Atlas des lieux maudits
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Table of contents :
SOMMAIRE......Page 6
Les risques
du voyage......Page 8
AU CŒUR
DE LA
VIEILLE EUROPE......Page 11
FALAISES D’AULT......Page 12
CHÂTEAU DE MONTSÉGUR......Page 16
ROCCASPARVIERA......Page 20
NUREMBERG......Page 22
ENTRE
MONDE MÉDITERRANÉEN
ET
AFRIQUE AUSTRALE......Page 27
OUMARADI......Page 28
CHARYBDE ET SCYLLA......Page 32
PARC NATIONAL
DE KASANKA......Page 36
ZAPADNAYA LITSA......Page 38
VALLÉE DES ROIS......Page 40
VALLÉE DE SIDDIM......Page 44
MORIAH ET GOLGOTHA......Page 46
D’UNE RIVE À L’AUTRE
DE
L’OCÉAN INDIEN......Page 51
KIBERA......Page 52
ÎLE EUROPA......Page 56
GOLFE D’ADEN......Page 58
GOUR EMIR......Page 62
THILAFUSHI......Page 64
AUTOUR DU
GOLFE
DU BENGALE......Page 69
JHARIA......Page 70
PLAINE DE REAM......Page 72
DÉTROIT DE LA SONDE......Page 76
ENTRE
L’ORIENT
ET
L’OCÉANIE......Page 79
HOUTMAN ABROLHOS......Page 80
AOKIGAHARA......Page 82
CAP YORK......Page 84
TAKUU......Page 86
NAURU......Page 88
D’UNE RIVE À L’AUTRE
DE
L’AMÉRIQUE......Page 91
VAGUE DE MAVERICKS......Page 92
TRIANGLE DU NEVADA......Page 94
MINE D’OR
DU HOLLANDAIS......Page 98
TONINA......Page 100
TIPPECANOE RIVER......Page 102
AMITYVILLE......Page 104
DANS
LES ÎLES
DU
NOUVEAU MONDE......Page 109
CITÉ SOLEIL......Page 110
CAP HORN......Page 112
TRIANGLE DES BERMUDES......Page 116
ÎLE de SABLE......Page 120
SOUS
LE SOUFFLE
DE
L’ATLANTIQUE......Page 123
PLAINE ABYSSALE
DE GAMBIE......Page 124
CUMBRE VIEJA......Page 126
CAP BOJADOR......Page 128
EILEAN MOR......Page 132
YEUN ELLEZ......Page 134
TIFFAUGES......Page 136

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Atlas des Lieux maudits

© Flammarion, Paris, 2013, 2014 87, quai Panhard-et-Levassor 75647 Paris Cedex 13 Tous droits réservés ISBN : 978-2-0812-9552-0 n° d’édition : L.01EBNN000295C006

Olivier Le Carrer

Sibylle Le Carrer

Atlas des Lieux maudits

Sommaire 6 Les risques du voyage Au cœur de la vieille Europe 10 Falaises d’Ault Au péril de la mer 14 Château de Montségur La synagogue de Satan 18 Roccasparviera Le village fantôme 20 Nuremberg L’écho sinistre des bruits de bottes Entre monde méditerranéen et Afrique australe 26 Oumaradi Les naufragés des sables 30 Charybde et Scylla Croisière à haut risque 34 Parc national de Kasanka L’invasion des chauves-souris 36 Zapadnaya Litsa L’anti-chambre de l’enfer 38 Vallée des Rois La malédiction d’Aton 42 Vallée de Siddim Un destin cataclysmique 44 Moriah et Golgotha Cauchemars spirituels D’une rive à l’autre de l’océan Indien 50 Kibera Cloaque non répertorié 54 Île Europa Cauchemar tropical 56 Golfe d’Aden Les damnés de la mer 60 Gour Emir Mausolée maléfique 62 Thilafushi Lagon empoisonné Autour du golfe du Bengale 68 Jharia Brasier souterrain 70 Plaine de Ream Un barrage contre le désespoir 74 Détroit de la sonde Le monstre Krakatoa

Entre l’Orient et l’Océanie 78 Houtman Abrolhos L’archipel du massacre 80 Aokigahara La forêt des suicides 82 Cap York Au pays des crocodiles tueurs 84 Takuu Un atoll en sursis 86 Nauru Ravagé par le phosphate D’une rive à l’autre de l’Amérique 90 Vague de Mavericks Un monstre au sang froid 92 Triangle du Nevada Menace dans le ciel 96 Mine d’or du Hollandais Le gisement du malheur 98 Tonina Le mystère des Mayas 100 Tippecanoe River La malédiction des Shawnees 102 Amityville L’antre du démon Dans les îles du Nouveau Monde 108 Cité Soleil Tous les maux de la Terre 110 Cap Horn Cauchemar de marin 114 Triangle des Bermudes Le royaume des énigmes 118 Île de Sable Un piège à bateaux sur l’Atlantique Sous le souffle de l’Atlantique 122 Plaine abyssale de Gambie Là où naissent les cyclones 124 Cumbre Vieja En attendant le tsunami 126 Cap Bojador La frontière du monde connu 130 Eilean Mor Le phare des disparus 132 Yeun Ellez Les marécages des damnés 134 Tiffauges Le château de Barbe-Bleue

Atlas des Lieux maudits

Les risques du voyage

E

n matière de malédiction, c’est peu de dire que l’humanité revient de loin. Les premières pages de la Bible donnent une idée assez claire de l’ambiance déplorable qui régnait lors de la création. « Maudit soit le sol à cause de  toi  !  » peut-on lire dans le livre de la Genèse (3. 17), lorsque Dieu, excédé par la désobéissance d’Adam, lui signifie qu’en lieu et place du jardin d’Éden il devra pour survivre s’échiner à travailler une terre ingrate. Dans ce qui ressemble fort à une malédiction générale de tous les futurs terriens, aucun détail n’est d’ailleurs épargné à l’intéressé sur les inconvénients de son nouveau statut : « À force de peines tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs. À la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré. » Certes, l’épineuse question du retour au sol ne connaît toujours pas, à ce jour, d’alternative satisfaisante. On sait en revanche avec quelle ingéniosité l’homme a su relever le défi divin, multipliant par cinquante la productivité de ses cultures grâce à l’invention du tracteur et à l’emploi massif de produits phytosanitaires et d’engrais azotés. Pour près de deux milliards d’êtres humains – généralement ceux qui ont eu la chance de naître à proximité d’une usine de machines agricoles  –, la terre ne ressemble donc guère aujourd’hui à la vallée de larmes que semblaient annoncer les

écritures il y a quelques milliers d’années. Pour les cinq milliards restants, les vestiges de la mauvaise humeur initiale du Créateur sont, hélas, encore bien visibles. Pas toujours d’ailleurs parce que la terre est basse ou stérile, les histoires de labourage et de pâturage ne concernant plus qu’un tiers seulement de la population mondiale (et moins de 5 % dans les pays développés !). L’humanité a trouvé depuis de plus efficaces façons de se maudire, développant d’étranges théories urbanistiques et inventant toutes sortes de travaux plus pénibles les uns que les autres, dans les mines, les manufactures, la pêche industrielle ou les centres d’appel. Au point de concevoir en grand nombre des enfers qu’aucun dieu ou démon n’aurait jadis osé envisager. Les cas évoqués dans ces pages rappellent s’il était besoin combien le malheur d’un lieu doit à l’imagination débordante de l’homme. Les malédictions lancées par les prophètes d’avant-hier, toutes impressionnantes qu’elles soient, restaient en effet d’une abstraction assez rassurante  : des mots un peu vifs, jetés sous le coup de la colère, qui n’engageaient au fond que celui qui n’avait pas le bon sens de les oublier. Leurs avatars modernes se révèlent infiniment plus insidieux. On l’aura compris, tous les lieux maudits ne se valent pas. Grossièrement, trois types de raisons peuvent justifier une étiquette aussi dissuasive, la plus classique et la plus proche du sens originel du mot étant bien sûr liée aux injonctions d’ordre mystique. Particulièrement féconde

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de l’Antiquité au Moyen Âge, cette catégorie marque franchement le pas aujourd’hui faute d’auteurs capables de renouveler le genre. La tradition se maintient cependant dans certaines régions grâce au zèle de lecteurs passionnés qui s’appliquent à perpétuer les malédictions des bons vieux textes sacrés, quitte à en faire profiter leurs voisins par tous les moyens possibles, y compris militaires. On trouve d’édifiants exemples de cette tendance au Proche-Orient. Parallèlement au déclin de la veine religieuse, une variante mystique connaît un succès indéniable depuis deux siècles  : celle du phénomène surnaturel ou paranormal capable de déclencher les pires choses dans des coins paisibles qui ne demandaient rien à personne. Du triangle des Bermudes à la maison diabolique d’Amityville, ce sont les plus fascinants car ouvrant la porte aux interprétations les plus folles. Invérifiables par nature, ils ont toutes les qualités pour animer de plaisants débats dans lesquels tout et son contraire pourra être dit impunément. La seconde famille de lieux maudits prête moins à controverse, mais s’avère plus redoutable. Il s’agit de ces endroits qui, pour toutes sortes de raisons parfaitement naturelles (climat épouvantable, proximité d’un volcan irascible, colonies de bestioles inamicales, terre incultivable…), gâchent durablement la vie des populations locales ou présentent un réel danger, pour cellesci comme pour les visiteurs.

Troisième cas de figure, non moins redoutable : les sites rendus invivables du fait de l’activité humaine. Les causes peuvent en être variées (pollution, criminalité, séisme financier, litige frontalier insoluble…) mais les résultats ne changent guère, se traduisant par des conditions de vie infernales pour les résidents. Qui plus est sans véritable espoir de changement, la pérennité du problème constituant malheureusement – ici comme dans les autres catégories  – un trait de caractère essentiel. Il va de soi que les trois grandes familles de lieux maudits peuvent aussi se combiner sur un même territoire, pour le plus grand malheur des intéressés. Compte tenu de tout ce qui précède, le lecteur pourra se demander s’il est bien raisonnable de s’intéresser à ces lieux peu engageants. Voici au moins deux bonnes raisons de le faire malgré tout. D’une part, l’innocent touriste y puisera l’information nécessaire pour éviter de se faire piéger dans un endroit impossible par un tour-opérateur indélicat. D’autre part, le citoyen curieux trouvera là un remarquable condensé de tout ce qui fait la terrifiante mais passionnante complexité de l’humanité et pourra en déduire une conclusion réconfortante : l’Everest et la Lune ne sont plus à conquérir, mais il reste bien des territoires mystérieux à explorer et à comprendre en ce bas monde.

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AU CŒUR DE LA VIEILLE EUROPE Falaises d’Ault Château de Montségur Roccasparviera Nuremberg





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1° 26’ E - 50° 06’ N

FALAISES D’AULT Au péril de la mer

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ne station balnéaire du nord de la France se développer, notamment grâce à l’activité de peut s’avérer un choix judicieux pour son port de pêche. Au milieu du millénaire, commencer ce voyage autour du monde. sa réputation de prospérité est bien établie Accès facile par les transports en commun malgré les aléas de la guerre de Cent Ans. Mais –  liaisons quotidiennes par autocar via la gare les tempêtes se montreront finalement plus SNCF de Woincourt –, bienfaits de l’iode et meurtrières que les soldats saxons  : en 1579, la présence de pensions labellisées permettent de ville basse et le port disparaissent sous les flots. se roder sans grands risques avant d’affronter les La suite se résumera à une lutte incessante jungles lointaines. À condition de ne pas traîner en contre les éléments. Inégale bien sûr, même si, deux siècles plus tard, route, car rien ne garantit qu’il Ault semble avoir retrouvé soit longtemps possible de Une partie du village sa superbe. La ville occupe profiter du pittoresque front à nouveau le perroir, cette de mer d’Ault-Onival dans pend déjà terre basse qui déborde des conditions acceptables aux fêlures du rocher largement la falaise, la de confort. L’hospitalité des population atteint les cinq Aultois n’est pas en cause, bien au contraire, mais plutôt celle des eaux grises mille âmes et le port nourrit six cents pêcheurs. de la Manche qui s’ingénient depuis la nuit des Las ! elle reste condamnée au sursis perpétuel. temps à détruire méthodiquement ce que les Le perroir ne cesse de reculer devant la mer hommes tentent de bâtir, abusant sans vergogne – plus de cent mètres perdus en cent ans –, les de la fragilité des falaises crayeuses et de la digues sont régulièrement emportées et les habitations balayées par les marées de tempêtes. versatilité des rivages de galets. L’affaire avait pourtant plutôt bien commencé : Au fil du xixe  siècle, les pêcheurs se résignent en 1206, le village d’Ault devient suffisamment enfin, migrant la mort dans l’âme vers Le Tréport, important pour se voir attribuer une charte Le Hourdel ou Saint-Valéry. Victor Hugo s’émeut communale par son autorité de tutelle, le dans une lettre de l’état des lieux : « De loin, tous seigneur Thomas de Saint-Valéry – lequel ces pauvres toits pressés les uns sur les autres trouvera la mort huit ans plus tard au cours de font l’effet d’un groupe d’oiseaux mal abrité qui la bataille de Bouvines, non sans avoir sauvé se pelotonne contre le vent. Le bourg d’Ault se le roi d’un grand péril, mais ceci est une autre défend comme il peut, la falaise s’en va souvent histoire. Au siècle suivant, le bourg ne cesse de par morceaux. Une partie du village pend déjà

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Atlas des Lieux maudits

aux fêlures du rocher. » La population se retrouve divisée par trois et les Aultois restants se réfugient prudemment dans le fond des valleuses, tout en s’inventant une nouvelle vocation, la serrurerie, moins dépendante des humeurs de Neptune. Les démons de l’érosion vont alors dénicher d’autres victimes : les bourgeois parisiens, trop aveuglés par la mode des bains de mer pour voir le piège. On lotit à tour de bras – « à partir de dix francs le mètre de terrain », annonce la réclame en 1882 –, on construit sur le sable, au propre comme au figuré. De grandes villas poussent à toute vitesse au bord de la plage d’Onival, sur le peu de terre basse rescapée du vaste perroir d’antan ; ou perchées sur la falaise dite «  vive  », dont on s’apercevra trop tard qu’elle l’est sans doute encore un peu trop…

Les plus téméraires de ces constructions ne sont déjà plus visibles, les unes emportées par les flots, les autres basculant dans le vide au gré de l’effondrement de la falaise. La commune se bat courageusement pour sauver le reste, s’épuisant à édifier de dérisoires protections de béton autour de son «  balcon sur la mer », comme on aime ici appeler le site. Vie et serrurerie suivent aujourd’hui tant bien que mal leur cours, de préférence à distance respectable de la mer, mais les quartiers bordant la corniche prennent des allures de ville fantôme avec leurs maisons aux tristes façades, comme si elles savaient n’avoir déjà plus aucun espoir. Qui pourrait vaincre un adversaire capable de dévorer trois mètres de rocher chaque année ?

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Falaises d’ault





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Longitudes ouest

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Longitudes est

1° 49’ E - 42° 52’ N

CHÂTEAU DE MONTSÉGUR La synagogue de Satan

A

vant de penser aux intrigantes légendes attachées à ces ruines, le promeneur sera bien inspiré de regarder soigneusement où il met les pieds. Car le premier maléfice à redouter ici est l’escarpement singulier de ce piton rocheux, ce «  puèg  » comme on dit en langue d’oc. Malheur au maladroit qui trouverait malin de s’écarter des sentiers balisés et perdrait pied au bord des précipices encerclant cette bien nommée «  citadelle du vertige  ». N’est-ce pas d’ailleurs une prouesse d’escalade qui scella, à l’aube de l’an 1244, le sort des cathares cernés par l’armée du roi Louis IX ? Nargué sept mois durant au pied de ce nid d’aigle hermétique aux stratégies militaires classiques, le chef de guerre Hugues des Arcis se décida à lancer un petit groupe d’agiles soldats à l’assaut de la falaise. À la faveur de la nuit, ceux-ci parvinrent au sommet, prirent le contrôle d’une tour de guet et hissèrent un trébuchet avec lequel ils purent dès lors bombarder sans discontinuer l’intérieur du château, rendant impossible la vie des assiégés et les forçant quelques semaines plus tard à la reddition. On sait ce qu’il advint de cette communauté, dernier bastion en France de la foi cathare  : les croyants présents – soit plus de deux cents hommes et femmes – marchèrent ensemble un dimanche de mars 1244, précisément le jour de l’équinoxe, vers le bûcher dressé en contrebas, refusant d’abjurer pour sauver leur vie. Quel

autre choix pour ces non-violents qui avaient fait vœu de courage devant la souffrance et la mort  ? Si leurs contemporains les nommaient cathares – du grec katharos, «  pur  » –, c’est à cause de leur ascétisme et de leur refus de toute compromission. Et, pour les mêmes raisons, ceux qui avaient reçu le consolamentum – un rite d’ordination – étaient connus sous le nom de parfaits, même s’ils préféraient entre eux s’appeler simplement bonshommes et bonnes dames. La troupe de «  sympathisants  » qui protégeait ces gens incapables de combattre fut autorisée à quitter les lieux sans dommages, pourvu qu’elle renonce à soutenir l’hérésie et fasse allégeance au roi de France. Lequel, soit dit en passant, eut tout lieu de se féliciter de cette «  croisade  » qui lui permit, au-delà de toute considération théologique, de réaliser une belle opération politique en mettant au pas quelques nobles turbulents du Midi. Le château de Montségur n’est plus tout à fait le même aujourd’hui que celui où se déroulèrent ces terribles événements. Historiens, archéo­ logues et conteurs locaux ne sont pas d’accord sur tout  : le lieu du martyr des cathares est-il bien au « prats dels cremats », comme le signale une stèle, ou sur une colline voisine ? L’émotion affleure partout dans ce site magnifique où tant de questions restent sans réponse… Il y a bien sûr ce mythique trésor cathare, entreposé diton à Montségur, avant d’être évacué vers une

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Atlas des Lieux maudits

destination inconnue. Et ces quatre hommes, désignés par la communauté pour fuir dans le plus grand secret avant la reddition finale, emportant on ne sait quoi avec eux : des pièces du trésor  ? Des documents précieux  ? De mystérieuses clés pour faire revivre ailleurs la tradition cathare ? À Montségur, rien ne semble impossible  : au siècle dernier, une équipe de chercheurs allemands est venue y travailler avec la bénédiction du régime nazi, convaincue que le château abritait le Graal, la fameuse coupe qui aurait recueilli le sang du Christ. Et que penser de l’architecture du lieu ? De ces spectaculaires jeux de lumière s’alignant dans les ouvertures des murailles, au moment des solstices, comme si les bâtisseurs avaient voulu faire de cette forteresse une sorte de calendrier astronomique  ? Le plan de la forteresse n’estil pas une reproduction de la constellation du Bouvier, avec le donjon figurant l’étoile

Arcturus ? Est-ce aussi un hasard si le Cant del boièr, la Chanson du bouvier, reste l’une des plus populaires du répertoire occitan, certains voyant en filigrane dans ses paroles un message codé à l’usage des générations futures ? Al cap del set cens ans verdegeo le laurel. « Au bout de sept cents ans, le laurier refleurira »… et avec lui bien sûr la foi cathare. Ainsi parlait jadis le troubadour en pays d’Oc. À moins que ce ne soit le dernier des parfaits au seuil du bûcher. Ou peut-être un poète né bien des générations plus tard… Personne ne sait au fond. Il est même plausible que le laurier soit plutôt un olivier, et que l’échéance soit régulièrement corrigée pour ne jamais se démoder. Qu’importe, la légende reste assez troublante pour que l’on se laisse bercer par ses vers en contemplant les ruines de ce que les inquisiteurs appelaient la « synagogue de Satan », mais qu’ils n’ont jamais complètement réussi à détruire.

