple en s’arrangeant pour que la capsule contienne une molécule qui s’y accroche sélectivement. Différentes pistes sont actuellement explorées, qu’il s’agisse de nanocapsule artificielle ou d’assemblage moléculaire. On peut aussi envisager des machines plus ambitieuses, continûment approvisionnées en énergie par leur environnement, par exemple fonctionnant dans un bain de solution nutritive (glucose ou ATP). Il existe déjà des piles à combustibles produisant de l’électricité à partir du glucose (en reproduisant de manière simplifiée ce que fait le vivant). Leur développement dépendra de la manière dont on parviendra à récupérer l’énergie de l’environnement dans des dispositifs miniaturisés. Là encore, une application de prédilection est la médecine. On peut, pour finir ce tour d’horizon, s’interroger sur la possibilité de réaliser une machine avec une technologie « classique » (des pièces en silicium, polymère, métal ou carbone, articulées ensemble) pouvant fonctionner dans l’environnement et de se dupliquer. – Tout d’abord, elle devrait trouver de l’énergie et se « nourrir » dans un environnement quelconque (donc repérer de la nourriture sous des formes variées, sans doute au moins une ration quotidienne égale à son poids), l’absorber, la transformer en énergie, éliminer les déchets). Il faut noter que le vivant « utilise » des molécules « standardisées ». Il récupère des pièces et l’énergie que lui fournit l’écosystème (acides aminés, lipides, molécules variées), ce qui lui simplifie grandement la tâche. 188

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– D’autre part, l’hypothétique machine doit pour se dupliquer pouvoir trouver les atomes de matières premières et fabriquer les pièces qui la composent. Ces deux tâches reviennent pratiquement à considérer que l’on construit un robot qui est « vivant ». Cela est absolument hors de portée d’une machine quelconque même de grande taille (le thème du robot autonome, qui se nourrit voire se reproduit lui-même, est du domaine de la science-fiction). Pour des micro ou nanomachines qui ne sont qu’extrapolées de robots classiques, le fait d’être de petite taille n’apporte aucun avantage. Il y aurait plutôt de nombreuses difficultés supplémentaires (en particulier le collage par les forces de van der Waals ou les forces capillaires). Vue d’ensemble Ce qui est décrit ci-dessus est le résultat d’une réflexion sur ce que permettent ou non les lois de la physique, sur les procédés qui seront développés à moyen terme. Il va de soi que la prospective à long terme n’est pas une science exacte et que tout ceci doit être considéré avec précaution. Si on voulait résumer ces spéculations, on devrait s’attendre surtout à un important essor de machines complexes (des milliards de composants) intégrées à un ensemble traitant soit de l’information pure (processeur), soit de la matière et de l’information (circuit intégré, minilaboratoire de chimie, « matériaux intelligents »). En revanche, il semble impossible que ces techniques puissent mener à des nano ou des micromachines autonomes, capables de se reproduire. Si des êtres vivants comme les bactéries y arrivent, c’est parce qu’ils sont fondés sur des principes très différents.

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PROSPECTIVE

LE VIVANT La convergence L’essor des nanotechnologies et les progrès de la compréhension du monde vivant mènent à une convergence des deux mondes. On peut tout d’abord citer des travaux de recherche visant à intégrer des molécules ou des édifices moléculaires issus du vivant dans un système artificiel, à l’image de ceux présentés dans l’encadré p. 159. Mais cette convergence pourrait être à long terme plus profonde et concerner la compréhension plus complète du fonctionnement de la cellule et la reproduction de son fonctionnement. Elle pourrait se faire autour d’une forme de vie « minimale », assez complexe pour être qualifiée de vivante et assez simple pour être à la portée de notre compréhension, voire être agencée pour remplir un but donné. Arrivé là, on pourrait considérer que les processus qui régissent le fonctionnement du vivant deviennent aussi des technologies permettant de créer des cellules artificielles, au même titre que celles issues de la microélectronique mènent à des MEMS par exemple (voir aussi encadré p. 193). On peut citer trois pistes qui symbolisent cette convergence de l’inanimé et de l’animé. – Dans une approche que l’on appelle désormais la biologie synthétique, certains essaient de créer la vie à partir de rien. Un événement symbolique a été la première fabrication d’un virus synthétique en 2002, celui de la polio, par Eckard Wimmer et son équipe. Ils ont assemblé les 7 500 bases de l’ADN correspondant à l’ARN de ce virus, l’ont transformé en ARN, puis ont mis cet ARN en présence d’un mélange de protéines et de ribosomes assurant la synthèse des protéines qui composent ce virus et leur autoassemblage. Un virus a bien été construit à partir de son génome. Toutefois un virus est bien plus simple qu’une cellule, et n’est pas vraiment un être vivant. 190

