Arts et Émotions Dictionnaire 9782200294823, 2200294824, 9782200613365, 2200613369

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Arts et Émotions Dictionnaire
 9782200294823, 2200294824, 9782200613365, 2200613369

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Sous la direction de Mathilde Bernard, Alexandre Gefen et Carole Talon-Hugon

Dictionnaire Arts

et

Émotions



Remerciements

Cet ouvrage a été réalisé grâce au soutien de l’Agence nationale de la recherche, « ­Projet ANR » « Les Pouvoirs de l’art. Expérience esthétique, émotions, savoirs, compor­tements » et de l’Institut Universitaire de France. Nous tenons à remercier Laetitia Marcucci pour l’aide essentielle apportée à la réali­sation de ce volume.

Liste des contributeurs

Louis Allix, Maître de conférences à l’université Paul Valéry Montpellier 3. Bérengère Avril-Chapuis, PRAG à l’ESPE de Saint-Etienne. Nathalie Barberger, Professeur en littérature du xxe siècle à l’université de Lyon 2. Raphaël Baroni, Professeur de didactique associé à l’université de Lausanne. Eric Benoit, Professeur de littérature française à l’université Bordeaux Montaigne.

Sandrine Darsel, Professeur agrégée de philosophie, membre des Archives Poincaré (UMR 7117 de l’université de Lorraine). Nathalie Dauvois, Professeur de littérature française du xvi e  siècle à l’université de Paris 3 – Sorbonne nouvelle. Jean Delabroy, Professeur (ém.) de littérature comparée à l’université Paris Diderot. Pierre D estr ee , Chercheur Qualifié FNRS/Université de Louvain.

Mathilde Bernard, Docteur ès lettres de l’université de Paris 3 – Sorbonne nouvelle et professeur agrégée de lettres au lycée Voillaume d’Aulnay-sous-Bois.

Philippe di Folco, Doctorant du CRAL (CNRS-EHESS - UMR8566), enseignant à l’ISCPA (Paris) et consultant aux Ateliers Beaux-Arts (ABA) de la Ville de Paris.

Béatrice Bloch, Maître de conférences HDR à l’université Bordeaux Montaigne.

Lorraine Dumenil, Docteur ès lettres de l’université Paris Diderot, et professeur de lettres en classes préparatoires au lycée Blanche de Castille.

Stello B onhomme, Doctorant en philo­ sophie de l’université de Nice Sophia Antipolis. Martine Boyer-Weinmann, Professeur de littérature du xx e  siècle à l’université de Lyon 2. Julien Bruneau, artiste indépendant.

Daniel Dumouchel, Professeur titulaire au département de philosophie de l’université de Montréal. Maurice Elie, Maître de conférences (ret.) de philosophie à l’université de Nice Sophia Antipolis.

Noel Carroll, Distinguished Professor, Philosophy Program, The Graduate Center, The City University of New York.

Pierre Fasula, Docteur en philosophie de l’université Paris 1 Panthéon-­Sorbonne.

Cédric Chauvin, Professeur agrégé de lettres classiques à l’université Paul-Valéry, Montpellier 3.

Véronique Ferrer, Professeur de littérature de la Renaissance à l’université Bordeaux Montaigne.

Anne Coudreuse, Maître de conférences HDR à l’université de Paris 13 Sorbonne Paris Cité.

Catherine Fricheau, Maitre de conférences en philosophie à l’université  de Paris I ­Panthéon-Sorbonne. 3

 Alain Gallerand, Docteur en philosophie de l’université de Nice Sophia Antipolis et professeur agrégé au lycée international Jules Guesde de Montpellier. Claire Gallien, Maître de conférences en littérature anglaise à l’université de Montpellier 3. Alexia Gassin, Docteur en Études Slaves, membre associé au laboratoire du LIS (­Université Paris-Est Créteil Val de Marne). Agnès Gayraud, Associée au groupe de recherches sur la théorie critique de Paris 4 - CActuS. Alexandre Gefen, chercheur au Centre d’Étude de la Langue et des Littératures Françaises (CNRS-Université Paris 4). Pauline H achette, Doctorante en langue et littérature françaises de l’université de Paris 8 et PRAG à l’université Paris 11.

Robert Mankin, Professeur d’histoire intellectuelle à l’université Paris D ­ iderot. Hugues M archal, Professeur assistant de littérature moderne française et générale à l’université de Bâle et membre honoraire de l’Institut universitaire de France. Laetitia Marcucci, Docteur en philosophie de l’université de Nice Sophia Antipolis. William M arx, Professeur de littératures comparées à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense. Guillaume Métayer, Chargé de recherche au CNRS (Cellf 16-21, u ­ niversité Paris-Sorbonne).

Maud H agelstein, Chercheur qualifié F.R.S.-FNRS à l’université de Liège.

Claude Montserrat, Professeur agrégée de philosophie, en poste en classes préparatoires au centre international de Valbonne rattaché à l’université de Nice Sophia Antipolis. Docteur ès lettres.

Arnaud H alloy, Maître de conférences en ethnologie à l’université de Nice Sophia Antipolis.

Jacques Morizot, Professeur en esthétique philosophique (ém.) à l’université d’AixMarseille. CNRS UMR7304 CEPERC.

Jean-Paul Larthomas, Professeur (ém.) de philosophie, université de Nice Sophia Antipolis.

Estelle Mouton-Rovira, Doctorante ès lettres de l’université Paris Diderot.

Françoise Lavocat, Professeur de littérature comparée à l’université Sorbonne ­Nouvelle-Paris 3 et membre de l’Institut universitaire de France. Christine Leroy, Chercheur associée à l’UMR ACTE 8218 de l’université Paris I. Yvon Le Scanff, Maître de conférences en Langue et littérature françaises à l’université Sorbonne Nouvelle - Paris 3.

4

Stéphane M ace, Professeur de grammaire et de stylistique à l’université Stendhal ­Grenoble 3.

Guillaume Oriol, Doctorant de l’université Bordeaux Montaigne/EPHE
et professeur de classes préparatoires aux grandes Ecoles. Adrienne P etit, Doctorante ès lettres de l’université Paris Sorbonne. Timothée P icard, Professeur de littérature générale et comparée à l’Université de Rennes et membre de l’Institut universitaire de France.

Pierre Livet, Professeur (ém.) de philosophie, à l’université d’Aix-Marseille.

Roger Pouivet, Professeur de philosophie à l’université de Lorraine et membre sénior de l’Institut universitaire de France.

Patrizia L ombardo, Project Leader au Centre interfacultaire en sciences affectives de l’université de Genève.

Elisabeth R allo-Ditche, Professeur (ém.) de littérature comparée à l’université d’Aix Marseille.

Catherine R amond, Maître de conférences HDR à l’université Bordeaux Montaigne.

supérieure en classes préparatoires à l’ENS Lyon.

Anne R everseau, Post-doctorante de l’université FWO/KU Leuven.

Maïté Snauwaert, Professeure adjointe à l’université d’Alberta.

Laure R ivory, Professeur agrégée de philosophie. Jean Robelin, Professeur (ém.) de philosophie à l’université de Nice Sophia Anti­polis. Antonio Rodriguez, Professeur de littérature française à l’université de Lausanne. Pierre Schoentjes, Professeur de littérature française à l’université de Gand. Ronald Shusterman, Professeur de littérature anglaise à l’université Jean Monnet - Saint-Etienne. André Simha, Agrégé et docteur en philosophie de l’université de Provence. Inspecteur honoraire de philosophie. Suzanne Simha, Professeur agrégé de philosophie. ­Professeur honoraire de chaire

Carole Talon-Hugon, Professeur de philosophie à l’Université de Nice-Sophia Anti­ polis et membre de l’Institut universitaire de France. Anna Tcherkassof, Maître de conférences au département de psychologie de ­l’unive­rsité Grenoble-Alpes. Bruno Trentini, Docteur en esthétique et sciences de l’art de l’université de Paris  I Panthéon- Sorbonne. Gabriela Trujillo, Docteur en cinéma de l’université Paris I Panthéon Sorbonne. Bernard Vouilloux, Professeur de littérature française du xxe siècle à l’université Paris-Sorbonne.

Sommaire analytique

Approches Analytique Culturaliste Éthique Évolutionniste Narratologique Neurobiologique Phénoménologique Philosophique Psychologique R hétorique Sémiotique et sémiologique Sociologique

27 84 160 169 267 275 314 322 359 366 394 409

Auteurs Adorno Aristote Artaud Bataille Batteux Baudelaire Bell Brecht Burke Collingwood Croce Descartes Diderot Du Bos Freud Goethe Hanslick Horace Hume Hutcheson James Kandinsky Kant Le Brun Lessing Lipps Marmontel Musil Nietzsche

17 39 44 51 52 53 53 59 60 75 83 103 115 117 176 181 194 201 202 204 218 237 238 242 247 248 255 259 283

Platon Proust Rousseau Sarraute Sartre Schopenhauer Smith Stendhal Tolstoï Valéry Volkelt Warburg Wittgensteinniens (auteurs) Wölfflin Wollheim Worringer

348 358 381 382 383 384 408 422 441 456 457 459 460 461 461 462

Champs Architecture Cinéma Danse Gastronomie Jardin et paysage Jeux vidéos Littérature Musique Opéra Peinture Performance Photographie Poésie Sculpture Théâtre

34 70 93 177 219 228 249 260 289 297 303 332 351 389 437

Émotions Admiration Amitié Amok Amour Bonheur Colère Collectives (émotions) Dégoût Désir Ennui

13 18 22 23 54 73 132 98 114 145 7

 Enthousiasme Espoir Esthétiques (émotions) Haine Honte Jalousie Joie Jubilation Mélancolie Nostalgie Peur Pitié Plaisir /déplaisir R econnaissance Spirituelles (émotions) Surprise Tristesse 243

146 152 153 189 195 217 224 231 256 284 310 339 344 365 418 426 450

Notions critiques Artialisation Aura Catharsis Corps Désintéressement Divertissement Éducation des affections Empathie Fiction Goût Imagination Insensibilité Interprète Ironie Larmes

45 48 63 77 105 116 121 136 174 182 207 208 214 215 241

Négatives (paradoxes des émotions) Pathognomonie R econnaissance R ire Série Sublime Suspense (paradoxe du) Transe Trauma Valence

274 296 365 372 404 423 430 443 448 455

enres registres

Comique Dionysiaque Élégiaque Épique Fantastique Horreur Lyrique Pathétique Pornographique Romantique Tragique

76 118 131 150 173 202 253 295 355 380 442



Introduction

L

a question des émotions fut passablement délaissée par la modernité : le marxisme référait l’intelligibilité du monde à des champs de forces obéissant à une logique de l’histoire qui dépasse l’individu et la sphère privée des sentiments ; le structuralisme remplaçait la psychologie par des structures impersonnelles ; la psychanalyse cherchait le sens des conduites dans des zones plus profondes que celles où se situent les sentiments. Aujourd’hui où les limites de la rationalité sont dénoncées, le temps est venu de la réévaluation de la part de l’affectivité dans l’homme. La question des émotions a ainsi connu depuis une trentaine d’années un regain d’intérêt très vif. Alors que la question des émotions autorisées ou provoquées par l’art avait été éclipsée par le dédain des problématiques « psychologisantes » et par plusieurs décennies de recherche artistique centrées sur les interrogations formelles, les recherches dans ce domaine ont été récemment relancées et enrichies de la contribution des sciences cognitives et des théories psychologiques ou sociologiques de la réception et de la lecture.

En réalité, parce qu’elles intéressent à la fois l’âme et le corps, les émotions avaient toujours été un objet de pensée pour tous ceux qui, à des titres divers, se soucient de celui-ci et de celle-là. Aux époques antique, médiévale et classique, les philosophes, les moralistes, les théologiens et les médecins s’en préoccupaient. La spécialisation des savoirs fait qu’aujourd’hui la liste des disciplines qui rencontrent avec les passions une question qu’on ne peut pas ignorer, s’allonge : psychologie, sociologie, anthropologie, histoire, sciences politiques, neurosciences etc. Les sciences cognitives ont ouvert des pistes nouvelles et prometteuses, et font une place importante aux « sciences affectives ». Dans le domaine des sciences sociales, on reconnaît que l’explication de la motivation et du comportement nécessite la prise en compte du rôle des émotions. L’affectivité n’est plus l’autre de la pensée, mais l’auxiliaire paradoxal de la pensée et du jugement, ce qui conduit à reconsidérer de fond en comble les théories de l’action. En ce qui concerne la philosophie morale, la redécouverte des éthiques de la vertu et le développement des éthiques du « care » conduisent à reconsidérer le rôle de la sensibilité et de l’affectivité dans le domaine moral. L’attention portée aux émotions dans des champs aussi variés que l’économie, la médecine, ou les sciences cognitives prend sens dans un culturel sociétal qui redécouvre à quel point l’émotion est une dimension fondamentale des relations humaines, politiques, juridiques et sociales. Cette nouvelle donne rencontre une autre évolution qui, elle, concerne l’art. La modernité artistique a été largement dominée par un paradigme formaliste tendant à tenir les émotions (à l’exception des émotions spécifiquement esthétiques) à l’écart de l’expérience des œuvres. La théorie renaissante et classique des arts faisait au contraire une place considérable aux affects. « Peindre les hommes en action », comme le demandait la poïétique aristotélicienne, c’est les peindre en proie à des passions, et la théorie de l’expression a précisément pour objet cette peinture des passions. Cette exigence poïétique était liée à une esthétique de la réception qui entendait que le récepteur soit ému. Cette finalité ­pathétique (movere) était souvent liée à une finalité morale, les p ­ assions suscitées étant souvent considérées comme des vecteurs de moralisation (docere). L’esthétique formaliste qui a dominé la modernité a refusé à la fois cette pathétique des contenus et cette instrumentalisation des émotions. Elle a considéré comme e­ sthétiquement impures les passions 9



ordinaires de la vie, les affects qui résultent de la confrontation d’un sujet humain aux biens et aux maux de l’existence (colère, joie, admiration, indignation, etc.). Elle a donc refusé tous ces affects que l’art s’employait au contraire, par un luxe de moyens extraordinaires, à susciter. Furent déclarées e­ sthétiquement impures les é­ motions qui naissent de la représentation de choses émouvantes, de personnages en proie à des affects, de la référence à des intérêts humains. Éprouver de l’indignation devant le Bélisaire de David était une réaction non seulement légitime mais encore ­souhaitable et souhaitée ; cela devient déplacé. Parmi beaucoup d’autres, Clive Bell y voyait une réaction de béotien : « chez le spectateur la tendance à chercher ces émotions derrière la forme [comprenons dans les contenus dont la forme est forme] est toujours l’indice d’une sensibilité défectueuse. […] Ils en restent au monde des “intérêts humains” » (Bell, Art, 1914). Non seulement l’émotion esthétique n’est pas l’émotion ordinaire, mais encore la présence de celle-ci étouffe celle-là. Positivement cette fois, l’émotion spécifiquement esthétique fut, pour la modernité, celle produite par la littérarité de la littérature et, pour les arts plastiques, celle provoquée par des valeurs plastiques spécifiques : lignes, masses, espace, ombre, lumière et couleurs. L’expérience esthétique doit être autotélique, et pour cela n’admettre que des émotions esthétiques pures. C’est cette exclusion des émotions du champ de l’art, comme de celui de la connaissance, qui est, depuis quelques années, remise en cause. L’art est largement sorti de son moment formaliste et autotélique. Beaucoup d’œuvres entrent dans un dialogue constant avec des discours externes (le témoignage, le récit de voyage, l’introspection morale, le journalisme, l’enquête historique, etc.) et des représentations exogènes. À travers un retour au sujet et au réel, une attention nouvelle est portée au monde, un intérêt renouvelé pour les problématiques de la transmission et de l’identité, c’est cette mutation qui opère. Pensons, dans le domaine littéraire, aux questions éthiques auxquelles retourne Pascal Quignard dans ses essais-fictions ; aux ombres et terreurs de la grande Histoire auxquelles s’intéressent Pierre Michon, Mathias Énard, Laurent Mauvignier, Patrick Modiano ou Yannick Haenel, au devenir des démocraties dont traitent Antoine Volodine ou Michel Houellebecq. Dans le champ des arts plastiques, nombreuses sont aujourd’hui les œuvres qui poursuivent des buts autres qu’étroitement autotéliques, certains artistes voyant par exemple dans l’art l’instrument d’une régénération à la fois sociale et morale. De l’emblématique Projet de véhicule pour personne sans abri de Wodiczko aux travaux de Mathieu Pernot sur l’univers pénitentiaire, en passant par les multiples formes du Green art, on constate une incontestable résurgence du souci d’œuvrer en vue de valeurs éthiques, qu’il s’agisse de solidarité, de fraternité ou de l’avenir écologique de la planète. Ajoutons que, dans une tout autre perspective, l’art transgressif lui-même exige une réaction affective (dégoût, indignation, etc.), et non une attention aux seules qualités aspectuelles de l’œuvre. La question des émotions artistiques ouvre un champ de recherche considérable dont les enjeux sociétaux sont immédiatement visibles. Ce dictionnaire a été conçu comme un instrument pour appréhender ce champ et s’y orienter. Il répond au double projet de penser les arts dans leur dimension affective et les émotions dans le cadre de l’expérience artistique. Pour permettre de se diriger dans le massif complexe d’un nouveau champ de recherche où esthétique et sciences de l’affect se fécondent mutuellement, il a été organisé en six types d’entrées : les « Émotions » elles-mêmes, en incluant à la fois les émotions simples et les émotions complexes, les « Champs artistiques » dans lesquels ces émotions se manifestent, les « Genres et registres » 10



qu’ils définissent ou o ­ rganisent, les « Approches théoriques », autrement dit les paradigmes théoriques dont la critique contemporaine dispose pour les penser, les grands « Auteurs » ayant proposé une réflexion spécifique sur la question des émotions, et des « Notions critiques », à savoir les grands concepts opératoires pour approcher celle-ci. Toutes ces entrées traitent de questions originales à la jonction entre recherche sur le corps et recherche sur l’esprit : les mécanismes complexes de l’immersion fictionnelle et du transfert affectif, les processus de mise en commun collective des émotions individuelles, la responsabilité éthique de l’art, les interactions entre l’ordre esthétique et poétique, d’une part, et la logique des émotions, de l’autre, etc. Autant de champs d’interrogations qui peuvent bénéficier du riche apport interdisciplinaire des « sciences de l’affect », alors même, que, dans l’autre sens, ces disciplines ont beaucoup à gagner à se pencher sur des corpus artistiques, compris comme des dispositifs d’interrogation et de pensée des affects. Mathilde Bernard, Alexandre Gefen et Carole Talon-Hugon

A ADMIR ATION J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes ­données par les Beaux-arts et les sentiments ­passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. » écrit Stendhal dans Rome, Naples, Florence. L’écrivain, lors d’un voyage à Florence, se sent réellement malade d’admiration devant tant de splendeur. La psychiatre Graziella Magherini décrira en 1979 les symptômes de ce qui se nomme désormais « le syndrome de Stendhal » : rythme cardiaque accéléré, vertiges, suffocations. Sans aller jusqu’à la pathologie, la langue courante dit que l’on « se pâme d’admiration » et pointe elle aussi une émotion capable de retirer sa conscience au moi et de le perdre dans l’illimité. Il y a là un paradoxe : comment l’admirable peut-il être à la fois un idéal constitutif du soi et la menace de son intégrité ? La relation entre l’admirant et l’admiré apparaît d’emblée comme ambivalente. En afférant aux limites identitaires du sujet, l’admiration interroge avant tout leur vacillement possible. Les arts, expression et fixation de l’admirable L’admiration est une émotion nous portant vers le sublime que Kant distingue (Critique de la faculté de juger) en « sublime simple » nous confrontant au « sentiment d’impuissance de l’imagination » et « sublime

transcendant » nous révélant ce qui nous dépasse, l’infini et le nouménal. L’admiration est cette montée du regard vers l’inimaginable et l’indépassable. Le rôle de l’art est d’en assurer la célébration. Tous les arts assument cette fonction encomiastique, témoin de la nécessité culturelle, politique et personnelle de fixer l’idéal, d’inciter à sa glorification et ­ élanie Klein appelle de favoriser ce que M « une identification projective ». De ce point de vue, l’art consolide les ­fondements identitaires de l’individu et du groupe. Au plan privé, l’admiration va à l’être aimé. Les arts du portrait – la poésie, la peinture, la photographie – reconduisent les topoi de la beauté féminine depuis Les Odes de Ronsard jusqu’au célèbre visage de Greta Garbo dans lequel Roland Barthes voit « une sorte d’état absolu de la chair » (Mythologies). Elle va aussi au maître et est alors, dans tous les arts, citationnelle. Elle va aux disparus. Le « tombeau », forme commune à la poésie et à la musique, est l’hommage indéfiniment rendu à un artiste par ses pairs : le Tombeau de du Bellay écrit en 1560 est repris au xxe siècle par Michel Deguy. Sous chacune de ces formes, l’admiration scelle la valeur. Elle immortalise l’amour, reconduit l’autorité et vainc la mort. L’admiration a affaire ici à l’éternité. Au plan politique, le processus d’idéalisation cherche surtout à renforcer les repères étatiques et ­collectifs. La peinture, dans son art du portrait officiel y réussit parfaitement. Le P ­ ortrait de Louis xiv en costume de sacre de H.  Rigaud (1701) codifie l­’obéissante admiration que doit recevoir le s­ouverain. 13

Admiration L’architecture et la sculpture, depuis les colonnes et arcs de triomphe romains jusqu’à La Liberté éclairant le monde d’A.  Bartholi (1886), ponctuent le paysage urbain de célébrations. À la fin du xixe  siècle, les bâtiments et les jardins publics s’ornent d’innombrables allégories de la République, de la Nation, du Commerce, des Arts, de l’Industrie, de l’Agriculture. Le groupe se célèbre aussi et l’épopée assure un culte consensuel autour des exploits nationaux. Ce sont les arts narratifs, la littérature et le cinéma, qui sont le plus à mêmes d’assumer ce relais fondateur. Dans les Odes pythiques hyper­ boliques de Pindare magnifiant les athlètes, les chansons de geste d ­ écasyllabiques chantant les valeurs chevaleresques ou les westerns américains, décrivant l’intrépidité de la conquête de l’Ouest, on retrouve la même exploration axiologique de la fonction référentielle du langage. Aristote déjà justifiait dans sa Poétique l’emploi spécial d’un « mètre héroïque » en soulignant la prééminence de l’épopée sur les autres genres poétiques. Et Freud note le « pas » déterminant pour la psychologie individuelle que constitue ce transfert des actes à la parole épique dans Psychologie de masses et analyse du moi (1921). De ce point de vue, l’admiration corre­ spond bien aux catégories d’« inimaginable » et d’« inaccessible » : le souverain comme le héros sont magnifiés en archétypes fondateurs. L’admiration esthétique, étonnement et originalité du regard Toutefois l’œuvre a le dessus sur sa finalité et l’expression de l’admiration est ellemême objet d’admiration. Il y a un jeu spécifique du regard admiratif que met particulièrement bien en scène Velasquez dans les Ménines (1656). Le tableau censé célébrer la famille de Philippe  iv, reflète le couple royal dans un miroir au fond de la toile alors que le peintre occupe la place 14

due à ses admirables modèles et regarde le spectateur lui-même en admiration devant l’œuvre. Pareille circulation des regards est emblématique de la circulation sémantique de l’admiration et de sa dialectique active et passive, indiquée par la forme déponente de son étymologie (mirari). Descartes dans le Traité des passions de l’âme, reconduit le sens latin de l’admiration comme étonnement. Elle est « la première de toutes les passions » au sens où elle est « première subite surprise de l’âme » devant quelque chose qui arrive. C’est pourquoi, elle est une « passion sans contraire » i.e.  une immobilisation sans règle ni référent. Elle ne fait que saisir. Ce n’est que dans un second temps, celui de la connaissance, que cet étonnement va se faire jugement et mouvement en disposant d’une évaluation et d’un contraire. Cette deuxième admiration est l’estime. Elle est la dérivée de l’admiration archaïque qui est le miracle (venant aussi de mirari) que nous éprouvons face à une œuvre. Être frappé d’admiration, c’est expérimenter l’origine, c’est être confronté à l’inouï. L’art nous transporte par l’admiration qu’il est capable de susciter dans les régions originaires de l’étonnement. Une telle expérience peut naître de l’éphémère, comme dans les installations gigantesques des photographies de J.  R., lorsque des yeux collés sur un train en marche croisent le reste de la face et que jaillit soudain un vrai visage. Elle peut naître de la virtuosité, comme dans le réalisme confondant des sculptures de Ron Mueck ou dans les « pompes » improvisées des pianistes de jazz. Mais elle provient plus profondément de ce « talent de produire ce dont on ne peut donner de règle déterminée » (Kant, Critique de la faculté de juger) qu’est le génie. L’absence de règle dans la création correspond à l’absence de règle dans l’admiration première. L’œuvre constitue par elle-même un commencement – le Genius était la

Admiration divinité latine président à la naissance ; mais elle est aussi un modèle. Enfin et surtout, l’admiration procède du mystère qui rend « l’art et ses œuvres [...] de nature spirituelle » (Hegel, Esthétique ou philosophie de l’art, Introduction). Tel est le sens de cet échange de regards créé par Velasquez : la quête du moment unique de la transsubstantiation de la chair de l’œuvre en esprit, moment admirable au sens premier du terme. Les regards ne se suffisant ni de la gloire royale ni du génie de l’artiste, tournent et hésitent. Le spectateur cherche leur point focal, celui depuis lequel, sans retour ni contraire, il sera saisi, alors même qu’il veut saisir. À ce titre l’admiration est un sentiment métaphysique qui pressent, dans son frisson d’étonnepeut encore découvrir. On est béat d’admiration, muet ou évanoui comme Stendhal, car c’est le sujet admirant qui est arrêté face à la puissance qui se déploie devant lui et qui, pour être telle, affère naturellement à l’infini. Le Souper d’Emmaüs du Caravage (1601) saisit le moment où le Christ, corps spirituel sans ombre, apparaît, laissant les convives sidérés ; Le Festin de Balthazar de Rembrandt (1635), celui où la Sainte Écriture se révèle, pétrifiant les personnages. Ce n’est pas seulement l’objet de l’œuvre qui est admirable, ni l’œuvre elle-même pour autant qu’elle le soit, c’est l’admiration elle-même. Les vacillements identitaires Une telle mise en abyme pose la question du sujet admirant et de ses limites identitaires. La définition cartésienne la pose aussi. Étant saisi par cette « passion sans contraire » qu’est l’admiration archaïque, le sujet non confronté à l’Autre, risque de s’évanouir, au sens propre comme au sens figuré, et ce en dépit de la force des idéaux célébrés et de la beauté mise à leur service. Narcisse est celui qui, refusant l’amour de la nymphe Écho, admire sa propre

image au point de s’y noyer. La vidéo de Bill Viola, Reflecting Pool montre un bassin dans une nature verdoyante et originaire, où un homme nu se mire et s’élance. Il s’immobilise en plein saut alors que l’eau est animée de mouvements. Et lorsque l’eau se fige à son tour, il achève son plongeon, disparaît dans son reflet… jusqu’à renaître, nu et archaïque dans la primitivité naturelle. Cette œuvre permet de comprendre le vacillement identitaire qui se produit lorsque les limites du moi ne sont pas sûres et ne sont référées qu’à ellesmêmes. La distinction établie par Platon entre l’icône et l’idole diagnostique déjà un tel basculement. L’icône, gardant un lien authentique de participation à la valeur, délimite sa propre puissance ontologique ; l’idole, l’ayant perdu, se dévitalise jusqu’à n’être qu’un simulacre d’elle-même. La fluctuation entre les deux est sans cesse à l’horizon de l’admiration. Le cinéma, plus que tout autre art, a joué de cette ambivalence en instaurant le culte des « stars ». La fascination pour l’étoile (sidus, sideris) est une « sidération » où le moi perd ses limites et se dilue. Idolâtrer ou vouloir l’être, relève du même narcissisme puisqu’il s’agit de se prendre soi-même comme objet d’investissement libidinal soit ­d irectement, soit par projection de soi sur un autre. Dans un cas comme dans l’autre, la libido ne parvient pas à s’investir de manière objectale. Freud oppose « la libido d’objet », constructive, attachée à l’autre pour l’autre, à « la libido du moi », régressive, attachée au même, i.e. au soi ou à l’autre en tant qu’il est le même que soi. Et Lacan montre que l’unification psychique du moi ne se fait, lors du stade du miroir, que par l’image que le sujet acquiert de lui-même sur le modèle d’autrui. Aussi le narcissisme se définit-il comme « la captation amoureuse du sujet par cette image » (J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse). Dans cette mesure, le miroir de Vélasquez peut s’interpréter comme l­’expérience 15

Admiration s­ péculaire dont il faut s’échapper pour se constituer en sujet capable d’étonnement à l’égard de l’autre, détour nécessaire à l’assise de soi. On ­comprend alors le vacillement identitaire que met en branle l’admiration, arrêtant ou pas le plongeon dans son propre reflet, selon que la libido se noie dans le retournement sur elle ou institue les limites du moi en parvenant à être objectale. Mais pourquoi l’admiration esthétique a-t-elle un rôle si déterminant dans la genèse de soi-même ? L’innocence de l’admiration Cela s’explique par le fait que la beauté – la psychanalyse et l’histoire de l’art s’acl’horreur de la mort. Lacan expose que le beau montre et cache à la fois le point de transition entre la vie et la mort, point que l’art produit en un « éclat » illuminant et dissimulant. Lorsqu’Antigone s’apprête à être emmurée vive, le public est ébloui par la mort qu’il devine et dont en même temps le protège la beauté de la jeune fille. Cette analyse rejoint celle de Daniel Arasse décrivant le tableau le plus admiré au monde, La Joconde, à partir du paysage angoissant qui lui fait fond et notant que seul le sourire permet, un instant, de passer du chaos immémorial à la grâce fugitive (D. Arasse, L’Histoire, no299). L’admiration de la beauté est la saisie d’un éclat dont on sait le caractère mortel. C’est pourquoi, au plan collectif, toute culture prête une attention vitale au maintien de la beauté et des forces d’admiration. Freud en explique la finalité dans Malaise dans la civilisation : surmonter les pulsions destructrices, maintenir la vie par la reconduction de l’héritage, déplacer la libido sur le travail de création et sublimer. L’admiration en tant que multiplicateur d’affects est le moteur de cette tâche. Aristote le sait lorsqu’il recommande dans la tragédie, l’usage du ­thaumasthon – ­l’admirable – et de 16

l’ekplêtikon – son effet de choc – pour qu’ils relancent l’attention, soutiennent l’empathie, intensifient la crainte et la pitié. L’admiration est ainsi au cœur de toute mimésis culturelle comme de son dépassement. Certes il faut « en finir avec les chefsd’œuvre » comme le répète Artaud car ils « asphyxient » l’atmosphère (Le Théâtre et son double, 1938). Le mot d’ordre a été écouté de tout l’art des xxe et xxie siècles, revendiquant un mode éphémère et iconoclaste d’expression. Mais en même temps la « perte de l’aura » des œuvres uniques constitue un danger qui alarme Walter Benjamin et incite Cioran à se livrer à des Exercices d’admiration (1986), celui de la lecture notamment, ne serait-ce que pour survivre au vide existentiel. En effet, lorsque l’admiration parvient à entrer authentiquement dans l’« écho » de l’autre, elle permet une reconnaissance de soi. Alain sait gré à l’amateur d’art qu’est Stendhal, d’avoir compris que ce « sentiment précieux » ne se découvre que « dans la solitude de soi-même » (Stendhal, 1935). C’est dans le recueillement que l’admiration jaillit, car elle devine silencieusement dans l’œuvre quelque chose qui lui appartient en propre. Tout l’art de Pina Bausch se trouve là, dans la chorégraphie de quelques gestes qui nous sont familiers – un pincement, un jeu de tête. La surprise est alors celle d’une rencontre avec soi. Elle n’appelle aucun faste, simplement une singularité où se glisser. La caméra de Kiarostami la trouve dans la récurrence de l’anodin, une voiture qui roule, un chemin sinueux, un bel arbre seul. Ce que l’on admire intimement est singulier car c’est ce qui entre en écho avec soi. La poésie le dit : « Chaque fois que je suis passé, en cette fin d’hiver, devant le verger d’amandiers de la colline, je me suis dit qu’il fallait en retenir la leçon, qu’ils auraient tôt fait de se taire comme chaque année ; sans cesse autre chose m’a distrait de cette tâche, de sorte qu’à présent je ne peux plus me fier qu’au souvenir que j’en ai, déjà presque effacé, incontrôlable. » (P. Jaccottet,

Adorno Theodor W. (1903-1969) À travers un verger). On atteint ici à cet état « d’innocence de l’admiration » dont parle Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal. Dans cette vision admirable du verger et de sa « leçon », l’admiration fonctionne à l’état pur. L’étonnement reste premier. La poésie rend le monde à sa matière propre, dans le simple écho d’un soi saisi et non perdu. Claude Montserrat

& M. Crépu, La Force de l’admiration, Paris, Autrement, 1988. Descartes, Traité des passions de l'âme, Paris, ­Gallimard, 1953. G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992. émotions esthétiques, sublime FF

ADORNO Theodor W. (1903-1969) Moderniste, intransigeante, h ­autement intellectualisée, toute l’esthétique d’Adorno semble tournée contre l’émotion. Chez celui pour qui « s’amuser signifie être d’accord » (Dialectique de la raison, « La production industrielle des biens culturels. Raison et mystification des masses », 1944), pour qui le rire, encouragé par l’industrie culturelle, n’est rien d’autre que « le trafic frauduleux du bonheur » à l’usage d’une « parodie de l’humanité » (Id.), la notion même de « plaisir esthétique » est devenue suspecte. « Plaire et déplaire », « émouvoir », « ravir », sont désormais « des termes impropres à rendre compte de ce qui a lieu ». À bien y regarder, l’art industriel standardisé ne suscite l’émotion qu’en surface et stimule à la chaîne des réactions prévisibles et contrôlées, de l’ordre du réflexe pavlovien. Aimer un air à succès, pense Adorno, « c’est presque déjà la même chose que le reconnaître ». L’émotion, imprévisible, source potentielle de bouleversements individuels ou collectifs, laisse place à la pure réaction infra-cognitive : la prétention même de l’art à émouvoir ne sub-

siste plus que comme habillage idéologique. De manière comparable, les prétentions dionysiaques du jazz miment une libération des contraintes objectives de la société qui n’a en fait pas lieu. Sa « sauvagerie » revendiquée, ses incantations syncopées pour un instinct retrouvé cachent aux yeux d’Adorno une conformité latente avec la norme sociale. À l’instar de l’improvisation qui ne se déploie que sur un schéma harmonique implicite codé et limité, le jazz suit une partition réglée par la société elle-même : il offre, en mimant un rapport instinctif, non intellectualisé à la musique, déjà perdu depuis longtemps, une apparence de la liberté dont la société a justement besoin. Il en devient une fonction disciplinante, au moment même où il promet l’extase. Dès lors, aux yeux d’Adorno, là où l’émotion se trouve revendiquée, de façon plus ou moins instinctive, de façon plus ou moins brute, c’est toujours la contrainte qui se cache. Faut-il en conclure que face à la fausse extase, aux larmes de crocodile et aux danses endiablées de l’art léger industrialisé, seule la grande musique peut offrir un dernier refuge pour des émotions « authentiques » préservées des médiations qu’impose la société ? En vérité, pour Adorno, la musique savante la plus exigeante ne jouit pas davantage d’un accès immédiat à la musicalité pure face à laquelle l’écoute pourrait retrouver sa spontanéité. Après avoir traversé avec le xix e  siècle romantique et néo-romantique des océans émotionnels jusqu’à l’écœurement, elle n’a pas d’autre issue que l’ascèse, une ascèse conquise consciemment et savamment sur les méditations sociales imposées : « L’art responsable obéit désormais à des critères qui sont proches de ceux de la connaissance » (Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, 1938). L’expérience esthétique a désormais plus à voir avec « les catégories du vrai et du faux ». Mais si, au-delà de l’ascèse, la joie survient, ou si les larmes montent aux yeux, dans la lutte même de l’art responsable pour ne pas céder au chantage d’une émotion feinte, 17

Amitié alors il est permis d’espérer dans la possibilité retrouvée d’une réconciliation esthétique. L’émotion retrouvée n’y serait plus le ­premier degré de l’expérience de l’art, mais son climax, utopique. Agnès Gayraud

& T. W. Adorno, Beaux passages, « De l'usage musical de la radio », Paris, Payot, 2013. T. W. Adorno, M. Horkheimer, Dialectique de la raison, « La production industrielle des biens culturels. Raison et mystification des masses », Paris, Gallimard, 1974. T. W. Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l'écoute, Paris, Allia, 2007. T. W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1974. divertissement, rire, plaisir / déplaisir, musique FF

AMITIÉ Il faut marcher en ces autres amitiés la bride à la main, avec prudence et précaution ; la liaison n’est pas nouée en manière qu’on n’ait pas à s’en défer. Aymés le (disait Chilon) comme ayant quelque jour à le haïr ; haïssez-le comme ayant à l’aymer. Ce précepte qui est si abominable en cette souveraine et maistresse amitié, il est salubre en l’usage des amitiez ordinaires et coustumières, à l’endroit desquelles il faut employer le mot qu’Aristote avoit tres-familier : O mes amis, il n’y a nul amy Montaigne, Les Essais.

La perte de l’ami, dans Les Essais, œuvre-monument La perte de l’ami véritable, l’unique et irremplaçable Étienne de la Boétie, confirme, s’il en était besoin, l’insignifiance des formes « ordinaires et coutumières » de relations amicales ; elle fait de l’engagement que Montaigne a pris de publier le Discours de la servitude volontaire une dette à soi, et pas seulement à l’ami dont il ne lui reste plus que cette relique, seule présence désormais de celui dont ce texte donna « la première connaissance de son nom » et accompagna l’amitié « nourrie tant que Dieu a voulu, 18

entre nous, si entière et si parfaite que certainement il ne s’en lit guère de pareilles, et, entre nos hommes, il ne s’en voit aucune trace en usage ». Or le livre est absent des Essais, où il devait tenir lieu de tableau (à la manière d’un peintre dont Montaigne nous dit au début du chapitre xxviii, intitulé « De l’amitié » qu’il logeait le plus remarquable de ses tableaux au milieu d’un mur vide, et qu’il l’entourait de grotesques ou peintures fantasques). Le texte absent devant être central, si on suit le commentaire de Michel Butor, l’œuvre entière est ainsi un appareil baroque édifié comme un monument, un tombeau, une couronne funéraire à Étienne de la Boétie. Pour cause de détournement de l’essai, écrit « en sa première jeunesse, à l’honneur de la liberté contre les tyrans » et publié par les protestants, Montaigne ne put remplir – partiellement – son engagement que par l’insertion au chapitre xxix des Sonnets écrits par l’ami perdu. Il est particulièrement significatif que Montaigne lui-même ait éprouvé le besoin de rappeler que son ami lui transmit, « la mort entre les dents », en guise de relique, ses papiers, et le fit par « amoureuse recommandation » héritier de sa bibliothèque et de ses papiers. Comment faire, dans une si lourde perte, pour écrire, si écrire s’adresse à un véritable destinataire, quelqu’un à qui parler ? L’absence de l’ami hante l’écriture de Montaigne, qu’elle menace de tarir, tout en sollicitant le souvenir de l’être-ensemble et de la force qui résultait de l’affection partagée. Car il fut l’unique, l’irremplaçable incarnation de l’authentique amitié, constituée comme par enchantement dès la première rencontre, et faite de telle proximité spirituelle qu’aucune raison ne saurait en rendre compte : Nos âmes ont charrié si uniment ensemble, elles se sont considérées d’une si ardente affection, et de pareille affection descouvertes au fin fond des entrailles l’une à l’autre, que, non seulement je connaissoy la sienne comme la mienne, mais je me fusse certainement plus volontiers fié à luy de moy qu’à moy

Amitié La défectuosité d’un moi qui n’a plus la possibilité de se fier à cet autre soi-même qu’est l’ami, apparaît, avec la perte, dans le sentiment que toute appropriation ou jouissance est désormais soit usurpée, soit vouée à une incomplétude irrémédiable : Nous étions à moitié de tout ; il me semble que je luy desrobe sa part. […] J’estois desjà si fait et accoustumé à estre deuxiesme par tout, qu’il me semble n’estre plus qu’à demy

Et Montaigne de citer Horace : Puisqu’un coup prématuré m’a ravi cette moitié de mon âme, pourquoi moi, l’autre moitié, demeuré-je ici, moi qui suis dégoûté de moimême et qui ne survis pas tout entier ? Le même jour nous a perdus tous les deux

Pourtant, le partage dans l’amitié ne se faisait nullement en entamant l’intégrité du moi, c’est-à-dire pour Montaigne, d’une conscience qui juge par elle-même, de ce qui est juste d’une part, et de ce qui est bon pour soi d’autre part, quelque contrainte qui s’exerce sur elle. Au chapitre v du livre ii des Essais, il évoque, contre la pratique judiciaire des géhennes (la torture) la sûreté et la fermeté du juge intérieur que rien ne fait fléchir, même pas la souffrance extrême. Il y a donc en soi-même de l’inaliénable, que la plus grande affection ne saurait soumettre. Lorsque Caius Blosius fut interrogé par le sénat romain sur son amitié pour Tiberius Gracchus, après la condamnation de celui-ci, on lui demanda « combien il eut voulu faire pour lui, et qu’il eut répondu : toutes choses », y compris de mettre le feu aux temples : « J’y eusse obéi ». Réponse séditieuse et offensante pour ses juges mais signifiant la souveraineté de l’amitié, accordée selon Montaigne à l’assurance qu’avait Caius de « tenir la volonté de Gracchus en sa manche, et par puissance et par connaissance ». Répondre du don inconditionnel de confiance à l’ami, c’est aussi bien répondre de soi, c’est être assuré, dans l’amitié authentique, que jamais sa volonté ne serait contraire au jugement droit.

Bien qu’elle ne manque pas de souligner les mystères et les paradoxes de l’amitié affectueuse, celle qui lie les deux amis comme en un tout, l’approche de Montaigne tient encore par sa référence au jugement et à la vertu à la notion grecque de philia, distinguée des deux formes d’amour présentes dans la littérature et la philosophie antiques, éros et agapè. L’insistance du chapitre « De l’amitié » à épurer en quelque sorte le lien amical de toute forme d’érotisation en témoigne. La « douceur et polissure » de l’amitié y est opposée au « feu de fièvre », au « désir forcené » qui porte « à l’affection envers les femmes » ; et la joie constante et ferme de la présence amicale y est louée face à la perte du désir dans la jouissance érotique ; et, précédée par une discussion des tentatives de concilier dans la « licence grecque, justement abhorrée par nos mœurs » amour et amitié, cette citation de Cicéron, tirée du De Amicitia, xx : « On ne peut pleinement juger des amitiés que quand avec l’âge les caractères se sont formés et affermis ». Mais si ses racines constituent le mystère même de la pure amitié, dont Montaigne décrit avec un émoi plein de délicatesse la précieuse singularité, quels sont ses effets ? Le principal est l’intercompréhension immédiate : « Aucune de ses actions ne me sçauroit être présentée, quelque visage qu’elle eut, que je n’en trouvasse incontinent le ressort ». La vie réussie, une œuvre qui implique l’amitié La question est posée par Aristote sous une forme d’apparence traditionnelle : avoir des amis est-il nécessaire au bonheur ? Comment cette perfection impliquerait-elle cette condition, apparemment secondaire, la présence de l’ami ? Tel est le paradoxe  résolu par Aristote dans son Éthique à Nicomaque : loin de mettre en question l’appropriation de soi 19

Amitié dans la vie heureuse (autarcique), l’amitié, soutient-il, la comble. Tout se joue pour Aristote dans la saisie de l’amitié comme expérience essentielle de la condition humaine. On rappellera que sa Poétique, en réhabilitant contre Platon la mimésis artistique, souligne la valeur (pas seulement cathartique) de la représentation des passions : identification et participation aux épreuves du personnage mythohéroïque font la joie du spectateur. Or, en Métaphysique  D, Aristote oppose le rêve, représentation tenant lieu de réel (eidôlon) à la présence des choses ; le plaisir authentique – parce que conscient et riche des possibilités du réel – est toujours d’accéder à leur réalité. Plaisir d’être dans l’être, en présence des choses, en pleine lumière. La vigilance la plus haute est ainsi dans la vie la plus vivante, mais cette vie ne peut s’atteindre que dans la présence, et le commerce des semblables. La présence de l’alter ego joue le même rôle d’éveil au réel et au vrai que celle des actions mimétiques dans l’art. L’expérience de l’altérité est, dans l’art comme dans la vie, la condition nécessaire de l’accès à soi. L’amitié, le bonheur et la bienveillance Si nous admettons avec Schopenhauer que l’amour, éros, n’est que l’amour de soi, et la douceur, agapè, rien d’autre que la pitié, qu’en est-il de l’amitié ? « La vraie amitié est toujours un mélange d’amour de soi et de pitié ; on reconnaît le premier élément au plaisir que nous donne la présence de l’ami, dont la personne correspond à la nôtre, et cet élément constitue presque toujours la plus grande partie de l’amitié ; la pitié se montre par la part que nous prenons sincèrement à ce qui lui arrive de bien ou de mal, et aussi par les sacrifices désintéressés que nous lui faisons. » (Le monde comme volonté et représentation). Cependant, prendre part, est-ce suffisant pour établir un lien d’amitié ? Décidément, on ne parviendra pas à 20

dissocier le principe de l’amitié d’un rapport essentiel, désintéressé, à la beauté. Développée par Robert Spaemann (dans son essai Glück und Wohlwollen : Versuch über Ethik), la norme aristotélicienne du bien-vivre par la conciliation entre la recherche du bonheur pour soi et l’éveil de soi par la vie politique et la philia, implique bien une notion de bienveillance, mais réinterprétée en ce sens qu’elle doit relever d’un autre ordre que celui de la réciprocité rationnelle : elle est à situer au plus haut dans les principes d’un ordo amori qui dépasse la sphère anthropologique. Ellemême inconditionnée, la bienveillance est ce sens universel du secours à la vie qui a besoin d’aide, et cette possibilité d’action, et de don unilatéral, par laquelle chacun de nous est capable de sollicitude, et même, audelà de toute responsabilité réciproque, de pardon. La bienveillance n’est plus une tendance ni une option, mais ce qui se donne à la perception effective de l’être-soi, dans l’éveil d’une conscience à la structure même du monde. Une telle interprétation des rapports entre bonheur et bienveillance nécessite donc une onto-théologie de l’amour comme ordre fondamental, pour pouvoir prétendre surmonter la tension entre éthique du devoir et éthique du bonheur. Mais déjà l’expérience même de l’amitié, telle que Montaigne la décrit, met en question l’idéal de l’épanouissement personnel : peut-il s’ériger en fin suprême à partir de laquelle tout rapport à soi et à autrui doit être apprécié ? Amitié ou « pur  amour ? » Comme le souligne Jacques Le Brun (Le pur Amour de Platon à Lacan), un certain retour à Platon fut décisif, tant dans la pensée chrétienne que dans les r­ eprésentations artistiques de la martyrologie. Ce « retour » prit la forme d’une doctrine qui ne manqua pas de heurter l’ordre institutionnel : il s’agit du pur amour comme sortie de soi, sacrifice total de son être propre. Il ne s’agit plus de

Amitié cette synthèse harmonieuse, qui dans la pensée grecque et latine, d’Aristote à Cicéron, prétend assurer la relève de l’amour par l’amitié de l’« autre soi-même » dans la participation à la vertu. Dans la lecture qu’en fait Fénelon, Platon apparaît comme l’antidote de la sagesse prudentielle de la philia. Aux yeux des mystiques de l’amour pur, cette notion a une résonance encore trop utilitaire et égocentrée. D’où la référence à saint Augustin, pour qui l’amour étant principe inconditionnel, sa réalisation ne s’inscrit dans aucun échange : « Ama, et fac quod vis ». Le discours du Phèdre de Platon fait resurgir l’interprétation homérique de la relation entre Achille et Patrocle : Phèdre les montre saisis d’étonnement – comme devant un miracle – lorsqu’ils considèrent l’agapè, la tendresse de l’aimé. L’objet des amours (ta paidika) a quelque chose d’obscur, et d’admirable. Si l’amant est actif, c’est qu’il est mû par un manque, celui d’une chose indéfinissable en soi, mais présente en l’aimé. Ce qu’éveille en l’aimé l’élan et le saisissement de l’amant est l’effet de cette présence, de cet « objet aimable » comme dit Corneille dans le Cid, qui est à l’origine d’une réponse elle-même saisissante, celle de la tendresse de l’aimé. J. Le Brun y voit la source d’un thème mystique très présent au xvie siècle, particulièrement chez Fénelon, celui de l’acte passif et désintéressé. Telle est l’asymétrie du désir et de l’amour pur : Achille n’a plus rien à attendre d’autre de Patrocle que de le laisser le rejoindre dans la mort, d’objet aimable il devient possédé du dieu, enthéos, désormais capable de ce paradoxe ultime, l’absolu désintéressement du désir se portant vers la mort. L’amour du Beau, clef de voûte du système platonicien, est remplacé dans le platonisme chrétien par la beauté sublime de l’amour-sacrifice, sans attente d’aucun intérêt ; l’ascension vers le Beau devient l’opération de l’infini qui vient en l’homme

pour le déprendre de soi, pour le conduire à se compter pour rien. Mais alors le sens de l’amour se trouve profondément subverti, et dissocié radicalement de la philia : l’entrée en scène de l’infini et la perte de soi qui en résulte (ou qui en est la condition) deviennent des composantes essentielles  de l’amour. Tout se passe dans le cœur aimant, qui s‘élargit sans borne, jusqu’à l’immensité, jusqu’à devenir « une même chose avec Dieu même » (Fénelon, Œuvres  i , 602), à condition cependant que « son âme se sacrifie sans ménagement et sans retour sur elle-même » (ibid.). En rupture avec toute économie possible du salut, la mystique de l’amour pur porte à sa limite extrême la logique du don total, qui s’y vit sur le mode de la pure dépense illimitée, et de la perte totale. L’amitié, ou la différence sans différend ni indignation Cependant, pour que société ait lieu, et se maintienne, il doit n’y avoir de don qui aille sans contre-don. L’amitié est-ce par quoi la discorde peut être contenue dans les limites qui permettent de constituer une communauté civile ; même entre non-pairs, note Aristote, l’amitié reste possible « quand on rend ce qu’on doit », quand on fait ce qui convient à l’égard de qui il convient, et comme il convient. Si les amis authentiques ont besoin l’un de l’autre pour prendre conscience de leur valeur et l’entretenir dans la durée (cette amitié résiste au caractère variable des circonstances et à la part d’adversité qu’implique l’action), c’est aussi parce qu’ils sont différents, et de façon essentielle : l’autre moi-même est et reste un autre, et telle est bien la condition nécessaire à l’accomplissement de l’humain. À cette conception de la philia, comme l’a montré J. Derrida dans Politiques de l’amitié, notre temps reste redevable, contre la fascination pour les communautés fondées sur l’identification 21

Amok au même et dont principe moteur est la constitution de l’ennemi. Si l’amitié a toujours valeur de vertu et d’idéal des relations humaines, c’est précisément dans la mesure où elle intègre l’altérité comme différence irréductible comme l’écrit E. Lévinas dans Le Temps et l’autre : « autrui n’est pas seulement un alter ego ; il est ce que moi, je ne suis pas […] ; dans la proximité de l’autre est intégralement maintenue la distance, dont le pathétique est fait à la fois de cette proximité et de cette dualité […] ; cette absence de l’autre est précisément sa présence comme autre ». André Simha

& Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1994. Montaigne, Essais, Paris, Puf, 1988. J. Derrida, Politiques de l'amitié, Paris, Galilée, 1994. J. Le Brun, Le pur amour de Platon à Lacan, Paris, Seuil, 2002. amour, empathie, littérature FF

AMOK Le terme « amok » appartient au lexique de l’ethnologie et désigne un comportement propre aux cultures de l’Asie du Sud-Est. Il est attesté dans la langue française à partir du xviiie siècle et constitue un emprunt à l’anglais, par l’intermédiaire d’une traduction du portugais amoucos, qui provient lui-même du malais amuk signifiant « furie, furieux ». Le mot se rencontre pour la première fois en 1653 dans The Voyages and Adventures of Fernao Mendes Pinto, traduit du portugais par H. Cogan. Dans les années 1670 apparaît l’expression idiomatique « to run amok », qui continue d’être utilisée aujourd’hui dans la langue anglaise. Si elle désigne au départ spécifiquement cet état de folie meurtrière propre aux cultures de l’Asie du Sud-Est, on assiste par la suite à un affaiblissement de son sens et elle qualifie désormais de 22

façon générale un comportement échappant à tout contrôle mais n’impliquant pas nécessairement une composante homicide. Marcel Mauss, qui fut l’un des premiers à en rendre compte, définit ce phénomène comme un état « panique » qui consiste en une atteinte psychique, souvent causée par une forte émotion et caractérisée par un besoin incontrôlable de tuer : « Tout le monde connaît l’amok malais : des hommes (ce sont toujours des hommes), même encore de nos jours, et même dans de très grandes villes, pour venger une mort d’un des leurs ou pour une insulte, partent, « courent l’amok » et tuent autant de gens qu’ils peuvent sur le chemin jusqu’à ce qu’ils soient eux-mêmes abattus », écritil dans « Effets physiques chez l’individu de l’idée de mort suggérée par la collectivité » (1926). Cet accès soudain de rage meurtrière, observé pour la première fois en Indonésie avant d’être identifié à Java, en Malaisie en Inde ou encore aux Philippines, est toujours individuel et prend généralement fin avec la mise à mort de l’individu, ce qui a conduit à l’assimiler à une forme de suicide. L’ « amok » désigne aussi bien la passion homicide elle-même que l’individu qui en est frappé. Dans un récit imaginaire publié en 1832, Voyage de Paris à Java, Honoré de Balzac propose ainsi une description du phénomène de l’amoc chez le javanais, entendu comme le « vœu singulier », contracté sous l’emprise de l’opium, « de mettre à mort tous ceux qu’il rencontrera » : « Cette disposition à la frénésie et son état normal sont si bien connus que lorsqu’un Javanais court par les rues avec un amoc en tête, les habitants sortent aussitôt sans trop d’épouvante de leurs logis, et vont à l’encontre du fou, en tenant devant eux une grande fourche avec laquelle ils le saisissent par le cou ; d’autres lui jettent un nœud coulant [sic], et on l’étrangle parfaitement sans autre cérémonie ». L’« amok » caractérise donc une émotion ethnologiquement située et renvoie au

Amour caractère socialement construit des affects. Comme l’amae au Japon, qui désigne le plaisir pris dans une dépendance vis-à-vis d’autrui, l’« amok » est façonné au sein d’un milieu humain donné et dépend de certains concepts ou croyances complexes. Même si ce constructivisme affectif peut être relativisé – l’« amok » constituant peut-être davantage une variation sur une émotion de base, comme la colère ou l’angoisse, qu’une émotion rigoureusement originale – un tel phénomène permet de saisir l’influence du facteur culturel sur le ressenti des émotions ainsi que sur son interprétation. C’est cette dimension herméneutique de l’« amok », entendu comme un motif collectif permettant à l’individu d’appréhender cognitivement son vécu affectif et de le signifier à autrui, qui semble avoir intéressé Stefan Zweig dans la variation littéraire qu’il donne de ce thème dans sa nouvelle de 1922, Der Amoklaüfer, qui désigne littéralement « le coureur en amok ». Le narrateur y reçoit la confession d’un homme, médecin européen envoyé en Malaisie, qui raconte la passion destructrice à ­composante sadomasochiste qu’il a éprouvée pour une femme qui le r­ejetait. Pris d’une démence paranoïaque, l’homme s’enfonce peu à peu dans une fureur égocentrique qui le conduit à sa perte. Devant l’échec du discours gnoséologique, il a recours à l’« amok » afin de faire comprendre à son interlocuteur la fureur à laquelle il est en proie et dont il pressent l’issue tragique : « je fus saisi comme par la fièvre […] je perdis tout contrôle sur moimême […]. Je ne faisais plus que courir droit devant moi, obsédé par mon but. […] L'Amok ne se lance pas impunément dans sa course ; à la fin, quelqu'un l'abat ». Lorraine Dumenil

& Balzac, Voyage de Paris à Java, repris dans Voyage de Paris à Java suivi de La Chine et les chinois, Paris, Actes Sud, 2006. D. Le Breton, « La construction sociale de l­’émotion », Les Nouvelles d’Archimède, j­ournal culturel de l’Uni-

versité des Sciences et ­Technologies de Lille, no 35, 2004. M. Mauss, « Effets physiques chez l’individu de l’idée de mort suggérée par la collectivité », communication présentée à la Société de ­P sychologie le 15 novembre 1926, reprise dans Journal de Psychologie Normale et patho­logique, 1926. S. Zweig, Amok, Paris, Le Livre de poche, 1991. sociologique (approche) FF

AMOUR Traiter des émotions suscitées par l’amour telles qu’elles sont représentées dans les arts revient à évincer dès l’abord la passion amoureuse : les deux sources d’affects sont bien différentes, on remarquera que c’est la passion qui brille dans l’immense majorité des œuvres. L’amour tient une place moins importante, peut être parce qu’on pense que les « gens amoureux n’ont pas d’histoire », sans doute parce que la passion est source d’intrigues et d’événements beaucoup plus « émouvants ». Si l’amour est au centre de récits ou d’œuvres « spectaculaires » (théâtrales, lyriques, cinématographiques), c’est qu’il est contrarié par des événements extérieurs ou des situations particulières et ne peut être vécu : les amoureux ne souffrent pas de leur amour mais de ce qui les empêche de s’aimer librement. Dès lors, toute une constellation d’émotions, qui déborde le cadre de l’émotion amoureuse, s’y ajoute : peur, colère, espoir et désespoir, haine, jalousie, etc.. Il sera question ici des émotions spécifiques au sentiment amoureux, si tant est qu’on puisse en isoler, au sein de tous les affects. Dante termine chaque partie de la Divine comédie par ces mots : « Amour qui meut le ciel et les autres étoiles ». S’il s’agit ici de l’amour divin, l’amour humain est, lui, le plus fort, sans doute, des moteurs de l’âme humaine.

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Amour Les émotions amoureuses inventées par l’Occident On a coutume de se référer aux travaux de Denis de Rougemont pour approcher de l’« invention » l’amour occidental. Mais, à y regarder de plus près, le grand mythe de Tristan et Yseult est le mythe de la passion, non celui de l’amour : le philtre est là pour dire que tout ce qu’ils ressentent l’un pour l’autre ne vient pas d’eux. Pour comprendre les émotions liées à l’amour, il vaut mieux se pencher sur les analyses des théologiens qui étudient la Genèse. L’homme et la Femme ont été créés inégaux : Adam existe entièrement, relié à l’Être, alors qu’Ève est partielle. L’Homme est la forme ou l’âme, la femme est la matière, le corps, la partie déchue de l’être humain. Les grands commentateurs des premiers siècles, St Paul, Tertullien, Philon d’Alexandrie, St Ambroise, St Jérôme, étaient obsédés par le goût des femmes pour les ornements ; si elles se couvrent de colifichets, c’est parce que la chair est horrible, mais aussi parce qu’elle est loin de la beauté de la nature créée par Dieu. À cette théologie semble s’opposer l’amour courtois. L’art des Troubadours « invente » l’amour occidental. En fait, comme le montre Bertrand de Ventadour, et d’autres avec lui, l’homme courtois aime et hait à la fois la femme, il est empli d’émotions contradictoires. L’amour naît d’un regard et fait éprouver des affects puissants, en particulier une impression de dépossession de soi, de désincorporation qui frôle le désir de mort. La femme, elle, doit être « vierge » de tout désir, donc de toute émotion amoureuse. Il est essentiel de noter que la culture hétérosexuelle apparaît à la faveur de la société courtoise, mais l’amour est fondé sur cet éloignement des êtres, sur ces émotions puissantes et contradictoires. On est loin de l’amour chevaleresque entre hommes, amour viril et fécond, pas forcément sexualisé, qu’on a appelé « homosocialité » (voir L.-G. Tin, 24

L’Invention de la culture hétérosexuelle). Cet amour est fort, fondé sur la fidélité, le dévouement et l’attachement éternel. Quand Roland voit Olivier mourir dans ses bras, il s’effondre, terrassé par la douleur et c’est le mot « amour » qui est employé pour nommer leur lien. Dans Le roman d’Athis et de Procélias (Anonyme) on peut lire : « Je suis à toi, tu es à moi, tous deux nous ne sommes qu’un seul être », et il est question dans Ami et Amile, des « embrassades d’une violente douceur, à en mourir presque d’amour » de deux jeunes gens qui se retrouvent et se reconnaissent. Cette homosocialité va se trouver confrontée à la culture courtoise qui fait advenir l’amour hétérosexuel, d’abord en évitant le sexe, puis en le rendant possible entre un amoureux et sa dame. Peu à peu, la tradition courtoise l’emporte sur l’amour chevaleresque. La représentation et la conception de l’amour se sont considérablement enrichies au xviiie  siècle. L’amour amitié, qui jusqu’alors déterminait les relations entre les sexes, acquiert la consistance et le mouvement caractéristiques de l’amour pulsion. À  tel point que, chez certains auteurs, l’amour n’est plus envisagé que comme la grande machinerie du besoin : « Veux-tu avoir une idée de l’amour, […] contemple le taureau qu’on amène à ta génisse », écrit Voltaire. Cependant l’émotivité, les sentiments, l’idée que la personne aimée fait l’objet d’une élection intime, viennent composer un tableau plus contrasté. Manon Lescaut – à travers le récit des amours scandaleuses et tragiques du chevalier Des Grieux et de Manon – mais surtout Julie ou la Nouvelle Héloïse imposent un nouveau cadre de pensée, où s’exaltent et se subliment les passions à proportion des obstacles qu’elles rencontrent. L’influence qu’exercent ces nouveaux idéaux amoureux modifie profondément l’idée de l’amour tant dans les élites européennes que dans un plus large public. Goethe hérite de cette sensualité et

Amour ouvre, avec le personnage annonciateur de Werther, à l’amour romantique. Émerveillement L’amour « saisit » les amants, souvent de façon imprévisible et impromptue. Dès les premiers romans grecs, le topos de la première rencontre, du coup de foudre, du saisissement est en place : « Dès qu’ils s’aperçurent, les deux jeunes gens s’aimèrent, comme si leur âme, à leur première rencontre, avait reconnu son semblable et s’était élancée chacune vers ce qui méritait de lui appartenir » ; ce passage des Éthiopiques, histoire de Théagène et Chariclée (iiie  siècle) aura une belle postérité. On y trouve l’évocation de l’immédiateté de l’amour, la reconnaissance de l’autre comme âme sœur, la stupeur mêlée d’émerveillement et l’émotion de la reconnaissance. C’est ainsi que Montaigne raconte sa ­rencontre avec La Boétie : « Et à notre première rencontre qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un de l’autre ». Leurs âmes se « mêlent et confondent l’une l’autre d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes », au Livre  i des Essais. Quelques siècles plus tard, Flaubert dans L’Éducation sentimentale, débute par ces mots la rencontre de Frédéric Moreau et de Mme Arnoux : « Ce fut comme une apparition ». Cristallisation Dans De l’Amour, Stendhal, qui emploie indifféremment amour pour passion, a voulu théoriser cette émotion et distinguer ses formes : « Je cherche à me rendre compte de cette passion dont tous les développements sincères ont un caractère de beauté. Il y a quatre amours différents :

1o L’amour-passion, celui de la religieuse portugaise, celui d’Héloïse pour Abélard, celui du capitaine de Vésel, du gendarme de Cento. 2o L’amour-goût […] 3o L’amour-physique […] 4o L’amour de vanité […] ».

À propos de l’amour-passion, Stendhal aborde les étapes de l’innamoramento : admiration, goût physique qui s’éveille, espoir, « cristallisation ». C’est par ce dernier processus que l’amour-passion se construit, et que le sujet est pris dans ses lacs : « On se plaît à orner de mille perfections une femme de l’amour de laquelle on est sûr […] Laissez travailler la tête d’un amant pendant vingt-quatre heures et voici ce que vous y trouverez. Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine, un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d’une mésange, sont garnies d’une infinité de diamants, mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif ». Puis viendra, avec le doute et la crainte de perdre l’être aimé, la seconde cristallisation, l’amour s’installe, les plaisirs de la vie n’ont plus aucune saveur : la personne que l’on « veut » est tout. Stendhal fait l’éloge de l’amour-passion, jugé plus important que l’amour conjugal et que la fidélité ; il tente même l’éloge de la souffrance amoureuse, de l’illusion, de l’échec, voire de la trahison des valeurs morales, pour cueillir cette fleur qui, comme il dit, pousse parfois au bord d’un précipice. Émois Avant l’aveu réciproque de l’amour, les amoureux passent par des moments de doute et de tristesse, voire de désespoir. Mais ces émotions négatives sont 25

Amour c­ ompensées par les émois délicieux que suscite la présence de l’être aimé. Stendhal note, dans De l’Amour : « le plus grand bonheur que puisse donner l’amour, c’est le premier serrement de main d’une femme qu’on aime » et son héros Julien Sorel aura cette expérience ineffable, en saisissant, un soir, sous le grand tilleul du jardin, la main de Mme  de Rênal. Le trouble peut être causé par la simple vue de l’aimée : dans La Princesse de Clèves, Le Duc de Nemours éprouve un émoi tout particulier à surprendre Mme de Clèves, dans sa chambre, en train de regarder son portrait, alors qu’elle se croit seule : « à peine fut-il maître du transport que lui donna cette vue ». La complexité des émotions de Nemours est perceptible : désir physique ardent, certes, mais aussi fierté et trouble à l’idée d’être payé de retour, émotion aussi plus subtile d’une possession par le regard, d’une découverte à l’insu de l’autre qui avoue sans le savoir. Ardeur Le chapitre de De l’Amour sur « Werther et Don Juan » éclaire encore mieux la conception stendhalienne de la passion amoureuse. Le héros du Werther de Goethe, a inspiré la mélancolie passionnée, voire le suicide, à une génération tout entière. Werther aime sans espoir Charlotte, la femme de son ami Albert, qui l’aime aussi mais veut rester fidèle à son mari. Il passe par les états les plus affreux et les plus troubles, se coupe de la société, de son avenir dans le monde et finit par mettre un terme à sa triste vie. Charlotte est lucide sur cette passion : « je crains bien que ce ne soit cette impossibilité même de m’obtenir qui fasse le charme de vos désirs ! ». Stendhal décrit l’amour de Clélia et Fabrice dans La Chartreuse de Parme sur le même modèle. Il se construit sur la cristallisation, mais celle-ci dure ; il est intense et subversif, les sépare de la société ; mais ils savent aussi réintégrer le monde sans pour autant renoncer 26

l’un à l’autre, composent avec les interdits, les contournent, et ils restent unis jusqu’à ce que la mort de leur enfant les sépare. L’amour stendhalien partage avec la passion l’intensité, la ferveur, l’excès, la dépendance à l’autre, mais chaque personne reste néanmoins une et distincte. Fabrice se construit par Clélia, Clélia par Fabrice, mais ils ne s’identifient pas à l’autre. L’aveu d’amour Le moment de l’aveu, que les deux amants attendent ardemment, va les terrifier et à la fois les bouleverser de bonheur. Dans Daniel Deronda, George Eliot montre le ravissement de Daniel et Mirah, lorsque celui-ci la demande en mariage en lui avouant pour la première fois son amour : « l’assurance enivrante d’un bonheur audelà de tout espoir » s’empare alors de l’âme de Mirah et la lumière intérieure qui inonde alors son visage, est une réponse pour Daniel. Virginia Woolf, elle, montre, dans Traversée, le ravissement des amants comme un choc et presque une douleur. Les émotions suscitées par l’aveu sont à la fois excessives et douces. Elles ébranlent le sujet et en même temps le comblent. Union Montaigne expose avec une simplicité sublime l’union générée par l’amour entre deux êtres. Il écrit en marge du chapitre sur l’Amitié la phrase si célèbre et si parfaite pour décrire ce qu’est le sentiment amoureux : « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi ». L’impression d’évidence, de complémentarité, voire de ressemblance suscite cette émotion toute particulière qui saisit à la vue et à la fréquentation de l’objet aimé. À la fois émoi et certitude, désir et tendresse, la rencontre de « l’âme sœur » est ce qui « prend » le sujet amoureux. La Boétie meurt en prononçant deux ou trois

Analytique (approche) fois le nom de Montaigne ; dévasté par le chagrin, Montaigne ne vit plus rien qu’une « nuit obscure et ennuyeuse ». Il comprend que le seul remède est d’intégrer La Boétie à sa vie comme il l’est à son âme : il écrit sur lui, s’occupe de son œuvre, continue à lui parler : « il se loge encore chez moi si entier et si vif que je ne le puis croire si lourdement enterré, ni si entièrement éloigné de notre commerce », écrit-il dans une dédicace aux ouvrages de son ami, « À Monsieur de Mesmes ». Le lecteur et les émotions amoureuses Pourquoi les lecteurs aiment-ils tant les romans d’amour ? L’amour est rarement absent des œuvres des plus grands romanciers, et il est le sujet par excellence des « romans roses » qui n’ont guère de valeur littéraire, mais sont très lus (6 % de l’édition globale et 18,5 % de l’édition de poche en France en 1985) par un lectorat majoritairement féminin et d’origine populaire. L’écriture est simple, la fabula est bien connue : une héroïne parfaite mais insignifiante éprouve un sentiment fort pour un homme dur et cynique, qui possède souvent un « secret », et cache sa générosité. L’héroïne va découvrir sa féminité, éprouver ses premiers émois sexuels, se soumettre corps et âme à l’homme aimé, après de rudes épreuves. Le schéma est aussi fixé : la rencontre, la confrontation polémique, la séduction, la révélation de l’amour et le mariage. Le lecteur est pris dans les rets de l’attente et de l’émotion identificatoire : il souffre et espère avec l’héroïne, ressent déception et colère quand le malentendu s’installe, et éprouve un sentiment de délivrance et de bonheur quand l’aveu est enfin prononcé. Les romans roses offrent des « revanches imaginaires » aux lecteurs malmenés par la vie. Mais ils évoquent aussi, pour tous, des frissons de l’âme et du corps d’une rare intensité. Il s’agit bien sûr de remémoration d’états d’âme et de sensations déjà éprouvées dans la réalité, mais majorées par l’écriture,

hypostasiées dans le récit romanesque. C’est la violence, l’absolu de ces émotions qui fascinent le lecteur. L’amour total que se voue le couple de tout roman sentimental repose toujours sur une image mythique. Elisabeth R allo-Ditche

& P. Aulagnier, Les Destins du plaisir, Paris, Puf, 1979. M. Daumas, La Tendresse amoureuse, x­ vi -xviii e siècle, Paris, Pluriel, 1996. M. Scheler, Nature et formes de la sympathie, Paris, Payot, 2003. G. Simmel, Philosophie de l’Amour, Paris, Rivages, 1998. L.-G. Tin, L'Invention de la culture hétérosexuelle, Paris, Autrement, 2008. désir, goethe, montaigne, rousseau, stendhal, FF artialisation

ANALY TIQUE (approche) Les origines de la philosophie analytique sont liées à la révolution frégéenne de la logique et pendant plusieurs décennies ses préoccupations centrales ont tourné autour de la théorie de la connaissance. Mais ce serait un contresens de penser qu’elle se réduit à être une philosophie de la science, alors qu’elle est avant tout une méthodologie qui entend s’appuyer sur l’analyse du langage pour évaluer la structure et les prétentions des énoncés théoriques. Le tournant amorcé du langage symbolique vers le langage ordinaire, puis le déplacement d’une philosophie du langage à une philosophie de l’esprit ont profondément changé la donne et ouvert la voie à des recherches portant sur toute la diversité des phénomènes humains, et en particulier de leur composante psychologique. L’émergence de l’esthétique analytique et de l’éthique appliquée a renforcé la nécessité de réfléchir sur le soubassement affectif des êtres humains, et il devient de plus en plus difficile d’assimiler les émotions à de simples interjections qui ne possèdent pas en elles-mêmes de signification propre (théorie positiviste 27

Analytique (approche) d’Ayer). Mais s’il n’y a pas une conception analytique des émotions, les auteurs analytiques donnent néanmoins plus d’importance à certains aspects descriptifs ou conce­ptuels. Quand on aborde le sujet des émotions, on se heurte d’emblée à deux obstacles. Le premier a trait au caractère supposé vague ou insaisissable du phénomène et à la diversité infinie de ses manifestations. Est-on en mesure de les décrire selon des critères objectifs, au-delà d’un profil intuitif ou d’un cliché culturel ? Y a-t-il quelque chose de commun entre les émotions qui justifie qu’on généralise à partir de l’analyse d’une d’entre elles ? P. E. Griffiths (What Emotions Really Are ?, 1997) remarque que l’usage ordinaire du terme est très extensible et qu’il est douteux de penser qu’il délimite une espèce naturelle. Existe-t-il par exemple un critère de démarcation fiable entre une émotion réelle (et a fortiori basique au sens d’Ekman) et une « action feinte » qui mime le registre émotionnel en l’absence de manifestation ressentie ? L’autre difficulté renvoie à la disparité entre la vie ordinaire où les émotions ont un rôle clé dans notre adaptation à la réalité et donc notre survie, et les productions artistiques et symboliques qui obéissent à de tout autres principes. Il n’est pourtant pas surprenant qu’on ait toujours eu tendance à chercher dans les arts un domaine privilégié pour l’expression des émotions humaines en général, et parfois le lieu privilégié d’épanouissement d’une émotion spécifiquement esthétique. Le développement exponentiel de la fiction, à travers le roman et le film, ainsi que l’essor de la psychologie cognitive et du paradigme de la générativité naturelle, ont confirmé que les émotions constituent une interface essentielle entre le monde sui generis de la fiction et l’univers quotidien, et soulevé en retour nombre de perplexités. Émotion et cognition De prime abord, l’émotion se présente comme un phénomène désordonné et 28

disruptif qui ébranle un individu en le confrontant à une situation qui lui échappe en partie. James (« What is an Emotion ? », 1884) soutenait qu’elle n’est rien d’autre que la prise de conscience de modifications physiologiques issues de réponses neurovégétatives ou périphériques. Mais il serait abusif de prétendre qu’elle ne concerne pas en propre notre subjectivité ; c’est pourquoi on est à l’inverse tenté de la considérer comme une forme de jugement (Solomon, The Passions, 1976) qui comporte une signification personnalisée et peut fonctionner comme un mécanisme d’alerte. Le mérite de l’approche cognitive aujourd’hui largement dominante a été de surmonter ces aspects unilatéraux dans une démarche intégrative. L’émotion peut être appréhendée comme un processus qui prend appui sur une base physique et neurologique (Panksepp, Affective Neuroscience : The Fondation of Human and Animal Emotions, 1998) mais ne cesse de produire une « alchimie mentale » (Elster, Alchemies of the Mind : Rationality and the Emotions, 1999) capable de recruter des ressources en termes de croyances, sentiments et désirs, et qui n’existe qu’à travers notre évaluation. Le concept opératoire de base est en effet celui d’appraisal (évaluation cognitive) initialement proposé dès les années  60 (Arnold, Lazarus) puis réélaboré par Scherer et ses collaborateurs (du Centre interfacultaire des sciences affectives de Genève). L’enjeu est celui de la différenciation des expériences émotives en fonction de la manière dont le sujet appréhende une situation d’interaction multidimensionnelle et évolutive. Le modèle standard distingue plusieurs dimensions ou phases, qui mènent d’un ensemble d’opérations non cognitivement pénétrables (détecter un signal de pertinence et en évaluer les implications) à un traitement réfléchi qui fait intervenir la conceptualisation et vise une signification implicitement normative. La synchronisation de la séquence réagit

Analytique (approche) sur sa base (monitoring ou surveillance cognitive) par des mécanismes métacognitifs (information, mémoire, etc.). Ce modèle très général peut facilement être adapté à la singularité du domaine esthétique (Leder et coll., British Journal of Psychology, 2004). Une approche purement perceptive postule que la positivité de la réponse esthétique est fonction de la fluidité processuelle ou de l’aisance subjective qui s’y exprime (Reber et coll., « Discovery learning, representation, and explanation within a computer-based simulation : Finding the right mix », 2004). Mais cette conclusion présente l’inconvénient de s’en tenir à des aspects secondaires ou superficiels et de négliger le fait évident que de nombreuses œuvres comportent des aspects déplaisants ou de prime abord rebutants, ne serait-ce qu’en raison de leur nouveauté, et que ce sont justement eux qui sont déterminants pour une réponse émotionnelle. C’est pourquoi la plupart des psychologues préfèrent mettre l’accent sur la dialectique entre plaisir et intérêt (P. Silvia, « Human Emotion and Aesthetics Experience. Overview of Empirical Aesthetics », 2012) qui ne sépare pas la genèse de l’émotion ressentie de son arrière-plan psychologique et culturel (par exemple des données objectives comme le contraste, la symétrie, l’identification de Gestalts, etc., d’ailleurs incluses dans les définitions traditionnelles de la beauté). On serait donc tenté de conclure avec N.  H.  Frijda (« Appraisal and Beyond » 1993) que l’émotion est principalement un phénomène motivationnel, mais ce serait sous-estimer qu’elle obéit à une forme de rationalité originale qui n’est ni instrumentale ni seulement stratégique, mais axiologique (de Sousa, The Rationality of Emotion, 1987). Cela explique qu’elle puisse jouer un rôle important en éthique, puisque les émotions appropriées sont notre meilleur mode d’accès aux valeurs (Tappolet, Emotions et valeurs, 2000). Et en art ?

Théorie de l’expression À coup sûr, l’émotion représente pour l’artiste un vecteur fondamental pour communiquer le sens de l’œuvre et la portée de son activité, qu’il en soit d’ailleurs conscient ou non. La façon la plus courante de prendre en compte le rôle de l’émotion au sein du processus artistique passe par la notion d’expression. Il existe au moins trois variétés récurrentes de théories de l’expression ou formes d’émotivisme esthétique. La plus élémentaire repose sur l’idée de déclenchement (arousal theory). L’œuvre est conçue comme dispositif propre à éveiller une réaction émotionnelle caractéristique et elle est réussie en tant qu’œuvre si elle parvient à ce résultat. Il se produit alors un effet de contagion qui polarise la personnalité du récepteur et la met en phase avec d’autres. Bien que formaliste, la conception de Bell et Fry rejoint une telle approche, à condition de limiter le processus à une émotion intrinsèquement esthétique (Bell, Art, 1914). Mais rien ne saurait garantir d’avance que l’émotion activée est pertinente (je peux ressentir de l’agacement devant une œuvre joyeuse si je suis dans un état d’esprit déprimé) et la plus recevable à d’autres égards. Après une période d’effacement, cette approche a connu récemment un regain d’intérêt (Matravers, Art and Emotion, 1998). Une forme beaucoup plus raffinée et symétrique consiste à défendre l’idée que l’artiste met dans l’œuvre ce qui relève de sa vie intérieure la plus significative (Collingwood, The Principles of Art, 1938). Loin d’être un créateur d’artefacts, il est d’abord un explorateur de lui-même qui n’a pas d’autre but que de clarifier ses états de conscience et de leur donner une forme pleinement cohérente, car « jusqu’à ce qu’un homme ait exprimé son émotion, il ne connaît pas encore quelle émotion il a » (Id.). L’œuvre est un objet imaginaire qui n’existe en propre que dans son esprit, mais l’acte d’expression donne au spectateur la capacité d’accéder à « l’expérience 29

Analytique (approche) i­maginative totale » de l’auteur ; et « nous savons qu’il exprime ses émotions par le fait qu’il nous rend capables d’exprimer les nôtres » (Id.). Collingwood défend moins une conception romantique de l’art qu’il n’élucide les conditions d’interaction efficace de l’art et de la vie, anticipant sans le savoir sur l’âge de la performance. Reste que le choix d’une ontologie mentaliste ne représente pas la base la plus facile pour une théorie de l’art. Quoi qu’il en soit de nos prémisses spontanées sur l’expression, il semble en effet difficile de contester qu’il entre dans la création artistique une grande part de symbolisation, comme le souligne S. Langer (Problems of Art : Ten Philosophical Lectures, 1957). Elle reprend à Cassirer l’idée de formes symboliques, dans une interprétation plus génétique qui les met en relation avec nos sources vitales profondes. Le rôle de l’art est de faire entrer les émotions et les sentiments dans un mode de transformation symbolique qui les dote d’une signification universelle. C’est pourquoi elle privilégie la poésie et la musique qui réalisent un isomorphisme avec le monde des sentiments mais sa conviction est que la culture a besoin de toutes les variétés de symboles, présentationnels et discursifs. La conception du worldmaking selon Goodman (Manières de faire des mondes, 1978) lui fait écho, dans une tonalité philosophique différente, à la fois plus large d’un point de vue extensionnel et plus restrictive dans sa méthodologie. Lire, écouter, regarder À la différence de ce qui se passe dans la perception ordinaire du monde, le récepteur d’une œuvre d’art est en face d’un objet artificiellement produit pour retenir son attention et souvent stimuler ses réponses émotionnelles. Lire une histoire, scruter les détails d’une peinture, suivre le développement d’une phrase musicale sont des actes qui mettent en alerte nos disposi30

tifs sensoriels et psychologiques. Non seulement l’œuvre a besoin qu’on l’interprète mais on ne peut le faire sans puiser aussi dans nos ressources personnelles. Aussi l’émotion n’est-elle pas une banale réaction affective épidermique, elle devient un outil d’interprétation à part entière qui sert de guide dans la compréhension des œuvres. S. Feagin (The Aesthetics of Appreciation, 1996), M.  Nussbaum (Upheavals of Thought : the Intelligence of Emotions 2001) ou J. Robinson (Deeper than Reason. Emotions and its Role in Literature, Music and Art, 2005) parmi bien d’autres l’ont illustré de manière éclairante pour la littérature, et avant elles I. Murdoch, avec sa double qualité de philosophe et de romancière. Une œuvre textuelle n’est pas une entité close qu’on saisit d’un regard mais un réseau dense qu’on explore pas à pas et qui ne fournit jamais la totalité des informations nécessaires à la compréhension de ce qui est raconté. Elle comporte des lacunes, des ellipses et des sous-entendus pour lesquels le lecteur utilise ses connaissances d’arrièreplan afin d’engendrer des inférences correctes et contextuellement pertinentes. Si la littérature consiste à présenter le réel « non comme un objet conceptuel mais comme un monde vivant » (Gibson, « Does Affects Matters in Organization ? », 2007), interpréter revient à projeter sur des systèmes plus ou moins stables de propositions des attitudes que nous avons expérimentées ou que nous pouvons concevoir. C’est pourquoi la question de la validité se pose avec plus d’acuité autour des thèmes éthiques, qu’il s’agisse d’expliciter la connaissance pratique qui s’y révèle ou les limites qu’elle peut rencontrer (cf. débats sur la résistance imaginative et sur le moralisme modéré), et de l’interaction entre leçon éthique et réussite esthétique. La difficulté est qu’à chaque forme artistique correspondent des modalités diverses d’engagement émotionnel, selon qu’elle

Analytique (approche) inclut ou non une durée, une forme de récit, un caractère multimodal. Dans un tableau, le regard est souvent attiré par un point qui tout à la fois structure la composition et y introduit une part d’incertitude difficile à résoudre (Wollheim et le spectateur dans le tableau). Au contraire, en musique, l’appréhension se fonde sur une dynamique d’humeur qui accompagne le développement temporel et place le récepteur en situation de réviser en temps réel son appréhension du contenu. Mais sur quelle base ? Pour P. Kivy (Sound Sentiment : an Essay on the Musical Emotions, 1989), c’est l’objet cognitif lui-même qui suscite l’émotion (la jubilation d’un aria ou le désespoir d’un lamento). Des auteurs de penchant plus formaliste (comme L. Meyer) insistent sur le rôle des stimuli sonores : pulsation rythmique, introduction et résolution d’une dissonance, texture orchestrale, etc. J.  Levinson (« The Aesthetics of Music », 2000) souligne qu’il y a deux formes rivales et c­omplémentaires de plaisir musical, celui réfléchi qui naît de la distanciation et celui qui s’exprime dans un investissement corporel (les « frissons »). Les formes populaires de musique (jazz, pop) favorisent l’effet direct, empathique, sur l’état du sujet (que Robinson appelle « l’effet Jazzercise »). Mais on peut aussi voir ces différences moins comme des interprétations divergentes que comme des niveaux d’appréhension puisque la compétence musicologique dévalue moins l’approche naïve qu’elle ne requalifie l’expérience de l’émotion. Les fictions narratives sont censées engendrer les émotions les plus fortes, ce qui semble de prime abord paradoxal, puisqu’il est logique de penser qu’une émotion présuppose de croire à l’existence de ce qui nous affecte, alors que nous savons que les situations et personnages fictionnels n’ont pas de réalité. Si l’on rejette la conclusion de Radford (« How can we be moved by the Fate of Anna Karenina ? », 1975) que nous nous comporterions de

façon irrationnelle dans le cas des fictions, il convient de réinterpréter ce que nous appelons ici « émotion ». Une solution assez pauvre est de dire qu’il s’agit en réalité de simples réflexes organiques dénués de contenu intentionnel (gut reactions). Mais elle est peu instructive dans une situation d’immersion fictionnelle, sauf peut-être pour les émotions négatives (paradoxe de l’horreur). Une autre approche est de postuler qu’il existe une variété spéciale d’émotions qui partagent le même profil phénoménologique que les autres mais ne nécessitent pas de croyance pour fonctionner : c’est ce que Walton (Mimesis as Make-Believe, 1990) appelle des émotions fictionnelles ou quasi-émotions qui s’inscrivent dans des jeux de faire-semblant (make-believe). On peut craindre toutefois qu’il s’agisse là d’une solution ad hoc qui a certes le mérite de prendre au sérieux le rôle de l’imagination mais reste trop restrictive à bien des égards. Une manière de la dépasser est de considérer avec Lamarque (« How can we Fear and Pity Fictions ? », 1981) que nous interagissons bien avec les contenus fictionnels mais au sein de notre monde, tout simplement « sous la forme terre à terre de descriptions » et de représentations mentales. L’émotion a un objet réel de nature psychologique, et c’est lui dont on se délecte ou qui nous paralyse. Ce qui fait le plaisir et l’intérêt de la fiction est d’en faire varier à l’infini la focalisation. Jacques Morizot

& M. Hjort et S. Laver (éds.), Emotion and the Arts, Oxford, Oxford U. P., 1997. M. Nussbaum, Upheavals of Thought : the Intelligence of Emotions, Cambridge, Cambridge U. P., 2001. K. Walton, Mimesis as Make-Believe, Harvard, Harvard U. P., 1990. R. Yanal, Paradoxes of Emotion and Fiction, University Park, Pennsylvania State U. P., 1999. bell, collingwood, éthique, fiction, FF

imagination, négatives ( paradoxe des émotions)

Analytique (approche)

EXTRAIT Jenefer Robinson, Deeper than Reason, Emotion and Its Role in Literature, Music, and Art, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 113-116. Tra­ duction A. Gefen. Qu’est-ce qu’être « engagé émotionnellement » ? De manière générale, une émotion est un processus d’interaction entre un organisme et son environnement. Lorsque des êtres humains ont une réponse émotionnelle envers quelque chose présent dans leur environnement (interne ou externe), ils font une évaluation affective qui repère que cette chose est significative pour moi (étant donné mes besoins, mes buts et mes intérêts) et qu’elle requiert l’attention. Cette évaluation affective est cause de changements physiologiques, de tendances à agir et de gestes expressifs – y compris des expressions vocales et faciales caractéristiques – dont on peut faire subjectivement l’expérience en tant que sentiments, et tout le processus est alors modifié par la surveillance cognitive. Les divers aspects du processus émotionnel sont interconnectés de diverses façons. Par exemple, les réponses physiologiques renforcent l’attention. Les gestes expressifs, les tendances à agir et le comportement peuvent changer l’environnement de sorte que la situation émotionnelle change ou se dissipe. La surveillance cognitive peut confirmer ou non les évaluations affectives. En bref, le processus ne cesse de se moduler en réponse à l’action en retour venant des divers éléments entrant dans le processus. Cette analyse a nombre d’implications importantes quant à ce que cela veut dire d’être engagé émotionnellement dans les événements et les personnages d’un roman. En premier lieu, il est clair que je n’aurai pas l’expérience d’une réponse émotionnelle à un roman si je ne sens pas que mes propres intérêts, buts et besoins sont d’une façon ou d’une autre mis en jeu. L’histoire doit être racontée d’une façon telle que le lecteur se préoccupe des événements rapportés. Pour être en mesure de répondre émotionnellement au personnage d’Anna Karénine, ce qui lui arrive doit être important pour moi en quelque façon. Lorsque je lis Anna Karénine, je sens que j’ai une préoccupation profonde pour le destin des personnages, et spécialement celui d’Anna : je ne veux pas qu’elle tombe sous le train. Je n’aime pas l’amie stupide de Karénine qui se dévoue à lui et le pousse dans la superstition. Je veux que Karénine se montre plus intelligent, moins sensible à l’image qu’il a de lui, moins rigide et amer. Je réagis aux personnages d’une manière qui suggère que je sens que mes propres besoins et intérêts sont en jeu dans ce qui leur arrive. […] L’engagement émotionnel impose aussi que mon attention soit absorbée dans les événements du roman. […] Mais une émotion n’est pas simplement une réponse physiologique causée par une évaluation affective. Même dans les cas les plus primitifs, l’évaluation automatique rapide cède immédiatement la place à une évaluation cognitive qui contrôle l’évaluation affective et modifie le comportement qui en découle et les réponses physiologiques. […] Les é­ valuations et réévaluations cognitives de mon évaluation affective influencent mes réponses physiologiques, le foyer de mon attention et aussi mes actions et tendances à agir. Si je ressens de la compassion pour un voisin, il y a sans doute quelque chose que je peux faire 32

Analytique (approche) pour l’aider, mais si je ressens de la compassion pour les victimes d’inondation au ­Bangladesh, je peux vouloir aider mais en être incapable. De même il n’y a rien que je puisse faire pour aider Anna Karénine. La plupart des lecteurs du roman font l’évaluation cognitive que c’est une histoire où nous sommes engagés et qu’il n’y a pas d’action appropriée à entreprendre. Même si je pleure sur le destin d’Anna Karénine et que je veuille l’aider, et que j’aie tendance à lui faire la morale dans ma tête (« ne fais pas cela », « tu le regretteras »), je sais parfaitement que je ne peux l’aider, lui faire la morale, l’arracher à son destin. En fait, le caractère poignant de mes pensées pour elle dérive en partie de l’appréciation cognitive : « je ne suis pas en mesure de contrôler cette série d’événements ». La surveillance cognitive a également d’autres rôles importants, pour recalibrer l’attention et faire retour sur nos évaluations affectives initiales. En lisant un roman complexe comme Anna Karénine, nous n’éprouvons pas simplement des émotions au sujet d’Anna. Nous utilisons les réponses émotionnelles dirigées vers elle comme des données pour arriver à interpréter son personnage. Et bien que le roman comporte de nombreux autres aspects, bien sûr, je pense que nous serons tous d’accord pour penser qu’une interprétation du personnage d’Anna est au cœur du roman, de son intrigue et de son thème. La surveillance cognitive de nos réponses émotionnelles envers Anna fournit des données cruciales pour une interprétation du livre en sa totalité.

Architecture

ARCHITEC TURE L’architecture s’occupe d’un certain nombre de besoins et de désirs humains élémentaires : besoins de protection, de sécurité, d’orientation, de défense, d’appartenance ou d’enracinement (« Rien ne vaut ma maison »), mais aussi appétits de pouvoir, de gloire et de supériorité (voir R. Moore, Why We Build). Ainsi, l’architecture est inévitablement liée aux émotions, puisque ces dernières constituent un ensemble de dispositifs psycho-physiologiques destinés à protéger et à servir les intérêts vitaux qui intéressent notre survie et notre épanouissement. Ainsi la peur nous met en garde contre un danger perçu et nous dispose à le fuir ou à le combattre, ou bien simplement à nous immobiliser dans l’espoir de ne pas être remarqués. La colère fait discerner un mal perçu, subi par soi ou par un proche, et nous dispose aux représailles. La jalousie nous fait percevoir que quelque chose que nous croyons mériter, comme l’affection de nos parents, est donnée à d’autres, peut-être à un frère ou une sœur plus jeune, de telle façon que notre part en est diminuée, et elle nous incite à agir de façon à regagner l’affection perdue. Et ainsi de suite. Bref, les émotions sont des états psycho-physiologiques liés aux circonstances de la vie, produisant des modifications corporelles, et résultant de l’évaluation d’un danger ou d’une opportunité relativement à nos intérêts humains élémentaires. À la différence du raisonnement ou de la délibération, les émotions surviennent spontanément. Il n’est pas besoin de plusieurs signaux pour qu’elles se déclenchent. Un mouvement rapide à la périphérie de notre champ visuel peut suffire à provoquer en nous un signal d’alerte. Ce signal d’alerte provoque en outre un mouvement interne – une sensation physique et/ou une impression phénoménologique (avoir froid dans le dos, ou sentir son cœur battre plus 34

fort), qui, à leur tour, induisent – généralement quoique pas toujours – un mouvement extérieur ou un comportement (même si aucune action ne s’ensuit, la colère peut me disposer à agir violemment contre mon supérieur, y compris si la prudence me fait désapprouver cette inclination). Les émotions sont apparues très tôt dans l’évolution et elles sont « destinées » par la sélection naturelle à nous faire agir avant de réfléchir – les exigences de la vie humaine préhistorique étant ce qu’elles étaient, il était plus adapté d’être sain et sauf que d’être désolé – ; mieux vaut, par exemple, s’éloigner d’un buisson, plutôt que d’attendre de voir si le bruit qui en provient est produit par un prédateur ou seulement par le vent. En outre, répétons-le, l’architecture a des rapports avec beaucoup d’intérêts humains vitaux qui intéressent la vigilance de nos émotions. Aussi il n’est pas surprenant que l’architecture ait à voir avec les émotions. Le profond sentiment de sécurité que j’éprouve lorsque je suis au sommet d’une tour permettant de voir à 360° autour de moi et que je me sais entouré d’épais murs de pierre, est produit par l’architecture du lieu ; ma vision panoptique me garantit que personne ne pourra arriver sans que je le voie, et les murailles me protègent de l’intrusion d’un ennemi. L’architecture m’assure que je suis en sécurité, et j’en éprouve un sentiment de bien-être. Quand je considère ces murs, je ne peux pas m’empêcher d’éprouver un affect indiscutablement positif (ou euphorique) étant donné ce qu’est mon but (être protégé). Bien sûr, si j’étais prisonnier, ces murs provoqueraient des affects négatifs (ou dysphoriques) très différents : claustrophobie ou sentiment d’avoir été piégé. Entre autres choses, l’architecture favorise ou contrarie des intérêts humains souvent dérivés d’intérêts vitaux. Les ­émotions

Architecture ayant pour finalité de nous faire réagir à ce qui sert, entrave ou contrarie ces intérêts humains vitaux, il est inévitable que l’architecture provoque des réactions émotionnelles. Ainsi, confrontées à un environnement bâti, nos émotions évaluent les bénéfices et/ou les désavantages qu’il représente et elles y réagissent – positivement, négativement, ou à la fois positivement et négativement. Et, en effet, la plupart de nos expériences de l’architecture sont souvent profondément teintées d’émotions. Nous n’en avons pas toujours clairement conscience, parce que nous ne disposons généralement pas d’un lexique des émotions assez sophistiqué pour correspondre à l’immense variété de ces dernières. Et pourtant les expériences que nous faisons de l’architecture sont traversées de part en part par des émotions. Ainsi, l’architecture est liée aux émotions. Plus précisément, elle leur est liée de trois façons principales : en ce qu’elle les suscite, en ce qu’elle les exprime et en ce qu’elle les évoque. Susciter des émotions Notre système émotionnel est programmé pour que nous répondions de façon viscérale à ce qui nous entoure. Ainsi, quand nous pouvons embrasser du regard une vaste étendue, une large plaine par exemple, depuis une position sûre, nous éprouvons un agréable élan de confiance et de puissance. Pourquoi ? Parce qu’un tel point de vue nous permet de voir aussi bien nos prédateurs que nos proies. Nous éprouvons ainsi de l’assurance parce que nous sommes en sécurité, et de la hardiesse parce que notre prochain repas est à notre portée. L’aptitude de l’environnement humain à provoquer des réponses émotionnelles, n’est pas moins grande que celle de l’environnement naturel – ce qui, bien sûr, nous ramène à l’architecture. Un sentier sinueux qui s’enfonce dans un bois est inquiétant car nous nous deman-

dons ce que cache chacun de ses virages. Un couloir sinueux peut produire le même effet. En nous déplaçant dans un environnement construit, nous sommes affectés non seulement physiquement mais aussi émotionnellement. Nous entrons par l’entrée discrète, presque cachée, de la Robie House de Frank Lloyd Wright à Hyde Park dans l’Illinois, et nous montons un étroit escalier, qui débouche sur l’espace ouvert et spacieux de l’étage. Ce changement fait naître une incontestable sensation d’expansion, une libération, une sorte d’éclat de joie, et la sensation d’étouffer cesse. Cet effet se produit aussi dans des espaces beaucoup plus grands, comme dans le hall de Grand Central Station à New York. On émerge des quais obscurs du métro, on monte par des escaliers étroits et on débouche dans l’espace imposant du hall dont l’intérieur illuminé ouvre l’horizon des possibles, nous invitant à les explorer avec enthousiasme – un accueil parfaitement adapté à une métropole pleine d’opportunités (voir P. Goldberger, Why Architecture Matters). Dans la nature, quand nous sommes confrontés à quelque chose d’immense, ou, au moins, à quelque chose en comparaison de quoi nous nous sentons petits, nous éprouvons une sorte d’émerveillement, aussi longtemps que nous ne nous sentons pas menacés. La vue de grandes chaînes de montagnes comme l’Himalaya, les Andes ou les Rocheuses, tout comme celle du grand Canyon, provoque cet effet. Les formes architecturales imposantes qui produisent le même effet ont été qualifiées de sublimes. Les cathédrales catholiques romanes provoquent généralement ce type de sentiments. Sous les voûtes et les massifs d’arcs-boutants de la Cathédrale du Christ, de la Vierge Marie souffrante et de saint  ­Cuthbert à Durham en Angleterre, le paroissien se sent petit, mais les murs 35

Architecture épais qui l’entourent le rassurent, en lui faisant éprouver dans son corps l’expérience élémentaire d’être ­parfaitement protégé. L’acoustique confère à cet espace une atmosphère feutrée. La présence de la grandeur divine suggérée par l’architecture impose le silence. L’ensemble de ces facteurs produit irrésistiblement un émerveillement, que le croyant – aidé en cela par l’iconographie de la cathédrale – associe à Jésus, à Marie, Cuthbert et aux mystères de la chrétienté. Comme Jenefer Robinson le remarque : « L’architecture peut provoquer de vraies émotions comme la peur, l’anxiété, la joie, l’émerveillement, des sentiments d’étouffement et de libération, de pouvoir et d’espoir, de consolation et d’amitié, de rejet et de gêne, d’assurance et de timidité ». Si l’architecture peut provoquer des émotions comme celles-ci et beaucoup d’autres encore, c’est parce qu’elle est, entre autres choses, destinée à servir divers intérêts humains que les émotions sont, elles aussi, destinées à favoriser et/ou protéger. Ainsi, là où l’architecture sert tel ou tel intérêt humain, on peut penser qu’elle provoquera un état émotionnel positif ou euphorique (comme la joie), et que là où elle contrarie ces intérêts, elle provoquera des émotions négatives ou dysphoriques. Ainsi, là où l’espace construit oriente le mouvement – comme dans une maison bien agencée dans laquelle l’entrée ouvre sur le séjour qui lui-même conduit à l’espace repas judicieusement relié à la cuisine –, le bien fondé de cet agencement nous rend assurés et confiants. Car nous avons intérêt à savoir où nous sommes et comment aller là où nous voulons aller. Quand l’environnement satisfait ce désir, nous éprouvons un état affectif que nous pourrions appeler une satisfaction d’orientation. Et, toutes choses égales par ailleurs, nous sommes émotivement attirés par des espaces de ce genre. À l’opposé, des espaces qui désorientent peuvent engendrer des émotions dysphoriques comme la peur, l’anxiété, la solitude 36

et l’aversion. Quand nos intérêts/désirs profonds d’orientation sont contrariés, les émotions noires surgissent. Cela ne conduit cependant pas nécessairement à ôter toute valeur à l’architecture qui produit cette expérience, car d’autres choses doivent également être prises en considération. Il est difficile de s’orienter dans le musée juif de Daniel Liebskind à Berlin, mais ce pourrait précisément être le but recherché par l’architecte – la désorientation du visiteur contemporain étant une espèce de reproduction affective très approximative de la désorientation et de l’effroi des victimes de l’Holocauste. C’est là un moyen pour communiquer quelque chose qui ressemble vaguement à ce que les prisonniers ont subi. De la même façon, cet escalier frustrant, qui ne mène nulle part, qu’on trouve dans la maison que Robert Venturi a fait construire pour sa mère, Vanna Venturi à Philadelphie, n’est pas une sorte de négligence architecturale, mais un geste de déconstruction, qui révèle en les réfléchissant des pratiques architecturales. Ici, comme dans le musée juif de Berlin, les émotions suscitées par les structures architecturales constituent un des éléments qui doivent intervenir dans le processus d’interprétation globale de l’environnement construit en question. En général, les émotions sont, comme la perception, des évaluations sensorielles destinées à servir ou à défendre les intérêts humains vitaux, et pour commencer, le besoin élémentaire de disposer d’un abri pour se protéger des éléments et de ses adversaires, animaux et humains. Une structure architecturale est une structure destinée à servir nos intérêts. Les émotions analysent les stimuli produits par l’architecture et les évaluent positivement ou négativement selon qu’elle satisfait ces ­intérêts ou les favorise, ou au contraire qu’elle les contredit. Un immeuble de bureaux construit de telle façon que les

Architecture gens, y compris ceux qui sont familiers du bâtiment, s’y perdent constamment, produit de la frustration et peut-être de la colère. Les structures qui, comme les allées et les colonnades dans une cathédrale, guident les mouvements attendus des fidèles, développent un sentiment de confiance. Les émotions apprécient les phénomènes en fonction de certains critères. Si quelque chose nous apparaît angoissant, c’est que nous y percevons une menace pour nos intérêts. Ainsi, une structure architecturale qui semble trop petite pour le nombre de personnes qu’elle doit accueillir et qui, par conséquent, semble peu sûre, paraît contenir une menace et provoque de l’anxiété. Nous pouvons hésiter à y entrer de peur d’être écrasé par la foule. Lorsqu’elle respecte des critères de symétrie, d’équilibre et de tranquillité, comme c’est le cas dans les jardins à la française, l’architecture peut à l’inverse induire des états émotionnels calmes, comme la sérénité. Les environnements construits qui intègrent l’architecture dans le paysage de manière à répondre à de nombreux besoins humains – d’abri, d’eau, d’ombre et de nourriture - sont aptes à susciter cette approbation affective qu’est la joie et une expérience toute physique de bien-être. C’est cette capacité de l’architecture à susciter des émotions qui constitue la forme la plus fréquente du rapport de l’architecture et des émotions ; mais il existe au moins deux autres formes de ce rapport dont nous faisons suffisamment souvent l’expérience pour que cela vaille la peine d’en parler. L’expression des émotions Comme nous l’avons vu, beaucoup de structures architecturales transmettent des émotions en les suscitant chez celui qui y est confronté. Dans beaucoup de cas, c’est

intentionnellement que certaines des sensations sont éveillées afin de produire des émotions particulières. Ainsi, l’architecture des cathédrales a été pensée dans le but de susciter une stupeur admirative qui dispose à l’adoration. Cependant, une donnée émotionnelle peut aussi être communiquée sans pour autant faire naître en nous l’émotion en question. Alain de Botton dit du Woolworth Building de New York que « tout en lui est fier et élevé » (A. De Botton, The Architecture of Happiness). Nous pouvons regarder un tel gratte-ciel et le voir afficher quelque chose comme de l’ambition sans éprouver en nous le moindre élan de ce type. Dans de tels cas, nous dirons que le gratte-ciel exprime l’ambition. Ici, nous utilisons le concept d’expression dans le sens technique du mot, c’està-dire pour désigner la projection de propriétés expressives qui n’est pas suivie de l’excitation de ces propriétés dans le sujet. Bien que ce soit celui qu’utilise la majorité des philosophes analytiques, il ne me satisfait pas totalement. Je crois que nous pensons ordinairement qu’une chose exprime une émotion quand elle la fait naître chez un sujet. Ce qui ne signifie pas que je nie qu’il puisse y avoir, dans un certain nombre de cas, expression sans excitation. Mais je ne suis pas convaincu que le binôme excitation/expression soit la meilleure façon de l’identifier. Je m’en tiendrai néanmoins, dans cet article à la conception dominante de l’expression comme projection de propriétés expressives sans leur excitation. L’expression désigne alors la projection sur une chose d’une propriété anthropomorphique, spécialement d’une propriété psychologique ou émotionnelle, sans que l’état émotionnel correspondant soit excité chez les observateurs. L’élégance, par exemple, est une propriété a­ nthropomorphique. Dans notre jargon technique, nous dirons que le Chrysler Building de New York exprime l’élégance sans que les usagers ou les 37

Architecture s­pectateurs du bâtiment se sentent pour autant élégants. De la même façon, les bâtiments de ce qu’on appelle le Modernisme – les machines à habiter de Le Corbusier – dans lesquels la forme prétend suivre la fonction, sont destinés à exemplifier la rationalité de l’esprit humain. Élégance et rationalité, bien sûr, ne sont pas des propriétés émotionnelles. Pour prendre un exemple de propriété psychologique cette fois, considérons l’extravagant château de Neuschwanstein de Louis  ii de Bavière, le roi fou, (connu sous le nom de château de conte de fées) ; un sentiment de fuite devant la réalité s’en dégage, sans pour autant que les spectateurs éprouvent un tel sentiment. De la même façon, le dôme en forme d’ananas du Pavillon Dunmore en Ecosse exprime la folie sans que pour autant nous nous sentions fous. Appelons ce qui est ainsi exprimé une propriété expressive. Les propriétés expressives peuvent être projetées sur les objets de différentes façons. La plus courante est l’imitation. Les états émotionnels des êtres humains sont souvent manifestés par la posture du corps. Un sentiment de triomphe, par exemple, est ordinairement accompagné d’un maintien droit ; on se tient « la tête haute » comme le dit l’expression. Considérons une stèle commémorant une victoire qui comporte une ligne verticale dirigée vers le ciel ; sans pour autant nous sentir nous-même triomphants, nous reconnaissons que la stèle manifeste cette propriété expressive par le biais de ce profil expressif. Les bâtiments considérés cette fois dans leur ensemble et non dans un de leurs aspects particuliers présentent aussi un profil expressif. Citons de nouveau de Botton : « quand on considère les bâtiments dans leur entier, leur potentiel expressif est augmenté de façon exponentielle. L’ardeur et l’intensité se dégagent des arcs pointus de la cathédrale de Bayeux alors que leurs homologues arrondis de la cour du palais ducal d’Urbino incarnent la sérénité et le calme. Comme une personne résistant aux 38

défis de la vie, les arcs du palais résistent à la pression de tous les côtés, évitant les crises et effusions émotives vers lesquels ceux de la cathédrale semblent attirés » (J. Robinson, « On Being Moved by Architecture »). De nombreuses postures corporelles sont associées à des états psychologiques. En imitant ces postures, les constructions peuvent afficher les propriétés psychologiques qui leur sont associées sans engendrer la moindre émotion chez leurs usagers ou leurs spectateurs. Nous a­ ssocions le fait d’être triste avec le fait d’être bas, comme dans l’expression « je suis au plus bas ». C’est très probablement l’une des raisons pour lesquelles les cryptes sont souvent situées sous les autels des églises où elles symbolisent de façon expressive la déploration, sans nécessairement nous amener nous-mêmes à être éplorés lorsque, poussés par la curiosité ou le goût de l’histoire, nous les visitons pendant nos vacances d’été. De nombreuses propriétés expressives apparaissent par le biais d’un contraste – en étant X, elles ne sont pas Y et nient donc Y. Ainsi, en optant pour le style néo-classique pour la capitale de l’État de Virginie, Thomas Jefferson rejetait le style néo-gothique populaire en GrandeBretagne. Ce choix reflétait sa rébellion contre les colonies américaines, même si regarder ces bâtiments ne provoque en nous aucun sentiment de rébellion. Parmi beaucoup d’autres, ce sont là quelques moyens par lesquels les environnements construits sont capables ­ de manifester des propriétés expressives. Certes, il n’y a pas que les bâtiments qui expriment des propriétés expressives. Les hommes qui les possèdent ou qui les commandent tentent aussi de projeter leur profil psychologique par l’entremise de ces structures. Les constructions sont souvent chargées d’exprimer les ambitions, et souvent la grande vanité, de ceux qui les ont

Aristote (384 av. J.-C.-322 Av. J.-C) fait réaliser. Pensons ici à la Trump Tower de New York. Émotions et allusion Au cours de l’histoire, on a attribué certaines qualités à certains types d’architecture. Si bien que des constructions récentes peuvent prétendre posséder les qualités d’une construction plus ancienne par une allusion à celle-ci. Ainsi, un édifice contemporain peut tenter de s’approprier les qualités d’anciens édifices, en se référent à eux, c’est-à-dire généralement en imitant un certain nombre de leurs caractéristiques marquantes. C’est la raison pour laquelle beaucoup de banques et d’édifices gouvernementaux du dix-neuvième et du début du vingtième siècle ont pris l’apparence de temples classiques, tentant par là de faire leur l’aura d’ordre et de vertu associée à la tradition gréco-romaine. Leur grand nombre de colonnes s’explique ainsi. Parmi les qualités qui sont associées aux édifices anciens, certaines sont des qualités émotives. La demeure d’Horace Walpole à Strawberry Hill, la première demeure gothique à usage domestique, comporte des remparts et des tours crénelées modelés sur des structures médiévales de façon à créer une sorte de mélancolie gothique. Les allusions peuvent se connecter aux émotions, que ce soit aux émotions excitées ou aux émotions exprimées, dont il était question précédemment. Je pense que Strawberry Hill se comprend probablement mieux à la lumière du sens technique du terme d’expression utilisé plus haut. La maison n’excite pas de mélancolie chez l’usager/spectateur, même si la mélancolie aussi bien que la nostalgie peuvent être « lues » dans ses allusions. En outre, il arrive que dans quelques cas les associations que nous établissons entre une construction et une époque passée excitent en nous des émotions particulières. Ainsi, par les allusions qui les associent aux ­maisons des pionniers, les cabanes de ron-

dins aux États-Unis excitent chez de nombreux Américains l’exaltation des grands espaces et favorisent les attitudes mentales qui sont celles d’un individualisme indompté. Noël Carroll (trad. C. Talon-Hugon)

& A. De Botton, The Architecture of Happiness, New York, Vintage Books, 2006. P. Goldberger, Why Architecture Matters, New Haven, Ct. Yale University Press, 2009. R. Moore, Why We Build, Londres, Picador Books, 2012. J. Robinson, « On Being Moved by Architecture », Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 70, no 4, 2012. évolutionniste, jardins et paysages FF

ARISTOTE (384 av. J.- C .-322 av. J.- C) La question du pouvoir des arts ouvre le traité sur la poésie d’Aristote que nous appelons « Poétique » : « Ce traité porte sur la poésie comme telle, ainsi que sur les genres poétiques. Quel est le pouvoir propre à chacun d’eux ? Comment les intrigues doivent-elles être construites afin que l’œuvre poétique soit réussie ? Quel est le nombre et quelle est la nature de ses éléments constitutifs ? ». Ce début donne tout d’abord le titre du traité : Peri poiêtikês. Ce n’est pas un traité de poétique au sens classique du mot, c’est-à-dire un ensemble de règles constituant une technique de composition poétique et destinée à de futurs poètes ; c’est, bien plutôt, un traité qu’Aristote adresse aux hommes cultivés de son temps qui veulent comprendre ce qu’il en est de la poésie, et qui veulent acquérir ce que nous appellerions aujourd’hui une culture littéraire, avec en exergue la question qui va former le centre de son traité : « Comment les intrigues doivent-elles être construites afin que l’œuvre poétique soit réussie ? » – « Être réussie », c’est-à-dire exercer correctement le « pouvoir » qu’elle 39

Aristote (384 av. j.-c.-322 av. j.-c) a, ou doit avoir, conformément au genre poétique auquel elle appartient. En quoi consiste ce pouvoir qu’exerce la poésie – ou plus exactement, les pouvoirs qui sont propres à chacun des genres poétiques ? Pour le comprendre, il faut se souvenir qu’Aristote utilise à de nombreuses reprises le terme d’ergon, de « fonction », à propos du poète et de son œuvre : il s’agit du plaisir que le poète et son œuvre doivent procurer à leur audience. Mais ce plaisir n’est pas le même dans tous les genres poétiques : Aristote fait explicitement la différence entre le plaisir propre de la tragédie et le plaisir propre de la comédie. S’il ne dit rien de précis sur le plaisir comique, il affirme que le plaisir tragique consiste dans « le plaisir issu de la peur et de la pitié à travers la mimésis ». Et puisque les émotions de peur et de pitié constituent les émotions propres à la tragédie, on peut en conclure de manière plus générale que le plaisir poétique (mais aussi musical) dérive essentiellement des émotions qui sont évoquées dans les œuvres poétiques (et musicales), et dès lors aussi que le « pouvoir » de la poésie (et de la musique) consiste dans les émotions que ces arts suscitent – dans le cas de la tragédie, celles de la peur et de la pitié ; dans le cas de la musique « dorienne » qu’il étudie au huitième livre de la Politique, celle du courage que ce type de musique est censé « représenter ». Pour la comédie, Aristote a sans doute dû nommer l’envie ou la malice comme Platon le fait explicitement dans le Philèbe ; la poésie épique comme l’Iliade et l’Odyssée suscite sans doute les mêmes émotions que dans la tragédie ; pour la poésie lyrique hymnique, on peut penser que l’admiration doit jouer un rôle central. En constituant le « pouvoir » de la poésie, les émotions sont ce qui détermine la particularité de chacun des genres poétiques, et de leur plaisir propre. Dans le cas de la poésie tragique, les émotions de peur et de pitié sont donc au cœur du dispositif de ce genre poétique ; ce sont elles que le poète doit susciter afin de procurer à son audience le plai40

sir tragique qui est le but de son entreprise. Aristote ajoute dans sa fameuse définition de la tragédie que la catharsis est le but ou la fin de la tragédie, mais celle-ci – quel qu’ait pu être son sens précis dans l’esprit d’Aristote – doit sans doute être conçue non pas comme relevant directement du poète ou de son œuvre, mais plutôt comme la fonction que le politique peut donner à la poésie, ou du moins à la tragédie – ainsi qu’à la comédie comme Jamblique et Proclus en témoignent. Une telle lecture, cependant, est aujourd’hui assez minoritaire parmi les interprètes de la Poétique qui, pour la plupart, insistent au contraire sur l’importance de la cognition qu’Aristote reconnaîtrait dans la poésie et le plaisir qui y serait lié, selon M. Heath. Lorsqu’Aristote définit le plaisir tragique comme étant « le plaisir issu de la peur et de la pitié à travers la mimésis », il faudrait comprendre que le plaisir tragique ne serait qu’une espèce du plaisir poétique qui est lié à la mimesis, celui-ci étant conçu, dans le fameux chapitre 4 de la Poétique, comme étant de nature cognitive : lorsque je vois un portrait de Socrate ou une statue d’Aphrodite, je fais un certain apprentissage cognitif, et le plaisir que me donnent ces deux représentations est dès lors de nature cognitive : « voir des figurations donne du plaisir pour la raison qu’en les contemplant, on comprend par déduction ce qu’en est chaque élément, par exemple que ce personnage-ci, c’est un tel ». Pour ce qui est de la tragédie, on pourrait dire (en simplifiant) que la tragédie aurait pour fonction de nous apprendre ce qu’il en est de la condition humaine, toujours potentiellement sujette au malheur, le plaisir tragique consistant alors dans cet apprentissage, ou cette reconnaissance. Mais il est douteux que le chapitre 4 qui décrit l’origine de la poésie doive jouer un tel rôle pivot, d’autant qu’Aristote ajoute à la suite de l’extrait qui vient d’être cité : « S’il se trouve qu’on ne l’a pas vu auparavant, ce n’est pas en tant que représentation que

Aristote (384 av. j.-c.-322 av. j.-c) cet élément donnera du plaisir, mais c’est en raison du fini de son exécution, de ses couleurs ou d’autre chose du même genre ». Plus modestement donc, ce que le texte doit vouloir dire, c’est que le plaisir de cette reconnaissance est ce qui explique pourquoi nous sommes attirés par de telles représentations, et constitue en effet la condition sine qua non de toute approche d’une œuvre d’art figurative, et dès lors aussi des émotions que le poète doit susciter. Reconnaître dans la statue trouvée à Milo une représentation de la déesse de la beauté, Aphrodite, apporte un plaisir de reconnaissance ; mais c’est aussi et surtout ce qui permet d’admirer cette statue qui représente la beauté elle-même. D’une manière analogue, c’est parce que je reconnais Œdipe sur scène, ou parce que je comprends que ce personnage est un homme de valeur qui a tué son père sans le savoir et qui donc ne mérite pas son malheur, qu’il est possible d’éprouver peur et pitié à son égard. Précisons ce qu’il en est de ces émotions de peur et de pitié qui sont propres à la tragédie (qui est le genre poétique étudié par Aristote dans le premier livre de la Poétique qui nous est parvenu). Parmi les auteurs qui aujourd’hui défendent une version cognitiviste du plaisir esthétique, nombreux (entre autres, S. Halliwell et M. Nussbaum) sont ceux qui défendent aussi l’idée que la pitié serait l’émotion centrale dans la conception aristotélicienne de la tragédie ; et en effet, le sens qu’Aristote donne à la tragédie serait essentiellement d’ordre éthique : le spectacle (ou la lecture) d’une pièce tragique devrait renforcer notre émotion de pitié, ou de compassion, qui est une émotion vertueuse, et le point de départ de la moralité elle-même. Ainsi la pitié devrait nous faire comprendre et faire voir ce malheur, et nous motiver, dans le monde réel, à agir de manière moralement bonne envers ceux qui sont dans le malheur. Mais une telle lecture repose, ici encore, sur une forte intellectualisation des émotions. Il est vrai qu’Aristote considère qu’une émotion doit être précé-

dée de conditions épistémologiques : on ne peut éprouver de la pitié, par exemple, qu’à la condition de juger que la personne qui suscite cette pitié ne mérite pas son malheur. Mais la pitié elle-même n’apporte pas un contenu épistémologique nouveau : nulle part, Aristote ne suggère dans la Poétique l’idée que la pitié servirait à nous transmettre un savoir nouveau au sujet de la condition humaine ; bien plutôt, comme on peut le déduire par voie de généralisation du chapitre 4, un tel savoir est la condition de l’émotion de pitié. Et il n’y aucune raison de faire de la pitié l’émotion tragique centrale : Aristote la nomme toujours de pair avec la peur, ce qui indique qu’il faut sans doute voir ces émotions comme étant d’abord et avant tout des réactions émotionnelles fortes comme le sont, de manière évidente, les réactions de peur (dont d’ailleurs Aristote souligne le côté physique en utilisant le verbe phrittein, signifiant littéralement le fait d’avoir la chair de poule). Ce sont les réactions émotionnelles qui sont suscitées par notre compréhension de ce qui arrive à Œdipe, ou de ce qui semble devoir arriver à Oreste avant qu’il ne soit reconnu par sa sœur qui est sur le point de le sacrifier (pour citer les deux pièces préférées d’Aristote, Œdipe-Roi de Sophocle et Iphigénie en Tauride d’Euripide). Au reste, ceci va dans le sens de ce qui est annoncé dans son programme, et qui est en effet déployé au cours de la Poétique : la bonne construction d’une intrigue, avec une longueur adéquate et où les événements s’enchaînent « selon la nécessité ou la vraisemblance » (voir surtout les chapitres 7 à 9) est une construction où le spectateur peut suivre ces événements et y croire. Aristote dit même qu’il vaut mieux avoir une intrigue avec des faits logiquement impossibles mais auxquels on peut facilement croire qu’avec des faits possibles mais peu crédibles, ce qui permet précisément de susciter les émotions de peur et de pitié. Une pièce décousue, et où l’enchaînement des faits apparaît invraisemblable, ne saurait susciter de telles émotions. 41

Aristote(384 av. j.-c.-322 av. j.-c) Dans la Poétique, Aristote se contente de dire que la pitié « porte sur celui qui ne mérite pas un sort malheureux », tandis que la peur « porte sur un homme semblable à nous ». Mais dans la Rhétorique, on trouve une analyse plus précise de ces deux émotions qui permet de mieux comprendre ce qu’Aristote suppose dans sa Poétique, même si les contextes sont différents, et s’il faut dès lors adapter d’un traité à l’autre ce qui est y dit. Pour ce qui est de la pitié, on y apprend plusieurs choses essentielles. L’émotion de pitié a pour objet un mal important qui généralement entraîne la mort, et elle suppose que la personne pour qui on l’éprouve ne mérite pas son malheur, écrit-il dans la Rhétorique. Et Aristote d’ajouter que « ce qui émeut surtout la pitié c’est le fait qu’il s’agisse d’un homme de valeur (spoudaios) qui est dans une telle situation ». Cette remarque s’avère cruciale dans le cas de la Poétique car elle permet de comprendre pourquoi la tragédie doit être la représentation d’hommes de valeur : c’est que de tels personnages suscitent cette émotion de manière vive. Et elle nous indique aussi qu’une telle pitié ne correspond pas à ce qu’on entend généralement en éthique moderne (comme chez Schopenhauer, Rousseau ou M.  Nussbaum) par compassion conçue comme une émotion altruiste fondamentale ; dans la Poétique, il s’agit bien plutôt d’une réaction émotionnelle face à une situation particulièrement malheureuse. Certes, Aristote insiste aussi sur le fait qu’une condition sine qua non de la pitié est une certaine empathie, ou du moins ce que nous entendons par ce mot qui, en grec ancien, n’a pas ce sens : il faut que la personne dont j’ai pitié me soit relativement proche selon l’âge ou le caractère afin que je puisse m’imaginer moi aussi le sujet putatif d’un tel malheur (et c’est aussi la raison pour laquelle Aristote ajoute qu’il faut que le personnage dont on a pitié ne doit pas être trop vertueux non plus, ce qui empêcherait une telle empathie) ; inversement, un homme qui a déjà souffert tous les malheurs 42

ou qui s’en croit à l’abri, ne saurait éprouver de la pitié. Mais une telle empathie n’est rien d’autre qu’une condition psychologique de la pitié, nullement une attitude morale. Quant à la peur, sa cause est la même que dans le cas de la pitié, mais dans le réel où se situe l’analyse de la Rhétorique, son objet est notre propre personne : « Suscite la peur tout ce qui suscite la pitié lorsque cela arrive à d’autres, ou est sur le point de leur arriver ». Dans la Poétique, la peur est évidemment ressentie à l’égard des personnages sur scène, pas pour nous-mêmes, même si, comme Aristote le dit (la peur « porte sur un homme semblable à nous »), il faut, dans ce cas aussi, que l’empathie en soit une condition de possibilité : impossible d’avoir peur pour un être qui me serait totalement étranger. Si la pitié se distingue de la peur par la condition du mérite (si cette condition n’est pas remplie et que le personnage mérite son malheur, on peut éprouver une émotion similaire qui est un « sentiment d’humanité », mais pas de la pitié), ces deux émotions ont donc un objet commun et une condition psychologique commune. Certes, déjà Gorgias, puis Platon, associent peur et pitié à la tragédie (voir Éloge d’Hélène, et Ion). Mais Aristote va jusqu’à considérer ces deux émotions de manière corrélative comme si au fond, elles n’étaient que les deux aspects d’un même phénomène : une réaction émotionnelle faite à la fois de peur envers un mal extrême qui semble inéluctable et d’affliction ou de pitié pour le personnage qui subit, ou va incessamment subir, ce mal qu’il n’a pas mérité. Encore une fois, si un jugement éthique est à la base de cette réaction émotionnelle, il ne saurait s’agir d’une émotion éthique que la tragédie aurait pour mission de nous inculquer ou de renforcer. Il s’agit, bien plutôt, d’une expérience émotionnelle forte qui est vécue dans un cadre esthétique, et c’est la raison pour laquelle Aristote insiste tant, tout au long de sa Poétique, sur le fait que le théâtre tragique doit la susciter de la manière la

Aristote(384 av. j.-c.-322 av. j.-c) plus forte possible – afin, peut-on penser, d’augmenter le plaisir qui en procède. Et en effet, la plupart des normes qui définissent, selon Aristote, une bonne tragédie ne sont rien d’autre, fondamentalement, que des manières de renforcer cette expérience émotionnelle. Lorsqu’il parle des « parties » de l’intrigue dans son programme, Aristote annonce les retournements de situation, les reconnaissances et les souffrances qui ont l’avantage de susciter ces émotions de la manière la plus forte. Deux autres thématiques importantes de la Poétique vont dans le même sens (et sont difficilement intégrables dans une vision cognitiviste des émotions). Il y a d’une part l’insistance d’Aristote sur la surprise de l’inattendu, où il s’agit de stimuler la force de réaction de nos émotions : la représentation tragique est celle « d’événements qui suscitent peur et pitié, ce qui a lieu surtout et d’autant plus fortement quand ils se produisent contre notre attente, tout en découlant les uns des autres ». Il y a d’autre part le fait que les meilleures tragédies sont celles où il s’agit d’un crime (accompli ou en voie d’accomplissement) entre des membres d’une même famille : ce jugement esthétique de la part d’Aristote (qui déconsidère dès lors les tragédies où ce n’est pas le cas) se comprend aisément puisqu’il s’agit là encore du meilleur moyen de susciter des réactions émotionnelles fortes. Et enfin, s’il admet qu’une bonne tragédie doit pouvoir aussi susciter cette expérience émotionnelle lorsqu’on la lit, Aristote ne manque pas de préciser que normalement, les effets visuels (le mouvement des comédiens sur scène, les décors peints et surtout les masques) et la musique (qui accompagne le chœur et certaines parties chantées des acteurs), et qui sont encore une manière de renforcer cette expérience, confèrent un avantage appréciable à la tragédie sur la poésie épique. Les émotions de peur et de pitié, cependant, sont pénibles : comment comprendre qu’elles puissent aussi être plaisantes ? Une manière très fréquente de résoudre ce para-

doxe est de faire appel à la catharsis (dont Aristote dit dans la Politique, à propos de la catharsis qu’opèrent des séances de musique « enthousiasmante », qu’elle s’accompagne d’un « plaisir de soulagement ». C’est en se « purgeant » ou en se « purifiant » de ces émotions que le spectateur éprouverait le plaisir tragique. Mais cette solution semble étrange car la catharsis intervenant à la fin d’une pièce ou d’un spectacle comme son effet ultime, on imagine difficilement les spectateurs venir au théâtre et subir avec peine un long spectacle afin d’en ressortir finalement avec un certain plaisir qui serait celui d’un « soulagement » ! Un autre argument est d’ordre lexical : s’il avait voulu faire de la catharsis ce qui permet de transformer la peine des émotions de peur et de pitié en plaisir, Aristote aurait dû définir le plaisir comme étant celui qui provient de ces émotions à travers la catharsis, plutôt que d’écrire comme il le fait : « à travers la mimesis ». On pourrait suggérer, à partir des travaux de K.  Walton, qu’en réalité ces émotions ressenties par le spectateur ne sont pas de vraies émotions, mais des émotions fictives, comme un enfant peut jouer à se faire peur sans avoir réellement peur. Mais Aristote n’aurait pas partagé cette analyse, lui qui insiste au contraire sur le fait qu’une bonne tragédie doit pouvoir nous faire éprouver ces émotions de manière forte ; de plus, les tragédies ellesmêmes répètent à l’envi que la pitié est d’habitude accompagnée de pleurs et de gémissements (dont d’ailleurs les héros de Sophocle ou d’Euripide ne sont pas avares afin de les susciter chez le spectateur). Je propose donc plutôt de voir dans l’expression même d’Aristote, « le plaisir issu de la peur et de la pitié à travers la mimesis », la solution de ce paradoxe : si le spectateur éprouve bel et bien de la peine envers les objets référentiels de ces émotions, il peut éprouver aussi du plaisir du fait même qu’il s’agit d’objets fictionnels. Aristote ne dit rien de plus dans sa Poétique. Mais dans son Éthique à Nicomaque, lorsqu’il 43

Artaud Antonin (1896-1948) parle du plaisir, il évoque à de nombreuses reprises le plaisir que procure la musique : en définissant le plaisir comme « l’activité non entravée d’une faculté naturelle », on comprend que le plaisir musical provient de l’écoute faite sans entrave d’un morceau de musique ; et puisque cette écoute doit susciter certaines émotions, il doit s’agir du plaisir que donnent ces émotions au moyen de cette écoute. Rien ne nous empêche de faire la même analyse avec la peur et la pitié au théâtre : le plaisir que ressent le spectateur est celui que lui donne l’activité, ou l’expression de ces émotions pour ellesmêmes. Au livre 4 de l’Odyssée Homère parlait déjà du plaisir que l’on avait de se laisser à pleurer ; de la même manière, Platon interprète le plaisir tragique comme étant une sorte de libre cours donné à ce genre de désir de se lamenter au spectacle du malheur d’autrui dans la République. Aristote reprend cette conception en la corrigeant : avec la définition du plaisir comme une activité d’une faculté de l’âme, par exemple celle d’une émotion, il doit plutôt s’agir d’un plaisir consistant à éprouver les émotions de peur et de pitié pour elles-mêmes, dans un cadre esthétique qui permet à la fois d’éprouver la peine que donne la vision de personnages qui souffrent, mais aussi le plaisir que leur confère cette réaction émotionnelle, ce qui est rendu possible par la conscience que ces personnages et leurs souffrances sont fictionnels. Pierre Destrée

& Aristote. La Poétique, Paris, Flammarion GF, 2015. P.L. Donini, ‘Il piacere cognitivo e la funzione della tragedia in Aristotele’, Methexis 25, 2012. S. Halliwell, Between Ecstasy and Truth : Interpretations of Greek Poetics from Homer to Longinus, Oxford, Oxford University Press, 2011. M. Heath, The Poetics of Greek Tragedy, Stanford, ­Stanford University Press, 1987.

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catharsis, peur, pitié, plaisir, platon, théâtre,

tragique

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ARTAUD Antonin (1896 -1948) Peu d’écrivains ont, autant qu’Antonin Artaud, insisté sur la base organique de l’émotion esthétique. Poète de la fureur, il a analysé dans sa correspondance avec Jacques Rivière les angoisses de la ­création à travers un vocabulaire physiologique d’une richesse rare : impuissance à écrire, déperdition des mots. L’écriture est celle d’un corps accablé par de violentes migraines, troubles nerveux et addictions diverses. L’une de ses premières œuvres, le Pèse-Nerfs, est ainsi la mise en scène de la souffrance personnelle d’un individu qui tente de s’incarner, cherchant à caractériser la « fibre nerveuse » qui le relie si difficilement au monde. Ce qui est vrai pour la littérature l’est pour la peinture : « Peint-on avec sa raison, Madame, ou avec son cœur ? », écrit-il en 1921 dans « L’expression aux indépendants ». Il fait du tableau le lieu d’un émoi et d’un désaccord avec le réel qui contamine le spectateur interpellé par le malaise de l’artiste, artiste auquel l’écrivain finit par s’identifier, comme ce fut le cas avec Van Gogh. Loin d’être réprouvée, cette émotion du lecteur ou du spectateur est appelée à devenir un instrument d’action politique : après la lecture d’œuvres majeures de l’occultisme et de la mystique orientale, Artaud a, on le sait, prôné la transformation du réel par des simulacres collectifs forts : un cinéma galvanisant, un théâtre rituel. Pour le cinématographe, il développe le champ sémantique de l’intoxication, car le Septième art permet d’atteindre directement le cerveau, faisant ressentir des effets proches de la morphine ou de l’hypnose. Le cinéma, comme le théâtre, doit assurer la « libération non point hasardeuse, mais liée et précise, de toutes les forces sombres de la pensée ». En 1938, Artaud publie son recueil le plus célèbre, Le Théâtre et son double, où il défend le retour à des structures

Artialisation des émotions rituelles proches des mystères antiques. Son « Théâtre de la cruauté » traduit la fascination de l’auteur pour les théâtres orientaux, ainsi que l’emprise de l’imagerie surréaliste du rêve et de l’inconscient. Assimilé à la peste, le théâtre révèle un état de crise au sens médical. La cruauté consiste en le recours à une épouvante métaphysique qui innerve le corps et engage à la fois le spectateur et l’acteur. Les interprètes sont comme « des suppliciés que l’on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers » dans « Le Théâtre et la culture » : pathétique, organique, le théâtre est le lieu d’une magie curative collective, version moderne et violente de la catharsis grecque, puisque Artaud imagine que, dans un paroxysme proche du chaos, le théâtre vient purger le corps social. « L’Art a pour devoir social de donner issue aux angoisses de son époque », écrit-il dans les Messages Révolutionnaires, défendant la position de l’artiste comme bouc-émissaire auquel on donne pour mission de décharger l’époque de son malêtre. Appréhendée comme principe d’action collectif, l’émotion est donc, via l’art, un moteur puissant de l’histoire. « Nous avons moins besoin d’adeptes actifs que d’adeptes bouleversés », écrit-il dans La Révolution surréaliste : dès 1925, Artaud lançait un appel à la jeunesse de l’entredeux-guerres, au nom de l’idée que l’émoi artistique et poétique, comme le nerf, permet de relier l’individu à lui-même, mais aussi à l’ensemble de la société. Gabriela Trujillo

& A. Artaud, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 19561994. G. Fau (dir.), Antonin Artaud, Paris, Gallimard/BNF, 2006. catharsis, corps, emotions collectives, FF théâtre, transe

Artialisation Des Émotions Alain Roger affirme que le paysage est une invention de la peinture renaissante italienne. Ce serait en effet l’apparition, dans les tableaux de cette période, des veduta –  ces petites fenêtres dans lesquelles se découpe un pan de campagne –, qui a fait que l’œil s’est mis à isoler, par une sorte de cadre mental, des parties du panorama continu de son champ visuel, réalisant par là ces unités, finalement étranges si on y pense, qu’on appelle des paysages. Ce processus par lequel l’art fait percevoir autrement est nommé par A. Roger artialisation. Ne pourrait-on pas appliquer le mot d’artialisation non pas au cas de la perception, mais à celui des émotions ? La question des liens des arts et des émotions a fait l’objet d’une abondante littérature, par rapport à laquelle il faut préciser l’originalité de ce qui convient de mettre sous ce mot. L’artialisation ne désigne pas le fait que certaines œuvres permettent de passer d’une ­connaissance tacite à une connaissance propositionnelle des émotions, ou qu’elles affinent nos concepts émotionnels et élargissent notre pouvoir de discernement en matière de sentiments et de connaissance de soi, ou encore qu’elles nous entraînent à avoir des réponses émotives mieux adaptées aux situations complexes. Dans tous ces cas, on crédite l’art d’un travail de dévoilement, d’explicitation, de mise en lumière et d’analyse, qui présuppose que les émotions soient préalablement données. L’hypothèse de l’artialisation, elle, présuppose au contraire que les émotions ne sont pas préalablement entièrement constituées ; que les arts jouent un rôle dans la construction sociale des émotions et que certaines œuvres contribuent à faire des émotions ce qu’elles sont à un moment historique et dans une culture donnés. Même si, à la suite de Darwin affirmant que les émotions sont des phénomènes 45

Artialisation des émotions biologiques mis en place par l’évolution, beaucoup de recherches contemporaines vont dans le sens d’une naturalisation des affects, il serait faux d’en faire des entités fixes, discrètes, et imperméables à la culture. Pour être plus précis, il faudrait distinguer des émotions de base comme la peur, le dégoût, la surprise, la joie, la tristesse ou la colère, des émotions plus complexes et socialement élaborées comme la culpabilité, la honte, l’admiration ou le ressentiment. Les premières, même si elles sont fondées sur des invariants, ne sont d’ailleurs pas totalement privées de dimensions sociale et culturelle, à la fois dans leurs expressions, et dans la perception de leurs expressions. Mais il est certain qu’elles ne sont toutefois pas aussi imprégnées de culture que les secondes. On considérera donc ici plus particulièrement ces dernières, et on fera l’hypothèse que, parmi les phénomènes culturels qui les influencent, les arts pourraient jouer un rôle i­mportant. Plus précisément, l’hypothèse de l’artialisation est que certaines œuvres, en mettant en scène des émotions et en leur attachant des scénarios paradigmatiques, influent sur la manière dont nous ressentons, catégorisons et évaluons ces émotions, et que ces œuvres jouent un rôle dans nos réactions et nos comportements vis-à-vis de ces émotions. Qui a réfléchi à la question complexe des émotions sait que le monde de l’affectivité n’est pas fait d’entités discrètes, fixes, éternelles et immuables. Proust notait que nos sentiments sont des ensembles composites : « ce que nous croyons notre amour, notre jalousie, n’est pas une même passion continue, indivisible. [Nos sentiments] se composent d’une infinité d’amours successifs, de jalousies différentes, qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue donnent l’impression de la continuité, l’illusion de l’unité » ; et Valéry concluait justement : « tous les ‘sentiments’ sont des mélanges, des confusions. Il n’y a pas de sentiment sans fausses attributions, 46

sans trouble de l’uniformité des correspondances. Et toute clarté ou netteté est instable tant que le sentiment existe ». Non seulement les affects sont composites, mais leurs frontières respectives sont parfois peu marquées tant ils ­s’interpénètrent. En perpétuelle métamorphose, ils se transforment et se convertissent en une dynamique affective à propos de laquelle Bergson, dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, écrivait : « Plus on descend dans les profondeurs de la conscience, moins on a le droit de traiter les faits psychologiques comme des choses qui se juxtaposent [...] Cette représentation toute dynamique répugne à la conscience réfléchie, parce qu’elle aime les distinctions tranchées, qui s’expriment sans peine par les mots, et les choses aux contours bien définis, comme celles qu’on aperçoit dans l’espace ». Bien sûr, plus une émotion est basique, plus sa région affective est définie : le vécu affectif de la peur est incontestablement différent de celui de la joie, et celui de la tristesse n’est pas comparable à celui du dégoût. Mais plus les émotions qu’on considère sont élaborées, plus leur région affective est difficile à distinguer clairement. Ainsi, l’envie, la jalousie et la haine, ont des scénarios différents, mais elles sont, du point de vue du strict vécu émotionnel, largement indiscernables. S’il est possible de penser les émotions de base en termes d’entités discrètes, c’est de moins en moins aisé au fur et à mesure qu’on avance sur l’échelle de complexité des sentiments. Pourtant, pour des raisons psychologiques de construction du moi, pour que l’échange interindividuel soit possible, pour que puisse se constituer une société, il faut mettre des noms sur ces ensembles flous d’événements psychiques et physiologiques et les répertorier. Mais ce faisant, désigne-t-on par ces noms quelque chose de préalablement existant et consistant dans le sujet, ou fait-on advenir un sentiment en configurant d’une manière spécifique des événements mentaux et

Artialisation des émotions somatiques qui étaient bien là, mais qui auraient pu être disposés autrement ? La Rochefoucauld écrivait dans ses Maximes : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour ». Sans doute la dénomination ne fait-elle pas sortir du néant l’admiration, l’amour ou la haine, mais, elle rend saillant tel ou tel trait dans le tableau pointilliste de l’affectivité vécue. Aussi n’est-elle pas sans effet sur les émotions : nommer l’émoi qu’on ressent « amour » ou « passion amoureuse », plutôt qu’« amitié », c’est entrer dans un régime d’expérience spécifique, qui possède son vocabulaire propre et ses comportements particuliers. La dénomination ici n’intervient pas après l’expérience : elle fait partie de l’expérience. L’apport de la culture aux affects ne se limite évidemment pas à leur dénomination. Une émotion ce n’est pas seulement un mot, c’est aussi des exemples paradigmatiques associés à ce mot. On s’accorde pour dire que les grands mythes de l’amour véhiculés par la littérature ont façonné notre manière même de l’éprouver. Ainsi que l’écrit Denis de Rougemont dans l’Amour et l’occident : « nul Européen n’a jamais été Tristan ni Don Juan, – et pas plus dans le passé qu’aujourd’hui ; mais sans ces mythes les Européens ne seraient pas ce qu’ils sont, n’aimeraient pas comme ils aiment, et leurs passions seraient incompréhensibles ». Il est incontestable que La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette ou La nouvelle Héloïse de Rousseau furent pour leurs lecteurs, des maîtres à aimer, que le pré-romantisme (pensons au Werther de Goethe) et le premier romantisme allemand (celui des frères Schlegel notamment) ont transformé la conception de l’intériorité et produit une nouvelle manière de mettre sa vie en récits. Les œuvres d’art fournissent des lexiques, des répertoires de gestes, d’attitudes et de comportements. Les arts peuvent ainsi renfor-

cer, supplémenter et affiner les « brouillons affectifs » de la vie quotidienne. Le modus operandi du phénomène d’artialisation repose sur les mécanismes de ce mimétisme affectif que Spinoza nommait l’« imitation des affections » et que René Girard explorait dans Mensonge romantique et vérité romanesque. Mais la spécificité de chaque art invite à des réflexions sui generis, car l’immersion fictionnelle n’est pas la même dans le cas du lecteur, du spectateur de théâtre, du spectateur de film, du joueur de jeu vidéo. Les œuvres concernées par l’artialisation des émotions sont d’abord celles des arts de la narration, mais peut-être aussi certaines œuvres musicales : n’ont-elles pas le pouvoir de faire éprouver, et donc de faire exister, des nuances émotives qui ne leur préexistaient pas ? Ce ne sont pas ­seulement les œuvres les plus remarquables : celles de la grande littérature ou du cinéma d’auteur ; ce sont aussi et peut-être plus encore les produits des arts populaires (au sens des romans populaires du xixe siècle) et des arts de masse contemporains (blockbusters, séries  TV, clips, jeux-vidéo), dont l’impact médiatique est considérablement plus grand que celui des anciens « beaux-arts ». L’hypothèse de l’artialisation doit également envisager la possibilité que certaines œuvres puissent produire non pas une modélisation des émotions, mais une annihilation de cellesci ; c’est la question à laquelle invitent notamment à réfléchir les débats actuels sur les jeux vidéo ultra-violents. Carole Talon-Hugon

& « L’artialisation des émotions », Nouvelle revue d’esthétique, Paris, Puf, no14, janvier 2014. « Le bovarysme », Mercure de France, 1902 (BNF – ­Gallica). évolutionnisme, jeux vidéos, littérature, séries, FF cinéma, culturaliste

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Aura

AUR A Un éclair… puis la nuit ! fugitive beauté Dont le regard m’a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, Ô toi que j’eusse aimé, ô toi qui le savais. Baudelaire, A une passante.

Une simple homophonie est à l’origine de notre compréhension du terme « aura », du latin « aura », venu du grec, et qui donnera « aura vitalis », souffle de vie. Mais la proximité phonique d’auréole (de corona aureola, couronne d’or) fera d’aura le halo, puis la présence inapprochable qui caractérise le sacré, et au figuré, la gloire ou le prestige qui s’attache à une action ou à une œuvre, et la rend unique et incomparable. Ainsi l’aura peut signifier l’unicité et l’authenticité, avec une connotation d’éloignement, d’inaccessibilité. La distance temporelle et symbolique qu’implique l’aura peut être telle que la réelle présence à laquelle elle se rapporte, ou la valeur qu’elle désigne, finit par être vécue comme une absence irrémédiable. L’aura prend sa pleine signification esthétique quand elle est liée à une expérience des limites de l’exprimable (Balzac), ou de l’arrachement moderne à la tradition, à l’authenticité et à l’intériorité (W. Benjamin). Le plus intime et le plus étranger La figure emblématique de Frenhofer chez Balzac incarne l’expérience limite de l’aura de l’œuvre d’art. Que désigne « le chef-d’œuvre inconnu » ? Sans doute, selon la mise en scène balzacienne, l’œuvre qui met en échec toute tentative de recognition, d’assignation de sens : ni la perception, ni l’analyse, ni le commentaire ne permettront la moindre approche, encore moins l’identification d’un motif, sinon d’une intention. « Apercevez-vous quelque chose ? », demande Poussin, littéralement médusé ; Pourbus avait insisté : « si vous me laissiez 48

voir votre Belle Noiseuse ? ». La passion de Frenhofer, qui veut « forcer l’arcane de la nature », saisir la vie en ce qu’elle échappe au visible, est la figure hyperbolique du principe romantique énoncé par Balzac dans son essai Des Artistes : « Les arts sont les abus de la pensée ». L’oxymore « chef-d’œuvre inconnu » érige l’œuvre en absolue exception, ­retranchée du sort commun des œuvres offertes à l’estimation et à l’échange : l’attitude de Frenhofer constitue l’aura comme retranchement du monde, valeur infinie d’une intériorité mise hors de portée de toute exposition. Cette richesse ineffable, immense et sacrée, serait « prostituée » si elle était exposée au regard de chacun. Attribuer une telle aura à une création qui transgresse les limites de tout art connu, c’est signifier, comme dans les théologies mystiques, l’impossibilité de définir, de délimiter, de comprendre et d’atteindre l’être propre de l’œuvre authentique ; c’est dire qu’à proprement parler il n’est pas (Gott ist nichts, Dieu est rien, disait Angelus Silesius, signifiant aussi par là qu’il est tout). Le sacré n’est pas seulement retranché (séparé du profane), il se retranche, il se dérobe à notre représentation, il est « L’Autre absolu du sujet » selon l’expression de Lacan dans l’Éthique de la psychanalyse. Le chef-d’œuvre inconnu métaphorise cette Chose, à la fois la plus intime et la plus étrangère, « tout hors de moi, et tout en moi aussi, tout là-bas et aussi tout ici » selon la formule d’Angelus Silesius. Elle procède de l’adoration qui seule discrimine l’amour pur, amour de la chose pour elle-même, la seule délectation compatible avec ce caractère absolument désintéressé du pur amour étant celle de l’extase, la joie de la dépossession de soi dans la Chose aimée, le renversement de l’ordre du désir : le sujet aimant devient la chose de la Chose. Tout comme chez les mystiques, Frui, l’acte de jouir, c’est l’acte de la passivité la plus consentante, la jouissance dans l’assentiment à la perte radicale de soi en l’autre. « L’artiste, déclare Frenhofer, ne

Aura doit pas souffler seulement une partie de son âme à son œuvre chérie ». Rilke raconte, dans la Lettre à Clara, datée du 9 octobre 1907, que Cézanne disait de Balzac qu’il « avait pressenti que la peinture pouvait déboucher sur quelque chose d’immense, dont personne ne peut venir à bout ». Mais Balzac sait que la folie exclut l’œuvre : c’est par le travail titanesque de l’écrivain que sa vision fera venir à l’expression, ce miroir concentrique du réel, l’œuvre effective, l’œuvre comme monde. L’aura, le lointain et la perte La modernité introduit dans le rapport à l’œuvre une dimension d’historicité. Pour Walter Benjamin, cela modifie le sens de l’approche esthétique de l’œuvre d’art, et c’est dans ce contexte qu’intervient la notion d’aura. Le déploiement de la technique comme médiation de l’art, et la reproductibilité illimitée qu’elle rend possible, radicalisent la mise à distance de la naturalité par l’œuvre d’art. Deux questions se posent donc, correspondant à deux âges de la technique : tout d’abord, comment la valeur cultuelle ou magique des figures et images produites par l’homme s’est-elle – au moins partiellement – effacée devant la valeur esthétique que nous leur attribuons désormais ? Ensuite, que devient cette valeur lorsque la reproductibilité mécanique fait apparaître à la fois l’aura de l’œuvre originale, et son éloignement, ou même sa perte ? C’est dans sa Petite histoire de la photographie (1931) que Walter Benjamin fait intervenir pour la première fois une définition de l’aura, lorsqu’il en vient à préciser le rôle décisif de la technique dans l’art photographique d’Atget. Il s’agit de l’instantané capable de la plus haute précision, et dont on retrouve les effets dans ces milliers de cartes postales qui rendent présentes, d’une manière inégalée, des images qui « vont aux choses mêmes »,

images des villes, des cours de Paris, des terrasses de café et des escaliers, vides et étranges ; Atget, grâce à la technique, atteignait ce qu’il cherchait, « ce qui est perdu et détourné », « l’aura du réel ». Et c’est à ce propos que Benjamin précise : « Qu’est-ce proprement que l’aura ? Une trame singulière d’espace et de temps : unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ». Ce que la reproduction mécanique des œuvres fait perdre (tout en mettant en relief la valeur de ce qui est perdu), c’est précisément ce dont l’apparition (Erscheinung) a été unique et authentique. L’aura est ce lointain, que le médium technique obtient par mise à distance : l’apparition du réel n’est plus donnée comme dans le rapport magique à la nature, surgissant dans une pratique cultuelle et rituelle, la danse notamment. Elle est désormais recherchée et construite par des moyens techniques, et sa mise en forme est présente dans l’image, à laquelle elle confère tout son dynamisme. L’apparition est active : elle accompagne l’activité contemplative en tant que celle-ci saisit dans l’image sa dimension d’éloignement. Dans la photographie authentique, l’aura est cette présence du lointain en tant qu’il nous affecte. Et comme c’était le cas déjà dans l’activité magique, cette expérience de l’authenticité médiée par la technique fait éprouver une certaine forme d’impuissance : la contemplation esthétique, rendue possible par l’éloignement de la nature, fait éprouver non seulement la distance de l’original, mais aussi, plus profondément, son inaccessibilité. L’expérience originale appartient au créateur, et la contemplation n’est même pas recréation ; mais par elle, l’originel fait encore signe. Certes, la reproduction, et l’accessibilité indéfinie qu’elle permet, portent atteinte à l’aura : la mise à disposition de la musique e­ nregistrée en permet l’écoute à domicile, hors de la cathédrale ou de la salle de concert, « en dévaluant son ici et son maintenant ». La perte de l’aura équivaut au détachement 49

Aura de l’objet reproduit par rapport à la tradition, c’est-à-dire à la transmission d’une relation à l’unique, à l’événement qui ne s’est produit qu’une fois. Or la liquidation de la tradition va de pair avec la disposition, propre à la culture de masse, à posséder de l’objet la plus grande proximité possible ; une proximité exclusive du lointain, et destructrice de l’aura. Benjamin, dont le penchant pour l’archive est connu, considère la collection comme un recours devant cette menace de dévaluation de l’œuvre authentique : la notion d’aura pourra être relayée par celle de trace. À « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il », correspond et succède la trace (Spur), apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qu’elle évoque. Substitut de « l’ici et maintenant » de l’œuvre en tant que processus original de création, la trace est pour le collectionneur le refuge de l’art. Collectionner les traces (fiches de lecture, « écrivailleries », jouets russes, cartes postales) comme fit Benjamin, c’est déjà constituer un « intérieur, lieu de refuge de l’art ». À la réminiscence de l’aura et à l’exercice de la perception auratique, l’acte de collectionner ajoute une dimension affective : ce n’est jamais sans amour que l’on s’engage à constituer une collection. En s’appropriant les objets rares, le collectionneur ne les dépouille pas seulement de leur caractère de marchandises, il leur attribue une valeur d’amour qui transcende également leur ancienne valeur d’usage. L’étui va signifier l’univers intériorisé. La vie la plus lointaine gît dans cette intimité, figurée et matérialisée dans l’objet authentique du collectionneur. Mais c’est aussi une énigme qui se donne à déchiffrer, comme les traces dans le roman policier, qui « révèle en Poe le premier physionomiste de l’intérieur » (W.  Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, 1936). La notion d’aura, liée à l’expérience de l’éloignement et de la perte, relève sans

doute d’une approche de l’art marquée par la nostalgie de l’authenticité et de la tradition : la reproductibilité technique, accompagnée de la possibilité de modifier indéfiniment le regard sur l’œuvre, n’a-telle pas suscité une conscience de plus en plus vive, et malheureuse, de la perte de l’aura ? Mais une telle conscience a aussi, chez Benjamin en tout cas, une portée critique : sous l’éclairage de la « ­perception auratique », il s’agit d’examiner les ouvertures et les limites des « solutions » que la modernité a engendrées à partir du sentiment de la perte de l’aura : l’allégorie chez Baudelaire, l’art pour l’art chez Mallarmé, le futurisme et son esthétisation de la guerre… Autant d’impasses, selon Benjamin, qui insiste sur le caractère destructeur de l’image que l’humanité donne d’elle-même, lorsque la perte de l’aura et l’avènement du mot d’ordre « Fiat ars, pereat mundus » ont substitué la jouissance du spectacle à la contemplation de l’œuvre. Mais d’autre part, les possibilités ouvertes par le cinéma d’appréhender de façon noncontemplative l’œuvre d’art, induisent une nouvelle forme de perception, que Benjamin appelle « distraite », et qui se retrouve dans la vie urbaine, avec l’architecture et l’urbanisme, formes d’art qui induisent une nouvelle expérience du paysage, où intervient, à côté des perspectives visuelles, une sorte de perception « tactile », faite ­d ’accoutumance et d’usage, la beauté y étant inséparable de la fonctionnalité. André Simha

& W. Benjamin, Petite histoire de la photographie [1931] ; L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique [1936], in L’homme, le langage et la culture, trad. M. de Gandillac, Paris, Denoël-Gonthier, 1971. A. Boissière, « Apparence et jeu, valeur cultuelle et valeur d'exposition chez Walter Benjamin », Apparences, no1, 2007. N. Heinich, « L'aura de Walter Benjamin », Actes de la Recherche en sciences sociales, vol. 49, 1983. sublime, spirituelles ( émotions) FF

B BATAILLE Georges (1897-1962) Selon Bataille, l’art fait partie d’un certain nombre d’activités critiques (comme le jeu, la fête, l’érotisme, voire le culte et la guerre ancienne) au sens où elles font sécession avec la raison instrumentale, principe de régulation sociale des pulsions organisées sous le régime unilatéral de l’utilité et du rendement positif. C’est ce que Bataille nomme part maudite ou monde hétérogène de l’activité humaine spécifique régie par la dépense improductive. L’hétérogénéité est constituée de l’en-deçà et de l’au-delà du monde homogène (scientifique, rationnel, laborieux) : c’est le reste et l’excès, le déchet réprouvé ou la valeur transcendante. Ces éléments hétérogènes entrent donc en conflit avec la structure homogénéisante de la société moderne, bourgeoise. Les activités artistiques sont donc marquées du sceau (maudit) de l’hétérogénéité, ce sont autant de consommations improductives, irrécupérables, inutilisables. Ce sont des activités de dépense excessive, qui ne sont réductibles à rien, mais qui témoignent d’un mouvement propre et irréductible à toute assimilation. L’art n’est donc pas un moment du savoir absolu, mais bien plutôt l’expérience d’un non-savoir : sa négativité ne peut être relevée par une quelconque dialectique. Il est ainsi souverain dans la mesure où il ne s’intègre pas à la stru­cture différenciée de la raison plurielle, mais acquiert, par sa négativité, un pouvoir de transgression à l’encontre des lois de la raison instrumentale et de la praxis objectivées par le monde du travail.