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CHÂTEAU DE MONTSÉGUR





10°

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Longitudes ouest

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Ch ar yb de et Sc yll a

g be r Nu re m

pa rv ie r a Ro cc as

Ch M âte on au tsé de gu r

Longitudes est

7° 17’ E - 43° 53’ N

ROCCASPARVIERA Le village fantôme

A

vec son panorama à couper le souffle, emporte une partie des maisons. D’autres secousses cette «  roche à l’épervier  » pourrait en 1612 et en 1618 finissent par détruire le village. En se passer de légende pour assurer sa 1723, le curé, dernier irréductible, quitte les lieux en renommée. Quel maléfice a dû frapper ce lieu abandonnant les ruines à leur solitude. pour que ses habitants fuient un panorama aussi Catastrophes naturelles  ? Évidemment non, sublime ? Avant de le déserter, il leur avait fallu disent les conteurs lorsqu’ils évoquent l’épouvanconstruire ce drôle de village perché à plus de table nuit de Noël 1357. Quand la reine Jeanne, mille mètres d’altitude, à une heure de marche du souveraine de Naples, profite de l’hospitalité de son vassal et se rend pour la messe de minuit au hameau le plus proche par un sentier escarpé… bourg voisin de Coaraze. La seconde énigme ne connaît Avec Jeanne, mariée à huit guère de réponse  ; tout juste Un diabolique ans et veuve à vingt, remasait-on que l’existence de Rocriée trois fois ensuite, rien ne casparviera remonte au moins inventaire se passe simplement tant elle au xiie  siècle. Cent ans plus d’épidémies de peste, compte d’ennemis, y compris tard, on recense ici une église dans sa propre famille. Une et cent cinquante habitants. de renversements mauvaise surprise l’attend au Le château existait-il alors  ? d’alliances retour  : ses deux enfants asLes avis divergent, mais sa présassinés, leurs corps trônant sence est confirmée au siècle mettant en péril sur la table comme pour un suivant par le contrat d’inféola sécurité du lieu macabre souper. Quittant les dation établi au nom du sieur lieux le lendemain, folle de Marquesan, acquéreur de ce fief pour sept cents florins d’or. Bon an mal an, la douleur et de rage, non sans avoir incendié le châcommunauté grandit et finit par compter trois cent teau, elle aurait juré qu’à l’avenir « ni coq ni poule cinquante âmes. Et puis à l’aube du xve siècle tout se ne chanteront plus sur cette roche sanglante.  » dégrade. Une invasion de sauterelles ravage les mo- La réalité des aventures de Jeanne en Provence destes cultures, entraînant une disette de plusieurs laisse planer le doute sur la chronologie de l’afannées. Un diabolique inventaire d’épidémies de faire, mais l’aridité des lieux et l’instabilité de peste, de renversements d’alliances mettant en péril la montagne auront fini par donner raison à la la sécurité du lieu, de ruine du seigneur local, est légende, ne laissant subsister à flanc de rocher suivi par un premier tremblement de terre en 1564 qui que ces ruines sinistres et magnifiques.

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11° 4’ E - 49° 47’ N

NUREMBERG L’écho sinistre des bruits de bottes

L

es décennies se suivent et ne se ressemblent pas. Heureusement. Dans les rues fleuries de cette ancienne cité impériale, il faut avoir plus de cinquante ans ou le goût de l’histoire pour penser encore aux bruits des bottes qui résonnèrent ici avant de répandre leur fracas meurtrier à travers la planète. Au xxie  siècle, Nuremberg fait parler d’elle pour des raisons infiniment plus futiles et respectables : chaque année, aux premiers jours de février, s’y tient le Spielwarenmesse, le plus grand salon mondial du jouet. Les pavillons modernes du Messezentrum, à la climatisation irréprochable, accueillent ensuite avec le même professionnalisme pacifique des concours de chiens à pedigree, une foire de l’alimentation bio de réputation internationale et, preuve s’il était besoin que les leçons du passé ont été bien digérées, le Feuer Trutz, un salon consacré spécialement à la prévention des incendies. La plupart des visiteurs ignorent sans doute que, en flânant autour de ce centre d’exposition parfaitement fonctionnel, ils marchent précisément là où paradaient les troupes nazies dans les années 1930, au cœur du Reichsparteitagsgelände – mot à mot  : «  le terrain du congrès du parti du Reich  » –, gigantesque complexe imaginé par Albert Speer, l’architecte-bâtisseur d’Hitler, pour accueillir le congrès annuel et les démonstrations de force du national-socialisme. Avec un peu d’attention et

une bonne carte d’époque, les images reprennent facilement forme : cet impressionnant trait bien rectiligne de deux kilomètres vers le nordouest est la légendaire Grosse Strasse, l’allée monumentale menant de la Luitpoldarena, lieu de rassemblement des SA et SS, au Marzfeld, l’arène de sept cents hectares prévue pour les évolutions de quelques centaines de milliers de soldats. Entre les deux, l’imposant amphithéâtre à la romaine du Kongresshale, et l’interminable tribune du Zeppelinfeld, immortalisée sur tant de photos, avec ses étendards, ses jeux de lumière soulignant des alignements sans fin d’uniformes, qu’elle est devenue à elle seule le symbole de la terrifiante ferveur nazie. Quatre-vingts ans plus tard, les dalles disjointes de la Grosse Strasse sont assiégées par les herbes folles et ne mènent plus nulle part. Accaparé par des tâches plus destructrices, Albert Speer n’a jamais terminé son champ de mars. Pas plus que le Kongresshale, bâtisse toujours privée de toit dont la première pierre fut posée au moment même de la proclamation des lois dites de Nuremberg, premières mesures officiellement antisémites en 1935. Le mégalomaniaque Deutsches Stadion, copie géante du stade panathénaïque d’Athènes, en est resté pour sa part aux travaux de terrassement. Le Fuhrer avait modestement prévu que rien dans le monde ne pouvant arriver à la cheville de sa splendeur et de ses quatre cent mille places, tous les jeux

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Atlas des Lieux maudits

Olympiques à venir se dérouleraient donc ici, dans « la plus allemande des villes allemandes ». Aujourd’hui, ce sont les caravanes fatiguées d’un campement de forains qui meublent la perspective. Image symbolique d’un site pensé pour impressionner la terre entière et devenu une sorte de no man’s land que l’on préfère oublier. Les touristes ne traînent guère dans cette banlieue, préférant à juste titre arpenter les pittoresques ruelles piétonnes du centreville. Au bord de la rivière Pegnitz, qui coule paresseusement sous de charmants petits ponts de pierre, l’illusion est parfaite : malgré les pluies de bombes, le vieux bourg semble tout droit sorti du Moyen Âge. La maison cinq fois centenaire du peintre Albrecht Dürer y fait l’objet de soins

attentionnés et la commune veille jalousement sur le mythique globe de Martin Behaim et sur ses nombreux musées. Paradoxalement, c’est hors les murs de la vieille cité que se lisent encore les rares traces du drame qui s’est joué ici au siècle dernier. À l’ouest, où se dresse encore le palais de justice, théâtre entre 1945 et 1946 du dernier acte de la guerre la plus meurtrière de l’histoire. Et bien sûr au sud-est, sur le chantier inachevé du Reichsparteitagsgelände. Pied de nez au passé sulfureux du quartier, la vieille caserne SS, à quelques centaines de mètres de la Grosse Strasse, abrite maintenant le Haut-Commissariat aux réfugiés. Il ne faut jamais désespérer de l’humanité, même dans les lieux les plus maudits.

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Nuremberg

ENTRE MONDE MÉDITERRANÉEN ET AFRIQUE AUSTRALE Oumaradi Charybde et Scylla Parc national de Kasanka Zapadnaya Litsa Vallée des Rois Vallée de Siddim Moriah et Golgotha



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Ch ar yb de et Sc yll a

Ou ma ra di

Longitudes est

11° 12’ E - 13° 43’ N

OUMARADI Les naufragés des sables

I

ci, le « docteur » n’est pas toujours de bon conseil. Il ravage les villages et terrasse les habitants. On se demande bien d’ailleurs pour quelle mystérieuse raison ce diable d’harmattan, le vent qui souffle tout l’hiver sur l’Afrique de l’Ouest, s’est trouvé affublé d’un tel surnom. Parce qu’il rend l’air plus respirable dans les paysages surchauffés du Sahel  ? Le prix à payer pour ce bienfait très relatif est exorbitant. Il y a d’abord les risques accrus de maladies en raison de l’ingestion des poussières portées par le vent. Et, pire encore, l’étouffement progressif par le sable de toute vie humaine ou végétale. Le sable est une bien curieuse engeance, tour à tour symbole de rêve ou de cauchemar. On en manque parfois  : les communes balnéaires se montrent volontiers plus attentives à la santé de leurs plages qu’à celle de leurs administrés  ; certaines îles tropicales en font même venir à grands frais pour donner à leurs rivages rocailleux une allure plus conforme à l’idéal insulaire. Elles feraient aussi bien de s’en procurer ici, dans le sud-est du Niger, où l’association d’un sable surabondant et d’un vent diabolique tourne à la calamité. Il y a quarante ans, les villageois d’Oumaradi avaient cru s’établir dans un site parfait, au moins au regard des standards de la région : un peu de forêt, de l’eau, des pâturages. Et puis le cycle infernal s’est enclenché. Les sécheresses

successives ont appauvri la végétation qui avait jusqu’ici réussi à stabiliser le sol. Les besoins en bois d’une population plus importante se sont traduits par des coupes claires dans les taillis, diminuant d’autant la protection contre le vent. Aujourd’hui, les maisons disparaissent sous les dunes. Quelques murs, quelques branches d’arbres morts émergent encore du sable. Difficile d’imaginer que quelques dizaines de familles ont vécu là autrefois… Elles ont rebâti un peu plus loin de nouvelles maisons. Provisoirement. Qui pourrait s’opposer durablement à l’appétit insatiable du sable  ? Celui-ci court avec le vent, le plus souvent au rythme du déplacement des barkhanes, ces dunes en forme de croissants, capables de grignoter six mètres par an. Cela n’a l’air de rien, six mètres, mais cela vous engloutit un village en quelques années, et les pelles des habitants n’y peuvent rien. Le vent effiloche les pointes de la barkhane vers l’avant, comme s’il aiguisait les deux pointes d’une monstrueuse agrafe. Dans le même temps, il pousse le sable vers la crête du croissant et, dès que celle-ci atteint une pente trop importante, tout le surplus dégringole vers l’avant. Et la broyeuse progresse ainsi indéfiniment, avalant au passage arbres, cultures et habitations. Pour varier les plaisirs, au gré du terrain ou des variations du vent, les dunes savent prendre d’autres visages que l’élégante et meurtrière

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Atlas des Lieux maudits

barkhane, se rangeant comme la houle en imposantes barres transversales. Mais le piège reste le même pour la population. Il arrive aussi que l’harmattan ne soit pour rien dans le désastre. Le coup de grâce vient parfois du sud-ouest, avec le vent humide de la mousson qui aura ramené d’autres dunes par un côté inattendu, comme pour prendre à revers les dérisoires défenses érigées par les hommes. Oumaradi a disparu corps et biens. Et d’autres villages sont sur le point de sombrer à leur tour, frappés par le même fléau, sur le

territoire nigérien comme dans les pays voisins. Agronomes et paysans font de leur mieux pour trouver des solutions. On remet au goût du jour les techniques ancestrales permettant de planter en épargnant le sol. On bâtit toutes sortes de barrières contre l’érosion. On simule sur écran le mouvement des dunes pour mieux se battre contre elles. On impose des amendes dissuasives pour toute coupe d’arbre injustifiée… Mais rien de tout cela ne pourra être efficace longtemps si le ciel ne se décide pas à apporter un peu de pluie pour redonner vie à ce désert.

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CHARYBDE ET SCYLLA Croisière à haut risque

L’

avantage des bonnes vieilles légendes patinées par les millénaires, c’est que l’on a du mal à se sentir vraiment menacé par les horreurs qu’elles décrivent. Un navigateur raisonnable empruntant le détroit de Messine pense rarement que l’effroyable Scylla va dévorer son équipage au détour d’un cap. Et même s’il s’inquiète des arrière-pensées métaphoriques d’Homère – Scylla ne serait-elle pas tout simplement le redoutable écueil qui s’apprête à détruire son frêle esquif ? –, une bonne carte marine suffit généralement à le rassurer : aucun récif ne déborde les deux rives du détroit que l’on peut donc serrer en toute confiance. En revanche, il sera fort avisé de prêter attention aux débordements de Charybde, la vorace fille de Poséidon, laquelle trouve le temps bien long depuis que Zeus l’a exilée sous la surface pour cause d’indiscipline notoire. La malheureuse n’ayant rien trouvé de mieux pour meubler son ennui que de faire peur aux voyageurs – difficile de lui en vouloir dans sa situation –, la mer prend couramment un aspect étonnant dans ces parages. À défaut d’y reconnaître le visage de la charmante créature, on ne peut manquer les tourbillons qu’elle provoque, les garofali comme on dit ici. Il est de bon ton pour qui vient du nord de jouer les fiers-à-bras dans les eaux calabraises au motif que les remous locaux n’auraient pas la vigueur des maelströms scandinaves. Grave erreur  : les garofali savent tromper leur monde, se laissant

oublier avant de filer sans crier gare d’un côté à l’autre du détroit. Parce que, dans ces parages, la grande bleue est tout sauf un fleuve tranquille, tiraillée entre les humeurs de deux masses d’eau antagonistes, les mers Tyrrhénienne et lonienne. Quand sévit le montante, le courant portant au nord, Charybde hésite entre la plage du phare – sur la rive sicilienne – et le continent, tout près du justement nommé port de Scylla où elle sait mettre la mer en furie. En période de descente, quand le courant pousse vers le sud, c’est au large de la Punta Raineri, juste devant Messine, qu’elle menace les esquifs. Et puis il faut compter avec les tagli, ces drôles de vagues qui viennent taquiner les galofari sur leur terrain  ; et les bastardi, les contre-courants qui longent les parois à pic du détroit pour compliquer encore le jeu. Et le vent, bien sûr, que les montagnes étranglent entre leurs flancs, jusqu’à le faire accélérer encore et encore, pour semer toujours plus de désordre sur l’eau, contraignant parfois les voiliers de passage à ronger leur frein plusieurs jours d’un côté ou de l’autre en attendant des conditions favorables… Il faut se faire une raison  : malgré les progrès technologiques, voguer de Charybde en Scylla reste une expérience à peine plus confortable de nos jours qu’au temps d’Ulysse. Encore faut-il savoir de quoi l’on parle, si Jean de La Fontaine a popularisé l’expression dans cet ordre à la fin de sa fable La Vieille et les deux servantes, l’exactitude oblige à dire que c’est bien par

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Atlas des Lieux maudits

Scylla que le héros d’Homère a commencé sa périlleuse croisière avant d’aller risquer la vie de son équipage en taquinant Charybde… Il y a peut-être pire : cet étroit bras de mer est-il vraiment le gîte des deux monstres ? On a évoqué tour à tour le détroit de Gibraltar ou le Bosphore comme théâtres des mésaventures d’Ulysse. Certains historiens se disent même convaincus que, contrairement à la thèse officielle qui lui fait visiter tout le Bassin méditerranéen, Ulysse n’aurait en fait jamais quitté les eaux grecques

et que c’est à deux pas de l’île d’Ithaque que nicheraient les deux calamités. Les marins d’aujourd’hui se mêlent peu d’archéologie et de littérature comparée, mais ils savent bien que le passage à Messine n’a souvent rien d’une partie de plaisir  ; a fortiori avec un nouveau danger à affronter, totalement inconnu il y a trois mille ans : l’impressionnant trafic de ferries entre la Sicile et la Calabre, capable de donner des cheveux blancs au plus serein des capitaines…

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CHARYBDE ET SCYLLA

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PARC NATIONAL DE KASANKA L’invasion des chauves-souris

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première vue, ce parc de Zambie avait à la trace au moyen de petits émetteurs n’ont tout pour rester discret : il s’agit d’une jusqu’ici rien donné, les «  mouchards  » étant des plus petites réserves naturelles du devenus muets, sans raison apparente, après pays et même d’Afrique. Elle aurait d’ailleurs pu quelques centaines de kilomètres de vol… disparaître dans les années 1980, ravagée par les Pendant près de deux mois, le ciel de Kasanka braconniers, si un expatrié britannique, David s’obscurcit donc régulièrement au gré des Lloyd, ne s’était pris de passion pour l’endroit mouvements de cette nuée de mammifères au point de consacrer toute son énergie à sa volants. Les voir de près se révèle tout aussi réhabilitation. Avec l’aide des habitants de cette impressionnant, car cette variété africaine de chauves-souris – l’Eidolon province du Serenje et des helvum, dite aussi roussette autorités zambiennes, il a su paillée – présente un faire revenir hippopotames, Imaginer minois peu avenant avec antilopes, éléphants, et le remake africain son incroyable petite tête des centaines d’espèces de chien aux crocs affutés. d’oiseaux, dont certaines d’un des plus Les principales victimes très rares. Mais il ne pouvait inquiétants succès de ces envahisseurs sont pas prévoir que la célébrité les arbres fruitiers  : trois internationale de Kasanka d’Alfred Hitchcock cent mille tonnes de fruits serait due à d’autres animaux disparaissent chaque année que personne n’avait conviés à la fête… Pour imaginer le phénomène qui au cours de la razzia. frappe le parc de Kasanka, il faut imaginer le Et l’arrivée des roussettes provoque un afflux de remake africain d’un des plus inquiétants succès visiteurs parfois mal intentionnés. Émoustillés d’Alfred Hitchcock. En pensant à remplacer les par cette promesse de chair fraîche, crocodiles, oiseaux par des chauves-souris. Des millions pythons et rapaces se pressent en effet autour de chauves-souris dont personne ne sait d’où des arbres de Fibwe, guettant les faux pas… elles viennent. Chaque année, dans les derniers ou la chute d’une branche surchargée. L’avenir jours d’octobre, au tout début de la saison des reste à écrire  : pour l’instant, encombrantes pluies, elles fondent sur la petite forêt de Fibwe, prédatrices de la nature locale, les roussettes au milieu du parc, et repartent en décembre feront-elles involontairement la fortune du parc pour on ne sait où. Les tentatives de les suivre en attirant un jour les touristes ?

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32° 26’ E - 69° 25’ N

ZAPADNAYA LITSA L’antichambre de l’enfer

À

l’extrême nord-ouest de la Russie, faire, fatigués mais terriblement dangereux. Un tout près de la frontière norvégienne, ordre de grandeur : se trouve concentrée là une se tient une sorte de paradis pour quantité de combustible radioactif trente fois l’amateur de nature sauvage. À moins que supérieure à celle du réacteur de Tchernobyl qui la vaste péninsule de Kola ne soit plutôt une a causé les dégâts que l’on sait. antichambre de l’enfer. Pas seulement à cause Du temps de sa splendeur, l’URSS armait une des conditions climatiques épouvantables et flotte de deux cent quarante-sept submersibles de l’interminable nuit polaire, ni parce qu’il à propulsion nucléaire. Sur les cent quatre-vingt faut, de temps à autre, penser à fermer les yeux douze mis depuis à la retraite forcée, un peu plus de la moitié seulement ont été pour s’épargner le spectacle démantelés dans les formes. sinistre des installations Le vrai danger Les autres continuent à rouiller désertées depuis la déroute doucement, pour la plupart du système soviétique  : se cache au fond sur la base de Zapadnaya dizaines de villes devenues des fjords Litsa, sous le regard inquiet fantômes, hideuses barres de de scientifiques scrutant avec béton aux vitres défoncées, de la côte nord les moyens du bord les risques usines désormais sans objet, de fuite, tentant d’évaluer les carcasses métalliques de toutes sortes abandonnées sur le terrain. Non, conséquences du naufrage de l’un d’eux, ou – le ciel au milieu des reliefs arides et enneigés, les ruines nous en préserve – d’une catastrophique réaction les plus redoutables ne sont pas les plus visibles. spontanée en chaîne. Le vrai danger se cache au fond des fjords de la Le pire n’est pas complètement sûr, les côte nord. À vrai dire, il ne fait plus beaucoup gouvernements européens ayant pris la mesure d’efforts pour se dissimuler, le temps de la guerre de cette bombe à retardement et choisi d’aider – y froide semble si loin… Il suffit de s’installer compris financièrement – la Russie à la neutraliser. sur les hauteurs entourant le magnifique Un site de stockage plus «  raisonnable  » a été Litsa Fjorden, une centaine de kilomètres à créé dans la baie de Saïda, à la sortie du fjord de l’ouest de Mourmansk, pour les voir sagement Mourmansk, où les réacteurs sont démontés et alignés le long des berges, comme s’il s’agissait sécurisés. Mais il faudra sans doute encore deux d’inoffensives pièces de musée. D’énormes sous- décennies et beaucoup d’argent pour en finir avec marins nucléaires dont le pays ne sait plus que les dangereux déchets de la flotte du Nord.