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Il existe également divers travaux portant sur la réalisation de cellules simplifiées. À titre d’exemple, on peut citer les travaux de Vincent Noireaux et Albert Libchaber de l’université Rockefeller à New York, en 2004. Par un procédé astucieux, ces chercheurs ont fabriqué une sphère formée de molécules amphiphiles autoassemblées, percée de trous formés de protéines. Pendant la fabrication de ces sphères, ils y ont enfermé un ensemble de molécules (dans ce cas extraites de bactéries) permettant la synthèse de protéines : des ribosomes, des protéines nécessaires pour la synthèse, de l’ARN polymérase, de l’ARN de transfert, ainsi qu’un petit anneau d’ADN codant pour une protéine fluorescente. Vincent Noireaux et Albert Libchaber ont ainsi fabriqué ce que l’on pourrait appeler des cellules artificielles. Celles-ci ont été placées un milieu nutritif contenant des éléments de base pour la synthèse de l’ARN (blocs ribose-basetriphosphate), et des acides aminés42. Les trous permettaient à la sphère d’intégrer des molécules nutritives. On a observé que, effectivement, ces cellules artificielles ont fabriqué la protéine fluorescente pendant plusieurs jours. On peut citer l’exemple du réseau européen PACE43 qui regroupe treize partenaires européens mais aussi des groupes américains. – Une autre approche consiste à partir d’une cellule et à la simplifier. C’est la démarche inverse. Le sujet d’expérience de prédilection est la bactérie Mycoplasma genitalium, découverte en 1980, qui est l’une des plus simples connues. Son génome ne contient que 580 000 paires de bases avec les codes de 482 protéines en plus de l’ARN de transferts et des ribosomes. On essaie ensuite d’enlever chaque gène pour tester son utilité. L’idée est de « fabriquer » ainsi une cellule minimale ne contenant que les gènes indispensables à la vie de la bactérie. Cette bactérie pourrait servir de 42. http://www.rockefeller.edu/labheads/libchaber/artificialCell.php 43. http://www.istpace.org/

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PROSPECTIVE

plate-forme pour faire de la chimie dans des conditions « douces », (basse température et basse pression comme dans le vivant). Les promoteurs de ces techniques évoquent par exemple la possibilité de réaliser des biocarburants ou de l’hydrogène par cette méthode. C’est l’un des buts que se fixe l’équipe de Hamilton Smith (prix Nobel de médecine) de l’institut J. Craig Venter44. Lui et son équipe sont arrivés à définir un ensemble de 382 protéines indispensables. L’étape suivante, achevée fin 2007, a consisté à réaliser un chromosome artificiel, qui doit être inséré dans le cytoplasme d’une autre cellule de ce type en vue d’obtenir une cellule minimum qui serait nommée Mycoplasma laboratorium. – Ces travaux sont très liés aux recherches sur l’origine de la vie sur Terre. Le scénario de référence est que des molécules d’intérêt biologiques se sont formées spontanément sur Terre. Des processus physiques et chimiques mal compris auraient donné naissance à des édifices de plus en plus complexes capables de se reproduire de manière sommaire puis plus organisée avec l’apparition de molécules contenant de l’information (un ancêtre inconnu de l’ARN). Ces édifices sont devenus des cellules vivantes il y a quatre milliards d’année (à quelques centaines de millions d’années près). Ce chemin continu entre la molécule et la cellule suggère qu’il existe des formes de vie bien plus simples que les formes de vie actuelles, mais on en ignore la nature. C’est aussi dans ce cadre que l’on peut citer des recherches visant à déterminer d’autres types de chimie présentant des propriétés proches de celle du vivant, mais plus simples.