En ce sens l’art est une « fête » qui dans le même mouvement (anthropologique et ontologique) transgresse et présuppose ce à quoi il s’oppose. Il est ainsi précisément subversion : moins création (au sens de production) que destruction, ­consumation, sacrifice des formes établies, c’est-à-dire création au moyen de la perte. La naissance et l’essence de l’art exigent donc l’antériorité de l’activité utilitaire, artisanale, technique du travail pour s’affirmer comme jeu transgressif et souverain. Bataille réinterprète en ce sens la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave professée par Kojève. C’est un renversement ontologique : l’art, expression du refus de l’utile devient expression de la part essentielle de l’homme souverain. L’art est donc l’indice mais aussi le moment et le lieu d’une transmutation des valeurs, le passage de la valeur utile à la valeur ultime que bataille nomme aussi la valeur esthétique. C’est l’équivalent d’une valeur sacrée ; dont l’art est sans doute la relève, c’est un sacrifice symbolique qui consacre un objet en le retirant au monde des choses. Cette épokhê permet alors une donation originaire de l’affect débarrassé de toute entreprise d’emprise (l’utile, le travail) et de subordination (le sens, le savoir), c’est, en des termes nietzschéens, « celui de l’énergie excédante, traduit dans l’effervescence de la vie », dans La part maudite. Cet excès se livre dans son ambivalence dionysiaque, dégagée et libérée de la ­signifiance, de l’évaluation, de la partition. C’est le « paradoxe de l’émotion » dont parle Bataille, paradoxe comparable à ce qu’a pu représenter la participation festive ou l’expérience sacrificielle. Il livre d’un seul tenant et en une seule tenue ce qui informe 51

Batteux Charles (1713-1780) l’apparence dans le débord et qui ne peut s’exprimer contradictoirement que dans une « crue », dans Madame Edwarda, qui renvoie la jouissance à l’horreur, l’angoisse au plaisir, sans relève, car l’art authentique, celui qui fait le sacrifice du sens, livre le mouvement de l’être comme excès, c’est-à-dire comme dépense sans réserve. Yvon Le Scanff

& G. Bataille, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 19701988, 12 vol. G. Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995. Dossier : Bataille et les arts plastiques, La part de l’œil, no 10, 1994. V. Texeira, Georges Bataille, la part de l’art : la peinture du non-savoir, Paris, L’Harmattan, 1997. dionysiaque, nietzsche

Batteux Charles (1713-1780) L’abbé Charles Batteux, professeur de grec et de latin au Collège royal, académicien (Académie des inscriptions en 1754, Académie française en 1761), est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels son traité, Les Beaux-Arts réduits à un même principe (1746), qualifié par Annie Becq de « somme esthétique du demi-siècle » (Genèse de l’esthétique française moderne). Cet ouvrage doit beaucoup à Aristote que Batteux connaît bien du fait de ses traductions et de ses commentaires (en particulier sur la catharsis). Batteux commence par définir la nature des arts et leurs différences : les Beaux-Arts (contrairement aux arts mécaniques) ont pour objet le plaisir (et non l’utilité) et trouvent leur principe commun dans l’imitation de la belle nature. Dans la première partie, l’auteur s’intéresse à l’enthousiasme du génie créateur qui associe deux éléments contraires : « Une vive représentation de l’objet dans l’esprit, et une émotion du cœur proportionnée à cet objet ». Dans la seconde partie, il traite du 52

goût et aborde la question de la réception de l’œuvre d’art. Le sentiment artistique doit être distingué de l’émotion brute. Le premier nous informe de la qualité de l’imitation réalisée dans l’œuvre d’art. L’imitation joue un rôle essentiel, car c’est elle qui est source d’agréments, tandis que la nature elle-même provoque des émotions déplaisantes. Dans le sillage de Du Bos, Batteux peut ainsi déclarer que l’art nous donne « le plaisir de l’émotion, sans aucun mélange désagréable ». Ce plaisir n’est pas incompatible avec la raison, tout au contraire, car le cœur et la raison doivent s’accorder dans le plaisir e­ sthétique : « Comme [les Beaux-Arts] sont faits pour nous plaire, ils ont besoin du suffrage du cœur aussi bien que de celui de la raison ». Enfin, dans une troisième partie, Batteux vérifie le principe de l’imitation en l’appliquant aux différents arts. Il reprend à Aristote sa conception des genres qui sont des couleurs avec des gradations et des nuances, et bien qu’il condamne leur mélange, préconise l’union naturelle de la poésie, de la musique et de la danse. Diderot lui dédicace la Lettre sur les sourds et muets où il amorce une réflexion sur la belle nature prolongée dans le préambule du Salon de 1767. Le Cours de belles-lettres (1747) de l’abbé Batteux, qui sera rebaptisé Principes de la littérature (1764), réédité de nombreuses fois jusqu’au xix e  siècle, témoigne de l’émergence de la notion de littérature. Catherine R amond

& C. Batteux, Les Beaux-arts réduits à un même principe [1746], éd. J‑R. Mantion, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1989. A. Becq, Genèse de l'esthétique française moderne. De la raison classique à l'imagination créatrice 16801814, Paris, A. Michel, 1994. F. Bollino, Teoria e sistema delle belle arti, Charles ­Batteux e gli esthéticiens del sec. xviii, Mantova, Istituto di filosofia dell’Universita di Bologna, 1976. S. Branca-Rosoff, La Leçon de lecture. Textes de l'abbé Batteux, Paris, Éditions des Cendres, 1990. aristote, diderot, goût, littérature, plaisir / FF déplaisir

Baudelaire Charles (1821-1867)

BAUDEL AIRE Charles (1821-1867) « Malheureux peut-être l’homme, mais heureux l’artiste que le désir déchire ! » : dans « Le désir de peindre » (Petits poèmes en prose, 1869), Baudelaire exprime la souffrance inhérente à l’acte créateur. L’émotion première de l’artiste est d’emblée un composé complexe de sentiments positifs et négatifs, effet d’une dissociation entre les composantes humaines et les composantes surhumaines, géniales, artistiques (d’autres poètes, à d’autres époques, eussent dit « divines ») du poète, du romancier ou du peintre. Le mouvement de désir qui préside à l’émotion envahit l’artiste et le submerge, le conduisant à devenir malgré lui un autre lui-même. Ce n’est qu’ainsi qu’il pourra dévoiler la véritable beauté du monde, exposer les correspondances synesthésiques qui font vivre intensément. Poète et critique d’art, Baudelaire ne cesse de réfléchir à l’acte créateur, en théoricien et en praticien. L’un ne peut exister sans l’autre et c’est bien souvent dans ses poèmes que le poète se décrit, s’imaginant en albatros ou se reconnaissant dans un vieux saltimbanque crasseux et esseulé. Le créateur, parce qu’il est génial, est nécessairement incompris, touchant au ciel mais se sentant humilié, pesant, désespéré sur la terre. Baudelaire renoue dans sa conception du spleen (la rate d’où s’écoule l’humeur mélancolique chez les Anciens) avec la vision aristotélicienne qui fait du mélancolique un homme de génie, à part. Baudelaire se forge une fratrie de cœur, les délaissés de l’humanité, mais aussi les autres génies, sur lesquels il s’étend dans ses ouvrages de critique d’art, ses différents Salons, de 1845, 1846 et 1859 et ses monographies. Il encense Constantin Guys, « peintre de la vie moderne », Eugène Delacroix, Richard Wagner, Victor Hugo, et très généralement les Romantiques de son époque, auquel il consacre L’Art romantique en 1869. Ce qu’il aime en

eux, c’est bien cette capacité à « exprimer la passion de la manière la plus visible » et cela parce qu’ils sont eux-mêmes « passionnément amoureux de la passion » (« Éloge funèbre d’Eugène Delacroix », dans L’Opinion nationale, 1863). C’est cette passion qui rapproche les génies et fait de l’action même du critique celle d’un découvreur, d’un révélateur, agissant comme le poète. Baudelaire le déclare lui-même aux bourgeois dans son introduction au Salon de 1846 : « le critique doit accomplir son devoir avec passion ; car pour être critique on n’en est pas moins homme, et la passion rapproche les tempéraments analogues et soulève la raison à des hauteurs nouvelles ». Mathilde Bernard

& Baudelaire critique d'art. Curiosités esthétiques, poèmes, œuvres diverses, lettres, textes et documents présentés et rassemblés par B. Gheerbrant, Paris, Club des libraires de France, 1956. C. Baudelaire, Salon de 1859, édition critique établie par W. Drost avec la collaboration d'U. ­Riechers, Paris, Champion, 2006. L. Horner, Baudelaire, critique de Delacroix, Genève, Droz, 1956. mélancolie, poésie, romantique FF

BELL Clive (1881-1964) Clive Bell est le prototype parfait du critique d’art et esthète anglais. Membre très actif du Bloomsbury Group avec entre autres L. et V.  Woolf, J et L.  Strachey, E.  M.  Forster, il a publié une abondante masse de comptes rendus, d’expositions et d’essais sur la peinture, souvent regroupés par la suite en volumes dont Since Cézanne (1922) et Enjoying Pictures (1934). Son influence en tant que critique, comparable à celle de Pater ou Ruskin, a été renforcée par son disciple et ami, Roger Fry. Mais Bell doit en fait l’essentiel de sa célébrité à un ouvrage de jeunesse, Art, paru en 1914, qui est devenu l’emblème de 53

Bonheur la théorie formaliste de l’art et a connu un retentissement philosophique considérable bien qu’au prix d’une part de malentendu. Si l’ouvrage accorde une place centrale à la notion de « forme significative », il convient de ne jamais oublier le contexte dans lequel Bell y a recours. Son point de départ est le défi de trouver une réponse à la question : quelle est la qualité commune et particulière à tous les membres désignés par la classe “œuvre d’art” ? Faute de quoi parler d’« art » n’est que charabia. Aux yeux de Bell, une seule réponse est possible, à savoir « les lignes et les couleurs combinées d’une manière particulière, certaines formes et relations de formes, [qui] stimulent nos émotions esthétiques ». La forme significative a pour identifiant objectif une configuration plastique mais ce serait un contresens de penser que Bell plaide pour une esthétique objectiviste, car ce qui compte est l’effet produit sur notre sensibilité et notre expérience vécue, contre une approche structurale de la beauté. Il n’hésite pas à soutenir que les « pures formes […] ne sont un moyen vers rien d’autre que l’émotion », et en particulier cette forme spécifique d’émotion qui est liée à l’expérience esthétique et dans laquelle « nous saisissons un sens de la réalité ultime », qu’il s’agisse d’une église romane, du David de Michel-Ange ou des peintures de Cézanne. Le succès de la théorie de Bell tient à sa capacité de mettre entre parenthèses les débats interminables qui ont jalonné l’histoire de l’esthétique depuis le xviiie siècle. Mais c’est aussi sa faiblesse puisqu’elle a alors toutes chances de passer pour une construction ad hoc. Weitz lui a reproché de mélanger usage descriptif et évaluatif, ce qui revient à considérer que le seul art est le bon art, et Lake de procéder de manière circulaire. Il observe que pour Bell « “est une œuvre d’art” et “a une forme significative” semblent signifier la même chose, si bien que la dernière ne dit rien de ce qui peut fournir une réponse à ce qui 54

compte comme œuvre d’art, sauf que ce doit être une œuvre d’art ». En revanche, la composante émotionnelle a généralement été sous-estimée sinon i­gnorée. Jacques Morizot

& C. Bell, Art [1914], Londres, Chatto and Windus, rééd. 1947 ; plusieurs rééditions récentes, New York, Capricorn Books, 1947, Oxford University Press, 1987 ou CreateSpace Independent Publishing Platform, 2011. M. Weitz, « The Role of Theory in Aesthetics », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 15, no1, 1956, trad. in D. Lories (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Paris, Klincksieck, 1988 et 2004. B. Lake, « A Study of the Irrefutability of Two Aesthetic Theories », in W. R. Elton (éd.), Aesthetics and Language, Oxford, Blackwell, 1954. esthétiques ( émotions), peinture FF

BONHEUR Les paradoxes du bonheur Les constitutions des temps modernes font état officiellement de l’aspiration universelle et légitime des hommes au bonheur, aspiration qui semble confirmée par l’ancienneté et l’abondance des théories et des réflexions à ce sujet. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 pose, dans son préambule, l’équivalence entre deux nécessités, le « maintien de la constitution » et « le bonheur de tous ». Dès les philosophes grecs, Socrate, Platon, Aristote, il est avéré que le bonheur est le but de la vie humaine. Mais cette affirmation pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses : Qu’est-ce que le bonheur ? Est-il possible ici-bas ? Est-il pour tous, ou seulement pour le philosophe ? Plusieurs mots grecs et plusieurs mots latins peuvent désigner ce que nous appelons bonheur, mot en lui-même ambigu, puisqu’il désigne à la fois l’état intérieur de celui qui est heureux et l’événement extérieur, chance, fortune, qui permet ce bonheur, sachant que les deux ne coïncident pas toujours : on peut être

Bonheur heureux sans avoir beaucoup de chance, et inversement, l’argent ne fait pas le bonheur, comme chacun sait, et l’on peut être à la fois chanceux et malheureux. Le bonheur est également difficile à décrire et à distinguer des notions proches comme le plaisir ou la joie, qui sont des émotions plus facilement mesurables ou observables par leur intensité, tandis que le bonheur est un état à la fois durable et intense, ce qui introduit une tension interne au concept. Le bonheur est-il visible extérieurement ? Quels en sont les signes physiques ? Un extérieur riant et gai peut être la marque trompeuse de la mélancolie, ce qui pose un problème pour la représentation picturale ou sculpturale du bonheur. Selon Rousseau, « un homme vraiment heureux ne parle guère et ne rit guère ; il resserre, pour ainsi dire, le bonheur autour de son cœur » (émile ou de l’éducation). Dans Les Passions de l’âme, Descartes dit aussi que les grandes joies sont ordinairement mornes et silencieuses. Il n’est pas certain que le bonheur se partage toujours, ni qu’il soit le même pour tous. Pour les Anciens, le bonheur du sage est une position de retrait, de spectateur : il est obtenu par une méthode soustractive qui permet d’éviter les passions, sources de tourments, de limiter les plaisirs, ce qui les rend plus intenses, et d’éliminer la douleur. Selon Spinoza, un des philosophes pour qui la notion est centrale – c’est le point de vue de Bernard Pautrat dans son introduction au De Emendatione –, le bonheur du sage est supérieur à celui de l’ivrogne. Il y a dès lors différence et hiérarchie des bonheurs, et l’on ne peut plus vraiment parler de « bonheur » au singulier. Enfin, la valeur durative du bonheur, en ceci très différente de la joie, acmé intense mais fugitive, semble une notion constamment menacée, notamment par le temps. L’idée de saisir l’instant (carpe diem) des épicuriens répond à cette inquiétude. Le désir d’être heureux, qui est si fondamental aux yeux de Rousseau par exemple, s’accompagne de la difficulté d’obtenir ce bonheur et de le conserver : « Il

faut être heureux, cher Émile : c’est la fin de tout être sensible ; c’est le premier désir que nous imprima la nature, et le seul qui ne nous quitte jamais. Mais où est le bonheur ? Qui le sait ? Chacun le cherche et nul ne le trouve. On use la vie à le poursuivre, et l’on meurt sans l’avoir l’atteint ». D’où l’idée qu’il faut élaborer une méthode, apprendre à être heureux, ce à quoi aboutit, selon Robert Mauzi, toute réflexion sur le bonheur : « C’est un des rêves les plus anciens et les plus naïfs de l’humanité que de vouloir élaborer, une fois pour toutes et pour tous les hommes, un art d’être heureux » (R. Mauzi, L’Idée du bonheur au xviiie siècle). L’expression « l’art d’être heureux » est empruntée au philosophe Alain. « L’art d’être heureux » Le bonheur est à portée de tous, et les recettes et techniques ne manquent pas pour tenter de se le procurer : « Le bonheur est dans le pré, cours-y vite » dit Paul Fort, et l’on sait le succès de la formule. Elle a notamment inspiré le titre du film d’Étienne Chatiliez, Le Bonheur est dans le pré (1995). Elle met en évidence le lien entre le bonheur et la simplicité de la vie champêtre et de la nature. Le rêve de la retraite campagnarde fait partie des aspirations au bonheur, souvent incompatibles avec l’entraînement fatal des passions et les désordres urbains, comme le montre le rêve de Des Grieux, dans Manon Lescaut, qui est conforme à la méthode soustractive des Anciens, éviter les inquiétudes et les désirs : « Je formai d’avance un système de vie paisible et solitaire. J’y faisais entrer une maison écartée, avec un petit bois et un ruisseau d’eau douce au bout du jardin, une bibliothèque composée de livres choisis, un petit nombre d’amis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et modérée ». Le problème est que Manon n’y a pas sa place et que le rêve de bonheur s’avère incompatible avec la passion. L’impossibilité du bonheur fait le tragique 55

Bonheur des romans prévostiens : pour R. Mauzi, « Les personnages de Prévost vivent jusqu’à l’angoisse ce déchirement de l’âme. Épris d’ordre, de sérénité, de vertu paisible, ils sont en même temps harcelés par les exigences d’un cœur qui les voue constamment à la torture des paroxysmes. » La recherche du bonheur n’est pas une nouveauté au xviii e  siècle, mais elle prend à cette époque une dimension quasi obsessionnelle et peut se confondre, à l’extrême, avec une autosatisfaction désarmante ou inquiétante. Les statistiques lexicales attestent de la présence du mot, par exemple chez Rousseau. Ainsi le prince de Ligne conseillait de prendre deux jours par semaine pour faire le bilan de son bonheur : « Examinons notre existence. Je me porte fort bien… Je suis riche. Je joue un rôle, j’ai de la considération, on m’aime ou l’on m’estime… Sans cette récapitulation on se blase sur son heureuse position »7. On sait comment Molière s’est moqué du petit marquis satisfait de lui-même dans le Misanthrope. Si le bonheur peut ennuyer, celui des autres peut exaspérer ou porter à rire. Il pose aussi une question morale, celui de l’égoïsme satisfait face aux malheurs du monde, qui interdit d’être heureux. « Il y a de terribles malheurs sur la terre, Madame, pendant que ceux qu’on appelle heureux sont dévorés de passions et d’ennuis », écrit Voltaire à Madame de Saint-Julien dans sa lettre du 14 septembre 1766. L’absurdité du monde fait qu’il n’y a aucun rapport entre le bonheur et la vertu. Zadig montre qu’il ne peut y avoir de science du bonheur, et Candide que seuls les imbéciles peuvent être heureux. Malgré toutes les difficultés théoriques, le bonheur peut reposer sur des éléments simples et concrets, comme la vie domestique et familiale. Le xviii e  siècle hanté par le bonheur correspond à l’émergence de la famille bourgeoise qui rompt avec les séparations aristocratiques : mari et femme, parents et enfants vivent ensemble. C’est aussi le siècle de la sensibilité qu’une 56

Madame du Châtelet, dans ses Réflexions sur le bonheur, tente de concilier avec l’idéal mondain. Les exigences de confort augmentent, et le raffinement des décors est extrême. On trouve dans les salons du xviii e  siècle un petit meuble qui porte le nom de Bonheur-du-jour : utilisé par les femmes, souvent pour écrire un billet, il remporte un grand succès vers 1760. Un des plus beaux se trouve au musée Nissim de Camondo, décoré avec des plaques de porcelaine de Sèvres. L’évolution de l’art des jardins répond aux exigences de l’homme sensible : le jardin à la française, fait pour être embrassé du regard d’un point de vue privilégié, est critiqué pour sa raideur géométrique. On lui préfère le jardin à l’anglaise, naturel et sinueux et qui réserve les plaisirs renouvelés de la surprise et les agréments de la promenade. Au siècle de la sensibilité, la nature est dotée d’une force de suggestion particulière : « La nature devint le réceptacle des émotions de l’homme sensible. Lorsqu’il parcourait son jardin, la diversité de ses sensations faisait naître la douleur et le plaisir dans des proportions variables, un peu comme la musique peut être allègre et triste à la fois » (M. Baridon, Les Jardins). Le jardin offre des scènes, un décor, qui produisent le même effet qu’un spectacle. Nature et artifice s’y mêlent étroitement, comme le montre cette description tirée de l’Essai sur les jardins de Watelet : « Les gazons formeront des sophas et des lits, les arbrisseaux et les fleurs des festons, des couronnes, des chiffres, des guirlandes ». L’Élysée de Julie dans La Nouvelle Héloïse est le lieu du bonheur par excellence, à la fois privé et partagé (il est fermé à clé et réservé à quatre personnes privilégiées), illustrant le prodige de l’art dissimulé derrière une apparence naturelle. Le jardin réunit la clôture rassurante à la diversité et au charme de la nature : « Le jardin délimite une zone précieuse, un domaine étroit et fermé, protégé contre l’invasion du monde, où l’existence devient conscience

Bonheur d’une sécurité, où l’on se trouve heureux parce qu’on économise ses forces en restreignant ses désirs » selon les mots de R. Mauzi. Pour les mêmes raisons, l’île peut remplir ce rôle, par exemple l’île de SaintPierre de la 5e promenade des Rêveries du promeneur solitaire, qui est une magnifique méditation sur le bonheur. Toutefois, le bonheur, s’il est possible de l’atteindre, semble aussi difficile à représenter qu’à faire partager. Contrairement à l’empathie provoquée par le tragique ou le pathétique, la vision du bonheur ne rend pas nécessairement heureux. Elle peut même exaspérer ou attrister. Elle n’a pas non plus la même force dramatique : les gens heureux n’ont pas d’histoire, dit-on, et la conscience malheureuse possède une supériorité incontestable. Les opposés du bonheur, le mal de vivre, l’inquiétude, le spleen, la mélancolie, l’ennui, sont à la fois susceptibles d’effets plus certains et plus riches sur le plan artistique. Enfin, la forme la plus évanescente du bonheur, le sentiment de l’existence, la plénitude de vivre, semblent être aussi les plus difficiles à exprimer. On peut donc se demander quelles sont les formes d’art, les genres, les périodes, les auteurs, qui ont fait du bonheur leur thématique privilégiée, et de quelle manière ils ont pu essayer de le représenter, et de le faire partager, ce qui n’est pas forcément la même chose. La représentation du bonheur : une question de poétique Le bonheur fait partie des actions représentées et à ce titre il a sa place dans la Poétique d’Aristote : « La tragédie est représentation non d’hommes mais d’action, de vie et de bonheur (le malheur aussi réside dans l’action), et le but visé est une action, non une qualité ; or c’est d’après leur caractère que les hommes ont telle ou telle qualité, mais d’après leurs actions qu’ils sont heureux ou l’inverse ». L’intérêt dramatique repose sur le renversement du bonheur au

malheur, ou inversement. D’où la force des scènes de reconnaissance, par exemple. Le bonheur fait donc paradoxalement partie du champ de la tragédie traité par Aristote, qui consiste en un passage du bonheur au malheur en raison d’une grande faute (celle d’Œdipe ou de Thyeste, par exemple) ; Aristote explique que la tragédie ne peut reposer sur le bonheur d’un méchant, ni, d’ailleurs, sur son malheur car cela ne provoquerait ni frayeur ni pitié qui sont les fondements de la catharsis. Les tragédies, de fait, évoquent souvent le bonheur disparu dans l’horizon passé de la pièce ; au début de Phèdre, par exemple, Hippolyte déplore : « Cet heureux temps n’est plus ». La nostalgie qui imprègne les narrateurs de Prévost et les ­retournements ­malheureux de leurs aventures ont fait qualifier l’auteur de « tragique ». Le bonheur serait donc le temps d’avant la tragédie. À l’inverse, le bonheur peut fournir le dénouement – heureux donc – de pièces ou d’œuvres narratives, et c’est même la fin quasi obligée des contes de fées dans leur version populaire : « Ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Cette formule précisément n’apparaît pas dans les contes littéraires, ni ceux de Perrault, ni ceux de M me  d’Aulnoy. On trouve le mot « bonheur » à la fin de Fortunée de Mme d’Aulnoy : « le bonheur de ces tendres époux dura autant que leur vie. » Ce type de formule est plus fréquent à la fin des Contes des frères Grimm : « [ils] vécurent heureux désormais pendant de longues, longues années de bonheur » dans Raiponce ou « et ce fut le bonheur pour eux jusqu’à la fin de leurs jours » dans La Belle au bois dormant. Mais il n’y est pas plus question de nombreux enfants que chez les conteurs précédents. Le bonheur n’est donc pas représenté dans sa version continue et monotone, mais dans son émergence finale, qui est d’autant plus appréciée du lecteur ou du spectateur que cet état ultime a été chèrement acquis à l’issue d’épreuves difficiles et qu’il n’est plus compromis, puisque l’histoire est finie. 57

Bonheur La fin heureuse est un attrait du roman de Zola, Au Bonheur des dames, où l’ascension sociale de l’héroïne et la perspective du beau mariage qui la conclut suscitent l’adhésion du lecteur, voire son enthousiasme. On est également heureux de voir l’héroïne du Conte d’hiver de Rohmer retrouver son amoureux, de même que la pièce de Shakespeare du même nom s’achève par une restauration de la félicité perdue. Le bonheur est donc un élément essentiel dans les œuvres narratives ou dramatiques (celles qui racontent une histoire), mais il reste paradoxalement elliptique puisque, sitôt atteint, le roman, le conte ou le film s’achève. Le bonheur n’est pas montré, car il est, soit perdu, soit pas encore atteint, et c’est cette tension qui le rend aussi désirable. Un exemple de bonheur montré tout au long d’une œuvre est offert par le film d’Agnès Varda, Le Bonheur (1965), qui consiste en une suite de scènes idylliques familiales et naturelles, sauf une, qui est dramatique : la femme du personnage principal se suicide par noyade, après que son mari lui a révélé sa liaison avec une autre femme. Mais celuici continue de vivre ce bonheur de l’instant, naturel et animal (celui du lion du zoo qui apparaît fugitivement dans le film), avec sa maîtresse et ses enfants. La discordance entre ce bonheur affiché et semble-t-il vécu par ce personnage, et les souffrances qu’il engendre visiblement autour de lui, mais qui se font très peu entendre, plonge le spectateur dans la perplexité, voire le malaise. La représentation du bonheur : les arts et les genres du bonheur Le bonheur étant écarté du grand genre de la tragédie, on peut se demander s’il ne trouve pas refuge dans les genres mineurs, voire modestes : pas tant la comédie que la comédie musicale, le conte et ses avatars filmiques, la chanson populaire. Du « petit bonheur » à la « Ballade des gens heureux », la chanson s’est emparée du 58

sujet et en a décliné tous les paradoxes : « le bonheur, c’est toujours pour demain », chante un Pierre Perret mélancolique, tandis qu’une Jane Birkin dépressive nous conseille de « fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve », jolie manière de retourner le « cours-y vite il va filer » du « bonheur est dans le pré ». Les comédies américaines présentent autant de visions euphoriques de la vie, susceptibles de nous « remonter le moral » comme « Chantons sous la pluie » ; de fait, certains films ont la grâce de rendre heureux, notamment ceux qui associent le plaisir musical à la beauté de l’image : Tout le monde dit I love you de Woody Allen ou les contes merveilleux de Jacques Demy. Notons ici qu’à l’inverse du Bonheur de Varda, le spectateur ne contemple pas des gens nécessairement heureux, mais il sait que cela va bien se terminer. L’essentiel réside dans le retournement du malheur, parfois extrême (la menace de l’inceste et les épreuves de la princesse dans Peau d’Âne) en bonheur final. Le bonheur trouve une expression privilégiée dans le genre de la pastorale, qui est trans-esthétique, puisqu’on le trouve en poésie (c’est son origine, chez Théocrite et Virgile, dans Les Bucoliques et les Géorgiques), dans la poésie ­dramatique (Il ­pastor fido de Guarini ou Aminta du Tasse), dans le roman (L’Astrée), mais aussi en musique (la Symphonie no6 en fa majeur op. 68 de Beethoven est appelée La Symphonie pastorale) ou en peinture (Poussin, Les Bergers d’Arcadie, les pastorales de Boucher, l’Âge d’or d’Ingres, les pastorales tahitiennes de Gauguin) et dans la peinture décorative des xvii e et xviii e siècles. La pastorale renvoie au mythe de l’âge d’or illustré tout particulièrement par la région de Grèce nommée Arcadie, où de bergers et des bergères qui ne sont pas trop occupés de leurs moutons vivent en harmonie avec la nature. La pastorale réunit deux éléments favorables au bonheur : un décor champêtre et bucolique, mais aussi un univers idéalisé et galant. Ce dernier élément l’emporte largement dans

Brecht Bertolt (1898-1956) les toiles rocaille de Boucher ou les divertissements de Molière pour Versailles.

BRECHT Bertolt (1898 -1956)

Ce bonheur de la pastorale est cependant souvent teinté de mélancolie, en raison du caractère fugitif du bonheur, tantôt espéré, tantôt perdu ou menacé de l’être ce qui lui confère son intensité paradoxale. De la même façon, la poésie lyrique ou les récits de type autobiographique évoquent le bonheur au passé en essayant de le ressaisir dans l’écriture. Les plus belles pages sur le bonheur décrivent un bonheur à la fois perdu et retrouvé, absent et présent. Les expériences de mémoire involontaire qu’on trouve chez Rousseau, Châteaubriand, Proust, permettent de retrouver intacts les bonheurs du passé, le son de la voix des êtres chers, la saveur de la madeleine. Les tableaux peuvent saisir un moment de bonheur : tableaux de genre, scènes champêtres, portraits de famille sont autant d’illustrations de cette notion, qui apparaît très rarement dans les titres. Le Bonheur de vivre (1905-1906) de Matisse est aussi appelé : La Joie de vivre. Les portraits de Renoir, par exemple Madame Charpentier et ses enfants (1878), et plus largement ses grands tableaux de groupe, Le Déjeuner des canotiers (1881) ou le Bal du moulin de la galette (1876), représentent des moments de convivialité heureuse. Ils ne susciteront pas forcément, auprès du spectateur, un sentiment équivalent à celui qu’ils expriment. Dernier paradoxe de cette notion : les plus grands bonheurs esthétiques peuvent être obtenus par les œuvres qui cherchent le moins à rendre ce sentiment, ou par celles qui en expriment le désir ou le regret.

Avec le concept de distanciation (Verfrem­ dungseffekt), Brecht envisage la dramaturgie sur un mode non aristotélicien. Non pas qu’il rejette en bloc les services de l’identification (mimésis), qui visent l’empathie du spectateur, mais parce qu’il refuse la catharsis, préférant, à la décharge émotionnelle suggérée par l’expérience du théâtre ancien, une attitude contrôlée. Pensons par exemple aux scènes poignantes de La Mère (1931) : alors qu’elle perd son fils dans la révolution, Pélagie Vlassova s’adresse calmement aux spectateurs avec le vocabulaire précis de la lutte, se montrant tout à la fois battue et renforcée.

Catherine R amond

& M. Edwards, Le Bonheur d'être ici, Paris, Fayard, 2011. Le Bonheur, A. Schnell (dir.), Paris, Vrin, 2006. R. Mauzi, L'Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au xviii e siècle [1960], Genève, Paris, Slatkine Reprints, 1979. littérature, joie, jubilation, plaisir FF

Le cœur de la proposition brechtienne tient à son refus catégorique de toute naturalisation des émotions : plutôt que de les croire universelles et intemporelles, le dramaturge veut faire apparaître leur caractère déterminé, toujours lié à des intérêts socio-historiques qu’il importe de montrer. Mais on irait trop vite en concluant que la dramaturgie non aristotélicienne ne procure aucune émotion. Il ne s’agit nullement d’évacuer les émotions, ni même de les écarter, mais de les soumettre systématiquement à la critique. Appliquée au domaine des émotions portées par le comédien, l’idée de distanciation fait écho aux thématiques du Paradoxe sur le comédien (1773-1777) de Diderot : « jouer d’intelligence » consiste à exprimer une émotion sans la ressentir soi-même. Le théâtre devrait selon Brecht permettre aux spectateurs d’adopter sur les émotions un point de vue rationnel – précisément celui qui a manqué lors de la conjoncture fasciste, encline à cultiver les débordements émotionnels. Paradoxalement, seule la voie du théâtre didactique aurait pour effet de raviver de véritables émotions, écrit-il dans « La dramaturgie non aristotélicienne » (1932-1951). Car rien ne vaut par exemple l’intensité de la joie liée à la possibilité retrouvée du changement 59

Burke Edmund (1729-1797) social, l’énonce-t-il dans le Petit organon pour le théâtre (1948). Maud H agelstein

& B. Brecht, « La dramaturgie non aristotélicienne » [19321951], trad. G. Delfel, J. Tailleur et J.-M. Valentin, in Écrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, 2000. B. Brecht, « Sur la distanciation dans le jeu » [1936], trad. J.-L. Besson, J. Tailleur et J.-M. Valentin, in Écrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, 2000. B. Brecht, « Petit organon pour le théâtre » [1948], trad. B. Lortholary, in Écrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, 2000. J. Rancière, « La folie Eisenstein », La Fable cinématographique, Paris, Seuil, 2001. catharsis, diderot, désintéressement, théâtre FF

BURKE Edmund (1729 -1797) La carrière philosophique d’Edmund Burke est très courte et se limite à la publication d’un traité de politique, A Vindication of Natural Society en 1756, et d’un traité d’esthétique, A Philosophical Enquiry (1757). Pour autant, sa pensée esthétique influence la philosophie morale (de Thomas Reid, James Beattie, Hugh Blair, et Adam Smith notamment), le courant artistique romantique, et permet de comprendre ses prises de positions politiques, notamment son rejet des formes de contestation révolutionnaire. Dans sa pensée du sublime, tout comme plus tard dans Reflections on the Revolution in France (1790), Burke est à la recherche des formes de cohésion sociale et le sublime lui permet de penser les ressorts de la soumission et donc du pouvoir. À Philosophical Enquiry connaît un très grand succès en Angleterre et dans toute l’Europe. Ce succès s’explique à la fois par le format de l’ouvrage, qui se veut vulgarisateur, par son ancrage intellectuel dans les théories de son temps, sur le goût et sur les passions notamment (Joseph Addison, Francis Hutcheson, Mark Arkenside, David Hume), et par son originalité. Burke 60

se sert des analyses sur les passions pour proposer une définition physiologique et psychologique du sublime, et non plus seulement linguistique, héritée de la tradition longinienne et reprise par les contemporains de Burke, John Baillie et Robert Lowth. En d’autres termes, Burke propose une analyse psychologique de la notion de sublime et la relie non plus au rapport des hommes au langage, à la rhétorique et à l’éloquence, mais au rapport de l’homme à la nature et à l’art. L’édition définitive de A Philosophical Enquiry publiée en 1759 comprend cinq parties. L’objectif de la première partie est de définir les termes de l’enquête – « pain and pleasure », « delight and pleasure », « joy and grief », « society and solitude », « sympathy, imitation, and ambition ». Ces distinctions visent à analyser les ressorts psychologiques du sublime et du beau. Le sublime est une expérience esthétique de plaisir intense (delight) ressentie par l’homme face au danger ou au risque de douleur. Le beau est une expérience esthétique beaucoup moins puissante et qui se fonde sur l’instinct de sociabilité des hommes. Tout ce qui inspire l’amour (love) renforce la cohésion sociale et, partant, relève du beau. En deuxième partie, Burke analyse les phénomènes (comme les jeux de lumière et d’obscurité) qui sont à l’origine de l’expérience du sublime. L’auteur procède de la même manière en troisième partie concernant le beau, en commençant par réfuter les théories des Anciens sur les causes du beau, qui, selon Burke, ne sont pas à aller chercher du côté des proportions, de l’adéquation, ou de la perfection. Burke s’intéresse ensuite aux qualités sensibles des objets dits beaux, comme ce qui est lisse, délicat, ou encore ce qui varie de manière progressive. En quatrième partie, Burke indique les causes efficientes du sublime et du beau et s’intéresse au rapport entre corps et esprit

Burke Edmund (1729-1797) – ce qui, au niveau sensoriel, par la vue notamment, et par l’odorat, va provoquer dans l’esprit le sentiment de sublime et ce qui, au niveau de l’esprit et de la mémoire, va provoquer certaines réactions corporelles, comme la crispation ou au contraire la quiétude. Enfin, en dernière partie, Burke développe une théorie non-imitative du langage poétique et s’intéresse au pouvoir des mots au-delà ou en deçà de leurs fonctions figuratives, consistant à produire dans l’esprit les images des objets. Ainsi Burke, tout en plaçant son texte entre deux traditions philosophiques bien établies dans l’Angleterre de la première

moitié du xviiie siècle, à savoir le discours sur le goût et les passions et la question de l’éloquence sublime, développe une pensée esthétique propre en articulant le discours philosophique, psychologique et physiologiques sur les passions à une théorie de l’art. Claire Gallien

& E. Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful [1759], Recherche philosophique sur nos idées du sublime et du beau, trad. B. Saint Girons, Paris, Vrin, 2009. plaisir / déplaisir, sublime FF

C C ATHARSIS Dans l’usage courant, le terme catharsis désigne le processus par lequel la représentation de faits violents ou, plus généralement, capables de générer des émotions fortes (comme la peur) délivrerait le spectateur ou lecteur des effets néfastes de ces mêmes émotions et favoriserait son bienêtre psychique ou son adaptation sociale. Ainsi, dans les débats sur les conséquences de l’exposition de la jeunesse aux images violentes de la télévision, du cinéma ou des jeux vidéo, recourt-on communément à la notion de catharsis pour expliquer que, loin d’entraîner une plus grande violence dans les comportements, ces représentations contribueraient au contraire à l’apaisement des individus. Souvent présenté comme une vérité d’expérience, ce mécanisme de la catharsis s’appuie en fait sur deux références implicites. L’une est à la vulgate de la psychanalyse freudienne et, plus exactement, à la « méthode cathartique » que Freud développa à Vienne à la toute fin du xixe siècle avec son collègue Josef Breuer, avant de l’abandonner pour la méthode proprement dite « analytique » : Freud nomme alors catharsis la libération ou « décharge » (Entladung) d’affects traumatisants précédemment refoulés dans le subconscient (Freud, De la psychothérapie, 1905). C’est par un mécanisme analogue qu’il explique l’attrait du public pour une pièce aussi scandaleuse qu’Œdipe-Roi. Reconnaissant inconsciemment dans la tragédie de Sophocle l’expression d’une « vérité

psychologique », le spectateur accepte la condamnation d’Œdipe parce qu’il ressent en lui-même de façon confuse une culpabilité profonde (Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, 1917). La tragédie agirait donc comme une cure analytique ou cathartique, en amenant à un état préconscient des sentiments et des désirs refoulés. Or, pour élaborer son interprétation de l’effet de la tragédie sur le spectateur, Freud s’inspire lui-même de la conception aristotélicienne de la catharsis tragique, telle que le philosophe la mentionne dans la Poétique, et c’est précisément ce texte d’Aristote qui constitue aujourd’hui la seconde référence implicite de tous les usages contemporains du terme de catharsis – et aussi de loin la principale. Vaste est l’écart toutefois entre le concept de catharsis selon Aristote et celui qui a cours aujourd’hui dans le sens commun. À dire le vrai, depuis la redécouverte du corpus aristotélicien à la Renaissance, chaque époque semble avoir développé en fonction de ses attentes particulières sa propre conception de la catharsis, tantôt physiologique, tantôt morale, plus récemment narratologique et cognitiviste, en prétendant la fonder sur la notion aristotélicienne d’origine – appropriations successives et contradictoires entre elles rendues d’autant plus faciles que les textes conservés d’Aristote, très lacunaires sur le sujet, se prêtent à tous les malentendus et à toutes les divagations. Il importe donc de rétablir dans la mesure du possible la vérité philologique du concept aristotélicien originel. 63

Catharsis La catharsis musicale et tragique chez Aristote Aristote lui-même n’est sans doute pas le premier à avoir utilisé le terme de catharsis pour désigner un effet particulier des arts – ou de ce qu’aujourd’hui nous considérons comme des arts. Selon son disciple Aristoxène de Tarente (iv e siècle av. J. -C.), « les Pythagoriciens pratiquaient la purification (katharsei) du corps par la médecine et celle de l’âme par la musique ». Selon une scolie de l’Iliade, ils se ­rassemblaient au printemps pour écouter des mélodies apaisantes, conformément à un rituel qu’ils appelaient catharsis.

qui précèdent ou

Même si ces témoignages doivent être pris avec précaution, il est de fait que, dans les textes que nous avons conservés, c’est bien au sujet de la musique qu’Aristote parle pour la première fois de catharsis, au livre viii de la Politique. Dans le ­chapitre 6, il distingue d’abord les spectacles destinés à l’instruction (mathêsin) et ceux qui visent la purification (katharsin), auxquels convient une musique particulière : l’instruction forme l’intellect, la purification vise les émotions. Au chapitre suivant, il constate qu’après l’écoute de chants sacrés provoquant l’extase certaines personnes au tempérament émotif, enclines à la pitié ou sujettes à la terreur, trouvent le calme « comme par l’effet d’une médecine et d’une purification (katharseôs) ». « Chez tous, ajoute-t-il, se produisent un certain degré de purification (tina katharsin) et un soulagement mêlé de plaisir. » Dans ce contexte musical propre au livre de la Politique, le terme de catharsis provient selon toute vraisemblance d’un emprunt au discours pythagoricien : il y avait en effet dans la purification ou catharsis pythagoricienne une dimension religieuse, encore assez sensible dans le contexte du livre viii. Les précautions oratoires prises par Aristote signalent assez sa prudence à l’égard d’un concept qu’il n’a pas encore fait sien totalement, de même viii

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que cette remarque en passant : « ce que nous entendons par purification (katharsin), nous en parlons ici de façon grossière (haplôs), mais nous en reparlerons plus clairement dans les livres sur la poétique ». La Poétique utilise de fait le terme de catharsis pour qualifier l’effet ultime de la tragédie, dans la fameuse définition du chapitre vi : « La tragédie est l’imitation d’une action sérieuse et entière ayant de l’étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements dont chaque forme est employée séparément selon les parties, par des gens en action et non par du récit, [imitation] accomplissant au moyen de la pitié et de la terreur (di’éléou kai phobou) la catharsis de telles émotions ». Chaque terme de cette définition particulièrement dense qui suivent à l’intérieur du traité, et vise à distinguer la tragédie d’autres formes littéraires voisines comme la comédie, dont l’action n’est pas « sérieuse », ou l’épopée, qui n’utilise que du « récit ». Chaque terme, sauf ceux qui composent la toute dernière partie de la définition, à savoir : « la catharsis de telles émotions ». Nulle part ailleurs, ni avant ni après, la Poétique ne reparle de cette catharsis, en contradiction avec l’annonce d’Aristote dans la Politique. Du reste, ce n’est pas la seule bizarrerie de la Poétique, qui promet un développement sur la comédie, dont il est pourtant à peine question dans le reste de l’ouvrage. On a donc émis depuis longtemps l’hypothèse qu’il existait un second livre maintenant perdu de ce traité : un livre traitant notamment de la comédie, et où le phénomène de la catharsis eût été présenté dans le détail – à moins que la Politique ne fît référence à une tout autre œuvre (un dialogue sur les poètes, par exemple). L’histoire mouvementée des manuscrits d’Aristote dans l’Antiquité peut expliquer aisément de telles pertes.

Catharsis Le plaisir qui vient de la pitié et de la terreur Il existe toutefois un passage éclairant assez parallèle à la définition donnée plus haut : « Puisque le poète doit agencer le plaisir qui procède de la pitié et de la terreur au moyen de l’imitation, il est clair qu’il faut produire ce résultat en agissant sur les faits ». S’il était question plus haut d’une imitation « accomplissant au moyen de la pitié et de la terreur la catharsis de telles émotions », il s’agit à présent d’« agencer le plaisir qui vient de la pitié et de la terreur au moyen de l’imitation » : on retrouve ici presque tous les termes qui entouraient la mention de la catharsis, la catharsis en moins. En lieu et place de cette dernière apparaît le « plaisir », un plaisir qui n’est ni le plaisir cognitif général lié à l’imitation et à la reconnaissance intellectuelle de la chose représentée dans la représentation, ni le plaisir esthétique dû à la matérialité même de l’imitation, c’est-à-dire à ses « assaisonnements » (hêdusma) – le chant, le vers, le spectacle –, mais le « plaisir propre » à la tragédie (hêdonê oikeia). C’est ce plaisir propre à la tragédie qu’Aristote cherche à définir. Il est important que ce plaisir provienne de la pitié et de la terreur, car il s’agit de deux affects symétriques relativement à un même événement, selon le point de vue dont il est considéré : une situation identique provoque de la terreur chez qui la vit de l’intérieur, et de la pitié si l’on observe de loin ses effets sur autrui. Aristote explique ce mécanisme par deux fois dans la Rhétorique. Une première fois, pour définir la crainte (phobos) : « Pour parler en général, sont à craindre (phobéra) toutes les choses qui, lorsqu’elles arrivent à d’autres ou les menacent, sont propres à exciter la pitié (éléeina). Et une seconde fois, de manière rigoureusement inverse, pour définir la pitié : « En un mot, il faut admettre ici également [comme

pour la crainte] que toutes les choses que l’on craint (phobountai) pour soi-même émeuvent la pitié (éléousin) quand elles arrivent à autrui ». La terreur et la pitié constituent donc des émotions antagoniques, dépendant strictement de la position du sujet par rapport à l’événement. En règle générale, dans une situation réelle, l’implication du sujet étant directe et sa position univoque, tout se passe de façon simple : on éprouve soit de la crainte, soit de la pitié, jamais les deux en même temps. Les deux émotions sont exclusives l’une de l’autre. Il en va tout autrement dans la tragédie, qui offre au spectateur des objets fictifs, posés devant lui pour être regardés dans le cadre d’un spectacle. Or, la réaction émotionnelle provoquée par l’imitation – et une imitation reconnue comme telle – n’est pas tout à fait de même nature que celle que susciterait le même événement dans la réalité : à la différence d’une situation réelle, l’affect tragique ne peut apparaître qu’au terme d’un processus complexe, dont Aristote indique çà-et-là les éléments. En particulier, il recommande au dramaturge, en citant l’exemple d’Œdipe, de choisir pour personnage principal un homme qui, « sans exceller dans la vertu et la justice, tombe dans le malheur, sans pourtant que ce soit par vice et méchanceté, mais à cause de quelque faute ». Il convient ainsi de préserver la possibilité d’une identification du public avec le héros, qui doit n’être ni un parfait dépravé ni un parangon de vertu, mais s’inscrire dans une relation de similarité éthique avec le spectateur, car le mécanisme de l’affect tragique ne peut s’enclencher proprement que dans le cadre d’une relation empathique entre l’audience et ce qu’elle voit sur la scène. Que se passe-t-il en effet selon Aristote dans le processus tragique ? D’une part, quand le héros est frappé injustement d’un malheur, le spectateur éprouve à son égard 65

Catharsis la même émotion que dans une situation réelle : de la pitié. D’autre part, comme il s’agit d’une imitation de la réalité, le spectateur reconnaît aussi une valeur exemplaire aux événements qui surviennent sur la scène ; il peut s’identifier au personnage ; il assiste au malheur d’un « semblable ». Il éprouve de la peur. Plus précisément, deux types de peur. En premier lieu, une peur par identification : il peut partager la crainte d’un personnage face à un événement redouté qui le menace. Mais sur un autre plan, même si le personnage ne manifeste pas spécifiquement la peur, le spectateur peut et doit, quant à lui, la ressentir : une peur par extrapolation, celle de devenir un jour victime d’un malheur semblable à celui qui frappe le personnage. Dans la Rhétorique, Aristote définit ainsi la terreur comme « une peine ou un trouble consécutifs à l’imagination d’un mal à venir pouvant causer destruction ou peine ». La terreur est donc toujours au rendez-vous du public à cause de la force empathique qu’exerce, selon Aristote, la bonne intrigue tragique. Cette exemplarité des événements représentés par la tragédie, leur capacité à valoir pour d’autres individus que ceux qui sont figurés sur la scène – et en particulier pour les spectateurs – constitue aux yeux du philosophe une caractéristique essentielle de la fiction poétique : « la poésie, écrit Aristote dans la Poétique, est plus philosophique et plus importante que l’histoire, car la poésie exprime plutôt le général, et l’histoire le particulier ». La conséquence de ce mécanisme d’empathie est que le spectateur de la tragédie éprouve simultanément terreur et pitié. Ou, plus exactement, il ressent d’abord de la pitié, celle qu’il éprouverait normalement dans une situation réelle, et ensuite seulement, par identification, de la terreur. Ces deux émotions ne sont donc pas choisies au hasard par Aristote dans la Poétique comme de simples exemples d’émotions suscitées par la tragédie : elles sont – et 66

elles seules – les émotions tragiques par excellence, toujours couplées l’une à l’autre dans le cadre de l’imitation théâtrale. Ce point-là est d’une importance capitale pour la compréhension du mécanisme de la catharsis aristotélicienne. La dimension physiologique de la catharsis Or, si la pitié et la terreur sont des émotions symétriques sur le plan cognitif, Aristote les considère également comme antagonistes sur le plan physiologique. D’après le traité Du mouvement des animaux, la peur refroidit le corps tandis que la hardiesse (qui est sous cet aspect de même nature que la pitié) l’échauffe. Le Problème  xxx, que les meilleurs philologues actuels attribuent à Aristote ou à son entourage le plus proche, va exactement dans ce même sens : le réchauffement de la bile noire provoque hardiesse et pitié, et vice-versa ; son refroidissement prédispose à la peur, de même que « la terreur refroidit ». Il y a donc là une interaction complète du physiologique et du psychologique, bien soulignée par le traité De l’âme : « Toutes les passions de l’âme semblent bien aller de concert avec le corps : le courage, la douceur, la peur, la pitié, l’audace, ou encore la joie ainsi que l’amour et la haine. Car en même temps qu’elles le corps subit une modification. » L’énigme de la catharsis tragique trouve ici sa solution. Dans la très grande majorité de ses occurrences, le mot de catharsis désigne dans le corpus aristotélicien une purification physiologique, par le flux menstruel, l’éjaculation ou une purge artificielle, par exemple. Cependant, toute purification n’exige pas une évacuation à proprement parler : l’idée première de la catharsis physiologique est celle du retour à l’équilibre par un soulagement des excès, excès qui ne sont pas nécessairement de substances à évacuer, mais parfois seulement de froid ou de chaleur. Ainsi, selon le Problème  v, la marche dans le froid

Catharsis opère une purification par le contraste de l’échauffement interne et du froid externe. De façon générale, une médecine « purifie » en équilibrant un excès pathologique par un excès exactement inverse. La catharsis peut donc se comprendre comme une action d’équilibrage physiologique : la pitié provoquée par la tragédie accumule la chaleur dans le corps ou les humeurs ; la terreur, en retour, soulage cet excès de chaleur. Il y a équilibrage puisque la terreur se manifeste en proportion exacte de la pitié qui l’a précédée, et c’est ce soulagement dans un mouvement alternatif perpétuel qui provoque du plaisir. Sans faire partie des « choses agréables par nature », pitié et terreur le deviennent « par accident », pour reprendre les définitions de l’Éthique à Nicomaque, qui définit « comme agréables par accident les choses opérant une cure ». La catharsis tragique a donc pour rôle, par le jeu alterné de la pitié et de la terreur, de débarrasser le spectateur de toutes les émotions qui leur sont corrélées, à savoir celles qui, comme ces deux-là, sont associées à un changement de température humorale, soit échauffement soit refroidissement. Selon le Problème xxx, relèvent du premier cas la colère, la bienveillance, la hardiesse, l’exaltation, l’euphorie, l’impudence, la loquacité et la sensualité : autant d’affects qui appartiennent à la famille de la pitié. Dans celle de la terreur, causée par la froideur du mélange, se rencontrent la lâcheté, les tremblements, la dépression, le chagrin, la stupidité et la taciturnité. On peut ainsi paraphraser le fameux passage de la Poétique : « l’imitation tragique accomplit au moyen de la pitié et de la terreur la purification [du spectateur ou du lecteur en le délivrant] des émotions du même genre. » Tel est le plaisir propre à la tragédie selon Aristote. On voit par-là que la catharsis tragique aristotélicienne a peu de rapport avec

l’usage contemporain le plus courant du concept de catharsis. Ce dernier, en effet, suppose une action de type homéopathique, selon laquelle la représentation de la violence calmerait les pulsions violentes en vertu d’un mécanisme de défoulement. Or, pour Aristote, l’effet de la catharsis est de type allopathique : l’apaisement des émotions a lieu non parce que la terreur éprouvée au théâtre guérirait de la terreur réelle (et de même pour la pitié), mais parce que pitié et terreur se contrecarrent mutuellement. Le recours actuel au concept de catharsis doit donc moins à Aristote directement qu’à des interprétations philologiquement erronées de la Poétique. En revanche, ce que dit Aristote sur la tragédie vaut également en théorie pour ce que nous nommons aujourd’hui littérature, puisque selon lui la tragédie agit tout aussi bien sur le simple lecteur que sur le spectateur : l’effet de catharsis peut résulter d’une simple lecture du texte tragique sans l’accompagnement d’un spectacle. Cela implique qu’un texte de littérature, au sens moderne du terme, un texte nu, pourrait avoir la capacité d’agir sur le corps, de le modifier et même de le soigner. Il y a là de quoi enrichir ou transformer notre conception des pouvoirs de la littérature, en faisant éclater le cadre purement intellectualiste où, depuis le romantisme, on a trop tendance à les confiner. William M arx

& Aristote, La Poétique, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil, 1980. A. K. Abdulla, Catharsis in Literature, Bloomington, Indiana University Press, 1985. E. S. Belfiore, Tragic Pleasures : Aristotle on Plot and Emotion, Princeton, Princeton University Press, 1992. W. Marx, « La véritable catharsis aristotélicienne : pour une lecture philologique et physiologique de la Poétique », Poétique, no166, 2011. empathie, négatives ( émotions), théâtre FF

Catharsis

EXTRAIT Élizabeth S. Belfiore, Tragic Pleasure : Aristotle ou Plot and Emotion, Princeton, Presses de l’université de Princeton, 1992, p. 270-272. Traduction M. Bernard. Certains défenseurs de l’homéopathie donnent une explication différente de la façon dont les émotions concernées par la catharsis tragique peuvent être semblables mais pas identiques à la pitié et la peur cathartiques. Ils affirment que la pitié et la peur esthétiques, purgées ou purifiées, sont différentes de la pitié et la peur que l’on ressent dans la vie réelle. Butcher écrit par exemple : « La pitié et la peur sont purgées des éléments impurs qui leur sont attachés dans la vie. » Il affirme que « l’eleos et le phobos de la définition « de la tragédie » sont les émotions esthétiques de la pitié et de la peur, qui sont éveillées par la représentation tragique. Tôn toioutôn pathêmatôn « de semblables émotions » sont les émotions de la pitié et de la peur qui appartiennent à la vie réelle. » Il y a eu de nombreuses versions de cette interprétation. Les éléments 3 à 5 dans la liste de Bywater sur les différentes descriptions de la catharsis concernent les façons dont les émotions esthétiques ont été pensées comme différant qualitativement des émotions de la vie réelle : 3) La pitié et la peur tragiques sont vues comme étant pures, parce qu’elles sont suscitées non par des souffrances réelles, mais seulement par les malheurs imaginaires du théâtre, si bien qu’elles ne sont pas mêlées à la souffrance… 4) Elles sont vues comme étant pures parce que, étant éveillées par la tragédie, elles sont désintéressées… 5) Elles sont pures parce que le caractère sublime de la tragédie transmue la pitié et la peur en des formes de sentiments hautes et nobles. Quoi qu’il en soit, la considération selon laquelle il y a des émotions esthétiques qui diffèrent qualitativement des émotions de la vie réelle n’est pas aristotélicienne. Aristote croyait que la pitié et la peur étaient des émotions douloureuses, dans la tragédie comme dans la vie réelle, et que la tragédie donnait du plaisir non parce que la pitié et la peur qu’elle créait étaient d’un caractère spécial, esthétique, mais parce que la contemplation à laquelle les situations esthétiques nous menait était source de plaisir. On n’a pas davantage de certitude qu’Aristote croyait que la pitié et la peur étaient plus hautes et nobles dans les situations esthétiques – quoi que cela puisse signifier – que n’importe où ailleurs. Et loin de considérer les émotions tragiques comme « désintéressées », Aristote croyait que nous ne pouvions pas éprouver de la pitié pour quelqu’un « comme » nous si nous n’avions pas avant tout fait l’expérience de la peur pour nous-même. En outre, même si les émotions cathartiques, « esthétiques » diffèrent qualitativement des émotions de la vie réelle, cela nous incite à nous demander si l’on peut supposer sans argument que la catharsis est homéopathique plutôt qu’allopathique. C’est ce que fait Butcher, par exemple, quand il met en avant la différence dans l’énoncé suivant : « l’émotion provoquée par une représentation fictive doit se détourner de ses éléments égoïstes et matériels et devenir part entière d’un nouvel ordre des choses » ; mais, quoi qu’il en soit, il affirme que « la tragédie est une forme de traitement homéopathique, qui soigne l’émotion par les moyens d’une émotion semblable mais pas identique ». 68

Catharsis Certains défenseurs de l’homéopathie pensent que la pitié et la peur cathartiques diffèrent de la pitié et de la peur expérimentées par des personnes différentes. Janko trouve les fondements de son argumentation dans l’affirmation de Iamblichus selon laquelle « en observant les émotions des autres allotria pathê, dans la comédie et dans la tragédie, on peut tester ses propres émotions oikea pathê ». La définition de la tragédie dans la Poétique, quoi qu’il en soit, ne fait pas de différence entre nos émotions et celles des autres, et la théorie selon laquelle cette distinction serait implicite dans la théorie d’Aristote n’est pas cohérente avec le reste de la Poétique. Quand d’autres arts imitatifs imitent les émotions (Politique 1447 a 28) ; la tragédie imite les actions des autres gens, et éveille la pitié et la peur parce que c’est une imitation d’action. En outre, dans la Poétique, la pitié et la peur par laquelle la catharsis advient sont toujours des émotions suscitées dans l’auditoire, et non chez les agents de l’action dramatique. Un autre problème rencontré dans beaucoup de versions de l’interprétation homéopathique est l’invraisemblance de la conception selon laquelle la catharsis ôte un excès dommageable de pitié et de peur. L’idée selon laquelle on a en soi un excès de pitié et de peur qui doive être évacué n’est pas cohérente avec l’expérience ordinaire. L’objection de Ross est consistante : « Est-ce qu’en réalité la plupart des hommes a une tendance excessive à la pitié et à la peur ? Où est-ce que les gens tirent plutôt profit de la tragédie parce que, peu susceptibles de ressentir de la pitié et de la peur dans la mesure où leurs vies leur donnent peu d’occasion d’éprouver de tels sentiments ils sont pour une fois tirés hors d’eux-mêmes et poussés à expérimenter les profondeurs de l’âme humaine ? » La plupart des gens seraient d’accord avec le fait que, dans leur propre expérience, la tragédie ne consiste pas tant à les décharger d’un excès de pitié et de peur qu’à susciter en eux ces émotions que nous ne ressentons pas assez habituellement.

Cinéma

CINÉMA L’émotion, écrivait Serge Daney, c’est « le mouvement de caméra à l’envers, celui qui se passe dans le corps du spectateur ». Daney opère le même rapprochement que Douglas Sirk lorsqu’il dit que « l’émotion, c’est le mouvement » pour souligner la spécificité du cinéma – rappelons que, en anglais, le terme movie ou motion picture renvoie le cinéma à un art du mouvement ; Wim Wenders, quant à lui, appelle son essai biographique Emotion Pictures : la question du mouvement a servi à poser la question de l’expérience affective au cinéma, préoccupation aussi ancienne que l’esthétique cinématographique, puisque dès 1916, Hugo Münsterberg, considéré à notre époque comme un précurseur du cognitivisme, s’intéresse au cinéma comme processus mental faisant appel à la fois à l’attention, la mémoire, l’imagination et aux émotions. Pour penser la spécificité de l’expérience cinématographique et des affects qu’elle provoque, on peut constater qu’il existe deux grandes orientations : d’une part une approche centrée sur le langage cinématographique, que ce soit du côté des théories cognitives, de la sémiologie et ou du poststructuralisme ; d’autre part celle qui s’intéresse principalement à la réception et à l’environnement culturel du film (études culturelles, théories de la réception, sociologie). Cinéastes et théoriciens de la période muette (Jean Epstein, Louis Delluc, Abel Gance) ont souligné la manière qu’a le cinéma d’influencer ou de hanter le spectateur, et ils se sont interrogés sur les moyens d’action psychologique du cinéma. L’école soviétique (Koulechov, Poudovkine, Eisenstein) fait du cinéma un outil de propagande dans le but de diriger les affects du public vers un idéal politique. Eisenstein, pour qui le cinéma est une « émotion psychique partagée », développe ainsi un système théorique qui repose sur le montage comme déclencheur de stimuli. Les études qui placent le spectateur à la 70

croisée de divers stimuli et au centre du dispositif cinématographique se poursuivent après la Seconde Guerre mondiale. Le conflit avait montré la puissance des images et 1947 voit les débuts de l’Institut de Filmologie. C’est là que, pour la première fois en France, le concept freudien d’identification se voit repris par la théorie cinématographique, pour aboutir aux travaux de Jean Deprun. Figure majeure de l’Institut et fondateur de l’esthétique française, Étienne Souriau définit le « fait spectatoriel », à savoir la subjectivité de chaque spectateur qui se prolonge même au-delà du lieu et du moment de la projection du film. L’Institut de Filmologie ferme ses portes en 1963, mais il aura permis à la sémiologie naissante de partager certains enjeux théoriques et d’ouvrir ses pages à de jeunes auteurs venant d’horizons divers, comme Roland Barthes. Notons également l’influence du Cinéma ou l’homme imaginaire d’Edgar Morin (1956) qui défend d’une autre manière la participation du spectateur comme élément structurel du Septième art. Technique de la « satisfaction affective », le cinéma s’occupe des besoins que la vie pratique ne peut combler, et acquiert dès lors une place privilégiée dans l’économie émotionnelle du monde. Du côté de la pratique, les jeunes critiques puis réalisateurs des Cahiers du cinéma s’interrogent aussi sur l’importance des affects du public. À propos d’Alfred Hitchcock, immense figure de la manipulation émotionnelle du spectateur, Jacques Rivette écrit  en 1953 : « L’émotion n’est pas la fin de l’art », défendant un cinéma moderne qui tenterait « moins d’émouvoir que d’ébranler la pensée ». Symbole de ce questionnement parmi les ténors de la Nouvelle vague, la séquence de Pierrot le fou (Godard, 1965) où le cinéaste Samuel Fuller affirme que : « le film est un champ de bataille : amour, haine, violence, action, mort – en un mot, l’émotion ».Dans les années 1970, les liens entre la psychanalyse et le cinéma se resserrent, comme en

Cinéma témoigne Félix Guattari lorsqu’il considère que le cinéma est « Le Divan du pauvre » (1975), une psychanalyse de masse : autant un exutoire qu’une machine à modeler la libido sociale, permettant ainsi de comprendre les mutations de l’imaginaire collectif. Le cinéma véhicule des significations relationnelles, sexuelles et émotives, qu’il appelle des intensités, dictées par les modèles du système dans lequel est produite l’œuvre. À ce sujet, dans L’Effet cinéma (1978), Jean-Louis Baudry souligne les analogies entre l’expérience du spectateur et le sujet de la psychanalyse. Il distingue une identification primaire, qui concerne l’ensemble du dispositif de vision et l’identification secondaire, concernant la diégèse et plus précisément les personnages. À cette époque, la sémiologie développe un champ de recherches sur l’analyse immanente du langage cinématographique. Son représentant le plus important est Christian Metz. Contemporain de Roland Barthes et influencé par la théorie barthésienne, Metz s’intéresse du point de vue métapsychologique au sujet du cinéma, le spectateur. Ainsi, il développe une pensée de l’affect cinématographique fondée sur le structuralisme linguistique et la psychanalyse de Lacan : il souligne dans Le Signifiant imaginaire (1977) l’importance de la pulsion scopique, le face à face entre l’écran et le spectateur, qui rend l’expérience cinématographique unique dans nos sociétés occidentales. Stanley Cavell, l’un des penseurs majeurs du tournant philosophique des études cinématographiques à la fin du 20 e siècle, se concentre aussi sur la figure du spectateur. Dès La Projection du monde (1971) le philosophe américain défend l’expérience ordinaire et subjective du cinéma pour faire une philosophie des « salles obscures ». Le premier élément de la philosophie de Cavell est la défense du caractère proprement réflexif du cinéma. Sa méthode repose sur la réminiscence autobiographique, le souvenir des films

qui permet de reconstituer ce qui constitue une expérience individuelle, l’essentiel étant de rendre compte d’une double expérience : celle du cinéma et celle du monde. Revendiquant le questionnement réflexif de nos souvenirs de cinéma pour remonter vers la pensée de l’œuvre, il s’agit donc, pour Cavell, de décrire son expérience subjective de cinéma pour mieux se connaître : le vécu du spectateur devient ainsi un élément socratique de questionnement du monde. Dans des approches très personnelles, Jean-Louis Schefer et Pascal Bonitzer ont eux-aussi centré la réflexion sur la subjectivité du spectateur. Schefer construit dans L’Homme ordinaire du cinéma (1980), un essai poétique qui est une « histoire intérieure » et intime des affects liés aux films. Il approfondit ainsi la singularité du sujet par une écriture qui cerne certains noyaux d’affect. Objet de plaisir, le film devient l’objet d’un savoir qui peut être partagé. Dans Le Champ aveugle (1982), Bonitzer évoque un « système des émotions » redevable à la fiction principalement. Il convoque Scott Fitzgerald, qui condamnait le cinéma comme l’art des émotions les plus communes. Si le cinéma classique (Griffith, Lang, Eisenstein, Hitchcock) se propose de diriger le spectateur pour créer des émotions « de masse », le cinéma moderne, lui, casse les plans d’émotion traditionnels pour créer de nouveaux affects, plus complexes et subtils (Duras, Straub, Godard). En 1993, Serge Daney écrivait un fragment intitulé « Emotions » : « Comme ce mot-là a fini par résumer ce que j’attends du cinéma ». Dans son Ciné-journal, il avait déjà tenté d’esquisser, à la faveur de la projection de Paris, Texas de Wim Wenders, une « petite théorie des émotions ». Lui donnant une perspective à la fois esthétique, morale et affective, Daney voit en le mouvement la cause de l’émotion cinématographique. Il considère que le spectateur est saisi d’une surprise, d’un 71

Cinéma ­ ouleversement qui se traduit affectiveb ment. L’émotion du cinéphile ressemble à un impact, à une sidération qui permet la connaissance. De Renoir à Wenders, passant par Nicholas Ray et Mizoguchi, l’émotion vient de ce que qu’il devine, soudain. « Emotion devant la précarité de l’instant et la beauté fragile du cinéma, capable de nous rendre la scène « proche » sans qu’il y ait besoin pour autant d’« approcher » la caméra », écrivait-il encore au sujet de Le Violent de Nicholas Ray. On devine les enjeux de l’approche cognitiviste du cinéma. Celle-ci est par exemple incarnée par Steven Pinker, chercheur en neurosciences et psychologie expérimentale au MIT, pour qui chercher à savoir pourquoi nous aimons la fiction équivaut à se demander pourquoi nous aimons la vie, perspective réaliste selon laquelle le cinéma est efficace et émouvant s’il réussit à devenir, comme le disait encore Sirk, une imitation de la vie. Dans une tradition plus analytique, Noël Carroll s’intéresse aux conventions des genres qui déclenchent une réaction chez le spectateur. Il étudie en particulier les caractéristiques du « monstre », objet central des films d’horreur, tandis que Toben Grodal s’intéresse à la physiologie de la réception, guettant les réactions psychosomatiques du spectateur dans ce qu’il appelle le flux esthétique. Ed Tan analyse le personnage et l’intrigue des films de fiction comme lieu de rencontre de réseaux à la fois affectifs et rationnels qui permettent au spectateur de suivre le film. Mais c’est Murray Smith qui approfondit la théorie du rapport émotif que le spectateur tisse avec les personnages de fiction. Smith interroge la nature de ce lien, l’élargissant pour en déceler les enjeux sociaux et psychologiques, voire idéologiques. Il propose ainsi, à partir de la philosophie analytique et de l’anthropologie cognitive, de remplacer la question de l’identification par une série de niveaux d’engagement, qui constituent ce qu’il appelle une « structure de 72

sympathie » : pour lui notre plaisir devant les films narratifs est de répondre à des personnages de fiction. On ne retrouvera ces pistes d’analyse en France que chez Laurent Jullier (Cinéma et cognition, 2002). La théorie de la réception, de son côté, tente depuis une décennie de s’opposer à l’approche cognitiviste en soulignant l’importance de communautés de réception. Les représentants principaux de l’approche multiculturaliste sont Robert Stam et Ella Shohat, pour qui la réponse émotive à un film dépend de facteurs socio-culturels  parce que le spectateur est un sujet historique. Le chercheur allemand Johannes von Moltke publie de son côté en 2007 un article fondamental, « Sympathy for the Devil : Cinema, History and the Politics of Emotion », où il met en exergue la Geschichtsgefühl (le sentiment de l’Histoire), plaçant l’émotion cinématographique à la confluence du dispositif esthétique et de la connaissance historique. Intégrant Deleuze et Daney, Raymond Bellour s’intéresse depuis des années à « l’innombrable des émotions de cinéma ». Il propose une distinction entre quatre modalités ou niveaux de l’émotion, qu’il schématise comme un pli qui « fixe dans l’âme l’impression reçue des organes ». Dans son ouvrage Le Corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités (2009), Bellour associe les émotions de cinéma à des affects de vitalité (Stern), et la réception du film à l’hypnose de manière novatrice et encyclopédique. Sa réflexion sur l’expérience psychosomatique du spectateur montre à quel point la théorie contemporaine intègre les émotions comme part intégrante de la théorie du cinéma, y compris dans les mutations conceptuelles les plus contemporaines (les dispositifs, la migration des supports, etc.). Gabriela Trujillo

Colère

& S. Daney, L'Exercice a été profitable, Monsieur, Paris, P.O.L., 1993. M. Smith, Engaging characters : fiction, emotion, and the cinema, Oxford, Clarendon Press, 1995. G. M. Smith, Film Structure and the Emotion System, Cambridge, Cambridge University Press, 2003. R. Bellour, Le Corps du cinéma. Hypnoses, émotions, animalités, Paris, P.OL., 2009.

­ ’authentiques philosophes ont dès l’AntiD quité envisagé cette question, d’Aristote à Sénèque, tant cette émotion très physiologiquement incarnée (yeux exorbités, rougeur, rythme cardiaque accéléré, agitation, transpiration, divagation, vociférations.) concerne la totalité de l’être, de la voix à l’enveloppe psychique.

empathie, enthousiasme, ennui, peur, amour, FF jalousie, négatives ( paradoxe des émotions négatives)

COLÈRE M a î t r e de ph i lo soph i e  : voulez-vous apprendre la morale ? Monsieur Jourdain : la morale ? Maître : Oui Monsieur Jourdain  : Qu’est-ce qu’elle dit cette morale ? Maître : Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer ses passions, et... Monsieur Jourdain : Non, laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables ; et il n’y a morale qui tienne, je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m’en prend envie. Molière, Le Bourgeois Gentilhomme, II, 4

À travers ce bref échange entre un maître de philosophie morale et un élève entendant dresser une barrière infranchissable entre les matières enseignables et ce qui relèverait de sa liberté individuelle inaliénable (le droit de se mettre en colère), se joue une partie plus philosophique qu’il ne paraît à prime abord : la colère, expression de l’immédiat, mais aussi mise à nu du dedans de soi, doit-elle être obligatoirement blâmée, au nom de la jugulation des passions privées, ou bien ne participe-t-elle pas, d’une certaine façon, d’une démocratisation en marche des affects jadis réservés ou tolérés aux seuls héros dans la littérature et les œuvres hautes de l’esprit où l’accès de furor ou de thumos marquait un paroxysme, un état de crise exceptionnel, quasi divin, difficilement reproductible ? (on songe, bien sûr aux exemples fameux d’aveuglement héroïque d’Ajax et d’Achille).

Colère : passion d’une âme dans un corps Pour Aristote, la colère n’est en soi ni louable ni blâmable. (Éthique à Nicomaque, II, 7, 1105b33) Il y a un bon usage de la colère, un juste milieu à trouver entre l’excès d’irritabilité (orgilotès) et l’incapacité à mobiliser sa colère (aorgèsia) signalant une passivité pas toujours d’excellent augure. Si la définition physique de la colère est « l’ébullition du sang qui entoure le cœur », et si la définition dialectique est « le désir de rendre offense pour offense, ou quelque chose de ce genre », la véritable enquête scientifique à mener consisterait selon Aristote à expliquer « comment le désir de rendre offense est à la fois la cause formelle, efficiente et finale de l’ébullition du sang qui entoure le cœur.» Mais son œuvre ne formule pas de réponse tranchée à ce sujet, à la différence d’une affirmation ultérieure de Descartes (Art 199 du Discours sur les passions de l’âme) : « C’est le désir joint à l’amour qu’on a pour soi-même qui fournit à la colère toute l’agitation du sang que le courage et la hardiesse peuvent causer ». Depuis la Rhétorique d’Aristote, une attention toute particulière est portée par philosophes et rhétoriciens sur le fonctionnement du couple d’émotions « colère » et « indignation », un des leviers principaux de l’action judiciaire et dramatique. Car si la colère et l’indignation peuvent être authentiques, non simulées, elles sont surtout de redoutables armes dans l’exercice de l’art oratoire. Aristote, dans la Rhétorique, prend bien soin d’en distinguer les effets pragmatiques, mais aussi de distinguer colère et haine : la colère vise toujours 73

Colère un objet singulier concret, souvent nommé : « désir, accompagné de peine, de se venger ostensiblement d’une marque de mépris à notre égard, ou à l’égard de ce qui dépend de nous, contrairement à la convenance » ; il s’agit donc de restaurer un état perturbé, non d’anéantir l’objet de la colère, et de se réattester aux yeux d’autrui et de soi-même (katastasis). Quant à l’indignation, elle se présente sous un jour plus altruiste puisque son déclenchement présuppose un critère d’évaluation plus haut et surtout désintéressé tourné vers autrui. Si la colère comporte une sensation douloureuse au départ, la crise de colère purge magiquement le sujet et produit une onde d’autosatisfaction. Aristote explique que l’indignation suppose l’absence de tout intérêt personnel ; il recourt au mot nemesis pour signifier « indignation légitime » (Rhétorique, II, 9, 1386b). Or, si l’éloquence judiciaire et sa théâtralisation des émotions produiront les topoï majeurs de l’art de l’orateur, si des genres littéraires spécifiques recourent aux ressources ciblées de l’indignation (la satire), il n’est pas toujours aussi aisé de les opposer en termes universellement univoques, l’herméneute de ces émotions en textes (critique littéraire, historien des idées, philologue) pouvant mobiliser lui-même (ou non) dans son interprétation des référents anthropologiques non nécessairement interrogés ou reconnus. Perception de la dignitas à l’ère démocratique des émotions C’est en tout cas la conclusion à laquelle parvient l’historien Ramsay Mac Mullen, spécialiste de la discursivité antique, prenant en compte dans ses recherches le point de vue des neurosciences, dans un ouvrage intitulé Les Émotions dans l’histoire ancienne et moderne paru aux Belleslettres en 2004. Au départ et au fondement de l’imaginaire socio-politique antique, la notion de dignitas (« privilège de celui qui 74

était quelqu’un », écrit-il, qui motive et justifie l’expression émotionnelle de la dignitas lésée (indignitas) : l’indignation. Il y aurait ainsi dans cette forme de colère un enjeu de légitimité et de relégitimation sociale du sujet : celui qui se considère comme victime de l’offense, se redonne de la dignitas en s’indignant, et par là même a tendance à se montrer très sourcilleux sur ce chapitre. On perçoit bien le croisement entre l’individuel et le jeu social collectif, le rationnel et le passionnel dans l’emballement de l’indignation, et combien cette émotion se situe au cœur de l’anthropologie politique moderne, en une époque où l’expérience mondialisée de la barbarie, de la privation des libertés les plus fondamentales, a sévi à grande échelle sur tous les continents. Pierre Pachet, dans de très fortes pages sur la colère infinie de l’esclave rappelle le sort du déporté dans l’enfer du bagne de la Kolyma. Varlam Chalamov survit en se chauffant au bois de sa colère en attendant de la faire brûler à la face des bourreaux : « Je n’avais plus beaucoup de chair sur mes os. De cette chair, il ne m’en restait suffisamment que pour la colère, le dernier des sentiments humains, le plus proche des os. » (Sentence, Quai de l’enfer). Ou encore : « le sentiment de la colère est le dernier sentiment avec lequel l’homme s’en va dans le néant, dans un monde inanimé [...] Que restait-il de moi finalement ? de la rage. Et, tout en la cultivant, j’escomptais mourir ». Il y a eu changement de paradigme ou de régime d’historicité depuis la tradition classique où la colère pouvait espérer une réhabilitation du sujet et se garder à distance de la haine : dans le cas de Chalamov, il a besoin d’ériger sa colère en haine pour faire face au despotisme soviétique écrasant. Avec Chalamov, on est dans le monde de l’esclave éternel : pas de pire privation que celle du droit élémentaire à la colère, condition minimale de l’humanité. Toute l’oeuvre de Primo Levi, dans sa sécheresse dense, tient pareillement à la colère c­ ontenue pendant la Shoah et

Collingwood Robin George (1889-1943) maintenue comme projet de survie ­différée par l’écriture. Que faire de sa colère ? Si pour l’esclave, la question comporte déjà sa solution : s’en servir de carburant vital pour tenir, jour après jour ; si pour le révolutionnaire de 1793, la colère peut être le moteur de la mobilisation des foules (pour lequel on déploiera tout la rhétorique, parfois glaçante, de la harangue contre les puissants), si, pour le prédicateur télévangéliste américain, elle entre dans le grand jeu de la « Sainte colère » et de la menace du châtiment pour le pécheur, la question se pose aussi à l’artiste, tenu de convertir sa colère en œuvre. Pour Flaubert, la colère passe par la colonne d’air de l’oesophage : la littérature pour lui est affaire de ventilation thoracique, de souffle, de bronches. La colère n’est motrice et plaisante que si elle anticipe son rendement par des annonces cataclysmiques à ses correspondantes. À Edma Roger des Genettes : « Pour le moment, mon moral est assez bon, parce que je médite une chose où j’exhalerai ma colère. Je vomirai sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent. Dusséje m’en casser la poitrine, ce sera large et violent[...] Je vous promets de vous hurler ma dernière élucubration. » Mais, depuis 1870 la rage s’en prend essentiellement à ce qu’il nomme « l’irrémédiable Barbarie », au point de glisser un aveu : « En voyant crever le régime impérial, je sentais que je l’avais aimé ». Dans un des scénarii préparatoires de de l’Education sentimentale, s’entrevoyait déjà une sorte de colère sociale simple, d’une brutalité nue : « Le père Roque est amené à Paris par les événements et par sa fille. Elle a saisi cette occasion pour voir Frédéric. Mr Roque commet des atrocités dans la garde nationale. – tue un homme dans le dos. – est décoré pour cela, reçoit de grands h ­ onneurs ». Martine Boyer-weinmann

& M. Boyer-Weinmann et J. P. Martin : Colères d’écrivains, Nantes, Cécile Defaut, 2009. Aristote, Éthique à Nicomaque. R. Mac Mullen, Les émotions dans l’histoire ancienne et moderne, Paris, Les Belles Lettres, 2004. aristote, littérature FF

COLLINGWOOD Robin George (1889 -1943) Robin George Collingwood a consacré une partie de sa réflexion aux questions esthétiques, en particulier dans The Principles Of Art (1938). Il interroge le rapport entre l’art et les émotions en défendant une théorie psychologique de l’expression artistique comme expression de soi. Une œuvre d’art, loin d’être une entité physique, existe entièrement dans l’esprit de l’artiste en tant que création de l’imagination. La création artistique se distingue de la fabrication : la création repose sur l’élaboration d’une œuvre d’art, alors que la fabrication impose un plan sur une matière première. L’art proprement dit consiste en l’expression de l’émotion et non en l’excitation émotionnelle ou en la description de l’émotion : l’expression artistique individualise. Par exemple, si le ballet Pond Way de Merce Cunningham exprime un émerveillement doux et sensuel ce n’est pas parce qu’il suscite chez le spectateur ce sentiment ; l’ensemble chorégraphique ne constitue pas non plus une étiquette qui réfère en dénotant l’émotion générale qu’est l’émerveillement. Cunningham a eu la faculté d’exprimer par cette œuvre chorégraphique particulière une émotion courante que tout le monde peut ressentir. Néanmoins, l’émerveillement en tant qu’émotion esthétique exprimée ne préexiste pas à son expression. Le ballet expressif révèle dans sa particularité cette émotion. L’expression de l’émotion se distingue de la monstration des symptômes de cette émotion. L’artiste exprime son émotion 75

Comique avec une absolue clarté et précision : l’émotion brute au niveau psychique est traduite en une émotion idéalisée, c’est-à-dire une émotion esthétique. L’activité artistique imaginative exprime une émotion que l’artiste, en l’exprimant, découvre lui-même avoir ressentie indépendamment de son expression. La création artistique véritable c’est, pour l’artiste, exprimer une émotion qu’il ne ressent complètement que dans la mesure où il l’exprime : il en devient alors pleinement conscient. Ainsi, l’art à proprement parler, est une connaissance de l’individuel, de sa propre émotion, de soi. Néanmoins, cette hypothèse n’est pas sans difficultés. En effet, le fait que par exemple des compositeurs tristes tendent à composer de la musique triste ou que des compositeurs heureux tendent à composer de la musique heureuse n’implique pas que l’œuvre musicale soit l’expression de leur tristesse ou de leur bonheur. Il est en outre possible que l’artiste échoue à exprimer ses émotions dans l’œuvre, d’où la distinction entre l’émotion ressentie par le compositeur et le contenu expressif de l’œuvre. De cette possibilité, ne faudrait-il pas distinguer les propriétés expressives de l’œuvre d’art considérée, de la vie émotionnelle de l’artiste ? Par ailleurs, si l’expression artistique est entendue au sens d’expression de soi, alors la propriété expressive (exprimer la tristesse par exemple) est un attribut de l’artiste (être triste) et non de l’œuvre. Or, la mise en évidence de propriétés expressives ne constitue-t-elle pas plutôt une manière de comprendre l’œuvre ? La réflexion esthétique de Collingwood invite en tout cas à interroger la portée cognitive ainsi que l’objet de la description émotionnelle des œuvres d’art. Enfin, la défense de cette théorie psychologique de l’expression artistique conduit à soutenir une théorie épistémologique problématique des émotions : les émotions, en tant qu’états mentaux privés, 76

seraient rendues publiques de manière plus ou moins adéquate par l’artiste. L’œuvre d’art serait un pont permettant la communication entre l’artiste et le spectateur, communication qui ne serait jamais garantie mais au contraire difficile, du fait de l’incommensurabilité du vocabulaire émotionnel entre les deux « acteurs ». Sandrine Darsel

& R. G. Collingwood, The Principles of Art, London, Oxford University Press, 1938. D. Davies, « Collingwood's 'Performance' Theory of Art », The British Journal of Æsthetics, vol. 48, no2, 2008. G. Kemp, « The Croce-Collingwood Theory as Theory », The Journal of Æsthetics and Art Criticism, vol. 61, no 2, 2003. R. Wollheim, « On an Alleged Inconsistency in Collingwood's Æsthetics », in M. Krausz (éd.), Critical Essays on the Philosophy of R.G. Collingwood, Oxford, Oxford ­University Press, 1972. croce, psychologique FF

COMIQUE On peut difficilement parler du comique sans évoquer le rire et la comédie. Hélas, toute bibliographie à ce sujet sera forcément incomplète, car le volume d’Aristote consacré plus spécifiquement à la comédie fut perdu et nous devons nous contenter des remarques dans les textes qui nous sont parvenus. L’objectif principal d’Aristote est de distinguer entre tragédie et comédie, cette dernière étant « l’imitation d’hommes de qualité morale inférieure, non en tout espèce de vice mais dans le domaine du risible, lequel est une partie du laid », écrit-il dans la Poétique. Aristote eut une grande influence sur la suite de l’histoire du comique, notamment en ce qui concerne la pérennité de la mauvaise opinion que l’on pouvait en avoir. L’analyse d’Aristote servait à établir une taxinomie littéraire ; elle n’expliquait pas

Corps vraiment la nature du comique. Les philosophes ont donc cherché à élaborer de véritables théories. On peut classer ces théories en trois catégories générales. Une première orientation, associée initialement à Thomas Hobbes, situe le comique et le rire dans un sentiment de supériorité que l’on ressent en constatant la faiblesse ou la bêtise d’autrui. Une deuxième approche remonte à Kant qui relie le comique à la surprise et à l’incongruité dans la Critique de la Faculté de Juger : « Le rire est une affection résultant de l’anéantissement soudain d’une attente extrême ». Une troisième orientation est associée à Freud qui définit le comique comme une « décharge » de nos tensions psychiques. Bergson se situe clairement dans la lignée de Hobbes en définissant le comique comme du « mécanique plaqué sur du vivant », dans Le Rire. Essai sur la signification du comique. En outre, le comique « exige… pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur ». Le comique ne serait donc pas une émotion esthétique mais une absence d’émotion. Pour Bergson, le comique exprime « une imperfection individuelle ou collective qui appelle la correction immédiate. Le rire est cette correction même ». Longtemps méprisé comme un passetemps indigne, voici le comique élevé au statut d’outil éthique fondamental. Nombreux sont ceux qui soulignent aujourd’hui le rôle du comique dans la construction d’une communauté solidaire, comme Ted Cohen et Simon Critchley. Quant aux trois théories du comique (« supériorité », « incongruité » ou « décharge »), on peut rester pluraliste en les interprétant comme trois catégories du comique, chacune possédant son propre domaine d’application. Ronald Shusterman

& Aristote, Poétique (335-323 av. J. ‑C.), trad. J. Hardy, préface de P. Beck, Paris, Gallimard, 1996.

Kant, Critique de la Faculté de Juger [1790], trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 2000. T. Cohen, Jokes. Philosophical Thoughts on Joking Matters, Chicago, Unversity of Chicago Press, 1999. S. Critchley, On Humour, London, Routledge, 2002. aristote, rire FF

CORPS Le corps est à la fois le moteur de l’émotion et son réceptacle. Il est affecté par elle et à son tour, cette affection transforme l’émotion. En tant que corps des émotions, il est objet de représentations artistiques, picturales, littéraires, dramaturgiques qui à leur tour produisent des effets sur le corps de destinataires de l’œuvre. Le corps ému : un objet d’étude scientifique Il convient de distinguer plusieurs affects de l’émotion dans le corps. Certains ont soutenu que ce que nous appelons « émotion » ne serait en réalité qu’une « perception de ce que fait notre corps pendant qu’il a des émotions » [Damasio, L’Autre moi-même]. Mais qu’est-ce qu’une émotion en réalité ? Est-ce la cause du sentiment ou en est-ce plutôt la conséquence ? Le signe de l’émotion est-il premier par rapport au sentiment émotionnel ? Ces questions qui touchent aux origines de l’émotion et à ses manifestations ont été débattues par les scientifiques et obligent à reconsidérer un schéma trop simpliste qui irait de l’impact émotionnel à la manifestation physique et physiologique de l’émotion, en passant par le sentiment de l’émotion. En conséquence, elles conduisent à poser la question de la façon dont l’art agit sur le corps des émotions : provoque-t-il des pensées qui créent le sentiment, ce dernier suscitant à son tour le signe émotionnel, ou agit-il par d’autres biais ? À la fin du xix e  siècle (1884 et 1887), William James et Carl Lange renversent 77

Corps la façon dont on conçoit l’action de l’émotion sur le corps, en affirmant que ce n’est pas le sentiment dans l’âme qui produit des effets somatiques, mais que c’est la perception de réactions corporelles végétatives à l’annonce d’une nouvelle ou à la vue d’un élément particulier qui produit l’émotion. Ils ne font en réalité que systématiser la révolution que Charles Darwin avait amorcée en 1872, dans L’Expression des émotions chez les hommes et les animaux, lorsqu’il avançait que la simulation de l’émotion créait l’émotion dans l’esprit. Cette théorie de la rétroaction a dominé la psychologie des émotions jusqu’à sa remise en cause par Walter Cannon à la fin des années 1920 [Le Doux]. Selon lui la réaction corporelle d’urgence supposait une activation du système nerveux autonome par le cerveau ; cette dernière pensait-il, activait la production d’adrénaline – en réalité, des hormones stéroïdes et peptidiques sont aussi libérées dans le sang. La théorie de la rétroaction semble admise par les chercheurs contemporains qui ont montré que les humeurs étaient influencées par les expressions du visage. La recherche des agents et des circuits somatiques de l’émotion a une longue histoire derrière elle. La phrénologie du docteur Franz Joseph Gall faisait du cerveau, au début du xix e siècle, le point de départ de tous les sentiments. Puis la science se détourna de l’étude des crânes modelés par la forme des cerveaux, pour revenir à la physiognomonie. Cette dernière, dont on retrouve les premières traces au cours du v e siècle avant Jésus Christ, connut un succès certain au xvi e siècle, avant d’être supplantée par la théorie cartésienne de l’émotion réflexe et de ses manifestations mécaniques, qui n’accordait aucune place à la physionomie. Elle renaît au xix e siècle sous une forme évoluée, qui distingue entre la morphologie et la cinéséologie, ou étude des mouvements passagers traduisant les passions. C’est ensuite le règne de la neurologie, qui met le système nerveux 78

au centre du développement de l’individu, puis de l’endocrinologie : l’émotion devient un composé de réactions hormonales. Aujourd’hui, l’appréhension du phénomène émotionnel dans le corps s’est affinée. Prenant l’exemple de la peur, Antonio R.  Damasio explique la « boucle corporelle » de l’émotion [Damasio, L’Autre moi-même]. Lors de l’impact émotionnel (l’événement qui déclenche la boucle), des représentations visuelles de l’objet de peur sont formées. L’amygdale transmet des commandements à l’hypothalamus et au tronc cérébral, qui induisent des modifications physiologiques – rythme cardiaque, structure de la respiration, contraction des entrailles, des vaisseaux sanguins…– par le biais de la sécrétion d’hormones, de cortisol notamment. Tous les sites neuronaux sont activés et prêts à répondre. Parallèlement, les muscles du visage s’actionnent pour imprimer le masque de la peur. Le GPA ou gris périaqueducal, ensemble de neurones situés autour de l’aqueduc cérébral, suscite deux réponses spécifiques : fuir ou se figer, chaque option générant un « accompagnement physiologique » différent. Les commandes sont envoyées via la circulation sanguine d’une part, via les voies neuronales d’autre part. Cette « boucle corporelle », dont les composantes évoluent en fonction de l’émotion concernée, n’est cependant pas le seul moyen de provoquer un circuit émotionnel. Par exemple, la tristesse active constamment le cortex préfrontal ventro-médian, l’hypothalamus et le tronc cérébral, tandis que la colère ou la peur n’activent ni le cortex préfrontal ni l’hypothalamus [Damasio, Le Sentiment même de soi]. Antonio Damasio parle de « boucle du comme si », favorisant le circuit intracérébral, pour désigner un mécanisme de dérivation de l’émotion qui consiste à emprunter des raccourcis, le cerveau simulant certains états du corps comme si ceux-ci se produisaient. C’est sans doute cette boucle qui est en jeu dans l’action de l’art sur le corps émotionnel.

Corps Une dernière façon de provoquer des émotions est enfin de modifier la transmission des signaux corporels vers le cerveau, par l’usage de drogues. Au fur et à mesure que les changements s’opèrent dans le corps, le cerveau en est informé et c’est dans cette perception que consisterait le fait de ressentir une émotion. Le corps ému : un objet d’étude anthropologique Les représentations visuelles qui se forment dans le cerveau lors de l’impact émotionnel détiennent la plupart du temps « le souvenir des relations entre situations et émotions, telles qu’elles ont été éprouvées individuellement » [Damasio, L’Erreur de Descartes]. Mais l’histoire individuelle est pétrie d’histoire collective, soumise aux lois de l’évolution. C’est par cette théorie que Darwin explique la plupart des expressions qui s’impriment sur le visage de l’individu en proie à l’émotion. Elles résultent avant tout, à l’échelle de l’individu, d’une part de la force de l’habitude et de l’association des habitudes, d’autre part du principe de l’antithèse conduisant à accomplir des mouvements opposés lors d’impacts opposés, et enfin de la force nerveuse qui se déverse en excès, de l’action directe d’un système nerveux trop stimulé. À l’échelle de l’espèce, la longue série de générations de mouvements se reproduit, associant à un état d’esprit une manifestation émotionnelle. Par conséquent, si les réponses qui constituent les émotions sont très variées, la même émotion suscite globalement, chez tous les individus, la même expression. Par ailleurs, les éléments principaux de chaque expression se mettent en place en place très tôt dans l’ontogenèse. L’évolution du système nerveux autonome serait cependant responsable de l’apparition de nouvelles structures expressives chez l’homme et les animaux, qui se combineraient avec les vestiges des anciennes structures. L’art pourrait alors être un moyen de fixer les variations ­expressives.

Si l’on observe de grandes similitudes d’expression émotionnelle entre les différents individus d’une espèce, certaines différences se remarquent néanmoins. Paul Ekman établit une distinction entre les manifestations universelles de l’émotion et les emblèmes, signes mimant l’émotion et illustrations de cette dernière, qui sont culturels. À partir d’une expérience réalisée sur des Japonais et des Américains spectateurs du même film, il a montré que si les premiers semblaient moins expressifs car les règles culturelles du pays supposent le contrôle de ses é­ motions, les émotions primaires perçaient de la même manière chez les uns et chez les autres, avant d’être réprimées chez les Japonais [Emotion in the Human Face]. Darwin part de l’animal pour expliquer la nécessité de l’expression des passions, de leur impression sur le corps. Elle est nécessaire en effet à la communication entre membres d’une même communauté, ainsi qu’à la communication première, entre la mère et l’enfant, dans l’espèce humaine. Un acte accompagnant constamment un mouvement de l’esprit devient ainsi une expression, parlante, et cette expression est innée. Il n’en reste pas moins que si l’on ne peut pas toujours empêcher ces expressions innées, on peut en revanche les contrefaire. C’est là tout un art, qui trouve sa perfection dans la pantomime. L’expression des émotions est liée aux conventions sociales autant qu’à la nature. Ce que le premier interlocuteur du Paradoxe sur le comédien dit – que « ce n’est pas que la pure nature n’ait ses moments sublimes ; mais [qu’il] pense que s’il est quelqu’un sûr de saisir et de conserver leur sublimité, c’est celui qui les aura pressentis d’imagination ou de génie, et qui les rendra de sang-froid » –, le personnage du neveu de Rameau le met en œuvre, lui qui « contrefai[t] l’homme qui s’irrite, qui s’indigne, qui s’attendrit, qui commande, qui supplie, et pronon[ce], sans préparation, des discours de colère, 79

Corps de commisération, de haine, d’amour ; esquiss[e] les caractères des passions avec une finesse et une vérité surprenantes » [Diderot, Le Neveu de Rameau]. L’expression des passions, de naturelle, est devenue une marque sociale, presque un emblème. On peut exercer de manière volontaire des mouvements de l’expression émotionnelle, afin de singer l’émotion. Et cependant, il n’est pas évident que la reproduction de l’expression émotionnelle corporelle par l’artifice ou l’art permette de rendre l’intensité de l’émotion. Le corps ému : un objet de représentation artistique Les Physiognomoniques du pseudo-Aristote codifient un genre qui fait de la représentation artistique des expressions du visage une science des émotions. Il eut ses variantes : par la métoposcopie, Jérôme Cardan (1501-1576) cherche dans les lignes du front non seulement le caractère d’un individu, mais son avenir, guidé par les astres. Giambattista Della Porta (1535-1615) se méfie des interprétations astronomiques et préfère rapprocher l’expression humaine de l’expression animale pour trouver la passion dominante d’un individu. La physiognomonie s’appuie sur la séméiotique – l’idée que les émotions se lisent sur les traits du visage – associée à la pathognomonie selon laquelle la passion laisse des traces durables que le médecin pourra observer pour soigner le malade. La lecture du corps émotionnel peut ainsi avoir une vocation scientifique. Par le moyen de l’observation de ces modifications acquises enfin, le physiognomoniste déduit le caractère et le tempérament d’un individu. Le visage cependant n’est pas seul en jeu dans l’expression émotionnelle et si l’ensemble du corps peut trembler, la voix traduit bien souvent, trahit parfois, l’émotion ressentie. Le neveu de Rameau y est particulièrement sensible, lui pour qui le chant n’est rien d’autre qu’une imitation « par la 80

voix ou par l’instrument, des bruits physiques ou des accents de la passion ». La voix exprime la passion, l’art l’imite, pour les comprendre d’une part, pour les provoquer d’autre part. L’art est au service de la science pour le médecin physiognomoniste qui doit étudier la peinture, la sculpture, les expressions des comédiens non seulement pour discerner l’émotion réelle de l’émotion jouée, mais également parce que l’art peut rendre les traits des passions de façon plus pure. La peinture, selon Charles Le Brun doit marquer « les véritables caractères de chaque chose », rendre ce que la vie, qui n’offre que des mélanges d’émotions à l’œil de l’observateur, ne peut nous apporter [L’Expression des passions]. Mais l’art n’est pas un simple auxiliaire : la peinture du corps ému peut également provoquer l’émotion chez le spectateur. Ainsi que Charles Bell le montre dans The Anatomy and Philosophy of Expression as connected with the fine arts [1824], l’expression de la passion est à la passion ce que le langage est à la pensée : de même que les mots façonnent les idées, les expressions des émotions complètent ces dernières. C’est pourquoi une expression bloquée ne peut selon lui provoquer l’émotion. Il reproche ainsi au Bernin d’avoir sculpté un David qui ne pouvait transmettre l’idée de résolution et d’énergie, car sa lèvre mordue, qui en est le symbole, empêcherait l’épanouissement de l’expression émotionnelle dans tout le corps. La peinture doit selon Charles Bell affecter l’esprit et ne peut le faire que par la représentation du sentiment et de la passion. L’exacte expression de la passion, en effet, si l’on suit les analyses d’Herbert Spencer que rapporte Darwin, imite par anticipation les conséquences de l’événement dont la conception cause la passion : la représentation, en ce sens, est déjà la passion. Faut-il soi-même être passionné, rentrer dans la peau du personnage que l’on imite ? Faut-il au contraire avoir un détachement suffisant pour s’observer mimant

Corps la passion ? C’est tout l’objet du dialogue entre le premier et le deuxième interlocuteur dans le Paradoxe sur le comédien. La représentation de la passion ne peut être de l’ordre du simple signe pour avoir un effet performatif sur le spectateur. Le chagrin mal mimé provoque le rire et non la pitié. L’artiste doit pouvoir représenter la passion et les émotions sans tomber dans la caricature. Ceci est d’autant plus difficile que des émotions opposées peuvent avoir des expressions très proches. Ainsi en est-il par exemple du rire et du cri qui peuvent avoir des origines opposées. Léonard de Vinci s’est ainsi particulièrement intéressé au rendu du rire pour noter les différences – petites mais fondamentales – qui permettaient de distinguer le rieur du pleureur. Par ailleurs, la photo ou le dessin figent l’émotion, et si elles peuvent ainsi chercher à en atteindre l’essence, elles en perdent sans doute la complexité. Enfin, nous ne pouvons voir dans un tableau ce que nous voyons sur le visage de notre ­i nterlocuteur.

Il semble quoi qu’il en soit que l’art ne puisse rendre l’expression telle que la nature la présente à l’observateur, mais qu’il en offre un autre aspect, plus pur, plus idéel sans doute, nouveau en tout cas. C’est sans doute pour cela que la nature ne peut pas plus imiter l’art que l’art n’imite la nature. La représentation des émotions qui se marquent sur le corps jaillit sous un jour inédit des mains de l’artiste. Mathilde Bernard

& A. R. Damasio, L'Autre moi-même. Les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions, Paris, Odile Jacob, 2010, trad. J.-L. Fidel de Self comes to mind. Constructing the Conscious Brain, Pantheon Books, 2010. C. Darwin, The Expression of the Emotions in Man and Animals [1872], éd. utilisée : L'Expression des émotions chez l'homme et les animaux, trad. R. Benoît et S. Pozzi, Paris, C. Reinwald et Cie, 1874. C. Le Brun, L'Expression des passions et autres conférences. Correspondance, Dédale – ­Maisonneuve et Larose, 1994.

Corps

EXTRAIT Stephen W. Porges, “Evolution and the Autonomic Nervous System : Emergent Structures for the Expression of Emotions in Man and Animals”, dans The Polyvagal Theory-Neuro physiological of Emotions, Attachement, Communication, Silp-Regulation, New York/Londres, W.W Norton & Cie, 2011, p. 154-155. Traduction M. Bernard. Bien que l’on accepte que le système autonome et la figure jouent un rôle dans l’expression émotionnelle, nous sommes très incertains en ce qui concerne la « signature » autonome des émotions spécifiques ou discrètes. La plupart des chercheurs évaluant les réponses autonomes pendant les expériences affectives considèrent, comme le fait Cannon, que le système nerveux sympathique est déterminant ou qu’il est tout au moins la première co-variable physiologique dans les émotions. Bien entendu ils négligent le rôle potentiel du système nerveux parasympathique et son affinité neurophysiologique avec les structures faciales, que ce soient les muscles du visage, les mouvements des yeux, la dilatation de la pupille, la salivation, la déglutition, la capacité à parler, à entendre, à respirer. En analysant l’évolution du système autonome, on peut acquérir une vision de l’interface entre la fonction autonome et l’expression faciale. Dans les sections suivantes, le développement phylogénétique du système autonome sera utilisé comme principe organisateur pour catégoriser les expériences affectives. La théorie polyvagale de l’émotion est issue de recherches sur l’évolution du système nerveux autonome. La théorie comprend différents principes et différentes hypothèses : −− L’émotion dépend de la communication entre le système ­nerveux autonome et le cerveau ; les afférents viscéraux transmettent au cerveau des informations sur l’état physiologique et sont déterminants en ce qui concerne l’expérience sensorielle ou psychologique de l’émotion ; les nerfs crâniens ainsi que le système nerveux sympathique sont des produits du cerveau permettant un contrôle somatique et viscéral de l’expression de l’émotion. −− L’évolution a modifié les structures du système nerveux autonome. −− L’expérience émotionnelle et l’expression sont des dérivatifs fonctionnels des changements structurels dans le système nerveux autonome, dus aux procédés de l’évolution. −− Le système nerveux autonome des mammifères conserve des traces de systèmes nerveux autonomes plus anciens sur le plan phylogénique. −− Le niveau phylogénique du système nerveux autonome détermine les états affectifs et la variété des comportements sociaux. Chez les mammifères, la stratégie de réponse au défi du système n ­ erveux autonome suit une hiérarchie phylogénique, qui commence avec les structures les plus récentes et revient aux structures les plus primitives du système quand toutes les autres ont échoué. 82

ue » – lequel n’est

Croce Benedetto (1866-1952)

CROCE Benedetto (1866 -1952) Benedetto Croce, figure dominante de l’esthétique de la première moitié du vingtième siècle, définit l’art comme expression des émotions. Néanmoins, certaines formes d’expression émotionnelle sont récusées au profit d’une seule. Les œuvres d’art expriment de façon spécifique des émotions elles aussi spécifiques. L’expression artistique ne consiste ni dans la simple manifestation du sentir ni dans la remise en forme conceptuelle du sentir : l’expression est intuition, écrit-il dans Bréviaire d’esthétique (1913). L’intuition, loin d’être un effet produit par une impression ou une acquisition mystique de vérités transcendantes, est une connaissance immédiate active de l’individuel par la fantaisie, productrice d’images. Elle se distingue de la connaissance logique de l’universel par l’intellect, producteur de concepts, selon L’Esthétique comme science de l’expression (1902). L’expression-intuition consiste en la transformation d’impressions en des images unifiées par une imagination active : « l’intuition est l’unité indifférenciée de la perception du réel et de la simple image du possible. » De là, il s’ensuit que « l’art ne reproduit rien qui existe mais produit toujours quelque chose de nouveau. », selon « L’art comme création et la création comme faire », dans ses Essais d’esthétique. L’intuition a pour contenu le sentiment. Or, le terme « sentiment » recouvre deux réalités différentes irréductibles l’une à l’autre : une réalité vécue empiriquement – le sentiment vécu – et une réalité créée esthétiquement – le sentiment poétique. L’art n’exprime pas le sentiment dans son immédiateté. L’attribution de la propriété expressive « être mélancolique » à un des Poèmes saturniens de Verlaine – tel Mon rêve familier – ne consiste donc pas en l’attribution du sentiment de mélancolie expérimenté par les êtres humains. L’art a

pour spécificité de donner forme au sentiment en introduisant lien et ordre par un acte de synthèse contemplative : il dépasse l’agitation émotionnelle empirique par la création d’une image dans laquelle l’émotion reçoit mesure et rythme (« L’esthétique de Frédéric Schleiermacher »). Le sentiment ne fait qu’un avec la forme et par là, atteint son expression universelle : « donner au contenu sentimental la forme artistique, c’est lui donner l’empreinte de la totalité […] et dans ce sens universalité et forme artistique ne sont pas deux choses mais une seule » (L’esthétique comme science de l’expression, 1902). Une forme est nécessairement expressive : « le sentiment sans l’image est aveugle, l’image sans le sentiment est vide » (Id.). Le rôle du spectateur est de comprendre le pas celui de l’artiste en tant qu’homme, mais celui exprimé dans l’œuvre d’art. Il s’agit de retracer le processus créateur et de remonter au sentiment motif. La théorie de Croce se distingue par-là de la théorie biographique selon laquelle une œuvre d’art exprime une émotion parce que l’artiste y aurait « déposé » la sienne. Néanmoins, cette conception de l’expression artistique n’est pas sans difficultés. D’une part, une distinction est établie entre le sentiment vécu et le sentiment contemplé, poétique. Mais rien n’explique en quoi tous deux peuvent être nommés « sentiment ». Or, ce qui pose problème, c’est justement l’application des termes émotionnels à la fois aux êtres sensibles et aux objets non sensibles que sont les œuvres d’art. D’autre part, cette théorie de l’expression repose sur l’identification de l’expression à l’intuition ce qui suppose, non sans problème, une forme de connaissance prélogique. Sandrine Darsel

& B. Croce, L'esthétique comme science de l'expression [1902], trad. fse. H. Bigot, Paris, V. Giard, E. Brière, 1904. G. Kemp, « The Croce-Collingwood Theory as Theory », The Journal of Æsthetics and Art Criticism, vol. 61, no2, 2003.

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Culturaliste (approche) M. E. Moss, Benedetto Croce Reconsidered : Truth and Error in Theories of Art, Literature, and History, London, University of New England Press, 1987. G. Orsini, Benedetto Croce : Philosophy of Art and Literary Critic, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1961. collingwood FF

CULTUR ALISTE (APPROCHE) La saudade est-elle un sentiment brésilien ? Appartient-elle en propre à ce peuple, différant essentiellement du blues américain ou de la nostalgie qu’éprouvaient les mercenaires suisses en écoutant le Ranz des vaches ? Le Waldeinsamkeit, ce sentiment qui étreint le promeneur solitaire dans la forêt, est-il proprement allemand puisque ce peuple seul le nomme ? En bref, nos émotions sont-elles déterminées par les cultures et les langues dans lesquelles elles sont exprimées, dépendent-elles des interactions entre les individus et des systèmes de valeurs qui régissent celles-ci ? Ce sont les premières questions que soulève une approche culturaliste des émotions, dont les implications esthétiques sont nombreuses, notamment en termes de r­ éception. L’approche culturaliste s’oppose en premier lieu à une approche naturaliste des émotions. Cette dernière s’attache à faire la preuve d’une universalité des émotions, ancrées dans le corps, au-delà des différences culturelles. L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, publié par Charles Darwin en 1872, constitue l’un des ouvrages les plus représentatifs de cette vision. Son auteur, tout en maintenant la spécificité de son apport évolutionniste, s’inscrit dans la lignée de travaux menés autour de la physiologie des émotions par les médecins et anatomistes qui l’ont précédé et établit un fond commun d’expressions telles que tout être humain les partage avec ses semblables, mais aussi en grande partie avec les animaux. Notre répertoire émotionnel est donc, dans 84

cette vision, renvoyé au biologique. Il s’est inscrit, d’après Darwin, dans notre patrimoine génétique au gré de la sélection naturelle, afin d’améliorer nos chances de survie en nous permettant une meilleure adaptation à notre environnement. Si le manque de rigueur des méthodes de Darwin a été critiqué à plusieurs reprises, l’approche naturaliste des émotions reste pourtant bien représentée. Paul Ekman notamment, dans les années 1970, s’est placé, dans la parfaite lignée de Darwin, en recherchant grâce à l’étude de l’expression faciale qu’il estime être « l’un des pivots de la communication entre les hommes », à faire la preuve d’un « ­panculturalisme » des émotions primaires. Ses enquêtes menées sur les cinq continents, et notamment en des lieux reculés de la NouvelleGuinée, semblent ainsi prouver que les grandes émotions humaines (les plus utiles à la survie de l’espèce, telles la peur ou la colère) peuvent être reconnues sur toute la surface du globe. Les émotions seraient donc universelles et innées. Ce type de travaux cherchant à démontrer la naturalité des affects sera complété par des études incluant l’ensemble des manifestations corporelles, et l’on peut estimer que de nos jours ils sont prolongés par les travaux de la neurobiologie. Il est rare, dorénavant, que l’on adopte exclusivement l’un de ces deux points de vue. Privilégier l’angle d’explication naturaliste implique cependant une certaine essentialisation des émotions, ancrées dans leur substrat physiologique, et laisse un certain nombre d’aspects des processus émotionnels dans l’ombre. Il rend d’une part difficilement compte des émotions complexes, mais aussi de toute la dimension cognitive des affects. En effet, si le ressenti de la joie ou de la peur, ainsi que leur manifestation physique, sont les mêmes pour tous, ces émotions ne peuvent naître sans une interprétation des phénomènes pouvant les causer, et donc sans un système de sens.

Culturaliste (approche) Une lecture culturelle et sociale de l’affect Sans remettre en cause la base neurobiologique des émotions, l’approche culturaliste lui accorde donc une place moins déterminante et insiste sur le primat de la culture, c’est-à-dire de la construction symbolique et de l’échange social, dans la genèse et la manifestation des états affectifs. Ce sont alors les discours anthropologiques et sociologiques qui prennent le pas et s’intéressent à la modulation du biologique par l’apprentissage culturel. Cette prise en charge ne va pas de soi, soulignent tout de même les anthropologues Catherine Lutz et Lila AbuLughod dans leur ouvrage Language and the Politics of Emotion : la dimension naturelle des émotions en fait la part de l’expérience humaine la moins contrôlée et apprise, et partant la plus difficile à analyser en termes de société et de culture. Loin de tout automatisme mental ou physique, l’émotion requiert une évaluation qui a mis en mouvement nos facultés cognitives. Elle dépend de la signification que nous donnons aux événements dans une situation donnée où nous sommes impliqués de façon particulière. Comme le montrait déjà l’expérience des deux facteurs de Schachter et Singer (1962), une même molécule d’adrénaline, injectée à plusieurs patients peut provoquer chez les sujets de l’expérience la colère ou la joie selon les circonstances créées en l’occurrence de toutes pièces (un contexte agressif ou amusant). Les réponses physiologiques (accélération du pouls, sueurs) à un stimulus ne sont pas assez différenciées pour permettre de distinguer les émotions en concluent les deux psychologues. L’activation physiologique doit donc être suivie d’une activité cognitive permettant de lui attribuer le sens de peur, colère ou joie en fonction du contexte, c’est-à-dire, d’un monde social pétri de sens et de croyances. On le sait, une même attitude distante, selon que nous l’interprétons comme de l’indifférence à notre égard ou

au contraire un grand respect, va susciter en nous des émotions opposées. C’est le sens que nous lui conférons en lien avec nos codes et usages qui vont nous permettre de lui attribuer un sens et d’en tirer une réaction affective déterminée. Notre réponse physiologique – fuite, cri, sourire... – trouvera par la suite elle-même sa fonction dans un monde social où elle fait sens. Le corps, pour présent qu’il est, n’est plus considéré comme une réalité matérielle valant par elle-même, dans laquelle on pourrait lire de façon univoque. C’est un sujet qui est affecté, non un simple corps. L’affectivité, que l’on associe de prime abord à l’individualité et à l’intime, est donc en réalité complétement encodée dans un milieu social. La définition de l’émotion que donne l’anthropologue David Le Breton le résume bien : « Les émotions sont des attitudes provisoires manifestant la tonalité affective de l’individu dans sa relation au monde, ce qui les provoque, la manière dont elles résonnent en lui, leur modalité d’expression ne se conçoivent pas hors du système de sens et de valeur qui régit les interactions au sein d’un groupe. » Si les phénomènes affectifs ne peuvent être considérés hors de la société dans laquelle ils s’expriment c’est aussi parce qu’une émotion n’est pas qu’une réaction, c’est un message destiné à autrui. Elle s’inscrit immédiatement, comme l’a bien montré Marcel Mauss, dans un échange social, grâce à un langage adapté à chaque situation. Il indique ainsi à propos de certains rituels funéraires oraux australiens : « On fait plus que de manifester ses sentiments, on les manifeste aux autres puisqu’il faut les leur manifester. On se les manifeste à soi en les exprimant aux autres et pour le compte des autres. C’est essentiellement une symbolique. » Pour qu’un sentiment soit ressenti et exprimé par l’individu, il doit donc appartenir sous une forme ou une autre au répertoire culturel de son groupe. L’affectivité des membres 85

Culturaliste (approche) d’une même société s’inscrit dans un système ouvert de significations, de valeurs et de ritualités, c’est-à-dire un vocabulaire qui imprègne l’individu à son insu et le rend conforme aux attentes et à la compréhension de son groupe. Mauss montre dans « Parentés à plaisanteries » (1926) comment les émotions de joie ou de crainte respectueuse sont codifiées et réservées à des parents bien définis (respectivement de neveu à oncle par exemple pour la plaisanterie, et de belle-mère à gendre pour la seconde) et non aux affinités individuelles. Les manifestations émotionnelles rendent donc lisibles les liens et statuts sociaux. Plus profondément, ils sont même d’après Mauss et Durkheim à l’origine des premières organisations sociales et des premières catégorisations d’objets. Comme on le reconnaît de plus en plus, ce sont ces mêmes émotions qui sont à l’origine des actions dites rationnelles des individus. On étudie ainsi leur rôle tant dans les événements historiques que les décisions économiques qui définissent une société à un moment donné (P. Livet). Ne pas tenir compte de la dimension sociale et culturelle de l’émotion occulterait donc certaines de ses fonctions majeures. Multiplicité des cultures affectives Se pencher sur la dimension culturelle des émotions implique par conséquent qu’on s’intéresse à la pluralité des cultures et partant de leurs systèmes de croyances et de valeurs. Sortir d’une approche panculturelle, c’est donc aussi tenter de conjurer une vision en réalité ethnocentriste des émotions. Peut-être, par exemple, suppose-t-on à tort que certaines émotions sont universelles du fait d’approximations lexicales ou d’une mauvaise interprétation de leur fonction et signification au sein de leur environnement. On peut ainsi considérer qu’il y a une certaine illusion à vouloir traduire les émotions comme autant de référents 86

fixes, essentialisés, à partir de catégories que l’on imagine à tort communes. La colère qui nous semble si fondamentale que nous en faisons une émotion primaire, existe-t-elle véritablement telle que nous l’entendons dans ces langues africaines où un seul mot « signifie le fait d’être triste et d’être en colère » comme le montre l’anthropologue J. Leff cité par D. Le Breton ? Il faudrait alors admettre qu’une émotion non nommée, et donc non encodée dans une langue et une société, puisse émerger à la conscience de ses individus. De même la dépression qui trouve des équivalents dans les langues indo-européennes échoue à se dire en chinois ou dans certaines langues africaines. Nous-mêmes, Occidentaux, sommes réduits à essayer d’approcher à l’aide de périphrases plus ou moins complexes ces affects que nos langues n’ont pas conceptualisés et qu’elles ne nomment pas sans périphrases compliquées. On cite souvent à ce titre, l’amok ou encore l’amae japonaise, ce sentiment plaisant et doux « d’abandon dans la douceur des relations d’interdépendance » qui ne nous est sûrement pas tout à fait inconnu mais n’existe pas dans nos catégories de pensée relationnelle et affective. Les études ethnographiques et anthropologiques ont ainsi mis en lumière la diversité des cultures affectives  et des codes qui régissent les comportements émotionnels. Jean L. Brigg qui a consacré une grande part de son travail à l’étude des relations interpersonnelles chez les Inuits notera ainsi la quasi absence de colère dans ces sociétés et le jugement très négatif porté à l’encontre de celle‑ci (R. Benedict, Echantillons de civilisation, 1950). Cela s’explique en partie par l’importance que revêt la contrainte du vivre-ensemble sur de petits territoires pour ces peuples, alors que ces manifestations de colère sont au contraire encouragées et grandement valorisées dans d’autres cultures, associées au courage et à la virilité, mais aussi à une capacité d’indignation proche de la

Culturaliste (approche) force morale. Les travaux portant sur ces différences dans les manifestations émotionnelles mais aussi leurs déclencheurs pourraient être multipliés. On sait bien, par exemple, combien l’expression de l’affliction, notamment liée au deuil est ritualisée et varie dans ses manifestations, modes et durée d’une société à l’autre. Quant aux expressions censément naturelles des émotions, telles que les larmes ou le rire, elles entrent aussi dans le vocabulaire d’une société et peuvent être largement détournées. Derrière le terme générique d’approche culturaliste se dessine cependant une grande variété de points de vue qui ne vont pas tous à l’encontre d’un certain universalisme. Le courant anthropologique que l’on qualifie souvent de « culturaliste » correspond à l’approche de Margaret Mead et Ruth Benedict, qui vont l’une comme l’autre, à la suite de Franz Boas, remettre les cultures, avec la diversité des normes et des valeurs qui les caractérisent, au centre de leurs travaux. Elles porteront une attention particulière aux grands schémas psychologiques qui structurent les sociétés. R.  Benedict cherche ainsi à aborder une société en déterminant « les mobiles sentimentaux et intellectuels de celle-ci »5. Elle tente à partir de là, de classer les cultures selon une certaine tendance psychologique fondamentale, véritable lieu d’unification de cette culture et organisatrice de toute la vie collective. M.  Mead et G.  Bateson reprennent quant à eux dans Balinese Character la notion d’êthos que Bateson avait proposé dans Naven en 1936 pour caractériser « le système culturellement organisé des émotions ». Le sociologue S.  Gordon parle à ce propos de « culture émotionnelle ». Derrière ces différents concepts se dessine une même idée qui rejoint une formulation de D. Le Breton : « Au sein d’un même groupe un répertoire de sentiments, de conduites, est approprié à une situation en fonction du statut social, de l’âge, du sexe de ceux qui sont affectivement tou-

chés et de leurs interlocuteurs. Chacun impose sa coloration personnelle au rôle qu’il joue avec sincérité ou distance, mais un canevas demeure qui rend les attitudes reconnaissables. » Cette conception des manifestations et fonctions des émotions selon les cultures pourrait trouver un équivalent dans une histoire de l’affectivité qui tend à montrer la variabilité de nos usages de l’émotion. Norbert Elias relit ainsi à partir du concept de « processus de civilisation » l’histoire depuis la Renaissance. Il montre le changement des économies affectives au cours des siècles et le refoulement progressif des émotions, ainsi que les mutations philosophiques et esthétiques qui les accompagnent. Non seulement des affects peuvent apparaître et disparaître (l’« acédie », le « transport ») au sein d’une même société occidentale, mais l’organisation et la fonction sociale de ces émotions connaissent de grandes modifications. Implications esthétiques Les œuvres artistiques sont amenées à représenter l’émotion comme à la susciter au sein de ces sociétés. Elles jouent avec les codes propres à une culture et prouvent qu’une émotion peut être reproduite ou simulée, dans le cas du théâtre par exemple. On peut donc se demander dans quelle mesure les affects en jeu dans les œuvres d’art varient selon les cultures et l’évolution des sociétés dans l’histoire. Les travaux d’un certain nombre de théoriciens de la littérature, à l’image de l’ouvrage de M. Bakhtine sur la culture carnavalesque, ont montré qu’une même teinte émotionnelle pouvait traverser liens sociaux et œuvres artistiques. Marcel Mauss va dans le même sens quand il montre dans Parentés à Plaisanteries comment se mêlent formes esthétiques et éléments moraux de la vie sociale – obscénités, chants satiriques et comédie par exemple pour la « plaisanterie ». Cela amène à s’interroger en termes 87

Culturaliste (approche) de réception : les émotions que les œuvres représentent nous sont-elles compréhensibles quand elles sont éloignées dans le temps ou l’espace ? Il semble difficile de soutenir que l’on peut accéder immédiatement aux intentions de ceux qui ont conçu ces œuvres à des fins religieuse ou guerrière par exemple, lorsque nous les considérons de façon purement esthétique. Rien n’est en effet évident face à une œuvre d’une culture lointaine, pas même son statut d’œuvre art. Les propriétés esthétiques varient d’un contexte social à l’autre comme le constate l’anthropologue Alfred Gell qui abandonne dans L’Art et ses agents les notions de symboles et de significations, trop textuelles, pour tenter une définition de l’œuvre d’art en termes d’agents à partir des concepts d’agentivité, intention, causalité, effet et transformation. « Je considère l’art comme un système d’action qui vise à changer le monde plutôt qu’à transcrire en symboles ce qu’on peut en dire ». À l’appui de sa proposition il évoque « les innombrables traces de réactions sociales et émotionnelles que peuvent susciter les artefacts dans leur milieu social d’origine (peur, désir, respect, fascination, etc.) » en soulignant que toutes ne peuvent se réduire à des sentiments esthétiques. Par exemple, le bouclier orné dont la beauté cause l’admiration de l’anthropologue a bien été créé afin d’être vu, mais dans l’intention de susciter la peur, et non un regard esthétique, chez l’adversaire. Il nous faut donc, face à cet objet, prendre en compte les agents en jeu dans telle ou telle situation pour le mettre à sa juste place. Le savoir de l’ethnologue semble donc nécessaire pour appréhender ces œuvres en leur donnant un cadre de référence, quand bien même est recherché un accès immédiat et empathique à celles-ci. L’intérêt des Surréalistes pour les arts premiers était ainsi marqué par la volonté de se 88

laisser « posséder, ensauvager, par l’objet primitif », afin de pouvoir par leur propre écriture recréer l’envoûtement de ces objets et le communiquer au lecteur. Mais si directe et émotionnelle qu’ait voulu être cette approche « empathique » de la mentalité primitive, elle n’en a pas moins dû se nourrir d’une recherche ethnographique. Si l’expérience surréaliste, parmi d’autres, témoigne que l’émotion esthétique n’est jamais si évidente qu’elle ne le paraît et qu’elle requiert information et traduction pour nous arriver, un historien de l’art comme David Freedberg aime cependant à souligner, à rebours de ce qui est devenu orthodoxie en histoire de l’art, que les émotions impliquées dans une œuvre permettent une réception en partie indépendante de la culture. Cette réception qu’il qualifie de participative, se ferait par le biais de l’incarnation des émotions perçues, et au‑delà de ce mouvement affectif, du mouvement physique mentalisé. Face un masque Inuit de Point Hope, avance-t-il, choisissant là un artefact particulièrement expressif, même si nous ne jouons aucun rôle dans la culture concernée et même si nous ne savons pas précisément quelle émotion il représente, nous pouvons être sûrs qu’une partie de sa force réside dans notre réponse corporelle, notre « simulation » spontanée, grâce à l’action des neurones miroir, des émotions représentées. Notre compréhension esthétique des objets ne se soutient donc pas seulement d’une connaissance de son contexte. Elle s’appuie aussi sur une réponse physique et émotionnelle à ses œuvres. Si l’approche culturaliste apparaît donc bien nécessaire pour appréhender la dimension et les fonctions sociales des émotions mises en jeu dans une œuvre d’art extérieure à notre culture, si elle est incontournable pour poser le problème du statut d’œuvre d’art des artefacts de sociétés « lointaines », elle ne doit peut-être pas

Culturaliste (approche) pour autant éluder toute recherche d’un accès physique et silencieux à l’œuvre. C’est entre ces deux pôles que la réception de la dimension émotionnelle des œuvres peut se faire. Pauline H achette

& G.  Bateson, M. Mead, Balinese Character : A Pho­to­ graphic Analysis, New York, The New York Academy of Sciences, 1942. D. Le Breton, Les passions ordinaires, Anthro­pologie des émotions, Paris, A. Colin, 1998. M. Leiris, L'Afrique fantôme [1934], Paris, Gallimard, 1996. M. Leiris, La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, Paris, Plon, 1958. amok, neurobiologique (approche), FF sociologique (approche)

Culturaliste (approche)

EXTRAIT Alfred Gell, L’Art et ses agents, une théorie anthropologique, Les Presses du réel, 2009, p. 3-4 Pour réussir à apprécier l’art d’une époque donnée, on devrait donc essayer de retrouver la manière dont les artistes s’imaginaient que leur public voyait leurs œuvres. Une des tâches de l’historien d’art est de faciliter cette enquête en rétablissant le contexte historique de l’œuvre. On pourrait logiquement en conclure que l’anthropologie de l’art a le même objectif, à la différence près qu’il s’agit de retrouver la « manière de voir » d’un système culturel plutôt que d’une période historique. Je suis d’accord avec Price sur le fait que nous devons accorder davantage de reconnaissance à l’art et aux artistes non occidentaux. Je ne vois pas qui pourrait s’opposer à un tel projet, mis à part peut-être ces collectionneurs d’art primitif qui se plaisent à imaginer que ces œuvres sont celles de sauvages primaires, à peine descendus des arbres. Mais on ne s’attardera pas sur cette catégorie d’individus. Cependant, je ne pense pas que la clarification de systèmes esthétiques non occidentaux suffise à constituer une « anthropologie » de l’art. Tout d’abord, ce projet est exclusivement culturel, et non social. Or, selon moi, l’anthropologie est une science sociale et non une science humaine. J’admets que la frontière est mince, mais « l’anthropologie de l’art » doit s’intéresser au contexte social de la production artistique, à sa diffusion et à sa réception, et non évaluer des œuvres d’art en particulier, ce qui pour moi relève du travail du critique d’art. Même s’il est intéressant de se demander pourquoi les yoruba, par exemple, accordent plus de valeur esthétique à une sculpture plutôt qu’à une autre (Thompson, 1973), cela n’explique pas pourquoi ils produisent ces sculptures. Le grand nombre de sculptures, de sculpteurs et de critiques à une époque donnée est un fait social dont l’explication déborde le cadre de l’esthétique indigène. De même, nos seules préférences esthétiques ne suffisent pas à expliquer pourquoi nous choisissons de regrouper certains objets dans les musées, et pourquoi nous les considérons comme des objets d’art. Les jugements esthétiques ne sont rien d’autre que des actes mentaux internes ; à l’inverse, les objets d’art sont produits et circulent dans l’espace physique et social. Cette production et cette circulation sont sous-tendues par certains processus sociaux objectifs, liés à d’autres processus sociaux comme les échanges, la politique, la religion, les relations de parenté, etc. Si par exemple les sociétés secrètes poro et sandé en Afrique de l’ouest n’avaient pas existé, il n’y aurait pas de masques poro et sandé. C’est parce que certaines institutions sociales ont existé dans la région que l’on peut considérer ces masques d’un point de vue esthétique, à la fois par nous et par le public indigène. Même si on admettait qu’il y a toujours une « esthétique » dans le système symbolique d’une culture donnée, elle serait loin de constituer une théorie capable d’expliquer la production et la circulation d’œuvres d’art dans certains milieux sociaux. Comme je l’ai dit ailleurs (Gell, 1995), je suis loin d’être convaincu que toute culture présente dans son système symbolique une dimension comparable à notre « esthétique ». Je crois que la tendance à considérer l’art d’autres cultures d’un point de vue esthétique nous renseigne davantage sur notre idéologie et sur notre vénération presque religieuse des objets d’art, comme s’il s’agissait de talismans, que sur ces autres cultures. L’objectif de ce projet d’« esthétique indigène » 90

Culturaliste (approche) est d’affiner les sensibilités esthétiques du public de l’art occidental et de les étendre à d’autres objets ; en lui rappelant le contexte culturel, il comprend les objets d’arts non occidentaux à travers les catégories de jugement esthétique occidental. Si ce projet n’est pas une mauvaise chose en soi, il est très loin de constituer une théorie anthropologique de la production et de la circulation des objets d’art.

D DANSE Étymologiquement, l’émotion est ex motu : l’émotion est un mouvement qui surgit du mouvement lui-même, ou plus exactement, elle est l’extériorisation physique et expressive, incarnée, d’une sensation ou d’un sentiment proprioceptifs. Elle est la face visible de l’invisible affectif. L’émotion est donc par nature l’élan et la résultante de l’élan qui part de l’intérieur vécu pour se donner à l’extérieur voyant. Le français oublie souvent la dimension motrice de l’émotion, quand la langue anglaise rappelle la « motion » intrinsèquement présente dans l’émotion. L’émotion est mouvement, qui fait sortir de soi-même pour aller vers l’extérieur ; l’émotion est donc un vécu kinésique, voire kinesthésique : elle est épreuve de mouvement intérieur et expérience de son expression. Le mouvement apparaît donc comme le point nodal entre émotion et danse : ce qui lie la danse à l’émotion, c’est précisément le mouvement. Il se peut donc que la danse soit la résultante même de l’élan moteur que constitue l’émotion : en tant qu’élan moteur, la danse agit l’émotion. Considérations générales : de l’émotion spontanément dansée Nous commencerons par adopter un point de vue doxique selon lequel la danse serait ­présentation  d’un  ­mouvement intérieur. Traditionnellement, en effet, on danse pour manifester sa joie ou ses peines, de sorte que l’on en vient même à dire de quelqu’un

de joyeux qu’il « danse » et ce de façon involontaire. Le corps communique à travers les émotions exprimées ; la danse apparaît ainsi comme un mode d’expression, un langage au ­travers duquel le corps manifeste les émotions du sujet. Ce point de vue doxique, sans grand fondement théorique et pourtant, le plus souvent, partagé par le commun des hommes, est le credo du courant appelé « danse-théâtre » né au début du xx e siècle. Il consiste à affirmer que l’émotion se dit au travers du geste spontanément dansé, et que le corps n’a pas besoin de code pour se faire entendre à travers la danse. La langueur du mouvement suggère, indépendamment de la culture artistique ou du contexte socio-géographico-historique, une certaine douleur, quand le rythme ou la transe évoquent d’autres nuances de la palette émotionnelle de l’interprète. Ainsi, la lenteur contractée du danseur japonais de butô trouve des échos chez le spectateur européen et l’émoi se fait sentir sans qu’il y ait besoin d’explicitation du sens. La danse-théâtre met en scène un corps à lui seul dramaturge d’émotions et qui peut se passer du concept tout comme d’une narration : en ce sens, la traduction anglaise du terme de « danse-théâtre » est peut-être plus adéquate que l’expression française, puisqu’elle substitue au terme « théâtre » celui de « drame » au sens grec (dance-drama). En danse-théâtre, le corps est présenté comme metteur en scène de lui-même, théâtre d’émotions qui le traversent et dont il se fait le vecteur e­ xpressif. 93

Danse La pratique de la « danse-théâtre » est apparue au début du xx e siècle en contrepied de pratiques régulées et contraignantes de danse, notamment la danse classique. Elle naît du même impératif que la danse « libre » revendiquée par Isadora Duncan ou la danse « moderne » de Martha Graham et la danse « d’expression » de Mary Wigman : il faut désenclaver le corps des entraves du ballet classique, pour libérer le dire de l’émotion au lieu de le contraindre. La danse-théâtre se développe en Allemagne avec Rudolf Von Laban, qui tente de caractériser tous les modes d’expression de l’émotion à travers le corps et d’élaborer ce dire en un immense système, et avec Kurt Jooss, qui met en application le système de Laban. Mais c’est surtout avec Pina Bausch, autour des années 1980, que la danse-théâtre se constitue en tant que telle et s’impose comme mode chorégraphique distinct à la fois de la danse classique, de la danse contemporaine et du théâtre. Avec Pina Bausch, la dansethéâtre – qui reste de la danse – s’impose comme langage autonome des émotions, parce que centré précisément sur l’émotion elle-même. Pina Bausch l’affirme : ce qui l’intéresse n’est pas comment le corps se meut, mais ce qui meut le corps. En d’autres termes, peu importe la technique, pourvu qu’on ait l’émotion ; et ce n’est pas l’émotion qui préside au mouvement qui lui serait consécutif, puisque l’émotion est le mouvement lui-même, son objet et sa fin. On peut donc dire avec la dansethéâtre de Pina Bausch que l’émotion est le mouvement de la danse, et qu’il y a une coïncidence ontologique entre émotion et danse-théâtre. La danse apparaît comme un dire performatif de l’émotion, une parole qui transcende les mots et touche les corps de façon universelle et a-temporelle. Ainsi, c’est spontanément que l’émotion se fait danse, de sorte qu’elle ne peut pas se passer du corps mu. 94

Il serait réducteur de n’associer la performance de l’émotion qu’à la dansethéâtre : en effet, cette association de l’émotion à la danse est universelle et ne peut pas se restreindre à un seul type de pratique chorégraphique. Il arrive bien souvent, par exemple, que l’on danse parce qu’un rythme se fait entendre à l’extérieur, une mélodie qui donne envie de taper des pieds, de tourner, etc. En d’autres termes, c’est souvent l’art lui-même qui suscite l’émotion, et cette émotion ne peut qu’être « dite » par le corps mu. La musique semble particulièrement associée à la danse, tant elle génère d’émotion. Pourtant, les chorégraphes postmodernes, dont le courant a surgi autour des années 1980, invitent à dissocier l’émotion dansée de l’émotion musicale. En théorie, en effet, même si la musique suscite l’envie de danser par le rythme qu’elle apporte, le corps n’a pas besoin de mélodie pour être parcouru par une musique ; il dispose de sa propre rythmicité, qui est celle des émotions ellesmêmes. Au contraire, la mélodie peut divertir et, pour ainsi dire, détourner du sentiment authentique en imposant son propre rythme à un corps. L’authenticité émotionnelle ne peut être retrouvée qu’à la condition de rentrer en soi-même et de ne pas suivre un mouvement imposé de l’extérieur. C’est l’impératif du silence extérieur pour laisser place à la parole émotionnelle intérieure qu’affirment avec vigueur des chorégraphes post-modernes comme Yvonne Rainer, Trisha Brown, Anna Halprin ; et il arrive bien souvent que la danse moderne, d’expression ou la danse « contemporaine » dissocient la mélodie du geste, sans que ce ne soit toujours revendiqué comme un impératif. Mais ce sont surtout les chorégraphes post-modernes qui invitent à épurer l’émotion signifiée par le corps mu, une émotion qui se déprend de toute narrativité factice. L’interprète se fait vecteur non d’une histoire, mais de son propre vécu.

Danse Si la danse post-moderne, la dansethéâtre et la danse contemporaine invitent à affirmer l’authenticité du mouvement par opposition à la gestuelle codifiée de la danse classique, il y a tout lieu de penser néanmoins que les fondements de la danse classique consistent tout autant à prendre appui sur l’émotion elle-même. Louis  xiv est passionné de danse et il élève la danse baroque au rang d’art noble. Jusque-là, le jeu du corps est perçu comme l’expression d’une forme de folie, ce que le Roi-Soleil réfute : la danse est un mode de canalisation de l’émotion, qui sublime cette dernière à travers un certain code. Après lui, JeanGeorges Noverre systématise le codage des pas de danse classique, mais l’objectif de cette codification n’est pas d’en éradiquer l’émotion, bien au contraire : c’est parce qu’il y a code que la danse classique peut exprimer au mieux l’émotion. La maîtrise de l’émotion conditionne son expression adéquate, et cette maîtrise éduque le spectateur lui-même à un contrôle gracieux d’une gestualité qui resterait sans cela particulièrement anarchique. La danse classique a donc pour seul et unique mobile l’expression de l’émotion de personnages mis en scène et la transmission de l’émotion esthétique chez le spectateur. La « belle danse » n’est donc pas, par principe, dissociable du point de vue doxique selon lequel danser équivaut à exprimer des émotions. Sa seule singularité, et elle est de taille, consiste à affirmer la nécessité de possession d’une technique pour signifier l’émotion, c’est-à-dire d’un langage codifié, quand la danse contemporaine et la danse-théâtre invitent plutôt à chercher ce langage dans la spontanéité non-codifiée d’un corps authentique et non dompté. Aussi la danse classique se présentet-elle comme une manière de transcender la passion, en élevant l’homme à des sphères spirituelles supérieures au corps même. À cet égard, on pourrait établir une analogie entre les motifs de la danse classique et ceux de la danse populaire, telle qu’Alain la décrit en 1931 dans Les Arts et les Dieux :

« Qu’est-ce que c’est donc que la danse ? Une purification aussi des passions. La danse guerrière n’est pas le combat ; la danse religieuse n’est pas l’effervescence contagieuse des foules ; la danse amoureuse n’est pas le délire de l’amour. [...] Le délire de l’amour se traduit d’abord par une sorte de timidité, intérieurement violente, et qui effraye. Les passions les plus folles se développent à partir de là, par une contradiction entre ce qu’on voudrait faire et ce qu’on fait ou ce qu’on craint de faire. [...] Réellement, l’homme ne sait plus ce qu’il éprouve. Au contraire, par la danse, voyez comme l’amour prend forme ; mouvement réglé des couples, soumis au nombre et au rythme. Remarquez comme le bruit des pieds, puis des mains et du tambour, accompagne naturellement la danse ; c’est par là que l’accord de tous les danseurs est senti par chacun des couples. Par ces mouvements réglés et répétés, donc, l’amour se laisse penser ; l’amour prend assurance ; l’amour cesse de balbutier. La danse doit être prise comme un langage, qui n’exprime qu’en réglant, qui exprime parce qu’il règle ; je dirais bien qu’il n’exprime finalement que la règle même, ou l’expression même. [Il] exclut le mieux, et même dans l’avenir prochain, le désordre et la fureur.

Paradoxalement, c’est en contrôlant les corps que l’émotion se libère dans le corps lui-même, et qu’elle peut se dire parce que le code tient lieu de cadre. Conflictualité de la danse et de l’émotion Si la danse « libre », la danse « moderne », la danse « d’expression » puis la danse « contemporaine », la « danse-théâtre » et la danse « post-moderne » revendiquent avec ferveur un conflit ouvert avec la danse classique, en affirmant la nécessité de puiser à l’émotion authentique du danseur pour susciter l’émotion esthétique et kinesthésique du spectateur, il est étonnant de constater que la danse classique à laquelle les techniques du xx e  siècle s’opposent associe elle aussi l’émotion au mouvement dansé. D’où vient que danse classique et les danses du xx e siècle s’opposent ? Peuton trouver dans les pratiques primitives et 95

Danse spontanées de danse non spectaculaire, à savoir les danses populaires et folkloriques, un élément de réponse ? L’histoire de la danse fait état de pratiques primitives de danse de groupe associées à la célébration de la fertilité. Danser est une pratique festive destinée à manifester la joie du retour du printemps, la joie de la présence « divine » et de son potentiel créateur. En d’autres termes, les dieux sont ceux qui créent ex nihilo, c’est donc à eux qu’il s’agit de rendre hommage lorsque la terre donne des fruits. Cette célébration se fait au travers de pratiques rituelles, qui sont souvent des sacrifices mais aussi, d’abord et avant tout, des danses de groupe qui peuvent faire entrer en transe. En outre, on associe la fertilité aux femmes qui donnent la vie, dans la mesure où le nouveau-né est en quelque sorte une création ex nihilo. Dès lors, la danse est associée au « féminin créateur », même si elle n’est pratiquée parfois que par des hommes. En tout état de cause, danser permet au groupe de manifester sa joie et aux individus de se transcender pour parler aux dieux, dans un langage distinct du code des hommes ; la danse est grâce divine, au sens de gratitude et d’élévation spirituelle. Pourtant, l’association de la danse à la festivité lui vaudra progressivement de perdre tout caractère sérieux et, paradoxalement, d’être associée à ce qui s’oppose au registre du transcendant : à l’immanence pure. C’est avec le corps que l’on danse, un corps dont on ne maîtrise pas les aléas, un corps terrestre et pesant qui ramène le sujet aux passions de sa chair. Au tournant de l’époque gréco-romaine, la danse deviendra distraction pure, tentative de séduction par l’émotion en conflit ouvert avec la raison et le concept. Il devient déraisonnable de danser, c’est-à-dire de se laisser emporter par l’émotion, de sorte que les formes spectaculaires ne mobilisent la danse qu’au titre de divertissement par 96

opposition au théâtre qui véhicule, lui, des mots et des concepts. Le seul moyen de danser en toute légitimité, et c’est bien ce que percevra Louis  XIV, c’est de distinguer clairement danse et dépravation corporelle. En d’autres termes, dans la mesure où la danse est vue d’un mauvais œil parce qu’elle mobilise l’émotion incontrôlable et déraisonnée, il est de toute nécessité de rendre la danse raisonnable, éducatrice, contrôlante. Il n’apparaît pas possible de dissocier le geste dansé de l’émotion, mais ce geste dansé va se faire maîtrise absolue et rationnelle de l’émotion incontrôlable, c’est-à-dire du corps. Le mouvement du corps va témoigner de la maîtrise absolue de l’émotion, qui peut alors se dire et se raconter parce qu’elle est contrôlée. C’est seulement au prix de ce renversement étonnant que la danse peut enfin se montrer, sous la forme que l’on dit « classique » par référence au classicisme du xvii e  siècle. Paradoxalement, la danse se fait sublimation de l’émotion, une émotion dépassionnée ; l’intérieur est maîtrisé de l’extérieur, la danse mobilisant l’élan émotionnel spontané tout en le canalisant et en le sublimant. Il est étonnant de constater que l’on trouve dans la danse post-moderne et, parfois, contemporaine, un mouvement similaire de tentative de dissociation de la danse et du corps ému. En effet, la danse contemporaine propose parfois des pièces sans danseurs, avec simplement des jeux de lumières ou de tissus. C’est le cas notamment dans la pièce de Christian Rizzo, Objet dansant no (à définir), créée en 1999, où seules des robes portées sur des cintres font office de danseurs. Le spectateur assiste à du mouvement, mais peut-on encore parler de danse ? Pourtant, il surgit bel et bien une émotion chez le spectateur, tout comme face au spectacle de marionnettes décrit par Kleist dans son texte « Sur le théâtre

Danse de marionnettes » (1810) ; pour autant, quand bien même il y a émotion esthétique chez le spectateur et, donc, performance artistique, s’agit-il encore de danse, dans la mesure où les objets qui bougent sont, en eux-mêmes, inanimés, c’est-à-dire dépourvus d’intention motrice ? Une danse sans corps dansant ému est-elle concevable ? On peut trouver chez les premiers acteurs de la danse contemporaine un tel projet de mise entre parenthèses de l’émotion de l’interprète : la danse contemporaine de John Cunningham n’a que faire de l’émotion du danseur, puisque ce dernier est conçu d’un seul point de vue esthétique. Les pièces de Cunningham sollicitent un corps mécanisé et jouent principalement sur les lignes de corps comme de lumière. L’objectif affiché par le chorégraphe est de susciter une émotion esthétique chez le seul spectateur, sans soulever le moindre affect chez l’interprète. Le spectacle est à observer pour la beauté du geste, indépendamment d’une émotion corporelle. Bien plus, il est hors de question de vouloir signifier quoi que ce soit au travers du geste : celui-ci est gratuit, il est dépourvu d’intentionnalité. Il se fait parce qu’il doit se faire, et ne témoigne d’aucune émotion qui lui préexisterait. L’affect est en quelque sorte banni de la scène, parce qu’il implique un désir que les chorégraphes du courant contemporain – et surtout post-moderne – refusent souvent. Le corps de l’interprète ne doit pas susciter le désir du spectateur, il ne doit lui-même pas manifester un désir, de sorte qu’il doit être dépris de cette émotion qui consiste à sortir de soi pour aller vers une extériorité qui interpelle. Le paradoxe surgit de façon surprenante lorsqu’il s’agit, pour mettre un terme à l’élan é-motionnel, de ne plus bouger. En effet, puisque le mouvement implique le mobile, c’est-à-dire si ce n’est un désir, à tout le moins une intentionnalité, alors une danse sans désir ne peut qu’être une danse immobile. Naît ainsi une danse

sans mouvement et, ce faisant, une danse qui réfute l’émotion. Il serait considérablement réducteur de refuser à une « danse immobile » un pouvoir esthétique émotionnel, puisque nombre de spectateurs sont émus par de telles pièces ; pour autant, les critiques ont qualifié ce courant de « non-danse ». Si le mouvement émotionnel dansé a lieu dans le seul corps du spectateur, est-il encore légitime de parler de « danse » dans la mesure où la corporéité émotionnelle – en mouvement – est absente du plateau ? La danse comme dérivée de l’indicible émotionnel La question qui parcourt les pratiques et les théories de « la » danse est celle de sa définition. C’est volontairement que nous n’avons pas posé cette question en préambule car cette tentative semble vouée à l’échec. Si la danse n’était que du mouvement en effet, il n’y aurait pas lieu de la dissocier du seul mouvement ; or, la vie est parcourue de mouvement, et l’on ne qualifie pour autant pas tout de « danse ». Si la danse était du mouvement codifié et symbolique d’une émotion, alors certes l’on pourrait parler de danse au spectacle d’un ballet, mais il n’y aurait plus lieu d’en parler devant une improvisation de danse contemporaine par exemple. Peut-être s’approche-t-on du sens de « la danse » lorsque l’on parle d’« émotion mise en scène à travers les corps », mais on pourrait alors se demander si les maladies psychosomatiques ne relèvent pas de la danse, ce qui est pourtant à exclure. Enfin, dans la mesure où l’on parle, par métaphore, de « danse des feuilles dans le vent » ou de « danse de la pensée », voire de « danse des mots » pour la poésie, ne doit-on pas en conclure que la danse peut se déprendre du corps mais pour autant pas de l’émotion ? L’ensemble de ces questions reste ouvert à la formulation de nombreuses réponses, et nous n’aurons pas ici la prétention d’en fournir une qui soit ultime et parfaite. 97

Dégoût Néanmoins, il est à noter que l’aporie à laquelle mène une tentative de définition de la danse rejoint par bien des aspects l’impossibilité de définir clairement une émotion, et l’inaptitude des mots à décrire le vécu émotionnel singulier. Si certes l’on sait tous ce qu’est « la joie », « l’affliction », seul un usage poétique du langage peut parvenir à suggérer la nature même de l’émotion éprouvée. En d’autres termes, si l’émotion ne peut se dire rationnellement et si le mot peine toujours à traduire l’émoi, il est notable que l’on se trouve face au même écueil lorsque l’on tente de définir la danse. À l’instar de l’émotion, la danse ne peut pas se dire et ne peut que se vivre. Aussi l’indicible émotionnel rejoint-il l’indicible motionnel dansé : c’est la motion, le mouvement lui-même, qui échoue à se dire, puisque le conceptualiser serait figer son devenir perpétuel en un être advenu et fini. De là, il y a tout lieu de penser que ce n’est que par projections anthropomorphiques et abstractions métaphoriques que l’on associe le mouvement d’une feuille, volant au vent, à de la danse : en effet, étymologiquement, la danse aurait pour racine l’indo-européen ten-, ce qui fait d’elle la résultante d’une tension vers. La danse résulte d’un désir moteur, elle est intrinsèquement liée à la mobilité de la vie. La danse est émotion, mouvement hors de soi pour aller vers, et en ce sens elle ne peut qu’être transcendance, au sens étymologique de « sortir de soi » : danser, c’est toujours aller vers son autre, au moins à titre imaginaire. En des termes phénoménologiques, il serait possible d’affirmer que la danse résulte de l’é-motion ek-sistentielle – en grec, le pré-verbe ek- signifie « hors de » – par laquelle j’adviens en tant qu’immanence charnelle dans le mouvement au cours duquel, paradoxalement, je me transcende et tends à me dépasser, dans une expérience que certains danseurs n’hésitent pas à qualifier de « mystique ». En des termes plus simples et rationnels, 98

il faut considérer que celui qui danse est « mu vers » ; son geste, même « gratuit », n’en laisse pas moins d’être l’expression d’une motilité vitale, celle du désir. Danser m’invite à sortir de moi ; paradoxalement, c’est par cette visée d’une extériorité que je fais l’épreuve de mon propre corps-vécu, c’est-à-dire de mon être ému. Christine Leroy

& M. Bernard, L'Expressivité du corps [1976], Paris, Chiron, 1986. B. Gauthier, Le Langage chorégraphique de Pina Bausch, Paris, l’Arche, 2008. H. Godard, « Le Geste et sa Perception », in I. Ginot et M. Michel (éds.), La Danse au xxe  siècle, Paris, Bordas, 1995. J. Martin, La Danse moderne [1933], trad. J. Robinson et S. Schoonejans, Arles, Actes Sud, 1991. corps, interprète FF

DÉGOÛT De saint Augustin à l’esthétique analytique contemporaine, en passant par l’abbé Du Bos, Hume ou Descartes, nombreux sont les auteurs qui ont souligné ce paradoxe qu’au cours de l’expérience artistique, nous éprouvons du plaisir à ressentir des émotions négatives. Mais l’art peut-il transfigurer toutes des émotions négatives ? Le dégoût, entendu au sens propre de dégoût physique et non au sens métaphorique de dégoût moral, ne constitue-t-il pas une exception ? C’est ce qu’affirmait la pensée classique. Au paragraphe 48 de la Critique de la faculté de juger, Kant affirmait que le dégoût est la seule émotion qui échappe aux pouvoirs de transmutation de l’art : « Les furies, les maladies, les dévastations de la guerre, etc., peuvent, en tant que choses nuisibles, être décrites de très belle façon et peuvent même être représentées par des peintures ; une seule forme de ­laideur ne peut être représentée de manière

Dégoût naturelle sans anéantir toute satisfaction et par conséquent toute beauté artistique : c’est celle qui excite le dégoût (Eckel) ». Lessing partageait cet avis et Hume allait dans le même sens lorsqu’il déclarait dans son opuscule De la Tragédie : « Une action figurée dans la tragédie peut être trop sanglante et trop atroce. Elle peut exciter de tels mouvements d’horreur qu’ils ne s’adouciront pas en plaisir. La plus grande force d’expression, consacrée à des descriptions de cette nature, parvient seulement à augmenter notre malaise. Une telle action est représentée dans L’Ambitieuse belle-mère où un vénérable vieil homme, dont la fureur et le désespoir sont portés au paroxysme, se précipite contre un pilier en le frappant de sa tête et en l’éclaboussant partout alentour de débris de cervelle et de sang mélangés. Le théâtre anglais abuse de représentations aussi choquantes que celle-ci ». Pourtant, Sophocle décrivait dans Philoctète la puanteur des plaies infectées de son héros qui conduisirent ses compagnons à l’abandonner dans l’île de Lemnos ; au xvii e  siècle Jean-Pierre Camus écrivait Les Spectacles d’horreur ou l’Amphithéâtre sanglant ; au xix e  siècle Gustave Moreau montrait dans Salomé la tête décapitée de saint Jean-Baptiste. De manière beaucoup plus insistante que dans le passé, l’art contemporain abonde d’œuvres utilisant des objets intentionnels du dégoût. Pensons, parmi beaucoup d’autres exemples possibles, aux performances sanglantes des actionnistes viennois, aux scarifications de Marina Abramovic, à la Chaise de graisse de Beuys, aux énormes lombrics de résine de Eva Hesse (Seven Poles), aux Autoportraits recouverts d’excréments de David Nebreda, aux vomissures de Millie Brown, à Mac Quinn réalisant son autoportrait avec son sang (Self blood), ou à l’artiste-chimiste Sissel Tolaas donnant à sentir des effluves de peur captées sous les aisselles de personnes angoissées (Fears). L’exposition au Whitney Museum en 1993 « Abject Art : Repulsion and Desire

in American Art », et celle, plus récente, de Beaubourg : « Féminin masculin », qui manifestait la prédilection d’un nombre important d’œuvres contemporaines pour les organes sexuels, les orifices corporels en général, leurs sécrétions, confirment cette fascination. Que fait donc le dégoût à l’expérience artistique ? Répondre à cette question suppose qu’on commence par considérer cette émotion dans ses différentes composantes. L’émotion très particulière du dégoût Le dégoût naît de l’appréhension de certains objets dont Aurel Kolnai dans un ouvrage précisément intitulé Le Dégoût établit l’ensemble des objets-types : la pourriture (dépérissement d’un corps vivant, putréfaction, décomposition, odeur cadavérique « en général tout ce qui est passage du vivant à l’état de mort »), les excréments, les sécrétions, les bêtes rampantes comme les limaces, ou assimilables à la vermine comme le rat. Bref, le vivant qui se désagrège, ce qui grouille, adhère, s’agglutine, pullule, ondoie. Je peux éprouver une aversion pour tel ou tel type de paysage, par exemple, mais pas du dégoût. Comme on le voit, l’ensemble des objets intentionnels du dégoût est relativement étroit et circonscrit au champ de l’organique. Sans doute convient-il de distinguer ces formes primaires du dégoût qui ont des objets intentionnels spécifiques mis en place par l’évolution, et dont Paul Griffith dans What Emotions really are, dit qu’elles sont « des réponses de type réflexe, évolutivement anciennes et traitant l’information de manière encapsulée, qui semblent être insensibles à la culture », des dégoûts socialement déterminés qui eux sont variables et circonstanciels. Les analyses neurobiologiques du dégoût permettent aussi de rendre compte des caractéristiques propres de cette 99

Dégoût émotion : son immédiateté, son caractère involontaire et la difficulté qu’il y a à le contrôler par un effort conscient. C’est que les circuits neurologiques de la réaction ne sont pas les mêmes que ceux du jugement. Parce que ce sont là des émotions contrôlées par le système limbique, elles résistent à l’annulation qui pourrait venir d’un système cognitif de plus haut niveau. Les objets intentionnels du dégoût sont appréhendés par les sens. Mais par quels sens ? Essentiellement par l’odorat, premier sens du dégoût selon Kolnai, et aussi par le goût, du fait de l’étroit rapport que ce sens entretient avec le précédent. Ce sont deux sens de l’intimité, par lesquels les odeurs et les saveurs entrent en nous. Dans une moindre mesure le toucher est aussi un vecteur de dégoût ; il s’agit aussi d’un sens intime, mais moins intime que l’odorat ou le goût puisque, s’il y a bien contact avec une substance étrangère, celle-ci ne pénètre pas le corps du sujet percevant. L’ouïe n’est en revanche pas du tout concernée par le dégoût. Il est impossible de parler d’un son dégoûtant. Certes, la description d’une chose dégoûtante passe par l’ouïe ; mais il est clair que ce n’est pas le son des mots qui compte alors, mais ce à quoi ils renvoient. Quant à la vue, qui, comme l’ouïe est un sens de la distance, on peut douter qu’elle soit un vecteur du dégoût. Lessing soutient que les objets intentionnels ordinaires du dégoût, lorsqu’ils sont seulement vus, ne suscitent le dégoût que par association avec d’autres sens : « ces objets deviennent également insupportables à la vue par association d’idées qui nous font souvenir de la répulsion qu’ils inspirent au goût, à l’odorat ou au tact ; car, à proprement parler, il n’y a aucun objet de dégoût pour la vue ». L’objet dont l’odeur dégoûte est une collection indivise de sense-data et le dégoût se transmet en quelque sorte par capillarité d’un sens à l’autre. Kolnai forme l’idée ainsi : « cette 100

qualité globale n’en existe pas moins en soi, et donc aussi un authentique dégoût visuel : mais il est davantage fondé sur les autres modalités sensorielles du dégoût que cellesci ne le sont sur lui ». La relative faiblesse des réactions physiques dans le cas de la vue, s’expliquerait alors d’une part par le fait que la vue, sens de la distance, tient en quelque sorte l’objet en respect, d’autre part par le fait que le sens de la vue peut être distrait de la chose dégoûtante par d’autres qui ne le sont pas, à la différence des sens obtus comme l’odorat, le goût ou le toucher, qui eux sont étroitement focalisés sur l’objet. Le dégoût occasionne de fortes réactions somatiques. Il provoque des réactions physiologiques profondes : haut-le-cœur, nausées, vomissements. Ses signes extérieurs sont également très repérables : fermer les yeux, se boucher le nez, se détourner. Les attitudes qu’il induit procèdent toutes du même principe : éviter l’envahissement par l’objet. Le dégoût signifie pour la conscience une perturbation. Un état émotionnel plus grand que dans la haine, moins grand que dans la colère. La conscience est brutalement envahie par une perception qui la remplit de trouble. Il est difficile d’isoler ici le sentiment ressenti à l’égard de l’objet et le retentissement psychique des bouleversements qui affectent le corps. Cette perturbation qui assaillit la conscience est large, mais elle n’est pas profonde. La violence du trouble n’a d’égale que sa brièveté (il ne dure que le temps de la mise en présence de l’objet) et sa superficialité. Le mépris par contraste, n’envahit pas aussi complètement la conscience, mais il est durable et l’affecte en profondeur. L’affection du dégoût est un rejet. Plus précisément, une fuite. L’objet du dégoût est perturbant. Le dégoût invite à se détourner de l’objet. Sachant ce qu’est le dégoût, il s’agit de voir s’il peut être racheté par l’art. Est-il compatible avec l’expérience esthétique ?

Dégoût Que signifie son insistante présence dans l’art contemporain ? Le dégoût peut-il être racheté par l’art ? Une manière de défendre la valence positive de l’expérience du dégoût dans l’art consiste à faire du dégoût une émotion non pas entièrement négative, mais ambivalente. Nous avons jusqu’ici considéré que l’objet dégoûtant provoque l’aversion, que nous nous détournons des spectacles affreux, et que nous les fuyons. Mais est-ce bien toujours le cas ? Ne fascinent-ils pas ? Ne provoquent-il pas en même temps attirance et répulsion ? Dans La République, Platon rapporte que Léontios ne pouvait s’empêcher de regarder les cadavres : « Voilà mes yeux, ce que vous vouliez voir ; maudits ! Régalez-vous ! ». Kolnai est lui-même sensible à cette ambivalence quand il fait justement remarquer que « le dégoût se détourne non seulement de son objet, mais encore d’une attirance présumée du sujet pour celui-ci ». Ainsi, l’abject invite et dissuade tout à la fois ; il appelle et menace. Julia Kristeva décrit en ces termes cette équivoque : « il y a dans l’abjection une de ces violentes et obscures révoltes contre ce qui le menace et paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable [...] ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire. Apeuré, il se détourne. Écœuré, il rejette [...]. Inlassablement, comme un boomerang indomptable, un pôle d’appel et de répulsion met celui qui en est habité littéralement hors de lui ». Mais tout ceci ne suffit pas à résoudre le paradoxe du dégoût dans l’art car, même s’il y a ambivalence, le dégoût reste une émotion au moins partiellement négative et le fait qu’on puisse rechercher dans l’art l’occasion de le ressentir reste mystérieux.