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VALLÉE DES ROIS La malédiction d’Aton

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omment imaginer décor plus lumineux que cette nécropole toute simple, où l’ocre du rocher, chauffé par un soleil brûlant, contraste avec le bleu pâle d’un ciel sans nuages. On connaît des lieux plus sinistres et des morts moins bien lotis que ces grands d’Égypte, installés pour l’éternité dans leur majestueuse Vallée des Rois. Une éternité hélas très théorique compte tenu du zèle des pillards et des archéologues, sans parler de l’enthousiasme des touristes. Parmi les pharaons inhumés ici, à deux pas des fastes de Thèbes hier, des hôtels climatisés de Louxor aujourd’hui, l’un mérite une pensée toute particulière eu égard aux dérangements subis. Il s’agit de l’occupant du tombeau sobrement identifié KV62 – comme Kings Valley 62 – dans la terminologie officielle qui recense soixantequatre sépultures, dont vingt-sept royales. Ou plutôt faudrait-il dire l’ex-occupant  ; car comme nombre de ses prédécesseurs et successeurs, l’infortuné Toutankhamon a été délogé sans ménagements de son petit mais richement meublé hypogée, sa momie achevant maintenant de se flétrir dans une vitrine du musée du Caire. Sombre destin que celui de ce souverain modeste au regard de l’histoire, devenu célèbre bien malgré lui : le mauvais œil ne l’aura jamais quitté, vivant puis mort, comme s’il devait expier indéfiniment la faute de son père, Amenhotep IV, alias Akhenaton, coupable

d’avoir voulu remplacer la religion des anciens par le culte d’Aton, le disque solaire. Né de l’union incestueuse de ce pharaon hérétique avec une de ses propres sœurs, le jeune Toutankhaton – son nom de naissance – souffrira toute sa courte vie de handicaps divers auxquels les habitudes de consanguinité du nouvel Empire ne sont manifestement pas étrangères. Doublé dans un premier temps pour l’accession au trône par sa demi-sœur Merytaton, il devient tout de même pharaon à neuf ans, et se trouve rapidement marié à une autre de ses demi-sœurs, Ankhesenpaaton. Union malheureuse, au moins en ce qui concerne la descendance, les deux enfants du couple étant mort-nés. Suivant les avis de ses conseillers, il entreprend de restaurer le culte d’Amon, divinité incontournable de l’Égypte ancienne, et de prendre le nom de Toutankhamon – «  l’image vivante d’Amon  »  – mais la postérité ne lui fera guère crédit de ce retour à la tradition. Lorsqu’il meurt, en 1327 avant notre ère, vraisemblablement d’une infection liée au paludisme, son nom reste associé à l’idolâtrie solaire de son père, en vertu de quoi les traces de son règne seront systématiquement effacées. Et peu importe que ce soit précisément lui qui ait renoncé à la ville d’Akhetaton, capitale entièrement vouée au culte d’Aton, pour revenir régner à Thèbes, puis à Memphis, berceau ancestral de l’Empire dans le delta du Nil…

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Atlas des Lieux maudits

Trois millénaires plus tard, c’est à l’acharnement d’un égyptologue anglais que le pharaon maudit doit une phénoménale gloire posthume. Après trente ans de fouilles dans la plupart des nécropoles égyptiennes, Richard Carter tient son triomphe avec cette trouvaille miraculeuse : contrairement à tous ses voisins, saccagés, vidés de leurs richesses voire de leurs momies, le KV62 est quasiment intact. Le monde entier tombe sous le charme du masque doré de Toutankhamon et découvre les splendeurs d’une sépulture royale dans laquelle rien ou presque ne semble avoir bougé. Il s’enflamme en même temps au récit des événements qui s’en suivent : la mort quatre mois plus tard de lord Carnavon, mécène de Carter, d’une simple piqure de moustique. Puis celles de proches du lord, d’amis de Carter, d’archéologues ayant travaillé sur place. Sans oublier le suicide de Hugh Evelyn-White, l’un des tout premiers à avoir pénétré dans le tombeau. Au total, vingt-sept décès suspects sont recensés dans les années qui suivent. Et que penser de l’hémorragie cérébrale qui terrasse brutalement le directeur cairote des Antiquités égyptiennes en 1967, au moment même où il vient de signer l’autorisation de sortie du trésor

de Toutankhamon pour une exposition au Petit Palais de Paris  ? La presse fait ses choux gras de la malédiction, activement relayée par des célébrités comme le passionné de spiritisme Arthur Conan Doyle. Sa collègue Agatha Christie en fait, elle, une lecture résolument pragmatique, se bornant à y puiser la matière d’une nouvelle aventure de son Hercule Poirot. La science, pour sa part, rappelle plus trivialement qu’entre les méfaits de champignons toxiques – abondants dans ce milieu propice aux moisissures – et les inévitables accidents de la vie, point n’est besoin de convoquer d’éventuels sortilèges des prêtres d’Amon ou d’Aton. La véritable malédiction de la Vallée des Rois se niche peut-être ailleurs  : dans l’inexorable dégradation de ce site unique parcouru chaque jour par six mille touristes qui frottent leurs sacs à dos sur des fresques plusieurs fois millénaires, saturent l’atmosphère de ces caveaux confinés avec leur sueur et leur haleine, et font fi des interdictions pour fusiller de leurs flashs ces vestiges innocents. Elle cessera sans doute le jour où le KV62 et les autres retrouveront la paix, efficacement suppléés par leurs très fidèles fac-similés…

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VALLÉE DE SIDDIM Un destin cataclysmique

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omment se prémunir des sortilèges d’un lieu que nul ne sait situer précisément ? Le peu d’intérêt manifesté par les géographes vis-à-vis de cette vallée devrait inciter le curieux à la vigilance  : nous parlons tout de même d’un endroit dont toute vie – ou presque – disparut jadis lors d’un cataclysme effroyable. C’est écrit en toutes lettres dans la Bible : « Au moment où le soleil se levait sur la Terre et que Lot entrait à Zoar, Yahvé fit pleuvoir sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu venant de Yahvé, depuis le ciel, et il renversa ces villes et toute la plaine, tous ses habitants et la végétation du sol  » (Genèse 19). Et, pour faire bonne mesure, la fournaise engloutit aussi, dit-on, les villes voisines d’Admah et Zéboïm, épargnant Zoar pour la simple raison que Lot – seul résident de la région à bénéficier, apparemment, d’un dossier acceptable en haut lieu – y avait trouvé refuge. Plusieurs générations de théologiens se sont attachées depuis à expliquer les raisons du courroux divin. Mais l’exégèse reste par définition un art ingrat : si l’on a bien compris qu’à Sodome et aux alentours la bonne conduite des habitants laissait à désirer, la nature exacte de leur péché continue à diviser. Est-ce leur homosexualité présumée – mais toujours discutée – qui exaspérait les autorités célestes ? Ou plutôt le mépris des lois élémentaires, à commencer par les devoirs d’hospitalité et de

charité  ? Seul l’examen attentif de quelques éditions des textes sacrés – avec si possible le secours d’un bon dictionnaire hébraïque et de beaucoup de patience – pourra permettre de se forger sa propre opinion sur le sujet. Au passage, on ne manquera pas d’en profiter pour spéculer sur la localisation du drame, les lacunes de la cartographie officielle n’interdisant pas de s’intéresser aux diverses hypothèses. La plus séduisante reste sans hésitation celle qui place Siddim dans les paysages lunaires du sud de la mer Morte. Une région comportant toutes sortes de spécificités physiques pouvant accréditer un destin cataclysmique  : les puits de bitume susceptibles de s’enflammer, la forte activité sismique permettant d’imaginer l’engloutissement pur et simple de cette plaine paraît-il verdoyante autrefois. La ville de Zoar figure bel et bien – à l’extrême sud de la mer Morte – sur la carte de Madaba, une mosaïque du vie  siècle considérée comme la plus ancienne représentation de la Palestine. Et l’on a peut-être même trouvé les ruines de Sodome sur le site archéologique de Bab ed-Dhra, dans la presqu’île d’El-Lisan, où l’on observe de troublantes couches de cendres recouvrant les pierres… Soufre et feu du ciel ne sont plus guère d’actualité ici, mais la vallée maudite continue à payer sa dette d’une autre façon : le Jourdain n’en finit pas de s’épuiser et avec lui la mer Morte, qui aujourd’hui n’a jamais aussi bien porté son nom.

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MORIAH ET GOLGOTHA Cauchemars spirituels

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honnête pèlerin pourrait s’étonner de voir figurer dans une liste de lieux inquiétants ces quelques hectares de Terre sainte. Et même « trois fois sainte », suivant l’expression consacrée, puisque célébrée à la fois par les juifs, les chrétiens et les musulmans. Qu’il ne s’en offusque pas : la malédiction locale ne tient pas, à proprement parler, aux récits que la Bible, le Nouveau Testament et le Coran situent ici, mais plutôt à l’attachement, disons… excessif, d’une bonne part de leurs lecteurs pour ces collines de Jérusalem. Monts Moriah et Golgotha ont en commun le fait que leurs histoires respectives débutent de triste manière avant de se terminer plutôt bien. Le premier se confondrait en fait avec le fameux mont du Temple – au moins en principe, les spécialistes ne s’accordant pas tous sur ce point – et aurait été le cadre de ce qui reste dans la tradition comme la « ligature d’Isaac », autrement dit le moment où Abraham s’apprête à sacrifier son propre fils pour obéir au commandement divin. Scène pénible s’il en est, devenue familière à nos yeux grâce aux innombrables peintres qui l’ont restituée avec plus ou moins de bonheur. Heureusement pour le meurtrier potentiel et pour sa victime, un ange retiendra au dernier moment le bras d’Abraham  : il ne s’agissait manifestement que d’une sorte de test pour éprouver sa foi. Isaac s’en tire donc sain et sauf, mais pas forcément les exégètes qui auront fort à

faire au fil des siècles pour interpréter – de façons parfois contradictoires – cet épisode angoissant. Un peu plus à l’ouest, la renommée du Golgotha – évolution grecque d’un mot araméen signifiant crâne – tient elle aussi à un fait dramatique se terminant heureusement : la crucifixion de Jésus suivie de sa résurrection. Les deux reliefs ne sont séparés que de quelques centaines de mètres, mais connurent des destins très différents. Situé hors des murs de Jérusalem à l’époque, le Golgotha a été au fil des siècles absorbé par la ville, le tracé des remparts actuels – érigés il y a moins de cinq siècles – n’ayant plus grand-chose à voir avec ceux d’origine. Cette petite éminence rocheuse a même disparu à partir du ive siècle sous la voûte de l’église du Saint-Sépulcre, construite précisément au-dessus de la grotte considérée comme l’éphémère dernière demeure du Christ, et assez spacieuse pour englober en même temps le lieu du supplice. Le bâtiment d’origine a connu toutes sortes d’avanies au gré des changements de pouvoir – destructions, incendies, assassinats… – mais il jouit aujourd’hui d’une relative tranquillité si l’on excepte les chamailleries, parfois violentes, entre les six communautés chrétiennes qui se partagent sa gestion. Au moins l’endroit n’intéressait-il que les fidèles d’une seule religion, ce qui n’est pas le cas, loin s’en faut, du mont Moriah, beaucoup trop populaire pour espérer connaître la paix. Remontons rapidement les millénaires  : vénéré pour avoir accueilli les

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Atlas des Lieux maudits

aventures d’Abraham et d’Isaac, le mont Moriah va l’être encore davantage par les juifs grâce au temple qui lui donnera son appellation moderne. Un premier, dit temple de Salomon, aurait été construit dès le xe  siècle avant Jésus-Christ mais n’a pas laissé de traces ailleurs que dans la Bible. Le second prend forme effectivement cinq siècles plus tard et connaît plusieurs évolutions jusqu’à sa version finale, dite « temple d’Hérode », qui sera détruite en l’an 70 de notre ère par le zèle vengeur des légionnaires de Titus. À défaut de vestige du lieu de culte proprement dit, il en est resté l’imposante muraille de soutènement érigée par Hérode pour consolider l’esplanade sur laquelle se dressait le temple. Muraille dont la partie ouest est logiquement désignée sous le nom de «  mur occidental » mais plus connue sous celui de « mur des Lamentations ». Au vu de ce qui précède, on peut aisément imaginer le statut du mont du Temple pour les juifs  : tout simplement le saint des saints. Par chance, les chrétiens ne leur font guère concurrence, portant certes à l’endroit un intérêt évident (lire Isaac et les visites de Jésus au temple), au point d’y avoir – peut-être, les archéologues sont partagés… – bâti une église à l’époque byzantine, mais ne manifestant pas ici de revendications particulières. Du côté de l’islam, ça ne se présentait pas trop mal non plus a priori, les musulmans situant plutôt le sacrifice d’Isaac en Arabie saoudite, tout comme leurs autres principaux lieux saints : La Mecque et Médine, respectivement ville de naissance de

Mahomet, vers l’an  570, et emplacement de son tombeau. Las ! Si l’on ne trouve pas mention de Jérusalem dans le Coran, l’usage n’en veut pas moins que le mont du Temple ait constitué une étape essentielle de l’isrà’ et mi’raj, le fabuleux voyage nocturne au cours duquel le prophète se serait envolé vers les cieux en compagnie de l’ange Gabriel. Ce qui vaudra au mont le rang de troisième lieu saint de l’islam, ainsi que de nouveaux noms Haram al-Sharif – c’est-à-dire le noble sanctuaire – mais aussi esplanade des Mosquées, en raison de la présence de la coupole du Rocher et de la mosquée al-Aqsa, construits l’une et l’autre à la fin du viie siècle. Et par la même occasion des restrictions d’accès pour les nonmusulmans ; chacun chez soi, que l’on peut aussi traduire par chacun son tour, comme on veut. Il n’est sans doute pas utile d’énumérer les suites désastreuses de ces sidérants télescopages spirituels. Les fantasmes récurrents d’hégémonie qui mettent la région à feu et à sang depuis le Moyen Âge. L’instrumentalisation politique de chaque page des textes sacrés, de chaque pierre exhumée, pour verrouiller davantage encore cette désespérante impasse. Tous les mauvais génies du monde qui maraudent autour de ces murs fatigués pour condamner Jérusalem à rester l’éternel obstacle à la paix. Comme si le Proche-Orient manquait d’autres collines somptueuses, d’autres sites propices à élever l’âme, à louer la beauté de la création et à honorer son auteur… Il semblerait que les hommes soient capables de transformer les plus belles histoires saintes en cauchemar.

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MORIAH ET GOLGOTHA

D’UNE RIVE À L’AUTRE DE L’OCÉAN INDIEN Kibera Île Europa Golfe d’Aden Gour Emir Thilafushi

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KIBERA Cloaque non répertorié

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nutile de chercher le plan détaillé de cette agglomération kényane peuplé par un million de malheureux. Les cartographes en savent si peu à son sujet qu’ils préfèrent l’oublier. Et, d’ailleurs, comment mesurer un espace mouvant, dénué de toute réalité administrative, et qui plus est passablement dangereux ? Et à quoi pourrait bien servir la carte d’un bidonville, fût-il le plus grand d’Afrique ? Aucun fonctionnaire de l’État, aucun livreur d’électroménager et a fortiori aucun touriste n’a la moindre raison de se risquer à chercher son chemin dans ce dédale de terre boueuse et de tôles. À défaut de représentation satisfaisante, l’endroit a un nom auquel il vaut mieux ne pas se fier  : en langage nubi, il signifie forêt, alors que l’on serait bien en peine de trouver à Kibera ce genre de structure végétale. Il ramène à une période lointaine, voilà tout juste un siècle, quand des soldats nubiens issus des bataillons coloniaux de l’Empire britannique se sont vu attribuer ici des lots de terre, dans ce qui ressemblait bien alors à une forêt, aux portes de Nairobi. La situation est restée relativement stable jusqu’au début des années 1960 avec cinq mille personnes installées sur place, soit une densité on ne peut plus raisonnable pour une superficie de deux cent cinquante-six hectares. Vingt ans plus tard, la population avait été multipliée par dix du fait de l’exode rural massif. Au début des années 1990, ce chiffre avait encore quadruplé. Il doublera

ensuite à chaque décennie. D’où la disparition des arbres, parce qu’il fallait bien faire de la place pour les hommes… Aucun autre endroit sur terre n’accueille autant de monde sur si peu d’espace : plus de trois cent mille humains au kilomètre carré, près de dix personnes en moyenne par pièce. Mais un approvisionnement aléatoire en eau potable, des équipements sanitaires largement insuffisants et, en contrepartie, une criminalité exponentielle. Les bidonvilles sont des no man’s land avec beaucoup de gens dedans et celui de Kibera n’échappe pas à la règle. Mais l’absence d’existence légale n’empêche pas qu’il s’y passe des tas de choses. Sous les toits de tôle, une économie informelle très dynamique s’est mise en place, avec boulangers, menuisiers, tailleurs, loueurs de toutes sortes de choses, même des téléphones portables. À cela s’ajoute un certain nombre d’activités moins recommandables allant du racket à une grande variété de trafics, en passant par les règlements de comptes, de nature politique ou mafieuse ; sans oublier bien sûr les affrontements ethniques. Rien n’est parfait. Et, comme dans toutes les banlieues du monde, une bonne part des habitants de Kibera quittent chaque matin ce que l’on n’ose appeler leur foyer pour aller gagner leur vie dans la capitale. La voie ferrée qui traverse le bidonville constituant l’accès le plus sûr et le plus direct vers le centreville, ils se retrouvent donc des milliers à cheminer à l’aube sur le ballast. Même chose

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le soir au retour. Sauf qu’avec l’obscurité et la fatigue la Faucheuse prend alors souvent les traits de locomotives trop discrètes : on ne compte plus les accidents survenus à des marcheurs distraits, happés au passage d’un train. De toute façon, il faut bien travailler car, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, vivre en enfer coûte relativement cher. Personne ne peut se prévaloir de véritables titres de propriété sur les terrains de Kibera, l’occupation des lieux étant parfaitement illégale depuis plusieurs décennies, mais cela n’interdit pas à certains « parrains » locaux de faire d’excellentes affaires, gérant les emplacements comme s’il s’agissait de parcelles dûment cadastrées. La location d’une simple pièce peut coûter neuf euros par mois, somme ridicule selon les standards occidentaux, mais importante pour des individus dont le salaire mensuel ne dépasse guère une vingtaine d’euros. Le tout générant l’air de rien un chiffre d’affaires annuel sans doute proche de huit millions d’euros pour tout Kibera. Les mauvaises langues assurent que ce business profite aux notables de la région, voire à des membres du gouvernement, mais on sait comme les gens sont méchants… Les habitants n’ont guère le choix, qu’il s’agisse de migrants saisonniers ou de travailleurs réguliers, mais à trop faible revenu pour accéder à de vrais logements, condamnés donc à moisir dans ce cloaque en donnant une partie de leurs maigres ressources aux requins de Kibera. Et,

comme un malheur n’arrive jamais seul, les confortables résidences encerclant le bidonville de tous côtés sont là en permanence pour leur rappeler à quoi pourrait ressembler une vie normale. Les rêveurs peuvent même profiter d’un superbe espace vert bordant directement la frontière nord des taudis : le Royal Nairobi Golf Club, qui a installé ses pelouses sur un espace où les ingénieux architectes-bâtisseurs de Kibera sauraient sans doute caser au moins cent cinquante mille personnes. Les plus optimistes pourront toujours se dire que la misère a du bon  : la contamination par le sida atteint ici de tels records – la pratique de la prostitution aussi  – que cette situation sanitaire hors normes a convaincu des cliniques et praticiens considérés comme les plus performants du continent à venir s’installer dans le périmètre. En ce qui concerne la myopie des cartes, rien n’est désespéré non plus  : le paysage prend forme peu à peu grâce à l’initiative du Map Kibera Project, lancé par un chercheur italien avec l’aide d’habitants du bidonville et d’universitaires kényans. Partant du principe que la formalisation du problème constitue un premier pas pour trouver des solutions, cette organisation non gouvernementale a entrepris une évaluation méthodique des lieux avec recensement, statistiques des maux et des besoins, et cartographie appropriée. Puisset-elle faire apparaître enfin ces oubliés et leur ouvrir des horizons moins sombres ?