44. http://www.jcvi.org/research/

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VIVANT ET ASSEMBLEURS On peut dire que le vivant fait déjà une partie de ce qui était évoqué par Drexler : des petites entités qui se dupliquent (les cellules) et qui modifient la matière à l’échelon moléculaire, à la limitation près que le vivant intervient principalement sur des molécules organiques. L’homme utilise même ce phénomène depuis fort longtemps. Un premier exemple est celui de la fermentation, dont l’origine biologique a été comprise à la suite des travaux de Pasteur en 1857. On utilise des micro-organismes existants pour réaliser des réactions chimiques, et ce depuis dix mille ans au moins. En l’absence d’air, pour récupérer de l’énergie, de nombreux micro-organismes transforment le glucose en alcool ou en acide lactique. C’est ainsi que l’on transforme du jus de raisin en vin, du lait en fromage ou en yaourt, du chou en choucroute. Il y a par exemple de l’ordre d’un milliard de micro-organismes par gramme de yaourt. La fermentation est également utilisée industriellement pour éliminer des eaux usées des molécules digestibles de manière beaucoup plus simple qu’avec la chimie. Elle pourrait également être utilisée pour produire de l’électricité : c’est le principe de la pile microbienne, dont l’idée date de un siècle : une culture de bactéries digère du glucose (mais aussi des eaux usées) et produit de l’électricité que l’on récupère en couplant la paroi de ces bactéries à une électrode. Ce domaine fait l’objet de recherches et on pourrait bientôt voir apparaître de tels dispositifs. Un deuxième domaine d’application est celui des biotechnologies. Un exemple phare est la fabrication de l’insuline. Depuis les années 1920, on sait que cette protéine, qui se compose de 51 acides aminés, est nécessaire au traitement de nombreux diabétiques. On a longtemps utilisé exclusivement de l’insuline extraite de cadavres d’animaux, jusqu’au début des années 1980. C’est en effet en 1978 que la société américaine Genentech a pour la première fois fabriqué de l’insuline humaine à partir d’une bactérie dont on avait modifié le génome. Dans ce cas, les « assembleurs » sont les ribosomes de cette bactérie. Comme la population de bactérie double toutes les vingt minutes, on arrive rapidement à des

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populations de bactéries de 1013 par litre de culture. Avec deux mille ribosomes par bactérie, on arrive à des populations de 1016 « assembleurs » par litre. Ce chiffre est largement supérieur à ceux donnés dans l’exemple du tableau 7 plus haut, mais les ribosomes ne sont pas aussi rapides que ceux de Drexler : chacun d’entre eux accroche les chaînes d’acides aminés au rythme d’une molécule d’insuline toute les cinq secondes. On arrive ainsi à des productions qui se mesurent en dixièmes de grammes par litre de culture. Les bactéries sont détruites et l’insuline est récupérée. On a évoqué au début de ce chapitre la question de la gelée grise, multiplication incontrôlée d’entités capables de s’autodupliquer. Qu’en est-il du vivant ? Le phénomène de croissance exponentielle a bien lieu, mais on arrive à un équilibre lorsque les éléments nutritifs deviennent rares. Lorsque les bactéries colonisent une « niche écologique» non occupée, cette croissance peut être spectaculaire : il y a un peu moins de quatre milliards d’années sont apparues les cyanobactéries, organismes qui, comme nos plantes actuelles, fixent le gaz carbonique et rejettent de l’oxygène. Elles ont proliféré de manière telle que notre planète en a été entièrement changée : modification radicale de l’atmosphère et sans doute du climat, explosion de la vie dynamisée par l’oxygène, modification des sols. On estime que sur Terre il y aurait 5 × 1030 bactéries, soit une masse de l’ordre de 5 × 1015 Kg (sans doute une bonne partie de la biomasse).

Bénéfices et inquiétudes Les propriétés du vivant sont fréquemment utilisées dans l’industrie, notamment dans l’agroalimentaire (fermentations), l’industrie pharmaceutique (biotechnologie) et l’industrie de l’environnement (épuration des eaux). Dans tous les cas on tire parti de deux propriétés spécifiques du vivant : – sa capacité à se reproduire, ce qui permet d’obtenir le bon nombre de micro-organismes ; 194