Une autre manière de défendre la positivité de l’expérience d’œuvres incluant des objets intentionnels du dégoût, consiste à nier qu’elles provoquent réellement du dégoût. Et en effet, les sens traditionnellement dévolus à l’art (la vue et l’ouïe) ne sont pas, comme on l’a vu plus haut, les vecteurs les plus puissants du dégoût. Ceux qui le sont (l’odorat, le goût et le toucher) sont précisément les sens que ne sollicitent pas l’art, du moins traditionnellement. Il n’est d’objet d’art légitime que parmi ce qui se voit et ce qui s’entend. Ce sont là les sens les plus intellectualisés, les moins directement en contact avec la chose même. Il s’ensuit que l’objet de dégoût dans l’expérience ordinaire subit du seul fait de sa présence dans l’art, une modification de taille : il n’est plus appréhendé par les mêmes sens. Les déjections photographiées par Cindy Sherman, ou les Autoportraits recouverts d’excréments de David Nebreda ne se touchent ni ne se sentent ; ils se voient seulement. La question ne se pose toutefois pas dans les mêmes termes lorsque les pratiques artistiques récentes ont convoqué pour la réception de leurs œuvres d’autres sens que la vue et l’ouïe : pensons à celles des actionnistes viennois, de Millie Brown, et de Sissel Tolaas, citées plus haut. Ajoutons que, même dans le cas des arts recourant à la seule vue, nous avons constaté que les sens s’instruisant mutuellement, le dégoût se communique d’un sens à l’autre. Un objet à la fois vu et senti, s’il dégoûte d’abord par son odeur sera globalement appréhendé comme objet dégoûtant et cette qualité lui demeurera ; si bien que la vue seule pourra par la suite le donner pour tel. Par le biais de la loi de l’association, l’objet devient dégoûtant sous toutes ses facettes sensibles. Le fait que cet abject ne soit pas appréhendé par les sens qui sont les plus puissants vecteurs du dégoût (odorat, goût et toucher), n’affaiblit que partiellement celui-ci. L’épreuve du dégoût dans l’art est donc bien celle d’une émotion atténuée mais 101

Dégoût authentique. Sa négativité n’en est donc guère affaiblie. Une dernière hypothèse serait que l’œuvre procure un bénéfice permettant de surmonter le dégoût. Le plaisir ne viendrait pas de l’épreuve du dégoût, mais naîtrait en dépit de celle-ci. Considérons le tableau de Chardin intitulé La Raie. Qu’est-ce qui fait donc que nous éprouvons devant cette raie éventrée, plutôt que du dégoût, de l’admiration et du plaisir ? Arrêtons-nous au commentaire que Diderot fait de ce tableau dans son Salon de 1763 : « L’objet, écrit-il, est dégoûtant, mais c’est la chair même du poisson, c’est sa peau, c’est son sang ; l’aspect même de la chose n’affecterait pas autrement. Monsieur Pierre, regardez bien ce morceau quand vous irez à l’Académie, et apprenez, si vous pouvez, le secret de sauver par le talent le dégoût de certaines natures ». Le dégoût éprouvé face à une raie éventrée est bien réel. Mais ici, la représentation sauve le représenté. La réussite de cette peinture tient à ce qu’elle remplit parfaitement ce critère de l’excellence : l’illusionnisme de la représentation. Ici donc la fidélité de la peinture compense et même annule la répugnance suscitée par le représenté. Le mouvement naturel de fuite qu’inspire normalement l’objet est interrompu et transformé en attrait : l’attrait de l’art du peintre surmonte la répugnance suscitée par la chose. Une autre manière de suspendre le dégoût consiste à accommoder non sur le talent du peintre, mais sur la phénoménalité de la peinture, ainsi que le faisait Proust lorsque, à propos de la même œuvre, il parlait d’une « cathédrale de couleurs et de formes ». On peut aussi considérer que le dégoût peut être non pas suspendu, mais circonscrit dans un ensemble de réactions intellectuelles et affectives plus vaste. La Mort de Caton de Jean-Baptiste Corneille (1687), représente la scène de Caton s’éviscérant 102

décrite par Plutarque dans ses Vies. Mais ici la monstration de ces viscères est la peinture du suicide d’un homme qui préfère mourir qu’assister au renversement de la République. Dans un cas comme celuici, l’objet du dégoût est l’élément hautement pathétique d’un spectacle tragique et il est intégré dans un univers de sens. Le dégoût est alors pris dans un ensemble d’émotions (désespoir, admiration, pitié...) et de savoirs complexes. Ce n’est pas ici l’accommodation sur l’artisticité ou sur la phénoménalité des couleurs et des formes, mais l’accommodation sur le sens qui circonscrit le dégoût et empêche que la négativité de celui-ci ne plombe l’expérience de l’œuvre. La règle d’équilibre C’est donc de deux manières que l’art peut racheter le dégoût suscité par ce qu’il représente. Mais encore faut-il que l’accommodation sur la représentation ou sur la signification soit possible, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas empêchée par la force de l’émotion de dégoût. Or cette force est fonction de la vivacité avec laquelle l’objet s’impose à la conscience, et cette vivacité est fonction du médium utilisé. D’où une sorte de règle d’équilibre : plus les pouvoirs du médium en matière de réalisme sont faibles, plus il est possible d’aller loin dans la représentation de l’objet dégoûtant. Inversement, plus ces pouvoirs sont grands, plus la représentation du dégoûtant interdit l’expérience esthétique. De ce point de vue, un extrême est atteint avec les ready-made et les performances : quand la représentation de la chose cède la place à la présence de cette chose, quand l’objet dégoûtant est là « en personne », dans toutes ses dimensions sensibles visible, audible, olfactive...), l’impact de l’objet dégoûtant est – nonobstant les effets de contexte – celui qu’il a hors de l’art. Comparons de ce point de vue deux œuvres au sujet très proche : Le Bœuf

Descartes René (1596-1650) écorché de Rembrandt (un animal mort sanglant) et la performance de Nitsch au cours de laquelle un agneau est crucifié sur un mur revêtu d’une toile blanche (The blood organ : seven painting actions). Si Le Bœuf écorché de Rembrandt peut produire une expérience esthétique positive, c’est que nous y voyons une débauche de couleurs et le talent d’un grand artiste. Si nous pouvons voir cette débauche de couleurs et ce talent, c’est que le dégoût que nous ressentons ordinairement face au référent naturel de cette peinture, est ici affaibli. S’il est affaibli, c’est que l’objet est donné à la seule vue, par une représentation. Si en revanche nous ne pouvons pas retirer de plaisir esthétique à la performance de Hermann Nitsch, c’est parce que nous ne pouvons pas voir dans ce spectacle une débauche de couleurs et de formes. Si nous ne pouvons pas y voir une débauche de couleurs et de formes, c’est que l’accommodation du regard ne peut se faire sur la phénoménalité du spectacle. S’il ne peut se faire sur la pure phénoménalité du spectacle, c’est que l’affect suscité par l’objet est trop fort. S’il est trop fort, c’est que je suis en contact sensible direct et polysensoriel avec la chose et non avec l’image de cette chose. En flirtant avec le dégoût l’art contemporain opère donc une triple transgression. La première n’est pas neuve : c’est celle du bon goût et de la décence, valeurs déjà largement mises à mal par l’art moderne. La seconde est la transgression de l’idée moderne d’expérience artistique conçue comme expérience esthétique visant un plaisir désintéressé. Le troisième est la transgression du périmètre traditionnel des sens concernés par l’art ; la vue et l’ouïe ne sont plus les seuls sollicités. Carole Talon-Hugon

& A. Kolnai, Le Dégoût [1929], trad. O. Cossé, Paris, Agalma, 1997. C. Korsmeyer, « Disgust and Aesthetics », Philosophy Compass, no11, 2012.

C. Talon-Hugon, Goût et dégoût. L’art peut-il tout ­montrer  ?, Nîmes, Chambon, 2003. émotions esthétiques, paradoxe des émotions FF négatives, neurobiologie (approche) plaisir / déplaisir

DESC ARTES René (1596 -1650) L’œuvre de Descartes ne comporte pas de théorie des arts à proprement parler, mais on trouve dans son premier ouvrage – Abrégé de musique (1618) –, et dans son dernier – Les Passions de l’âme (1649)  – ainsi que dans des remarques éparses dans le reste de son œuvre et de sa correspondance, des réflexions non systématisées qui intéressent la question des liens des arts et des émotions. L’Abrégé de musique assigne à la musique une visée exclusivement émotionnelle : « sa fin est de plaire, et d’émouvoir en nous des passions variées ». Mais comme l’indique l’usage de deux verbes, « plaire » et « émouvoir », cette finalité affective est complexe et renvoie à deux types d’affects. D’une part, aux passions suscitées par le matériau proprement musical – le son –, et qui sont fonction des deux « propriétés principales » de celui-ci, à savoir sa durée et sa hauteur. Ainsi, par « la variété de la mesure », la musique excite des affects variés : les mesures rapides font naître des passions rapides comme la joie ; les mesures lentes, des passions lentes (« langueur, tristesse, crainte, orgueil, etc. »). Du grave à l’aigu, la hauteur des sons combinée à leur composition produit consonances ou dissonances, qui ont « diverses vertus [...] à exciter les passions », vertus dont Descartes renonce toutefois à faire l’inventaire car « [elles] sont si variées et dépendent de circonstances si légères qu’un volume entier ne suffirait pas à épuiser la question ». L’idée selon laquelle, indépendamment de tout récit d ­ ’événement, le pur 103

Descartes René (1596-1650) matériau musical a le pouvoir de susciter des émotions a une longue histoire qui remonte aux pythagoriciens, mais Descartes y introduit une nouveauté en envisageant un lien non plus analogique, mais causal, de type mécanique, qui fait intervenir des ébranlements d’esprits animaux. Descartes invite à distinguer de ces passions suscitées par les propriétés propres du son, un « plaisir » musical, qui, lui, repose sur « une certaine proportion de l’objet avec le sens même ». Ici, ce n’est pas de l’expressivité des sons qu’il s’agit, mais du bon degré de complexité de leur agencement : « parmi les objets du sens, celui-ci n’est pas le plus agréable à l’âme qui est le plus facilement perçu par le sens, ni celui qui l’est le plus difficilement ; mais c’est celui qui n’est pas si facile à percevoir que le désir naturel qui porte le sens vers les objets ne soit pas entièrement comblé, ni également si difficile qu’il fatigue le sens ». Aussi, la quinte est-elle dite « la plus agréable et la plus douce à l’oreille de toutes les consonances ». Lorsqu’il traite des arts faisant place à la narration, Descartes distingue aussi les passions suscitées par les fictions que mettent en scène le roman ou le théâtre, d’un plaisir qui leur est étroitement lié mais qui ne se confond pas avec elles : « lorsque nous lisons des aventures étranges dans un livre, ou que nous les voyons représenter sur un théâtre, cela excite quelquefois en nous la tristesse, quelquefois la joie, ou l’amour, ou la haine, et généralement toutes les passions, selon la diversité des objets qui s’offrent à notre imagination ; mais avec cela nous avons du plaisir de les sentir exciter en nous, et ce plaisir est une joie intellectuelle qui peut aussi bien naître de la tristesse, que de toutes les autres passions ». Dans ce passage décisif de l’article 147 des Passions de l’âme, Descartes distingue ainsi entre deux types d’émotions : les passions suscitées par la chose représentée et le « plaisir » pris à l’épreuve de ces passions. Que les deux soient de nature 104

différente, c’est ce que prouve le fait que ce plaisir peut être ressenti aussi bien à l’occasion d’une passion positive que d’une passion négative. La terreur, l’indignation et la pitié n’ont pas moins d’attraits que la joie ou l’admiration. Elles pourraient même en avoir davantage. C’est ce que suggère un autre curieux passage des Passions de l’âme, consacré au chatouillement. Si le chatouillement est un sentiment agréable, soutient Descartes, c’est qu’il consiste « en ce que les objets des sens excitent quelques mouvements dans les nerfs, qui seraient capables de leur nuire s’ils n’avaient pas assez de force pour lui résister ». L’âme se réjouit de la bonne disposition du corps éprouvée à l’occasion de cette résistance. Le plaisir pris aux affects négatifs dans l’expérience artistique s’explique donc : « c’est presque la même raison qui fait qu’on prend naturellement plaisir à se sentir émouvoir à toute sorte de passions, même à la tristesse et à la haine, lorsque ces passions ne sont causées que par les aventures étranges qu’on voit représenter sur un théâtre, ou par d’autres pareils sujets, qui ne pouvant nous nuire en aucune façon, semblent chatouiller notre âme en la touchant ». Voici donc une émotion d’un autre rang, dont Descartes dit qu’elle est « plus intérieure à l’âme » que ses passions. Elle est une manière de jouir intérieurement de soi à l’occasion d’une passion déterminée, un plaisir archaïque de ressentir, un plaisir à se sentir sentant. Elle se produit au contact des œuvres d’art parce que l’indignation, la tristesse ou la colère ressenties se rapportent à des maux qui nous intéressent mais ne nous concernent pas. Autrement dit face aux contenus fictionnels de l’art, nous éprouvons à la fois nos émotions et notre indifférence à la situation qui les produit. Voilà donc une joie qui n’est pas une passion, c’est-à-dire en termes cartésiens qui n’est pas une passivité venue du corps aux prises avec des circonstances extérieures à moi, mais un sentiment de

Désintéressement l’âme faisant l’épreuve de son indépendance à l’égard de celles-ci. Carole Talon-Hugon

& Descartes, Abrégé de musique [1618], trad. F. de Buzon, Paris, Puf, 1987. Descartes, Les Passions de l’âme [1649], rééd. Paris, Vrin, 1994. esthétiques ( émotions), fiction, musique, FF plaisir / déplaisir

DÉSINTÉRESSEMENT Le terme désintéressement est la traduction française d’une expression allemande utilisée par Kant, « ohne alles Interesse », expression rendue en anglais par le terme disinterestedness ou parfois même disinterest. Défini aussi brièvement que possible, ce concept souligne la spécificité de notre attitude esthétique : il s’agirait d’une contemplation, sans engagement pratique, d’un objet considéré comme une fin en soi. C’est cette attitude « désintéressée » qui serait au cœur de l’art. Or, dans un dictionnaire consacré aux rapports entre l’art et l’émotion, présenter positivement un tel concept devient une gageure, car on pourrait croire initialement que le désintéressement, comme le désintérêt, implique une absence totale d’affectivité. Si tel était vraiment le cas, le terme n’aurait pas sa place ici. Cette entrée du dictionnaire se doit donc d’être moins neutre qu’à l’habitude : notre tâche sera de montrer que la notion de désintéressement n’implique aucun blocage de la dimension affective. Pour défendre la pertinence de la notion, il faudra toutefois répondre à un grand nombre de critiques de ce terme qui a connu, surtout dernièrement, des périodes troubles. En effet, les philosophes ne sont pas des artistes et ne sont pas toujours suffisamment conscients des connotations et

conséquences de leurs terminologies. Il en est ainsi avec le sombre terme « désintéressement », voué à une carrière tumultueuse grâce à sa structure « privative » et ses implications stylistiques et sonores. C’est un peu le même destin pour le terme « pseudo-énoncé » (pseudo-statement), inventé en 1926 par I.A. Richards, à propos duquel certains ont estimé qu’il ôtait toute la noblesse à la poésie en prétendant que celle-ci ne formulait pas des vérités mais seulement des « pseudo-énoncés ». L’allusion à Richards ici n’est pas uniquement anecdotique car les deux expressions ont une certaine parenté. Avec son terme malheureux Richards voulait uniquement signaler la différence entre une proposition véritable et une proposition poétique. De même, Kant cherchait seulement à souligner l’écart entre nos désirs et comportements habituels et une attitude esthétique plus spécifique. En quelque sorte, les pseudo-énoncés de Richards sont au raisonnement et à la vérification ce que le désintéressement kantien est au désir : un rappel que l’art fonctionne dans un cadre un peu à part. Dans les deux cas, les détracteurs ont crié au scandale : Comment ? L’art n’a pas d’intérêt ? Pardon ? La poésie ne serait que balivernes ? Mais revenons au début. Bien avant Kant on avait déjà ressenti le besoin de décrire la spécificité de notre attitude esthétique. Dès l’Antiquité, par exemple, il fallait expliquer le fonctionnement de notre rapport à l’art – d’où une théorie comme celle de la catharsis. Si le désintéressement n’est pas la même chose que le désintérêt (et ici le terme « æsthetic disinterest » que l’on rencontre parfois en anglais est très maladroit), le contraire du désintéressement est tout de même l’intéressement ou tout simplement l’intérêt : le fait de mettre en jeu nos appétits, d’engager nos désirs, et de réagir concrètement. Disons provisoirement que la notion du désintéressement sert donc à indiquer une attitude apparemment « détachée » qui 105

Désintéressement autorise une contemplation là où l’action serait nécessaire en d’autres circonstances. En cela, comme le remarque Scruton, le désintéressement est également une propriété du comique et du rire. Les « émotions ordinaires motivent des actions » mais le rire « ne nous pousse pas à faire des choses » (R. Scruton, in J. Morreall, The Philosophy of Laughter and Humor). D’autres spécialistes du rire vont également le relier au désintéressement, mais Bergson n’est pas de cet avis car il estime que le rire est social : « Le rire ne relève donc pas de l’esthétique pure puisqu’il poursuit (inconsciemment, et même immoralement dans beaucoup de cas particuliers) un but utile de perfectionnement général », écrit-il dans Le Rire. Essai sur la signification du comique (1900). On verra sous peu que ce premier désaccord sur la nature intéressée ou non du rire reflète les malentendus que l’on trouvera tout au long de l’histoire du concept. Pour anticiper un peu sur ce qui viendra par la suite, disons que Bergson et les autres adversaires de la notion ne sont pas en train de viser le même moment de notre réception esthétique ; ils ne décrivent pas le même aspect du Lebensform concerné (pour emprunter le vocabulaire de Wittgenstein). Avant de poursuivre le débat, il convient de définir plus amplement le concept. Kant n’en est pas l’inventeur, mais le terme est le plus souvent associé à sa philosophie, et notamment à quelques passages clés de sa Critique de la faculté du juger. Au paragraphe 4, il écrit : « La satisfaction qui détermine le jugement de goût est désintéressée. On nomme intérêt la satisfaction que nous lions avec la représentation de l’existence d’un objet. Elle a donc toujours une relation avec la faculté de désirer, que celle-ci soit son principe déterminant, ou soit nécessairement lié à celui-ci Lorsque toutefois la question est de savoir si une chose est belle, on ne désire pas savoir si nous-mêmes, ou toute autre personne portons ou même pourrions porter un intérêt à 106

l’existence de la chose, mais comment nous la jugeons en la considérant simplement (qu’il s’agisse d’intuition ou de réflexion). […] Nous ne pouvons mieux commenter cette proposition, qui est d’une importance capitale qu’en opposant à la satisfaction pure et désintéressée dans le jugement de goût, celle qui est liée à l’intérêt ». En note, Kant ajoute ceci : « Un jugement sur un objet de satisfaction peut être parfaitement désintéressé et cependant très intéressant, c’est-à-dire : un tel jugement ne se fonde sur aucun intérêt mais produit un intérêt…». Ce sera en quelque sorte les implications de cette note qui permettront de relier le désintéressement à l’émotion. À la lecture de Kant, il est assez facile de comprendre la portée générale du concept. Mais voici le résumé formulé par l’un de ses défenseurs modernes, N. Zangwill, dans ses « Unkantian Notions of Disinterest » (1992) : « L’idée est que le plaisir est désintéressé lorsque son existence n’est aucunement reliée au désir (c’est-à-dire à un intérêt porté à l’existence réelle de l’objet). […] Plus exactement, le plaisir est désintéressé lorsque l’itinéraire menant de la représentation de l’objet au plaisir de la réponse ne passe pas du tout par le désir. Le plaisir du beau est une réponse à la représentation et uniquement à la représentation ». À dire vrai, cette attitude désintéressée que l’on associe au concept présenté par Kant fut invoquée dès le début de l’esthétique (ou de l’esthétique moderne, si l’on préfère…) par des philosophes tels que Shaftesbury, Hutcheson ou Archibald Alison. Dès les premières années du siècle, Lord Shaftesbury distinguait (très dignement, il va de soi) entre le désir sexuel et « intéressé » que l’on peut éprouver pour la beauté d’un corps, et d’autres formes de beauté qui provoquent une contemplation plus « studieuse ». On peut donc contempler longuement et sans désir de consommation une œuvre d’art, mais toute contemplation prolongée d’un objet de

Désintéressement désir sexuel ne se satisfera pas de si peu, selon les Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times de Shaftesbury (1711). Francis Hutcheson, quant à lui, n’utilise pas non plus le terme désintéressement mais son analyse du « sens esthétique », cette faculté de « perception » de la beauté, insiste sur le fait qu’il opère indépendamment de toute connaissance des principes, des causes, ou de l’utilité de l’objet ainsi contemplé. La beauté d’un tel objet ne dépend pas des avantages ou désavantages que l’on tire des objets ordinaires, selon An Inquiry into the Original of our Ideas of Beauty and Virtue de F. Hutcheson (1725). Après Kant, Hegel va confirmer à sa façon le concept du désintéressement en distinguant art et désir. Selon lui, dans ses Cours d’esthétique (1818-1830) : « le désir ne se contente pas de l’apparence superficielle des choses extérieures, mais veut les tenir dans leur existence sensible et concrète ». Nous sommes donc proches des propos de Shaftesbury. En revanche, l’art ne fonctionne pas de cette façon : « Les relations de l’homme à l’œuvre d’art ne sont pas de l’ordre du désir. Il la laisse exister pour elle-même, librement, en face de lui, il la considère, sans la désirer, comme un objet qui ne concerne que le côté théorique de l’esprit ». Schopenhauer va renforcer cette même idée, en utilisant une terminologie qui se rapproche de celle de Kant, même si ses objectifs sont bien évidemment fort différents. Il écrit dans Le Monde comme volonté et comme représentation, en 1819 : « Quand le désir et la satisfaction se suivent à des intervalles qui ne sont ni trop longs, ni trop courts, la souffrance, résultat commun de l’un et de l’autre, descend à son minimum : et c’est là la plus heureuse vie. Car il est bien d’autres moments, qu’on nommerait les plus beaux de la vie, des joies qu’on appellerait les plus pures ; mais elles nous enlèvent au monde réel et nous transforment en spectateurs désintéressés de ce monde : c’est la connaissance pure,

pure de tout vouloir, la jouissance du beau, le vrai plaisir artistique ; encore ces joies, pour être senties, demandent-elles des aptitudes bien rares : elles sont donc permises à bien peu, et, pour ceux-là même, elles sont comme un rêve qui passe ; au reste, ils les doivent, ces joies, à une intelligence supérieure, qui les rend accessibles à bien des douleurs inconnues du vulgaire plus grossier, et fait d’eux, en somme, des solitaires au milieu d’une foule toute différente d’eux : ainsi se rétablit l’équilibre ». Nous sommes donc, en tant que spectateurs de l’art, dégagés du flux et du reflux des désirs et souffrances de la vie humaine. On notera en passant que ce passage de Schopenhauer comporte des nuances d’élitisme et d’ascétisme qui seront critiquées par quelques pourfendeurs ultérieurs du concept de désintéressement. En dehors de quelques attaques à venir, notamment de la part de Nietzsche, cette façon de caractériser notre rapport à l’œuvre d’art va perdurer tout au long du xix e  siècle, et à l’aube du xx e  siècle, le concept de désintéressement paraîtra comme un acquis. Cela n’empêchera pas un certain nombre de mises en garde contre toute interprétation excessive du concept, notamment de la part de Richards en 1924. En effet, Richards soulignait l’effet néfaste de ce qu’il appelle la « phantom aesthetic state » (« attitude ou état esthétique fantôme ») qui serait la conséquence théorique d’une insistance excessive sur le désintéressement. Il songeait aux écrits de Roger Fry et de Clive Bell, et notamment à la déclaration fracassante de ce dernier, dans Art (1914), qui prétendait que nous n’avons aucun besoin de faire référence aux émotions et aux affaires de la vie courante pour comprendre et apprécier une œuvre d’art. Richards trouve que Bell pousse le désintéressement trop loin : « L’Art, envisagé comme une vertu mystique et ineffable, est un parent proche de la « disposition esthétique » [aesthetic mood] ; cela peut avoir des effets pernicieux car les habitudes 107

Désintéressement mentales qu’il encourage en tant que théorie sollicitent notre goût fâcheux du mystère », écrit-il dans ses Principles of Literary Criticism (1924). Richards se moque donc de cette mystérieuse disposition esthétique et cet état fantôme en utilisant pour le mot « Art » une police de caractère gothique censée ridiculiser la dimension grandiose et grandiloquent de cet Idéalisme d’inspiration allemande. Pour lui, l’esthétique a surtout besoin de clarté et de science. En effet, postuler un état fantôme et indéfinissable, c’est bloquer toute possibilité d’une philosophie et d’une psychologie de l’expérience esthétique. Toutefois, Richards ne rejette pas totalement le concept de désintéressement ; il cherche seulement à le redéfinir : « L’équilibre de pulsions opposées, que nous tenons comme responsable de nous réponses esthétiques les plus riches, met en jeu davantage de dimensions de notre personnalité que ce qui est mis en jeu par une émotion plus spécifique. Dans l’art, nous cessons d’être orientés dans une seule direction ; plus nombreuses sont les facettes de l’esprit qui nous sont ainsi exposées, et, ce qui revient au même, les aspects des choses susceptibles de nous affecter deviennent plus nombreux également. Y répondre, non plus en fonction d’un intérêt unique, mais par le biais de nombreux intérêts, canalisés de façon simultanée et cohérente, c’est être désintéressé dans le seul sens du terme qui nous concerne ici ». On voit de la sorte que le désintéressement peut se concevoir sans impliquer cette coupure totale avec les émotions et les affaires de la vie. Malgré quelques critiques plus virulentes (que nous verrons sous peu), la notion de désintéressement devait aller de soi pour toutes sortes de théoriciens actifs au cours du xx e siècle. Il reste valable pour un grand nombre d’écoles récentes ou contemporaines. Voici, par exemple, dans Fiction et diction (1991), Gérard Genette : « l’énoncé de fiction... est au-delà ou en deçà du vrai et du faux, et le contrat 108

paradoxal d’irresponsabilité réciproque qu’il noue avec son récepteur est un parfait emblème du fameux désintéressement esthétique ». Voici Rainer Rochlitz : « L’attention, elle aussi cognitive, aux propriétés esthétiques ne vise pas la vérité ou l’utilité externe de l’objet, mais ses qualités perçues en fonction de leur valeur suggestive pour une subjectivité détachée de tout souci d’utilité ou d’adéquation objective », écrit-il dans L’Art au banc d’essai. Esthétique et critique (1998). Jean-Marie Schaeffer va également proposition une vision de l’œuvre comme « s’adressant par nature uniquement à notre attention cognitive et ne se prêtant à aucun autre usage pertinent », dans Les Célibataires de l’Art, Pour une esthétique sans mythes (1996), ce qui est une façon d’appuyer la notion du désintéressement sans utiliser explicitement le terme. En effet, nombreux sont ceux qui se rapprochent de cette théorie kantienne sans forcément la nommer, sans forcément avouer le rapprochement, et sans forcément rester éternellement fidèles à l’idée. En 1953, le jeune Deleuze épouse le concept sans évoquer explicitement Kant : « De même que l’intérêt réfléchi dépasse sa partialité, la passion réfléchie change sa qualité : la tristesse ou la noirceur d’une passion représentée se noie dans le plaisir d’un jeu presque infini de l’imagination. L’objet d’art a donc un mode d’existence qui lui est propre, qui n’est pas celui de l’objet réel, ni de l’objet de la passion actuelle : l’infériorité du degré de croyance est la condition d’une autre espèce de croyance. L’artifice a sa croyance », écrit-il dans Empirisme et subjectivité. Essai sur la nature humaine selon Hume (1953). Ce passage fait songer autant à S.T. Coleridge et à sa doctrine de la « suspension volontaire de l’incrédulité » qu’à Kant et le désintéressement. On sait toutefois que Deleuze allait s’en détourner, en présentant très positivement l’attaque nietzschéenne contre la notion du d ­ ésintéressement,

Désintéressement dans Nietzsche et la philosophie (1962). Nietzsche est célèbre pour son rejet de la doctrine telle qu’elle fut développée par Kant et entérinée par Schopenhauer ; selon Nietzsche dans La Généalogie de la morale (1887), un tel rejet de la vie, de ses stimuli, de la volonté de pouvoir et des passions, est néfaste ; cela trahit la véritable nature de l’art comme affirmation vitale. Le désintéressement mène à l’ascèse, et nie le pouvoir créateur de l’homme. Il s’agit peut-être d’une confusion ou d’un malentendu, mais il est vrai que le concept de désintéressement a pu choquer certains penseurs. Selon eux, une telle notion risque d’enlever toute valeur à l’art en la coupant de la vie réelle, en l’isolant de nos passions et de nos finalités. Dans certaines écoles d’esthétique aujourd’hui, la dénonciation de la notion paraît obligatoire. On peut en effet estimer que Kant résiste à ces objections, mais qu’y a-t-il de scandaleusement irresponsable dans l’idée de base que nous avons présentée jusqu’ici ? Pour prendre quelques exemples, le philosophe Paisley Livingston prétend que la théorie est caduque car aucune activité humaine, y compris l’art, « n’est totalement déconnectée du cadre des projets et desseins grâce auxquels nous tentons d’organiser nos vies », (« Aesthetic Experience and a Belletristic Definition of Literature », 2005). Dans Définir l’art, Alain Séguy-Duclot déclare que la « thèse kantienne de la nature désintéressée de la satisfaction ne peut […] être maintenue ». « L’erreur de Kant, » écrit-il dans Définir l’art (1998), « vient de ce qu’il comprend l’intérêt à partir d’une conception erronée du désir ». Dans L’Homme sans contenu, Giorgio Agamben mène une attaque frontale contre la notion inspirée de Nietzsche et d’Antonin Artaud et prétend que notre art est devenu fade car il n’exerce plus son « pouvoir » sur « l’âme » et se contente

d’être « intéressant » au lieu d’être vital et donc intéressé. Selon Agamben dans L’Homme sans contenu (1996), l’art, pour celui qui crée, « devient une expérience de plus en plus inquiétante, face à laquelle parler d’intérêt est pour le moins un euphémisme, parce que ce qui est en jeu ne semble être en aucune façon la production d’une belle œuvre, mais la vie ou la mort de l’auteur, ou du moins, son salut spirituel ». L’une des plus amples attaques contre la notion de désintéressement se trouve dans un volume du philosophe américain Arnold Berleant, Art and Engagement, publié en 1991. Son but est de souligner l’aspect participatif (on dirait plutôt relationnel aujourd’hui…) de notre expérience esthétique. Il compte donc « remplacer le désintéressement par l’engagement et la contemplation par la participation ». Sa thèse principale est la suivante : « Le désintéressement n’identifie plus ce qui est spécifique à la situation esthétique […] les artistes s’orientent vers des œuvres qui nient l’isolation de l’art des activités de la vie courante. […] l’on n’a pas besoin de se couper de la pratique et de l’utilité pour apprécier quelque chose dans ses propres termes, comme le veut le désintéressement. L’expérience esthétique est devenue plutôt une insistance sur des qualités intrinsèques et des attitudes vécues ». À vrai dire, Berleant est en train de relancer une approche inspirée de Dewey dans L’Art comme expérience. Prenons un dernier exemple d’un autre penseur qui s’inspire de Dewey pour s’élever contre la notion du désintéressement : « Rien de plus étranger à l’esthétique pragmatiste : même si Dewey défend lui aussi la valeur intangible de l’art, il préfère insister sur sa fonctionnalité globale. Selon lui, tout objet qui prétend posséder une quelconque valeur doit en quelque manière servir et enrichir la vie et l’organisme humain dans son développement et ses échanges avec son environnement. L’erreur de la tradition kantienne a été d’affirmer que, 109

Désintéressement dans la mesure où il n’a pas de fonction spécifique à remplir, l’art se situe au-delà de toute fonction et de tout usage, en tant que valeur intrinsèque » (R.  M.  Shusterman, L’Art à l’état vif ). Dévalorisant pour l’art, trahissant sa force vitale, la théorie du désintéressement ne correspondrait pas à notre rapport passionnel avec l’œuvre. Il est assez facile de démontrer que de tels arguments reposent sur une petite méprise du sens et du champ d’application du concept. Certes, les spécialistes de Kant seront sans doute amenés à reconnaître que l’on trouve chez lui quelques formules malheureuses, mais on peut tout de même sauver le concept et même préserver le cœur de la formulation kantienne. Pour répondre à Agamben, il suffit de faire remarquer que Kant n’a jamais dit que les œuvres ne nous intéressent pas, qu’elles n’ont pas d’effet sur nous. Kant prétendait seulement qu’elles ne rentrent pas dans l’économie du désir habituel : on ne les regarde pas avec un appétit concret (sauf, peut-être, dans un célèbre sketch des Monty Python, The Art Gallery Sketch, où il s’agit de déguster quelques tableaux des grands maîtres). Agamben prétend également que notre vie artistique est devenue insipide grâce au désintéressement, mais il est permis de ne pas être convaincu par ses arguments. Des réactions violentes et passionnées vis-à-vis de l’art perdurent de nos jours ; nos disputes sont sérieuses, et personne ne nie l’existence des effets de l’art sur nos personnalités et sur nos choix. Pour répondre à Berleant, il suffit de reconnaître que le désintéressement n’implique pas la torpeur : on peut être intimement impliqué dans l’œuvre sans la désirer et sans la diriger vers la structuration ou l’agencement de nos actions immédiates. Enfin, pour répondre plus généralement aux pragmatistes, il suffit de remarquer que leurs attaques déforment l’esprit (mais sans doute aussi la lettre) de la notion de désintéressement : Kant dit explicitement que le goût est un élément essentiel pour 110

la vie en société. Complétons sa note que nous citions plus haut : « Un jugement sur un objet de satisfaction peut être parfaitement désintéressé et cependant très intéressant, c’est-à-dire : un tel jugement ne se fonde sur aucun intérêt mais produit un intérêt… Ce n’est qu’en société qu’il devient intéressant d’avoir du goût, on en donnera la raison par la suite ». Autrement dit, Kant affirme clairement que l’art a bel et bien une utilité ; il prétend seulement que cette utilité se situe à un autre plan. Cet intérêt et cette utilité ne définissent pas le contexte de notre contemplation esthétique. On ne peut que rejoindre Nick Zangwill qui conclut que bon nombre de ces attaques « n’ont rien à voir avec le sujet que traite Kant » dans ses passages sur le désintéressement de ses « Unkantian Notions of Disinterest » (1992). Il faudrait toutefois se faire à l’idée que ce n’est pas ainsi qu’un grand nombre de spectateurs conçoivent leur rapport à l’œuvre (tout comme très peu de lecteurs de poésie estiment qu’ils sont en train de lire des « pseudo-énoncés »). Subjectivement, beaucoup de spectateurs ont l’impression d’engager toute leur âme dans leur rapport à l’œuvre (même si nous venons de voir qu’il n’y a pas vraiment d’opposition entre ce sentiment et la théorie kantienne). Il convient également de rappeler que nos mythes de la naissance de la peinture et nos légendes à son sujet reposent souvent sur l’intérêt au sens le plus fort du terme. Songeons à l’anecdote de Zeuxis qui avait peint des raisins avec une telle vraisemblance que les oiseaux sont venus les picorer, motivés justement par leur intérêt vital. Songeons à Dibutade, à son geste mythique qui serait à l’origine de la peinture : tracer la silhouette de son amant sur le mur est un acte éminemment intéressé. Mais songeons aussi à l’anecdote qui raconte l’histoire malheureuse de ce pauvre soldat qui assistait à une ­représentation d’Othello à Baltimore : alarmé par la tournure des événements, il tire sur le pauvre acteur que

Désintéressement jouait le Maure pour l’empêcher d’étouffer Desdémone. Quelles que soient son école ou son appartenance théorique, quelle que soit sa position vis-à-vis du désintéressement, tout théoricien digne de ce nom devrait au moins admettre que ce genre d’« intérêt » n’est pas ce qu’exige l’œuvre de Shakespeare. Ronald Shusterman

& A. Berleant, Art and Engagement, Philadelphia, Temple UP, 1991. E. Kant, Critique de la Faculté de Juger [1790], trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 2000. I. A. Richards, Principles of Literary Criticism [1924], Londres, Routledge, 1976. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation [1818], trad. A. Burdeau, Paris, Félix Alcan, 1913. émotions esthétiques, goût, insensibilité, kant, FF nietzsche, schopenhaueur

Désintéressement

EXTRAIT Ivor Armstrong RICHARDS, Principles of Literary Criticism [1924], Londres, Routledge, 1976, p. 8-11. Traduction M. Bernard. Toute l’esthétique moderne repose sur une supposition qui, bizarrement, a été peu discutée, celle selon laquelle l’activité mentale à l’œuvre dans ce qu’on appelle les expériences esthétiques est différente. Depuis que Kant a énoncé « les premiers mots rationnels sur la beauté », la tentative de définir le « jugement du goût » comme un plaisir désintéressé, universel, désintellectualisé, qui ne doive pas être confondu avec les plaisirs des sens ou des émotions ordinaires, en bref d’en faire un plaisir sui generis, n’a pas cessé. Ainsi se présente le problème spectral de la vision esthétique, héritage d’un temps où l’on recherchait de façon abstraite le Bon, le Beau et le Vrai. La tentation de faire correspondre à cette division tripartite une triade similaire de la Volonté, du Sentiment et de la Pensée était irrésistible. Kant disait que toutes les aptitudes ou capacités de l’Esprit étaient réductibles essentiellement à trois : « la faculté de savoir, le sentiment de plaisir ou de déplaisir, la faculté de désirer ». Ces facultés résidaient respectivement dans la Compréhension, le Jugement et la Raison. « Entre les aptitudes au savoir et les capacités de désirer, nous trouvons le sentiment de plaisir, tout comme le jugement est entre la compréhension et la raison ». Et il continuait, présentant l’esthétique comme dépendante du jugement, cette catégorie intermédiaire, la première et la dernière à l’avoir occupé déjà dans ses deux autres livres, La Critique de la raison pure et La Critique de la raison pratique. La conséquence fut d’annexer virtuellement l’esthétique à l’Idéalisme, dans la fabrique duquel elle a continué depuis lors à jouer un rôle important. […] On suppose généralement que la vision esthétique est une façon particulière de considérer ce qui peut être expérimenté, que les résultats soient précieux ou non. Elle est supposée englober aussi bien l’expérience de la laideur que celle de la beauté, mais aussi les expériences intermédiaires. Ce que j’aimerais soutenir est qu’il n’y a pas de telle vision, que l’expérience de la laideur n’a rien en commun avec celle de la beauté, qu’elles n’ont elles-mêmes rien à voir avec d’autres innombrables expériences que personne (sauf Croce mais cette mention est souvent requise) ne songerait à appeler « esthétiques ». Mais on peut aussi trouver un sens plus restreint de l’esthétique, qui la limite à l’expérience de la beauté et lui assigne une valeur. En considérant cela et en admettant que de telles expériences peuvent être distinguées, j’aurais bien du mal à montrer qu’elles sont presque similaires à de nombreuses autres expériences, qu’elles ne diffèrent que dans les connexions les constituant et qu’elles ne sont qu’un développement plus poussé, une organisation plus fine d’expériences ordinaires, et non tout au moins quelque chose de nouveau et de différent. Quand on regarde une image ou que l’on lit un poème, que l’on écoute de la musique, on ne fait pas quelque chose de réellement différent de l’action que l’on produit en allant au musée ou en s’habillant le matin. La façon dont advient l’expérience est différente, plus complexe et, si nous réussissons, plus unifiée. Mais notre activité n’est pas d’une espèce fondamentalement différente. Supposer qu’elle l’est complexifie la façon de décrire ou d’expliquer cette expérience, ce qui est inutile et ce que personne jusqu’ici n’a réussi à surmonter. […] 112

Désintéressement L’équilibre d’élans opposés, que l’on suspecte d’être à la base des réponses esthétiques les plus précieuses, met en jeu bien davantage d’éléments de notre personnalité que ce n’est le cas dans des émotions plus clairement définies. Nous cessons de nous orienter dans une direction claire ; davantage d’aspects de notre esprit sont exposés, et, ce qui revient au même, davantage d’éléments sont capables de nous affecter. Répondre de façon simultanée et cohérente à travers plusieurs biais et canaux d’intérêt et non d’une réponse uniforme et étriquée est se montrer désintéressé dans ce qui nous concerne personnellement. Un état d’esprit non désintéressé voit les choses d’un seul point de vue, sous un seul aspect. Dans le même temps, comme davantage d’éléments de notre personnalité sont impliqués, l’indépendance et l’individualité des autres choses grandissent. Il semble que nous voyions tout autour d’elles, que nous les voyions telles qu’elles sont réellement, en dehors de l’intérêt particulier qu’elles peuvent avoir pour nous. Bien entendu sans intérêt nous ne devrions pas même les voir, mais moins notre intérêt particulier est indispensable, plus notre attitude parvient à être détachée. Et dire que nous sommes impersonnels est simplement une façon étrange de dire que notre personnalité est davantage impliquée.

Désir

DÉSIR Dans La République, Platon rapportait la contradiction intérieure dans laquelle se trouvait Léontius qui, à la fois éprouvait un vif désir de regarder les cadavres étendus près du bourreau et voulait s’en empêcher : « en même temps qu’il avait envie de les regarder, en même temps au contraire il était fâché et il se détournait lui-même d’en avoir envie ». Ce type de conflit ne conduitil pas à conclure à la division intérieure de l’âme ? Platon en inférait une structure psychique tripartite composée d’une partie concupiscible ou désirante (l’épithumia), d’une partie irascible (le thumos) et d’une partie rationnelle (le noûs). Dans l’attelage auquel Platon compare l’âme, le cocher (qui représente la raison) s’efforce de dompter le cheval noir qui représente le désir, en utilisant à cette fin l’énergie du cheval blanc (le thumos). Car le désir est une force maléfique qui peut produire abomination et dévastation ; dans la Médée d’Euripide, l’héroïne, mue par son désir de vengeance, tue ses enfants. Le désir est effrayant ; celui que Phèdre éprouve pour Hippolyte suscite chez Œnone horreur et épouvante : « Juste ciel ! Tout mon sang dans mes veines se glace » (Racine, Phèdre). Epictète invite à changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde (Manuel) et Epicure lui-même hiérarchise les désirs pour ne valoriser que ceux qui sont à la fois naturels et nécessaires (Lettre à Ménécée). Aussi, de l’Antiquité à l’âge classique, de Galien à Descartes en passant par les stoïciens, Saint Thomas et le néo-stoïcisme, la grande affaire de la morale fut celle du règlement des affections et tout particulièrement du désir, qui doit être contenu dans les bornes de la raison. Il faut sinon l’éradiquer ainsi que le voulaient les stoïciens, du moins l’éduquer c’est-à-dire lui donner de bons objets. Vouloir que le désir porte sur de bons objets, c’est croire à la priorité ontologique du désirable sur le désir, autrement dit en l’existence d’un bien transcendant et objectif. C’est précisément ce que, au 114

début de l’âge moderne, Spinoza nie : c’est, selon lui, une illusion, qui nous fait considérer comme cause ce qui est effet, et comme effet ce qui est la véritable cause. En réalité « nous ne voulons, n’appétons ni ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne ; mais au contraire nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons » (Éthique, 1677). Le désir devient alors la première passion, parce qu’il est appétit avec conscience de soi et que l’appétit « n’est […] rien d’autre que l’essence même de l’homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ». Le désir est l’expression la plus immédiate du conatus ou tendance à persévérer dans l’être. Cette prééminence ontologique accordée au désir est une marque forte de la modernité. Dans Le Banquet, Platon faisait d’Eros le fils de Penia (la pauvreté) et de Poros (l’expédient hardi), ce qui dit bien le caractère paradoxal du désir, à la fois manque et souffrance mais aussi activité, tension motrice et énergie. La modernité valorise ce deuxième aspect et abandonne largement la condamnation du désir pour immoralité et irrationalité. Les arts reflètent un nouvel hédonisme et font la part belle aux désirs : pensons aux Hasards heureux de l’escarpolette (c 1768) ou au Verrou (1777) de Fragonard ou bien, en littérature, aux romans libertins de Laclos ou de Crébillon fils. Les écrivains romantiques, poursuivent la réhabilitation du désir que la philosophie avait initiée au siècle des Lumières. Il est considéré comme la force vitale, l’énergie qui féconde les entreprises humaines. Avec la pensée freudienne, le désir connaît à la fois un triomphe et un évanouissement. Il triomphe dans la mesure où le pansexualisme freudien enracine toutes les manifestations psychiques –  y compris le génie artistique  – dans l’économie libidinale ; il s’évanouit dans la

d. franç. in Épicure,

Diderot Denis (1713-1784) mesure où il se métamorphose en pulsion, et occupe, au croisement de l’âme et du corps une zone de la psyché plus profonde que celle occupée par les émotions. Cette nouvelle manière de penser le désir produit des effets sur les arts qui, dans les arts plastiques comme en littérature, entendent se libérer des formes contraintes des processus secondaires en confiant leur création à l’énergie pulsionnelle du processus primaire. Pensons au théâtre d’Artaud, à l’écriture automatique des surréalistes, à Henri Michaux, ­cherchant à capter l­’énergie de la pulsion par l’écriture sous mescaline ou à l’érotisme vénéré par Bataille en tant qu’expérience « athéologique » de la plénitude de l’être (L’Erotisme, 1957). Selon René Girard (Mensonge romantique et vérité romanesque, 1961), la littérature nous apprend beaucoup sur l’élection des choses désirables. Elle montre que, contrairement à ce que nous croyons spontanément, nous ne tenons pas nos désirs de nous-mêmes mais d’autrui. Le désir est triangulaire dans la mesure où, entre le sujet désirant et l’objet désiré, s’intercale un médiateur. Don Quichotte dans le roman éponyme de Cervantès s’identifie à Amadis de Gaule et désire ce que ce dernier désirait ; dans Madame Bovary, Emma désire selon les héroïnes romanesques dont elle lit les aventures dans les livres ; dans Le Rouge et le Noir, M. de Rênal choisit de faire de Julien Sorel le précepteur de ses enfants quand il apprend que Valenod projette d’en faire le précepteur des siens. Lorsque, comme dans ce dernier cas, la distance avec le modèle est réduite, l’imitation ne se révèle pas comme telle ; la véritable origine du désir se dissimule aux yeux des autres (hypocrisie) et même aux yeux de l’individu qui l’éprouve (mauvaise foi). Dans ces cas de médiation que R. Girard qualifie d’  « interne », le médiateur est à la fois modèle et obstacle, comme le sont les Guermantes pour Madame Verdurin, qui, tout en aspirant de toute son âme à

leur ressembler, affecte vis-à-vis d’eux une indifférence dédaigneuse. L’importance de ce désir triangulaire tient aussi aux émotions qu’il engendre : « l’envie, la jalousie et la haine impuissante » (Stendhal, Mémoires d’un touriste, 1838) sont, selon R. Girard, les fruits de cette « inquiétude propre aux régimes démocratiques » dans lesquels la distance entre le sujet et le médiateur n’est plus infranchissable. La vie sociale reflète la vie individuelle et obéit à une forme d’aliénation qui n’est pas de la nature de celle dont parlait Marx. Tel est le rôle capital de l’imitation dans le désir. Carole Talon-hugon

& Balzac, La peau de chagrin, 1830. Lettres, Maximes, sentences, LGF, coll. Le livre de Poche, 2009. René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, 1961 ; rééd. Paris, Le Livre de poche, 1978. amour, artialisation FF

Diderot Denis (1713-1784) Diderot consacre à l’esthétique générale l’article « Beau » de l’Encyclopédie, devenu en 1772 le Traité du Beau, à la peinture Les Salons et les Essais sur la peinture, au théâtre les Entretiens sur le Fils naturel et De la poésie dramatique, puis Le Paradoxe sur le comédien, et au roman L’Éloge de Richardson. Dans ces différents domaines, Diderot développe une même esthétique qui aboutit à une fusion des arts. Dès la Lettre sur les sourds et muets (1751), il montre les analogies entre la poésie, la peinture et la musique. Tous ces arts, auxquels il faut ajouter le théâtre et les romans de Richardson, qui sont des « drames », se rejoignent par leurs effets sur le spectateur ou le lecteur : ils doivent l’ébranler, et lui procurer une émotion vive et forte. Au théâtre, Diderot préconise le genre sérieux ou 115

Divertissement drame, i­ntermédiaire entre la tragédie et la comédie qui repose sur une révolution scénique : s’écartant des artifices, des règles, de la prééminence du discours, il touche par des moyens visuels, tableau, pantomime, ou encore par « des cris, des pleurs, du silence et des cris ». L’émotion est liée à la vérité et au processus d’identification, qui permet aussi l’effet moral du théâtre. Selon Alain Ménil, « Diderot inscrit le pathétique propre à la représentation théâtrale dans une logique de l’émotion fusionnelle, plutôt que dans le rapport structuré par l’admiration (du spectateur pour l’objet donné en spectacle) que l’esthétique classique conçoit.  Si le théâtre doit faire tableau, à son tour, la peinture est contaminée par l’esthétique théâtrale. Diderot développe dans les Salons un goût pour les représentations pathétiques et violentes jusqu’au paroxysme, qui produisent de grands effets : du Saint-André de Deshays, il dit : « Il est impossible de regarder sans terreur cette scène d’inhumanité et de fureur ». Et il dit aussi : « On souffre beaucoup à le voir. » Or la peinture, comme le théâtre, doit susciter des émotions. Illustration même de la réversibilité des arts, les Salons empruntent à toutes les formes narratives et au dialogue. Diderot invente la critique d’art, avec le brio d’un écrivain virtuose. Pourtant, dans le Paradoxe sur le comédien, Diderot substitue à l’enthousiasme et à l’émotion une distance de l’acteur à son personnage et de la scène au public. Cette belle réflexion sur l’art du comédien, peu aimée des acteurs pourtant, constitue l’aboutissement de la réflexion de Diderot sur les pouvoirs du théâtre : « On ne vient pas pour voir des pleurs, mais pour entendre des discours qui en arrachent. » Catherine R amond

& Diderot, Œuvres, tome iv, éd. L. Versini, Paris, L­ affont, 1996. Diderot et le théâtre : le drame, t. i, éd. A. Ménil (Entretiens sur le fils naturel, Discours sur la poésie dramatique), Paris, Pocket, 1995.

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Diderot et le théâtre : L’acteur, t. ii, éd. A. Ménil (Paradoxe sur le comédien…), Paris, Pocket, 1995. J. Chouillet, La Formation des idées esthétiques de Diderot 1745-1763, Paris, Colin, 1973. interprète, morale (approche), pathétique, FF peinture, théâtre

DIVERTISSEMENT Le divertissement est une activité récréative, ludique parfois, permettant de s’abstraire d’activités ordinaires, pénibles, ennuyeuses ou fatigantes. Le divertissement accorde une place de choix à la représentation d’émotions – amour, tristesse, peur, crainte – sous forme de fictions. Comme le divertissement doit rester aimable et facile, ces émotions sont présentées de façon stéréotypée ou vulgaire. Quelle est alors la valeur du divertissement ? Il exige peu intellectuellement ; il ne bouleverse aucun conformisme. Cependant, comme délassement émotionnel, il semble utile, voire indispensable, au bienêtre mental et physique des êtres humains. L’art est-il un divertissement, tout particulièrement ne l’est-il pas devenu dans le monde post-moderne ? Certains accordent à l’art une valeur intrinsèque et absolue. D’autres jugent que la valeur de l’art est instrumentale, relative à des fins existentielles, cognitives, religieuses, sociales, politiques. Ce qui ne revient certes pas à présenter l’art comme un divertissement. Cependant, si sa valeur est aussi, voire surtout, récréative, n’est-il pas aussi un dérivatif à nos activités quotidiennes ou pénibles, autrement dit un divertissement ? Ce qui en fait un produit de l’industrie culturelle, au même titre que la télévision, les jeux vidéo, les spectacles sportifs ou le tourisme. Ne partage-t-il pas leur univers émotionnel, superficiel et ludique, bien loin d’avoir une valeur finale ? La critique de l’art comme divertissement retrouve les accents de la critique religieuse du divertissement (saint Bernard

Du Bos Jean-baptiste (1670-1742) de Clairvaux, Pascal). Le divertissement était alors accusé de nous détourner de Dieu et de la recherche du salut. Cette fois, c’est de l’art véritable que le divertissement nous détournerait, et dès lors de notre salut culturel. Pourtant, fatigué par une journée de travail, agacé par vos collègues, par la pluie, le bruit de la ville, les messages auxquels il faudrait répondre, bref tout, n’eston pas tenté d’aller au cinéma voir un film distrayant ou d’écouter de la musique en fond sonore en buvant un verre ? Il s’agit de se divertir. Un roman agréable et facile à livre, un film prenant mais simple, cela fait aussi l’affaire. La finalité de l’art de masse est le plus souvent ce divertissement solidaire d’émotions faciles, représentées ou ressenties. De même, l’homme postmoderne est un homo touristicus. Facilement reconnaissable à ses vêtements pratiques, ses chaussures de sport, son petit sac à dos, il se divertit en visitant les monuments et les sites, les grands musées, les églises. Il « fait » un tour culturel à la recherche d’émotions façonnées, de souvenirs figés dans des photographies et des vidéos, d’un art réduit à sa fonction divertissante. Ainsi, l’art et les émotions qu’il procure ne sont pas seulement entrés dans l’âge de la reproductibilité technique, mais aussi dans l’âge du divertissement. Roger Pouivet

& N.  Carroll, A Philosophy of Mass Art, Oxford, Oxford University Press, 1998. R. Pouivet, L'Œuvre d'art à l'âge de sa mondialisation, un essai d'ontologie de l'art de masse, Bruxelles, La lettre volée, 2003. J. Tribe (éd.), Philosophical Issues in Tourism, Channel View Publications, Bristol, 2009. cinéma, collectives ( émotions), photographie FF

Du Bos Jean-Baptiste (1670 -1742) Jean-Baptiste Du Bos est un homme d’église, un diplomate et un écrivain français. Ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719) lui ouvrirent les portes de l’Académie française (1720). Cet ouvrage, réédité et traduit, eut un grand succès et une influence majeure. Il propose « une nouvelle perception des effets de l’art, établie sur l’expérience esthétique du spectateur ». Comme son titre l’indique, l’ouvrage de Du Bos n’est pas méthodique, mais il relève d’une démarche expérimentale : il part des observations, non d’un spécialiste, mais d’un amateur d’art, qui a « beaucoup lu, vu, entendu et réfléchi », comme disait Voltaire. Du Bos s’intéresse aux origines du plaisir esthétique. Il se demande pourquoi on trouve encore plus d’agrément à pleurer qu’à rire au théâtre, pourquoi les hommes ont toujours inventé des spectacles horribles ou dangereux, qui leur procurent des émotions fortes et paradoxalement agréables ; il s’interroge sur notre perception différente des œuvres d’art et des spectacles de la vie réelle qui les ont parfois inspirées : ainsi, par exemple, le tableau représentant le massacre des Innocents « excite notre compassion, sans nous affliger réellement » ; de même la mort de Phèdre empoisonnée sur le théâtre, car nous avons bien conscience qu’il s’agit là d’une « fiction ingénieuse ». Le plaisir esthétique est donc un plaisir émotionnel, ce qui inscrit l’abbé Du Bos dans le courant « sensualiste » et l’écarte du rationalisme cartésien. Il revoit la hiérarchie des genres et des arts en fonction de leur effet pathétique. La tragédie nous touche plus que la comédie et la peinture plus que la poésie car elle agit directement par la vue. De même au théâtre, on préférera le spectacle au récit. La question de la catharsis se trouve reformulée : le but de l’art est l’émotion elle-même, et non la purgation que ces émotions entraînent, purgation qui 117

Dionysiaque est un phénomène aléatoire. L’instruction morale n’est pas exclue, mais elle n’est pas à la première place : le docere passe après le movere dans la hiérarchie des pouvoirs de l’art. Se plaçant du point de vue de la réception (il faut plaire et toucher), Du Bos ne développe donc pas un point de vue normatif sur la création des œuvres et se défie des règles et des doctes dont les émotions sont émoussées par l’habitude. L’homme de goût, l’amateur éclairé, jugeront aussi bien selon ce principe : « Puisque le premier but de la poésie et de la peinture est de nous toucher, les poèmes et les tableaux ne sont de bons ouvrages qu’à condition qu’ils nous émeuvent et qu’ils nous attachent ». La réflexion fondatrice de l’abbé Du Bos pour l’esthétique moderne se poursuit chez La Font de Saint-Yenne (Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture, 1747), Diderot, Winckelmann et Lessing. Catherine R amond

& J.-B. Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture [1719], préface de D. Désirat, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1993. A. Becq, Genèse de l'esthétique française moderne. De la raison classique à l'imagination créatrice 16801814, Paris, A. Michel, 1994. M. Braunschvig, L'Abbé Du Bos, rénovateur de la critique au xviii e siècle, thèse pour le doctorat èslettres, Toulouse, A. et N. Brun, 1904. A. Lombard, L'Abbé Du Bos, un initiateur de la pensée moderne, 1670-1742, Paris, Hachette, 1913. catharsis, morale (approche), négatives FF

(paradoxe des emotions), plaisir /déplaisir

DIONYSIAQUE L’émotion dionysiaque – ou les émotions attachées à cet état extrême – est la conjonction d’une intensification émotionnelle et d’une cohabitation des contraires. Il est nécessaire de remonter aux origines de la notion pour en comprendre les données 118

paradoxales. Le terme « dionysiaque » commence une longue carrière strictement technique, d’abord platement circonscrite à tout ce qui se rapporte au dieu grec Dionysos, à ses fêtes (les Dionysiaques, ou Dionysies) et à sa geste (par exemple dans le poème éponyme de l’Alexandrin Nonnos au ve siècle de notre ère). Après une longue période où le dieu du vin et de l’ivresse, romanisé en Bacchus, a presque disparu sous la synecdoque, le romantisme, mu par son apologie des passions face au primat de la raison et de la mesure classiques, redécouvre Dionysos et élabore le dionysiaque. Contrairement à son avatar romain en culture chrétienne, Dionysos, dont le mythe est jalonné de mortels supplices et de résurrections (il est successivement Zagreus, Bacchos et Iacchos), redevient alors une divinité rivale du Christ. Ce parallèle suggère d’ailleurs ce que, par les vases communicants d’une théologie inversée, le dionysiaque a pu emprunter d’intensité émotionnelle au mysticisme concurrent. Redécouverte grecque au moment du « retour à l’antique », déjà pointé par Winckelmann, Dionysos devient alors la figure tutélaire d’une émotion portée par les arts, en particulier au sein de la tragédie dont il est le patron. Ce mouvement culmine avec La Naissance de la Tragédie de Friedrich Nietzsche (1872) qui, dans la création et la réception artistique en même temps que dans sa conception esthétique de l’ontologie, confère à la pulsion dionysiaque et aux émotions qui l’accompagnent, une place unique et inouïe, que le xxe siècle n’a cessé de confirmer. Le « dionysiaque », d’abord conçu par le philosophe dans son opposition et conjonction féconde avec « l’apollinien », devient alors l’un des termes clefs de l’esthétique contemporaine, dont la complexité, en même temps que le caractère émotionnel confinant à l’indicible, tel une espèce du Sublime, rendent malaisée la définition, à laquelle il semble opportun de préférer une simple distinction de ses pôles et délimitation de son champ. Celui-ci s’organise autour de trois idées forces récurrentes : la perte de soi, la souffrance et la

Dionysiaque violence (A. Heinrichs), dont l’articulation doit permettre de désigner, voire de dessiner une émotion spécifique. Cette émotion se fonde sur une série de paradoxes enchâssés, se répondant de manière quasi fractale. Au cœur de ce complexe, se trouve la sensation de l’extase, dans la mesure où elle unit toutes les manières d’être hors de soi : la mort, la volupté, la souffrance extrême éprouvée et infligée, la santé d’esprit et la furie, le travestissement et le masque, les retrouvailles avec l’animalité, la fusion dans le groupe et dans l’ordre cosmique, l’enthousiasme cultuel et religieux. Le dionysiaque, moment limite où le dualisme des

contraires s’abolit, offrant à l’individu la joie paradoxale de se perdre en étant hors de soi tout en restant en soi, de se dédoubler dans le plaisir comme dans la douleur, par l’intensité même de l’émotion ressentie, est ainsi devenu, depuis Nietzsche, une figure absolue de l’émotion artistique. Guillaume Métayer

& F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, 1872. A. Heinrichs, « Loss of Self, Suffering, Violence : The Modern View of Dionysus from Nietzsche to Girard », Harvard Studies in Classical Philology, 1984, 88, p. 205-240. tragique, sublime, transe FF

E ÉDUC ATION DES AFFEC TIONS L’éducation des émotions pose le problème suivant : comment avoir des émotions ajustées du point de vue épistémique et éthique ? Un certain nombre de suggestions ont été faites en vue de l’éducation des émotions : prendre conscience du caractère non approprié de nos réactions émotionnelles, modifier nos jugements perceptuels, observer et imiter le comportement émotionnel d’un homme vertueux (d’un point de vue intellectuel), mais aussi fréquenter des œuvres d’art pour cultiver notre sensibilité émotionnelle. Or, c’est cette idée, celle selon laquelle l’art joue un rôle substantiel pour l’éducation sentimentale, qui doit être analysée : en quoi les œuvres d’art peuvent-elles contribuer à l’éducation de nos émotions ? Toutefois, lorsqu’il s’agit de comprendre et d’analyser l’importance éducative de l’art et d’en saisir les enjeux, la méfiance quant au rôle possible des œuvres d’art prédomine. Cette attitude découle de la distinction franche, voire de l’opposition entre l’esthétique, la logique et l’éthique. Cette séparation repose sur de nombreuses dichotomies : fiction versus réalité, subjectivité versus objectivité, fantaisie artistique versus rigueur, expérience esthétique singulière versus jugement général… Cette opposition se fait soit en faveur de la théorie, soit en faveur de la pratique quotidienne : la rigueur des réflexions théoriques et la fiabilité de l’expérience de l’individu lui-même sont mises en avant. Les œuvres d’art sont au mieux considérées comme simple illustration de la

théorie générale, au pire disqualifiée de l’ensemble du processus éducatif des émotions. Pour autant, un simple survol anthropologique montre que les hommes attachent à l’art un rôle particulier du point de vue émotionnel. Nos premières émotions n’ontelles pas été suscitées et développées par les contes et fables, les chansons, les illustrations ? Notre vie émotionnelle n’est-elle pas si riche du fait de notre contact quotidien avec l’art ? On apprendrait au cinéma ou avec les romans les délices douloureux de l’amour, la jalousie haineuse, les espoirs déçus, le tragique de la vie humaine… On pourrait même dire qu’avec l’art, l’expérience esthétique émotionnelle précède la construction de nos émotions. La réhabilitation éducative de l’art s’articule autour de deux arguments : soit l’on insiste sur les traits génériques des œuvres d’art, leur contenu théorique, propositionnel à propos des émotions ; soit l’on précise que les œuvres d’art ont une valeur instrumentale et non une valeur en soi. Mais que nous apprennent les œuvres d’art sur les émotions ? Peuvent-elles véritablement être reconnues dans ce processus éducatif ? N’est-ce pas une forme de laxisme que de faire appel aux œuvres d’art ? La reconnaissance de l’art dans l’éducation des émotions ne serait-elle pas source d’erreurs et nocive du point de vue pratique ? À l’inverse, si les œuvres d’art jouent un rôle éducatif, en quoi consiste leur apport spécifique ? N’est-ce pas simplement un ­bénéfice instrumental pouvant être obtenu 121

Éducation des affections par d’autres moyens et de manière plus fiable ? En réponse à ces multiples problèmes, plusieurs options s’affrontent : 1. Le scepticisme radical qui exclut les œuvres d’art du processus éducatif des émotions ; 2. Le scepticisme modéré lequel insiste sur la faiblesse éducative des œuvres d’art ; 3.  L’optimisme radical qui défend le caractère central des œuvres d’art dans ce processus ; 4.  L’optimisme modéré analysant la valeur éducative possible des œuvres d’art. D’un côté, la critique forte de la pertinence éducative des œuvres d’art souligne le caractère vicieux de l’art du fait d’un contenu émotionnel incorrect par rapport à la situation ou l’objet (par exemple, le film d’Alejandro González Inárritu, Amours Chiennes, conduirait à une forme d’indifférence à la violence), ou en raison des émotions inadéquates suscitées (l’admiration pour un tortionnaire, la joie de la souffrance infligée, etc.). En ce sens, David Novitz rend compte du pouvoir anesthésiant de certaines œuvres d’art : par la force de la séduction et non de la raison, en utilisant les bonnes ressources émotionnelles, nos valeurs et croyances sont modifiées sans qu’on s’en rendent compte et sans qu’on puisse l’expliquer, dans (L’Anesthétique de l’émotion, 2005). D’où l’impératif épistémologique et moral de ne pas prendre les œuvres d’art comme guide éducatif des émotions. De manière plus modérée, on peut souligner l’inefficacité éducative de l’art. Ce que les œuvres d’art peuvent nous apprendre soit du point de vue du contenu émotionnel, soit du point de vue des réponses émotionnelles appelées par l’œuvre, est trivial : les arts non figuratifs, la musique purement instrumentale ne permettent pas d’acquérir un savoir propositionnel à propos des émotions ; les œuvres fictives 122

quant à elles, ne peuvent éduquer nos émotions en ce qu’elles ne suscitent pas de véritables émotions. Plus généralement, les œuvres d’art qui relèvent de l’ordre de l’imaginaire ne peuvent être apparentées aux expériences émotionnelles suscitées par le niveau affectif de la réalité. Les œuvres d’art « fourniraient une occupation ou procureraient un divertissement, elles pourraient même être des stimulants intellectuels, mais elles n’auraient finalement pas d’effets cognitifs et ne pourraient donc pas modifier nos multiples engagements et allégeances », comme l’écrit Novitz. Enfin, le postulat de l’autonomie de l’art  ou l’indépendance de l’esthétique conduit à affaiblir les valeurs cognitives de l’art : utiliser les œuvres d’art comme moyen d’éducation, c’est pervertir la réception de ces œuvres, c’est menacer la qualité spécifique de l’expérience esthétique ainsi que leur valeur intrinsèque ; l’art n’a pas pour fonction d’avoir des effets éducatifs. En résumé, selon la conception sceptique, « comparée à la science, tout particulièrement, mais aussi à l’histoire, à la religion et à la connaissance quotidienne, la vérité artistique est un sport rabougri qui ne fait pas vraiment le poids », selon J.  Stolnitz dans « On the Cognitive Triviality of Art » (1992). À l’inverse, on peut défendre la valeur éducative des œuvres d’art : a)  l’art peut nous apprendre quelque chose qui n’est pas trivial à propos des émotions, b) l’art peut développer, affiner nos dispositions émotionnelles, favoriser des expériences émotionnelles enrichissantes, et c) ce rôle éducatif détermine en partie la valeur de l’art. Or, la reconnaissance du rôle éducatif des émotions par l’art soulève de prime abord des questions relatives à la nature des émotions et leur fonctionnement. D’un point de vue ontologique, se pose le problème de ce qui fait d’un état (ou épisode) une émotion : qu’est-ce qu’une émotion ? Est-ce un sentiment, un comportement extérieur, un (ou des) symptôme(s)

Éducation des affections physiologique(s), une perception, voire un jugement (propositionnel et/ou évaluatif) ? Se pose aussi la question de la différenciation fine des multiples émotions : comment distinguer la peur de la surprise, la tristesse de la mélancolie, la colère de l’amertume ? Est-ce l’aspect qualitatif, le genre de situation provoquant l’émotion considérée, le type de pensées impliquées ou encore les croyances et désirs associés ? Par ailleurs, du point de vue épistémologique, le statut des émotions dans une structure hiérarchique des pensées humaines est loin d’être évident : la présomption de culpabilité à l’encontre des émotions, considérées le plus souvent comme responsables de mettre à mal l’objectivité des jugements, est-elle correcte ? Les émotions sont-elles des mécanismes psychologiques sans raison ou qui biaisent nos raisons ? Sinon, dans quelle mesure les émotions relèventelles du processus de connaissance ? Ainsi, en réponse à ces multiples problèmes, s’esquissent plusieurs théories concurrentes de l’émotion. La conception internaliste considère les émotions comme ce qu’il y a de plus privé, d’intime en nous : quelle que soit leur socialisation, leur manifestation extérieure, les émotions sont des épisodes mentaux intérieurs indépendants des états physiques (du corps et de l’environnement extérieur). Les émotions sont alors analysées soit comme sentiments subjectifs caractérisés par une qualité et une intensité de sensation, soit comme perceptions qui s’ajustent à ce qui est perçu, soit comme croyances propositionnelles qui informent à propos du monde, soit comme désirs qui motivent l’action. À la différence, la conception matérialiste explique les émotions en tant qu’événements physiques extérieurs ou intérieurs : la sérénité par exemple renvoie à un certain nombre de comportements physiques (un rythme cardiaque lent, un visage détendu, des mouvements corporels réguliers, etc.) ou à un type de fonctionnement cérébral. Enfin, la perspective externaliste

considère les émotions comme des dispositions mentales spécifiques qui dépendent au moins en partie de l’environnement physique et social. Une émotion est alors une capacité psychologique qui implique logiquement la mention d’un ou de plusieurs critères : par exemple, l’attribution de la capacité d’aimer à une personne S implique que S est disposé à agir de telle et telle façon dans un nombre indéterminé de situations nouvelles (aider la personne que l’on aime, être à son écoute, être profondément triste si on la perd…). Une émotion est un sentiment dirigé vers un objet, c’est-à-dire pourvu d’intentionnalité. Cet objet peut prendre de multiples formes : la cible – par exemple, Marine a peur du chien des voisins –, les propriétés de convergence – Marine a peur du chien des voisins lequel est un berger allemand aux crocs pointus –, la cause – Marine a peur du chien à cause de ses aboiements lesquels lui rappellent ceux d’un chien qui l’avait attaquée auparavant –, le but caractéristique – Marine qui a peur, veut éviter quelque danger –, l’objet propositionnel – Marine a peur que le chien de son voisin ne la morde –, l’objet formel – Marine a peur de ce chien en vertu de son caractère dangereux. Cette intentionnalité est inséparable du sentiment. La notion d’éducation des émotions suppose la malléabilité de nos capacités émotionnelles et va de pair avec celle d’une rationalité, d’une logique des émotions. En effet, pour être affinées et ajustées, les émotions doivent dépendre de dispositions humaines (ou traits de caractère) pouvant être détournées ou modifiées : ce ne sont pas de simples états physiques ou mentaux fixés une fois pour toute. Il faut admettre aussi que l’émotionnel n’est pas séparable du cognitif. On peut parler alors d’émotions cognitives ou épistémiques au sens où elles ne sont pas des réactions purement sensibles et se distinguent des humeurs. En ce sens, nos émotions permettent d’appréhender certaines propriétés du monde. 123

Éducation des affections Elles peuvent donc être le sujet d’un assentiment rationnel et être objectivement vraies ou fausses. Si nous ne possédons pas les dispositions émotionnelles correctes, alors une expérience émotionnelle peut nous conduire à l’erreur et fausser notre conception du monde environnant. Ainsi, comme le précise Peter Goldie, « un objet O a la propriété émotionnelle propre F si et seulement s’il est possible pour O d’être l’objet d’une émotion justifiée E ; et les raisons R1 à Rn qui justifient l’attribution de F à O seront les mêmes que celles qui justifient E – chaque relatum étant normatif », dans « Emotion, Reason, and Virtue » (2004). Ce qui fait qu’une expérience émotionnelle est justifiée, c’est qu’elle entre dans un réseau de justifications, de raisons articulées de manière inférentielle.

terminer sa thèse cette année alors que sa bourse ne lui sera plus donnée, est marié et est inquiet car sa femme a du retard dans ses règles, a mal à la jambe, a un nom ridicule, ne sait pas s’il va pouvoir utiliser son scooter car celui-ci est en mauvais état, etc. Cette structure narrative révèle la complexité intrinsèque des émotions et met en évidence la nature et le fonctionnement des sentiments : en tant que type de comportement humain, ils appellent une explication par les raisons. C’est une structure complexe, dynamique et narrative qui rend intelligible l’émotion ressentie par telle personne ; elle comprend une séquence structurée d’actions, de traits de caractère, de croyances, d’évènements, d’humeurs, rapportée de manière plus ou moins détaillée.

Comme l’indique Hume dans La Norme du goût (1657), l’éducation de nos sentiments implique deux processus importants : la réflexion sur nos expériences émotionnelles antérieures et celles d’autrui, ainsi que l’usage de raisonnements pour guider les réactions émotionnelles. Ces deux processus essentiels pour le décentrement, le désintérêt (au sens d’absence de préjugés) et l’objectivité permettent de corriger ou d’éviter les réponses émotionnelles non ajustées. Avoir des émotions ajustées est une vertu intellectuelle propre qui suppose un entraînement, d’où le rôle éducatif possible de l’art.

La fréquentation d’œuvres d’art permet ainsi d’affiner nos concepts émotionnels lesquels renvoient à un scénario paradigme : « Nous sommes familiers avec le vocabulaire des émotions par associations avec des scénarios paradigmes », écrit R. De Sousa dans The Rationality of Emotions (1997). Les œuvres d’art, par leur contenu de signification, soulignent certaines caractéristiques (expressions faciales, changements corporels, actions, etc.) liées à tel ou tel concept émotionnel. Toutefois, cela n’exclut-il pas du processus éducatif, les œuvres d’art dépourvues de narration, de contenu propositionnel ou figuratif ? Ne faudrait-il pas alors distinguer et établir une hiérarchie entre les œuvres d’art en fonction de leur valeur éducative potentielle ? Néanmoins, les arts non figuratifs et sans narration ne peuvent-ils pas justement nous apprendre quelque chose de spécifique au sujet des émotions ? En ce sens, Jerrold Levinson, montre qu’une œuvre musicale peut symboliser, sans l’aide de mots, les composants cognitifs d’une émotion tel l’espoir, dans « Hope in the Hebrides » (1990). En effet, même si la musique expressive ne couvre pas l’ensemble des aspects du type d’émotion

L’éducation des émotions par les œuvres d’art elles-mêmes peut prendre deux voies différentes. D’un côté, on s’appuie sur le contenu de l’œuvre à propos des émotions elles-mêmes, de ce qu’elles sont, de leur nature, de leur fonctionnement, de leurs relations avec les autres dispositions mentales et physiques du sujet. Prenons par exemple la première page de La Chute du British Museum de David Lodge. On apprend que le personnage principal, Adam Appleby, fait l’expérience d’un certain regret mêlé de crainte : il a 25 ans, est étudiant-chercheur, ne pense pas pouvoir 124

Éducation des affections symbolisée, elle peut atteindre un degré de spécificité élevé lequel est fonction des conséquences de modifications infimes du symbole : elle a une expression spécifique si le plus petit changement (au niveau des propriétés constitutives de l’œuvre) modifie ses propriétés expressives, et générale si un changement plus ou moins grand n’altère pas sa signification, selon K.  Guczalski dans « Expressive meaning in music : generality versus particularity » (2005). D’où la valeur cognitive possible de la musique expressive : elle peut livrer des vérités significatives à propos des formes de vie complètes que sont les émotions, et rendre compte notamment de leur transformation, de leur ambiguïté, de leur rapport, selon E. Zemach dans La Beauté Réelle (2005). Soit l’exemple suivant : le premier thème de la Ballade no1 de Chopin. Il exprime l’attente, comme le confirme la suspension harmonique pour chaque unité mélodique, le départ à contre-temps de chaque motif, les appogiatures, ainsi que le rythme ternaire très cyclique. L’expression de cette émotion qu’est l’attente va prendre plusieurs formes suivant le développement de la pièce : de la mesure 8 à 35, le thème exprime une attente résignée ; le premier motif et l’harmonie tournent en rond ; les phrases mélodiques sont peu étendues ; l’absence de développement mélodique et la répétition à l’identique du premier et du second motif signifient une certaine résignation. Mais à une attente résignée succède, à la suite de l’exposition du deuxième thème, une attente impatiente (mesure 94 à 105) comme le manifestent la rapidité de la présentation des deux motifs constituant le premier thème, la répétition constante du mi à la basse, l’absence significative de transition entre les deux thèmes. Finalement, cette attente impatiente prend la forme dans la troisième partie d’une attente tendue, angoissée, et très rapidement insupportable (mesure 194 à 207). Cette troisième partie accumule toute la

tension qui s’est mise en place au fur et à mesure de l’œuvre. La situation du thème – il est suivi de la coda –, les répétitions amplificatrices, l’attente de la résolution de la basse au niveau harmonique ainsi que les dissonances permettent de rendre compte du caractère tendu de l’attente exprimée. Comme le montre cet exemple, l’apport cognitif d’une œuvre dépend et varie avec le degré de spécificité et de concrétude du contenu expressif de l’œuvre. Autrement dit, la teneur épistémique d’une œuvre d’art expressive est fonction de la plus ou moins grande spécificité et concrétude de son expression. C’est en ce sens que certaines œuvres d’art mettant en évidence un ou plusieurs aspects des émotions peu connu, participe de l’éducation sentimentale : l’art expressif constitue, consolide, affine, révise parfois la signification des concepts émotionnels lesquels sont des notions à large spectre. Mais l’éducation des émotions par l’art est-elle confinée à l’acquisition de connaissances propositionnelles à propos des émotions et des concepts émotionnels ? Permet-elle aussi d’accéder à une connaissance pratique, à savoir le développement approprié de nos dispositions émotionnelles, élément principal de l’éducation sentimentale ? L’éducation de nos émotions dépend en effet en grande partie de l’acquisition d’émotions ajustées, cette acquisition consistant non pas en la connaissance d’une (ou de plusieurs) règle(s) à suivre mais plutôt en une forme d’« habituation ». Il s’agit alors de souligner le rôle éducatif de l’art dans l’activation de l’œuvre elle-même, autrement dit la réalisation de l’œuvre par le public en ce qu’elle sollicite des capacités émotionnelles fines et ajustées. Ici, l’expérience réussie d’une œuvre d’art est un moment d’implication émotionnelle de la part du spectateur. En effet, l’éducation sentimentale qui consiste à avoir les émotions appropriées dans les conditions appropriées, porte sur les dispositions émotionnelles. Cette vertu 125

Éducation des affections intellectuelle (la capacité d’être ému de manière appropriée) est le résultat de l’habitude, c’est-à-dire qu’elle se forme dans la durée, allie permanence et flexibilité, et ne peut résulter de l’application pure et simple d’un système de principes abstraits (voir Aristote, Éthique à Nicomaque). De là, il résulte que le savoir n’est pas le facteur principal de l’éducation des émotions : c’est à force d’expériences émotionnelles vertueuses que l’on devient vertueux du point de vue des émotions. Autrement dit, nos dispositions émotionnelles ont besoin d’être éclairées par la connaissance mais elles ne se constituent comme disposition permanente, comme vertu que par l’exercice. La vertu est le fruit de l’habitude. Dès lors, la question est celle de savoir si l’art participe à cette « habituation » : implique-t-il d’avoir des émotions ajustées ? Si oui, alors l’appréhension des aspects spécifiques d’une œuvre d’art supposerait certaines émotions appropriées au sens où celles-ci constitueraient un mode propre de la compréhension de l’art. Si non, la compréhension des œuvres d’art exclurait toute réponse émotionnelle et ne favoriserait pas l’éducation de nos dispositions émotionnelles, c’est-à-dire l’acquisition d’émotions ajustées. Un thème récurrent dans l’esthétique est l’idée selon laquelle on répond aux Fleurs du Mal de Baudelaire, à Tartuffe de Molière, aux installations vidéos de Pierrick Sorin, aux peintures impressionnistes de Monet, à la série 24 Heures Chrono ou à une chanson blues de Muddy Waters, par de la mélancolie, du rire, de la sérénité, de la peur ou de la tristesse. Mais les émotions ressenties par les spectateurs ne sont-elles pas de simples associations personnelles non pertinentes pour la compréhension de l’œuvre ? Le fait que certaines expériences émotionnelles ne soient pas reliées logiquement à l’œuvre au sens où elles sont inappropriées (par exemple, la joie ressentie lorsque Céline regarde de nouveau le film d’horreur qu’elle avait vu juste avant d’accoucher ou la tristesse à 126

l’écoute de l’Hymne à la joie associé à une cérémonie funéraire à laquelle Pierre vient d’assister) n’implique pas la disqualification cognitive de toute émotion. Dès lors, de même que je dois, d’un point de vue moral, ressentir les émotions appropriées dans les situations adéquates – ne pas être indifférent aux personnes en détresse, être satisfait de faire une action vertueuse, etc. –, je dois cultiver mes émotions pour une expérience esthétique complète. L’éducation d’un sens esthétique – capacité à répondre de manière appropriée aux objets possédant un fonctionnement esthétique – est tout autant requise que celle d’un sens moral (voir Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées, de la beauté et de la vertu, 1725). Ainsi, non seulement certaines œuvres d’art, sinon la plupart, suscitent une réponse émotionnelle complexe, mais requièrent du point de vue épistémologique d’avoir certaines réponses émotionnelles leur correspondant, idée analogue à la nécessité morale de ressentir de la colère à l’égard d’une action blâmable par exemple. L’art favorise le développement de notre sensibilité émotionnelle en ce que les émotions constituent un mode propre de la compréhension des œuvres d’art. Pour autant, une objection majeure conteste cette conclusion : il s’agit de mettre en cause la réalité et la logique des émotions esthétiques. Les émotions esthétiques sont-elles réellement des émotions ? Vers quoi sont-elles dirigées ? Ne sont-elles pas simulées, contradictoires, irrationnelles ? Comment pouvons-nous verser des larmes ou sauter de joie en lisant un roman, en regardant une photographie, en écoutant de la musique tout en sachant que personne n’a souffert ou qu’aucune bonne nouvelle n’ait été annoncée ? L’argument prend la forme suivante selon C. Radford dans « Le destin d’Anna Karénine » (2005) : (i)  Les émotions ont pour condition nécessaire d’avoir un objet intentionnel et d’être causées par des croyances appropriées à propos de l’objet intentionnel.

Éducation des affections (ii) Les émotions esthétiques ne satisfont pas ces deux conditions. (iii) Donc, soit l’expérience émotionnelle esthétique n’est pas réelle, soit elle s’avère inconsistante, incohérente d’un point de vue logique. Une première manière de répondre à cette objection est de mettre en cause la deuxième prémisse : les émotions esthétiques satisfont les deux conditions requises, en tant que ce sont des réponses émotionnelles empathiques. Une œuvre d’art expressive est l’expression de l’émotion expérimentée par un personnage construit par le spectateur – qui peut, mais n’est pas nécessairement l’artiste (voir J. Robinson, Deeper Than Reason : Emotion and Its Role in Literature, Music and Art). Ainsi, les émotions esthétiques ne sont pas contradictoires et sont bien réelles : elles sont dirigées vers des personnes fictives lesquelles nous renvoient aux émotions réelles de personnes réelles. Toutefois, on peut douter de la nécessité de construire un protagoniste fictif pour rendre compte de la cohérence des émotions esthétiques : imaginer un (ou plusieurs) personnage(s) peut être un moyen plutôt qu’une condition nécessaire pour la compréhension de l’œuvre d’art. Deux autres manières d’échapper à l’objection précédente consistent à dépasser la conclusion : soit les émotions sont reconnues comme des quasi-émotions, c’està-dire des émotions imaginaires – nous somme émus de manière fictive par une œuvre d’art –, et non des émotions réelles ; soit les émotions esthétiques sont finalement des humeurs, sentiments dépourvus d’intentionnalité5. Néanmoins, il n’est pas sûr que ces deux hypothèses répondent véritablement à l’objection. Dès lors, si on souscrit à la prémisse (i) du raisonnement selon laquelle, pour être une émotion, un état mental doit intégrer une croyance, on doit conclure que les émotions esthétiques ne sont pas des émotions au sens strict ou

qu’elles n’ont aucune consistance logique. La question de la réalité et de la cohérence épistémique des émotions esthétiques se résout par la révision de la prémisse (i). L’émotion esthétique est une émotion réelle et non contradictoire car c’est un sentiment dirigé vers un objet : l’œuvre d’art considérée. Le fait que je ressente la douleur et la désolation de la solitude en regardant l’œuvre chorégraphique Café Müller de Pina Bausch est lié logiquement au fait que cette œuvre tragique met en scène des danseurs aux corps meurtris incapables de communiquer véritablement. L’émotion esthétique de par son intentionnalité (ressentir la douleur et la désolation en regardant Café Müller) diffère d’une simple humeur (ressentir le poids de la tristesse ensuite). Ainsi, les émotions esthétiques ne sont pas logiquement contradictoires. D’autre part, l’argument consistant à montrer que les comportements caractéristiques de certaines émotions ne se manifestent pas à la réception d’une œuvre d’art est contestable : il importe de distinguer l’idée d’éléments paradigmatiques d’une émotion et celle de conditions nécessaires pour que l’état mental x compte comme une émotion. Si les émotions sont rendues intelligibles par une structure narrative complexe (séquences d’action, traits de caractère, croyances, événements, etc.), il n’en reste pas moins qu’aucun élément de cette structure ne constitue une condition nécessaire à satisfaire pour dire que nous soyons émus : du fait que je puisse être heureux à l’écoute d’une œuvre musicale sans sauter de joie ou être désespéré en lisant une tragédie sans pleurer, il ne s’ensuit pas que je ne ressente pas de la joie ni du désespoir. Par conséquent, la reconnaissance de la réalité et de la consistance logique des émotions esthétiques participe à la défense du rôle éducatif de l’art au sens où il donne la possibilité d’exercer et de former nos dispositions émotionnelles. 127

Éducation des affections En conclusion, si l’art contribue à notre éducation sentimentale, c’est de deux manières différentes. D’une part, le sens des œuvres d’art permet de spécifier, préciser ou réviser la signification des concepts émotionnels ; d’autre part, les œuvres d’art en tant qu’elles appellent certaines réponses émotionnelles peuvent structurer notre sensibilité émotionnelle, la développer, et faire de nos dispositions émotionnelles des vertus (avoir la capacité d’être ému de manière appropriée). Sandrine Darsel

& N. Goodman, L'Art en théorie et en action, trad. fse. J.-P. Cometti et R. Pouivet, Paris, Gallimard, 2009. D. Novitz, « L'anesthétique de l'émotion », trad. fse. R. Pouivet, in J.‑P. Cometti, J. Morizot et R. Pouivet (dir.) Esthétique contemporaine, Paris, Vrin, 2005. J. Robinson, Deeper Than Reason : Emotion and Its Role in Literature, Music and Art, Oxford, Clarendon Press, 2005. artialisation des émotions, ethique (approche) FF fiction

Éducation des affections

EXTRAIT David Novitz, « L’anesthétique de l’émotion », trad. R. Pouivet, dans J.- P. Cometti, J. Morizot et R. Pouivet (dir.), Esthétique contemporaine. Art, représentation et fiction, Paris, Vrin, 2005, p.414-418. Il est manifeste que les œuvres d’art – peinture, pièces de théâtre, romans, films, poèmes – mettent fréquemment en question nos conceptions ordinaires ; elles tentent ainsi de nous faire voir les choses et de les penser différemment. Modifiant nos façons de voir et de penser ce qui nous entoure, elles agressent et, en quelque sorte, elles testent les valeurs et les croyances qui sont pour nous les plus sacrées, celles à l’égard desquelles dans nos vies nous semblons engagés. La fiction littéraire propose d’autres façons d’évaluer, d’élaborer et éventuellement de comprendre nos convictions – et ceci de façon subtile, sans s’y opposer frontalement. Pensez à l’effet de Madame Bovary sur une certaine conception du mariage et de l’adultère ; pensez à l’effet de Catch 22 de Joseph Heller sur une certaine conception du patriotisme, à celui de Cider House Rules sur nos croyances concernant le caractère sacré de la vie, à celui de Middlemarch sur certaines conceptions de l’érudition et du travail intellectuel. Aucune de ces œuvres ne propose de réponses définitives aux questions qu’elles soulèvent ou des doutes qu’elles provoquent, mais toutes mettent en question certaines idées, profondément enracinées, que d’aucuns entretiennent sur le monde et la place qu’ils y occupent. Je me propose alors d’examiner quelque chose qui me semble intéressant : quand l’art agit de la sorte, il parvient souvent à prévenir le genre de réactions émotionnelles accompagnant normalement les mises en question des croyances et des valeurs qui sont en nous les plus profondément implantées. Ce problème examiné, je me demanderai pourquoi ce n’est pas toujours vrai, pourquoi, en certains cas, les gens sont mis en colère, choqués et outragés par des œuvres d’art interrogeant leurs valeurs et leurs croyances. Ma façon de traiter ces sujets conduit à poser d’importants et difficiles problèmes dans le domaine de la réflexion théorique sur la critique. Je tenterai donc aussi d’affronter ces difficultés. Si je ne me trompe pas, certaines œuvres ne nous rendent pas seulement sensibles à de nouvelles valeurs, croyances et idéologies, elles ne nous rendent pas seulement capables de les adopter, mais elles nous anesthésient contre le malaise qui souvent accompagne les bouleversements qu’elles provoquent en nous. Lié à ce constat, le problème philosophique intéressant revient à essayer de découvrir comment c’est possible : pourquoi des gens qui normalement réagiraient de façon hostile à une mise en question de leurs croyances et attitudes de base, non seulement se révèlent capables de tolérer, mais même encouragent tout cela dans la littérature, le théâtre ou le cinéma ? Il est important de bien distinguer ce phénomène d’autres façons dont l’art émousse les émotions. Par exemple, on affirme souvent que les œuvres violentes et érotiques nous désensibilisent à la violence, à la nudité, au sexe, au langage cru. C’est exact : nous nous apercevons souvent que nos réponses émotionnelles aux scènes violentes dans les films ou à la télévision se tempèrent quand nous sommes exposés de façon récurrente à la représentation d’actes de ce genre. Mais de cela, le phénomène que je cherche à expliquer diffère profondément. Car dans les cas dont je viens de parler, il y a bien une réponse émotionnelle aux œuvres d’art – même si par la suite ces œuvres favorisent une désensibilisation aux émotions qu’elles évoquent. Ce que 129

Éducation des affections pour ma part je cherche à expliquer est la façon dont des œuvres d’art peuvent complètement nous empêcher d’être émus par des idées qui normalement nous dérangeraient, et non pas comment ces œuvres peuvent tempérer ou émousser les réponses émotionnelles qu’elles ont déjà suscitées en nous. Quelle que soit donc l’explication de cette anesthésie de l’émotion, elle ne consistera pas à montrer comment l’art atténue les émotions. Cette explication, je dois le préciser, ne peut pas plus faire appel à la catharsis, car quand bien même il pourrait y avoir catharsis, celle-ci nous débarrasse des émotions d’une façon thérapeutique, et elle opère, au moins pour une part, en excitant en nous des états émotionnels correspondants. La catharsis ne nous empêche donc pas d’avoir définitivement ces émotions. La façon dont les œuvres d’art anesthésient les émotions devra recevoir une toute autre explication. Sur cette voie, remarquons d’abord qu’une œuvre d’art qui cherche à nous donner de bonnes raisons d’abandonner certaines valeurs et certaines croyances centrales nous signale tout de suite que nos convictions profondes vont être menacées, ce qui va vraisemblablement susciter une réponse émotionnelle. La persuasion rationnelle est candide : pour vous convaincre, je dois vous rendre conscient des raisons de croire ou d’agir différemment, et ce faisant je dois mettre explicitement en question ce que vous croyez déjà. À cet égard, aucun subterfuge n’est possible : si je mets en question vos croyances en présentant contre elles des raisons, c’est de façon nécessairement explicite, et cela vous trouble ouvertement. Les artistes qui affichent honnêtement leurs convictions provoquent fréquemment l’hostilité de ceux qui fréquentent leurs œuvres. C’est vrai de William Blake, dont les souffrances le faisaient tenir pour fou ; c’est vrai aussi d’Alexandre Soljenitsyne, d’André Brink et d’Alice Walker (dans The Temple of My Familiar) – qui défendent de façon tout à fait franche des conceptions sociales particulières. Mais tous les artistes n’ont pas cette honnêteté. Ceux dont les œuvres anesthésient les émotions ne tentent pas de donner des raisons en faveur des idées qu’ils défendent de façon tacite ; c’est à un niveau plus profond et plus obscur qu’ils nous persuadent ; ils exploitent les conventions du médium en trouvant parfois le moyen de jouer sur nos faiblesses. Ils nous poussent en effet à abandonner certaines croyances et certaines valeurs pour en adopter d’autres. Ces œuvres persuadent, mais ce n’est pas par la force de la raison. Simplement, elles nous séduisent. Leur forme de persuasion n’est ni rationnelle, ni menaçante ; elle nous attire en jouant sur les bonnes cordes émotionnelles, sans jamais nous inquiéter ni nous contraindre.

Élégiaque

ÉLÉGIAQUE L’élégie est à l’origine, en Grèce, un chant de deuil (les plaintes d’Andromaque dans la pièce d’Euripide du même nom), et se définit par son exigence métrique (un hexamètre suivi d’un pentamètre dactylique) ; par extension, elle désigne la forme plaintive de la poésie lyrique, adaptée à la déploration d’un mort ou à l’expression de la souffrance amoureuse. Ainsi, Boileau écrit-il dans son Art poétique : « La plaintive Élégie en longs habits de deuil/Sait les cheveux épars gémir sur un cercueil/Elle peint des Amants la joie et la tristesse,/ Flatte, menace, irrite, apaise une Maîtresse » ; « Il faut que le cœur seul parle dans l’Élégie ». Les élégiaques latins sont auxquels il faut ajouter Ovide, qui chante dans les Tristes et les Pontiques la douleur de l’exil. Les Héroïdes, recueil de lettres de femmes, héroïnes de la légende, à leurs amants, fiancés ou maris absents, sont au croisement du monologue dramatique et du lamento élégiaque : les plus véhémentes et passionnées, celle de Didon abandonnée par Enée parti conquérir l’Italie (lettre  7), ou celle d’Ariane délaissée à Naxos par son infidèle séducteur, Thésée (lettre  10), déploient la violence de leurs accents pathétiques et se rapprochent de la tragédie à cause du suicide de Didon. Mais l’élégie n’est pas un grand genre, comme la tragédie : on a reproché à la Bérénice de Racine d’être une élégie plutôt qu’une tragédie en raison de son manque d’action (l’auteur défendra sa « simplicité ») et de son dénouement, et l’on peut considérer la magnifique préface de l’auteur comme un manifeste en faveur d’une tragédie élégiaque, non plus fondée sur « du sang et des morts », mais sur « la tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la Tragédie » ; l’élégie serait la revanche du mineur contre le majeur, et elle représente « moins un genre qu’une certaine tonalité mélancolique, une tristesse songeuse,

une vision du monde désenchantée », selon le Dictionnaire des littératures de langue française (1998). Elle est au croisement de la poésie, de l’écriture intime, notamment épistolaire, de la tragédie, et de la musique, comme en témoigne le succès du lamento d’Ariane, « lasciatemi morir », (air d’un opéra de Monteverdi perdu en 1708, Arianna), ou de l’opéra de Purcell, Dido and Aeneas (1689). Dans la Lettre sur les sourds et muets, Diderot prend l’exemple de la mort de Didon pour confronter les moyens d’expression de trois arts, la poésie, la peinture et la musique. Dans l’Encyclopédie, Jaucourt insiste sur l’effet pathétique de l’élégie : « Le genre élégiaque a mille attraits, parce qu’il émeut nos passions, parce qu’il est l’imitation des objets qui nous intéressent, parce qu’il nous fait entendre des hommes touchés, et qui nous rendent très sensibles à leurs peines comme à leurs plaisirs, en nous en entretenant eux-mêmes ». L’élégie est une forme majeure de la poésie lyrique à partir de la seconde moitié du xviii e siècle dans les poésies européennes, anglaise, par exemple Thomas Gray, Elegy written in a Country Churchyard (1751), française, par exemple André Chénier, Marceline Desbordes-Valmore, allemande, par exemple les Élégies romaines de Goethe, Brot und Wein de Hölderlin, les Élégies de Duino de Rainer Maria Rilke, et se retrouve en musique, par exemple dans l’Élégie pour violoncelle et orchestre op. 24 de Gabriel Fauré : dans ces deux arts, elle repose sur l’expression d’une poignante mélancolie. Catherine R amond

& H. Potez, L'élégie en France avant le romantisme, Paris, Calmann-Lévy, 1898. A. Videau-Delibes, Les Tristes d'Ovide et l'élégie romaine, Paris, Klincksieck, 1991. L'élégie et la poésie élégiaque autour d'André Chénier, dir. Jean-Noël Pascal, Cahiers Roucher-Chénier, no25, 2006. poésie, tristesse FF

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Émotions collectives

ÉMOTIONS COLLEC TIVES Mouvements de protestation sociale, stades de football en liesse, concerts de rock star ou salle d’opéra, nombreux sont les lieux où l’ont peut faire l’expérience d’un apparent unisson émotionnel. La culture dite de masse nous fournit notamment maints exemples d’engouements collectifs qui font la preuve qu’un ensemble d’individus peut être pris dans un même élan affectif face à une œuvre. L’art « classique » n’est pas en reste et, l’on pensera, sans aller plus loin, à la tragédie grecque qui rassemblait lors des Dionysies les citoyens athéniens pour leur faire éprouver, dans un mouvement religieux et artistique partagé entre tous, terreur et pitié. Si l’on pense en premier lieu aux engouements d’un public ou aux émotions que l’œuvre cherche à susciter, c’est aussi sous la forme d’une violente hostilité ou d’un rejet indigné que peut se manifester un affect collectif. Les accueils scandalisés plus ou moins recherchés par leurs auteurs – celui du Déjeuner sur l’herbe au Salon de Paris, ou ladite « bataille d’Hernani » – abondent ainsi dans l’histoire de l’art et de la littérature. Emotion privée, émotion publique Ces émois collectifs, constitutifs de la réception artistique, sont pourtant généralement considérés comme inférieurs aux émotions individuelles, parce que moins nuancés certainement, mais surtout moins fondés. Les affects semblent aux modernes que nous sommes, associés par nature au territoire de l’individu singulier et de son intériorité, domaines qui sont aussi ceux de la relation à l’œuvre d’art que chacun perçoit au travers du filtre de sa biographie et de ses expériences esthétiques. Il s’agit là néanmoins d’une vision moderne de l’affect. Hanna Arendt dans Condition de l’homme moderne, montre ainsi le basculement qui s’opère à partir 132

du xvi e siècle quant à la valeur attribuée respectives aux sphères publique et privée. L’espace public et le monde commun qu’il soutient perdent la place centrale dont ils bénéficiaient depuis les Grecs, alors que l’espace domestique, puis la vie intérieure qui s’y déploie, prennent de plus en plus de valeur et sont promus au rang de lieux de la véritable authenticité. Ce renversement est consommé avec le Romantisme et sa poétique de l’expérience indicible : l’émotion devient aussi singulière qu’intérieure et ineffable et s’éloigne de l’expérience que l’on peut transformer en langage public. Les analyses du sociologue Norbert Elias dans La Civilisation des mœurs montrent d’une autre façon une évolution comparable de « l’économie passionnelle » des sociétés au cours des siècles. Il y développe la thèse selon laquelle se déploie à partir de la Renaissance un processus continuel de civilisation et de dissimulation des manifestations affectives dans l’espace public, comparable à l’échelle de la société au refoulement freudien. Au Moyen Âge où tout le spectre des émotions, de la joie la plus bruyante à la colère la plus noire, s’exprime librement, succède donc trois temps – courtoisie, civilité puis civilisation – correspondant à un contrôle de plus en plus forts sur les réactions affectives et une contrainte de « contenance », pour reprendre un mot cher au xvii e siècle, de plus en plus importante. De ce refoulement émerge, comme le notait Hanna Arendt, un Moi intérieur de plus en plus conscient, étoffé et valorisé. « Dans un certain sens, le champ de bataille a été transposé dans le for intérieur de l’homme. C’est là qu’il doit se colleter avec une partie des tensions et passions qui s’extériorisaient naguère dans le corps à corps où les hommes s’affrontaient directement. » Au cœur de ces sociétés où l’espace privé a été ainsi promu au détriment du public, les ferveurs collectives et extériorisées peuvent donc sembler manquer à une « vraie » nature de l’émotion qui ne

Émotions collectives ­ ourrait se conjuguer qu’au singulier et p dans les espaces secrets de l’intimior intimo meo. Elle semble même, si l’on suit Elias – et bien qu’il ne fasse pas que valoriser celui-ci – aller à l’encontre du mouvement de civilisation dans lequel s’inscrivent nos sociétés. Psychologie des foules Le soupçon qui pèse sur l’authenticité et la valeur des émotions ressenties collectivement est conforté par ce que la psychologie a pu dire de la foule et de ses comportements « irrationnels » voire foncièrement destructeurs. L’ouvrage de Gustave Le Bon, La Psychologie des foules (1895) inaugure les réflexions psychosociologiques sur les masses et la vision négative qui l’accompagne. Notant que des individus en foule ne se comportent pas comme ces mêmes individus pris isolément, il définit la foule comme une entité homogène dotée de ses propres émotions ne résultant pas de celles des individus qui la forment. Les caractéristiques principales qu’il attribue à cet ensemble ­particulier d’individus sont la prévalence de la personnalité inconsciente sur la personnalité consciente, la vulnérabilité à la suggestion, l’émotion partagée ou contagion émotionnelle et une pensée par association qui prend le pas sur le raisonnement. La foule paraît donc particulièrement encline à l’imagination et ses émotions sont caractérisées par la simplification et l’exagération. L’individu en foule n’est donc « plus luimême, il est devenu un automate que sa volonté ne guide plus », conclut Le Bon. Et il va même plus loin : « Par le fait seul qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend donc plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé ; en foule, c’est un barbare, c’est-à-dire un instinctif », caractérisé par la spontanéité, la férocité, bien qu’aussi, note-t-il, par l’enthousiasme et l’héroïsme des êtres primitifs. Freud reconnaîtra,

dans Psychologie des masses et analyse du moi (1921), la validité de certaines analyses de Le Bon concernant notamment « l’inhibition du fonctionnement intellectuel et l’exagération de l’affectivité des foules ». Il insiste sur l’intensité sans pareil des émotions ressenties en foule, qu’il explique par « la sensation voluptueuse (des individus) à s’abandonner à ce point à leur passion, en se fondant dans la foule, en perdant le sentiment de leur délimitation individuelle ». Il n’en défend pas moins dans ce même ouvrage, la capacité de « création spirituelle » de l’« âme collective », citant à cet égard les chants populaires ou le folklore. Psychologues et sociologues continuent de se pencher sur la psychologie des groupes interrogeant notamment la question de l’entité homogène que constituerait une foule. Une émotion collective est-elle la somme des émotions des individus composant le groupe ? Auquel cas elle résulterait de la moyenne ou de la combinaison, selon l’hétérogénéité du groupe, des émotions et normes internalisées par chaque membre et qui vont rejaillir sur les autres. Ou est-ce une émotion ressentie d’abord par le groupe et descendant ensuite à chacun des individus le composant ? Certains chercheurs en psychologie tentent une synthèse de ces deux conceptions des relations entre groupe et individus, en soulignant notamment le rôle joué par les prédispositions des individus pour montrer qu’ils se modèlent réciproquement. Quoi qu’il en soit le groupe agit donc comme une force qui s’exerce sur les individus pour exacerber les émotions ressenties et, par la contagion émotionnelle, renforcer l’homogénéité du groupe, phénomène sur lesquelles nous reviendrons. Mais l’émergence de l’émotion, comme l’a souligné la psychologie cognitive, repose d’abord sur une interprétation et un jugement. Elle implique qu’en amont le groupe agisse aussi en tant que prescripteur de normes sur les émotions qu’appelle 133

Émotions collectives à manifester une situation donnée et qu’il influence l’évaluation des individus appartenant au groupe. Un groupe uni par des affects communs partage des valeurs et des croyances, ce que des analyses sociologiques ont bien mis en lumière notamment grâce au concept d’habitus popularisé par Bourdieu. Cela sera d’autant plus vrai pour le groupe déterminé par sa position sociale ou le destin qu’il partage ainsi que pour celui créé par auto-catégorisation qui peut en découler, comme on peut le voir lors de mouvements sociaux. L’unisson émotionnel qui peut sembler emporter un public au théâtre ou au cinéma repose donc lui aussi en grande partie sur le jugement que peut porter celui-ci sur l’œuvre à partir de ces normes et valeurs qui changent selon sa classe sociale, mais aussi sa culture, son époque. Et cela se retrouve dans le succès ou non d’un livre. Les malheurs de Fleurde-Marie d’Eugène Sue font pleurer les gens au milieu du xix e et nous laissent au xx e  siècle cruellement insensibles, souligne U. Eco dans son article « Quelques commen­taires sur les personnages de fiction » où il s’interroge sur nos attachements au destin des personnages de fiction. On aurait pu se demander d’ailleurs si la lecture est concernée par la notion d’émotion collective et plus généralement s’il passe une frontière entre des arts « individuels » et des arts collectifs ou des pratiques esthétiques respectivement individuelles et collectives. Il y a en effet une apparente opposition entre ces événements rassemblant des foules sentant « en même temps » et l’expérience solitaire du lecteur face à son livre ou du spectateur solitaire d’un tableau. Pourtant, il s’agit à l’origine d’une même adresse collective puisqu’on peut postuler que l’intention d’un auteur est de produire un certain effet émotionnel, potentiellement collectif – si les conditions de l’actualisation de l’œuvre s’y prêtent (lecture publique, rassemblement autour d’un tableau). On peut de plus arguer qu’une multiplicité de lecteurs d ­ ispersés 134

voire successifs peut aussi être mis au rang de « collectif ». Lorsque les jeunes hommes européens se suicident par vagues après avoir lu Les Souffrances du jeune Werther, ils semblent bien tous pris d’une émotion similaire qui, pour n’être pas exacerbée peut-être par un rassemblement simultané, pourrait être influencée de se savoir partagée. La lecture, même dans son dispositif individuel, ne semble donc pas exclue de ces considérations. La théorie de la réception de H. R. Jauss, appliquée par lui à la littérature mais que l’usage a étendu à d’autres formes d’art, constitue une autre approche des normes, croyances et valeurs qui président à la réception d’une œuvre et peuvent rendre compte du jugement esthétique porté sur une œuvre et de l’émotion qui s’ensuit. Tournant le dos à la psychologie et au point de vue subjectif mais aussi à l’histoire sociale, elle s’intéresse, dans une herméneutique de « l’expérience littéraire », à un sujet esthétique répondant, dans une époque donnée, et avec l’expérience de lecteur qui en découle, aux effets déterminés par le texte. Jauss a recours, pour construire ce sujet qu’on peut dire « idéal », ou implicite, plus que réel, au concept « d’horizon d’attente » qui définit l’écart esthétique séparant une œuvre des attentes (et donc de l’expérience) de ses lecteurs en ce qui concerne son genre, sa thématique ou la distance entre sa langue et la langue pratique. Enjeux esthétiques Si les émotions collectives sont en partie déterminées par les normes et valeurs qui constituent le collectif, elles ont aussi leurs mécanismes de propagation. Les ressorts de la contagion émotionnelle évoquée par Le Bon ont été en partie étudiés par toute une tradition rhétorique et philosophique qui s’intéresse à la façon dont un orateur peut communiquer ses émotions à son public. La vision mécaniste des corps telle que la

Émotions collectives développe Malebranche par exemple, dans le iie livre de son De la recherche de la vérité, lui permet d’expliquer la « communication contagieuse » entre l’orateur doté d’une « imagination » particulièrement forte, et des individus assemblés, ce qui recouperait les remarques de Le Bon et Freud sur la grande suggestibilité de la foule et son inclinaison à se choisir un leader qu’elle suit d’un seul mouvement. Cette disposition à éprouver les affects évoqués s’explique psychologiquement par le désir de l’estime de l’autre, mais repose aussi, physiologiquement, ajoute Malebranche, sur une « certaine disposition du cerveau » qu’ont les hommes, une sympathie, qui les rend sensibles aux impressions et imaginations des autres. La passion de l’orateur éveille ainsi notre propre passion. Cette « disposition » pourrait trouver une formulation contemporaine dans les neurones miroir que les neurobiologistes ont identifié au cours des années 1990, et qui nous permettent de nous « mettre à la place » de ceux que nous observons, et notamment d’éprouver les émotions qu’ils éprouvent. La contagion émotionnelle primitive semble en effet passer d’abord par un mimétisme automatique et inconscient qui peut avoir lieu entre l’écran et la salle de cinéma par exemple, mais aussi entre les personnes présentes dans la salle. Les individus rassemblés sont amenés par mimétisme à synchroniser expressions faciales, mouvements, inflexions de la voix. Le sujet va alors, par un effet de rétroaction qu’explique bien la psychologie cognitive, allant en cela dans le sens des théories des empiriques pour qui l’émotion provient d’un effet de corps, sentir à partir de ses actions corporelles, les émotions que l’autre ressent. Cette interaction horizontale crée une convergence émotionnelle. L’esthétique s’est intéressée à ces phénomènes décrits en termes de sympathie et d’empathie. Le terme d’Einfühlung a ainsi été créé par Robert Vischer en 1873 pour désigner ce phénomène d’empathie

esthétique, véritable mode de relation d’un sujet avec l’œuvre d’art. La création artistique repose en effet sur le présupposé qu’une « communication » émotionnelle, et donc un transfert affectif, est possible entre l’œuvre et le spectateur. Cette sensibilité peut même devenir le fondement du jugement esthétique. Au xvii e  siècle l’abbé Batteux, qui suit en cela l’abbé du Bos et s’éloigne des Classiques et du règne de la poétique, considère ainsi que le goût repose non sur un jugement de l’esprit mais sur la « connaissance des règles par le sentiment ». Cela constitue, estime-t-il, une manière beaucoup « plus sûre et fine » de juger d’une œuvre que le recours à l’esprit (C.  Batteux, Les Beaux-arts réduits à un même principe, 1746). On retrouvera les effets de cette promotion de la sensibilité dans l’importance accordée au pathétique, ressort essentiel notamment du drame « bourgeois » des Lumières. Parallèlement aux émotions reçues de la scène, ou plus généralement de toute œuvre publique, l’expérience émotionnelle du spectateur passe donc par la constitution d’un ensemble, où la proximité avec les autres oriente et accentue, en général, l’émoi individuel. C’est dans cette empathie que communie le public d’une salle de théâtre ou de cinéma, constituant ainsi par sa réception commune une dimension essentielle d’une œuvre. Elle offre la possibilité d’une communion confirmant et accompagnant notre ressenti, même si elle nous permet aussi parfois d’éprouver notre différence par l’expérience de notre dissension affective : là où tous rient je peux m’ennuyer et telle œuvre pathétique peut provoquer mon rejet ou mon rire plutôt que ma compassion. Il reste, même en ce cas, qu’elle me fait ressentir l’existence d’un collectif ému. Cette contagion émotionnelle spontanée peut se retrouver renforcée par la communication verbale entre les individus au sujet des émotions éprouvées. La psychologie sociale s’est en effet intéressée au fait que l’émotion indi135

Empathie viduelle appelle le partage avec autrui, partage qui fonctionne comme interface, comme l’a montré Bernard Rimé, entre émotion individuelle et collective. Dans ce processus, la réaction de l’interlocuteur stimule le locuteur et réciproquement, ce qui « favorise l’empathie et la communion émotionnelle et renforce les liens sociaux, et cela se perçoit tout particulièrement dans le cas d’une émotion collective, la propagation se constatant alors de façon spectaculaire du fait des nombreux individus interagissant comme source et interlocuteurs ». Dans le cas de la réception d’une œuvre artistique, on peut rapprocher ce partage émotionnel du partage d’un jugement esthétique. Celui-ci permet alors la définition, le monde commun qui se dérobe dans la valorisation exacerbée de la sphère privée : « Juger est une importante activité, sinon la plus importante, en laquelle ce partager-le-monde-avec-autrui se produit. » Si ce partage est essentiel à la réception de l’œuvre d’art, il nous interroge sur ce qui constitue la réception d’une œuvre. Les émotions sont-elles de nature différente quand nous les éprouvons tous ensemble devant un film, et – à l’heure où le home movie est peut être en passe de devenir la norme – lorsque nous sommes seuls face à notre écran ? La foule qui nous entoure lors de ces expériences esthétiques semble être, par un processus mimétique, un facteur d’intensification de l’émotion et peutêtre même agir sur la dimension évaluative et cognitive de notre expérience et donc la nature même des émotions éprouvées ou non. L’expérience du sentir ensemble va, quoi qu’il en soit, avec la conscience d’une expérience commune pouvant créer du collectif. En ce sens, il ne s’agit pas seulement de s’interroger sur la réception des œuvres d’art par des groupes déjà définis (socialement, par une époque, une culture) mais de souligner aussi comment l’art crée le sentiment d’appartenir à un groupe mu par les mêmes intérêts. Il y va peut-être là 136

d’un enjeu politique comme le développe H. Arendt dans sa relecture de l’esthétique kantienne : accepter de voir du collectif à partir de ce lieu éprouvé comme individuel et privé qu’est l’émotion esthétique, c’est commencer élargir son point de vue à celui d’autrui sur le monde. Pauline H achette

& H. Arendt, La Crise de la culture, Huit exercices de pensées politiques [1972], Paris, Gallimard, 1989. S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi [1921], Paris, Payot, 2012. H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978. B. Rimé, Le Partage social des émotions, Paris, Puf, 2005. culturaliste (approche), freud, psychologique FF

(approche)

EMPATHIE Le mot, le concept, la notion Si nombreux sont les malentendus engendrés par les usages communs du terme qu’il n’est pas inutile de rappeler l’acception qu’il revêt en psychologie : « L’empathie est un phénomène psychologique qui met en jeu plusieurs éléments dont les principaux sont la capacité à ressentir et à se représenter les émotions et les sentiments (pour soi et pour autrui), la capacité d’adopter la perspective d’autrui et enfin la distinction entre soi et autrui » (selon les mots de J. Decety). L’empathie engage trois composantes, comportementale, émotionnelle ou affective, cognitive, les deux premières étant très souvent étroitement associées : ainsi, entre une mère et son nourrisson, la contagion émotionnelle procède d’interactions vocales (non verbalisées), mimiques, gestuelles, kinésiques. Ces différentes composantes interviennent progressivement aux trois stades, archaïque, primaire et secondaire, de l’ontogenèse et entament leur développement final avec l’acquisition du langage et les

Empathie apprentissages de socialisation. ­L’empathie est donc un processus dont l’aboutissement positif, chez des sujets adultes, est l’établissement d’un état d’inter­subjectivité, qui se traduit par ce que l’on appelle la « sympathie », quand ses modalités dysphoriques – l’« antipathie » – peuvent motiver une dyspathie, ou désempathie. Reste que, selon plusieurs auteurs, l’empathie n’implique pas nécessairement que le sujet adhère aux émotions, sentiments et pensées d’autrui. La capacité à entrer en empathie, dont certaines formes sont repérables dans le règne animal et qui peut s’exercer entre espèces (entre proie et prédateur, entre l’homme et les animaux domestiques), est variable selon les sujets – elle est affaire de dispositions, lesquelles sont mesurées par des tests – et les situations, réplicables dans les conditions de l’observation scientifique ; et elle connaît des limites pathologiques, qu’elle soient neurophysiologiques, comme dans l’autisme, ou psychiques, comme dans l’identification fusionnelle. En résumé, l’empathie désigne le processus psychologique au gré duquel le sujet se met à la place d’autrui sans se confondre avec lui. Longtemps ni le mot ni le concept ne furent disponibles, quand bien la notion elle-même semblait s’esquisser ici et là, y compris dans les différents arts et la littérature, tant à travers les représentations que cette dernière et les arts figuratifs donnent des phénomènes empathiques que dans les relations que nous pouvons entretenir avec les êtres représentés, fictionnels ou non, ou avec les œuvres elles-mêmes en tant que formes agissantes. Aujourd’hui, le concept est partout : venu de l’esthétique psychologique de langue allemande, adopté par la psychologie universitaire, la psychanalyse, la philosophie, il innerve de larges secteurs des sciences humaines et sociales – anthropologie, psychologie sociale et clinique, sociologie, économie, linguistique, sciences neurocognitives – et a intégré le vocabulaire de la conversation courante.

L’entrée du terme dans le domaine francophone, tardive, remonte aux années 1960, empathie traduisant l’anglais empathy, formation savante à partir du grec – em, « dans » et pathos, « [le] ressenti » – proposée par Edward B.  Titchener dans ses Lectures on the Experimental Psychology of the Thought Processes (1909) pour rendre l’allemand Einfühlung. Ce dernier terme apparaît, semble-t-il, pour la première fois dans la Geschichte der Ästhetik in Deutschland (1868) d’Hermann Lotze, mais c’est Robert Vischer qui en propose quelques années plus tard la première conceptualisation dans son essai Über das optische Formgefühl. Ein Beitrag zur Ästhetik (1873). Avant ces emplois, seul était usité le verbe ein-fühlen, littéralement « sentir dans », présent dans les écrits esthétiques du père de Robert Vischer, Friedrich Theodor, et bien avant lui chez Herder. Pendant plusieurs décennies, à peu près jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’Einfühlung sera un concept central de l’esthétique psychologique de langue allemande, Theodor Lipps, dans son Ästhetik (1903-1906), étant le premier à le faire passer « de l’expérience esthétique à la perception d’autrui ». Sans doute y aurait-il lieu de s’interroger sur l’émergence tardive du concept et sur le fait qu’il se soit d’abord fait jour dans le champ de l’esthétique, au long d’une période comprise entre l’effondrement du socle rhétorique, dans la seconde moitié du xviii e  siècle, et l’avènement de la modernité. Toutefois, ce n’est pas principalement comme idée, objet en tant que telle d’une histoire, mais comme outil d’analyse des œuvres que le concept doit nous retenir, aux fins de mettre en lumière à la fois ce qu’il nous dit de l’art et de la littérature et ce que ceux-ci peuvent nous en apprendre. À cet égard, il convient de revenir sur la distinction entre représentation et présentation. Nul doute qu’une enquête thématique sur les représentations que les arts et la littérature donnent des phénomènes 137

Empathie empathiques apporterait des documents précieux au regard d’une histoire c­ ulturelle des émotions : ainsi de l’histoire de Paolo et Francesca rapportée par Dante au chant  v de l’Enfer, ces jeunes gens qui s’éprennent l’un de l’autre en lisant le récit des amours de Lancelot et Guenièvre. Mais il n’est pas sûr que le gain théorique soit aussi fécond que dans des cas comme celui qu’exemplifie la vague de suicides déclenchée par la lecture du Werther de Goethe. C’est en effet du côté de la relation que nous entretenons avec les œuvres que se posent les problèmes les plus décisifs. Trois types d’arts peuvent être considérés, la musique, les arts plastiques, les arts narratifs (iconiques, verbaux ou mixtes), qui mettent en jeu des processus d’échoïsation kinésique, de contagion émotionnelle, de conversion perspectiviste (compréhension du point de vue d’autrui), en jouant tantôt sur la dimension simulacrale des artefacts, tantôt sur les extrapolations imaginaires, deux terrains d’exercice privilégiés de l’empathie au cours du développement ontogénétique (la poupée, les jeux de rôles). Musique, émotion et mouvement Leonard B. Meyer, l’un des premiers musicologues à avoir travaillé sur l’émotion en musique, définissait l’approche qu’il privilégiait comme absolutiste (vs référentialiste) et expressionniste (vs formaliste). Sa thèse était que la signification de la musique ne doit pas être cherchée ailleurs que dans les éléments qui constituent l’œuvre et que les relations formelles, à la description desquelles se tiennent les formalistes, sont capables d’induire chez l’auditeur des sentiments et des émotions. Se fondant sur la théorie de la Gestalt, il pensait que l’émotion musicale trouvait sa source dans la relation entre tension et détente (structure mélodique dite gap-fill), elle-même homologue de la dynamique des émotions. Bien qu’il prenne en compte les données de l’ethnomusicologie, Meyer n’a pas été 138

aussi attentif qu’Adorno aux conditions dans lesquelles la musique est délivrée dans les sociétés modernes. Il semble clair que le « rituel » du concert, relativement récent et peut-être déjà historiquement dépassé, implique toute une formation culturelle, c’est-à-dire un certain nombre d’engagements concernant la production et la réception sociales de la musique, les horizons d’attente et l’état des sensibilités. La caractéristique la plus évidente de cette forme tardive est de s’établir sur une coupure entre l’action de l’exécution et la passivité de l’écoute et d’importer dans le champ de la délectation esthétique le principe de la division du travail – caractéristique que n’ont fait qu’amplifier les techniques de reproduction du son et l’extension du champ de l’écoute, y compris de l’écoute distraite, passive, au détriment des pratiques non professionnelles de la voix ou des instruments. On pourrait donc faire l’hypothèse que le discours « intérioriste » de ou sur l’émotion musicale – qui n’est nullement celui de Meyer – a eu pour condition nécessaire, même si non suffisante, non seulement le clivage entre exécutants et auditeurs, mais la dissociation de la performance musicale d’avec toutes les finalités non esthétiques qui longtemps, soit dans les formes anciennes de la tradition occidentale, soit dans des contextes extra-européens, lui auront été assignées. Là où aujourd’hui encore la musique est censée produire un lien communautaire, voire une « communion », à partir d’un ressenti strictement individuel, longtemps elle aura été vecteur de mouvement au service de la communauté. Là où elle aura été mise en mouvement de la communauté, elle n’est plus que mise en mouvement de l’intériorité – émotion, comme pur mouvement intérieur. Bref, longtemps, la musique, loin de postuler l’intériorité du sujet (celle du compositeur ou de l’auditeur), aura été fondée, comme le notait Nietzsche, sur la participation des corps à un rythme ­commun et sur un ­sentir

Empathie t­ransindividuel : « Par ses chants et ses danses, l’homme montre qu’il est membre d’une communauté ­supérieure, il a oublié la marche et la parole, il est sur le point de s’envoler dans les airs » (La Naissance de la tragédie, 1872). De fait, dans une perspective archéologique, il semble difficile de ne pas prendre en compte la relation que l’émotion suscitée par la musique entretient avec les mouvements du corps, fussent-ils esquissés virtuellement en nous, comme lorsque nous écoutons de la musique ou assistons à un spectacle de danse. Comprise dans sa dimension actionnelle, la danse ne consiste pas seulement dans les interactions entre deux corps en mouvement ou entre le corps et l’espace, mais dans les interactions entre corps et musique. Erwin Straus dit de l’« unité originelle de la musique et du mouvement » qu’elle « est antérieure à toute esthétique, à toute invention et à tout apprentissage » dans la mesure où « il n’existe aucune sorte d’associations particulières qui garantissent la connexion entre le son et le rythme car le mouvement suit immédiatement la musique » (Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, 1935). De ses analyses il ressort que l’union de la musique et de la danse n’est pas une relation intermodale du même ordre que celles qui relient entre eux la vision, l’audition, le toucher et le goût, mais qu’elle énonce la règle même au gré de laquelle « le sentir comme tel est lié par une relation interne au mouvement vivant ». À suivre Straus, il apparaît que le mouvement du sentir, nécessairement égocentré, est construit sur l’alternance entre l’attrait et le rejet, entre la séparation et l’union, dont la nutrition et la reproduction sont les « formes cardinales respectives ». Les recherches menées sur le fœtus donnent pourtant à penser que le lien entre l’émotion et la musique se serait noué avant même l’entrée en mouvement du corps dansant. Dans Le Chant des muses, Philippe Lacoue-Labarthe a retenu

l’hypothèse selon laquelle la musique chercherait à faire entendre la voix, ou plutôt la musique de la langue, sa prosodie, son rythme, la langue telle que l’enfant la perçoit dans le ventre de sa mère. De la même manière que la musique viendrait suppléer l’entente pré-natale de la voix maternelle, la danse serait la modalité atmosphérique, aérienne, ailée, du mouvement enveloppéenveloppant auquel l’étroitesse de la poche placentaire, le moulant comme un gant ou une gaine, voue le corps fœtal. Empathie, forme organique et abstraction En quoi l’empathie peut-elle intervenir dans les rapports que nous entretenons avec des images fixes ? C’est dans cette question que se livrent les linéaments de la théorie de l’Einfühlung, tels qu’ils se découvrent chez Herder. Méditant sur les mêmes exemples que Winckelmann (venus de la sculpture antique), il parle d’abord de sympathie, par quoi il entend que « le sentiment et la projection [Versetzung] de tout notre moi humain dans la figure [Gestalt] palpée, nous instruit et nous met en mesure de manier la beauté » C’est dans un ouvrage contemporain, Vom Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele (1774), que Herder glose cette sympathie dans les termes d’un hineinfühlen (« sentir-dans »). Un siècle plus tard, l’Einfühlung, telle que la comprend R.  Vischer, caractérise la « merveilleuse aptitude que nous avons à projeter et à incorporer notre propre forme dans une forme objectale », quelle qu’elle soit. Le schéma corporel humain fonctionne ainsi comme le référentiel dans lequel sont éprouvées, ressenties toutes les propriétés physiques de l’objet, structurelles (contour, dimensions, direction…), lumineuses, chromatiques : nous montons avec les lignes ascendantes, réagissons de manière défensive aux couleurs criardes… Bref, nous instaurons avec les objets un mode relationnel analogue à celui que nous établissons avec les personnes. 139

Empathie Le transport au gré duquel le moi se projette dans l’objet n’est pas sans transformer le sujet lui-même : l’effet en retour pouvant être de l’ordre de l’étayage ou de la perturbation, il devient difficile de maintenir une « stricte distinction entre le purement esthétique et un comportement pathologique » (J. G. Herder, Plastique, 1778). Se ressaisissant de la question plus de quarante ans plus tard, dans un contexte historiographique marqué par les recherches formalistes d’Alois Riegl sur les tendances abstraites de l’ornementation, Wilhelm Worringer présentera l’Einfühlung comme une « expérience esthétique » et restera au plus près de la définition que Lipps venait d’en donner : « [La] jouissance esthétique est jouissance objectivée de soi. Jouir esthétiquement signifie jouir de soi-même dans un objet sensible, distinct de soi, se sentir en Einfühlung avec lui ». Comme le font apparaître les différents exemples avancés par les théoriciens de l’Einfühlung, celle-ci se développe à partir non seulement des indications de la forme organique, mais d’éléments d’ordre rythmique, lumineux ou chromatique. Des phénomènes d’accordage kinésique peuvent parfaitement jouer face à des œuvres d’art abstraites : incitations gestuelles d’un dripping de Pollock, diagrammatisations chromatiques d’un Rothko... Il est significatif qu’un rapport avec la musique ait pu être établi. Dans un article publié à la toute fin du xix e siècle, August Endell, architecte du Jugendstil, partait du constat selon lequel l’époque était « en train d’élaborer un tout nouvel art, à partir de formes qui ne signifient rien, qui ne représentent rien, qui ne rappellent rien, mais qui nous émeuvent avec une force dont seule la musique a toujours été capable ». Selon lui, cette tendance nouvelle prenait appui sur un intérêt pour la forme qui ne faisait plus de celle-ci le réceptacle de la valeur conceptuelle attachée à l’objet, mais l’indice de la relation 140

empathique entre le sujet et l’objet : « Si nous évoquons un arbre affligé, cela ne veut pas dire que nous percevons l’arbre comme un être humain qui serait affligé ; nous voulons seulement dire qu’il éveille en nous un sentiment de tristesse. Ou encore, si nous disons que le sapin cherche à s’élever, il ne s’agit pas de donner une âme au sapin ; l’idée d’“élévation” permet plus facilement à l’âme de l’auditeur d’imaginer la verticalité ». R.  Vischer et la plupart des théoriciens de l’Einfühlung se sont attachés à la manière dont un sujet perçoit des formes, naturelles ou artistiques : c’est en quoi cette position du problème peut être qualifiée d’« esthétique », même lorsque le sujet en question est porteur d’un projet d’œuvre. La position « artistique » du problème consisterait à se demander comment l’œuvre achevée peut rendre compte de sa propre élaboration, en quoi sa forme renvoie à sa formation, en quoi les formes qu’elle nous donne à percevoir portent témoignage du rapport que la perception de l’artiste établit avec les formes à construire. Nul n’est allé plus loin que Matisse dans cette direction. Au début de la lettre qu’il adresse à André Rouveyre en 1942, il oppose au « dessin d’imitation » enseigné en Europe le sentiment que suggèrent l’approche et la contemplation d’un objet : « On m’a raconté que les professeurs chinois disaient à leurs élèves : Quand vous dessinez un arbre, ayez la sensation de monter avec lui quand vous commencez par le bas ». Le devenir-arbre du peintre évoque le processus d’échoïsation kinésique qui est en jeu dans l’empathie. De même Matisse affirmera-t-il, à l’époque des papiers découpés : « C’est en rentrant dans l’objet qu’on rentre dans sa propre peau. J’avais à faire cette perruche avec du papier de couleur. Eh bien ! je suis devenu perruche. Et je me suis retrouvé dans l’œuvre ». Tout le travail de Matisse consiste donc à communiquer – ou plutôt à

Empathie laisser se communiquer – à celui qui regarde ses œuvres le rapport qui s’est établi entre lui-même et ses modèles. Empathie, narrativité, obscénité C’est incontestablement à travers ses investissements dans l’ensemble des arts narratifs, iconiques (peinture d’histoire, cinéma muet), verbaux (récit de fiction) ou mixtes (bande dessinée, livre illustré, cinéma parlant) que l’empathie a été le plus souvent étudiée. Si ces différents supports permettent de représenter des processus empathiques, les effets qu’ils génèrent sont de deux sortes. Avec la musique, avec les arts plastiques, les textes, narratifs ou non, peuvent partager des propriétés d’ordre formel avec lesquelles le lecteur entrera en résonance : on peut éprouver de l’empathie à l’égard d’un style, d’une écriture. Propre aux textes narratifs, en revanche, est la relation que le lecteur peut nouer avec des personnages en situation et en devenir, qu’il s’agisse d’une entité humaine ou anthropomorphe (comme dans les fables et contes animaliers). Si cette relation présuppose une identité minimale, une substance dotée d’un certain nombre d’attributs, une identité-idem (Ricœur), ceuxci doivent pouvoir être saisis comme le produit d’une histoire et comme porteurs d’un devenir. Le caractère processuel, dynamique de la relation empathique se marque donc dans une collusion entre une image du sujet se structurant dans un récit (c’est très clairement une identité-ipse) et une image de l’alter ego comme modèle de développement narratif possible : la relation empathique fonctionne par projection et rétroprojection (ou incorporation) sur l’actant en se modelant sur un scénario. C’est très exactement de cette manière que procède l’enfant en assignant des rôles aux petits soldats ou à la poupée avec lesquels il joue.

De Thomas Pavel à Martha Nussbaum et Jacques Bouveresse, on a beaucoup écrit sur les relations empathiques que les lecteurs de romans établissent avec leurs héros et sur les éventuels bénéfices éthiques et cognitifs qu’ils peuvent en tirer. Un accès possible à ces questions serait de les aborder en se demandant si le lecteur peut établir ce type de relations avec un personnage de fiction entretenant une « ressemblance quelconque » (selon les termes de la clause juridique bien connue) avec une personne réelle dont nous ne pouvons que réprouver les actes et les intentions. La question se pose face à des romans comme La Mort est mon métier de Robert Merle (1952) et Les Bienveillantes de Jonathan Littell (2006). L’un et l’autre sont des récits à la première personne dont le héros-narrateur est un grand criminel nazi : celui du roman de Merle, Rudolf Lang, emprunte ses traits et son histoire à Rudolf Hoess, le commandant du camp d’Auschwitz ; celui du roman de Littell, Max Aue, juriste de formation, aura rempli différentes fonctions de conception, d’organisation et d’exécution dans la politique nazie de persécution et de destruction des Juifs. Le malaise que ces deux romans ont suscité chez beaucoup de lecteurs semble tenir au conflit qui oppose, d’une part, les actes, sentiments et pensées attribués à un personnage – accrédités par tout ce que nous savons par ailleurs de l’idéologie des nazis et des crimes qu’ils ont commis –, et d’autre part, le potentiel d’empathie qu’induit presque mécaniquement une énonciation en première personne dans un cadre fictionnel, avec tout ce que celui-ci engage, sur le plan des techniques narratives, quant à la sélection et à la construction des épisodes, à la gestion des points de vue et des informations, à la conduite des dialogues, etc. Il n’en va nullement de même dans le cas de journaux, de mémoires, de témoignages, c’est-à-dire de discours factuels 141

Empathie émanant de grands criminels, car la propension du lecteur à se projeter sur l’entité auteur-narrateur-héros est en ce cas très clairement barrée par son propre rapport à l’éthique. Autrement dit, comme l’écrit Primo Levi, « aucun homme normal ne pourra jamais s’identifier à Hitler, à Himmler, à Goebbels, à tant d’autres » (Si c’est un homme, 1947). Dès lors que nous percevons une incompatibilité entre l’horizon de valeurs dans lequel s’inscrivent les pensées, sentiments et actions des agents considérés et le cadre éthique qui est le nôtre, la dimension représentationnelle inhérente à l’énonciation narrative, fût-elle véridictive, se trouve en quelque sorte sapée : nous recevons ce type de textes moins comme une représentation, un monument, que comme un document, un symptôme. Les possibles effets d’immersion et d’identification sont immédiatement placés sous le contrôle critique que commande notre rapport éthique au monde. Ce dernier pose une limite à notre effort de compréhension, pour autant, comme Levi l’affirme, que « comprendre, c’est presque justifier », et que « “comprendre” la décision ou la conduite de quelqu’un, cela veut dire (et c’est aussi le sens étymologique du mot) les mettre en soi, mettre en soi celui qui est responsable, se mettre à sa place, s’identifier à lui ». Levi est revenu dans Les Naufragés et les Rescapés sur l’identification, mais pour la saisir à travers le rapport trouble qui, à l’intérieur de ce qu’il nomme la « zone grise », brouille ou estompe les traits qui différencient les victimes et leurs oppresseurs, certaines victimes pouvant se compromettre plus ou moins gravement avec les bourreaux en s’identifiant à eux. Citant une déclaration de la réalisatrice Liliana Cavani sur la porosité entre les rôles et sur ce qu’elle nomme la « dynamique victimebourreau » (bien que le contexte de cette déclaration ne soit pas précisé, il paraît très probable qu’elle ait été faite à propos 142

du film Il Portiere di notte, sorti en 1974), il reprend en ces termes : « [J’]ignore, et je ne suis guère intéressé à le savoir, si un assassin s’est niché dans mes profondeurs, mais je sais que j’ai été une victime sans culpabilité et pas un assassin ; je sais que les assassins ont existé, pas seulement en Allemagne, et qu’ils existent encore, retraités ou en service, et que les confondre avec leurs victimes est une maladie morale ou une coquetterie esthétique ou un signe sinistre de complicité ». Lorsque Levi examine les différents cas de collaboration des victimes à leur oppression, il n’oublie jamais de référer son jugement ou son refus de juger à la situation exceptionnelle créée par le Lager : si la perversité du système nazi a été justement de faire collaborer les victimes à leur oppression (perversité qui trouve son paroxysme avec les Sonderkommandos), l’appréciation juste de ces situations commande de tracer la limite irréductible séparant les auteurs de ce système et leurs victimes : de même que les souffrances qu’a pu engendrer après coup chez la majorité des oppresseurs leur repentir « ne suffisent pas à les enrôler parmi les victimes », de même, poursuit-il, « les erreurs et les défaillances des prisonniers ne suffisent pas pour qu’on les mette sur le même rang que leurs gardiens ». L’instance au nom de laquelle Levi évalue les différentes situations n’est pas celle de la justice, c’est-à-dire des lois humaines, mais celle de la justesse : le jugement qu’il articule – bien souvent pour poser une impotentia judicandi – n’est pas juridique, mais éthico-politique. En principe, il en va tout autrement pour le lecteur de fiction : dans la mesure où celle-ci ne prétend pas à la vérité, où elle en suspend l’épreuve, la représentation qu’elle instaure en appelle d’abord à un jugement esthétique. L’appréciation de la forme de la représentation (de la justesse esthétique) aspire à primer sur l’impératif de justesse éthico-politique auquel nous soumettons les représentations ­discursives.

Empathie Mais ce qui vaut, par exemple, pour les textes de Sade ou pour le Moravagine (1926) de Blaise Cendrars vaut-il encore pour La Mort est mon métier ou Les Bienveillantes ? Le malaise que nous ressentons face à ce genre de fictions provient de la contradiction que nous percevons entre la forme représentationnelle et le cadre éthico-politique selon lequel se règle notre rapport au monde : tout y est fait pour susciter une identification subjective que nous ne pouvons que refuser.

semble-t-il, aux représentations qui s’établissent dans cette sorte de « zone grise » où la fiction refait l’histoire, au double sens de « faire à nouveau » et de « tromper ». La catégorie de l’obscène désigne une limite de l’identification empathique : cette limite se dessine chaque fois que l’identification-de – l’identification objective du contexte dans lequel un récit nous est livré – pose l’impossibilité éthique d’une identification-à, d’une identification subjective au bourreau ou à la victime.

On peut qualifier d’« obscène » la représentation de ce pour quoi il n’y a pas de forme de représentation possible au regard de l’éthique. Un exemple célèbre nous est fourni par la scène des douches dans Schindler’s List (1993), la caméra de Steven Spielberg invitant le spectateur à épouser le point de vue des victimes en le faisant pénétrer avec elles dans la salle de douches : aussi obscène que la fiction donnant un moment à croire au spectateur qu’il est dans la chambre à gaz est la « déception » de son attente, lorsque des pommeaux de douche que la caméra serre en gros plan sort non du gaz, mais de l’eau. L’obscénité est propre,

Bernard Vouilloux

& Aux origines de l’empathie. Fondements et Fondateurs, éd. et trad. M. Élie, préface de C. Talon‑Hugon, Nice, Ovadia, 2009. M.‑L. Brunel et J. Cosnier, L'Empathie. Un sixième sens, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2012. Empathy, Form and Space. Problems in German Aesthetics, 1873-1893, trad. et éd. H. F.­Mall­grave et E. Ikonomou, Santa Monica (Ca), The Getty Center for the History of Art and the Humanities, 1994. A. Gefen et B. Vouilloux (dir.), Empathie et Esthétique, Paris, Hermann, 2013. littérature, négatives ( paradoxes des FF

émotions), collectives ( émotions), cognitivistes (approches)

Empathie

EXTRAIT Robert Vischer, Über das optische Formgefühl. Ein Beitrag zur Ästhetik, [1873] ; trad.franç. M. Elie, dans Aux Origines de l’empathie. Fondements et Fondateurs, Nice, éd. Ovadia, 2009, p. 76-77. Si j’observe un objet solide immobile, je peux fort habilement m’installer au centre de son organisation interne et de son centre de gravité ; je l’imagine en rapportant mon extension à la sienne, je m’allonge et je m’étends, je m’y plie et m’y recroqueville. Si j’ai affaire à un phénomène restreint, entièrement ou partiellement limité ou resserré, mon sentiment se concentre en un point, il s’y résigne et s’en contente (étoile, fleur [réalité particulière : une ceinture serrée ] - sentiment de confinement). Si je me trouve au contraire devant une forme entièrement ou partiellement démesurée, j’éprouve un sentiment de grandeur, d’étendue et de liberté de ma volonté (édifices ; eau, air [réalité particulière : un ample manteau] - sentiment d’expansion). Et - surtout dans un cas particulier - l’empreinte d’un phénomène, apposée ou dressée, inclinée ou brisée, nous emplit d’une tonalité spirituelle pénible, déprimante ou exaltée d’orgueil, accommodante et paisible, ou discordante. Nous qualifierons de physiognomique ou d’expressive ce sentir empathique durable et stable dans la forme immobile du phénomène. Nous croyons apercevoir une conformité, une inclination et un habitus involontaires. Le contraire en est l’empathie mimique, agissante, ou pleine d’affect d’un objet réellement ou apparemment en mouvement. Un objet est en mouvement apparent dans la mesure où il nous permet de penser qu’il est sur le point de se mouvoir ou qu’il est mû. Nous croyons percevoir des ébauches ou des traces d’attitudes, d’excitations, le secret tressaillement d’un membre, à peine réprimé, de l’élan et de la crainte, de la gesticulation et du balbutiement. En un éclair ces signes sont traduits en leur signification comportementale humaine correspondante. La paroi de ce rocher paraît nous affronter ; nous percevons donc en elle un orgueil d’ordre spirituel. Son angle saillant semble s’en échapper, comme animé par une passion (impatience, curiosité, fureur), « empiéter ». C’est avec désir que nous étendons nos bras dans la ramure de cet arbre, etc. Allons plus loin : la mimique expressive est intérieurement exécutée et répétée ; la forme stable est donc ressentie en elle-même comme si elle était en mouvement manifeste. Si nous entendons à présent par mouvement (réel ou apparent) un changement de lieu, que le volume du corps en mouvement soit grand (montagne festonnée, nuage passant dans le ciel) ou petit (vagues écumantes ; étoiles filantes, feu follet) est d’une grande importance. Mais si j’entends par là une modification génétique du sujet, il doit être également question d’un sentir génétique en expansion ou en concentration. Sous sa forme de concentration (glace fondante), ce sentiment du devenir équivaut toujours au processus mental de déférence et de modestie ; sous sa forme expansive (ondes en expansion), il équivaut à celui d’une autonomie et d’un renforcement personnels. Mais il peut aussi survenir en liaison avec le sentiment d’un changement de lieu (avalanche qui s’abat et s’accroît), lueur d’une fusée qui tombe et s’éteint).

Ennui

ENNUI L’ennui, tiré du latin inodiare, signifiant  « être odieux », peut désigner une contrariété passagère causée par l’apparition d’une difficulté. Les œuvres littéraires et cinématographiques mettent en scène ce désagrément imprévu, dit élément perturbateur, qui permet de changer la situation initiale et de déclencher une suite de péripéties destinées à la compliquer. Néanmoins, l’ennui, dans les arts, est avant tout considéré comme un désintéressement pour une activité ardue, peu attirante ou non maîtrisée, pouvant d’ailleurs être ressenti lors de la lecture d’une œuvre ou de la contemplation d’un tableau, ou bien, plus sérieusement, vis-à-vis de sa par le cinéma expressionniste allemand au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans des films comme De l’aube à minuit (1920) de Martin et La Rue (1923) de Grune où les protagonistes décident de quitter subitement leur vie monotone pour vivre des sensations fortes dans une grande ville industrialisée et animée mais menaçante. La tendance des personnages à se mettre en danger de leur propre gré se retrouve en littérature, par exemple dans le livre L’Exploit (1932) de Nabokov où Martin Edelweiss cherche à traverser une corniche escarpée en pleine montagne pour se prouver qu’il mène une vie captivante. Ainsi, l’ennui s’accompagne souvent d’une nécessité de se dépasser et d’atteindre une liberté sans limite, une nécessité qui favoriserait l’accès au bonheur. Ce phénomène moderne, annoncé par Pascal dans son célèbre fragment sur le divertissement, est dénoncé avec vigueur dans les romans 99 Francs (2000) et Au secours pardon (2007) de Beigbeder et Les Particules élémentaires (1998) de Houellebecq qui dénoncent la violence des nouveaux plaisirs témoignant de l’insatisfaction et de la lassitude de l’individu devant son existence et n’apportant que douleur et souffrance.

L’ennui se voit donc lié à la fascination pour le Mal, ce que note non seulement Baudelaire dès le xix e  siècle lorsqu’il le compare dans Les Fleurs du Mal à un « vice » qui « rêve d’échafauds en fumant son houka », mais aussi Flaubert qui confronte l’ennui, « araignée silencieuse fila[n]t sa toile dans l’ombre à tous les coins de son cœur », et le goût de l’interdit dans Madame Bovary. De ce fait, il n’est pas étonnant que Kierkegaard estime que « l’ennui [soit] la mère de tous les maux » (Le Monde comme volonté et comme représentation, 1819). En ce sens, l’ennui, ressenti comme quelque chose de forcé, s’oppose à l’oisiveté qui est voulue par l’homme. Dans le film Dr Mabuse, le joueur (1922) de Fritz Lang, la comtesse Told ne vit pas les émotions intenses par elle-même mais par procuration. Par conséquent, l’ennui se rapproche aussi de la mélancolie, qui donne le plus souvent lieu à une dépression, visible dans le tableau Mélancolie (1891) de Munch ou dans le roman Oblomov de Gontcharov qui décrit un cas pathologique de léthargie. Parallèlement, il dénote une difficulté à communiquer avec les autres, décrite par Moravia dans son roman L’Ennui (1960) comme « l’incommunicabilité et l’incapacité d’en sortir », et, pire encore, une impossibilité de rester seul avec soi-même lorsqu’il s’agit de l’ennui de soi, évoqué par Cioran. Alexia Gassin

& P. Goetschel, C. Granger, N. Richard, et al., L'Ennui : histoire d'un état d’âme, xixe-xxe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012. L. F. Händler, Petite philosophie de l’ennui, trad. H. Hervieu, Paris, Fayard, 2003. M. Heidegger, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde Finitude Solitude [1929-1930], trad. D. Panis, Paris, Gallimard, 1992. insensibilité, négatives ( paradoxes des FF émotions), plaisir / déplaisir

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Enthousiasme

ENTHOUSIASME L’enthousiasme est un affect qui mobilise les hautes tonalités de l’âme, pour l’idée d’un bien à poursuivre ou à réaliser. Il s’accompagne d’une conviction qui se réclamait naguère du signe d’un dieu, comme le rappelle l’étymologie grecque : en-théos, il y a un dieu en nous. Nous étions habités, possédés, parfois enivrés de sa présence. Le terme a évolué vers un sens plus ­commun et entièrement positif, au point que rien de grand ne se fait dans le monde sans enthousiasme, dit-on. L’affectivité s’y révèle active, audacieuse, prompte à partager ses visées et ses émotions. Mais l’enthousiasme n’est pas toujours lucide. Il peut plonger dans l’extravagance, s’égarer dans la vaticination ou pire, s’acharner dans le fanatisme. Il devient alors exaltation visionnaire, une forme agressive de l’illusion. Les beaux-arts participent différemment de l’enthousiasme, depuis l’inspiration des rhapsodes, déjà discutée dans Ion chez Platon, ou les oracles, le chant des satyres, la danse des ménades, les dithyrambes à Dionysos, le chœur des tragédies grecques, sans parler des fureurs qui sont la face sombre et parfois violente d’un affect qui se voudrait lumineux mais qui confine à l’ivresse. L’enthousiasme est comme le vin, disait Voltaire. L’histoire a vu la notion d’enthousiasme associée, dès son origine grecque, à quelque instance critique, la cour des princes, l’épreuve du public au théâtre, l’ironie socratique et le dialogue chez Platon, la « liberté d’esprit et d’humour », dans l’Angleterre de Shaftesbury, ce moraliste politique qui a tant contribué à faire évoluer la sensibilité, d’abord par sa Rhapsodie et sa Lettre sur l’enthousiasme de 1708. Quelle sera la position de la critique kantienne face à ce phénomène si vite diffusé en Allemagne ? Il existe plusieurs enthousiasmes de rupture qui révèlent la fonction de nier au cœur de toute ferveur et préparent ses métamorphoses. Nous laisserons ici de côté le prophétisme et le 146

mysticisme, grands lorsqu’ils sont vrais. L’enthousiasme le plus actuel nous le trouvons, par exemple, condensé chez Rimbaud. Le poème Départ donne le ton : « Assez vu. La vision s’est rencontrée à tous les airs,/Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours./ Assez connu. Les arrêts de la vie. – O Rumeurs et Visions !/ Départ dans l’affection et le bruit neufs ! ». Au mythe de la vision surnaturelle, Rimbaud opposera la pratique des Illuminations qui s’articulent sur un travail très précis des mots au cœur de la langue, comme l’a montré Madeleine Perrier. Un synonyme d’enthousiasme serait celui de transport, métaphore évidemment, mais qui évoquait beaucoup de nuances dans le vocabulaire des classiques. Rimbaud préfère passer par des images surprenantes où le « vogueur » s’ouvre à ses « cieux délirants ». La poésie sera pour lui cette nouvelle navigation à travers le dire de l’errance, au mépris de ses risques, comme bientôt Une saison en enfer. Voyance poétique ? Prémonition de drames porteurs de drames, oublieux de la vie, annonciateurs funèbres : « Je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin,/ Avec l’assentiment des grands héliotropes ». L’enthousiasme rimbaldien était héliotropique, compliquant de nostalgie la grande affirmation lyrique de la rupture à regret.  « Fileur éternel des immobilités bleues/Je regrette l’Europe aux anciens parapets ». Un autre exemple d’enthousiasme émancipateur, au cœur de la langue française, ce serait la prose de Jean-Jacques Rousseau. A l’origine, là aussi, un départ : les portes de Genève fermées ; l’épreuve impersonnelle du refus, la route, et puis le droit de rêver. Il se pourrait que le monde des chimères fût le seul digne d’être habité. L’expérience du vide précède le sentiment de plénitude : « Je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n’aurait pu remplir, un certain élancement du cœur vers une autre sorte de jouissance dont je n’avais

Enthousiasme pas d’idée et dont pourtant je sentais le besoin… ». Et puis un beau jour, cette révélation : « L’or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d’un luxe qui touchait mon cœur…Si j’eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l’agitation de mes transports, me faisait écrier quelque fois… ». Suit une invocation hymnique au mystère de la nature surabondante, dans le plus pur style de Shaftesbury, que Rousseau connaissait par Diderot. Une époque s’inaugure, pour l’enthousiasme du prolifique. Une nouvelle manière de se rapporter à la montagne, à la flore, à l’eau des lacs, au flux et reflux des choses qui passent, et voilà qui constitue l’« enthousiasme nouveau » devant la profusion des phénomènes. Pourtant sa forme est aussi faite d’une mise à distance des éléments de sensations. Un jugement les traverse, qui les tient à distance. Une présentation négative, voire « abstraite », peut en faire une expérience nouvelle à l’intérieur de la langue. C’est le cas de Rimbaud. Le poème nommé « Bateau ivre » évoque un transport intérieur, à travers des suites de mots pour lesquels il serait vain de chercher quelque illustration picturale, même chez Gauguin. Suffisent les illuminations de langage, la rupture et l’impact qu’elles provoquent. Kant est le premier à percevoir explicitement la fonction de la négation au cœur de l’enthousiasme, lorsqu’il cite, dans la traduction de Luther, le commandement de Moïse : « Tu ne te feras aucune image… ». Son commentaire introductif a bien précisé : « Il ne faut pas redouter que le sentiment du sublime ne soit perdu par un mode de présentation aussi abstrait, qui, par rapport au sensible, est tout à fait négatif », écrit-il dans la Critique de la faculté de juger (1790). Cette abstraction est une présentation de l’infini, comme la sobriété cistercienne de l’abbaye du T ­ horonet peut

l’être en Provence. Présentation négative « qui cependant élargit l’âme » et lui donne force impulsive et émotion. C’est la racine de l’art abstrait. Lorsque les sens ne voient plus que du noir, comme dans les tableaux de Pierre Soulages, ou ses vitraux pour sainte Foy de Conques, « il serait bien plutôt nécessaire de modérer l’élan d’une imagination sans limites, pour ne pas la laisser croître jusqu’à l’enthousiasme » que de l’aguicher par un décor avec un appareil enfantin, ce qui ne ferait qu’étouffer la liberté et nuire au pressentiment émerveillé du mystère. « Ni image ni langage, c’est ainsi que très tôt j’ai pensé la peinture, dit Soulages. J’ai la conviction que la peinture est ce qu’écrire était pour Mallarmé : Une ancienne et très vague mais jalouse pratique dont gît le sens au mystère du cœur./ Qui l’accomplit, intégralement, se retranche ». Anticipant négativement sur Bergson, Kant va récuser l’enthousiasme comme source de la morale et de la religion. Toute émotion, même greffée sur une affection vigoureuse, est en réalité aveugle et ne saurait être recommandable aux yeux de la raison. L’enthousiasme est un élan, un élancement disait Rousseau, un essor ou un mouvement de l’âme, énergique peut-être, mais souvent tumultueux et irréfléchi, ce qui le rend incapable « d’engager une libre réflexion sur les principes afin de se déterminer d’après ceux-ci ». L’émotion est un trouble passager, une agitation des esprits, comme une pointe fébrile qui peut retomber subitement ou grandir jusqu’à l’affection. Par exemple, une agression verbale, une insulte peut émouvoir d’indignation, un des contraires de l’enthousiasme. Elle peut s’éteindre instantanément ou bien grossir jusqu’à la colère, le premier mot de l’Iliade, engendrer la fureur, plus ou moins « héroïque », affect violent et mobile puissant pour l’action. Elle peut encore se muer en haine ou en rancune durable, source de vengeance : elle devient alors ce que Kant appelle non plus affection 147

Enthousiasme mais passion. L’enthousiasme dégénère en fanatisme. À ce stade, il faudrait pouvoir le nommer autrement, en français : extravagance, ou délire ; et dire son exaltation visionnaire que Kant désigne d’un seul mot : Schwärmerei. Ce terme évoque une sorte d’ivresse bourdonnante, assortie de l’illusion « qui consiste à voir quelque chose par delà toutes les limites de la sensibilité ». Le visionnaire exalté croit apercevoir, supérieure et extérieure aux phénomènes, une transcendance irrationnelle qu’il veut référer à un autre monde, mais qui n’est pas le monde intelligible. Cette exaltation fait délirer l’enthousiaste et l’entraîne dans la folie extatique. Tous les pseudo-prophétismes, pseudo- mysticismes, la plupart des délires qui renchérissent affectivement sur l’illusion transcendantale conduisent à « s’exalter devant l’abîme » de l’au-delà. Kant, depuis sa lecture de Swedenborg, multiplie les expressions ironiques. Cette passion fait fi, même en raisonnant, de tout principe rationnel ; elle n’obéit plus qu’à elle-même, comme à une fatalité antinomique qu’elle voudrait prendre pour une grâce. « Pourquoi appeler lumière ce qui ne fait rien voir ? », objectait déjà Leibniz face à de tels illuminés dans son « De l’enthousiasme ». Kant conclut, comme Shaftesbury : le fanatisme visionnaire est « profondément ridicule » (grüblerich lächerlich). Il reste à l’empêcher de nuire. Malgré toutes les précautions que prend Kant pour distinguer l’enthousiasme de ses excès, la charge platonicienne que conserve ce mot l’incline à la sévérité, alors qu’il va réserver au terme Geist, le souffle, l’inspiration, l’âme en un sens esthétique, la part la plus belle dans sa théorie des beaux-arts qui sont à ses yeux les arts du génie. Génie, le mot latin (genius), va proposer sa charge sémantique propre : principe spirituel de l’individu et garant de son originalité, pour accueillir en artiste le souffle évoqué par le radical anglo-saxon Geist (Ghost). Kant aurait-il pensé, avant 148

Paul Valéry, que « l’enthousiasme n’est pas un état d’âme d’écrivain » ? Peut-être. C’est l’œuvre qui doit être inspirée, comme un langage dans le langage : Fais craquer les vains scellements,/ Epais troupeau des épouvantes… ! Le génie, qui n’est pas la Pythie, doit maîtriser ses esprits. Si l’on cherche les traces de la réception, en Allemagne, de l’enthousiasme sociable de Shaftesbury, c’est autour du mot « joie » qu’il faut s’orienter, aussi bien dans la musique – et l’on pense tout d’abord à J.-S. Bach – que dans la poésie et dans les Lieder. L’ode À la joie de Schiller nous reste accessible grâce au finale de la Neuvième Symphonie de Beethoven, puissante transfiguration d’une poésie datée (1785). Nous l’avons adoptée aujourd’hui, d’une même voix, comme hymne pour l’Europe à la recherche de son idéal. C’est un hymne à la liberté, tout autant qu’à l’enthousiasme. La déesse, antique et éternelle, cette Joie qui est fille de l’Elysée, « belle étincelle divine », invite dans son sanctuaire le peuple des mortels, afin de rassembler ce que la mode, la convention sociale, artificiellement a divisé. De son aile douce, elle va les initier à fraterniser avec l’univers : « monde, pressens-tu ton créateur » ? Plus haut dans le ciel, habite un Père plein de bonté, « au-dessus de la tente étoilée », symbole maçonnique. Que s’étreignent ces millions d’êtres ! L’ode est une montée en ferveur, un crescendo qui contraste avec le pianissimo initial, conduit si savamment par Beethoven jusqu’aux tutti du chœur et de l’orchestre. Brusquement un grand ciel étoilé tourne au-dessus de nos têtes. La musique multiplie les sensations avec profusion et liberté. Notre cerveau se nourrit d’émotions bien avant que d’en faire des pensées, la psychophysiologie insiste de plus en plus sur ce rôle du corps dans notre ensemble émotionnel et cognitif. Il traite les sensations musicales comme une révélation offerte à la réflexion. C’est la coïncidence de l’âme avec elle-même, jaillie des abysses de ce moi profond d’où

Enthousiasme seul peut sourdre la liberté. La musique, par son inspiration dionysienne, qu’exprimait déjà si bien la Septième Symphonie, exalte le pouvoir de participer à l’énergie de l’univers, où tout est plein d’âme. De Schiller à Beethoven, l’enthousiasme passe d’une qualité à une autre, dans le registre des hautes atmosphères de l’âme. Par le jeu des tonalités, les changements de mesure et d’indications de mouvement, par l’incomparable intrication du phrasé, cette musique peut multiplier les approches sensibles et superposer leurs associations jusqu’à produire un enthousiasme artiste, spécifiquement auditif, qui correspond, du côté de sa source, à la possibilité d’affirmer, avec certains de nos contemporains, l’autonomie formelle de la musique pure. Kant n’est qu’à demi formaliste. « Un beau jeu des sensations (pour l’oreille) », mais aussi l’art de réfléchir des « différences remarquables » dans les vibrations de l’air, voilà de quoi évoquer le support physique de la musique. Il faut y ajouter l’œuvre de l’esprit, entendu comme Geist, inspiration qui réussit à insuffler à ce jeu des sensations et des émotions corporelles une « âme » en un sens esthétique, un sentiment et une puissance spirituelle capable d’unifier l’ensemble du texte musical. « Dans la musique ce jeu va de la sensation du corps jusqu’aux Idées esthétiques (des objets, des affections) et de celles-ci il revient, mais avec toutes ses forces réunies, au corps », écrit Kant dans la Critique de la faculté de juger. Où est la place de l’enthousiasme dans la définition kantienne du plaisir musical ? On voudrait le trouver dans cette âme (Geist) qui est aussi bien le sentiment, principe de l’enchantement voire de l’envoûtement artistiques. Kant n’emploie pas le terme Begeisterung, pourtant formé sur le radical Geist. Le souffle, la vitalité de l’esprit, il veut les rattacher obstinément à l’Idée, car l’âme, d’après lui, tire ses principes de la raison plutôt que de l’imagination et de l’affectivité, ce qui est aujourd’hui très contesté. Kant répugne

à concéder une spontanéité positive à l’affect. Même lorsqu’il introduit sa définition du génie, comme « disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne la règle à l’art », il est sur le point de reconnaître l’initiative de l’imagination productive, donc de la sensibilité esthétique comme spontanéité créatrice. Mais il a tôt fait de redonner, ne fût-ce qu’aux préludes de la raison, l’initiative souveraine. Fautil constater chez Kant un recul devant les puissances sensibles, devant la puissance originaire de l’imagination ? L’enchantement ne viendra que de l’Idée, non de la sensibilité ou plus simplement de la vie. Car cette nature qui donne la règle à l’art semble évoquer la « nature intelligible » plus que l’ensemble des phénomènes ou l’expérience de la vie. Il reste que l’Idée désigne une transcendance mais sans vision correspondante, sans « intuition intellectuelle », ce qui exige d’autant plus de maîtrise pour informer les intuitions sensibles, grâce à l’art du faire, l’art qui est un « faire ». L’enthousiasme peut animer l’art, en tant que faire, et faire que l’art ait l’apparence de la nature, celle des phénomènes vivants cette fois-ci. L’ode À la joie chante aussi la liberté politique : « Resserrez le cercle sacré…/ virile fierté face au trône des rois ! » Schiller était un grand lecteur de Rousseau. Il assignait à l’éducation esthétique de l’homme un rôle décisif dans les progrès du genre humain. Wilhelm Furtwängler qui a dirigé la Neuvième dans des circonstances historiques, on le sait, pour le moins contrastées, affirmait que son interprétation était indissociable du choix que l’Europe allait faire d’elle-même. Quel est donc le rôle de l’enthousiasme, comme affect esthétique, dans la question si ambiguë du progrès dans l’histoire ? Un autre texte de Kant mérite maintenant examen. Il se trouve dans Le Conflit des facultés (1798) et s’intitule : « D’un événement de notre temps qui prouve cette 149

Épique tendance morale de l’espèce humaine ». Cet événement ou plutôt cette nouvelle donne (Begebenheit), c’est précisément l’enthousiasme qu’a suscité la Révolution française chez les peuples d’Europe. Non pas les faits eux-mêmes ; ils sont terribles, condamnables. Mais l’audience qu’ils trouvent chez les spectateurs distancés, la manière de penser qui se révèle à cette occasion et surtout cette sympathie d’aspiration que l’enthousiasme révèle en faveur du droit des peuples, voilà l’événement. L’enthousiasme est ici encore porteur d’une Idée accompagnée d’un affect. Qu’un peuple, à l’âme républicaine, se soit soulevé au nom des droits, pour fonder à nouveau sa constitution sur des principes universels, voilà qui rencontre dans toute l’Europe une « sympathie d’aspiration qui confine à l’enthousiasme ». Il faut accueillir cette nouvelle donne comme un don venu du fond de l’histoire, un don historial. L’avenir passe par lui. Si l’Europe doit susciter maintenant un enthousiasme nouveau, elle ne se contentera pas du  « patriotisme constitutionnel » préconisé par Habermas. Avec l’humanisme juridique et une meilleure constitution (qui serait notre organisation), il faut souhaiter pour les peuples le souffle de l’esprit, aussi fort que le vent qui balayait la lande du Jutland, dans le film Ordet, de Karl Dreyer, le souffle de l’esprit selon Kierkegaard. L’Europe des économistes et des diplomates ne peut pas oublier qu’elle est aussi un jardin des mots et une terre des signes, une rencontre des langues. Sur la voie romaine empruntée depuis deux mille ans, nous vivons actuellement une pax moderna, une paix qui s’actualise depuis soixante dix-ans, nouvelle donne et indication d’avenir. Il va falloir rencontrer de nouveau le souffle biblique, l’air de l’Orient qu’ont respiré les patriarches. Cette inspiration pourrait bien passer par le signe renouvelé du mot grec ­enthousiasme. Jean-Paul Larthomas 150

& Kant, Critique de la faculté de juger [1790], trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1968. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, « De l'enthousiasme », Philosophischen Schriften, Hildesheim, New York, Gerhardt, OLMS, 1978, t. 5. Schiller, Poèmes philosophiques (Gedankenlyrik) [xix e siècle], éd. bilingue, R. d'Harcourt, Paris, Aubier, 1954. J.-F. Lyotard, L’Enthousiasme : la critique kantienne de l’histoire, Paris, Galilée, 1986. joie, kant, émotions spirituelles FF

ÉPIQUE L’emploi indifférencié du syntagme de « souffle épique », qui peut caractériser à l’époque contemporaine mille œuvres ou situations diverses, semble à la fois désigner un complexe de registres i­dentifiables ailleurs que dans l’épopée comme genre littéraire, et identifier (de façon plus ou moins fantasmée, quoique légitimante pour ce que ce syntagme qualifie) cette dernière comme le lieu où ils se sont historiquement trouvés rassemblés de façon exemplaire, voire originelle. « Héroïque », « sublime », « solennel », « merveilleux » voire « romanesque » constituent quelques-unes de ces propriétés à même, quand elles sont à peu près conjointes, de susciter la levée dudit « souffle », qu’avec Judith Labarthe, dans L’Épopée (2007), on peut nommer « épicisme » et qui éveille une certaine forme de sensibilité chez son public. L’œuvre épique se caractérise, dans la majorité de ses définitions, par le grandissement des êtres, des lieux, des actions et des situations : elle veut donc susciter l’admiration du public pour les exploits qu’elle représente, mais aussi étendre ce sentiment à l’ensemble du contexte de l’action héroïque. On comprend alors que dans le texte du Pseudo-Longin, traduit par Boileau en 1673 sous le titre de Traité du sublime, l’Iliade d’Homère ait pu constituer l’une des principales réserves d’exemples de l’auteur pour caractériser

Épique une forme d’élévation poétique qui ne soit pas seulement d’ordre stylistique. Plus précisément, « image de la grandeur d’âme » (selon une expression de J. Labarthe, L’épopée), le sublime chez le Pseudo-Longin est contagieux : de même qu’Homère, dont « les pensées sont toutes sublimes », « est héroïque lui-même  en peignant le caractère d’un héros », de même « tout ce qui est véritablement Sublime a cela de propre, quand on l’écoute, qu’il élève l’âme, et lui fait concevoir une plus haute opinion d’elle-même, la remplissant de joie et de je ne sais quel noble orgueil, comme si c’était elle qui eût produit les choses qu’elle vient seulement d’entendre ». En somme, l’admiration prend ici la forme, peut-être moins d’une émulation où le récepteur s’apprêterait à imiter Achille, ou Homère, que d’un sentiment de participation où il reconnaîtrait dans le sublime et l’héroïsme épiques une part de ce que, comme être humain, il est lui-même en puissance. Ce sentiment trouve en l’occurrence son inverse : dans l’œuvre épique, l’exaltation se retourne régulièrement en effroi face à l’extrême brutalité, des combats en particulier. À propos des personnages de l’Iliade, Simone Weil décrit ainsi une structure de balancier entre hubris de la force, chez les héros, et chute au statut de simple chose – chute des héros vaincus, des veuves ou des esclaves susceptibles quant à elle de susciter autant la pitié que, souvent, l’admiration face à la force d’âme (S. Weil, L’Iliade ou le poème de la force). L’enthousiasme épique n’est enfin pas dénué de danger, si l’élévation morale du récepteur à la hauteur de l’œuvre (ou de la manifestation, sportive par exemple) se trouve exclusivement dirigée vers un sentiment d’appartenance, moins à l’humanité qu’à une communauté, nationale en particulier : Hegel parlait de l’épopée comme de la « bible d’un peuple » dans ses Cours d’esthétique (1818-1829) ; l’orgueil se muant parfois en xénophobie, l’émotion prenant le pas sur la rationalité, l’épicisme a

pu, durant le xx e siècle, servir des causes politiques détestables, ce qui a largement contribué à lui donner « mauvais genre » sur un plan axiologique. Il arrive aussi que l’œuvre épique ne suscite rien d’autre que de l’ennui, comme le note André Gide dans son Journal : J’accompagne Valéry au conseil de la Radio et prends place à côté de lui autour de la table verte. Le nom de l’Iliade venant à être prononcé, Paul se penche vers moi et, à voix basse : « Connais-tu rien de plus embêtant que l’Iliade ? » Maîtrisant un sursaut de protestation, je trouve... plus amical de répondre : « Oui, la Chanson de Roland » ; ce qui le fait acquiescer aussitôt.