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ÎLE EUROPA Cauchemar tropical

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vant de fuir le stress urbain pour la douceur d’un paradis insulaire, prenez le temps de vous renseigner sur l’éden de votre choix. C’est exactement ce que n’ont pas fait les membres d’un groupe très motivé, parti d’un port malgache aux toutes premières heures du xx e siècle pour mettre en valeur les ressources d’une petite île dont personne sauf eux n’avait visiblement perçu le potentiel. L’aventure tourna vite court pour la simple raison qu’il était impossible d’y trouver le minimum vital d’eau douce. Elle vira ensuite au drame quand une partie des colons, lassés de cette terre ingrate, entreprirent de la quitter en pirogue et se noyèrent tous sans exception. Est-ce l’édifiant récit de cette «  première  » qui contribua à susciter des vocations ? Difficile à dire aujourd’hui, mais d’autres colons souhaitèrent renouveler l’expérience quelques années plus tard. Avec des résultats tout à fait comparables en termes d’intensité dramatique  : certains « colons » en tuèrent d’autres sous prétexte que les seconds avaient abusé des épouses des premiers  ; lesquelles épouses moururent d’ailleurs un peu plus tard dans des circonstances mal connues. On ne compta finalement que deux survivants en état de raconter les péripéties du séjour. Cette épouvantable mais véridique histoire a d’ailleurs servi de trame à l’excellent et terrifiant roman de l’écrivain réunionnais Daniel Vaxelaire, L’Île des damnés.

L’endroit avait pourtant de belles promesses à faire valoir au rêveur crédule : ensoleillement garanti grâce à sa position quasiment sous le tropique du Capricorne, eaux poissonneuses du canal du Mozambique, relative proximité de Madagascar (trois cents kilomètres) pour s’approvisionner en matériel lourd… Mais comment vivre sur un caillou aride de six kilomètres sur sept – dont une partie submersible –, mélange de steppe salée et de calcaire corallien propre à décourager le plus persévérant des maraîchers. Et pas moyen de se consoler avec les loisirs nautiques ; l’absence d’abri naturel complique la pratique du bateau et la densité de requins alentour suffit à dissuader le baigneur… Même les consciencieux techniciens de la station météorologique, implantée là en 1950, ont fini par juger que leur présence n’était pas si indispensable, et qu’un système automatisé ferait très bien l’affaire. Seul reste sur place un petit détachement de militaires chargé de rappeler aux voisins qu’Europa est bel et bien un territoire français, faisant partie du groupe des îles Éparses (entité soit dit en passant totalement absurde puisque ses cinq éléments sont éparpillés à l’est, au nord et à l’ouest de Madagascar). Ces militaires ont vite compris la nature du problème, faisant là des séjours aussi courts que possible en prenant soin de s’abriter quand vient le crépuscule pour éviter le nuage de moustiques qui s’installe pour la nuit sur l’île, la transformant en enfer.

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GOLFE D’ADEN Les damnés de la mer

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l ne faut pas se fier à la lumière aveuglante qui baigne le cap Gardafui. Pas plus qu’aux reflets turquoises des vagues brisant sur la roche claire ou à l’écume immaculée des crêtes que le souffle puissant de la mousson pousse en rangs serrés dans le détroit. La pointe extrême de la corne de l’Afrique cache ses pièges sous des teintes de carte postale. Elle garde le souvenir du picaresque Henry de Monfreid, aventurier multicartes, familier du lieu dans l’entre-deuxguerres, mais fut aussi le théâtre du spectaculaire incendie qui ravagea pendant trois jours le paquebot Georges-Philippar, causant la mort de cinquante-deux passagers en 1932, dont le journaliste Albert Londres. Longtemps hésitant entre le meilleur et le pire, l’endroit a clairement choisi son camp, présentant la singularité de ne respecter aucune des traditions en vigueur dans les destinations touristiques du tiersmonde. Notamment celle voulant que le visiteur trouve là un rapport investissement  / satisfaction imbattable, traitement de roi à prix discount. Autant se faire une raison, les contacts entre autochtones et étrangers fonctionnent ici sur des bases différentes  : pas de clubs de vacances ni de colliers fleuris à l’arrivée, pas de monuments millénaires à photographier, pas de programmes de croisières avec excursions sur les sites pittoresques. Juste un jeu cruel dont les règles ne satisfont personne mais s’appliquent à tous et sèment le malheur en mer et dans l’intérieur

des terres, chez les autochtones comme parmi les voyageurs, assombrissant l’avenir des tortionnaires aussi sûrement que celui de leurs victimes. Au point que l’on ne sait plus très bien qui plaindre dans cet échange de mauvais procédés : les navigateurs empruntant cette voie la peur au ventre et le payant parfois de plusieurs mois de captivité dans des conditions inhumaines, voire de leur vie ? Ou les Somaliens, notoirement misérables, et à qui le pôle emploi local ne propose pas grand-chose d’autre que l’option « piraterie », mais dont on aimerait autant qu’ils puissent trouver des reconversions plus conviviales ? La piraterie n’est pas à proprement parler une activité nouvelle. Elle a prospéré sur les cinq continents depuis la nuit des temps, tenant souvent un rôle important dans l’économie des pays riverains, version moins policée en somme des péages qui se pratiquaient très officiellement le long des côtes et des rivières. Contrairement à une idée reçue, elle n’a pas disparu avec l’accélération de la mondialisation dans la seconde moitié du xxe  siècle. Tout juste s’est-elle recentrée sur les territoires les mieux adaptés. Car, comme tout entrepreneur conventionnel, le pirate doit réunir plusieurs facteurs favorables pour réussir  : trafic commercial suffisant, main-d’œuvre bon marché et motivée, géographie propice. Et, bien sûr, pas de forces de l’ordre ou d’administration tatillonne susceptibles d’entraver une saine pratique libérale.

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Pays de dix millions d’habitants – dont un quart chassés de chez eux – à l’instabilité chronique depuis plus d’un siècle, continuellement mis à feu et à sang par les neuf factions rivales qui s’y disputent le pouvoir, la Somalie possède assurément l’un des meilleurs dossiers sur ce registre. Avec même un atout supplémentaire  : le zèle des nombreux chalutiers usines étrangers ayant pris leurs habitudes autour du Puntland ces dernières décennies a suffisamment réduit la ressource halieutique pour dissuader les pêcheurs somaliens de perdre encore leur temps à chercher un poisson devenu rare, les rendant du même coup disponibles pour d’autres tâches. L’agriculture offrant peu de débouchés sur cette terre frappée par la sécheresse, il n’est pas très surprenant que certains se soient intéressés aux vingt mille navires qui passent chaque année devant leurs côtes à destination ou en provenance du canal de Suez via la mer Rouge. Les organisations internationales se sont logiquement émues de cette atteinte à la libre circulation des écrans plats et du pétrole (le tiers des hydrocarbures consommés en Europe transite par là), et du montant des rançons réclamées pour récupérer bateaux et équipages. D’où la création de plusieurs dispositifs de surveillance, dont

l’opération Atalante, qui mobilise depuis 2008 – avec la bénédiction de l’ONU – les marines de treize nations européennes, principalement la France, l’Allemagne et l’Espagne. Il s’en est suivi dans un premier temps une impressionnante dispersion du problème  : pour échapper à la vigilance des militaires, les pirates se sont éloignés de plus en plus du golfe d’Aden proprement dit, attaquant là où on ne les attendait pas  ; près des Seychelles, devant l’entrée du golfe Persique, voire au milieu de l’océan Indien, jusqu’à mille deux cents milles au large de leurs bases. Mais les affaires ne sont plus ce qu’elles étaient. Traqués par les frégates européennes, les pirates mènent de moins en moins d’attaques et celles-ci réussissent plus rarement. À la fin des années 2000, ils pouvaient retenir simultanément en otages jusqu’à cinquante navires et plus de mille marins ; ce chiffre était retombé début 2013 à quatre navires et une centaine de marins. Avec des gains évidemment à la baisse : vingt-huit millions d’euros de rançons en 2012, « seulement », contre une recette de cent vingt millions un an plus tôt… Il suffira cependant que les bâtiments de guerre s’éloignent pour voir les pirates reprendre possession de cet immense terrain de chasse.

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GOUR EMIR Mausolée maléfique

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éussir à occire dix-sept millions C’est grâce à cette coopération internationale d’individus à une époque où la que furent construits nombre d’édifices population mondiale dépassait à peine magnifiques, dont le Gour Emir, mausolée les trois cents millions témoigne d’un certain commandé par Tamerlan pour abriter le repos éternel de son petit-fils préféré, mort au talent dans l’art du massacre. A fortiori si l’on considère que la rusticité des combat en 1403. moyens de transport au xiv e  siècle et l’absence Conçu pour être le plus somptueux des d’armes de destruction massive compliquaient tombeaux, avec ses dalles d’onyx, ses décorations singulièrement la réalisation de génocides raffinées et son dôme culminant à trente-deux mètres, l’édifice allait par la à grande échelle. Tel est suite accueillir également pourtant bien le bilan du Lorsque je reviendrai le grand-père. Et s’entourer règne de Tamerlan, devenu d’une bien étrange légende en 1369, à Samarcande, émir à la lumière du jour, liée à une inscription sur de l’ancienne Transoxiane, le monde tremblera ses murs qui préciserait  : territoire s’éten­dant entre «  Lorsque je reviendrai à les fleuves Amou-Daria et Syr-Daria, soit l’essentiel de l’actuel Ouzbékistan la lumière du jour, le monde tremblera.  » Ce et une partie du Kazakhstan. Cet infatigable n’est certes pas la première formule un peu amateur d’une forme résolument guerrière de énigmatique liée à un grand souverain. Le tourisme a ainsi voyagé les armes à la main des problème ici tient au fait qu’un médecin légiste contreforts de l’Himalaya à la Turquie, sans russe, Mikhaïl Guerassimov, fasciné par le oublier une exploration poussée de la Perse et personnage et désireux de prouver qu’il s’agissait de mémorables incursions en Inde. La chronique d’un descendant de Gengis Khan, entreprit de le de ses conquêtes rappelle qu’il valait mieux faire exhumer pour l’étudier. alors être habile artisan que paysan ou fripier  : Quelques heures après l’ouverture du tombeau, soucieux d’embellir sa capitale, Tamerlan prenait le 22 juin 1941, l’Allemagne se lançait à l’assaut de soin d’épargner et de ramener à Samarcande l’Union soviétique. Si le lien devait être confirmé ceux qui pourraient servir ses desseins ; le reste entre la tristement célèbre opération Barbarossa de la population civile étant, conformément à et la sortie de Tamerlan, il faudrait donc sans une coutume très en vogue à l’époque, passée doute ajouter une trentaine de millions de victimes aux dix-sept évoqués plus haut. sans état d’âme au fil de l’épée.

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THILAFUSHI Lagon empoisonné

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l semblerait que le paradis ne soit pas si différent du monde réel  : il y faut toujours quelqu’un pour descendre les poubelles. Et quand les services de voirie se laissent déborder, on réalise avec horreur que c’est l’enfer. Ainsi va la vie, entre félicité béate et contraintes triviales, dans l’archipel des Maldives, considéré par les amateurs de cocotiers et d’eau cristalline comme l’une des plus convaincantes représentations terrestres du jardin d’Éden. On ne peut leur donner complètement tort : le divin semeur qui a éparpillé dans l’océan Indien ces vingt-six atolls – chacun d’eux abritant des dizaines d’îles – avait un sacré sens des formes et des couleurs. Sans oublier un esprit pratique dont se sont félicités les nombreux hôteliers séduits par le site à partir des années 1970. Ces langues de sable délicatement posées sur des lagons peu profonds et préservés des vagues sont en effet idéalement adaptées au farniente balnéaire d’une part, à l’installation des bungalows sur pilotis dont raffolent les touristes d’autre part. Une centaine d’îles-hôtels, concept typiquement local consistant à transformer une partie des mille huit cents îlots inhabités en complexes touristiques haut de gamme, ont ainsi fait la réputation du pays. La géographie insulaire facilite d’ailleurs la séparation des genres : les touristes logent dans les îles-hôtels et ne sont pas censés visiter celles où vivent les Maldiviens, qui eux ne doivent pas approcher les îles-hôtels, sauf s’ils y travaillent.

Chacun chez soi. Et pour plus du quart des Maldiviens, «  chez soi  » se trouve maintenant dans la capitale, Malé, où ces néo-citadins regrettent amèrement que le génial créateur n’ait pas un peu mieux anticipé les questions d’espace et de traitement des déchets. Sachant que la population a doublé au cours des trois dernières décennies, atteignant les quatre cent mille habitants, que l’archipel reçoit chaque année près de huit cent mille touristes, et que la petite île-capitale loge à elle seule plus de cent mille personnes sur moins de deux kilomètres carrés, le sujet commence à virer au cauchemar. Les autorités pensaient avoir trouvé la parade en 1992 avec une idée géniale : transformer l’îlot voisin – Thilafushi – en décharge. Idée malheureusement vite mise à mal par l’arithmétique. L’habitant moyen de Malé produisant chaque jour 2,8  kilogrammes de déchets –  contre 0,7 kilogramme pour celui des autres îles et 4 à 7 kilogrammes pour un touriste  –, la capitale doit acheminer chaque jour plus de trois cents tonnes de rebuts variés vers Thilafushi. Laquelle, malgré toute sa bonne volonté, ne peut digérer ces volumes beaucoup trop importants pour une modeste bande de terre en forme de boucle dont la largeur ne dépasse guère deux cents mètres. Cela fait donc plusieurs années que l’île déborde sous les ordures, malgré les efforts méritoires d’une escouade d’immigrés bangladais qui font de leur mieux pour en brûler

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le maximum, profitant largement par la même occasion des fumées, potentiellement toxiques, dégagées. Pour être tout à fait franc, le bon air de la capitale profite lui aussi de la manœuvre lorsque les vents soufflent de l’ouest, Thilafushi n’étant qu’à six kilomètres de Malé. Et le lagon n’est pas oublié : quand on ne sait plus où caser la dernière livraison, pourquoi ne pas déposer le tout sur les hauts-fonds qui bordent l’île ? Ce qui permet à Thilafushi de s’agrandir jour après jour, les montagnes de déchets prolongeant avantageusement sable et corail. Et à certaines substances dangereuses –  métaux lourds, batteries, produits chimiques… – de contaminer, discrètement mais sûrement, les eaux du lagon. Sans oublier, bien sûr, le spectacle désolant de «  radeaux  » de détritus se détachant parfois de l’île et partant à la dérive sur cette magnifique eau turquoise.

Si la décharge à ciel ouvert de Thilafushi constitue l’abcès le plus visible de l’infection, la question concerne l’ensemble de l’archipel. En poussant des déchets un peu partout dans les atolls, le tsunami de 2004 avait accéléré la prise de conscience et conduit à la mise en place de quatre-vingts centres de collecte. Ils sont presque tous inopérants aujourd’hui faute de personnel et de lois expliquant clairement aux citoyens comme aux entreprises ce que l’on a le droit de faire ou de ne pas faire… Il faut dire que le pays a bien d’autres choses à penser  : avec un relief atteignant dans le meilleur des cas trois mètres au-dessus du niveau de la mer, il se pourrait que le tri des ordures ménagères devienne une lubie tout à fait secondaire quand les eaux des océans auront suffisamment monté pour engloutir les montagnes de déchets de Thilafushi.

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THILAFUSHI

AUTOUR DU GOLFE DU BENGALE Jharia Plaine de Ream Détroit de la Sonde

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JHARIA Brasier souterrain

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il n’y avait l’allure placide des passants, d’économiser sur certains postes : il suffit de poser l’endroit pourrait évoquer un champ la marmite au débouché d’une fissure, et la vapeur de bataille fraîchement ravagé, avec ses brûlante venue du sous-sol se charge de la cuisson. colonnes de fumée et ses paysages bouleversés. Mais À l’heure où les Occidentaux rêvent de géothermie, dans ce district de l’État du Jharkhand, dans le nord- cela peut faire sourire. Mais les habitants du bassin est de l’Inde, le feu ne vient pas du ciel, il couve sous n’ont plus le cœur à plaisanter à force de voir leurs la terre depuis au moins un siècle. Normal, disent maisons devenir invivables, les sols chauffés à 50 °C les experts  : des centaines de mines de charbon et les fumées toxiques s’échapper des moindres désaffectées connaissent le même phénomène interstices. Et les constructions qui s’effondrent quand la terre cède, les partout dans le monde  ; il enfants qui disparaissent suffit que l’hygrométrie et Les constructions dans des fissures apparues la température s’accordent soudainement, la terre qui juste comme il faut dans un qui s’effondrent devient incultivable… puits mal refermé pour que Soixante millions de tonnes la poussière s’enflamme au quand la terre cède, de charbon sont déjà parties moindre apport d’oxygène. Le les enfants en fumée, sans autre bénéfice problème du bassin houiller que de donner à Jharia l’air de Jharia, c’est que plus qui disparaissent le plus pollué de tout le personne ne sait comment dans des fissures sous-continent. La décision gérer ce brasier souterrain qui n’en finit plus de gagner apparues soudainement, de transformer une partie des mines souterraines en du terrain. Cinq cent mille la terre qui devient exploitation à ciel ouvert personnes vivent au-dessus, a permis de récupérer une ou à proximité immédiate, de incultivable partie du combustible… mais ce fourneau géant qui compte contribue en même temps soixante-dix foyers distincts et à accélérer la diffusion des feux en insufflant s’étend sur des centaines d’hectares. Au début, les habitants des villages entourant Jharia beaucoup d’oxygène sous le sol. Tous les habitants y ont bien trouvé quelques avantages, d’autant plus de l’agglomération savent que leurs jours sur place volontiers que c’est la mine qui fait vivre ici une sont comptés : quand les feux arriveront sous leurs bonne partie de la population. Et puis cela permet maisons, il sera temps de partir.