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– sa capacité à provoquer des réactions chimiques grâce à des protéines, de manière plus sélective et plus « douce », c’est-à-dire dans des conditions de température et de pression standard, sans solvants dangereux. On fait souvent appel à des micro-organismes « naturels » que l’on a parfois sélectionnés. Dans d’autres cas, on modifie légèrement leur génome pour les rendre aptes à produire une molécule spécifique (nous avons vu le cas de l’insuline humaine). Si, un jour, l’homme devient capable d’assembler des molécules pour en faire une cellule artificielle agencée, le spectre des applications ci-dessus pourrait être considérablement élargi. On peut penser à la synthèse de molécules de manière simple, à de nouvelles formes de médecine (thérapie génique, alternatives aux antibiotiques…), au nettoyage de zones polluées, à la fabrication de matériaux. Les travaux de l’institut J. Craig Venter au sujet de la synthèse d’une cellule minimale sont justement présentés comme une recherche pour trouver des organismes fabriquant des carburants (hydrogène ou alcool) à partir de la lumière solaire, ou alors capables de séquestrer du carbone. Le département de l’énergie américain (DOE) finance d’ailleurs une partie de ces recherches. Ce scénario suscite des espoirs mais aussi des inquiétudes. Ce n’est pas une histoire nouvelle. En 1975, cent quarante scientifiques se réunissent à Asilomar (en Californie) pour débattre des risques et des promesses des techniques toutes nouvelles de l’époque permettant de modifier le génome d’un micro-organisme. Les scientifiques n’allaient-ils pas répandre dans la nature de nouvelles espèces pathogènes ? Ce questionnement s’est répandu rapidement à tous les acteurs concernés, et il s’en est suivi une période de polémique de quelques années avant que, l’accumulation de connaissances aidant, on arrive à une réglementation adaptée. La crainte d’une dissémination d’une nouvelle espèce artificielle a récemment resurgi avec l’arrivée des OGM. L’une des craintes affichées par les opposants est la possibilité que les gènes ajoutés aux espèces OGM ne se répandent partout. 195

PROSPECTIVE

Si on devait créer des cellules artificielles, les mêmes questions se poseraient, sans doute avec plus de force. Ne risque-t-on pas de relâcher dans la nature de nouvelles espèces vivantes qui pourraient déplacer des équilibres écologiques ? Ces questions sont particulièrement préoccupantes pour des applications concernant de vastes tonnages : fabrication de biocarburants, séquestration de gaz carbonique. Un autre sujet de préoccupation est la possibilité d’applications militaires. ETC (acronyme de l’anglais Erosion, Technology and Concentration), une organisation non gouvernementale localisée au Canada, a récemment dénoncé la prise de brevets associée à des organismes vivants et les risques de ce type de recherche45. Au-delà de l’aspect risque, ce type d’avancée modifie notre perception de la nature, comme l’a souligné, au début des années 2000, le philosophe français Jean-Pierre Dupuy. Le fait de créer une forme de vie artificielle changerait sans aucun doute notre rapport à la vie, qui passerait du statut de quelque chose que l’on observe à quelque chose que l’on peut faire. D’autre part, la disparition de la différence entre les créations humaines et celles de la nature nous ferait perdre les repères auxquels nous sommes habitués. Depuis la nuit des temps, l’homme a modifié et utilisé plantes, animaux et micro-organismes, en bouleversant sensiblement la surface du globe. La création de micro-organismes est-elle dans la continuité ou en rupture avec ces pratiques ? Prenons par exemple une question à laquelle il peut devenir difficile de répondre : imaginons que l’on sache créer un micro-organisme artificiel utile et que l’on ait prouvé qu’il ne présente pas de danger, à part le fait qu’il deviendrait une espèce de plus dans la biosphère. Est-il « plus écologique», pour fabriquer un produit donné, de garder un procédé polluant ou de faire appel à un procédé non polluant à partir de ce micro-organisme ? Une question de ce type se poserait si l’institut Craig Venter mettait effectivement au point une espèce 45. http://www.etcgroup.org/en/issues/synthetic_biology.html