On peut, d’un côté, considérer qu’une telle réaction moderne à l’épopée renvoie à l’historicité des formes épiques : l’épopée grecque, indienne ou même médiévale se situe à une distance temporelle autant que culturelle que redouble peut-être la solennité du style épique, ou au contraire l’accumulation neutralisante des situations exceptionnelles représentées. Mais on peut également trouver dans le mot de Valéry un écho à certaines conceptions préromantiques de l’œuvre épique, comme celles que Goethe et Schiller élaborent dans leur correspondance du printemps 1797. Selon Schiller, si pour le poète tragique « l’action est le but », le poète épique quant à lui « trouve mieux son compte à une allure ralentie et indécise » et aura même intérêt à « s’abstenir des sujets qui, par eux-mêmes, sont de nature à émouvoir fortement la sensibilité » : c’est qu’il « se borne à nous peindre l’existence tranquille des choses ». Humboldt, en visite chez Schiller lors des échanges avec Goethe, reformulera leurs idées en 1799 dans Sur Hermann et Dorothée de Goethe : pour lui l’épopée, prenant pour objet la totalité sensible du monde extérieur, « ne nous invite qu’à la contemplation et à l’observation, [et] ne nous arrache pas au loisir calme et tranquille ». Cette conception d’une épopée au ralenti, bien éloignée de la précipitation et 151

Espoir du ­suspense dramatiques (ou romanesques) que recouvrent aujourd’hui nombre d’usages du qualificatif « épique », résonne sans doute encore dans le texte sur la « naïveté épique » de Theodor Adorno (1943), pour qui le langage et la comparaison homériques brisent la syntaxe narrative, et aliénante, du mythe. La caractérisation du sentiment épique comme sage apaisement face à un monde clos semble, quant à elle, fonder le rêve mélancolique d’une transparence et d’une simplicité que les modernes se représentent comme perdues : « Il y aura d’abord eu pour nous comme une fraîcheur d’eau au creux de la main », écrit ainsi Philippe Jaccottet en 1955 dans l’« Avertissement », de sa traduction de L’Odyssée ; mais on peut, d’un autre côté, y trouver l’un des éléments déterminants de l’appétit contemporain, et populaire, pour ces œuvres littéraires ou audiovisuelles qui se proposent de susciter, en fantasy ou en science-fiction en particulier, un sentiment d’émerveillement – la critique anglo-saxonne parle alors, pour la science-fiction, de sense of wonder – face à des mondes neufs, situés dans un passé ou un futur imaginaires. Cédric Chauvin

& T. Adorno, « La naïveté épique » [1943], trad. S. Muller, Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984. G. W. F Hegel, Cours d'esthétique [1818-1829], vol. 3, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenck, Paris, Aubier, 1997. J. Labarthe, L'épopée, Paris, Colin, 2007. S. Weil, L'Iliade ou le poème de la force [1940-1941], Paris, La Compagnie typographique, 2007. littérature, sublime FF

ESPOIR L’espoir est-il une émotion, une simple intensité de l’attente, ou encore une nature d’attente, confiante ? Quant à l’espérance, qu’en dire ? Est-ce un espoir mystique, une attente plus forte encore, plus sereine, ou 152

faut-il désinvestir l’espérance de sa portée religieuse ? Le Trésor de la langue française n’offre que des réponses ambiguës, qualifiant l’espoir tout à la fois de « Fait d’espérer, d’attendre avec confiance la réalisation dans l’avenir de quelque chose de favorable, généralement précis ou déterminé, que l’on souhaite, que l’on désire » et de « Sentiment qui incline l’homme, l’individu à espérer ». L’espérance serait une « disposition de l’âme qui porte l’homme à considérer dans l’avenir un bien important qu’il désire et qu’il croit pouvoir se réaliser », terme particulièrement employé dans un contexte chrétien, l’espérance étant une vertu théologale. L’espoir et l’espérance ne sont alors ni clairement des sentiments, ni clairement distincts. Quelles réponses l’art apporte-t-il à ces questions ? Les artistes ont-ils fondu l’espoir et l’espérance, sont-ils les nouveaux porteurs d’un élan transcendant vers l’avenir ? Selon Catherine Grenier, si l’art subsiste aujourd’hui alors qu’il « n’a plus en apparence aucune raison d’être », ne sert plus à représenter le réel, c’est parce qu’il permet à l’homme de se dépasser, de voir au-delà des perspectives présentes, connues. Or, précisément, l’espoir est un désir, une projection dans l’avenir, qui n’existe pas sans son envers de crainte. L’art permet d’exprimer cette tension. L’espoir ainsi conçu, plus qu’une émotion, devient un moyen d’accès à l’art. Les concetti spaziali de Lucio Fontana, au milieu du xx e  siècle, exposent des toiles lacérées, ouvrent un univers sans limite pour le spectateur, matérialisent l’espace et le temps tout en donnant à voir la blessure. Tout comme l’espoir n’existe pas sans la possibilité d’une déception, voire d’un dés-espoir, l’art, en ouvrant les possibles, concrétise la souffrance. Pour paraphraser Jean Cocteau, selon lequel « la poésie est une religion sans espoir », dans Journal d’un inconnu (1953), nous dirions alors plutôt que l’art est un « espoir sans ­religion »,

Esthétiques (émotions) une « métaphysique sans dogme », la croyance que l’homme n’est pas fini et qu’il peut toujours se dépasser. Mathilde Bernard

& Hope. Une exposition d’art contemporain sur l­’espoir (Dinard, Palais des Arts, 12 juin – 12 septembre 2010), Paris, Skira, Flammarion, 2010. G. Bataille, Théorie de la religion [1948], Paris, ­Gallimard, 1991. C. Grenier, La Revanche des émotions, Paris, Seuil, 2008. spirituelles ( émotions), bonheur FF

ESTHÉTIQUES (émotions) L’émotion esthétique ne doit pas être confondue avec l’émotion artistique. Ce qui ne signifie pas que les deux ne peuvent pas être liées. Mais il faut commencer par considérer ce qu’est l’émotion esthétique hors contexte artistique. L’un des sens de l’adjectif « esthétique » renvoyant au beau, l’expression « émotion esthétique » renvoie d’abord à l’émotion produite par la beauté. C’est celle que le jeune Schopenhauer éprouve à la vue des Alpes et qu’il relate dans son Journal de voyage. Ce sont toutes celles que nous ressentons devant les fleurs, les coquillages ou les oiseaux exotiques dont parle Kant dans sa Critique de la faculté de juger. C’est celle de la première rencontre de Dante et de Béatrice, décrite dans la Vita Nuova : « Elle apparut vêtue de très nobles couleurs, humble et honnête, vermeille comme sang, ceinte et ornée en la manière qui à son très jeune âge convenait. En ce point, je dis que l’esprit de la vie qui demeure dans la très secrète chambre du cœur commença à trembler si fort, qu’il se faisait sentir dans mes plus petites veines horriblement ». Cette expérience revêt toutefois des significations très différentes selon la manière dont le beau est conçu.

Si, comme dans la tradition platonicienne et néo-platonicienne, on voit dans la beauté non pas une simple qualité sensible mais une réalité métaphysique qui existe indépendamment de l’esprit humain dans le ciel des Idées, l’émotion du beau n’est pas seulement esthétique. Pour Platon dans le Phèdre, les beautés sensibles n’existent que par participation à la beauté intelligible, à l’Idée de beauté que les âmes humaines, au cours de leur existence supraterrestre, ont connue. Lorsqu’elles sont ensuite unies à des corps, les âmes conservent de ces Idées un souvenir confus qui se réveille à l’occasion de la vision d’une beauté d’ici-bas. Dans l’Ennéade i, 6, Plotin décrit l’émotion de joie  que l’âme ressent alors : « c’est une qualité qui devient sensible dès la première impression ; l’âme prononce sur elle avec intelligence ; elle la reconnaît, elle l’accueille et, en quelque manière s’y ajuste ». Les choses laides au contraire suscitent trouble et inquiétude : devant la laideur, l’âme s’agite « elle la refuse ; elle la repousse comme une chose discordante et qui lui est étrangère ». La beauté sensible a ainsi la capacité à faire repousser les ailes que l’âme a perdues au cours de sa chute ; la beauté nous élève. Si bien que la beauté visible ou audible est à la fois manque et déperdition et moyen d’une ascension vers l’Idée du beau. Bien supérieure à un plaisir sensuel, l’émotion ressentie devant ces traces de la beauté intelligible, est déjà métaphysique. Mais parce que, au-dessus de la beauté des corps, sont les beautés non sensibles auxquelles on n’accède pas par la sensation (celles des belles actions, des vertus ou de l’intelligence), la plus haute expérience du beau n’est pas du tout ­esthétique. L ­ ’émotion devant les belles choses sensibles comporte même un risque : le risque d’attacher l’âme ici-bas et de lui faire oublier la beauté intelligible. Comme Narcisse se noie pour avoir pris son reflet pour une réalité, celui qui s’attache trop à la beauté des corps s’y perd ; mais à la différence de Narcisse, ce n’est 153

Esthétiques (émotions) pas son corps mais son âme « qui plongera dans les profondeurs obscures et funestes à l’intelligence [qui] y vivra avec des ombres, aveugle séjournant dans le Hadès ». Il faut donc, pour être capable de contempler le Beau, dégager l’âme de la séduction du sensible, la purifier de ses penchants terrestres. L’âme une fois « isolée des désirs qui lui viennent du corps [...] affranchie des autres passions, purifiée de ce qu’elle contient quand elle est matérialisée » est capable de contemplation et peut éprouver la pure jouissance du beau qui produit « la stupeur, l’étonnement joyeux, le désir, l’amour et l’effroi accompagnés de plaisir ». À bien des égards, on le voit, contempler s’oppose à voir : la contemplation n’est pas une vision plus intense, mais un au-delà de la vision. C’est une expérience spirituelle originale qui suppose une conversion du regard. Lorsque, à l’âge moderne, la beauté sensible n’est plus pensée comme le reflet de l’intelligible, lorsqu’elle n’est plus considérée comme une propriété objectale, mais comme une propriété relationnelle qui n’existe que pour un sujet, le lien du beau et de l’émotion esthétique s’inverse. Ce n’est pas la mise en présence du beau qui fait éprouver l’émotion esthétique, c’est au contraire l’épreuve de cette émotion qui nous fait dire un objet beau. La beauté se subjectivise au sens où elle n’existe que pour un sujet et qu’elle n’est rien hors de certains états mentaux : « s’il n’existait aucun esprit possédant un sens de la beauté pour contempler ces objets [que nous disons beaux], je ne vois pas comment on pourrait les dire beaux », déclare ainsi Hutcheson dans sa Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu. Cette émotion esthétique constitutive du beau, est une émotion plaisante. Le xviii e  siècle définit ce plaisir particulier par la négative : il n’est celui procuré ni par l’utile ni par ce qui est moralement bon. Le beau plaît dit Kant, dans la Critique de la faculté de juger, alors que nous estimons le bien. Même s’ils ne sont pas d’accord sur 154

ce qui cause ce plaisir (configuration particulière de formes objectales pour Hutcheson ou pour Diderot, libre jeu des facultés pour Kant), les penseurs du xviii e  siècle s’accordent pour y voir un plaisir désintéressé et non médiatisé par des concepts. Mais n’est-ce pas réduire l’émotion esthétique que de la limiter au plaisir de la beauté ? Les réflexions de ce même xviii e  siècle sur le sublime invitent à l’étendre à un autre type d’objets. John Denis dans une lettre de 1688, dit sa fascination pour le « spectacle horrible des Alpes ». John Addison dans un numéro de 1712 du Spectator parle des montagnes et des précipices « dont ce qui nous frappe n’est ni la nouveauté ni la beauté de l’objet, mais cette rude et grossière magnificence qui paraît dans ces étonnants ouvrages de la nature ». Kant s’interroge dans la troisième Critique sur l’émotion produite par le spectacle des « volcans en toute leur puissance dévastatrice, des ouragans que suit la désolation, [de] l’immense océan dans sa furie ». Tous s’entendent pour affirmer que l’émotion produite par le sublime est très différente de celle produite par le beau ; comme l’écrit Burke dans la Recherche sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757), le sublime « suscite les idées de douleur et de danger ». Si plaisir il y a in fine, c’est un plaisir ni immédiat ni positif, mais un affect plus complexe, fait de terreur et de plaisir. Le sublime donne à penser que la frayeur peut être une composante de l’émotion esthétique. Mais pourquoi pas d’autres affects ? Considérons la description faite par Proust, dans « Sur la lecture » de l’expérience esthétique qui est la sienne lorsqu’il entre dans un de « ces hôtels de province aux longs corridors froids où le vent du dehors lutte avec succès contre les efforts du calorifère, où la carte de géographie détaillée de l’arrondissement est encore le seul ornement des murs, où chaque bruit ne sert qu’à faire apparaître le silence en le déplaçant, où les chambres

Esthétiques (émotions) gardent un parfum de renfermé que le grand air vient laver mais n’efface pas ». Les affects ici éprouvés ne sont ni la jouissance du beau ni l’admiration craintive de la grandeur : elles sont plutôt tristesse, nostalgie, inconfort, désagrément olfactif. Ce qui pourrait conduire à penser qu’il n’y a pas une mais des émotions esthétiques. Mais alors, la question se retourne : si ces émotions ne sont pas, ou ne sont pas seulement, celles causées par des objets, des valeurs ou des qualités réputés esthétiques (beau, sublime), si un couloir nu et froid peut les susciter, et si toutes sont également des émotions esthétiques, qu’est-ce qui fait de cette tristesse, de cet inconfort, des émotions esthétiques et non des émotions ordinaires ? La réponse, selon Jean-Marie Schaeffer, est qu’il n’y a émotion esthétique qu’à la condition que celle-ci soit prise dans le contexte d’une expérience esthétique, celle-ci étant une certaine manière d’être au monde et d’être à soi : « sa particularité réside dans le fait qu’elle apparaît à la fois comme un événement se rattachant au plus profond de notre vie vécue et comme une singularité qui en émerge comme si elle était une réalité autre », écrit-il dans L’Expérience esthétique. Par où J.-M. Schaeffer rejoint l’idée proustienne d’une « plongée [du moi] au sein du non-moi », ou la thèse schopenhauerienne d’un dessaisissement de soi, d’un oubli provisoire des fils qui tissent notre appartenance au monde que Valery décrit en ces termes dans Théorie poétique et esthétique : « Cette effusion naissante que tu sens vouloir venir de ta profondeur incompréhensible, est d’un prix infini car elle t’apprend que tu es sensible à des objets entièrement indifférents et inutile à ta personne, à ton histoire, à tes intérêts, à toutes les affaires et les circonstances qui te circonscrivent en tant que mortel ». À la différence de l’expérience ordinaire l’expérience esthétique est « sans autre but immédiat que cette activité elle-même ». Autotélique, elle ne vise rien

d’autre que sa propre continuation. Elle est défonctionnalisée, découplée de la disposition à agir. Si l’émotion esthétique est ainsi une émotion éprouvée dans le contexte d’une expérience esthétique, toute l’expérience esthétique ne consiste pas en cette émotion. Elle suppose aussi un deuxième ingrédient qui est une forme particulière d’attention. À la différence de l’attention ordinaire qui est ordonnée à un but pragmatique et qui est par conséquent sélective, fragmentaire, distraite à l’égard de tout un ensemble de traits et de qualités aspectuelles négligeables pour la connaissance et l’action, l’attention esthétique est activement attentive à tout son objet, ses détails et son organisation interne. Elle est l’équivalent pour le spectateur de ce qu’était pour le peintre le peephole de Ruskin : elle isole l’objet, c’est-à-dire ne le considère ni dans ses causes, ni dans ses effets, ni dans ses conséquences, mais seulement et pleinement pour lui-même. On conclura donc avec J.-M. Schaeffer, qu’« il n’y a pas d’émotions spécifiquement esthétiques », mais seulement des émotions vécues esthétiquement, c’est-à-dire dans ce mélange de détachement (notre conatus aux prises avec les événements du monde n’est pas concerné) et d’implication (forte activité attentionnelle) qui définit l’expérience esthétique. Dans la mesure où les émotions esthétiques sont des émotions éprouvées dans le cadre de ce type particulier d’expérience qu’est l’expérience défonctionnalisée dans laquelle attention et émotions sont interdépendantes, il semble que l’art fournisse des objets privilégiés pour ces expériences et donc pour ces émotions. Il est en effet largement admis que la bonne attitude à l’égard des œuvres de l’art est précisément l’attitude esthétique qui consiste à les considérer indépendamment du bien, de l’utile et du vrai. Si la bonne attitude à l’égard des œuvres est celle de la suspension du désir, du connaître et du vouloir, 155

Esthétiques (émotions) si elle met hors circuit toute perspective d’action, on pourrait dire que l’art est le lieu par excellence des émotions esthétiques puisqu’il est le lieu par excellence de l’expérience esthétique. Faut-il alors conclure que, si, comme nous venons de le voir, toutes les émotions esthétiques ne sont pas des émotions artistiques, toutes les émotions artistiques sont des émotions esthétiques ? S’oppose à cette affirmation le grand mouvement qui a traversé l’art de la seconde moitié du xx e siècle et que Harold Rosenberg a baptisé du nom de désesthétisation dans La Dé-définition de l’art. Cette désesthétisation doit s’entendre en un double sens. Au sens d’un refus de la beauté au profit de la laideur, de l’obscénité, de l’outrage ou du dégoût. Mais aussi, et plus radicalement, d’un refus de la dimension aisthésique (sensible) de l’œuvre. Pensons ici à Robert Morris qui déclarait par acte notarié sa pièce intitulée Litanie, dénuée de toute qualité esthétique, voulant signifier par là que la dimension sensible de l’œuvre (puisqu’elle existe encore comme un objet donné aux sens), est parfaitement inessentielle et insignifiante. De la même manière, l’« anesthétique » de Duchamp conduisait ce dernier à fustiger les critiques qui voulaient à tout prix trouver une valeur esthétique dans les courbes douces ou l’éclatante blancheur de Fountain. Ainsi, les pratiques conceptuelles des années 1960 et 1970 ont voulu produire un art anti esthétique et ont refusé les émotions esthétiques jugées régressives. Ainsi, non seulement toute émotion esthétique n’est pas artistique, mais toute émotion artistique n’est pas esthétique. Il n’en reste pas moins que les cas les plus nombreux sont ceux où les émotions esthétiques ont leur place dans l’expérience de l’art. Considérons donc à présent ces derniers. La situation est moins claire qu’il pourrait sembler. Qu’est-ce en effet qui, dans l’œuvre est objet d’émotion ? 156

Le movere était, avec le placere et le docere l’une des finalités de l’art poétique selon Aristote et les théories renaissantes et classiques ont défendu une théorie humaniste de la peinture dans laquelle ce movere devait être l’un des objectifs des arts plastiques comme de la littérature. Elles invitaient donc non seulement à représenter des émotions, mais aussi à en faire éprouver au spectateur. David veut qu’on admire Marat et Le Pelletier dans Le Triomphe de la liberté, Molière dans L’Avare veut qu’on se moque d’Harpagon, Bernardin de Saint Pierre veut dans Paul et Virginie qu’on s’apitoie sur la mort de son héroïne. Cette admiration, ce mépris, cette pitié, sont à la fois phénoménologiquement semblables à celles qu’on peut ressentir dans l’existence ordinaire, et différentes dans la mesure où elles sont éprouvées dans la distance et la non implication, et où elles ne sont liées à aucune action. En ce sens l’art est le lieu par excellence où les conditions optimales sont réunies pour que nous éprouvions de manière extraordinaire des passions ordinaires. Les formalismes modernistes ont toutefois estimé que de telles émotions, suscitées par les contenus de l’œuvre, introduisaient dans l’art un germe d’hétéronomie. Parmi beaucoup d’autres, Clive Bell voit dans ces émotions une réaction de béotien : « chez le spectateur la tendance à chercher ces émotions derrière la forme [comprenons dans les contenus dont la forme est forme] est toujours l’indice d’une sensibilité défectueuse […] Ils en restent au monde des ‘intérêts humains’ » (C.  Bell, Art, 1914). L’artiste qui vise un tel but est également fustigé : « un peintre trop faible pour créer des formes capables de provoquer un minimum d’émotions esthétiques essaiera de se soutenir quelque peu en suggérant les émotions de la vie. Et, pour évoquer celles-ci, il doit recourir à la représentation. Ainsi, un homme qui peint une exécution et qui craint de manquer ses effets à l’aide de la seule forme signifiante

Esthétiques (émotions) essayera de les rattraper en éveillant des sentiments de crainte et de pitié ». Le formalisme considère comme esthétiquement impures les passions ordinaires de la vie, les affects qui naissent de la confrontation d’un sujet humain aux biens et aux maux de l’existence : colère, joie, admiration, indignation, etc.. Sont donc refusés tous ces affects que l’art classique s’employait au contraire, par un luxe de moyens extraordinaire, à susciter. Sont esthétiquement impures les émotions qui naissent de la représentation de choses émouvantes, de personnages en proie à des affects, de la référence à des intérêts humains. Éprouver de l’indignation devant le Bélisaire de David était une réaction non seulement légitime mais encore souhaitable et souhaitée ; cela devient une réaction déplacée. Non seulement l’émotion esthétique n’est pas l’émotion ordinaire, mais encore la présence de celle-ci étouffe celle-là. Que seraient donc des émotions esthétiques pures ? Celles provoquées par les seules qualités aspectuelles de l’œuvre : lignes, masses, espace, ombre, lumière et couleurs pour les arts plastiques ; architecture sonore pour la musique ; littérarité pour la littérature. Ainsi, à propos de la peinture, Roger Fry évoquait les effets émotifs des éléments purs de la peinture : « La ligne tracée est le résultat d’un geste et ce geste est modifié par l’émotion de l’artiste, qui nous est ainsi communiquée directement. Le deuxième élément est la masse. Quand un objet est représenté de façon à ce que nous ayons l’impression qu’il possède une inertie, nous sentons qu’il est capable de résister au mouvement ou de communiquer son propre mouvement à d’autres corps, et notre réaction imaginaire à une telle image est déterminée par notre expérience de la masse dans la vie réelle. Le troisième élément est l’espace. Un même cube dessiné sur une feuille de papier peut aussi bien représenter un cube de deux pouces de côté qu’un cube de plusieurs centaines de mètres de

haut, et notre réaction change en proportion. Le quatrième élément est la lumière ou l’ombre. Nos sentiments en face d’un même objet deviennent totalement différents selon qu’il est éclairé sur un fond noir ou sombre sur un fond lumineux […]. Un cinquième élément est la couleur. Qu’elle ait un effet émotionnel direct est évident : qu’on songe à des termes comme « gai », « terne », « mélancolique », appliqués à elle » (R. Fry, « An Essay of Aesthetics », 1909). L’esthétique moderniste entend ainsi isoler, comme on isole un élément en chimie, des émotions proprement esthétiques distinctes de toute autre forme d’émotion. Formes, couleurs et relations de formes et de couleurs, dépouillées de leurs contenus représentatifs et par là-même de leur signification ordinaire, en sont le seul objet. Apollinaire insiste sur leur spécificité : « les peintres nouveaux procurent déjà à leurs admirateurs des sensations artistiques uniquement dues à l’harmonie des lumières et des ombres et indépendamment du sujet dépeint dans le tableau » (G.  Apollinaire, « Du Sujet dans la peinture moderne », Les Soirées de Paris, 1909). Kandinsky en fait le répertoire dans Point, ligne, plan et dans Du Spirituel dans l’art. Il y définit pareillement l’expérience esthétique de la peinture comme une expérience affective très spécifique : laisser agir sur soi les couleurs et les formes produit d’abord un effet physique, momentané et superficiel, puis une résonance psychique qu’il nomme précisément une « émotion de l’âme », née de la mise en présence des éléments purs de la peinture : de l’« immobilité sans espoir » du gris, ou encore du bleu qui, lorsqu’il tend vers le noir « prend la consonance d’une tristesse inhumaine » (V.  Kandinsky, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, 1911). Mais le formalisme qui voudrait que seules les qualités aspectuelles des œuvres soient support d’émotions esthétiques est naïf. D’une part parce qu’il est impossible 157

Esthétiques (émotions) que les œuvres qui ont un contenu ne suscitent pas aussi des réactions émotives liées à ceux-ci. Kandinsky raconte comment, entrant dans son atelier à la tombée de la nuit, il ne reconnut pas un tableau figuratif dont il était pourtant l’auteur, parce qu’il n’était pas posé à l’endroit ; dans ces circonstances très exceptionnelles, il ne vit pas ce qui était représenté, mais un pur entrelacs de formes et de couleurs qui, dit-il, lui procura une émotion inédite et profonde. Mais dans des conditions normales de vision, une image aurait surgi de cet entrelacs de formes et de couleurs, suscitant d’autres émotions. Dans ce cas se produit un va-et-vient entre accommodation sur le contenu et accommodation sur la forme, et, par conséquent, un entrelacement des émotions esthétiques dites « pures » et « impures ». Dans les arts plastiques comme dans les arts de la narration, l’opposition du fond et de la forme est artificielle. Car le contraire du sujet n’est pas la forme, mais le poème, le tableau ou l’opéra tout entier, qui consiste en une unité indivise de la substance et de la forme. Un ingrédient supplémentaire vient encore ajouter à la complexité des émotions esthétiques suscitées par les œuvres d’art. C’est le fait qu’elles soient le produit d’une intention, qu’elles résultent d’un dessein, lui-même lié à un état historique des idées sur ce que l’art doit être. L’œuvre d’art, à la différence des produits de la nature, appelle la reconnaissance, le jugement et l’évaluation du résultat produit à l’aune de la considération de la fin poursuivie. L’intention artistique introduit un axe évaluatif, qui concerne le remplissement plus ou moins accompli de l’intention. Ainsi, les qualités « être une représentation

i­llusionniste de la réalité » accordée à un trompe-l’œil de Louis-Léopold Boilly, ou « donner à voir la matérialité du peint », décernée à une toile lacérée de Fontana, sont des qualités proprement artistiques, c’est-à-dire relatives à un dessein. Des émotions différentes de celles que nous avons vues jusqu’ici peuvent en naître : admiration, mépris, indifférence. Non seulement le remplissement de l’intention, mais l’intention elle-même peut susciter des réactions affectives : Je suis sang de Jan Fabre a suscité la colère, le Piss Christ de Serrano l’indignation, les Homeless vehicles de Wodiczko, la perplexité, etc. L’émotion esthétique définie comme émotion éprouvée en contexte d’expérience esthétique c’est-à-dire dépragmatisée est donc extrêmement complexe lorsqu’elle est suscitée non par des objets naturels ou des objets artefactuels non artistiques, mais par des œuvres. Dans ce cas, se mêlent et interagissent au moins trois types d’émotions esthétiques : celles suscitées par ses contenus, celles suscitées par ses propriétés aspectuelles et celles suscitées par l’intention et sa réalisation. Carole Talon-Hugon

& F. Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées, de la beauté et de la vertu [1725], trad. A.-D. Balmès, Paris, Vrin, 1991. E. Kant, Critique de la faculté de juger [1790], trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1979. Plotin, Ennéade I, 6 [iie siècle], trad. E. Bréhier, Paris, Les Belles-lettres, 1976. J.-M. Schaeffer, L’Expérience esthétique, Paris, Gallimard, 2015. sublime, plaisir FF

Esthétiques (émotions)

EXTRAIT Clive BELL, Art, [1914] ; trad. franç. in Art en théorie 1900-1990. Une anthologie, Ch. Harrison et P. Wood éds., Paris, Hasan, 1997. pp. 147-149. Le point de départ de tout système d’esthétique doit être l’expérience personnelle d’une émotion particulière. Nous appelons œuvres d’art les objets qui provoquent une telle émotion. Toutes les personnes douées de sensibilité s’accordent à dire qu’il existe une émotion particulière associée à l’œuvre d’art. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que toutes les œuvres provoquent la même émotion. Au contraire, chaque œuvre produit une émotion différente. Mais toutes ces émotions ont un air de famille reconnaissable ; en tout cas, jusqu’ici, la plus grande partie de l’opinion est de mon côté. Qu’il y ait un genre particulier d’émotion provoquée par les arts plastiques, et que cette émotion soit provoquée par tous les arts - peinture, sculpture, architecture, poterie, bas-relief, décoration sur textile, etc. -, cela ne sera contesté, je pense, par quiconque capable de la ressentir. Cette émotion est appelée émotion esthétique, et si nous parvenons à découvrir une qualité commune et particulière à tous les objets qui la provoquent, nous aurons résolu ce que je tiens pour le problème central de l’esthétique. Nous aurons découvert la qualité essentielle de l’œuvre d’art, la qualité qui la distingue de toutes les autres classes d’objets [...]. Donc quelle est cette qualité, partagée par tous les objets qui provoquent nos émotions esthétiques ? Qu’y a-t-il de commun entre Sainte-Sophie et les vitraux de Chartres, la sculpture mexicaine, un vase perse, les tapis chinois, les fresques de Giotto à Padoue et les chefs-d’œuvre de Poussin, Piero della Francesca ou Cézanne ? Une seule réponse paraît possible : la forme signifiante. Dans chacun de ces objets, les lignes et les couleurs agencés d’une façon particulière, certaines formes et relations formelles, éveillent nos émotions esthétiques. Ce sont ces relations et ces combinaisons entre les dessins et les couleurs, ces formes esthétiquement stimulantes, que j’appelle la « forme signifiante » ; et la « forme signifiante » est la qualité commune à toutes les œuvres d’art plastiques. [...]. Pour apprécier une œuvre d’art, nous n’avons besoin de rien qui provient de la vie, d’aucune connaissance des idées et des événements qui y ont cours, d’aucune familiarité avec ses émotions. L’art nous transporte du monde de l’activité de l’homme dans un monde d’exaltation esthétique. [...] La représentation n’est pas nécessairement à bannir, et des formes hautement réalistes peuvent être extrêmement riches de signification. Très souvent, pourtant, la représentation est le signe de l’infériorité de l’artiste. Un peintre trop faible pour créer des formes capables de provoquer un minimum d’émotion esthétique essaiera de la soutenir quelque peu en suggérant les émotions de la vie. Et pour évoquer celles-ci il doit recourir à la représentation. Ainsi, un homme qui peint une exécution, et qui craint de manquer ses effets à l’aide de la seule forme signifiante, essaiera de les rattraper en éveillant des sentiments de crainte ou de pitié. Mais si, chez l’artiste, l’inclinaison à jouer sur les émotions de la vie est souvent le signe d’une inspiration vacillante, chez le spectateur, la tendance à chercher ces émotions derrière la forme est toujours l’indice d’une sensibilité défectueuse. Elle signifie que ses émotions esthétiques sont faibles, ou du moins imparfaites. Placés en présence d’une œuvre d’art, les gens à qui la forme pure n’inspire pas d’émotion perdent leur temps. Ce sont des sourds qui se rendent à un concert.

Éthique (approche)

ÉTHIQUE (approche) Art, morale et émotions Dans les débats concernant les rapports de l’art et de la morale, les émotions jouent un rôle important. On peut le voir en quelque sorte négativement, par le fait que le moment historique au cours duquel ont été affirmées l’autonomie de l’art et son indépendance à l’égard de la morale, fut aussi celui où la question des émotions a été bannie de la réflexion sur les arts. Le désintéressement, maître mot de l’expérience esthétique, désignait non seulement l’absence d’intérêt autre qu’esthétique (pratique, cognitif, pragmatique...), mais aussi l’absence d’investissement émotionnel. Plus précisément, le désintéressement n’admettait qu’une seule forme d’affect : les émotions esthétiques pures. Etaient considérées comme impures les émotions suscitées par la représentation de choses émouvantes, de personnages en proie à des affects, de la référence à des intérêts humains : pitié pour le père Goriot, admiration pour la grandeur d’âme de Socrate dans La Mort de Socrate de David, indignation devant le sort réservé à Bélisaire dans le roman éponyme de Marmontel, etc. Dans la perspective d’un art autonome et autotélique, seules les émotions esthétiques pures, c’est-à-dire celles provoquées par des valeurs artistiques spécifiques – les éléments purs de la peinture (lignes, masses, espaces, ombre, lumière, couleurs...) ou la littérarité de la littérature – sont légitimes et elles n’intéressent pas la morale. Il en allait tout autrement avant que ne domine ce paradigme moderne de l’art qui voulait, selon le mot de Wilde dans The Critic as Artist, « que la sphère de l’art et celle de la morale s[oie]nt absolument distinctes et séparées ». Il en va autrement aujourd’hui où ce paradigme moderne de l’art n’est plus dominant. Si on excepte la parenthèse du formalisme moderniste, l’idée que les arts produisent des émotions 160

est reconnue, et que certaines de ces émotions intéressent la morale est admis. Les émotions au service de la morale Les théoriciens classiques de la moralisation par l’art, considéraient que celle-ci s’effectue via l’affectivité. Racine dit vouloir provoquer par son théâtre, l’« horreur » de l’injustice. C’est, selon Coypel, « par les sentiments que peuvent inspirer tout à coup les images qui représentent les mystères sacrés et les histoires saintes », que Dieu, touche parfois les cœurs les plus endurcis. Il faut, selon Du Bos, que l’art « échauffe notre âme », et « excite en nous des passions louables » ; que, par exemple, la vue du tableau de Poussin représentant la mort de Germanicus, produise de l’indignation contre Tibère  et de la compassion pour Germanicus (Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, 1719), Diderot veut « rendre la vertu aimable et le vice odieux » dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture et Lessing considère que la poésie doit travailler à développer « l’amour de la vertu et la haine du vice » dans sa Dramaturgie de Hambourg. À cette fin, les arts montrent des exemples de vertu à admirer et à imiter. Dans son Eloge de Richardson, Diderot aime rappeler que Madame Le Gendre, sœur de Sophie Volland, cessa une correspondance qu’elle croyait innocente, après avoir lu ce qu’il advient à Clarisse après un échange épistolaire comparable, dans Clarisse Harlowe de Richardson. La fréquentation des êtres vertueux, même dans le cadre d’une fiction, crée des dispositions affectives moralement favorables : « l’impression est reçue ; elle demeure en nous, malgré nous ; et le méchant sort de sa loge, moins disposé à faire le mal, que s’il eût été gourmandé par un orateur sévère et dur » (De la poésie dramatique, 1758). Diderot croit dans les pouvoirs de la littérature et dans leur supériorité sur ceux de

Éthique (approche) l­ ’enseignement dogmatique. Mais ces effets sont souterrains, secrets : « Richardson sème dans les cœurs des germes de vertu qui y restent d’abord oisifs et tranquilles : ils y sont secrètement, jusqu’à ce qu’il se présente une occasion qui les remue et les fasse éclore. Alors, ils se développent ; on se sent porté au bien par une impétuosité qu’on ne se connaissait pas. On éprouve à l’aspect de l’injustice, une révolte qu’on ne saurait s’expliquer à soi-même. C’est qu’on a fréquenté Richardson ; c’est qu’on a conversé avec l’homme de bien, dans les moments où l’âme, désintéressée était ouverte à la vérité ». Après avoir défini la vertu par le sacrifice des tendances égoïstes de l’individu, Diderot écrit : « le sacrifice qu’on fait de soi-même en idée est une disposition préconçue à s’immoler dans la réalité » (Eloge de Richardson, 1762).. Tolstoï, au siècle suivant, utilise le même mot : « en provoquant en nous les sentiments de la fraternité et de l’amour, il peut nous accoutumer à ressentir les mêmes sentiments dans la réalité ; il peut disposer dans l’âme humaine des rails sur lesquels courra désormais la vie. » (Qu’estce que l’art ?, 1898).

affirme dans La Dramaturgie de Hambourg, que tous les genres poétiques ont pour tâche d’affermir les sentiments d’humanité et de développer l’amour de la vertu et la haine du vice.

Les arts montrent d’ailleurs non seulement des exemples de vertu à admirer et à imiter, mais aussi des anti-modèles à haïr, comme le libertin dont Hogarth peint la décadence dans la série Un Mariage à la mode.

Si on considère avec les morales du sentiment que des affects comme la pitié, la bienveillance ou l’indignation constituent les racines affectives de la vertu, et que c’est par notre faculté de sentir, et non par la raison, que nous accédons aux valeurs, ou si on considère avec Max Scheler dans Le Formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs que les affects peuvent être des voies d’accès aux valeurs morales, faire éprouver certains affects revient à cultiver le sens moral, à développer les racines de la moralité et à ouvrir les consciences au monde des valeurs éthiques. Si, comme le dit Scheler, « il existe un mode d’expérience, dont les objets sont absolument inaccessibles à l’entendement, en face desquels l’entendement est aussi aveugle que l’oreille et l’ouïe en face des couleurs, mais un mode d ­ ’expérience qui nous met

Les interprétations moralisantes de la catharsis au xvii e  siècle voyaient dans celle-ci un moyen de régler l’affectivité par l’affectivité. Il s’agissait non d’éradiquer toutes les passions comme le voulaient les stoïciens, mais de les éduquer. La mise en scène des effets funestes de la passion amoureuse fait craindre les passions dévastatrices et contribue au renforcement des passions calmes. Lessing interprète encore la catharsis comme une « purgation [qui] consiste simplement dans la transformation des passions en dispositions vertueuses » (Lettre du 19 janvier 1768) et il

L’empathie est également considérée comme un puissant vecteur de moralité. Elle joue un rôle important chez les auteurs contemporains qui ont remis à l’ordre du jour la question des liens de l’art et de la morale, et notamment chez Martha Nussbaum. Dans Love’s Knowledge, elle soutient que si la littérature, et plus largement les arts de la narration, peuvent jouer un rôle moral, c’est que l’empathie, par le biais de l’identification imaginative, nous permet de comprendre ce que c’est que d’être tel ou tel individu et de sentir comme il sent. Au cours de l’acte de lecture, nous faisons nôtres pour un moment des croyances, des désirs d’un autre. Nous faisons ainsi l’expérience d’un décentrement ; nous nous « mettons à la place d’autrui » et, ce faisant, nous le comprenons intimement. Ainsi, la lecture de David Copperfield nous fait-elle appréhender le monde par les yeux d’un enfant et stimule ainsi notre sensibilité morale à son égard.

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Éthique (approche) authentiquement en présence d’objets objectifs et de l’ordre éternel qui les lie les uns aux autres, ces objets étant les valeurs et cet ordre éternel la hiérarchie axiologique », alors l’art, dans la mesure où il suscite de telles expériences, travaille à l’ouverture aux valeurs. Certes, il n’est pas seul à le faire : l’histoire, la vie, comme l’art, offre des occasions de s’indigner, d’admirer ou de compatir. On pourrait même se demander si l’art ne présente pas un avantage par rapport à la vie. Nous y invite le cas dont parle Rousseau : celui du tyran spectateur qui pleure au spectacle alors qu’il aurait le cœur sec dans une situation réelle comparable. Ce cas pourrait montrer que l’expérience du théâtre est pour des hommes durs, l’occasion d’accéder à un monde de valeurs qui leur est ordinairement fermé. Si l’émotion morale est révélatrice de valeurs, le bénéfice moral est, pour eux, particulièrement, considérable. Les émotions comme danger pour la morale Cet optimisme est contesté par des voix dissonantes qui le contredisent de plusieurs points de vue. Bon nombre de critiques adressées à des œuvres d’un point de vue éthique consistent à reprocher à celles-ci de susciter des émotions immorales. Aux pièces de Regnard qui mettent en scène des individus malhonnêtes se jouant « [des] droits les plus sacrés […] de la nature », Rousseau reproche de pervertir le spectateur en substituant à de bonnes réactions naturelles, des sentiments mauvais : « c’est une chose incroyable qu’avec l’agrément de la police, on joue publiquement au milieu de Paris une comédie, où, dans l’appartement d’un oncle qu’on vient de voir expirer, son neveu, l’honnête homme de la pièce, s’occupe, avec son digne cortège, de soins que les lois paient de la corde ; et qu’au lieu des larmes que la seule humanité fait verser 162

en pareil cas aux indifférents mêmes, on égaie, à l’envie, de plaisanteries barbares le triste appareil de la mort. Les droits les plus sacrés, les plus sacrés sentiments de la nature sont joués dans cette odieuse scène » (Lettre à d’Alembert sur les spectacles, 1758). L’art a non seulement le pouvoir d’étouffer la vertu mais encore celui de susciter de mauvaises passions. En choisissant quelques exemples récents parmi beaucoup d’autres possibles, on rappellera que Plateforme de Houellebecq a été accusé non seulement d’être une insulte à la religion musulmane, mais encore d’être une incitation à la haine raciale, ou que le directeur du Centre Sakharov de Moscou où se déroula en 2004 une exposition artistique intitulée « Attention religion ! », a été condamné pour incitation à la haine religieuse. L’idée selon laquelle l’empathie est un ferment de vertu a également été contestée. Est-il toujours moralement profitable d’entrer dans la subjectivité d’autrui ? Rousseau craint qu’on haïsse moins les crimes de Médée après avoir vu la pièce éponyme représentée au théâtre (Id.). Truman Capote dans In Cold Blood, illustre cette crainte en mettant en scène un héros, lecteur de Dostoïevski et de Robert Frost, et qui veut, comme les personnages des romans qu’il lit, être un tueur sans cœur. La connaissance de la conscience intime des personnages et le partage de leurs émotions ne sont pas nécessairement au service du bien : ils peuvent être aussi au service du mal. Il y a là une objection forte à la thèse de Martha Nussbaum, qui soutient non seulement que l’art peut contribuer à la vertu, mais encore qu’est exclue la possibilité qu’il développe autre chose que la vertu parce qu’il encourage la participation émotionnelle à la vie des personnages. Si l’empathie est un sentir-avec, si la lecture est un devenir sujet des pensées d’un personnage, le bénéfice moral de cette expérience n’est pas en tant que tel nécessairement positif : sa valeur morale dépend  de  celle  du  ­personnage.

Éthique (approche) « Qui de nous, demande Rousseau dans la Lettre à d’Alembert, est assez sûr de lui pour supporter la représentation d’une pareille comédie, sans être de moitié des tours qui s’y jouent ? Qui ne serait pas un peu fâché si le filou venait à être surpris ou à manquer son coup ? Qui ne devient pas un moment filou soi-même en s’intéressant pour lui ? Car s’intéresser pour quelqu’un qu’est-ce autre chose que se mettre à sa place ? ». Si l’empathie, en tant que telle, produit des effets affectifs, ceux-ci peuvent être moralement bons comme moralement mauvais. Plus radicalement, si de nombreux partisans d’une moralisation par l’art ont situé dans l’affectivité le modus operandi de ce processus, d’autres auteurs soucieux de morale ont vu au contraire dans ce recours aux émotions un moyen déplacé. Un rationalisme moral strict considère que les émotions, y compris celles réputées morales comme la pitié, l’indignation ou l’admiration, introduisent dans le champ de l’éthique un élément extra-rationnel et donc hétéronome. Au livre  x de La République, Platon, qui fonde la conduite juste et bonne sur l’usage de la droite raison, reproche au poète qui montre « des individus en proie à la déraison des passions », de « réveille[r] et nourri[r] cet élément inférieur de notre âme, et, en lui donnant de la force, [de] ruine[r] l’élément capable de raisonner ». Un tel spectacle est délétère pour tous, y compris pour les sages et a fortiori pour les enfants : « quand ils entendent Homère ou n’importe quel autre parmi les tragiques imiter un héros qui est dans le deuil, qui remplit de ses lamentations une longue tirade ou qui, en chantant se frappe la poitrine, ils y trouvent du plaisir, ils se laissent aller, ils suivent le mouvement, ils s’associent aux émotions exprimées ». L’âme du spectateur est atteinte : une mauvaise constitution s’est sournoisement installée. Le spectacle des passions « alimente en les arrosant alors qu’il les faut secs » les affects déraison-

nables de son âme. L’habitude de se livrer aux passions, même aux passions feintes que font naître les œuvres de l’art, affaiblit en nous la puissance de l’âme spirituelle et nous livre à nos appétits. Quand bien même on reconnaîtrait dans l’affectivité l’alliée de la morale, on peut douter de l’efficacité du bénéfice éthique de l’exposition à l’art. Quel véritable progrès moral attendre d’un émoi momentané ressenti dans l’expérience artistique, demandait Rousseau ? La morale exige des actes et non pas seulement des émotions. Quand bien même nous ressentirions au contact de certaines œuvres des émotions morales (indignation, pitié, amour du bien, haine du mal...), s’ensuivrait-il nécessairement que cet effet positif se prolonge dans nos actions ? La compassion est une bonne chose, mais la morale veut qu’on aide réellement ceux qui en ont besoin. Considérons de ce point de vue ce passage de la préface à la Poétique d’Aristote qu’André Dacier écrivit en 1692. Dacier voulait établir que la tragédie sert la morale, mais il ne parvient qu’à une conclusion extrêmement ambiguë. En effet, afin de prouver que cet art est capable « de toucher les âmes les plus vicieuses et les plus dures », il rapporte l’histoire du tyran Alexandre de Phères : « cet homme barbare faisant jouer devant lui l’Hécube d’Euripide, se sentit si attendri, qu’il sortit avant la fin du premier acte, disant qu’il serait honteux qu’on le vît pleurer des misères et des calamités d’Hécube et de Polyxène, lui qui se baignait tous les jours dans le sang de ses citoyens : il craignait véritablement que son cœur étant amolli, cet esprit de tyrannie qui le possédait ne le quittât, et qu’il ne sortît simple particulier d’un théâtre où il était entré le maître. Il s’en fallut même bien peu qu’il ne fît mourir l’acteur qui l’avait si fort touché ; mais le coupable fut garanti par un reste de cette même pitié qui faisait son crime ». Certes, le cas montre qu’une âme « [d]es plus vicieuses et 163

Éthique (approche) [d]es plus dures » a été t­ouchée, et même que l’épreuve de cet affect a empêché un acte de barbarie (le tyran renonce à faire exécuter l’acteur). Mais il montre aussi que la réaction à l’affect, l’effet de l’affect donc, a aussi occasionné un surcroît de barbarie (vouloir faire exécuter l’acteur). Que conclure de cette histoire sinon que le tyran a été ému, ébranlé peut-être, mais seulement très momentanément et que ses comportements et ses habitus sont restés inchangés ? C’est là la conclusion que Rousseau dans la Lettre à d’Alembert, tire de récits de cas historiques comparables ; les émotions produites sont momentanées et vaines : « Ainsi pleurait le sanguinaire Sylla au récit des maux qu’il n’avait pas faits lui-même. Ainsi se cachait le tyran de Phèdre au spectacle, de peur qu’on ne le vît gémir avec Andromaque et Priam, tandis qu’il écoutait sans émotion les cris de tant d’infortunés qu’on égorgeait tous les jours par ses ordres ». Rousseau dénonce ainsi l’inefficacité pragmatique des émotions que peut susciter la littérature. Celles-ci n’ont pas de prolongement, ne produisent aucun changement d’habitus et de comportement ; les spectacles les plus pitoyables ne font naître qu’une « pitié stérile qui se repaît de quelques larmes et n’a jamais produit le moindre acte d’humanité ». Ces émotions pourraient même être non seulement sans effets réels, mais encore nocives. Si le cœur s’attendrit plus volontiers à des maux feints qu’à des maux réels, c’est, soutient Rousseau, « parce que [ces émotions] sont pures et sans mélange d’inquiétude pour nous-mêmes ». En effet, « les infortunés en personne exigeraient de nous des soins, des soulagements, des consolations, des travaux qui pourraient nous associer à leurs peines, qui coûteraient du moins à notre indolence, et dont nous sommes bien aise d’être exemptés » (Id.) La non implication permet un confort psychologique que n’offrent pas les situations de la vie dont nous sommes parties 164

prenantes : dans ces dernières au contraire, « on dirait que notre cœur se resserre de peur de s’attendrir à nos dépens ». L’altruisme des réponses émotionnelles morales aux fictions est sans coût ; il est parfaitement compatible avec l’égoïsme le plus grand. Le plaisir de se sentir moral fait oublier la nécessité de se comporter moralement : « en donnant des pleurs à ces fictions, nous avons satisfait à tous les droits de l’humanité, sans avoir plus rien à mettre du nôtre ». Ainsi, « quand un homme est allé admirer de belles actions dans des fables, et pleurer des malheurs imaginaires, qu’a-t-on encore à exiger de lui ? N’est-il pas content de lui-même ? Ne s’applaudit-il pas de sa belle âme ? Ne s’est-il pas acquitté de tout ce qu’il doit à la vertu par l’hommage qu’il vient de lui rendre ? » (Id.). Loin de fortifier le sens moral, l’épreuve à vide des passions anesthésie le sens moral et pétrifie l’action. Le fait de dépenser son énergie morale à compatir imaginativement à des fictions affaiblit notre moralité dans la vie. Une efficacité aléatoire Rousseau pour qui la conscience morale est un instinct divin considère que la vertu ne s’acquiert pas mais s’épanouit là où les conditions familiales, sociales et politiques lui sont favorables. Mais nous sommes bien plutôt des êtres moraux non-finis, non d’emblée dotés d’une inclination infaillible vers le bien, et nous nous construisons – aussi – par l’imitation. Dans la vie ordinaire, nos comportements et nos normes éthiques sont en grande partie le fait d’activités d’imitation. Tous nos apprentissages, certes, ne se font pas par l’imitation : on apprend aussi par l’instruction ou par essais et erreurs. Mais l’imitation est un principe éducatif fondamental. Platon qui le savait, lui qui, dans la République, accordait une large place dans l’éducation des gardiens de la cité : « leur imitation doit être, dès leur première enfance, celle des vertus qui

Éthique (approche) concernent leur fonction : bravoure, sagesse, piété, dignité d’hommes libres et tout ce qu’il y a du même genre, tandis que les actions dépourvues de cette même dignité, ils ne devront ni les faire, ni être habiles à les imiter, non plus que rien d’autre qui soit une mauvaise action ; et cela pour éviter que la contagion de cette imitation ne gagne la réalité de leur être ! Ne te serais-tu pas aperçu par hasard, que toute imitation, quand, depuis la jeunesse, on y a longtemps persévéré, se constitue en une habitude aussi bien qu’en une nature ? ». Ainsi, littérature et peinture ne sont pas sans effets pragmatiques si on pense à ce processus de modélisation de nos attitudes comportementales. Il y a bien une modélisation possible par l’art : il agit par intériorisation mimétique de schèmes et de modèles. Mais si on admet cette intériorisation modélisante, il faut – dans une perspective moralisatrice – être très attentif aux contenus de représentations. Si, selon Platon, certains poètes doivent être chassés de la cité, c’est parce qu’ils fournissent de mauvais modèles, et que tout modèle a une force de contamination. Mais la même raison qui fait que certains poètes doivent être chassés de la cité, fait aussi qu’une poésie positivement éducative peut être envisagée : « c’est d’un poète plus sévère et moins aimable que nous aurions besoin, faiseur de fictions pour un motif d’utilité ». Il y a des fictions favorables à la vertu. L’éducation des gardiens de la cité est éducation de leur corps par la gymnastique et éducation de leur âme par des fictions recommandables : il faut « façonner leur âme avec ces contes ». Lesquels ? Ceux qui sont favorables à la vertu : « si ce sont des témoignages d’une endurance à toute épreuve qui sont contenus dans les paroles et dans les actes d’illustres héros, il faut en faire des objets de contemplation, il faut prêter l’oreille à des propos comme celuici : ‘se frappant la poitrine, il gourmandait son cœur en ces termes : supporte mon cœur ! c’est chiennerie bien pire que tu eus à ­supporter’  ».

Partisans et détracteurs d’un effet moral de l’art se rejoignent au moins sur un point : sur l’idée que l’expérience émotionnelle que nous faisons au contact des œuvres n’est pas sans effet sur nos propres émotions et sur nos comportements et que, ce faisant, elle n’est pas éthiquement insignifiante. Autrement dit, tous reconnaissent à l’art des effets qui débordent l’expérience des œuvres et affectent notre existence en général et plus particulièrement ici, nos dispositions éthiques. L’analyse se complique considérablement lorsque c’est à des individus singuliers que l’on pense et lorsque c’est sur eux qu’on veut mesurer l’efficace de l’art en matière de moralisation. Car le sens se constitue dans un processus de réception, et celui-ci oblige à prendre en considération non seulement l’intention et sa réalisation objective, mais encore ce qui relève de la réception, de sa réception individuelle. L’êthos du lecteur ou du spectateur de l’œuvre est le résultat d’une idiosyncrasie, d’une éducation, d’une histoire singulière. L’impact des œuvres est instable et divers selon les hommes et les moments. Les effets diffèrent selon l’âge, le degré de culture, la disposition affective du moment, les expériences vécues, les dispositions antérieures, l’état d’esprit au moment de la lecture, de la contemplation ou du spectacle, et mille autres circonstances qui constituent pour la réception autant de terrains particuliers. Que l’art puisse produire des affects qui intéressent la morale ne fait pas de doute ; mais on ne peut pas entièrement les prévoir, ni prédire ce qu’ils seront, ni mesurer leur importance. Précisons pour finir que le fait de soutenir que certaines émotions ressenties au contact de certaines œuvres, dans certaines conditions, peuvent avoir des effets moraux, positifs ou négatifs, ne signifie ni que l’art a nécessairement une dimension morale (beaucoup d’œuvres en sont totalement dépourvues), ni qu’il devrait en avoir une, ni que cette dimension morale ne 165

Éthique (approche) conditionne la valeur de l’œuvre, comme le voulait par exemple Tolstoï dans Qu’estce que l’art ?. Carole Talon-Hugon

& Aesthetics and Ethics : Essays at the Inter­ s ection, J. Levinson (éd.), Cambridge, New York, C ­ ambridge University Press, 1998. Art et éthique – Perspectives anglo-saxonnes C. TalonHugon dir., Paris, Puf, 2011. M. Nussbaum, Love’s Knowledge : Essays on Philosophy and Literature, New York, Oxford University Press, 1990. J.-J. Rousseau, Lettre à d'Alembert sur les spectacles [1758], réed. Paris, Garnier Flammarion, 1987. catharsis, diderot, empathie, pitié, platon, FF rousseau, tolstoi

Éthique (approche)

EXTRAIT Platon, La République, 605 c – 606 d. Traduction Chambry, Wikisource. —  Cependant nous n’avons pas encore porté contre la poésie la plus grave des accusations. En effet, son aptitude à corrompre même les hommes dignes de ce nom, en dehors d’un très petit nombre d’entre eux, cela est à coup sûr tout à fait effrayant. Ce l’est certainement, si elle est vraiment capable d’avoir cet effet. —  Écoute-moi, et réfléchis. Les meilleurs d’entre nous, n’est-ce pas, quand nous entendons Homère, ou un quelconque des fabricants de tragédies, d’imiter un des héros, qui est plongé dans la souffrance et qui, au milieu de ses gémissements, développe une longue tirade, ou encore qu’on voit ces héros chanter tout en se frappant la poitrine, tu sais que nous y prenons du plaisir, que nous les suivons en nous abandonnant, en souffrant avec eux, et qu’avec le plus grand sérieux nous louons comme bon poète celui qui sait nous mettre le plus possible dans un tel état. —  Oui, je le sais ; comment pourrais-je l’ignorer ? —  Mais quand à l’un d’entre nous survient un chagrin qui lui est personnel, tu penses bien qu’au contraire nous cherchons à faire belle figure par l’attitude opposée, consistant à être capable d’endurer calmement, e dans l’idée que c’est là le propre d’un homme, tandis que l’autre attitude, celle que nous louions alors, est celle d’une femme. —  Oui, je le pense bien, dit-il. — Alors, dis-je, cet éloge est-il admissible, qui consiste, quand on voit un homme tel qu’on ne daignerait pas être soi-même – on en aurait honte –, à y prendre du plaisir, au lieu d’en être dégoûté, et à en faire l’éloge ? —  Non, par Zeus, dit-il, cela ne semble guère raisonnable. —  En effet, dis-je, en tout cas si tu examines la chose de la façon suivante. —  Laquelle ? —  Si tu réfléchis que l’élément que nous cherchons à contenir par la force, à ce moment-là, dans nos malheurs personnels, l’élément qui aspire à pleurer et à se lamenter tout son content, et à s’en rassasier, étant par nature apte à désirer ces satisfactions-là, c’est l’élément qui est assouvi et satisfait par les poètes ; tandis que la part de nous-mêmes qui est par nature la meilleure, n’ayant pas été suffisamment éduquée par la raison ni par l’habitude, relâche sa garde sur cet élément plaintif, du fait que les souffrances b qu’il contemple seraient celles d’autrui, et que ce n’est en rien déshonorant pour soi-même, quand on voit un autre homme, qui affirme être un homme de bien, souffrir hors de propos, que de le louer et de le plaindre ; il pense qu’il en tire ce profit qu’est le plaisir, et il refuserait de s’en priver en condamnant le poème tout entier. Car je crois qu’il n’est donné en partage qu’à peu de gens d’aboutir à la conclusion que la jouissance passe nécessairement de ce qui concerne autrui à ce qui vous concerne vous-même : quand on a renforcé en soi l’élément qui s’apitoie, en le nourrissant de ces souffrances-là, il n’est pas facile de le contenir lors de ses propres souffrances à soi. —  C’est tout à fait vrai, dit-il. — Or le même argument ne vaut-il pas aussi pour ce qui porte à rire ? Ainsi, quand il y a des choses que toi-même tu aurais honte de dire pour faire rire, mais qui, 167

Éthique (approche) quand tu les entends lors d’une imitation comique, ou encore en privé, te réjouissent fort, et que tu ne les détestes pas en les jugeant odieuses, ne fais-tu pas alors la même chose que pour ce qui provoque la pitié ? Cette part en toi qui voulait faire rire, et que dans le premier cas tu contenais par la raison, craignant d’être pris pour un bouffon, voilà qu’inversement tu la laisses faire, et lui ayant donné là-bas une vigueur juvénile, souvent tu ne t’aperçois pas que tu t’es emporté parmi tes proches jusqu’à devenir un fabricant de comédies. —  Exactement, dit-il. —  Et à l’égard des plaisirs d’Aphrodite, de l’esprit combatif, et de toutes les choses dans l’âme qui touchent au désir, au chagrin, et au plaisir, choses dont nous affirmons qu’elles sont pour nous liées à chacune de nos actions, n’est-ce pas le même argument qui vaut, à savoir que l’imitation poétique a sur nous le même genre d’effets ? Elle nourrit ces affections en les irriguant, quand il faudrait les assécher, et en fait nos dirigeants, alors qu’il faudrait que ce soit elles qui soient dirigées, pour que nous devenions meilleurs et plus heureux, au lieu de devenir pires et plus malheureux.

Évolutionniste (approche)

ÉVOLUTIONNISTE (APPROCHE) Parfois rattachée aux sciences cognitives au sens large en tant qu’elles mettent en rapport les émotions et des mécanismes biologiques, l’approche évolutionniste des émotions est aussi ancienne que le darwinisme. Dans L’expression des émotions chez les hommes et les animaux (1872), Charles Darwin a fait des émotions, primaires ou secondaires, des signaux universels indispensables à la survie de l’espèce. Ces émotions biologiquement ancrées dans l’espère humaine seraient la survivance d’habitudes anciennes, des traces adaptatives. Pourtant Darwin suggère aussi que les émotions fonctionnent également comme des instruments de communication et d’interaction entre les hommes et le fonctionnement des familles et des communautés. C’est cette piste qui a abouti aux résultats les plus intéressants en offrant une définition fonctionnelle de l’art comme lieu d’expression et de coordination sociale des émotions. Si certains philosophes évolutionnistes ont voulu faire de l’art un simple sous-produit de l’évolution (pour Katja Mellmann « les artefacts littéraires agissent comme une sorte pseudo-stimulus sur nos dispositions innées », c’est-à-dire sur nos récepteurs naturels de sensations) ou un système de signaux liés à la sélection sexuelle (dans un essai intitulé Madame Bovary’s Ovaries, David et Nanelle Barash mettent en relation les représentations amoureuses de la littérature romanesque avec la question de la sélection du meilleur partenaire reproductif), la piste d’analyse la plus productive des émotions est offerte en effet par l’analyse de l’art en tant qu’attitude adaptative propre. Les émotions artistiques collectives participeraient des mécanismes de partage social de l’émotion et contribueraient à ce titre à la cohésion du groupe de l’espèce face à des conflits historiques et donc à la survie de l’espèce. À titre individuel, les émotions esthétiques participeraient déve-

loppement d’une « cartographie de l’esprit » humain (mind mapping) permettant à la fois d’appréhender en les mettant à distance ses propres émotions et d’anticiper les réactions des autres individus (mind reading). Pour Patrick Colm Hogan dans What Literature Teaches Us about Emotion, elles fonctionnent comme outil autothérapeutique (mood-repair) individuel autant que comme instrument social favorisant l’empathie et donc la cohésion sociale, double raison pour laquelle l’aptitude à narrer et à mettre en scène des émotions fictives aurait été sélectionnée par l’évolution. On retrouvera la même argumentation chez William Flesch, pour qui notre besoin de récit s’explique par notre besoin de nous approprier des formes de réciprocité affectives : en lisant, le lecteur acquiert une aptitude (fitness) à la compréhension et à l’échange dans la relation intersubjective, une capacité à l’empathie, cette dernière étant comprise comme une réciprocité indirecte qui rend chaque individu plus intéressant et attractif tout en le dotant d’une meilleure capacité d’interaction sociale. Une autre vertu des émotions littéraires serait de favoriser un optimisme de l’espèce en mettant en scène une justice rétributive ou poetic justice : autant que l’apologie de l’altruisme par les valeurs de l’art, l’omniprésence de la question de la vengeance et du châtiment en littérature relèverait ainsi d’une composante biologique. La perspective évolutionniste propose ainsi une cartographie cognitive et émotionnelle d’Homo sapiens sapiens fondé sur des cadres non seulement anthropologiques, mais naturalisés. Pour Joseph Carroll dans Literary Darwinism. Evolution, Human Nature, and Literature, « l’art produit des modèles de la réalité émotionnellement et subjectivement intelligibles avec lesquels les êtres humains organisent des comportements qui sont des réponses flexibles à des circonstances contingentes ». La littérature se définit comme la combinaison de motivations humaines 169

Évolutionniste (approche) f­ondamentales et de configurations culturelles et individuelles différentes. Il s’ensuit que la gamme des émotions littéraires renvoie à des situations schématiques profondes (l’accès à l’âge adulte, le drame de la jalousie, etc.) ce qui démontre le caractère universel des émotions, dont la gamme fondamentale, comme le pensait Darwin, est limitée. D’où la tentation de réduire l’art à la mise en scène d’émotions humaines primaires. La théorie évolutionniste des émotions conduirait, en somme, comme le suggère Patrick Hogan, dans The Mind and Its Stories, à relancer la critique artistique à la recherche d’universaux humains par la littérature : pour son évolutionnisme affectif, on pourrait dégager à partir des archétypes fournis par l’art des « prototypes émotionnels » (emotion prototypes), fondés

sur des rapports différents aux émotions, universaux à valeur transculturelle. Au risque d’une naturalisation normative, les perspectives évolutionnistes offrent à la fois un cadre descriptif et interprétatif aux émotions de l’art et de la littérature. Alexandre Gefen

& J. Carroll, Literary Darwinism. Evolution, Human Nature, and Literature, Routledge, New York et Londres, 2004. P. Colm Hogan, The Mind and its Stories. Narrative Universals and Human Emotion, Calmbridge, Cambridge University press, 2009. W. Flesch, Comeuppance, Harvard, Harvard Unive­rsity Press, 2008. neurobiologique (approche), fiction, FF collectives ( émotions)

Évolutionniste (approche)

EXTRAIT Charles Darwin, L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, traduit par Samuel Pozzi et René Benoist, Paris, Reinwald, 1890, p. 377. Les principaux actes de l’expression, chez l’homme et les animaux, sont innés ou héréditaires, c’est-a-dire qu’ils ne sont pas un produit de l’individu, c’est là une vérité universellement reconnue. Le rôle de l’éducation ou de l’imitation est tellement restreint, pour beaucoup de ces actes, qu’ils sont entièrement soustraits à notre contrôle à partir des premiers jours de notre vie et pendant toute sa durée ; tels sont, par exemple, le relâchement des parois artérielles de la peau dans la rougeur, l’accélération des battements du cœur dans un accès de colère. On peut voir des enfants à peine âgés de deux à trois ans, ceux-là mêmes qui sont aveugles de naissance, rougir de confusion ; le crâne dépourvu de cheveux d’un enfant nouveau-né devient rouge quand il se met en colère. ­Les petits enfants poussent des cris de douteur aussitôt après qu’ils sont nés, et tous leurs traits revêtent alors l’aspect qu’ils doivent offrir par la suite. Ces seuls faits suffisent pour montrer qu’un grand nombre de nos expressions les plus importantes n’ont pas eu besoin d’être apprises ; il est toutefois digne de remarque que certaines d’entre elles, bien qu’assurément innées, réclament de chaque individu un long exercice avant d’en être arrivées à toute leur perfection ; il en est ainsi, par exemple, des pleurs et du rire. L’hérédité de la plupart de nos actes expressifs explique comment les aveugles nés, d’après les renseignements que je tiens du Rév. R.-H. Blair, peuvent les accomplir tout aussi bien que les personnes douées de la vue. Cette hérédité explique aussi comment jeunes et vieux, chez les races les plus diverses, aussi bien chez l’homme que chez les animaux, expriment les mêmes états de l’esprit par des mouvements identiques.

F FANTASTIQUE « Il ne faut pas s’étonner que son état m’effrayât, qu’il m’infectât même. Je sentais se glisser en moi, par une gradation lente mais sûre, l’étrange influence de ses superstitions fantastiques et contagieuses ». C’est le mot « fantastic » que Baudelaire, dans sa traduction, a rendu par « fantastique ». Au contact de l’étrange Roderick Usher, la santé mentale du narrateur de La Chute de la maison Usher de Poe est menacée, son esprit est « infecté ». C’est le principe même du fantastique tel que le conçoit plus tard T. Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique (1970) que Poe met ici en scène. Le registre fantastique, parce qu’il a des fondements narratologiques, peut, selon le critique, être constitué en genre. Dans un récit à la première personne où le narrateur se fait le relais de l’angoisse du lecteur, le fantastique naît des soupçons pesant sur la valeur de l’énonciation. Le personnage-narrateur est transporté dans un monde où des éléments troublants et maléfiques suscitent en lui une peur panique et le conduisent au bord de la déréliction. L’incapacité du lecteur de savoir ce qui relève de l’imagination du narrateur caractérise le fantastique et crée un effet spéculaire, « contagieux », dans lequel le trouble se transmet du narrateur au lecteur. Cependant, selon D. Mellier l’analyse de Todorov vaut pour le xixe siècle sans doute, mais le genre fantastique est plus vaste et on ne peut aujourd’hui nier l’existence d’un « fantastique de l’explicite et de l’excès de représentation », surtout

depuis que les formes qui l’incarnent « ont tendance à quitter l’indétermination du langage pour venir faire image », comme il l’écrit dans L’Écriture de l’excès : fiction fantastique et poétique de la terreur (1999). Le cinéma véhicule le fantastique en instaurant un processus narratif similaire à celui de l’écrit, à l’efficacité duquel vient en effet s’ajouter la puissance de l’image visuelle. La peinture fantastique quant à elle n’a que l’image, mais les tableaux de Goya, de Moreau, de Chirico ou de Dalí partagent un même goût pour l’inquiétante étrangeté. Les architectes aussi ont eu leurs désirs de réalisation fantastique – l’utopisme architectural, né dans l’entre-deux-guerres, en porte la marque. Les débats littéraires peuvent alors être transposés puisque l’art fantastique amène le lecteur-spectateur à interroger le degré de réalité de ce qu’il contemple, à se sentir happé par le sentiment de l’étrange, à imaginer enfin que le soupçon de l’anormalité peut mener à des cataclysmes, comme la « fissure à peine visible » du mur de la maison Usher conduit « le disque entier de la planète » à « éclat[er] tout à coup » à la vue du narrateur, à la fin de la nouvelle. Mathilde Bernard

& U. Conrads et H. G. Sperlich, Phantastische Architektur, éd.  utilisée : Architecture fantastique, Paris, Delpire, s.d. D. Millier, L'Écriture de l'excès : fiction fantastique et poétique de la terreur, Paris, Champion, 1999. T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970. cinéma, horreur, littérature, peur FF

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Fiction

Fic tion Que l’on réserve ou non à la fiction romanesque l’idée de fiction et qu’on en donne une définition positive (comme hypothèse de pensée) ou négative (comme mensonge) l’idée de ressentir des émotions face à des personnages ou des situations dont nous savons parfaitement qu’ils n’existent pas pose problème. C’est ce que Colin Radford et Michael Weston ont appelé « le paradoxe de la fiction », en soulignant en quoi ce que l’on a pu appeler d’après la formule de Coleridge, la « suspension d’incrédulité » propre à l’entrée dans un univers affectif de fiction s’accompagne de processus émotionnels contre-intuitifs et possiblement « irrationnels, incohérents et inconséquents ». On a pu ainsi proposer de contester l’idée même que les émotions esthétiques soient bien des émotions au sens plein et non de simples états d’âme ou encore des émotions feintes et propres à l’ordre esthétique. Ce courant a été en particulier incarné par Kendal Walton pour qui nous sommes touchés non par des émotions au sens ordinaire, mais par des « pseudoémotions » : nous faisons en quelque sorte semblant d’être émus, ce dont on doit pouvoir tenir pour preuve le fait que notre émotion n’a pas d’incidence sur notre vie et ne s’articule pas à des réactions. Le cas célèbre, relaté par Stendhal dans Racine et Shakespeare, de ce soldat en faction dans l’intérieur du théâtre de Baltimore, qui tira un coup de fusil sur Othello au cinquième acte de la tragédie en s’écriant « Il ne sera jamais dit qu’en ma présence un maudit nègre aura tué une femme blanche », relève d’une forme pathologique qui ne saurait faire oublier que nous restons sans réponse face aux spectacles des émotions les plus extrêmes, que nous considérons comme des représentations. Un tel constat nous amène au passage à relativiser l’idée que nous suspendons complètement et réellement notre incrédulité devant une œuvre : comme le suggère Jean-Marie Schaeffer, 174

une part notre esprit est immergée dans la fiction, qui fonctionne ici comme leurre, quoique nous ne perdions pas conscience de participer à un jeu cognitif, comme nous le rappelle largement notre corps. La vérité se situe donc sans doute entre ces deux extrêmes consistant d’une part à nier la distance minimale que nous possédons à l’égard d’une fiction et d’autre part à intellectualiser les émotions au point de n’en faire que des formes de savoir abstraites et conceptuelles. Le paradoxe ontologique portant sur le support de l’émotion fictionnelle s’est enrichi d’un autre questionnement d’ordre philosophique : en quoi pouvons-nous trouver plaisir à ressentir de la peur, du désespoir, etc. face à un récit de fiction ? Ce nouveau problème, nommé également « paradoxe de la tragédie » ou « paradoxe de l’horreur » a reçu de nombreuses réponses, tant du côté de la philosophie de l’art que de celui des sciences cognitives. Pour emprunter son classement au philosophe américain Jerrold Levinson, les réponses philosophiques possibles sont de plusieurs ordres. La première hypothèse est celle de la « compensation » : les plaisirs dépassent les peines et les font oublier ; c’est cette idée qui est au cœur de la théorie artistotélicienne de la catharsis dans son interprétation esthétique, comme purification du réel qui permet d’éprouver un plaisir esthétique devant un objet laid ou repoussant, en épurant et transformant la terreur du spectateur. La seconde hypothèse d’explication relèverait d’un phénomène de « conversion » : selon Hume, lors d’un spectacle ou d’une lecture, les qualités esthétiques de l’œuvre, rhétoriques ou poétiques, nous conduisent à transformer mentalement les souffrances en un plaisir global. Une autre hypothèse est « organiciste » et affirme que l’art nous impose d’accepter des émotions contradictoires et complémentaires, à la fois positives et négatives, et que la pertinence des émotions négatives dans l’ensemble serait

u point, parfois,

Fiction même un critère déterminant d’évaluation globale de l’œuvre : nous serions sensibles aux nécessités esthétiques qui rendrait légitimes et pertinents les affects négatifs qui l’accompagnent. Autre thèse encore : dans une explication « révisionniste », on défendra l’argument que seul le sujet détermine la « valence » positive et négative des émotions : à lui de savoir si la fiction met en scène une histoire réellement émouvante, si elle suscite sa pitié, ou, pourquoi pas par exemple au contraire, l’amusement et l’ironie. Enfin, selon une hypothèse « déflationniste », incarnée notamment par Kendall Walton que j’ai déjà évoqué, les émotions que nous éprouvons ne se portent pas véritablement sur un personnage ou une situation et ne sont pas similaires aux émotions ordinaires, elles ne sont que des variantes artistiques de notre gamme émotionnelle activées dans un jeu de faire-semblance. Des ouvertures sont encore à attendre des sciences cognitives que ce soit du côté de la psychologie expérimentale ou de l’imagerie des neurosciences pour mieux comprendre les phénomènes psychologiques profonds impliqués dans notre rapport à l’émotion et il n’est guère possible, pour l’heure, de trancher de manière déterminante entre ces modèles. Reste au demeurant à savoir si ces théories sont véritablement incompatibles et si le rapport affectif que nous fabriquons à la fiction ne dépendrait pas des genres, des tempéraments, des circonstances et des œuvres, en une matrice complexe de programmes culturelles, de dispositifs, de jugement de valeur et de formes psychologiques possibles d’implication. On pourrait trouver ainsi un peu vaines ces tentatives d’explications propres à la philosophie esthétique dans leur manière de décrire des processus mentaux à la fois variables et opaques. Elles sont largement une tentative d’objectivation de débats qui s’étaient précédemment posés en termes de valeur, de sens et d’éthique. Si le

paradoxe de la fiction interrogeait notre relation à la vérité, la question des affects engage notre relation aux événements, mais aussi à nous-mêmes : autrement dit, la compréhension du rôle des émotions dans la fiction narrative, romanesque ou théâtrale, implique à la fois une évaluation axiologique de l’œuvre littéraire, de valeur sociale et de valeur éthique. Il ne s’agit pas seulement de décrire des expériences de lecture ou d’attitudes de spectateurs en des termes mécaniques, mais de définir les pouvoirs et les limites de la fiction. La preuve en est l’émergence, récente, d’un troisième problème, celui du paradoxe de « la résistance imaginative morale » (imaginative resistance paradox), c’est-à-dire le refus de notre imagination à s’engager de contester l’autorité de l’auteur sur son récit et à refuser d’y répondre comme prescrit par le pacte fictionnel. Favoriser une vision thérapeutique et positive du théâtre, c’est défendre une version forte de la théorie de la compensation ; avoir peur, comme Platon, de la fiction et refuser la dimension de jeu pédagogique du théâtre défendue par Aristote, c’est être tenté par une version forte de la théorie de l’immersion ; considérer qu’un roman n’a pas à être jugé en fonction des sentiments d’horreur qu’il peut provoquer et que le lecteur est à même de contrôler ses sentiments, c’est défendre une autre analyse de la question des transferts affectifs ; refuser qu’une œuvre soit trop froide ou au contraire s’indigner qu’elle soit trop pathétique, c’est encore déployer une théorie des rapports entre valeur littéraire et mise en scène de l’émotion : chaque théorie de l’émotion fictionnelle emporte une théorie de l’art. Alexandre Gefen

& C. Radford et M. Weston, « How Can We Be Moved by the Fate of Anna Karenina ? », Proceedings of the Aristotelian Society, Supplementary Volumes Vol. 49, 1975, p. 67-93. Trad. franç. : « Le destin d'Anna Karénine » in J-P. Cometti, J. Morizot et

175

Freud Sigmund (1856-1939) R. Pouivet (dir.) Esthétique contemporaine, Paris, Vrin, 2005. J. Levinson « The Place of Real Emotion in Response to Fictions », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, 48, no. 1, hiver 1990, p. 79-80. K. Walton, « How remote are fictional worlds from the real world », Journal of Aesthetics and Art Criticism, 37, 1978, p. 11-23. J. M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2000. empathie, littérature, théâtre FF

FREUD Sigmund (1856 -1939) Si Freud a réservé la majorité de sa réflexion sur l’art aux œuvres langagières, il reste que – dans ses théories – les formations de l’inconscient (le symptôme en général, le rêve, le mot d’esprit) partagent avec les œuvres visuelles la propriété de traiter plastiquement leur matériau. Observer la formation des symptômes revient à étudier de près autant de tentatives de compromis entre des forces affectives hétérogènes voire contradictoires. La transformation plastique de ces forces affectives permet en effet les combinaisons les plus inédites. À suivre Freud, on peut observer chez tout sujet ce besoin de conciliation des opposés. Deux forces qui se sont désunies parce qu’elles sont en opposition – le désir et la répulsion, par exemple – se réconcilient alors grâce au compromis qu’offre le symptôme. Ceci explique d’ailleurs sa grande capacité de résistance : le symptôme est en quelque sorte « maintenu des deux côtés », dans « Les Voies de la formation des symptômes » (1916-1917). Dans un passage célèbre, Freud définit le symptôme hystérique comme l’expression d’un compromis entre deux fantasmes, l’un féminin et l’autre masculin : d’une main, l’hystérique en crise tient sa robe serrée contre elle, quand l’autre main s’efforce de l’arracher, dans « Les Fantasmes hystériques et leur relation à la b ­ isexualité » (1908). Cette définition imagée du symptôme hys-

térique ne manque pas de faire signe vers l’activité artistique, parfois mobilisée par une même volonté de faire tenir ensemble des forces contrastées. L’historien de l’art Aby Warburg était particulièrement attentif aux compromis de ce type. Son œuvre regorge d’exemples d’« organismes énigmatiques » : on pense par exemple à la Vénus de Botticelli, dont l’impassibilité du visage contraste avec l’agitation extrême des éléments secondaires dans le tableau La Naissance de Vénus (1485), ou à la Madeleine dans la Crucifixion de Bertoldo di Giovanni (1475), qui semble à la fois endeuillée au point de se tordre de douleur au pied de la croix et gracieuse dans sa danse presque érotique. Telle insistance sur la plasticité de la pulsion et sur sa capacité de transformation dans le champ du visible permet d’entrevoir avec quelle légitimité la théorie freudienne concerne la réflexion sur l’art. Georges Didi-Huberman choisit en ce sens d’emprunter à Freud le concept de symptôme, qualifiant ses propres recherches d’« esthétique du symptôme ». Dans L’Interprétation des rêves (1900), Freud analysait les mécanismes à l’œuvre dans l’activité onirique, proposant dans la foulée une théorie de la figurabilité complexe, inhérente aux formations de l’inconscient. Appliqué au visuel, un tel modèle permet de se débarrasser des interprétations trop univoques pour privilégier les influences multiples et la surdétermination des représentations. Maud H agelstein & S. Freud, « Les fantasmes hystériques et leur relation à la bisexualité » [1908], trad. J. Laplanche, Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973. S. Freud, « Les voies de la formation des symptômes » [1916-1917], trad. F. Cambon, in Conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984. F. Coblence, Les Attraits du visible, Paris, Puf, 2005. G. Didi-Huberman, « Dialogue sur le symptôme » (avec P. Lacoste), L’inactuel, no5, 1995. psychologique (approche), empathie FF

G GASTRONOMIE « J’aimerais que ma cuisine provoque une grande émotion qui submerge comme un coup de froid dans le dos, comme le frisson qui parcourt tout le corps, c’est un sentiment qu’on ne vit qu’une fois », paroles de chef étoilé, Arnaud Donckele, trois étoiles au Guide Michelin, 2013. « Le créateur, en obligeant l’homme à manger pour vivre, l’y invite par l’appétit, et l’en récompense par le plaisir », Brillat-Savarin, Physiologie du goût, 1848.

Le cinquième aphorisme de la Physiologie du goût de Brillat-Savarin dit l’importance de la gastronomie dans la vie humaine ; puisque la nécessité et le désir de manger (l’appétit), entrent dans les plans de la providence, accompagnés d’une compensation gracieuse, le plaisir. Pour la pensée gastronomique la recherche luxueuse du plaisir de manger, n’est pas séparable du besoin de manger, comme besoin de subsister : les animaux ne mangent pas, ils se « nourrissent », l’homme mange et « l’homme d’esprit seul sait manger ». La recherche et la connaissance du meilleur et non seulement du nécessaire, la recherche du « frisson gastronomique », place la gastronomie parmi les arts de la vie. La gastronomie est-elle un art ? Si la gastronomie est un art, l’esthétique dont elle relève est celle de l’effet esthétique. Si la gastronomie est un art, c’est le sujet, le « goûteur », gastronome ou gourmand, l’homme qui sait manger, qui fait de la production culinaire un art et assure à ses artistes, réputation, gloire et postérité.

La gastronomie est cet art qui produit des œuvres pour le goût (sensuel), mais elle se donne aussi, pour une connaissance du goût, de ses nutriments, et de ses jouissances, un savoir et non seulement un savoir faire ; le goût y est pris d’abord et principalement en son sens premier, non dérivé, non métaphorique comme « don de discerner nos aliments » ainsi que l’écrit Voltaire, et qui « a produit, dans toutes les langues connues, la métaphore qui exprime, (par le mot goût) le sentiment des beautés et des défauts dans tous les arts » (Encyclopédie, article « Goût »). La gastronomie est donc, en première analyse, la connaissance d’un des cinq sens, celui qui a donné son nom au discernement esthétique. La gastronomie est une branche de l’esthétique, en son sens rigoureux, comme science de la sensibilité, selon la définition de Baumgarten dans son Æsthetica (1750). Elle comporte deux branches principales : celle de l’art culinaire proprement dit, de la production éphémère, mais objective, par les recettes et les écrits, de grands artistes qui – d’Archestrade de Gela, (ive siècle av. J.‑C.), gastronome, écrivain grec et ami du fils de Périclès, à Escoffier (1846-1935), chef cuisinier et auteur culinaire qui aurait codifié et modernisé la cuisine de Carême et créé la revue L’Art culinaire en 1883, d’Apicius (25 av. J.‑C-37 ap.  J.‑C.), gastronome romain, auteur du célèbre De re coquinaria, à Bocuse, Senderens ou Anne‑Sophie Pic – ont œuvré et œuvrent encore à créer les objets de nouvelles sensations et émotions gustatives ; l’autre branche se donne plutôt comme science empirique ou, pour reprendre l’expression de ­Brillat-Savarin, connaissance de 177

Gastronomie l’homme en tant qu’il se nourrit ; elle appartient alors à cette littérature de gastronomes écrivains, encore appelés gastrosophes, selon le mot de Fourier repris par R. Barthes, à laquelle on peut associer les noms de Bartolomeo Sacchi dit Platine, qui traite de la jouissance ou des plaisirs de la table dans le respect des règles esthétiques et morales, dans une moindre mesure celui de Grimot de la Reynière qui prétend « philosopher sur la gourmandise » (Réflexions philosophiques sur le plaisir, 1783), et surtout celui de Brillat-Savarin, contemporain, d’artiste culinaire, tel Carême ; qui a régné sur cet âge d’or de la gastronomie auquel appartient Brillat, mais qui n’a pas fait sortir l’art culinaire de la cuisine et des services de table. La gastronomie et l’art culinaire : définition « La gastronomie est la connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l’homme en tant qu’il se nourrit. Son but est de veiller à la conservation des hommes au moyen de la meilleure nourriture possible. Elle y parvient en dirigeant, par des principes certains, tous ceux qui recherchent, fournissent ou préparent les choses qui peuvent se convertir en aliments ». Cette définition de Brillat‑Savarin, la plus complète et la plus exigeante, inclut la double dimension de la gastronomie, comme savoir et comme art. Comme savoir, elle doit embrasser, le « sujet matériel », l’aliment, et le « sujet moral », l’homme en tant qu’il se nourrit bien, son but étant la meilleure conservation des individus et leur plaisir. C’est un art du goût et celui-ci ne se conçoit pas sans plaisir ni sans appétit. Mais, la théorie gastronomique a aussi des applications pratiques, et des effets existentiels, cette connaissance est directrice, elle propose des règles pour la meilleure alimentation. La gastronomie est une science normative proposant des règles à l’art gastronomique : elle n’est pas une science descriptive, elle dit ce qui doit être 178

et vise la jouissance du goût : « elle considère le goût dans ses jouissances comme dans ses douleurs ; elle a découvert les excitations graduelles dont il est susceptible ; elle en a régularisé l’action et a posé les limites que l’homme qui se respecte ne doit jamais outrepasser »; c’est une science de la bonne vie et non seulement de la subsistance de la vie, à ce titre elle est une branche de l’éthique, et non seulement de l’esthétique. L’objet gastronomique La gastronomie se donne pour objet, l’aliment, en général, sa matière et sa manière ; elle définit les aliments comme, « substances qui soumises à l’estomac, peuvent s’animaliser par la digestion et réparer les pertes que fait le corps humain par l’usage de la vie ». L’aliment, en général, est l’« animalisable », l’assimilable par l’animal et le réparateur des forces vitales ; à ce titre la gastronomie est une science de la vie, qui en suppose beaucoup d’autres, en particulier la chimie analytique, comme en témoigne déjà BrillatSavarin. Mais l’aliment, comme « meilleure nourriture possible » c’est encore toute substance animalisable qui peut satisfaire le goût : les boissons autres que l’eau et le lait, les condiments, et autres assaisonnements. Parmi les boissons, une place à part est faite au vin. L’œnologie doit souvent compléter la science gastronomique et elle exige un savoir et une expérience spécifiques. C’est une science qui ne souffre pas les généralités : un vrai gastronome ne parle pas du vin, ni en général ni dans ses espèces mais seulement en harmonie avec les mets ; un vrai gastronome peut bien aimer le vin pour lui-même, pour sa valeur gustuelle et comme vecteur de convivialité, mais jamais comme une drogue ou principe d’évasion. La gastronomie définit aussi les manières d’être des aliments (le cuit, le cru, le bouilli, le rôti, le frit) : c’est la manière plus que la matière qui constitue l’objet comme gastronomique ; c’est la gastronomie, enfin,

Gastronomie qui définit le point d’esculence de chaque aliment. Elle juge ou définit et classe les saveurs, les odeurs et la belle apparence du produit naturel (cru) ou élaboré (cuit) : cela se traduit dans les recettes, qu’à l’occasion, le gastronome inspiré peut proposer. Le sujet, ses émotions, le plaisir gastronomique Tous les sens, du sujet, et non seulement le goût, collaborent pour la qualification gastronomique de l’objet (naturel ou produit) et pour susciter l’appétit. Le sujet, gourmet, gourmand ou gastronome, constitue l’expérience esthétique comme dégustation, et la dégustation comme expérience esthétique. Si l’expérience esthétique n’est autonome que lorsqu’elle se débarrasse du goût culinaire comme le veulent, de Kant à Adorno, les puristes du goût, la gastronomie ne permet qu’une expérience esthétique hétéronome et des sentiments « mélangés ». Bien qu’il soit considéré dans les conditions de la dégustation et non de la simple survie, le sujet du goût gastronomique reste pris dans les mailles d’une sensibilité et d’un plaisir impurs. Le sujet du goût gastronomique n’est pas un contemplatif, ni un ascète : il réagit affectivement et par tous ses sens à l’œuvre et au chef d’œuvre culinaire. Les émotions qui intéressent l’art gastronomique ne sont donc pas celles d’un pur esprit, mais ce ne sont pas non plus les affects élémentaires de l’existence (faim, soif, si ce n’est comme limites négatives de l’appétit non satisfait). La gastronomie s’intéresse aux émotions secondaires ou réfléchies, et d’abord à cet affect humain primordial qu’est le désir ou appétit avec conscience de lui-même, que l’art culinaire vise à satisfaire, à susciter et à cultiver. La gastronomie se soucie aussi de tous les émotions et sentiments qui font partie de l’art de la vie, d’une vie conviviale et festive, associant le plaisir de manger et celui du partage de ce plaisir : plaisir de la table, de la conversation, plaisir du vivre ensemble et de tous les arts qui y contribuent.

Emotions, sentiments gastronomiques Le spectre des affections qui intéressent la gastronomie est large, il comporte des sensations (la sensation de goût, d’appétit), des émotions (émotion de plaisir, dégoût), des sentiments (joie, bonheur, contentement) et même de la passion (gourmandise). Les émotions d’ordre gastronomique sont d’abord et principalement des affects causés par des sensations ou des impressions physiques et non par une action de l’âme ou un jugement, mais la sensation complète du goût gastronomique n’est pas une sensation immédiate, elle englobe l’impression directe, puis celle qui naît quand l’aliment frappe tout l’organe par son goût et son parfum, et enfin le jugement que porte l’âme sur l’impression transmise par tout l’organe du goût. Des sentiments ou des émotions cognitives supérieures, entrent ou peuvent entrer dans la jouissance du goût gastronomique : des émotions mêlées de savoir ou de culture (par exemple l’émotion qui accompagne la reconnaissance d’un vin de grande renommée), ces émotions entretiennent le plaisir, l’intensifient, même si elles ne le causent pas directement. La gastronomie est la science ou la phénoménologie du goût, pris à son premier niveau esthétique ; l’émotion (physique ou psychique) qui n’y manque jamais est celle de l’appétit. De l’appétit Le mot « appétit » désigne chez les philosophes la version vivante du conatus, et ne devient « désir » que lorsque la conscience s’en mêle. Si la littérature lui donne un sens plus large et général, qui englobe la tendance, la disposition ou le sentiment qui pousse à la consommation d’objets, quels qu’ils soient (amant, maîtresse, fruits confits ou dinde truffée) pour le seul plaisir des sens, l’appétit de nourriture n’étant alors qu’une des modalités de l’appétit, la physiologie, elle, privilégie le mot appétit ou appétence pour signifier la tendance de tout organisme, doté de vie autonome, 179

Gastronomie à assurer la constance de son milieu intérieur. Si pour assurer cette constance le besoin de nutriments est lui-même ininterrompu, l’apport de nutriments, par le sujet vivant, est, lui, discontinu : le sujet organique ne peut pas manger sans arrêt, soit qu’il ne le veuille pas soit qu’il ne dispose pas des nutriments. L’appétence s’inscrit dans ce décalage, c’est une alerte : le vivant ne doit pas attendre l’épuisement des ressources et de l’énergie en réserve pour se disposer à les reconstituer ; le besoin de manger est « ce moniteur » qui l’alerte, comme le dit Brillat‑Savarin. L’appétence est favorisée ou aidée par l’expérience du plaisir qui peut accompagner la satisfaction du besoin, c’est alors que l’appétit devient désir et a partie liée avec la gourmandise et la gastronomie. C’est en ce sens que le gastronome use de la notion d’appétit ; l’appétit est décrit dans la durée et non de façon absolue ou abstraite. Ainsi Brillat‑Savarin  dit d’abord la condition organique, « le mouvement et la vie », suivi du constat de la nécessité, pour l’organisme vivant, de restaurer l’équilibre entre les « forces » et « les besoins » ; l’appétit est alors ce « ressort », grâce auquel le système sensoriel de l’animal désirant est tout entier ouvert sur le monde ; l’appétit est « la première impression du besoin de manger » : dans la durée cette nuance est fondamentale, car cette première impression est agréable et « tient du rêve », non de la crampe d’estomac. Le gastronome décrit la différence entre l’appétit et la faim, comme différence entre attente du plaisir et actualité de la douleur : la première impression est une douce sensation, un état agréable, celui où l’on peut dire « quel plaisir d’avoir un bon appétit ! ». Elle « n’est pas sans charmes » et sans le charme de l’appétit, rien n’a de goût ; le gastronome en fait un état où l’esprit se met à rêver. En effet, la première impression parvenant « au centre commun » (l’âme) y éveille ces facultés qui entrent en jeu dans le rêve, mémoire et imagination, en cet état « l’âme s’occupe d’objets analogues à ses besoins, 180

la mémoire se rappelle les choses qui ont flatté le goût, l’imagination croit les voir ». Le rêve, dont il est question ici, est celui des souvenirs et de leurs combinaisons conscientes, chez l’homme éveillé et en état d’appétit ; les choses qui ont « flatté le goût » et que la mémoire rappelle, « l’imagination croit les voir », l’appétit est attente et celle-ci, déjà un plaisir. L’appétit est une émotion physique consciente qui a partie liée avec le plaisir, dont il est alors l’attente agréable, tant qu’il n’a pas dégénéré en besoin de manger. Le besoin de manger, la réalité, peut être dure mais on ne dit « quel plaisir d’avoir un bon appétit » que si on a la certitude de faire bientôt un excellent repas. Le temps d’attente est impératif : il faut que ce ne soit pas trop tard. Car, pendant que l’âme s’amusait à rêver de ce qui flatte le goût, le corps n’a pas cessé de dépenser ses ressources. Le rappel à la réalité, l’alarme organique, ce sont ces bruits, cette exaltation des puissances digestives qui ne peuvent plus attendre comme des soldats qui attendent le signal d’action pour agir. On est au seuil qu’il ne faut pas dépasser : encore quelques moments, on aura des mouvements spasmodiques ; la crampe, puis l’ennui, « on baillera », et finalement la faim, la souffrance ! Passé le temps du plaisir, il ne restera que le déplaisir de l’ennui, et de la faim. La chose est suffisamment grave pour qu’on puisse en tirer l’apophtegme : « de toutes les qualités du cuisinier, la plus indispensable est l’exactitude. » Suzanne Simha

& J. A. Brillat-Savarin, Physiologie du goût [1848], Paris, P. Waleffe, 1967 ; Physiologie du goût [1848], éd. J.‑F. Revel, Paris, Flammarion, 1982 ; Physiologie du goût [1848], éd. mise en ordre et annotée avec une Lecture de R. Barthes, Paris, Hermann, 1975. A. Dumas, Grand dictionnaire de cuisine, dir. J.‑P. Sicre et préf. D. Zimmermann, Paris, Phébus, 2000. S. Simha, Du goût, de Montesquieu à Brillat-Savarin, Paris, Hermann, 2012. G. Vicaire, Bibliographie gastronomique, d’après l'éd. de 1890, Houilles, Manucius, 1999. goût, littérature, plaisir FF

Goethe Johann Wolfgang (1749-1832)

Goethe Johann Wolfgang (1749 -1832) Si l’on ne peut trouver chez Goethe le vocabulaire contemporain des émotions, on peut définir chez lui un espace émotionnel. La conversation avec Eckerman du 18 août 1824 souligne le corsetage du langage émotionnel par une vie étroite de cour, comme celle que Goethe a connu. Dans l’expression vraie ou perverse de l’émotion se joue son émancipation de ce corset. La rationalisation des sentiments se heurte à leur corporéité, si bien que le conflit entre nature et institutions reste sans solution, sinon l’objectivation des émotions par l’art. C’est le sentiment même qui se trouve transformé par son expression. La diction de l’émotion construit l’émotion, qui est toujours située dans une place du locuteur et dans un contexte. Dans le Diwan, la description verbale des futurs amants les enflamme avant qu’ils ne se voient. Les noces du mot et de l’esprit s’incarnent dans la superposition de la projection et de la métaphore. L’émotion repose sur la présentification immédiate de son objet, alors que la projection métaphorise cette émotion personnelle en la métaphorisant en expression cosmique. Le pouvoir émotionnel propre au mot consiste alors à dépasser le temps, à prolonger l’émotion par delà sa situation. Si l’émotion de la présence immédiate est enthousiasme, cette émotion se cristallise dans la diction qui la prolonge en la projetant sur le monde. L’émotion n’est donc jamais un simple signal biologique, ou un simple marqueur d’une évaluation d’une situation. C’est la dynamique du sentiment, qui pousse à espérer, à désirer et à faire. C’est un mode de communication jusque dans le silence, comme le montre Tasso. La verbalisation limite le sentiment, quand elle se détourne du langage propre des sentiments, de l’individualité qui se fait dans et par son autonomie. De Werther à Tasso, les personnages de Goethe sont pris entre l’émotionnalité des sentiments et des pas-

sions d’une part, et d’autre part les convenances et les conventions définissant le convenable. Mais Goethe ne prêche pas un retour à la passion ou à la nature. Car celle-ci ne définit pas la liberté. L’émotionnalité est balancement, vacillation des sentiments, ambiguïté des sentiments à la fois subis et voulus. Werther balance entre un accord avec la nature qui donne le bonheur, et un recul critique porté par un regard socialisé. Dichtung und Warheit le montrera, le regard sur soi implique le caractère relationnel et socialisé de la sphère du sentiment, la considération de soi est falsification de soi, face à l’impossibilité d’agir selon son idéal. La coupure entre le convenable et le naturel reflète la coupure entre les gens d’un certain état et le peuple. La scission entre la vie, la liberté et le travail interdit l’accord de l’individu avec soi : la sphère émotionnelle se déplace à l’intérieur de cette scission. Tasso hésite entre dépression et exaltation, ce qui montre que l’autonomie émotionnelle n’a pas de mesure propre, d’où la remarque du personnage, il accepte un prince qui s’adresse à la raison, pas un maître qui l’opprime. Si donc convenance et langage de l’émotion s’opposent, on ne peut jamais les disjoindre. D’où le refus du romantisme émotif que Werther n’avait pas peu contribué à créer. On peut croire trouver le bonheur dans une vie où l’autodétermination serait auto-limitation, dans une attitude de renoncement, mais celle-ci se heurte à la corporéité des émotions, qui n’acceptent pas le verdict, ce qui conduit les personnages goethéens à vivre une vie en imagination. Quand la dynamique émotionnelle se brise, le renoncement est une mort ou un effondrement déguisé. L’amour gardera toujours chez Goethe une authenticité qui s’opposera à l’artificialité sociale du désir qui définit l’attitude du libertinage français. Tasso constate aussi la dissociation des sphères émotionnelles propre au moderne. C’en est fini du héros chevalier et poète. 181

Goût La fantaisie poétique s’adresse à un public qui lui est étranger, si bien que l’artiste n’est jamais socialement totalement reconnu. L’artiste considéré, c’est l’homme établi. Mais la confusion de la vie et de la littérature est un des aspects de la mélancolie de Werther. D’où aussi son caractère maniacodépressif, sa vacillation entre exaltation et mélancolie, ce qui induit l’idée d’une constitution sociale de la sphère émotive. L’imaginaire est insatisfaction parce qu’il est coupé de la vie effective, et des exigences démesurées de passions imaginaires deviennent des souffrances imaginaires dans des périodes d’insatisfaction et de désœuvrement. Dans le Wilhelm Meister, le théâtre apparaît comme le substitut de la vie publique inexistante dans l’Allemagne de l’époque, et les émotions nationales s’expriment dans le contenu fictif des pièces de chevaliers Mais la mélancolie de l’artiste est aussi un mal proprement artistique et littéraire, une ombre nécessaire des lumières, due à la disproportion du talent et de la vie. Mais l’art peut s’inscrire dans la vie, y promouvoir une véritable conversion émotionnelle par la joie, comme le montre la fin de Lila. L’effort de l’art et de la littérature pour combler le sentiment de fragmentarité de la vie, sans d’ailleurs le supprimer, constitue la prise de l’art sur la vie. L’art semble pouvoir accorder la jouissance du monde avec l’empathie avec les autres et la conciliation des éléments inconciliables de la vie. Jean Robelin

& G. W. Goethe, Ecrits sur l’art, Paris, Klincksieck, 1983 G. W. Goethe, Romans, Paris, Gallimard, 1990 éducation des affections, empathie, mélancolie FF

GOÛT Si le goût est, par sa nature, subjectif, et si cette subjectivité est affective (ou empirique) une norme ou des règles universelles 182

du goût sont-elles possibles ? Est-il légitime de parler de bon et de mauvais goût ? Sensualistes ou idéalistes, les théories esthétiques du goût lui assignent toutes un cadre normatif : aucune ne cède à un relativisme facile ou à un scepticisme radical ; les thèses ici et là sont néanmoins différentes. Solution idéaliste ou métaphysique La réponse idéaliste à notre question est négative. Il n’est pas possible de fonder une norme universelle du goût si l’on maintient que le jugement de goût est lié au plaisir et à ce qui est agréable, et qu’il suit de ce plaisir, donc qu’il a un fondement purement subjectif (à chacun son goût) ; car un tel fondement (ou principe) interdit toute prétention à l’adhésion d’autrui, ce serait selon Kant, la thèse « de ceux qui n’ont aucun goût ». Mais on ne pourra pas non plus espérer trouver cette norme en refusant la nature même du goût et en prétendant que le fondement du jugement de goût est objectif, fondé sur des concepts déterminés, et qu’on peut en discuter, sinon disputer : ceux qui l’affirment croient pouvoir ainsi arriver à un accord en vertu des concepts déterminés : « mais quand on considère que cela n’est pas faisable, ajoute Kant, on estime aussi qu’il n’y a pas lieu de disputer – « On ne dispute pas du goût. » Thèse et antithèse ne s’opposent qu’en apparence, car elles conduisent toutes deux à l’impossible affirmation d’une norme universelle ou simplement commune du goût. Quelle solution l’idéalisme propose t-il ? Le jugement de goût doit pouvoir se ramener « à quelque concept », sinon il ne peut, en effet, prétendre à « une valeur universelle », mais non pas à un concept de l’entendement, ou concept déterminé i.e.  connaissance de cet objet, car ce n’est pas un jugement de connaissance ­(théorique ou pratique). Il n’est pas logique mais « esthétique » ; « son principe déterminant ne peut-être que subjectif. » Mais alors comment concilier subjectivité et universalité ? Pour la thèse idéaliste le sujet en

Goût question n’est pas le sujet empirique, le moi personnel, mais le sujet « suprasensible ». La prétention à l’universalité du jugement de goût ne peut être que subjective mais le sujet ne peut être un « moi singulier », le suppôt de l’agréable, et du plaisir « pathologique ». Ce qui veut dire que dans le pur jugement de goût, j’attribue à tout autre que moi (autrui) la satisfaction que j’éprouve, mais parce que cette satisfaction n’est pas d’ordre « empirique » ou pathétique c’est-à-dire rivée à mon plaisir ou ma peine. Je ne dis pas ça me plaît, mais c’est beau. Je ne dis pas qu’autrui éprouve ou éprouvera cette même satisfaction mais qu’il peut (par la structure commune de nos esprits) et qu’il doit l’éprouver : c’est un jugement qui oblige, c’est pourquoi il ne peut être fondé sur la sensibilité, ni sur l’expérience, mais seulement sur une exigence de la raison de produire une unanimité du sentiment. Ce ne peut donc pas être un jugement des sens : le goût des sens se résigne et doit se résigner, à son caractère étroitement personnel ou privé, donc non universalisable. La prétention idéaliste à l’universalité du goût appelle donc à transcender le goût des sens, et le sujet sensible, et bien qu’on ne constate pas cette universalité, on l’exige en droit : les hommes pensent ainsi que les jugements qui ne sont pas liés aux plaisirs des sens et à leur intérêt personnel, mais à la pure satisfaction que donne la représentation de la forme de l’objet, indépendamment de son existence et de son intérêt pour nous, peuvent et doivent s’accorder dans le jugement de goût. On aura compris que la solution idéaliste ne se donne que comme exigence régulatrice du goût, et non comme déduite de l’expérience, car l’expérience ne révèle jamais que la possibilité d’un accord et non la nécessité à quoi prétend le pur jugement de goût. Solution sentimentaliste et empiriste La solution empiriste ne récuse ni l’expérience ni les sens pour fonder cette norme

du goût et le jugement qui l’appelle. Le texte que nous proposons en sera la meilleure illustration. Loin de réduire la notion de goût en le voulant « pur », l’empirisme, que ce soit celui des Lumières ou celui de Hume, et bien après lui, cherche à en étendre l’usage, ainsi que nous l’avons vu : le goût est ce sentiment que nous devons suivre (qui nous attache, disait Montesquieu) non seulement en poésie mais également en morale, en philosophie et même en gastronomie. Ici aussi on admet qu’il n’y a aucune connexion nécessaire, de l’ordre de la connaissance ou de l’intérêt personnel ou moral, entre ce sentiment et la réalité objective – « chercher la beauté réelle ou la laideur réelle, est une vaine enquête », disait Hume. Objectivement rien ne semble militer en faveurs de canons esthétiques, et le goût de chacun peut se retrouver à tout moment le « barbare » de l’autre. Et cependant, il y a aussi « en nousmêmes », comme en témoigne l’expérience, cette attente d’une conformité des sentiments relatifs à certaines valeurs : les valeurs esthétiques (la beauté, la laideur) comme les valeurs morales (vertu, vice) ne sont pas comme le doux et l’amer : elles appellent l’approbation commune (ou la désapprobation) et ont pour compagnons réguliers des plaisirs et des douleurs spécifiques qu’on se représente comme valables pour chacun. Mais cette attente est fondée sur l’expérience (elle se constate) et non sur une exigence de la raison, et elle suffit à nous interdire un scepticisme et un nihilisme extravagants en matière de goût. Il est vrai que l’expérience n’autorise que l’affirmation de la possibilité et non celle de la nécessité de cette norme commune du goût, admet l’empiriste rigoureux, mais notre attente signifie que le goût esthétique, comme le sens moral, est un sentiment commun qui peut se communiquer et s’éduquer ; on admet donc ici, une sorte d’objectivité des valeurs auxquelles peuvent adhérer des sujets humains, sur lesquelles ils peuvent s’accorder. On peut parler, comme Cavell, d’ententes et d’ajustements interhumains, et cela non seulement en esthétique mais pour tous nos sentiments. 183

Goût L’esthétique empirique ne propose aucune définition du beau et admet parfaitement que ce ne soit pas un concept, mais elle affirme avec force que si le jugement de beau peut être « objectif » (appeler une norme) il demeure un sentiment. « On retrouve là, fait remarquer Y.  Michaux, un des arguments avancé tout au long du xviii e et après lui, quant à l’impossibilité d’agir ou de décider sur la base d’un jugement qui resterait purement intellectuel. Il y manquerait toujours un moteur, des motifs qui le mettent en mouvement, une passion ou un sentiment, qui fasse passer de la contemplation à un faire ou un agir effectif » (Critères esthétiques et jugement de goût). Si l’on ajoute que ce sentiment n’a pas le plaisir et la douleur comme simples compagnons, mais comme « essence », ce que Hume n’hésitait pas à faire, si l’on admet que juger et sentir sont un même feeling en matière de goût, comment peuton encore prétendre à la promotion d’une « culture du goût », comme le voulait Hume, affirmant sa volonté de « chercher une règle par laquelle les sentiments divers des hommes puissent être réconciliés ou du moins une proposition de décision qui confirme un sentiment et en condamne un autre » (De la norme du goût, 1757) ? La norme du goût est cette règle qui accorde les différents sentiments des hommes mais qui, en même temps, fait la différence entre ceux dont le goût est « instruit » et les autres (les béotiens). L’empiriste rigoureux, conteste, avant Kant, le lieu commun sceptique (à chacun son goût) et son opposé (on ne dispute pas du goût) ; il conteste l’idée d’une égalité naturelle et d’une liberté absolue du goût, que le scepticisme radical oppose à toute recherche d’une norme. Il pose donc comme solution au problème de la norme l’idée qu’on peut discuter des goûts mais sur la base de ce que montrent l’expérience, la réalité et l’histoire, dans la réalité des comportements des hommes : le principe d’une absolue égalité des goûts n’est jamais retenu, et celui « qui voudrait 184

affirmer une égalité de génie et d’élégance entre Ogilvy et Milton […] serait estimé soutenir une non moins grande extravagance que s’il avait affirmé qu’une taupinière peut-être aussi haute que le ténériffe. » Ainsi malgré l’existence d’un sens commun du beau et du laid, « nombreux et fréquents sont les défauts des organes qui interdisent ou affaiblissent l’influence de ces principes généraux dont dépend le sentiment de la beauté et de la laideur ». La norme du goût peut exister mais elle n’est ni absolue ni immédiate et tous les hommes ne sont pas qualifiés pour transformer leur sentiment de plaisir ou de peine en norme de beauté ou de laideur. Le goût esthétique, comme le goût physique, dépend de conditions naturelles, mais contingentes, telles la santé ou la délicatesse. Et l’expérience subjective est néanmoins indispensable pour que la valeur de l’objet soit énoncée, mais celle-ci est corrélative de l’œuvre : Ogilvy n’est pas l’égal de Milton ! Personne ne les donne comme égaux, si ce n’est celui qui proclame « à chacun son goût » c’est-à-dire « l’homme sans goût », dira Kant ; la qualité de l’œuvre n’est certes pas première (dans l’objet), elle est qualité seconde, mais néanmoins affirmée par un « nous » éduqué par la comparaison des œuvres et libre de tout préjugé, dans une expérience universelle et directe. Le texte qui suit dira les qualités exigées de ceux qui jugent selon cette « objectivité » là. Bon goût ? Mauvais Goût ? Dans l’article « Goût » de l’Encyclopédie déjà cité, Voltaire, franchement normatif et virulent, écrit à l’égard du « petit goût » et du « mauvais » goût, que c’est une « espèce de maladie » ; dès les premières lignes de l’article, il introduit la distance existant entre l’homme de goût, le « connaisseur » et l’homme à qui manque ce discernement prompt qui caractérise le (bon) goût. Définir le goût, c’est définir le « bon goût », le vrai goût est le « bon »

Goût goût ; mais à aucun moment Voltaire ne quitte le terrain de la sensibilité, que ce soit pour définir le goût ou pour juger de ses règles, pour juger du « bon goût » ou pour montrer, par l’exemple, ce que peut-être le « mauvais goût ». Ce n’est pas par hasard si les exemples choisis relèvent d’abord du goût sensuel : c’est au gourmet qu’on se réfère pour définir l’homme de goût ou connaisseur, c’est celui « qui sent et reconnaît promptement, le mélange de deux liqueurs » comme c’est celui « qui verra d’un coup d’œil prompt le mélange de deux styles » ; et si le mauvais goût culinaire est celui qui supporte ou recherche les ingrédients inutiles et les assaisonnements qui masquent la « vérité », « le mauvais goût dans les arts est de ne se plaire qu’aux ornements étudiés, et de ne pas sentir la belle nature ». « À quoi reconnaît-on le faux goût ? », demande Voltaire dans Le Temple du goût : « Toujours accablé d’ornements […] il prend mon nom mais on voit assez l’imposture, car il n’est que le fils de l’art moi, je le suis de la nature. » Le goût dépravé dans les aliments est de choisir ce qui dégoûte les autres hommes : c’est donc une espèce de maladie. Le goût dépravé dans les arts est de se plaire à des sujets qui révoltent les esprits bien faits, de préférer le burlesque au noble, le précieux et l’affecté au beau simple et naturel. C’est le même sentiment qu’exprime Diderot dans son Salon de 1765. Parlant du bon goût et du mauvais en peinture, il en donne l’exemple : le mauvais est représenté par Boucher (Diderot parle d’une dégradation du goût), tandis que le bon goût trouve son meilleur représentant en Chardin. Le « bon » goût se détermine par sa proximité à « la vérité sentie » ou encore à la « nature » non assaisonnée d’ornements étudiés. Ainsi, Chardin « c’est la nature même pour la vérité des formes et des couleurs ». Il reste que le « meilleur goût, en tout genre : est de suivre la nature avec le plus de fidélité, de force, et de grâce ».

Le dégoût Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Est-il encore possible de mesurer le goût à l’aune de la fidélité à la « nature », voire à l’aune du « plaisir » ? L’exil du second dans les arts dits « mineurs » ou secondaires (décoration, cuisine, mode vestimentaire…) et le scepticisme à l’égard du mot même de nature (et de nature humaine) ne plaident pas pour la moindre « norme » ou règle du goût, bien que, plus que jamais, la question du goût fasse retour, ainsi que le dit Y.  Michaud : « Lorsqu’il n’y a plus de canons reconnus du jugement esthétique, quels que soient ces canons, on en vient ou revient à une esthétique du goût. » Soit le retour du goût comme problème. Ainsi, ni le grotesque, ni l’extravagant, ni le mélange inconvenant des styles et des saveurs, ni le ridicule, ni le disgracieux, ni l’entassement des ornements, ni l’horreur, ni enfin le dégoûtant lui-même, ne sont plus suffisants pour écarter, une « œuvre », du champ consacré de l’art, ni du monde de l’art. Au temps de l’esthétique des Lumières, la description du goût et celle du dégoût allaient ensemble ; la sensation de dégoût peut être calquée, disait encore Brillat-Savarin, sur celle du goût, car nous sommes « organisés » pareillement pour le plaisir ou pour le déplaisir, langue, lèvres, fosse nasale, arrière-bouche, œsophage, estomac, et structure de l’esprit. Nous avons des organes pour le goût mais ce sont les mêmes qui peuvent être affectés négativement. Quand l’organe gustatif ou l’esprit « bien fait » sont heurtés, quand l’organisme (corps et âme) tout entier est révulsé, on parle de dégoût. Pour l’esthétique du goût, qui en admet un cadre normatif, le goût est un sentiment délicat, le dégoût une émotion forte et violente, mais totalement négative, destructrice du goût. L’art, dit-on, peut « sauver » l’horreur elle-même et sublimer les défauts, mais il ne peut chercher à susciter le dégoût, sous prétexte de « remuer » les cœurs ou de réveiller les esprits et les corps. Les objets qui sollicitent le sentiment esthétique, s’ils peuvent, comme déjà chez 185

Goût Platon, être « abstraits » (un son pur, une pure forme, une pure couleur) ne sont jamais « dégoûtants », même s’il leur arrive d’être horrifiants ; le goût dit « culinaire » peut bien constituer, ici, le paradigme du goût en général : comme l’art du grand cuisinier doit s’assurer de ne jamais provoquer la nausée ou le rejet physiologique, l’art, en général, doit nous protéger de l’horreur elle-même, et du rejet qui en résulte, le goût doit « nous attacher à l’œuvre, non nous en écarter ». L’art doit sublimer les défauts : la décollation de la tête d’Holopherne dans Judith et Holopherne de Caravage, L’Enfer et ses monstres dans le Jardin des délices de Bosch, peuvent susciter l’effroi, la pitié, ou l’horreur, jamais ils ne doivent provoquer le dégoût. Autrement dit, pour une esthétique qui maintient le goût comme critère esthétique, l’art peut chercher à nous donner quelque frisson de plaisir jusque dans le déplaisir5, mais le dégoût est une limite (affective) à ne pas franchir. Il n’est pas un principe autonome ou actif du discernement et du jugement esthétique ; il n’est que l’envers du goût ; il est ce moment d’aversion (pour un tableau ou… pour un ragoût) où le gosier se resserre, où

l’estomac se révolte, où l’homme tout entier, et non seulement « l’esprit bien fait », rejette ce qui « a mauvais goût ». Le dégoûtant, et tout ce qui y ressemble, ne peut donc être qu’un ingrédient accidentel, du goût, objet d’un rejet immédiat, de la représentation qui sollicite le goût, bon ou délicat : on peut goûter une œuvre qui n’imite rien, ne raconte rien, qui ne fait référence qu’à ellemême, qui ne sollicite que la pure sensation et ne recherche que le plaisir de la sensation (cf. l’art abstrait), mais on ne peut pas goûter une œuvre qui se refuse d’elle-même au goût ou qui cherche à exploiter les affects négatifs. Le verbe goûter, au sens actif, n’a pas sur le plan esthétique de pendant négatif : on goûte une œuvre d’art ou un plat, on ne « dégoûte pas » un tableau ou un ragoût, on en est « dégoûté » : on n’aime pas. Suzanne Simha

& F. Brugère, Le goût : art, passions et société, Paris, Puf, 2000. C. Levi -Strauss, Mythologiques iii , L’origine des manières de table, Paris, Plon, 1968. J.‑F. Revel, Un festin en paroles, Paris, Tallandier, 2007. S. Simha, Du goût, de Montesquieu à Brillat-Savarin, Paris, Hermann, 2012.

Goût

EXTRAIT Hume, De la norme du goût [1757], in Essais Esthétiques, éd. R. Bouveresse, Paris, Garnier-Flammarion, 2000. Ainsi, bien que les principes du goût soient universels, et presque, sinon entièrement, les mêmes chez tous les hommes, cependant bien peu d’hommes sont qualifiés pour donner leur jugement sur une œuvre d’art, ou pour établir leur propre sentiment comme étant la norme de la beauté. Les organes de la sensation interne sont rarement assez parfaits pour permettre à ces principes généraux de se déployer pleinement, et pour produire un sentiment correspondant à ces principes. Ou bien ils sont viciés par quelque désordre, et, par là, ils suscitent un sentiment qui peut être jugé erroné. Quand le critique est dépourvu de délicatesse, il juge sans aucune distinction, et n’est affecté que par les qualités les plus grossières et les plus tangibles de l’objet – les traits fins passent inaperçus et échappent à sa considération. Là où la pratique ne lui vient pas en aide, son verdict est accompagné de confusion et d’hésitation. Là où il n’a eu recours à aucune comparaison, les beautés les plus frivoles, qui sont telles qu’elles méritent plutôt le nom de défauts, sont l’objet de son admiration. Là où l’influence du préjugé l’emporte sur lui, tous ses sentiments naturels sont pervertis. Là où le bon sens fait défaut, il n’est pas qualifié pour discerner les beautés du dessein et du raisonnement qui sont le plus élevées et le plus parfaites. Le commun des hommes porte un jugement sous l’influence de certaines de ces imperfections ou d’autres encore. De là vient qu’on observe qu’un juge véritable en matière de beaux-arts est un caractère si rare, même durant les époques les plus policées : un sens fort, uni à un sentiment délicat, amélioré par la pratique, rendu parfait par la comparaison, et clarifié de tout préjugé, peut seul conférer à un critique ce caractère estimable. Et les verdicts réunis de tels hommes, où qu’on puisse les trouver, constituent la véritable norme du goût et de la beauté. Mais où trouver de tels critiques ? À quels signes les reconnaître ? Comment les distinguer de leurs faux-semblants ? Ces questions sont embarrassantes et semblent nous rejeter vers les mêmes incertitudes inextricables que celles dont, au cours de cet essai, nous avons tenté de nous défaire. Cependant, à considérer le problème avec justice, ce sont là des questions de fait, et non de sentiment. Savoir si quelque personne particulière est douée de bon sens, et d’une imagination délicate, libre de préjugé, cela peut souvent être l’objet de controverses et être susceptible de grandes discussions et enquêtes ; mais tous les hommes tomberont d’accord sur la valeur et le mérite d’un tel caractère. La où ces doutes surviennent, les hommes ne peuvent faire mieux que pour les autres questions soumises à leur discernement : ils doivent avancer les meilleurs arguments que leur suggère leur invention, ils doivent reconnaître qu’il existe quelque part une norme authentique et décisive pour ce qui est de l’existence réelle et des questions de fait, et ils doivent avoir de l’indulgence pour les hommes qui diffèrent d’eux dans leur manière d’en appeler à cette norme. Il suffit pour notre propos, que nous ayons prouvé que le goût de tous les individus n’est pas également valable, et qu’il existe certains hommes en général, dont on reconnaîtra, selon un sentiment universel, qu’ils doivent être préférés aux autres sur ce point, quelle que puisse être la difficulté de les choisir en particulier.

H HAINE « Les morts Sont jaloux : et en guise de fancé Il m’envoya la haine aux yeux caves. » Hoffmansthal, Élektra. « Tu es ce que tu hais. » J. Lacan, Séminaire xx.

« J’ai la haine », formule courante aujourd’hui et pas seulement chez les adolescents des banlieues, formule qui s’est banalisée et qui est bien instructive : on « a » la haine comme on a un virus, qui se manifeste au mieux par un bouillonnement intérieur contre un objet bien précis et exécré, au pire par des violences incontrôlables, des pulsions destructrices et meurtrières. Formule qui évoque un feu intérieur fait d’émotions complexes, qui dévore et détruit l’individu. La jalousie était pour Shakespeare « le monstre aux yeux verts » mais la haine est un monstre encore plus terrible. Cette passion mauvaise est partout : dans les relations de personne à personne, dans le couple ou entre voisins, mais aussi dans les relations socio-politiques, dans la xénophobie, les nationalismes, les fanatismes. C’est un affect d’abord, quelque chose qu’un sujet ressent, éprouve, une émotion, on peut ressentir une bouffée de haine comme une bouffée de colère, mais elle peut aussi constituer une passion. On peut distinguer deux formes de conduite suscitées par la haine : on évite les objets de haine ou bien on les agresse pour les détruire. La haine en effet implique toujours, comme l’amour, le rapport entre un sujet et un objet, on hait toujours quelqu’un ou quelque chose, un

couple haineux se forme. Peu, très peu, de gens lui échappent, sa dénonciation même est une jouissance  « autorisée » qui comporte une certaine dimension de détestation pour ceux qui haïssent. Et même si on vit sans haine, on est quand même fasciné par les mythes, les récits, les spectacles où cette passion se dévoile. La haine est-elle l’autre face de l’amour ? C’est ce qu’on dit le plus souvent : le poète Catulle a rendu célèbre la formule « Odi et amo » ; certains ont théorisé sur ce sujet ; amour et haine semblent donc liés comme l’avers et le revers d’une même médaille. Une étude scientifique récente révèle un « circuit de la haine » dans le cerveau :
une étude d’imagerie cérébrale publiée dans la revue PloS One montre que ce sentiment active des circuits cérébraux qui lui sont propres. Semir Zeki et son collègue John Romaya, de l’University College de Londres, ont remarqué que le circuit de la haine avait un large tronc commun avec le circuit cérébral de l’amour mais qu’il se différenciait au niveau du cortex préfrontal – une région associée au raisonnement et à la planification des actions – ce qui pourrait expliquer l’aspect paranoïaque qu’il y a chez le sujet haineux. Cette zone du cerveau semble moins activée quand on présente l’image d’une personne aimée, alors qu’elle reste largement activée quand on présente la photographie d’un ennemi. Enfin, les chercheurs ont noté que le niveau d’activité de certaines régions du circuit de la haine était proportionnel au degré de haine éprouvé par les sujets, mesuré à l’aide d’un questionnaire p ­ réalable. L’étude est 189

Haine intéressante pour faire la différence entre les émotions amoureuses et les émotions associées au jugement et au raisonnement, dans la haine. Avant même les recherches en imagerie cérébrale, Lacan lui-même n’at-il pas forgé le terme d’hainamoration, le 20 mars 1973 ? Le Séminaire Encore inscrit la haine au plus profond de la structure du sujet. Lacan reprend le terme hainamoration et pour représenter le jeu de l’amour – et de la haine – se sert d’une sinusoïde, s’enroulant et oscillant autour d’un cercle, sans dépasser dans ces oscillations une certaine limite. Oscillations de l’amour affichant le bien qu’on veut à autrui, dont l’amour se préoccupe tout de même, dit Lacan, « un petit peu, le minimum », et puis l’autre face, le « vouloir strictement le contraire », le vouloir du mal à l’autre, vouloir son anéantissement et surtout l’anéantissement de sa parole, autrement dit la haine. En fait, le contraire de l’amour n’est pas la haine. G.  Simmel pense que tenir les deux termes pour « exactement opposés et symétriques est une erreur, le fait que l’amour puisse se transformer en haine ne prouve rien en faveur d’une corrélation logique : le contraire de l’amour, c’est l’indifférence » (Philosophie de l’amour, 1892-1909) ; « Pour qu’à la place la haine s’installe il faut des raisons positives toutes nouvelles, qui se rattachent à l’amour, mais de manière quelque peu secondaire », de nouvelles souffrances, des tromperies, autrement dit de nouvelles émotions, négatives, qui viennent se substituer à l’indifférence. L’amoureux déçu, bafoué ou abandonné ressent de nouvelles émotions, et passe par la case colère, avant d’aller, ou de renoncer à aller vers la vengeance. L’analyse sémiotique de la colère que donne Jacques Fontanille dans son Dictionnaire des passions littéraires permet de mieux situer la haine. La chaîne qui aboutit à la colère est la suivante : Confiance-----Attente-----Frustration----Mécontentement-----Agressivité 190

Dans la séquence qui aboutit à l’explosion de colère, on voit apparaître un « antisujet », identifié ou inventé par la colère elle-même. Greimas interprète la colère comme une syncope de la vengeance, qui la bloque et interrompt le programme de rétorsion contre l’autre. La vengeance est une sorte de réponse adaptée à la frustration, et rétablit un système d’échanges. L’autre façon de répondre est la haine : elle se fixe dans la durée ; elle fixe l’autre comme anti-sujet ; elle se détache totalement du dommage subit, origine lointaine qu’on finit presque par oublier, elle semble se détacher de toute confiance et de toute frustration réelle. Dans l’analyse différentielle qu’il donne de la colère (orgê) et de la haine (ekhtra ou misos), dans la Rhétorique, Aristote oppose la haine à la colère. La haine peut être ressentie sans raison personnelle : « elle ne se limite pas à l’individu comme la colère mais peut concerner un génos. Le temps peut guérir la colère, la haine est incurable. La colère est un désir de faire de la peine, la haine de faire du mal. Celui qui est en colère ressent de la peine, pas celui qui hait ; l’homme en colère peut éprouver de la pitié, pas celui qui hait. Enfin – opposition ultime et décisive – l’homme en colère souhaite que l’autre ait de la peine, celui qui hait tout simplement qu’il ne soit plus. » La haine s’installe au cœur du sujet : il est temps de lui donner un visage. La haine et le mythe La passion haineuse est composée d’affects, de jugement et de désir. Le jugement est relégué au second plan, le désir et les affects dominent, mais le jugement est là, avec le raisonnement et le pouvoir de planifier une action. Un personnage des tragédies antique représente cette « passion mauvaise » plus que tous les autres peut-être, c’est Électre. Elle apparaît dans la pièce d’Eschyle Les Choéphores (458  av.  J.‑C.), de Sophocle, Électre (ca. 414 av. J.‑C.) et chez Euripide,

Haine Électre (413 av. J. ‑C.). Et non seulement elle donne un visage à la haine, mais elle sert de « modèle » depuis les temps anciens, jusqu’à aujourd’hui et configure notre esprit. Électre aime son père Agamemnon d’un amour indéfectible, et depuis son assassinat par sa mère Clytemnestre et l’amant de celle-ci, Égisthe, elle ne vit que pour le moment où elle pourra voir venger le meurtre d’Agamemnon. Elle est devenue une servante folle, traitée comme une moins que rien par le couple royal usurpateur. Elle hurle sa douleur et ses sombres désirs ou attend, prostrée, le retour d’Oreste son frère, éloigné par les soins de Clytemnestre, Oreste le vengeur. Électre est une sorte de morte vivante, seulement habitée par la haine de sa mère et d’Égisthe, et son désir de les anéantir. Chez Sophocle, elle décrit son malheur. Ses émotions, qu’elle ne contrôle jamais, la submergent en permanence : elle pleure, mais elle n’a pas assez de larmes pour « contenter son cœur », en se disant « malheureuse sans mari, sans enfants », écrasée de solitude et de désespoir, elle se « consume », elle parle de sa « douleur affolante ». Elle déclare clairement que ses rapports avec sa mère « ne sont que de haine » et prononce cette phrase terrible : « Le malheur oblige à être méchant ». Le sujet haineux est fasciné par l’objet qui le repousse, qu’il veut voir mort. Le sujet haineux est obstiné, fermé, obsédé : il ne pense qu’à sa haine, qu’à sa vengeance, qu’à l’autre qu’il déteste, c’est sans doute cet aspect de la haine qui autorise le rapprochement avec la passion amoureuse : la focalisation unique sur l’autre. Électre ne veut pas penser à autre chose, refuse d’entendre sa sœur Chrysothémis qui voudrait oublier un peu, pour vivre : elle est accrochée à cette idée de vengeance comme à la seule raison qu’elle a de vivre. Sa haine, pour sa mère en particulier, provient indirectement de sa souffrance, de son deuil, de la perte de son père et aussi de l’amour perdu de Clytemnestre. Sa volonté de souf-

frir et d’être une esclave parmi les esclaves met au jour son masochisme, le combat entre Éros et Thanathos en elle-même, son identification à sa mère en devenant une meurtrière à son tour relève d’une position mélancolique. Électre est folle de douleur avant même d’être folle de haine. La haine comme névrose : émotions, pulsions, érotisme. Après quelques siècles, Électre réapparaît alors que la psychanalyse naît en Europe. Hoffmansthal construit une nouvelle Électre dans son drame Élektra. Dans une lettre à Breuer (auteur avec Freud des Études sur l’hystérie de1895) en 1903, Hoffmansthal écrit qu’Élektra porterait « probablement très nettement pour le lecteur futur la marque de l’époque où elle fut écrite, le début du xxe siècle ». Élektra renvoie plus précisément dans les Études au fameux cas d’Anna O., pseudonyme de Berta Pappenheim : chez l’une et l’autre femme les symptômes sont liés à la mort du père et s’expriment obsessionnellement à la même heure du jour ; toutes deux sont incapables d’oublier et de faire le travail de deuil d’un père trop aimé. Les affects psychiques refoulés, à caractère sexuel (inceste symbolique avec le père et le frère) s’extériorisent et se somatisent théâtralement en symptômes hystériques, qui rappellent les photographies prises à la même époque par Charcot à la Salpêtrière à Paris, intitulées « attitudes passionnelles ». Le corps et le sexe sont constamment au premier plan. La première apparition silencieuse d’Électre dans la scène des servantes est significative : « Électre sort en courant d’un corridor déjà obscur. Toutes se tournent vers elle. Comme une bête qui se réfugie dans son trou, elle recule d’un bond, cachant son visage du bras. » Elle « ne supporte pas qu’on la regarde ». Elle dira à Oreste : « Des yeux ne fouille pas ma robe », selon la première servante. Elle se couche sur le seuil de la porte en gémissant, passe son temps accroupie, 191

Haine gratte le sol, pousse des hurlements comme un « démon », porte des haillons, face à sa mère qui croule sous les bijoux, mange dans une écuelle. Comme Anna O., elle vit dans une sorte de somnambulisme permanent et est sujette à des hallucinations. Toutes ces manifestations culminent dans la danse frénétique finale avant l’effondrement soudain. Électre signifie « celle qui est privée du lit conjugal ». Elle est frustrée sexuellement, trop attachée au père et ne peut laisser s’exprimer ses fantasmes amoureux que dans l’équivoque scène de séduction amoureuse de la sœur. Elle délire et voit la mort de sa mère : « La hache s’abat en sifflant :/ Je me tiens là et je te vois enfin mourir !/ Alors, tu n’auras plus de rêves ;/ Moi non plus, je n’aurai plus à rêver,/ Et qui vivra alors jubilera/ Et pourra jouir de la vie. Et aussi : « Les morts/Sont jaloux : et en guise de fiancé/ Il m’envoya la haine aux yeux caves. » Sa haine est absolue envers les assassins Clytemnestre et Égisthe. Elle fait preuve à leur égard d’une cruauté féroce dans le maniement de l’ironie tragique : elle dira à sa mère Clytemnestre que la victime désignée pour empêcher Clytemnestre d’avoir des cauchemars n’est autre qu’elle-même et elle conduira Égisthe à son destin par la ruse et des propos trompeurs. Mais le désir de la vengeance et sa haine la figent, la pétrifient et l’excluent du monde de l’action, la transformant en une sorte de morte vivante : « Je ne suis plus que le cadavre de ta sœur », dit-elle à Oreste. Électre est dramatiquement inutile, passive, tandis qu’Oreste tue les assassins à l’intérieur du palais, elle se trouve, elle, à la porte et ne réagit qu’en écho à l’action en train de se faire. Elle est incapable d’intervenir dans le présent, elle a attendu son frère pour la vengeance mais ne participe en rien à l’action, pas même en lui transmettant la hache si souvent évoquée. Électre est à tous les points de vue stérile, sans enfants, sans actes. Dans ses Notes, Hoffmansthal associe cette incapa192

cité d’agir à la nature féminine, à laquelle le xix e siècle lie l’hystérie : « Son sexe est incapable de commettre l’acte. L’acte est anti-naturel pour la femme (c’était déjà le cas de Clytemnestre) : d’où l’oubli de la hache ». Électre s’enfonce dans son extase solitaire, elle est enfermée dans son propre monde ; elle qui n’a jamais pu aimer, sinon son père, chante l’amour ; elle danse. La danse exprime peut-être ce que les mots ne peuvent dire : « Se taire et danser ! » Meurtelle d’ailleurs ? Le texte d’Hoffmansthal reste en fait ambigu : elle s’effondre et « est étendue à terre, rigide ». La victoire de la haine n’a peut-être rien changé. Électre est et sera toujours seule et en deuil. Et, privée de sa haine, que reste-t-il à cette femme vieillie, mal aimée, frustrée, stérile ? Y a t-il une haine sans émotions ? La figure d’Électre montre une haine liée à de multiples émotions, mais il n’est pas certains que la haine le soit toujours autant. Certains distinguent la haine « viscérale » de la haine « systématique » : cette dernière n’est pas une émotion, ce serait une résolution d’extermination froide, et dans le cas d’Hitler, par exemple, non seulement des juifs mais aussi des tziganes, des homosexuels, des témoins de Jéhovah et des malades. Aucun « autre » n’est toléré « différent de soi », mais il n’y a aucune émotion, ni colère, ni compassion. Le fonctionnement d’un corps sain, une sexualité dans la « norme », une seule religion, une seule patrie : un monde unifié et simple, cohérent, sans faille, fondé sur l’exclusion. Et c’est aussi l’exclusion des émotions : pas de compassion, pas de pitié, pas d’amour « totalitaire » pour faire le bonheur des autres. Un seul moteur : la haine. Les présupposés sont simples : la race aryenne est la plus pure, la seule qui soit en droit d’exister, elle doit triompher des autres races et les dominer. C’est une évidence, non une opinion, ni même une croyance. Pourquoi

Haine tolérer les humains faibles, malades ou nuisibles ? Il s’agit, non pas de les punir, mais simplement de les éliminer pour favoriser la race pure, comme dans la « sélection naturelle des espèces », pour reprendre les mots de Hitler dans Mein Kampf. Peut-on parler de haine passionnelle dans ce cas-là ? Malgré les apparences de théorisation, le sentiment haineux est bien là, moteur de l’action. Si Hitler dénonce les faibles, les juifs, les homosexuels, les malades, c’est qu’il y a en lui quelque chose d’eux qu’il ne veut pas accepter, c’est pourquoi il hait ces « personnes » et non l’idée de ce qu’ils sont. Cela ne relève en rien de la sélection naturelle : la Nature ne hait pas les animaux dont les espèces disparaissent. Cette haine pose la question que ne pose pas la colère, celle de la source en soi de la passion. Il est des sujets qui ne peuvent tolérer autrui, car ils ne se supportent pas eux-mêmes : c’est le cas d’un autre visage de la haine, le misanthrope. La haine de soi Le misanthrope est-il le champion de la haine des autres et de la haine de soi ? Alceste, dans Le Misanthrope de Molière, clame à qui veut l’entendre qu’il vit dans la haine d’autrui : « Non, elle est générale, et je hais tous les hommes ». Il divise l’humanité en deux : « Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants/Et les autres, pour être aux méchants complaisants ». Personne n’en réchappe,… sauf lui. Où se situe-t-il donc, pour être exclu des deux groupes qui composent l’humanité ? Audessus, certes, mais bien seul. Cette haine le torture, ruine toute relation amoureuse avec Célimène qu’il prétend aimer : mais comment un misanthrope pourrait-il aimer, et où la situe-t-elle, à part des deux groupes, elle aussi, ou bien dans la seconde catégorie, ce qu’il lui reprochera bien souvent ? Il invoque le destin à tout moment, et dit bien qu’il « sait » qu’il doit renoncer à Célimène, à tout bonheur, il pourrait faire sienne la

parole de Chamfort : « Le bonheur n’est pas chose aisée, il est très difficile de le trouver en nous et il est impossible de le trouver ailleurs ». Il parle de son « noir chagrin » et ce « noir » renvoie à la mélancolie. Alceste vit dans l’ère du soupçon, il parle mais il sait que personne ne l’écoute. Mélancolique, il se vit comme pourriture et déchet, il a des idées fixes qui disloquent son corps et hantent son discours. À l’évidence, en tout cas, Alceste souffre et « prend contre lui-même assez souvent les armes ». Alceste peut être prêt à la violence : « Je cède au mouvement de ma juste colère/Et je ne réponds pas de ce que je puis faire », et un autre grand misanthrope, Timon d’Athènes, ira jusqu’à provoquer la ruine de sa cité et le massacre des Athéniens. Le misanthrope malheureux et furieux peut aller très loin ; le paranoïaque, encore plus loin. Et chez lui aussi, la haine de soi est le fondement de la haine d’autrui. Que voit le sujet haineux quand il regarde son objet d’aversion ? Sans doute une sorte de reflet insupportable de ce qu’il est lui-même : quelle image Hitler avait-il de lui quand il se regardait dans la glace ? Sûrement pas celle d’un bel aryen. Comment vivait-il sa constitution fragile, ses maladies ? Sa constante « humeur noire » ? On ne peut que formuler des hypothèses, mais il est certain que l’extermination de ceux qu’il considérait comme de la vermine relève bien d’une projection de ses propres démons. Y-a-t il une juste haine ? Spinoza condamne l’odium dans l’Éthique : la haine est un sentiment négatif, comme la tristesse d’où elle provient. Elle « ne peut jamais être bonne », elle est l’imperfection même. Et « Qui vit sous la conduite de la raison s’efforce, autant qu’il peut, de compenser par l’amour [...] la haine, la colère, le mépris, etc. d’un autre envers lui ». Sartre décrit la haine comme un « sentiment noir », guidée par un projet terrible, dans la mesure où c’est contre l’existence d’autrui 193

Hanslick Eduard (1825-1904) en général qu’elle est dirigée. Cette attitude dégrade celui qui s’y est déterminé et elle le prend au piège. La haine débouche sur un échec inévitable, le haineux ne connaîtra jamais la paix. Peut-on ressentir néamoins une « juste haine » ? Une indignation, libérée de la violence, de la cruauté, de la méchanceté, de l’envie meurtrière ? Une haine qui ne vise pas les êtres vivants ? Spinoza précise ce qu’il condamne : « Que l’on remarque qu’ici et dans la suite j’entends par haine la seule haine envers les hommes » et « Tout ce qui est dans la Nature et que nous jugeons être mauvais, autrement dit que nous jugeons capable de nous empêcher d’exister et de jouir d’une vie raisonnable, il nous est permis de l’écarter de nous par la voie qui paraît la plus sûre ». Or, le système n’est pas les hommes. Chez P. Nizan la haine était le fil rouge, peut-être le meilleur de son œuvre : « Il est question d’une destruction et non d’une simple victoire qui laisse debout l’ennemi [...] Que pas une de nos actions ne soit pure de la colère [...] Il ne faut plus craindre de haïr. Il ne faut plus rougir d’être fanatique ». Dans les objets de haine, la haine du système englobe et fonde toutes les autres : « ce sont les maîtres des hommes qu’il faut combattre et mettre à bas », le capitalisme et l’impérialisme, qui ne peuvent « plus enfanter que des monstres ». « Un vaste refus qui comporte le mépris et la haine ne laisse plus passer les Puissances et les justifications qui les défendent encore [...] La plaisanterie a assez duré, et la patience et le respect. Tout est balayé dans le scandale permanent de la civilisation où nous sommes, dans la ruine générale où les hommes sont en train de s’abîmer ». Car la haine n’est nullement un sentiment négatif, elle peut être révélatrice de valeurs : « Il ne faut pas enseigner le désespoir, mais au-delà du tableau intolérable de notre monde, dégager les valeurs impliquées par l’action de la colère des hommes qui veulent bouleverser leur sort ». 194

Mais n’est-on pas toujours sur le fil lorsqu’on nourrit « la haine aux yeux caves » en son cœur ? Elisabeth R allo Ditche

& A. Glucksmann, Le discours de la haine, Paris, Plon, 2004. V. Jankélévitch, L’imprescriptible [1948-1971], Paris, Seuil, 1986. P. Saltel, Une odieuse passion : analyse philosophique de la haine, Paris, L’Harmattan, 2007. J.‑P. Sartre, L’Être et le Néant [1943], Paris, Gallimard, 1980 et Réflexions sur la question juive [1946], Paris, Gallimard, 1979. amour, colere, négatives ( paradoxe des FF émotions)

Hanslick Eduard (1825 -1904) Le critique musical autrichien Eduard Hanslick fut, contre son époque et en particulier contre Wagner, le premier auteur à défendre l’idée que la musique n’a pas pour but de représenter, d’exprimer ou même de produire des émotions mais seulement d’exposer des ensembles structurés de sons, à apprécier pour eux-mêmes indépendamment de l’impact affectif qu’ils peuvent avoir sur nous. Pour Hanslick, le beau musical ne peut, en effet, être identique aux impressions produites en nous parce que celles-ci sont transitoires, instables et subjectives alors que le beau, lui, ne peut être que permanent, invariable et objectif. En outre, si le beau était d’ordre émotionnel, les critiques se fonderaient sur leurs affects pour juger de la valeur d’un morceau, ce qu’ils ne font jamais. La musique ne peut pas, non plus, représenter des émotions parce que, si c’était le cas, il serait impossible de jouer le même motif dans des contextes psychologiques très différents – et par exemple de réutiliser des airs érotiques dans une ­composition

Honte religieuse –, ce qui se fait cependant souvent. De même, cela impliquerait que des morceaux qui n’évoquent aucun sentiment, comme les fugues de Bach par exemple, ne sont pas des chefs d’œuvres, ce qu’ils sont pourtant. Enfin, plus rien ne viendrait expliquer pourquoi il y a tant d’opinions différentes à propos du contenu émotionnel des œuvres du répertoire. Certes, Hanslick admet qu’un compositeur puisse être envahi d’émotions – et même être influencé par elles – lorsqu’il travaille. Toutefois, son but n’est pas alors de traduire en musique ces éléments mais plutôt de construire, en toute autonomie, un objet tonal complexe, qui ne renvoie à aucune émotion puisqu’il n’a, par nature, aucun contenu conceptuel. De même, Hanslick reconnaît que nous pouvons avoir des émotions en écoutant une œuvre mais ce ne sont pas ces dernières qui nous permettent de saisir le beau musical mais notre imagination, qui suit attentivement l’évolution des formes et prend plaisir à voir confirmées ou déjouées ses anticipations. Cette écoute active limite, de fait, la production d’émotions en nous alors que celles-ci se déchaînent chez les auditeurs néophytes, qui se laissent passivement bercer par les sons, ratant ainsi ce qui fait la spécificité des œuvres, i.e. leur construction particulière. La musique n’a pas de signification et n’est donc qu’un jeu (Spiel) pour Hanslick. Mais, ce n’est pas une frivolité (Spielerei) : « Pensées et sentiments parcourent les artères du corps harmonieux des beaux sons » … même si cela n’est pas le corps musical lui-même. Louis A llix

& E. Hanslick, Du beau musical. Contribution à la réforme de l’esthétique musicale [1854], trad. A. Lissner, Paris, Hermann, 2012. E. Hanslick, Hanslick’s Music Criticism [1846-1899], trad. anglaise H. Pleasants, Mineola, N.Y., Dover, 1988.

E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, Leipzig, 1854, www.koelnklavier.de/quellen/hanslick/_index.html musique, opéra FF

HONTE La honte est une émotion pénible qui survient lorsque nous sommes l’objet du dédain, du rejet ou de la désapprobation ou bien lorsque nous prenons conscience de nos défauts ou de notre infériorité. De la Femme Adultère de Cranach à la Belle Hëaumière vieillie et décharnée de Rodin ; de la Lucrèce livide de Rembrandt à L’Eve écarlate d’Emil Nolde ; du Ivan Illich  de Tolstoï qui se rend compte au moment de mourir qu’il a raté sa vie au narrateur de La Recherche qui décrit avec émoi au début de Sodome et Gomorrhe le désarroi de se découvrir homosexuel, les arts présentent la honte dans toute sa diversité et toute sa complexité. Une émotion complexe Parmi les traits de la honte que l’art dévoile, il y a au premier chef, sa contagiosité. Ainsi, Euripide nous montre Hippolyte, dans la pièce éponyme, se voilant la tête comme pour ne pas être infecté lorsqu’il apprend la passion incestueuse et donc scandaleuse de Phèdre pour lui et, dans Héraclès, il fait s’enfuir le demi-dieu à l’approche de son parent Thésée, afin de ne pas lui transmettre sa honte d’avoir tué sa femme et ses enfants dans un moment de folie. L’infamie d’un individu peut se répandre sur ses proches, sur sa communauté et même sur l’Etat tout entier, comme le montre encore Œdipe roi de Sophocle où le déshonneur du roi rejaillit sur tous ses sujets. Et ce phénomène de la honte collective n’est pas qu’archaïque comme en témoigne par exemple la honte du nazisme qu’exprime Anselm Kiefer dans son Au peintre inconnu, réduisant le drapeau allemand à l’état de détritus et intégrant dans la toile de la paille putrescible. 195

Honte L’art nous dit aussi que la douleur provoquée par la honte peut être atroce : Masaccio peint sur les murs de la Chapelle Brancacci une Eve grimaçante ainsi qu’un Adam, le dos courbé, le visage enfoui dans les mains, comme écrasé par l’émotion. De son côté, Billy Wilder, dans La Garçonnière, nous présente Baxter – qui a prêté son appartement à son patron en échange d’une promotion – tapi dans l’ombre dans la rue et comme se confondant avec les poubelles : il est tellement sali par la honte qu’il est devenu lui-même un déchet. Au paroxysme de l’émotion, on peut même perdre son identité. Ainsi, le Richard ii de Shakespeare est à ce point abattu, après avoir été déposé, qu’il a le sentiment de ne plus avoir de nom. Il va même jusqu’à briser son miroir parce que celui-ci le trompe en lui donnant encore un visage. La honte est aussi une émotion sociale : « j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui », a dit Sartre dans L’Être et le Néant. Mais, dans la fiction, ce n’est pas toujours directement le regard ou le jugement désapprobateur d’autrui qui la déclenche. Ainsi, dans The Red Badge of Courage de Stephen Crane, c’est le seul fait d’apprendre que la bataille a été gagnée par son camp et qu’il a donc raté l’occasion d’être un héros qui mortifie Henry Fleming après qu’il eût déserté son régiment. Et plus tard, ce n’est pas la désapprobation mais au contraire l’admiration des autres soldats (qui le croient blessé au combat alors qu’il l’a été dans sa fuite) qui renforce sa honte. En outre, l’art nous apprend que la honte s’accompagne fréquemment d’autres affects et, en particulier, d’un sentiment de culpabilité parce que l’impression d’avoir commis une faute peut devenir le signe d’une faillite générale du moi. De la sorte, l’Oreste d’Euripide, après avoir tué sa mère, se sent à la fois horriblement honteux mais aussi tenaillé par le remords et la culpabilité. 196

De même, la honte est inévitable tout au long de la vie : au début des Fleurs du mal, elle frappe le poète dès sa naissance car il est rejeté par sa mère, pour qui il n’est qu’une « dérision », un « monstre rabougri ». Le roman et le cinéma nous montrent ensuite ad nauseam la cruauté des enfants les uns avec les autres. Enfin, la honte est omniprésente dans le monde des adultes : les romans de Balzac, Dostoïevski ou Proust sont remplis de personnages qui sont continûment soumis aux avanies d’une vie sociale très dure et où nul ne peut enlever son masque, tant les rapports humains sont rudes et l’identité personnelle fragile. Sortir de la honte Bien sûr, parce que la honte peut être un supplice, les personnages de fiction cherchent à tout prix à y échapper. Mais, ils y réussissent rarement. Ainsi, le Lord Jim de Joseph Conrad, qui est torturé par la honte d’avoir quitté trop vite son bateau (qu’il croyait être sur le point de couler) va de port en port pour échapper au regard d’autrui mais le sentiment de déchéance ne le quittera jamais, comme le suggère la consonance des noms du bateau qu’il quitte par peur, le « Patna » et de l’île perdue où il échoue finalement, « Patusan ». De manière similaire, M. Arkadin, le héros du film d’Orson Welles, se construit une nouvelle identité pour qu’on ne sache rien sur la façon hideuse dont il a fait fortune mais, en cherchant précisément à effacer toute trace de son passé, il favorisera l’éclatement de la vérité, ce qui le conduira au suicide. Il ne sert à rien, non plus, de chercher à donner le change. Falstaff par exemple croit pouvoir contrôler l’humiliation permanente qu’il subit de la part du Prince Hal dans Henry  iv en se moquant de luimême, mais la honte d’être gros, lâche, ivrogne, et parasite persiste, comme en témoigne le fait que sa susceptibilité à la moquerie ne diminue jamais. De même, le

Honte personnage de Marmeladov dans Crime et Châtiment pense pouvoir alléger sa honte en se vautrant dedans – comme pour se mettre à distance de lui-même et dire qu’il n’est, au fond, pas si flétri que cela – mais cela ne trompe personne et certainement pas lui-même.

l’attaque. De manière similaire, le personnage honteux joué par Marlon Brando (« I could have been a contender ») dans Sur les quais devient à la fin du film un authentique héros. La honte ne détruit donc pas toujours notre capacité à nous améliorer et peut même nous amener à l’excellence.

A rebours, on peut chercher à échapper à la honte en se donnant un sentiment illusoire de supériorité sur les autres, à l’image de Clamence dans La Chute qui, dans sa déchéance, pense encore être audessus des autres hommes parce que lui, au moins, sait que nous sommes tous misérables ou bien encore de Paul dans Le Dernier Tango à Paris qui, pour reconstruire son égo démoli, fait d’une jeune fille son esclave sexuelle. Mais ces tentatives sont vaines.

Il n’est, toutefois, pas toujours possible de devenir un héros et la meilleure façon de vivre avec sa honte est donc, la plupart du temps, de ne pas la refuser, c’est-à-dire de s’accepter comme l’on est, tout médiocre et même tout ignominieux que l’on soit. C’est ce que fait, par exemple, l’Héraclès d’Euripide, lorsqu’il décide de ne pas se suicider et d’affronter, dignement, l’opprobre public. De la même manière, François Villon, se présente dans son Testament « toutes hontes bues », c’est-à-dire comme il est : fragile, pécheur, mortel.

On peut, enfin, penser pouvoir se débarrasser de la honte en la jetant par‑dessus les moulins, à l’image de tant de personnages – fascinants précisément parce qu’éhontés – de la littérature, des héros du Satyricon au Harry Lime du Troisième Homme, en passant par les figures picaresques de Gil Blas ou de Moll Flanders. Mais, l’éhonté n’est souvent qu’un honteux caché, comme le Richard iii de Shakespeare qui ne devient l’incarnation du mal que pour se venger d’avoir été, dès l’enfance, repoussé par tous à cause de sa laideur et pour se redonner ainsi un peu d’estime de soi. Quant aux héros picaresques, ils reçoivent fréquemment eux aussi leur part d’humiliation, à l’image de Don Pablos dans El Buscón de Quevedo, qui est non seulement battu ou emprisonné tout au long du récit mais baigne encore à plusieurs reprises dans les excréments et autres matières répugnantes. L’art nous montre en vérité que l’on ne peut sortir de la honte qu’en se comportant de façon réellement supérieure. Ainsi, Henry Fleming, à la fin du roman de Crane, s’empare du drapeau de son régiment et conduit avec courage les hommes à

Certes, cette reconnaissance de soi est douloureuse mais elle peut aussi provoquer un changement du cœur, comme il advient par exemple à Hester Prynne, l’héroïne de La Lettre écarlate de Hawthorne qui découvre, dans sa disgrâce, que l’humanité toute entière est honteuse et décide, en conséquence, à son retour d’exil de remettre volontairement sur ses vêtements la marque d’infamie – cette lettre « A » qui a été pour elle un « passeport pour les régions où les autres femmes n’osent aller » – et de consacrer le reste de sa vie aux autres femmes malheureuses. L’art comme producteur de honte L’art nous dévoile donc l’existence d’une « bonne » honte, qui nous rend lucides sur nous-mêmes et peut même nous grandir moralement. Mais, l’art peut contribuer, aussi, à produire cette émotion en nous. C’est ce que font par exemple des moralistes comme La Rochefoucauld ou des romanciers comme Stendhal ou Proust lorsqu’ils explorent notre moi, cernant son insécurité et dévoilant ses besoins honteux et ses anxiétés enfouies. De même, ces artistes de 197

Honte la dérision que sont le bouffon ou le clown nous tendent le miroir de notre propre ridicule en défiant nos conventions : l’art peut nous faire honte en douceur, à la manière dont Raimu, dans La Femme du boulanger, blâme son épouse infidèle en faisant des reproches … à sa chatte !

aussi, avoir collectivement honte de la barbarie nazie parce que les gardiens des camps furent dans leur majorité des hommes ordinaires, qui étaient avant tout obéissants ou soucieux de leur carrière et, donc, « avaient nos visages ».

Mais, l’art peut aussi nous révéler beaucoup plus crûment notre petitesse. Ainsi Villon, dans son Testament peint non seulement sa nullité mais aussi celle de tous les hommes et l’horrible corruption à venir de leurs corps. Plus brutalement encore, Baudelaire dans Les Fleurs du Mal jette l’opprobre sur l’humanité toute entière : « la sottise, l’erreur, le péché, la lésine/ Occupent nos esprits et travaillent nos corps » ; l’homme est « chair infecte » et la femme est « fangeuse grandeur ! sublime ignominie ! ». Dans le même esprit, de nombreux peintres ont su montrer la déchéance humaine, à l’image du Christ du Retable d’Issenheim, couvert de plaies, affreux, défiguré ou des figures monstrueuses, tordues, tronçonnées de Francis Bacon.