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PLAINE DE REAM Un barrage contre le désespoir

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ui aurait accordé un regard à ce marécage inculte si Marguerite Duras n’en avait fait en 1950 un monument de littérature  ? Mais le lecteur n’en est pas quitte pour autant avec les risques du réel, car la terre inhospitalière qui dévore les personnages de l’inoubliable Un barrage contre le Pacifique existe bel et bien sur les rivages du Cambodge et ne paraît pas plus avenante que son double de papier. Avec quelques nuances, sous des noms parfois différents, malheur romanesque et misère concrète s’entremêlent ici dans la « boue chaude et pestilentielle de la plaine » décrite par Duras. On ne saurait d’ailleurs mieux dire pour situer le cadre de cette désespérante histoire : une mère et ses deux enfants s’y trouvent englués, la première rêvant toujours, contre toute logique, de réussir à valoriser la concession agricole pour laquelle elle s’est ruinée  ; les seconds passant leurs journées à tromper leur ennui en suivant le passage des rares automobiles sur la seule – et mauvaise – piste de la région, espérant l’arrivée d’un visiteur providentiel qui saurait les tirer de ce trou. Bien entendu, les projets de la courageuse mais peu clairvoyante mère échoueront malgré ses barrages dérisoires  ; comment faire pousser quoi que ce soit sur un terrain immanquablement submergé à chaque mois de juillet par les eaux salées de l’océan voisin ? Un terrain que seuls les fonctionnaires véreux chargés du cadastre de ce qui s’appelait

alors Protectorat français du Cambodge – nous sommes dans les années 1930 – osaient classer «  cultivable  » pour en tirer profit auprès de crédules colons. L’auteure a vécu peu ou prou la même aventure quelques années plus tôt, au même endroit, avec sa propre mère. Elle connaît le désarroi puis la dérive des petits colons. Trop de rêves et pas assez de moyens pour ne pas se faire piéger. Elle sait aussi le malheur – bien pire – des autres victimes de cette terre maudite. Les pauvres gens installés depuis des générations autour de la plaine de Ream, à qui l’on avait aimablement suggéré de laisser les lopins fertiles, situés sur les hauteurs, à des étrangers qui en tireraient meilleur parti, et d’utiliser leurs bras à des tâches plus utiles aux nouveaux maîtres du pays. Ils survivaient donc comme ils pouvaient sur ce sol incapable de les nourrir, parvenant seulement à faire pousser là des enfants que personne ne savait ensuite garder en vie, et dont nul mieux que Duras n’a conté le terrifiant horizon : « Il en mourait tellement que la boue de la plaine contenait bien plus d’enfants morts qu’il n’y en avait eu à chanter sur les buffles. Il en mourait tellement qu’on ne les pleurait plus et que depuis longtemps déjà on ne leur faisait pas de sépulture.  » On les mettait en garde contre les dangers des grands fauves, tigres et panthères descendus des forêts pour varier leurs menus. Mais les fauves n’étaient finalement pas

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pour grand-chose dans ce désastre. Les enfants mouraient surtout de faim ou du choléra que donnent les mangues vertes. Que pourraientils manger d’autre ici que ces mangues qui ne mûrissent jamais  ? Et, si par bonheur ils y survivaient, il ne manquait pas d’autres bonnes raisons pour écourter ces vies à peine ébauchées  : noyades dans les innombrables cours d’eau quadrillant la plaine, insolation, et bien sûr toutes ces sortes de maladies qui se plaisent dans la chaleur humide des marécages tropicaux, à commencer par le paludisme. La localisation de cet endroit que l’on aimerait autant éviter se fait assez facilement sur une carte. Le roman situe la concession entre Ram et Kam (que l’on peut identifier aux actuels Réam et Kampot), dans cette plaine marécageuse coincée entre les montagnes de la chaîne de l’Éléphant et le golfe de Thaïlande, même si

l’héroïne malheureuse, «  la mère  », préfère parler d’océan Pacifique pour désigner cet adversaire liquide contre lequel ses barrages resteront vains. C’est tout près de là, au village de Prey Nop (aujourd’hui Sihanoukville), que Marie Donnadieu, la vraie mère de Marguerite Duras, s’éreintait dans les années 1920 à tenter de protéger ses rizières de l’eau salée. Héros et figurants, personnages de fiction ou jouets de la réalité, tous se sont perdus de la même façon dans cet espace si peu fait pour les humains. Depuis, les administrateurs corrompus ont plié bagages, les routes se sont un peu améliorées et l’on a appris à tirer parti des plages de la région pour attirer les touristes, mais la plaine ne nourrit guère plus ses populations. Une partie de la superficie a été classée réserve naturelle, protégée par l’homme donc, ce qui prouve au moins que celui-ci n’est pas si rancunier.

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PLAINE DE REAM

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DÉTROIT DE LA SONDE Le monstre Krakatoa

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e sinistre bras de mer qui sépare les îles de Java et Sumatra effraie tous ceux qui s’en approchent, voyageurs comme Indonésiens nés sur ses rives. Les marins étrangers ne sont jamais vraiment chauds pour se risquer dans ce goulet encombré de hauts-fonds et d’installations pétrolières, sans parler du trafic d’immigrants illégaux. Pour ne rien gâter, on semble ici attaché au respect des traditions au point que les nouvelles générations perpétuent avec application les pratiques ancestrales de piraterie. Certes la Sonde n’a pas la même réputation en la matière que le détroit voisin de Malacca – lequel profite il est vrai d’une fréquentation bien supérieure  – mais on y dénombre tout de même une bonne vingtaine d’attaques chaque année. Les populations alentour ne s’inquiètent guère pour leur part de l’activité des pirates, mais beaucoup des sautes d’humeur du volcan Krakatoa. On peut les comprendre sachant que l’intéressé n’en est pas à sa première catastrophe et continue à faire preuve d’un dynamisme impressionnant. Le premier coup d’éclat officiellement recensé remonte vraisemblablement à l’an 416 d’après les chroniques locales (535 selon certaines interprétations). Le cataclysme avait alors scindé le volcan d’origine en trois îles distinctes et ravagé toute la région, noyant la plupart des habitants de la côte lors du tsunami généré par l’explosion. En 1883, nouveau bouleversement  : après trois mois d’éruption et de secousses (les navires qui traversaient le détroit devaient alors naviguer au

jugé dans un épais nuage de cendres), le volcan explose littéralement entre le 26 et le 27  août, produisant une détonation que l’on entendra à cinq mille kilomètres de là, avec une onde de choc sensible jusqu’en Europe, pendant que cendres et pierres ponces sont projetées sur une surface de plus de huit cent mille kilomètres carrés, davantage que la superficie de la France… Des vagues dépassant les quarante mètres de hauteur déferlent rapidement sur la côte, et l’onde du tsunami fera ensuite trois fois le tour de la planète. Bilan officiel  : quarante mille victimes dans une région alors relativement peu peuplée. Six millions de personnes vivent aujourd’hui dans un rayon de cent kilomètres autour du Krakatoa, et les nombreuses éruptions «  mineures  » qui continuent d’animer le détroit montrent que le volcan n’a rien perdu de sa vigueur. Il a même donné naissance en 1927 à une nouvelle île. Anak Krakatoa – «  l’enfant du Krakatoa  » – a lentement émergé de l’océan, passant d’une dizaine de mètres d’altitude au lendemain de son apparition à plus de trois cents mètres aujourd’hui. C’est dans cet environnement paisible, où l’on a noté un regain d’activité sismique dans les années 2010, que vient d’être signé un contrat de onze milliards de dollars pour la construction d’un pont suspendu gigantesque – trente kilomètres – reliant Java à Sumatra. À cinquante kilomètres du Krakatoa et tout près de la faille sous-marine sur laquelle la plaque indo-australienne pousse avec une constance qui confine à l’entêtement…

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ENTRE L’ORIENT ET L’OCÉANIE Houtman Abrolhos Aokigahara Cap York Takuu Nauru

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113° 47’ E - 28° 43’ S

HOUTMAN ABROLHOS L’archipel du massacre

L

es îles basses de l’océan Indien ont un don particulier : elles attirent le mauvais œil. On connaît la terrible histoire des cent soixante esclaves abandonnés en 1761 sur l’îlot de Tromelin à la suite d’un naufrage  : seuls huit d’entre eux étaient encore en vie quand on s’inquiéta enfin de leur porter secours quinze ans plus tard… Le piège de l’archipel Houtman Abrolhos, à l’extrémité orientale de cet océan, peut présenter un bilan plus noir encore en matière d’horreur et de comptabilité macabre. Nul n’avait entendu parler de ces îlots bordés de récifs situés à quarante milles au large de l’Australie, avant que le Batavia – vaisseau de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales faisant route vers Java – ne s’y fracasse le 4  juin 1629 avec ses trois cent vingt occupants. Quelques marins et passagers se noient en tentant de rejoindre la plage, mais le pire reste à venir. Le  capitaine Jacobsz et le représentant de la compagnie embarquent sur une chaloupe avec une quarantaine d’équipiers pour chercher secours et laissent sur place le reste de l’équipage et des passagers. L’intendant adjoint du Batavia, Jeronimus Cornelisz, prend les choses en mains pour le plus grand malheur des naufragés. Cet ancien apothicaire est non seulement une fripouille, qui intrigue depuis le départ pour s’approprier la cargaison, mais aussi un fou meurtrier. Persuadant une partie des marins et soldats qu’il sera impossible de nourrir tout le monde, il

organise l’élimination méthodique d’une partie des survivants. D’abord discrètement, en installant de petites colonies sur certains îlots qu’il sait dépourvus d’eau douce, ou en noyant l’air de rien les plus fragiles. Plus directement ensuite quand les futurs sacrifiés comprennent la manœuvre : les hommes de main de Cornelisz n’hésitent plus alors à tuer par le fer et le feu, n’épargnant les femmes que pour pouvoir en disposer. L’archipel devient un champ de bataille où les uns et les autres essayent de sauver leur peau. Le massacre prend fin quand le navire Saerdam, alerté par l’équipage de la chaloupe qui a fini par atteindre Java, arrive sur les lieux, un peu plus de trois mois après le naufrage. Les officiers du Saerdam organisent sur place un procès à l’issue duquel Cornelisz et six de ses acolytes sont jugés et pendus, mettant un point final à cet ahurissant carnage insulaire qui a causé la mort de près de deux cents hommes et femmes. L’histoire bégaie parfois  : à peine un siècle plus tard, un autre navire hollandais, le Zeewijk, théoriquement en route vers Jakarta, fait naufrage sur les mêmes écueils. Cette fois, pas de combats à terre, mais tout de même cent vingt-six victimes de plus – la faim, la soif, les noyades, la maladie, et tout ce genre de choses qui font le tragique ordinaire des naufrages… –, avec encore la folie d’un homme, le capitaine Jan Steyns, responsable de l’échouement de son navire pour avoir sciemment ignoré les strictes consignes de la Compagnie au simple motif qu’il voulait voir l’Australie…

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138° 37’ E - 35° 28’ N

AOKIGAHARA La forêt des suicides

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ne végétation impénétrable peut-elle nuire pour la traverser dans sa plus grande largeur. Mais davantage à la santé qu’un plongeon dans les chemins sont rares, la lumière, ténue en raison l’eau froide ? La question mérite réflexion, de la densité de végétation, et le sol irrégulier, mais l’impressionnante mortalité constatée dans couvert d’une mousse épaisse dissimulant de l’inquiétant «  océan d’arbres  » d’Aokigahara n’a profondes crevasses, rendent la progression rien à envier à celle du fameux Golden Gate de difficile. On dit aussi que les boussoles deviennent San Francisco, jusqu’ici référence mondiale des folles, que le GPS n’y fonctionne pas, et qu’aucune candidats au suicide. Les autorités locales – à communication téléphonique ne passe sous les savoir la préfecture de Yamanashi  – estiment arbres. On parle du fameux roman de Seicho Matsumoto, La Pagode des à une centaine le nombre vagues, publié en 1960, qui de personnes qui viennent Les gens de la région aurait fait la réputation chaque année mettre fin à de l’endroit parce que leurs jours dans cette sombre savent bien deux amants s’y suicident, forêt posée au pied du si que la mort rôde ici affirmant qu’il n’est pas de photogénique mont Fuji. Et meilleur endroit pour mettre le chiffre est peut-être sousdepuis longtemps un terme à sa vie… Mais les estimé, car, contrairement gens de la région savent bien au pont californien où le plongeon fatal se fait rarement sans témoins, il que la mort rôde ici depuis plus longtemps. Que est impossible ici de tenir une comptabilité des les yùrei – les fantômes des disparus errant sur malheureux qui s’enfoncent sous la voûte végétale terre en espérant trouver le paradis – ont leurs et ne réapparaissent plus. Seuls les corps retrouvés habitudes à Aokigahara. La forêt ne connaissaitau cours des battues annuelles organisées par elle pas il y a plus d’un siècle la pratique de des volontaires entrent dans les statistiques. Aux l’ubasute, cette tradition voulant que les personnes désespérés s’ajoutent d’ailleurs les malchanceux âgées se retirent d’elles-mêmes dans un site isolé ou les imprudents, partis pour s’imprégner pour y mourir, afin de ne plus être à la charge de de l’ambiance de ce mystérieux endroit… et leurs familles ? L’ubasute ne fait a priori plus partie incapables ensuite d’en trouver l’issue. Non pas des usages, mais, malgré les panneaux dissuasifs que la forêt ait des dimensions gigantesques : elle placés aux entrées de la forêt et l’action préventive n’occupe guère plus de trois mille hectares, soit des équipes de bénévoles de Yamanashi, l’attrait une distance à vol d’oiseau de deux kilomètres morbide d’Aokigahara reste toujours aussi fort.

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143° 12’ E - 14° 48’ S

CAP YORK Au pays des crocodiles tueurs

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audite, cette péninsule verdoyante à l’extrême nord du Queensland australien ? Allons donc ! On a connu des régions plus déshéritées  : longues plages de sable blanc, mer turquoise peuplée de coraux uniques au monde, villas avenantes et fonctionnelles joliment dispersées au milieu d’une végétation luxuriante… Ici, pas de misère endémique, de conflits insolubles, ni de menace volcanique. L’exploitation de mines de bauxite a même apporté autant de prospérité que la mise en valeur d’une nature exceptionnelle qui attire chaque année de nombreux amateurs de grands espaces. Le seul problème de cette région a priori idyllique viendrait peut-être de cette nature un peu trop… disons, « naturelle »… Les crocodiles sont évidemment des animaux respectables, mais les salties – variété locale ayant le triple inconvénient d’aimer l’eau de mer tout en étant plus grande et plus agressive que les espèces courantes – contribuent à donner une touche angoissante à la moindre escapade nautique. Est-il bien raisonnable d’aller nager ou canoter dans une eau où l’on risque de croiser un monstre vorace d’une taille dépassant parfois les sept mètres ? À quelque chose malheur est cependant bon : les pêcheurs ont observé que les salties attaquent volontiers les dangereux requins-tigres et requins-taureaux fréquentant ces eaux et qu’ils les tuent régulièrement, ce qui devrait rassurer les baigneurs. Ceux-ci devront tout de même

noter que préférer l’eau douce ne suffit pas à éviter les ennuis. D’abord parce que cela n’empêche pas d’y rencontrer des salties (en plus, bien sûr, des habituels crocodiles de l’intérieur), ensuite parce que les requins-taureaux se plaisent aussi à remonter les rivières. Côté mer, la baignade est de toute façon déconseillée de la fin octobre au mois de mai (pas de chance, cela correspond à l’été austral, donc au moment où il fait le plus chaud) en raison de la présence de méduses irascibles, les box jellyfish (la méduse-boîte) et irukandji. La première est très grande (tentacules pouvant atteindre quatre mètres), la seconde minuscule (à peine plus de deux centimètres et donc difficilement détectable), et leurs piqûres sont tout aussi fatales. Entre juin et septembre, les méduses prennent congé mais restent les serpents de mer : environ soixante-dix espèces différentes dont le ravissant Aipysurus duboisii, considéré comme le plus venimeux des reptiles marins. Remarquons toutefois qu’il ne manque pas de concurrence à terre, huit des dix variétés de serpents les plus dangereuses au monde ayant élu domicile dans la péninsule. Il serait cependant injuste de faire une trop mauvaise réputation à celle-ci : les régions voisines, riveraines du golfe de Carpentaria, de la mer d’Arafura ou de celle de Timor, n’ont pas grandchose à lui envier en matière de faune. Et le cap York reste parfaitement exempt de la redoutable redback spider (veuve noire à dos rouge), araignée mortelle qui sévit dans les États du Sud. Ouf !

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156° 58’ E - 4° 45’ S

TAKUU Un atoll en sursis

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e danger qui émane de cet atoll isolé forte que d’habitude, une grosse houle suffisent peut se résumer à un banal problème à ce que ce mince anneau de sable et de corail, à de certificat d’études  : «  Sachant que peine douze kilomètres de diamètre, soit envahi la terre culmine à Takuu à quatre-vingt-dix par l’eau. Il devient chaque jour plus difficile de centimètres au-dessus de l’océan et que celui- cultiver quoi que ce soit – et même de préserver ci pourrait s’élever de plus de trois millimètres les stocks d’eau douce –, les potagers étant par an, combien de temps faudra-t-il pour que envahis par le sel. Et si Takuu reste a priori Takuu devienne définitivement invivable  ?  » préservée des cyclones par sa proximité de La stricte arithmétique accorde à cet endroit l’équateur, on redoute toujours ici de se trouver sur la trajectoire d’un abritant cinq cents âmes tsunami tel que l’ont subi un sursis d’environ trois On redoute toujours en 2007 et en 2013 les voisins siècles avant qu’il ne soit des îles Salomon. complètement submergé  ; ici de se retrouver Il faudra donc partir, et les à l’exception bien sûr des sur la trajectoire îliens de Takuu seront vraicocotiers, mais on imagine semblablement les premiers assez mal une vie sociale d’un tsunami habitants de terres menasatisfaisante se réorganiser tel que l’ont subi cées à devoir s’y résoudre. au sommet de ceux-ci. Et la Ils en ont le cœur noué, eux réalité risque de se montrer en 2007 et en 2013 qui vivent depuis la nuit des nettement moins patiente temps de façon traditionpour peu que le rythme de les voisins nelle, à mille kilomètres montée des eaux s’accélère des îles Salomon des grandes villes de leur (reconnaissons qu’il pourrait mère patrie, la Papouasie­ aussi ralentir, mais cela semble peu probable). D’autant qu’il n’est nul Nouvelle-Guinée. Comment pourraient-ils besoin d’attendre une telle élévation du niveau s’habituer au climat de violence politique de l’île de l’eau pour que les habitants soient contraints Bougainville – leur plus proche refuge possible, à deux cent cinquante kilomètres – ou à la misère de à plier bagages. À vrai dire, la situation est déjà plus que Port Moresby, l’une des villes les plus dangereuses critique, l’île ayant été plusieurs fois balayée par du monde, après avoir passé tant de temps en harles flots. Une amplitude de marée un peu plus monie avec cet océan qui les chasse aujourd’hui ?

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166° 55’ E - 0° 31’ S

NAURU Ravagé par le phosphate

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ommençons par une bonne nouvelle  : vie pour les hommes est tombée à cinquantele visiteur allergique à la nature sauvage huit ans. La faute au phosphate qui a fait perdre pourra ici se promener sans crainte. la tête à tout le monde. Commencée au début du À Nauru, l’exploitation minière a été si rondement xxe siècle, à l’époque de la colonisation allemande, menée pendant un peu plus d’un siècle qu’il ne l’exploitation de ce minerai a continué quand reste plus trace de faune ni de flore. À l’exception l’Empire britannique a pris les choses en main en de la discrète rousserolle – espèce endémique 1914, puis après l’indépendance de l’île en 1968. d’oiseau aux dimensions modestes, de la famille Mais la fortune est parfois mauvaise conseillère. des acrocéphalidés –, les animaux que l’on a le Après avoir vécu grand train, la population plus de chance de croiser découvre dans les années sur place sont les chats, 1990 que les placements La fortune chiens, cochons, poules et réalisés par leurs dirigeants rats, importés plus ou moins pour anticiper la fin de la est parfois volontairement depuis les manne minière ne valent pas mauvaise conseillère territoires voisins. Nauru grand-chose. Entre le gouffre présente en revanche la financier d’une compagnie double particularité d’être la plus petite aérienne disproportionnée par rapport aux république de la planète (vingt et un kilomètres besoins de l’île, des investissements désastreux carrés pour un peu plus de neuf mille habitants) et et une bonne dose de corruption, il faut se d’avoir été un temps à la deuxième place mondiale rendre à l’évidence : les caisses sont vides. Reste en termes de PIB (produit intérieur brut) par un paysage dévasté par l’exploitation minière, habitant (juste derrière l’Arabie saoudite). Le et un État réduit à des pis-aller pour survivre, passé s’impose malheureusement sur ce point car, devenant un temps paradis fiscal (plusieurs après avoir profité d’une richesse incroyable dans centaines de banques «  virtuelles  » domiciliées les années 1970, les Nauruans ont depuis connu alors à Nauru), puis louant une partie de son les affres de la descente aux enfers, émargeant modeste espace à l’Australie en vue d’accueillir maintenant au-delà de la deux-centième place, un centre de rétention des immigrés clandestins, avec un taux de chômage atteignant les 90 % et de et monnayant maintenant son appui à toutes terribles problèmes de santé hérités de la période sortes de lobbies, pour défendre par son vote – à faste : 90 % de la population adulte est en surpoids, l’Organisation des Nations unies ou dans d’autres on compte 40 % de diabétiques, et l’espérance de institutions – des causes peu recommandables.