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nouvelle capable de fabriquer du biocarburant. Car pour avoir une production utile il en faudrait des centaines de milliers de tonnes. UNE TROISIÈME VOIE ? Il n’existe à l’heure actuelle que deux types d’ensembles de processus par lesquels des nanosystèmes relativement complexes peuvent être construits : – les méthodes issues de la microélectronique ; – ce que fait le vivant. Ils ont tous les deux la particularité d’associer un ensemble de processus variés compatibles entre eux : des opérations sur un wafer de silicium dans un cas et des séries de réactions chimiques sur des molécules « interopérables » dans l’autre. On note que les méthodes de synthèse chimique et d’autoassemblage sont présentes dans ces deux ensembles. Il existe également de très nombreux moyens de réaliser des nanoobjets, mais dans tous les autres cas, on ne peut pas traiter les objets ainsi créés par d’autres procédés pour les modifier, les positionner, les greffer entre eux. Nous avons spéculé jusqu’à présent sur les deux voies existantes mais rien ne dit toutefois qu’un jour on n’en inventera pas une troisième. Il n’y a pas de piste sérieuse à ce jour, mais à la fin de cet ouvrage, on peut pousser un peu plus loin la spéculation et imaginer un dernier exemple. Nous allons quitter le monde de la cellule pour passer à celui des organismes multicellulaires. En plus des mécanismes chimiques propres aux cellules, les organismes multicellulaires évolués ont un système nerveux qui traite l’information au niveau central. Celui-ci permet d’intégrer des stimulus variés et les réactions associées au niveau global, mais aussi d’effectuer des traitements plus sophistiqués. L’élément de base est le neurone, découvert par Santiago Ramón y Cajal au début du XXe siècle. Le cerveau humain 197

PROSPECTIVE

en comprend 1011, chacun étant relié à ses congénères par une dizaine de milliers de connections chimiques, les synapses. Ces synapses sont bien particulières, elles couplent les neurones entre eux, peuvent se faire et se défaire, modifier la force du couplage qu’elles opèrent. Il y a environ 1015 de synapses au total, éléments que l’on assimile souvent à des unités élémentaires du cerveau. Cette analogie a des limites car le cerveau ne fonctionne pas comme un ordinateur, ni par le hardware (on parle parfois de « wetware », wet signifiant humide en anglais), ni par la représentation des données. Le cerveau est plus évolutif qu’un circuit (il se reconfigure, il apprend), mais il est aussi beaucoup plus stable que l’intérieur d’une cellule. Et bien, imaginons une technique permettant de coupler avec le même foisonnement que dans le cerveau des objets élémentaires de trois micromètres de côté, ce qui est énorme par rapport à nos transistors, mais demanderait sans doute la présence de composants plus petits. On pourrait en empiler 1013 dans un volume de un litre, disons dix fois moins parce qu’il faut laisser de la place pour les câbles. Si, comme dans le cerveau, les calculs sont effectués au niveau des connections, là où sont branchés les câbles, cela ferait encore 1016 calculateurs élémentaires par litre soit sans doute un million de fois plus que dans des processeurs avancés. Ce raisonnement ne répond toutefois pas à la question : À quoi pourrait servir un tel dispositif, et comment le programmer ? Pour finir, on peut citer des auteurs comme Ray Kurzweil46 ou Hans Moravec47 qui, à l’image de Eric Drexler, spéculent sur l’impact de telles technologies, qui permettraient de prolonger la loi de Moore jusqu’à faire des machines bien supérieures au cerveau humain. Mais il est temps d’arrêter le voyage.

46. Ray Kurzweil, « The age of spiritual machines », Penguin Books, 1999. 47. Hans Moravec, « Robots : Mere machines to Transcendent Mind », Oxford University Press, 1999.

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Conclusion

Depuis le discours de Richard Feynman, la notion de nanomachine a fait du chemin. De concept hypothétique faisant l’objet d’un pari à la fin du discours, cette notion a évolué pour devenir un concept courant. On manipule désormais les molécules individuellement, qu’il s’agisse de la synthèse d’ensembles de quelques centaines d’atomes ou de biomolécules extraites de cellules. De même, les techniques de fabrication par lithographie issues de la microélectronique permettent de réaliser des structures d’une dizaine de nanomètres. D’un côté il y a le monde des machines artificielles, qui correspond déjà à une réalité de laboratoire, voire industrielle. On y manipule des composants parfois nanométriques mais, souvent, on s’arrête au micromètre, les enjeux se situant plus en termes de diversification que de diminution de la taille. Des projets de miniaturisation plus poussée existent, mêlant construction de nano-objets par synthèse ou autoassemblage et techniques de lithographie. Mais ils sont pénalisés à la fois par des difficultés de fabrication ou d’observation inhérentes au monde du nanomètre et par des effets physiques qui en perturbent 199