L’art comme instrument d’humiliation

En outre, une œuvre artistique peut nous faire honte de façon politique, en dénonçant par exemple notre indifférence à la misère d’autrui, comme le font nombre des romans de Dickens ou bien une satire comme A Modest Proposal de Jonathan Swift, où l’auteur, avec ironie suggère, pour régler le problème de la pauvreté en Irlande, de donner les enfants des pauvres en nourriture aux riches. Du même esprit participent les reportages photographiques d’un Jacob Riis sur les bas quartiers de New York ou les clichés de cadavres ballonnés et putréfiés des champs de bataille de la Guerre de Sécession, pris par Matthew Brady ou Alexander Gardner. Plus loin même, la honte peut devenir un devoir moral. C’est le message central de Primo Levi dans Si c’est un homme : non seulement l’effroyable misère dans les camps doit s’emparer de nos cœurs – sinon honte sur nous ! – mais nous devons tous, 198

L’art peut donc produire de la honte moralement bonne. Mais, il peut aussi servir à humilier sans raison à la manière dont, par exemple, a été conçue la nouvelle Chancellerie du Reich par Albert Speer en 1938, pour donner aux visiteurs de Hitler le sentiment de leur petitesse grâce à une enfilade de salles de plus en plus majestueuses ainsi, entre autres détails, qu’à des poignées de portes trop hautes. De même, l’art peut produire de façon blâmable de la honte en stigmatisant une minorité comme par exemple ces Judas peints conventionnellement aux xvie et xviie siècles avec des cheveux roux ou, plus récemment, les Juifs ignoblement décrits par Céline ou Pound. La fiction littéraire peut également nous rendre honteux inutilement en nous proposant des idéaux inaccessibles. Henry Fleming ne s’est senti si abject à la guerre que parce qu’il s’était au préalable rempli de rêves de gloire en lisant de la littérature héroïque, littérature qui en outre, en idéalisant le combat, ne l’aida pas à affronter sa froide et brutale réalité. De même, le cinéma populaire, en proposant à notre imagination des personnages et des situations exceptionnels engendre, par comparaison avec notre réalité prosaïque, des hontes superflues, comme par exemple celle qui s’empare, sur une célèbre couverture peinte par Norman Rockwell pour le Saturday Evening Post (6 mars 1954), d’une jeune fille fraîche et charmante mais qui se trouve laide par rapport à la très « glamour » Jane Russell. L’art, de surcroît, peut faire honte en tant qu’activité, parce qu’il conduit l’artiste à se dévoiler devant son public, mettant à

Honte nu ses imperfections et ses défauts et l’exposant de la sorte à une critique qui peut être d’autant plus accablante que le désir de considération est souvent très fort chez lui, comme le montre, par exemple le Journal de Jules Renard, où sont décrits, dans de nombreux passages, le besoin maladif de beaucoup d’écrivains – à commencer par Renard lui-même – d’être reconnus et admirés. Et de fait, lorsque l’art devient, comme le dit Baudelaire, « le meilleur témoignage que nous puissions donner de notre dignité », la barre est mise très haut, ce qui peut conduire le créateur à être beaucoup trop sensible au rejet et à éroder fortement l’image qu’il a de lui-même, image qui est parfois déjà, dès le départ, très négative que l’on pense au poète décrit par Baudelaire (cf. supra), qui est maudit dès sa naissance par sa mère ou ces propos, comme en écho, de Dali : « Je me crus mort avant de me savoir en vie […] identifié par force à un mort, je n’avais pas d’image véritablement sentie de mon corps autre que celle d’un cadavre putréfié, pourri, mou, rongé de vers » (S.  Dali, Comment on devient Dali, 1976). Les artistes sont du reste assez fréquemment poursuivis par le sentiment d’être des imposteurs, à l’instar d’Orson Welles qui, dans Vérités et mensonges, présente son art comme étant en fin de compte une mystification. Les professionnels du spectacle peuvent aussi être envahis de honte lorsqu’ils incarnent des personnages honteux ou ridicules. C’est le cas, en particulier, des comiques qui souffrent, souvent, d’attirer le sarcasme ou le mépris sur eux. De même, un comédien peut être profondément humilié lorsqu’il doit simuler des qualités qu’il n’a pas, notamment lorsqu’il personnifie des héros qu’il estime être très au‑dessus de lui. L’art peut, enfin, faire honte en tant que véhicule du snobisme. Le goût fait en effet partie du statut social et Proust montre le plaisir qu’il peut y avoir à abaisser autrui en critiquant ses goûts esthétiques. Mais,

il expose aussi l’esclavage auquel cela conduit : le snob doit en effet toujours rejeter ce qu’il adorait la veille, au risque de devenir à son tour démodé et donc lui aussi humilié. Proust a bien su analyser le phénomène du snobisme mais… l’on mesurera combien l’art joue un rôle important dans le développement de cette attitude, si l’on remarque que l’auteur de La Recherche est devenu à son tour très vite, lui aussi, un instrument d’humiliation aux mains des snobs : il faut en effet, dans certains milieux, non seulement avoir lu Proust mais l’avoir apprécié ou, tout du moins, s’il n’est pas à son goût, avoir quelque chose de piquant à dire à son propos. L’art peut donc produire de la honte, soit en bien, soit en mal. Cependant, le tableau ne serait pas complet si l’on ne signalait pas que l’art peut aussi nous soulager de certaines de nos hontes inopportunes, en montrant par exemple que nos anormalités physiques n’ont rien que de très normales, à l’image du vieil homme peint par Ghirlandaio (Musée du Louvre) qui, tout ému par un petit enfant, est indifférent à son nez monstrueux. De même, les autoportraits d’un Rembrandt où les ravages du temps sont présentés sans complaisance peuvent nous délivrer de la honte de vieillir. De façon similaire, les valets de comédie comme Scapin ou Arlequin peuvent nous alléger de la honte d’être un domestique ou les poèmes de Walt Whitman, chantant joyeusement l’amour « athlétique » et « l’attachement viril », de celle d’être homosexuel. Quelques interrogations finales Pour conclure, il faut cependant introduire un peu de scepticisme : la honte n’est, en effet, pas toujours décelable dans une œuvre, ne serait‑ce que parce qu’elle est parfois difficile à exprimer ou à représenter. C’est le cas en particulier en architecture, dont le caractère monumental jure avec l’aspect enfoui, caché de la honte. Mention199

Honte nons néanmoins le Mémorial des martyrs de la déportation de Georges Henri Pingusson, qui parvient à exprimer l’horreur mais aussi la honte de la déportation en se présentant de façon brute et austère, comme une structure déjà à demie ensevelie et prête à glisser dans l’eau pour y disparaître. La présence de la honte peut aussi être difficile à détecter en peinture, parce que d’autres émotions s’expriment de manière proche : angoisse, embarras, culpabilité, tristesse, inquiétude, etc. Ainsi, le Judas de la Cène de Rubens, qui est recroquevillé, a le regard effaré et est tourné vers le spectateur, est-il paralysé par la honte d’avoir trahi le Christ ou bien par la culpabilité ? De même, dans L’Annonciation de Simone Martini, les traits de la Vierge – cette tête penchée, ce dos voûté, ces épaules rentrées et cette main posée sur son voile – signifient-ils qu’elle est surprise et intimidée ou bien qu’elle a un peu honte, comme si elle pensait : « je ne mérite pas cet honneur » ? En photographie, la honte peut également être indéchiffrable, ne serait-ce que parce que nous cherchons souvent à cacher cette émotion qui, affichée publiquement, peut être source de honte supplémentaire. Assurément, le cliché pris en avril 1945 et qui saisit un groupe de maires allemands forcés de regarder les charniers du camp de Bergen-Belsen,  est sans équivoque : les corps sont raides ; les regards sont tournés vers le sol ; les visages sont crispés ; les épaules sont basses. La photographie agit ici comme un pilori. Mais il est plus difficile de déchiffrer la présence de la honte dans le cliché que Robert Capa a pris le 18 août 1944 et montrant une femme tondue et paradée dans les rues de Chartres. N’est-ce pas même plutôt notre propre honte que nous ressentons, devant l’humiliation que cette femme subit alors qu’elle tient dans ses bras un nouveauné qu’elle cherche avant tout à protéger ? Enfin, la honte n’est pas, non plus, toujours présente de façon explicite en 200

l­ittérature. Ainsi, Proust nous dit dans Le Temps retrouvé que Saint-Loup a pris, avec l’âge et le développement de ses vices, une allure « de coup de vent » parce qu’il a « la crainte d’être vu, le désir de ne pas sembler avoir cette crainte, la fébrilité qui naît du mécontentement de soi et de l’ennui ». Mais, il ajoute qu’il a peut-être aussi honte d’être devenu vieux et trop prudent. La honte, chez Saint-Loup, est présente, certes, mais de façon difficilement décelable. Et parce que la honte est souvent cachée au milieu d’autres affects, nous ne pouvons en fin de compte que rester perplexes devant des œuvres provocatrices comme La Merde d’artiste de Piero Manzoni ou les toiles scatologiques de Gilbert et George. Ces œuvres nous montrent-elles, sans fausse honte, que nos excréments peuvent être beaux ou bien, à rebours, veulent-elles nous humilier en nous rappelant notre animalité ou bien notre snobisme par rapport à l’art ou bien, encore, notre gêne ridicule par rapport à ces entités qui sortent si naturellement de notre corps ? Sont-elles l’expression de la honte de ces artistes ou bien, a contrario, de leur désir de choquer le public, voire de se montrer, en toute impunité, comme supérieur à lui ? Peut-être tout cela à la fois. Le débat, en tout cas, reste ouvert. Louis A llix

& D. L. Cairns, Aidos : The Psychology and Ethics of Honour and Shame in Ancient Greek Literature, Oxford, Clarendon Press, 1992. E. Fernie, Shame in Shakespeare, Londres, Routledge, 2001. G. Taylor, Pride, Shame, and Guilt : Emotions of SelfAssessment, Oxford, Oxford University Press, 1985. B. Williams, Shame and Necessity, Berkeley, University of California Press, 1993, rééd. 2008. corps, plaisir / déplaisir / proust FF

Horace (65 Av. j.‑c. – 8 Av. j.‑c.)

HOR ACE (65 av. J.‑C . – 8 av. J.‑C .) Horace affirme dans l’art poétique le primat en littérature des émotions, celles que le texte doit susciter, celles du movere de la rhétorique. Mais il formule cet impératif dans des termes particuliers : « Il ne suffit pas que les œuvres soient belles, il faut qu’elles soient émouvantes, et qu’elles mènent où elles veulent les sentiments de l’auditeur. Par l’adjectif choisi, Horace dit le privilège qu’il accorde aux émotions douces, regret, plaisir, et sa mise à distance du haut style pathétique, tragique ou épique. Horace n’emploie pas ici le terme par hasard, et on peut rapprocher ce passage du précepte de l’utile dulci où il affirme que l’œuvre d’art doit prodesse et delectare. Toute son œuvre illustre cette préférence. Malgré quelques accents pathétiques devant la mort ou devant les guerres civiles (dont Montaigne se fait l’écho) dans les épodes notamment, ces iambes de sa première période, Horace cherche rarement à exprimer et à susciter les émotions fortes de la terreur, de l’indignation ou même de la pitié et le plus souvent préfère la douceur à la douleur. On peut sans doute rattacher cette distance prise avec les émotions véhémentes du grand style aux choix philosophiques d’Horace, du stoïcisme à l’épicurisme qui proscrivent de même la violence des passions et à la morale de la modération qu’il prône dans son œuvre. Le movere en style haut affleure en effet rarement chez Horace qui a choisi les genres plus modestes ou familiers de l’ode, de la satire et de l’épître et rappelle à l’ordre sa muse dès qu’elle étend ses ailes un peu trop haut et oublie jeu, plaisir et douceur. Ce choix de la modération du style et des passions est indissociable de la place de la première personne dans l’ensemble de son œuvre. Quintilien établit une différence non de nature (comme Aristote qui distingue l’êthos

de l’orateur du pathos des auditeurs) mais de degré entre êthos et pathos, différenciant les émotions violentes (vehementes) du pathos et les émotions douces et modérées de l’êthos (lenes, mites, compositos), les unes étant propres à la tragédie et les autres à la comédie. Cette analyse n’éclaire pas seulement les choix stylistiques d’Horace. Le premier avant Pétrarque, mais dans une optique morale et épicurienne non pénitentielle, il a en effet procédé dans ses odes à ce dédoublement du je éthique et du je pathétique qui caractérise l’écriture amoureuse. De l’ode ironique à Pyrrha au « donec gratus eram », Horace reprend ainsi les thèmes et motifs élégiaques pour s’en détacher et distinguer. Les poèmes consacrés aux femmes vieillies et aux charmes éteints participent de ce même jeu ironique établi entre le passé de l’amour et le présent du rire. Ronsard est l’auteur de la Renaissance qui est le plus proche de lui de ce point de vue, dans sa relecture non des élégiaques mais des pétrarquistes, mais aussi par cette conception d’une poésie du charme et de la douceur. La formule finale de l’ode « De l’election de son sepulcre », « la seule lyre douce l’ennui des cœurs repousse », fait écho à la définition de la poésie lyrique par Horace comme dulce lenimen, douce consolation de nos peines. Nathalie Dauvois

& Horace, Odes et épodes, Satires, Epîtres [i er siècle av. J. ‑C.], éd. et trad. F. Villeneuve, Paris, Les Belleslettres, 1929, 1932, 1931. D. Konstan, The Emotions of the ancient Greeks, Studies in Aristotle and Classical Literature, Toronton, Bufallo, Londres, University of Toronto Press, 2006. J. Lecointe, L'Idéal et la différence, Genève, Droz, 1993. V. Leroux, « Non satis est pulchra esse poemata ; dulcia sunto (Art poétique, 99) : fortune d'un précepte horatien dans les Poétiques néo-latines », La Douceur dans la pensée moderne, Actes à paraître sous la direction de M. Jones Davies et F. Malhomme. lyrique, plaisir, poésie FF

201

Horreur

HORREUR L’horreur est de la terreur mêlée au dégoût. Souvent définie comme la résurgence brutale de peurs archaïques, elle traduit dans la phénoménologie sartrienne l’irruption d’un autre monde, à la fois antérieur, venant du passé de l’individu, et l’extérieur, hors de la nature ; pour la psychanalyse, elle serait une émotion de la reconnaissance, la réaction face au retour violent du refoulé, et engagerait l’irruption de motifs archétypiques. Traditionnellement liée au sentiment de l’abjection et de l’impur, elle revêt parfois une dimension métaphysique ou religieuse. L’horreur fictionnelle est suscitée par la brusque irruption dans la représentation d’un élément potentiellement dangereux et repoussant, souvent fantastique et hyperbolique ; elle peut provoquer chez le lecteur ou le spectateur des réactions physiques de frisson ou de hérissement, conformément à son étymologie. Le terme horror signifie hérissement, frissonnement. Selon N. Carrol, le mécanisme de l’horreur artistique (Art-Horror) est de susciter chez le récepteur des émotions similaires à celles du personnage. Elle se manifesterait par l’irruption brutale du surnaturel au sein même de l’univers fictionnel, représentant une menace matérialisant l’angoisse du personnage, relais de l’émotion, et induisant celle du lecteur-spectateur. L’horreur peut être purement visuelle, échappée des fantasmes d’un Goya par exemple, qui en met en scène la célèbre formule de Goethe, « Le sommeil de la raison engendre des monstres ». Lorsqu’elle est narrative, elle est souvent préparée par un climat d’angoisse et de suspens qui donne plus de force au surgissement de l’image horrible. La littérature d’horreur se développe au xix e siècle, ses effets sont repris et amplifiés par le cinéma au xx e  siècle, qui en fait un genre à part entière, dès le cinéma muet. Celui-là apparaît comme l’art 202

de l’horreur par excellence : des genres en apparence si différents que le snuff, les films de vampire ou de possession sont en réalité des sous-catégories d’un même genre. Les réalisateurs de « snuff movies » prétendent filmer des scènes atroces ayant réellement existé – ainsi dans Cannibal Holocaust réalisé en 1980 par R. Deodato. Depuis le Nosferatu de Murnau en 1922, les inventions d’histoire de vampires et leur avatar d’histoires de zombies, ou les adaptations du roman Dracula de B. Stoker sont innombrables. On peut mentionner le célèbre film de possession Rosemary’s Baby de 1968, dans lequel R. Polanski a adapté l’œuvre de I. Levin, de 1967, ou encore The Exorcist réalisé en 1973 par W.  Friekin, d’après le roman de W. P. Blatty, de 1971. Même le cinéma « gore », dont l’émotion reine est le dégoût, fait partie de cette vaste catégorie rassemblant les films dans lesquels le groupe cherche sans doute une catharsis à des angoisses ancestrales, et dont le point commun est l’usage de procédés fondés sur la conjonction de la surprise et de la répulsion. Mathilde Bernard et Alexandre Gefen

& N. Carroll, « The Nature of Horror Author(s) », The Journal of Aesthetics and Art Crticisms, vol. 46, no1, 1987, Blackwell Publishing on behalf of the American society for Aesthetics. J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980. H. P. Lovecraft, Supernatural Horror in Literature, trad. J. Berger et F. Truchaud, Épouvante et Surnaturel en littérature, Paris, Christian Bourgeois, 1969. cinéma, dégoût, peur FF

HUME David (1711-1776) Chez David Hume, l’articulation de la pensée de la beauté, de l’art et du goût avec la théorie des passions est essentielle. Son œuvre philosophique principale, le Traité de la nature humaine (1739-1740), devait à l’origine comprendre une partie sur l’esthé-

Hume David (1711-1776) tique (appelée criticism), jamais rédigée, qui aurait fait fond sur la théorie de l’entendement (Livre  1) et la théorie des passions (Livre 2). On trouve dans le Traité et dans les essais que Hume publie à partir de 1741 de nombreux développements sur la beauté, la poésie, l’éloquence, les arts, le goût et la tragédie, qui nous permettent de reconstruire ce qu’aurait pu être cette « critique philosophique ». L’analogie entre la beauté morale et perceptuelle – qu’on nommera anachroniquement esthétique – est omniprésente dans la démarche humienne de réflexion sur les passions. Le goût en général englobe autant la beauté des figures extérieures, des œuvres humaines et des œuvres d’art que la beauté des actions et des caractères moraux. Les beautés morales et esthétiques relèvent par conséquent d’un certain genre de sentiment évaluatif que Hume décrit en termes de passion calme. L’approbation du beau (ou la désapprobation du difforme) est un sentiment immédiat, qui tire son existence d’une impression de plaisir spécifique et non pas d’un processus cognitif. Dans les termes de Hume, plaisir et douleur ne sont pas de simples phénomènes d’accompagnement de la beauté et de la laideur ; ils en constituent l’essence même. Il apparaît que la sympathie, comme dispositif cognitif et affectif permettant d’entrer dans les sentiments et les passions des autres, joue un rôle de premier plan dans la production et la circulation de la plupart de nos passions. La qualité la « plus remarquable dans la nature humaine », dit Hume, est notre « propension à sympathiser avec les autres et à recevoir par communication leurs inclinations et sentiments » (Traité de la nature humaine, 1739-1740). Le mécanisme sympathique élémentaire permet au spectateur de passer de l’effet perçu d’une passion (ses « signes » extérieurs) à son idée, qui se vivifie par la ressemblance entre le spectateur et celui qui est soumis à cette passion ; dans cette double relation, l’idée est vivifiée dans l’esprit du specta­

teur jusqu’à devenir le sentiment ou la passion elle-même. Notre sens de la beauté dépend en grande partie de la sympathie. Il y a deux types de beauté, les beautés de pure apparence, suscitées par l’effet direct d’une figure sur l’esprit, et celles qui reposent sur la tendance des objets à produire des effets utiles, qui suscitent du plaisir chez le spectateur par sympathie avec le possesseur ou le destinataire de cette tendance. Hume parle alors aussi de beauté d’imagination, puisque c’est cette faculté qui nous permet d’entrer dans le plaisir suscité par l’objet : celui-ci « plaît [alors] en même temps au spectateur, par une sympathie délicate avec le possesseur ». Même le plaisir pris à la beauté corporelle dépend de ce principe. Le but premier de l’essai célèbre Sur la norme du goût (1757) est de montrer qu’il est légitime de présupposer une norme (un standard) de nos discussions artistiques. Les distinctions esthétiques ne dépendent pas de la raison, mais du goût comme sentiment évaluatif. Pourtant, même si cela peut sembler à première vue paradoxal, le goût critique doit néanmoins conférer un rôle essentiel à la raison, dans la mesure où la passion évaluative calme qu’est le goût repose sur un sentiment élargi par la réflexion, la comparaison, l’analyse – bien que cette réflexivité ne soit pas constitutive de la beauté. En fait, le goût esthétique est une disposition complexe qui repose sur diverses compétences cognitives et affectives qui requièrent un fort niveau de préparation réflexive. Le sentiment « naturel » doit être amené à ses conditions optimales par l’éducation du goût. Dans De la délicatesse du goût et de la passion (1742), Hume avance une thèse intéressante sur l’influence morale du goût esthétique. En dépit des ressemblances entre les deux types de délicatesse, il convient de développer la délicatesse de goût et de réprimer, autant que possible, la délicatesse de passion. Cette dernière décrit un état excessif – pathologique – de manifestation 203

Hutcheson Francis (1694-1746) des inclinations violentes ou d’identification affective. Hume relève trois effets « thérapeutiques » de la délicatesse de goût sur la délicatesse de passion. Tout d’abord, la délicatesse esthétique contribue à la régulation immanente de nos plaisirs en nous procurant des joies stables et durables, qui dépendent d’objets qui demeurent entièrement à notre disposition. Ensuite, la thérapie esthétique est instrumentale : en développant notre goût esthétique, notre jugement se fortifiera ; en choisissant mieux les objets du bonheur, nous diminuons notre réceptivité pour les passions violentes. Enfin, la délicatesse de goût, qui est une passion calme, possède la capacité d’absorber les passions violentes, et d’exercer une sorte d’effet d’entraînement sur le régime entier de nos sentiments.

lles ont influencé

base de sa théorie des passions, entreprend de rendre compte du « plaisir inexplicable » que « les spectateurs d’une tragédie bien écrite reçoivent de la douleur, de la terreur, de l’anxiété et des autres passions qui sont en elles-mêmes désagréables ». L’explication proprement humienne de cet apparent paradoxe, qui remonte au moins à la Poétique d’Aristote, consiste à distinguer deux sources de plaisirs et de souffrances dans la représentation tragique – celle qui relève du contenu de la représentation avec lequel le spectateur est conduit à sympathiser, d’une part, et celle qui résulte des qualités esthétiques de la représentation elle-même –, pour montrer ensuite que la satisfaction en apparence paradoxale de la tragédie doit être comprise comme une variante des phénomènes de conversion de la force d’une passion accompagnatrice dans une passion prédominante, qu’il avait lui-même décrits dans le Traité et dans la « Dissertation sur les passions » (1757). La conversion à laquelle pense Hume suppose que l’émotion qui accompagne la passion subalterne est transférée dans la passion prédominante, ajoutant à la puissance de cette dernière. Daniel Dumouchel

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& D. Hume, Traité de la nature humaine [1739-1740], trad. P. Satel, Paris, Garnier Flammarion, 1999. D. Hume, « De la délicatesse du goût et de la passion » [1742], « De la norme du goût » [1757], « De la tragédie » [1757], in Essais esthétiques, trad. R. Bouveresse-Quilliot, Paris, Garnier Flammarion, 2000. D. Hume, « Dissertation sur les passions » [1757], in Le monde des passions, R. Ersham, O. El Mansouri, R. Enriquez, [et al.], Paris, Garnier Flammarion, 2015. éducation des affections, goût, plaisir, FF tragédie

HUTCHESON Francis (1694 -1746) Francis Hutcheson a développé une philosophie esthétique intrinsèquement liée à sa notamment Hume et Reid. Le problème posé est le suivant : le goût esthétique est-il une faculté cognitive relevant de la raison ou plutôt une faculté affective voire corporelle, physique ? Plus précisément, quelle place doit-on accorder aux émotions pour apprécier une œuvre d’art, considérée comme une belle chose ? À cela, le projet général de Hutcheson dans Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu (1725), consiste à fonder l’expérience esthétique (comme l’expérience morale) sur le sentiment. En effet, le discernement de la beauté et l’appréciation esthétique relèvent de l’ordre du sensible, de l’affectif. En effet, si l’expérience esthétique mobilise un sens interne spécifique, c’est parce qu’elle est immédiate, nécessaire et non volontaire. Ce pouvoir sensible supérieur n’est pas sans affinités avec les autres sens, même s’il ne peut s’y réduire : le plaisir qui lui est lié ne provient d’aucune connaissance des principes, proportions, causes ou utilité de l’objet considéré. Le sens de la beauté est pour ainsi dire spontané, auquel est associé de manière essentielle (et non accidentelle) un plaisir pris à sentir l’unité dans la variété – distincte de l’uniformité ennuyeuse et de l’enchevêtrement varié déplaisant.

Hutcheson Francis (1694-1746) Par exemple, considérer que le livre de Philippe Roth Némésis qui rend compte avec humour et gravité, par une langue pleine de poésie et de détails, de l’incohérence de la culpabilité par rapport au destin, est une œuvre littéraire réussie relève de l’émotionnel et non du rationnel : la capacité à reconnaître le beau et les autres qualités esthétiques est innée, immédiate et hors du contrôle de la volonté du lecteur. Ainsi, les plaisirs que nous pouvons percevoir ne se limitent pas aux plaisirs sensibles immédiats, ressentis par les sens externes comme l’ouïe, la vue, etc. ; il faut prendre en compte les plaisirs esthétiques. D’où la distinction entre les sens externes et les sens internes : pour les premiers, le plaisir vient de la perception d’idées simples, et pour les seconds, d’idées complexes (la forme composée d’une œuvre littéraire, comme celle d’un théorème…). C’est donc un sens de la beauté en ce que la perception de la beauté ne dépend pas de la volonté, le caractère involontaire étant caractéristique de la perception. La perception émotionnelle de la beauté est considérée comme indépendante du savoir : elle ne requiert pas de connaître

par exemple les principes de l’écriture littéraire, de la narration, de l’intrigue. Le sens de la beauté est hors du domaine du rationnel, de l’intellectuel, du cognitif. Si la beauté est saisie par une perception émotionnelle, la cause de la beauté quant à elle – l’uniformité dans la variété – est comprise par la raison. Enfin, ce qui explique l’apparition de désaccords esthétiques, c’est l’émergence d’associations personnelles à l’occasion de l’expérience esthétique (par exemple, un grave accident lors de l’achat du livre de Roth) qui affectent la réponse esthétique émotionnelle. Sandrine Darsel

& F. Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de beauté et de vertu [1725], trad. A.-D. Balmès, Paris, Vrin, 1991. P. Kivy, « The Perception of Beauty in Hutcheson’s First Inquiry : A Reply to James Shelley », British Journal of Æsthetics, vol. 47, no4 2007. P. Kivy, The Seventh Sense : Francis Hutcheson & Eighteenth-Century British Aesthetics, Oxford, Clarendon Press, 2003. E. Michael, « Francis Hutcheson on Æsthetic Perception and Æsthetic Pleasure », British Journal of Æsthetics, vol. 24, no3, 1984. goût, plaisir FF

I IMAGINATION Platon se méfiait de l’imagination qui serait aussi trompeuse que le sont les sens et les arts ; mais Aristote, dans le Traité sur l’âme, la rapproche, tout en la distinguant, de la sensation, et la définit comme la capacité de se représenter un objet en son absence. Chez les stoïciens et pour Cicéron, elle est le contraire même de la raison. L’imagination trouble-t-elle nos représentations ou les rend-elle vivantes ? Les modernes, depuis Descartes, Hume et Rousseau, jusqu’aux penseurs contemporaines, ont mis en valeur l’aspect actif de l’imagination, son pouvoir créateur. Les philosophes et les neuroscientifiques rappellent que sans imagination nous ne pourrions ni visiter notre passé ni faire des hypothèses sur notre avenir : les mêmes zones cérébrales semblent être sollicitées par la mémoire des événements révolus et par l’anticipation du futur. Déjà Descartes considère l’imagination comme une faculté de connaissance, différente, certes, de l’intellection : elle appartient à l’être pensant, comme le fait de sentir ou de vouloir, ou de ne pas vouloir : « cette puissance d’imaginer ne laisse pas d’être réellement en moi, et fait partie de ma pensée » (Méditations métaphysique II). L’imagination peut nous tromper, mais, en dépit du dualisme métaphysique de Descartes, elle contemple « l’image d’une chose corporelle » et construit des figures, opérant un lien entre le corps et l’esprit, ainsi que l’ont remarqué des philosophes analytiques contemporains (Voir A. Rorty, « Cartesian Passions and the Unity of the

Mind and the Body », in A. Rorty éd., Essays on Descartes’ « Meditations », 1986, et John D. Lyons, « Descartes and Modern Imagination », in Philosophy and Literature, 1999) Kant  a attribué à l’imagination transcendantale la possibilité de faire de l’objet sensible une représentation intellectuelle ; surtout, il a théorisé l’imagination esthétique non seulement comme l’aptitude à reconnaître l’objet dans la chose représentée, mais aussi à éprouver le plaisir du beau ou le sentiment du sublime. Pour Hume l’imagination est fondamentale  dans la théorie de la connaissance et dans l’éthique. Si elle forge les fictions les plus fantaisistes, elle préside à notre entendement et à nos croyances, permettant d’inférer une chose d’une autre et de remémorer nos impressions de la réalité. Dans A Treatise of Human Nature (1739-1740), l’imagination a une grande influence sur les passions, et les passions sur l’imagination. Hume affirme que la sympathie, sentiment essentiel pour la vie humaine, est fondée sur l’imagination : car, en les imaginant, nous sommes affectés par les sentiments des autres comme s’ils étaient les nôtres. L’exemple de l’éloquence, comme ce qui « excite par l’imagination » et « donne de la force » à nos idées en influant sur notre volonté et sur nos affections, suggère l’élément vif et vivifiant qui unit l’imagination de l’orateur et du public. La voie est ouverte à des questions modernes et contemporaines sur la participation du lecteur ou du spectateur à l’œuvre d’art et sur la nature d’un état mental qui fait que 207

Insensibilité nous sommes émus – et même fortement – par les fictions, par des êtres et des objets non existants (voir Gilbert Ryle, Kendall Walton et Noël Carroll). Des écrivains, des philosophes et des historiens du xix e  siècle ont affiné les problèmes du rapport entre la réalité et la fiction en dépassant l’idée que la représentation de la réalité reproduit mimétiquement l’objet représenté : l’imagination élargit les proportions du réel, ouvre des possibilités, conjecture des situations, forge des mondes, fait avancer la connaissance, dépasse les barrières temporelles et géographiques. Jules Michelet ainsi que Hegel supposaient une capacité de divination pour indiquer que les seuls documents ne suffisent pas à écrire l’histoire. Il faut savoir imaginer les faits historiques, les deviner, comme la Sybille animée par la fureur sacrée évoquée par Virgile, qui devine l’avenir. S’appuyant sur les conceptions kantiennes, le poète romantique T. S. Coleridge parle de esemplastic power, c’està-dire le pouvoir de modeler, de fabriquer un ensemble à partir de données disparates. Stendhal remarque que l’on ne peut plus atteindre au vrai que par le roman. Ce credo est repris au xx e siècle par Robert Musil. Dans L’Homme sans qualités, il élabore le thème du possible comme partie intégrante du réel. Musil considère que la forme du roman excelle dans cet exercice mental indispensable à la recherche de la vérité qu’est l’expérience de pensée : comme la philosophie – et de manière plus riche et complexe – la littérature conçoit des événements, des êtres et des comportements qui pourraient être réels. Mais peut-être les réflexions les plus frappantes sur l’imagination, son lien à la mémoire et au possible, sont-elles offertes par Baudelaire. L’imagination est pour lui la faculté principale car elle englobe toute les autres ; elle est à la fois analyse et synthèse, intelligence et sensibilité : « L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positi208

vement apparentée avec l’infini » (Salon de 1859). Patrizia Lombardo

& D. Hume, “Of the Influence of the Imagination on the Passions”, dans Traité de la nature humaine, Livre II, III, vi ; trad. franç., préf. et notes d'André Leroy, Paris Aubier, 1983. Stendhal, Mélanges de littérature, établissement du texte et préface par Henri Martineau, Paris, Le Divan, 1933, 3 vol. T. S Coleridge, Biographia Literaria, Londres, Everyman’s Library, 1971. baudelaire, hume, stendhal FF

INSENSIBILITÉ Le principal paradoxe de l’insensibilité réside dans le fait qu’elle cherche à se définir par son refus d’être affectée. L’insensibilité peut être la marque d’un déficit de sensibilité, mais aussi une attitude de repli, d’orgueil, dans des circonstances où la manifestation du sentiment est marque d’une faiblesse ou adhésion à un principe esthétique. La parenté du mot insensibilité avec l’étymon sensus invite à considérer ses deux polarités fondamentales : le corps, les sens et la passion d’une part, l’esprit, l’intellect et la raison d’autre part. L’idée d’insensibilité, en philosophie comme dans les arts, tient à cette dualité première, qu’elle soit hautement proclamée ou, au contraire, récusée. L’insensibilité apparaît donc à la fois comme un brouillage des facultés de jugement de la raison ou, au contraire, comme contribution spécifique aux activités de l’esprit. Insensibilité et asociabilité La littérature médiévale offre très tôt une illustration de l’insensibilité à travers le motif de « l’inhumaine », qui connaîtra une large postérité et deviendra un lieu commun de la littérature. Semblable à l’adorable Idée platonicienne, la dame trouve dans son

Insensibilité amant un esclave dévoué ; mais elle évolue dans un imaginaire abstrait où elle n’est qu’une icône désincarnée, un pur signe rhétorique. Les troubadours avaient déjà illustré la construction d’un amour « de loin », désincarné et à sens unique, mais le poème lyrique La Belle Dame sans Mercy (1424) d’Alain Chartier va plus loin et illustre, à travers le motif de l’insensible, ce que M.  Zink, a appelé « l’hypocrisie du genre courtois » (Introduction à la littérature française du Moyen Âge, 1993). Tous les arguments courtois sont réfutés avec constance par Dame qui se défie du début à la fin des paroles de l’Amant. Dans cette guerre de mots, bien différente du code chevaleresque, le fait de se rendre en demandant « merci », n’est pas accepté. La fausseté de la parole, la vanité des sentiments, la faintise expliquent le fondement de la défiance de la Dame envers son amant et le ferment de son insensibilité dans cet échange courtois dévoyé. À l’âge classique, la sensibilité suppose une âme liée à un corps et peut être valorisée comme sentiment. L’insensibilité est la marque d’un dérèglement entre le physique et le moral de l’honnête homme du xvii e siècle : le « supplément d’âme » bienfaisant, qui caractérise chez l’homme sa capacité particulière à éprouver des sensations, fait défaut à l’insensible dont la vie se restreint et qui s’éloigne de l’échange avec autrui. L’expression de l’insensibilité devient un des aspects de la société de cour, et la dissimulation de l’émotion une stratégie féminine que La Bruyère moquera dans la section « Des femmes » des Caractères (1688). La réputation d’une femme, dans le contexte du temps, peut être compromise si elle ne peut dissimuler sa sensibilité, c’est-à-dire si elle manifeste un sentiment amoureux qui trouble l’harmonie sociale. Le siècle des Lumières fait l’apologie de la sociabilité sensible, qui se découvre encore, précisément, dans l’article « Insensibilité » de L’Encyclopédie, où elle est distinguée de l’indifférence du sage et

assimilée à une monstrueuse expression de l’asocialité : « L’indifférence est à l’âme ce que la tranquillité est au corps,  la ­léthargie est au corps ce que l’insensibilité est à l’âme. Ces dernières modifications sont l’une et l’autre l’excès des deux premières, et par conséquent, également vicieuses. […] L’indifférence fait des sages, & l’insensibilité fait des monstres ». Avec la philosophie empiriste des Lumières, la sensibilité va devenir le canal de communication privilégié des « âmes sensibles », car elle ouvre sur une compréhension non médiatisée et donc sincère de l’autre. Elle devient une vertu sociale et rend vertueux. Mais il faut se garder de la fausse sensibilité. Ainsi naît en 1799, sous la plume de Louis-Sébastien Mercier (1740-1814), le néologisme sensiblerie à travers lequel il dénonce dans le Nouveau Paris la fausse sensibilité, la démonstration bruyante d’une honnêteté de surface, une ostentation scandaleuse presque hypocrite à la manière des « faux dévots » du Tartuffe. Un tournant de première importance s’amorce au début du xix e siècle avec le romantisme qui associe la sensibilité à un rapport avec soi-même, dans l’intimité et la solitude. La sensiblerie est perçue comme la trace d’une hypocrisie de cour, propre à l’idéal aristocratique des élites prérévolutionnaires. L’isolement de l’insensible lui donne une dimension prophétique qui lui permet de prendre conscience simultanément de tous les phénomènes qui l’entourent et de suivre l’intuition de son destin unique. C’est là un thème qui aura sa postérité en littérature mais qui restera aussi équivoque, car l’équilibre retrouvé entre l’existence et la sensibilité, que célèbrent en particulier Les Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778), se réalise au prix d’un renoncement à la communauté des hommes. Rousseau avait déjà illustré dans La Nouvelle Héloïse (1761), les malheurs de la sensibilité de la petite société de Clarens. Avec le renoncement à la communauté des cœurs et l’amer constat 209

Insensibilité de l’inauthenticité de la vie sociale, Rousseau donne à la littérature française ce mouvement de retrait douloureux, où l’individu cherche dans le sentiment infini un nouvel aliment pour sa sensibilité blessée. Le discours sur le caractère du personnage de Wolmar (Quatrième partie, lettre XII) offre une vue saisissante d’un cœur froid et d’une âme insensible. Cet œil indifférent considère l’existence du point de vue de sa valeur esthétique, et offre un remède individuel au mal social. D’un point de vue clinique, les neurosciences ont tenté de décrypter l’incapacité pathologique à éprouver des émotions en rapport avec le comportement asocial. Antonio Damasio (L’Erreur de Descartes, 1995) a en effet montré qu’un déficit émotionnel pouvait altérer les facultés de raisonnement et qu’une manifestation d’insensibilité pouvait être le résultat d’un trauma. Les expériences du neurologue sur un patient dont la zone du cerveau dévolue aux émotions avait été lésée lors d’un accident, conduisirent à cette troublante révélation : la faculté de raisonner du patient, était affectée, pour ne pas dire détruite, par un déficit d’émotion. Loin de s’épanouir dans une conscience sans affects, les conduites rationnelles étaient empêchées une fois cassée la boussole des émotions. Il n’existe donc aucune hiérarchie entre raison et émotion dans le cerveau, mais une boucle réflexive et d’infinis recoupements : l’insensibilité, comme affaiblissement de la capacité à réagir sur le terrain des émotions peut être à la source de comportements irrationnels et asociaux. Épuisement de la sensibilité Un autre aspect de l’insensibilité a vu le jour dans la dénonciation des excès de la sensibilité. Être sensible ne prépare pas à la vie de souffrance et de pénitence que chaque chrétien doit vivre sur terre et Bossuet y voit la source de la corruption de la civilisation toujours plus obsédée par la 210

recherche de nouveaux ravissements et de nouvelles impressions. Ces besoins factices révèlent une autre face de la sensibilité qui a suscité la réaction des moralistes du Grand siècle, contre les périls de la mollesse des sentiments, puis celles de Fénelon et des Lumières. En 1787, Sénac de Meilhan, qui choisira le camp contre-révolutionnaire, livre dans ses Considérations sur l’esprit et les mœurs un bilan affligé du siècle des Lumières. Pour lui, c’est le « dégoût » qui domine une époque entièrement dévolue au savoir positif et qui a si bien décrit l’univers qu’il ne restera bientôt plus rien à découvrir ; dès lors la place du rêve, de l’espérance et de la foi, se trouve réduite à sa dimension la plus restreinte. Le déclin de la sensibilité apparaît ici comme un signe de décadence. Il suggère déjà une peinture du désenchantement du siècle, et l’insensibilité devient la marque d’une déperdition d’énergie : « L’époque actuelle présente l’image de la vieillesse. L’impuissance, l’admiration du passé, l’amour de soi-même qui est l’effet de l’âge et de l’insensibilité d’un cœur desséché, enfin l’attachement à l’argent semblent donner le caractère sexagénaire du siècle ». L’insensibilité est la face cachée de l’épuisement du sensible : elle signale la décadence, et elle est la réponse amère au malheur. À l’ordre matérialiste bourgeois et à sa traduction esthétique, au principe de l’utilité morale et sociale de l’œuvre d’art, on opposera alors un désintéressement hautain auquel on donnera, de préférence à celui d’insensibilité, les noms d’ « impassibilité » ou d’  « impénétrabilité ». L’expression de l’insensibilité témoigne d’une tension entre des visions concurrentes de la grandeur morale de l’homme, de ses idées et de ses sentiments. Elle apparaît comme l’expérience réactive qui veut ignorer ces deux grandes possibilités : la vitalité du corps et des sens, ou l’élan de l’esprit et le désir de spiritualité. L’insensibilité est également apparue comme une maladie de l’âme et comme le symptôme d’un rapport dévoyé à la société

Insensibilité (R. Mauzi, « Les maladies de l’âme au dix-huitième siècle », Revue des sciences humaines, 1960). Quand l’individu est trop sensible ou quand il ne l’est pas assez voire pas du tout, il communique mal avec ses semblables. L’insensible devient une figure monstrueuse, en proie à la folie et à un tenace sentiment de mort. Choderlos de Laclos illustre ce phénomène dans Les Liaisons dangereuses (1782) par la Présidente de Tourvel. Séduite puis abandonnée par le libertin Valmont, elle présente tous les symptômes de l’apathie et de l’insensibilité en sombrant dans un mutisme qui trouve ses causes dans l’excès éprouvé de sensibilité. La critique de la sensibilité a trouvé son expression dans le motif de l’indifférent. Le fait est qu’après la Terreur et ses massacres, qui peut encore croire à la bonne conscience des « âmes sensibles », à cet univers du roman et du théâtre où il suffit d’invoquer le sentiment pour se donner un brevet de vertu ? Dès le début du siècle, la critique de la sensibilité apparaît comme un devoir de lucidité. En 1799, Senancour, dans ses Rêveries sur la nature primitive de l’homme, inspirées à la fois de Rousseau et de Diderot, s’élève contre cette « affection sentimentale, que l’on appelle du sentiment, parce qu’en effet, on la met partout à sa place, mais que l’on nomme mieux sentimanie ». Sans prôner l’insensibilité, Senancour est à la recherche d’un juste milieu, d’un discernement dans le flot immodéré du pathétique, désormais suspect. À travers l’insensible, il inaugure l’expression d’une pudeur liée au sentiment tenace de l’absurdité de la vie, au refus de montrer sa souffrance, qui s’annonce comme un grand thème romantique : « L’homme sensible doit préférer à l’homme sentimental, l’homme indifférent et farouche ». L’expérience sensible semble s’épuiser avec le désœuvrement mélancolique d’une jeunesse déboussolée dont Musset se fait l’écho dans sa Confession d’un enfant du siècle (1836). Le refus de l’expérience sen-

sible correspond, dans le diagnostic de Musset, à la perte d’une énergie fondatrice : il n’y a plus d’impulsion et la vie sombre dans un sommeil mortifère : « Ainsi le principe de mort descendit froidement et sans secousse de la tête aux entrailles. Au lieu d’avoir l’enthousiasme du mal nous n’eûmes que l’abnégation du bien ; au lieu du désespoir, l’insensibilité. » L’insensibilité renvoie à l’expérience du renoncement ou de la faiblesse, qu’on retrouvera chez les grands héros romantiques : l’Adolphe de Benjamin Constant, mais aussi Lucien de Rubempré ou plus tard, Frédéric Moreau dans L’Éducation sentimentale. Contrairement aux accidents physiologiques et mélancoliques de la sensibilité du siècle précédent, les affections du « mal du siècle » témoignent du malaise d’une conscience historique : l’individu éprouve une difficulté, sinon une impossibilité à s’insérer dans une époque et un milieu visà-vis desquels il se sent en désaccord. Avec son Génie du Christianisme (1802), Chateaubriand nomme « vague des passions » cet ennui inquiet, qui fait l’expérience de son incapacité à distinguer le but et l’objet d’un état qui précède les grandes passions. Dans le cadre de cette apologie chrétienne, l’auteur condamne la « mode » des René, ainsi que la filiation de cette littérature sensible et néfaste. La Confession d’un enfant du siècle (1836) offre le meilleur diagnostic du « mal du siècle » et de sa dimension cynique. Musset décrit l’insensibilité d’Octave comme une expérience historique. Ce trouble existentiel de l’insensibilité trouve son accomplissement poétique assez tard, chez le Baudelaire des Fleurs du Mal (1857) : « Ne suis-je pas un faux accord/dans la divine symphonie ? » se demande la poète, impuissant devant le constat de la disharmonie des âmes. Le héros négatif du mal du siècle, qui ne parvient plus ni à pleurer ni à jouir, qui est usé avant l’âge, éprouve cet horrible désaccord de l’être auquel Baudelaire donnera des accents très forts dans l’expression du spleen. 211

Insensibilité Principe esthétique de l’insensible D’un point de vue esthétique, l’insensibilité est la marque d’une élection créatrice autant que d’un isolement absolu de l’individu qui se construit en marge de la société. L’absence d’émotion a été cultivée à l’extrême par les Grands Rhétoriqueurs de la Renaissance qui ont éliminé de leurs jeux littéraires l’expression du sensible. La virtuosité de l’esprit est préférée à l’expression du sentiment, et on recherche l’art de dire plutôt que le goût de sentir. Plus tard, les Précieux cultiveront une exquise civilité où les grands sentiments, par l’expression toute artificielle du détour, n’auront de cesse d’esquiver toutes les marques sincères de l’émotion. Le Paradoxe du comédien (1769) est l’illustration exemplaire de l’équilibre des passions. Pour Diderot, l’insensibilité, vice de l’homme moral, est la vertu du grand artiste, qu’il soit créateur ou comédien : « La sensibilité est la caractéristique de la bonté de l’âme et de la médiocrité du génie ». Cet étrange paradoxe, qui oppose l’art et la moralité, semble se situer aux antipodes du drame moral du Fils naturel ou du Père de famille. Le travail et le génie du comédien s’expriment à travers une insensibilité composée de la régulation de la sensibilité. Diderot élargit cette thèse aux diverses formes d’expression artistique pour l’ériger en principe fondamental de son esthétique (Voir D. Diderot, Observations sur Garrick). Pour être plus précis, l’insensibilité du génie du grand comédien n’est pas l’expression d’une absence de sensibilité mais celle de la passivité de l’expérience sensible. Cette insensibilité est radicalement différence de l’impassibilité toute stoïcienne du philosophe, qui se targue de n’afficher aucune émotion, alors que l’insensibilité du comédien lui permet d’exprimer toute la gamme des émotions. La réaction à l’intimisme personnalisé du lyrisme romantique engendrera une expression esthétique de l’impassibilité. 212

L’  « art pour l’art » du Parnasse, c’est d’abord le retrait hautain du monde et la dévotion à la seule Beauté, totalement idéalisée et dégagée de l’intimisme personnalisé du lyrisme romantique. À l’écart du monde réel, le poète se replie orgueilleusement sur soi et son travail. Il recherche le détachement, la tranquille impartialité et, ce faisant, fait montre d’une certaine insensibilité, notamment vis-à-vis du public et de ses hommages. Tout en récusant l’idée d’une utilité sociale de l’art, les Parnassiens s’élèvent contre la manifestation de l’âme sensible. Le lexique de cette poésie révèle assez le refus de l’expressivité sensible. « Le Condor » des Poèmes barbares de Leconte de Lisle (1862) exclut par exemple toute émotion en exprimant l’idéal impassible d’une immobilité symbolique, qui étymologiquement est aussi un refus de l’émotion. Le goût pour les lisses lapidaires dessine un univers d’uniformité colorée des teintes de l’impénétrabilité (le blanc et le noir) où Mallarmé, dans « Tristesse d’été », célébrera avec douleur, « l’insensibilité de l’azur et des pierres ». Les symbolistes donneront une portée universelle à cet isolement ascétique. L’Hérodiade de Mallarmé, exprime à cet égard ce refus de sensibilité qui est aussi un refus de l’échange. Le créateur se livre à une recherche de la perfection dans l’isolement, et tout le sens de l’élaboration esthétique tient à la concentration de l’élan émotionnel au profit de l’œuvre seule : « L’artiste doit dominer en lui la vie sentimentale, parce qu’elle est contraire à la forte volonté, au constant effort qu’exige l’art laborieux », écrit A. Cassagne (La Théorie de l’art pour l’art en France, 1979). Baudelaire et son « rêve de pierre » dont il est question dans le poème « La Beauté » des Fleurs du mal (1857) révèle un échange sensible impossible et son influence s’étendra sur les jeunes poètes et écrivains jusqu’au début du xx e siècle, notamment par ses Conseils aux jeunes littérateurs (1846).

Insensibilité L’esthétique de l’insensibilité aura aussi son personnage de prédilection : le dandy. Rejeton tardif d’une société héritée de l’Ancien régime, c’est-à-dire d’une cause perdue, le dandy « aspire à l’insensibilité » selon Baudelaire (Le Peintre de la vie moderne, 1863), à l’expression d’une dignité supérieure tendue vers un objet unique. De fait, le dandysme baudelairien se définit de ce point de vue comme un exercice de l’insensibilité : son artificialité est une patiente construction qui vise à évacuer tout facteur affectif. Hors du monde, le dandy s’abîme dans une mélancolie sans remède. Son insensibilité construit une figure de l’impuissance et de l’inadaptation à la modernité, rejetant l’idée d’une démocratie perçue comme niveleuse. Le dandy est un « survivant des aristocraties diminuées et finissantes [qui] aspire moins à régner qu’à abdiquer pour se renfermer dans un isolement superbe, mais impuissant » (A. Cassagne, op. cit.). Cette ascèse, fondée sur le blasement et la marginalité, est réglée sur le culte de soimême. L’insensible dandy, selon la théorie de Théophile Gautier à qui les frères Goncourt en attribuent la paternité dans leur Journal (1963) est « un homme [qui] ne doit se montrer affecté de rien, que cela est honteux et dégradant, qu’il ne doit pas montrer de sensibilité, et surtout dans ses amours – que la sensibilité est un côté inférieur en art et en littérature ». Les Décadents de la fin du xix e siècle pousseront à son extrémité le diagnostic d’usure et de blasement des dandys. L’expression de la sensibilité, déclarée maladive, s’exténue dans la fascination morbide des débâcles de la force vitale. L’insensibilité devient la marque d’un épuisement nerveux et pervers dont le personnage Des Esseintes, héros paradoxal d’À Rebours de Joris-Karl Huysmans donne un exemple inégalé. L’insensibilité peut être l’expression d’une nouvelle expérience du langage et de l’écriture fondée sur une certaine défiance, dont Maurice Blanchot a livré une lecture

essentielle : « Avec des mots, on peut faire du silence. Car le mot peut aussi se rendre vain et donner par sa présence le sentiment de son propre manque » (La Part du feu, 1949). Du point de vue esthétique, cette recherche du neutre, n’a rien à voir avec l’inexprimable, l’ineffable, qui sont des états typiques de l’être sensible, mais elle exprime, au sens propre, le refus de prendre position. Cette impersonnalité absolue s’affranchit de toute référence au réel, de toute réaction aux formes sociales et littéraires, y compris de l’expression pathétique ou de la sensibilité de l’auteur. La littérature tire sa puissance de vérité de son refus préalable du monde. Cette parole sans réceptivité, que Barthes a désigné sous le terme d’« écriture blanche » (Le Degré zéro de l’écriture, 1947), a trouvé son expression dans L’Étranger d’Albert Camus (1942), histoire d’un homme atteint d’une sorte de maladie d’indifférence qui le coupe du monde et des sentiments et le condamne à la peine capitale. La remise en cause des pouvoirs de la représentation a trouvé son expression dans la littérature d’après-guerre, confrontée à la tâche difficile de dire l’indicible et l’inhumanité des camps de concentration. Ces récits des rescapés témoignent de la difficulté de rendre compte sans pouvoir convoquer les ressorts d’une sensibilité (et d’un pathos) qui, comme l’écrit Robert Antelme, est incapable d’exprimer l’atrocité : « Et dès les premiers jours cependant, il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous étions encore en train de poursuivre dans notre corps » (L’espèce humaine, 1957). L’expérience de l’inhumain révèle le phénomène de l’intransmissibilité des émotions et des sensations, car l’homme devenu bête en est réduit au « besoin radical […] à l’existence humaine pure et simple, vécue comme manque au niveau du besoin » ainsi que le dit Maurice Blanchot dans la lecture 213

Interprète qu’il consacre à Antelme (Voir Y. Malgouzou, « Comment s’approprier l’indicible concentrationnaire ? Maurice Blanchot et Georges Perec face à L’Espèce humaine de Robert Antelme. », Interférences littéraires, no 4 « Indicible et littérarité » dir. L. Sable, 2010). La forme de l’insensibilité provient de l’expérience de déshumanisation et de mort où le sujet, réduit au besoin brut et privé de l’expression d’un sentiment de soi et du monde, révèle la ruine de la vitalité de la sensibilité. Guillaume Oriol

& F. Lotterie, Littérature et sensibilité, Paris, Ellipses, 1998. R. Mauzi, « Les Maladies de l’âme au dix-huitième siècle », Revue des sciences humaines, no100, 1960. A. Vincent-Buffault, Histoire des larmes ( x viii e xix e siècles), Paris, Rivages Histoire, 1986. approche morale, approche psychologique, FF approche sociologique, interprète

INTERPRÈTE Au cœur du « voyage » sensible et spirituel qui porte une œuvre d’art à l’existence, transfert qui la conduit de sa création à sa réception, il y a ce médiateur – qu’on appelle interprète. Entre tous les arts, les arts vivants sont ceux où l’interprète est plus qu’une aide à la compréhension et à l’appropriation de l’émotion, mais la condition même de sa réalisation. La totalité de leur capacité émotionnelle respective repose sur l’entremise de l’instrumentiste ou du chanteur, de l’acteur de théâtre ou de cinéma. Avant eux, sans eux, les arts vivants sont lettre, pas morte, mais virtuelle. Après eux, avec eux, ils sont esprit. L’émotion advient par ce trajet que l’interprète fait faire aux affects propres à sa « partition » entre le dedans où demeure enveloppée leur puissance et le dehors où elle est publiquement délivrée. Et comme ces médiateurs, tels 214

des mediums, fédèrent deux collectifs (orchestre ou troupe, public) qui sont liés dans l’échange des émotions, on ne s’étonne pas que les titulaires de cet emploi ultrasensible de procurateur des émotions du commun aient toujours statut spécial. Interprètes hors cadre, à l’enthousiasme sacré ou sulfureux, ils sont un corps à part, où leur pouvoir de se perdre dans l’émotion double leur pouvoir de nous perdre dans l’émotion. Cette profession est en sus chargée de produire l’émotion dans des conditions contradictoires – obtenir l’intensité mais travailler dans le calme, chercher longtemps mais jouer une fois, s’astreindre à la fidélité mais s’accommoder des aléas. L’interprète vit une puissante folie, et le mot anglais de « performance » convient à son fragile exploit, puisque c’est finalement au corps, à la partie faillible de l’être, qu’est dévolu le portage des émotions vers les âmes. Cette vie surexposée fait son prix – le créateur le sait quand l’interprète lui vient comme un découvreur d’émotions, ainsi Shakespeare, quand le recrutement au Globe de Robert Armin le fou ouvre à son théâtre un monde aux profondeurs infinies. L’histoire des arts « fétichise » ces transformations du paysage artistique et du « paysage » émotionnel (les arrivées mémorables en France des comédiens anglais, du Berliner Ensemble, du « théâtre de danse » de Pina Bausch) comme elle fait de leurs héros, Talma ou Sarah Bernhardt, Caruso ou Callas, le Gabin spectral de Pépé le Moko ou le Belmondo solaire de Pierrot le fou. Mais l’histoire hystérise aussi les polémiques autour de l’interprète, parce qu’aucun pacte ne peut régler son acte. Trop de chaud, trop de froid : ou trop d’émotion, et c’est superficialité, ou pas assez d’émotion, et c’est affectation. Générosité devient vulgarité, retenue refoulement. Démagogie de l’émotion frelatée, aristocratisme de l’émotion méprisée. Une lutte des classes

Ironie règle ses comptes sous couvert d’économie symbolique de l’émotion artistique…

IRONIE

La question posée par le paradoxe de Diderot, elle, ne bouge pas : représenter de l’émotion sans s’oublier, susciter de l’émotion sans s’abandonner. L’aporie du faire-vrai tenaille l’interprète. L’acteur doit-il exécuter le contrat mimétique, introjeter les émotions du personnage, pour obtenir une adhésion sympathique à une ressemblance ? C’est la ligne psychologique, qui, de Stanislavski à l’Actor’s Studio, a dominé la naissance des arts contemporains. L’acteur doit-il s’écarter de cette asymptote vaine, où on confondrait l’émotion de jeu et l’émotion de vie, pour tenir l’interprète à distance d’un mimétisme louche et fatal ? C’est la révolution matérialiste de Brecht. Désigner l’émotion

L’ironie, traditionnellement définie comme manière de dire le contraire de ce que l’on veut faire comprendre et illustrée par l’antiphrase voltairienne, est sans doute mieux servie par des approches qui mettent simultanément l’accent sur sa composante axiologique et sur sa charge critique. Préciser que le noyau d’ironies ponctuelles repose sur le principe du blâme par la louange et que l’essence des discours ironiques de plus grande ampleur consiste toujours à nier ce qu’ils affirment permet en outre d’attirer l’attention sur les rapports particuliers que l’ironie entretient avec l’univers des émotions.

toute émotion n’est bonne à prendre pour personne. C’est en appelant l’interprète à défaire en soi la mimésis émotionnelle, jugée corrompue idéologiquement, que Brecht escompte que théâtre et cinéma fabriqueront un spectateur-sujet, à la conscience dessillée face au réel et ses contradictions. Le passeur qu’est l’interprète ressent l’émotion comme sa responsabilité. Le mentir-vrai serait-il l’alternative au fairevrai ? Le film incompris de R. Benigni, La vie est belle, le suggère : jouer le monde, qui est le métier de l’interprète, devient quand le pire est là sa mission. Point de salut pour l’interprète hors la feinte des émotions : faire comme Quichotte décidant, ridiculement, grandiosement, de prendre son casque de carton pour le cimier des chevaliers. Jean Delabroy

& B. Brecht, Ecrits sur le théâtre [xxe siècle], Paris, Gallimard, 2000. D. Diderot, Paradoxe sur le comédien [1773-1777], Paris, Hermann, 1996. C. Stanislavski, La Formation de l’acteur [1936], Paris, Payot, 2001. cinéma, danse, diderot, musique, opéra, FF performance, théâtre

Si en effet la tradition scolaire considère l’ironie comme une figure de rhétorique, elle est d’abord – et depuis la comédie grecque au moins – une attitude dissimulatrice qui consiste à se montrer inférieur à ce que l’on est. C’est ce qui explique que c’est dans L’Éthique à Nicomaque qu’Aristote aborde Socrate et le discours dont il se sert : l’ironie socratique y est jugée à l’aune de la sincérité, principe qui restera essentiel dans le monde chrétien et avec lequel l’ironie prend certaines libertés. Dans l’usage quotidien comme dans le débat public, l’ironie est un outil d’une grande efficacité : l’ironie du professeur qui accueille le petit Charles Bovary ou celle de Marc-Antoine à l’occasion de l’éloge funèbre de César illustrent combien il est facile de mettre les rieurs de son côté et guère plus compliqué d’exciter les passions. L’on a pu soutenir que l’ironie n’appartenait pas aux passionnés, incapables de tenir leurs croyances à distance. L’attitude critique que l’ironie implique, aussi envers soi-même, a souvent conduit à la présenter comme remède au sectarisme et au dogmatisme. Quoi qu’il en soit de ses vertus réelles, l’ironie a volontiers été pensée comme une forme de pudeur par laquelle 215

Ironie la raison tient à distance la sensiblerie. Cette distanciation est manifeste dans l’ironie romantique, qui sape non seulement les bases de l’illusion romanesque mais voit encore l’artiste se scinder en deux instances qui s’observent et se jugent réciproquement. L’art s’auto-représente et multiplie les perspectives ludiques : Rabelais, Cervantes, Sterne, Diderot, Byron, Laforgue, Borges ou – plus près de nous – Éric Chevillard, représentent des moments représentatifs d’une tradition littéraire qui met la stabilité du sens en question. Théodore Reik a proposé une des approches les plus intéressantes de l’ironie du point de vue de son fonctionnement psychologique. Imaginons, pour simplifier l’analyse avancée dans The Secret Self (1952), qu’une femme adulte et cultivée, voyant une poupée Barbie que tient entre ses mains une petite fille, lance à une amie « Que c’est beau ! ». Pour cet élève de Freud, cette femme s’autoriserait ici à exprimer des sentiments profonds qui ont été les siens il y a longtemps – à l’époque où elle était elle-même une petite fille qui adorait les poupées de rose vêtues – mais que son éducation a obligé de rejeter ; grandir, c’est apprendre à reconnaître que les poupées Barbie ne représentent

pas le sommet du bon goût : « Lorsque se manifeste l’espace d’un instant la tentation d’éprouver les choses de la même façon que dans ces temps oubliés depuis longtemps, le souvenir de la déception ou de la désillusion revient également et se fait ressentir. La contradiction et le contraste entre une ancienne et une nouvelle attitude et les sentiments qui s’y rattachent forment le sol d’où sort l’ironie ». Il est à noter finalement que l’ironie de situation – l’ironie du sort – qui est le nom que les modernes donnent à ce que les anciens nommaient la péripétie – le coup de théâtre – doit son succès aux sentiments forts qui accompagnent ce hasard arrivé à dessin. Quand celui qui se sert du glaive périt par le glaive, quand Œdipe réalise la prophétie en s’efforçant d’y échapper, la justice ou l’injustice d’un sort ironique « émeut bien plus que les larmes », pour reprendre la formule de Mme  de Staël qui en 1807 donne pour le première fois en français ce sens particulier au mot « ironie ». Pierre Schoentjes

& T. Reik, « Saint Irony », in The Secret Self. Psychoanalytic Experience in Life and Literature, New York, Farrar, 1952. rhétorique FF

J JALOUSIE Selon le dictionnaire historique d’Alain Rey, le terme de jalousie apparaît au milieu du xiii e  siècle au sens d’« inquiétude au sujet de la fidélité de l’être aimé », mais aussi « d’attachement vif à un bien, un avantage » dans un emploi littéraire, tandis que celui d’« envie devant le bien d’autrui » émerge au xvie siècle. Universelle et intemporelle, la jalousie serait corrélée, selon les psychologues, à la peur de l’abandon et à l’estime de soi. Dangereuse et destructrice, difficile à contrôler, elle est un sentiment aliénant, corollaire de la passion amoureuse qu’elle nourrit. Elle fournit un thème largement exploré par la littérature, le théâtre ou le cinéma, notamment à travers le motif du triangle amoureux. Péché capital dans la Bible, la jalousie pousse Caïn à tuer son frère Abel. Le Dieu vétérotestamentaire est d’ailleurs qualifié de jaloux : c’est lui que l’homme doit aimer avant tout. Dans les récits mythologiques, la jalousie est incarnée, bien sûr, par Médée. C’est donc un ressort tragique. Psyché, de son côté, est victime de la jalousie de ses sœurs qui lui conseillent d’observer son mystérieux amant, malgré l’interdiction qui lui en a été faite. Définie par Montaigne comme « la plus vaine et tempétueuse maladie qui afflige les âmes humaines », au livre iii des Essais, la jalousie est étroitement liée à la question de la fidélité, au sujet de laquelle Montaigne offre une réflexion originale,

en avance sur son temps. Si, à ses yeux, se délivrer de la jalousie est une élévation, être fidèle n’est pas toujours une vertu : pour cela il faut, écrit-il, avoir réellement éprouvé la tentation et l’avoir surmontée. La jalousie accroît ce qu’elle combat... Montaigne redéfinit la morale amoureuse et met en lumière ce qui constituera l’un des axes majeurs des exploitations littéraires de ce sentiment, notamment chez Molière dans La Jalousie du barbouillé ou Les Fâcheux (1661). Le mari jaloux est une figure dont on se moque abondamment, par exemple dans Georges Dandin. L’Avare met en scène la jalousie au sens d’attachement vif à un bien. La jalousie est également au cœur d’Othello de Shakespeare : habilement suscitée par Cassio et Iago, elle est le ressort dramatique principal de la pièce. Thème important au xix e  siècle, souvent associée aux méridionaux et à la figure de la femme fatale qui se plaît à l’allumer dans le cœur de son amant, comme dans Carmen de Mérimée (1845) puis dans l’opéra de Bizet (1875), la jalousie sera ensuite explorée par Proust dans Un amour de Swann : Odette de Crécy l’utilise pour entretenir la dépendance amoureuse du personnage éponyme à son égard. En 1957, dans La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet – dont le titre désigne, par syllepse, à la fois le sentiment et la fenêtre par laquelle le narrateur épie sa femme – tout est décrit à travers le prisme exclusif d’un regard jaloux. En 1962, dans Jules et Jim, François Truffaut explore le triangle amoureux sous un jour nouveau : amour et amitié parviennent à coexister. Avec La Maman et la Putain (1973), Jean Eustache 217

James William (1842-1910) porte à l’écran la réflexion contemporaine sur le couple ; celle-ci se heurte à la jalousie que les personnages, bien malgré eux, éprouvent. On citera également L’Enfer de Claude Chabrol (1994), qui, au contraire, en montre le degré paroxystique. Enfin, au cours des siècles, la figure de Médée nourrit nombre d’œuvres parmi lesquelles l’opéra Medea de Luigi Cherubini et, bien sûr, le film de Pasolini en 1969 où Maria Callas incarne le rôle-titre. Bérengère Avril-Chapuis

& N.  Grimaldi, La Jalousie, enfer proustien, Paris, PUF, 2010. G. Sissa, La Jalousie. Une passion inavouable, Paris, O. Jacob, 2015 ; w w w.ina.fr/video/ I00013330/alain-robbe-grilleta-propos-de-la-jalousie-video.html, consulté le 4/03/2015. F. Cormon, La Jalousie dans le sérail, 1874. L. J. F. Lagrenée, Mercure, Hersé et Aglaure jalouse de sa sœur, 1767. amour, désir, opéra FF

JAMES William (1842-1910) William James est souvent considéré comme le père de la psychologie américaine. Il publie en 1890 les Principes de psychologie, manuel qui reste encore aujourd’hui une référence. Auparavant, il avait proposé sa fameuse théorie des émotions selon laquelle l’expérience émotionnelle consiste en la conscience des sensations corporelles. « J’ai peur parce que je m’enfuis… C’est le sourire qui rend heureux… », écrit-il. Il a, en particulier, proposé une perspective originale au sujet des émotions dans l’expérience esthétique. Selon lui, l’art a la faculté de révéler à l’individu les racines affectives qui le lient à la réalité extérieure et à son monde intérieur. L’expérience esthétique permet de prendre conscience que certaines perceptions et certains événements produisent, par une sorte d’influence physique immédiate, d’importants effets corporels. 218

Ce sont, par exemple, les larmes spontanées qui viennent aux yeux ou le frisson involontaire qui parcourt le corps à l’écoute d’une poésie, d’une tragédie ou d’un morceau de musique. James distingue deux niveaux de réponse émotionnelle aux stimuli esthétiques. Le premier niveau est constitué par ce qu’il appelle des sentiments subtils. Ce sont des phénomènes sensoriels primaires, des plaisirs purs, simples, suscités par des combinaisons harmonieuses de lignes, de couleurs, de sons, etc., autant de propriétés psychophysiques qui génèrent l’expérience esthétique. Il associe ces sentiments subtils aux préférences affectives que ressentent habituellement les gens face aux œuvres d’art. Le second niveau est constitué par ce qu’il nomme les émotions brutes. Cellesci se produisent à la suite d’une réverbération, à travers les muscles et les organes du corps, de souvenirs et d’associations ranimés par des stimuli esthétiques. Toutefois, il n’explique pas quand et pourquoi l’une ou l’autre réponse émotionnelle est suscitée. Il s’est limité à évoquer comment certaines qualités (les propriétés simples et les relations harmonieuses) d’une œuvre d’art génèrent des sentiments subtils, sans expliquer, en revanche, quelles sont les conditions qui déclenchent les émotions brutes. James insiste sur l’importance de la dimension sociale de l’expérience esthétique. Il souligne que les sentiments esthétiques jouent un rôle dans les activités cérémonielles (rites, processions, et autres fêtes et bals masqués), activités en quelque sorte « primitives » dont les beaux-arts sont la forme la plus raffinée. Toutes ces activités ont en commun l’excitation ressentie lors d’une action collective. La participation à la vie collective suscite une stimulation bien particulière car les mêmes actes, réalisés par une foule, ont une signification bien plus grande que ceux réalisés par soimême. Aussi l’expérience ne se limite-t-elle pas à une appréciation d’une œuvre d’art

Jardin et paysage qui serait pure, désincarnée, formelle. Tout d’abord, les sentiments subtils et les émotions des expériences esthétiques, à travers leur réverbération émotionnelle, permettent à tout un chacun de se découvrir et de se reconnaître en tant qu’être vivant. Ensuite, elles permettent de ressentir le plaisir ou le déplaisir que ressent autrui face aux œuvres d’art, rendant saillante la dimension empathique et intersubjective de la vie émotionnelle. Enfin, elles ont la capacité de transformer la vie de l’individu et de bouleverser ses valeurs. En ce sens, les expériences esthétiques ont un rôle moral et politique essentiel. Anna Tcherkassof

& W. James, The principles of psychology, New York, Dover Publications, 1890. N. H. Frijda et L. Sundararajan, « Emotion Refinement : A Theory Inspired by Chinese Poetics », Perspectives on Psychological Science, vol. 2, no3, 2007. N. M. Proença, « Aesthetics and émotions according to William James », Art, Emotion and Value, 5th Mediterranean Congress of Aesthetics, 2011. J. R. Shusterman, « The Pragmatist Aesthetics of William James », British Journal of Aesthetics, vol. 51, no4, 2011. corps, émotions collectives, empathie, morale FF

(approche), psychologique (approche)

JARDIN ET PAYSAGE Sur le plan esthétique, jardin et paysage forment une sorte d’« opposition catégorielle », pour reprendre l’expression de Baldine Saint-Girons. Les critères privilégiés de cette opposition du moderne (le landscape gardening) au passé (l’hortus conclusus) se fondent ainsi essentiellement sur des catégories esthétiques (le sublime contre le beau), des valeurs philosophiques (la nature libre comme effet contre la culture comme principe organisateur), des éléments de poétique paysagère (l’ouverture contre la clôture) et un renversement de la tradition rhétorique et son axiologie : lieu d’horreur

(locus horridus) contre lieu de plaisance (locus amoenus). Jardin et paysage : une dialectique de la sensibilité Cette opposition, qui naît au siècle des Lumières, est le symptôme de l’émergence d’une nouvelle sensibilité moderne (préromantique et romantique) qui s’affirme, au nom du sublime notamment mais aussi du pittoresque, comme critique d’une tradition classique fondée sur les valeurs absolues du Beau idéal. Jusque-là, seul le jardin avait comme vertu d’exprimer l’essence de la nature dans la culture humaine, in situ ou dans la représentation artistique. De l’Antiquité jusqu’au Classicisme, la nature n’existe qu’humanisée, cultivée, artificialisée par la symbolique, la spiritualité, la rationalité : la nature y est toujours signe d’autre chose, car la nature est avant tout extériorité, elle doit être conquise et ravie à l’Autre pour rentrer dans le giron de l’activité humaine, comme au temps de l’Éden : le jardin est donc un paradis reconquis. Dans le jardin la nature est naturelle car elle exprime un ordre, et de fait, sa conception architecturale et sa proximité, voire sa contiguïté, avec le bâti en fait une sorte de cité végétale, policée et urbanisée. Avec l’émergence d’une nouvelle idée de la nature conçue comme continuum entre les différents règnes de la Création, cette extériorité devient le signe d’une infinité et, paradoxalement, d’une intimité. L’homme y reçoit une leçon métaphysique, celle de sa destination spirituelle. Le paysage cesse de n’être que du « pays » informe, dangereux ou étranger et dont la triade, mer-montagne-forêt fut l’emblème jusqu’au xviii e  siècle. Le paradigme axiologique entre jardin et paysage s’inverse totalement. Ainsi, le goût pour le paysage libre qui émerge au xviii e  siècle s’oppose radicalement à l’esthétique du jardin classique à la française pour lui préférer la représentation de la Grande Nature. Dans  De 219

Jardin et paysage la composition des paysages (1777), RenéLouis de Girardin avait déjà indiqué que l’esthétique classique de l’art des jardins et en l’occurrence l’œuvre de Le Nôtre se fondaient sur un paradigme purement architectural particulièrement dénaturant. Girardin ne voit dans ces réalisations classiques que « froide symétrie », « monotone planimétrie », clôture, circonscription et mutilation : « on n’avait point un parc pour s’y promener, et l’on s’entourait à grands frais d’une enceinte d’ennui ; on le séparait, par un obstacle intermédiaire, de la Campagne ». Cette opposition esthétique entre jardin et paysage nourrit la confrontation historique et culturelle entre le classicisme et la nouvelle sensibilité émergente, née de l’esthétique du sublime : « Qui n’aime mieux l’éloquent désordre d’un paysage naturel que l’insipide régularité d’un jardin français ? », se demande par exemple Schiller dans Du Sublime (1801). L’opposition du paysage et du jardin recouperait ainsi les pôles d’une dualité esthétique qui oscilleraient entre un certain finalisme anthropocentrique (convenance, ordre, proportions, unité voire utilité) et l’expérience d’une démesure métaphysique qui excède toute représentation. C’est bien là en effet un des traits différentiels du sublime et du beau, du paysage et du jardin : « le beau de la nature concerne la forme de l’objet, qui consiste dans la limitation ; en revanche, le sublime pourra être trouvé aussi en un objet informe, pour autant que l’illimité sera représenté en lui ou grâce à lui » selon Kant dans la Critique de la faculté de juger (1790). Le romantisme approfondit et radicalise cette opposition entre mesure et démesure. Victor Hugo, notamment, reprend les termes de cette opposition moderne entre jardin français et paysage sublime, et en fait un parallèle allégorique où s’opposent les esthétiques classique et romantique en comparant le « jardin royal de Versailles, bien nivelé, bien taillé, bien nettoyé, bien ratissé, bien sablé » et ses « arbres dont la 220

forme naturelle, trop triviale sans doute, a été gracieusement corrigée par la serpette du jardinier » à une « forêt primitive du Nouveau Monde », « avec ses arbres géants, ses hautes herbes, sa végétation profonde, ses mille oiseaux de mille couleurs, ses larges avenues où l’ombre et la lumière ne se jouent que sur la verdure, ses sauvages harmonies, ses grands fleuves qui charrient des îles de fleurs, ses immenses cataractes qui balancent des arcs-enciel ! ». Le classicisme présente un art où l’on voit « partout l’ordre naturel contrarié, interverti, bouleversé, détruit », là où la liberté romantique restaure le véritable ordre naturel et organique de la Création : « ici, au contraire, tout obéit à une loi invariable ; un Dieu semble vivre en tout ». Le jardin conceptualiserait ainsi « l’idéal antique » (ou classique) représentatif du beau et du « sentiment du fini » caractérisé par « la mesure, la proportion, l’équilibre des lignes, ce qu’on nomme le goût, l’achevé », tandis que le sublime caractériserait « l’idéal moderne » (ou chrétien) du paysage et de son « sentiment de l’infini », où s’épanouit « l’horizon universel », « le vaste, le puissant, le sublime, l’indéterminé, l’entrevu, l’obscur et le splendide, les ténèbres mêlées à la clarté, quelquefois le divin, l’immensité ébauchée en grandeur », comme l’écrit Victor Hugo dans « Utilité du Beau ». Le lanscape gardening Pour autant, l’émergence de cette nouvelle sensibilité n’a pas correspondu à la disparition du jardin cultivé au profit du seul intérêt pour le paysage naturel, mais bien plutôt à leur fusion au sein de ce qu’on a appelé le jardin paysager ou landscape gardening. Ce changement de paradigme et de référence est manifeste si l’on s’intéresse à la mutation que subit l’imaginaire du paradis : à l’origine, il désignait un jardin, c’està-dire un enclos. Or, en 1667, l’image qu’en donne Milton dans Le Paradis perdu l’appa-

Jardin et paysage rente plutôt à un paysage sauvage qu’à un jardin cultivé et clôturé. Au même moment (1660-1664), Poussin peint Le printemps ou le paradis terrestre dans le même esprit : nature hirsute et luxuriante, contours vastes et indéfinis de ce qui s’apparente plutôt à une clairière de forêt. Si ces représentations de l’Éden deviennent des modèles du jardin paysager, c’est parce qu’elles illustrent et légitiment exemplairement la transformation du jardin en paysage. Le paradis n’est donc plus représenté comme un jardin d’agrément mais bien plutôt comme un fragment de la grande nature sauvage. Le titre de l’ouvrage de Girardin, De la composition des paysages (1777), en est également l’illustration. La disparition du terme « jardin » signale ce changement de paradigme esthétique : « le mot jardin présente l’idée d’un terrain enclos, aligné, ou contourné d’une manière ou d’une autre. Or, ce n’est point là du tout le mot du genre que j’entreprends de présenter, puisque la condition expresse de ce genre est précisément qu’il ne paraisse ni clôture, ni jardin », il ne s’agit donc plus que de trouver les « moyens d’embellir ou d’enrichir la nature ». C’est ainsi que la première partie de son ouvrage s’intitule précisément Des paysages ou de la nature choisie. C’est l’avènement du jardin paysager de l’homme sensible, ou même du jardin naturel des romantiques, sans clôture et sans culture (G. Sand, Nouvelles Lettres d’un voyageur, 1877), qui devient alors l’expression artistique d’une certaine philosophie de la nature. Il n’est plus construit dans un esprit subjectif, mais bien comme objectivation de la Nature sous la forme esthétique du Paysage dont l’emblème pourrait bien être ce fameux ha-ha (ou encore ah ! ah !), ce fossé, ce saut de loup, qui ouvre et abolit les limites du jardin paysager. Mais il s’agirait moins, selon Alain Roger dans le Court Traité du paysage, d’une « naturalisation du paysage » que d’une « picturalisation du pays ». En effet, les références culturelles inspirées par l’esthétique du sublime et la culture du pittoresque finissent par s’impo-

ser dans l’art du landscape gardening. On valorise une certaine peinture de paysage comme modèle (Poussin, Le Lorrain, Salvator Rosa) et on refuse dorénavant l’hégémonie du paradigme architectural sur l’art du Jardin-Paysage. On affirme à l’inverse le primat de la couleur et de la matière sur la ligne et le plan : « Ce n’est donc ni en Architecte, ni en Jardinier, c’est en Poète et en Peintre qu’il faut composer des paysages, afin d’intéresser l’œil et l’esprit ». Girardin, De la composition des paysages. On comprend bien que cette mutation du paradigme d’appréhension esthétique du jardin-paysage fait entrer dans le domaine de la sensibilité. L’arraisonnement de la nature avait toujours été jusque là d’ordre éthique : il s’agissait de raisonner et de rationaliser ce qui représentait par excellence la pulsion et l’instinct, donner un ordre au chaos. La valeur cosmétique de l’architecture et des règles géométriques s’appuyaient sur une réduction de la nature à de la matière à informer par l’artifice et à humaniser par la raison. Le jardin recomposait une nature idéale (une poésis), le paysage n’en voudrait être que la mimésis. En outre, il s’agit dorénavant de comprendre que la nature n’est pas pure extériorité : elle a son analogon dans les facultés (sensibilité, imagination). Le nouveau paradigme de la beauté la définit dès lors comme force plutôt que forme, comme effet et comme affect. La nature naturée est objet d’art en soi, elle est artiste en tant que nature naturante. Objet de l’œil et de l’esprit, elle est en tant que jardin et paysage représentation picturale et expression littéraire de la nature si bien que l’on va moins s’intéresser à produire ou créer des paysages qu’à les caractériser selon les affects qu’ils produisent sur la sensibilité. Les genres du paysage Le jardin-paysage est donc pensé comme genre, comme horizon d’attente d’un affect. C’est l’ère des typologies dont se moquera par exemple Bouvard et Pécuchet. Au-delà 221

Jardin et paysage de la multiplicités des catégories et des terminologies qui se concurrencent (Watelet, Chambers, Girardin pour ne citer qu’eux), on remarque tout de même la permanence de grandes tendances traditionnelles et de nouvelles combinaisons syncrétiques si ce n’est synthétiques. On reprend notamment la topique de la rhétorique antique et classique qui faisait le départ entre locus amoenus et locus horridus mais on en fait des registres de l’affectivité et non plus des objets d’une poétique, on parle alors par exemple de l’Agréable et du Terrible, (Chambers, Dissertation sur le jardin d’Orient, 1772, ou du Riant et du Triste. Watelet, Essai sur les jardins, 1774 À la manière du drame naissant ou du mélodrame à venir, d’une combinaison de ces deux genres originaires, on en crée un nouveau, dont l’« objet est d’exciter dans l’âme du spectateur une succession vive de sensations violentes et opposées » (Chambers). Quant à ce genre sans nom, l’évolution de la terminologie et les glissements sémantiques progressifs montrent l’hégémonie progressive de la reine des facultés : d’abord « poétique », puis « pittoresque », il est enfin le « romanesque » (Watelet), le sur-genre par excellence qui s’impose comme aufhebung du poétique et du pittoresque, comme mimésis de la totalité du vécu, en livrant les plaisirs propres à la poésie, au théâtre et à la peinture que procure la lecture des récits romanesques. Le genre romanesque décline ainsi le paysage comme les pages et les chapitres dramatisés d’un roman – qui peut s’abâtardir aussi en mauvais feuilleton, en parc d’attractions, comme ce « parc extravagant de Roswald » dont parle Sand dans Consuelo. Le romanesque est compris comme l’expression de la totalité naturelle, et non plus seulement de l’œil du peintre ou de l’esprit du poète ; c’est pourquoi Girardin parlera plutôt de Situation romantique, dans De la composition des paysages (1777), pour désigner ces nouveaux jardins en forme de paysages. Ce nouveau genre, qui n’est pas sans rapport avec le Roman222

tisme naissant, est ainsi également compris comme harmonie des contraires, oscillation, confrontation et fusion des qualités formelles du jardin et des propriétés naturelles du paysage. Deux exemples (un jardin et un paysage) emblématiques du Landscape gardening exposent parfaitement cette dialectique totalisatrice qui compose le jardin en paysage et contemple le paysage comme un jardin. Dans la « Dixième Conversation » des Contes immoraux du Prince de Ligne, le narrateur expose les éléments de ce nouveau genre hybride, il s’agit d’un lieu extraordinaire, dans la « plus jolie campagne dans le monde », dans un « vrai jardin de Sémiramis » composé de deux parties bien distinctes : d’une part, « le dos et le côté gauche du bâtiment » est confronté aux « fureurs des vents du Nord et de l’Ouest »; alors que, d’autre part, « sa belle façade était au Levant et le côté droit au Midi ». La partie occidentale et septentrionale représente une nature sauvage, une « forêt épaisse et antique de haute futaie, encadrée ou séparée par les plus beaux et énormes morceaux de rochers de basalte, dont plusieurs, par hasard, étaient en pyramide » et une « prairie immense, dont la gauche était appuyée à la mer, et la droite à la montagne », « un assez large et rapide ruisseau qui en descendait en furieux par cascades pour se jeter dans la mer, en coupant cette prairie diagonalement et irrégulièrement ». En revanche, de l’autre côté triomphe les grâces du jardin et de la nature civilisée par les mains de l’homme : « la partie droite, extrêmement soignée, était aux arbustes précieux, à des buffets de fleurs, des salons de gazon extrêmement bien tenus, et quelques berceaux naturels qui conduisaient de l’un à l’autre, à l’ombre. Il y avait au milieu d’un bois d’orangers, dont les caisses étaient cachées en terre, un temple rond de douze colonnes de marbre blanc, du plus bel ordre d’architecture... ». De la même façon, dans Les Chouans, Balzac construit manifestement le paysage breton qui encadre la ville de Fougères comme un site roman-

Jardin et paysage tique ­c’est-à-dire empreint d’une « âpreté sauvage, adoucie par de riants motifs, par un heureux mélange des travaux les plus magnifiques de l’homme, avec les caprices d’un sol tourmenté par des oppositions inattendues, par je ne sais quoi d’imprévu qui surprend, étonne et confond ». Cette liaison antithétique produit des « contrastes grandioses », des « beautés inouïes où le hasard triomphe », des « harmonies de la nature ». Ce site comble le spectateur, ravi de constater la présence euphorique de « toutes les idées qu’on demande à un paysage », à savoir l’association romantique « de la grâce et de l’horreur » et de « tableaux sublimes, de délicieuses rusticités ». Les genres n’évoluent guère ensuite : L’Art des jardins ­d’André (1879) ne fait qu’acter la transformation du terrible en sublime, le genre noble ou grandiose, qui garde son pendant avec le genre gai ou riant ; le romantique, pour des raisons de mode, redevenant genre pittoresque ou sauvage. En outre, la modernité citadine fait la chasse à l’espace libre dans les grandes villes où s’amassent de plus en plus de monde et conduit au cours du siècle à une sorte de désaffection paysagère, malgré la création de grands parcs exemplairement académiques et pittoresques (Les Buttes-Chaumont) ou l’aménagement de vastes bois (Vincennes, Boulogne) qui font partie du projet haussmannien de prophylaxie urbaine : l’espace vert comme espace sanitaire. Paradoxalement, la nature, urbanisée ou totalement sauvage, ne retrouve alors sa dimension empathique que dans le jardin conçu comme un refuge, une retraite, un lieu d’opposition à la modernité (le jardin de la rue Plumet dans Les Misérables de Hugo par exemple), en d’autres termes comme hétérotopie (M. Foucault). Autant la grande saison du Landscape gardening (xviiie et xixe siècles) avait vu le jardin s’ouvrir vers le paysage, autant la modernité (fin xixe et début xxe siècles) voit le paysage se réfugier dans le jardin, loin des grands parcs de l’ère industrielle. La fin du xixe siècle voit donc le jardin intime redevenir le lieu d’une

affection paysagère. Le jardin d’artiste (Monet à Giverny) est aussi jardin artistique (Le jardin des supplices de Mirbeau) et de façon plus obscure le lieu de la rencontre avec la pulsion (Le Paradou dans La Faute de l’Abbé Mouret), avec les affects réprouvés par l’urbanité. Les motifs de la serre et du jardin d’hiver (La Curée de Zola ou La serre de Maupassant) illustrent cette nouvelle réduction d’une nature qui, à défaut d’extension, explose toutefois dans une intensité quasi morbide qui en souligne la polarité : vie et mort, profusion et pourriture, naturalité et perversité. Le jardin comme le paysage (et la triade mer-montagne-forêt) deviennent ainsi peut-être davantage des lieux de jouissance hédoniste que les objets d’une joie esthétique. Mais ce qui paraît manifeste, ce sont les échanges catégoriels entre jardin et paysage : le jardin s’ouvre au paysage au tournant du Classicisme, tandis que le paysage se réfugie dans le jardin au moment d’une modernité bourgeoise sans doute tentée par la réduction biedermeier. Post-modernité du jardinage D’une certaine manière, jardins et paysages post-modernes restent tributaires de ces questions. La poétique du jardin, le jardinage, qu’il soit privé ou public, reste partagée entre une tendance formaliste et un mouvement naturaliste, selon que l’on veuille faire de l’art des jardins un moment de contemplation et de découverte de la nature pour Russell Page ou Gilles Clément) ou un acte d’invention et de création ex nihilo qui puisse manifester au plus haut point la grandeur du génie humain pour Duchêne ou Forestier. L’esthétique du paysage est également clivée entre une forte tendance écologique qui cantonne le paysage à une chose du passé dans de véritables musées naturels sous forme de « conservatoires » tandis que la politique de l’aménagement du territoire n’en fait plus qu’une dimension décorative d’une logique environnementale avide d’espaces verts indifférenciés, fonctionnels et praticables. 223

Joie Il faudrait sans doute isoler deux initiatives originales qui ont renouvelé le rapport à l’art naturel : d’une part le jardin en mouvement de Gilles Clément qui a profondément modifié la poétique et la pratique du jardin institutionnel ou privé et d’autre part l’aventure du Land art (ou du Earth work) qui a renouvelé notre relation au paysage naturel. Chez Gilles Clément (voir le jardin bleu dans le Parc André Ciroën), le jardin se contemple comme un paysage en donnant l’effet d’une minoration de l’activité de jardinage afin que la nature en friche atteigne son « climax », la révélation de son essence dans l’épanouissement non-contrarié de ses essences. Dans le vaste mouvement du Land art, qu’il soit éphémère ou plus durable (Earth work), on retrouve un mouvement inverse et parallèle : c’est le paysage qui est jardiné comme un artefact avec ses propres éléments primordiaux pour en faire une trace, une empreinte, un vestige du passage d’une institution symbolique et d’une intervention précaire, hasardeuse et ambiguë. Lieux à voir ou à vivre, ils restent partagés par ce dilemme qui est celui de l’expérience de l’homme et de la nature : dehors ou dedans, immanent ou transcendant. La différence d’échelle (petite nature et grande nature) reste finalement symptomatique : le jardin est bien l’en-soi d’une conscience qui se représente comme plongée dans son inconscience (le jardin serait alors comme l’objet transitionnel d’une nature perdue de vue) tandis que le paysage, œuvre de la perspective (et donc de l’acceptation de la distance, de l’horizon, de l’absence), du point de vue organisateur d’un sujet pour un objet, livre une nature pour soi dans laquelle l’homme peut rêver de se replonger par l’emprise d’un regard panoramique. Le paradoxe serait alors de constater une double postulation qui fasse le départ entre artificialité et objectivité (le jardin) et naturalité et subjectivité (le paysage). Si enfin le jardin renvoie à l’antique artisanat du tapissier et à la forme même du tapis, le paysage a pu se définir, en référence à l’art pictural notamment, comme la nature saisie 224

par le cadre d’un tableau. Dans les deux cas, deux postures fondamentales, celle d’une esthétique (le paysage) et celle d’une philosophie de l’art (le jardin) formant une polarité féconde dont l’oscillation favorise idéalement le devenir-paysage du jardin et le devenir-jardin du paysage. Yvon Le Scanff

& M. Baridon, Les Jardins, Paris, Robert Laffont, 1998. J.-P. Le Dantec, Jardins et paysages : textes critiques de l’Antiquité à nos jours, Paris, Larousse, 1996. A. Roger (dir.), La Théorie du paysage en France (19741994), Seyssel, Champ Vallon, 1995. A. Roger, Court Traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997. romantisme, sublime FF

JOIE « Joie » vient de « gaudia », pluriel du neutre gaudium, dont les significations s’ordonnent autour des notions de contentement, d’aise et de jouissance. La pensée classique (et l’esthétique qui en dérivera, dans le cadre de l’art mimétique et soumis à des règles de composition) admet une hiérarchie des formes de jouissance, au sommet de laquelle se situe la joie de la connaissance la plus lucide et la plus parfaite, celle qui comble l’amour qui nous porte au vrai. Platon ne voit-il pas dans le saisissement par le Beau (épiphanie du Bien et du Vrai) la joie la plus féconde, celle du retour de l’âme à sa vie propre, celle dont le monde des apparences nous sépare, comme en un exil douloureux ? Selon l’idéalisme platonicien, sans la corruption de l’âme par différentes formes de séductions et de simulacres, l’homme serait toujours orienté vers le Bien où il trouverait son accomplissement et sa joie. La formule de la prêtresse Diotime, dans Le Banquet, le dit en peu de mots : « Les hommes n’aiment que le Bien ». Le mouvement même du désir, à commencer par celui de vivre, ne nous ébranle que

Joie pour nous porter vers ce par quoi nous pourrions être en joie ; ce qui pourrait nous combler, c’est-à-dire nous faire sortir du manque, de la déficience, et de la conscience de n’être pas encore vraiment (conscience d’être défectueux, dira Descartes); la joie, jouissance et/ou possession du Beau (le Bien), est ainsi à la fois principe et horizon de l’existence humaine. Qu’est cette plénitude sinon celle de la présence du Beau, en tant qu’épiphanie du Bien, cet au-delà des essences ? La pureté de la forme est ainsi la source de la joie vraie éprouvée devant une œuvre de sculpture, d’architecture ou de musique : qu’il puisse y avoir un pur plaisir, un plaisir non mêlé d’appréhension de la perte et de la déception, implique la saisie compréhensive d’une forme. Et la pureté de la joie de connaître tient à l’affinité essentielle de l’esprit et de la chose, elle n’est ni précédée du désir (qui anticipe et la jouissance et sa perte en même temps) ni suivie de la privation ; et cette pureté est celle même du plaisir de la contemplation. Suivons ici le commentaire de Gadamer : « La pure présence de l’objet suffit à motiver le plaisir (…) Aussi est-il, quoi qu’il arrive, plaisant et réjouissant. Telle est d’ailleurs la raison pour laquelle il donne lieu à une joie authentique et à un plaisir « vrai ». Car ce plaisir a pour propriété spécifique la constance » (L’éthique dialectique de Platon, 1994). Mais pour que soit interrogée dans sa spécificité l’émotion suscitée par l’œuvre d’art, il fallait recourir soit à une approche anthropologique de la représentation et du plaisir qu’elle suscite, soit à une analyse du beau, de sa présence dans l’œuvre et de ses effets sur l’esprit. La première voie est celle d’Aristote, la seconde de Plotin et du néoplatonisme. Ces deux traditions divergent sur l’importance et le sens de la composante cognitive dans l’expérience affective suscitée par l’art qu’il s’agisse du plaisir éprouvé devant l’œuvre artistique (que son sujet soit agréable ou non), ou de

la joie suscitée par la beauté qui se révèle en elle. Plaisir de la représentation et joie devant la beauté Pour Aristote, la joie commence avec la sensation, plus particulièrement avec la sensation visuelle, et s’épanouit dans le savoir. Le désir de connaître s’accomplit dans la joie de voir, et la joie du spectateur le montre encore, dans la saisie de l’action et des caractères sur un mode de reconnaissance. Pour cela, l’art devra être mimesis, et c’est par son caractère mimétique que même dans la représentation des plus tragiques aspects de la condition humaine, il nous procure de la joie. La critique platonicienne de l’art mimétique en tant qu’il se joue du spectateur qu’il prend au piège du simulacre se trouve ainsi intégrée et dépassée. Mais du coup l’émotion esthétique n’est-elle pas réduite à sa dimension cognitive ? Outre sa fonction cathartique, comment la mimesis artistique suscite-t-elle du plaisir malgré le déplaisir de la peur et de la pitié, voire du dégoût ? Est-ce la conscience qu’elle n’est que mimétique ? que le thème héroïquemythique qui est représenté dans la tragédie est bien présenté, mais qu’il n’est pas dans la réalité ? L’œuvre artistique jouerait sur cela : la possibilité permanente de la survenue du malheur (d’où la nécessité que l’intrigue et les caractères soient vraisemblables), et en même temps la possibilité d’un écart par la représentation. En tant qu’être humain, orienté vers le bonheur, je vis une identification cathartique à celui qui sombre dans le malheur, mais en tant qu’il est « joué » par lui, - et par moi. La catharsis n’est pas seulement purgation et purification, elle est épreuve de soi, de sa propre puissance, éthique et esthétique en même temps, épreuve d’une liberté inscrite jusque dans l’expérience affective la plus troublante. Cependant, il y a une différence entre le plaisir de la représentation et la joie éprouvée dans l’expérience de la beauté. 225

Joie Celle-ci, en tant qu’elle est source de joie, occupe une place centrale dans la pensée de Plotin, au point que notre expérience commune du monde se présente pour lui comme une expérience originaire de la beauté, de « toutes les beautés qui sont dans le monde sensible, toute cette harmonie, cet ordre majestueux, cette splendeur de la forme qui se manifeste dans les astres… » (Enneades, II, 9). Le choc que produit la rencontre du Beau dans le sensible, par la médiation de l’art, définit la joie éprouvée comme celle d’une retrouvaille décisive, le retour d’une légèreté originaire liée à un sens inné de l’harmonie. La Beauté ne se réduit pas à la simple symétrie, ni à la proportion : elle doit son rayonnement et son dynamisme à la vie qui irradie en elle, et qui est la vie de l’Idée : il est des visages beaux, mais incapables d’émouvoir, lorsque leur beauté « n’est pas empreinte de grâce » (Enneades, VI, 7). Et c’est bien à cette lumière de la grâce qui vivifie la belle symétrie, ou la belle harmonie ; d’où l’affect de joie éprouvé en présence de l’art, apte à surpasser en beauté véritable, la beauté naturelle. Comment cela est-il possible ? Une médiation essentielle nous manquerait à ne considérer comme chez Platon que l’Idée et sa copie sensible réglée sur l’original : l’idée intérieure de l’artiste, de l’architecte ou du sculpteur. E. Panofsky a vu là un tournant dans la conception occidentale de l’art : le statut de l’Idée est bouleversé par l’intervention de l’idée intérieure (endon eidos), et du concept de l’artiste : la philosophie de Plotin « conquiert pour la forme intérieure un droit métaphysique à mériter le rang d’un modèle parfait et suprême » (Idea, Contribution à l’histoire de l’ancienne théorie de l’art, 1924). Ainsi, selon Plotin, le sculpteur Phidias a cherché à saisir Zeus « tel qu’en lui-même il fût apparu, pour peu qu’il eût voulu paraître aux yeux des hommes » (Enneades, V, 8). La référence à l’intériorité de l’idée résistera à la définition classique de la beauté qui imposera 226

de l’Antiquité à la Renaissance les notions d’équilibre des proportions et de beauté du coloris. Ce qui nous émeut, ce ne sont pas les choses, mais « l’intérieur des choses » (Enneades, V, 8), le principe d’unification qui leur donne forme. Car c’est exactement cette présence du Beau en sa pureté que désire l’âme, et que signale le Charme ; sa contemplation est proche de l’expérience des bienheureux qui parviennent à se délivrer des limites de leur personnalité. Joie et expérience des passions Parlant de l’expérience qu’il fit de l’usage de sa méthode, Descartes n’hésite pas à déclarer y avoir éprouvé « de si extrêmes contentements », que « la satisfaction [qu’il en avait lui] emplissait tellement [son] esprit que tout le reste ne [le] touchait point » (Discours de la Méthode, III). La joie, lorsqu’elle n’est pas accompagnée ou suivie d’inquiétude, d’ennuis et de repentirs, représente ainsi la fin dernière et le motif suprême de l’action. Quelle place accorder à l’expérience du beau ? Descartes fait du plaisir du spectacle un adjuvant de la joie : le spectateur se représente  des passions qu’il ne subit pas : c’est, dit Descartes, un chatouillement de l’âme, qui sent la force qui est en son pouvoir d’être affectée (Les Passions de l’âme, art. 94). Il ne s’agit pas encore de la pure joie intérieure liée à l’intellection, mais c’est déjà l’expérience de sa propre puissance. L’importance qu’a eue dans l’art classique l’approche cartésienne des passions vient sans doute du rôle qu’elle accorde aux émotions. Les passions de l’âme se distinguent des actions et des perceptions d’une part, des sensations et des imaginations, d’autre part, en ce qu’elles sont des effets d’émotions, et donc d’impacts corporels : étudier les passions « seulement en physicien » (Les Passions de l’âme, Préface) c’est les suivre à partir de la surprise, et donner l’admiration comme passion initiale. La passion dépend de l’impact de

Joie son objet, mais cet impact doit être compris selon l’importance et la valeur que le sujet peut lui accorder d’après l’expérience qu’il a pu en avoir : les effets d’une rencontre sont aussi de résonance et d’évocation. L’influence de ces analyses sur la littérature, et en particulier sur la tragédie classique, ne saurait être sous-estimée. Joie tragique et jouissance esthétique. Contre le projet d’un art pessimiste, tel qu’il crut le trouver chez Schopenhauer, et qu’il crut, dans La Naissance de la Tragédie orienté vers la joie tragique, Nietzsche s’engagea dans une esthétique nouvelle, à contre-courant de la modernité de son temps. Celle-ci favorisait le sublime, contre l’esthétique classique. Ses catégories étaient « négatives ». Loin des références à l’harmonie, à la beauté, à la consonance et au plaisir, l’esthétique romantique recherchait la satisfaction du côté de la dissonance, de l’excès, du grotesque même, et plus généralement de ce qui exprime la souffrance, le désespoir, ou la mélancolie. Il ne s’agit pas pour Nietzsche de revenir à l’esthétique classique, mais plutôt de retrouver l’idée que tout art est par essence affirmation et glorification de l’existence. « La tragédie est un tonique » (Fragments posthumes de 1888-1889). La tragédie n’est pas tant dans l’usage de la crainte et de la pitié que la possibilité, jouée sous l’apparence cathartique, de déchirer le voile de Maïa, et de révéler « cette expression musicale du déferlement dionysien » qui suscite la joie tragique du spectateur. En l’art, la vie se joue elle-même sur le mode d’une gratuité qui met hors-jeu toute demande de justification. Dans Le Gai Savoir, Nietzsche évoque son intérêt constant pour le comédien, sans doute, précise-t-il, « le meilleur point de départ pour aborder la dangereuse notion de l’artiste ». Il y a là un pouvoir de feindre en toute candeur, un plaisir à la dissimulation qui excède tout plaisir fonctionnel, et conduit à l’appro-

bation dionysiaque de l’existence, jusque dans la plus grande souffrance (Fragments de 1888). Dans une comédie populaire viennoise du début du xix e siècle, La Couronne magique maléfique, de Ferdinand Raimund, la fée protectrice du héros Ewald lui donne un flambeau qui a le pouvoir de transfigurer la réalité ; à sa lueur, le monde prend les couleurs de la poésie, il devient splendide, là même où sévissent la misère et l’horreur. Mais la fée avertit Ewald que cette transfiguration ne sera jamais qu’illusoire, quelque plaisir qu’il puisse y trouver. Ewald se complaît donc à rêver et à contempler l’illusion, tout en sachant qu’il rêve. Il n’est donc pas trompé par l’illusion, il sait que l’existence n’est pas harmonieuse, qu’elle comporte par bien des côtés douleur et abjection, mais il est enchanté par le pouvoir qu’a le flambeau de transfigurer artistiquement l’existence, et de l’arracher à la platitude et à la tristesse du cours ordinaire de sa vie. Cette joie est réelle, pourquoi la refuserait-on ? Refuser le don de la fée, ne serait-ce pas aussi obtus que de croire que le monde est effectivement ce que montre son flambeau magique ? Le catalogue de l’exposition intitulée « L’Apocalypse joyeuse », organisée au Centre Pompidou en 1986, fut préfacé par Claudio Magris, qui fit du flambeau d’Ewald le paradigme de l’art viennois de la fin de l’empire des Habsbourg, art marqué par le sens de la transfiguration ironique, mais joyeuse, et finalement à la pointe de ce pouvoir spécifiquement artistique de cultiver, à travers la création d’un monde autre, l’intensification de la vie, même lorsque l’histoire nous fait vivre au bord de l’abîme. André Simha

& G. Deleuze, Proust et les signes [1970], Puf, 6e édition, 1983 Descartes, Les Passions de l’âme [1649], in Œuvres complètes, Adam et Tannery (éd.), Paris, Cerf, t. xii

227

Jeux vidéos Nietzsche, Fragments Posthumes de 1888-1889, trad. J.-C. Hemery, Paris, Gallimard, 1977. Plotin, Ennéades, trad. E. Bréhier, Paris, Les Belleslettres, 1963. bonheur, désir, enthousiasme, jubilation, FF plaisir, tragique

JEUX VIDÉOS Force est de constater qu’une des caractéristiques essentielles du jeu est l’émotion qu’il procure, l’émotion que le joueur se procure devrions nous presque dire, puisque sans sa participation active il n’y aurait rien. Le fun anglais, le grap néerlandais cher à Huizinga le montrent bien, on ne peut jouer sans éprouver de la joie. La tère plus ou moins normé de l’activité qui se situe toujours entre Paîda, joie gratuite, autotélique comme une décharge extatique ou un fou rire et Ludus, stratégie quasi politique comme celle du jeu d’échecs. Il ressort que, tout jeu, vidéo ou non, procure un cocktail d’émotions fortes qui compose avec la joie et la peur (« loup y es tu ? »). Et en effet, comment pourrait-il y avoir jeu si les joueurs agissaient froidement, sans passion, sans intérêt, sans feintise ni attitude ludique ? En absence d’investissement émotionnel du joueur, le jeu vidéo n’est qu’un objet technologique froid, un amas numérique informe, comme le jouet délaissé par l’enfant n’est plus l’imposant monstre ou héros de ses fantasmes et retrouve son statut de matière. L’essentiel du jeu repose sur le joueur et ses émotions, non sur le jouet. Ce qui importe, ce n’est donc pas ce que le joueur fait effectivement dans le jeu, là où il est aisément remplaçable par des robots informatiques chargés d’œuvrer sa place, mais ce qu’il croit faire. Il n’est pas rare, à ce propos, de voir un enfant manipuler une borne d’arcade qui ne s’est pas mise en route et répète incessamment une même séquence de démonstration faute d’argent introduit sur le monnayeur. Bien qu’il ne 228

joue pas vraiment au sens où ses actions sur le joystick et les boutons n’altèrent pas les images, il en a l’illusion, et, par là même, il est entré en jeu. Avant toute possibilité effective d’interaction avec le logiciel, l’essentiel du jeu est apporté par le joueur qui veut bien se rendre dupe d’images et croire aux entités fictives qui, sans lui, ne sont rien de plus que de l’information sans vie. Le graphisme, la musique, le rythme ainsi que, parfois, l’histoire, sont, bien sûr, capables de véhiculer des émotions. Le jeu vidéo réinvestit pleinement les codes de la fiction narrative pour se les approprier et faire naître des émotions plus subtiles que celles liées au gain et à la perte. C’est leur caractère actif qui distingue, néanmoins, les jeux vidéo des autres fictions. Le monde fictionnel n’est pas seulement décrit au moyen de textes ou d’images, mais d’un certain nombre d’actions possibles, prescrites par le logiciel. L’émotion fondamentale d’un jeu vidéo, d’où découlent toutes les autres, réside dans cette possibilité presque magique d’altérer les images à distance, d’agir en un monde fictionnel. Elle est liée à un besoin que Hegel décrivait ainsi : « Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l’enfant ; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité (Esthétique, 1832). Dans le jeu vidéo se produit un basculement important du scopique – où l’image lointaine ne peut qu’être contemplée – au tactile, où l’image n’a de cesse d’être manipulée. Le spectateur, immergé dans l’image, se fait acteur. Le joueur ne subit pas seulement des émotions mais peut y répondre ; elles sont le véritable moteur d’une réaction. Bien entendu, le joueur ne peut pas avoir une influence directe sur toutes les images, il en existe pourtant une, particulière,

Jeux vidéos celle dans laquelle il s’incarne : son avatar, au moyen de laquelle il peut agir sur toutes les autres. Les sensations de ce second corps sont des données, elles-mêmes communiquées au joueur au moyen d’images (barre de vie, de vigueur etc.), et de sons – tantôt gratifiants, lorsqu’ils le comblent ou le soignent (la prise d’un objet redonnant de la vie par exemple), tantôt alarmants lorsqu’ils le blessent ou le mènent à la mort (dans la série de Legend of Zelda, une alarme se met en route lorsque Link, le héros, n’a plus beaucoup de cœurs). Le joueur fait pleinement machine avec son avatar et devient organe d’un corps plus vaste. Ainsi, comme le soulignent JeanBaptiste Clais et Mélanie Roustan « La pratique vidéoludique requiert une activité physique, et surtout un engagement total du corps perceptif » (« La Réalité virtuelle vidéoludique : expérience sensible, pratique sociale et phénomène culturel » in La Pratique du jeu vidéo : réalité ou virtualité, 2003). Lors des séquences de jeu intenses et rythmés, le joueur trouve une excitation d’ordre physiologique, la même qui nous prépare à la fuite ou au combat (fight or fly) dans la vie réelle : mydriase oculaire, diminution de la salive, transpiration etc.. Ces séquences alternent avec d’autres plus lentes ou des haltes (niveaux, séquences cinématiques) où le joueur peut se relâcher et voir son système parasympathique activé. Nous retrouvons ici les émotions proches de celles que procurent les attractions de fête foraine et leur jeu permanent sur la tension et la détente. Le mouvement vidéoludique est nécessairement dirigé vers un but, ressort du jeu. « Si je considère des parties ou des lieux abstraitement A et B, je ne comprends pas le mouvement qui va de l’un à l’autre. Mais [je le comprends] si je suis en A affamé et qu’en B il y a de la nourriture », écrit Gilles Deleuze dans L’Image-mouvement (1983). Les jeux vidéo ont ainsi de grandes affinités avec le schéma de production du travail. Le joueur trouve alors toutes les

émotions liées à l’exécution d’une tâche, le plaisir à être absorbé, tout tendu vers un but, la frustration de l’échec et la gratification du succès, soulignées à grand renfort de sons et d’images. La plupart des jeux vidéo de rôle épousent en ce sens la forme générale de la Bildung. Le héros, faible au départ, doit augmenter sa puissance en réalisant des quêtes et en se battant contre des monstres ou d’autres joueurs, ce qui lui rapporte pièces d’or, objets magiques et autres points d’expérience (XP) ou d’honneur. Ce plaisir lié à l’accumulation de richesse et de puissance fournit une image rassurante de la progression. La technologie qui permet d’emmagasiner les données du joueur et, donc de sauvegarder la partie, a permis de développer des jeux qui se construisent au long cours. Il est possible de jouer pendant plusieurs centaines d’heures, voire de consacrer le temps libre de plusieurs années dans le cas des MMORPG, à un même jeu, à un même avatar. L’investissement affectif est donc d’importance, ce qui explique que la perte des données peut être un événement traumatisant, comme si un important travail s’effondrait en quelques instants. Il existe dans le jeu Diablo III un mode de jeu « hardcore »  où quand le joueur perd, son avatar meurt « vraiment », c’est-à-dire qu’il n’est plus possible de rejouer avec lui. On peut voir sur Internet la partie d’un joueur particulièrement aguerri à ce jeu, qui avait réussi à monter à force de temps et de concentration son personnage jusqu’au niveau 60 dans ce mode, et lire sur son visage une infinie détresse lorsqu’il est finalement abattu d’une flèche. De même, le célèbre concepteur de jeu vidéo Kôichii Ishii raconte, dans un documentaire récent (Final Fantasy XI, Sony Computer Ent., 2002), que la seule chose qui fonctionne pour inciter son fils à arrêter de jouer consiste à le menacer d’écraser toutes ses données. L’implication forte du joueur dans la fiction vidéoludique peut le rendre davantage 229

Jeux vidéos réceptif et réactif que ne l’est le spectateur d’un film qui, lui, se trouve plus à distance. Le joueur est plongé dans le cercle magique du jeu et tend à oublier l’espace et le temps « profane ». Cela ne veut pas dire qu’il existe un danger plus important de confondre fiction et réalité, mais que l’émotion se transmet autrement que dans les autres fictions. Le travail mené en psychologie par Vanessa Lalo s’attache à montrer l’important transfert que font certains joueurs de MMORPG sur leur avatar, ou plutôt la complexité de leur relation quasi symbiotique. Un joueur qu’elle interroge a du mal à contenir ses émotions à la simple évocation de ses années à jouer à Final Fantasy XI, un MMORPG où il affirme avoir ressenti de l’amour pour d’autres avatars (Final Fantasy XI, Sony Computer Ent., 2002). Sans aller jusque là, il est vrai que les jeux ont prouvé qu’ils étaient non seulement susceptibles d’exciter la violence, ou de procurer le plaisir fugace de la manipulation d’une machine électronique, mais qu’ils étaient aussi capables de faire passer des émotions plus fines. En couplant les codes des fictions au Gameplay vidéoludique, le joueur devient partie prenante des émotions qui sont suscitées en lui. L’effroi produit par la ritournelle chantée par une petite fille et le brouillard enveloppant, topos du genre au cinéma, est décuplé dans Silent Hill 2 car le joueur ressent le danger au plus près. Le ressort qui consiste à tuer un personnage principal au milieu de la narration est également exploité dans le jeu vidéo comme dans Final Fantasy VII où la marchande de fleurs, Aerith, se fait tuer par le diabolique Séphiroth. Le désir de vengeance sera d’autant plus important que le joueur aura fait progresser ce personnage jouable. De nombreux joueurs ont éprouvé de la tristesse à la fin de Ico, lorsque le héros est finalement contraint de lâcher prise et de laisser la petite fille (Yorda) qu’il était chargé de protéger, se sacrifier pour lui. 230

Cette émotion n’est pas seulement le résultat de la dernière cinématique mais également, comme Eric Viennot l’a soutenu dans une conférence, le produit de toutes les heures de jeux occupées à tenir par la main Yorda pour la protéger des ombres (« Les jeux vidéo jouent de nos émotions », Cnam, 2010). Cette image tactile, performée, pourrait caractériser le post-modernisme. Dans un jeu, ce n’est pas ce qui est dit qui fait sens, mais ce que je fais, la carte que je joue, l’instant où je commande à Mario de sauter. Dès lors, ce sont tous les rapports qui s’inversent, de l’image qui permet une contemplation, nous passons à l’information, au signal, qui prescrivent une opération. Les jeux vidéo remplissent une fonction que remplissaient les contes, mais la voix, le texte, les images, le spectacle de lanterne magique, ont été remplacés par le programme. Et un programme ne traite pas avec des images, mais avec des données. La représentation, se faisant numérique, modelable comme une pâte, les signes se démocratisent, s’échangent comme dans une bourse, s’accumulent, se capitalisent, et Baba Yaga peut côtoyer Thor, Mario et Dracula. Le vidéoludique est une désacralisation de l’image, une profanation du noli me tangere qu’elle a écrit fort lisiblement sur son front. Les actions du joueur ont des conséquences, les dilemmes éthiques n’appellent pas des jugements mais des décisions, des choix effectifs qui changent le cours de la narration. Mais ce que le jeu vidéo est le plus à même de représenter, c’est lui-même en tant qu’espace, étendue ou architecture virtuelle comme l’image d’un monde flottant. Le jeu vidéo est avant toute chose un trajet, une promenade dans des forêts d’information aux perspectives diverses, 2D, isométrique, à scrolling, 3D, etc. L’émotion d’un agencement de figures géométrique simple hanté par Myst et Tétris dans FEZ est en ce sens admirable, l’espace se découvrant au fur et à mesure que le joueur en dévoile les plis, toujours plus nombreux.

Jubilation D’autres jeux encore sont capables de produire des émotions esthétiques, comme le célèbre Flower, dans lequel le joueur incarne le vent qui pousse les pétales de fleurs ; il nous fait ressentir toute la dimension du paysage et nous procure, aidé par la musique, un sentiment de plénitude. Le studio qui a produit ce jeu est connu pour essayer de mettre la poésie au centre de l’expérience vidéoludique. Aussi ses concepteurs accordent-ils beaucoup d’importance à la mécanique de jeu, ou gameplay, qui suggère au joueur d’adopter tel ou tel comportement. Ils ont dû, en ce sens, faire quelques ajustements sur le gameplay de leur dernier jeu important, Journey, afin de mettre pleinement l’accent sur la communication et non sur la destruction, cette dernière possibilité, non désirée par eux, étant apparue de façon aléatoire. Le Gameplay seul est capable de changer les comportements du joueur et de susciter des émotions. L’originalité de celui de Ico par exemple, consiste à faire naître un fort sentiment de responsabilité et de protection, que David Jérôme résume par le terme de holding (« L’esthétique de Fumito Ueda », Nouvelle Revue d’esthétique n°11, 2013). Au delà de l’émotion esthétique, les possibilités de narration vidéoludique, permettant une forte implication émotionnelle, intéressent de plus en plus les concepteurs désireux de partager une expérience difficile ou d’aborder des sujets complexes avec réalisme, comme le cancer (That Dragon, Cancer, 2014), la dépression (Depression Quest, 2013) ou encore l’alcoolisme (Papo & Yo, 2012). Ces jeux vidéo, dits « d’empathie », remplacent les témoignages poignants et autres récits autobiographiques, le média vidéoludique apparaissant de plus en plus naturel pour transmettre une émotion, aussi complexe soit-elle. Stello Bonhomme

& Nouvelle revue d'esthétique n°11, « Esthétique des jeux vidéo », Paris, Puf, 2013 La Pratique du jeu vidéo : réalité ou virtualité, Dossiers Sciences Humaines et Sociales, Éd. L'Harmattan, 2003 fiction, performance FF

JUBIL ATION Le Grand Robert définit la jubilation comme « joie vive, expansive, exubérante ». Elle peut être distinguée de notions voisines (joie, plaisir, jouissance, bonheur, euphorie, allégresse, exaltation, exultation, enthousiasme, émerveillement, enchantement, ravissement, félicité), mais nous aurons à utiliser ces notions pour cerner l’idée de jubilation. La jubilation peut aussi rencontrer paradoxalement son inverse : il faudra donc dialectiser la jubilation avec des notions opposées ; il semble qu’il peut y avoir une jubilation du désastre, une jubilation dans la catastrophe. C’est le cas dans des textes qui mettent cap au pire, comme chez Beckett ou Michaux (Plume). Il peut y avoir une jubilation de l’aggravation du mal en pire, une jubilation du désespoir (Bataille), une jubilation pessimiste, un pessimisme jubilatoire. La jubilation comme joie créatrice apparaît chez Proust dans le célèbre passage sur les trois clochers vus depuis une calèche qui se déplace dans la campagne. Le narrateur enfant, dans la calèche, va alors écrire sa première page littéraire (une description des clochers qui semblent se mouvoir dans l’espace) : il va y avoir création. Avant la citation de cette page, le texte indique que, dans la vision des clochers se mouvant dans l’espace, l’enfant ressent « un plaisir particulier », « un plaisir irraisonné, l’illusion d’une sorte de fécondité » (ce sera bientôt la fécondité de l’écriture), un « plaisir spécial », le « plaisir que j’avais eu », le « plaisir […] éprouv[é] » et qui va 231

Jubilation déboucher sur « des mots qui me faisaient plaisir ». La page écrite par l’enfant est alors citée, après quoi le narrateur termine ainsi le paragraphe : « Je ne repensais jamais à cette page, mais à ce moment-là, quand […] j’eus fini de l’écrire, je me trouvais si heureux, […] que, comme si j’avais été moi-même une poule et si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tuetête » (Du côté de chez Swann). C’est là une belle expérience de jubilation créatrice. Elle a quelque chose d’enfantin, voire d’animal, tout en étant esthétiquement profonde. Elle s’apparente à ce qu’indique Baudelaire : « Il y a, dans l’engendrement de toute pensée sublime, une secousse nerveuse qui se fait sentir dans le cervelet » (Fusées). Baudelaire dit « engendrement », Bergson « création », Proust « fécondité ». La jubilation est de l’ordre de cette « secousse nerveuse dans le cervelet » lors de l’acte créateur d’une œuvre – ou d’une pensée car il peut y avoir aussi jubilation de la création d’une pensée, jubilation de la réflexion, jubilation de l’intellect. Ici le narrateur enfant expérimente à petite échelle ce qui sera plus tard la joie de la grande révélation esthétique du Temps retrouvé. Le narrateur vient de faire plusieurs expériences de mémoire involontaire et en éprouve une mystérieuse « félicité » (mot récurrent dans ces pages). Il comprend que l’identité d’une sensation passée et d’une sensation présente lui permet de goûter l’« extra-temporel », « en dehors du temps » ; il devient lui-même alors « un être extra-temporel », libéré de « [ses] inquiétudes au sujet de ma mort » : « Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, […] on comprend que le mot de « mort » n’ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ?» (Le Temps retrouvé). Ce que nous pouvons nommer jubilation est une joie d’être libéré du temps et de 232

la conscience de la mort. Ces instants de jubilation sont rendus possibles par l’oubli momentané de la conscience de la finitude et de la mortalité humaine. En termes freudiens, nous pouvons voir dans cette joie un allègement soudain des contraintes du principe de réalité imposé par le temps et la mort. En effet la jubilation nous apparaît ici chez Proust comme la redécouverte de la sensation enfantine d’immortalité qui a été refoulée par l’apprentissage de la rationalité, de la mortalité humaine, du principe de réalité. Cette conception de la jubilation comme levée d’un refoulement nous amène à une approche freudienne. Dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905), Freud perçoit le plaisir du Witz non seulement au niveau du sens, du double sens, mais aussi au niveau de la forme de l’énoncé, comme le montre le plaisir que procurent jeux de rimes et rapprochements de signifiants. La jubilation telle que nous tentons de la théoriser concerne donc à la fois le signifié et le signifiant : elle consiste en la surdétermination réciproque du sémantique et du sémiotique. Nous pouvons appeler cela la jubilation de la trouvaille dans le mot d’esprit, qui vient du rapprochement d’un signifiant et d’un « plus-de-sens ». Nous avons tous éprouvé cette jubilation de celui qui vient de trouver mentalement ou de faire oralement un jeu de mot, ce qu’on peut appeler la jubilation de l’Euréka. La parenté entre le fonctionnement du mot d’esprit et celui du rêve oriente Freud vers l’idée que le double sens, latent, vient de l’inconscient. Surtout si le double sens est sexuel : le Witz procure alors le substitut d’un plaisir sexuel non réalisé. Il existe ainsi une dimension sexuelle, libidinale, de la jubilation. Le Witz permet la satisfaction d’une pulsion sexuelle empêchée, refoulée. Le mot d’esprit est un acte de sublimation par création verbale. S’il y a eu refoulement de la pulsion sexuelle, il peut y avoir défoulement par le mot d’esprit. La levée de la censure ou du refoulement provoque

Jubilation alors le plaisir, la jubilation : le Witz « aide à surmonter la résistance intérieure [à la pulsion], à lever l’inhibition », et « la levée de l’obstacle interne engendre le plaisir ». L’« allégement » de l’effort psychique et des répressions de l’éducation, et le soulagement qui en résulte, génère ce que nous nommons jubilation. Le plaisir du Witz vient aussi de ce que nous y retrouvons l’enfant que nous fûmes, un état antérieur aux contraintes de l’éducation, aux interdits, inhibitions, refoulements, censures. La jubilation, telle que nous en construisons la notion, témoigne d’une libération par rapport aux contraintes du sensé, aux interdits du non-sens. C’est ainsi que le jeu de mots déstabilise les règles et conventions linguistiques, le lien conventionnel d’un signifiant et d’un signifié. Freud écrit que l’enfant aime « accoupler les mots sans souci de leur sens, jouit du plaisir des rythmes et de la rime » : jubilation du signifiant, jubilation sémiotique, « plaisir du “non-sens libéré” ». Le Witz (c’est là que se glisse la jubilation) permet le retour de ce qui a été refoulé, inhibé, entravé, refoulé, interdit par l’éducation ; il permet de « réagir contre la contrainte de la pensée et de la réalité » : triomphe du principe de plaisir sur le principe de réalité. Cette « libération du plaisir par la levée des inhibitions » et surtout ce « plaisir primitif de jouer avec les mots » sont à l’œuvre chez des écrivains comme Gherasim Luca, ou Michaux dont l’écriture réalise une libération des normes linguistiques par rapport à « la langue des autres ». Freud envisage l’idée d’un renversement des affects négatifs par une issue non pas névrotique mais jubilatoire. Heine, pauvre, avait été accueilli par de riches cousins qui lui avaient donné, dit-il, un accueil « famillionnaire », mot-valise laissant entendre que Heine s’était en fait senti humilié par ses riches cousins : c’est à partir d’une souffrance subjective (l’humiliation) qu’a jailli un jubilant mot d’esprit, une revanche verbale sublimatoire. Freud présente ainsi le

mécanisme de l’humour : « L’humour nous permet d’atteindre un plaisir en dépit des affects pénibles », de « réprimer cet affect pénible », de « transformer cette énergie en plaisir par la voie de la décharge ». L’humour permet de désamorcer l’énergie de l’affect douloureux pour réinvestir cette énergie psychique en affect euphorique, jubilatoire : renversement, inversion, sublimation. D’où la possibilité d’une jubilation (verbale) dans le désastre (Beckett, Bataille). Loin de la psychanalyse, les neurosciences nous orientent vers une conception matérialiste de la jubilation et elles décrivent les modifications du cerveau par la dopamine, l’adrénaline, les endorphines. Des expériences récentes ont été menées sur les modifications du cerveau provoquées par la musique : le moment où l’on sent un frisson de plaisir correspond à une décharge de dopamine dans le striatum, zone du cerveau qui répond aussi aux stimulations alimentaires et sexuelles, donc aux désirs élémentaires. C’est pourquoi, interférant avec les mécanismes du désir et de sa satisfaction, l’explication donnée par les neurosciences peut être complémentaire (et non exclusive) de l’explication freudienne. Que la musique apporte du plaisir, ou un allègement de la peine, cela rejoint l’allègement des affects négatifs et des inhibitions dans le mécanisme du Witz selon Freud. Les travaux scientifiques actuels ont remarqué par ailleurs que la dopamine est libérée non seulement pendant le pic émotionnel du moment musical mais déjà quelques secondes avant : anticipation du plaisir de la reconnaissance imminente (de même que, dans les épiphanies proustiennes, la joie, le plaisir, la félicité sont perceptibles avant le surgissement de la mémoire involontaire). La jubilation peut donc être définie comme joie anticipatrice d’un plaisir imminent. La jubilation serait ainsi non seulement joie de la joie présente, mais joie d’une joie à venir, prochaine et certaine. 233

Jubilation Lacan, dans « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » (1949), indique que devant son image dans le miroir l’enfant manifeste « un affairement jubilatoire ». Lacan montre ainsi le stade du miroir comme « la souche des identifications secondaires » : image du « je-idéal », « qui ne rejoindra qu’asymptotiquement le devenir du sujet ». Au stade du miroir, la concordance du sujet à sa propre identité est facteur de jubilation. Mais bientôt « s’achève le stade du miroir ». La jubilation serait alors ce qui psychiquement advient quand nous retrouvons fugacement le ressenti « jubilatoire » de l’enfant au stade du miroir, comme Proust retrouvant une sensation du passé mirée dans le présent. Lacan se réfère souvent au texte de Freud « Au-delà du principe de plaisir » (1920). La jouissance (Genuss) est cet « audelà » du plaisir (Lust) : pour Freud, le principe de plaisir vise à diminuer la tension psychique (désagréable) du désir. La jouissance, comme le dit un psychanalyste lacanien, est l’« excitation maximale de la tension jusqu’à la limite de l’insupportable » (M. Ritter et J.-M. Jadin (dir.), La Jouissance au fil de l’enseignement de Lacan, 2009). Elle est une menace, liée à la pulsion de mort. Le principe de plaisir vise donc à une régulation de la jouissance, à éviter une quantité d’excitation trop élevée, et donc à éviter la jouissance : c’est pourquoi « le désir est mouvement vers la jouissance, et en même temps défense envers la jouissance » (Id.). La jubilation peut alors être définie comme le point limite entre plaisir (régulé) et jouissance (au-delà). En 1960, Lacan indique que la jouissance ne peut être dite, sinon dans un « midire » ou par « l’écriture » (« Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien »). C’est là que la jubilation me semble intervenir. Par le « mi-dire » de « l’écriture », une jouissance de la parole peut advenir à la place de la jouissance sexuelle : une jouissance du signifiant. Dans le Séminaire Encore (1973), Lacan 234

voit « le langage comme ce qui fonctionne pour suppléer à l’absence [du] rapport sexuel » : ce que Lacan appelle « la satisfaction du blablabla » ou « jouissance sémiotique » est une « jouissance substitutive ». C’est « un affect […] qui, un instant, donne l’illusion que le rapport sexuel cesse de ne pas s’écrire » – « donne l’illusion » seulement, car « le rapport sexuel ne cesse pas de ne pas s’écrire ». C’est très exactement dans l’affect de ce laps (« un instant ») que me semble se situer la jubilation : jouissance de la parole en ce qu’elle est suppléante (et sublimatoire) à la jouissance sexuelle. La « jouissance de parler », Lacan en donne un exemple avec Finnegan’s Wake. Il y a effectivement chez Joyce une jubilation de la langue, des langues, une libération des signifiants qui rend possibles les associations verbales. Le langage, écrit Lacan, est « l’appareil de la jouissance ». Cette jouissance sémiotique est à l’œuvre dans les glossolalies d’Antonin Artaud, dans des textes de Michaux (« glu et gli », « Le grand combat »), ou de Gherasim Luca. Barthes tente lui aussi, dans Le Plaisir du texte (1973), de distinguer plaisir et jouissance. Entre ces deux notions, prévient Barthes, « la distinction ne sera pas source de classements sûrs ». Tantôt Barthes utilise indifféremment les deux mots, tantôt il les distingue bien. En ce cas, comme Lacan après Freud, il situe la jouissance dans un au-delà du plaisir  et cet au-delà est supposé dangereux, mortifère, anéantissant : cet « extrême » provoque un « évanouissement » du sujet. Barthes remarque alors : « Il n’y a pas de mot français pour couvrir à la fois le plaisir (la contention) et la jouissance (l’évanouissement) ». Le mot « jubilation » serait justement un bon candidat pour dire à la fois l’épanouissement contenu du plaisir et l’évanouissement incontrôlé du sujet dans la jouissance. La première occurrence du mot « jubilation » dans Le Plaisir du texte intervient

Jubilation quand Barthes tente de cerner « le moment où par son excès le plaisir verbal suffoque et bascule dans la jouissance ». C’est précisément là qu’apparaît, entre plaisir et jouissance, le troisième mot, « jubilation » : « C’est la gageure d’une jubilation continue, le moment où par son excès le plaisir verbal suffoque et bascule dans la jouissance ». La jubilation est bien, comme nous l’avions pressenti à partir de Lacan, le point limite entre le plaisir et la jouissance, point limite instable et bref (« le moment où »). La jubilation, située entre, tient ainsi des deux côtés : elle est le paradoxal plaisir de la jouissance. Barthes part alors à la recherche de textes littéraires qui tiendraient des deux côtés, des deux « bords » : des textes à la fois « culturels » et « subversifs ». Il perçoit cela chez Flaubert et Sade. Pour Barthes, le plaisir ou la jubilation ou la jouissance du texte sont à la fois du côté de la lecture et du côté de l’écriture. Il réclame une critique littéraire « jubilatoire » : une pratique « glissante, euphorique, voluptueuse, jubilatoire ». Mais il appelait aussi de ses vœux un « pur discours jubilatoire » dans la littérature elle-même, comme si, peut-être, celui-ci n’existait pas encore : « N’y a-t-il aucune chance pour qu’il existe dans quelque recoin perdu de la logosphère la possibilité d’un pur discours jubilatoire ? ». Dans le Scolie de la Proposition 11 du Livre II de L’Ethique, Spinoza définit la joie  comme : « une passion par laquelle l’âme passe à une perfection plus grande », c’est-à-dire qui augmente ma puissance d’être et d’agir. La joie est définie comme passage, état transitoire, transitio d’un état à un autre : nous pouvons à notre tour cerner la jubilation dans cet aspect dynamique et passager de la joie. Les trois notions de jubilation, de joie, et de bonheur, peuvent alors être distinguées par le rapport particulier au temps que chacune d’elles implique : la jubilation tient à la

dynamique de l’instant ponctuel ; la joie appartient au présent, un présent continué d’instant en instant ; et le bonheur, lui, s’étale dans une durée entière. Des commentateurs de Spinoza (Misrahi, Deleuze) ont cherché à concevoir une joie qui soit non une affection passive comme chez Spinoza mais une affection active, voulue, consciente de soi. Misrahi insiste sur cette réflexivité, ce qu’il appelle la « surréflexion », dans laquelle le « sujet se saisit comme jouissance d’être » (La Jouissance d’être, 1996). La jubilation peut se définir comme conscience réflexive de la joie, joie de la joie, à la puissance seconde. La jubilation peut être éclairée par ce que Le Clézio appelle « l’extase matérielle » (L’Extase matérielle,  Gallimard, 1967). Le Clézio préconise non seulement une projection de soi dans la matière du monde mais aussi la prise de conscience de la joie d’exister, « la joie de [la] présence absolue ». Les moments de jubilation sont ces rares moments de conscience, ce que nous avons nommé joie de la joie. Pour Le Clézio, il s’agit de « se replonger dans la plus extatique fusion avec la matière » : il y a là une sensualité matérialiste qui se double d’une prise de conscience. Le Clézio décrit alors un moment d’extase matérielle doublée de prise de conscience : « Vers six heures, six heures trente du soir, quand le soleil est un peu retombé, tout autour de moi, et moi-même, jubile. Il n’y pas d’autre mot pour traduire cette impression : JUBILE ». Pour Le Clézio, cette jubilation personnelle doit encore être amplifiée et intensifiée par l’écriture qui consiste à « trouver le langage déchirant qui soulève les émotions ». L’écriture permet la communication de la jubilation : « La force de l’art, c’est de nous donner à regarder les mêmes choses ensemble ». Ainsi peut-il y avoir partage de la jubilation. La littérature peut produire une joie qui est jubilation, et en provenir, et l’intensifier. 235

Jubilation Michel Onfray, continuateur de Nietzsche, utilise abondamment le vocabulaire de la jubilation dans Théorie des corps amoureux (2000) et La puissance d’exister. Manifeste hédoniste (2006). Il voit chez Sade « des textes qui mettent en scène les corps dans des architectures jubilatoires » : « Sade veut le plaisir pour lui-même et la jubilation qu’il permet en soi, comme fin » (L’Art de jouir, 1991). Onfray distingue La Mettrie et Sade : « Contre La Mettrie qui fait résider le plaisir dans la volupté qui suit la décharge jubilatoire, Sade installe la jouissance au cœur de la matière, et plus particulièrement de la matière nerveuse » (Id.). Dans La Philosophie dans le boudoir, Dolmancé éprouve un plaisir absolument personnel et égoïste, qui s’augmente de la souffrance d’autrui : il peut y avoir une jubilation sadique. Au contraire, le Chevalier est, lui, un libertin qui ne prône pas la souffrance d’autrui comme source du plaisir. Onfray non plus d’ailleurs, qui réintro-

duit le souci éthique de l’autre. Il prône entre soi et autrui un « contrat jubilatoire » en ce que « la jubilation de l’autre induit la mienne » car « qui donne de la jubilation en reçoit en retour » (La Puissance d’exister, 2006). Ainsi Onfray termine son Art de jouir en assumant une position éthique réclamant « l’émergence de vertus – les vertus de la jubilation ». Dans L’Expérience intérieure (1943- 1954) Bataille écrivait à propos de Nietzsche : « l’intensité des sentiments de Nietzsche le faisait à la fois rire et trembler. Il pleura trop : c’était des larmes de jubilation ». La « jubilation » dont Bataille parle ici est bien ce point limite au-delà duquel la raison se perd. Eric Benoit

& P. Audi, Jubilations, Paris, C. Bourgeois, 2009. R. Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973. E. Benoit (éd.), Littérature et jubilation, Bordeaux, P. U. de Bordeaux, 2015. freud, joie, plaisir, proust, rire FF

K K ANDINSK Y Vassily (1866 -194 4) Lorsque l’on regarde une œuvre de Kandinsky, en particulier de la période la plus lyrique de sa production picturale, on ne peut qu’être frappé par l’intensité de l’expression plastique qui s’en dégage. Tout se passe comme si les couleurs et la composition incarnaient de manière directe la puissance émotionnelle visée par l’artiste. La lecture de Regards confirme cette impression, les souvenirs de jeunesse et les premiers émois artistiques étant transmis par le biais de sensations colorées et de leurs associations symboliques. Il convient pourtant de dépasser ce niveau descriptif et psychologique car Kandinsky fait partie de ces artistes pour qui l’art répond à un besoin métaphysique ; c’est le cas par excellence dans la tradition du sublime et dans celle de l’abstraction. Dans la première génération de peintres abstraits, son originalité est d’avoir mis l’accent sur l’intériorité et sur le sentiment, alors que Mondrian et Malevitch s’inscrivent davantage dans une veine cosmique, à l’opposé des constructivistes qui défendent un matérialisme militant. Pour Kandinsky, tout élément plastique (la forme autant que la couleur) produit toujours un double effet : physique (en engendrant par exemple un état d’excitation ou d’apaisement) et spirituel, dans la mesure où « cet effet élémentaire en provoque un plus profond qui entraîne une émotion de l’âme » (Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, 1911). Il

induit, à la manière d’une note de musique, une vibration qui se répercute dans des correspondances intersensorielles et qui ramène l’être à son centre essentiel. Ce que Kandinsky appelle le Principe de la nécessité intérieure gouverne le programme d’une peinture pure et devient le point d’appui d’un authentique « tournant spirituel ». La logique de l’expression artistique est celle d’un processus d’« extériorisation du contenu intérieur » (Id.), et même plus précisément « une extériorisation progressant de l’éternel-objectif dans le temporel-subjectif » (Id.). Il ne s’agit donc pas d’explorer les dédales de la subjectivité mais de rendre visible la structuration des formes et de construire la signification qui en découle. Ceci explique que Kandinsky puisse se réclamer aussi bien des appellations d’art abstrait que d’art concret qui prend même le dessus dans ses textes tardifs. À coup sûr, il n’est personne à qui s’applique avec plus de pertinence le phrase célèbre de Breton que « l’œuvre plastique, pour répondre à la nécessité de révision absolue des valeurs réelles sur laquelle aujourd’hui tous les esprits s’accordent, se référera donc à un modèle purement intérieur, ou ne sera pas » (Le Surréalisme et la peinture) mais il serait pour autant hasardeux d’en conclure que les deux artistes sont exactement sur la même longueur d’ondes. Jacques Morizot

& V. Kandinsky, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier [1911], éd. P. Sers, trad. N. Debrand et B. Du Crest, Paris, Gallimard, 1989.

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Kant Emmanuel (1724-1804) V. Kandinsky, Point et ligne sur plan : contribution à l'analyse des éléments de la peinture [1926], éd. P. Sers, trad. S. et J. Leppien, Paris, Gallimard, 1991. V. Kandinsky, Regards sur le passé et autres textes 19121922, éd. J.‑P. Bouillon, Paris, Hermann, 1990. H. F. et A. Hoberg et al., Wassily Kandinsky, trad. O. Mannoni, C. Jouannic et O. Menegaux, Paris, Citadelles Mazenod, 2009. peinture, spirituelles ( émotions) FF

K ANT Emmanuel (1724 -1804) L’esthétique de Kant réserve à l’affectivité un traitement pour le moins ambivalent. D’une part, Kant pense l’affectivité comme une dimension secondaire de la subjectivité ; les manifestations pathiques et le sentiment constituent un résidu irrémédiablement individuel de l’expérience sensible du sujet, qui n’est d’aucune pertinence pour la connaissance objective et introduit un facteur d’instabilité dans le jugement moral. Mais d’autre part, la philosophie transcendantale cherche à intégrer certaines dimensions spécifiques du sentiment fondées sur des principes a priori de la subjectivité : fonder le « respect » moral et le sentiment esthétique (le beau et le sublime) sera l’objet de la Critique de la raison pratique (1788) et de la Critique de la faculté de juger (1790). Dans ce contexte, le jugement esthétique apparaît comme une manifestation privilégiée du sentiment de plaisir et de déplaisir, qui lui permet d’être reconnu à part entière au sein des manifestations de la subjectivité transcendantale. Kant ne s’intéresse donc pas à l’expérience esthétique en elle-même, mais seulement dans la mesure où elle mobilise un type de jugement – les jugements esthétiques purs –, qui revendique une forme d’universalité et de nécessité (une dimension a priori) autorisant leur prise en compte par la philosophie transcendantale. La reconnaissance d’une forme d’autonomie judicative du sentiment qui ne repose sur aucune détermination conceptuelle fait de la satisfaction issue de la réflexion 238

subjective sur la forme de la représentation d’un objet un sentiment à part, qui possède forcément une valeur supérieure aux autres satisfactions issues de l’attrait sensible, de l’émotion de l’âme ou de la détermination physiologique de la sensibilité que constituent les plaisirs de l’agréable. Kant aborde en premier lieu le jugement de goût qui porte sur le beau, aussi bien dans la nature que dans l’art. La première caractéristique de ce jugement, qui soulève immédiatement la nature du plaisir esthétique, tient au fait de se prononcer sur la beauté par le biais d’une satisfaction désintéressée. On est frappé de la radicalité de la notion kantienne de plaisir désintéressé et de l’exigence qu’elle impose à notre satisfaction pour qu’elle puisse donner lieu à un jugement spécifiquement esthétique. Kant ne se contente pas d’exiger que le sujet qui juge de la beauté ne mobilise pas son propre intérêt individuel dans le rapport à un objet ou à une œuvre d’art, mais il demande de surcroît qu’aucune forme d’intérêt ne soit mobilisée dans le jugement, ce qui veut dire que l’objet ne doit engendrer aucun rapport à notre désir, que celui-ci soit (dans les termes de Kant) pathologique ou pur. L’exclusion de l’intérêt se porte sur deux versants : d’une part, la satisfaction désintéressée est incompatible avec l’attrait et l’émotion et, de façon plus générale, avec les passions ; d’autre part, elle doit être radicalement séparée de la morale. Au xviii e siècle, on entend généralement par un comportement « désintéressé » l’absence d’instrumentalité (la beauté n’est pas l’utilité) et l’impartialité (l’intérêt personnel n’est pas en jeu) ; la position kantienne consiste à y ajouter ce que l’on peut désigner comme le désintéressement affectif et pratique. Le cas du sublime – le deuxième type de jugement esthétique dont la troisième Critique entreprend la légitimation transcendantale – est plus complexe. Contrairement au jugement sur le beau, qui repose sur la perception de la finalité formelle

Kant Emmanuel (1724-1804) de la représentation pour nos facultés de connaissance, le sublime est produit par le truchement de l’impuissance de l’imagination comme faculté sensible de représentation. Le sublime est une expérience émotive forte, dont l’intensité est liée justement à l’inhibition préalable des facultés de représentation et des facultés vitales, inhibition qui donne lieu « négativement » à la représentation d’une finalité subjective supérieure, qui a son origine dans une Idée de la raison – celle d’infini, pour le sublime de l’immensité naturelle (ce qui est mathématiquement sublime), celle de force de conservation morale, pour le sublime de la nature menaçante (ce qui est dynamiquement sublime). L’insertion du sublime dans l’esthétique kantienne confirme la polarité inhérente au sentiment, que Kant avait mise en lumière dès l’époque des Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764). Au sein même de ce « plaisir négatif » qu’est le sublime, il faut toutefois pouvoir distinguer le sublime véritable, qui consiste en une perception non conceptuelle d’une finalité subjective de l’esprit en dépit d’un échec de la représentation sensible, du sublime « accidentel » (qui peut être suscité par ce qui n’est que colossal), de la pure « émotion forte » (Rührung) que recherchent certains voyageurs, notamment lors de la traversée des Alpes, ou de la terreur « superstitieuse » face aux puissances de la nature, qui repose en dernier ressort sur une hétéronomie du jugement. Ce que Kant appelle affect, c’est-à-dire le mouvement tumultueux et irréfléchi du sentiment qui entrave provisoirement la liberté de l’esprit, est exclu de l’expérience de la beauté, même s’il peut être lié au sublime lorsqu’il prend la forme de

l’enthousiasme qui révèle une « tension des forces grâce à des Idées » morales. Mais si Kant ouvre la porte à la reconnaissance esthétique de l’affect enthousiaste, c’est uniquement sous la forme de la représentation des caractères au théâtre, dans les romans et dans les sermons. Il reconnaît la dimension esthétiquement sublime des « affects relevant du genre courageux », et déplore l’effet potentiellement funeste des affects « relevant du genre languissant ». Nos émotions tendres et nos émotions ardentes peuvent croître en intensité et s’élever jusqu’à l’affect. Mais les émotions tendres, qui reposent sur la compassion larmoyante pour les personnages de romans ou de pièces de théâtre, ont pour effet paradoxal de dessécher le cœur et de le rendre « insensible à la stricte règle du devoir, ainsi qu’incapable de tout respect pour la dignité de l’humanité en notre personne ». Dans l’un des rares passages de la troisième Critique où il accepte de s’aventurer sur le terrain de l’imagination sympathique par laquelle les spectateurs entrent dans les passions et les sentiments représentés dans la fiction, et d’entrouvrir la porte à la prise en compte d’un affect tragique ou dramatique, il semble clair que Kant ne vise pas tant à reconnaître un sentiment esthétique affecté qu’à souligner l’effet moral possible – positif ou négatif – de certaines représentations artistiques. Daniel Dumouchel

& Kant, Critique de la faculté de juger [1790], trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1979. Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime [1764], trad. R. Kempf, Paris, Vrin, 1997. goût, désintéressement, plaisir, sublime FF

L L ARMES « Au film La Marquise d’O, ça pleure et les gens rigolent », note Roland Barthes à l’article « Larmes » des Fragments d’un discours amoureux (1977). Ce décalage historique est l’une des énigmes qu’une vision diachronique essaie de résoudre, la solution pouvant être le passage d’un système sémiotique à un autre, comme pour La Religieuse de Diderot, roman rédigé en 1760 et publié en 1796, où l’héroïne verse et fait verser « des torrents de larmes », émotion dont les cinéastes Jacques Rivette en 1967 et Guillaume Nicloux en 2013 ont tenté de donner une forme d’équivalent dans le langage des images et du son. Les larmes signalent un échec du langage qu’elles tentent de remplacer, et Rousseau par exemple exploite beaucoup cette vicariance des larmes qui implique un recours à une lecture participative, comme en témoignent les lettres des lecteurs de La Nouvelle Héloïse à son auteur. Le xviiie siècle est ainsi marqué par le plaisir de l’échange des larmes et ce qu’Anne Vincent-Buffault appelle « un modèle de circulation sensible, fondé sur un fluide cordial que l’on mêle ». Le champ d’action des larmes déplace les frontières du public et du privé, puisque le spectacle du malheur prend la figure d’un tableau qui fait pleurer au théâtre, mais aussi dans les tribunaux, comme l’a montré Sarah Maza dans Vies privées, affaires publiques : les causes célèbres de la France prérévolutionnaire. Les signes de la sensibilité rassemblent les hommes et les femmes, et leur permet de s’opposer au modèle de cour, qui requiert de maîtriser ses émotions. L’homme et la femme

sensibles deviennent une figure du débat public, en particulier sous la Révolution. L’histoire des larmes croise donc l’histoire des genres et de leurs caractéristiques culturelles. Le xix e siècle est marqué par un retrait dans le secret des larmes, caractérisé par la pudeur. Les larmes féminines deviennent suspectes : liées certes à la nature, elles peuvent être un moyen d’érotiser une scène touchante comme dans Manon Lascaut, et de faire jouer une rhétorique stratégique de la faiblesse pour la changer en force et en moyen de pression. La rareté des larmes est le nouveau signe de la sensibilité masculine, l’émotivité féminine étant rabattue sur les autres humeurs comme les règles et le lait. Ce clivage sexuel est aussi au xixe siècle un clivage social : la demande lacrymale caractérise les femmes et le peuple, révèle leur sensibilité aux clichés pathétiques et donc leur mauvais goût. « Ça joue la larme », remarque ironiquement Bernard Profitendieu dans l’incipit des Faux-monnayeurs de Gide (1925), au moment où une goutte de sueur coule sur les lettres que sa mère a gardées de son amant, dont le jeune héros découvre en même temps qu’il est son père. Cette défiance signale la façon dont le pathétique sincère est toujours menacé de sombrer dans le pathos le plus inauthentique et le plus fabriqué, et l’écart qui sépare la valeur esthétique et la valeur sentimentale ou sensible, de l’idéal de l’impersonnalité chez Flaubert, qui dénonce les « saltimbanques » du sentiment, à la fameuse formule de Gide dans son Journal sur les 241

Le Brun Charles (1619-1690) « bons sentiments » avec lesquels on ferait « la mauvaise littérature ». Les larmes, marques du sublime, peuvent donc aussi être une forme d’assentiment au pire. Anne Coudreuse

& J.-L. Charvet, L'Éloquence des larmes, Paris, Desclée de Brouwer, 2000. A. Coudreuse, Le Goût des larmes au xviii e siècle, Paris, Puf, 1999, rééd. Paris, Desjonquères, 2013. A. Vincent-Buffault, Histoire des larmes, x viii e xix e siècles, Paris, Marseille, Rivages, 1986. désintéressement, pathétique, plaisir / déplaisir FF

LE BRUN Charles (1619 -1690) Prononcé en ouverture des réunions académiques du 6  octobre et 10  novembre 1668, résumé en 1675 dans le recueil des « tables de préceptes » d’Henri Testelin, le discours sur « l’expression des passions » fut repris dans une version augmentée et accompagnée de dessins montrant différentes expressions de têtes pour être présenté à Colbert par le premier peintre lors de la séance du 9 février 1678. Les vignettes à la plume, au crayon, à la sanguine qui proposaient pour les vingt et une passions décrites jusqu’à onze expressions de visages (pour figurer l’Admiration et l’Étonnement) donnèrent lieu à des planches gravées par S.  Leclerc en 1696. Il circula plusieurs copies du discours de Le Brun, le seul pour lequel il existe un manuscrit autographe, jusqu’à son impression en 1698 illustrée de gravures par les soins de B. Picart. La riche histoire du texte et de ses démonstrations graphiques indique la place capitale que l’Académie sous l’impulsion de son directeur entendait attribuer à l’expression dans l’enseignement des futurs peintres. Il faut en effet rapporter cette question à la promotion de la « peinture d’histoire », consacrée comme premier genre pictural dans la préface aux Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture pendant l’année 1667, 242

rédigée par A.  Félibien, et au rôle que la peinture était appelée à jouer dans la célébration du règne de Louis-le-Grand. « Traiter l’histoire et la fable » est, selon Félibien, ce qui caractérise le « grand peintre ». À côté d’un but politique, la peinture d’histoire manifeste en effet un défi artistique : comment figurer en peinture les actions et réactions de plusieurs personnages et « donner l’apparence de mouvement à ce qui n’en a point » ? On comprend pourquoi une attention est donnée à l’expression dès la première conférence de l’Académie sur le grand Saint Michel terrassant le démon de Raphaël, qu’ouvre Le Brun. Dans l’ouverture consacrée par lui au tableau de Poussin Les Israelites recueillant la manne dans le désert (5 novembre 1667), l’expression est l’une des quatre parties essentielles de l’art de peindre à côté de la disposition du tableau, du dessin et du coloris. Mais comment le grand peintre pourra-t-il traiter avec autant d’efficacité dramatique que le poète qui les porte à la scène les sujets qu’il tire de l’histoire sacrée et profane ? Comment représenter les émotions auxquelles obéissent les personnages et susciter chez le spectateur une émotion qui soit conforme à l’idée de ce qui est représenté ? « L’expression » en peinture se développe selon trois plans : une « expression générale » résultant du tableau dont la tonalité d’ensemble doit correspondre à la scène représentée ; selon l’enseignement du Poussin, celle-ci est au peintre ce que les différents modes sont à la composition du musicien. Une « expression particulière » des passions dans le tableau qui se traduit par les gestes des personnages et les accents de leur visage, car « la plus grande partie des passions de l’âme produit des actions corporelles ». Le traité de Descartes Les Passions de l’âme (1649) est ici la source principale de Le Brun qui lui emprunte notamment sa liste des six passions primordiales ; cette liste indique suffisamment que l’expression des passions particulières doit permettre au spectateur de déchiffrer les émotions aux-

Lecture (pouvoirs de la) quelles sont sujets les personnages pour comprendre l’histoire représentée. Enfin le peintre doit aussi connaître la physionomie pour indiquer par les proportions et les traits du visage le caractère des individus en s’appuyant sur une comparaison avec le faciès des animaux réputés pour manifester telle ou telle tendance : le courage du lion, l’effronterie du singe, la goinfrerie du porc. L’expression des passions s’appuie donc pour Le Brun sur la science anatomique du peintre. Lorsque A.  Coypel proposera au commencement du xviii e  siècle que le peintre l’apprenne à partir du jeu des acteurs de théâtre, il signera l’éclipse de la grande peinture d’histoire jusqu’à son relèvement par David. Catherine Fricheau

& Les Conférences de l'académie royale de peinture et de sculpture, éd. J. Lichtenstein et C. Michel, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-arts, 2006, Tome i. H. Jouin, Charles le Brun et les arts sous Louis xiv : le premier peintre, sa vie, son œuvre, ses écrits, ses contemporains, son influence, d'après le manuscrit de Nivelon et de nombreuses pièces inédites, Paris, H. Laurens, 1889. descartes, pathognomonie, peinture FF

Lec ture (pouvoirs de la) Nous lisions un jour par agrément de Lancelot, comment amour le prit : nous étions seuls et sans aucun soupçon Plusieurs fois la lecture nous ft lever les yeux et décolora nos visages ; mais un seul point fut ce qui nous vainquit. Lorsque nous vîmes le rire désiré être baisé par tel amant, celui-ci qui jamais plus ne sera loin de moi me baisa la bouche tout tremblant. Galehaut fut le livre et celui qui le ft, Ce jour-là nous ne fûmes pas plus avant.