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D’UNE RIVE À L’AUTRE DE L’AMÉRIQUE Vague de Mavericks Triangle du Nevada Mine d’or du Hollandais Tonina Tippecanoe River Amityville

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122° 30’ O - 37° 29’ N

VAGUE DE MAVERICKS Un monstre au sang froid

L

à, au large de Half Moon Bay à une trentaine de kilomètres au sud de San Francisco, sur à peine un hectare d’eau grise, se brise la vague la plus redoutée de la planète. Une anomalie de la nature qui alimente les rêves et les cauchemars des meilleurs surfeurs. Pour se faire une idée juste de l’endroit, autant oublier tout de suite les clichés colorés de la culture surf, palmiers, chemises à fleurs, sable blanc et bikinis. Les beach boys du cru portent d’épaisses combinaisons noires avec cagoules pour affronter l’eau froide. Ils n’ont d’ailleurs pas le temps de parader devant la plage : trois quarts d’heure de rame sont nécessaires, entre rochers et courants violents, pour atteindre le line up. Et ce n’est pas la beauté du décor qui pourrait leur réchauffer le cœur car Mavericks n’a pas la plastique de ses rivales, loin s’en faut. Rien à voir avec la somptueuse crypte turquoise de Teahupoo, à Tahiti, pas plus qu’avec la finesse aérienne des vagues de Bali ou d’Hawaii. Ici, il n’y a pas mieux à espérer qu’une masse d’eau trouble lancée à pleine vitesse, un mur sombre grimpant sans crier gare à quinze mètres de haut en poussant devant lui une avalanche d’écume lourde et sans grâce. Le monstre serait sans doute resté inconnu si un jeune et intrépide voisin ne l’avait apprivoisé dans les années 1970. Lycéen à Princeton-by-thesea, Jeff Clark s’était pris de passion pour cette grande chose qui grondait à deux pas de chez lui quand les tempêtes d’hiver généraient assez

de houle pour la réveiller. En 1975, il s’y risque une première fois, puis une seconde… Pendant quinze ans, il apprendra – toujours seul – à connaître les secrets de cette vague atypique ignorée de la communauté du surf «  de gros  » qui n’a d’yeux que pour Hawaii… Et puis Jeff montre un jour son jardin secret à des amis qui n’en croient pas leurs yeux. Les photos de Mavericks font le tour du monde et l’élite de la spécialité se précipite à Princeton. Et ça tourne mal. Mark Foo, le maître hawaiien du « big wave riding », se noie là en décembre 1994, sonné par les coups dès son arrivée. Mavericks devient la vague maudite où d’autres vont laisser leur peau ou se blesser. Mais impossible de se défiler : tout surfeur de gros qui se respecte se doit d’avoir réussi cette épreuve. Alors, même la peur au ventre, il faut honorer ce sommet dont personne ne veut vraiment. Subir l’eau froide, s’orienter tant bien que mal par rapport à la côte pour éviter la zone d’impact, oublier les écueils qui ne demandent qu’à briser les os, ou pire à retenir le leash du malheureux happé par la broyeuse, le condamnant à la noyade. Il y a bien sûr des gens que la perspective de finir broyé entre quelques tonnes d’eau glacée et des rochers acérés laisse de marbre. Ceux-là sont généralement heureux d’apprendre que les grands requins blancs du Pacifique nord ont une affection particulière pour les hauts-fonds débordant Pillar Point.

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115° 48’ O - 37° 14’ N

TRIANGLE DU NEVADA Menace dans le ciel

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n ne se méfie jamais assez des mirages. Surtout s’ils sont mis en scène par des professionnels du tourisme, corporation habitée comme on le sait par la mystérieuse conviction que ses clients ne sauraient s’intéresser à la réalité du pays convoité, et qu’il faut donc leur en donner une vision aussi fantaisiste que possible. Il en va ainsi pour le Nevada : parti pour arpenter un désert brûlant agrémenté de casinos géants, l’honnête voyageur aura la surprise de constater que le sable rouge est aussi bordé de montagnes enneigées et de forêts impénétrables peuplées d’ours ombrageux. Et d’apprendre qu’il vaut mieux considérer avec circonspection toute proposition d’excursion aérienne, plus de deux mille avions ayant, paraît-il, disparu ici au cours des cinq dernières décennies. Soit une mortalité infiniment supérieure à celle du mythique triangle des Bermudes. Ces sinistres statistiques n’intéressaient guère que les gazettes locales quand un fait divers a mis l’endroit sous le feu des projecteurs  : le 3 septembre 2007, le milliardaire Steve Fossett, connu pour ses exploits sur mer et dans les airs, disparaissait au cours d’une banale sortie en avion de tourisme au-dessus de la Sierra Nevada. Au bout d’un mois d’efforts, les autorités décidaient de suspendre les recherches sans avoir retrouvé ni l’aviateur ni son appareil. À l’automne 2008, la trouvaille miraculeuse

par un randonneur d’un portefeuille contenant mille cinq dollars et trois pièces d’identité appartenant au disparu permettait de relancer l’affaire. Deux jours plus tard, les recherches aériennes et terrestres permettaient enfin de repérer, à six cent quatre-vingt-dix mètres de là, l’épave du petit monomoteur Bellanca N240 R utilisé par l’aventurier. L’analyse ADN des ossements recueillis à proximité allait lever les derniers doutes, confirmant qu’il s’agissait bien du corps de Steve Fossett. Le contraste ne pouvait être plus saisissant. À dix minutes de vol des néons rassurants de Las Vegas, il était donc possible qu’un avion s’évanouisse dans la nature, échappant à toutes les investigations pendant un an  ! Et ce n’est pourtant pas faute d’y avoir mis du cœur  : compte tenu de la notoriété de la victime, jamais autant de moyens – on parle de plus de deux millions de dollars, partagés entre les proches et les pouvoirs publics – n’auront été mis en œuvre pour localiser un individu sur le territoire des États-Unis. Non sans effets inattendus, d’ailleurs, cette énorme mobilisation aboutissant à l’identification d’une dizaine d’épaves d’avions éparpillés dans la Sierra… dont personne ne s’était vraiment soucié jusqu’ici. À part bien sûr les amateurs d’ovnis et d’énigmes en tous genres qui ne manquent pas de montrer du doigt une mystérieuse installation militaire au beau milieu de la zone…

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Atlas des Lieux maudits

La présence d’une base de l’US Air Force en plein désert n’a a priori rien de surprenant, les militaires étant par nature friands d’espace et de tranquillité. Avec les douze mille cent quarante kilomètres carrés de la Nellis Air Force Range (une superficie trente fois supérieure à celle du plus grand terrain militaire d’Europe  !), ils ont de quoi faire : la traversée de part en part de ce «  domaine  » représente au bas mot deux cent cinquante kilomètres. Son survol est soumis à certaines règles, mais tout s’y passe, à première vue, dans la transparence. Six aéroports (dont trois privés) y sont éparpillés et quelques routes – très paisibles – parcourent ce vaste territoire. Reste tout de même au cœur du «  triangle  » une terra incognita qui alimente depuis plus de soixante ans les réflexions des services secrets du monde entier… et les fantasmes de tous. Répertorié dans les rapports de la CIA sous l’appellation austère d’Area  51, cet espace longtemps censuré sur les cartes, possède aussi quelques noms plus imagés, à l’exemple de Dreamland, Paradise Ranch, Watertown Strip ou encore Groom Lake, du nom du lac asséché qui occupe une partie du secteur, surtout connu au xix e  siècle pour ses mines d’argent et de plomb. La réputation sulfureuse du site remonte à l’après-guerre, quand les essais de bombes atomiques s’y sont multipliés et que le président Truman a décidé l’implantation sur place d’une base ultra-secrète (son existence ne sera officiellement admise par le gouvernement qu’après une quarantaine d’années d’activité) pour tester toutes sortes d’engins aériens et d’armes nouvelles. Des projets d’avant-garde, comme les avions U2, le programme Oxcart, ou

l’étonnant Blackbird, ont été développés ici. Mais ces aéronefs sophistiqués ne constitueraient selon certains que la partie émergée d’une structure plus complexe. Les ufologues de toute la planète se sont en effet pris de passion pour cet endroit, stimulés par le régime de haute sécurité qui règne autour de l’Area  51. Si l’on ne peut s’approcher du périmètre interdit sans être mis en joue par des patrouilles lourdement armées, c’est bien que se cachent ici des secrets inavouables… On parle d’une immense base souterraine dissimulée sous les pistes, de hangars creusés dans les montagnes entourant le lac, et même d’un centre d’études sur les civilisations extraterrestres. Y seraient stockés et analysés les nombreux ovnis observés dans la région – avec leurs équipages, bien sûr – dont la fameuse soucoupe volante qui se serait écrasée à Roswell, au Nouveau-Mexique, en 1947. Dans un tel environnement, plus rien ne saurait étonner. Les innombrables disparitions d’avions dans la région  ? Probables collisions avec des véhicules spatiaux, des engins de mort non homologués, voire liquidation pure et simple des imprudents par les services de sécurité… Les vrais passionnés d’aviation ont moins d’imagination. Ils savent juste que les violentes turbulences générées par ce relief tourmenté aux contrastes thermiques terrifiants sont autant de pièges mortels. Et ne se font aucune illusion sur l’hospitalité de ce somptueux tombeau montagneux, vaste comme un département mais moins peuplé qu’un village, dans lequel les immenses séquoias ne demandent qu’à engloutir à jamais le promeneur imprudent ou malchanceux. Maudite nature…

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MINE D’OR DU HOLLANDAIS Le gisement du malheur

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vant d’affronter les maléfices de cette mine d’or fabuleuse, encore faut-il en découvrir l’entrée. Jacob Waltz, l’immigrant allemand à l’origine de la réputation de ce filon est catégorique : « Le terrain était dans un état si chaotique que l’on pouvait se tenir précisément à l’endroit de la mine sans la voir pour autant. » Aussi mystérieuse que dangereuse, la légendaire mine d’or du Hollandais reste introuvable, tout juste sait-on qu’elle est aujourd’hui située en Arizona, au cœur des monts de la Superstition au pied de Weaver’s Needle, l’aiguille du tisserand. À deux pas d’un bourg de la banlieue de Phoenix, Apache Junction, ainsi nommé parce qu’il a poussé au bord de l’Apache Trail, le chemin emprunté autrefois par les Indiens pour traverser les montagnes. À défaut de voir la vraie mine, impossible de passer à côté de la légende  : le Lost Dutchman State Park est là pour témoigner –  avec musée, aire de pique-nique et attractions diverses  – de l’épopée du «  Hollandais perdu  » (qui était en fait allemand, la confusion étant courante entre dutch et deutsch) et de sa mine. L’histoire commence donc dans la première moitié du xixe  siècle avec la découverte fortuite par un dénommé Peralta de ce filon « où il suffit de se baisser pour ramasser des blocs d’or massif ». Il n’en profite qu’un temps car les Apaches finissent par s’agacer de ce remue-ménage autour de leurs terres sacrées et massacrent tout le monde. Comme les Indiens ne sont pas si mauvais bougres, ils proposent un peu

plus tard à un certain docteur Thorne, pour lequel ils éprouvaient de la sympathie, de le conduire sur ce site qui fascine tant les « visages pâles ». Le bon docteur est en effet tellement subjugué par cette première visite qu’il sera incapable d’en retrouver le chemin. Là interviennent Jacob Waltz et son acolyte Weiser, tous deux arrivés d’Allemagne une quinzaine d’années auparavant. Waltz aurait eu des informations sur cette mine grâce à un descendant de la famille Peralta à qui il aurait sauvé la vie. Ils localisent le lieu et en extraient de l’or jusqu’au jour où Weiser est tué par les Apaches. Waltz meurt ensuite d’une pneumonie sans avoir eu le temps de profiter de sa fortune. Peu après la guerre de Sécession, ce sont trois soldats qui ont vent à leur tour de l’affaire et se lancent à la recherche de la mine. On ne les retrouvera jamais. En revanche, on trouvera bien en 1932 les restes, affreusement mutilés, du chercheur de trésor américain Adolf Ruth, qui consacra quelques années à l’exploration de cet endroit mythique. Le temps a sans doute enjolivé la légende, et même mélangé plusieurs histoires et plusieurs mines entre elles. Mais la «  mine du Hollandais  » a vraiment existé et tout indique qu’elle contenait en quantité un or qui n’a finalement profité à personne. Il n’a visiblement pas fini de faire rêver : chaque année, des milliers d’amateurs plus ou moins documentés viennent fouiller ces montagnes où l’on trouve plus facilement scorpions et serpents à sonnette que métal précieux.

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TONINA Le mystère des Mayas

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u’a-t-il bien pu se passer à l’aube du x e  siècle dans cette cité, jadis influente, dont il ne reste plus aujourd’hui que des ruines  ? Le mystère demeure, mais les archéologues sont formels. C’est ici, dans l’actuel État mexicain du Chiapas, que l’on a retrouvé et daté les dernières traces d’activité de la grande civilisation maya  : des inscriptions et des stèles remontant très précisément à l’année  909. Nul ne sait dire quels événements se sont ensuite produits. Comment cette place importante qui comptait treize temples, huit palais, et s’était montrée plus résistante que ses prestigieuses voisines de Palenque, Tikal ou Bonampak, a fini, elle aussi, par s’éteindre brutalement ? Entre 909 et 1808, date à laquelle les vestiges de la cité firent l’objet d’une première description complète par Guillermo Dupaix, officier d’origine française aux ordres du roi d’Espagne Carlos IV, un vide dérangeant de neuf siècles… Les conquistadors espagnols, dont on connaît la délicatesse à l’égard des populations indiennes de la Méso-Amérique, n’ont pour une fois pas grand-chose à se reprocher : à leur arrivée au tout début du xvie  siècle, Tonina était déjà abandonnée depuis longtemps. Pas détruite, comme le veut la déplorable coutume chère aux guerriers conquérants comme aux cataclysmes naturels. Non, seulement abandonnée, puis dévorée par la forêt équatoriale. Comme si les habitants avaient décidé un beau matin d’envoyer promener la royauté sacrée et le concept de cité-

État, piliers jusqu’alors de leur système politique et qu’il convenait sans plus tarder de quitter les lieux pour refaire sa vie ailleurs… Les accidents climatiques diagnostiqués pour cette période par les scientifiques (une trentaine d’années de sécheresse, au tournant du ixe et du xe  siècle) y sont-ils pour quelque chose ? Le déséquilibre entre l’évolution démographique et la dégradation des terres cultivables est-il à l’origine de ce drame  ? Mais comment expliquer alors qu’une société si bien structurée ne se soit pas réorganisée de façon comparable sur un autre site mieux adapté ? On peut bien sûr chercher une clé dans le mythique calendrier maya, système à peine plus complexe à manipuler que les unités de Planck ou la chromodynamique quantique. L’honnêteté oblige cependant à souligner les aléas d’une telle quête, seuls quelques maniaques millénaristes parvenant à voir des promesses de fin du monde, précisément aux bonnes dates, dans cet ensemble pour le moins ésotérique. Il faut donc se satisfaire de questions sans réponses en contemplant les émouvantes vieilles pierres de Tonina, noyées dans la verdure à quelques kilomètres de la ville d’Ocosingo. Et guetter les clins d’œil du passé, comme cette découverte en 2010 d’un sarcophage de plus de mille ans. En appréciant à sa juste valeur le singulier pied de nez de cette civilisation perdue : l’une des seules de l’histoire de l’humanité à avoir su tenir en échec des générations de chercheurs.

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TIPPECANOE RIVER La malédiction des Shawnees

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priori, Barak Obama – arrivé à la MaisonBlanche en 2008 et reconduit dans ses fonctions en 2013 – peut dormir tranquille : l’étrange malédiction lancée il y a deux siècles sur les bords d’une rivière de l’Indiana ne paraît s’intéresser qu’aux présidents entrés en fonctions les années se terminant par un zéro. Neuf de ses prédécesseurs en ont fait les frais, avec des conséquences fatales pour sept d’entre eux. William Henry Harrison, d’abord, terrassé par une pneumonie en 1840, un mois tout juste après son élection. Puis ce fut Abraham Lincoln, élu en 1860 et abattu cinq ans plus tard par un sympathisant sudiste, quelques jours seulement après la fin officielle de la guerre de Sécession. James Garfield et William McKinley, qui avaient prêté serment respectivement en 1880 et en 1900, tombèrent eux aussi sous les balles de leurs assassins, pour le premier un déséquilibré mental et le second, un anarchiste. Les deux victimes suivantes, Warren Harding (élu en 1920) et Franklin Roosevelt (porté au pouvoir pour la troisième fois en 1940) moururent pendant leur mandat, le premier d’une pneumonie, le second d’une hémorragie cérébrale. On connaît évidemment le sort tragique de John Kennedy, élu en 1960 et assassiné trois ans plus tard à Dallas. Ronald Reagan (devenu président en 1980) et George W. Bush (élu en 2000) ont été plus chanceux, échappant l’un et l’autre à une tentative d’assassinat. Loin de Washington, bien au-delà des montagnes Appalaches, on raconte beaucoup de choses sur le mauvais œil qui poursuit ces illustres cibles. Qu’il

aurait patiemment nourri sa rancune dans les plaines et les forêts où ont péri d’autres victimes ; des milliers d’Indiens exterminés ou simplement chassés de leurs terres pour faire place aux nouveaux arrivants. Parmi eux, Tecumseh, de la tribu des Shawnees, né dans l’actuel Ohio en 1768. Orphelin dès l’âge de six ans, son guerrier de père ayant trouvé la mort dans la bataille de Point Pleasant, il combat lui aussi l’envahisseur et devient un chef respecté, l’un des seuls à refuser le traité de Greenville, accord inique prévoyant en 1795 la cession au tout jeune gouvernement américain de territoires immenses en échange d’un stock de couvertures, d’animaux domestiques et de fournitures diverses. Il tente de rallier les autres tribus, rêve de créer une fédération d’États indiens, rencontre en vain le futur président Harrison pour lui faire partager sa vision, et voit tous ses espoirs ruinés en 1811 lors de la défaite de Tippecanoe, au confluent de la rivière du même nom et de la Wabash river. C’est là, après l’incendie de son village par les troupes de Harrison, que Tecumseh aurait, dit-on, maudit son adversaire (et par la même occasion l’ensemble de la classe politique américaine pour l’éternité…). Il prendra ensuite le parti des Anglais, espérant que la victoire de ceux-ci favoriserait ses desseins. Choix funeste, puisque Tecumseh – «  étoile filante  » en langue shawnee – disparaîtra deux ans plus tard, les armes à la main, lors de la bataille de la rivière Thames, en Ontario. Mais sa légende, malédiction ou pas, semble immortelle.