CONCLUSION

le fonctionnement. Rien d’étonnant à cela, ces machines sont souvent des extrapolations de ce que nous savons faire dans notre monde, avec des pièces rigides. Ces filières mèneront à des systèmes parfois complexes composés de micro ou de nanoéléments associés pour remplir une fonction, qu’il s’agisse de calcul, de chimie ou d’action mécanique. On peut en attendre de réelles innovations dans le domaine du calcul, de la médecine, de la chimie voire des matériaux intelligents. Il existe également quelques idées d’applications liées à des machines individuelles, mais celles-ci sont plus rares, compte tenu notamment des limitations en termes d’énergie et de communication mais aussi de la complexité qu’il faudrait intégrer dans une machine pour qu’elle soit autonome avec ses systèmes d’alimentation en énergie, de perception, d’action. Le terme « nanomachine » fait également désormais partie du vocabulaire du biologiste. L’observation du vivant a en effet révélé une multitude de nanosystèmes naturels qui peuvent être considérés comme des machines dans la mesure où ils agencent de l’information ou de la matière à l’intérieur de la cellule, transformant de l’énergie en chaleur. Il s’agit de mécanismes « ultimes » en ce sens que leurs pièces sont des atomes individuels. Ceux-ci sont relativement différents des machines artificielles et il n’est pas rare, par exemple, qu’ils se séparent en plusieurs morceaux qui se recombinent, chose assez inhabituelle pour nos machines classiques. Les nanosystèmes naturels peuvent beaucoup mieux tirer parti des lois du nanomonde. Ils font appel aux liaisons faibles entre atomes, et aussi à l’agitation thermique du milieu ambiant. Contrairement aux machines classiques auxquelles on demande une certaine stabilité, les nanosystèmes naturels ne fonctionnent souvent que parce qu’ils existent dans un univers perpétuellement agité. L’eau est leur milieu de prédilection, car elle décuple les combinaisons possibles. Si on compare le chemin parcouru vingt ans après les thèses de Eric Drexler dans son livre « Engins de création », on pourrait dire que la situation est la suivante. 200

COMMENT FONCTIONNENT LES NANOMACHINES ?

CONCLUSION

– L’idée de nanomachines artificielles et autonomes, capables de se répliquer, semble toujours très irréaliste. La peur de la gelée grise telle que dépeinte au début des années 2000 semble tout autant hors de propos. – Le concept d’assembleur dans de futurs systèmes (permettant la synthèse de molécules, ou leur analyse) suscite de l’intérêt même s’il n’a pas le sens que lui avait donné originalement E. Drexler. Ces assembleurs prendraient plutôt l’aspect de circuits constituant de minuscules petits laboratoires, voire des usines. Ils ne seraient pas le moins du monde capables de se dupliquer mais pourraient être produits en masse en usine, comme c’est déjà le cas pour les microprocesseurs actuels. – Nous sommes actuellement à un carrefour. Les progrès des nanotechnologies et des biotechnologies font que les deux univers tendent à se confondre. On assiste ainsi à l’émergence de techniques permettant d’hybrider des systèmes naturels et artificiels. Mais cette convergence est plus profonde ; les astuces développées par la nature pour que le vivant existe pouvant elles-mêmes, à terme, être intégrées dans des techniques. On peut spéculer sur l’émergence de dispositifs qui, comme le vivant, tireraient mieux parti des lois de la physique à l’échelle nanométrique. On s’attend à un fort impact sur la médecine mais aussi à l’émergence de procédés plus doux, voire de nouveaux matériaux ou dispositifs aux propriétés inédites. Cette convergence des nanotechnologies et des biotechnologies, si elle a lieu, est également porteuse de questionnements quant à notre rapport à la nature. On peut se demander par exemple si la convergence entre l’artificiel et le naturel est de nature différente par rapport à d’autres convergences passées entre la nature et l’activité humaine comme l’agriculture, l’élevage et les biotechnologies… La question du risque se poserait également, en particulier en ce qui concerne l’émergence d’organismes synthétiques pour des applications supposant une utilisation dans l’environnement même. 201

CONCLUSION

– Quant aux idées de Drexler selon lesquelles il existerait des solutions plus « performantes » de nanofabrication que celles que la nature a développées, aucune loi de la physique ne l’interdit, mais cela est loin de constituer une preuve de faisabilité. En tous cas, on n’en entrevoit pour l’instant aucune.

202

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