Auprès de Paolo, dans le second cercle de l’enfer de Dante, Francesca fait du livre un intermédiaire et de la lecture une tentation qui pousse à l’imitation, sans résistance pos-

sible. Pouvoir impérieux, force de suggestion ou désir de prolonger le plaisir de lire, la lecture met en question la délicate frontière entre « monde du texte » et « monde de du lecteur » pour emprunter une expression à Paul Ricoeur. La lecture, « magique comme un profond sommeil » (Proust) Qu’il s’agisse d’un fantasme critique ou d’un phénomène observable, les pouvoirs de la lecture évoquent la croyance en un pouvoir du texte, dont relève par exemple la prophétie : ainsi Robinson sur son île, héritier d’une longue tradition, ouvre la Bible et y lit cette phrase qui lui rend espoir : « Jamais, jamais je ne te délaisserai ; je ne t’abandonnerai jamais ! ». Le texte, prophétique et porteur d’un pouvoir quasi magique, délivre à son lecteur un message, une vérité, un sens. C’est le livre même qui par métonymie devient objet magique – et par là, objet potentiellement dangereux : celui que l’on interdit aux femmes et que l’on tient éloigné des enfants, celui que l’on brûle aussi, dans les très nombreux autodafés qui scandent son histoire. Magique également, selon le mot de Proust, cette lecture qui permet au lecteur de s’absenter le temps d’un livre, d’être autre, d’imaginer des alternatives à la réalité, de se plonger dans un autre monde. Lieux communs intimement attachés à l’acte de lecture, l’évasion et la rêverie sont décrits par Proust avec une extrême précision, du point de vue du lecteur à la fois absent et présent au monde. C’est ce phénomène que Jean-Marie Schaeffer a théorisé sous le nom d’« immersion fictionnelle » : un état attentionnel particulier qui permet la coexistence de deux mondes, réel et imaginaire. Cet état intrigue et fascine parce qu’il suggère la richesse d’un monde qui n’appartient qu’au sujet lisant, peutêtre aussi par le contraste qu’il fait apparaître entre la position la plus courante du lecteur, assis en silence, un livre entre les 243

Lecture (pouvoirs de la) mains, la tête penchée, dans une attitude marquée par le calme et le repli depuis que la lecture est silencieuse, et les passions parfois violentes qu’elle peut susciter. Des attitudes de lectures plus effusives, comme la vogue de la lecture sentimentale au xviiie siècle avaient déjà suggéré que la lecture possédait un tel pouvoir émotionnel : Roger Chartier et Robert Darnton ont fait l’histoire de ces lectures émotives, sensibles, où l’empathie des lecteurs produit des pleurs et des réactions vives. Car c’est bien d’une expérience émotionnelle forte qu’il s’agit, où le lecteur quitte brièvement son état normal et va jusqu’à jouer le rôle d’un autre. « La lecture des romans avait rendu mon humeur altière et peu souffrante. […] Je me figurais que j’étais quelqu’un des héros d’Homère et pour le moins quelque paladin, ou chevalier de la table ronde », raconte ainsi le narrateur du Page disgracié de Tristan l’Hermite (1643). Les lecteurs ainsi perdus, désorientés ou rendus fous traversent épisodiquement la littérature et l’histoire de sa réception. Ils font figure d’exceptions pathologiques et regrettables, victimes d’une mauvaise évaluation des limites et des pouvoirs de la fiction. Ainsi des lecteurs de Goethe furent-ils poussés au suicide par Les Souffrances du jeune Werther et, aujourd’hui encore accuse-t-on, à l’instar de Christian Salmon contre le storytelling médiatique, la capacité de certaines fictions à programmer des comportements imitatifs. Ces représentations sont pourtant évolutives : la théorie des mondes possibles ou la critique inventive pratiquée par Pierre Bayard peuvent défendre les moulins imaginaires de Don Quichotte et Emma Bovary fait désormais l’objet d’une réinterprétation positive. Alors que l’effectivité de la littérature paraît évidente, elle suscite pourtant une réticence critique : il est difficile d’aborder la dimension affective et psychologique d’un champ dont on a perdu l’habitude de considérer la portée émotionnelle, notam244

ment après les revendications d’autonomie de la période formaliste. Émotions de lecture : du « lecteur réel » aux approches cognitivistes À partir des années 1960, l’intérêt porté aux théories de la réception amorce un tournant. Bien que le moment formaliste ne se prête pas à une approche des émotions de lecture, ces théories abordent pour la première fois la question des réactions du lecteur et de l’effet de la lecture. Si la plupart des auteurs s’attachent à proposer un modèle théorique applicable, plus éloigné des réactions individuelles à la lecture, les théories de la réception ont souligné la dimension expérientielle de la lecture : une expérience qui selon Iser, à travers l’acte de lecture, s’intègre au présent du lecteur et prend place parmi ses expériences vécues. Ces réflexions seront prolongées dans les années 1990 par des travaux soucieux de prendre en compte le « lecteur réel » en utilisant par exemple les outils de la psychanalyse. Pour autant, la tripartition de Michel Picard entre le « liseur » (qui maintient un contact avec le monde réel), le « lectant » (qui représente l’activité intellectuelle, distanciée et critique) et le « lu » (du côté de l’investissement fantasmatique) ne laisse qu’une faible part du processus de lecture, conçu comme jeu, à la participation émotionnelle. Plus exactement, lorsque le « lu » domine, la relation avec le texte est affective, immersive, le lecteur oublie qu’il est en train de lire et se laisse mener par le texte : il n’y a pas véritablement « jeu », mais une forme dégradée et aliénante de lecture. Mais ce « lecteur réel » demeure très abstrait ; les réactions effectives du lecteur semblent hors de portée des théories de la lecture. L’apport des sciences cognitives permet désormais de surmonter ces obstacles et de renouveler l’approche des pouvoirs émotionnels de la lecture. Dès les années 1990, la théorie des « neurones miroirs »

Lecture (pouvoirs de la) permet de comprendre que le lecteur reproduise les états émotionnels représentés. Des expériences plus récentes, par exemple les expériences menées par Anna Abraham depuis 2008, tendent à montrer que cette simulation n’est pas exactement de même nature que l’expérience réelle, ou qu’une expérience produite par un récit dont les protagonistes seraient réels. Autrement dit, le degré de fiction ferait varier les stimulations cérébrales, ce qui permettrait d’établir une spécificité qualitative des émotions esthétiques – Kendall Walton se situe par exemple dans cette perspective lorsqu’il affirme, notamment à propos de la peur, que les représentations fictionnelles produisent chez le lecteur ou le spectateur des « quasi-émotions ». Deux courants se dessinent : répliques émotionnelles d’une autre nature, ou transmission des émotions représentées. La distinction entre empathie et sympathie, empruntée à la psychologie, enrichit également les outils disponibles pour penser l’état du lecteur et les effets de sa lecture. L’emploi de méthodes exogènes permet de renouveler le regard porté sur ces phénomènes et apportent une ossature rationnelle et scientifique à des débats qui risquent toujours d’être décriés pour excès de relativisme ou de sensiblerie, à l’issue d’une période critique marquée par l’horreur du psychologisme. Pour autant, le traitement émotionnel de la lecture demeure un objet complexe, étudié de manière radicalement différente en neurosciences et en littérature, sans qu’un domaine n’invalide les recherches de l’autre : la singularité des émotions du lecteur justifie une approche littéraire et esthétique. L’existence tangible de réactions neuronales spécifiques lors de la lecture pose logiquement la question du bénéfice de la lecture. Ce gain cognitif issu d’une expérience perceptive singulière ne produit pas de connaissance propositionnelle, mais les affects mis en jeu dans la lecture peuvent tout de même entraîner une forme

de connaissance, ou du moins susciter une réflexion de la part du lecteur. D’un point de vue tout à fait pragmatique, la lecture permettrait d’améliorer la maîtrise de la langue, la connaissance du vocabulaire et de l’orthographe, d’où sa valorisation didactique à l’école primaire. Plus largement, l’intérêt cognitif de la lecture pourrait se comprendre comme anticipation, sur le plan de la connaissance : c’est ce qu’évoque Sartre, soulignant avec ironie les risques d’un idéalisme qui peut rendre fade le réel, dans Les Mots (1964). Sur le plan affectif et psychologique, les situations lues sont autant de configurations possibles qui permettraient au lecteur de se constituer un répertoire d’attitudes et de réactions, d’affiner sa connaissance des réponses émotionnelles, d’améliorer l’intuition qu’une émotion est appropriée ou non. Les textes seraient alors le moyen d’une connaissance empirique au second degré ; ils étofferaient la capacité du sujet à répondre, à réagir à des situations variées ; ils lui offriraient des ressources affectives et cognitives appropriables. La pratique de l’empathie littéraire serait donc pour le lecteur source d’un développement de l’attention à autrui, une forme d’amélioration de la compétence sensible ou émotionnelle de l’individu – ce que la psychologie nomme intelligence émotionnelle. Effets de lecture et morales collectives L’idée que la lecture permettrait de mieux réagir, de répondre de manière appropriée aux situations de la vie réelle renoue avec la notion d’édification morale permise par la littérature. Aux États-Unis, des philosophes comme Stanley Cavell, Martha Nussbaum ou Cora Diamond font de la littérature un champ expérimental, un réservoir de situations utilisables de manière empirique pour penser la complexité de la vie morale des individus. Se réclamant de la conception aristotélicienne de l’éthique et dans la lignée de la critique éthique de Wayne Booth, 245

Lecture (pouvoirs de la) Martha Nussbaum entend montrer que la lecture permet de vivre mieux, en orientant l’agir des lecteurs dans une perspective eudémoniste. Selon elle, la lecture permet au lecteur d’exercer son jugement moral, de se comparer ou de se démarquer des personnages et des situations, et de persévérer dans l’amélioration de soi et par conséquent de sa société. Elle attribue aux émotions un rôle capital dans cette démarche : leur double composante affective et cognitive en ferait des révélateurs de la « vie bonne ». Plus largement, les théories de l’empathie suggèrent en effet que les émotions peuvent orienter les comportements par le recours à des sentiments moraux. Il y a là un véritable renversement si l’on se réfère au cliché de l’influence négative des romans qui, en corrompant l’esprit des lecteurs, notamment les femmes, mettaient en péril l’ordre social ou la morale publique. À moins qu’il ne s’agisse de l’envers d’une même conception, qui valorise les textes en fonction de leur caractère moral – une conception qui par conséquent rend possible la censure ou du moins la prescription. L’histoire de la lecture édifiante est longue, rythmée par la résurgence régulière de l’accord entre plaisir et instruction. La Nouvelle Héloïse de Rousseau est un des exemples notables de texte qui a suscité avec force la sensibilité des lecteurs selon une visée morale. L’étude des lettres adressées à Rousseau par ses lecteurs après sa publication témoigne de cette valeur affective de la lecture qui plonge les lecteurs dans un état parfois fébrile, dont ils sortent reconnaissants et prompts à suivre un chemin vertueux à l’exemple des personnages. Rousseau narrant dans les Confessions ses expériences de jeune lecteur évoque cette sélection : les « bons livres » l’exaltent, les romans lui fournissent « émotions confuses » et « notions bizarres et romanesques » à propos de la « vie humaine ». Postuler une exemplarité des œuvres, encourager une pratique réflexive du 246

commentaire et de l’enseignement capable d’articuler la singularité des situations individuelles à une quête du bien-être social, c’est donc briser cette autonomie que la littérature avait conquise. L’objectif est irréprochable : reformer des communautés défaites, relier les individus, améliorer les conditions d’une cohésion démocratique, peut-être remédier aussi à la crise actuelle de la lecture, dans un monde où la place de la littérature devra sans doute être repensée. Plus largement, la philosophie du care influence la réflexion sur les pouvoirs de la lecture : lire développerait chez les lecteurs des qualités d’attention et peut-être d’altruisme qui pourraient être répercutées dans son quotidien. Suzanne Keen, dans Empathy and the Novel (2007), souligne l’optimisme de ces approches, mais rappelle que les conséquences effectives de la lecture demeurent incertaines. Aucune preuve n’existe, en l’état actuel des connaissances, quant à l’influence de la littérature sur les comportements éthiques des sujets. L’effet de lecture correspond à un état particulier dont on ne sait pas s’il perdure après la fin de la lecture, s’il peut modifier durablement la délibération des individus. Puissance de la lecture, pouvoirs des lecteurs Malgré l’aspect très séduisant d’une littérature effective, il faut distinguer le lecteur victime du texte de celui, plus actif, capable de faire usage de sa propre liberté critique ou interprétative. Si la lecture de la Bible, longtemps interdite, a donné naissance à la Réforme, au xvie  siècle, c’est précisément parce que le pouvoir de réflexion et de méditation appartient au lecteur. Le livre magique, qui produit un même effet sur tous les lecteurs est bien un mythe. Dans Le Nom de la rose d’Umberto Eco, l’image est forte d’un livre qui tue ses lecteurs ; mais le poison est vite découvert, le subterfuge dévoilé – reste alors au lecteur la liberté de lire et d’interpréter. Les pouvoirs de la

Lessing l­ecture peuvent se penser en relation avec un art de lire spécifique : la littérature « performative » rêvée par exemple par Emmanuel Carrère n’est possible que si son lecteur accepte tacitement de se laisser manipuler, du moins s’il se rend disponible à la charge affective du texte. Peut-être faut-il se souvenir aussi qu’une conception de la lecture comme effectivité pure dérive, au-delà de l’héritage rhétorique, d’une certaine image de la parole divine. Les théories de la réception – notamment Umberto Eco – construisent un lecteur qui n’est pas seulement une victime des pouvoirs du livre. Ce lecteur a la faculté de s’approprier certains éléments de sa lecture, tout en l’actualisant à partir de son expérience personnelle, faisant de cette lecture un échange dynamique. À propos du roman, Walter Benjamin posait la question d’un partage de l’expérience, de la transmission par le « Narrateur » d’une forme de sagesse. Il est difficile de penser avec précision quelle est la nature exacte des éléments qui transitent du « monde du texte » au « monde de la vie », cette « refiguration », troisième temps d’une mimésis perçue comme un parcours dynamique entre réel et fiction. Ricœur a questionné les liens créés par l’activité de lecture entre affect et éthique, et mentionné la possibilité d’un agir transformé par les textes narratifs, notamment à travers la notion d’« identité narrative » qui souligne la force de suture du récit. Marielle Macé, dans Façons de lire, manières d’être (2011), a proposé d’étendre cette conception aux textes non narratifs, pour mettre en valeur la manière dont un texte rend disponible des formes pour le lecteur. Cette pensée de l’appropriation lectrice souligne la valeur existentielle de la lecture, en ce qu’elle constitue un répertoire de formes, un carnet d’esquisses que le sujet peut éprouver et prolonger, dans la perspective d’une « stylistique de l’existence ». Elle rejoint en cela la pensée d’une formation de l’identité par les textes, alors facteurs d’individua-

tion et de subjectivation. Il ne s’agit pas d’esthétiser sa propre vie, mais de puiser dans les œuvres des formes de vie. Autrement dit, le sujet s’éprouve et se construit à travers les œuvres, leur empruntant ce qui lui convient. Plus d’un siècle après l’invention du terme « bovarysme » et sa définition pathologique, la notion est réinterprétée : l’identification représente une véritable compétence lectorale, puisque pour s’éprouver autre il faut accepter de s’éloigner de soi. C’est une ressource sensible offerte par la fiction, une subversion positive du réel par l’imaginaire, une manière de s’interpréter soi-même devant le texte. Estelle Mouton-Rovira

& G. Cavallo et R. Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Seuil, 1997. V. Jouve, L'expérience de lecture, Paris, L’Improviste, 2005. S. Keen, Empathy and the Novel, Oxford et New York, Oxford University Press, 2007. P. Ricœur, Temps et récit, t. iii, Paris, Seuil, 1985. empathie, littérature, fiction FF

LESSING L’univers des affections chez Lessing (17291781) est un univers de contradictions entre les sentiments et d’ambiguïté interne à chacun d’eux. On peut lire l’œuvre de Lessing comme une réflexion originale sur le passage du livre 3 au livre 4 de l’Ethique de Spinoza. Le Major de Minna von Bernheim est pris dans d’insolubles contradictions entre l’amour et l’honneur, l’honneur et la condition sociale, puisqu’il est un homme ruiné et apparemment déshonoré. Lessing peut y dénoncer l’altération des sentiments par les effets de l’argent. Il peut aussi montrer l’inadaptation sociale de certains sentiments, réduits à l’impuissance hors de leur sphère d’action propre, ce qui donne à lire leur ambiguïté. Le code d’honneur militaire 247

Lipps Theodor (1851-1914) du major est inadapté à sa situation. Dans sa détresse matérielle, il refuse de se laisser aider : l’honneur ne s’est-il pas alors changé en vanité ? Les sentiments changent donc de sens selon la grille de lecture que leur impose le contexte situationnel et social. Le major d’ailleurs, prisonnier de son code d’honneur, ne sait pas agir ; il n’est tiré d’affaire pour sa situation, que par une lettre royale qui le rétablit dans ses biens et son honneur, et dans ses sentiments, que par la fine mouche de Minna, dont l’amour porte l’habileté et la ténacité. Les replis du cœur impliquent ainsi des personnalités discontinues, à l’identité fragile et vacillante, dispersées. Emila Galotti est prise dans les élans contradictoires de sa spontanéité, prise entre la séduction de la violence et la violence de la séduction. La différence de classes interdit l’abandon aux sentiments, de même qu’elle les vide de sens en les attachant au pouvoir, ce qui est la signification du rôle du Prince, despote par sa situation et débauché par vocation. Le quasi suicide d’Emilia est moins dû à la violence comme contrainte extérieure, qu’à sa propre impuissance à affronter l’ambiguïté de ses sentiments, à sa crainte de succomber à la séduction du despote. Mais rien ne serait pire, face à ces antinomies, que de feindre la vertu qu’on n’a pas. L’hypocrisie est le pire des vices, et c’est un des aspects du premier succès de théâtre de Lessing, Miss Sarah Sampson. Les personnages de Lessing semblent se distinguer par le degré de conscience très différent dont ils font preuve face à ces antinomies internes. Face à ces contradictions de l’univers affectif, Lessing prône de façon spinoziste le déploiement d’affects de la raison. Mais sa réponse est originale. Car ces affects naissent de la prudence née des incertitudes mêmes de la raison. C’est un des aspects de la fameuse parabole de Nathan le Sage. Personne ne sait quel est le véritable anneau, la véritable religion, et cette ignorance oblige à la fois à la tolérance et 248

à juger sur l’action, les résultats éthiques de la croyance. Ce sera l’action éthique qui sera ainsi la véritable union de la raison et du sentiment, la véritable Aufklärung. Le progrès des lumières viendra aussi de leur ombre. Jean Robelin

& Lessing, Laocoon, 1766-1768 ; présentation et trad. franç. Paris, J. Bialostocka et R. Klein, Hermann, 1990. Lessing, La Dramaturgie de Hambourg, Kliencksieck, trad. franç., Bruxelles, 2010 Lessing, Emilia Galotti, trad. franç., Circé1994. Lessing, Nathan Le sage, trad. franç. Paris, Gallimard, 2008. littérature, éthique (approche), peinture, FF sculpture, théâtre

LIPPS Theodor (1851-1914) Theodor Lipps, philosophe et psychologue allemand, est, avec Friedrich-Theodor Vischer, Robert Vischer, Johannes Volkelt, Wilhelm Wundt, Herman Lotze et Wilhelm Worringer, un des principaux protagonistes d’un moment théorique qui s’est déployé en Allemagne, au tournant des xixe et xxe siècles, et dont le concept fondamental est celui d’empathie. Réfléchissant dans Einfühlung, innere Nachahmung, und Organempfindungen au plaisir esthétique, Lipps situe l’objet de celui-ci dans l’apparence sensible de l’objet contemplé. Mais il faut, affirme-t-il, se tourner vers l’empathie pour trouver le fondement de ce plaisir. Le terme d’empathie ne doit pas être confondu avec celui de sympathie, qui – de Hume à Max Scheler – désigne un lien unissant les hommes entre eux. L’empathie, elle, concerne la relation d’un sujet et d’un objet, ce dernier mot étant à prendre en son sens le plus large et désignant non seulement autrui, mais aussi les êtres vivants, les objets inanimés, les édifices, etc., bref le non-moi en général.

Littérature Cette relation très particulière du moi à l’objet n’est pas celle d’un face-à-face, d’un pour-soi face à un en-soi. Alors que, dans le processus de connaissance, dans la sensation, dans la perception, dans l’affection, le sujet reste le sujet et l’objet reste l’objet, dans l’empathie nous faisons l’expérience de l’annulation de la distance dans l’épreuve même de l’altérité. Pour un moment, le moi participe du non-moi, se projette en lui, s’identifie à lui. Ainsi, quand je vois la figure énergique et libre du danseur, la fureur de la tempête ou l’immensité d’un vaste bâtiment, j’éprouve en mon être l’énergie, la liberté, la fureur ou l’expansion. Et en même temps, je les ressens hors de moi. La menace est la menace de la tempête, mais il n’y aurait pas de menace si ce n’était pas mon moi que j’éprouvais dans la tempête. Je me sens énergique et libre, plein de fureur ou d’expansion, mais ne me sens tel que dans la figure contemplée. Autrement dit, l’empathie est épreuve de soi, mais épreuve objectivée de soi. Ce « sentir par empathie » ne signifie pas faire l’épreuve de sensations organiques – celles-ci n’ont pas de place dans la contemplation esthétique –, elle ne signifie pas non plus que l’on sent quelque chose dans son corps, « mais que l’on sent [...] soi-même dans l’objet esthétique ». Tout se passe comme si l’opposition du moi et de l’objet n’existait plus. Le moi du sujet contemplant devient, dit Lipps, « idéel », c’est-à-dire bien réel, mais non engagé dans la pratique. A la fois il s’éprouve et se perd dans la contemplation. Dans Einfühlung und ästhetischer Genuss, Lipps prend soin de distinguer cette « jouissance de soi dans l’objet sensible » qu’est l’Einfühlung, du sentiment de plaisir et de déplaisir. Ce qui est ressenti dans l’Einfühlung, c’est, bien plus largement, la vie. Celle-ci étant force, effort, activité, elle est, selon les circonstances, libre ou contrariée, concentrée ou dispersée, épanouie ou contractée. Le plaisir et le déplaisir, eux, ne sont pas à proprement

parler des sentiments, mais la valence positive ou négative des sentiments, et par conséquent des colorations plus ou moins claires ou plus ou moins sombres de la vie. L’empathie, définie comme forme d’expérience du monde, signe bien l’originalité de l’esthétique psychologique de Lipps. Carole Talon-Hugon

& Th. Lipps, Ästhetik, 3 volumes, 1903, 1906, 1923. Th. Lipps, Einfühlung, innere Nachahmung, und Organempfindungen, trad. M. Elie, Aux origines de l’empathie. Fondements et Fondateurs, (traduction et présentation de textes de Robert Vischer, Theodor Lipps, Johannes Volkelt), Nice, Ovadia, 2009. Th. Lipps, Einfühlung und ästhetischer Genuss [1906], trad. M. Elie, Aux origines de l’empathie. Fondements et Fondateurs, (traduction et présentation de textes de Robert Vischer, Theodor Lipps, Johannes Volkelt), Nice, Ovadia, 2009. empathie, plaisir / déplaisir, psychologique FF (approche), vischer, worringer

LIT TÉR ATURE Terme né au xixe siècle et utilisé rétrospectivement pour qualifier des usages du langage aussi différents que l’épopée antique, l’autofiction contemporaine ou la comédie classique, la littérature recouvre un espace dont le statut, les acteurs, l’extension et la définition n’ont cessé de varier. Le langage verbal étant à la fois le moyen par excellence d’expression des états mentaux propres aux émotions humaines (c’est même si l’on en croit la linguistique de Jacobson, l’une de ses fonctions primaires) et le vecteur le plus élaboré de leur réélaboration, la place des émotions dans les pratiques et théories littéraires est l’une des grandes problématiques par lesquelles les formes autant que les objets et les missions de la littérature se sont différenciées, que cette question ait été, ou non, explicitement au centre des débats critiques. Dans la chaîne de la communication littéraire, les subjectivités et les supports 249

Littérature possibles des affects sont multiples : celles, réelles, circonstancielles ou profondes, de l’auteur et du lecteur, celles, réinstanciées, des acteurs, celles, virtuelles, des personnages. On peut d’abord évoquer les réflexions sur l’émotion centrées sur l’auteur, cruciales pour un art essentiellement individuel, et qui s’interrogent sur les liens entre émotion et genèse de l’œuvre – que l’on fasse de l’émotion du créateur un facteur originel ou au contraire parasite, une détermination essentielle ou connexe de l’œuvre littéraire à venir, une source volontaire ou au contraire une origine cachée de sa production. Assurément une interprétation intellectualiste de la création (dans une version morale ou formaliste) se distingue de propositions « émotivistes » ou vitalistes, mais il serait faux d’opposer sommairement à un art classique fondé sur le détachement un paradigme romantique fondée sur l’implication affective effective ou supposée de l’auteur : Horace recommandait dans son Art poétique (v.  101-103) « l’homme rit en voyant rire, pleure en voyant pleurer. Si tu veux me tirer des larmes, tu dois d’abord en verser toi-même ; alors seulement je serai touché de tes misères », précepte que l’on retrouvera dans toute la tradition lyrique qui se donne comme mythe fondateur les malheurs d’Orphée, y compris au Moyen-Âge (Guillaume de Machaut faisait du « sentement » la garantie de l’authenticité de la parole poétique), en sorte que la question de l’émotion brouille les frontières entre le personnel et l’impersonnel. Que ce « je » soit ou non une simple instance rhétorique, l’idée que la poésie trouve son origine des affects, et des affects éprouvés, parcourra le débat classique opposant les défenseurs de l’inspiration divine et ceux de l’artisanat poétique jusqu’au xviii e siècle, qui finira par assimiler la « fureur » et « l’enthousiasme » du poète « à un sentiment quel qu’il soit, amour, colère, joie, admiration, tristesse, etc. produit par une idée » (Batteux). Cet impératif émotif c­ onfigurera 250

tous les débats ultérieurs sur l’authenticité, l’originalité, les genres et la valeur même du poème (pensons par exemple à la manière dont Wordsworth fera de la poésie une émotion, mais « ressaisie dans la tranquillité »). Par ailleurs, certaines théories de l’inspiration supposent la présence d’une instance tierce effaçant le créateur (une muse, une divinité psychopompe, une drogue, etc. – voire le langage même dans les théories de la disparition élocutoire du poète), et l’idée d’auteur peut faire objet de reformulations complexes (distinction entre le je personnel et le je lyrique, le moi de l’écrivain et le moi social, la temporalité du ressenti et celle de l’écriture, etc.). En dehors du genre lyrique, la place de l’émotion dans le processus de création fait l’objet de prescriptions ou de commentaires tout aussi riches, puisque les émotions représentées peuvent être ou non imputées à l’observation ou à l’expérience, assimilées à des postures idéologiques ou de simples expériences de pensées. Non moins controversée, voire polémique, est la question de l’émotion du lecteur et des spectateurs, car elle a impliqué des débats éthiques et politiques intenses, dont témoignent encore au xx e siècle les polémiques sur la théorie brechtienne de la distanciation. Sans même entrer dans l’analyse des mécanismes de transfert émotifs, que le lecteur soit jugé passif ou actif par rapport à l’émotion littéraire, qu’on attribue à celle-ci une force d’action directe ou indirecte sur sa vie, que l’émotion agisse ou non au profit de la communauté, toutes les thèses proposées et débattues par les théories de la réception, impliquent de statuer sur le caractère absolu ou relatif à un contexte culturel de l’émotion artistique, de décider les conditions de possibilités et de la réalité d’une émotion collective (pourquoi a-t-on pleuré de pièces qui suscitent désormais le rire ?) ou individuelle (un poème peut-il susciter une vraie tristesse ?), de son effet social (contamination, catharsis, ou simple  ­d ivertissement  ?).  ­L’analyse

Littérature des réponses émotives individuelles constitue ainsi une part considérable des théories de la réception, selon des méthodes pouvant relever de la description subjective propre à la critique d’écrivain, mais aussi de la phénoménologie ou, aujourd’hui, du cognitivisme, dont l’un des apports déterminants est de refuser de séparer émotion et cognition. Quoi qu’il en soit, les rapports entre affectivité et processus lectoriaux constituent un champ d’études particulièrement complexe : loin d’être mécanique, le lien entre le contenu affectif latent d’un texte et ses effets est indissociable d’un contexte de réception à la fois personnel et culturel, comme de la matière même du texte, de sa forme et de structure narrative, et de considérations axiologiques voire idéologiques, propre au lecteur ou à son milieu : c’est ici que se fera le départ entre un texte existentiellement déterminant (« la mort de Lucien de Rubempré » pour Oscard Wilde par exemple) et celui, au contraire, révoqué parce que considéré comme un tire-larmes, entre des émotions négatives jugées cathartiques et des sentiments vus comme superficiels ou ordinaires. Du point de vue du spectateur, l’utilité et acceptabilité personnelle ou sociale de l’émotion en termes moraux, esthétiques ou existentiels comptent autant que les dispositifs de l’œuvre et la nature même de l’émotion. Dans un roman, les émotions des personnages « nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c’est en nous qu’elles se produisent, qu’elles tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre, la rapidité de notre respiration et l’intensité de notre regard » écrit Proust. L’expérience affective de l’écriture et celle de la lecture ont fait l’objet d’innombrables récits qui nous apportent un savoir empirique utile et précis et proposent tout un vocabulaire pour comprendre notamment les formes d’identification ou, du moins, d’empathie,

possible à l’égard d’êtres de papier. Plus récemment, l’histoire des sensibilités, la psychologie expérimentale, et désormais les neurosciences ont tenté d’approcher l’émotion du lecteur pour en caractériser les processus neuronaux profonds ou simplement les schémas privilégiés. Mais un tel objectif est rendu difficile par la variabilité des sensibilités individuelles (« D’Anna Karénine […] je tire d’abord une émotion de pensée, puis cette émotion se refroidit et se disperse en une infinité de conclusions possibles, qui varient avec chaque époque et peuvent varier avec chaque esprit » disait Thibaudet), sans compter qu’il se heurte de front à l’ambition même de la littérature moderne qui vise à des émotions pures et spécifiquement esthétiques, ou propose des œuvres ouvertes s’interdisant des dispositifs de contrôle affectif du lecteur ou du spectateur trop déterministes. Toute analyse des affects littéraires de l’art doit se confronter par ailleurs à l’épaisseur de l’expérience affective, à la mobilité des identifications et à leur dynamique. Celle-ci est à la fois diachronique, car les émotions ressenties lors d’une première lecture peuvent ne pas se renouveler et nous pouvons au contraire devenir sensibles à d’autres formes émotives par éducation ou évolution intérieure et synchronique puisque les scénarii littéraires de l’émotion peuvent nous permettre d’adopter des positions sensibles différenciées, nos identifications à des personnages pouvant être différenciées ou flottantes dans des récits qui ne se réduisent pas à un seul point de vue. C’est en effet que, considérées en elles-mêmes, en dehors des conditions de production et de réception, comme thème, les émotions littéraires sont susceptibles de formes énonciatives fort différentes. Elles peuvent être proférées sous une forme délibérément primaire (pensons au théâtre d’Artaud) aussi bien qu’analysées de la manière la plus ­élaborée imaginable (pensons à l’extraordinaire 251

Littérature ­ rofondeur de la réflexion proustienne p sur la jalousie). D’un point de vue linguistique, il est déjà essentiel d’opposer les émotions représentées directement (au théâtre), indirectement (c’est-à-dire décrites ou racontées à la première ou à la troisième personne), des émotions analysées par un discours, ces trois régimes pouvant au demeurant se croiser, puisque, par exemple, l’anamnèse ou le débat sont possibles au théâtre. Ces régimes émotifs différenciés, tissés dans l’épaisseur temporelle d’une intrigue et des relations entre personnages, permettent à la littérature non seulement de transmettre des émotions primaires et d’en épurer le lecteur ou le spectateur, mais d’abord de penser des émotions complexes, de les moduler, de les réfléchir, voire d’inventer par « artialisation » des motifs nouveaux : telle qu’elle est pensée par Du côté de chez Swann, la jalousie proustienne emporte autant d’horreur racinienne que de positivité créatrice, se renouvelle profondément en se confrontant à la question de l’homosexualité ou des rapports sociaux. D’où le caractère spécifiquement littéraire de certaines émotions, qui, comme l’admiration, l’indignation, mais aussi les passions liées à l’amour, emportent avec elle une microstructure narrative et sont profondément liées à une configuration culturelle. « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour » faisait remarquer La Rochefoucauld : les émotions littéraires sont particulièrement à même de faire l’interface entre le substrat biologique et universel des émotions et leurs configurations culturelles. La littérature témoigne de l’historicité des émotions : des courants (le jansénismes, le néo-stoicisme) chercheront par exemple à neutraliser les mêmes passions amoureuses, mal vues à la Renaissance et à l’âge classique et expliquées par des déséquilibres humoraux, qui seront plus tard pensées comme valeurs et exaltées dans leur radicalité érotiques. Cette aptitude à manipuler, déplacer ou 252

neutraliser les passions, à les distinguer ou au contraire à la rassembler, à en articuler la dimension individuelle et la dimension collective, explique largement que l’exercice de la littérature ait été l’objet de débats moraux, philosophiques ou théologiques. On comprendra ainsi qu’une large partie des débats se soit portées, depuis Aristote prescrivant à la tragédie des passions élevées jusqu’aux prescriptions moralisatrices du xix e siècle, sur les émotions légitimes et illégitimes dans une œuvre littéraire – ou que la littérature ait été exposée à la tentation, à l’heure de l’autonomie de l’art, d’exclure les passions humaines ordinaires de la vie au profit de passions spécifiquement esthétiques. Si la question des émotions autorisées ou provoquées par la littérature a donc été éclipsée par le dédain des problématiques « psychologisantes » et par plusieurs décennies de recherche littéraire centrée sur les interrogations formelles, c’est qu’elle a toujours été un problème complexe, même à l’époque où la doctrine romantique en avait fait la condition de possibilité de la création et de l’efficace de l’art et le seul critère vraiment commun d’évaluation esthétique. Reste à peser la nouveauté, par rapport à cette problématique, des recherches récemment relancées, à travers les sciences cognitives et les théories psychologiques ou sociologiques de la réception et de la lecture, sur une pragmatique étendue des effets textuels – recherches qui se situent au carrefour d’un double tournant, le tournant éthique des études littéraires et le tournant naturaliste de l’épistémologie, dans un face à face avec des formes littéraires contemporaines qui se laissent difficilement décrire par les critères génériques et formels conventionnels, parce qu’elles sont devenues des dispositifs recourant à l’émotion pour penser le monde – et recourant aux savoirs contemporains pour penser l’émotion – en renonçant au dogme de l’intransitivité et de l’incommunicabilité. Alexandre GEFEN

Lyrique

& Aristote  Poétique, trad. Lallot et Dupont-Roc, Paris, Seuil, 1980. A. Gefen et E. Bouju (dir.), L’émotion, puissance de la littérature, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, série « Modernités », n°34, 2012. M. Nussbaum, M., La Connaissance de l’amour : essais sur la philosophie et la littérature [Love’s Knowledge, 1990], trad. de l’anglais (États-Unis) par Solange Chavel, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Passages », 2010. E. Rallo, J. Fontanille, P. Lombardo, Dictionnaire des Passions littéraires, Paris, Belin, 2005. fiction, poésie, théâtre FF

LYRIQUE L’écriture lyrique vise à faire sentir et ressentir des émotions sans passer par le récit ni par l’argumentation. Elle offre une incarnation textuelle de la vie affective dans une dynamique du rythme, de la prosodie et de la figuration métaphorique. Guidant les principes de la configuration du texte, la catégorie du « lyrique » relève généralement du « discours », du « mode » ou du « registre », c’est-à-dire d’un « architexte » comparable à la catégorie du « récit »  en littérature : la poésie lyrique se distingue ainsi des poésies narratives, didactiques, satiriques. Mais plus encore que la poésie à laquelle il est généralement rattaché, le terme engage des rapports émotionnels majeurs en esthétique (opéra, cinéma, chanson, peinture). Considérant un ensemble affectif allant des sensations aux sentiments les plus complexes, les définitions de cette notion s’intéressent aussi bien aux moyens de représenter qu’aux effets dus à la composition, à l’implication émotionnelle de l’auteur qu’à l’impact de son œuvre sur les lecteurs. C’est pourquoi la structuration « lyrique » engage une réflexion sur la teneur affective du discours, ainsi que sur les formes participatives et empathiques de la littérature. Pour une étude des émotions, la distinction entre le « discours lyrique » et le

« lyrisme » (en tant qu’ethos) s’impose, car il s’agit de deux champs d’interrogation différents. La notion de « lyrisme » n’apparaît en France que vers 1830 avec l’essor du romantisme. Auparavant, le substantif masculin « le lyrique » était employé pour désigner un mode de discours (« Dans le lyrique, on chante les sentiments, ou les passions imitées », écrit Charles Batteux en 1746). Le terme « lyrisme », qui supplante et remplace au xix e siècle l’ancien substantif – utilisé uniquement en adjectif  –, provient des théories de l’enthousiasme et du sublime qui se développent dès le milieu du xviii e siècle. Par son suffixe, le « lyr-isme » implique une radicalisation des principes lyriques avec des excès pathétiques qui sont dénoncés dès la fin des années 1840. Si le « lyrisme » implique dès le milieu du xixe siècle à la fois l’accomplissement d’une élévation et les risques d’une disgrâce dans l’esthétique littéraire, les poètes de la « modernité » désirant renouveler le discours lyrique sont confrontés à un paradoxe : ils doivent absolument se défaire d’un ethos de l’« affectation » tout en investissant un discours propice à toucher les lecteurs par l’évocation de la vie affective ; en somme, ils doivent être lyriques sans lyrisme. La plupart des poètes « modernes » se confrontent à ce paradoxe dès qu’ils traitent des émotions. Devenu tardivement le troisième terme de la triade des genres (épique, lyrique, dramatique) dans la rhétorique classique et dans l’esthétique romantique, la catégorie du « lyrique » permet de penser un art négligé par la poétique d’Aristote. Développant la représentation des êtres agissants dans l’intrigue, le philosophe délaisse aussi bien la question des rythmes et de l’harmonie – traitée pourtant comme une nécessité naturelle  – que celle des pratiques méliques ou de l’importance du chœur qui chante et danse dans la tragédie. Dès la Renaissance, la volonté de regrouper sous le terme « lyrique » des pratiques poétiques éparses (odes, élégies, 253

Lyrique églogues) plus ou moins concordantes sur la représentation des sentiments voit le jour. Par la suite, en 1746, Charles Batteux parachève le système rhétorique de l’imitation : « la poésie lyrique est toute consacrée aux sentiments : c’est sa matière, son objet essentiel. » Mais il aura suffi d’une décennie pour que son deuxième traducteur allemand, J.-A. Schlegel, lui reproche de ne pas considérer suffisamment l’enthousiasme du poète sincère qui évoque son propre vécu affectif ; préfigurant ainsi l’apparition du « lyrisme » romantique. Souvent confondues avec la poésie depuis le milieu du xix e siècle, les formes lyriques dépassent les règles du genre littéraire. Cette configuration peut se retrouver par séquences dans le drame, le roman, les dialogues ou les essais. Elle touche aussi bien la représentation de l’expérience en littérature que la mise en forme du discours. Du point de vue de la représentation, elle centre le texte sur la référence à la vie affective plutôt que sur l’agir (le récit) ou les valeurs (la critique). Elle peut aussi bien traiter de la guerre, du travail, des révoltes sociales, en les considérant toutefois sous un filtre affectif par le biais d’une figuration métaphorique généralisée. La configuration lyrique a également un impact sur la mise en forme du discours (à l’instar de l’intrigue). Elle transforme le texte en une incarnation textuelle de la vie affective : la forme elle-même exemplifie les émotions désignées par le texte. Aussi les moyens typographiques, rythmiques, prosodiques, syntaxiques prennent-ils une résonance singulière par rapport à la représentation affective : ils font ressentir

le pâtir évoqué. À la lecture, les formes lyriques convoquent une tension empathique où le lecteur est amené à reconnaître des mouvements affectifs tout en participant de façon sensible au texte. C’est pourquoi la métaphore du chant reste associée aux pratiques lyriques alors que l’accompagnement musical par les instruments (la lyre ou le luth) a disparu depuis longtemps. Face à la puissance lyrique, l’impression d’être encore pris par un « chant » reste une image constante de la réception empathique de la poésie. Il n’est dès lors pas étonnant que des poètes littéralistes (Emmanuel Hocquard, Jean-Marie Gleize) désirent depuis quelques décennies faire « déchanter » le genre. Au-delà de la poésie, la configuration lyrique se retrouve dans d’autres arts : opéra, peinture, arts de l’image. Présente dans des formes populaires comme la chanson, le vidéoclip ou certaines séquences cinématographiques (chez Terence Malick ou à Wong Kar-Wai par exemple), elle est une manière particulièrement puissante de conjuguer la représentation des émotions avec une logique figurative et participative. Antonio Rodriguez

& G. Guerrero, Poétique et poésie lyrique : essai sur la formation d'un genre, Paris, Le Seuil, Poétique, 2000. J. M. Maulpoix, Du Lyrisme, Paris, José Corti, En lisant en écrivant, 2000. D. Rabaté, (dir.), Figures du sujet lyrique, Paris, PUF, 1996. A. Rodriguez, Le Pacte lyrique : configuration discursive et interaction affective, Liège, Mardaga, 2003. littérature, poésie, spirituelles ( émotions) FF

M MARMONTEL JeanFrançois (1723-1799) Écrivain français né en 1723 à Bort-lesOrgues, mort en 1799, Jean-François Marmontel, fils de tailleur, fait une carrière « exemplaire » qui le mène à l’Académie et à la place d’historiographe de France (1772). Auteur de plusieurs tragédies, il obtient le succès avec ses Contes moraux et les adaptations qu’il en donne à la scène. Son roman philosophique Bélisaire (1763), censuré, lui attire une grande renommée. Il publie en 1787 des Éléments de littérature qui reprennent une Poétique française (1763), les articles de l’Encyclopédie et du Supplément et l’Essai sur le goût (1786). Ils sont maintes fois réédités et alimentent de nombreux manuels, marquant ainsi la pensée critique jusqu’au xxe siècle. Il écrit enfin des Mémoires qui seront publiés en 1807. Les Éléments de littérature ne forment pas une doctrine originale, mais témoignent des problèmes du temps et d’une position modérée qui tente de concilier sensibilité et vocation morale de l’art. Une esthétique s’en dégage qui prolonge les idées de Du Bos, notamment l’idée d’un 6e sens qui est à l’origine du goût et l’insuffisance du critère des seules règles pour juger d’une œuvre d’art. Mais Marmontel nuance notablement le caractère émotionnel du sentiment esthétique. Ainsi, on ne doit pas être dans l’illusion totale pour qu’il y ait plaisir esthétique, et l’art a un effet modérateur : « Le plaisir du spectacle tragique tient à cette réflexion tacite et confuse qui nous avertit que ce n’est qu’une feinte et qui par là modère

l’impression de la terreur et de la pitié ». Le plaisir esthétique ne saurait se réduire à l’émotion brute : il y entre également de l’admiration pour la création artistique en elle-même. Il se rapproche ici des théories de Batteux. En revanche, il ne reconnaît pas, comme ce dernier, un seul principe de l’art et établit des distinctions. La littérature agit sur l’âme, la peinture ou la sculpture sur les sens, provoquant une « émotion des organes » ; un ouvrage de goût peut s’adresser à l’un ou à l’autre, à l’âme ou à l’oreille. Cette distinction entraîne une typologie et une hiérarchie des arts, où, par exemple, la pantomime est condamnée car elle ne vise que l’émotion, tandis que la tragédie et la comédie nous instruisent. Marmontel est hostile au drame qui repose selon lui sur le seul effet pathétique. Il s’oppose sur ce point à Diderot. Attaché au théâtre et aux genres classiques – il fait une apologie du théâtre qui répond à la Lettre à d’Alembert de Rousseau en 1759 –, il a une position plus mitigée à l’égard des romans auquel il consacre son Essai sur les romans (1787) : il souligne les dangers de l’émotion romanesque lorsqu’elle n’est pas accompagnée de morale. Le roman doit instruire et émouvoir (docere et movere). Il peut avoir la même valeur que la tragédie s’il montre les dangers des passions. Marmontel veut ainsi concilier la morale avec le sentiment, qui est la base du jugement esthétique, puisqu’il peut seul juger du sentiment selon l’article « Critique » des éléments de littérature. Ses Contes moraux sont le meilleur témoignage de cette alliance entre sensibilité et morale. Catherine R amond 255

Mélancolie

& J.-F. Marmontel, Éléments de littérature, Sophie Le Ménahèze (éd.), Paris, Desjonquères, 2005. A. Becq, « Les idées esthétiques de Marmontel », in De l'Encyclopédie à la Contre-Révolution, Jean-François Marmontel (1723-1799), Clermont-Ferrand, G. de Bussac, 1970. Marmontel, une rhétorique de l’apaisement, J. Wagner (dir.), Louvain-Paris, Peeters, 2003. Mémorable Marmontel : 1799-1999, K. Meerhoff et A. Jourdan (dir.), Cahiers de Recherches des Instituts Néerlandais de langue et de littérature française, no 35, Amsterdam-Atlanta, 1999. batteux, dubos, diderot, éthique (approche), FF goût, plaisir, rousseau, tragédie, théâtre

MÉL ANCOLIE La célèbre Mélancolie de Dürer est conforme à la tradition : la main à la maisselle, le regard dans le vague et l’air tourmenté, dans une atmosphère de fin du monde éclairée par un astre menaçant où Nerval alla sans doute, quelques siècles plus tard, chercher son « soleil noir », l’ange de la mélancolie est entouré d’objets de géométrie et de symboles ésotériques. La composition extrêmement complexe de la gravure ainsi que sa puissance symbolique, qui ont fait l’objet de nombreux écrits, atteste le caractère fondamentalement intellectuel de ce qui est devenu, au fil du temps, une émotion, pour reprendre aujourd’hui les caractéristiques de la maladie. Intérieur et cérébral, l’état mélancolique se transmet pourtant fortement par l’art, par des biais sensibles, et, paradoxalement, rien n’en rend sans doute mieux compte que l’art. La mélancolie semble constamment se cacher, se métamorphoser, et elle est d’autant plus difficile à saisir que son sens a nettement évolué, depuis l’Antiquité. Violences et douceurs de la mélancolie Jusqu’à l’Âge classique environ, soit jusqu’à la remise en question au xviie siècle de la médecine humorale, la mélancolie était une maladie particulièrement redoutable, qui 256

naissait d’un excès de bile noire. Le malade pouvait tout aussi bien sombrer dans l’état de prostration le plus total que se laisser aller à de violents accès de fureur, selon la température du mélange humoral. Au cours du xviie siècle, les découvertes scientifiques sur le corps humain (double circulation du sang, système lymphatique, anatomie cérébrale) ainsi que l’approfondissement de la réflexion morale expliquent que la mélancolie ne soit plus en vogue. Au xviiie siècle, les théories aliénistes contribuent largement à en faire une pathologie mentale et c’est sous un aspect encore nouveau qu’elle réapparaît alors dans la peinture, celui de l’état d’âme : la « douce mélancolie » (titre d’un tableau de Joseph-Marie Vien) n’est pas un oxymore, puisque le mot « mélancolie » est revenu, mais sans le sens qui lui était associé. Le mélancolique a toujours le regard dans le vague et souvent la main à la maisselle, mais son visage est désormais apaisé ; la mélancolie se rapproche de la rêverie, jusqu’à ce que la fin du siècle et les tourments révolutionnaires ramènent leur lot de larmes et de songes morbides. C’est la mélancolie de l’être un peu différent, qui veut songer à son amour loin des pensées du monde frivole, celle du Pierrot un peu lunaire de Watteau, échappé de la Comédie italienne, celle enfin d’un « cœur qui s’oublie/Aux soleils couchants » (« Soleils couchants ») et que Verlaine traduit dans ses Paysages tristes au siècle suivant. Le xixe siècle pourtant, grand siècle de la mélancolie s’il en est, parvient à une sorte de synthèse entre la passion violente et l’émotion tendre. Verlaine a beau s’inspirer de Watteau, il n’en inscrit pas moins « Soleils couchants » dans la section Paysages tristes qui fait elle-même partie du recueil Poèmes saturniens. Or Saturne nous fait renouer avec une vision beaucoup plus sombre et dangereuse de ce qu’il faut bien qualifier de mal : dieu de la mélancolie, il est aussi le dieu du temps – la mélancolie se comprend en ce sens comme une prise de conscience de notre finitude – mais également dieu menaçant, qui dévore

Mélancolie ses enfants. La mélancolie, fût-elle douce, fût-elle liée au sentiment amoureux, n’existe que chez les êtres tourmentés, les sombres Hernani, déchirés entre l’amour et la haine, voués à la mort ; elle est fondamentalement mélange ainsi que, à nouveau, Victor Hugo l’exprime dans les Travailleurs de la mer (III, II, I, 1866) : « La mélancolie est un crépuscule. La souffrance s’y fond dans une sombre joie. La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste. ». Médicalisation de la mélancolie Le xx e  siècle revient vers une vision très médicalisée de la mélancolie. Elle est tout d’abord psychanalytique, sous la plume du Freud de Deuil et mélancolie, qui voit dans la mélancolie l’expression du manque cruel provoqué par le deuil, le sujet ne pouvant déterminer ce qu’il a perdu exactement dans la personne qui a disparu. Elle est ensuite psychiatrique, quand, à partir des années 1940, l’électroconvulsivothérapie, dont le but était de soigner les schizophrènes, est détournée pour lutter contre la mélancolie, assimilée à une dépression. Les lieux où se situe la maladie dans le corps ont varié au cours de l’histoire, expliquant partiellement l’évolution de la conception même de la mélancolie. Elle est jusqu’au xviii e  siècle l’humeur émise de la rate (qui coule encore au xix e siècle dans le fameux « spleen » baudelairien, cet ennui morbide, ce trouble profond). Elle devient ensuite l’équivalent d’un désordre des émotions qui finit par atteindre le cerveau à un stade avancé de la maladie et à dégénérer en manie et en démence. Aujourd’hui, la mélancolie est assimilée à une des manifestations de la dépression, qui s’explique par des déficits hormonaux – version moderne de l’humeur noire –, notamment par un manque de sérotonine et de noradrénaline – c’est pourquoi un certain nombre d’antidépresseurs inhibent la recapture de ces neurotransmetteurs –, mais aussi par des problèmes de thyroïde

ou la prise d’œstrogènes. Dans les cas de mélancolie grave cependant, l’électroconvulsivothérapie, agissant directement sur le cerveau, reste utilisée. Car en effet la mélancolie en tant que maladie psychiatrique n’est pas le seul résultat d’un chamboulement hormonal : les tumeurs et les traumatismes crâniens peuvent provoquer des accès mélancoliques, s’ils atteignent l’hypothalamus, qui fait partie du système neuro-endocrino-végétatif. Les hormones et le cerveau fonctionnent de pair. Ainsi, la plupart de la sérotonine est synthétisée dans le raphé dorsal et se transmet ensuite au cortex cérébral, à l’hypothalamus, au thalamus et à l’hippocampe. Mélancolie et création artistique Cette médicalisation de la mélancolie ne suffit pas cependant à en saisir parfaitement la nature, dans la mesure où elle n’est pas seulement une maladie, mais où elle est également une émotion et même par excellence l’émotion de l’artiste. Dans ses Problemata (Problème XXX), Aristote met la mélancolie, ou plutôt, un certain type de mélancolie, à l’origine du processus de création artistique. Ceux qui ont un excès de bile noire et dont le mélange est chaud sont « doués par nature ». Lorsque la bile chaude s’approche du cerveau, elle stimule la pensée et l’imagination. Les mélancoliques sont ainsi capables, comme les fous, de s’extraire d’eux-mêmes, de s’aliéner, et donc d’imiter – ou de créer, selon la logique aristotélicienne – mieux que quiconque. Ils contemplent l’univers avec une acuité supplémentaire et c’est pour cette raison que la mélancolie a partie lié avec la vérité. Ce don est empoisonné car les artistes sont particulièrement menacés par les troubles liés à l’excès de cette humeur et risquent de sombrer dans la fureur non plus poétique, mais destructrice. Mieux vaut en effet rester aveuglé sur les secrets de ce monde ; l’art est dangereux parce qu’il dévoile les mystères qui devraient rester enfouis. Le 257

Mélancolie problème  XXX a eu un retentissement gigantesque et explique le succès de la mélancolie, qui a fait l’objet d’un nombre considérable de représentations artistiques, fonctionnant comme des mises en abyme. Le mythe du poète visionnaire, incompris des autres hommes, et que son génie détruit, ressurgit avec force au xixe siècle et nourrit les œuvres de Baudelaire, Lautréamont ou Rimbaud – pour ne citer qu’eux. Selon Christine Ross (The Aesthetics of Disengagement), la mélancolie serait intrinsèquement liée à l’art, dans la mesure où ce dernier est prise de conscience et révélation du nonsens de l’existence ainsi que tentative de lui donner du sens. La mélancolie serait particulièrement forte dans l’art contemporain. Transmettre la mélancolie par les arts Si la mélancolie est la passion des artistes, elle est également transmise par l’art. La mélancolie n’est pas seulement à l’origine de la création, elle est en son cœur et réside dans l’objet. L’art donne corps à la mélancolie et l’allégorie en marque le caractère à la fois intellectuel et sensible. Parmi les quatre humeurs et plus tard parmi les émotions, c’est celle qui est le plus constamment allégorisée, car la conscience mélancolique se détache tellement d’elle-même pour ne faire qu’un avec l’émotion qu’elle finit par se confondre avec celle-là. Giorgio de Chirico peignant son autoportrait en statue a saisi dans son tableau la puissance de réification de la mélancolie qui l’enveloppait. L’état mélancolique prend ainsi tout son sens dans la représentation et dans la pétrification. La ruine est en architecture l’équivalent de cette pétrification qui menace l’homme et qui en constitue la fragilité et la beauté pour les esprits mélancoliques. Le sentiment s’exhale des ruines rappelant le passé, et les « pâles esprits » interpelés par Du Bellay doivent sentir « augmenter [leur] peine » en contemplant les vestiges romains (Joachim du Bellay, Les Antiquités de Rome, 1558, sonnet xv). Cette puis258

sance de la ruine, cette vie de la pierre est l’objet des réflexions des peintres et des poètes des xviiie et xix e siècles, de Hubert Robert à Edgar Allan Poe, en passant par Chateaubriand ; le goût de cette mélancolie se démocratise ensuite au xx e  siècle, et fait l’objet des délires architecturaux d’Albert Speer, l’architecte de Hitler, qui dans sa Theorie vom Ruinenwert (« théorie de la valeur des ruines »), veut « ranimer la valeur du mort », penser ses constructions en fonction de ce que serait la beauté des ruines qui en résulteraient et qui attesteraient la magnificence d’un empire passé. Cet étrange désir d’être pour n’être plus, cette fusion constante avec un ailleurs, passé, futur, lointain, profond, est ce qui fait l’ambiguïté constante de la mélancolie et son danger permanent, dans lequel réside l’urgence de la création. Selon Aristote, la mélancolie touche avant tout les poètes, non seulement parce que la force de l’humeur noire a une influence sur la puissance métaphorique, mais également parce que la mélancolie est essentiellement liée aux nombres, et donc au rythme, à la musique. La musique apporte la mélancolie, qu’elle soit douce et recherchée ou au contraire violente, poison qui rend fou, ainsi que Nietzsche l’exprime à propos de la musique de Wagner. C’est par sa précision mathématique que la musique tient aussi bien à la poésie qu’à l’architecture ou à la sculpture, et nous la retrouvons au cœur de tous ces arts. Dürer inscrit dans la présence du sablier et du compas les lois de la mesure liées à la mélancolie. Plaisir et guérison Pourquoi cependant rechercher la mélancolie par les arts ? Selon les conclusions de David Huron (Sweet Anticipation), la musique mélancolique stimule la production de prolactine, hormone qui permet de surmonter le deuil ou les chocs émotionnels trop violents et elle apporte donc un ­élément

Musil Robert (1880-1942) de réconfort. Ainsi la mélancolie provoquée par l’art peut-elle être recherchée pour ses effets grisants et guérir la mélancolie-folie, la maladie. Quand Saül, puni par Dieu de sa désobéissance, est frappé de mélancolie, seule la musique peut le soulager : « Lorsque l’esprit de Dieu était sur Saül, David prenait la harpe dans sa main ; Saül respirait alors plus à l’aise et se trouvait soulagé, le mauvais esprit se retirait de lui » (Samuël, 16, 23). La figure du roi David-musicien est déjà une image du roi thaumaturge. Marsile Ficin développe la théorie de la vertu thérapeutique de l’art contre la mélancolie, et tout particulièrement de la musique, qu’il pratiquait en autodidacte. La musique a un effet sur le corps humain, particulièrement positif dans le cas des intellectuels, trop sédentaires, qui épuisent leur imagination et leur esprit ; elle leur permet une véritable re-création (De triplici vita, 1489). Outre la musique, la littérature, par le rire qu’elle provoque, agit également de façon très salutaire sur le mélancolique, théorie qui est à nouveau développée à la Renaissance. Tout l’univers rabelaisien est en soi une lutte contre l’esprit mélancolique du lecteur, dont Panurge se fait le relais ; Bonaventure des Périers, valet de Marguerite de Navarre, fait de ses Nouvelles Récréations et joyeux devis (1558), recueil de contes pour rire, un remède contre la maladie, car, ainsi qu’il l’explique dans son prologue, « c’est aux malades qu’il faut médecine ». Cette vertu thérapeutique du rire contre la mélancolie trouve aujourd’hui son pendant dans la conception d’un rire cathartique et salvateur. Mathilde Bernard

& J. Clair, « Machinisme et mélancolie », dans Mélancolie : génie et folie en Occident,, publication à l'occasion de l'exposition des galeries nationales du Grand Palais, octobre 2005-janvier 2006 et de l'exposition de Berlin, Neue Nationalgalerie, 16 février-7 mai 2006 Paris : Société française de promotion artistique : « L’Express », DL 2005, p. 440-449 P. Dandrey, Anthologie de l'humeur noire, écrits sur la mélancolie d'Hippocrate à l'Encyclopédie, Paris, Le Promeneur, 2005.

I. H. Gotlib, et C. Hammen, L., Handbook of Depression, New York, London, Guilford Press, 2002. aristote, corps, freud, tristesse FF

MUSIL Robert (1880 -1942) Pour Robert Musil, ingénieur et philosophe, intéressé à la psychologie gestaltiste, auteur d’une thèse en philosophie sur Ernest Mach, la littérature s’avère le moyen le plus adapté pour analyser les phénomènes affectifs et pour exprimer les valeurs axiologiques. Son grand roman inachevé, L’Homme sans qualités (1940), non seulement comporte les réflexions du personnage principal, Ulrich, sur la vie, la morale, le droit, l’amour et l’Autriche du début du xx e siècle, mais inclut quelques chapitres sur la théorie du sentiment telle qu’elle est conçue par Ulrich et qui correspond aux convictions de Musil. Cette théorie dépasse la vision ancienne, pour laquelle un sentiment est un état comme, la conception, nouvelle à l’époque, de la psychanalyse, car Freud, tout en rénovant l’approche de l’affectivité, réduit les comportements humains à des instincts (la faim, le sexe, la peur). La vision d’UlrichMusil annonce des thèses contemporaines cognitivistes sur les phénomènes affectifs et énonce quelques principes fondamentaux sur lesquels la plupart des théories d’aujourd’hui sont fondées : les épisodes émotionnels sont accompagnés d’altérations physiologiques ; une émotion est inséparable d’une transformation constante et d’une évaluation continuelle ; le monde extérieur et le monde intérieur interagissent l’un sur l’autre ; les émotions préparent à l’action, et les actions ont des effets sur les émotions ; les émotions sont virtuellement infinies en nombre et se présentent dans une grande variété de situations et de combinaisons. Dans un essai de 1918 intitulé « La connaissance chez l’écrivain. Esquisse », 259

Musique Musil distinguait deux domaines : le « ratioïde » et le « non-ratioïde ». Le premier relève de « ce qui peut entrer dans un système scientifique » ; il est « le domaine de la règle avec exceptions ». Le « non-ratioïde », en revanche, observe les exceptions qui sont plus importantes que la règle : « il est le domaine des réactions de l’individu au monde et à autrui, des valeurs et des évaluations, des relations éthiques et esthétiques ». Ce domaine s’ouvre à mille variables et la littérature est le lieu même du non-ratioïde, offrant une connaissance non des faits scientifiques, « mais des motifs qui président aux faits éthiques ». L’écrivain, comme l’homme de science, est engagé dans la recherche de la vérité : « la tâche de l’écrivain consiste à découvrir sans cesse de nouvelles constellations, de nouvelles variables, à établir des prototypes de déroulement d’événements, des images séduisantes des possibilités d’être un homme, d’inventer l’homme intérieur ». La meilleure manière d’examiner les problèmes éthiques et les émotions est une œuvre littéraire et non pas un traité, car la science ne peut pas contempler une infinité d’exemples et la diversité des faits est limitée. Ce qui est illimité, virtuellement infini, est la variété des motivations que le roman peut investiguer : « ce qui est d’une diversité incalculable, ce sont les motifs de l’âme avec lesquels la psychologie n’a rien à faire ». Celui qui fut lecteur d’Aristote depuis ses années à l’école polytechnique de Brünn, élargit le paradoxe de l’art, qui montre le tragique, le terrible, voire « l’obscène et le malsain », pour parvenir à une plus grande connaissance des phénomènes de la réalité et de leurs nombreuses relations. Encore plus, le pouvoir de l’écrivain ou de l’artiste est de nous apprendre à penser autrement la vie réelle : « l’art, quand il est de qualité, révèle des choses que peu de gens avaient vues. Il est fait pour conquérir, non pour pacifier », écrit-il dans « L’obscène et le malsain dans l’art » (1911). Patrizia Lombardo 260

& R. Musil, « La connaissance chez l'écrivain. Esquisse » [1918], Essais, trad. P. Jaccottet, Paris, Seuil, 1978. R. Musil, « L'obscène et le malsain dans l'art » Paris, 1911. éthique (approche), littérature, psychologique FF

(approche)

MUSIQUE Toute entreprise visant à expliquer le fonctionnement des émotions associées à la musique a plus ou moins partie liée avec une visée programmatique de type axiologique et polémologique. Sur le temps long, on s’aperçoit d’ailleurs que la valeur évolutive que la musique a pu prendre à travers la culture occidentale est pour une large part tributaire du sort réservé à l’émotion. Particulièrement lorsque le logos – pris comme instrument de conceptualisation et de verbalisation – tente d’en rendre compte, et se confronte alors à différentes formes de résistances. Ambivalences antiques Comme l’a bien montré Marianne Massin dans Les Figures du ravissement, enjeux philosophiques et esthétiques (2001), le soupçon jeté contre l’émotion musicale, placée sous le signe de l’ambivalence, est ancien ; on ne fera ici que rappeler les principales positions formulées durant l’Antiquité, à la fois parce qu’elles sont très représentatives, et parce qu’elles structurent la plupart des positions ultérieures. Ainsi, chez les pythagoriciens (tels que les présente Aristote, par exemple dans sa Politique ou sa Métaphysique), Plotin (Ennéades) ou, plus tard, Boèce (De Institutione Musicae), l’émotion musicale est tout autant susceptible d’instaurer l’harmonie que la disharmonie au sein du macrocosme (le monde) et du microcosme (l’âme). Elle peut donc être utilisée à des fins tout à la fois thérapeutiques et néfastes. Damon (L’Aéropagitique) applique ce principe au

Musique champ du politique : selon les modes mis en œuvre (lydien, phrygien, dorien, etc.), la musique peut être considérée comme favorable ou au contraire préjudiciable à l’intégrité du corps politique. Chacun entre en effet en adéquation avec un régime politique spécifique, qu’il reflète et structure. Quant à l’ambivalence platonicienne, elle est paradigmatique. D’un côté, la musique est condamnée par Platon parce qu’elle représente un plaisir avant tout sensuel, sans vraie entreprise de connaissance. Selon cette perspective, parce qu’elle n’inclut pas l’examen de son fonctionnement et de ses effets, la musique n’est pas constituée en science : elle n’en possède pas la dignité. De la même façon, elle est étrangère au dévoilement de la beauté, qui suppose avant tout une activité de l’esprit. Pour cette raison, la musique s’oppose à la philosophie ou aux lois, dans La République ou encore Gorgias. D’un autre côté, la musique peut cependant être louée lorsqu’elle est associée à l’ordre du spirituel : comme vu précédemment, son harmonie est alors pensée comme reflétant celle de l’âme et du cosmos. Sous cette forme, elle se rapproche de l’activité philosophique. Elle peut même en représenter la forme élevée et idéale, à haute valeur pédagogique et éthique, dans Les Lois, Phèdre, Timée. L’ambivalence platonicienne est compliquée par la position d’Aristote dans le Politique, qui valorise au contraire le plaisir musical comme forme élevée de loisir, opposée au travail. La dialectique instaurée par le couple formé par Platon et Aristote, qui connaît de multiples avatars, structure profondément les discours sur la musique en Occident. Les Pères de l’Église, et particulièrement saint Augustin, héritent clairement de l’ambivalence platonicienne quand ils font de la musique, d’une part un moyen de pédagogie religieuse et d’expression de la ferveur collective et, d’autre part, un objet de jouissance problématique et potentiellement dangereux, qui détourne l’oreille

du sens (qui est lié à l’esprit), au profit du plaisir hédoniste du seul son (qui est associé à la chair). À ce titre, on peut renvoyer aux propos valorisant la musique dans le De Musica, et les mettre en rapport avec des passages plus critiques – sans être forcément contradictoires – des Confessions. Le renversement axiologique de l’époque classique En France, l’époque classique a tout particulièrement interrogé la valeur et le fonctionnement de l’émotion musicale ; et ce, dans un constant souci de comparatisme et de hiérarchie inter-artistiques soumis au critère discriminant de la mimésis. À cette époque, les cotes des valeurs de la mimésis, de l’émotion et de la musique, semblent en effet étroitement corrélées. Alors qu’en début de période, mimésis et émotion sont présentées comme évoluant de concert (plus l’art imite, plus il émeut), en fin de période, elles se mettent au contraire à entretenir une relation inversement proportionnelle (plus l’art imite, moins il émeut). Dans la seconde moitié du xviie siècle, dominée par le modèle « logocentrique » et rhétorique, encore actif à l’époque des Beaux-arts réduits à un même principe de l’abbé Batteux (1741), lui-même associé aux valeurs de l’entendement, la musique est placée au bas de la hiérarchie des arts. Elle est condamnée en raison de ses supposées carences mimétiques, mais aussi du caractère inqualifiable et indiscernable de son intensité émotionnelle. À la fin du xviiie siècle au contraire, parce que ces carences sont transformées en avantage à l’heure où le modèle logocentrique et rhétorique est remis en question, la musique passe désormais au sommet de la hiérarchie des arts. Sa réhabilitation est étroitement liée à celle de l’émotion. On recense d’ailleurs là mieux qu’un parallélisme, puisqu’à partir de Rousseau, la musique est justement considérée comme étant le langage même des émotions. 261

Musique Durant cette période, plusieurs débats agitent avec constance les esprits. Il s’agit tout d’abord de la question de la valeur comparée de la musique et du langage. Le degré de proximité avec la nature ou, au contraire, de conventionalité susceptible d’être reconnu à l’une ou à l’autre, et par ailleurs bien ou mal vu, joue dans ce cadre un rôle important. Voilà qui intervient particulièrement dans le domaine de « l’œuvre d’art mixte » (l’opéra, la chanson), où la musique est tantôt considérée comme destinée à « pathétiser » le langage (Perrin), tantôt accusée au contraire d’en réduire le pouvoir émotionnel (Grimarest). La question de la « sensualisation » et de la « pathétisation » du langage par la musique, en ce qu’elles priveraient l’individu de son entendement et de son librearbitre, est ainsi au centre des procès que les moralistes chrétiens (Nicole, Bossuet) intentent à l’opéra, par ailleurs considéré comme le terrain privilégié où se déploie cette passion par excellence qu’est l’amour. À ce titre, toute forme de musique qui tendrait à s’autonomiser par rapport au langage est considérée comme un non-sens, au sens le plus strict du terme, et le plaisir qu’elle engendre à une « folie ». Et ce, qu’il s’agisse des sonates qui, selon une légende fameuse, mettaient Fontenelle en fureur (« Sonate, que me veux-tu ? », se serait-il écrié après l’exécution de l’une d’entre elles), de la complexité orchestrale des opéras de Rameau, décriée par les lullystes, ou de la virtuosité vocale des Italiens, qui heurte le logocentrisme français. Les interrogations pointues menées autour de la mimésis, de son fonctionnement, et de ses modalités dans le cas de la musique, engagent directement la question des moyens et des degrés de l’émotion. On se demande en effet si elle « imite », et fonctionne donc « par médiation », ou au contraire si elle le fait sans intermédiaire, « immédiatement ». À ce sujet, que l’on pense aux débats engageant D’Alembert, Rousseau, Diderot, Garcin, Morellet, etc., 262

et jusqu’à Mirabeau. Et, quand il est considéré qu’elle imite, il s’agit de savoir ce que la musique imite précisément : est-ce l’objet lui-même ? La passion suscitée par l’objet ? Ou encore l’émotion, c’est-à-dire l’intensité de cette passion et les effets physiques qu’elle engendre – et qu’il s’agirait de reproduire musicalement pour les susciter de nouveau ? Dès lors : quelle émotion la musique est-elle à même de représenter et de susciter ? En existe-t-il de privilégiées ? Lesquelles lui échappent, etc. ? Le plaisir musical fait alors l’objet d’une cartographie complexe. On s’emploie à définir les différentes sources du plaisir à l’œuvre dans le plaisir musical en général, et les différentes modalités perceptives  qu’elles sollicitent. Chastellux dans son Essai sur l’union de la poésie et de la musique (1765) distingue par exemple : la sensation immédiate, le jugement ou le sentiment de la difficulté vaincue, la variété ou les idées réveillées, l’intérêt ou les passions, enfin la surprise ou l’imagination. On tente également de rationaliser la relation entre la musique et son effet sur l’individu, en vue tout à la fois de produire du plaisir, certes, mais aussi de le maîtriser. C’est ici qu’intervient, notamment chez Diderot, un célèbre imaginaire mécaniste du corps instrument, dont les cordes sensibles seraient ébranlées à l’instar de celles des instruments véritables, en une même émotion. On isole encore différents degrés de plaisir : un plaisir sensuel, un plaisir devant le beau, qui serait de l’ordre de la grâce, et un plaisir devant le sublime, qui serait de l’ordre de la jouissance, et qui intégrerait paradoxalement les émotions négatives comme la douleur et la terreur. Dans les grandes querelles musicales du xviii e siècle, les différentes formes de plaisirs peuvent se trouver opposées les unes aux autres. C’est particulièrement le cas au moment de la « Querelle des Gluckistes et des Piccinnistes » : les Gluckistes évoquent ainsi leur découverte extasiée d’une nouvelle expression de la sensibilité relevant

Musique de la jouissance douloureuse, mais, à leurs opposants Piccinnistes, partisans d’un plaisir gracieux, celle-ci ne paraît être que la manifestation d’un retour à la barbarie. Vers un excès de jouissance musicale à l’époque romantique ? La jouissance musicale, voilà par excellence l’émotion romantique : celle procurée par le bel canto italien, par le spectaculaire du grand opéra à la française, et surtout par la musique orchestrale allemande ou l’opéra wagnérien. D’abord ardemment désirée, elle est ensuite considérée comme illustrant de façon hyperbolique l’ambivalence de la musique. Avec le romantisme, l’émotion musicale n’apparaît plus comme une donnée universelle et intemporelle : elle est marquée par une historicité. À dire vrai, la question d’un plaisir musical qui serait tributaire des nations est posée dès l’intervention de Cazotte dans la « Querelle des Bouffons ». Un des lieux communs concernant l’évolution de l’émotion propre à la modernité musicale consiste ainsi à mettre en avant un principe de surenchère : plus le temps avance, plus le spectateur exigerait des émotions fortes. À l’origine, cette donnée, symbolisée par l’image de l’épice, n’est pas forcément considérée comme négative ; mais, progressivement, glissant vers l’image de la drogue, elle va venir nourrir l’idée d’une corruption du goût, symbolisée par l’image de la dégénérescence de l’organisme. Cette image est déjà présente chez Stendhal, Gautier ou Balzac ; Nietzsche mais aussi Tolstoï ou Nordau lui donnent sa forme paradigmatique ; et cela devient ensuite l’une des formules les plus galvaudées des discours sur la musique au xx e  siècle : on la retrouve chez Rolland, Gide, Huxley ou Hesse ; ou, plus proche de nous, chez Burgess, Kundera, Quignard ou Fernandez. La dialectique du plaisir et de la jouissance semble offrir une bonne clef de com-

préhension du jeu axiologique qui régit les discours sur la musique au xix e et au xx e  siècles. Que la jouissance puisse être considérée comme l’émotion dominante de l’esthétique musicale romantique ne veut pas dire qu’un certain principe de plaisir n’ait pas perduré dans le domaine musical, bien au contraire ; mais à partir du moment où l’Allemagne a fourni le puissant socle esthétique que l’on sait, puis l’a confirmé par sa mise en œuvre concrète, c’est comme si ces deux sortes de plaisirs avaient été progressivement rejetées hors des discours fondant les assises de la modernité musicale. C’est particulièrement clair pour le grand opéra à la française, forme musicodramatique qui, objectivement, triomphe à travers toute l’Europe du xix e  siècle, mais qui sert de repoussoir à la plupart des discours instaurateurs de la modernité musicale. Ces discours sont en effet majoritairement déterminés par le processus d’absolutisation de la musique insufflé par le romantisme allemand. Or ce processus a tendance à rejeter le plaisir du spectaculaire, en lequel ses partisans voient – pour reprendre les termes nietzschéens – le triomphe de la « théâtrocratie », autrement dit de l’apparence vide de contenu. Un semblable reproche a pu être formulé à l’encontre de toutes les formes de virtuosité musicale ou vocale, tantôt considérée comme libre jeu de la fantaisie créatrice, et donc valorisée, tantôt comme un pur et simple histrionisme, commercialement rentable. Et ce qui a lieu pour le grand opéra à la française est également à l’œuvre pour ce qui concerne l’opéra italien ; en la matière, l’influence du rousseauisme et de Stendhal a tendance à s’estomper progressivement, et ce n’est qu’avec le retournement de Nietzsche contre Wagner, et sa conversion à un régime de valeurs associées à la sphère méditerranéenne, que l’italianité musicale retrouve une certaine légitimité. Encore celle-ci n’est-elle jamais, face à la suprématie du modèle allemand, complètement acquise. 263

Musique La plupart des textes que Stendhal a consacrés à la musique ont pourtant bien eu pour objectif premier de cartographier très précisément les ressorts et les modalités du plaisir musical, au moyen notamment des notions de « bonheur », de « charme », de « grâce », de « tendresse », de « douleur regrettante », etc. Mais le plaisir musical tel que le conçoit Stendhal, plaisir physique et essentiellement positif, est temporairement écarté par le romantisme allemand et les valeurs qui lui sont propres. Il faut attendre certains écrivains mélomanes du xx e  siècle, en particulier Leiris, pour qu’un tel type de plaisir et d’approche puisse véritablement retrouver droit de cité – notons qu’il s’agit là d’écrivains connus pour avoir fait preuve d’une semblable propension égotiste. Le centre de toute réflexion relative à l’émotion musicale semble donc être occupé par l’esthétique romantique allemande, dont il faut dire quelques mots ici. Évoquons tout d’abord un paradoxe, bien expliqué par Carl Dahlhaus : contrairement à ce que certains a priori sur le romantisme portent à croire, cette esthétique se construit en partie contre le sentiment, et se place sous le signe de la réflexivité et de la métaphysique. Tout au long de son histoire, elle ne cesse d’ailleurs de réitérer ces principes, ainsi qu’en témoigne fort bien, à son époque conclusive, le Docteur Faustus de T. Mann (1947), somme et synthèse d’inspiration adornienne entièrement travaillée par la question de la tension entre sensualité et spiritualité. Pourtant, dans l’opinion commune, elle ouvre par excellence ce que Kundera, s’appuyant sur le temps beethovénien et la philosophie de Nietzsche, a appelé l’ère de l’« homo sentimentalis » : c’est-à-dire de la musique comme grandeur et comme profondeur, mais aussi comme emphase, grandiloquence, et pathos, invitant l’individu à la contemplation, et la collectivité à la ferveur. 264

Dans Penser la musique au siècle du romantisme (2012), Jean-François Candoni remet cependant en question l’idée qu’une conception métaphysique de la musique remplacerait une Empfindsamkeit tombée en désuétude et rappelle que les sentiments restent à la base de toute esthétique musicale. À la suite des romantiques, Candoni n’emploie pas le terme d’« émotion », et distingue les « sensations », essentiellement physiques, des « sentiments spirituels », qui ne sont pas incompatibles avec la raison. Il rappelle ici que Kant distinguait « l’affect », qui s’empare du cœur de l’homme de façon instantanée et violente, plaisir ou déplaisir dans le présent qui ne fait pas intervenir la délibération ; la « passion » (Leidenschaft), qui s’installe dans la temporalité longue et ronge l’âme – tous les deux pouvant confiner à de la pathologie ; et le sentiment (Gefühl), qui n’exclut pas la raison, et peut même être conditionné par cette dernière. Au xix e siècle, la tendance consistant à séparer les deux registres se généralise. Le problème de la musique selon Kant, rappelle Candoni « est que le beau s’y distingue mal de l’agréable, l’élément sensible l’emporte parfois sur la raison et sur la liberté de l’auditeur ». De ce point de vue, le temps considéré comme le plus clairement problématique est celui de l’hyperromantisme wagnérien. Pour ses détracteurs, plusieurs éléments sont en cause. C’est d’abord le type particulier d’émotion esthétique qu’il met en œuvre : une jouissance extatique et hypnotique, mélange de sensualité et de religiosité de tendance morbide, parce que reposant sur la sublimation des émotions négatives, et répondant au principe de la fantasmagorie, c’est-à-dire d’une promesse illusoire de complétude. Ce sont ensuite les moyens pour y parvenir : le principe de la fusion des arts, visant à cumuler les émotions esthétiques particulières afin de construire une archi émotion ; le principe de mélodie infinie, consistant à établir un continuum musico-dramatique alternant

Musique sans solution de continuité et jusqu’à l’exaspération temps de détente et moments de tensions, et ne trouvant leur résolution que dans un climax tardif ; l’utilisation expressive et signifiante du chromatisme et de la dissonance ; la multiplication des effets musicaux et théâtraux en même temps que leur dissimulation – et, en général, la dissimulation de tout ce qui reviendrait trop clairement à exhiber la matérialité de la musique ; enfin, l’arrière-plan poético-philosophique qui en sous-tend le système. La jouissance wagnérienne exacerbe certaines oppositions théoriques entre : les héritiers de l’Empfindsamkeit, pour lesquels la musique exprime et reproduit les émotions ; les représentants de l’Einfühlung, qui considèrent que la musique ne reproduit pas mais évoque les affections et les sensations dans leur pureté et leur autonomie ; et les représentants du formalisme, qui ne nient pas le fait que la musique puisse être à l’origine d’émotions, mais rejettent entièrement celles-ci du côté de l’auditeur, en les considérant comme étrangères à la musique en tant que telle. Le xxe siècle, du soupçon à la réhabilitation De la fascination mais aussi de la condamnation engendrées par la jouissance musicale wagnérienne découle la remise en question d’un certain type d’émotion en musique, qui peut s’étendre à l’émotion musicale en général. On en connaît les traits essentiels. Il s’agit tout d’abord du retournement de Nietzsche contre Wagner : le philosophe dénie au compositeur les vertus dionysiaques qu’il lui avait précédemment allouées ; il s’éloigne de la sphère romantico-germanique dont il a fait de Wagner le symbole, et donc de son esthétique et de ses moyens – à commencer par toute forme de culture du pathos. Dans son sillage, et que l’on se réclame de la sphère méditerranéenne ou du classicisme mozartien, puis,

plus tard, du baroquisme, s’effectue un correctif du principe de jouissance par celui de plaisir. Le retour à Bach, la quête de l’inexpressif au sein de la modernité française du début du xx e siècle, le fantasme de « nouvelle objectivité » en Allemagne, l’insincère sincérité ludique et référentielle de Strauss ou Stravinsky, constituent des manifestations plus radicales encore d’une certaine méfiance à l’égard de l’émotion musicale, largement relayée par les écrivains mélomanes comme Cocteau, Gide, Huxley, Joyce, T. Mann, Hesse ou Broch. Durant le xx e  siècle, l’utilisation de la musique romantique à des fins idéologiques a donné une épaisseur historique à ces considérations éthiques et esthétiques. Il en découle un rapport ambivalent des compositeurs à l’émotion, de la fameuse recherche de « la chair nue de l’émotion » de Debussy à la quête de « la chair nue de l’évidence » que lui substitue Boulez, en passant par l’occultation volontaire du terme chez les compositeurs d’avant-garde (voir, parmi de multiples exemples, John Cage, qui demande à ce que l’on laisse le son « être lui-même », sans lui surimposer des éléments humains, qu’il s’agisse de théories ou d’émotions), sa réhabilitation chez Messiaen, les « Jeune-France » et les compositeurs actuels les plus en vogue, contre les excès de l’intellectualisme ou du ludisme référentiel de leurs contemporains. D’où, aussi, la reprise du thème de l’ambiguïté de l’émotion musicale romantique par des écrivains mélomanes tels que Burgess, Kundera ou Quignard. Ou, encore, la question de la place évolutive attribuée à l’émotion musicale dans les discours théoriques visant à définir la méthode et la finalité de la critique musicale, écartelés non seulement entre le « sentir », le « connaître » et le « comprendre », mais encore entre le compositeur, l’œuvre et l’auditeur, et dont l’éventail des possibles va du subjectivisme radical à la Wilde, qui accorde la primauté au sujet, à l­ ’objectivisme r­ evendiqué  265

Musique par Boris de Schlœzer, qui préfère quant à lui privilégier l’œuvre. À l’époque des querelles relatives à l’émotion musicale telles qu’elles peuvent s’exprimer dans la NRF ou dans La Revue musicale, celui-ci écrit ainsi de façon très claire : « je jouis davantage de la musique quand j’aspire à quelque chose de plus que la jouissance, quand au lieu de m’abandonner au charme des sons je consens à l’effort intellectuel, car le pur plaisir de l’oreille est infiniment plus faible, plus pauvre que ce même plaisir éclairé, sublimé par la chose comprise et à laquelle j’apporte mon adhésion. »

dans la mesure où l’émotion est considérée comme une composante indispensable à la bonne compréhension de la musique, mais aussi à la meilleure implication possible de l’auditeur dans l’ensemble de l’expérience musicale, celle-ci fait l’objet d’une forte revalorisation. Telle est par exemple la position d’écrivains mélomanes comme Benoît Duteurtre et son Requiem pour une avant-garde (1995 et 2005) ou Alessandro Barrico avec L’âme de Hegel et les vaches du Wisconsin (1992), contre les théories et pratiques des artistes d’avant-garde, qui les auraient par trop méprisés.

Aujourd’hui, les différentes figures amenées à intervenir dans le domaine de l’esthétique musicale (compositeurs, musicologues, philosophes, neurologues, psychiatres et psychanalystes, cognitivistes mais aussi simples amateurs) ont le souci de redonner toute sa place à une émotion que le xx e siècle aurait durablement marquée au coin du soupçon. À ce titre, on peut par exemple évoquer l’émergence et l’intensification, depuis plus d’une vingtaine d’années, d’un postulat « postmoderne » selon lequel, pour trouver un auditoire, toute musique doit répondre à certains principes de naturalité et d’évidence, et notamment activer des émotions. En effet,

Timothée Picard

& V. Anger, Le Sens de la musique, 1750‑1900, Paris, Éditions de la Rue d'Ulm‑ENS, 2005, 2 vols. A. Arbo (dir.), Perspectives de l’esthétique musicale, entre théorie et histoire, Paris, l’Harmattan, 2007. J.-F. Candoni, Penser la musique au siècle du romantisme. Discours esthétiques dans l'Allemagne et l'Autriche du xixe siècle, Paris, Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 2012. C. Dahlhaus, L'Idée de la musique absolue : une esthétique de la musique romantique (Die Idee der absoluten Musik, Kassel, Bärenreiter, 1979), trad. de l'allemand par M. Kaltenecker, Genève, Éditions Contrechamps, 1997. enthousiasme, éthique (approche), Hanslick, FF opéra, plaisir, romantisme

N Narratologique Les émotions : un angle mort pour la narratologie « classique » ? Les rapports entre narration et émotion sont très nombreux : les plus évidents concernent l’immersion dans le monde raconté, l’engagement affectif du lecteur (auditeur, spectateur) envers le sort des personnages (empathie, sympathie), les rapports entre la valeur affective des événements et leur « racontabilité » (tellability), enfin les effets esthétiques qui sont traditionnellement associés à l’intrigue (suspense, curiosité, surprise). Pourtant, si l’on définit la narratologie « classique » comme la théorie du récit, d’inspiration formaliste ou structuraliste, qui s’est développée, notamment en France, à partir du milieu des années 1960, alors force est de constater que, pour cette dernière, la question des rapports entre narration et émotion a constitué à l’origine un angle mort ou, pour le moins, une problématique qui n’a été traitée que de manière oblique. On constate en effet, par rapport aux décennies précédentes, une nette régression dans l’analyse des émotions durant ce qui a été considéré comme « l’âge d’or » de la narratologie, ainsi que le constate Suzanne Keen dans un article récent : L’idée que l’analyse des sentiments provoqués par la lecture (et la création) de récits pourrait éclairer le fonctionnement de l’activité mentale aurait semblé une proposition raisonnable pour nos collègues d’il y a soixante-quinze ans ; pour eux et pour leurs prédécesseurs, l’idée que les éléments formels de l’intrigue suscitent des émotions (de

crainte ou de pitié, dans la tragédie) aurait été axiomatique.

À l’inverse, une telle analyse est devenue pratiquement impossible dans un contexte où la théorie du récit, dans la foulée de la Nouvelle Critique, a cherché à rompre avec la subjectivité de l’interprétation et à sortir de l’« illusion affective », de manière à décrire le plus objectivement possible les caractéristiques formelles des récits. Il s’agissait alors de définir des structures immanentes et universelles, en faisant abstraction de la dynamique de la lecture et des effets engendrés par les textes. En ce qui concerne la narratologie française, au-delà des problèmes proprement épistémologiques, la sous-théorisation des émotions est également liée à des facteurs idéologiques et esthétiques. On peut en effet constater que Roland Barthes associait dans Le Plaisir du texte (1973) le plaisir du « strip-tease » narratif et les « opérateurs de suspense » à des « habitudes commerciales », rejoignant les positions d’Alain Robbe-Grillet lorsque celui-ci affirmait, en 1957 (« Sur quelques notions périmées » dans Pour un nouveau roman), que la « désagrégation de l’intrigue n’a fait que se confirmer au cours des dernières décennies » et qu’elle avait « cessé depuis longtemps de constituer l’armature du récit ». Booth a d’ailleurs souligné le caractère contingent de la dévalorisation de l’intrigue et de l’engagement affectif du lecteur dans le récit : La plupart des attaques portant sur le caractère prétendument non-esthétique de l’intrigue et de l’implication émotionnelle dans

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Narratologique les récits ont été fondées sur la redécouverte moderne de la « distance esthétique ». [...] Mais ce n’est pas avant [le xx e] siècle que les hommes ont commencé à prendre au sérieux la possibilité que le pouvoir d’un artifice qui nous maintient à une certaine distance de la réalité pouvait être une vertu plutôt que simplement un obstacle inévitable pour un réalisme total.

Dans les années 1960-1970, en France, les émotions narratives – notamment le suspense et la curiosité, mais également tout ce qui relève de l’événementialité (eventfulness) et de la racontabilité (tellability) – ont presque toujours été abordées en relation avec des genres ou des œuvres populaires (les romans policiers, les romans d’aventures du xix e siècle, etc.). Lorsqu’il évoque les codes séquentiels irréversibles structurant le roman balzacien – en l’occurrence le déroulement des actions et le jeu des énigmes –, Barthes parle de « limitation » du texte classique « contre quoi – ou entre quoi – s’établit le texte moderne ». Cette situation a contribué à occulter le jeu des émotions dans les œuvres modernes canonisées par la critique. À ce sujet, Gérard Genette a souligné dans Figure III (1972) la difficulté de décrire la mécanique des énigmes – qu’il associe à ce qu’il appelle la « paralipse », c’est-à-dire l’effacement d’un élément important de l’histoire – dans une œuvre aussi valorisée que La Recherche du temps perdu, difficulté qui n’est pas théorique, mais bien esthétique ou idéologique : Ce principe de la signification différée ou suspendue joue évidemment à plein dans la mécanique de l’énigme, analysée par Barthes dans S/Z, et dont une œuvre aussi sophistiquée que la Recherche fait un usage peutêtre surprenant pour ceux qui placent cette œuvre aux antipodes du roman populaire – ce qui est vrai, sans doute, de sa signification et de sa valeur esthétique, mais non pas toujours de ses procédés.

Dès lors, ainsi que le souligne Meir Sternberg, la séquence narrative telle que la concevait Propp, et telle qu’elle a été adoptée par la plupart des narratologues 268

français (notamment Greimas et ses successeurs), a fini par correspondre à une logique de l’action « dépourvue de toute motivation derrière la formalisation du « quoi » et du « comment » » (M.  Sternberg, « Telling in time », Poetics Today, no 3, 1992) : [Les fonctions de Propp] correspondent uniquement au déroulement de l’action dans le monde raconté, sans tenir compte de l’activité interprétative du lecteur. En un mot, le sens de l’histoire et son ordre téléologique sont réduits à un seul niveau, celui des événements qui se déroulent dans le monde des personnages : sur le « holos » d’Aristote, la « fabula » de Shklovsky, l’« histoire » des structuralistes et le domaine du « raconté ». En conséquence, les caractéristiques de la narration et sa force, dans et hors du temps, disparaissent de la vue, ainsi que les rapports entre la narration et ce qui est raconté.

Jacques Derrida, à l’aube du structuralisme, avait également suggéré qu’une attention focalisée sur la « forme » du récit risquait d’occulter l’analyse de sa « force ». Il affirmait en effet que « la forme fascine quand on n’a plus la force de comprendre la force en son dedans » (L’Écriture et la différence, 1967) et il ajoutait que : « s’il y a des structures, elles sont possibles à partir de cette structure fondamentale par laquelle la totalité s’ouvre et se déborde pour prendre sens dans l’anticipation d’un télos qu’il faut entendre ici sous sa forme la plus indéterminée ». En 1984, adoptant une perspective psychanalytique dans laquelle l’intrigue est comparée à une « machination du désir » (P. Brooks, Reading for the Plot. Design and Intention in Narrative, 1992), Peter Brooks a souligné la nécessité de dépasser les modèles formalistes de manière à enrichir la théorie du récit : Je pense que nous ferions bien de reconnaître l’existence de la force textuelle, et que nous pouvons utiliser un tel concept pour passer des modèles statiques, que l’on trouve dans la plupart des approches formalistes, à une approche de la dynamique de la lecture et de l’écriture.

Narratologique Retour des émotions dans la narratologie contemporaine Le retour de la question des émotions dans le cadre de la narratologie contemporaine est lié à une série de facteurs. Premièrement, l’essor d’une esthétique post-moderne a certainement favorisé un regain d’intérêt pour les questions relatives à l’intrigue et aux émotions esthétiques. Ainsi que l’affirme Umberto Eco, « les théoriciens américains du post-modernisme » ont permis d’accomplir cette « soudure, ces retrouvailles avec l’intrigue » (Apostille au Nom de la Rose, 1985). Dans un tel contexte, non seulement l’analyse des œuvres populaires est redevenue légitime, mais c’est également l’analyse des effets esthétiques autrefois jugés commerciaux (notamment l’immersion, l’identification, l’empathie, le suspense et, d’une manière générale, l’ensemble des passions littéraires) qui est redevenue légitime. L’essor, depuis une vingtaine d’années, de travaux portant sur les relations entre éthique et fictions narratives, a également favorisé l’émergence d’études narratologiques portant sur les questions de l’immersion, de l’empathie et des formes narratives qui sont associées à ces effets. On constate toutefois la présence de difficultés méthodologiques et épistémologiques lorsqu’il s’agit de relier différents procédés narratifs (par exemple la focalisation interne ou la narration à la première personne) avec des effets concrets tels que l’intensification de l’empathie. Sur ce point, Suzanne Keen souligne que le chantier reste pratiquement en friche : La confirmation de la plupart des hypothèses concernant les liens entre des techniques narratives spécifiques et l’empathie doit encore être entreprise dans la plupart des cas, mais le travail qui a été fait, comme souvent, échoue à confirmer pleinement les lieux communs de la narratologie.

Par ailleurs, la narratologie contemporaine se caractérise par une ouverture de plus en plus grande à des corpus sortant du cadre restreint des études littéraires.

Ainsi que l’affirme Jan Christoph Meister, nous assistons ainsi à un changement de perspective qui nous a fait passer de « l’analyse des phénomènes textuels à celle des fonctions cognitives de récits oraux et non-littéraires, ouvrant ainsi un nouveau chapitre dans le projet narratologique » (J.  C.  Meister, « Narratology », in Handbook of Narratology, 2009). L’un des effets de ce changement consiste à tenir compte de problèmes qui avaient été traités jusque‑là dans le cadre restreint de l’analyse des récits conversationnels, et notamment la question de la « racontabilité » des histoires, qui a été abordée par le sociolinguiste William Labov par le biais du fonctionnement des procédés évaluatifs qui visent à éviter que le tour de parole ne se conclue par un calamiteux « et alors ? » de l’interlocuteur. David Herman affirme quant à lui que le fait de « reconsidérer les relations entre les narrations ordinaires (everyday storytelling) et l’art littéraire constitue une part essentielle du processus visant à élaborer une théorie du récit enrichie et intégrative » (D. Herman, Story Logic : Problems and Possibilities of Narrative, 2002). Dans le prolongement de ces travaux, Monika Flüdernik a, pour sa part, développé ce qu’elle a défini comme une « narratologie naturelle », c’est-à-dire une théorie du récit qui ancre le phénomène de la narrativité (incluant la littérature et ses formes historiques) dans une expériencialité de l’histoire, qui possède à la fois une dimension cognitive et affective (M. Fludernik, « Natural Narratology and Cognitive Parameters », in D.  ­Herman Narrative Theory and the Cognitive Sciences, 2003) : Pour le narrateur, l’expériencialité de l’histoire repose non pas tant sur les événements eux-mêmes que sur leur signification émotionnelle et sur leur nature exemplaire. Les événements deviennent racontables précisément parce qu’ils ont commencé à signifier quelque chose pour le narrateur à un niveau émotionnel. C’est cette conjonction de

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Narratologique l­’expérience revue, réorganisée et réévaluée qui constitue la narrativité.

On peut également rattacher à cette problématique de la narrativité et du « racontable » les recherches des narratologues allemands – notamment Wolf Schmid et Peter Hühn – qui portent sur l’événementialité (eventfulness), de même que les approches cognitivistes, qui soulignent que la narrativité dépend de la transgression d’une routine ou d’un script.

Une analyse de l’histoire racontée nous dit très peu de choses sur la dynamique réelle de l’intrigue et sur la fascination que le lecteur éprouve face aux mondes fictionnels, ce qui s’explique par le fait que le récit ne se contente pas de raconter une histoire, mais qu’elle tisse au contraire une toile riche, ontologiquement multidimensionnelle, de mondes possibles alternatifs.

Deux autres facteurs ont joué un rôle essentiel dans l’évolution de la théorie du récit : d’une part l’intégration des perspectives développées dans le cadre des théories de la lecture au sens large (herméneutique, sémiotique, théorie des mondes possibles, théories de la réception, théories de la lecture empirique, approches psychanalytiques, cognitivistes) et, d’autre part, le retour d’une épistémologie fonctionnaliste en narratologie, notamment des travaux s’inscrivant dans la perspective rhétorique de Wayne C.  Booth centrés sur l’analyse de la tension narrative, du suspense, de la curiosité et de la surprise.

Dans le champ de la psychologie cognitive, les travaux de David Herman et de Marie-Laure Ryan mettent également en évidence le rapport entre la complexité logique des histoires (qui est liée aux virtualités des « mondes possibles alternatifs ») et leur racontabilité :

Du côté de l’influence des théories de la réception sur la théorie du récit, le tournant essentiel consiste à ne plus considérer la fabula (le monde narratif correspondant à l’histoire racontée) comme une propriété stable du texte, mais au contraire comme une construction sémiotique élaborée par le lecteur (l’auditeur, le spectateur) au fur et à mesure de sa progression dans la représentation narrative. Dès 1979, Umberto Eco affirmait en effet que :

Ma thèse est que racontabilité est enracinée dans la complexité conceptuelle et logique, et que la complexité d’une intrigue repose sur un système sous-jacent de récits enchâssés purement virtuels (M.-L.  Ryan, Possible Worlds, Artificial Intelligence, and Narrative Theory, 1991).

La fabula n’est pas produite une fois que le texte a été complètement lu : la fabula est le résultat d’une série continue d’abductions réalisées durant le cours de la lecture. Dès lors, nous faisons toujours l’expérience de la fabula pas après pas.

Cette conception dynamique de la fabula permet de relier la logique du monde raconté à la séduction qu’il exerce sur le lecteur et à l’intérêt de la représenta270

tion narrative. Pour Hilary Dannenberg (H. P. Dannenberg, « Ontological plotting : Narrative as a Multiplicity of Temporal Dimensions », In The Dynamics of Narrative Form, 2004), qui s’appuie sur une théorie des mondes possibles, il importe ainsi de souligner que :

Il y a un rapport direct entre le degré de narrativité d’une séquence et la diversité et la complexité de l’ensemble des connaissances du monde en jeu lors de l’interprétation de (la forme de) cette séquence (R. Herman, D. Herman, Story Logic : Problems and Possibilities of Narrative, 2002).

Par conséquent, ainsi que le résumait récemment Emma Kafalenos, ce qui apparaît nouveau dans la narratologie contemporaine, c’est « l’analyse de la façon dont les décisions des lecteurs contribuent à la construction de l’univers narratif » et le « compte-rendu de plus en plus précis des lieux où l’indétermination peut entrer dans la représentation narrative, et des conditions qui augmentent l’interactivité entre la représentation et le lecteur lorsqu’il construit des mondes narratifs »

Narratologique (E.  Kafalenos, « Editor’s Column », Narrative, no9, 2001). Dans un tel contexte, la question des rapports entre narration, émotion et cognition se trouve à nouveau placée au cœur de la théorie du récit. Raphaël Baroni

& R. Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité, surprise, Paris, Seuil, 2007. D. Herman, Story Logic : Problems and Possibilities of Narrative, Lincoln, University of Nebraska Press, 2002. P. C. Hogan, Affective Narratology. The Emotion Structure of Stories, Lincoln, University of Nebraska Press, 2011. M.-L. Ryan, Possible Worlds, Artificial Intelligence, and Narrative Theory, Bloomington, Indiana University Press, 1991. empathie, littérature, surprise, suspense FF

Narratologique

EXTRAIT Peter Brooks, Reading for the Plot, Cambridge & Londres, Harvard University Press, 1984, p. 90 et suiv. Traduction M. Bernard. Jusqu’ici, nos recherches sur la façon dont les intrigues peuvent fonctionner et sur ce qui peut les motiver suggère sinon la nécessité, du moins le désir intellectuel de trouver un modèle qui permette une compréhension synthétique et complète de la façon dont fonctionnent les intrigues au sens le plus général et de la façon dont elles sont utilisées. Pour répondre à ces demandes, ce modèle devra être plus dynamique que ceux qui ont été le plus souvent proposés par les structuralistes ; il faudra qu’il fournisse des façons de penser le mouvement de l’intrigue ainsi que les forces motrices du désir humain dans cette intrigue, et la manière dont elle est liée aux débuts et aux fins et dont elle vise à tirer du sens de l’écoulement du temps. Comme mon raisonnement l’aura ainsi montré jusqu’ici, je trouve les indications les plus évocatrices pour ce modèle dans le travail de Freud, dans la mesure où c’est encore l’enquête la plus convaincante menée sur la dynamique de la vie psychique et, dès lors, par une extension possible, sur les textes. […] Comme modèle dynamique et énergique de l’intrigue narrative, Au-delà du principe de plaisir donne une image de la manière dont l’existence que l’on ne peut pas raconter est rendue racontable par la déviance et le détour (la volonté, la quête, la pose d’un masque) dans laquelle elle est maintenue un certain temps, à travers une extravagance d’une complexité tout au moins minimale, avant de retourner dans le calme de l’inénarrable. L’énergie engendrée par la déviance, l’extravagance, l’excès – une énergie qui appartient à la carrière textuelle du héros ou à l’attente du lecteur, à son désir du texte et pour le texte – maintient l’intrigue dans sa puissance à travers l’action hésitante du milieu du texte, où la répétition fonctionne comme une contrainte pour atteindre la signification, la reconnaissance et l’illumination rétrospective qui nous permettront de saisir le texte comme une métaphore totale, sans pour autant écarter les métonymies qui nous y ont mené. Le désir du texte est fondamentalement le désir d’atteindre la fin du texte, le désir de cette reconnaissance qui est le moment de la mort du lecteur dans le texte. Et pourtant la reconnaissance n’abolit pas la textualité, n’annule pas ce milieu de texte qui est la place des répétitions, qui oscille entre l’aveuglement et la reconnaissance, entre l’origine et la fin. La répétition constitue pour la reconnaissance la vérité du texte narratif. […] Pour essayer d’apporter une conclusion à la discussion sur la structure du récit freudien principal, on peut revenir à la thèse mise en avant par Barthes et Todorov, selon laquelle l’action narrative est essentiellement l’articulation d’un ensemble de verbes. Ces verbes articulent les tensions et les impulsions du désir. Le désir est le souhait de la fin, de l’accomplissement, mais cet accomplissement doit être retardé, pour que nous puissions le comprendre en relation avec l’origine et avec le désir lui-même. L’histoire de Shéhérazade se présente à nouveau comme l’histoire des histoires. Cela suppose que le conte lu est habité par le désir du lecteur, si bien que les analyses à venir devraient être orientées vers ce désir, non pas le désir individuel et ses origines dans la personnalité propre du lecteur, mais le désir qui transcende l’individu et qui est déterminé de façon intertextuelle, incluant les attentes du lec272

Narratologique teur envers les sens narratifs. Parce qu’il concerne les fins dans leurs liens avec les débuts, ainsi que les forces qui animent les milieux de textes, le modèle de Freud évoque ce à quoi un lecteur s’engage quand il s’intéresse à l’intrigue. Il rend concret le fait que l’engagement est essentiellement dynamique, que c’est une interaction avec un système d’énergie que le lecteur active. Cela suppose en retour que nous pouvons lire Au-delà du principe de plaisir comme un texte qui traite de textualité et que nous pouvons concevoir qu’il y ait une critique psycho-analytique du texte lui-même et que celle-là ne devienne pas – comme cela a d’ordinaire été le cas – une étude de la psychogenèse du texte (l’inconscient de l’auteur), des dynamiques de la réponse littéraire (l’inconscient du lecteur), ou des motivations occultes des personnages (en postulant qu’ils ont un « inconscient »). C’est davantage la superposition du modèle de fonctionnement de l’appareil psychique sur le fonctionnement du texte qui offre la possibilité d’une critique psycho-analytique. Et ici la mise en relation de la structure du récit freudien avec les intrigues de fiction semble juste et utile. L’intrigue assure la médiation des significations dans un monde humain fait de contradictions entre ce qui est éternel et ce qui meurt. La structure du récit freudien parle de la temporalité du désir et parle à notre désir véritable pour les intrigues de fiction.

Négatives (paradoxe des émotions)

NÉGATIVES (PAR ADOXE DES ÉMOTIONS) Comment se fait il que nous prenions du plaisir à assister à des tragédies qui éveillent en nous tristesse, anxiété, voire terreur – des passions déplaisantes, demandait Hume dans De la tragédie (1757) ? On pense à Aristote, et sa théorie de la catharsis, qui semble ne pas être une purgation des passions (la tragédie défouloir des violences ?) mais une théorie de la purification ou filtration des passions dans l’interaction de l’œuvre avec le public. La réponse de Hume est que la beauté du travail des artistes imprime une nouvelle direction à l’émotion, par exemple à la tristesse. Sans la transmuter en plaisir – sinon ce ne serait plus tragique – elle en convertit l’orientation vers des sentiments esthétiques qui sont plaisants. Le problème est qu’une émotion esthétique n’a plus le même objet que la tristesse : elle porte sur la manière artistique dont la tristesse est présentée. Or il nous semble que tristesse et impression de beauté sont plus intimement mêlées. Pourtant on a tenté de séparer les deux, de soutenir que si la tristesse est bien impliquée par la situation dramatique, ce qui produit du plaisir, c’est seulement l’appréciation positive des propriétés expressives et esthétiques de l’œuvre qui présente cette situation – dans « Art and Inquiry » (19678), Goodman montre qu’une œuvre qui a des propriétés esthétiques peut être appréciée négativement. Mais reste la question : quel lien a l’émotion de tristesse que nous ressentons avec notre appréciation esthétique positive ? On a aussi lié ce plaisir à une forme de sensibilité morale, en revenant plus près d’Aristote. En ressentant de la tristesse par empathie avec les personnages, nous montrons que nous sommes en résonance affective avec les membres de notre culture, et c’est cet accord qui nous satisfait. C’est l’un des éléments des analyses 274

de A. Neill (« Yanal and Others on Hume on Tragedy » in The Journal of Aesthetics and Art Criticism, 1992). Mais dans ce cas, nous ne pourrions apprécier des œuvres qui révolutionnent la morale… Plus on est empathique avec les sentiments exprimés dans l’œuvre (ce qui peut s’appliquer à tous les arts), plus on catégorise sa propre expérience comme positive, et plus on est ouvert à des expériences, plus les œuvres impliquant des sentiments négatifs ont cet effet, ont montré des psychologues, corroborant Hume. Ils évoquent des « méta-émotions », portant sur la manière dont nous sommes émus en premier lieu. Sans avoir à envisager un sentiment réflexif (nous ne faisons pas un travail d’introspection), on peut supposer une sensibilité qui évalue l’intensité de notre empathie avec les sentiments évoqués dans l’œuvre, empathie obtenue par des moyens artistiques, et qui requiert la participation de notre imagination (Levinson). De plus les sentiments esthétiques ne se laissent pas réduire à la dualité plaisir/peine (pensons un  sublime). Nous pouvons donc éprouver des sentiments forts liés à la fois à cette intensité de participation et à ses modalités esthétiques, dans une conjonction où fusionnent l’intensité émotionnelle par empathie et l’intensité esthétique. Pierre Livet

& D. Hume, « De la tragédie », in Essais et Traités, t. ii, trad. M. Malherbe, Paris, Vrin 2009. N. Goodman, « Art and Inquiry », Proceedings and Addresses of the American Philosophical Association, vol. 41, 1967-1968. J. Levinson, « Music and Negative Emotions », Pacific Philosophical Quarterly, 33, 1982. W. H. Schramm, W. Wirth, « Exploring the paradox of sad-film enjoyment : The role of multiple appraisals and meta-appraisals », Poetics, 38, 2010. catharsis, empathie, plaisir / déplaisir, tragique, FF sublime

Neurobiologique (approche)

NEUROBIOLOGIQUE (APPROCHE) L’utilisation des différentes techniques d’imagerie cérébrale a suscité des extensions des neurosciences sur des domaines très variés, suggérant de nouvelles disciplines, comme la neuroéconomie, mais aussi la « neuroesthétique ». L’étude des émotions soit que les spectateurs et auditeurs ressentent, soit qu’ils identifient dans les œuvres qui leur sont présentées, en est une partie essentielle. Les attentes suscitées par ces recherches peuvent cependant ne pas être accordées à ce qu’elles sont en mesure de nous apporter. Il est donc nécessaire de mieux les identifier pour éviter des incompréhensions. L’idée de relier les émotions du domaine de l’art avec des processus physiologiques et cérébraux est ancienne. Burke, par exemple, trouvait la source du sublime dans les processus mentaux et physiologiques liés à la peur ou la terreur sacrée. Descartes avait lié les passions de l’âme à des dynamiques reliant des circuits cérébraux et des circuits sanguins. Fechner avait pensé trouver des lois des dynamiques perceptives qu’on aurait pu lier à des sensibilités esthétiques. Darwin nous a proposé de comprendre les émotions en les reliant à des capacités acquises dans l’évolution et réutilisées à d’autres fins, et cela vaut pour les émotions esthétiques. Dès qu’on a pu envisager d’ouvrir la boîte noire de la relation stimulus-réponse du behaviorisme, en commençant par repérer les effets de lésions cérébrales sur ces capacités affectives, ou en étudiant les effets des variations de neurotransmetteurs, une approche neurobiologique des émotions devenait possible. L’imagerie cérébrale a fait exploser ces possibilités de recherche. Il faut bien voir que chacune des voies de recherche impose un certain format à ce qu’on peut y découvrir. La vérification du ressenti effectif d’un état émotionnel

peut passer par celle, physiologique, de la variation de conductance de la peau ou du rythme cardiaque, mais si cela donne une indication de l’intensité des émotions, cela ne permet pas de les distinguer nettement entre elles. L’étude des lésions cérébrales fonctionne par comparaison entre les effets de différentes lésions par rapport à une activité normale. Dans le meilleur des cas, elle peut espérer montrer une double dissociation, une lésion L1 endommageant une activité A1 mais pas une activité voisine A2, une lésion L2 endommageant A2 mais pas A1. Nous apprendrons ainsi que ces deux activités doivent être dissociées. A l’inverse, Damasio et Bechara ont montré que certaines lésions frontales modifiaient à la fois la régulation des émotions et la prise en compte pour une décision d’indices qu’il aurait fallu cumuler sur une période plus longue. L’étude de la diffusion et de la réception des neurotransmetteurs compare les effets de neurotransmetteurs différents, mais aussi de leurs variations de concentration, ainsi que celles des répartitions des récepteurs. Panksepp a ainsi différencié quelque sept circuits (réseaux des interactions entre groupes de neurones, associés ici à des neurotransmetteurs), dont certains liés à la peur, d’autres au désir, ou au jeu. Ces circuits différencient par exemple la peur et la panique, en qui la psychologie ordinaire voit des variantes d’une même grande catégorie. L’intérêt de ces études est justement de mettre en question les catégories de la psychologie ordinaire (occidentale). Mais ici les nouvelles catégories produites sont plutôt moins fines, « peur » ou « panique » étant des dénominations pour toute une classe de comportements. Les différentes techniques d’imagerie cérébrale permettent des distinctions fines soit plutôt en localisation cérébrale (IRMf) soit plutôt en distinction temporelle (EEG, MEG), le PET étant moins précis mais détectant d’autres éléments. On a donc pu penser identifier des localisations 275

Neurobiologique (approche)

276

­ ’activations cérébrales correspondant à d certaines tâches cognitives et aussi à certains ressentis affectifs : l’amygdale pour la peur, le striatum ventral pour le plaisir, l’insula pour le dégoût, le cortex cingulaire antérieur pour la tristesse. L’attente du public était alors de trouver pour chaque émotion une localisation cérébrale, voire de distinguer plus finement les émotions par différentes localisations – une localisation ne se réduisant pas à une « tache » ou région connexe, mais pouvant impliquer une activité distribuée dans différentes régions. On pouvait alors espérer identifier au sein de régions liées au plaisir des localisations plus réduites liées à des émotions esthétiques, ou encore relier le sentiment du sublime à la co-activation de régions liées à la peur et de régions liées au plaisir.

perceptions visuelles et auditives, des activités de synchronisation avec les rythmes et les mouvements (pour la musique et la danse), d’identification d’expressions et de posture, de dénomination des situations. Or ces activités ne sont pas spécifiquement esthétiques. Il était alors naturel de voir dans les émotions esthétiques des combinaisons entre des activités de circuits émotionnels basiques et les activités perceptives et cognitives liées à la tâche proposée, voire des réutilisations de circuits de base pour des tâches plus sophistiquées. Une variante de cette attitude est la thèse de Zeki, qui voit dans les artistes des explorateurs des capacités perceptives humaines, plus sensibles que d’autres à des propriétés visuelles et auditives particulières.

Cependant, notre tendance perceptive à préférer identifier des objets bien localisés et des catégories simples n’a pas été satisfaite. On s’est aperçu par exemple que l’amygdale est activée dans des situations d’incertitude, et pas seulement pour la peur, que le striatum, sensible à une récompense inattendue et bien moins à sa répétition, est aussi sensible à des signaux aversifs. Si l’on a pu identifier la localisation de modules dédiés à des tâches déterminées pour la vision ou l’audition ou la préparation motrice, les émotions, en particulier esthétiques, ne se prêtent pas à des répartitions aussi simples. Par ailleurs, l’approche neurologique s’est donnée comme repères des fonctions auxquelles on peut faire correspondre dans des protocoles expérimentaux des tâches bien définies, comme la recherche de récompense, les réactions d’attirance ou d’évitement, l’imitation motrice, la sensibilité aux variations des expressions du visage, les tâches d’évaluation comparative entre deux buts et deux conduites, ou encore les tâches de catégorisation de formes visuelles, auditives et linguistiques. Dans les domaines des arts, on a donc comme repères, pour construire ces tâches, des

On adopte aussi une conception évolutionniste qui déborde le domaine des « arts », qui est de délimitation récente et fluente, pour considérer toutes les activités qui amènent à fabriquer des objets qui donnent lieu à exhibition dans des cérémonies sociales – liées aussi bien à des rites magiques ou religieux. Brown et Dissanayake (2009), par exemple, plaident pour passer de la neuroesthétique à la « neuroartsologie », pour laquelle les émotions doivent être abordées non seulement par les états affectifs produits, mais aussi par les objets qui les suscitent, les activités qui les soutiennent et – ajout à ce cadre inspiré de Clore et Ortony – les interactions sociales qui les suscitent et qu’elles permettent. Mais il faut voir ici surtout le souci des neurosciences de conserver le lien de toute neuroesthétique avec le corpus des activités neuronales qu’on a déjà pu lier avec des tâches comportementales, ou rattacher à des capacités qui ont des correspondants chez d’autres animaux et dont on pu étudier l’évolution. Les théories proposées par les interprétations évolutionnaires des sensibilités esthétiques sont à la fois plausibles et difficiles à tester. Nous avons déjà cité la

Neurobiologique (approche) version de Zeki pour les arts visuels. Chatterjee (2010) résume les autres en trois points : la beauté (des visages et des corps) est un indicateur de santé et de vigueur qui peut donner aux descendants des couples qui lui ont été sensibles ont un avantage sélectif. Les objets jugés attractifs, voire « beaux », sont des objets qui conjoignent complexité – Eskine et son équipe insistent sur notre sensibilité à des traits nouveaux, voire ambigus ou fantastiques- et propriétés qui les rendent plus aisés à traiter perceptivement. Enfin les activités artistiques et leurs émotions jouent un rôle important dans des rites qui accroissent la cohésion sociale. Dissanayake suggère même que la tendance des représentations artistiques à mettre en saillance certains traits, à répéter des formes pour ensuite les complexifier et les élaborer évoque les pratiques des mères avec leurs enfants en bas âge, qui ont à la fois pour effet de faciliter leur apprentissage et de renforcer les liens affectifs avec eux. Il n’est pas jusqu’à l’amygdale (Vritcka), qu’on liait à la peur, qui se révèle non seulement sensible aux valences négatives, mais aussi aux stimuli neutres mais sociaux, s’activant aussi bien pour les stimuli sociaux de valence positives que pour ceux négatifs. Il est donc utile d’avoir à l’esprit les zones et circuits cérébraux que les neurosciences actuelles considèrent comme activés lors d’épisodes émotionnels. Tous les niveaux du cerveau sont concernés, les couches externes (cortex) comme le système limbique et ses éléments plus internes les noyaux gris centraux ou ganglions de la base. Partons du cortex frontal. Le lobe frontal s’étend derrière le front, mais aussi sous la courbe supérieure de l’avant du crâne. Il comprend le cortex pré-frontal et à sa base le cortex orbito-frontal. Ce dernier semble avoir un rôle dans la dynamique des émotions : il s’active davantage quand on perçoit le signal d’une possible récompense et son activité diminue quand on a déjà accès

à ce plaisir. Rolls pense qu’il assure la liaison entre un renforceur primaire et un renforceur secondaire (par exemple entre la nourriture qu’on mange, et l’aspect de cette nourriture). Le cortex orbito-frontal est actif lors de comparaisons entre deux récompenses liées à différents choix. Quand deux évaluations portant sur des critères différents peuvent être en conflit, c’est le cortex préfrontal (au-dessus) qui s’active. Des jugements évaluatifs qui demandent une implication du sujet – plus qu’une simple sensibilité à des traits repérables comme la symétrie) activent d’ailleurs le cortex préfrontal fronto-médian. Des lésions de ces régions provoquent des dérégulations des émotions (euphorie pour des lésions du cortex ventro-médian, suppression de la capacité d’inhiber les manifestations des émotions pour des lésions du cortex dorso médian ou orbital). Nous rencontrons ensuite une couche du cortex plus interne, le cortex cingulaire (« cingulaire » parce qu’il entoure comme une ceinture le corps calleux du centre du cerveau). Sa partie antérieure, dans son segment dorsal (vers le haut), a des fonctions plutôt cognitives et sa partie vers l’avant (rostro-ventrale) des fonctions plutôt affectives. Il est activé dans les sensations de douleur, et il jouerait aussi un rôle de synchronisation entre l’expression motrice, la motivation, les états du système autonome (Koelsch, 2013). Passons aux noyaux gris au centre du cerveau. Ce sont des éléments du système limbique. Situons-les dans une coupe transversale du cerveau (dans la zone coronale). Chaque élément se retrouve dans l’un et l’autre hémisphère. à l’intérieur et au plus haut, le noyau caudé, un peu en dessous le thalamus. Au même niveau, un peu plus à l’extérieur, le putamen, partie du striatum. Plus à l’extérieur encore l’insula. Le noyau caudé qui revient en boucle et le putamen constituent le striatum, avec, à leur rencontre, l’accumbens ; plus intérieur, le pallidum. En dessous du 277

Neurobiologique (approche) striatum, l’amygdale, et en dessous d’elle, l’hippocampe. Le striatum est un centre du circuit de la récompense, mais comme on l’a vu il réagit aussi à des signaux aversifs, et l’accumbens est sensible à des chocs d’excitation et pas seulement au plaisir. Le pallidum ventral est nécessaire pour avoir une réaction affective au goût de la nourriture. L’insula joue un rôle d’interface entre cortical et limbique. Elle a d’abord été connue pour être activée lors du dégoût, mais plus généralement son activation est en corrélation avec la gestion d’informations sur notre propre état affectif, informations interoceptives. L’amygdale est activée lors d’émotions négatives, mais peut l’être sous des valences positives, et semble liée à la détection d’événements nouveaux pertinents. Elle joue aussi un rôle dans l’enregistrement en mémoire à long terme de liens entre un stimulus primaire et un stimulus conditionnel (Le Doux a ainsi étudié chez les rats son activation pour des sonneries devenues stimuli conditionnels de chocs électriques, déclenchant des conduites de peur). On sait que nous retenons mieux les événements qui ont engendré en nous des émotions intenses. L’hippocampe est lié à la mémoire, mais il peut se détériorer lors des stress de durée importante. Koelsch nous rappelle qu’il joue aussi un rôle dans les affects, étant activé en lien avec les attachements affectifs, ce qui nous touche et nous meut plutôt que ce qui nous fait plaisir ou nous excite (comme l’est le striatum). Le tronc cérébral, qui plonge du thalamus vers le bas, assure le lien entre douleur, plaisir et états du système autonome. Damasio a fondé son hypothèse des « marqueurs somatiques » sur le fait que les lésions du cortex orbito-frontal rendaient les sujets incapables de ces variations de conductance de la peau (dépendant du système autonome) qui manifestent un état 278

émotionnel. Ces marqueurs sont censés être des enregistrements de circuits entre cortex et système autonome qui, dans une situation similaire, réactiveraient les interprétations émotionnelles corticales adaptées. Mais les expériences montrent seulement les liens dans le sens du cortex vers l’autonome. Tous ces éléments peuvent être activés lors d’une émotion, l’activation du système limbique étant plus rapide, puis modulée, voire inhibée par le cortex – en aval dans les réactions, mais parfois aussi en amont dans la prise en compte de l’information. Une émotion donnée n’est donc pas liée à l’activation d’une seule zone cérébrale, mais à tout un circuit, et on ne peut pas non plus associer à une zone une seule dimension de l’affectivité. Les travaux des neurosciences ont donc eu pour effet de nous rendre sensibles à une plus grande diversité des processus émotionnels, et à la variété de leurs dynamiques, plus que définir des modules dédiés à des catégories d’émotions. Les émotions esthétiques n’ont pas davantage de modules spécialisés. Elles se différencient cependant neurologiquement par la diversité des circuits qui leur sont liés, tout comme les affects d’excitation du plaisir et de sensibilité à des attachements sont liés à des circuits qui passent l’un par le striatum et l’autre par l’hippocampe. La différence la plus évidente tient à celle des traitements sensoriels qui sont à la source de l’information : visuel, auditif, olfactif, en relation avec le système moteur. Mais on voit que là encore la sensibilité esthétique partage ses processus avec les traitements perceptifs. De même, elle peut en partager avec les processus de traitement du langage, en particulier ceux qui en analysent la prosodie (les différences d’accentuation, les variations de hauteurs, d’intensité et de vitesse, de rythme, des productions vocales).

Neurobiologique (approche) On peut donc penser distinguer pour les émotions esthétiques des parties de circuit communes avec ces circuits affectifs usuels, et d’autres dont les communautés et les différences tiennent aux similarités ou différences des traitements sensoriels- par exemple, la sensibilité à des mouvements rythmés pour la musique et pour la danse, qui active le cortex moteur et prémoteur. Il semble difficile de détecter des différences neurologiques autres que les précédentes entre l’évaluation de valeurs esthétiques et celles d’autres valeurs – par exemple morales, dont les évaluations activent aussi le préfrontal (Jacobsen, 2006). Brown et son équipe ont recherché, par une méta-analyse, une zone d’activation commune à toutes les émotions esthétiques, que leur source sensorielle soit visuelle, auditive, olfactive ou gustative. Ils pensaient au cortex orbito-frontal. En fait, ce cortex n’est pas activé de manière supra-modale, mais présente plutôt des recouvrements d’activation dans des sousrégions distinctes, l’une pour le goût et l’olfaction (leur liaison est bien connue), l’autre pour le goût et la vision (zone proche du cingulaire), la troisième pour le goût et l’audition. Cela ferait du cortex-orbito-frontal une zone d’association du goût avec les autres modalités (notre métaphore du goût artistique pourrait s’y trouver justifiée !). En revanche l’insula antérieure droite comporte une région qui présente des recouvrements des activations liées aux quatre modalités. Cela renforce l’hypothèse d’une activité de type interoceptif de l’insula, comme enregistreur de nos états affectifs. Notons que l’évaluation de stimuli considéré comme sans beauté peut activer non seulement l’insula, mais le cortex moteur (Kawabata et Zeki, 2004), alors que pour ceux considérés comme beaux, l’activation est plus importante dans le cortex orbito-frontal. Le circuit maintenant classiquement associé à la plupart des émotions esthétiques comme aux valeurs affectives par

plusieurs études convergentes comporte principalement le striatum ou l’hippocampe, l’insula associée à leur interoception, le cingulaire antérieur, qui présente une activité au repos en connexion avec l’insula (Taylor, 2009), et serait lié au contrôle de la saillance émotionnelle, et le cortex orbito-frontal, associé à la régulation de ces émotions, à l’évaluation de leurs objets et à leurs liens avec des interactions sociales. Un tel circuit est par exemple activé par la perception de visages qu’on évalue comme beaux – et qui attirent le regard avant même que ce jugement ne soit formulé (Kirk et Skov, cités dans le compte rendu de Nadal et Pearce 2011), soutiennent d’ailleurs que l’activation de l’accumbens, dans le striatum, ne marque pas de dépendance par rapport à une expérience ou expertise préalable, ce qui n’est pas le cas de celle du cortex orbito frontal). Mais de bonnes parties de ce circuit, voire des prolongements, sont aussi activés soit dans sa partie haute, allant jusqu’au préfrontal médian, par des émotions et des évaluations que nous ne catégorisons pas comme esthétiques, les évaluations liées aux choix et décisions et les évaluations morales, soit, vers le bas, par les affects qui ont une forte résonance sur le système sympathique. Les spécificités des émotions esthétiques que les neurosciences peuvent repérer se manifestent peut–être, selon Jacobsen 2006 et 2010, par ces activations plus importantes dans les circonvolutions ou gyri frontales antéro-médiane et inférieure –  on retrouve notre cortex orbital  – que dans des tâches contrôles qui portent sur des propriétés « objectives » de symétrie visuelle ou de régularité du tempo. Kawabata et Zeki (2004) trouvent aussi une activité plus importante dans le cingulaire antérieur pour des stimuli jugés beaux que pour des stimuli neutres en valence esthétique. Elles se manifestent aussi par des différences d’intensité d’activation constatées selon qu’on est ou non « expert » dans 279

Neurobiologique (approche) un art – qu’on a suivi un long apprentissage dans tel domaine. On note aussi des différences au sein de similarités avec des activités de traitement des informations sensorielles. Citons les relations entre voix parlée et voix chantée. La sensibilité aux synchronisations entre sons musicaux active des zones similaires (homologues dans le cerveau droit) à celle activées pour la perception des dynamiques prosodiques dans le langage, ou des zones qui sont aussi activées par la synchronisation des mouvements. Les activations induites par les sons de la voix activent des zones en fort recouvrement (dans le lobe temporal lié à l’audition) quand on écoute une même note tenue aussi bien que dans la répétition d’une ligne mélodique ou dans une harmonisation, ce qui semblerait montrer que ces traitements de voix, y compris la vocalisation monodique, sont plus musicaux que syllabiques (Brown, 2004) – mélodie et harmonisation se distinguant de la vocalisation monodique en étant seules liées à l’activation du planum polare (dans la portion antérieure de la circonvolution supérieure du lobe temporal). La danse active plutôt une sensibilité à la configuration globale du corps – traitée par la voie dite « dorsale » du processus d’identification visuo-moteur- que la sensibilité pour les détails de la posture (Calvo-Merino, 2010). La musique active des types de traitement différents pour identifier la hauteur absolue, les intervalles de hauteurs, le profil des hauteurs (Liégeois-Chauvel, 1998). Les différences d’intensité d’activation par rapport aux non-experts se notent chez les musiciens, entraînés à percevoir à la fois des détails et des configurations d’une manière plus fouillée. De même, alors que les non experts et experts en architecture

présentent, pour des visages comme pour des édifices des activités dans le cortex orbito frontal qui sont corrélées avec l’attractivité de ces stimuli, l’activation est chez les architectes plus importante pour les édifices que pour les visages (Kirk, 2009). À ces différences liées à des apprentissages, il faut ajouter des différences subjectives : Cela-Conde (2004) tout comme Kawabata et Zeki, ont montré que le degré d’appréciation esthétique de différents tableaux varie de manière corrélée avec le degré d’activation du cortex orbito-frontal et cingulaire – en sus de l’activation du cortex occipital postérieur, lié à la vision. En conclusion, il semble que si toutes les émotions résultent de processus cérébraux complexes, les émotions esthétiques utilisent les mêmes circuits que les autres émotions, et qu’elles en diffèrent par les traitements perceptifs qui les déclenchent, comme aussi par les différences de sensibilisation qu’apportent des apprentissages sociaux qui développent aussi bien des différences de capacités de traitement perceptif que des propensions à relier ces perceptions à des contextes interprétatifs plus riches. Pierre Livet

& H. Becker, Art Worlds, Berkeley, University of California Press, 1982. P. Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement de goût, Paris, Éditions de Minuit, 1979. N. Heinich, Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Minuit, 1998. G. Simmel, « Psychologische und ethnologische Studien uber Musik », in Das Wesen der Materie nach Kants Physischer Monadologie. Abhandlungen 18821884. Rezensionen 1883-1901 in Georg Simmel Gesamtausgabe, Bd I, Hrsg. von Klaus Christian Könkhe, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2000. collectives ( émotions), narratologique FF

(approche), philosophique (approche)

Neurobiologique (approche)

EXTRAIT Marie-Noëlle Metz-Lutz, Yannick Bressan, Nathalie Heider, Hélène Otzenberger, « Qu’est-ce que les changements physiologiques et des traces cérébrales nous apprennent sur l’adhésion à la fiction pendant une performance théâtrale ? », Frontiers in Human Neurosciences, 2010/4, n° 59. Traduction C. Talon-Hugon. On considère généralement que le théâtre modifie l’état d’esprit des spectateurs. En effet, les données perceptives provenant d’une représentation théâtrale sont destinées à représenter quelque chose d’autre, et les actions, soulignés par l’écriture et la mise en scène, sont là pour faire adhérer le spectateur à la fiction, autrement dit à lui faire croire qu’il s’agit de réalités. Ce phénomène pose la question des processus cognitifs qui régissent l’accès à une réalité fictive lors de représentations théâtrales, et aux fondements cérébraux de ces processus. Pour obtenir un aperçu des substrats physiologiques de l’adhésion fictionnelle, nous avons reconstitué le contexte particulier de l’expérience théâtrale dans le cadre d’une expérience d’imagerie fonctionnelle par résonance magnétique (IRMf), et avons simultanément enregistré l’activité cardiaque des sujets de l’expérience. [...] Dans l’expérience du théâtre vivant, l’adhésion à la fiction est-elle liée à un état de conscience particulier ? S’il devait y avoir un lien entre les altérations dans le VRC dynamique et l’absence d’activation significative du précuneus lors du traitement d’une histoire racontée sous la forme d’actions, on pourrait supposer qu’il existe un état particulier de conscience induite par le fait d’« être dans un théâtre », et accepter de traiter avec la fiction comme si elle était la réalité. On considère que la baisse de la dynamique VRC, qui dénote une influence vagale prédominante dans la balance sympathique/parasympathique du système nerveux autonome, est une mesure quantitative de profondeur de l’hypnose (Diamant, 2008). Parallèlement à cela, des études de neuro-imagerie de états modifiés de conscience tels que l’état végétatif (Laureys, 2004), l’anesthésie (Fiset, 1999), le sommeil (Maquet, 1997), et l’état hypnotique (Faymonville, 2006) ont fourni des preuves de l’implication du précuneus et du PCC adjacent dans le réseau neuronal favorisant la conscience de soi et l’expérience consciente. Par conséquent, la suspension de l’activité dans le précuneus a été considérée comme une caractéristique métabolique centrale de l’état hypnotique, caractérisée par la perte temporaire du corps et de la représentation de soi (Faymonville, 2006). En ce qui concerne la présente étude, on peut supposer que la diminution significative de la HRV dynamique associée à l’absence d’activation significative dans le précuneus étaye l’hypothèse d’un changement dans l’état de conscience des spectateurs de théâtre, qui leur permet d’adhérer à la fiction. Cela nous conduit aussi à l’hypothèse selon laquelle, comme l’hypnose, le fait d’assister en direct à une pièce de théâtre induit une légère altération de la conscience permettant de dissocier les éléments du comportement. L’état hypnotique résulte généralement d’une procédure d’induction à partir de suggestions de détente ou d’expérience imaginative, au cours de laquelle le jugement critique est suspendu. 281

Neurobiologique (approche) Une pleine participation à une telle expérience peut faire que le sujet éprouve des changements dans la perception des données périphériques, et que, par exemple, il sente moins la douleur. Au cours d’une performance théâtrale, la procédure d’induction qui conduit le spectateur à détourner son esprit des informations factuelles entrantes et l’engage à entrer dans la fiction dramatique peut être soit les péripéties, l’intrigue ou l’« agencement des actes accomplis » selon les mots d’Aristote (­Aristote, 350), ou bien la « AUJC suspension volontaire d’incrédulité » dont parle Coleridge. La suspension de la référence à soi et le traitement émotionnel qui s’ensuivent pourraient être une expression de la fonction cathartique du drame mis en avant par Aristote, fonction cathartique qui est consubstantielle au plaisir esthétique. « La catharsis ne peut se produire que pour celui qui, en présence d’une œuvre d’art, accepte le rôle de spectateur esthétique » (Schaper, 1968).

Nietzsche Friedrich (1844-1900)

NIETZSCHE Friedrich (184 4 -1900) Nietzsche intéresse l’esthétique en un sens assez inédit dans l’histoire de la pensée occidentale : il est sans doute le premier des philosophes à avoir cherché à penser avec l’art plutôt qu’à penser l’art. Son aventure philosophique témoigne d’une certaine façon de cette dialectique des discours philosophiques : on peut considérer qu’il ouvre une tension – que son évolution intellectuelle historise en l’occurrence – entre une « métaphysique d’artiste » (La naissance de la tragédie, 1872) et une « physiologie de l’art » – « l’esthétique est une physiologie appliquée », dit-il par exemple dans Nietzsche contre Wagner –, entre une esthégie » de la création. L’unité d’ensemble est malgré tout fondée sur l’intérêt (et même l’intéressement) de l’affectivité, dont Schopenhauer a eu l’intuition géniale, selon lui, d’en (re)découvrir le primat dans l’essence de toute manifestation (en tant que vouloirvivre). Le premier point fondamental de l’esthétique nietzschéenne consiste donc en la réhabilitation de l’intérêt (et même du besoin, de la pulsion) contre le désintéressement kantien qui conférait à l’art une dimension lénifiante et à l’esthétique une fonction, paradoxalement, anesthésiante. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la supériorité du point de vue du créateur sur celui du simple contemplateur dans l’esthétique nietzschéenne. Pour qu’il y ait art, il faut précisément qu’il y ait présentation d’un plaisir excessif, surinvesti, débordant, la perfection n’étant pas la mesure mais le comble et même l’excès : Nietzsche parle alors d’ « excitation de la volonté » (Généalogie de la morale, 1887), de « sentiment de puissance » ou tout simplement d’« ivresse » (« Divagations d’un “inactuel” » in Crépuscule des idoles, 1889). L’art a donc une dimension essentiellement affective et la communication de l’acte artistique se manifeste comme contagion créatrice et comme

communion esthétique : « l’effet des œuvres d’art est de susciter l’état dans lequel on crée de l’art, l’ivresse » (Fragments posthumes [1850-1889]). Le grand art est donc celui qui produit une affirmation intense du sentiment de puissance et le grand artiste celui qui aura réussi à forcer la forme, à l’informer excessivement afin qu’elle manifeste au plus haut point cette assomption esthétique de l’apparence comme transfiguration de l’existence en puissance de faux, en illusion vitale, contre l’accablement du vrai (dimension de l’apollinien). L’art est affirmatif, il affirme et confirme la structure de l’apparence en l’intensifiant, en la démultipliant : en lui la vie veut l’apparence et en lui le mode d’apparaître de la forme se livre comme excès, et ce qui excède, c’est ce qui affecte intensément le sentiment d’exister. On peut tout aussi bien appeler « beau » cette exaltation affective de la sensibilité et « laid » ce qui témoigne d’une déperdition de force dans l’affectivité (« Divagations d’un “inactuel” »). La valeur n’est donc pas relative à l’affect mais plutôt à la qualité de l’affect : le sens esthétique n’est pas équivalent à la sensibilité et encore moins à la sensiblerie. Le critère de l’évaluation consiste en la qualité de maîtrise, ce que Nietzsche appelle le « grand style », c’est-àdire la capacité souveraine – pour la création comme pour l’interprétation, puisque créer c’est interpréter – à vouloir, sélectionner, régir le chaos de l’existence et transmuter la souffrance dans une forme, même informée, même forcée par les pulsions qui la font paraître, par un plaisir qui ferait de la douleur un excitant, un stimulant de la transfiguration artistique : c’est tout le sens du dionysiaque. Yvon Le Scanff

& Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, éd. G. Colli et M. Montinari, Paris, Gallimard, 19681997. P. Audi, L'ivresse de l'art. Nietzsche et l'esthétique, Paris, Le livre de poche, 2003. M. Kessler, L'esthétique de Nietzsche, Paris, Puf, 1998.

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Nostalgie P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, Puf, 1995, 2012. désinteressement, dionysiaque, plaisir / déplaisir FF

NOSTALGIE La nostalgie n’a pas toujours existé, du moins sous cette dénomination devenue courante, même si, avant que le terme n’en soit officiellement inventé (1688) par des médecins suisses, la philosophie ancienne, et notamment platonicienne, désignait sous le nom d’Aporia une inconfortable sensation d’incomplétude, comme issue d’un mal d’amour, d’une nostalgie érotique. Pour Vladimir Jankelevitch, qui lui consacre un ouvrage entier (L’Irréversible et la nostalgie, 1983) et de nombreuses méditations de la série Le -Je-ne-sais-quoi et le Presquerien, ce malaise de perte, cette expérience de carence est la source par excellence de l’émotion musicale. Celle, emblématiquement, qui étreint l’auditeur de l’adagio du Deuxième Quatuor de Gabriel Fauré, lui donnant ce « désir de choses inexistantes », à la fois tourmentant et exquis, rappel d’une distance infranchissable d’avec une origine perdue. Dès l’Antiquité, des médecins comme Arétée de Cappadoce ou Galien voyaient déjà en cette variante de la tristesse une manifestation de l’Imaginatio laesa. Quant à la poésie latine, elle doit à Ovide et à ses Tristia l’œuvre fondatrice par excellence de toute une topique internationale de l’élégie liée à l’exil et au dépérissement de l’âme hors du cercle de douceur familière, face à la menace de la mort au loin : une tradition qui brillera aussi dans la lyrique anglaise romantique (Wordsworth) et jusqu’aux Élégies de Duino de Rilke. La nostalgie ou « La Suisse du cœur » L’affect nostalgique a donc une histoire, médicale d’abord, sémantique ensuite, esthétique et politique aussi puisque l’effet de nostalgie perçue dans les œuvres 284

culmine historiquement dans les productions romantiques et post-romantiques. Il possède également un ancrage symbolique fort avec une géographie élective (la Suisse alémanique). Dans Villa Triste, Patrick Modiano invente le terme de « la Suisse du cœur » qui pourrait bien résumer très simplement ce point sensible, secret, mais aussi étrange d’un mal mystérieux. Johannes Hofer, dans une célèbre dissertation publiée à Bâle en 1688 où il reprend la théorie antique du « dérèglement de l’imagination » contribua à médicaliser la notion en l’adaptant à son contexte immédiat, c’est-à-dire en l’appliquant plus spécifiquement à ce que l’on appelait alors le morbus helveticus : le trouble douloureux de l’éloignement des montagnes chez les sujets suisses, notamment chez les jeunes soldats partis guerroyer hors du charnier natal. Pour donner du sérieux à une maladie qui pouvait laisser planer un doute sur la valeur morale du citoyen helvète, le médecin Hofer se fit sémanticien et forgea le néologisme grec d’après Nostos : retour et Algos douleur, en lieu et place du trop germanique et provincial Heimweh. Nostalgie était née, une émotion psychocorporelle certes, promise à un grande fécondité d’œuvres artistiques, mais qui était susceptible de revêtir également un sens politique. Dans L’Encre de la mélancolie, (2012, chapitre, « la leçon de la nostalgie ») Jean Starobinski cite en effet un très intéressant passage de récit de voyage en vers du poète Wordsworth (1792) dans le paysage alpestre suisse : tout en compatissant avec les maux du soldat helvète, le Je lyrique signale peut-être autre chose en arrièreplan : une inadaptation historique du sujet souffrant à un monde de valeurs (celui de la Révolution française) en pleine mutation et qui allait mettre en pièces les traditions locales, les usages et civilités du monde ancien, les assignations conventionnelles et les particularismes ténus au nom de l’universel et du Progrès.

Nostalgie When long familiar joys are all resigned, Why does their sad remembrance haunt the mind ? Lo ! where through flat Batavia’s willowy groves. Or by he lazy Seine, the exile roves, O’er the curled waters Alpine measures swell, And search the affections to their inmost cell ; Sweet poison spreads along the listener’s veins. Turning past pleasures into mortal pains ; Poison, which not a frame of steel can brave, Bows his young head with sorrow to the grave (Descriptive Sketches Taken during a Pedestrian Tour among the Alps, in The Poems, 1850)

Fortune littéraire et musicale de la nostalgie La fortune du mot nostalgie (et du mal, désigné ici sous la métaphore du poison) qu’il était censé désigner, mais peut-être aussi susciter à la façon d’une pathologie collective, ou d’une forme de mal du siècle, fut couronnée par l’entrée en 1835 dans le Dictionnaire de l’Académie. Mais les gens de lettres et artistes, proies désignées des maladies nerveuses et autres troubles psychosomatiques en quête de nomination ou d’étiologie à leurs troubles, n’avaient pas attendu l’entrée du mot dans le dictionnaire pour l’adopter : Balzac, Baudelaire évoquent dans leurs lettres la cruelle « nostalgie ». Mieux encore, Balzac crée des personnages romanesques victimes de nostalgie (le Cousin Pons mais surtout Louis Lambert, dont la nouvelle qui lui est consacrée date de 1832) : La nostalgie de Lambert dura trois mois. Je ne sais rien qui puisse peindre la mélancolie à laquelle il fut en proie. Louis m’a gâté bien des chefs d’oeuvre... Nous avions été tous deux le Lépreux de la Vallée d’Aoste et nous avions éprouvé les sentiments exprimés dans le livre de M. de Maistre, avant que je le lusse. Or, un ouvrage peut retracer les souvenirs de l’enfance, mais il ne luttera jamais contre eux avec avantage. Les soupirs de Lambert m’ont appris des pages bien plus

éloquentes que ne le sont celles de René ; mais aussi, peut-être, n’y a-t-il pas de comparaison entre les souffrances que cause une passion réprouvée à tort ou à raison par nos lois, et les douleurs d’un pauvre enfant aspirant après la splendeur du soleil, la rosée des vallons et la liberté. [...] Il lui fallait le monde pour pâture, et cet aigle se trouvait entre quatre murailles étroites et sales « (Balzac, Notice biographique sur Louis Lambert)

L’explication nosologique et psycho-physiologique connut des variantes, du « desiderium patriae » helvète à la calenture, qui en serait le versant maritime : cette fois, c’était plutôt les sujets britanniques ravagés par le mal du pays et les effets du soleil tropical sur leur organisme qui en étaient frappés. L’interrelation du moral et du physique est admise par Érasme Darwin dans sa Zoonomia, qui classe la calenture (synonyme de nostalgie) parmi les « diseases of volition. » Mais un pas très important est franchi pour la compréhension historique des émotions, quand une étude liant empreinte sonore initiale (culturellement variable) et affects permit de voir dans le bouleversement intime causé par la nostalgie (le poème de Wordsworth évoquait « the inmost cell », la cellule la plus profonde), un phénomène de mémoire ou plus exactement une forme exacerbée d’hypermnésie. C’est à une explication associative de ce type que se rangea Jean-Jacques Rousseau, thèse développée aussi par D. Hartley dans Explication physique des sens, des idées et des mouvements tant volontaires qu’involontaires en 1755. L’expérience de l’écoute par des Suisses du fameux Kühe-Reyhen (« ranz des vaches ») a été théorisée par Rousseau, à l’entrée « musique » du Dictionnaire de Musique qui lui attribue la qualité d’un « signe mémoratif » : On chercherait en vain dans cet Air les accents énergiques capables de produire de si étonnants effets. Ces effets, qui n’ont aucun lieu sur des étrangers, ne viennent que de l’habitude, des souvenirs de mille circonstances qui, retracées par cet Air à ceux qui

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Nostalgie l’entendent et leur rappelant leur pays, leurs anciens plaisirs, leur jeunesse et leur façon de vivre, excitent en eux une douleur amère d’avoir perdu tout cela. La Musique alors n’agit point précisément comme musique, mais comme signe mémoratif.

Interprétant ce passage célèbre du Dictionnaire de Musique, Jean Starobinski, dans L’Encre de la mélancolie, y voit le point de départ de la théorie « acoustique » de la nostalgie, qui joua un rôle majeur dans la formation de la théorie romantique de la Musique et dans l’expression de l’art romantique même. L’auditeur éprouve un plaisir quasi maladif à entendre la source ravivée d’un chagrin profond, qui tire moins son origine du lieu perdu (la Suisse, l’Angleterre) que du temps de la jeunesse perdue, ce temps irréversible. Pour Kant, qui s’exprime plus radicalement, ce que désire le nostalgique, c’est bien sa propre enfance, et non les lieux familiers entourés de figures désormais étrangères : le philosophe est le premier à dire aussi clairement l’impossibilité du retour (Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, 1798, I, XXXII). Si l’apogée de l’expression de la nostalgie dans les arts (littérature, musique, peinture) coïncide avec l’assomption du paradigme romantique en arts (ce qu’a bien su reconnaître Milan Kundera, pour nous prévenir de ses envoûtements, voire de son kitsch), il décline sous une forme haute après 1945. La notion apparaîtra encore dans quelques ouvrages psychiatriques (en lien notamment avec des études sur la criminalité : que l’on songe à la thèse de médecine de Karl Jaspers, datée de 1909, au plein du freudisme, intitulée Heimweh und Verbrechen). Sigmund Freud, quand il développe ses notions de fixation et régression, songe encore au retour vers l’idylle primitive pour le névrosé qu’il intériorise dans l’espace-temps villageois. Ambivalentes nostalgies La Seconde Guerre mondiale a jeté une suspicion définitive sur les valeurs d’au286

thenticité et de solidarité des petites communautés convoyées par le discours de la nostalgie. Avec lucidité, mais aussi une certaine ambivalence, l’un des plus exacts observateurs (et expérimentateurs) de cette dépossession culturelle et linguistique liée à l’exil, Günther Anders, analyse parfaitement la cassure absolue entre le monde ancien (celui de Zweig également et de Walter Benjamin) et le monde nouveau dérégulé par la technique. Ses journaux d’exil et de retour (écrits durant l’exil américain jusqu’en 1950) situent le lieu de la perte dans la destruction d’un système intuitif de signes averbaux de reconnaissance (sentiment du chez-soi, Heimat, domov) et surtout dans la perte de la langue natale (l’exilé risque un temps d’être « bègue dans les deux langues ») : Pour les générations qui vivaient avant les grandes migrations de notre temps, pour nos grands-parents, qui vivaient là où ils vivaient (une fois pour toutes), le monde ressemblait à une forêt de signes dont chacun à un jour ou à une heure de leur vie. Ils n’avaient guère besoin de se souvenir, tout réveillait leur mémoire : l’initiative et l’effort de la memoria leur étaient dans une large mesure épargnés, les choses de leur monde leur disaient l’essentiel » (Journaux d’exil et de retour)

Mais l’effondrement des connivences implicites à la communauté fait disparaître en parallèle le rêve aventureux du départ, l’élan vers l’ailleurs, qui la fait tenir en tant que communauté tendue vers un possible autre : « la décadence de la notion de lointain et des sentiments qui lui étaient associés – comme la nostalgie des lointains, la soif d’aventures, le gauguinisme, représente une nouvelle étape de l’histoire des sentiments humains ». Il faudra bien distinguer alors entre deux usages politiques de la nostalgie à l’âge contemporain, le bon et le mauvais. Commençons par le dernier : le vintage comme placebo à l’angoisse de l’avenir formel (retour aux formes les plus conventionnelles de récit dans la littérature, ­réalisme

Nostalgie figuratif, biopic-ification du cinéma, culte du retour aux racines, au local...). Continuons par quelques propositions d’un bon usage maintenu d’un affect dont on n’est pas contraint de souhaiter l’éradication complète dans un monde de liberté, comme le radicalise Milan Kundera dans L’Ignorance (2000) qui retourne le mythe d’Ulysse en lui reprochant d’avoir cédé sur la liberté de l’exil ce qu’il gagnait en sécurité. C’est peut-être vers le cinéma qu’il faut alors se tourner pour comprendre ce que nous perdrions en humanité en ne laissant pas de place à ce qui n’a plus d’usage ; le cinéma, cet art technique qui a eu plusieurs fois dans son histoire à s’interroger sur son devenir en tant qu’art et a su transmettre le plus fortement le grand souffle de l’émotion nostalgique. Amarcord (1973) de Fellini, Nostalghia d’Andréi Tarkowski (1983), mais aussi le Passé et le Présent (1971) de Manoel de Oliveira expriment chacun à sa manière le pouvoir de résistance de la beauté formelle et de l’émotion nostalgique face à l’emprise idéologique.

L’émotion nostalgique doit toujours être contrôlée, soumise à examen critique de ses présupposés pour demeurer vivante, sollicitante, non kitschifiée ; c’est aussi à ce travail de discrimination salutaire qu’invite la philosophe Barbara Cassin, après Milan Kundera, dans son essai La Nostalgie : quand donc est-on chez soi ? (2013). Pour que l’émotion nostalgique atteigne à l’art, on méditera les mots de Tarkovski sur le tournage de Nostalghia : « Je défends l’art qui porte en lui une nostalgie de l’idéal ». Martine Boyer-Weimann

& B. Cassin, La Nostalgie : quand donc est-on chez soi ?, Paris, Autrement, 2013. V. Jankélévitch, L’Irréversible et la nostalgie [1974], Paris, Flammarion, 2011. J. Starobinski, L’Encre de la mélancolie, plus particulièrement le chapitre « La leçon de la nostalgie », p. 257337, Paris, Le Seuil, 2012. A. Tabucchi, La Nostalgie, l’automobile et l’infini, Lectures de Pessoa, Le Seuil, nouvelle édition augmentée, 2013, particulièrement chapitre « la nostalgie du possible et la fiction de la vérité », p. 15-44. cinéma, littérature, tristesse FF

O OPÉR A L’opéra a été créé pour susciter et faire partager des émotions, il ne vit que de cela, depuis ses débuts au xvii e  siècle en Italie. C’est un genre qui allie le visuel et le sonore, les paroles et la musique, la voix et le corps. Un genre qui s’inspire depuis le commencement des mythes et de l’Antiquité, des légendes, de la Bible, des grands textes littéraires, qui ont inspiré des « lieux », des topoï lyriques féconds. Les sujets choisis touchent à des questions existentielles : émotions, sentiments et passions sont convoqués dans des « situations » (que Verdi appelait « positions » et qui étaient pour lui capitales pour la composition d’un opéra) mettant en jeu la personne, les relations à autrui, la société, le pouvoir, le destin… Le spectateur est alors engagé dans un processus d’identification, et, peut-être plus encore qu’au théâtre, cette identification s’accompagne d’émotions intenses qui le bouleversent profondément et remettent en cause sa conception même de soi et du monde. On verra d’abord comment la naissance de l’opéra et son émergence en tant que genre expliquent à la fois la primauté des émotions et l’effet sur le spectateur. Puis on examinera de plus près cet effet en cherchant à définir quels types d’émotions suscite spécifiquement l’opéra. Un grand bouleversement transforme les hommes et le monde à l’orée du xvie siècle en Europe, et une émotion domine : la mélancolie envahit les esprits sensibles à ces mutations. Les arts plastiques et la musique sont liés à la mélancolie par le fait

même qu’ils sont portés à l’expression des passions, surtout les plus extrêmes, qui donnent lieu à de fortes représentations et, à cette époque, le madrigal est d’abord le terrain privilégié de cette expression, par sa fluidité et par le libre choix des textes à mettre en musique. Chaque vers est doté d’une phrase musicale propre ; les quatre voix –  chant, alto, ténor et basse  – sont traitées avec le même soin ; la musique peut se confronter à la poésie. Ainsi, on voit les émotions envahir la musique, par le biais de la poésie : un admirateur de Philippe Verdelot, un des premiers grands madrigalistes, Cosimo Bartoli, écrit dans Raggionamenti accademici (1567) que ses œuvres sont cause d’émerveillement chez les compositeurs les plus doués parce qu’elles comportent « du facile, du grave, du gentil, du compatissant, du rapide, du lent, du léger, du furieux, du fugué, selon les propriétés des paroles sur lesquelles il entreprenait de composer ». Les thèmes privilégiés sont l’amour, la mort, la souffrance, et Monteverdi, au tout début du xvii e  siècle, écrit des madrigaux pathétiques et ténébreux. Il affirme déjà dans leur écriture que la musique ne renvoie pas l’image d’un monde clos et du divin mais exprime des sentiments humains, des situations dramatiques ou poétiques, des affects. Les plus féconds sont bien ceux de la mélancolie, ses œuvres sont une succession de lamenti. Et que dire des compositions de Carlo Gesualdo, Prince de Venosa ? L’expression personnelle succède à l’expression collective des siècles passés, et touts les moyens musicaux mis en œuvre sont là pour le permettre : dissonances, chromatismes, modu289

Opéra lations hardies, ornements, libération du rythme et autres. Ludovico Zacconi, dans son traité Pratica di Musica publié à Venise en 1592, est le premier à parler d’affects en musique et il les divise en deux catégories : les affetti intrinsechi, qui sont les émotions qui se trouvent dans la musique elle-même, comme l’a expliqué Zarlino dans son traité Institutione Harmoniche en 1558, et les affetti estrinsechi, qui sont celles que l’interprète apporte à la musique quand il la joue. Cette notion des affects est nouvelle dans l’histoire de la musique et on pourrait multiplier les exemples de ce code d’expression : chaque intervalle mélodique ou harmonique, chaque tempo, chaque « tonalité », tous sont porteurs d’une signification particulière. C’est là le point de départ de cette « théorie des passions » qui s’impose dès le début du xviie siècle et qui devient dès lors et pendant des siècles l’essence même de la musique. La musique doit respecter la situation émotionnelle du spectateur devant ce qui se passe sur la scène en variant selon les affetti. Mais Monteverdi, laissant les madrigaux, va faire un pas de plus. Utilisant la monodie avec basse, recommandée à la même époque par les réformateurs de la musique florentine, et désireux par tous les moyens de far stupire (étonner) et d’exprimer les affetti (affects) d’un texte, autrement dit d’émouvoir (movere gli affetti), il était logique qu’il franchît à son tour le pas conduisant au dramma per musica, c’està-dire au futur opéra. Avec Orfeo, Monteverdi permet à la voix humaine de dire l’émotion du chanteur, au spectateur de s’identifier à lui et de ressentir les émotions exprimées. La Musica dans le Prologue, explique ce qu’elle est : « par mes doux accents, je sais apaiser les cœurs troublés et enflammer d’amour ou de noble courroux les esprits les plus glacés ». Elle affirme qu’elle va elle-même raconter les exploits d’Orphée, car elle est aussi poésie et tragédie. Monteverdi célèbre la triple alliance de la musique, de la poésie et de la tragédie 290

et en fait sa profession de foi. La naissance de l’opéra se fait dans cette atmosphère de passions et d’émotions puissantes qui veulent être entendues et partagées. Ainsi une nouvelle manière de penser et d’écrire la musique va naître, prenant pour modèle la voix telle qu’elle était utilisée chez les poètes Grecs avec sa mélodie, son rythme, son harmonie et son intensité, pour provoquer des émotions. C’est en tant que dramma per musica que l’Opéra se répand en Italie puis en Europe, sauf en France, qui a son propre théâtre lyrique et, déjà, son « exception culturelle ». Une notion va très vite déterminer le destin du genre, celui de meraviglia, qui contient les idées d’étonnement, de sublime, de stupeur, d’admiration, de plaisir. Et nous avons là déjà posée la question des réactions des spectateurs : « Ce qui suscite la terreur, ce sont les choses douloureuses et angoissantes qui peuvent facilement nous arriver aussi à nous. Ce qui est digne de compassion, ce sont les choses douloureuses et angoissantes qui sont arrivées à qui ne les mérite pas. Mais ces effets sont d’autant plus forts lorsque, outre ces premières conditions, ces mêmes choses sont également merveilleuses, parce que la merveille est le point culminant de la terreur et de la compassion. De sorte que parmi les choses dignes de terreur et de compassion, celles qui sont merveilleuses sont les plus dignes de terreur et les plus dignes de compassion » (Lodovico Castelvetro, Poetica d’Aristotele, 1570). On comprend alors quelle signification a le choix d’Orphée : « À un premier niveau, il figure évidemment l’union, ou plutôt, vu la circonstance, les « noces » de la poésie et de la musique ; il incarne aussi la puissance du chant et ses effets merveilleux, tels que les décrivaient les Anciens, et que le style récitatif moderne ambitionne de retrouver. Mais il permet aussi, en tant que poète-magicien cette fois, de réintroduire une dimension mystique et extatique dans la poésie, de faire de celle-ci le lieu d’une

Opéra nouvelle meraviglia, qui ne soit plus seulement le fruit d’une technique dramatique mais d’un véritable ravissement, soit, à la lettre, d’un enchantement » (M. Lafouge, Du monstre à la chimère, thèse université d’Aix, 2009). Enchantement lorsque cela exprime des émotions et des passions et en suscite. Les plaisirs propres à chaque art – poésie, musique, chant, peinture, scénographie – vont être unis pour donner un plaisir nouveau propre à ce genre nouveau. Mais du plaisir sensuel, intellectuel et presque mystique, on va pourtant passer assez vite au plaisir tout court et à l’effet. L’émerveillement, l’enchantement deviennent les maîtres mots de l’effet que produit le genre sur le spectateur. Pour comprendre ces « mouvements de l’âme », il faut revenir au pouvoir de la musique. Il est vrai que dès l’Antiquité, la musique est censée posséder l’homme, le ravir à lui-même. Saint Augustin explique comment elle est un art du rythme et de l’harmonie, elle est spirituelle et transcende la temporalité. Elle fait exulter l’âme, amène du plaisir sensible à la délectation spirituelle. Mais il préfère que la musique soit « prise et maîtrisée » et qu’elle serve la parole qu’elle conduit. La musique ravit l’auditeur, le conduit au plus profond de lui-même, elle épanouit l’humain en lui et en même temps laisse la place aux paroles (religieuses dans son cas). Pourtant ce qui se comprend ne suffit pas, lorsqu’on le chante, on l’amplifie et cela se propage et se communique aux auditeurs. C’est cela précisément qui arrive à l’opéra : la musique joue sa partie, mais les paroles sont là pour être entendues et comprises – et pour ravir aussi. Suivons cet effet de ravissement dans la Flûte enchantée de Mozart. L’instrument offert par la Reine de la Nuit permet à Tamino, jeune héros maladroit, de devenir le successeur de Sarastro. Cette flûte convertit les malheurs en joies et donne du

bonheur aux hommes. L’opéra de Mozart fait de même, puisqu’on va des ténèbres à la lumière et des souffrances à la joie : « Nous avançons par le pouvoir de la musique  / Joyeux à travers la sombre nuit de la mort » chantent Tamino et Pamina. La flûte attire toutes les espèces, les « enchante », même les animaux les plus sauvages, elle révèle les êtres humains à eux-mêmes. Le livret dit clairement qu’il s’agit d’épanouir l’humain en l’homme et l’incantation de la basse profonde de Sarastro le fait ressentir. Pamina dit que l’amour et la flûte aideront les jeunes gens à se retrouver dans les épreuves, et elle emploie un  « nous », pour entraîner aussi le public. Le son possède l’auditeur, mais les paroles aussi le touchent et lui font éprouver ce ravissement que la voix exprime : la musique ravit les protagonistes, elle ravit aussi le public, dans l’union des paroles, portées par les voix. Jankélévitch parle non de « beauté » pour la musique, mais de « charme », lié au chant, ce qu’on dit aussi de la poésie. Et dans l’opéra, musique et paroles, et aussi arts de la scène, « ravissent », au-delà même du « charme ». Jean Starobinski, dans Les Enchanteresses, note : « L’une des raisons du puissant attrait exercé par l’opéra tient à la façon dont il transforma les enchantements du passé légendaire en un enchantement actuel ». Les « situations », les récits, les aventures, les personnages, tout s’unit à la musique pour émouvoir l’auditeur, qui, de plus, cède aux sortilèges de la vision offerte dans le spectacle. Il y a la musique, le texte, les situations, il y a les affetti, les enchantements de la vue, mais il y a surtout la voix. Lorsque le chant exige un travail virtuose, un code, le texte est suivi de près ; lorsque la voix se fait prosodie antique ou parlé/chanté, le sonore éclipse le sens. Mais quoi qu’il en soit, l’auditeur est dans le chant : « Entre le cri et le silence, il y a l’émotion qui oscille entre ces deux expressions, tantôt pour dire, tantôt pour déjouer l’intimité séculaire du son et de la parole » (D.  ­Cohen-Levinas, 291

Opéra La Voix au-delà du chant, 2006). Rousseau parlait dans ses Confessions de vertige, d’extase, de ravissement : « Quel ravissement ! Quelle extase quand j’ouvris au même instant les oreilles et les yeux ! Ma première idée fut de me croire en Paradis ». Lacan parle de « jouissance », la voix est réintégrée au système des « pulsions partielles », la voix se substitue au premier objet du désir, définitivement perdu, et fait surgir chez l’auditeur le trouble, le bouleversement de cet « avant langage ». Ce que Barthes cautionne, ainsi que d’autres avec lui : l’être humain retrouve là cette illusion d’un avant langage, de ces impressions/ émotions à jamais désirées. Mais ce n’est pas la seule manière d’être « ravi », on l’a vu : la voix dit des paroles qui sont entendues, même si on ne comprend pas tout ce que disent les chanteurs. Stendhal, cherchant à définir dans sa Vie de Rossini le « charme de la voix » écrit : « Le charme de la voix provient de deux causes : 1e la teinte de passions qu’il est impossible qu’une voix ne porte pas quand elle chante […] 2e le second avantage de la voix, c’est la parole ». Au-delà de la jouissance des vocalises, il y a le ravissement de l’union de la voix avec la musique et les paroles. Le spectateur éprouve donc une sorte de stupéfaction, il est « étonné », immobile, ailleurs qu’en son fauteuil, il est « enlevé » à lui-même et en même temps plus présent que jamais à ce qu’il éprouve, comme le raconte Stendhal dans La Vie de Henry Brulard : il est si captivé par la chanteuse, si ému, qu’il ne remarque qu’à peine qu’il lui manque une dent sur le devant. Balzac consacre un court roman, Massimilla Doni, à Mosè, un opéra du « dieu » de la musique italienne à Paris à son époque, Rossini, et fait raconter à ses personnages une représentation d’opéra. Ils aiment l’ornementation, le brio, la virtuosité, une musique jubilatoire qui exalte les auditeurs et qui déclenche une véritable frénésie. Dans Massimilla Doni, la scène devient une « autre scène », liée au passionnel, aux 292

s­ ouvenirs et aux désirs. Balzac veut évoquer, transposer en mots les sons entendus et les sentiments ressentis. Il veut montrer comment les personnages vont vers une région où il n’existe que sons et passions, il narrativise la musique, remplace l’œuvre musicale par une intrigue, des rêveries, il fait commenter Mi manca la voce, ou la Prière de Hébreux, grands moments de l’opéra, d’une façon émue et fervente. Le musicien peut « tout » exprimer, le romancier transpose en images ce que veulent exprimer les phrases musicales. Le musicien écrit dans un autre langage, le romancier fait une sorte de travail analogique. « La musique moderne qui veut une paix profonde est la langue des âmes tendres, amoureuses, enclines à une noble exaltation intérieures. Cette langue, mille fois plus riche que celle des mots, est au langage ce que la pensée est à la parole ; elle réveille les sensations et les idées sous leur forme même, là où chez nous naissent les idées et les sensations, mais en les laissant ce qu’elles sont chez chacun ». Mais en fait, la musique est là avec le langage parlé, la poésie portée par la voix. Cet émerveillement, cet enchantement de l’opéra, cet effet sur le spectateur est bien unique : il ne tient pas à « l’expressivité » de la musique mais à ce que voulait Monteverdi, la triple alliance de la musique, de la poésie et de la tragédie. Pour finir, on peut revenir à Orfeo : on souscrit à l’analyse de Hanslick (Du beau dans la musique, 1854). On comprend mal comment des milliers d’auditeurs auraient pu pleurer en entendant « J’ai perdu mon Eurydice » s’il n’y avait pas les paroles. On pourrait chanter sur la même mélodie « J’ai retrouvé mon Eurydice », l’effet ne serait certes pas le même. « [Les] émotions ne peuvent être expliquées qu’à partir d’une hypothèse cognitive : pour éprouver un sentiment ou détecter sa présence, nous devons (jusqu’à un certain point) savoir à quel objet il tend et, par ailleurs, croire qu’une telle connaissance est véridique »

Opéra (Alessandro Arbo, Entendre comme, Wittgenstein et l’esthétique musicale, 2013). Un autre exemple pourra convaincre : lorsque nous entendons le Brindisi au début de la Traviata, nous pouvons croire que l’impression de légèreté et de joie est donnée par l’intervalle de sixte majeure : mais cet intervalle peut aussi, dans le Nocturne op.  62 de Chopin, donne une impression intime. Dans le Brindisi, il y a le rythme à trois temps de Verdi, la vitesse, la mesure… et la situation. On ne saurait parler des émotions données par l’opéra en cherchant du seul côté de la musique. Art complet, il joue sur tous les tableaux, et c’est ce qui fait, sans doute, sa force d’enchantement : « Dans les linéaments du chant, on voit le reflet de ses propres rêves ; dans l’épaisseur de

l’orchestre, on entend l’écho de son propre cœur ; dans le drame qui se joue sur scène, on reconnaît le fil de sa propre vie […] parce que l’association miraculeuse de la voix, de la musique et du théâtre exprime les moindres inflexions de l’âme humaine, des plus suaves aux plus ardentes, l’opéra est le plus puissant des sortilèges » (Bosh, Les sortilèges de l’opéra, 2010). Elisabeth R allo-Ditche

& D. Cohen Levinas, La Voix au-delà du chant, Paris, Vrin, 2006. S. Darsel De la musique aux émotions, Rennes, Presses Universitaires, 2009. M. Massin, Les Figures du ravissement, Paris, Grasset, 2001. E. Rallo, Opéras, passions, Paris, Puf, 1999. hanslick, interprète, musique, théâtre FF

P PATHÉTIQUE Le pathétique est le registre qui configure et conditionne les émotions fortes ; ce qui, « par le spectacle ou l’expression du malheur ou de la souffrance, excite les passions et les émotions vives telles que tristesse, indignation, horreur, pitié, terreur » (B. Croquette, « Pathétique », Encyclopædia Universalis). Issu de la rhétorique, mais aussi de la Poétique d’Aristote, associé principalement à l’art oratoire et dramatique, il a partie liée avec les deux pôles de l’expression et de la réception. Il oscille au long de son histoire entre le statut d’une catégorie esthétique forte, dont la tragédie classique est le haut lieu – le génie de Racine, suggère E. Vinaver, aurait ainsi consisté à réhabiliter la théorie des émotions qui était celle d’Aristote dans la Poétique – et une considération péjorative qui l’assimile à une affectation. C’est le pathos, dont il ne se distingue pas toujours, qui reçoit le plus souvent cette charge négative : il se confond alors avec le mélodramatique, perdant sa spécificité. Le pathétique paraît ainsi identifiable à un art de la proportion juste dans la relation des émotions. Celle-ci est guidée par la dimension éthique du pathétique, qui réside dans le lien entre la vérité de l’expérience humaine et sa représentation légitime. À défaut de cette authenticité, le pathétique verse dans la manipulation facile, comme telle risible, de l’auditeur ou du lecteur, qui alors n’y croit pas. Le pathétique s’offre donc comme un registre particulièrement instable et délicat des arts, moins questionné en musique, comme dans la Sonate

pathétique de Beethoven ou la Symphonie pathétique de Tchaïkovski, et en peinture, tel qu’il est relevé dans les Salons de Diderot, qu’en littérature. Représentation codifiée des passions, le pathétique exprime en même temps qu’il le contient « le désordre du corps affecté » (A.  Coudreuse, Le Goût des larmes au xviiie siècle, 1999), qui sinon, épanché sans être mis en forme, pourrait mener à une réelle folie, menaçant l’ordre social. Lié à des modes de représentation plutôt qu’à des contenus, même s’il a des thèmes privilégiés, il est éminemment historique. C’est pourquoi ce qui émouvait hier prête à sourire aujourd’hui. À l’expressivité outrée, déjà critiquée au xviii e siècle, s’est substitué au xx e siècle un régime de la pudeur. Le compliment maximal qu’on peut faire aujourd’hui à un écrivain, relève ainsi ironiquement Philippe Forest, c’est d’écrire sans pathos (P.  Forest, « Petit éloge du pathos », Le roman, le réel et autres essais, 2007). Pourtant, dès 1978, Roland Barthes appelait de ses vœux une « Histoire pathétique de la Littérature » (R. Barthes, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », conférence au Collège de France, 1978) qui, en endossant la subjectivité du critique, en visant une communication de cœur à cœur apte à susciter la pitié ou la compassion, montrerait le pouvoir affectif du littéraire (ou de l’art). Cette conception, reprise aujourd’hui par l’écrivain français Philippe Forest par exemple, reçoit un écho croissant dans un courant important de la philosophie morale américaine, qui considère la fiction littéraire ou 295

Pathognomonie c­ inématographique comme une initiation pratique à l’empathie. Maïté Snauwaert

& A. Coudreuse, Le Goût des larmes au xviii e siècle, Paris, Desjonquères, [1999] 2013. S. Mathé, « Caritas : la littérature comme guide de vie selon Roland Barthes », Fabula/Les colloques, Enseigner la littérature à l’université aujourd’hui, www. fabula.org/colloques/document1516.php, page consultée le 16 novembre 2014. A. Sort-Jacotot, La Lyre tragique : Le discours pathétique sur la scène française 1634-1648, Paris, Classiques Garnier, 2013. empathie, éthique (approche), rhétorique, FF tragique

PATHOGNOMONIE La pathognomonie consiste en l’étude et la connaissance des émotions de l’âme exprimées par le corps en mouvement (gnômonikê signifie « qui sait, qui connaît » ; pathos désigne la souffrance et les émotions de l’âme) tandis que la physiognomonie entend déchiffrer la nature profonde des individus à partir de signes fixes et figés inscrits à la surface du corps. Fondée sur la perception sensorielle, la pathognomonie inspire les artistes qui l’enrichissent en retour de leurs œuvres. On l’associe à l’étude psychologique de la manifestation sensible des affects, des processus de reconnaissance des émotions, des phénomènes de contagion émotionnelle et d’empathie, soulevant la question de la naturalisation des affects. La pathognomonie implique une sémiologie et une herméneutique du corps. Elle décèle et déchiffre l’émotion fugace saisie dans la brièveté de son expression et qui affleure sur le visage mobile tout autant que l’humeur peut être labile. L’art de l’action oratoire des traités d’éloquence comme celui d’un Quintilien convoque une pathognomonie conjointe à une rhétorique de l’effet portée par le discours et la gestuelle de l’orateur qui doit connaître les 296

émotions et en maîtriser l’expression – joie, haine, jalousie, compassion… – afin de les transmettre et de susciter l’effet souhaité chez le récepteur. Intimement liée aux idées de justesse, de sincérité, d’expression et d’expressivité de l’émotion et du sentiment en regard de l’idée d’imitation mais aussi de catharsis, appliquée aux arts, elle oscille d’une part entre la prescription, par exemple dans la pantomime ou la danse balinaise dont la gestuelle, le maquillage, les costumes sont rigoureusement codifiés, et d’autre part la spontanéité de l’interprète que prônent notamment le « système » Stanislavski et l’Actors studio. Les pratiques performatives utilisent le langage du corps pour traduire les émotions enfouies. Les planches et croquis de visages de Charles Le Brun constituent une ébauche de typification des passions de l’âme, de « caractérologie », où la « Tranquillité » est le « degré zéro » à partir duquel penser leurs variations. Le recours à la pathognomonie est l’un des ressorts essentiels de la théorie classique de l’expression. Elle est mise au service de l’art du portrait ; touches et esquisses suggèrent alors des états de l’âme. Greuze peint « les actions vraies qui conviennent à la peinture », selon les termes de Diderot. La pathognomonie se situe à l’interface entre les émotions, l’expérience vécue et la représentation de celles-ci sublimée par l’art. Confrontée à un objet protéiforme, la pathognomonie fait l’épreuve de l’impermanence ; elle a tenté d’y échapper en se référant à des archétypes et des figures paradigmatiques et elle contribue ainsi à l’établissement de règles de l’art. Laetitia M arcucci

& Aristote, Poétique [ive siècle av. J.‑C.], trad. R. DupontRoc et J. Lallot, Paris, Seuil, 1980. Diderot, Le Paradoxe sur le comédien [1773-1777], 1e éd. 1830, rééd. Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1902. Ch. Le Brun, L’expression des passions [1668], rééd. Paris, Maisonneuve et Larose, 1994.