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AMITYVILLE L’antre du démon

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adresse peut prêter à confusion  : en se dirigeant vers le 112 Ocean Avenue, on ne peut s’empêcher de guetter un panorama baigné de sable et d’embruns, mais c’est un coquet quartier résidentiel qui défile sous les yeux, à six bons kilomètres des vagues de l’Atlantique et seulement vingt minutes en voiture de JFK, le plus grand aéroport de New York. Il n’y a guère que le bras d’eau trouble – une cinquantaine de mètres de large – juste derrière la maison pour rappeler que l’on peut d’ici rejoindre la haute mer via la vaste lagune qui borde une bonne partie de la rive sud de Long Island. Cette belle bâtisse d’inspiration coloniale, construite en 1924, possède d’ailleurs un grand et fonctionnel boathouse directement sur la berge. C’est même la principale raison qui décida George et Kathy Lutz à acheter en 1975 cette propriété a priori trop chère pour eux et, qui plus est, lestée d’un inquiétant passé. Disposant d’un bateau, ils trouvaient la situation charmante et comptaient ainsi économiser le prix d’une place dans la marina voisine. Ils savaient, comme à peu près tout le monde dans le pays, le drame affreux qui s’était joué dans ces murs un an auparavant. Cette nuit du 13  novembre 1974 au cours de laquelle Ronald DeFeo Jr. tua ses parents et ses quatre frères et sœurs, expliquant pour sa défense qu’une voix venue de la maison lui avait dicté sa conduite. Ces ordres mystérieux ne suffirent

pas à lui épargner la prison à perpétuité et n’inquiétèrent pas davantage les Lutz. Pas plus que les rumeurs sur le fait que ce terrain avait servi au siècle précédent de sépulture pour des Indiens Montaukett. Tout comme l’on fit assez peu de cas de la voix inconnue provenant d’une pièce apparemment déserte qui lança un «  vat’en » sans appel au prêtre venu bénir la maison lors de l’entrée des nouveaux occupants  ; l’ecclésiastique se borna à conseiller à ceux-ci de ne pas séjourner trop longtemps dans cette pièce. Arrivée le 18  décembre 1975, la famille Lutz (George, Kathy et les trois enfants de celle-ci) quittera précipitamment le 112 Ocean Avenue en janvier. Terrorisés, ils disent avoir vécu vingthuit jours d’enfer dans cette maison animée par toutes sortes de choses étranges : bruits de pas un peu partout, musique dans la cave, nuages de mouches, voix venues de nulle part, odeurs pestilentielles se propageant sans raison, murs suintant d’on ne sait quoi, frôlement d’êtres invisibles et, pour finir, le visage de la malheureuse Kathy qui aurait vieilli de trente ans en une nuit… Personne d’autre que les intéressés ne peut savoir ce qui s’est vraiment passé pendant ces quatre semaines… mais une bonne partie de la planète va en connaître les moindres détails – et même davantage – grâce au talent de l’écrivain Jay Anson qui fait la connaissance de George

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Atlas des Lieux maudits

Lutz et publie en 1977 The Amityville horror, A true story. « L’histoire vraie » est évidemment largement romancée, mais elle réussit à terrifier quelques millions de lecteurs, et inspirera deux ans plus tard le film du même nom, dont les effets spéciaux sont, on l’aura deviné, autrement plus spectaculaires et explicites que les subtilités décrites par la famille. De bien mauvaises langues ont soupçonné George et Kathy d’avoir tout inventé dans l’espoir de gagner de l’argent. Il est vrai que les droits sur le livre et le film leur ont rapporté l’équivalent de sept cent mille euros actuels, mais pouvaient-ils parier en fuyant leur logis que cette histoire de maison hantée deviendrait un best-seller international  ? L’un et l’autre ont disparu – de mort naturelle – au début des années 2000. Leur fils aîné, Daniel, a participé début 2013 à un documentaire sur le sujet, dans lequel il raconte l’intérêt obsessionnel de son père pour les phénomènes occultes, et laisse

planer quelques doutes sur sa propre mémoire, semblant parfois faire référence à des scènes du film plutôt qu’à ce qu’il a vécu à l’âge de dix ans. La maison est toujours là – la vraie, pas celle spécialement refaite pour le film, qui se trouve à Tom Rivers, dans le New Jersey, à cent kilomètres d’Amityville – et si elle porte une malédiction, c’est sans doute aux propriétaires suivants qu’elle a fait le plus de tort. Non pas que ceux-ci aient eu à se plaindre de quoi que ce soit d’anormal, ils se sont félicités au contraire du confort et de l’agrément de leur logis. Mais ils se seraient bien passé des foules de badauds accourant par dizaines de milliers chaque année pour voir la «  maison du diable ». Un public si enthousiaste qu’il leur a fallu un temps changer l’adresse, poser une clôture et planter des arbres pour déjouer les curieux. Et finalement modifier l’aspect de la façade et renoncer aux légendaires fenêtres arrondies du deuxième étage, évoquant les yeux du diable…

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AMITYVILLE

DANS LES ÎLES DU NOUVEAU MONDE Cité Soleil Cap Horn Triangle des Bermudes Île de Sable

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CITÉ SOLEIL Tous les maux de la Terre

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es Haïtiens n’aiment pas laisser dire qu’un mauvais sort poursuivrait leur pays et ses habitants. Ils ont raison : qui ne rêverait de vivre sur une île aussi belle que fertile, baignée par une mer lumineuse et nourricière, sous un ciel généreux en soleil comme en eau douce  ? Tout cela au sein d’une nation qui a fait naître tant d’artistes et d’écrivains talentueux, et donna en 1804 au monde entier une leçon d’émancipation avec la création, par d’anciens esclaves révoltés, de la première république à majorité noire ? Donc Haïti est une terre bénie des dieux. Une terre qui a juste la malchance de se trouver sur la trajectoire des cyclones de l’Atlantique nord (l’impitoyable Jeanne, par exemple, coupable en 2004 d’avoir tué plus de deux mille personnes). Et de se montrer un peu trop sensible aux accidents sismiques : le tremblement de terre de janvier 2010 a fait plus de trois cent mille victimes et détruit une bonne partie de la capitale Port-au-Prince. Bien sûr, les catastrophes naturelles s’intéressent aussi aux îles voisines, mais le résultat de leurs efforts n’y est jamais aussi gratifiant que sur les constructions de bric et de broc typiques de l’habitat haïtien – cabanes de tôles ou, au mieux, bâtiments en dur à la stabilité incertaine. Le malheur déçoit rarement en matière de cynisme, n’aimant rien tant qu’enfoncer toujours plus les mal lotis. Il est ici chez lui, dans le pays le plus pauvre de tout le continent américain. Sûrement pas la faute au mauvais sort, non, juste

une sacrée déveine qui fait que, après l’heure de gloire de 1804, la population n’a jamais connu le repos. Quelques coups bas des puissances coloniales, l’indépendance trop cher payée à l’ancien « tuteur », une vie politique compliquée, entre empereur mégalomaniaque et présidents corrompus  ; et les coups d’État qui vont avec, la violence quasi continue depuis deux siècles… Donc la vie n’est pas toujours facile en Haïti. Avec des nuances : il vaut tout de même mieux profiter d’une coquette villa sur les hauteurs de Morne Calvaire qu’habiter Cité Soleil. Nom soit dit en passant judicieusement choisi, car le soleil, c’est bien le seul service dont bénéficient les deux cent cinquante mille personnes entassées dans ce bidonville coincé entre la mer et l’aéroport, à la sortie nord de Port-au-Prince. Terrain insalubre infesté de mares nauséabondes et de moustiques, ordures partout, inondations dès qu’il pleut un peu trop et, comme si ce n’était pas assez, des gangs, dont on ne sait plus très bien s’ils servent les factions politiques ou leur propre intérêt, y font régner la terreur malgré les efforts de la police locale et des Nations unies. On peut comprendre dans ces conditions le comportement parfois étrange des organisations non gouvernementales, présentes en nombre depuis le séisme de 2010, qui mettent une certaine énergie à défaire ce que leurs collègues viennent de faire ou à installer des équipements dont personne n’a besoin. Comme s’il était impossible de construire ici quoi que ce soit de sensé.

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CAP HORN Cauchemar de marin

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n approchant de ce rocher redouté qui porte le nom d’un brave port de pêche hollandais (Hoorn, lieu de naissance de Willem Schouten, l’un de ses découvreurs en 1616), ce sont d’abord les chiffres qui font peur  : huit cents naufrages dénombrés en moins de deux siècles autour du cap Horn, pour un bilan humain sans doute proche, faute de statistiques rigoureuses, de vingt mille victimes. De plus près, c’est l’environnement qui glace le sang. Mer grise, falaises sombres, houle impressionnante, visibilité souvent mauvaise, avec de la pluie, beaucoup de vent, du froid. Et toujours le sentiment que les ennuis ne font que commencer, que le grain à venir pourrait être pire que le précédent. Une telle constance dans l’austérité peut d’ailleurs laisser le béotien perplexe : qu’allaient donc faire tous ces malheureux dans un lieu dont l’attrait semble pour le moins relatif  ? Travailler, tout simplement, car avant que la Terre de Feu ne devienne une destination prisée par une poignée de navigateurs esthètes, avides de paysages préservés, et de coureurs au large, on n’y venait pas autrement qu’à contrecœur, parce qu’il fallait bien gagner sa vie et que l’une des principales routes commerciales passait précisément là. Quand les «  fourtyniners  » (comprendre «  ceux de l’année 1849  ») embarquaient à New York pour rejoindre toutes affaires cessantes la Californie, en pleine ruée

vers l’or. Ou lorsque Valparaiso s’affirmait au xix e  siècle comme la plaque tournante du commerce entre Pacifique et Atlantique, sa rade toujours remplie de clippers prêts à filer vers la côte est ou l’Europe via le cap « dur ». Il fallait alors souvent près de quatre mois pour rallier San Francisco depuis New York. Parfois moins quand on avait la chance d’embarquer sur un bateau aussi rapide que l’extraordinaire Flying Cloud, détenteur en 1853 du temps record de quatre-vingt-neuf jours. Performance qu’il doit en partie au talent de la navigatrice du bord, l’Américaine Eleanor Creesy, et rappelle, s’il était besoin, que, contrairement à une idée reçue, les femmes ne portent pas malheur sur les bateaux et que le monde maritime n’a pas toujours été misogyne… On peut parier que plus d’un cap-hornier a maudit la géographie  : cette impénétrable logique des continents voulant que l’Amérique descende une vingtaine de degrés plus bas en latitude que l’Afrique. Passer le cap de Bonne-Espérance n’était déjà pas drôle tous les jours (on l’avait d’abord baptisé «  cap des Tempêtes  »…), mais que dire alors du Horn qu’il fallait aller chercher deux mille quatre cents kilomètres plus au sud, tout près des glaces de l’Antarctique ! Entre les deux, quinze degrés de température en moins et un long chemin de croix. Il faut subir les coups de vent violents qui dévalent des Andes, apprivoiser les sinistres « quarantièmes rugissants », puis gagner

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Atlas des Lieux maudits

les cinquantièmes. Les dépressions s’y succèdent à toute vitesse, et la mer devient monstrueuse parce qu’aucun obstacle ne lui barre plus la route. Poussée par les grands vents d’ouest, la houle fait ici le tour de la Terre en prenant toujours plus d’ampleur au gré de sa course folle. Et c’est pire au niveau du cap Horn avec la remontée brutale des fonds sur le plateau continental, qui gonfle encore les vagues et rend la mer plus chaotique. Sans parler de l’accélération du vent au moment où il s’engouffre dans le passage de Drake, entre les reliefs américains et ceux de l’Antarctique qui canalisent son flux. Rentrer dans les hautes latitudes, c’est quitter le monde des humains, avaient coutume de dire les marins  ; et accéder à ce territoire de l’ombre où l’on ne peut guère compter sur l’aide de quiconque en cas de problème. Un voyage d’autant plus éprouvant qu’il pouvait s’éterniser aux temps héroïques de la marine à voile. Surtout s’il s’agissait de rejoindre le Pacifique en bataillant contre les vents dominants avec des voiliers peu à l’aise dans cet exercice. Passer du cinquantième parallèle côté Atlantique à la même latitude de l’autre côté pouvait alors prendre un mois entier, souvent davantage. Des semaines épouvantables passées à tirer des bords entre Patagonie et péninsule Antarctique ; sans rien gagner, ou si peu, pendant que les cordages gelaient dans la mâture et que les équipages

souffraient le martyre. Certains finissaient par jeter l’éponge, relâchant dans les canaux voisins en espérant que le vent tourne. On en a même vu se résigner, de guerre lasse, à repartir vers l’est, choisissant de traverser l’Atlantique et l’océan Indien pour rejoindre le Pacifique ! L’ouverture du canal de Panamá en 1914 a supprimé une bonne partie de l’intérêt de cette route maritime, permettant de diminuer dans des proportions considérables les distances (treize mille kilomètres économisés entre New York et San Francisco) et les difficultés de la liaison Atlantique / Pacifique. Le cap Horn n’a somme toute que ce qu’il mérite, privé de l’essentiel de son public après avoir tourmenté tant de monde. Sa capacité de nuisance, elle, reste intacte. Il la réserve aux aventuriers modernes encore fascinés par sa légende… mais n’aime pas que l’on se moque de lui, à la façon de ces chasseurs « d’exploits » – sur toutes les petites embarcations imaginables – qui se font déposer à proximité immédiate, « passent » le cap en deux heures assistés d’un bateau de sécurité, et repartent se mettre au chaud à Ushuaia. Un peu comme si l’on pouvait dire avoir gravi l’Everest après s’être fait conduire en hélicoptère à cinquante mètres du sommet ! Qu’on se le dise : il n’est de vrai cap-hornier que celui qui a enduré d’abord la longue et difficile navigation d’approche…

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CAP HORN

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TRIANGLE DES BERMUDES Le royaume des énigmes

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es mauvaises langues ont tendance à dire aujourd’hui que ce qui disparaît le plus facilement à proximité des Bermudes, c’est l’argent, la « petite Suisse de l’Atlantique » faisant preuve d’une remarquable inventivité en tant que paradis fiscal. On serait ainsi toujours sans nouvelles des quelques milliards d’euros transférés dans l’archipel par Google Europe. Mais on sait qu’il ne faut pas écouter les mauvaises langues ni plaisanter avec les catastrophes aériennes et les drames de la mer. Et, en matière de drames, ce « triangle » maritime, calé entre Bermudes, Floride et Porto Rico, a reçu plus que sa part. À commencer par l’énigmatique affaire du vol  19, une escadrille de cinq chasseurs de l’US Navy, volatilisée le 5  décembre 1945 au nord des îles Bahamas. Au départ, une simple sortie d’entraînement  : les TBF Avenger décollent en début d’aprèsmidi de Fort Lauderdale pour un exercice de bombardement au large. À 18  h  4, la tour de contrôle capte une ultime communication du chef d’escadrille  : «  Serrez bien la formation… Nous allons devoir amerrir… Dès qu’un avion aura sa jauge en dessous de dix gallons, on descendra tous ensemble. » Et puis plus rien. On ne retrouvera aucune trace, ni des appareils ni de leurs quatorze hommes d’équipage. L’enquête établira que l’escadrille avait tourné en rond une partie de l’après-midi, visiblement perdue, avant de se retrouver à court de carburant et de

tenter un amerrissage. La tragédie ne s’arrête pas là : l’hydravion Catalina envoyé en début de soirée pour porter secours au vol 19, avec treize personnes à son bord, ne reviendra jamais, lui non plus. Trois ans plus tard, deux avions transportant des passagers disparaissent tout aussi mystérieusement, l’un peu avant d’atterrir aux Bermudes, l’autre en approche de Miami. D’autres accidents aériens se produisent les années suivantes, jusqu’en 1963 où le naufrage du Sulphur Queen, navire de cent cinquante-trois mètres embarquant trente-neuf marins, dans le détroit de Floride fait monter la pression d’un cran. En février 1964, le journaliste américain Vincent Gaddis publie dans le magazine populaire Argosy un article décrivant pour la première fois la malédiction de ce qu’il nomme le triangle des Bermudes. On commence à faire l’inventaire des nombreux accidents survenus dans la zone au fil des précédentes décennies. Au total, quatre-vingts disparitions d’avions, cent quatrevingt-dix naufrages auraient été recensés en un siècle, et pas des moindres. Le prestigieux Joshua Slocum lui-même, premier homme à boucler un tour du monde en solitaire à la voile, n’a-t-il pas disparu dans ces parages en novembre 1909  ? On évoque toutes sortes d’hypothèses, des plus rationnelles aux plus audacieuses  : anomalie magnétique perturbant les compas, complot gouvernemental ou fomenté par une puissance étrangère, trou spatiotemporel, intervention d’extraterrestres, influence

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Atlas des Lieux maudits

de la mythique civilisation perdue de l’Atlantide, engloutie sous les eaux précisément à cet endroit. Et plus récemment l’observation au fond de l’océan de grandes quantités d’hydrates de gaz, lesquels, en se dégageant dans la mer puis dans l’atmosphère, modifieraient la portance de l’eau, mais aussi celle de l’air, faisant sombrer brutalement les coques des bateaux et chuter les avions… Toutes ces questions apparemment sans réponses ont fait au moins un heureux : Charles Berlitz – petit-fils du fondateur de la fameuse école de langues – qui a vendu vingt millions d’exemplaires de The Bermuda Triangle, livre sorti en 1974 dans lequel il explique le rôle des phénomènes paranormaux dans ces disparitions. Mais la seule intervention ici du paranormal tient sans doute à l’engouement qu’a suscité une affaire beaucoup plus triviale qu’il n’y paraît. Aucune force mystérieuse n’a en effet perturbé le vol 19 : il ne s’est perdu qu’à la suite d’une grossière erreur de navigation de son chef d’escadrille. Erreur fatale, sa tentative d’amerrissage étant ensuite vouée à l’échec, de nuit, avec beaucoup de vent et par une mer démontée comme c’était le cas le 5 décembre 1945. Et, d’après les enquêteurs, l’hydravion Catalina a explosé en vol, type d’accident qui, hélas, s’est parfois produit dans l’histoire de l’aviation, même loin des Bermudes. Le Sulphur Queen ? Un vieux pétrolier chargé de soufre liquide, mal entretenu, que les experts jugeaient à l’époque parfaitement impropre à

prendre la mer ; il n’avait sans doute pas besoin du mauvais temps qui régnait ce jour-là pour faire son trou dans l’eau. Même la triste fin de l’inoubliable Slocum ne peut faire scandale, s’agissant d’un homme de soixante-cinq ans, aussi fatigué que son bon vieux Spray – largement centenaire pour sa part ! – sur un parcours allant de Bristol vers les Antilles, souvent difficile en automne, entre perturbations classiques et dépressions tropicales. Le reste est à l’avenant, et d’ailleurs quel reste ? Le nombre d’accidents peut faire impression à la une d’un journal. À bien y réfléchir, il reste singulièrement faible pour une période aussi longue sur un espace maritime grand comme huit fois la France. A fortiori si l’on intègre le fait qu’une bonne part des événements se sont en réalité produits hors du fameux triangle… Le vrai mystère de ce lieu ne serait-il pas finalement que l’on s’y trouverait plus en sécurité que dans le reste de l’Atlantique ? Une certitude demeure cependant  : la malédiction locale peut causer des dégâts très loin de ses bases. Le Torrey Canyon, pétrolier tristement célèbre pour avoir éparpillé ses cent vingt mille tonnes de brut sur les côtes anglaises et bretonnes le 18  mars 1967, inaugurant ainsi une longue tradition de marées noires, n’était-il pas armé par la Barracuda Tankers Corporation, compagnie de navigation battant pavillon libérien mais enregistrée aux Bermudes ?

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TRIANGLE DES BERMUDES

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ÎLE de SABLE Un piège à bateaux sur l’Atlantique

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n matière de malheur, l’efficacité va parfois tard – devant l’étrave les rouleaux de l’île de Sable de pair avec la discrétion. À l’exemple de plutôt que l’eau libre attendue. Le tout dans une ce long banc de sable posé au large de la région où le très mauvais temps fait partie du Nouvelle-Écosse, qui ne jouit certes pas de la paysage, comme le brouillard qui sévit un jour sur notoriété des mythiques Bermudes, loin s’en faut, trois, favorisé par les croisements entre les courants mais a su faire preuve d’une capacité de nuisance du Labrador et de Belle-Isle et celui du Gulf Stream. maritime nettement supérieure. Totalement Tant de bateaux ont été broyés là que inconnue de la plupart des terriens, cette île l’administration de la Nouvelle-Écosse avait déserte – à l’exception de quelques scientifiques fini par s’en émouvoir, décidant la création sur l’île, en 1801, d’une station de de passage et de plusieurs sauvetage permanente pour centaines de chevaux Faire le mal venir en aide aux naufragés. sauvages – peut se vanter Puis la construction en d’avoir détruit à elle seule en toute discrétion 1872 – peu après le terrible plus de trois cent cinquante est un art subtil échouement du paquebot navires depuis la fin du SS  Hungarian, responsable xvie  siècle (et sans doute bien d’autres avant dont personne ne s’est alors à lui seul de deux cent trente victimes – de soucié de tenir la comptabilité). Mais elle garde nouveaux phares facilitant le repérage des le triomphe modeste, faisant disparaître ses hauts-fonds. proies au fur à mesure grâce au sable qui digère La généralisation des systèmes de navigation doucement mais sûrement les épaves, pour ne par satellite, à la fin du xx e  siècle, a porté un laisser que des plages à la blancheur rassurante. coup dur à la réputation de l’île, qui ne peut Ici, pas d’écueils aiguisés ni de tourbillons plus guère compter que sur les maladroits terrifiants. Juste la « banalité du mal » si l’on peut pour garnir ses plages. Et l’avenir pourrait bien dire : une terre basse et donc peu visible, placée au lui rendre la monnaie de sa pièce  : devenue milieu d’une zone fréquentée par de nombreux très officiellement parc national canadien, navires  : morutiers aimantés par les poissonneux cette belle solitaire aura peut-être à subir les bancs de Terre-Neuve, navires ralliant l’entrée du outrages de touristes peu respectueux… et les Saint-Laurent ou le port d’Halifax, à trois cents plates-formes d’exploitation de gaz naturel kilomètres dans l’ouest-nord-ouest. Il suffit d’une qui la cernent maintenant ne constituent pas petite erreur de navigation pour découvrir – trop forcément la compagnie la plus enviable.