Peinture M. Scheler, Wesen und Formen der Sympathie, Der « Phänomenologie der Sympathiegefühle » [1913], F. Cohen, 1923. le brun, peinture FF

PEINTURE « La fonction de l’art est d’exprimer et d’émouvoir. Celle de la décoration d’embellir. Nous n’aurions pas un instant de paix si chacun de nos objets utiles entreprenait de nous émouvoir ou nous incitait à philosopher », écrivait Mark Rothko dans La Réalité de l’artiste (2004). La dernière partie de cette citation du peintre peut nous laisser sceptique ; il faut sans doute reconnaître que nous ne vivons jamais cet instant de paix absolue dont parle Rothko, car les objets qui nous entourent nous émeuvent constamment de façon subtile. On sait par exemple que la portée affective des couleurs dépasse largement le cadre de l’art plastique au sens strict du terme. La couleur semble véhiculer l’émotion automatiquement, et en toutes sortes de circonstances, comme en témoigne – parmi une myriade d’exemples – la « Holî », la « Fête des Couleurs » en Inde. Pendant ce festival hindou, passants, pratiquants et touristes s’aspergent de liquides colorés ou se lancent des pigments en poudre, chaque pigment ayant sa propre signification émotive explicite : amour, joie, vitalité, harmonie ou optimisme. La couleur semble posséder ainsi une immédiateté sensorielle et affective qui rivalise avec celle de la musique, considérée toutefois comme un art potentiellement plus « pur » et encore plus direct par des théoriciens comme Walter Pater. Il restera toutefois à tracer les limites de cette immédiateté et à en comprendre ses mécanismes spécifiques dans l’histoire et la théorie de la peinture. Puisqu’on vient d’évoquer l’Inde et sa symbolique des couleurs, il est utile de se rappeler que ce n’est pas le noir mais le blanc qui signifie le deuil en Inde et au Népal. Même si nous

acceptons – provisoirement – le postulat d’un lien indéniable entre peinture et émotion, il faudra nous interroger sur le caractère automatique de ce lien : seraitil vraiment fondé sur un « vocabulaire » absolu et universel des formes et des couleurs ? On pourra dans un deuxième temps se poser une question encore plus radicale : doit-on obligatoirement concevoir la peinture comme une expression et/ou transmission d’affects ? Il est vrai que peinture et émotion semblent aller de pair depuis les origines. Sans remonter aux peintures pariétales de Lascaux et ailleurs, les deux principales légendes concernant la naissance de la peinture la relient directement aux émotions et au désir. Pline l’Ancien raconte l’histoire de Dibutade qui aurait inventé la peinture en traçant la silhouette de son amant sur le mur : ce serait donc l’émotion qui aurait inspiré ce geste initiateur. Le mythe de Narcisse, l’autre grande légende de la naissance de la peinture est également une histoire d’affect : « Narcisse est l’inventeur de la peinture parce qu’il suscite une image qu’il désire et qu’il ne peut ni ne doit toucher. Il est sans cesse pris entre le désir de l’embrasser, cette image, et la nécessité de se tenir a distance pour pouvoir la voir. C’est ça, l’érotique de la peinture… » (D. Arasse, On n’y voit rien, 2000). Pour être précis, ce n’est pas tant la peinture comme art mais la représentation qui est visée par ces légendes. Mais on comprend que la figuration visuelle possède une force qui capture, exprime et provoque l’affect avec intensité. La peinture naîtrait ainsi du désir et de l’amour, idée parodiée avec espièglerie dans les années 80 par deux artistes russo-américains avec une œuvre intitulée The Origin of Socialist Realism, où on voit l’anecdote transposée dans l’URSS du xx e  siècle, Staline remplaçant l’amant de Dibutade. L’œuvre est évidemment ironique, mais elle renforce le même postulat d’un lien profond et automatique entre peinture et émotion. 297

Peinture En effet, avant de songer à un quelconque « vocabulaire » fondé sur une correspondance automatique de couleur et d’affect, les théoriciens situaient la force émotive de la peinture dans la représentation et l’histoire. On peut remonter à Aristote, philosophe qui n’est pas généralement associé à la théorie de la peinture, pour voir combien sa vision de la poétique préfigure ce qui va se dire plus tard. L’hégémonie de la « storia » ou de la « fable » sur tous les arts, et donc sur la peinture, ne date pas uniquement d’Alberti. Au tout début de la Poétique, Aristote annonce qu’il va traiter « de l’art poétique en luimême et de ses espèces, de l’effet propre à chacune d’elles ». Il relie d’emblée art, imitation, et plaisir et il insiste, on le sait, sur « la façon de composer la fable si on veut que la composition poétique soit belle ». Or, la suite du texte inclut un grand nombre d’allusions à la peinture, et le lecteur comprend que cette hégémonie de la fable s’applique également aux arts visuels qui semblent fonctionner de façon analogue. Voici ce que l’on lit un peu plus loin : « la fable est donc le principe et comme l’âme de la tragédie, en second lieu seulement viennent les caractères. En effet c’est à peu près comme en peinture où quelqu’un qui appliquerait les plus belles couleurs pêle-mêle charmerait moins qu’en esquissant une image ». C’est donc la représentation qui domine ; Aristote ne conçoit pas le genre de pur vocabulaire des émotions qui sera proposé bien plus tard par des peintres, théoriciens ou critiques comme Kandinsky, Rothko ou Clement Greenberg. Si l’art est affaire d’imitation, comme Aristote le dit très clairement, et si l’imitation est en lui-même un plaisir, les objets ou actions imités sont en effet ceux qui touchent à notre affectivité. La peinture doit donc obéir à ces principes fondamentaux. Cette orientation va être confirmée par Alberti avec son célèbre traité sur la peinture, le De Pictura (1435). Alberti invoque 298

la notion de plaisir dès la première phrase de sa dédicace au Prince de Mantoue et il ne cesse de souligner la capacité de la peinture à rendre présents les absents, provoquant ainsi « le plus grand plaisir chez ceux qui regardent ». Comme le remarquent les traducteurs dans leur introduction, De Pictura n’est pas une somme de recettes d’atelier mais un livre reliant la théorie à la pratique et justifiant le statut social du peintre. Or, afin de justifier ce statut social, il convient de démontrer « la valeur morale de la peinture et son rapport avec le système de savoirs ». Ainsi se met en place de façon subtile un lien relativement clair entre affectivité, peinture, et principes éthiques. Pour citer à nouveau les traducteurs : « La totalité du livre  ii peut être lue comme le protocole détaillé de cette rhétorique de la peinture : convaincre émouvoir, plaire. Convaincre du caractère vraisemblable de la représentation ; émouvoir en créant les conditions d’une sympathie avec les personnages peints ; plaire pour ravir le spectateur ». On notera donc que les conditions de « sympathie » avec le spectateur dépendent essentiellement de la nature de l’histoire ; l’œuvre va convaincre non pas par un raisonnement logique mais par la mise en scène d’une fable susceptible de provoquer des « mouvements de l’âme ». On ne s’attardera pas ici sur les différentes nuances des termes Historia, Compositio, Inventio, etc. « Le grand œuvre du peintre, c’est la représentation d’une histoire » selon Alberti, mais c’est parce qu’une telle histoire provoque des émotions et que « l’âme trouve son plaisir dans la variété et l’abondance ». La représentation aurait ainsi un effet direct non seulement sur nos affects mais sur nos corps – c’est en tout cas le sens de l’anecdote qu’Alberti emprunte à Plutarque concernant un spectateur qui « se mit à trembler de tout son corps » en voyant l’image d’Alexandre. Un long passage confirme ce lien entre peinture, motion et émotion : « l’âme de ceux qui regardent sera mue par ­l’histoire

Peinture r­eprésentée lorsque les hommes qui se trouvent peints manifesteront le mouvement propre de leur âme avec intensité. La nature en effet […] nous porte à pleurer avec ceux qui pleurent, à rire avec ceux qui rient, à souffrir avec ceux qui souffrent. Mais ces mouvements de l’âme se font connaître par les mouvements du corps ». La peinture doit « captiver et mouvoir le regard et l’âme de qui la regarde » et le peintre doit être « un homme de bien » ; il devra « observer parfaitement les bonnes mœurs » puisque l’efficace plastique de la peinture influe directement sur les émotions et donc sur la moralité. Il convient donc de nuancer l’insistance sur le « plaisir » que j’ai évoqué plus haut et qui fait l’objet d’une longue discussion dans la traduction de 2004. S’il est vrai que cette notion fait partie de la nouveauté du texte, on ne doit pas comprendre le plaisir dans un sens trop moderne et hédoniste, puisqu’il est question ici de l’âme et non pas du corps. Alberti nous donne en effet une théorie de la peinture reliée à une théorie des affects, mais ces théories visent notre âme et notre spiritualité et non pas des paramètres plus strictement corporels. On ne peut évoquer la « spiritualité » sans songer à Hegel et à ses remarques sur la peinture réunies dans son Esthétique (ouvrage publié à titre posthume en 1835). Si les diverses théories néo-classiques ont largement poursuivi la valorisation de l’imitation et l’hégémonie de l’histoire que nous avons vues avec Aristote et Alberti, Hegel va prendre un nouveau tournant en insérant la peinture dans une vision plus spécifique de l’évolution de l’Esprit. Il va notamment s’éloigner de la primauté de l’imitation et va également réduire l’importance du sujet ou de l’historia. Hegel, on le sait, tente de décrire et de systématiser une évolution ou un progrès de l’Esprit qui, pour se libérer, doit se détacher de la finitude et de la contingence du réel. C’est pour cela que la peinture sera un art plus spirituel que la sculpture, car cette

­ ernière reste enchaînée aux contraintes d du volume et donc de la réalité empirique. La peinture, au contraire, « veut une visibilité qui se donne à elle-même ses propres particularités et devienne ainsi intérieure ». L’intériorité est de toute évidence le domaine des affects, mais ceux-ci ne sont plus aussi explicitement reliés à une fable qui porterait seule la valeur affective et morale. Hegel avoue que la peinture doit « accueillir la substance des choses » et évoquer « les grands événements intérieure ». Mais elle doit également « aller jusqu’à l’extrême opposé, jusqu’à la représentation de la simple apparence comme telle, c’està-dire jusqu’au point où le sujet devient quelque chose d’indifférent ». La peinture serait ainsi « une activité proprement spirituelle qui achève chaque particularité pour elle-même ». L’historia (narrativité ou référence, si on préfère des termes plus modernes) passe donc au second plan, car l’apparence peut être non pas une fin en soi, mais une fin en soi pour l’Esprit qui se contemple : « l’esprit a pour essence la conformité de lui-même avec lui-même, l’unité de son idée et de sa réalisation. Il ne peut donc trouver de réalité qui lui corresponde que dans son monde propre, dans le monde spirituel du sentiment et de l’âme, en un mot dans l’intériorité ». Selon Hegel, le véritable « sujet » de la peinture, son « contenu essentiel », serait le « sentiment » ; la peinture « s’empare du sentiment comme sujet de ses représentations ». L’historia, ou la représentation en général, ne disparaissent pas de la peinture, mais elles sont réduites à des supports pour une opération de l’esprit : « la peinture représente l’intérieur sous la forme des objets extérieurs ; mais son fond propre est la subjectivité sensible ». La sculpture est justement moins apte à capturer la « subjectivité sensible » qui doit être le but de l’art, en attendant cet art ultime qui sera la poésie : étant reliée aux formes et volumes véritables, elle nous ancre dans un réel qui nous cache notre spiritualité. Ce sont 299

Peinture précisément les limites et les insuffisances matérielles de la peinture qui provoquent sa plus grande efficacité spirituelle, alors que la sculpture bloque la « concentration de l’âme en elle-même » en fournissant une illusion plus convaincante du réel. La peinture étant « expression du sentiment », elle « peut exprimer dans l’extérieur la pleine intériorité » et « représenter l’intériorité en général et l’intériorité dans sa particularité ». Or, ce n’est plus l’histoire mais la couleur elle-même qui devient l’outil essentiel pour capturer cette intériorité. Ce tournant hégélien (mais Hegel n’est certes pas le seul à le prendre) rendra possible des théories plus explicites quant aux rapports entre peinture et émotion. Nous ne prendrons ici que deux exemples. Dans Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, composé en 1910, le peintre Kandinsky formulait une théorie élaborée du fonctionnement de la peinture basée sur un langage des formes et des couleurs. Il postulait, à la base de l’art visuel, un « principe de nécessité intérieure », principe responsable de « l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine ». Le lien avec l’affectivité est posé dès le début de son essai, puisqu’il y déclare que « Toute œuvre d’art est l’enfant de son temps et, bien souvent, la mère de nos sentiments ». Pour Kandinsky, l’art doit s’intéresser à « l’Essentiel Intérieur » et l’artiste « s’efforcera d’éveiller des sentiments plus fins, qui n’ont pas de nom ». Chaque forme et chaque couleur auront une « résonance intérieure » et provoqueront une « émotion de l’âme » ou une « vibration de l’âme », car « la couleur est […] un moyen d’exercer une influence directe sur l’âme. » Kandinsky précise donc le mouvement déjà entamé par Hegel : « Il est donc clair que l’harmonie des couleurs doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine. Cette base sera définie comme le principe de la nécessité intérieure ». Ou encore : « Est beau ce qui procède d’une nécessité inté300

rieure de l’âme. Est beau ce qui est beau intérieurement ». Il va de soi pour Kandinsky que la peinture est affaire de sentiment : « […] tout est affaire de sentiment. Ce n’est que par le sentiment, surtout au début, que l’on parvient à atteindre le vrai dans l’art. […] L’art agissant sur le sentiment, il ne peut agir également que par le sentiment ». Ce qui est nouveau ici, c’est l’élaboration d’un vocabulaire unique et spécifique qui attribue aux couleurs des sentiments et des effets précis. Le bleu, par exemple, serait une force concentrique qui s’éloigne de l’homme, le blanc serait la naissance et le noir la mort (on se rappellera notre exemple indien), le rouge serait « mouvement en soi » et « énergie motrice », alors que « le vert correspond au refus du voyage ». On peut trouver tout cela passablement arbitraire. Mais ce qui importe ici, c’est la volonté de relier peinture, couleur, et émotion d’une façon universelle et prédéterminée. Kandinsky envisage la formulation future de « règles fixes » pour la peinture ; il évoque même la possibilité que ces règles fixes puissent être transcrites « sous forme mathématique ». On comprend alors que l’art serait un langage universel d’une efficacité automatique et d’une pureté absolue : « Dans la vie toute entière (donc également en art) – pureté du but ». Cette pureté est donc une valeur affective, artistique et morale à la fois ; et cette synthèse des trois domaines n’est peut-être pas très loin de celle de Wittgenstein lorsqu’il affirme que « l’éthique et l’esthétique ne font qu’un » dans le Tractatus (1921). On trouvera un deuxième exemple de cette insistance sur ce lien interne, automatique, et non figuratif entre peinture, couleur, et émotion dans les écrits de Mark Rothko. Pour Rothko, peindre est une fonction biologique naturelle et inévitable, et la beauté est « un certain type d’exaltation émotionnelle qui est le fruit de la stimulation exercée par certaines

Peinture qualités communes à toutes les grandes œuvres d’art ». On notera donc ici le même caractère automatique et le même essentialisme que nous avons vu chez Kandinsky. Rothko souligne à sa façon ce qu’il appelle « l’émotionnalité » de la peinture et prétend que cette force repose sur « l’association de certaines émotions spécifiques aux effets de lumière » et sur le « potentiel dramatique et émotionnel des différentes lumières de couleur ». Des idées analogues figurent dans l’ensemble de ses écrits, et notamment dans une sorte de manifeste écrit en 1943 : « Nous affirmons que le sujet est crucial et que le seul contenu juste est celui qui est tragique et intemporel ». Il faut se rappeler que cette déclaration concernait les tableaux non-figuratifs réalisés par Rothko à l’époque ; la notion de « contenu tragique » s’applique donc aux œuvres sans narrativité traditionnelle. On comprend donc que ce contenu tragique serait véhiculé par les couleurs mêmes du tableau, celles par exemple de Black on Maroon (1958). L’affect et même le sujet « tragique » passeraient directement par le biais des couleurs sans intervention d’une histoire précise que nous pouvons reconnaître. Nous n’avons pas besoin des émotions d’une simple « expression de soi » quant nous expérimentons les émotions de l’art. Dans une autre citation célèbre, Rothko explique de la façon suivante la nature et le fonctionnement de son art : Je ne suis pas un peintre abstrait. […] Je ne m’intéresse pas aux relations de couleur ou de forme ou de quoi que ce soit d’autre. […] Je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales –  tragédie, extase, mort et j’en passe – et le fait que beaucoup de gens s’effondrent et fondent larmes lorsqu’ils sont confrontés à mes tableaux montre que je communique ces émotions humaines fondamentales. […] Les personnes qui pleurent devant mes tableaux font la même expérience religieuse que celle que j’ai eue lorsque je les ai peints.

L’intérêt que Rothko porte aux couleurs n’est donc pas un intérêt spéculatif ou

purement formel. Il estime très sérieusement que ces couleurs sont, à elle seules, capables d’exprimer la tragédie. Étant donc « fondamentales », ces émotions ne semblent pas être désignables autrement que par ces configurations de couleur. Elles sont à la fois fondamentales et insaisissables par d’autres moyens. En cela, Rothko semble poursuivre une approche lancée plus tôt par le critique anglais Clive Bell avec sa notion de « forme signifiante ». Selon Bell, pour apprécier une œuvre d’art, nous n’avons point besoin d’apporter nos connaissances de la vie ordinaire. Nous devons dépasser de nos émotions habituelles afin d’apprécier l’émotion esthétique de l’œuvre. Faute de place, on devra écarter de cette présentation quelques approches plus techniques ou plus spécifiques de la peinture afin d’explorer l’héritage de cette orientation que nous venons de voire chez Hegel, Kandinsky, Rothko ou Bell. On peut songer à l’approche de Nelson Goodman qui insère la peinture dans une analyse des systèmes de symbolisation ou celle du philosophe Berys Gaut qui formule, à partir d’un tableau de Rembrandt, une théorie émotive et morale inspirée de la méthodologie de Martha Nussbaum. La suite logique d’une approche insistant sur un vocabulaire des couleurs et des formes serait en effet d’en faire une science. Une telle prétention fut raillée par Komar et Melamid. Dans America’s Most Wanted (1994-97), à la fois projet, farce, peinture et œuvre conceptuelle, ils ont lancé des sondages très sérieux afin de produire le tableau qui serait le plus aimé par les américains. Les mêmes sondages ont été organisés dans d’autres pays, et une fois qu’ils avaient leurs statistiques, les deux peintres ont produit pour chaque pays le tableau qui correspond le plus aux goûts de la population. En ce qui concerne les États-Unis, cela donne une tableau ­comprenant un joli lac, George Washington, une famille heureuse, un cerf, et une 301

Peinture grande quantité de bleu – le bleu étant la couleur préférée de la plupart des gens sondés (tous pays confondus). Cette farce a donné lieu à un échange assez vif entre deux philosophes, Arthur Danto et Denis Dutton. Danto percevait derrière la farce à la fois une mise en cause de la dictature du goût du grand public et une hégémonie artificielle de l’Occident sur l’art africain (puisque les Kenyans avaient presque les mêmes préférences que les Américains). Dutton, adepte d’une approche évolutionniste de l’art, estimait au contraire que les deux farceurs avaient en fait mis le doigt sur quelques universaux de la peinture. Leur sondage aurait dégagé des valeurs formées par sélection naturelle depuis la nuit des temps. L’attirance que nous éprouvons pour le bleu, pour une scène lacustre avec une clairière, pour un ciel clément – tout cela serait une réaction affective conditionnée par les millénaires passés par nos ancêtres à chasser sur les plaines de la préhistoire. On commence à entrevoir alors une base génétique pour le rapport entre peinture et affect. Depuis de nombreuses années, des neurologues, cognitivistes et historiens d’art comme Samir Zeki ou Barbara Maria Stafford cherchent à définir le fonctionnement génétique ou cognitif de ces mécanismes. Stafford, par exemple, prétend très sérieusement que, devant un tableau de Caspar David Friedrich, nous nous trouvons en face d’un langage mental littéralement hérité des temps anciens – une primal mentalese (pour emprunter son expression) susceptible d’articuler nos émotions sans narrativité aucune (B. M. Stafford, Echo Objects : The Cognitive Work of Images, 2007). L’esthétique anglo-américaine s’est engouffrée dernièrement dans cette brèche cognitiviste, et bon nombre de traités « expliquent » tel ou tel tableau en faisant intervenir la neurologie des émotions. Ce que l’on sait moins, c’est que l’on trouvera des idées quelque peu analogues chez Gilles Deleuze. Dans sa Logique de la 302

­sensation (1989) Deleuze s’inspire de Francis Bacon pour proposer une esthétique où le tableau « agit directement sur le système nerveux ». Un peu plus loin il présente ainsi le « rapport spécial de la peinture avec l’hystérie » : « La peinture se propose directement de dégager les présences sous la représentation, par-delà la représentation. Le système des couleurs lui-même est un système d’action directe sur le système nerveux ». Et en invoquant Cézanne plutôt que Kandinsky, il conclut : « […] la peinture élève les couleurs et les lignes à l’état de langage, et c’est un langage analogique. On peut même se demander si la peinture n’a pas toujours été le langage analogique par excellence ». Le choix de Bacon pour illustrer une théorie purement sensorielle de la peinture est curieux, car Bacon n’est pas vraiment un peintre non-figuratif. Certes, Deleuze ne se lancera jamais dans le scientisme que l’on rencontre chez les cognitivistes actuels. Mais en postulant un langage du système nerveux, il semble autoriser une telle approche. Le problème avec un tel déterminisme de la peinture et de l’affectivité, c’est qu’il semble réduire le rôle de l’intellect, de la culture, et de l’érudition dans l’art. Peutil vraiment y avoir en peinture des effets automatiques et un sens prédéterminé par un vocabulaire rigide ? On songera ici à la célèbre anecdote de Diderot qui raconte l’histoire d’un amant qui veut faire faire un portrait de sa maîtresse sans la montrer aux peintres. Il la décrit aussi minutieusement que possible, puis envoie la description à cent peintres. Le malheureux reçoit ensuite cent portraits dont aucun ne ressemble à sa bien-aimée, dont aucun ne ressemble à un autre – et pourtant tous correspondent à la description fournie. Diderot (et Gérard Genette) se servent de cette anecdote à des fins qui leurs sont propres, mais l’histoire montrerait également que l’affect ne peut pas être transposé vers une notation infaillible et universellement comprise. Si les couleurs

Performance agissaient directement sur le système nerveux, il faudrait postuler des différences neurologiques entre nous et les Indiens pour expliquer pourquoi le noir n’est pas leur couleur de deuil. On pourra également citer un certain nombre d’artistes ou de mouvements qui ne relient pas peinture et affectivité d’une manière aussi rigide ou qui ne situent pas vraiment leur art dans le cadre des émotions. Songeons, par exemple, à certains slogans minimalistes, comme le What you see is what you see de Frank Stella ou le There is nothing to see de Robert Smithson ; songeons à Anish Kapoor qui répète inlassablement I have nothing to say. Ces artistes ne nient pas que leurs œuvres nous affectent, mais le but recherché est parfois plus conceptuel qu’affectif. Enfin, sur quelle base pourrait-on condamner le spectateur qui ressent paix et sérénité devant un tableau de Rothko, censé le faire pleurer selon l’artiste ? Peut-on vraiment dire qu’il se trompe dans son interprétation de l’œuvre s’il n’y voit aucune force tragique ? Il serait plus prudent ici, comme ailleurs, de rester pluraliste et d’admettre que peinture et émotion fonctionnent différemment selon les œuvres, les époques, les cultures et les goûts. Ronald Shusterman

& L. B. Alberti, La Peinture [De Pictura, 1435], trad. T. Golsenne et B. Prévost, revue par Y. Hersant, Seuil, 2004. A. Danto, « Can It be the ‘Most Wanted Painting’ Even If Nobody Wants It ? », in J. Wypijewski (éd.), Painting by Numbers : Komar and Melamid’s Scientific Guide to Art, Berkeley, U. of California Press, 1999. G. W. F Hegel, Esthétique, Textes choisis [xix e  siècle], Puf, 1953, 17e éd., 2010. W. Kandinsky, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, [1911], éd. P. Sers, trad. N. Debrand et B. Du Crest, Gallimard, 1989. aristote, kandinsky, pathognomonie FF

PERFORMANCE Dans sa Critique de la faculté de juger (1790), Kant soutient qu’« un jugement de goût sur lequel l’attrait et l’émotion n’ont aucune influence [...] est un pur jugement de goût ». Inversement, un art comporte une part non-esthétique si « le goût est encore barbare à chaque fois qu’il a besoin de mêler à la satisfaction [esthétique] des attraits et des émotions et, mieux encore, quand il fait de ces sensations le critère de son approbation ». Pourtant, l’émotion a toujours été présente en poésie, en musique ou en danse. Non seulement elle ne peut faire l’objet d’un interdit, mais bien des spectateurs ou des auditeurs s’estiment trahis, en tout cas insatisfaits si une œuvre d’art les laisse insensibles, froids, blasés. Qu’en est-il dans le cas de la Performance artistique ou Art-Performance ? Pour Roselee Goldberg, la performance fut « une façon d’en appeler directement au public... » (R. Goldberg, La Performance du Futurisme à nos jours, 2012). Était-ce en vue d’un jugement de goût ou de jugements d’autres natures, éthiques, politiques... ? La performance tient son pouvoir expressif de sa spécificité de spectacle vivant « par excellence », puisqu’elle n’est rien d’autre que la « pure » action du performeur. La performance artistique ne suit pas le modèle des énoncés performatifs de John Austin dans Quand dire, c’est faire (l’énoncé « la séance est ouverte » effectue ce qui est énoncé), mais satisfait à l’énoncé : « quand faire, c’est dire ». Faire, donc agir, produire un effet sur le spectateur, celui de l’émotion par exemple. Mais la pure action suffit-elle, ou faut-il faire appel à d’autres ingrédients, musicaux, plastiques, scéniques ? Aux extrêmes En 1962 à Nice, Ben Vautier tenait un écriteau portant : « Regardez-moi, cela suffit ». Il précisa ensuite que « l’exécutant de cette pièce déambulera parmi le public ou restera assis sur scène durant un temps 303

Performance i­ndéterminé, suffisant à faire comprendre que la seule action est sa présence ». Puis, lorsqu’il qualifia de performance d’artiste sa traversée de la Baie des Anges à la nage, il vérifia en quelque manière l’affirmation de Jon Hendricks jugeant que « Ben est un artiste conceptuel, un artiste de l’IDÉE ». À la suite de Jon Hendricks, Midori Matsui remarqua que « les actions de Ben Vautier impressionnent beaucoup par leur immédiateté et leur authenticité » mais que cela a lieu « en dépit du sentiment apparent d’éphéréméité et d’insignifiance qu’elles dégagent ». En effet, le seul élément nouveau consiste dans l’opération de transfert du réel déjà existant dans le champ d’une nouvelle forme d’art. Comme le « happening » qui l’avait précédée, la performance peut se contenter d’avoir « eu lieu », d’être un événement intervenant dans le cours ordinaire des choses. Les déclarations de Ben pouvaient cependant susciter de l’étonnement ou de la surprise ; il pouvait aussi leur succéder de la stupéfaction, de la colère ou de l’indignation. Des performances ludiques peuvent susciter de la gaieté, de l’enjouement ou de l’euphorie, mais peuvent aussi être suivis d’inquiétude. En 2007 à Marseille, la Québécoise Sylvette Babin, « armée » d’une moitié de chou rouge fixée à chaque main, tout en chantant (en hurlant) « À la claire fontaine », frappa une porte métallique jusqu’à faire tomber ses insolites gants de boxe. Si le côté loufoque du spectacle pouvait d’abord prêter à sourire, l’acharnement proche de l’épuisement de la performeuse était inquiétant. De même, l’historique « À la vie délibérée ! » de la Villa Arson de Nice, rapporte qu’aidé de deux partenaires, Bruno Mendonça exécuta en 2010 à la Galerie Depardieu la performance « Peau sous plomb ». Enchâssé dans un « vêtement » fait de deux grands rectangles de plomb, l’artiste-performeur (et plasticien) lut un texte portant sur ses expérimentations à partir de la notion de contact-improvisation (telle que théorisée par le danseur Steve Paxton). L’« emprisonnement » auquel a recouru 304

Bruno Mendonça pouvait évidemment provoquer l’effroi des spectateurs. Enfin, pour évoquer dès à présent l’un des voisinages de la performance artistique avec d’autres modes d’interventions, l’escalade de la face nord de l’ancien Théâtre de Nice (1976) par Jean Mas pouvait éveiller aussi bien l’inquiétude que le plaisir d’un regardeur abrité du danger, ou de l’admiration devant le geste « héroïque » d’un non-spécialiste de l’escalade. Avec ce genre de performance, c’est la nature même des émotions entrant en jeu qui est sujet à discussion. Si une action physique est exécutée par un artiste, les émotions qui en résultent ne sont-elles pas tout simplement les mêmes que celles éprouvées lors de tout événement sportif ? Jean Mas affirma qu’il voulait « faire écho aux premières ascensions dans l’Anapurna face nord », tout en qualifiant son action de « performance culturelle », puisqu’il s’agissait de l’escalade d’un théâtre. À une autre extrémité de la palette des performances, celles dont le « support » est assuré par le Body Art ou art corporel peuvent aisément provoquer la naissance d’émotions « à fleur de peau » (Jean-Pierre Martin). La performeuse Gina Pane déclarait : « Il convient dans un premier temps de se libérer de l’élaboration de l’objet pour aborder et provoquer les émotions directes à l’aide du premier matériau dont on dispose : SON CORPS. » Roselee Goldberg rapporte que Gina Pane s’infligeait à Paris des entailles « dans le dos, sur le visage et les mains [et qu’] elle estimait que la douleur ritualisée avait un effet purificateur : une œuvre comme la sienne était nécessaire “pour se faire entendre d’une société anesthésiée.” [...] Elle parvenait – selon ses propres termes – “à faire immédiatement comprendre au public que son corps était son matériau artistique” ». L’effet « purificateur » résultant de la douleur ritualisée rappelle évidemment la catharsis aristotélicienne, la purgation produite par la terreur et la pitié au théâtre. Mais la vue de la douleur

Performance r­ éellement éprouvée par la performeuse devrait engendrer une compassion tout aussi réellement vécue, à moins d’avoir affaire à un sadique qui prendrait plaisir à ce spectacle. Avec cet exemple, on peut déjà poser la question de la coexistence ou de la succession d’un premier affect immédiat (de dégoût, de terreur, etc.), et d’une composante « cognitive » de la perception du spectateur, d’un jugement par lequel il prendrait conscience de la douleur et du courage de l’artiste, d’où résulterait peutêtre de l’admiration. Lors de son « Escalade non anesthésiée » de 1970/71 à Paris, Gina Pane escalada une échelle dont les barreaux étaient hérissés de lames tranchantes. On peut donc supposer que les spectateurs en éprouvaient de l’horreur ou du dégoût. L’artiste, quant à elle, a exposé ses motivations : « Escalade-assaut d’une position au moyen d’une échelle [...] L’escalade américaine au Vietnam. [...] Douleur interne, profonde, souffrance. Douleur morale. Le contraire d’une escalade anesthésiée ». Ou encore : « Dans ma dernière action que j’appelle “action sentimentale” il y avait aussi des mutilations car sans la souffrance, cette action serait un mensonge. Les sentiments font toujours souffrir ». Si la performance apparaît ici pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un art « nu » privé du support d’un texte ou du concours d’une compagnie théâtrale, pour l’artiste il y a seulement « un émetteur et un récepteur, les deux marchent ensemble. » Il peut y avoir parfois libération par le rire, comme elle le dit aussi. Mais la tonalité en demeure tragique, dramatique : « Gina Pane [...] a donné la leçon ultime de son action en traçant sur son ventre, avec une lame de rasoir, une croix autour de son nombril, source de toute vie, origine de toute mort, creuset où se joue à chaque seconde le destin de l’humanité » (F.  Pluchart, « L’être selon Gina Pane », 1974). On peut donc avoir l’impression d’un sacrifice, éprouver le sentiment du sacré.

Dans Balkan Baroque, Marina Abramovic mêla en 1997 « l’histoire tragique de la guerre civile dans sa Yougoslavie natale et son propre parcours personnel ». Cinq jours durant, six heures par jour, elle gratta la chair de centaines d’os de bœuf sanguinolents, « tout en chantant d’une manière presque hypnotique des airs de son enfance ». On imagine la répugnance d’une partie au moins du public. Mais l’artiste déclara elle-même que « Balkan Baroque parle de la guerre et de la honte profonde provoquée par le fait de tuer. Cette œuvre n’est pas spécifique aux Balkans. Elle pourrait se situer n’importe où, n’importe quand » (J. Hoffmann et J. Jonas, Action, 2005). Ici, le « motif » de l’artiste – mais le public ne le connaît pas nécessairement – vient en quelque sorte justifier ce qu’Abramovic inflige au spectateur. Elle a en outre expliqué que sa performance rappelait la cruauté générique propre à toute guerre, tout en ajoutant que son action exprimait la singularité de ce qu’elle avait vécu. Le philosophe John Dewey a d’ailleurs soutenu qu’il n’y a pas, « si ce n’est sous forme de mots, d’émotion universelle telle que la peur, la haine ou encore l’amour », mais des émotions spécifiques selon les événements et les situations. L’art et la vie Il est vrai qu’on peut éprouver du dégoût ou de l’horreur devant une scène de la vie réelle ; par exemple devant la violence et les conséquences humaines d’un accident ou d’une agression. Mais si l’on interprète la performance selon une esthétique pour laquelle l’art nous transporte hors de la vie « ordinaire », les émotions esthétiques sont d’une autre nature que celles éprouvées dans la vie réelle. C’est ce qu’illustre la théorie de la contemplation esthétique de Schopenhauer, définie comme connaissance supérieure et suspension des désirs et tourments humains qu’il attribue au « vouloir-vivre ». On peut certes objecter 305

Performance que nous n’éprouvons pas un sentiment d’horreur dans le cas de la transfiguration esthétique opérée par des œuvres telles que le groupe du Laocoon en sculpture, les tableaux de Goya, de Soutine et de bien d’autres, ou d’Une charogne de Baudelaire en poésie. Le sujet vit alors une conversion de sa perception quotidienne en perception esthétique : la contemplation est « sauvée ». Mais c’est contre cette séparation de l’art et de la vie qu’ont réagi bien des artistes, en particulier les fondateurs du mouvement Fluxus, Georges Maciunas et Dick Higgins qui, dans le sillage de Duchamp, prônèrent en 1961 un « non-art » en lieu et place de l’art. Du côté des poètes et des théoriciens, dans Le théâtre et son double Antonin Artaud élevait déjà une protestation « contre l’idée séparée de que l’on se fait de la culture, comme s’il y avait la culture d’un côté et la vie de l’autre. » Le philosophe Hans Robert Jauss a vu dans la théorie de la contemplation une « esthétique de la négativité » ; elle veut selon lui « purger le plaisir esthétique de toute identification émotionnelle pour le réduire entièrement à la réflexion esthétique, à la qualité sensible de la perception et à la conscience libératrice » (H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception). Or une vibrante émotion (conduisant aux larmes) naît d’une autre forme de performance de Marina Abramovic, dans laquelle elle entretient de longs face-à-face avec des participants invités à s’asseoir tour à tour devant elle. Elle ouvre par là une relation gouvernée par l’émotion de la rencontre d’autrui en un face-à-face exempt de toutes les circonstances contingentes de la vie courante. Pour H. R. Jauss, en art il s’agit de « [Cette] expérience de l’autre qui s’accomplit depuis toujours, dans l’expérience artistique, au niveau de l’identification esthétique spontanée qui touche, qui bouleverse, qui fait admirer, pleurer ou rire par sympathie, et que seul le snobisme peut considérer comme vulgaire ». Ce bouleversement peut aller jusqu’au 306

sentiment du sublime. L’esthétique touche alors à l’éthique, car la performance peut être mise à l’épreuve du « décodage » dont a parlé Levinas : « Il est dans la découverte risquée de soi, dans la sincérité, dans la rupture de l’intériorité et l’abandon de tout abri, dans l’exposition au traumatisme, dans la vulnérabilité ». Dans une telle perspective, vaut à la fois dans l’art et dans la vie ce que dit Nathalie Depraz de la relation inter-personnelle : « [L’autre] est d’abord attention à l’autre et se trouve immédiatement lesté de valeurs affectives, valeurs par lesquelles je rentre en relation émotionnelle différenciée avec autrui » (N.  Depraz, Comprendre la phénoménologie, une pratique concrète, 2012). Cette « immédiateté » est à rapprocher du pragmatisme de William James ou de John Dewey, d’où a résulté une Esthétique de la « vie ordinaire ». Cette pensée tend à réintégrer les formes d’art dites « populaires » qui ont toujours existé, mais auxquelles se sont ajoutées ou substituées la photographie, le cinéma, la télévision, la bande dessinée, l’art-vidéo, le rock ou le rap. Pour John Dewey « [Toute] activité pratique, dans la mesure où elle est intégrée et progresse par son seul désir d’accomplissement, possède une dimension esthétique » (J. Dewey, L’Art comme expérience, 1934). Appliquée à la performance, cela signifie qu’elle peut être qualifiée d’esthétique si elle procède à une intégration d’éléments en une unité et même une « forme » d’ensemble, comme le scénario que se donne le performeur. Du point de vue affectif, cette trajectoire est celle d’un processus émotionnel, où l’émotion dominante de crainte, d’angoisse ou de jubilation peut aller crescendo. C’est aussi ce qu’indique le titre d’un livre de Barbara Formis, Esthétique de la vie ordinaire (2010) : « [C’est] avec le même corps et avec les mêmes yeux qu’on regarde un spectacle et qu’on observe des passants dans la rue. Au théâtre, notre modalité perceptuelle ne varie pas, c’est

Performance uniquement notre attitude mentale qui change. Inversement, on pourrait contempler une rue passante comme si l’on était au théâtre, en dissociant donc le vécu subjectif de son contexte physique habituel. » Quant aux émotions, pour John Dewey « une personne submergée par une émotion est, par là-même, incapable de l’exprimer [...] La part de “nature” est trop importante pour permettre à l’art d’intervenir ». Pour qu’il s’agisse d’art, il y faut une certaine maîtrise : « Ce qui fait défaut à la plupart d’entre nous pour être des artistes, ce n’est pas l’émotion originelle, pas plus que la simple adresse technique requise pour l’exécution. C’est la capacité d’adapter une idée et une émotion vagues à un véhicule précis. » Dans ces conditions l’émotion devient esthétique ; pour Carole Talon-Hugon « [L’émotion] est esthétique lorsqu’elle s’attache à un objet formé par un acte expressif » Mais dans le cas des performances provoquant l’horreur ou le dégoût, « [L’objet] qui excite le dégoût ne permet pas l’accommodation esthétique. Il l’empêche bien au contraire. C’est-à-dire que la représentation s’effondre dans la présentation, que l’objet devient paradoxalement un objet du monde » (C. TalonHugon, Goût et dégoût, L’art peut-il tout montrer ?, 2003). Émotion et jugement Une performance peut emprunter à tous les arts, danse, théâtre, musique ou arts plastiques, ce qui « esthétise » l’action. On l’a vu lorsqu’Orlan est apparue enveloppée dans un drapé baroque rappelant la sculpture du Bernin ; était-ce une parodie ? Après avoir affirmé que « les performances ont une fonction décapante, critique », Daniel Charles remarquait « qu’Orlan, le sein nu, n’en compose pas moins une Vierge du Bernin parfaitement recommandable. Sa performance vise l’insertion du “body art” dans le réseau des références “rétro” de la postmodernité – mais avec en prime,

l­’ironie nécessaire pour contourner les écueils du néoclassicisme ou du néobaroquisme » (D.  Charles, « Esthétiques de la performance », Encyclopædia Universalis, 1993). Un exemple d’ironie plus agressive est celui des performances relevant d’une esthétique de l’absurde dont Roselee Goldberg avait retracé la lignée, à commencer par l’Acte négatif de Corra et Settimelli « Je n’ai absolument rien à vous dire [...] descendez le rideau ! » Evidemment, c’est l’indignation qui tint lieu d’émotion. Dans le cas des performances d’« idées » comme on l’a dit de celles de Ben si elles n’éveillent pas d’émotions, ne peut-on tout au moins invoquer un plaisir d’« esprit », par exemple celui de l’humour ou de l’ironie ? Il existe tout un débat au sujet de la nature spontanée, physiologique des émotions ou plus intellectuelle, voire rationnelle. Le premier point de vue est celui de William James soutenant que le corps réagit immédiatement aux perceptions et que l’émotion est le sentiment des changements corporels. Dans sa métaphysique spéculative, A. N. Whitehead avait ancré le jugement dans une base émotionnelle, conscience et connaissance intervenant ensuite. C’est ce qu’il exposait dans Procès et réalité (1929) : « La forme primitive de l’expérience physique est l’émotion ». Tout commence par une « évaluation » sur le mode de l’attrait ou de l’aversion, qui à l’origine n’est pas consciente. Les émotions précèdent donc les jugements conscients ; suivant Paul Dumouchel, elles sont des « proto-jugements ». Cela vaut pour la performance qui, après avoir affecté le spectateur, n’en fait pas moins l’objet d’un jugement plus ou moins conscient. Mais dans un rapport avec autrui (comme celui qui s’établit entre performeur et spectateur), le véritable élément primitif est pour Whitehead la sympathie : « ressentir le sentir en autrui, et le sentir conformément avec autrui » (Whitehead, Process and Reality, 1929), ce qui apparente cette thèse aux théories de l’empathie. Ce vocable français 307

Performance d’empathie est issu de celui d’Einfühlung de trois psychologues et philosophes allemands de la fin du xix e  siècle. Theodor Lipps, l’a présentée ainsi : « [Si] je vois le mouvement d’un autre homme se heurter à des obstacles [...] j’éprouve pour ainsi dire un penchant à lui venir en aide par mes propres efforts. » C’est bien ce que peut éprouver un spectateur devant les actions précédemment données en exemple. Mais Lipps généralise en affirmant que « [Ce] que je ressens par empathie est de façon tout à fait générale, la vie ». C’est en raison de cette généralité qu’il n’est pas toujours possible d’identifier telle émotion singulière. Dans les arts plastiques, on a pu voir dans l’« Action Painting » un équivalent de la performance ; on a pris en considération la durée et le processus créateur de Jackson Pollock dans ses drippings. Dans une tout autre manière, l’attitude « héroïque » d’un Lucian Freud vieillissant dans son « Autoportrait nu », peut évoquer celle d’un performeur défiant le public. On peut alors dire que les émotions éveillées dans et par les performances participent de la vibration du « Sentir » thématisé aussi bien par Whitehead que par des esthéticiens et des phénoménologues du xx e siècle. Parmi eux, Michel Henry avait posé dans Voir l’invisible, sur Kandinsky (1987) que « L’art, en vérité, est un mode de la vie et pour cette raison éventuellement un mode de vie. » Et d’une autre manière, il unissait lui aussi l’art et la vie en esthétisant le monde réel : « le monde de la vie, le monde réel où vivent les hommes tombe entièrement sous les catégories de l’esthétique et n’est compréhensible que par elle. » Dans le domaine de la poésie, « Passio Passionnément », poème de Gherasim Luca, dans sa version orale avec son rythme, sa voix si prenante et son « prodigieux bégaiement » dont parlait Gilles Deleuze, peut apparaître comme une performance. Elle le devient vraiment avec la 308

poésie sonore qui a ses antécédents, tel le Lettrisme d’Isidore Isou chez lequel le son l’emporte sur le sens. Si l’on s’en tient à son titre, l’Ursonate de Kurt Schwitters relève du genre musical ; elle a d’ailleurs donné lieu à d’autres interprétations que celle de son créateur. Mais elle est censée restituer les phonèmes originels (Ur) du langage. Il s’agit donc d’une sorte de partition « phonético-musicale ». Bernard Heidsieck a créé la poésie action et la poésie sonore du magnétophone en France ; l’expression de poésie-action indique bien qu’elle relève du genre de la performance. En même temps que d’un art du son dans lequel il faut tenir compte du timbre de sa voix, on se trouve devant un art du spectacle vivant où le poète présente autant sa personne que son poème. Ces procédés sont également propres à éveiller sensations et émotions directement « physiologiques ». Passé et présent Un bref rappel historique est enfin nécessaire pour juger du rapport que la performance a entretenu au cours du temps avec les émotions. On a souvent évoqué la filiation franco-américaine qui a fait succéder John Cage, Merce Cuningham et John Pollock à Marcel Duchamp. En 1952, le premier « happening » connu avait associé la musique de Cage à la danse de Cunningham, à la peinture de Rauschenberg et à la diction poétique de M.  C.  Richards. Dans son Esthétique de la vie ordinaire, Barbara Formis associe ces quatre artistes et introduit la notion d’« imprésentation ». D’après elle, elle lui permet de comprendre la présence du geste comme une représentation s’effaçant d’elle-même, comme « une représentation mettant en place une double opération de présence et d’effacement, qui seule permet de provoquer l’illusion de l’immédiateté. » Mais comment un effacement aussi immédiat peut-il entretenir une quelconque émotion, au-delà d’un affect simplement instantané ? Davantage même,

Performance à propos de ses ready-mades, Duchamp fit remarquer qu’« il fallait que mon goût personnel soit complètement réduit à zéro. Arriver à un état d’indifférence envers cet objet. À ce moment là, ça devient un ready-made. Si c’est une chose qui vous plaît, c’est comme les racines sur la plage, comprenez-vous : c’est esthétique c’est joli, c’est beau, on met ça dans le salon. Ce n’est pas du tout l’intention du ready-made ». À partir du ready-made, n’en est-il pas de même du happening, de l’installation et de la performance ? Celle du « regardez-moi, cela suffit » de Ben, n’a qu’une fonction « déictique » : elle fait signe sans peser, elle désigne, comme Duchamp avait conféré le statut d’objet d’art à la Roue de bicyclette, sans que soit posée la question du sens. Dans Esthétiques de la performance Daniel Charles avait déjà mis cela en question : « La performance consiste dans cet acte même : elle peut donc fort bien se dispenser de toute allégeance au sens, c’est-à-dire à la légitimation du passé ; il lui suffit de s’ancrer dans un présent vivant ». En France, lorsque Yves Klein se servit des corps de jeunes femmes enduites de peinture pour réaliser ses « Anthropométries », celles-ci gardèrent la trace picturale de ce qui fut d’abord une performance (d’ailleurs accompagnée de musique). Il fallut sans doute un public choisi pour qu’il n’en soit pas scandalisé (ce qui correspondrait à l’émotion de la colère). Il existe bien d’autre genres mixtes de performance, comme celui qu’a pratiqué Costa Monteiro à Marseille, où il a déroulé des « récits sonores » en mettant en place « le contexte nécessaire à la prise de conscience de l’expérience du voir ». La part de la performance a été assurée par Cécile Richard qui, « à chaque affirmation textuelle rappelant un animal », a enfilé un sac plastique sur sa hanche, son épaule, ses jambes, son cou, jusqu’à perdre toute mobilité » Là encore, par empathie, par mimétisme, le spectateur pouvait ressentir l’oppression que s’infligeait l’artiste.

Il n’y a pas de réponse uniforme à la question de la participation des émotions aux performances artistiques. On peut se trouver en présence de performances purement « conceptuelles » ou d’actions dont l’exécution est la seule justification ; ou au contraire, de performances à forte teneur émotionnelle, en particulier dans le cas de l’art corporel. Quant à la nature esthétique ou non de ces émotions, John Dewey répondait qu’il « est évident que l’émotion esthétique est une émotion primaire transformée par le biais du matériau objectif auquel elle a confié son développement et son accomplissement [...] l’art n’est pas synonyme de nature, mais de nature transformée [...] De nombreux acteurs restent à l’extérieur de l’émotion particulière qu’ils mettent en scène. Cette constatation porte le nom de paradoxe de Diderot ». Le « matériau objectif » est présent, par exemple dans l’art plastique et dans tout art qui crée (poiésis) un « objet », alors que la performance, comme la danse, est une pure action (praxis) sans production d’une œuvre. Mais ce que dit J. Dewey du théâtre vaut-il de la performance ? Josette Féral a remarqué que la performance est « manipulation du corps et de l’espace [mais] elle a elle-même changé de nature [...] elle est devenue un genre ». Ses grandes tendances sont « le travail du corps, de l’espace, des sons, de l’image, modification des codes de perception du spectateur à partir des technologies, recherche de sensations de la part du public » (J. Féral, « Qu’est la performance devenue ? », in Jeu : revue de théâtre, 2000). On peut donc justifier l’idée de « nature transformée » de J.  Dewey par le rôle du contexte, du cadre de la performance, en particulier par le lieu où elle se déroule. En définitive, la performance vit donc librement des expériences très diverses auxquelles on ne peut imposer quelque limitation que ce soit, ni lui prescrire la nature d’émotions qui ne sont pas si facilement déterminables ni toujours nommables. Maurice Élie 309

Peur

& J. Dewey, L’art comme expérience [1934], trad. J.-P. Cometti, C. Domino, F. Gaspari [et al.], ­Gallimard, 2010. B. Formis, Esthétique de la vie ordinaire, Puf, 2010. R. Goldberg, La performance du Futurisme à nos jours, Paris, Thames & Hudson, 2012. C. Talon-Hugon, Les passions, A. Colin, 2004. corps, empathie, esthétiques ( émotions), FF négative ( paradoxe des émotions), lipps

PEUR « Il n’est point de serpent ni de monstre odieux,/ Qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux » : dans ces vers du chant  iii de l’Art poétique, Boileau reprend la pensée aristotélicienne exprimée au chapitre  iv de la Poétique, selon laquelle l’art offre la possibilité de faire naître du plaisir à la contemplation de ce que nous ne regarderions qu’avec frayeur dans la nature. La bête repoussante qui effraie tout individu devient un objet esthétique quand elle est représentée. La peur, objet esthétique Si l’absence de peur peut s’expliquer par l’absence de danger de l’image visuelle ou mentale, en tant qu’artefact, le sentiment de plaisir pose le paradoxe de la conversion esthétique de l’émotion. Ce qui est plus paradoxal encore est que le lecteur, le spectateur, l’auditeur, puissent rechercher dans les arts le frisson de la peur si désagréable dans la vie. C’est alors bien l’émotion instinctuelle de peur qui crée le plaisir. « Je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur », disait la marquise du Deffand, exprimant par-là la puissance de la fiction, qui permet de faire naître des émotions par l’immersion en les déconnectant de l’expérience actuelle. La peur fictionnelle est une émotion dite « primaire », au cœur de l’instinct. Elle est sans doute l’émotion la moins en prise avec l’univers réel, et c’est 310

pour cette raison qu’elle se trouve au cœur des recherches sur la fiction. On aurait peur tout en ayant conscience qu’on n’a pas de raison d’avoir peur, schizophrénie cérébrale qui a conduit certains philosophes comme Kendall Walton à parler de « quasiémotion » précisément pour comprendre en quoi la peur qui naît à la contemplation d’une œuvre d’art est un processus mental particulier, une émotion soit recréée, réactivée à partir du passé du sujet ou d’instincts profonds, soit encore créée de toute pièce contextuellement. K.  Walton, pour qui le mécanisme vaut autant pour la peur que pour la terreur ou l’horreur, expose sa pensée dans « Fearing Fictions » et explique notre expérience paradoxale de la peur par la théorie du make-believe, ce jeu de la fiction dans lequel entrerait volontiers le lecteur-spectateur pour ressentir des « quasi-émotions ». Cette position critique distanciée est contestée par Gregory Currie pour qui, au contraire, le lecteur-spectateur, acceptant d’entrer dans la fiction, devient le pendant du narrateur et ressent des émotions réelles, dans un monde fictif, en impliquant alors sous la forme d’une hypostase fictionnelle tout son moi. Dans Pourquoi la fiction ?, Jean-Marie Schaeffer récuse quant à lui l’existence d’une frontière mentale nette entre les représentations fictionnelles et les représentations ordinaires, et parle d’un leurre perceptif dans lequel la peur serait, en régime d’immersion fictionnelle, découplée des mécanismes de vérification des perceptions. Quoi qu’il en soit, la peur est une émotion tellement forte qu’elle est supposée pouvoir causer la mort (« mourir de peur »), et d’autant plus difficile à contrôler qu’elle peut entraîner des réactions totalement irrationnelles et contre-productives. Elle a un fort pouvoir de contagion, et le jeu des arts de la peur est de conserver ces caractéristiques de l’émotion en les déconnectant totalement de l’utilité immédiate – fuir le danger présent. D’où le nombre d’artistes ayant joué sur la porosité de la frontière entre la fiction et la

Peur réalité, en nous permettant de réfléchir de manière métatextuelle et ludique sur notre goût de la peur. Wes Craven a fait de la mise en abyme du film d’horreur le fondement même de la peur dans Scream, où les spectateurs d’un film d’horreur se font assassiner par un autre tueur en pleine projection ; le spectateur est prévenu du danger de la fiction : rien n’est totalement gratuit, et surtout pas la volonté, contre-instinctive et contrenaturelle, d’avoir peur. Arts et fonctions cognitives de la peur Mais à quoi bon prendre le risque d’avoir peur ? Selon une première hypothèse, les arts de la peur permettraient tout d’abord de révéler l’homme à lui-même, sans danger. L’individu peut, par le jeu ou la confrontation avec l’œuvre d’art, explorer dans la fiction les limites de sa résistance à la peur. La fiction, ainsi que le pense J.-M. Schaeffer, serait ainsi une exploration cognitive de la vie, mais également un lieu d’apprentissage, puisque l’individu à travers l’œuvre peut apprendre à régler son comportement face aux situations effrayantes, à prévenir la peur en quelque sorte, et déjouer ses effets néfastes, son pouvoir entravant. Il existe en effet deux réseaux de communication de la peur, un circuit court lié à une image directe provoquant la fuite ou le figement, et un circuit long qui permet à l’homme d’activer sa raison pour réagir le mieux possible à la situation dangereuse en anticipant le danger. Le saisissement produit la réflexion. Selon les recherches menées par Joseph Le Doux dans The Emotional Brain : The Mysterious Underpinnings of Emotional Life (1996), le thalamus enverrait des informations à l’amygdale, qui les traiterait. Ce circuit court de la peur induit la réaction d’étonnement et la création d’une émotion négative, d’une interprétation émotionnelle du tableau ou de la statue : il a en effet été prouvé que l’amygdale était activée chez des individus exposés à des visages menaçants. Mais

dans le même temps, le thalamus envoie des données au cortex, qui les analyse et les module avant de les transmettre à l’amygdale. Les cognitivistes ont montré que les connexions menant de l’amygdale, siège d’une peur instinctive, primitive, au cortex, siège de la réflexion, sont plus nombreuses que les connexions en sens inverse. Les arts de la peur sont un moyen pour l’individu de mettre en marche le circuit long et d’activer la réflexion : la peur en cela aurait une fonction d’éveil et d’entraînement. Une explication ferait appel à l’idée que la peur sert à souder une communauté autour d’archétypes archaïques : en jouant de la surprise et de la peur instinctive, la construction de scènes inspirant la peur rappelle l’individu à ses instincts les plus anciens, en suscitant une émotion vive, d’un nouvel ordre, qui le mettrait en contact avec des vérités originelles. C’est ce que recherchent certains maîtres de l’horreur tels que Howard Philips Lovecraft ou Stephen King, qui font des arts de la peur une expérience ontologique et cognitive. La véritable peur n’est pas alors pour eux une peur d’anticipation, mais une peur de reconnaissance : elle permet de connaître à nouveau ce qui était caché dans notre conscience, de manière confuse mais commune. Usages sociaux et politiques Les vanités qui foisonnent au xviie  siècle placent l’homme face à sa condition mortelle pour l’amener à réfléchir sur la fragilité de la vie. La réaction du spectateur est le fruit d’une réflexion mise en branle par un saisissement premier devant l’horreur de ce miroir qui lui est tendu. Alliée de l’art du récit mobilisant la peur primale de la mort dans des sermons visant à la conversion du fidèle, la représentation picturale de la peur sert donc le pouvoir, ici religieux. C’est, dans d’autres enjeux politiques, sur une semblable mise en scène que s’appuie le 311

Peur pouvoir, à des fins de contrôle social – dans les exécutions capitales, sous-tendues par une logique théâtrale – ou de propagande. La propagande étend l’action de la psychagogia platonicienne, cette capacité d’agir sur l’esprit par la rhétorique, à tous les arts. Elle fait souvent de la peur son outil phare, dans la mesure où cette dernière, par son pouvoir de contagion, cimente aisément une population contre une autre. La diabolisation de l’ennemi passe alors par l’usage de la gravure, de la caricature effrayante – celle d’Henri  iii en satyre, faite par les ligueurs désireux de prendre le pouvoir, celle du Japonais agressant au couteau une frêle jeune fille représentant l’Amérique  –, du film ou du livre – dans Châtiments, ­Victor Hugo fait de Napoléon  iii une « hydre » dévorant la France, une créature de « sorcières ». L’art peut ainsi rassembler les populations autour d’un objet de peur qu’il façonne. D’un point de vue moral, la peur a pu être mise au contraire au service d’une thérapeutique et servir à une guérison des passions mauvaises du spectateur. Les films d’horreur, la littérature de la peur, les tableaux effrayants conduisent à une domestication de la peur, une mithridatisation qui peut être vertueuse quand elle permet de lutter contre ses effets pathologiques qui bloquent l’action – c’est le cas pour l’angoisse ou les phobies. Selon une lecture possible d’Aristote la représentation de scènes tragiques inspirant terreur et pitié au spectateur doit même conduire, suivant la conception hippocratique du corps, à purger ce dernier des émotions néfastes qui déséquilibrent son tempérament. Cette catharsis, que l’on prend ici au sens de thérapeutique, a une fonction sociale puisqu’elle vise à contrôler les excès du citoyen afin de lui permettre de remplir efficacement son rôle dans la société, après la tragédie. Elle a également un rôle moral, sur lequel insistent les dramaturges et moralistes du xviie siècle, devant conduire à la destruction des passions 312

mauvaises parce que non modérées. L’art, dans sa dimension cathartique, ne guérirait pas précisément et nécessairement la terreur, mais il guérirait par la terreur. Aristote, dans sa Poétique, fait de la représentation théâtrale ainsi que de la musique les moyens de la catharsis. Cette conception de la catharsis n’est pas abandonnée aujourd’hui et l’expérience de la peur est repensée par les auteurs du in-yer-face theatre, qui visent à choquer profondément le spectateur et à le terrifier pour aboutir à une véritable purgation des émotions. Dans le film d’horreur The Brood de David Cronenberg (1979), des enfants maléfiques sortis du ventre du personnage principal matérialisent ainsi les angoisses et les haines de ce dernier. Le xx e siècle, découvrant la psychanalyse puis vivant avec elle, pense plus largement la valeur cathartique des arts, en se demandant comment le cinéma d’horreur ou la littérature fantastique peuvent faire sortir les pulsions mauvaises du spectateur ou du lecteur, mais également comment, à l’inverse, l’écriture, la performance d’acteur ou la peinture permettent à l’artiste d’agir sur ses propres déséquilibres : selon les théories freudiennes, l’artiste puiserait dans son angoisse pour sublimer dans son œuvre les pulsions de mort qui le détruisent et ainsi les anéantir. On passe d’une catharsis du spectateur à une catharsis de l’auteur. Le fait de rejouer sa peur en l’écrivant ou en la peignant conduit à prendre de la distance, à agir par rapport à elle, à l’apprivoiser et à la vaincre. L’image d’une mère qu’il n’a jamais connue hante ainsi l’imaginaire d’Agrippa d’Aubigné, qui, enfant, perd la parole lorsqu’une « femme fort blanche » apparaît pour lui donner « un baiser froid comme glace ». Il doit attendre les années de vieillesse pour oser se rappeler l’événement et le dépasser, dans l’écriture autobiographique de Sa vie à ses enfants. La catharsis évoque à nos yeux une sorte d’art-thérapie, qui vise à guérir le patient en l’amenant à se libérer

Peur de ses passions dans la création artistique, mais elle fait de la terreur son émotion reine.

de la vanité réactive la pensée effrayante de la mort, et devient un espace de variation et d’invention poétique, plus qu’il ne fait véritablement peur.

Les arts de la peur

La littérature, quant à elle, ne transmet pas la peur par un effet de surprise semblable, mais elle instaure le suspense, cette tension narrative dont parle Raphaël Baroni dans La Tension narrative : suspense, curiosité et surprise, et qui captive le lecteur ; elle peut construire une angoisse prégnante pour préparer un terrain favorable à la peur, ou même pour apprendre au lecteur à la maîtriser progressivement. En raison de la lente édification qu’elle permet, elle est également un bon support artistique pour inspirer la terreur, cette angoisse profonde qui passe au premier plan de la conscience.

La peinture et la sculpture semblent pouvoir transmettre la peur avec une efficacité plus forte, puisqu’elles font appel directement aux récepteurs visuels et se constituent en arts de l’immédiateté et de la matérialité charnelle. Ces esthétiques font de la peur un moyen d’atteindre au sublime, émotion jugée supérieure. Le classicisme weimarien met ainsi en place une pratique de l’imitation visant à développer la sensibilité, à accroître la peur ; des peintres, comme Goya, sont connus pour être des maîtres de la peur ; enfin, la violence et l’étrangeté des peintures issues de l’actionnisme viennois peuvent susciter cette émotion. Des fables et légendes rapportent par ailleurs le pouvoir effrayant de la sculpture : les statues d’Alexandre le Grand causent de l’effroi alors même que l’homme est mort, par la seule fonction mnésique qu’elles stimulent, et le statuaire de La Fontaine, dans la fable 6 du Livre iv des Fables, frémit en voyant sa réalisation de Jupiter, d’une force mimétique étonnante. Cette peur esthétique renoue avec la propension de la nature à inspirer une « horreur délicieuse », delightful horror, selon les termes de John Dennis, exprimant en 1688 le pouvoir esthétique des Alpes. Selon Edmund Burke, cette « horreur délicieuse » est « l’effet le plus authentique et le meilleur critère du sublime » ; or elle relève d’un sentiment instinctif. Néanmoins, la réflexion et l’acculturation entrent en jeu dans l’analyse des causes de la réaction première de rejet et de sa valeur : selon les théories évolutionnistes, le cortex n’a cessé de se transformer pour répondre le mieux possible aux besoins contextuels de l’homme. Les poncifs des représentations effrayantes inscrivent les spectateurs dans un même univers et permettent par là une meilleure intégration sociale de l’individu. Le genre

La peur est au cœur de plusieurs genres littéraires déjà très présents aux xvi e et xvii e  siècles, et les opuscules traitant de catastrophes cosmiques ou de cas de possession visent sans doute tout autant à prévenir le lecteur du châtiment divin qu’à lui procurer simplement de la peur : les histoires tragiques de Matteo Bandello ou de François de Rosset sont frappées de cette ambiguïté. Mais cette littérature connaît un essor considérable au xviii e  siècle. Horace Walpole crée le genre gothique en Angleterre, avec Le Château d’Otrante (1764) : les éléments surnaturels placent le lecteur dans un monde dans lequel il n’a plus de repères et où tout élément, potentiellement, est dangereux. La littérature fantastique joue sur le flou proprement artistique qui entoure le monde fictif et le monde réel : au sein de l’univers fictif, le personnage ne sait plus où est la réalité ; cette confusion se répercute sur la frontière qui sépare l’œuvre du lecteur. Le genre conquiert l’Amérique et le continent européen (Edgar Allan Poe, William Faulkner) et influe énormément sur la fantasy et sur le jeu vidéo. La littérature de la peur, en outre, ne se limite pas au fantastique dans la mesure où des genres divers, et a fortiori 313

Phénoménologique

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le roman policier, placent le suspense au cœur de leur poétique.

celle-ci avec la vue, comme cela se produit au cinéma ou à l’opéra.

Le lien entre la peur et l’horreur se retrouve au cinéma, les scénaristes puisant bien souvent leur inspiration dans la littérature fantastique, la science-fiction et la littérature policière. Le « cinéma d’horreur » permet d’allier aux pouvoirs terrifiant et suspensif de la littérature une décharge violente du potentiel d’angoisse. Tout comme la littérature, il révèle les peurs enfouies ; s’il ne peut jouer de façon aussi aboutie qu’elle de l’envoûtement des mots et du phrasé, du lent avènement de l’image, il produit des effets de surprise bien plus efficaces : les acteurs prennent l’impression de la peur sur leurs figures, la musique prévient et accompagne l’apparition de cette dernière. Le son, avec les traits que prennent les visages, est sans doute la première expression, brute et primaire, de la peur. Les cris de douleur ou de peur sont à la base de la communication et même en deçà, rappelant un homme primitif. La musique aurait le pouvoir d’évoquer ce dernier chez l’homme raffiné, de faire se rejoindre ces parts antagonistes de l’humain : dans la Politique, Aristote explique le pouvoir cathartique de certains chants sacrés qui, en mettant l’âme hors d’ellemême, la purifient et procurent une joie innocente. La musique peut, par des « renvois extrinsèques », selon Luca Zoppelli, mimer les sons effrayants, ou y renvoyer de manière « intrinsèque », en se fondant sur les codes internes à elle-même, le système tonal, les modèles rythmiques, l’utilisation du silence angoissant et de la dysharmonie. L’intervalle dissonant du triton, note récusée par les moines qui au Moyen Âge le baptisèrent diabolus in musica, est largement employé dans le heavy metal des années 1970-1980. La frontière entre les effets purement biologiques et les effets culturels de la musique reste floue, mais les compositeurs savent transmettre les émotions de peur, d’angoisse ou de terreur par la seule musique, ou par l’alliance de

Mathilde Bernard, Alexandre Gefen, Carole Talon-Hugon

& S. Campanella (dir.), Fear in Cognitive Neuroscience, New York, Nova Science Publishers, Inc., 2006. L. Marin, Des pouvoirs de l’image : gloses, Seuil, 1993. K. Walton, « Fearing Fictions », The Journal of Philosophy, vol. lxxv, no1, 1978. L. Zoppelli, « Petite sémiologie musicale de l’épouvante », in M. Viegnes (dir.), La Peur et ses miroirs, Paris, Imago, 2009. cinéma, horreur, négatives ( paradoxe des FF émotions), plaisir

PHÉNOMÉNOLOGIQUE Approche phénoménologique de l’expérience esthétique En tant qu’analyse des actes intentionnels de la conscience et de la manière dont des « objets » apparaissent en eux, la phénoménologie s’est penchée sur l’expérience dans laquelle des objets esthétiques se donnent à nous. Le travail de Roman Ingarden, un des plus fameux disciples de Husserl, est à cet égard significatif : il est l’un des tout premiers à avoir appliqué la méthode phénoménologique à l’étude de l’œuvre d’art sous ses multiples formes (littéraire, picturale, musicale, architecturale…). Nous retiendrons ici un recueil de textes, Esthétique et ontologie de l’œuvre d’art, dans lesquels le philosophe polonais définit l’objet de l’esthétique et lui donne une orientation phénoménologique. Ingarden se démarque d’emblée de ses prédécesseurs : « J’ai […] considéré comme une erreur d’opposer […] d’une part, les recherches générales sur l’œuvre d’art, de l’autre, séparément, sur le vécu esthétique, que ce soit au sens des vécus créatifs de l’auteur ou des vécus réceptifs du lecteur ou de l’observateur ». Au lieu de se focaliser unilatéralement tantôt sur les vécus

Phénoménologique de la conscience, tantôt sur la structure de l’objet dont on a conscience, l’esthétique doit étudier leur corrélation intentionnelle telle qu’elle se manifeste dans l’expérience esthétique : « L’esthétique […] se décrit mieux si l’on se tourne vers la rencontre entre un certain sujet éprouvant et un objet, en particulier une œuvre d’art ; cette rencontre constitue la source du développement d’un vécu esthétique et, corrélativement, de la constitution d’un objet esthétique ». Les vécus esthétiques sont d’abord ceux du sujet (auteur) produisant une œuvre et visant, au-delà du produit en cours de réalisation, un résultat final qui n’a encore qu’une existence intentionnelle à défaut d’une existence réelle-effective : il s’agit là « des activités et des vécus créatifs donnant naissance aux œuvres d’art (peintures, sculptures, poèmes, sonates) ». Ingarden, à vrai dire, s’est surtout intéressé aux vécus du sujet (spectateur) contemplant l’œuvre achevée : « les comportements et les vécus réceptifs, […] la réception des sensations, le plaisir et la délectation des œuvres d’art » ; en un mot, « les opérations subjectives de l’appréhension de l’œuvre d’art ». S’agissant de l’objet esthétique qui se donne dans l’expérience du même nom, il faut tout d’abord remarquer que l’œuvre d’art a besoin d’un support physique (livre, partition, pièce de marbre, toile, bâtiment…) pour durer au-delà des vécus qui l’appréhendent occasionnellement et pour être identifiable par plusieurs consciences. Outre la permanence et l’accessibilité intersubjective qu’il confère à l’œuvre, ce substrat facilite également les premières phases du processus créatif : avant qu’il n’atteigne une auto-présence complète, « il se peut que ce nouvel objet, intentionnellement produit, n’existe pour le moment que “peint” dans l’imagination », ou que la structure de l’œuvre en cours de formation n’apparaisse à son créateur « qu’à travers quelques intuitions fragmentaires ». C’est pourquoi, pour ne pas s’évanouir avec le

projet ou l’image provisoire que forme l’intentionnalité créatrice, l’œuvre créée doit être « fixée » dans un « matériau » durable. Mais l’objet esthétique ne se réduit pas au substrat matériel qui lui sert de fondement ontologique réel. Ingarden le définit précisément comme la « concrétisation esthétique de l’œuvre d’art ». Une œuvre d’art est en effet une « formation schématique » qui comprend à la fois des éléments effectifs déterminés (propriétés et parties) et des éléments potentiels, indéterminés, qui demandent à être complétés ou actualisés : une partition musicale attend d’être jouée par des musiciens devant un public qui lui prête une oreille attentive (la musique exige « une exécution et une écoute particulières, c’est‑à‑dire une concrétisation esthétique »), une pièce de théâtre attend d’être interprétée par des acteurs, un poème d’être lu ou déclamé, un tableau et une sculpture d’être parcourus du regard sous tous leurs aspects. « Afin de voir la Vénus de Milo dans un vécu esthétique, il ne suffit pas de la “regarder” un instant depuis un seul point de vue. Il faut la percevoir de différents côtés, selon divers raccourcis de perspective, à plus ou moins grande distance ; afin d’être capable en chaque phase du vécu esthétique et sur le fondement de la perception sensible (modifiée [car ce qui est visé par le vécu esthétique – son “objet intentionnel” – n’est ni la pierre réelle ni une femme réelle]), de rechercher ces propriétés visibles de la Vénus de Milo grâce auxquelles se dévoilent ses valeurs esthétiques saisissables dans l’aspect donné ; il faut alors appréhender les qualités douées de valeur esthétique [saisir intuitivement un volume et l’interpréter comme galbe d’un sein, un autre comme rondeur d’une épaule…] et les lier synthétiquement les unes aux autres afin de réussir à appréhender par là la totalité harmonique de ces qualités, et à ce moment seulement – dans une contemplation émotionnelle singulière – s’abandonner au charme de la beauté de 315

Phénoménologique “l’objet esthétique” finalement constitué ». En d’autres termes, les qualités effectives et potentielles de l’œuvre ont besoin d’être (re)découvertes et réactivées par un sujet susceptible de recevoir des sensations et d’éprouver des émotions. L’œuvre a besoin d’être « complétée (concrétisée) par le récepteur de différentes manières et doit être actualisée dans ses éléments potentiels pour pouvoir acquérir la forme d’un objet esthétique doué de façon spécifique d’une valeur. Pour ce faire, l’œuvre requiert un observateur qui doit accomplir un certain vécu particulier, c’est‑à‑dire le vécu esthétique ». Arrêtons-nous à nouveau sur ce vécu dont nous n’avons pas encore analysé les différents éléments. Le vécu esthétique n’est pas un sentiment ponctuel de plaisir à partir des données de la perception sensible. C’est un processus psychique complexe comportant plusieurs phases caractérisées tantôt par la réceptivité passive (immobilité contemplative) tantôt par l’activité, présentes aussi bien dans le comportement productif de l’auteur que dans les vécus contemplatifs du spectateur. D’abord parce que l’auteur se fait aussi parfois le spectateur de son œuvre en cours de production. Ensuite parce que le récepteur n’est pas seulement absorbé dans la contemplation passive d’une qualité ou d’une forme qualitative (Gestalt : harmonie de couleurs, qualité d’une mélodie, d’un rythme, d’une forme…) qui a suscité en lui une émotion originaire passagère : par une attitude appropriée – non pas pratique ou cognitive mais proprement esthétique, c’est‑à‑dire orientée sur les qualités sensibles elles-mêmes –, il doit multiplier les points de vue et saisir par différents côtés les diverses qualités de l’œuvre d’art. À partir de là, il lui faut également opérer une synthèse pour que les qualités saisies successivement forment à la fois une structure unitaire conceptuelle et une structure d’harmonie qualitative. Une structure conceptuelle : le bloc de pierre doit être 316

appréhendé comme « forme élancée propre au corps humain », « une toile couverte de pigments » comme un paysage bucolique, une certaine courbure sur le marbre ou la toile comme la ligne des lèvres s’épanouissant dans un sourire. Les qualités sensibles perçues (formes, couleurs, volumes…) deviennent alors pour la conscience les propriétés d’un nouveau substrat : la forme de la pierre est saisie comme forme du corps humain, les couleurs et les lignes du tableau sont rapportées au paysage. La synthèse des qualités sensibles aboutit également à une structure d’harmonie qualitative, une « harmonie de qualités » : « Aussitôt que dans un processus, ce n’est pas une seule et unique qualité mais une multiplicité de qualités qui nous sont données, elles n’apparaissent pas isolément les unes à côté des autres, mais s’harmonisent dans une seule totalité ». « Si deux notes, do et mi, sonnent ensemble, il se constitue, à côté des qualités complètes de ces tons réciproquement modifiés, une qualité spécifique de l’accord. […] Cette nouvelle qualité est une sorte de crochet qui relie les qualités fondatrices modifiées en une totalité et confère à cette totalité une empreinte qualitative singulière. Je l’appelle “qualité d’harmonie” ». Cette formation qualitative supérieure est le but ultime du processus esthétique, « le principe dernier de la formation et de l’existence d’un objet esthétique ». Le vécu esthétique doit en effet s’achever sur un regard contemplatif qui s’arrête sur l’harmonie qualitative et opère une véritable « immersion » intuitive conduisant à une ultime « réponse émotionnelle positive à la valeur de l’objet esthétique » : c’est alors que « naissent des sentiments dans lesquels apparaît la reconnaissance de la valeur de l’objet esthétique constitué. Ces vécus tels que le plaisir, l’admiration ou le ravissement sont différents sentiments intentionnels […] dans lesquels en nous rapportant à l’objet esthétique perçu sur un mode immédiat, nous reconnaissons, nous rendons hommage, pour ainsi dire, à sa valeur

Phénoménologique dans un véritable sentiment [et non dans un jugement fondé sur une connaissance conceptuelle de l’objet] […], valeur qui nous est donnée dans la contemplation de l’objet esthétique constitué. » Nous n’en avons cependant pas encore terminé avec l’activité du sujet. Jusqu’à présent nous avons évoqué les qualités effectives de l’œuvre qui attendent d’être enregistrées, synthétisées et d’appréhendées. Mais, comme on l’a déjà suggéré, l’œuvre d’art (une partition non jouée, un poème non déclamé, un roman non lu, une pièce de théâtre non jouée) se présente comme une « structure schématique » qui comporte aussi des lacunes, des éléments indéterminés, des potentialités qu’un agent extérieur est appelé à combler ou actualiser. Même une image picturale, au-delà de sa teneur propre, au-delà des parties et des moments contenus dans le tableau, est une formation schématique qui comporte des éléments ou des lieux d’indétermination que l’observateur est appelé à remplir : il s’agit notamment des faces ou aspects cachés des objets figurés ainsi que des états psychiques des personnages que le spectateur doit en quelque sorte imaginer à partir de ce que suggère le contenu figuré. « En voyant l’image picturale, nous complétons involontairement quelques côtés ou parties de la chose figurée, nous la déterminons plus précisément en quelques manières […] et nous éliminons par là même des lieux d’indétermination présents dans l’image picturale. » « Il n’en va guère autrement quand nous voyons dans l’image picturale des personnes vivantes qui nous montrent leurs états psychiques déterminés et leurs émotions. Ce qui se laisse “réaliser” dans l’image avec les moyens picturaux, c’est seulement une expression du visage ou un geste. Mais la manifestation intuitive d’un tel geste ou d’une telle expression entraîne aussi le fait que cela nous montre intuitivement un caractère émotionnel spécifique, non pas saisissable de manière purement visuelle,

mais qui accède cependant à apparition grâce à l’attitude correspondante de l’observateur » ; attitude que d’aucuns ont défini comme une « empathie ». À partir du caractère émotionnel qui s’exprime dans un geste ou une mimique, l’observateur est invité à reconstruire l’état émotionnel que la personne figurée est censée vivre, état dont la toile ne dévoile picturalement que quelques éléments ou indices. Le récepteur, rappelons-le, jouait déjà un rôle actif dans l’appréhension de l’harmonie de qualités : « l’œuvre d’art conduit […] à un certain nombre d’harmonies qualitatives possibles suggérées au sujet ­percevant » ; ce dernier réalisera ou actualisera telle ou telle possibilité d’harmonie. L’activité de la conscience se manifeste également à travers le processus de re-création à l’œuvre dans la lecture du texte, l’exécution du morceau de musique, ou encore la mise en scène et l’interprétation de l’œuvre dramaturgique : « Si par exemple, dans le cas d’un texte littéraire déjà mis en forme, notre lecture “silencieuse” d’un certain poème […] ne suffit pas à provoquer l’autoprésentation de qualités ayant une valeur esthétique, nous devons alors le lire à voix haute, recourir à une récitation, ou, dans le cas de l’œuvre dramatique, à la représentation scénique qui possède un plus grand degré de vivacité et d’efficacité pour affecter le spectateur ». La lecture, l’exécution, l’interprétation de l’œuvre d’art devant un public esthétiquement réceptif et sensible mettent en valeur ses richesses qualitatives effectives et réalisent ses potentialités. Que seraient l’ironie, la litote, etc., sans l’interprétation d’un lecteur avisé ? La partition sans une voix exercée et une oreille disposée ? On doit donc distinguer l’œuvre d’art (partition, texte, tableau, sculpture, bâtiment) de ses multiples concrétisations individuelles réelles et possibles dans des actes de conscience qui la font véritablement exister et lui confèrent le statut d’« objet esthétique » (partition jouée et entendue, 317

Phénoménologique texte lu, interprété et compris, tableau parcouru par un regard contemplatif qui synthétise et appréhende l’ensemble des éléments picturaux…). L’œuvre d’art comporte ainsi trois composantes : le substrat physique matériel dans lequel elle s’incarne, ses propriétés ou sa structure qualitative schématique intrinsèque, ses manifestations dans une multiplicité de concrétisations. En tant que corrélat du projet et du comportement artistiques de son créateur et de l’expérience esthétique de son public, l’objet esthétique, issu des « concrétisations » de l’œuvre d’art, est donc moins un objet « réel » qu’un « objet intentionnel », un objet qui est en quelque sorte redevable aux opérations de la conscience de son être et de son statut. L’œuvre d’art est « une formation purement intentionnelle issue des actes créatifs d’un artiste [et d’abord des vécus dans lesquels l’œuvre à faire est donnée comme une exigence à laquelle l’artiste doit répondre, comme un projet à accomplir]. En même temps, en tant que formation schématique contenant certains éléments potentiels, l’œuvre était opposée à ses “concrétisations”. Une œuvre qui, pour sa naissance, requérait un auteur, mais aussi les vécus re-créatifs (réceptifs) d’un lecteur ou d’un observateur (spectateur) ». L’objet esthétique n’existe qu’en tant qu’il est doublement visé par une intentionnalité créatrice et une intentionnalité réceptrice. Cet objet intentionnel qu’est l’objet esthétique est donc une totalité complexe constituée de trois éléments : a) une œuvre d’art, munie, en arrière-plan, d’un fondement ontologique matériel c’est‑à‑dire d’un substrat physique ; b) un créateur qui lui donne naissance ; c) et enfin un récepteur qui, à partir de ses vécus esthétiques, la parachève sous la forme d’un « objet esthétique ». L’esthétique a précisément pour objet cette totalité de degré supérieur où se noue une relation entre l’œuvre et l’être humain, entre quelque chose d’objectif et 318

une subjectivité productrice et contemplatrice. L’esthétique, rappelons-le, doit prendre « comme point de départ […] le fait fondamental de la rencontre ou de la communion entre l’artiste ou l’observateur et un certain objet, en particulier une œuvre d’art », rencontre conduisant « d’une part, à l’émergence de l’œuvre d’art ou de l’objet spécifique, et d’autre part à la naissance de l’artiste créateur ou de l’observateur […] éprouvant le vécu esthétique ». Qu’on ne s’y méprenne pas : lorsque Ingarden souligne le rôle actif de la conscience dans la « construction » ou la « constitution d’un objet esthétique » et de ses « valeurs » esthétiques au cours de l’expérience esthétique – le vécu esthétique est un processus au cours duquel se produit « la formation de son corrélat intentionnel : un objet esthétique » ; le spectateur « actualise les qualités douées de valeur esthétique que l’œuvre d’art lui a suggérées et provoque ainsi la constitution de la valeur esthétique de l’ensemble » ; « la valeur esthétique […] se constitue seulement lorsqu’un vécu esthétique s’accomplit, et […] se donne à nous une fois constituée » –, le phénoménologue n’a absolument pas l’intention de défendre un relativisme subjectiviste. Autrement dit, les actes de concrétisation n’entraînent pas l’œuvre dans une multiplicité infinie de formes subjectives-relatives. La distinction entre l’œuvre d’art et les objets esthétiques résultant de ses concrétisations possibles à partir de la participation du sujet contemplatif implique en effet une distinction corrélative entre les valeurs artistiques intrinsèques de l’œuvre d’art et les valeurs esthétiques qui reviennent à l’objet esthétique (une fois la concrétisation de l’œuvre d’art accomplie). Et même si ce dernier objet suppose l’intervention active du sujet, sa valeur esthétique repose sur l’appréhension intuitive de certaines qualités qui lui sont inhérentes : « Les valeurs artistiques […] appartiennent à l’œuvre elle-même

Phénoménologique et consistent en certaines capacités inhérentes à l’œuvre […] – d’une part, la capacité d’affecter l’observateur et d’éveiller en lui le vécu esthétique, d’autre part, celle de créer le fondement de la constitution dans l’objet esthétique des qualités esthétiques qui se manifestent elles-mêmes en lui ». Ce sont ces « qualités [artistiques puis esthétiques] spécifiques qui déterminent ces valeurs [artistique puis esthétique] »; la valeur esthétique de l’objet esthétique doit avoir « une fondation suffisante dans la combinaison existante des qualités [esthétiques] ». Certes, le sujet réceptif intervient activement dans les opérations de « concrétisation », mais sa participation est une réponse aux sollicitations qualitatives de l’œuvre elle-même, une actualisation des potentialités sensibles et affectives du produit artistique dont la valeur est objectivement fondée. « Bien que le vécu esthétique soit créatif au sens où il constitue un objet dans ses premières phases sous l’influence de certains objets réels (œuvre d’art), il offre en même temps la nature de la découverte puisqu’il décèle des harmonies singulières de qualités, en particulier les qualités de Gestalt traversant la totalité de la multiplicité ». Les qualités esthétiques ne sont donc pas construites de toutes pièces par le spectateur mais reconstruites ou du moins actualisées ou réalisées à partir de ce que l’œuvre d’art elle-même propose et suggère en fonction de ses éléments effectifs sensibles. Il y a ainsi, en dépit de leur caractère « constitué », une objectivité des valeurs artistiques et esthétiques qui interdit tout subjectivisme relativiste : « la valeur d’un objet esthétique […] est quelque chose qui

est contenu dans l’objet lui-même et fondé sur les qualités et l’harmonie de qualités de l’objet esthétique lui-même ». Le contact intuitif avec l’œuvre ainsi que la réponse émotionnelle qui en découle sont, pour la conscience, une manière de dévoiler les qualités de l’objet esthétique (couleurs, formes, tonalités, timbres…) accompagnées de leurs potentialités émotionnelles et de rendre justice à sa valeur intrinsèque. On comprend ainsi pourquoi la relation esthétique est une co-opération du sujet et de l’objet : la structure et les qualités intrinsèques de l’œuvre d’art sollicitent, de la part du sujet, comme réponse une attitude esthétique appropriée, « concrétisation », qui modifie en retour le statut de l’objet contemplé pour en faire « un objet esthétique » à proprement parler. Se placer au-delà (ou en-deçà) de l’opposition artificielle du sujet et de l’objet, pour s’installer à l’intérieur de la corrélation entre vécu et objet intentionnels, c’est là l’un des grands mérites de la phénoménologie en général et de l’esthétique phénoménologique en particulier dont Ingarden est un des plus illustres représentants. Alain Galleran

& M. Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, Puf, 1953. M. Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », in Chemins qui ne mènent nulle part [1934-1946], trad. W. Brokmeier, Gallimard, 1962. R. Ingarden, Esthétique et ontologie de l’œuvre d’art : choix de textes, 1937-1969, trad. P. Limido-Heulot, Vrin, 2011. M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Gallimard, 1964. architecture, lecture ( pouvoir de), FF

littérature, musique, peinture, sculpture

Phénoménologique

EXTRAIT Roman Ingarden, Esthétique et ontologie de l’œuvre d’art : choix de textes, 1937-1969, trad. et éd. P. Limido-Heulot, Paris, Vrin, 2011, p.56-63. En regardant un visage humain émerger d’un jeu de taches et de lumière, nous percevons quelque chose de plus : un sourire amical, une satisfaction, une gaieté ou au contraire une profonde tristesse qui s’imposent à nous. Nous disons […] qu’une certaine « expression » de la personne figurée dans le tableau s’impose d’elle-même à nous. Cela se produit surtout avec les grands portraits comme ceux de Rembrandt ou de Van Gogh. Ici le terme « expression » signifie généralement deux choses différentes bien qu’elles soient reliées : une certaine humeur, une émotion ou un état psychique, ou bien un certain trait de caractère de la personne figurée, que ce soit la maturité psychologique ou une profonde bienveillance, comme on peut le voir dans des autoportraits de Rembrandt […]. L’appréhension par le spectateur de ce genre de moments dans un tableau provoque un changement dans son aspect ou ses apparences. L’élément psychique […] apporté par le contenu perceptuel anime tout le tableau d’une manière spécifique, lui donne souvent un caractère de profondeur ou de subtilité parce qu’il révèle cette partie de l’âme humaine, qui, d’habitude, est cachée ou difficile à atteindre. Mais cela conduit à un changement dans le comportement de l’observateur. Il comprend maintenant le sens de « l’expression du visage » de la personne figurée, ou au contraire, […] il tombe sur quelque chose d’incompréhensible ou d’énigmatique dans cette expression […] et il ne parvient pas à formuler une opinion sur ce qui se cache, comme on dit, derrière ce regard ou ce sourire énigmatique. […] Quand l’observateur en vient à comprendre l’élément psychique du tableau, cela produit fréquemment en lui une réaction émotionnelle adéquate : la bienveillance appelle la bienveillance tandis que l’hostilité ou un air de méchanceté sur un visage engendre plutôt une attitude négative chez le spectateur, etc. Mais il s’agit là d’éléments en quelque sorte extra-esthétiques dans le vécu du spectateur. L’important est ce qui dans ce vécu a des conséquences pour les questions esthétiques. Si par exemple, l’expression d’un état psychique ou d’un trait de caractère se manifeste dans le tableau d’une manière expressive, insistante et univoque au point que la personne figurée apparaît comme si elle était « en vie », le spectateur éprouve un vécu différent. C’est un sentiment d’admiration pour la maîtrise du peintre qui a réussi, grâce à des moyens purement picturaux, grâce à un certain ensemble de taches de couleur, grâce à leur forme et à leur disposition, à atteindre la manifestation de quelque chose d’aussi différents des pigments que la joie ou la maturité de la personne figurée. Le spectateur se demande comment il est possible que quelque chose de psychique comme un trait de caractère de la personne figurée devienne ainsi visible grâce à ces moyens-là […]. Quels agencements de lignes et de couleurs sont-ils requis pour manifester le regard empreint d’amour et de bienveillance qu’une personne porte à une autre ? Le spectateur, qui se pose cette question et qui cherche la réponse en examinant plus avant le tableau, se transforme – et ici son comportement est essentiellement altéré –, d’un spectateur « naïf » qui échange simplement de manière émotionnelle avec les personnes figurées dans leur tableau et qui réagit à leur comportement par son propre comportement de la même manière que dans les échanges personnels de la vie courante, il devient une personne qui considère la peinture donnée comme une œuvre d’art, comme une 320

Phénoménologique formation singulière qui remplit des fonctions spéciales. Il procède maintenant à l’examen de ses couches spécifiques : ce qui est figuré et les moyens de la figuration, il examine de manière critique leurs fonctions et évalue leur efficience ou leur inefficacité artistique […]. Dans cette nouvelle attitude, il commence à comprendre l’œuvre donnée de manière bien différente. Maintenant, cette compréhension ne concerne plus ce qui est exprimé à titre de vie psychique de la personne figurée, mais il considère plutôt ce en quoi les couches individuelles du tableau contribuent à sa totalité, en quoi elles sont agissantes, ce pour quoi le tableau est – comme on dit – « calculé », ce qui est le plus important en lui d’un point de vue artistique et esthétique et ce qui n’est qu’un moyen pour atteindre ce but. […] Ce comportement du spectateur confère un nouveau caractère au tableau examiné, qui se tient maintenant devant lui comme un chef-d’œuvre, et tout ensemble comme l’œuvre d’un maître, témoignant de son talent et de son esprit, de ses modes d’évaluation et du monde de valeurs qui est le sien […]. Tout ceci fait que d’un côté, justice est rendue à une œuvre donnée en tant qu’œuvre d’art, c’est‑à‑dire qu’elle est saisie et comprise dans sa fonction propre et dans les valeurs réalisées en elle, tandis que de l’autre côté, un rapprochement spécifique naît entre le spectateur et l’artiste, le maître, et même un certain type de communion spirituelle.

Philosophique (approche)

PHILOSOPHIQUE (APPROCHE)

ment liée au caractère fictif de la présence qu’il rend sensible.

De la puissance mimétique de la poésie ; la peur et la pitié

La question platonicienne est ainsi d’une radicalité inouïe : s’interroger sur la compétence et la valeur de la rhapsodie, et au-delà d’elle, de la poésie, n’est-ce pas toucher aux fondements mêmes d’une civilisation ? Ion est un rhapsode originaire d’Éphèse, et il est censé posséder un don exceptionnel d’interprétation. Mais qu’entendre par cela, interpréter ? À la fois théâtrale, musicale et philosophique, l’interprétation du rhapsode vise à actualiser l’épopée pour susciter ces émotions fondamentales que sont la peur (phobos) et la pitié (éleinos). Cette polarisation de l’affectivité éveillée par la force de la représentation sera analysée par Aristote dans sa Poétique. Platon, lui, ne veut pas prendre acte de la compétence du rhapsode pour en examiner la fonction, il s’inquiète bien plutôt de sa légitimité. Comment ne pas s’étonner qu’un homme qui porte une couronne d’or et qui est entouré de 20 000 personnes qui sont des amis puisse éprouver de la peur ? Comment ne pas relever ce fait, que des individus qui auraient honte de pleurer et de montrer qu’ils ont peur lorsqu’ils sont en privé, se laissent aller aux larmes et aux frissons lorsqu’ils font partie du public d’une représentation tragique ? Le scandale pour Platon, c’est qu’au lieu de fournir l’occasion d’une épreuve de contrôle de soi, la représentation tragique offre l’excuse qui permet de ressentir publiquement et impunément (sans la sanction de la honte, caractéristique de la civilisation) les désordres intérieurs les plus nuisibles tant à l’harmonie de l’âme qu’à l’ordre de la Cité. L’effet de la mimésis interprétative du rhapsode tient bien d’un scandale, qui est le pouvoir subversif de la représentation, en tant qu’elle distancie du réel qu’elle remplace et dont elle tient lieu, fascinant le spectateur par cette puissance d’absentement et d’illusion en même temps, capable de se faire admirer et d’entraîner dans l’impudeur ceux qui se laissent prendre à son jeu.

C’est en tant que puissance capable de produire une imitation d’apparence, une apparence au second degré, que l’art commence à être interrogé de façon radicale dans l’œuvre de Platon. Cette approche est déterminante, d’abord dans le champ propre de la recherche philosophique, mais plus largement dans la façon dont chaque art va se développer dans le monde occidental, en devenant autonome par rapport à ses fonctions originelles, cultuelles et culturelles. Platon pense en effet l’art comme technê, savoir-faire, et il le spécifie à partir de l’essence de la poiésis, comme pratique de production mimétique. Quel en est le sens ? La référence centrale est à la fois la poésie homérique et la tragédie. Ce qui y est produit, c’est une représentation poétique d’actions héroïques, mémorables par leur caractère terrible ou poignant et leur signification tragique. Production référentielle, capable d’évoquer pour un grec ce qui a eu lieu et que sa culture lui a fait connaître, de rendre présents les héros disparus, au point de provoquer les affects que susciteraient leur présence réelle. L’art est ainsi une technê de fiction, une habileté particulière à présentifier et à signifier une forme (ce qui précisément est objet de reconnaissance, et idéalement d’intellection). Or au temps de Platon, la poésie homérique, interprétée par les rhapsodes, a une importance capitale dans la formation des citoyens auxquels elle donne accès aux vérités essentielles sur l’humain, l’inhumain, le divin et le monstrueux. Autant dire que l’art des rhapsodes est au service de l’art par excellence, la paideia formatrice de l’homme accompli. De façon troublante, le concept de réminiscence, qui est au cœur de la philosophie et de la politique platoniciennes, se retrouve dans l’effectuation même de la puissance spécifique de l’art, dont la valeur est juste322

Philosophique (approche) La critique épistémique n’est pas inessentielle : lorsque Platon évoque les récits homériques de bataille pour souligner que ni le rhapsode ni Homère lui-même ne sont des experts en stratégie, mais savent produire l’illusion qu’ils le sont, de même que lorsqu’il mettra en cause l’illusion de savoir universel (et d’action thérapeutique) du rhéteur (dans le Gorgias), il s’agit effectivement de mener combat contre le pseudos, le faux semblant. Mais c’est aussi l’image, l’eiconos susceptible de devenir l’idole (eidolos) qui est visée, parce qu’elle fait détourne l’esprit de son mouvement naturel vers le vrai. Le plaisir produit par la belle apparence corrompt le désir de savoir, ce qui a des conséquences désastreuses sur les orientations de la Cité, livrée à toutes les séductions possibles. C’est sans doute parce qu’il effectue ce clivage entre poésie et science que Platon est le premier penseur véritable de l’art, dont il rend problématique la signification : d’entrée de jeu, la puissance propre de l’art se trouve soumise chez lui à un procès qui se révèlera paradoxalement d’une fécondité extraordinaire. C’est qu’il s’agit d’un procès en deux temps, dont l’horizon est, de Platon à Hegel, la difficile question de la présence de l’Idée, ou de l’Idéal, dans la forme sensible. Platon interroge d’abord l’origine du pouvoir d’émouvoir, qui se transmet du poète (à commencer par Homère) à l’auditeur-spectateur, via le rhapsode-acteur : « Socrate. En fait, il y a que cette faculté, chez toi, de bien parler d’Homère n’est point un art, c’est ce que je disais tout à l’heure, mais une puissance divine qui te met en branle, comme dans le cas de la pierre qui a été appelée “magnétique” par Euripide et qu’on appelle le plus souvent pierre d’Héraclée. Cette pierre en effet ne se borne pas à attirer simplement les anneaux quand ils sont en fer, mais encore elle fait passer dans ces anneaux une puissance qui les rend capables de produire le même effet que produit la pierre et d’attirer d’autres

anneaux… », écrit Platon dans Ion. Que Socrate nomme cela inspiration, cela équivaut à lui dénier la dignité d’un savoir véritable (technê fondée et apprise, donc aussi bien une épistémé dont l’origine et le fondement relèvent du logos). Comme ce sera le cas avec la puissance de la rhétorique, le « magnétisme » de l’art poétique est d’autant plus transmissible et d’autant plus efficace qu’il n’est ni contrôlable ni justifiable. Dépositaire de la parole d’un dieu, il ne se possède plus lui-même, il est « possédé ». Comment pourrait-il donner raison de ce qu’il dit et de ce qu’il exprime, et en enseigner l’art ? Et c’est cela que dit le recours à la notion d’inspiration dans la bouche du poète lui-même. Par une radicalisation du procédé maïeutique, Socrate fait dire au rhapsode qu’étant habité par le divin, « enthousiaste », il lui arrive d’être pris de transports bachiques et de prononcer des paroles qui ne viennent pas de lui, mais du dieu ; aussi ne saurait-il rendre compte de ce qui se produit en lui, et par conséquent des effets qu’il produit sur les spectateurs. Il lui suffit d’observer, dans l’émoi ou la terreur du public, la preuve que lui-même a été inspiré. Vient alors le second temps du procès : ces effets, derniers anneaux de la chaîne magnétique qui transmet la puissance dont le poète est habité, portant en eux un effet de réel irrésistible, comme si se produisait dans le sensible l’apparition du vrai (de l’Idée, ou de l’Idéal), le comble de l’art, la réussite trop parfaite de la mimésis, c’est en même temps la perversion du sens du vrai : ce qui tient lieu de présence de l’eidos n’est qu’un misérable simulacre (eidolon). Rebelle à l’analyse, la puissance du simulacre fait obstacle à la recherche du vrai, et détourne l’esprit de son mouvement originel vers le juste. La question de l’origine de la puissance de l’art se trouve ainsi oblitérée par celle, plus socratique, de la valeur éthique de la représentation mimétique et de son pouvoir de simulation du réel. L’apparence au second degré, l’imitation 323

Philosophique (approche) des apparences, fait de tout art efficace l’organe du faux, et toute la philosophie platonicienne, on le sait, est dans sa dimension métaphysique autant qu’en politique une immense psychagogie vouée à réorienter l’âme vers sa destination aléthique en l’armant face aux séductions du pseudos. Se complaire dans l’effroi et les tremblements ou la pitié et les larmes, rechercher ces émotions obtenues sous l’effet d’une représentation, donc d’un art d’illusion, n’est-ce pas se laisser corrompre ? Que devient le citoyen soumis à l’envoûtement de l’art, au chant des sirènes du drame musical, par exemple ? Mais un tel procès de la mimésis trompeuse a aussi un effet positif sur le devenir de l’art. Il institue les conditions de l’œuvre légitime, celle qui est belle parce que juste, et justifiée parce que vraie : orientée vers l’idée, sa formation se veut imitation de la Forme intelligible, compréhension et figuration de la structure essentielle de l’eidos. Au choc désastreux de l’émotion violente et factice, l’œuvre qui vise la vérité et tend à rendre présente l’Idée, substituera l’émotion-contemplation, la joie pure de l’âme qui se retrouve en présence du Beau. Les émotions produites par l’art et le plaisir du spectateur Mais comment les productions artistiques parviennent-elles à agir sur l’exercice effectif de la sensibilité ? Comment nous affectent-elles en tant qu’œuvres précisément ? Platon est certes attentif aux effets de l’art, mais il les hiérarchise selon leur plus ou moins convenance à l’idéal de formation du citoyen en vue de la Belle Cité : il observe ainsi les effets sur l’âme des trois modes de la musique grecque archaïque, le lydien, dolent et funèbre, propre aux élégies, le dorien, viril et belliqueux, propre aux poèmes épiques, et le phrygien, enthousiaste et bachique, propre aux dithyrambes. D’une façon générale, le pouvoir de la musique, qui de tous les arts, est celui qui 324

pénètre au plus intime de l’âme, et en prend possession, lui paraît le plus redoutable. La musique peut être tout aussi efficacement chant des sirènes, capable de nous dérouter et de nous perdre, que chant d’Orphée capable de soumettre la nature insoumise et sauvage à la sérénité de l’art. Condamnant la musique pathétique et alanguie de l’Orient, le lamento démoralisant des modes lydien et ionien, il préconise les toniques musiques doriennes et phrygiennes. La lyre d’Orphée, ou la cithare, contre les flûtes charmeuses et les mélodies envoutantes. Par son caractère normatif, la philosophie platonicienne devait négliger l’examen de la nature des effets émotionnels de l’art en tant qu’art (et non en tant que technique de persuasion et d’assujettissement). Car la lutte contre l’usage sophistique de la rhétorique réduit à sa plus simple expression l’approche platonicienne des pouvoirs de l’art sur les émotions. Or c’est précisément cet examen des émotions liées à la représentation artistique qui s’impose comme question préalable dès que ces émotions sont reconnues comme des effets propres à l’art. C’est le mérite d’Aristote d’affronter cette question à partir de l’exemple, devenu paradigmatique, du plaisir suscité par la tragédie. Comment comprendre ce plaisir spécifique ? Comment est-il possible qu’un plaisir se produise alors que sont représentés des événements terrifiants ou pathétiques ? Interroger la nature apparemment paradoxale du plaisir éprouvé à ressentir de la crainte et de la pitié revient chez Aristote à reprendre de façon très originale la question de la mimésis dans la tragédie. L’anthropologie aristotélicienne, comme celle de Platon, a certes pour principe l’organisation de la structure et de la vie proprement humaine par le logos : la sensibilité humaine ne comporte pas seulement une orientation affective nécessaire à la conservation de la vie, elle n’est pas seulement polarisée par le plaisir et la douleur, l’utile et le nuisible, elle comporte aussi un

Philosophique (approche) rapport à soi spécifique (ce qu’implique la notion de sens commun impliquant une réflexivité de la sensation, se sentir sentir) décisive chez l’être raisonnable. Il s’agit d’une vie qui a conscience d’ellemême d’une façon qu’on peut dire axiologique. Une vie qui s’éprouve et s’évalue elle-même, en tant qu’accomplie ou inaccomplie, heureuse ou malheureuse La perspective du Protreptique d’Aristote est proche de celle de Platon dans le Philèbe : quel homme, demande la Stagirite, choisirait une vie comblée de plaisir en l’absence de toute lucidité et de toute raison ? Le plaisir propre à l’homme ne réside-t-il pas dans la satisfaction de savoir, dans la sensibilité elle-même, et en particulier dans les sensations visuelles ? Le début de la Métaphysique marque ainsi le privilège de la vue, sens de la plus grande acuité (acribeia), sens par excellence de la diversité des formes et forme figurative de la pensée et du jugement. Mais en quoi consiste le plaisir que nous appelons aujourd’hui esthétique ? La question n’est pas anachronique, si l’on s’en tient à l’enquête aristotélicienne sur le plaisir propre que procure la tragédie : ce plaisir est-il par son principe intellectuel ? S’agit-il in fine du plaisir de reconnaître, via les émotions de crainte et de pitié générées par la tragédie, au moment où l’intrigue comporte ses retournements émouvants, le tragique de la destinée des humains toujours exposés à la chute dans un malheur irréversible ? S’agit-il d’un plaisir de reconnaissance ? C’est dans la Poétique, chapitres 13 et 14, qu’Aristote définit la tragédie réussie par son pouvoir de « susciter le plaisir provenant de la peur et de la pitié à travers la représentation ». La formule est remarquable. Elle est à confronter avec la thèse de la finalité cathartique qui est essentielle dans la conception aristotélicienne de la tragédie. Certes, la fonction thérapeutique de cette « purgation » des passions par l’effet mimétique de leur représentation. La purification

c­ athartique n’est-elle pas la finalité ultime de celle-ci lorsqu’elle est « réussie » ? Mais le plaisir de la purification, couronnement du soulagement cathartique, s’il fait la différence avec le plaisir de reconnaissance qui relève de l’exercice réussi des fonctions cognitives de l’être humain, ne se confond pas avec le plaisir « provenant de la peur et de la pitié », qui relève, lui, de l’expérience des émotions. Et s’agissant des émotions, Aristote ne manque pas d’en relever l’importance dans les affaires humaines, puisqu’elles sont ce à quoi la rhétorique a affaire, ce sur quoi l’art de persuader sait agir, afin d’infléchir le jugement ou de faire naître une opinion. Mais qu’est-ce qui caractérise le mode de persuasion propre à la tragédie ? Et quel sens accorder au plaisir lié aux émotions qu’entraîne cette persuasion ? Dans un article qui nous paraît décisif « Aristote et le plaisir “propre” de la tragédie » (2009), Pierre Destrée réfute les interprétations intellectualistes du plaisir propre à la tragédie chez Aristote. Et il attire l’attention sur la fameuse formule du chapitre 4 de la Poétique, et qui oriente ces interprétations jusque dans la lecture du chapitre 9, où pourtant il s’agit de décrire la genèse d’une expérience esthétique : « la poésie est à la fois plus philosophique et plus digne d’attention que l’histoire : la poésie exprime davantage l’universel, l’histoire le particulier ». Ici, note Pierre Destrée, l’universel signifie le nécessaire, et ce qui doit apparaître comme nécessaire, c’est la concaténation des évènements qui font l’action de l’intrigue ; telle est l’universalité qu’Aristote présente comme la condition sine qua non qu’une intrigue doit remplir pour être « persuasive ». Le spectateur ne peut être ému qu’à cette condition, et elle implique par exemple que les Grecs reconnaissent dans les personnages les figures du muthos, figures qui sont déjà présentes en eux : les évènements douloureux qui sont représentés sont identifiables, et capables de leur faire 325

Philosophique (approche) ressentir les émotions tragiques. Musique et spectacle participent au plaisir de les éprouver, et c’est pourquoi Aristote attribue à la tragédie un pouvoir de produire « les plaisirs les plus vifs », en tout cas un pouvoir d’émouvoir plus important que celui de l’épopée. Mais quel besoin nous pousse à éprouver du plaisir jusque dans la peine que suscite en nous le spectacle du malheur lorsque la situation du héros subit le fameux retournement tragique ? Pour répondre à cette question, Destrée propose un détour par Les parties des animaux, où Aristote proclame qu’il y a pour « ceux qui sont capables de connaître les causes », les philosophes, un plaisir à observer même les « êtres qui ne sont pas plaisants à la vue », tels les animaux qui suscitent le dégoût quand on les regarde d’un point de vue sensible. Qu’est-ce donc qui permet d’éprouver du plaisir malgré le déplaisir de la peur et de la pitié, voire du dégoût et en même temps que ces émotions ? C’est la conscience qu’il s’agit d’une représentation, et non d’une action qui se déroule dans la réalité. Précisant qu’ici Aristote réitère Platon, Destrée conclut qu’il y a deux sens à cela : « D’une part, l’idée que je sais très bien que cela “n’est que” de la mimésis, et donc que je n’éprouve aucun désir de monter sur scène pour protéger les enfants de Médée […]. D’autre part, l’idée que la mimésis au sens platonicien d’enactment, est une forme de jeu : j’expérimente sous forme ludique les émotions tragiques ». Il y aurait bien en nous un besoin de jouer avec la possibilité permanente du malheur (d’où la nécessité que l’intrigue et les caractères soient vraisemblables). Sur fond d’eudémonisme, d’éthique orientée par le désir du bonheur, la catharsis implique mon identification à celui qui sombre dans le malheur, et l’expérience de sa souffrance, en tant qu’elle est « jouée » par lui et par moi. La catharsis n’est pas seulement purgation et purification, elle est épreuve de soi, de sa propre puissance, 326

éthique et esthétique en même temps, épreuve d’une liberté inscrite jusque dans l’expérience affective la plus troublante. Interprétations du Beau Le tournant du néoplatonisme de la Renaissance tient à la question, qui fit le tourment des Michel-Ange et des Raphaël, de l’impossibilité de répondre à l’injonction de réaliser dans les formes visibles l’adéquation parfaite à l’Idée. Celle-ci ne pouvait plus être pensée comme une essence immuable, ni comme un modèle éternel : rapportée à l’activité de l’esprit, à sa vie même, l’idée se trouvait liée à l’intériorité. La vision intérieure de la beauté renvoie chez les peintres et les sculpteurs de la Renaissance à un schème plus plotinien que platonicien : en sculptant la forme de Zeus, disait Plotin, Phidias n’a pas représenté un homme réel, mais l’aspect que Zeus aurait s’il avait voulu apparaître au regard humain. L’image intérieure qu’avait Phidias révélait l’essence du dieu. L’héritage platonicien se retrouve dans la référence de l’artiste à la formation divine du monde, formation que l’art doit accompagner et non pas mimer de façon trompeuse. Mais émanée de Dieu et présente en toute forme, la beauté des corps sculptés est elle-même immatérielle : ce qui s’exprime dans l’œuvre et est à l’œuvre sur celui qui la contemple, c’est le triomphe de la forme sur l’inertie grossière de la matière. Mais ce triomphe relève moins d’une adéquation de la forme à l’œuvre réalisée que d’une présence dont l’écart par rapport à la matérialité qui la manifeste fait précisément le dynamisme. En termes plotiniens, la beauté dans la pierre ne conserve pas en elle toute la pureté de la beauté immobile en elle-même, mais pour autant que la pierre s’est assujettie à l’art, elle manifeste la présence de cette pure beauté. Et on peut légitimement trouver dans ces remarques développées en Ennéades  i, 6, la forme que prendra l’orientation contemplative de l’art occidental : toute sa force propre

Philosophique (approche) aura été de s’affranchir de la sensibilité et de ­l’expressivité étroitement codifiées auxquelles conduisent les diverses formes d’assujettissement aux pouvoirs religieux, politiques ou sociaux, pour conduire, audelà de la forme sensible de l’œuvre, et par la force de ce qu’elle porte en elle de puissance d’écart, vers cette beauté dont Léonard considérait qu’elle surmontait ce que l’invention peut avoir d’arbitraire, par ceci qu’elle emportait l’universelle adhésion des hommes. Entre la « belle invention », l’« harmonie rationnelle » des couleurs et les proportions justes des formes l’accord auquel parvient l’art manifeste sa supériorité sur tout ce qui est observable dans la nature et sous un point de vue particulier. Mais à quoi tient précisément un tel accord, reconnu et revendiqué comme relevant de l’art, et de l’art seul ? Est-il demeuré tributaire de la visée du beau idéal ? Appelle-t-il encore, par la médiation de l’œuvre belle parce que vraie, comme le veut la tradition platonicienne, l’approche émouvante et féconde de la Beauté ? Ou bien s’agit-il d’une expérience différente ? L’examen des dessins préparatoires à la Dernière Cène de Léonard de Vinci est à cet égard éloquent : comme l’a observé Daniel Arasse dans Léonard de Vinci, le rythme du monde (2008), alors que les figures semblent inscrites rigoureusement dans le réseau de la perspective géométrique, le cadrage resserré qu’adopte Léonard fait surgir ces mêmes figures « en avant » du lieu géométrique construit par le plafond à caissons et les tapisseries du mur. De nombreuses « anomalies », telles que la largeur des tapisseries qui s’accroît avec la distance, contribuent à « ralentir » visuellement la fuite de la perspective. Libéré des contraintes de la perspective régulière, le sujet (la Cène) devient un ensemble de mouvements dont la dynamique, animée de suspensions, de scansions et de reprises, évoque une discordia concors musicale, dont le tableau serait l’analogon pictural. Cela justifie, selon

Arasse, « un déchiffrement passionnel de ces “mouvements du corps” par lesquels Léonard a traduit les “mouvements de l’âme” » ; l’expression et la signification de chaque figure est à la fois perturbatrice, et participe à l’unité nouvelle que créent les mouvements composants. La lumière et le mouvement intègrent dynamiquement les groupes qui pourraient sans eux tendre à la discordance et au tumulte général. Les paroles du Christ lui-même ont précisément cette même puissance unificatrice. Rubens et Rembrandt reconnaîtront dans la Dernière Cène de Léonard le début d’un nouvel âge de la peinture, l’invention de l’ordre pictural même, par opposition au géométrisme simple et statique de la composition et à la subordination du tableau à une narration ; comment ne pas y voir également une subversion du rapport contemplatif à l’œuvre, par cette immersion dans l’expérience que l’œuvre est elle-même, et qu’elle provoque ? « La dernière Cène peint un instant qui a été historique parce qu’il était investi de cette “Force” que Léonard définit, ne l’oublions pas, comme une “puissance spirituelle”, et dont l’action se marque dans le visible en affectant ce qu’elle rencontre et traverse dans son mouvement », écrit Arasse. Dès lors, c’est dans cette tension entre l’universalité d’adhésion requise par l’œuvre qui se veut œuvre d’art, et la non moins nécessaire « invention du vrai », selon le mot de Balzac, que se transforment à la fois le statut de l’artiste, la question des sources (et donc du sens à accorder à la notion d’inspiration), et celle des émotions liées à la puissance propre de l’art. L’autonomie de l’œuvre, tant par rapport à ses conditions de production que par rapport à toute référence possible à la réalité observable (et donc à la nature) devient un thème dominant. Qu’est-ce que cela signifie ? À propos des sources de la création littéraire, Balzac n’évoque pas seulement cette part d’inconscient qui dépasse et transgresse les intentions conscientes d’un 327

Philosophique (approche) art délibéré et par trop cérébral, il montre à quel point les talents d’observation et d’expression de l’écrivain sont à la fois nécessaires et insuffisants : intervient, dans la création vivante, « une sorte de seconde vue […], je ne sais quelle puissance qui les transporte là où ils doivent, où ils veulent être. Ils inventent le vrai, par analogie, ou voient l’objet à décrire, soit que l’objet vienne à eux, soit qu’ils aillent eux-mêmes vers l’objet » dans la Préface à la première édition de La Peau de chagrin (1831). C’est que l’objet est ici rien moins que la chose inerte, il est ce que vise et transmet cette paradoxale « création du vrai », cette présence de la vie émouvante et éloquente qui passe par les couleurs originales du peintre ou les descriptions singulières de l’écrivain véritable. « Donner une forme vivante à ses observations », dit encore Balzac. Et Proust, à propos de Chardin qui « a rendu si ardemment la vie de la nature qu’on croyait morte, goûté à la coupe nacrée des huitres, à la fraicheur de l’eau de mer sympathisé avec la tendresse d’une nappe pour une table, de l’obscur pour le clair », dans Contre Sainte-Beuve. Le thème de l’inspiration se trouve lié à celui des émotions suscitées par la vie sensible présente dans l’œuvre ; il garde son obscurité initiale (pour le créateur lui-même, comme chez Platon), mais il implique une participation à la vie sensible du monde, condition sine qua non de la transmission de ce qui sera éprouvé par le spectateur ou le lecteur : « Les actes créateurs procèdent non de la connaissance de leurs lois, mais d’une puissance incompréhensible et obscure, et qu’on ne fortifie pas en l’éclairant ». Dans sa troisième lettre de Viareggioo, Rilke au jeune poète Kappus (Lettres à un jeune poète, 1929) de « laisser chaque impression et chaque germe de sensibilité s’accomplir en vous, dans l’obscurité de l’indicible, dans l’inconscient, là où l’intelligence n’atteint pas ». L’excès du sensible sur l’intelligence, réduite à une position de réceptivité face à l’« état de transport » 328

dont parle Claudel dans Sur l’inspiration poétique (1929) pour caractériser ce à quoi participent l’orateur et son auditoire, ou le poète et son lecteur : « L’orateur est celui qui sait se mettre dans un état de transport, et le poète aussi. De l’émotion sort non pas l’obscurité, mais une lucidité supérieure… ». Maurice Blanchot a souligné l’importance de la formule de Flaubert  dans L’entretien infini (1969) : « J’en arrive à la conviction qu’il est impossible d’écrire ». Écrire est sans limite et sans repos, car « l’Art excède […] Il y a là-dessous un mystère qui m’échappe ». C’est que l’œuvre n’est elle-même créatrice, riche d’émotions nouvelles et, pour chaque lecteur, inouïes que par l’intransitivité de l’écrire. Comme ce sera le cas pour la couleur en peinture, ou le pur son musical. Le recours de Flaubert à la tradition platonicienne, avec le primat de la Forme pure portée par la phrase, lorsque la prose parvient à se constituer, au-dessus même des pouvoirs de la poésie, en monde autonome, et lorsque le roman (depuis Balzac) s’est élevé à une existence absolue, fait de l’écrire une entreprise désespérée. Mais cela, le fait que le romancier authentique tout comme le poète se reconnaisse comme second au rang de ce qu’il fait, et que l’inspiration signifie surtout l’antériorité de l’œuvre par rapport à l’auteur et à son travail, tous deux encore à venir, comme en témoignera toute l’entreprise de Proust, n’ouvre-t-il pas une nouvelle perspective sur les formes nouvelles de l’émotion du lecteur ou du spectateur ? Encore fallut-il que fussent surmontées et l’exigence mimétique (jusque dans sa forme idéaliste) et l’exigence classique de la beauté par référence à la Forme ; la croyance en l’antériorité de l’idée en somme. « Le Fait se distille dans la Forme et monte en haut, comme un pur encens de l’Esprit vers l’Eternel, l’Immuable, l’Absolu, l’Idéal », écrivait encore Flaubert ; mais il finit par se déclarer responsable

Philosophique (approche) d’une tout autre dimension du langage, d’une « poétique insciente », comme il le pressentait dans sa jeunesse. Au tranquille travail d’artisan d’un héritier de Boileau, en accord avec la tradition et selon un modèle, se substitue l’expérience tragique de la démesure, de l’effroi pendant l’affrontement de l’inhumain, de la pratique incessante et épuisante de l’impossible. Issu d’une vie qui excède la vie, l’art ne peut créer que dans la souffrance d’être aux prises avec l’impossible. La fin de l’ordre mimétique ; l’exploration de l’œuvre Pour comprendre ce tournant décisif, cette rupture avec l’ordre de l’esthétique classique, il faut sans doute remonter aux dernières œuvres de Michel Ange : une expressivité du mouvement et de la chair s’impose comme une transgression des principes de rigueur et d’équilibre du classicisme. La « bella maniera » dont parle Vasari, dominera tout un art savant, littéraire, libéré des règles qui assuraient la valeur objective de l’œuvre, la communicabilité universelle de ce qu’elle exprime. Le maniérisme ne recherche la réalité qu’en tant qu’elle se révèle comme on ne l’avait jamais vue. À la représentation supposée naturelle et ordonnée par la mimésis à l’essence ou l’idéal de la forme, il substitue une exigence d’expérience subjective et originale capable de se transmette sous forme de rythmes et d’organisations expressives. La découverte de l’importance du « maniérisme » par Walter Friedländer s’est faite précisément à partir de la difficulté à inscrire une œuvre fantasque de Pirro Ligorno, le Casino Pio du Vatican, dans le schéma évolutif allant du classique au baroque que Friedländer avait reçu de son maître Wölfflin ; l’étude du style des peintres du milieu du xvi e  siècle tels que Pontormo, Rosso, Beccafumi, Parmesan, le conduisit à mettre en évidence tout un jeu de déformations, de dissonances, caractéristique d’une

recherche des effets dynamiques, en sculpture comme en peinture, et qui va forger une toute nouvelle sensibilité esthétique. Au lieu de repérer dans l’œuvre un espace clairement lisible où évoluent des personnages, comme dans la représentation classique, le regard se porte sur le volume corporel privilégié par l’artiste pour des raisons d’expressivité. La comparaison du David de Michel-Ange, avec la disproportion de la tête et des mains par rapport au corps, et des sculptures grecques ou néo-classiques, est à cet égard frappante : le corps désormais n’est plus ordonné à un espace de référence, il crée son propre espace. En peinture, on voit disparaître le rôle des surfaces planes, des plans successifs et de la perspective, au profit d’une pluralisation des ensembles que le regard doit parcourir comme par bonds. Dans cet espace irréel surgissent des figures anormales, ce qui culminera avec le Greco. Les corps puissants des prophètes dans la Chapelle Sixtine évoluent dans un espace redoutablement rétréci, figurant par la tension ainsi créée, leur libération dans un tout autre espace… L’exaltation de la tension, du mouvement intérieur et passionnel, intensifie l’admiration, souvent teintée de terreur. Avec le primat de la couleur et de la lumière, les effets multiples et puissants du clair-obscur, nous sommes, remarque Friedländer, aux antipodes de l’illusionnisme classique, avec ses effets liés aux techniques perspectivistes, trompe-l’œil, faux-semblant, personnage qui déborde du cadre, etc. : les émotions provoquées par le maniérisme ne passent plus par un effet de réalité, mais au contraire de déplacement, de déstabilisation, auquel contribue le foisonnement de couleurs,, d’éléments décoratifs, d’illuminations et de fragilisation des formes (voir W.  Friedlaender, Mannerism and Antimannerism in Italian Painting, 1954). Par exemple, la description du Moïse défendant les filles de Jethro, de Rosso Fiorentino, qui est aux Offices, met en valeur une violence qui va bien au-delà de celle de Michel-Ange, notamment par l’usage 329

Philosophique (approche) presque excessif du contrepoint dans les postures des corps nus. La colère de Moïse se lit dans son expression corporelle qui semble briser les corps de ses ennemis. Discutée depuis les travaux de John Shearman, qui a su dégager l’arrière-fond culturel du maniérisme (son rapport à l’idéal courtois de raffinement d’un Baldassare Castiglione, auteur du Courtisan), la thèse de Friedländer reste stimulante par l’attention qu’elle porte aux invariants d’un style qui connut une expansion considérable dans toute l’Europe, et contribua puissamment à la constitution d’une doctrine nouvelle issue de la manière nouvelle de pratiquer l’art et de viser sa réception : manière qui, par sa secondarité par rapport aux styles des maîtres, est en rupture avec l’imitation de la nature. Sans doute l’œuvre s’expose-t-elle par là à soumettre le plaisir esthétique qu’elle procure à sa propre exigence de déchiffrement : sa sophistication en appelle à une culture riche et profonde qui dépasse les effets de sa réalité sensible. Dans le maniérisme, l’art semble également passer d’une référence normative (la nature) à une autre (l’expérience du mouvement, expressif de l’émotion). Mais par le biais de l’énigme que représente le sens d’une œuvre qui déjoue l’attente d’unité de composition et de sens, ce qui est proposé, c’est l’accès à un tout autre rapport que celui, référentiel, de la mimésis : l’insolite, le bizarre, renvoient à un rapport intime à soi-même, autant pour l’artiste que pour le spectateur. Oubliant qu’il est un tournant, nous pouvons voir s’y révéler ce qui au fond rend l’œuvre la mieux connue inépuisable. C’est ce dont le Voyage en Italie, de Goethe, témoigne avec éclat : il y est question de l’insuffisance du plaisir que donne la première impression, toujours étrange, et de la nécessaire fréquentation

de l’œuvre, conçue comme une participation qui à chaque rencontre, dépasse l’unilatéralité de l’impression. « Pour Goethe, émerveillement, contemplation et jugement sont trois degrés du processus d’interprétation de l’œuvre d’art et trois aspects du plaisir qu’il procure », écrit Luigi Pareyson dans ses Conversations sur l’esthétique (1966). Au plaisir de la première impression, il faut, selon Goethe cité par Pareyson, que succède l’étude, la connaissance précise et profonde qui seule peut promettre un plaisir plus profond et plus authentique, « une véritable joie qui n’existe pas sans une connaissance profonde ». Le rapport avec l’altérité est ici essentiel, et il suppose la mise à l’écart des impressions externes, des sentiments subjectifs, des passions personnelles. Pareyson parle d’une connaissance objective, relevant d’une véritable Wille zur Sachlichkeit. Mais il y a par le moyen de cette même connaissance, et alors même que l’œuvre creuse un abyme entre le connaître et le faire, une participation qui devient possible à la nature de l’objet, une adoption de son rythme et de son mouvement créateur. La connaissance de l’œuvre « pousse à l’action, et quel qu’en soit l’aboutissement, on finit par sentir qu’on ne peut juger exactement que ce que l’on peut produire par soi-même », selon Goethe cité par Pareyson. André Simha

& Aristote, Poétique [iv e siècle av. J.‑C.], trad. J. Hardy, Paris, Les Belles-lettres, 1979. M. Blanchot, L’Entretien infini, Le problème de Wittgenstein, Gallimard, 1969. L. Payerson, Conversations sur l’esthétique, trad. par G. A. Tiberghien, Gallimard, 1992. Platon, Ion [533 av. J.‑C.], trad. L. Robin, œuvres complètes i, Gallimard, 1950. aristote, catharsis, éthique (approche), FF platon, tragédie

Philosophique (approche)

EXTRAIT Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Texte posthume, édité en 1954, Gallimard, Idées, p. 157-161. L’œuvre de Sainte-Beuve n’est pas une œuvre profonde. La fameuse méthode, qui en fait, selon Taine, selon Paul Bourget et tant d’autres, le maître inégalable de la critique du xixe, cette méthode, qui consiste à ne pas séparer l’homme et l’œuvre, à considérer qu’il n’est pas indifférent pour juger l’auteur d’un livre, si ce livre n’est pas « un traité de géométrie
pure », d’avoir d’abord répondu aux questions qui paraissent les plus étrangères à son œuvre (comment se comportait-il, etc.), à s’entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, à collationner ses correspondances, à interroger les hommes qui l’ont connu, en causant avec eux s’ils vivent encore, en lisant ce qu’ils ont pu écrire sur lui s’ils sont morts, cette méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre cœur. [...] En aucun temps, Sainte-Beuve ne semble avoir compris ce qu’il y a de particulier dans l’inspiration et le travail littéraire, et ce qui le différencie entièrement des occupations des autres hommes et des autres occupations de l’écrivain. Il ne faisait pas de démarcation entre l’occupation littéraire, où, dans la solitude, faisant tarie ces paroles, qui sont aux autres autant qu’à nous, et avec lesquelles, nous-mêmes, nous nous remettons face à face avec nous-mêmes, nous tâchons d’entendre, et de rendre, le son vrai de notre cœur, et non la conversation !

Photographie

PHOTOGR APHIE La magie photographique et le mystère des émotions Combinaison de phénomènes optiques et chimiques, la photographie est a priori éloignée de la sphère émotionnelle. Enregistrement d’une empreinte lumineuse, sa technique semble exclure tout affect. Pourtant, elle cohabite avec une indiscutable magie dont témoignent tous ceux qui ont déjà fait l’expérience de la révélation en laboratoire, évoquée par exemple rétrospectivement par Pierre Loti : « Et je me rappelle ma joie, mon émerveillement lorsque, enfermé avec ma tante photographe dans l’obscurité du petit souterrain où elle combinait ses drogues magiques, j’épiais sur chaque plaque nouvelle l’apparition de ces marbrures d’abord indécises qui, peu à peu, s’accentuaient pour dessiner les visages aimés » (lettre de 1909). Impatience et émerveillement : l’apparition de l’image photographique est créatrice d’émotions. La joie illuminant le visage du jeune Pierre Loti aurait d’ailleurs pu à son tour être photographiée. Comment la photographie agit-elle sur les émotions ? Quelles émotions spécifiques la photographie crée-t-elle ? Le médium « photographie » permet de traduire les émotions captées et d’en créer de nouvelles chez le récepteur. Elle permet aussi de se documenter sur les émotions, de manière à mieux les connaître. Que l’on définisse l’émotion comme une manifestation extérieure et corporelle de la conscience, ou comme un accident, un événement actif se produisant chez l’individu, la photographie est un adjuvant de choix dans une phénoménologie de l’émotion, comme celle que veut développer Sartre dans Esquisse d’une théorie des émotions (1939). « Objet insaisissable, versatile, aux traits contradictoires : les émotions donnent du fil à retordre aux philosophes, dont l’une 332

des principales fonctions est de faire de l’ordre dans le fouillis des mots et des concepts », écrit Daniel Andler dans son Introduction aux sciences cognitives (1992). Les émotions s’opposent en effet à la raison et à la « cognition froide » que les sciences cognitives sont habituées à analyser. Ces représentantes de la « cognition chaude », pour être pensées, ont d’abord dû être visualisées. De même que la photographie a permis à la fin du xix e siècle de trancher le débat sur la course du cheval par la chronophotographie, on a essayé de lui faire jouer ce rôle dans la connaissance des expressions humaines. La vogue de la photographie médico-sociale est représentée par exemple par Duchenne de Boulogne et ses stimulations électriques. Cette imagerie médicale intéressera au plus haut point les surréalistes, qui réutiliseront les photos de la Salpétrière en 1928, légendées « les attitudes passionnelles en 1878 ». Elle constitue également un héritage important pour les neurosciences modernes. La photographie interagit donc avec les émotions à deux niveaux : la captation et la création. En épilogue à L’Expérience photographique (2014), Marc Aufraise se livre à une « expérience émotive » qui montre combien se rejoignent émotion captée et émotion suscitée : il soumet une photographie du cours de François-Franck sur « les expressions des émotions » montrant le visage d’une aliénée en camisole, caressé par un opérateur, à différents regards critiques en leur demandant en premier lieu : « Quelle(s) émotion(s) avez-vous ressenties en voyant cette image ? » Entre l’émotion captée et l’émotion créée, l’image photographique, envoyée par email dans le protocole imaginé par le chercheur, fait le lien. Au début de La Chambre claire (1980), Barthes distingue trois pratiques photographiques qui sont pour lui « trois émotions » : faire, subir, regarder. L’émotion de la photographie est donc en amont celle du modèle ou de la scène photographiée. En aval, c’est celle du récepteur, du regardeur

Photographie de photographie qui éprouve une émotion esthétique ou une autre émotion plus spécifiquement photographique. Au cœur de la relation entre les deux se situe l’expérience photographique elle-même, celle de l’opérateur. Son émotion est-elle celle du fameux « instant décisif » de Cartier-Bresson ? Ne naît-elle pas plutôt de la durée qu’instaure nécessairement l’acte photographique ? En parcourant les interactions entre les images photographiques et les émotions, on insistera sur l’importance des usages et des lectures. On s’arrêtera en particulier sur deux spécificités de l’émotion photographique : celle du regard des écrivains, exacerbé devant la photographie, et celle du portrait, c’est-à-dire sur l’émotion particulière des visages. Souvenir et émotion photographique La photographie est utilisée le plus communément du monde comme support physique du souvenir. La pratique amateur va se développer en ce sens de la fin du xix e  siècle jusqu’à aujourd’hui. On s’approprie alors l’objet photographique en l’exposant chez soi, en le punaisant ou en le glissant dans son portefeuille. La photographie de l’être aimé, objet de transfert émotionnel, est gardée contre soi, « contre son cœur » comme les portraits qu’évoque Apollinaire dans les Poèmes à Lou. Cet usage répandu de l’image-souvenir fait de la photographie le médium idéal pour garder l’image des morts en créant des fantômes, le successeur du dessin d’ombre de l’Antiquité (voir H. Belting, Pour une anthropologie des images, 2001). Entre portraits de morts ou de vivants et souvenirs du passé, l’absence est une dimension fondamentale de l’émotion photographique. Cette appropriation personnelle des objets photographiques peut prendre la forme banale de l’album ou d’autres formes plus originales de pêle-mêle ou de juxtaposition. Le rapport émotionnel à la

photographie n’est pas seulement le fait du portrait amoureux : on peut collectionner des cartes postales et les investir d’une charge émotionnelle forte. La carte postale illustre en effet la dimension désirante de la photographie, désir de possession et enthousiasme devant la disponibilité du monde, symbolisés par des personnages comme le photographe Albert Londe ou le fondateur des Archives de la planète, Albert Kahn. Ce désir d’exploration du monde par la photographie est une passion qui est moquée comme telle au xix e siècle et dans l’entre-deux-guerres. La photographie est porteuse d’une émotion spécifique pour qui voyage : c’est l’émotion de celui qui « capture » un lieu, en emportent une image et se l’appropriant dans le même geste. Victor Segalen, poète, romancier archéologue et ethnographe grand connaisseur de la Chine, compte sur la photographie pour l’aider à retrouver les émotions qu’il a éprouvées en voyage au moment de ses découvertes archéologiques. Le succès n’est pas toujours au rendez-vous mais, en mai 1917, par exemple, il s’émerveille d’un effet de perspective crée par une projection à grande échelle lors d’une conférence qu’il donne à la Royal Asiatic Society. Parce que le souvenir se concentre sur l’objet photographique, celui-ci joue un rôle central dans le roman familial ou les mythologies individuelles de chacun. Dans le cas de problèmes psychiatriques ou de névroses, la photographie peut être d’un grand secours pour retrouver une image positive de soi, comme le proposent les différentes branches de la photothérapie. Elle est aussi utilisée par les institutions dans le travail du deuil ou pour faciliter certaines séparations difficiles entre la mère et l’enfant. En elle se concentrent les passions et les désirs, y compris les pulsions de mise à mort ou de transgression. L’autoportrait est ainsi le miroir grossissant des émotions et peut devenir l’instrument d’une mise en scène dérivative, comme 333

Photographie dans le cas de Jacques Vaché qui utilisait, avant de se suicider, son propre portrait photographique comme cible de tir à la carabine. La photographie est également un dérivatif chez Proust dans la fameuse scène de Montjouvain où Mlle Vinteuil se livre à une scène sadique devant le portrait de son père défunt dans Du côté de chez Swann. Relique, talisman, l’image souvenir est celle d’un instant qui s’est fixé. Pour Claude Simon, écrivain-photographe notoire, c’est là « l’étrange pouvoir » de la photo « de fixer, de mémoriser ce que notre mémoire elle-même est incapable de retenir, c’est-à-dire l’image de quelque chose qui n’a eu lieu, n’a existé, que dans une fraction infime du temps », écrit-il dans Photographies (1992). Cette émotion liée aux souvenirs est donc propre à la temporalité du médium photographique. Émotion et temporalité du médium La photographie est un vecteur d’émotions non seulement parce qu’elle documente et transmet des souvenirs, mais aussi en raison de la nature temporelle de son dispositif à deux temps, le temps de la prise de vue et le temps de la révélation. C’est ainsi le médium lui-même qui suscite une émotion par sa temporalité particulière, comme Jean-Marie Schaeffer l’a montré dans L’Image précaire (1987) : dans la photographie, l’émotion vient davantage de l’image elle-même que du représenté, comme « trace analogique de quelque portion d’espace-temps particulière ». L’émotion photographique correspond alors à ce que Schaeffer appelle « l’émoi perceptif », et qu’il illustre par sa propre expérience de regardeur d’une photo de Robert Frank. Pour le regardeur d’images, une émotion courante est celle de l’anachronisme face à une photographie ancienne dont les protagonistes ont disparu. Mac Orlan décrit cette émotion dans plusieurs textes, par exemple quand il se trouve  face à 334

une vue des grands boulevards de 1865, image « puissante, en ce sens qu’elle met en marche tous les rouages de l’imagination » (préface de à Atget, photographe de Paris, 1930). La distance temporelle crée une émotion par le décalage mais aussi par les détails qu’on ne voit que dans la distance : le peloton de voltigeurs de la garde sur lequel s’arrête le regardeur n’est qu’un détail dans l’image de 1865, mais ce détail, transparent au moment de la prise de vue, ne l’est plus un demi-siècle plus tard. Cette émotion de l’anachronisme est la même par exemple dans la fameuse collection de cartes postales d’Eluard portant en grande partie sur la Belle époque, ou, chez Proust, dans les photos de monuments offertes par la grand-mère pour l’instruction de son petit-fils qui donnent une « belle imagination du passé » dans Du côté de chez Swann. L’idée d’une temporalité spécifique existe dès le moment de la prise de vue : le regard rétrospectif est en quelque sorte préprogrammé par le dispositif photographique, par « l’arché » de la photo dont le spectateur a conscience. En ce sens, JeanMarie Schaeffer définit la photographie comme « image du temps » dans L’Image précaire : saisie d’un instant, coupe dans le flux temporel, la photographie est aussi la représentation d’une durée. C’est là le sens du fameux « ça a été » barthésien, qui, dans La Chambre claire, vient s’ajouter à la description du punctum photographique, déclencheur de l’émotion. L’essai barthésien est en effet tout entier consacré à comprendre l’émotion particulière ressentie devant certaines photographies comme la photo de Jérôme Napoléon, celle d’une vente d’esclave, et plus tard la photo de sa mère enfant. Cette émotion est pour Barthes une sorte d’accident du regard qu’il appelle punctum : un détail qui « fait tilt », partiellement indicible, qui allie la fulgurance de l’émotion au charme du hasard et de l’étonnement ; « punctum, c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure – et aussi coup de dés. Le

Photographie punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) », écrit Barthes dans La Chambre claire. Il s’oppose au studium, qui est l’information fournie par la photographie. Cette émotion naît des richesses de l’image fixe qui autorise la projection de soi et la contemplation. Face à l’image fixe, contrairement à l’image animée, le regardeur peut se perdre, s’attarder, s’arrêter. « Si j’aime une photo, si elle me trouble, je m’y attarde. […] je la regarde, je la scrute, […] je ralentis pour avoir le temps de savoir enfin », écrit Barthes dans La Chambre claire. Cet arrêt sur image crée une émotion de la révélation. Comme dans Blow up, le film d’Antonioni basé sur la nouvelle de Cortázar, Las babas del Diablo, c’est par le regard lent et répété sur un cliché qu’advient la vérité. L’image fixe est une image fixée qui autorise le retour sur ellemême, d’un individu menant l’enquête ou d’entités collectives comme les générations futures. Mac Orlan formule ainsi ce privilège : « Le Rolleiflex arrête la vie pendant quelques secondes sur un témoignage qui restera émouvant pour nous et notre descendance ». La révélation peut aussi venir de la légende, que Daniel Grojnowski qualifie de « déclencheur d’émotion » dans Usages de la photographie (2011). L’image fixe ne doit pas être pensée comme une image diminuée. Au contraire, certaines de ses caractéristiques augmentent son efficacité émotionnelle, comme l’affirme Jean Selz dans « Exercice de contemplation », paru en 1937 : « Une des principales fonctions de la photographie consiste ainsi à satisfaire un désir de contemplation que la vie nous marchande de plus en plus. [...] On ne possède pas une chevelure ou un cheval de bois par le fait qu’on en possède une photographie, mais on commence à les posséder lorsqu’on plonge dans cette photographie pour ramener d’une profondeur à soi seul accessible une pêche miraculeuse de significations. »

L’émotion photographique de l’opérateur est aussi d’ordre temporel. Denis Roche fournit de nombreux témoignages de l’émotion suscitée par le « clic » au moment de la prise de vue. Il parle notamment de « montée des circonstances » pour désigner l’immobilisation de la durée et la « rencontre du Temps et du Beau » (Conversations avec le temps, 1985). Quand les photographes écrivent sur l’émotion suscitée par leur pratique artistique, le désir arrive souvent au premier plan. Ce désir peut être puissant : Denis Roche parle de la « violence » de la prise de vue tandis qu’Hervé Guibert insiste sur le lien entre possession sexuelle et photographie (L’Image fantôme, Paris, Minuit, 1981). Mais, chez lui, la prise de vue annihile le « souvenir de l’émotion », car, écrit-il « la photographie est une pratique englobeuse et oublieuse, tandis que l’écriture, qu’elle ne peut que bloquer, est une pratique mélancolique ». En comparant les deux types d’émotions, Guibert souligne le lien particulier entre photographie et littérature. Au-delà des cas d’écrivains-photographes, les écrivains ont de façon générale un rapport particulier, plus émotionnel sans doute, aux images photographiques. Une émotion spécifique aux écrivains L’émotion temporelle propre à la photographie est ressentie de manière aiguë par les écrivains. Le temps de latence entre prise de vue et révélation ainsi que le temps arrêté de la contemplation de l’image sont la matière de bien des récits. Parmi ces « histoires de photographes » commentées par Daniel Grojnowski, on se souvient du personnage de Roberto Michel qui va inspirer Blow up ou de la nouvelle de Michel Tournier « Les suaires de Véronique », femme photographe passionnée qui réduit son modèle à l’esclavage. Les liens entre prise de vue et prise de pouvoir, entre désir d’image et mise à mort ont particulièrement inspiré les écrivains, 335

Photographie par exemple Cendrars dans Nuit dans la forêt, Dan Yack, etc. L’émotion suscitée par une photographie peut être un moteur d’écriture, c’est là un leitmotiv des textes critiques de Mac Orlan sur le médium photographique. À plusieurs reprises en effet, il affirme la supériorité de la photographie sur la peinture, le dessin ou la gravure. Dans « La photographie et le fantastique social », il compare, en termes d’effets, une photographie anonyme de police avec une gravure de Daumier, Rue Transnonain, le 15 avril 1834 : « Mettez en présence le Daumier célèbre qui représente un homme assassiné dans un lit et une vulgaire photographie de police qui offre le même spectacle au milieu même des éléments qui donnent au meurtre sa personnalité. La photographie produira un sentiment d’horreur indescriptible ; indescriptible n’est pas le mot, puisque ce sentiment d’horreur est capable de créer une impression dont l’art littéraire doit tirer profit. Il ne faut pas oublier qu’une grande partie de ceux qui écrivent des livres ont besoin d’une émotion pour écrire ». C’est par le choc émotionnel que Mac  Orlan explique son goût pour la photographie de reportage et ses images parfois morbides. Outre les émotions portées par les images mêmes, la photographie est utile à l’écrivain car elle est un instrument de compréhension du monde. Dans cette perspective, Mac Orlan écrit que « l’art photographique est un art littéraire » : pour qui sait voir, par exemple les « détails sentimentaux » d’une photo de la fin du xixe siècle, « trois jeunes hommes en uniforme deviennent, avec le temps, trois figures littéraires qui peuvent rayonner sans limites, selon la qualité de celui qui médite sur cette image où la vie est mystérieusement et mécaniquement enclose ». « Pourvoyeuse de connaissances sentimentales », instrument lyrique, la photographie crée des émotions qui deviennent moteur d’écriture. Rares sont ceux qui, comme Mac Orlan, ont formulé de façon aussi 336

claire ce lien. Pourtant, le phénomène qu’il décrit concerne beaucoup d’écrivains, de plus en plus nombreux à mesure que les images photographiques deviennent plus disponibles et plus manipulables. Denis Roche est un des écrivains pour qui écriture et photographie sont inséparables, au point de donner l’impression d’avoir inventé un genre, celui du texte court écrit à partir de l’image et publié face à l’image, par exemple ses chroniques pour Magazine City dans les années 1980, dispositif repris dans Le Boîtier de mélancolie (1999) où il choisit 100 images à partir desquelles écrire. Il y exprime ce que l’image lui inspire, raconte des anecdotes ou transmet un savoir sur l’image. De façon plus générale, la photo fait écrire car elle met en cause le langage, sa capacité à dire le monde. « L’apparition d’une image, pour autant qu’elle soit “puissante”, efficace, nous “saisit”, donc nous dessaisit », explique Georges DidiHuberman dans Devant l’image (1990). Les images qui apparaissent ouvrent une brèche dans le langage : rester silencieux ou dire l’expérience de l’image malgré tout, voici l’alternative. Une solution, choisie par les poètes, consiste à dire autrement, à inventer un autre langage. Pour les écrivains de la mouvance surréaliste, l’émotion créée par la photographie est du même ordre que l’émotion poétique : elle réside dans un choc émotionnel, une rencontre des contraires, que Breton a pu penser comme une alliance des contraires, une « Explosante-fixe ». L’émotion créée par la photographie n’est pas forcément celle qu’a voulu son auteur. En effet, et sur ce point, le surréalisme rejoint Barthes, l’émotion face à la photographie est souvent une affaire de surprise. Les cartes postales que collectionne Éluard sont un support poétique : ce sont des objets à trouver qu’il appelle « petite monnaie de l’art ». Dans « Le Surréalisme et la peinture », Breton insiste

Photographie quant à lui sur « la valeur émotive » de l’image photographique qui rend caduque toute volonté mimétique d’illustration. La surprise, la force de suggestion, la possibilité de la rencontre, voire d’un choc, ces traits des photographies qui émeuvent et inspirent les écrivains sont exacerbés dans le cas des images représentant des visages. Une émotion propre aux portraits photographiques L’émotion éprouvée face à un visage photographié va au-delà de la seule émotion temporelle : elle est issue de l’indicialité du dispositif photographique. Devant chaque portrait, on sait que la personne a réellement existé et s’est tenue devant l’appareil. Ce statut d’empreinte et de trace constitue la valeur ajoutée du portrait photographique au regard du portrait dessiné ou peint. Le rapport métaphorique du portrait traditionnel est devenu un rapport métonymique, agissant par contiguïté entre la personne représentée et son image. Mac Orlan remercie par exemple Man Ray pour son portrait de studio qu’il considère « plus sensible que mille peintures ». La nature tout à fait particulière de la photo, son « statut ambigu », « défini tantôt par la prévalence de la fonction indicielle, tantôt par celle de la fonction iconique » (J.-M. Schaeffer) crée un fort effet de présence lorsqu’on regarde un portrait. L’émotion est encore plus forte lorsque le modèle comme le photographe sont anonymes, on le comprend chez Denis Roche ou dans un article de Carl Havelange sur « La condition documentaire ». Cette émotion est-elle celle de la présence humaine, de la rencontre ou de la reconnaissance ? Il semblerait que la reproduction photographique d’un visage touche précisément parce que le visage est le lieu de l’expression des émotions. Le visage parle, il appelle une réponse et engage ainsi une communication inter-

personnelle. « Le topos du visage porteur de sens, car capable d’une plasticité qui exprime directement des émotions » correspond, selon Magali Nachtergael à la conception ancienne d’une « vérité du visage » qui rendrait visible l’âme ou l’essence d’un individu. Autres raisons pour laquelle les photographies de visage ont une charge émotive particulière, le gros plan, souvent utilisé pour mettre en valeur un visage, et la suppression de l’arrière-fond sont des techniques que la photographie partage avec le cinéma. Dans L’Image mouvement (1983), Gilles Deleuze associe l’expression des passions aux gros plans : « L’image affection, c’est le gros plan, et le gros plan, c’est le visage ». Il explique ce rapprochement par le fait que le visage exprime les passions, il « recueille ou exprime à l’air libre toutes sortes de petits mouvements locaux que le reste du corps tient d’ordinaire enfouis » et ajoute « il n’y a pas de gros plan de visage, le visage est en lui-même gros plan, le gros plan est par lui-même visage, et tous deux sont l’affect, l’image-affection ». Les photographies de visages touchent au pathos lorsqu’elles sont les vecteurs d’une expression de la douleur. On retrouve alors comme l’ont montré de nombreux travaux de Georges Didi-Huberman, des gestes répétés, des « formules pathétiques ». Cette « approche théâtrale et lyrique de la douleur du monde » crée une compassion qui nous fait prendre position. La photographie distancie ainsi les émotions en les intégrant. L’exemple de Brecht, analysé par Georges Didi-Huberman, nous montre les particularités des usages dramaturgiques ou politiques des photographies. Il faut en effet insister sur l’importance du contexte de lecture des photographies. Le visage d’un artiste suscite une émotion liée à son œuvre, par un effet de miroir, si l’artiste est identifié comme tel. Il en est de même pour les portraits photographiques d’écri337

Photographie vains qui soulèvent des émotions fortes et contradictoires chez les lecteurs. Selon Paul Léon, les photos d’écrivains peuvent engendrer des émotions esthétiques ou érotiques et sont les « portes d’entrée de chacun dans le désir de lire ». Bien souvent, pourtant, le portrait d’écrivain déçoit, laisse sur sa fin car il ne répond pas à l’investissement émotionnel de la lecture.

Image industrielle, automatique et déshumanisée, la photographie se situe pourtant au cœur de l’existence intime. Ce paradoxe, relevé par Chevrier et Roussin, est aussi celui d’une image pensée comme paradigme de l’objectivité mais dont on parle et qu’on commente le plus souvent avec émotion.

Cette subjectivation du regard barthésien a fait l’objet de critiques, mais aussi de façon plus générale, par exemple de la part d’Henri Van Lier qui condamne les usages sentimentaux de la photographie, notamment la « pratique oedipienne » barthésienne qui renforce les aspects de présence personnelle. On remarque aussi que, quelques années après Barthes, en conclusion de L’Image précaire, Jean-Marie Schaeffer revient sur sa propre analyse et exprime sa gêne. Il y explique combien est difficile d’articuler verbalement l’émotion éprouvée devant une photographie : « la réception d’une photographie comme objet artistique est essentiellement de l’ordre d’un plaisir visuel lié à un ensemble d’effets perceptifs divers qu’il serait sans doute vain de vouloir déterminer de manière précise ».

Les multiples liens entre photographie et émotion ont fait que le regard critique a du mal à se détacher de l’émotion du regardeur. L’émotion, qu’elle soit créée par le référent, la temporalité ou l’indicialité photographiques, adhère malgré tout. En transposant la chronologie des écrits de Barthes sur la photographie, dont La Chambre claire clôt le cycle en en retournant la perspective, on peut estimer qu’il y a là comme un retour de bâton de l’analyse structuraliste de la photographie comme seul code. Dans La Chambre claire, Barthes se dit balotté entre deux langages, expressif et critique, et fait clairement le choix de la subjectivité. La Chambre claire a ouvert une brèche et est devenue un parangon du discours critique sur la photographie, qui, chargé de subjectivité, tourne le dos à la démarche historique. La photographie est aujourd’hui un objet que l’on a du mal à envisager d’un point de vue scientifique, y

Pourtant, cette approche subjective a du bon. Elle témoigne notamment, rappelonsle, de l’intérêt pour la réception, plus fort dans le cas de la photographie que pour d’autres arts. L’image photographique se prête en effet particulièrement bien à une lecture subjective, elle est un excellent vecteur émotionnel car elle ne peut être séparée des usages qu’on en fait. Tout discours critique sur la photographie se doit donc de prendre en compte le regard porté sur les images photographiques. « La photographie est un médium entre deux regards », écrit Hans Belting. C’est à cette condition que la photographie peut apparaître dans toute sa complexité mais aussi dans sa matérialité. On a vu combien les émotions photographiques étaient liées à son existence concrète, à la réalité de la prise du vue, au tirage, à la manipulation ou encore à la collection d’objets photographiques. Aujourd’hui qu’une page de

Ce cas particulier montre combien les émotions photographiques éprouvées par le regardeur sont liées à d’autres émotions : émotions littéraires, sentiments amoureux, familiaux, ou encore connaissance du contexte historique et politique. Problèmes du regard critique et de l’intime

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compris chez les historiens. On peut être surpris, par exemple, par le changement de ton lorsque Laurent Gervereau aborde le rôle des images photographiques pendant la première guerre mondiale dans son Histoire du visuel au xxe siècle (2003).