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SOUS LE SOUFFLE DE L’ATLANTIQUE Plaine abyssale de Gambie Cumbre Vieja Cap Bojador Eilean Mor Yeun Ellez Tiffauges

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PLAINE ABYSSALE DE GAMBIE Là où naissent les cyclones

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vrai dire, il ne se passe rien ici. Ou pas faisant des centaines de morts et des milliards grand-chose. Les humains les plus d’euros de dégâts. Rien à voir avec les abysses proches – sur les îles de Brava, Fogo gambiens  ? Le contraire saute aux yeux si l’on et Santiago, dans l’archipel du Cap-Vert – sont observe une carte récapitulant les trajectoires de d’une gentillesse exquise et ne souhaitent de cyclones. Apparaît alors un joli cône dont la pointe toute évidence aucun mal à personne. La mer est se trouve pile au large des côtes africaines et qui belle, le plus souvent animée par l’alizé qui lève part vers l’ouest en s’évasant pour se disperser un peu partout de charmantes crêtes d’écume. La dans toute la Caraïbe. Façon corne d’abondance profondeur impose le respect  : cinq mille mètres tout juste bonne à diffuser largement le malheur. C’est ici que se forment la d’eau sous les pieds, ça laisse plupart des catastrophes rêveur… Le ciel reste en hiver Façon climatiques dont l’autre côté d’un bleu avenant, parcouru de de l’Atlantique profitera cumulus blancs qui s’alignent corne d’abondance quelques jours plus tard. en «  rues  », comme disent les tout juste bonne Parce que toutes les météorologues. Si l’on descend conditions sont réunies pour dans le sud de cette drôle de à diffuser largement faire, du début de l’été à la fin plaine – ou quand la zone de le malheur de l’automne, une excellente convergence intertropicale, pouponnière à cyclones  : autrement dit la frontière entre les alizés de nord-est de l’hémisphère nord et une température de l’eau suffisamment élevée ceux du sud-est de son alter ego austral, remonte (au moins 26,5  °C jusqu’à cinquante mètres de franchement avec l’arrivée de l’été  –, la chaleur se profondeur), un air instable et humide, et un fait plus lourde, le vent moins stable et le ciel plus éloignement suffisant de l’équateur pour que noir. C’est un peu plus inquiétant et souvent agaçant cette bonne vieille force de Coriolis – trop faible pour les navigateurs qui doivent composer avec les en dessous de 10  degrés de latitude – puisse calmes et les grains d’orages, mais il n’y a pas pour amorcer le mouvement de rotation capable de mettre la machine infernale sur ses rails. La suite autant de quoi en faire un drame. Le chaos, c’est à quatre mille kilomètres de là tient à trois fois rien, par exemple une petite onde qu’on l’observe, sur les rivages des Antilles secoués tropicale venue d’Afrique qui va faire bouger l’air chaque année par une vingtaine de dépressions juste comme il faut… Personne ne le sait encore, tropicales. Dont la moitié tourne à l’ouragan, mais le monstre est déjà sur la route.

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17° 50’ O - 28° 34’ N

CUMBRE VIEJA En attendant le tsunami

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e pas se fier aux apparences  : on peut porter un nom signifiant «  vieux sommet  » et faire preuve d’une vitalité dérangeante pour les voisins immédiats. Et même pour les autres. Ce volcan, qui se dresse fièrement à près de deux mille mètres d’altitude sur l’île canarienne de La Palma, présente en effet le double inconvénient de conserver un bon potentiel d’activité et de souffrir d’une certaine fragilité qui pourrait transformer une future éruption en catastrophe affectant non seulement l’archipel, mais aussi le continent américain, l’Afrique et l’Europe. La faute à l’instabilité du flanc ouest de la montagne, qui ne demanderait, disent les spécialistes, qu’à s’effondrer dans la mer en cas de secousse. Mieux vaudra ce jour-là ne pas avoir choisi d’emprunter la jolie petite route qui court au-dessus de la côte, ni de séjourner dans les charmantes résidences rurales de Fuencaliente, construites précisément au pied du volcan. Mieux vaudra d’ailleurs à ce moment être très loin de tout cela, par exemple en train de visiter les temples d’Angkor, au Cambodge. On ne s’intéresse jamais assez à l’architecture khmère, surtout quand il s’agit de mettre quelques milliers de kilomètres de continent solide entre soi et les Canaries. Parce que l’effondrement du Cumbre Vieja se traduirait vraisemblablement par un tsunami monumental capable d’affecter la plupart des terres bordant l’Atlantique.

C’est une simple histoire de chiffres  : cinq cents kilomètres cubes de roches (hypothèse haute) dévalent brutalement vers l’océan, produisant un énorme déplacement d’eau qui se matérialisera en quelques minutes par l’émergence d’un énorme dôme liquide, culminant à plusieurs centaines de mètres au-dessus du niveau moyen. L’onde qui en résultera partira alors à plus de sept cents kilomètres à l’heure sur l’océan, dans toutes les directions. Dix minutes après l’effondrement, les îles voisines de Hierro et La Gomera seront assaillies par des déferlantes monstrueuses. Au bout d’une heure, la côte marocaine sera touchée à son tour par des vagues pouvant atteindre plusieurs dizaines de mètres. L’Europe restera relativement épargnée, mais la pointe occidentale de l’Espagne, la Bretagne, l’Angleterre et l’Irlande subiront des dégâts sur leurs faces exposées au sud-ouest. Six heures après le début des opérations, le tsunami s’attaquera au littoral brésilien, aux Antilles et à Saint-Pierre-et-Miquelon. Trois heures encore et l’onde abordera les ÉtatsUnis, notamment au niveau de la Floride qui se retrouvera sous les eaux, pilonnée par des vagues d’une vingtaine de mètres. Une bonne nouvelle tout de même  : les scientifiques sont partagés sur la fiabilité des outils de modélisation utilisés  ; cela pourrait être moins fort que prévu…

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14° 30’ O - 26° 08’ N

CAP BOJADOR La frontière du monde connu

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près avoir lu les récits du xv e  siècle sur le cap mythique de Bojador, le visiteur non averti s’expose non pas au naufrage mais plus prosaïquement à manquer ce cap légendaire. La discrétion du lieu contraste avec sa légende de terreur des marins. On attend un promontoire agressif, séparant nettement deux espaces maritimes, on se retrouve devant une légère inflexion du littoral, pratiquement insensible vue du large. Pas de relief non plus pour accrocher le regard et marquer une quelconque transition  : la côte reste basse, d’une monotonie désespérante, avec seulement un phare et quelques constructions pour meubler le désert. On cherche en vain aussi les terribles dangers qui ont fait la réputation de la région. Quelques hauts-fonds s’avancent vers le large, rien de bien inquiétant ; on en trouve plutôt davantage vers le nord de la côte marocaine. Un peu de courant, ni plus ni moins qu’ailleurs, pas de mouvements d’eau spectaculaires, juste la longue houle de l’Atlantique qui vient, comme partout sur cette partie de l’Afrique, se briser sur les plages. La région n’affiche pas davantage de goût particulier pour le mauvais temps. Les vents ici sont plutôt réguliers, solidement accrochés au secteur nord à est en période d’alizés – c’est-à-dire la majeure partie de l’année  –, seul l’automne apportant un peu de variété dans la direction. Le ciel reste habituellement dégagé, se voilant parfois quand le vent tire franchement

à l’est et que l’air se charge de la poussière du désert. Si mystère il y a, il tient manifestement dans le fait que cet endroit apparemment anodin ait pu frapper d’effroi tant de navigateurs, au point de rendre un temps impossible toute progression des explorations vers le sud de l’Afrique. On disait même alors, il y a six cents ans, qu’une grande colonne se dressait sur le rivage, surmontée d’une main impérieuse pointant une inscription dissuasive. Histoire de bien rappeler à quiconque voudrait tenter le diable que le seul choix raisonnable consistait à rebrousser chemin. La colonne n’a bien sûr jamais existé. Elle n’était pas nécessaire : quel capitaine aurait été assez fou pour se précipiter vers une mort certaine en s’aventurant dans la « mer des ténèbres » qui s’étendait au delà du cap  ? Aucun témoignage n’étant alors disponible pour attester ce qui se passait plus au sud, les rumeurs allaient bon train. En se rapprochant ainsi de l’équateur, la chaleur n’allait-elle pas devenir insoutenable et la mer se mettre à bouillir  ? Un courant irrésistible n’allait-il pas emporter les navires sans espoir de retour, les poussant même, peut-être, vers la « fin » de la mer où les attendait une chute vertigineuse dans le néant ? Sans parler des populations hostiles qui guettaient de toute évidence derrière les dunes, créations diaboliques n’aspirant qu’à dévorer l’honnête marin. Pourtant, les plus curieux des Européens savaient déjà à l’époque qu’il se passait des tas

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Atlas des Lieux maudits

de choses passionnantes sur les bords de la mer Rouge ou de la mer d’Arabie – plus au sud que le cap Bojador, donc – et que la mer n’y entrait pas en ébullition… Mais il faut reconnaître que les réseaux sociaux n’étaient pas aussi performants qu’aujourd’hui et que la facilité de communication en pâtissait. Gomes Eanes de Zurara, chroniqueur officiel de la Couronne portugaise au milieu du xv e  siècle, résuma fort bien le sentiment qui paralysait alors les équipages : « Au vrai, ce n’était ni par couardise ni par manque de bonne volonté, mais en raison de la nouveauté de la chose et des nombreuses et anciennes rumeurs concernant ce cap qu’étaient allés répétant des générations de marins en Espagne. Certains qu’ils étaient du péril et ne voyant espoir ni d’honneur ni de profit, ils renoncèrent.  » Inventant même souvent à leur

retour des histoires abracadabrantes pour se justifier de n’être pas allés plus loin… À défaut de réelles difficultés, les écueils de l’ignorance s’étaient si bien accumulés autour du maudit cap qu’un infranchissable mur de la peur avait fini par s’élever là. C’est paradoxalement un terrien, le prince Henri – dit le Navigateur bien qu’il ne participe jamais aux expéditions – qui le fera voler en éclats. Il persuade un gentilhomme de son entourage, Gil Eannes, de retenter sa chance malgré un premier échec. L’intéressé traîne les pieds mais finit par passer le cap en 1434… sans même s’en rendre compte. La route de l’océan Indien s’ouvre pour les Portugais et le cap Bojador disparaît doucement dans le sillage. Reste de lui l’édifiant exemple des proportions que peut prendre une chose insignifiante pour peu que l’on y mette du sien.

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7° 35’ O - 58° 17’ N

EILEAN MOR Le phare des disparus

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e superbe phare tout neuf achevé en 1899 devait prémunir les navigateurs contre les dangers des petites – mais agressives – îles Flannan, au large des Hébrides extérieures. Hélas, il ne fallut guère plus d’un an pour qu’il devienne le théâtre d’un des plus grands mystères de l’histoire insulaire. Le 15 décembre 1900, le vapeur Archtor, faisant route de Philadelphie vers Leith, le port d’Edinburgh, manque de percuter les Flannan pour la simple et peu explicable raison que le phare d’Eilean Mor est éteint. Sitôt arrivé à destination, son commandant prévient les autorités, mais il faudra attendre le 26  décembre pour que l’Hesperus, le bateau de service des Hébrides, puisse se rendre sur place et constater qu’il s’est manifestement passé quelque chose d’anormal sur l’île. Lanterne toujours éteinte, drapeau réglementaire pas à poste, et, surtout, plus personne : que sont devenus les trois gardiens ? Il ne reste plus qu’un ciré accroché dans la penderie, ce qui semblerait indiquer que deux des trois hommes sont sortis avec leur équipement. Mais pour aller où ? On ne peut marcher ici plus de cent mètres dans un sens ou dans l’autre et ils ne disposaient d’aucune embarcation pour quitter l’île… Et pourquoi le troisième serait-il sorti sans équipement sur ce rocher froid et humide en plein mois de décembre ? Ont-ils été emportés par une lame qu’ils n’auraient pas vu venir alors qu’ils travaillaient sur la cale  ? Mais la mer est restée calme toute la mi-décembre…

La lecture du journal de bord du phare achève de plonger l’équipage de l’Hesperus, puis les enquêteurs, dans la perplexité. À la page du 12 décembre, Thomas Marshall, premier assistant, fait état de « vents violents, comme je n’en ai jamais vu en vingt ans ». Il signale aussi que James Ducat – le gardien chef – reste « très calme », mais que William McArthur – second assistant – a pleuré. Le 13 décembre, il est indiqué que la tempête sévit toujours et que les trois hommes se sont mis à prier. Pourquoi des marins écossais, expérimentés tous les trois et réputés pour leur bravoure, se mettent à pleurer et prier alors qu’ils se trouvent en sécurité, dans un bâtiment neuf solidement posé à plus de trente mètres au-dessus de la mer ? Il y a pire : toutes les observations des navires et des stations à terre confirment que le temps est resté beau dans la région entre le 12 et le 15 décembre, sans la moindre tempête… Certains des gardiens qui ont pris la suite ont bien entendu des choses bizarres, la nuit, quand le vent hurlait autour du rocher. Mais on entend tellement de choses dans un phare isolé en pleine mer, à six heures de navigation du plus proche village. Aucune trace, aucune explication satisfaisante du mystère d’Eilean Mor n’a pu être trouvée en un siècle. Reste juste l’ultime phrase, tout aussi énigmatique, notée à la date du 15 décembre 1900 sur le journal de bord : « Dieu est au-dessus de tout. » Certes, mais encore ?

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3° 53’ O - 48° 21’ N

YEUN ELLEZ Les marécages des damnés

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ne centrale nucléaire à l’abandon, un marais conduisant tout droit dans l’au-delà, une rivière parcourue par les anges… Les sortilèges d’autrefois prennent ici un malin plaisir à s’entortiller à ceux des temps modernes. La rivière des anges, c’est l’Ellez, dont les créatures ailées empruntaient le cours pour venir délivrer les âmes captives des défunts et leur ouvrir les portes du purgatoire. Mieux vaut le mettre au passé d’ailleurs, car on ne sait plus très bien par où passent les anges depuis que le barrage de Nestavel a chamboulé le parcours de l’Ellez, noyant en 1937 le fond de cette extraordinaire cuvette naturelle des monts d’Arrée. Quelques dizaines d’hectares de yeun – le marais en breton – ont disparu sous les eaux et avec eux une bonne partie des tourbières, qui faisaient l’une des rares richesses de ces paysages désolés. Ce réservoir artificiel, qui servit à partir de 1967 à refroidir la centrale de Brennilis, a-t-il neutralisé en même temps le légendaire youdig, le cœur du marais que l’on disait sans fond  ? Gageons que les paysans de l’Arrée des temps anciens n’y auraient pas vu que des inconvénients, eux qui tremblaient en guettant les grincements de la charrette de l’Ankou, ce dévoué serviteur de la mort, battant la campagne avec son mell benniget (maillet béni) pour marquer les prochains « appelés ». Et s’inquiétaient de ce que pouvait bien contenir cet insondable youdig, réputé porte de l’Enfer.

On dit que les prêtres exorcistes y menaient les damnés après les avoir transformés en chiens noirs. On sait même assez précisément comment cela se passait grâce à l’écrivain breton Anatole Le Braz qui a méthodiquement compilé en 1893 quelques morceaux choisis sur le sujet, comme celui-ci décrivant le renvoi à leur maître de suppôts de Satan : « Dès qu’on les y a lancés, il faut se coucher à plat ventre sur le sol et se boucher fortement les oreilles. Car un tremblement formidable secoue aussitôt les entrailles du marais et d’horribles clameurs déchirent les airs. On attend, avant de se remettre en route, que le sabbat ait pris fin. Puis on se sauve au plus vite, en se donnant bien garde de tourner la tête pour regarder derrière soi. Malheur à qui enfreindrait cette règle. Des bras invisibles s’attacheraient à lui et l’attireraient dans les profondeurs invisibles.  » Sans parler bien sûr des accidents : le sol était par endroits si marécageux que le promeneur égaré pouvait, paraît-il, y disparaître sans laisser de trace… On évoque moins aujourd’hui l’Ankou dans la région. Mais ce personnage hérité de la mythologie celtique n’a pas disparu, figurant toujours parmi les ornements de certains édifices chrétiens. Et c’est peut-être aux maléfices des korrigans et des autres représentants du «  petit peuple  » de la lande et des bois que la centrale de Brennilis doit d’avoir eu tant de soucis…

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1° 06’ O - 47° N

TIFFAUGES Le château de Barbe-Bleue

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ésolument burlesque, le film tourné en 1901 par Georges Méliès, d’après le fameux conte de Charles Perrault, ne risquait guère de traumatiser le jeune public. De plus, il se finit bien, ce qui n’est pas le cas de l’incroyable mais véridique histoire de l’homme auquel on a pris l’habitude d’associer le nom de Barbe-Bleue, Gilles de Rais. Même si l’analogie peut sembler excessive tant le personnage de Perrault a l’air bonhomme – sept victimes seulement et un comportement fort aimable dans la vie courante  – au regard du baron de Retz à qui l’on attribue centquarante meurtres de jeunes gens des deux sexes, âgés de huit à dix-huit ans ; sans parler d’un talent indéniable pour rouler ses parents et alliés, en faisant usage de violences chaque fois que nécessaire. À défaut d’être le seul cadre de ses activités délictueuses – on lui reproche aussi d’avoir commis des sévices, assassiné, et caché les restes de ses victimes dans ses autres châteaux de Machecoul et Champtocé-sur-Loire –, Tiffauges tient une place hautement symbolique dans cette litanie macabre. Ne serait-ce qu’en raison de l’intérêt porté à l’endroit par ce jeune homme de noble – et très riche – lignage, qui s’attacha à développer la partie «  résidentielle  » de cette austère forteresse vendéenne érigée trois siècles plus tôt et récupérée par la grâce de sa femme, Catherine de Thouars, porteuse d’une

dot engageante et épousée en 1420 alors qu’il n’avait pas plus de seize ans. Le mariage n’alla d’ailleurs pas de soi : l’Église y avait mis son veto pour cause de consanguinité entre les futurs époux, et les deux branches de la famille – alors à couteaux tirés – s’y étaient opposées, ce qui contraignit Gilles à enlever sa plus ou moins promise pour forcer la main de tout le monde. Il faut dire qu’il n’en était pas à sa première difficulté matrimoniale, ayant été deux fois fiancé en vain à d’autres héritières, à l’âge de douze puis quinze ans. Histoire de commencer sa vie conjugale sur de bonnes bases, Gilles de Rais fit ensuite enlever et séquestrer sa belle-mère pour la convaincre de lui céder une partie de ses propriétés. L’impétueux seigneur de Tiffauges gagnera ensuite une belle réputation en se mettant au service du roi Charles VII, puis en guerroyant contre les Anglais aux côtés de Jeanne d’Arc, ce qui lui vaudra le titre de maréchal de France en  1429. La roche Tarpéienne est proche du capitole, dit-on… Que se passa-t-il vraiment derrière les murs de Tiffauges  ? Le tribunal de Nantes a visiblement été suffisamment convaincu par les témoignages des valets de l’intéressé, par les ossements retrouvés dans ses châteaux et par ses propres aveux (recueillis, il convient de le préciser, sans torture, sa noblesse lui épargnant ce désagrément) pour le condamner à mort et l’envoyer au gibet en octobre 1440.

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Les cartes illustrant cet ouvrage sont pour la plupart extraites de l’excellent Atlas de géographie moderne, publié en 1896 par MM. Schrader, Prudent et Anthoine, et retouchées par nos soins, leur poésie intemporelle nous semblant la plus à même d’accompagner ces histoires à la localisation parfois aléatoire. © Bibliothèque des Arts décoratifs, Paris, Collection Maciet : 13, 17, 23, 39, 49, 73, 95 ; © Bibliothèque nationale de France : 29, 117 ; © BIU Santé : 4, 5, 45, 65 ; © Gustave Doré / Collection particulière : 33, 59, 113.

Conception graphique : Audrey Sednaoui, François Moreno Réalisation graphique : Gwénaël Le Cossec Photogravure : Reproscan Achevé d’imprimer en août 2015 par Printer Portuguesa Dépôt légal : octobre 2013