Pitié la photographie se tourne, gageons que les émotions propres à l’archê de la photographie numérique vont émerger et devenir aussi évidentes que l’étaient celles de l’image argentique. Anne R everseau

& R. Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1980. R. Durand, Le Regard pensif, lieux et objets de la photographie, La Différence, 2002. J.-M. Schaeffer, L’Image précaire. Du dispositif photographique, Seuil, 1987. cinéma, fiction, émotion esthétique, deuil, FF

corps, surprise, littérature, désir, proust, brecht

PITIÉ Quand, dans le poème « Les Fenêtres », Baudelaire se dit « fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que [lui]-même », c’est à l’expérience esthétique de l’empathie et non de la pitié qu’il convie son lecteur. L’empathie semble en effet avoir récemment recouvert et remplacé tout à fait l’ancienne pitié tragique. Aussi peut-on s’interroger sur la pérennité et l’actualité d’une émotion esthétique, originellement attachée à un genre tombé en désuétude et dont le nom est sorti d’usage. Personne, aujourd’hui, ne qualifierait de « pitié » le sentiment éprouvé face à une œuvre d’art. La pitié est-elle encore une émotion dans l’art de la (post-) modernité et est-elle nécessairement tragique ? Entre distance et adhésion, moralité et perversion, la pitié se révèle profondément ambivalente. L’émotion esthétique La pitié esthétique désigne la souffrance ressentie par le lecteur, l’auditeur ou le spectateur devant la représentation artistique du malheur d’autrui. En apparence fort simple, cette définition pose néanmoins le problème du recoupement avec deux émotions très proches que sont la compassion et

l’empathie. Ces trois noms d’émotions sont très souvent employés l’un pour l’autre alors qu’ils n’ont pas tout à fait le même sens. La confusion est d’autant plus fréquente que le terme de pitié, aujourd’hui assimilé à une forme de condescendance, n’est plus guère employé dans le champ esthétique, et qu’on lui substitue souvent celui de compassion. Dès le xviie siècle, les deux mots sont utilisés comme des quasi-synonymes, même si le second a des résonances chrétiennes qui tendent à l’imposer. La pitié se distingue pourtant par la distance – affective, spatiale, temporelle ou symbolique – qu’elle induit entre celui qui regarde et celui qui souffre, quand la compassion, signifiant étymologiquement « souffrir avec », est une émotion de la proximité. Dans Pity transformed, David Konstan montre ainsi, à partir de l’étude du vocabulaire de plusieurs tragédies grecques, que la pitié a pour objet des inconnus, et que la compassion est au contraire ressentie pour des proches dont on partage les douleurs. Évidente dans la vie réelle, cette distinction s’émousse en régime fictionnel où les relations qui unissent les lecteurs-spectateurs aux personnages ne peuvent plus être appréhendées en termes de parenté ou d’étrangeté. Quant à l’empathie esthétique, il ne s’agit pas nécessairement d’une émotion : elle consiste à se mettre à la place d’autrui et éventuellement à imaginer ses réflexions, ses sensations et ses émotions, négatives comme positives. Elle est très étroitement liée avec la pitié. Mais, alors que l’empathie n’est pas une condition nécessaire à la pitié, puisque je peux avoir pitié d’un être sans avoir besoin d’imaginer ce qu’il ressent, de récents travaux de psychologie ont démontré que l’empathie favorisait l’apparition de la pitié (voir C. D. Batson, The Altruism Question : Toward a Social-Psychological Answer, Hillsdale, 1991). En littérature, il est évident par exemple que « l’empathie linguistique » (Voir A. Rabatel, « Écrire les émotions en mode empathique », Modes de sémiotisation et fonctions ­argumentatives 339

Pitié des émotions, R.  Micheli, A.  Rabatel, 2013), c’est-à-dire le jeu des points de vue, et notamment l’emploi de la focalisation interne, favorisent le sentiment de sympathie pour les personnages. La pitié dans les œuvres Depuis la Poétique d’Aristote, la pitié est sans doute la première des émotions esthétiques. Avec la peur (ou terreur), elle est l’une des passions externes suscitée par la tragédie et permettant la catharsis. Elle apparaît si indissociablement liée à la tragédie que, comme le remarque Martin Rueff (« Foudroyante Pitié », Agenda de la pensée contemporaine, 2011), « toute histoire de la pitié est une histoire de ses représentations », et que les philosophes de la pitié (Aristote, Rousseau, Hume, Adam, Smith) sont tous des théoriciens du théâtre. La métaphore théâtrale du spectateur se retrouve chez chacun d’eux pour analyser et qualifier l’expérience morale (L.  Boltanski, La Souffrance à distance, 1993). Dans le second livre de la Rhétorique, Aristote accorde à la pitié un ample développement et la définit comme « une souffrance (lupè) provoquée par le spectacle, à proximité immédiate, d’un mal susceptible de détruire ou de faire souffrir quelqu’un sans raison, et dont on pourrait être menacé, soi-même ou l’un des siens ». Cette définition, qui porte sur la pitié en général, établit un certain nombre de caractéristiques au fondement de l’émotion esthétique correspondante. D’une part, la pitié est intersubjective au sens où elle a autrui pour objet de même que l’envie ou l’indignation, tandis que la peur porte souvent sur un élément du monde. D’autre part, le malheur dont est frappé autrui doit être ressenti comme injuste ou disproportionné, par rapport à la faute commise. Philoctète est souvent donné comme le parangon du héros pitoyable. Pour avoir révélé l’endroit où étaient cachées les armes d’Hercule, il est blessé, puis abandonné sur une île déserte, avant d’être trahi par les 340

Grecs venus lui extorquer l’arc qui assure sa survie. Enfin, bien que la distance soit première, le spectateur doit se reconnaître dans le malheur de celui qui souffre, c’està-dire se sentir susceptible d’être frappé d’une infortune similaire. Dès le départ, la pitié est ainsi une émotion fondamentalement ambivalente alliant mise à distance et partage de la souffrance. Réfléchissant à la catharsis aristotélicienne, William Marx propose une interprétation de la pitié qui résoudrait ce paradoxe, du moins pour l’émotion tragique. Selon lui, la pitié ne serait qu’une variante un peu moins intense de la peur, dont seul l’objet divergerait. Dans la Rhétorique Aristote fait en effet de l’épouvante une émotion pour des proches et du pitoyable une émotion pour des tiers. Les deux émotions tragiques se succéderaient l’une à l’autre lors de la représentation. Le spectateur ressentirait d’abord de la pitié pour les personnages, qui lui sont par nature étrangers, puis l’illusion dramatique faisant son effet, il s’identifierait à eux et éprouverait ainsi de la peur. Chez Aristote les deux moyens privilégiés pour susciter la pitié sont la construction narrative, qui doit être privilégiée sur la performance théâtrale, et la puissance évocatrice de l’image. Dana LaCourse Munteanu (Tragic Pathos : Pity and Fear in Greek Philosophy and Tragedy, 2012) montre que la pitié est associée à la nécessité de mettre les choses sous les yeux du lecteur-spectateur. Dans la tradition rhétorique, l’image comme figure ou comme séquence textuelle est en effet un des principaux procédés du pathos, et plus particulièrement de la pitié. Les dramaturges y recourent fréquemment dans les passages les plus pathétiques. Par exemple, dans le fameux récit de Théramène (Racine, Phèdre, V, 6), après la description terrifiante du combat entre le monstre et Hippolyte, la mort du jeune prince est dépeinte avec une série de détails particulièrement poignants. La fonction pathétique de l’hypotypose est d’ailleurs immédiatement

Pitié soulignée par le locuteur : « Excusez ma douleur. Cette image cruelle/Sera pour moi de pleurs une source éternelle ».

donnent sens et valeur à une époque donnée ».

Malgré le primat théorique de la pitié tragique, hérité d’Aristote, d’autres genres ont la pitié pour émotion constitutive. Le drame bourgeois, la comédie larmoyante et surtout le mélodrame qui apparaît peu après, à la fin du xviii e  siècle, ont pour visée primordiale d’apitoyer le spectateur sur le sort des personnages. Dans ce dernier genre, l’utilisation de la musique est au service du pathétique, qu’elle se substitue aux paroles pour exprimer l’indicible ou qu’elle ponctue les mouvements d’une acmé émotionnelle. En dehors du domaine théâtral, le roman sentimental, entendu au sens large, ou le roman social sont souvent empreints de mélo. La succession interminable de malheurs qui accablent les protagonistes des Misérables d’Hugo ou de Tess d’Uberville de T. Hardy ne peut que provoquer une forte réaction de pitié de la part du lecteur. Au cinéma également la pitié est l’une des émotions esthétiques les plus sollicitées. Le cinéaste Douglas Sirk fait triompher le mélodrame américain dans les années cinquante et aujourd’hui, d’après Florence Fix (Le Mélodrame : la tentation des larmes, 2011), c’est Bollywood qui excelle dans les productions larmoyantes. En dépit de leurs très fortes disparités, tous ces genres se caractérisent par l’utilisation des deux principaux procédés pathétiques aristotéliciens, les effets de rythmes, les retournements de situation et l’image, auxquels s’ajoute la musique pour le théâtre et le cinéma. Parce qu’il mobilise un arsenal de procédés souvent jugés outranciers, le pathétique – au sens restreint d’appel à la pitié – a souvent été associé à des courants maniéristes ou des genres populaires. On ne peut néanmoins le réduire à des codes rhétoriques, comme le rappelle S. Marchand (Théâtre et pathétique au xviiie siècle, 2009), car « il procède de l’investissement de ces formes par des enjeux idéologiques et esthétiques qui leur

Un sentiment moral ? Si la pitié a tant retenu l’attention des philosophes et des poéticiens c’est avant tout parce qu’elle représente un sentiment moral. Cette dimension éthique explique que les sciences de l’affect privilégient à l’inverse systématiquement le terme d’empathie, plus neutre que celui de pitié. La pitié est un sentiment moral, parce qu’elle induit des jugements de valeurs. Cette caractéristique est souvent mise en avant par les tenants d’une interprétation cognitive des émotions, comme Martha Nussbaum (Upheavals of thought, 2001) qui répertorie trois éléments cognitifs distinguant la pitié d’émotions comme la peur ou la peine. Mais comment évaluer la moralité d’émotions esthétiques qui constituent au moins depuis le xviiie  siècle la finalité de l’œuvre d’art (voir P.  Stewart L’Invention du sentiment : roman et économie affective au xviiie siècle, 2010) ? Aux xvie et xviie siècles, alors que la condamnation stoïcienne de la pitié comme faiblesse morale est encore vivace, la catharsis permet de garantir la portée éthique des émotions tragiques. En effet, comme le montre G.  Forestier (Passions tragiques, 2003), la plupart des théoriciens du théâtre défendent l’idée que la pitié et la terreur purgent et régulent les passions du spectateur et le conduisent à l’état d’impassibilité. La promotion du sentiment au xviiie siècle, terme qui devient synonyme d’humanité et de compassion, fait de la simple capacité à s’apitoyer devant une œuvre d’art un signe de vertu et de valeur morale. La pitié, fédérant le lectorat ou le public en une « communauté émotionnelle » (B.  Rosenwein, Emotional Communities in the Early Middle Ages, 2006), est alors un sentiment moral en tant qu’émotion pour autrui, comme le dit très bien le dramaturge La Harpe (Le Lycée, 1798-1804) : « La plupart des valeurs morales, celles surtout qui doivent être les 341

Pitié plus précieuses à la société […] tiennent au sentiment de la pitié. C’est ce même sentiment que la tragédie développe en nous très heureusement, […] et qui loin de glacer le cœur, l’ouvre à toutes les impressions qui nous portent à aimer, à plaindre, à secourir nos semblables ». Le bien-fondé moral de l’émotion esthétique, comme de l’émotion sociale, a pourtant fait l’objet de vives remises en cause. Déjà Platon condamnait la pitié tragique parce qu’elle amollissait les mœurs des spectateurs. Mais surtout, c’est le plaisir suscité par la représentation artistique des souffrances d’autrui qui paraît suspect. Beaucoup de contempteurs de la pitié, confondant émotion fictive et émotion réelle, rapprochent ce plaisir de celui que procure une exécution publique, comme le fait remarquer L.  Boltanski. Sur le modèle du « suave mari magno » de Lucrèce, certains interprètent ce plaisir comme le sentiment égoïste du spectateur qui jouit de sa propre sécurité face au péril d’autrui. D’autres le rapprochent d’une jouissance érotique sur le modèle sadien. Pour Rousseau (Lettre à D’Alembert,1758) il s’agit d’une complaisance narcissique du spectateur se congratulant de sa propre sensibilité. Bien que les défenseurs du delectare aient souvent argué que le plaisir ne provient que du caractère fictif de la représentation et de la nature plus douce des émotions esthétiques, la pitié ne s’est jamais départie du soupçon de mépris et de sadisme. Également incriminée de manipuler le lecteur-spectateur, d’endormir son sens critique et de cultiver un sentimentalisme douteux, la pitié n’a jamais fait l’objet d’un rejet aussi fort qu’au xx e siècle. Comme le rappelle Catherine Grenier (La Revanche des émotions, 2008), le refus de l’effusion romantique et l’apparition des courants formalistes ou conceptuels a conduit dans le champ des arts plastiques à une mise de côté des affects, et a fortiori de la pitié. Le constat peut être étendu aux autres 342

domaines artistiques. L’éviction de la pitié est particulièrement frappante dans le genre dramatique, où elle tenait jusque-là le premier rang. Brecht et Beckett refusent ainsi de jouer sur la corde sensible, alors même qu’ils mettent en scène des dominés et des miséreux, pour privilégier des effets de distanciation ou une représentation comique du tragique. La peur, naguère évitée, est désormais au centre de la poétique du théâtre contemporain. Dans le courant du « In-Yer-Face », dont Sarah Kane est une des figures majeures, l’horreur, la représentation de l’abject et de l’obscène bloquent en effet le processus de reconnaissance et de sympathie, essentiels à la pitié. Un retour progressif au pathétique semble néanmoins s’opérer depuis les années 1990, avec des artistes tels que Joël Pommerat ou, dans le domaine de l’art contemporain, avec les récents travaux de Christian Boltanski. Son œuvre intitulée « Personnes », exposée lors de la troisième édition de Monumenta (2012) et mettant en scène un cimetière de vêtements, nous rappelle singulièrement ces habits ensanglantés agités en un autre temps par les orateurs pour provoquer les larmes de leurs auditeurs. Idéologies de la pitié La puissance fédératrice de la pitié et son efficacité pragmatique en ont fait un des ressorts les plus mobilisés pour défendre et promouvoir une cause, une idéologie ou un parti. L’usage qu’en fait l’art religieux, avec les scènes de la Passion qui ornent les parois des églises ainsi que les pietà représentant la Vierge avec le corps du Christ sur ses genoux, est révélateur à cet égard. À la suite d’Hannah Arendt, L.  Boltanski (La Souffrance à distance, 1993) date l’apparition d’« une politique de la pitié » de la seconde moitié du xviiie siècle. La désaffection de la pitié par les arts serait ainsi inversement proportionnelle à l’importance qu’elle prend sur le plan politique et social. Les roman-

Pitié ciers réalistes et naturalistes cherchent par exemple à attendrir le lecteur par la représentation des conditions de vie misérables de la classe laborieuse afin de mieux l’indigner. La déclaration de Zola selon laquelle Germinal, alors sous le coup de la censure, est « une pièce de pitié, et non de révolution » révèle bien – en dépit des dénégations de l’auteur – le caractère politique voire insurrectionnel que comporte une telle émotion. Le Cuirassé Potemkine, commandité à Eisenstein par le pouvoir communiste à l’occasion de la commémoration de la révolution ratée de 1905, dénonce de même la répression sanglante de la rébellion par les forces impériales. La célèbre scène de l’escalier d’Odessa, qui représente une mère en train de mourir au pied d’un landau sur le point de dévaler les marches, est particulièrement pathétique. Les ralentis, les gros plans successifs sur le sang, le visage de la mère et les roues du landau ainsi que la musique mélodramatique qui accompagne l’ensemble suscitent immanquablement un puissant sentiment de pitié pour le peuple en fuite. C’est le propre d’une politique de la pitié, qui vise le général et l’universel, que d’isoler de la sorte des cas singuliers, tels ce couple de mère à l’enfant, pour en faire les représentants exemplaires d’une souffrance collective. De nombreux critiques contemporains, dans une stratégie d’apologétique des humanités, mettent en avant la fonction civilisatrice de l’expérience compassionnelle proposée par l’art. Sur les traces de l’aristotélicien Stephen Halliwell (« Tragedy, Reason and Pity : a Reply to Jonathan Lear », in Aristotle and Moral Realism, R.  Heinaman, 1995), Martha Nussbaum va jusqu’à reconnaître dans la pitié esthétique un catalyseur à l’action politique par la promotion du souci de l’autre – ou care – et par le décentrement du regard que provoque la représentation de réalités, communautés et cultures différentes. Cette thèse est néanmoins très controversée et les arguments qui

lui sont opposés aujourd’hui ressemblent étrangement à ceux avancés autrefois par les détracteurs de la pitié tragique. Dans Les Confessions, Saint-Augustin distingue par exemple la miséricorde chrétienne, qui porte à secourir son prochain, de l’émotion esthétique qui n’inviterait qu’à s’affliger. Dans un même ordre idée, Estelle Ferrarese reproche à M. Nussbaum d’écraser le politique sur la morale (« Émotions et politique chez Martha Nussbaum : la question du rapport à soi », in Martha Nussbaum : émotions privées, espace public, 2010) et Suzanne Keen (Empathy and the novel, 2007) pense que l’entrée en régime fictionnel produit un désengagement coupant court à toute action altruiste. L’investissement émotionnel du lecteur, à défaut d’être redirigé vers le monde réel, aurait pour condition sine qua non le détachement premier du lecteur. Alors que ce dernier s’attendrirait à la lecture des malheurs d’un étranger imaginaire, il s’empêcherait de s’apitoyer à la vue d’un véritable infortuné. Réfléchissant à la question humanitaire dans La Souffrance à distance, L. Boltanski se demande justement quel type d’action peut provoquer une politique de la pitié dont la caractéristique est d’instaurer un rapport distant à la souffrance d’autrui, avec d’un côté un « pur spectateur » et de l’autre une victime. La seule forme d’engagement possible face à une souffrance lointaine consiste selon le sociologue en une prise de parole rapportant ce qui a été vu et l’émotion ressentie. Le roman, tel qu’il se met en place au xviii e  siècle, est l’une des formes principales dans lesquelles s’actualise cette parole émue, qui vise à son tour à attendrir son lecteur. La pitié sociale engendrerait de la sorte la pitié esthétique, qui elle-même inviterait à une autre prise de parole, et ainsi de suite. Loin de n’être qu’un pâle fantôme de l’émotion « véritable », la pitié esthétique s’inscrit dans l’histoire entre fiction et réel. Adrienne Petit 343

Plaisir/déplaisir

& Boltanski, Luc, La Souffrance à distance [1993], ­Gallimard, 2007. Marx, William, « La véritable “catharsis” aristotélicienne. Pour une lecture philologique et physiologique de la Poétique », Poétique, Seuil, avril 2011, p. 131-154. Naugrette, Catherine, « De la catharsis au cathartique : le devenir d’une notion esthétique », Tangence, 88, 2008, p. 77-89. Nussbaum, Martha, Upheavals of Thought. The Intelligence of Emotions, Cambridge University Press, 2001. aristote, empathie, éthique (approche), FF

négatives ( paradoxe des émotions), larmes.

PL AISIR/DÉPL AISIR Platon dans le Philèbe pose une question essentielle quand il demande si le plaisir est un. En effet, le plaisir revêt des formes si diverses, si dissemblables, si contraires, qu’il est difficile d’en faire une émotion singulière. Certes, la jalousie, la pitié ou l’admiration peuvent porter sur des objets très variés mais chacune de ces émotions correspond néanmoins à un vécu émotionnel clairement différencié. En revanche, qu’y a-t-il de commun entre la jubilation du narrateur de la Recherche du temps perdu (Du côté de chez Swann) mettant pour la première fois par écrit les impressions ressenties par lui à la vue des clochers de Martinville et l’ extase mystique de la sainte Thérèse sculptée par le Bernin ; entre le charme de l’existence aux Charmettes décrite par Rousseau dans Les Rêveries du promeneur solitaire, et l’excitation produite sur lui par la fessée de Mlle Lambercier avouée dans ses Confessions ; entre le « Suave mari magno » de Lucrèce et les plaisirs de la chair dont parlent les poèmes de Sapho, ou ceux de la bonne chère représentés dans Le Festin de Babette ; entre la satisfaction de Rastignac dans son ascension sociale, le plaisir de rire qui, dans le Bourgeois gentilhomme fait dire à Nicole dont l’hilarité exaspère Monsieur Jourdain : « battez-moi plutôt, et me laissez rire tout mon soûl ». La même bigarrure se 344

constate dans les déplaisirs : de l’agacement à l’amertume, de l’ennui au désespoir, de la lassitude au dégoût, du mécontentement à la souffrance, comment faire du déplaisir une émotion ? On peut réduire partiellement la difficulté en excluant les sensations agréables et douloureuses de l’ensemble des émotions au sens strict. C’est ce que fait Descartes dans son Traité des passions au motif que nous rapportons la cause des plaisirs et douleurs physiques à telle ou telle partie de notre corps, alors que nous avons l’impression que nos passions, elles, naissent dans notre âme, que c’est elle qui s’échauffe dans la colère ou qui se rétracte dans la tristesse. Et il est vrai que le plaisir sexuel et la douleur physique sont des affects très spécialisés reposant sur des mécanismes neuronaux et hormonaux très spécifiques. Mais même si on écarte ces sensations plaisantes ou douloureuses des émotions de plaisir et de déplaisir qui nous importent ici, les formes variées que ces dernières revêtent sont suffisamment hétérogènes pour que la question de l’unité de la notion continue à se poser. Pourtant, nous éprouvons bien que plaisir et déplaisir ne sont pas pour autant des notions inconsistantes ; ainsi que le dit encore Platon : « comment [...] à un plaisir, un plaisir ne serait-il pas en vérité tout ce qu’il y a au monde de plus semblable ?» (Philèbe). Comment résoudre ce paradoxe ? La difficulté disparaît si on admet que plaisir et déplaisir ne sont pas des émotions spécifiques, mais la valence des autres émotions (Voir J.-M. Schaeffer, L’Expérience esthétique, 2015). C’est ce qu’invitait à conclure Aristote : « J’entends par état affectif, l’appétit, la colère, la crainte, l’audace, l’envie, la joie, l’amitié, la haine, le regret de ce qui a plu, la jalousie, la pitié, bref toutes les inclinations accompagnées de plaisir ou de peine » selon qu’elles sont satisfaites ou contrariées (Éthique à Nicomaque). Plaisir et déplaisir seraient alors des stimuli de renforcement primaires,

Plaisir/déplaisir à l’œuvre dans toutes les émotions et liés au processus d’homéostasie permettant de conserver un équilibre psychique optimum en nous faisant réagir aux circonstances qui nous affectent. Plaisir et beauté À l’entrée de l’âge moderne, la beauté a été intimement liée au plaisir. Personne auparavant n’avait nié qu’il existe un lien causal entre le beau et le plaisir. Mais le plaisir était alors pensé comme l’effet, et le beau comme la cause ; à la question de savoir « si les choses sont belles parce qu’elles procurent du plaisir, ou bien alors si elles procurent du plaisir par le fait qu’elles sont belles » saint Augustin répondait « sans tergiversation aucune [...] : elles procurent du plaisir parce qu’elles sont belles » (De vera religione). À l’aube des Lumières, le lien causal s’inverse : c’est parce que certaines choses nous procurent du plaisir que nous les disons belles. La beauté n’est plus une caractéristique réelle des objets du monde, et encore moins une essence transcendante, mais le corrélat d’un état mental agréable (voir Burke ou Hutcheson). Ainsi, Kant écrit-il au premier paragraphe de la Critique de la faculté de juger (1790) : « pour distinguer si une chose est belle ou non, [...] nous la rapportons par l’imagination (peut-être liée à l’entendement) au sujet et au sentiment de plaisir et de peine de celui-ci ». En définissant le beau à partir du plaisir, le xviiie  siècle instaure un hédonisme esthétique, qu’on retrouve encore chez Santayana à la fin du xixe siècle lorsqu’il déclare « Beauty is pleasure objectified » (Le Sentiment de la beauté, 1896), et bien sûr à l’époque contemporaine. La grande affaire du xviii e siècle fut de spécifier ce plaisir du beau, en le distinguant d’autres formes de plaisirs : de celui que procure l’utile, l’avantageux, le bien ou le vrai. Le beau nous réjouit et le laid nous attriste, écrit Hutcheson, et ce, quelle que soit la perspective d’un bienfait ou d’un inconvénient pour nous (Recherche philoso-

phique sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, 1725) et Kant affirme que le beau plaît alors que nous estimons le bien (Critique de la faculté de juger). Aussi, le xviii e siècle caractérise-t-il le goût – faculté d’appréhender le beau – par son désintéressement et spécifie-t-il le plaisir pris au beau en en faisant un plaisir désintéressé. Arts et plaisirs Lorsque, avec l’invention de la catégorie nouvelle de « beaux-arts », la beauté devient la valeur centrale de l’art, le plaisir devient une valeur centrale de l’expérience des œuvres. Les beaux-arts sont en effet distingués des arts mécaniques par leur finalité : alors que les seconds visent l’utile, les premiers visent le plaisir. Dans son Discours préliminaire à l’Encyclopédie (1751), d’Alembert définit ceux-ci comme ceux qui ont l’agrément pour objet. Beaucoup plus près de nous, Genette définit l’attitude esthétique qu’il convient d’adopter vis-à-vis des œuvres, comme « attention désintéressée et pleine de sympathie en vue d’une satisfaction (L’Œuvre de l’art, II, 1997). Est-ce dire pour autant que l’art est affaire de plaisir seulement ? Que signifie, appliqué à l’art, l’hédonisme radical qui soutient qu’il n’y a pas de bien hors du plaisir et que, par conséquent, la valeur des œuvres est fonction de la quantité de plaisir qu’elles procurent ? Elles pourraient même être hiérarchisées selon cette quantité, mesurée par ce que Bentham nommait la « dimension de valeur » des plaisirs, qui est fonction de sept critères : l’intensité, la durée, la certitude, la proximité, la fécondité, la pureté et l’étendue (Théories des peines et des récompenses, 1811). Les meilleures œuvres seraient alors celles qui cumulent le plus grand nombre de ces caractères. Il serait donc légitime de soutenir avec Bentham que « tout préjugé mis à part, le jeu de pushpin vaut les arts, les sciences musicales et la poésie ». Le plaisir c­ ulturalisé et intellec345

Plaisir/déplaisir tualisé de la poésie n’a pas de supériorité sur la pure ivresse motrice de la balançoire ou autre jeu d’enfant. Ce principe d’équivalence peut être transposé à l’intérieur du domaine de l’art et de la culture : La divine Comédie de Dante ou le Voyage d’hiver de Schubert, ne vaut pas mieux qu’un album de Madonna ou un roman de Marc Levy.

intervenir non plus seulement la considération du plaisir, mais celle de la valeur de ce qui le cause. Ce qui revient à recourir subrepticement à une conception objectiviste de la valeur, qui s’accorde mal avec l’hédonisme, autrement dit à faire intervenir des valeurs extra-hédonistes.

Objectera-t-on qu’il y a des plaisirs fallacieux, des satisfactions fades, des plaisirs passifs ? L’hédoniste aura beau jeu de répondre que, au sens strict, il n’y a pas de plaisirs fallacieux ; « il n’y a point de plaisir senti qui ne soit chimérique » écrivait Diderot à Garrick (20 janvier 1767). Le plaisir est un fait brut et incontestable, ni vrai ni faux. Parler de plaisir fallacieux, c’est faire subrepticement intervenir autre chose que le plaisir même : des considérations sur l’objet qui le provoquent. Pourtant un tel hédonisme radical est peu tenable. Socrate refusait dans le Philèbe une vie réduite à l’épreuve du plaisir, au motif qu’il s’agirait d’»une vie qui, au lieu d’être une vie d’homme, serait celle d’une espèce de mollusque marin ou de tout ce qu’il y a dans la mer d’animaux avec un corps encoquillé ». Il est difficile d’admettre que la vie des Lotophages se nourrissaient de plantes qui provoquent un plaisir de l’instant présent sans conscience du passé ni de l’avenir, dont parle l’Odyssée d’Homère, est enviable ; pas plus que celle des habitants du Meilleur des mondes de Huxley, que la consommation d’une drogue anxiolitique nommée « soma » fait vivre dans une quiétude hébétée.

Les (dé)plaisirs complexes de l’art

Un hédonisme qualitatif, comme celui que défendait John Stuart Mill, permettrait-il de lever ces difficultés ? Il consiste à soutenir que le plaisir demeure le summum bonum, mais que tous les plaisirs n’ont pas la même valeur. Ce qui signifierait, dans le champ de l’art, que certaines œuvres présentent de plus ou moins grand complexe, subtil et élaboré, un intérêt intellectuel, etc. On le voit, passser d’un hédonisme quantitatif à un hédonisme qualitatif fait 346

Le mot de plaisir appliqué à l’art soulève beaucoup de difficultés. Est-ce bien du plaisir qu’on éprouve à la représentation de Médée, à la lecture du Voyage au bout de la nuit ou au spectacle d’une performance dans laquelle Marina Abramovic se met en danger ? Si nous choisissons d’entrer dans une expérience artistique, c’est toujours, comme le dit G. Genette « en vue d’une satisfaction » (L’Œuvre de l’art). Que celleci soit ou non au rendez-vous, c’est toujours parce que nous en espérons une gratification que nous allons au théâtre, au concert, au cinéma ou au musée. Pourtant, même réussie, l’expérience des œuvres est rarement celle d’un seul sentiment de plaisir. Elle consiste bien plutôt en une séquence émotionnelle composite et complexe au cours de laquelle des affects variés, et de valences différentes, se succèdent, coexistent et interagissent. Lorsque j’assiste à une représentation réussie d’En attendant Godot, j’éprouve de la pitié pour Estragon qui ne parvient que douloureusement à enlever ses chaussures, de l’admiration pour le jeu de l’acteur, un malaise mêlé de rire à voir Lucky contraint à danser, de la jubilation à l’écouter dans son exercice de pensée, de la peur en entendant le fouet de Pozzo qui claque sur la scène, de la surprise et de l’amusement à voir Pozzo traverser les premiers rangs du public, de la crainte que l’acteur se trompe, trébuche, tombe, du désir de comprendre un sens global qui se dérobe, du plaisir d’être intellectuellement sollicité, etc.. On le voit : y compris si nous sortons du théâtre ravis,

Plaisir/déplaisir toutes ces émotions ne sont pas de valence positive, loin s’en faut. On retrouve là le paradoxe relevé par de nombreux penseurs à propos de la tragédie, genre dans lequel prédominent les émotions à valence négative de la peur et de la pitié : « cela semble un plaisir inexplicable, notait Hume, que celui que les spectateurs d’une tragédie bien écrite reçoivent de la douleur, de la terreur, de l’anxiété, et des autres passions qui sont en elles-mêmes désagréables et les mettent mal à l’aise. Plus ils sont touchés et affectés et plus ils sont ravis du spectacle » (De la Tragédie, 1757). Le paradoxe tient au fait que le plaisir éprouvé est plus grand lorsque nous éprouvons des émotions dont la valence est négative que lorsque nous en éprouvons dont la valence est positive. On aura noté dans cette énumération non exhaustive que les émotions mentionnées ne sont pas toutes de même rang. On en distinguera trois : 1) les plaisirs et déplaisirs suscitées par les contenus de l’œuvre (lorsque l’œuvre a un contenu) ; 2) ceux qui naissent de l’expérience esthétique que nous faisons de ces contenus ; 3)  ceux liés à la dimension artistique de l’œuvre. Le paradoxe de la tragédie disparaît si on prend en compte cet étagement et plus précisément, si on considère que le plaisir pris à la représentation n’est pas de même niveau que la pitié et la peur éprouvées face aux péripéties de l’histoire racontée. On peut ici invoquer, comme Aristote, un plaisir anthropologique de l’imitation qui fait que les hommes aiment imiter et aiment reconnaître, y compris les choses déplaisantes. Outre ce plaisir de la reconnaissance, on peut invoquer celui de la connaissance : plaisir intellectuel d’apprendre ou de comprendre un mécanisme psychologique, de prendre la mesure de la grandeur du courage ou de la laideur du vice. Le bénéfice cognitif et/ ou moral permettant alors de compenser le coût émotif de l’expérience. A coté de ces émotions épistémiques positives il faut

aussi invoquer un plaisir purement sensoriel né, non pas des contenus, mais, dans le cas des arts de la langue, des sons ou de la phonation (voir A. Spire, Plaisir poétique et plaisir musculaire, 1986), ou, dans le cas des arts plastiques, et selon la formule de Maurice Denis, du plaisir « des couleurs et des formes en un certain ordre assemblées ». Pensons au plaisir intense et inédit éprouvé par Kandinsky rentant le soir dans son atelier plongé dans la pénombre devant une de ses toiles dont ne distingue pas le sujet (Regards sur le passé) ou aux réjouissances procurées par les illusions optiques de l’art cinétique. Vient ensuite le plaisir suscité par l’expérience esthétique en tant que telle : plaisir d’éprouver des émotions déconnectées de l’action et de nos intérêts personnels, de se sentir sentant, de sentir intransitivement en quelque sorte, qui faisait écrire à Descartes « lorsque nous lisons des aventures étranges dans un livre, ou que nous les voyons représenter sur un théâtre, cela excite quelquefois en nous la tristesse, quelquefois la joie, ou l’amour, ou la haine, et généralement toutes les passions, selon la diversité des objets qui s’offrent à notre imagination ; mais avec cela nous avons du plaisir de les sentir exciter en nous, et ce plaisir est une joie intellectuelle qui peut aussi bien naître de la tristesse, que de toutes les autres passions » (Traité des passions, 1649). Ici, le plaisir provient, non pas de l’objet mais de l’état psychique dans lequel le sujet le considère ; Kant le faisait naître du libre jeu des facultés (Critique de la faculté de juger), et J.-M. Schaeffer affirme « c’est la pratique de l’attention elle-même qui est source du plaisir ou du déplaisir esthétique » (L’Expérience esthétique, 2015). Procurent une expérience esthétique positive celles qui à la fois sollicitent notre attention et ne la découragent pas par un excès de complexité. Le déplaisir esthétique naît en revanche lorsque cet équilibre est rompu, soit que l’œuvre est trop sophistiquée soit qu’elle est trop rudi347

Platon (428-427 av. J.-C. – 348-347 Av. J.-C.) mentaire pour l’équipement intellectuel et culturel de celui qui en fait l’expérience. Distinct du plaisir (ou du déplaisir) de l’expérience esthétique, le plaisir (ou le déplaisir) proprement artistique ajoute un degré de complexité de plus à l’épreuve des œuvres d’art. C’est le plaisir pris à l’exécution, dont parle aussi Aristote dans la Poétique. Ainsi, lorsque Diderot commente dans son Salon de 1763, La Raie de Chardin, l’admiration pour la manière l’emporte sur le dégoût pour le poison éventré représenté. La positivité de la première émotion surmonte la négativité de la seconde. Parce que les œuvres sont des objets intentionnels, un nouvel axe évaluatif est à retenir : celui qui repose sur le remplissement plus ou moins abouti de l’intention : être une représentation illusioniste de la réalité pour Chardin, se conformer strictement aux conventions stylistiques définis par l’Église pour le peintre d’Icône du ix e  siècle, montrer la matérialité du peint pour les artistes du groupe Support-surface, etc. Ce plaisir se nomme admiration, émerveillement, vénération ; le déplaisir procuré par une exécution ratée, convenue ou arbitraire se nomme dédain, mépris, exécration. L’intention elle-même peut faire l’objet d’une appréciation négative ou positive : l’intention assumée de choquer dont l’art contemporain produit maints exemples peut, en tant que telle, susciter la curiosité ou l’engouement, ou bien des émotions à valence au contraire négative comme l’irritation ou l’ennui. Carole Talon-Hugon

& Genette Gérard, L’œuvre de l’art, Seuil, 1997 Léopardi G., Théorie du plaisir, 1817-1837, trad. franç. Alia, 1994. Platon, Philèbe ; trad. franç., Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1956 Schaeffer Jean-Marie, L’Expérience esthétique, Gallimard, 2015

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émotions esthétiques, goût, valence FF

platon (428 - 427 av. j.- c . – 348 -347 av. j.- c .) La question des émotions joue un rôle crucial dans l’appréciation platonicienne de l’art. On présente souvent Platon comme l’ennemi de l’art – que l’on pense, par exemple, à la célèbre phrase de Nietzsche : « Platon est le plus grand ennemi de l’art que l’Europe ait jamais produit – mais cette vision négative doit être nuancée : si Platon condamne aussi fermement la poésie d’Homère et la tragédie, ou encore ce qu’il appelle la « musique nouvelle », c’est qu’il tient que l’art a un impact émotionnel majeur sur son audience, pour le meilleur comme pour le pire. Certes, il est question explicitement d’émotions dans un contexte esthétique chez Homère et les tragiques, et l’on doit déjà à Gorgias d’avoir mentionné celles‑ci dans le cadre plus général du « pouvoir » du logos, qu’il soit rhétorique ou poétique. Mais Platon est le premier philosophe à décrire la manière dont les émotions sont provoquées, et les conséquences que cela peut avoir sur nos attitudes morales au sens large du mot. C’est dans l’Ion que Platon thématise pour la première fois le pouvoir des émotions tel qu’il peut être suscité par l’artiste dans le chef des spectateurs. Ion est un rhapsode qui chante en public de la poésie en s’accompagnant de la lyre. Tel qu’il est décrit par Platon, il n’est pas loin de correspondre à ce que nous attendons aujourd’hui d’un chanteur d’opéra ou peut-être même d’un chanteur de rock : paré d’un vêtement haut en couleur et d’une couronne d’or, il donne sa représentation du haut d’une estrade face à plus de vingt mille spectateurs. Et le but de cette représentation consiste essentiellement à susciter des émotions fortes chez tous ces spectateurs. C’est en effet parce qu’il est lui‑même transporté dans le monde qu’il décrit, et qu’il éprouve les émotions que suscite ce monde, qu’il peut les transmettre à son audience : « Quand tu récites bien des

Platon (428-427 av. J.-C. – 348-347 Av. J.-C.) vers épiques et que tu fais aux spectateurs le plus grand effet... N’es-tu pas hors de toi et ton âme enthousiasmée ne se croit‑elle pas transportée au beau milieu des événements dont tu parles...? », demande Socrate à Ion, qui lui répond : « Je ne te cacherai rien : quand moi je raconte un épisode déchirant, mes yeux sont remplis de larmes, et quand je raconte un épisode effrayant ou extraordinaire, mes cheveux se dressent de peur sur ma tête et mon cœur s’emporte ». C’est donc, apparemment, grâce à un tel « enthousiasme » dans lequel il est lui-même pris que le rhapsode suscite de telles émotions, qui sont ici la pitié et la peur, chez ses auditeurs. Et en effet à la question de Socrate, « et sais-tu que vous produisez aussi les mêmes effets sur la plupart des spectateurs ? », Ion lui répond : « Je le sais fort bien. Du haut de mon estrade, je les vois chaque fois qui pleurent, qui jettent des regards stupéfaits et qui sont saisis d’effroi à l’écoute de mes récits ». Comme Platon l’explique, cet « enthousiasme », ou plus généralement ce que nous appelons « inspiration », est d’abord le fait du poète lui‑même qui est inspiré par la divinité – en l’occurrence, la Muse poétique – dont le rhapsode hérite et qu’il transmet à son tour à son auditeur, cette transmission en chaîne étant illustrée par la célèbre métaphore de l’aimant : tout comme l’aimant permet de faire tenir ensemble une série d’anneaux de métal, la divinité, à travers le poète et le rhapsode, « attire l’âme des hommes où bon lui semble ». Une telle thématique deviendra centrale pour les penseurs de la Renaissance, puis chez les Romantiques ; elle est en fait une critique radicale de la part de Platon : le fait d’être attiré là où la divinité ou le poète le désire, signifie en réalité être attiré dans l’irrationnel. Si Homère est « possédé » par le dieu, et Ion « possédé » par Homère, ce sont nous les spectateurs qui sommes « possédés » par le rhapsode et son chant – et « dépossédés » donc de notre raison ;

éprouver de telles émotions d’une manière vive est ce qui nous empêche de penser par nous‑mêmes, pas du tout ce qui pourrait révéler notre Moi profond, ou exprimer une quelconque transcendance. Il est en ce sens très révélateur de lire l’interprétation parfaitement anachronique que donne Marsile Ficin de ce dialogue. Au reste, dans ce texte qui est une véritable comédie, Platon se moque de cette métaphore de l’aimant que Ion semble prendre au sérieux, et qui le flatte, en lui faisant ajouter comme une sorte d’aveu : « C’est que je dois prendre bien garde à rester attentifs à eux : si je les fait pleurer, c’est moi qui rirai en recevant leur argent ; mais si c’est eux qui rient, c’est moi qui pleurerai de l’avoir perdu ». Ce passage est crucial pour apprécier ce que la parodie de Platon veut dénoncer. Un Aristote en reprendra l’idée dans le cadre, moralement neutre, de sa description de la composition poétique : le poète doit pouvoir éprouver ces émotions lorsqu’il écrit, ou comme nous le disons aujourd’hui, se mettre dans la peau de ses personnages. Mais cela signifie, aux yeux de Platon, qu’en réalité Ion, et sans doute plus généralement, tout poète ou acteur, est un charlatan qui vise à gagner de l’argent sur le compte de la naïveté de ses auditeurs ; autrement dit, cette fameuse « inspiration » divine dont se targuent les poètes n’est rien d’autre, à l’instar de l’image de l’aimant, qu’une métaphore poétique – et dont Platon use de manière ironique – qui sert à masquer le subterfuge qui consiste à nous faire éprouver des émotions fortes et à nous déposséder de notre raison. Dans la République, Platon reconnait que les émotions peuvent, et doivent, jouer un rôle majeur dans l’éducation morale. Il recommande pour les jeunes des odes de louange envers les hommes vertueux et des hymnes envers les dieux : on peut supposer que l’admiration qu’ils éprouveront pour ces œuvres saura leur faire admirer les vertus des citoyens qui ont rendus service à la 349

Platon (428-427 av. J.-C. – 348-347 Av. J.-C.) cité et celles des dieux, moralement bons, selon Platon, et qui doivent leur servir de modèles. À l’inverse, il rejette de manière assez radicale la poésie homérique et la tragédie qui nous font éprouver les émotions de peur et de pitié envers leurs héros ; c’est que ces émotions, grâce au plaisir qu’elles nous donnent, transmettent aussi une vision du monde que ces jeunes risquent d’endosser : une vision « tragique » du monde où le bonheur est hors d’atteinte. Dans ce cadre, ce n’est plus tant l’irrationalité des émotions qui est critiquée que le fait que les émotions peuvent nous transmettre une vision du monde qui n’est pas celle que Platon défend. Platon ne critique donc nullement l’art en tant que tel, mais l’art qui, selon lui, transmet une certaine vision du monde qu’il rejette. Et une telle transmission est possible parce que précisément ce sont des « héros » qui éprouvent ces émotions : puisqu’Achille nous est présenté comme notre « héros » et qu’il est le symbole même du courage – dans la culture grecque, le courage à la guerre est la première vertu que les jeunes garçons doivent acquérir – le voir se rouler par terre et pleurer violemment à la mort de son ami Patrocle ne peut qu’induire une vision tragique de l’existence, où le bonheur est une chimère. Au livre 10 de la République, Platon revient sur ces émotions propres à la poésie épique et à la tragédie ; l’accusation la plus grave qu’il porte contre ces genres poétiques, c’est qu’ils peuvent aussi nuire aux gens vertueux : « Quand les meilleurs d’entre nous entendent Homère ou quelque autre poète tragique représentant un de ces héros accablés par le malheur qui déclame une longue complainte mêlée de gémissements, ou quand on voit ces héros qui chantent en se frappant la poitrine, tu sais bien que nous éprouvons du plaisir et que nous nous laissons prendre à les suivre et à partager leurs souffrance (sumpathein), et que nous mettons tout notre sérieux à faire l’éloge du bon poète, 350

c’est-à-dire de celui qui a le mieux réussi à nous mettre dans un tel état. » Ici Platon est au plus près de reconnaître ce que les modernes appelleront « empathie » ; ce n’est plus l’identification à un héros qui opère comme dans le cas des enfants, mais une empathie émotionnelle qui est renforcée par le plaisir que l’on éprouve à ressentir ces émotions. Certes, si on est vertueux, on sait parfaitement que de telles émotions sont en réalité condamnables, du moins lorsqu’elles dépassent la mesure – Platon ne condamne pas le deuil retenu pour la mort d’un proche – et qu’elles expriment une vision tragique du monde. Mais contrairement à que ces gens vertueux pourraient croire, ce savoir n’est sans doute jamais assez fort pour les prémunir de toute conséquence nocive : « Bien peu de gens sont en mesure de se rendre compte que la jouissance passe nécessairement des affections des autres à celles qui nous sont propres. Après avoir nourri et fortifié notre sentiment de pitié dans les affections des autres, il n’est guère facile de le contenir dans les sentiments que nous éprouvons personnellement ». Platon reconnaît assez clairement la distance mimétique, mais en voit aussi les dangers : éprouver ces émotions face au deuil d’un autre semble être inoffensif puisque on est au théâtre ; mais c’est en prenant plaisir à ces lamentations, ou à ces émotions tragiques de peur et de pitié, que l’on fortifie la partie irrationnelle de l’âme au détriment de la raison, et que l’on risque, à terme, de renverser la vision du monde eudémoniste que Platon suppose à ces gens vertueux. Mais pourquoi ces émotions peuvent-elles l’emporter sur la raison ? Parce que ces émotions que véhiculent ces genres littéraires sont en réalité celles que naturellement notre partie irrationnelle tend à éprouver, comme si, au fond, Homère et les poètes tragiques ne faisaient que montrer l’homme tel qu’il est naturellement, c’est-à-dire en proie aux désirs de la partie irrationnelle de son âme. Et en effet, la partie de l’âme encline

Poésie à ces émotions est « assoiffée de larmes et portée à se lamenter sans retenue, jusqu’à épuisement, par ce qu’il est dans sa nature d’éprouver de tels désirs » et c’est elle que « que viennent assouvir et combler les poètes ». Et le plaisir issu de ces émotions n’est autre que l’assouvissement de ce désir tout naturel de se lamenter, ce que d’ailleurs Homère reconnaissait déjà en parlant du « désir de pleurer ». Dans le Philèbe, Platon défend l’idée que le plaisir que donnent la tragédie et la comédie sont des plaisirs de « restauration », c’est-à-dire dans ces deux cas-ci, d’assouvissement d’un manque ou d’un désir. Dans le cas de la comédie – Platon songe à la comédie aristophanesque où une grande part du rire se fait à l’encontre des personnages– il s’agit de la malice et du mépris qui se donnent libre cour au théâtre, le rire lui-même étant, comme les pleurs dans le cas de la tragédie, l’expression visible de ce plaisir de « décharge émotionnelle ». Ici encore, on pourrait penser qu’il n’y a là rien de fort dangereux, le rire étant, tout comme les larmes, issu d’un désir qui a besoin de s’exprimer de temps à autre, comme Aristote l’a peutêtre pensé avec son concept de catharsis. Mais essentiellement à cause du plaisir que de telles « décharges » procurent, Platon soupçonne que même les gens vertueux n’y laissent leur raison. Ainsi, dans l’Apologie, Platon défend l’idée que Les Nuées d’Aristophane ont été la cause principale de la condamnation injuste de Socrate – à force de se moquer de la caricature du philosophe qui du haut de son « pensoir » apprend au fils de Strepsiade à battre son propre père, les jurés athéniens en sont venus à croire que le Socrate réel était un dangereux pédagogue dont Athènes devait se débarrasser. Platon force le trait sans nul doute, d’autant que Socrate a été plus vraisemblablement condamné pour des raisons politiques – mais de nombreux exemples pourraient montrer que son soupçon n’est hélas pas entièrement infondé : qu’il suffise

de songer aux très nombreuses caricatures antisémites publiées dans les journaux allemands pendant les années 1920 et 1930. Pierre Destree

& Platon, Ion [ve s. av J. ‑C.], introduction, trad. et notes par J.-F. Pradeau, Paris, Ellipses, 2001. Platon, La République [ve s. av J. ‑C.], introduction, trad. et notes par G. Leroux, GF Flammarion, 2002. Platon, Philèbe [v e s. av J. ‑C.], introduction, trad. et notes par J.‑F. Pradeau, GF Flammarion, 2002. P. Destrée et F. G. Herrmann, Plato and the Poets, Leiden, Brill, 2011. aristote, éducation des affections, empathie, FF enthousiasme, éthique (approche)

POÉSIE Dans les pratiques actuelles de la poésie, il existe de nombreuses productions qui n’ont aucune visée littéraire et engagent un effet affectif. Sans véritables ambitions esthétiques, les poèmes rituels de la SaintValentin servent par exemple de support aux déclarations d’amour et montrent à leur destinataire combien l’auteur du poème possède un ethos sensible et délicat, propre à le désigner comme un parti favorable. De la même manière, la fête des mères ou encore les événements majeurs de la vie (mariage, enterrement) suscitent des moments de « poésie » où les auteurs désirent témoigner de leur attachement par le biais de vers, de rimes et surtout de l’appartenance à une tradition littéraire rattachée à la sensibilité ; l’acte de transmission l’emportant sur la valeur intrinsèque du texte. De telles productions poétiques, dont il n’est jamais question dans la critique, entrent en concordance avec les extensions lexicales du mot « poésie », où un être, une chose, une situation peuvent être qualifiés de « poétique » lorsqu’ils sont touchants ou suscitent des émotions positives. Si ces acceptions sont entrées dans le langage 351

Poésie courant, elles relèvent d’une perspective qui s’est déployée à partir du romantisme. La poésie serait une qualité naturelle de l’homme qui renoue avec l’enthousiasme vital et une communion universelle, comme l’écrit Lamartine : « J’étais né impressionnable et sensible. Ces deux qualités sont les deux premiers éléments de toute poésie. […] J’aimais et j’incorporais en moi ce qui m’avait frappé. […] Il ne me manquait que la voix ; cette voix que je cherchais et qui balbutiait sur mes lèvres d’enfant, c’était la poésie » (« Première préface » Les Méditations poétiques, 1849). Tout autres semblent les attentes de la poésie littéraire depuis plus d’un siècle, depuis la première crise du « lyrisme » autour de 1850. Dans ces perspectives dites « modernes » ou « modernistes » de la poésie, l’auteur doit se distancier de son vécu émotionnel immédiat par la « disparition élocutoire du poëte », par « l’initiative [cédée] aux mots », par un matérialisme du corps, du réel, ou par l’altération permanente de la communauté. La poésie se trouve alors convoquée comme genre affectif par excellence, en raison d’une assimilation à la discursivité lyrique. Toutefois, les auteurs à la recherche d’une modernité se méfient d’une adhésion trop directe à une expression personnelle, transparente et spontanée. La volonté d’émouvoir par la forme poétique et des représentations affectives se poursuit sans céder pour autant au témoignage de l’expérience vécue ; une mise en forme élaborée devant distinguer la poésie des autres genres. Aussi la scission actuelle entre les poésies littéraires et les poésies non littéraires souligne d’emblée un traitement différent des questions affectives dans un genre où elles restent centrales, aujourd’hui encore. De la poésie lyrique et de la poésie non lyrique L’assimilation de la poésie et du discours lyrique est devenue si puissante dans les 352

esthétiques depuis le milieu du xix e siècle qu’elle a occulté combien les composantes lyriques n’étaient qu’une possibilité parmi d’autres du genre. Même après le xviii e  siècle, les poésies narratives et critiques (didactiques, parodiques, rhétoriques) ne cessent d’exister, de manière minoritaire certes, mais en reprenant leur visibilité en France à partir des années 1990, notamment dans les mouvements littéralistes et objectivistes. Aussi la considération des émotions dans ce genre doit tenir compte de la pluralité et de l’hétérogénéité des discours dans les poèmes, ainsi que de leurs visées différentes. Une dominante lyrique met l’accent sur des représentations figurées de la vie affective et une mise en forme cherchant à les incarner textuellement par les différents plans du discours. Dans le poème « Contre », Henri Michaux donne à ressentir la rage sans passer par le récit ou l’argumentation : « Je vous construirai une ville avec des loques, moi !/ Je vous construirai sans plan et sans ciment/Un édifice que vous ne détruirez pas,/ Et qu’une espèce d’évidence écumante/Soutiendra et gonflera, qui viendra vous braire au nez,/ Et au nez gelé de tous vos Parthénons, vos arts arabes et de vos Mings… » Le texte, dans sa logique associative, rythmique, prosodique, produit la figuration d’une telle émotion, englobant les actions ou les jugements de valeurs qui ponctuent le texte. Tel n’est pas le cas dans la poésie narrative où les prérogatives du récit, avec l’intrigue et la logique de l’action, se maintiennent dans des formes identifiées à la poésie, comme la tradition versifiée ou la musicalité de la prose. Si l’épopée dans l’Ancien Régime a fait office de modèle de poésie narrative, il existe de nombreuses démarches modernes et contemporaines qui ont choisi une telle orientation, non sans déployer des tensions avec le roman : chez Raymond Queneau, James Sacré ou encore Nathalie Quintane par exemple.

Poésie Les émotions face aux formes et aux représentations Peut-être plus qu’un autre genre littéraire, la poésie rend aiguë la dualité et les relations entre les investissements affectifs de la forme elle-même et ceux de la représentation. Aristote distinguait deux nécessités naturelles de l’art poétique : la représentation d’un côté ; l’harmonie et le rythme de l’autre (Poétique). Si le philosophe délaissait la puissance de l’harmonie et du rythme pour se concentrer la représentation d’êtres agissants dans l’intrigue, il importe en poésie de considérer l’impact sur ces deux attentes : « fiction émotions » et « artefact émotions » pour reprendre les notions de Zwaan et Kneepkens (« Emotions and literary text compréhension », 1994). S’il est convenu que la poésie peut toucher par ses représentations, de surcroît lorsqu’elles sont affectives dans un cadre lyrique, les effets émotionnels du genre doivent aussi inclure l’impact des formes, des mètres ou des techniques employées. Les vers réguliers dans des sonnets, des ballades ou des rondeaux, les vers libres, les versets, les poèmes en prose, les proses « aérées », les écritures blanches sont autant de formes qui engagent d’emblée des rapports sensibles différents, tant dans l’harmonie que dans le rythme. C’est pourquoi une histoire des émotions en poésie ne peut se passer d’une histoire des formes poétiques. Non seulement la représentation du corps, de la douleur ou des larmes a son importance, mais les considérations sur les règles de la versification, les rimes autorisées, les possibilités de la mise en page ou de la performance (mise en scène, travail sur la voix, l’acteur, musique, image) deviennent incontournables. Il faudrait y ajouter les attentes historiques : le lexique dans les règles classiques, la condamnation de la périphrase chez les romantiques, la préférence pour le « corps » plutôt que pour le « cœur » dès la fin du xix e siècle. Dans sa lettre-préface à Arsène Houssaye, Charles Baudelaire défend l’écriture du poème

en prose par le projet d’une forme « assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ». Le choix d’une forme engage ainsi plus largement des idées de la poésie et des émotions suscitées ou convoquées par celle-ci. Parler alors d’une spécificité de l’« émotion poétique », comme le fait par exemple Pierre Reverdy (« Cette émotion appelée poésie », dans Sable mouvant – 1966), risque de réduire une diversité de relations affectives : émotions vécues par l’auteur, schèmes d’émotions liés au genre à un moment donné, émotions représentées, émotions esthétiques ressenties par les lecteurs. Des phonèmes aux recueils : l’architecture affective Le genre poétique conduit les lecteurs à prêter une attention particulière à des phénomènes formels, stylistiques, syntaxiques, qui sont mis en valeur par un traitement spécifique du langage. L’accès à des représentations affectives est constamment complexifiée par la réflexivité des formes, l’intensité des effets stylistiques, la mise en valeur de certains plans sensibles du discours ou encore par des figures (tropes, paradoxes…). La poésie invite de ce fait à sortir d’une lecture « économique », c’està-dire d’un faible investissement attentionnel. Elle maintient à différentes époques une attention accrue sur deux plans de la lecture : l’un cherchant à comprendre ce qui se produit dans le monde représenté ; l’autre, par la composition, qui dirige l’attention vers la manière d’écrire ou de dire ce monde. Dans les poésies narratives ou didactiques, l’accent donné à la mise en forme souligne la hauteur de ton : ainsi, dans la poésie scientifique, les connaissances nouvelles mises en vers possédaient à l’âge classique les vertus du « langage des dieux » ; elles devenaient par ce biais aussi pérennes que les lois naturelles elles353

Poésie mêmes. Les règles de la versification, les techniques de la prosodie, des effets comme les enjambements ou les contre-accents sont autant de moyens de dédoubler la lecture et la sortir de la seule représentation affective. Si la poésie a souvent été commentée sur ces phénomènes assimilés avec Roman Jakobson à une « fonction poétique » du discours, il est nécessaire de les conjuguer avec d’autres fonctions (non seulement expressive, mais aussi référentielle, métalinguistique, phatique et conative), qui varient selon les pratiques. Pourtant, davantage que le détournement ou « l’assaisonnement » par l’élocution, la poésie, notamment lorsqu’elle se fait lyrique, vise à créer des liens étroits d’exemplification entre l’écriture et le monde représenté. Parmi les éléments singuliers du genre apparaît le rassemblement de poèmes en « recueil ». Le livre de poésie aurait pour structure un montage de textes plus ou moins linéaire, plus ou moins nécessaire. Aussi le lecteur est-il amené à pouvoir feuilleter l’ouvrage sans forcément le lire linéairement, à l’instar d’une anthologie. Si ce mode de lecture a été privilégié par de nombreux auteurs modernes, il ne faudrait pas réduire la poésie à ce type de constructions. Il existe de nombreux livres qui sont bâtis sous forme structurée, progressive et cohérente. Le cycle des saisons a ainsi servi de principe de figuration des mouvements affectifs dans de nombreux ouvrages où le paysage est central : le désir estival, l’automne mortifère, la mélancolie hivernale, le printemps avec sa vivacité première. De la même manière, certains ouvrages de poésie s’élaborent à partir des étapes d’une épreuve émotionnelle ; le cas le plus courant étant celui du deuil avec ses différentes phases : la perte, le déni, la colère jusqu’à l’acceptation. Les livres de poésie offrent dans leur intégralité ou dans certaines parties cohérentes des unités structurées autour d’  « épisodes émotionnels » (A. Rodriguez, « L’épisode émotionnel en poésie lyrique », Vox poe354

tica, 2009), avec une rupture de l’équilibre, une montée, un apogée, un plateau, un déclin, une résolution ou un abandon du retour à l’équilibre. Une telle structuration est loin d’être réservée à la poésie narrative ; elle se retrouve aussi bien dans les recueils lyriques que critiques, sous forme de séquences ou d’une trame qui organise l’ouvrage. Le mode de lecture ainsi convoqué varie fortement d’une tradition à l’autre, d’un livre à l’autre, voire tout simplement d’un lecteur à l’autre. Des émotions selon les variations du genre La poésie peut représenter toutes les émotions avec une grande variété de possibles. Plusieurs déterminations génériques ou historiques orientent néanmoins les choix affectifs réalisés. Ainsi l’élégie engage par exemple des structurations face à la perte d’un être, d’un état ou d’un objet selon le registre de la plainte : l’évocation des temps anciens où le sujet et l’être aimé partageaient des moments heureux est ramenée à l’instant présent qui est celui de la doléance. Au xviiie siècle, l’ode devient justement le genre par excellence pour montrer combien la poésie dite lyrique se fonde sur « l’enthousiasme » et une énergie créatrice proche de la musique ; nous le voyons aussi bien chez Batteux (Traité de la poésie lyrique, dans Principes de la littérature, 1764). Certaines formes fixes impliquent également des constructions attendues des émotions. Tel est le cas du sonnet par exemple, dans la différence entre les quatrains (le huitain) et les tercets (le sizain). De la même manière, le rondeau peut dans sa forme même engager un enfermement mélancolique (Voir J. Starobinski, L’Encre de la mélancolie, 2012). La forme fixe peut aussi correspondre aux humeurs et aux développements affectifs représentés. Chaque époque cherche à mettre en évidence des émotions singulières en poé-

Pornographique sie, par le biais de techniques privilégiées. La tradition des blasons au xvi e siècle se distingue de celle de la poésie épique du xvii e siècle ou de la poésie engagée lors de la Seconde Guerre mondiale. La prise en compte des émotions dans le genre doit donc se fonder sur l’histoire de la poésie ainsi que sur l’histoire des représentations collectives des émotions. La notion de sublime fournit des explorations nouvelles au xix e siècle, comme celle du monstrueux : « La Charogne » de Baudelaire, les gouffres de Victor Hugo ou encore les poèmes de Lautréamont. De telles représentations se conjuguent avec une histoire de l’idée de poésie. Ainsi, la cruauté des évocations intensifie la puissance du poète et de la poésie sur le lecteur, poursuivant l’imaginaire du « mage » ou du « sorcier » romantique. De telles tendances se retrouvent dans les années 1930 chez Henri Michaux ou Antonin Artaud qui préconisent un « exorcisme » par les pouvoirs magiques de l’expression. Nous pourrions encore souligner combien le détachement par l’ironie et la parodie apparaît chez certains poètes de la fin du xix e siècle et du début du xx e siècle (Corbière, Cros, Salmon, Max Jacob) afin de dédoubler le rapport au désespoir qui semble trop directement rattaché au romantisme. Outre ces variations, les composantes culturelles de la poésie, dans d’autres langues européennes, dans les pratiques arabes ou encore dans des traditions japonaises, conduiraient à mettre en évidence des comparaisons des représentations affectives parfois convergentes et souvent soumises à des codifications poétiques divergentes. Les explorateurs émotionnels et les lectures incarnées La poésie est un genre particulièrement propice pour explorer les pouvoirs des arts dans le rapport aux émotions. Il se pourrait que les poètes modernes aient ouvert

de nouvelles voies dans la compréhension, l’assimilation d’émotions complexes. Les situations affectives du désir, du deuil, de la solitude, de la folie, de la mélancolie, de l’euphorie ont été systématiquement explorées avec une multiplicité de formes impliquées par la libération du vers, de la mise en espace et de la manière de recevoir la poésie. Aujourd’hui, des communautés de lecteurs souvent distinctes suivent les explorations poétiques d’éditeurs comme Gallimard, Flammarion ou P.O.L. sans forcément apprécier la poésie dans son intégralité. D’aucuns recherchent la performance du corps dans des textes anaphoriques, d’autres un minimalisme émotionnel, certains encore une expression du « cœur » assez proche de la chanson. La poésie contemporaine engage bon nombre de contrats affectifs avec des possibilités sonores, graphiques, textuelles et de mises en action qui ne peuvent se réduire à une seule forme de représentation ou à un type de relation au rythme. Antonio Rodriguez

& Cohen Jean, Structure du langage poétique, Flammarion (Champ linguistique), 1993. Collot Michel, La Poésie moderne et la structure d'horizon, PUF (Écriture), 1989. Combe Dominique, Poésie et récit : une rhétorique des genres, J. Corti, 1989. Jarrety Michel (dir.), La Poésie française : du moyen âge jusqu'à nos jours, PUF (Quadrige), 2007. littérature, lyrique, musique. FF

PORNOGR APHIQUE Une esthétique du beau regard reposerait sur l’émotion quant à la forme, et « la nature nous fait une faveur » dit Kant dans la Critique de la faculté de juger. Ce « cadeau » n’aurait rien à voir avec l’excitation brute court-circuitée par le dégoût voire le rejet que la morale exprime à l’encontre des représentations dites pornographiques : 355

Pornographique celles-ci ne passent pas, elles sont jugées dégoutantes, voire dégradantes (Cf. st. Augustin qui, dans les Confessions, écrit son « éparpillement du à la fornication » : ce laissé aller à la chair, qui lui semble incompatible avec le désir d’ascèse). La pondération, la mesure, nécessaires à l’exercice de la contemplation du beau s’opposent donc au choc des sens échauffés, à tout ce qui vient du bas, et dans un mouvement de contre balancier paradoxal – à l’érection (que traduit bien le composé verbal anglo-saxon : to be aroused) et à la monstration des organes sexuels en action. Libérée de la censure, la porno n’est coupable de rien (d’où l’apocope) en tant qu’elle repose sur un double artifice sémantique, une dichotomie hypocrite (l’érotique/le pornographique). Alors pourquoi ce sentiment ambivalent (rejet/ attirance), cette inquiétude qu’il se passe quelque chose du côté des pornographies ? Pourquoi les condamner d’un côté, et de l’autre y revenir ? Qu’est-ce que ce balancement veut nous dire du côté des émotions ? La pornographie en tant que phantasma Premièrement, ça nous parle de notre voyeurisme anthropologique – la curiosité comme fondement de la sapience. Au désir de voir et de savoir comment faire l’amour (vieux comme le monde), face au vide ou au trop plein de signes, un système de représentation émerge par le biais de récits et d’images hyperréalistes. Sur cette question des récits, l’effet sophistique connaît une baisse de régime : nous entrons là dans une phénoménologie immédiate, le mot et la chose copulent, point d’ekphrasis dans l’ordre des mots du sexe. Nous avons besoin de récits, de discours qui éclairent ce qui reste caché dans les chambres : c’est la phantasma des Anciens, « l’apparition dans la lumière », le coup de projecteur, le gros plan. Les corps s’y réfugient dans le noir, pour aimer, mais pas seulement. Un corps est fragilisé quand dénudé, il accomplit certaines fonctions : sans parler du sommeil, 356

les actes sexuels nous mettent en danger non pas d’être vus mais surpris. De nombreux mots trahissent cette angoisse, car ce lâcher prise temporaire reste une illusion. Exceptionnelle, l’activité sexuelle, même libérée par la chimie et l’appareil législatif, convoque toujours en sous-main une petite morale utilitariste : le faire prouverait qu’un corps, qu’un couple fonctionne, mais que vise donc cette fonction ? Le faire seul prouverait notre tempérament égoïste, aussi pourquoi partager ? Les genres et les seuils d’apprentissage sont décasernés voire éclatés, les discours sexuels de même : la fille n’attend plus sa nuit de noce pour le faire, le garçon sa visite au bordel (A. Corbin, 1982). Ce nouvel agent intermédiaire se nomme littéralement télévision et son procédé est la « pulsion scopique » (J. Lacan). Contingenter l’appétence sexuelle, la téléguider vers une iconologie érotique, telles sont les injonctions qui imprègnent la plupart des discours se voulant non moralistes : au fond, ce que la Loi répète depuis des lustres, c’est que le sexe n’est pas un jeu mais une mission, un travail, une épreuve. Mais le corps dit tout le contraire, le corps veut jouir, le corps crie, il manifeste, car excité il existe. Il arraisonne le monde quand le sol semble se dérober : il prend pieds. Le sexe est promesse d’envol, d’échappée, de décharges quand tout le reste pèse : ce reste est la peur de mourir avant que d’avoir eu du plaisir. À l’Eros, opposer le Thanatos des Anciens est profondément plus raisonnable, car l’Enfer est pavé de bonnes intentions extatiques. La pornographie en tant que performance sportive Deuxièmement, l’acte sexuel comme spectacle sportif (et les spintriae comme promesse de récompenses, cf. Suétone, Vies des douze Césars) – l’obscène c’est la chambre ouverte à tous les regards. Ce phénomène est, là encore, très ancien, car enfoui dans les mythes, c’est Actéon surprenant Diane au bain, c’est Tibère à Capri, c’est l’album

Pornographique I Modi (dits « Les Sonnets luxurieux ») signé L’Arétin et Marcantonio vers 1524. Exploités par la vidéosphère, l’amour des dieux produit quantités de corps emboités qui viennent – surtout depuis l’invention de la photographie qui réalise le réalisme – contrebalancer l’évolution de l’histoire des sexualités : à ce primat pictorial, succède une abondante kinescopie dont la déferlante exponentielle sur les réseaux numériques déborde le simple récit. C’est dire aussi que les livres de chevets initiatiques ont disparu, c’est dire enfin que le sujet, où qu’il se trouve, devient la cible d’une formidable machine à recycler la puissance libidinale : l’envie de jouir trouve son exutoire temporaire dans l’industrie porno, une industrie, oui, une machine à faire de l’argent avec des humains en train de faire du sexe. Et l’on pourrait dire à l’instar d’Alfred Jarry, que cela n’a pas d’importance, car on peut le faire indéfiniment, tous les jours, plusieurs fois par jour, ad. lib. (Le Surmâle, 1902). Avec le cinématographe, les acteurs – hardeuses, hardeurs : « durs » à l’œuvre, obligés à l’ouvrage, payés pour – sont-ils en train de jouer à faire du sexe ? Immédiatement, le gros plan donne la réponse. Ce que je vois dans ces comédies c’est le regard du technicien, gouverné par le producteur, son sens du montage. Ce que j’imagine, c’est ma projection. L’expérience de pensée, qu’elle se nourrisse ou non de comédies sexuelles, fonctionne comme un scénario des possibles. La masturbation consiste en une performance : elle écrit, signe, exprime un fantasme, et l’éclair dans ma lumière, c’est l’orgasme. Mais dire que les pornographies ne servent qu’à ça serait trop simpliste, relier voyeurisme, solitude et sexualité trop réducteur. Car il y autre chose. La pornographie en tant que fonction économico-sociale Cette chose n’est pas la chose, mais l’Autre : consommer de la porno mais surtout la confondre avec le réel, revien-

drait à croire que les Terriens passent leur temps à baiser comme dans Mars Attack ! de Tom Burton. Cette illusion masque un appareil biopolitique bien plus inquiétant que la supposée vision dégradante de ces matériaux graphiques. Soupeser les tensions internes aux pornographies, penser ce qui au fond tend à se banaliser, favorisent d’autant plus l’émergence d’un discours inédit. Les « Porn Studies » qui, apparues au tournant des années 1980, ouvrent aux questions de la tragicomédie des discours sexuel, de son détournement par les producteurs, de l’appétence des consommateurs et, in fine, de la dépolitisation de la jouissance et de sa possible récupération par l’artiste (L. Williams, 2004). Lorsque Leonardo da Vinci décide de scruter tous les rouages, des machines et des corps, il donne au miroir la clef de la lisibilité. Son acte auctorial, profondément clinique, fouille l’origine des sécrétions. Mais quand l’objectif de la caméra pornographique, parfois endoscopique, transmue les organes sexuels en mouvements perpétuels, cette tautologie désignifie l’Amour, le banalise, le désacralise enfin, et désigne les emboitements comme figure de rhétorique de la prostitution. Au fond, la porno a quelque chose à voir avec le dogme néolibéral : toujours plus haut, plus fort, et avec l’aide de la main invisible de Dieu, toujours et encore. Dans ce que P. Audreu dans Jacques le Fataliste de Denis Diderot nommait « ce grand branle de masques », il reste à apprendre à se libérer de ces soi-disant services rendus à la bonne santé publique, à performer la luxure – l’écart absolu, autrement dit le reste. « The Rest / le Repos » : c’est ici la gravure de Marcel Duchamp exécutée en 1967 d’après une publicité datée de 1912, représentant un couple dont on ne voit pas les membres inférieurs, se tenant les yeux fermés, embrassé, tendre, réconcilié dans le repos absolu comme « après l’amour ». Philippe di Folco 357

Proust Marcel (1871-1922)

& B. Cassin, « L’« ekphrasis » : du mot au mot », In Vocabulaire européen de la philosophie, Paris, Seuil/Le Robert, 2004, p. 289. Ph. Di Folco, « La pornographie est-elle une esthétique ? », In Pier-Pascale Boulanger (s/dir.), Éros. Traduire le texte érotique, Montréal, UQAM/Figura no 32, 2013, p. 17–42. J. Lacan, Télévision, coll. « Le Champ freudien », Paris, Le Seuil, 1974. L. Williams (s/dir.), Porn Studies, Durham, Duke University Press, 2004, p. 1-23. amour, bataille, corps, dégoût, désir, plaisir. FF

PROUST Marcel (1871-1922) Les rapports entre art et émotions se voient chez Proust d’abord dans l’ambition qui est attribuée au roman : l’éclaircissement de la vie, de ce qu’il y a en elle d’obscur, d’implicite ou de méconnu. Or cela concerne aussi bien les impressions, les sensations ou la perception – ce sont les épisodes de la madeleine, des clochers de Martinville – que les sentiments et les émotions – l’anxiété du baiser du soir, l’amour et la jalousie à l’égard d’Albertine, la joie dans la création. L’art du roman proustien consiste en partie dans une peinture des émotions qui permettrait même d’en découvrir les lois. La description de l’amour et de la jalousie à l’égard d’Albertine, dans La Prisonnière et Albertine disparue, permet ainsi d’approfondir l’idée d’« intermittences du cœur » énoncée une première fois à l’occasion du souvenir de la mort de la grand-mère du narrateur et de la tristesse qui s’ensuit. Selon cette idée, nos émotions ne sont pas perpétuellement en notre possession, et si elles sont bien en nous, elles le sont dans un domaine inconnu, comme refoulées mais pouvant ressurgir. Cette peinture permet par ailleurs de montrer le rôle essentiel de la souffrance et de la douleur dans la reconnaissance des émotions. Comme l’a mis en évidence M.  Nussbaum Connaissance de l’amour, 1992), c’est dans la douleur de la 358

séparation que le narrateur s’aperçoit qu’il aime encore Albertine, d’un amour resté inaperçu jusque‑là, au point que seule la souffrance semble révéler ce dont on peut être certain concernant les émotions. Cependant l’intérêt de La Recherche est plus grand encore en ce qu’elle décrit les erreurs du narrateur dans son rapport à ses émotions et dans sa volonté de les exprimer, particulièrement lorsqu’elles naissent d’œuvres d’art. C’est ainsi que le jeune Marcel est décrit comme ne sachant pas où chercher pour s’assurer de ses sentiments pour Albertine. Comme l’analyse V. Descombes, Marcel examine les moments qu’il passe avec elle sans y trouver quelque chose comme « l’amour », alors qu’il devrait le chercher dans son agitation, sa préoccupation constante, l’attente de ses lettres3. Surtout, il ne sait pas se rapporter de manière adéquate aux œuvres et aux artistes qu’il admire : lors de sa première pièce de théâtre avec la Berma, Marcel s’examine pour savoir s’il ressent du plaisir, un sentiment ou une émotion particulière, et ce faisant, fait cesser son plaisir et ses émotions. La Recherche décrit alors entre autres l’apprentissage d’un rapport adéquat aux émotions et de la capacité à les exprimer. Cette expression se produit pour Marcel dans l’écriture : l’émotion à la vue des clochers de Martinville est à écrire. En retour, la mise en œuvre de cette capacité d’expression littéraire et plus largement artistique est source d’émotions et plus particulièrement de joie. Pierre Fasula

& I. Crosman Wimmers, Proust and Emotion : The Importance of Affect in À la recherche du temps perdu, University of Toronto Press, 2003. V. Descombes, Proust. Philosophie du roman, Minuit, 1987. M. Nussbaum, Connaissance de l’amour [1992], trad. S. Chavel, Cerf, 2010. éducation des affections, esthétiques FF

(émotions), jalousie, littérature

Psychologique (approche)

PSYCHOLOGIQUE (approche)

un timbre bril-

Qu’une œuvre d’art exprime des émotions, qu’elle suscite des émotions, ou que l’expérience esthétique soit ou non une émotion spécifique, la présence des émotions au cœur de l’art a intéressé la psychologie depuis ses débuts. L’approche psychologique de l’expérience esthétique remonte à Gustave Fechner, premier psychologue à l’étudier selon une méthode expérimentale (Cours élémentaire d’esthétique, 1876). Tentant de mesurer les jugements de goût à l’aide de questionnaires, il est le fondateur d’une « esthétique expérimentale ». En quête d’un parallélisme psychophysique, il a établi une formule mathématique qui rend compte du rapport non linéaire entre sensation psychologique qui en résulte. Il s’est, en particulier, intéressé à la façon dont le nombre d’or influençait les préférences esthétiques, démontrant, par exemple, l’existence d’une préférence pour les rectangles basés sur le nombre d’or. Pour Fechner, le nombre d’or joue un rôle crucial dans la perception de la beauté. Fechner est ainsi le précurseur des études de perception menées en psychologie dans le domaine esthétique. Les études de perception L’approche psychologique moderne s’intéresse aux processus cognitifs qui affectent l’expérience esthétique. Elle cherche à expliciter les différents facteurs qui rendent compte du fait qu’une œuvre d’art puisse exprimer une émotion. Une première orientation de recherche s’intéresse aux processus de bas niveau tandis qu’une seconde orientation se consacre aux processus de haut niveau. Dans le premier cas, il s’agit d’étudier la façon dont la couleur, la tonalité, les proportions, la symétrie, la complexité, la familiarité, etc., influencent les préférences des individus dans les arts. Dans le second cas, il s’agit de comprendre

comment les connaissances ayant à trait à l’œuvre concernée (le degré d’expertise en quelque sorte), les traits de personnalité de l’individu, les normes culturelles, etc. interviennent dans l’expérience esthétique. Ainsi, dans le domaine musical, les études de perception ont montré que la musique exprime des émotions qui sont perçues par les auditeurs. Du reste, il existe un consensus chez les auditeurs quant aux grandes caractéristiques émotionnelles exprimées en musique. Quasiment tous les facteurs musicaux (tempo, mode, volume, etc.) contribuent, peu ou prou, à l’expression émotionnelle perçue. Ainsi, l’émotion de joie se caractérise par un tempo rapide dont la variabilité est réduite, le mode majeur, une harmonie simple et consonante, un lant… La tristesse, au contraire, se caractérise par un tempo lent, le mode mineur, de la dissonance, des rubato, un timbre sourd et étouffé, etc. La colère et la peur s’expriment toutes deux par un tempo rapide -mais dont la variabilité est réduite pour la colère contrairement à la peur, le mode mineur, de la dissonance, des rythmes complexes, et ces émotions diffèrent au regard de leur timbre (un timbre aigu et perçant, pour la colère et un timbre doux pour la peur), de l’étendue du vibrato (large pour la colère, restreinte pour la peur), etc. Quant à la tendresse, elle s’exprime par un tempo lent, le mode majeur, la consonance, un timbre doux, des contrastes doux entre les notes longues et les notes courtes, un vibrato d’étendue restreinte, etc. Les facteurs associés aux différentes émotions exprimées par la littérature ont également donné lieu à des recherches expérimentales en psychologie. Ainsi, à travers le monde, les histoires d’amour impliquent toujours deux amoureux qui se désirent mais dont l’union est entravée, tandis que les histoires de colère impliquent deux protagonistes dont l’un usurpe le bien de l’autre. Bien qu’un certain nombre de propriétés psychophysiques des œuvres d’art aient 359

Psychologique (approche) été identifiées comme participant de toute expérience esthétique, les individus diffèrent ­parfois drastiquement ­dans leurs réactions aux œuvres d’art. Autrement dit, des processus cognitifs de haut niveau (connaissances antérieures, familiarité, traits de personnalité, etc.) affectent la perception. Le premier facteur est probablement celui de la sensibilité. Il y a peu de chance pour qu’un individu apprécie une composition de musique moderne ou la symétrie visuelle dans une peinture abstraite s’il n’est pas capable de percevoir la structure mélodique dans l’œuvre en question… Bien qu’il soit possible d’éduquer cette sensibilité, il n’en reste pas moins que certaines personnes sont plus réceptives ou plus aptes que d’autres à développer une telle sensibilité. Un autre facteur est celui de la familiarité. À la suite de G. Fechner et de W. James, le psychologue R.  Zajonc a étudié de façon extensive comment la familiarité vis-à-vis d’un stimulus accroît son appréciation esthétique. En effet, la familiarité vis-à-vis d’un stimulus rend son traitement perceptif et cognitif plus aisé et par conséquent plus fluide, cette fluidité étant psychologiquement intrinsèquement plaisante. Ainsi, plus l’individu traitera un stimulus de façon fluide, plus sa réponse à ce stimulus sera positive. La connaissance artistique (ou degré d’expertise conceptuelle) participe également de la fluidité cognitive de haut niveau, c’est pourquoi elle affecte l’expérience esthétique. Par exemple, le Nô, art théâtral ancestral au Japon, est une forme théâtrale qui met en scène un personnage central portant un masque et dont la gestuelle est stylisée. Le Nô est réservé à une audience d’initiés en raison de son caractère symbolique, très codifié et abstrait. Quant à la culture, elle intervient aussi pour beaucoup dans les préférences esthétiques, les valeurs et standards véhiculés par une société donnée ayant un effet sur les jugements artistiques de ses membres. Des recherches expérimentales ont montré, notamment, que les 360

individus de cultures occidentales préféraient les formes plus angulaires, tandis que les Japonais goûtaient davantage les formes arrondies, les jugeant plus harmonieuses. Or l’harmonie, précisément, est une valeur hautement valorisée au Japon. L’induction émotionnelle Les œuvres d’art n’expriment pas seulement des émotions, elles suscitent également des émotions. Quoique la majorité des recherches en psychologie se soient consacrées à la perception des émotions, des recherches ont également été menées sur le pouvoir de l’art à induire des émotions chez le spectateur/auditeur/lecteur. Perception et induction étant des processus différents, ils sont par conséquent étudiés séparément. Le pouvoir émotionnel de l’art affecte les différents composants qui composent l’émotion : l’expérience émotionnelle subjective (c’est-à-dire le ressenti) en premier lieu, mais également le composant physiologique (modification des rythmes cardiaques et respiratoires, etc.), le composant comportemental et le composant cognitif (par exemple, des études ont montré que la musique influence les associations verbales notamment). C’est pourquoi la psychologie ambitionne d’expliquer les mécanismes rendant compte de la façon dont l’art induit des émotions. Toutefois, elle se heurte à un écueil puisque les caractéristiques de circonstances qui induisent des émotions dans la vie courante diffèrent des caractéristiques des conditions inductrices artistiques. De façon paradigmatique, une émotion est suscitée lorsqu’un événement inattendu se produit ou lorsqu’un événement attendu ne se produit pas. Autrement dit, les émotions sont suscitées lorsque les circonstances facilitent ou entravent les objectifs et/ou besoins de l’individu. Dans la mesure où l’art ne contribue pas intrinsèquement aux buts motivationnels de l’individu (c’est-àdire qu’il ne présente aucun enjeu personnel – vital ou professionnel, par exemple),

également conçu

Psychologique (approche) il ne peut pas directement en affecter le cours. Par conséquent, les psychologues se tournent vers d’autres processus, tels que celui du conditionnement affectif, de la mémoire épisodique, de la contagion émotionnelle, etc. Une piste de recherche privilégiée est celle de la régulation émotionnelle. Les émotions participent des motifs qui conduisent les individus à assister à un concert de musique, à dévorer un roman ou à arpenter un musée, tout un chacun tenant pour acquis le pouvoir émotionnel des œuvres d’art. Du reste, des recherches ont montré que les gens s’exposent intentionnellement à l’art (films, roman, danse, etc.) pour réguler leur état affectif - par exemple, en écoutant de la musique gaie pour être de

d’une perte est suffisamment dramatique pour réveiller une ancienne détresse, mais elle est suffisamment vicariante pour que la détresse ne submerge pas le spectateur. De la sorte, l’art constituerait une forme accessible et socialement acceptée de thérapie psychologique. Pour Scheff, ressentir des émotions à cette bonne distance esthétique permet l’accès à une meilleure compréhension des émotions, et donc à leur assimilation psychologique. Toutefois, la bonne distance esthétique n’est pas forcément aisée à trouver. Des recherches montrent ainsi que, bien que l’analyse de ses émotions négatives puisse être profitable, l’immersion dans de telles émotions peut avoir des effets délétères… Quoi qu’il en soit, au-delà de sa fonction de régulation émotionnelle au

les psychologues à s’intéresser davantage à l’art (à la musique en particulier) en raison de ses effets positifs sur la santé physique et le bien-être subjectif. En effet, elles semblent présager de nouvelles perspectives applicatives au niveau thérapeutique, même si la valeur thérapeutique des arts est connue depuis longtemps en psychologie. Tout comme la catharsis est l’élément central de la thérapie psychologique, la katharsis, comme l’appelait Aristote, est l’élément central du théâtre. Pour le psychologue T.  Scheff, au cœur des pratiques sociales (les rituels, les thérapies, le théâtre, la littérature, etc.) se trouve la possibilité, non seulement de ressentir des émotions, mais aussi de les vivre à ce qu’il nomme la meilleure « distance esthétique ». Selon lui, lorsque l’individu est totalement submergé par des événements émotionnels ou lorsqu’il s’en distancie trop fortement, un « dû » émotionnel s’accumule qui déforme sa vie affective. L’art (le théâtre, la musique, la littérature…) fournirait des indices mnésiques éveillant l’émotion dans l’esprit de l’individu, dans un contexte sécurisé lui permettant de la ressentir à la meilleure distance esthétique possible. Par exemple, dans une pièce tragique bien conçue, l’expérience vicariante

comme un puissant instrument social. Selon Vygotsky (Psychologie de l’art, 1925), la fonction sociale de l’art serait de provoquer des effets cognitifs et sociaux chez les individus. L’art, en tant que médium sémiotique, serait ainsi un instrument qui objectiverait et « socialiserait » l’émotion. En effet, l’art activerait des attentes contradictoires au niveau cognitif, contradictions nécessitant une résolution permise seulement par des processus mentaux de haut niveau. De plus, ces contradictions sont des éléments essentiels de la réaction esthétique (niveau sensorimoteur) qui nécessitent d’être élaborées sur le plan représentationnel. Ainsi, la nature sémiotique des œuvres d’art remplirait cette fonction de production de sens à travers la convergence vers des représentations communes, représentations inscrites dans un système de croyances produit du consensus social. L’expérience esthétique, une émotion spécifique ? L’expérience esthétique se limite-t-elle à une expérience émotionnelle de faible intensité, comme cet état affectif modéré que nous ressentons lorsque nous ­apprécions 361

Psychologique (approche)

otions liées à la

362

quelque chose ? Ou bien l’expérience esthétique peut-elle être considérée comme une émotion à part entière, avec ses spécificités propres ? Ou encore, l’expérience esthétique est-elle un terme générique qui regroupe des émotions dites discrètes (ou catégorielles) primaires et/ou secondaires, telles que le plaisir ou la joie, la tristesse ou la peur, autant d’émotions rapportées par les gens face à des œuvres d’art ? Tandis que la philosophie a privilégié la voie d’une expérience esthétique en tant que sentiment raffiné ou sentiment de plaisir désintéressé, la psychologie, elle, a mis l’accent sur le pouvoir de l’art à susciter des états affectifs très forts. Les émotions esthétiques sont considérées par certains psychologues comme de réelles émotions,

d’attaque, de fuite, d’étreinte, etc., mis à part une attention soutenue). De plus, elles se traduisent difficilement au niveau taxonomique, contrairement aux émotions discrètes qui possèdent chacune un terme défini. Les émotions esthétiques peuvent aussi consister en des émotions discrètes suscitées une œuvre d’art, émotions discrètes pouvant être aussi bien positives (plaisir, intérêt, émerveillement, excitation…) que négatives (mépris, dégoût, colère, tristesse…). P.J.  Silvia considère qu’il existe trois sortes d’émotions esthétiques : des émotions informatives (intérêt, confusion, surprise), des émotions hostiles (colère, dégoût et mépris) et des émotions réflexives (honte, gêne, fierté). Les émotions informa-

l’individu tant au niveau attentionnel que corporel. Ces émotions sont des états affectifs « bruts » générés par l’œuvre d’art : le bouleversement, la fascination, la nausée… Les émotions suscitées chez le spectateur/ auditeur/lecteur ont été mesurées de différentes façons, émotions qui peuvent, même dans un contexte expérimental, le saisir fortement alors qu’il écoute de la musique ou qu’il lit un écrit littéraire. Une enquête menée par Csikszentmihalyi et Robinson (The Art of Seeing,1990) auprès de professionnels dans le domaine artistique visuel (musées, experts, etc.) montre, quant à elle, que l’expérience esthétique se caractérise par un engagement visuel et expérientiel intense : une implication attentionnelle soutenue, profonde et autotélique, qui n’a d’autre objectif que de maintenir l’interaction avec l’œuvre d’art, dont il résulte, au niveau phénoménologique, un plaisir intense, marqué par des sentiments de complétude personnelle, de révélation et de connexité. Les émotions esthétiques diffèrent des émotions discrètes dans la mesure où elles sont généralement circonscrites au seul niveau phénoménologique et présentent peu de signes extérieurs manifestes (pas de comportement évident

connaissance et à la compréhension, c’està-dire à ce que l’individu sait, à ce qu’il s’attend, à ce qu’il pense pouvoir apprendre et comprendre. Ce sont des émotions qui motivent l’apprentissage, la pensée et l’exploration, autant d’activités favorisant la connaissance. Les émotions hostiles en réponse à une œuvre d’art, quant à elles, ne sont pas rares. Ces émotions, ressenties face à des œuvres contrevenant aux valeurs de l’individu (dès lors jugées inconvenantes, blessantes, blasphématoires…) sont parfois à la source d’actes revendicatifs malveillants - et quelquefois violents - tels que des tags, des piétinements, voire une destruction pure et simple. Enfin, les émotions réflexives sont des émotions complexes qui nécessitent des opérations cognitives élaborées afin d’être franchement ressenties. En effet, elles impliquent nécessairement une conscience de soi et un sens de l’amourpropre. Elles sont liées au besoin de maintenir constamment une appréciation positive de soi-même et sont donc associées à une blessure ou à un renforcement du soi. Que l’expérience esthétique soit une émotion à part entière ou qu’elle soit inductrice d’une émotion discrète, la psychologie se tourne aujourd’hui vers les théories multi-

Psychologique (approche) componentielles des émotions pour rendre compte de ce phénomène affectif. L’expérience esthétique, clairement, ne relève pas seulement du simple plaisir. Elle implique une relation à l’objet esthétique, basée sur une évaluation de l’objet. Cette évaluation contient vraisemblablement l’idée d’une confrontation par l’individu à une signification inhabituelle : une œuvre qui le dépasse et à laquelle il s’abandonne ou se soumet, ou une œuvre qui bafoue ses valeurs et suscite en lui des tendances comportementales agonistiques, ou encore une œuvre qui contrarie ou favorise son appréciation positive de lui-même. Autrement dit, l’expérience esthétique résulte de la confrontation à un objet jugé comme représentant un défi et stimulant les pouvoirs d’assimilation et d’accommodation (cognitive et/ou émotionnelle) nécessaires à la résolution. Les théories multi-componentielles s’avèrent des modèles prometteurs notamment parce qu’elles accordent une place prépondérante à l’évaluation. La perspective multicomponentielle stipule que des processus psychologiques d’évaluation transforment les événements rencontrés en événements pourvus, d’une part, de sens en fonction des intérêts de l’individu et, d’autre part, d’une valeur affective (les intérêts concernent ce dont l’individu « cares about », c’est-à-dire ce qui lui « tient à cœur »). Les événements qui déclenchent l’émotion, entravant ou facilitant les intérêts de l’individu, convoquent des actions propres à améliorer la situation. Une attitude motrice, sous la forme d’une disposition à l’action est donc générée à

cette fin, disposition qui se traduit, le cas échéant en action impulsive (bien qu’elle puisse rester à l’état de seule disposition). Lorsqu’elle reste à l’état de seule disposition, l’expérience esthétique reste à un niveau purement expérientiel, brut, phénoménologique ; lorsqu’elle se transforme en action impulsive, elle renvoie alors à l’expérience d’une émotion discrète. Les théories multi-componentielles permettent ainsi d’expliquer les principales interrogations suscitées par les émotions esthétiques, comme le fait que les gens ne ressentent pas tous la même émotion face à une œuvre d’art, pourquoi ils ne réagissent pas tous de la même façon même s’ils ressentent la même chose, ou pourquoi - et comment - le degré d’expertise et la culture influencent l’expérience esthétique. Il n’en reste pas moins que de nombreuses interrogations demeurent, terreau fertile de futures recherches. Anna Tcherkassof

& Juslin, P.N. & Sloboda, J.A. (Eds.). Handbook of music and emotion : Theory, research, application. New York : Oxford University Press, 2010. Robinson, J. Deeper than reason : Emotion and its role in literature, music, and art. New York : Oxford University Press, 2005. Scheff, T.J. Catharsis in healing, ritual, and drama. Berkeley : University of California Press, 1979. Tan, E.S. Emotion and the narrative film : Film as an emotion machine. Hillsdale, New Jersey : Erlbaum, 1996. catharsis, esthétiques ( émotions), goût, FF sociologique

Psychologique (approche)

EXTRAIT Aesthetic émotions  », dans The laws of emotions. Nico H. Frijda, «  Mahwah, New Jersey : Lawrence Erlbaum Associates, 2007, p. 38-39. Traduction de A. Tcherkassof. Les « émotions esthétiques » sont de véritables émotions accaparant l’intérêt et pouvant saisir l’organisme. Elles s’emparent du corps non seulement en accélérant la respiration ou les battements du cœur. En effet, quand il y a une véritable émotion, et non une simple appréciation, la tendance à l’action de l’intérêt est intense. Sa préséance est totale. On est captivé, fasciné, ou envoûté, à l’exclusion de tout autre chose. On cherche à percevoir. On peut rester dehors sous la pluie à écouter le son de ce violon qui nous parvient par une fenêtre ouverte ; on accroche une reproduction de Le Printemps de Botticelli sur son mur et on s’en délecte intérieurement (ou ouvertement) chaque fois que l’on passe devant. « Chercher à percevoir », voire, ne rend pas justice à la tendance à l’action. On endosse l’attitude du témoin et on peut la développer jusqu’à la contemplation. Dans cette attitude, on entre délibérément dans un monde différent et l’on s’y meut mentalement. Viennent ensuite les émotions émouvantes. Être ému aussi impose sa préséance. Il envahit, quoi que l’on soit en train de faire. On se tait. On est frappé – bouleversé, comme l’on dit en Français. Les larmes montent aux yeux. On peut même pleurer en silence ; ceci, je pense, doit être compris comme un comportement de déférence, une variante de comportement de soumission1. On reconnaît qu’une chose est plus importante que soi ; on s’y abandonne ; et on adopte la position appropriée, celle d’humilité, de déférence, comme lorsque l’on touche l’ourlet de l’habit du grand guide spirituel les yeux humides. Pas de tendance à l’action ? La beauté peut aussi susciter l’enthousiasme. Dans mes efforts pour aborder ces questions-là, j’ai décrit comment, âgé de 18 ans, j’ai entendu le Sacre du Printemps de Stravinsky pour la première fois, applaudi jusqu’à ce que les doigts me fassent mal, et quitté le Concertgebouw fermement décidé à devenir quelqu’un de bien (cela n’a pas duré). Mais l’enthousiasme peut aussi prendre une forme réflexive, celle de pleine conscience au sens bouddhique, en demeurant une contemplation intérieure de ce que l’on perçoit. Cela peut prendre la forme d’une tendance à l’action de repos, de paix, du sens d’être arrivé ou d’être là-bas, de l’accomplissement d’une motivation, de découvrir de nouvelles possibilités d’existence révélées par l’œuvre d’art. Les émotions esthétiques comportent bien plus de tendance à l’action que ça ; seulement cela n’aboutit pas à l’action correspondante. Les émotions esthétiques sont pleines de tendances à l’action virtuelles, de Einfühlung – d’empathie. On se meut mentalement au rythme du flot musical et des mouvements d’un danseur, probablement par imitation intérieure involontaire par l’entreprise des neurones miroirs, imitation qui aboutit parfois à une contraction musculaire véritable via l’échoïsation motrice. De telles tendances à l’action virtuelles peuvent être contrôlées par le sujet et se développer pour se transformer en un véritable ressenti empathique et en l’inclination à l’action de participer à, ou de se fondre dans, des mouvements, des gens, des spectacles ou de la musique que l’on voit ou que l’on écoute.

R RECONNAISSANCE On ne s’intéressera pas ici à la reconnaissance comme capacité à identifier correctement les émotions d’autrui, ni aux états affectifs engendrés par ce que le philosophe Paul Ricœur nommait la « lutte pour la reconnaissance » propre à l’individu dans son interaction sociale et politique, mais à la reconnaissance comme émotion spécifique dans un contexte esthétique. C’est dans la théorie aristotélicienne du théâtre que le concept apparaît, puisque la Poétique en fait une forme particulière de surprise (thaumaston) propre, non à la découverte d’un objet nouveau, mais à la reconnaissance par le spectateur dans le cours d’une tragédie d’un objet connu, mais inattendu. Sous le terme d’« agnition » dérivé du grec anagnôrisis, la reconnaissance devient dès lors un concept important de la poétique théâtrale classique : elle est un renversement émotif propre « qui fait passer de l’ignorance à la connaissance, révélant alliance ou hostilité entre ceux qui sont désignés pour le bonheur ou le malheur », pour citer la Poétique. Selon Aristote, la reconnaissance (anagnôrisis) est l’une des composantes essentielles de l’intrigue avec la péripétie ; comme cette dernière, elle constitue une inflexion déterminante et brutale du cours de la pièce. Elle présuppose une absence de reconnaissance initiale, une erreur ou une faute, un dédoublement de la conscience ou une forme de défamiliarisation, en tout cas un problème éthique, celui de l’aveuglement volontaire ou involontaire, placé au cœur de l’intrigue.

Les dramaturges classiques ont débattu du caractère artificiel du procédé, qui décline au demeurant avec le genre tragique, et ne se transpose que très difficilement dans l’ordre romanesque (hormis sous la forme d’une thématisation). Si la reconnaissance n’appartient pas au répertoire des émotions fondamentales, elle gagne à être considérée comme une émotion dérivée ou complexe. Dans le drame du xviii e  siècle, la reconnaissance peut être associée à l’exaltation lacrymale des retrouvailles, mais bien souvent la tradition théâtrale occidentale mêle dans les scènes de reconnaissance à une surprise d’ordre cognitif (l’émerveillement) la gamme affective tragique fondamentale des émotions de la terreur et de la pitié. Comme ces émotions esthétiques complexes, la reconnaissance mise en scène par le théâtre est donc chargée axiologiquement : loin d’être un simple mécanisme cognitif de bouclage informationnel, la reconnaissance rescénarise des rites de retour très anciens (circulation des marchands, retour de compagnonnage, de guerre) dont le modèle est donné par la reconnaissance d’Ulysse par sa cicatrice dans L’Odyssée, comme des situations morales problématiques. Au théâtre, même dans un contexte comique ou parodique, la mise en scène de la reconnaissance interroge ainsi la résilience des structures familiales et sociétales face à l’histoire, en confrontant dans le cas d’Œdipe le spectateur à expériences émotionnelles aussi paroxystiques que l’inceste ou le parricide. Alexandre Gefen 365

Rhétorique (approche)

& Aristote, La Poétique [iv e siècle av. J.-C.], Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot (éds.), Paris, Seuil, 1980. T. Cave, Recognitions : A Study in Poetics, New York, Oxford University Press, [1988], rééd. Clarendon Paperbacks, 1998. théâtre, surprise, pitié FF

RHÉTORIQUE (APPROCHE) Émotions et rhétorique des passions Le langage des émotions a directement à voir avec la tradition occidentale de l’art oratoire, en particulier sous l’espèce de la rhétorique des passions. La source prioritaire de cette réflexion est la Rhétorique d’Aristote, vraisemblablement composée entre 329 et 323 av. J.-C.  Le philosophe grec y propose une nomenclature extrêmement précise, qui est ensuite directement reprise par la plupart des théoriciens, y compris dans les traités en langue vernaculaire de l’âge classique. Il importe toutefois de replacer cette liste dans son contexte : elle prend place dans un exposé général touchant le système de la preuve. Aristote distingue les preuves techniques (c’est-à-dire créées par le discours lui-même) des preuves extra-techniques (qui existent en dehors du discours proprement dit : témoignages, aveux, textes de loi etc.). Les preuves techniques se subdivisent en trois catégories : la preuve logique repose sur des raisonnements construits (syllogismes, enthymème, démarche inductive etc.) ; la preuve éthique construit l’image que l’orateur donne de lui-même par son discours (elle repose essentiellement sur trois « piliers », la bienveillance, la vertu et la prudence) ; enfin, la preuve pathétique, centrée sur le destinataire, vise à susciter chez lui des réactions, que le français de l’âge classique appelle précisément des passions : « La rhétorique est un art qui mène et manie les esprits des hommes à son plaisir, et son principal arti366

fice est de savoir bien mouvoir à propos les passions et les affections, qui sont comme des tons et des sons de l’âme, qui veulent être touchés et sonnés de main de bon maître » écrit Plutarque dans Vie de Périclès. En ce sens, une connexion naturelle s’établit entre le pathos et cette fonction du discours persuasif qu’est l’émotion : si l’on considère la fameuse triade docere/placere/ movere, c’est avec la troisième fonction que la correspondance est la plus évidente. Ces passions (pathè), au nombre de 14 chez Aristote, sont régulièrement présentées par « couples », puisque chacune admet typiquement son contraire : le discours peut ainsi chercher à susciter la colère de l’auditeur (par exemple en montrant à un roi qu’il a été publiquement victime d’un crime de lèse-majesté), ou à l’inverse chercher à le ramener au calme (par exemple lorsqu’un orateur cherche à apaiser une foule séditieuse). En voici la liste canonique : colère/calme ; amour/ haine ; crainte/assurance ; honte/impudence ; bienveillance ; pitié / indignation ; envie/émulation/mépris. On le voit, cette liste est loin de se réduire à la seule pitié, comme pourraient nous inciter à le croire la notion de pathos ou l’appellation de « preuve pathétique » : pour bien comprendre l’orientation d’un discours rhétorique, il faut au contraire bien identifier quel ressort pathétique particulier est prioritairement mobilisé. Surtout, il ne faudrait pas confondre les passions, telles qu’elles sont définies techniquement par l’art oratoire, avec des émotions plus ou moins aléatoires que l’on serait libre d’éprouver ou non. Au contraire, les passions relèvent typiquement d’une réaction attendue (ou même contrainte) à une parole tenue en public : un roi offensé publiquement doit se mettre en colère, et cette attitude n’a rien à voir avec une simple réaction épidermique. La colère est alors une réaction tout à fait normale, en permanence « sous contrôle » (contrairement à la fureur ou à la rage)

Rhétorique (approche)

il ne suffit pas de

– à l’image de la « juste colère » de Dieu offensé par l’adoration du Veau d’or. De même, la pitié n’a rien à voir avec une vague commisération : c’est par exemple l’attitude attendue lorsqu’un vaincu fait preuve de grandeur d’âme, lorsqu’une reine s’humilie publiquement, etc. Lorsque Corneille écrit la fameuse scène du lit de justice dans Le Cid (Acte II, sc. 7, sur le modèle de la rhétorique judiciaire pro et contra), ce sont précisément ces ressorts qui sont mobilisés : Chimène cherche à dépasser le stade de la simple querelle privée pour montrer que le crime de Rodrigue est une offense publique, dirigée contre l’État, et vise à susciter la colère du roi plutôt que sa pitié. Inversement, Don Diègue, en mettant habilement en balance ses mérites passés et ses cheveux blancs, mais surtout en assumant crânement la responsabilité de la mort du Comte, mobilise efficacement plusieurs ressorts traditionnels de la pitié : on ne condamne pas un homme qui fait preuve d’un tel courage (cela correspond au 16 e « lieu » de la pitié dans le De Inventione de Cicéron : « Car souvent le courage et la grandeur d’âme, qui ont de la noblesse et de la force, parviennent plus facilement que l’humilité et la supplication, à susciter la compassion »). Cette description rhétorique des passions est extrêmement éclairante pour comprendre la lecture de certains événements historiques : ainsi, les contemporains de Louis XIII ont-ils quelque peine à comprendre que le roi offensé par la rébellion de La  Rochelle en 1628 fasse grâce aux survivants après la reddition de la cité protestante. Il s’agit d’une injure faite aux yeux de tous, d’un crime de lèse-majesté, et cela doit entraîner la colère du souverain. Cette dimension publique de l’exercice des passions est absolument fondamentale pour qui cherche à comprendre le système culturel et politique de l’âge classique. La preuve pathétique est considérée par Aristote comme la ressource la plus efficace (davantage même que les preuves logiques

ou que la preuve éthique). À ce titre, la plupart des rhéteurs recommandent son emploi dans la péroraison : celle-ci comprend classiquement une récapitulation, où l’on reprend l’essentiel des arguments développés dans le corps du discours, et un mouvement d’amplification, marqué par la véhémence et la mobilisation de la preuve pathétique. Cela n’exclut évidemment pas un recours au pathos à d’autres moments du discours, mais il importe que les derniers mots prononcés fassent particulièrement impression. Au plan de l’elocutio et du travail du style, certains théoriciens, comme Bernard Lamy, établissent un lien direct entre le pathos et le recours aux figures – ou à certaines figures en particulier : lui representer d’une maniere seiche l’objet de la passion, dont on veut l’animer : il faut déployer toutes les richesses de l’éloquence pour lui en faire une peinture sensible & étenduë qui la frappe vivement, & qui ne soit pas semblable à ces vaines images, qui ne font que passer devant les yeux. (B. Lamy, La Rhétorique ou l’art de parler, 1688).

Lamy mentionne en particulier les figures de répétition et de synonymie, l’antithèse, l’hypotypose, l’exclamation, l’apostrophe et la prosopopée. De même, la théorie de l’action oratoire, à laquelle certains auteurs consacrent des traités complets (voir par exemple Michel Lefaucheur, Traité de l’action de l’Orateur, et de la prononciation et du geste, 1657), insiste particulièrement sur la gestuelle et la prononciation emphatique : l’idée dominante (au moins jusqu’à Diderot qui en prend l’exact contre-pied avec son fameux Paradoxe sur le comédien) est celle que développait déjà Cicéron : l’orateur doit lui-même éprouver la passion qu’il entend communiquer à son auditoire (De Oratore, II, XLV, § 189). Historiquement, la question de la place accordée à la preuve pathétique a été amplement débattue : dans une synthèse 367

Rhétorique (approche) magistrale, Benoît Timmermans montre que les rhétoriques de la Renaissance et de l’âge classique mettent en évidence une tension constante entre ethos, pathos et logos où se manifestent de façon très complexe les clivages religieux, les débats philosophiques ou les rivalités politiques (« Renaissance et modernité de la rhétorique », in Michel Meyer (dir.), Histoire de la rhétorique des Grecs à nos jours, 1999). Ce grand débat peut être d’abord d’ordre philologique, puisque la Renaissance redécouvre progressivement de grands textes négligés par les lettrés du Moyen Âge, et notamment les auteurs de la seconde sophistique (Hermogène, et un peu plus tard Démétrios de Phalère ou Denys d’Halicarnasse) : une ligne de partage commence à se former entre les néoplatoniciens, assez méfiants à l’égard des « recettes » suspectes de l’art oratoire, et les partisans d’Aristote, d’Hermogène ou de Cicéron, promoteurs d’une rhétorique des émotions. Le Ciceronianus d’Érasme (1528) marque une étape décisive : l’auteur s’en prend vigoureusement à une forme d’éloquence née d’une mauvaise lecture de Cicéron et trop exclusivement centrée sur le pathos, et cette critique se conjugue à celle du clergé corrompu. Pourtant, cette valorisation de l’ethos ne rencontre pas systématiquement l’approbation des protestants, attachés comme Calvin à la puissance persuasive d’une parole véhémente : les réformés sont aussi très intéressés par l’efficacité de la preuve pathétique. L’opposition entre « cicéroniens » (Bembo, Castiglione, Scaliger, Dolet – chacun à des titres divers) et « anti-cicéroniens » ne se superpose donc pas exactement aux clivages religieux. Chacun recherche une manière pertinente de concilier les exigences de sa foi, les contraintes de l’ordre social auquel il appartient (notamment autour des problèmes modernes de la sociabilité au sein du monde de la cour), ses préférences philosophiques et ses admirations littéraires. Plus tard, le débat évolue encore : 368

l’esthétique baroque associée à la ContreRéforme va profondément métaboliser la tension entre ethos et pathos en accordant le primat à ce dernier, ou plus précisément en opérant un consensus autour de la notion de sensibilité » (B. Timmermans). L’horizon, plutôt que celui de la traditionnelle opposition entre ethos et pathos, devient celui d’une conciliation de la rationalité et de la sensibilité – notamment en intégrant la leçon des philosophes et des penseurs, Descartes et Pascal au premier chef. De façon générale, les prescriptions des rhéteurs touchant aux passions échappent très largement aux considérations axiologiques (« Les passions, écrit Bernard Lamy, sont bonnes en elles-mêmes : leur seul dérèglement est criminel »). La rhétorique accompagne la naissance d’une véritable anthropologie moderne des passions, mais en se centrant surtout sur les vecteurs techniques de leur expression. La question du Sublime Entre l’art oratoire et la question des émotions, il existe un autre point de contact que cette vaste problématique des passions : la question du Sublime. Une longue tradition, aujourd’hui très discutée, a attribué au rhéteur grec Longin la paternité du traité qui a fondé toute la réflexion antique et moderne consacrée à cette notion, le fameux Traité du Sublime (Peri Hypsous), qui connut au xvii e siècle grâce à la traduction et aux commentaires de Boileau une fortune absolument considérable. Le Sublime, dans la langue des rhéteurs d’Ancien Régime, ne doit surtout pas être confondu avec le « style sublime », autre façon de désigner le grand style (ou style élevé) dans la tripartition des styles (style bas/style moyen/style élevé) héritée de la Rhétorique à Hérennius et reprise ensuite de façon universelle par toute la théorie rhétorique classique : « Il faut (…) sçavoir que par Sublime, Longin n’entend pas ce que les Orateurs appellent le Stile Sublime : mais cet extraordinaire & ce merveilleux qui frappe dans le Discours, &

uelque chose de

Rhétorique (approche) qui fait qu’un Ouvrage enleve, ravit, transporte. Le Stile Sublime veut toûjours de grands mots : mais le Sublime se peut trouver dans une seule pensée, dans une seule figure, dans un seul tour de paroles. (…) Il faut donc entendre par Sublime dans Longin, l’Extraordinaire, le Surprenant & comme je l’ay traduit, le Merveilleux dans le Discours » Boileau, Œuvres diverses, avec le Traité du Sublime ou du Merveilleux dans le Discours, 1674, Préface.

Le Sublime de Longin est surtout repérable à un effet produit sur l’auditeur, le spectateur ou le lecteur : il faut être saisi par « une force invincible qui enlève l’âme », et Longin compare cet effet à celui du tonnerre : « quand le Sublime vient à paroître où il faut ; il renverse tout comme un foudre, & presente d’abord toutes les forces de l’Orateur ramassées ensemble ». Baudelaire emploiera encore le même type d’images. Techniquement, on peut tenter de décrire le sublime : il correspond généralement à une concentration spectaculaire de procédés (rupture de construction syntaxique et figure d’anacoluthe ; effet de contraste rythmique et brièveté ; interruption de parole, changement énonciatif, énallage de personne ou de temps ; effet sonore lié à l’emploi des figures de diction – assonance, allitération ou paronomase etc.) : cela crée un contraste qui participe grandement à l’effet de surprise et au saisissement recherchés. Mais le sublime peut également naître de façon plus mystérieuse, grâce à l’harmonie et à la simplicité

du tour, ou grâce à la force des pensées exprimées : « Le sublime est une certaine force du discours propre à élever et à ravir l’âme, et qui provient ou de la grandeur de la pensée et de la noblesse du sentiment, ou de la magnificence des paroles ou du tour vif et harmonieux de l’expression : c’est-àdire d’une de ces choses regardées séparément, ou ce qui fait le parfait Sublime, de ces trois choses jointes ensemble » (Boileau, Réflexions critiques sur Longin, XII). Ainsi, l’exemple typique proposé par Boileau dans sa Préface du Traité du Sublime est celui de la Genèse : « Dieu dit : Que la lumière se fasse, et la lumière se fit ». La répétition lexicale explique par une économie de moyens remarquable l’obéissance de la création au Créateur, divin ». On est ici dans une problématique assez inhabituelle pour la rhétorique, puisque l’enjeu n’est pas tant à proprement parler la persuasion que le mystère du ressenti esthétique, le rapport de la parole au sacré, ou encore (au sens le plus fort du terme) à l’émotion. Stéphane Mace

& Aristote, Rhétorique, Paris, Les Belles-lettres, 1932. N. Boileau, Œuvres diverses, avec le Traité du Sublime ou du Merveilleux dans le Discours, Paris, Denys Thierry, 1674. Cicéron, De Inventione, I, § 109, traduction Guy Achard, Paris, Les Belles-lettres, 1994. B. Lamy, La Rhétorique ou l’art de parler, Paris, André Pralard, 1688. aristote, sublime FF

Rhétorique (approche)

EXTRAIT Anthelme Chaignet, La Rhétorique et son histoire, Paris, Bouillon et wieveg, 1888, ch. iv, p. 173 sq. On appelle passions, pathè, les états affectifs de l’âme qu’accompagne essentiellement ou le plus souvent un sentiment de plaisir ou de souffrance d’ordre sensible : les changements et mouvements successifs, variables et peu durables qu’ils excitent dans notre état moral ont pour effet de modifier nos jugements. Tels sont la colère, la pitié, la crainte, les autres affections de cette nature, et, bien entendu, aussi leurs contraires. Pour chacune de ces passions, il y a trois choses à examiner : 1. Quel est l’état mental, quelle est la disposition psychique qui la constitue, et sous quelle forme extérieure sensible cet état se manifeste ; 2. Quel en est l’objet ; 3. À la suite de quels faits ou par quelles causes cet état se produit dans l’âme. Il faut savoir ces trois choses ; car si nous n’en connaissons qu’une ou deux, il nous sera impossible de savoir comment faire naître, empoiein, dans l’âme des auditeurs, les états affectifs particuliers que nous avons besoin qu’ils éprouvent pour les disposer à sentir et les amener à juger comme nous voulons qu’ils le fassent. Il ne s’agit pas ici de ces mouvements de haine, de vengeance, de colère, qu’un mouvement fait naître, que le suivant efface, qui traversent notre âme comme un rapide éclair sans y laisser aucune trace durable : il s’agit de ces émotions, de ces faits psychologiques, affectifs et passionnés dans leur essence, passagers et mobiles en effet, mais qui ont cependant une durée assez longue, une intensité assez forte, qui se reproduisent assez fréquemment pour imprimer une sorte de caractère, passionné à la vérité, mais marqué, qui individualise la personne morale, et fait qu’on peut dire de celui-ci qu’il a le caractère irritable, de cet autre qu’il a le caractère envieux, de celui-là qu’il a le caractère affectueux et bon. Ce ne sont pas seulement ces affections qui nous donnent une individualité morale, c’est encore la différence des situations sociales, et la différence des âges. Le caractère spécifique essentiel de tous les états affectifs de l’âme, c’est de tomber sous l’opposition du plaisir et de la douleur, et d’un plaisir et d’une douleur dont nous avons conscience par les sens. […] Ce n’est évidemment pas pour procurer ce plaisir à l’auditeur que parle l’orateur. Il a un but tout pratique, tout positif, mais pour lequel il lui est nécessaire de connaître les passions qui modifient le caractère et lui donnent un tour particulier ; elles peuvent, dans tous les genres d’éloquence, déterminer dans un sens ou dans un autre les jugements de l’auditeur sur les personnes ou sur les choses, et dans le genre judiciaire, soit dans l’accusation, soit dans la défense, la connaissance que nous en avons nous permet de pénétrer le secret des mobiles des actions humaines, les plus nobles comme les plus perverses. Les passions sont : la colère, la douceur, l’amour et la haine, la crainte et l’audace, la pudeur et la honte, la reconnaissance, la pitié, l’indignation, Nemesis, l’envie, l’émulation. 370

Rhétorique (approche) Le caractère et les passions qui l’individualisent sont encore modifiés par les âges et les situations personnelles : il nous faudra donc étudier l’influence de la jeunesse, de la vieillesse, de l’âge mûr, de la richesse, de la noblesse, du pouvoir, du bonheur, sur les passions et les habitudes des hommes.

Rire

ormer un angle,

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RIRE

c’est plutôt le spirituel, « wit », qui est noble, l’humour étant « vulgaire ».

« Un monsieur entre dans une confiserie et demande un gâteau ; il l’échange ensuite contre un petit verre de liqueur. Il le boit et veut sortir sans payer. Le patron le retient. “Que voulez-vous ?” – “Payez votre liqueur.” – “Mais je vous ai donné un gâteau en échange.” – “Vous ne l’avez pas payé non plus.” – “Mais je ne l’ai pas mangé” ». Ce n’est pas Woody Allen mais Sigmund Freud qui nous fait rire ici (Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, 1905). Les essais sur le rire, le comique, l’humour et l’esprit comportent parfois autant de plaisanteries que de passages théoriques ardus. On notera en premier lieu que les quatre concepts que nous venons d’énumérer sont connexes ;

Il y a deux écueils majeurs pour tout traité sur le rire : se cantonner à une analyse purement physiologique qui n’intéressera pas le lecteur philosophe, ou transformer l’étude en catalogue de bons mots sans chercher à expliquer le phénomène. Le pire des cas, c’est lorsque les plaisanteries ainsi proposées ne font même pas rire. Dans l’un des « Suppléments » au Monde comme volonté et comme représentation (1819), Schopenhauer avoue qu’il n’avait pas jugé utile, initialement, d’éclairer sa théorie du rire par des exemples. Lorsqu’il se décide enfin à en fournir quelques-uns, il débute par ce qui doit être l’anecdote la moins drôle de l’histoire de la philosophie :

les philosophes qui s’intéressent au sujet. Bergson, par exemple, aurait pu intituler Le Rire (1900) autrement, car l’analyse du comique domine celle du rire dans son ouvrage. En effet, les théoriciens ont tendance à s’intéresser davantage à ce qui fait rire qu’au rire lui-même en tant que phénomène physiologique. Par ailleurs, les quatre termes évoqués à l’instant ne sont pas les seuls qui sont analysés dans les traités sur le rire ; on y parle d’ironie, de ridicule, de grotesque, et les différents termes changent parfois de sens ou de connotations au fil des âges. Il y a une certaine variabilité ou même opposition dans les distinctions et les jugements de valeurs qui sont proposés par ces diverses études. Tantôt ce sera l’esprit – le Witz – qui sera objet d’admiration aux dépens du comique, considéré comme inférieur ; tantôt ce sera l’humour qui méritera notre estime. Certaines de ces distinctions, entre esprit et humour, entre comique et risible, peuvent parfois paraître assez arbitraires, voire artificielles. Pour Freud, par exemple, l’humour possède une certaine dignité, alors que le mot d’esprit sert essentiellement à canaliser nos tendances agressives. Pour le philosophe américain George Santayana, qui écrivait à la même époque,

il faut deux lignes qui se rencontrent : ces deux lignes prolongées se coupent ». Schopenhauer poursuit ces considérations géométriques avant de conclure que « nous ne pourrions pas nous empêcher de sourire » à la vue d’un tel angle sur le papier. Les anecdotes ultérieures sont plus amusantes, mais on ne risque pas le fou rire devant ce premier exemple. L’autre écueil majeur serait de réduire le rire à sa dimension corporelle, sans problématiser son fonctionnement mental, logique ou psychologique. Pour prendre un premier exemple, voici Descartes dans Les Passions de l’âme (1649) : « Le ris consiste en ce que le sang qui vient de la cavité droite du cœur par la veine artérieuse, enflant les poumons subitement et à diverses reprises, fait que l’air qu’ils contiennent est contraint d’en sortir avec impétuosité par le sifflet, où il forme une voix inarticulée et éclatante ; et tant les poumons en s’enflant, que cet air en sortant, poussent tous les muscles du diaphragme, de la poitrine et de la gorge, au moyen de quoi ils font mouvoir ceux du visage qui ont quelque connexion avec eux. Et ce n’est que cette action du visage, avec cette voix inarticulée et éclatante, qu’on

Rire nomme le ris ». Thomas Hobbes avait déjà évoqué le rire comme « déformation de la physionomie », avant, certes, d’aller plus loin sur le sujet, et bien plus tard Herbert Spencer consacrera ses réflexions sur le rire en grande partie à son aspect physiologique, dans son essai The Physiology of Laughter (1860). Or, quelle que soit la validité d’une telle approche dans d’autres domaines, elle ne nous renseigne pas sur l’aspect intentionnel, ou « intensionnel », du rire. Ce ne sont pas les mécanismes physiologiques qui nous intéressent le plus, ni même les causes ou les conséquences psychologiques, mais l’objet de notre rire. Le théoricien veut comprendre ce qui détermine notre état mental ; il veut saisir la nature de l’idée (attitude, perception) qui a pu engendrer le rire. Pris comme un phénomène purement physiologique, le rire n’a pas plus d’intérêt que le chatouillement ou la digestion. C’est peut-être à cause de son aspect corporel que l’on a pu mépriser le rire ou le considérer comme vulgaire : le rire « a quelque chose d’intrinsèquement vulgaire », écrit Santayana. Selon lui, il « nous met en présence d’une absurdité, et l’homme, en tant qu’être rationnel, ne peut aimer davantage l’absurdité qu’il n’aime la faim ou le froid ». On se rappellera que le comique fut un objet de mépris tout au long de l’histoire littéraire et philosophique. Ce n’est que récemment que l’on a revu sa valeur à la hausse. De nos jours, on estime que le rire, l’humour et le comique ont une portée philosophique essentielle, comme en témoigne une remarque célèbre de Wittgenstein selon laquelle on pourrait écrire tout un livre de philosophie sous forme de blagues. En témoignent aussi la pléthore de livres qui paraissent régulièrement, surtout aux États-Unis, et qui prétendent enseigner la philosophie par le biais de l’humour. Quoi qu’il en soit, on ne pourra pas explorer toutes les dimensions du rire dans ces quelques pages. Il s’agira ici de voire la dimension philosophique

du rire, son rapport avec les émotions en général, et son rapport avec l’art. En effet, en art, le rire joue un rôle non négligeable mais hélas souvent négligé, notamment dans les arts plastiques. Nos musées sont trop souvent des lieux solennels, alors qu’une œuvre comme Untitled (1991) de Robert Gober devrait provoquer au moins un sourire, sinon l’hilarité : « Bois, cire d’abeille, cuir, tissu, et poils humains ». La simple lecture des « ingrédients » saugrenus de cette sculpture pourrait faire sourire, mais elle illustre également l’une des théories majeures du rire que nous verrons sous peu. On se rappellera que l’approche d’Aristote vis-à-vis du comique était une taxinomie basée sur le statut social des personnages représentés et ne constituait pas à ce titre une véritable théorie du rire ou du comique. Nous reprendrons ici dans le détail les trois théories majeures déjà évoquées rapidement dans l’article sur le comique, à savoir le rire comme sentiment de supériorité (désigné « Superiority Theory » dans l’abondante littérature en langue anglaise à ce sujet), le rire comme « soulagement » ou « décharge » d’une tension psychique (« Relief Theory » ou « Release  Theory »), et le rire comme réaction à l’incongruité (« Incongruity Theory »). On trouve les prémices de la théorie de la supériorité dans certains passages de Platon, et notamment dans le Philèbe où Socrate fait remarquer que le rire est un mélange de malice et de plaisir. Lorsque « nous rions des ridicules de nos amis », ce sentiment malicieux naît en effet d’un défaut que nous percevons chez eux. Dans ce genre de cas, nous rions de quelqu’un, et non avec lui. On voit de la sorte comment les réflexions sur le rire naissent dans une certaine négativité. C’est Thomas Hobbes qui va préciser cette approche : « [La] passion du rire est un mouvement subit de vanité produit par une conception soudaine de quelque avantage personnel, 373

Rire c­ omparé à une faiblesse que nous remarquons actuellement dans les autres », écritil dans le Leviathan (1651). La traduction gomme quelque peu les nuances du texte d’origine, car Hobbes parle plutôt de « sudden glory », au lieu de « vanité », et de « eminency », au lieu d’« avantage », termes qui incarnent mieux ce sentiment de supériorité qui serait à l’origine du rire. Comme Platon, donc, Hobbes voit le rire comme étant basé sur une certaine malice ou méchanceté. La formulation la plus élaborée de cette théorie de la supériorité se trouve sans doute dans l’étude de Bergson. Le rire serait le résultat de toute perception « du mécanique plaqué sur du vivant » ; pour Bergson, « est comique tout incident qui appelle notre attention sur le physique d’une personne alors que le moral est en cause ». Selon Frédéric Worms, la formule « du mécanique plaqué sur du vivant » fut ellemême plaquée mécaniquement à la pensée de Bergson, pensée pourtant éminemment plus complexe. Pour Worms, l’intérêt porté au rire par Bergson est surtout un intérêt porté à la vie et à l’action. Il n’en reste pas moins vrai que l’essai de Bergson associe inévitablement le rire à la perception d’une défaillance, d’une rigidité, ou d’une animalité chez autrui. Il y est constamment question d’idées fixes, d’obsessions, de dérèglements – pour reprendre la formule de Socrate, nous rions des ridicules de nos amis. Ce qui fait rire, ce sont des choses qui ne devraient pas exister, comme « l’automatisme facile des habitudes contractées ». Rire de la rigidité ou de la défaillance d’autrui est un élément constitutif de notre culture. Nos humoristes et imitateurs aiment à caricaturer les tics de langage de nos vedettes et personnalités médiatisées. En 2013 en France, il y eut un certain « buzz » médiatique lorsqu’une candidate à une émission de « télé-réalité » a interpellé ainsi une autre concurrente avec exaspération : « T’es une fille et t’as pas de shampooing ? Non, mais, allô quoi, allô ! ». Pendant quelques semaines, on pouvait 374

entendre ici et là moult phrases ironiques construites selon le même modèle : « T’es une chaise et t’as même pas de coussin ? Non, mais allô quoi ! » ou « T’es un café et t’as même pas de Cappuccino ? Non, mais allô quoi ! » Dans le cas en question, on riait en effet des automatismes, des tics de langage, et de la médiocrité des personnes impliquées. La proposition « T’es une fille et tu n’as pas de shampooing » laisserait entendre que la finalité première pour une jeune femme, son télos, est d’avoir du shampooing. Or, toute personne qui croirait que c’est cela l’essence d’une femme mérite en effet notre mépris, et la théorie de la supériorité explique convenablement pourquoi nous rions. Pour rire de Nabila (ce fut son nom), il faut une certaine « insensibilité ». C’est un élément que Bergson met en avant dès le début de son ouvrage. Selon lui, le comique dépend d’une « surface d’âme bien calme, bien unie. L’indifférence est son milieu naturel. Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion. […] Le comique exige […] pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure ». Alors que l’on pouvait en effet prendre le rire pour une « passion de l’âme », bon nombre de philosophes vont relier l’humour à un certain manque d’émotion. Santayana, par exemple, prétend que nous ne pouvons rire si notre compassion entre en jeu. Selon Peter L.  Berger dans Redeeming Laughter (1997), « le comique se produit dans un domaine de perception qui est étrangement aseptisé et purgé des émotions ». Pour modifier une excellente illustration proposée par Morreall dans Taking Laughter Seriously (1983), je peux rire si je trouve un ballon de foot en ouvrant mon frigo ; je ne rirai pas si j’y trouve un serpent à sonnettes prêt à bondir. Roger Scruton remarque que le rire ne fonctionne pas comme les autres émotions, notamment en ce que la croyance n’y joue aucun rôle. Je peux être jaloux d’Alfred s’il est plus riche, plus beau, et plus

Rire intelligent que moi. Mais pour cela il faut qu’il existe, ou que je croie à son existence et à ses qualités. En revanche, je peux rire d’Alfred et de ses « ridicules » même si je ne crois aucunement à sa réalité. La théorie du soulagement psychique, généralement associé à Freud (et, avant lui, à Herbert Spencer), prolonge cette vision somme toute négative du rire. Dans cette optique, le rire est un mécanisme de défense, nous permettant (comme tout mécanisme de la sorte) de canaliser nos pulsions les plus néfastes d’une façon socialement acceptable. Pour Freud, « le rire se déclenche dans le cas où une somme d’énergie psychique, primitivement employée à l’investissement de certaines voies psychiques, a perdu toute utilisation, de telle sorte qu’elle peut se décharger librement ». Or, même si l’ouvrage de Freud présente énormément d’intérêt et comporte bon nombre d’analyses fines, on voit que son optique n’est pas exactement celle de la philosophie actuelle du rire, ni celle des grands philosophes comme Kant et Schopenhauer (qui avaient abordé le phénomène dans un tout autre esprit). En effet, l’approche freudienne, comme cette théorie du « soulagement » plus généralement, s’intéresse davantage à la place du rire dans notre économie mentale qu’à l’exploration du fonctionnement en quelque sorte interne et conscient de l’humour. Autrement dit, la théorie du soulagement n’explique pas l’objet du rire ; elle en explique seulement la valeur psychique. C’est un peu comme si un historien d’art expliquait l’art du jardin en parlant uniquement de la photosynthèse. La théorie du rire qui semble dominer le paysage aujourd’hui est celle basée sur la notion d’incongruité. On en trouvera une première version esquissée dans quelques écrits de Francis Hutcheson. Ce sont Kant et surtout Schopenhauer qui vont présenter les plus amples formulations de cette théorie. Kant évoque la question dans son « Analytique du Sublime » dans la Critique de la faculté de juger (1790) : « Il faut qu’il

y ait quelque chose d’absurde en tout ce qui doit provoquer un rire vivant et éclatant […] Le rire est une affection résultant de l’anéantissement soudain d’une attente extrême ». L’incongru est ce qui anéantit l’attente extrême et bouleverse les habitudes ordinaires : « Le comique […] désigne en effet le talent de pouvoir se mettre dans une certaine disposition d’esprit en laquelle les choses paraissent tout autres que d’ordinaire (parfois même comme l’inverse de ce qu’elles sont), et sont cependant jugées d’après certains principes rationnels conformes à cette disposition ». Kant va toutefois reléguer le rire et le comique au domaine des « agréments » et non à celui des « beaux-arts », car ce dernier domaine « doit toujours montrer une certaine dignité ». Robert Gober ne trouverait donc pas grâce à ses yeux comme artiste, mais Kant devrait au moins admettre que ces jambes sans corps qui rentrent dans le mur blanc du musée illustrent efficacement l’incongruité. Schopenhauer évoque la notion d’incongruité (d’« incompatibilité » ou de « manque de convenance ») encore plus explicitement : « Le rire n’est jamais autre chose que le manque de convenance – soudainement constaté – entre un concept et les objets réels qu’il a suggérés, de quelque façon que ce soit ; et le rire consiste précisément dans l’expression de ce contraste. […] En général, le rire est un état plaisant : l’aperception de l’incompatibilité de l’intuition et de la pensée nous fait plaisir et nous nous abandonnons volontiers à la secousse nerveuse que produite cette aperception » (A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, 1819). On remarquera que Schopenhauer célèbre cette incompatibilité, alors que Kant estimait que l’anéantissement de l’attente n’est pas un plaisir pour l’entendement : « Aussi devonsnous être tout heureux de voir prendre en défaut cette raison, gouvernante sévère et infatigable jusqu’à devenir importune ». 375

Rire Santayana défend cette même vision de l’incongruité comme l’un des moteurs du rire. Il y ajoute ce qu’il nomme la « dégradation ». Mais, en dernière analyse, l’ensemble pose problème : « On peut peutêtre regrouper les effets comiques dans les deux catégories les plus visibles qui sont l’incongruité et la dégradation. Mais il est clair que ce n’est point l’essence logique de l’incongruité ou de la dégradation qui constitue le comique, car si tel était le cas la contradiction et la détérioration nous amuseraient toujours. L’amusement est davantage un phénomène physique ». Ce n’est pas l’incongruité en soi qui nous fait rire, mais l’excitation nerveuse qui en résulte. Certains philosophes plus récents rejoignent Santayana sur ce point. Michael Clark, Roger Scruton et John Morreall formulent tous des propos qui laissent entendre que la contemplation de l’incongruité comme une fin en soi est au cœur du rire, mais que l’incongruité en elle-même n’est pas l’essence de l’humour, ni son moteur dans toutes ses instances. Scruton remarque, par exemple, que l’art de la caricature n’est pas basé sur l’incongruité du dessin ou de la représentation par rapport au modèle. Au contraire, la caricature fonctionnerait grâce à sa pertinence et à sa correspondance à nos attentes. Certains philosophes défendent une vision du rire qui combine plusieurs aspects des trois théories du rire que nous venons d’évoquer. Christopher Butler, par exemple, propose une théorie basée sur l’incongruité mais aussi sur la décharge de tensions affectives, et Jean-Marc Moura estime que l’humour est à situer dans une « constellation » de termes reliés au comique (voir C. Butler, Pleasure and the Arts, 2004 et J.-M. Moura, Le Sens littéraire de l’humour, 2010). Quelle que soit la théorie adoptée, le rire est de plus en plus explicitement relié à la moralité. Selon Bergson, le comique serait « une imperfection individuelle ou collective qui appelle la correction immédiate. Le rire est cette 376

correction même. Le rire est un certain geste social, qui souligne et réprime une certaine distraction spéciale des hommes et des événements ». On a vu dernièrement toute une étude très sérieuse qui cherchait à insérer le rire, l’éthique et l’émotion dans une « théorie de la supériorité » fondée sur un universalisme avoué des valeurs et servant in fine à défendre une idéologie inspirée de la droite républicaine aux États-Unis. Les approches du philosophe américain Ted Cohen et du britannique Simon Critchley sont plus modérées. Selon Cohen, le rire et l’humour servent à construire une communauté et fondent une certaine « intimité ». En échangeant nos bons mots, nous forgeons cette intimité : « Que nous fassions cela ensemble réalise la satisfaction d’un désir humain profond et d’un espoir intense. C’est l’espoir que nous nous ressemblons suffisamment pour nous comprendre et pour vivre en communauté » (T. Cohen, Jokes. Philosophical Thoughts on Joking Matters, 1999). On pourrait en effet postuler un principe « davidsonien » de charité vis-à-vis de l’humour : le comique est quelque chose que nous pourrions tous saisir et tous partager, en prenant le temps de se connaître. Critchley, pour sa part, se base sur les travaux de l’anthropologue Mary Douglas. Celle-ci avait défini la plaisanterie comme « un jeu sur la forme qui fournit l’occasion de constater que tel ou tel schéma établi n’a aucune nécessité ». Selon Critchley, le rire dépend à la fois d’une perception d’incongruité et de la conscience d’une norme sociale : « pour que l’incongruité de la plaisanterie soit perçue comme telle, il faut qu’il y ait congruence entre la structure de la plaisanterie et la structure de la société » (S.  Critchley, On Humour, 2002). Mais l’humour peut pointer implicitement de possibles changements de société : « Les incongruités de l’humour signalent une compatibilité massive entre la structure de la plaisanterie et celle de société, mais elles dénoncent également

Rire ces dernières structures en démontrant qu’elles n’ont rien de nécessaire ». Sans partager forcément les mêmes visées radicales, le romancier et philosophe Alain de Botton insiste à sa façon sur la dimension morale du rire. Pour lui, le comique aide à esquisser un idéal politique : « Aux mains de nos meilleurs humoristes, le rire […] acquiert une finalité morale, les blagues cherchent à pousser les autres à réformer leurs caractères et leurs habitudes. Les blagues sont une façon d’esquisser un idéal politique, elles cherchent à créer un monde plus équitable et plus sensé » (A. de Botton, Status Anxiety, 2004). Pour ce faire, toutefois, le rire requiert une attitude bien spécifique. En effet, et pour citer Critchley à nouveau, les plaisanteries « déchirent nos prédictions habituelles vis-à-vis du monde empirique » et laissent « la rationalité du sens commun en lambeaux ». C’est en cela que le rire doit reposer sur une attitude sui generis qui est parfois rapprochée du désintéressement généralement associé à l’attitude esthétique. Pour reprendre l’exemple du ballon du football dans le réfrigérateur, je peux rire de cette situation car je ne suis pas sommé à l’action par ce que je perçois. Je peux rire de ces deux fausses jambes qui rentrent dans le mur du musée dans la sculpture de Gober. Quand je perçois en revanche un serpent dans mon frigo, ou si ces deux jambes sont celles, réelles et encore vivantes, d’un ouvrier du bâtiment coincé entre deux parpaings, je ne vais pas rire mais agir en fonction de mes intérêts et de ceux d’autrui. De ce constat à une vision de l’humour comme étant profondément analogue à l’art, il n’y a qu’un pas. Outre le désintéressement (ou non-engagement pratique) vis-à-vis de l’objet du rire, une plaisanterie, comme une œuvre d’art, demande à être interprétée. On pourrait en effet postuler que l’effort herméneutique fonctionne de façon semblable dans les deux

cas ; une œuvre difficile que l’on finit par comprendre, ou une plaisanterie complexe dont la « chute » devient soudainement évidente et irrésistible, peuvent produire la même satisfaction. Noël Carroll pense toutefois que cette analogie a ses limites. Selon lui, l’histoire drôle n’est pas conçue pour une contemplation prolongée ou répétée, et l’interprétation réussie d’un bon mot réalise définitivement, et une fois pour toutes, sa finalité. Si la plaisanterie et l’œuvre d’art ont en effet ces différences, elles ont tout de même en commun cette capacité initiale d’être considérées comme des fins en soi, quels que soient les objectifs moraux, politiques ou philosophiques que l’on peut leur attribuer par la suite. Ce bref panorama historique et conceptuel nous aura permis de constater qu’aucune théorie du rire ne s’est imposée comme étant la seule théorie possible. Les notions de supériorité, de décharge ou d’incongruité pourraient alors être envisagées comme valables partiellement, aptes à expliquer certaines formes du phénomène, sans être adaptées aux autres. La notion de supériorité correspondra le mieux quand il s’agira de rire de quelqu’un ; une vision du rire comme constat d’absurdité (ou comme décharge d’énergie) expliquera mieux ce qui se passe lorsque nous rions avec autrui. Il se peut enfin que ce soit dans la nature du comique et du rire que d’échapper à toute définition trop précise. Phénomène justement pluriel et imprévisible, le rire n’a peut-être pas d’essence autre que cette variabilité. Rira bien qui rira le dernier : le rire lui-même. Ronald Shusterman

& H. Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique [1900], Paris, Puf, 2012. S. Critchley, On Humour, Londres, Routledge, 2002. S. Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient [1905], Paris, Gallimard, 1974. J. Morreall, The Philosophy of Laughter and Humor, Albany, SUNY Press, 1987. comique, Freud, K ant, Schopenhauer FF

Rire

EXTRAIT Henri Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique [1900], Paris, PUF, 2012, p. 28-30 et p. 43-44. Avant d’aller plus loin, reposons-nous un moment et jetons un coup d’œil autour de nous. Nous le faisions pressentir au début de ce travail : il serait chimérique de vouloir tirer tous les effets comiques d’une seule formule simple. La formule existe bien, en un certain sens ; mais elle ne se déroule pas régulièrement. Nous voulons dire que la déduction doit s’arrêter de loin en loin à quelques effets dominateurs, et que ces effets apparaissent chacun comme des modèles autour desquels se disposent, en cercle, de nouveaux effets qui leur ressemblent. Ces derniers ne se déduisent pas de la formule, mais ils sont comiques par leur parenté avec ceux qui s’en déduisent. Pour citer encore une fois Pascal, nous définirons volontiers ici la marche de l’esprit par la courbe que ce géomètre étudia sous le nom de roulette, la courbe que décrit un point de la circonférence d’une roue quand la voiture avance en ligne droite : ce point tourne comme la roue, mais il avance aussi comme la voiture. Ou bien encore il faudra penser à une grande route forestière, avec des croix ou carrefours qui la jalonnent de loin en loin : à chaque carrefour on tournera autour de la croix, on poussera une reconnaissance dans les voies qui s’ouvrent, après quoi l’on reviendra, à la direction première. Nous sommes à un de ces carrefours. Du mécanique plaqué sur du vivant, voilà une croix où il faut s’arrêter, image centrale d’où l’imagination rayonne dans des directions divergentes. Quelles sont ces directions ? On en aperçoit trois principales. Nous allons les suivre l’une après l’autre, puis nous reprendrons notre chemin en ligne droite. I. — D’abord, cette vision du mécanique et du vivant insérés l’un dans l’autre nous fait obliquer vers l’image plus vague d’une raideur quelconque appliquée sur la mobilité de la vie, s’essayant maladroitement à en suivre les lignes et à en contrefaire la souplesse. On devine alors combien il sera facile à un vêtement de devenir ridicule. On pourrait presque dire que toute mode est risible par quelque côté. Seulement, quand il s’agit de la mode actuelle, nous y sommes tellement habitués que le vêtement nous paraît faire corps avec ceux qui le portent. Notre imagination ne l’en détache pas. L’idée ne nous vient plus d’opposer la rigidité inerte de l’enveloppe à la souplesse vivante de l’objet enveloppé. Le comique reste donc ici à l’état latent. Tout au plus réussira-t-il à percer quand l’incompatibilité naturelle sera si profonde entre l’enveloppant et l’enveloppé qu’un rapprochement même séculaire n’aura pas réussi à consolider leur union : tel est le cas du chapeau à haute forme, par exemple. Mais supposez un original qui s’habille aujourd’hui à la mode d’autrefois : notre attention est appelée alors sur le costume, nous le distinguons absolument de la personne, nous disons que la personne se déguise (comme si tout vêtement ne déguisait pas), et le côté risible de la mode passe de l’ombre à la lumière. Nous commençons à entrevoir ici quelques-unes des grosses difficultés de détail que le problème du comique soulève. Une des raisons qui ont dû susciter bien des théories erronées ou insuffisantes du rire, c’est que beaucoup de choses sont comiques en droit sans l’être en fait, la continuité de l’usage ayant assoupi en elles la vertu comique. Il faut une solution brusque de continuité, une rupture avec la mode, pour que cette vertu se réveille. On croira alors que cette solution de continuité fait naître le comique, tandis qu’elle se borne à nous le faire remarquer. On expliquera 378

Rire le rire par la surprise, par le contraste, etc., définitions qui s’appliqueraient aussi bien à une foule de cas où nous n’avons aucune envie de rire. La vérité n’est pas aussi simple. [...] Quand Molière nous présente les deux docteurs ridicules de l’Amour médecin, Bahis et Macroton, il fait parler l’un d’eux très lentement, scandant son discours syllabe par syllabe, tandis que l’autre bredouille. Même contraste entre les deux avocats de M. de Pourceaugnac. D’ordinaire, c’est dans le rythme de la parole que réside la singularité physique destinée à compléter le ridicule professionnel. Et, là où l’auteur n’a pas indiqué un défaut de ce genre, il est rare que l’acteur ne cherche pas instinctivement à le composer. Il y a donc bien une parenté naturelle, naturellement reconnue, entre ces deux images que nous rapprochions l’une de l’autre, l’esprit s’immobilisant dans certaines formes, le corps se raidissant selon certains défauts. Que notre attention soit détournée du fond sur la forme ou du moral sur le physique, c’est la même impression qui est transmise à notre imagination dans les deux cas ; c’est, dans les deux cas, le même genre de comique. Ici encore nous avons voulu suivre fidèlement une direction naturelle du mouvement de l’imagination. Cette direction, on s’en souvient, était la seconde de celles qui s’offraient à nous à partir d’une image centrale. Une troisième et dernière voie nous reste ouverte. C’est dans celle-là que nous allons maintenant nous engager. III. — Revenons donc une dernière fois à notre image centrale : du mécanique plaqué sur du vivant. L’être vivant dont il s’agissait ici était un être humain, une personne. Le dispositif mécanique est au contraire une chose. Ce qui faisait donc rire, c’était la transfiguration momentanée d’une personne en chose, si l’on veut regarder l’image de ce biais. Passons alors de l’idée précise d’une mécanique à l’idée plus vague de chose en général. Nous aurons une nouvelle série d’images risibles, qui s’obtiendront, pour ainsi dire, en estompant les contours des premières, et qui conduiront à cette nouvelle loi : Nous rions toutes les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chose.

Romantique

ROMANTIquE Avant de désigner un mouvement littéraire et culturel qui va gagner progressivement l’ensemble de l’Europe occidentale au tournant du xixe siècle, le romantisme est d’abord la marque d’une impression esthétique, une qualité avant d’être une entité, un adjectif avant d’être un substantif ; en d’autres termes, une catégorie. Romanesque et romantique sont à l’origine strictement synonymes : « L’effet romantique est celui qui ne ressemblant point à ce qu’on voit généralement ailleurs, frappe l’imagination d’une manière imprévue, à peu près comme des événements singuliers et inattendus dans un roman » (Senancour, « Du style dans les descriptions », 1811). D’origine de lecture inhérentes au roman proprement romanesque (romance, par opposition à novel) qui se définit par une hypertrophie de l’imagination : aventures, péripéties, renversements de fortune, représentations exacerbées de la sensibilité, polarité axiologique. Romantique désigne donc un registre excessivement romanesque que l’on trouve aussi hors du roman, notamment dans les paysages qui rappellent les descriptions de ces romans romanesques, dans « les lieux pleins d’oppositions », « les situations contraires », « les sentiments rapides » qui « élèvent l’imagination de certains hommes vers le romantique ». Mais, dès le dernier quart du xviiie  siècle et sous l’effet d’une sensibilité moderne qui recherche dans le sentiment et la sensation la marque et la preuve de l’intensité esthétique, ce doublet lexical a eu tendance à se différencier et à se spécialiser peu à peu. Le romantique devient alors une sorte de dépassement excessif et intensif, un au-delà du romanesque et du pittoresque : comme le romanesque il fait « croire au chimérique et au fabuleux », « captive l’imagination » ; à l’instar du pittoresque il « attache les yeux », « étonne les sens » ; mais surtout il « porte au cœur des émotions tendres et 380

mélancoliques » (P. Letourneur, « Préface » au Shakespeare traduit de l’anglais, 1776). En somme est romantique ce qui est touchant. Girardin confirme ce glissement de sens : « j’ai préféré le mot anglais, Romantique, à notre mot français, Romanesque, parce que celui-ci désigne plutôt la fable du roman, et l’autre désigne la situation, et l’impression touchante que nous en recevons ». Le romanesque parle à l’imagination, le pittoresque aux yeux, le poétique à l’esprit et à la mémoire, le romantique au cœur ou à l’âme. Il désigne l’affect synthétique qui unit dans une même perception esthétique, que « la nature seule peut offrir » (R.-L.  de Girardin, De la composition des paysages, 1777), le sujet et l’objet. Plus la nature sera naturelle, plus elle sera dès lors romantique, c’est-àdire déserte, sauvage, sombre, terrible ou farouche. Loin de toute dégradation sociale, hors d’une temporalité inauthentique, le romantisme redécouvre donc un langage commun, intuitif et immédiat, entre la nature et l’individu, un discours originaire, symptôme d’une énergie recouvrée, trace d’un passé immémorial, celui du roman ancien notamment (empreint du romantisch chevaleresque, chrétien et troubadour), un « contre-modèle » (J.‑M.  Schaeffer, « La catégorie du romanesque », in G. Declercq et M.  Murat, Le Romanesque, 2004) utopique et mélancolique d’une réalité régénérée par la fiction de l’art : « ce qu’on appelle le caractère romantique d’un paysage, c’est le calme sentiment du sublime sous la forme du passé ou, ce qui revient au même, de la solitude, de l’absence, de l’isolement ». Yvon Le Scanff

& G. Gusdorf, Le Romantisme, Paris, Payot, 1993. H. R. Jauss, « La modernité dans la tradition littéraire et la conscience d’aujourd’hui », dans Pour une esthétique de la réception, trad. C. Maillard, Paris, Gallimard, 1990. M. Löwy et R. Sayre, Révolte et mélancolie : le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992. mélancolie, sublime FF

Rousseau Jean-jacques (1712-1778)

ROUSSEAU Jean-Jacques (1712-1778) Alors que la réflexion esthétique du xviiie siècle, initiée par l’abbé Du Bos, continuée par Diderot, s’appuie essentiellement sur la peinture, la passion de Rousseau, liée au bonheur de l’enfance, a été la musique. Il évoque au livre i des Confessions le souvenir ému des chansons de sa tante Suzon. Il l’a étudiée et enseignée ; il l’a copiée et a inventé un nouveau système de notation ; il a été théoricien et compositeur. Il est l’auteur des Muses galantes, du Devin du village, des Fêtes de Ramire, d’airs et de motets. Ses œuvres se ressentent de cette empreinte de la musique. Il qualifie son roman, La nouvelle Héloïse, de « longue romance », c’est-à-dire un air simple et touchant aux effets pathétiques : « Quelquefois on se trouve attendri jusqu’aux larmes sans pouvoir dire où est le charme qui a produit cet effet ». L’article « Musique » du Dictionnaire de musique évoque le célèbre Rans-des-Vaches, « cet air si chéri des Suisses qu’il fut défendu sous peine de mort de le jouer dans leurs troupes, parce qu’il faisait fondre en larmes, déserter ou mourir ceux qui l’entendaient, tant il excitait en eux l’ardent désir de revoir leur pays ». Ces effets si extraordinaires ne viennent pas plus de l’excellence de la musique que de la qualité du chant, pour la romance : ils proviennent d’une nostalgie de ce qui est perdu, et la musique agit comme « un signe mémoratif ». C’est pourquoi la plus simple est aussi celle qui touche le plus au cœur. Aux confins de la réflexion sur la musique et de celle sur les origines des sociétés humaines se situe l’Essai sur l’origine des langues. Rousseau y défend la thèse que les langues n’ont pas été inventées par les hommes pour exprimer leurs besoins (les gestes y suffisaient largement), mais leurs passions : « Ce n’est ni la faim ni la soif, mais l’amour la haine la pitié la colère qui leur ont arraché les premières voix. » La poésie et la musique sont nées avec la langue, dont elles ne constituent

qu’une variante mélodieuse. Selon Annie Becq, il s’agit d’une réaction de Rousseau au sensualisme et au matérialisme, et d’une affirmation du caractère culturel des arts (A.  Becq, Genèse de l’esthétique française moderne. De la raison classique à l’imagination créatrice 1680-1814, 1994). L’analyse de Rousseau porte sur les effets de la musique, son « pouvoir sur les cœurs », ce qui permet à René Démoris d’écrire que « l’intérêt se déplace de l’objet représenté au sujet ému » (Annales Jean-Jacques Rousseau no 45). La hiérarchie des arts dépend également de leurs effets respectifs. Rousseau affirme ainsi la supériorité de la musique et de la langue poétique sur la peinture : « [Le musicien] ne représentera pas directement ces choses [les éléments naturels], mais il excitera dans l’âme les mêmes sentiments qu’on éprouve en les voyant ». Dans la Lettre à D’Alembert sur les spectacles, où il combat l’installation d’un théâtre à Genève, Rousseau associe étroitement esthétique et politique. Bien loin de nier le caractère émotionnel du théâtre, il lui refuse en revanche tout effet cathartique. Il combat les arguments de l’abbé Du Bos sur les émotions dues à la fiction en dénonçant l’égoïsme et la passivité du spectateur. Dans la note finale de La nouvelle Héloïse, il déclare : « Je ne saurais concevoir quel plaisir on peut prendre à imaginer et composer le personnage d’un scélérat, à se mettre à sa place tandis qu’on le représente, à lui prêter l’éclat le plus imposant. Je plains beaucoup les auteurs de tant de tragédies pleines d’horreurs, lesquels passent leur temps à faire agir et parler des gens qu’on ne peut écouter ni voir sans souffrir. » Il reproche à Racine de nous faire plaindre Bérénice, et à Molière de nous faire rire d’Alceste. Le spectacle idéal est celui qui ne montre rien, et ne sépare pas les acteurs et les spectateurs. Le souvenir de la fête spontanée de SaintGervais apporte à la Lettre une note émouvante (Lettre à d’Alembert). Catherine R amond 381

Sarraute Nathalie (1900-1999)

& J.-J.  Rousseau, Écrits sur la musique, la langue et le théâtre, œuvres complètes v, B. Gagnebin et M. Raymond (éds.), Paris, Gallimard, 1995. P.  G.  Robinson, Jean-Jacques Rousseau’s Doctrine of the Arts, Bern, Lang, 1984. Jean-Jacques Rousseau et les arts visuels, Annales JeanJacques Rousseau no45, Droz, 2003. diderot, dubos, musique, poésie, théâtre FF

SARR AUTE Nathalie (1900 -1999) L’œuvre de Nathalie Sarraute est désormais liée au mot « tropismes ». Tel est le titre de son premier texte, auquel elle travaille de 1932 à 1937, qui parut pour la première fois en 1939 et qui passa inaperçu. Vint une seconde période de d’écriture entre 1939 et 1941. Mais ce n’est qu’en 1956 que paraît le texte que nous connaissons, aux éditions de Minuit, suivi en 1957 du recueil critique L’Ère du soupçon. Nathalie Sarraute est désormais estampillée pour la postérité « nouveau roman ». D’où vient cet étrange objet textuel ? Peut-être la même impulsion qui fait écrire à Ponge en 1929 « Des raisons d’écrire » : « Notre premier mobile fut sans doute le dégoût de ce qu’on nous oblige à penser et à dire ». La force de ce petit texte Tropismes est de nous faire sentir, sans préparation, ce dégoût. Mais le mot est inadéquat. Nul terme ne peut définir le tropisme, ce « non-nommé qui oppose aux mots une résistance » : sur cette lutte contre les catégories sémantiques qui, semblables aux cases nosographiques, figent, enferment, l’auteur n’a cessé d’insister. Mais le tropisme n’est pas pour autant indicible : le « non-nommé appelle [les mots], ne peut exister sans eux », dit-elle dans « Ce que je cherche à faire ». Et toute l’œuvre de Sarraute est portée par l’acharnement à transmettre ces tropismes en expérimentant de nouvelles formes, aussi bien dans le roman 382

qu’au théâtre avec une place de plus en plus considérable accordée au dialogue, ce genre qu’elle redéfinit. Si le mot tropismes est emprunté au vocabulaire scientifique – en biologie il désigne les phénomènes observés sur les végétaux – il faut aussi rappeler son étymologie : trépein signifie tourner. Or c’est le mot mouvement que l’auteur ne cessera de convoquer pour les définir : « Ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience », écrit-elle dans la Préface à L’Ère du soupçon. Si le terme d’émotion apparaît très peu, il n’empêche qu’avec ces mouvements, Sarraute se tient au plus près de l’étymologie du mot émotion. Le tropisme avec force déloge de tout lieu stable. Il apparaît avec la violence du choc, de la surprise. Comme on dit, on est sous le coup de l’émotion. Il passe par le corps. D’où ce très abondant lexique : palpitation, fièvre, fébrilité, pouls, afflux sanguin. Au plus loin de l’accusation d’abstraction qui lui fut faite, ce qui intéresse Sarraute, c’est la sensation, et même le niveau élémentaire des émotions primitives, des impulsions, voire des pulsions, peut-être ce qu’on appelle désormais les « processus cognitifs primaires ». Ici, en ce lieu mouvant, où tout est à l’état naissant, et qui est aussi la scène inaugurale de l’écriture, là où elle trouve son élan, rien n’est simple. Dans une conférence donnée à Milan en 1959, Sarraute relate que l’expérience des tropismes lui valut d’abord des années de solitude, avec l’impression qu’elle était seule à les éprouver. La découverte qu’elle fit plus tard de quelques lignes de Dostoïevski, extraites de la nouvelle « Une sale histoire », l’aurait, dit-elle rassurée. Les voici : « On sait que des raisonnements entiers passent parfois dans nos têtes instantanément sous formes de sensations qui ne sont pas traduites en langage humain et d’autant moins en langage littéraire. Et il est évident que beaucoup de ces sensations traduites en langage littéraire paraîtraient  totalement

Sartre Jean-Paul (1905-1980) i­nvraisemblables. Voilà pourquoi elles n’apparaissent jamais au grand jour et pourtant se trouvent chez chacun ». Le tropisme est une étrange hybridation qui contredit la dichotomie classique : ou on pense, ou on sent. Les « supports de tropismes », ces « corps conducteurs », sont présentés à la fois (dans le discours des « ils », ceux qui ceux qui rangent et nomment) comme des hypersensibles et comme des maniaques de la subtilité : « Qu’est-ce que tu vas encore chercher ? », c’est le plus souvent la réplique de l’interlocuteur « récalcitrant ». Les porteurs de tropismes – qui, très vite dans son œuvre ne sont plus identifiables à un individu singulier puisque les tropismes deviennent une substance anonyme qui passe de l’un à l’autre – sont pris à la fois d’un excès d’émotion et d’un excès spéculatif, d’une véritable passion herméneutique qui les dote de « l’esprit d’escalier ». Et ici tout peut faire l’affaire pour déclencher le tropisme : une barre de savon découpée dans Portrait d’un inconnu, un simple bouton de porte dans Le Planétarium, ou toujours dans ce même roman la présentation d’un ravier de carottes râpées – l’humour est là –, une façon d’accentuer une syllabe – l’insupportable prononciation des mots vaaalise, vaaacances ou pêêêche dans Entre la vie et la mort, et même une simple inflexion de voix – « C’est biiien… ça… », dans Pour un oui ou pour un non. On atteint là un comique de la disproportion, ce qui n’empêche pas que toujours il s’agisse d’une sensation insupportable, alors que ce n’est apparemment rien. Les réactions rapides nécessitent le ralenti, appellent l’analyse. Analyse est à entendre non pas en référence au roman d’analyse (ce serait un contre-sens), mais au sens de décomposition, avec ce paradoxe toujours maintenu : il faut déployer l’instantané en successif – d’où la construction de longues scènes imaginaires, ou véritables scenarii fantasmatiques –, tout en gardant l’apparence de l’immédiat. Ce que

l’instantanéité cache, les textes de Sarraute l’étirent dans une intense écoute de la parole et de ses effets. Nathalie Barberger

& N. Sarraute, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1996. N. Sarraute : Portrait d’un écrivain, Annie Angremy (éd.), Paris, Bibliothèque Nationale de France, 1995. R. Boué, La Sensation en quête de parole, Paris, Montréal, L’Harmattan, 1997. littérature, semantique (approche) FF

SARTRE Jean-Paul (1905 -1980) Jean-Paul Sartre a pensé de manière tout à fait particulière le rôle des émotions dans les arts. Tout d’abord, l’œuvre d’art est un objet au statut complexe. Il possède un double statut, à la fois réel et idéal. En effet, les éléments perçus de l’œuvre (les lettres, les traces de couleur, les sons, la matière, etc.) sont l’analogue des qualités idéales de l’œuvre. L’expérience esthétique mobilise ainsi l’imagination et les émotions du spectateur afin qu’il puisse re-créer l’œuvre. Lire un roman, regarder l’architecture d’un bâtiment, écouter une fugue, suppose le pouvoir créatif de l’émotion. En effet, les émotions du spectateur, loin d’être une espèce de croyance, relèvent plutôt du désir. Or, les états cognitifs et conatifs ont une direction d’ajustement au monde inverse : se conformer à la réalité pour les croyances, et rendre la réalité conforme à eux-mêmes pour les désirs. L’analyse de l’émotion comme une espèce de désir vient de la reconnaissance du caractère motivant des émotions dans Esquisse d’une théorie des émotions (1939). La conscience émotionnelle n’est pas d’abord réflexive, en tant qu’elle est une conscience du monde : l’homme qui a peur en regardant Shining de Stanley Kubrick, a peur des phénomènes surnaturels, du labyrinthe, du meurtre, 383

Schopenhauer Arthur (1788-1860) etc. avant d’avoir conscience qu’il a peur. Une émotion n’a toutefois pas pour finalité d’agir réellement sur son objet en tant que tel, mais elle vise à conférer à son objet une autre qualité. « Dans l’émotion c’est le corps qui, dirigé par la conscience, change ses rapports au monde pour que le monde change ses qualités » (Esquisse d’une théorie des émotions, 1939). Ainsi, lorsque l’on ressent une peur passive en regardant ce film d’horreur, le palissement ou la diminution des battements du cœur sont des manières de nier le danger. Le sens de la peur, « c’est une conscience qui vise à nier, à travers une conduite magique, un objet du monde extérieur et qui va jusqu’à s’anéantir, pour anéantir l’objet avec elle ». À l’inverse, lorsque l’on ressent de la joie en regardant une comédie ou en écoutant une musique festive, les éclats de rire mais aussi la danse, le chant, etc., permettent de posséder d’un coup et symboliquement l’objet qu’on ne saurait posséder que par des conduites prudentes et progressives. Toutes les émotions assurent la constitution d’un monde magique par l’utilisation du corps propre comme moyen d’incantation. Ainsi, La Nausée, écrite en 1938 par Sartre, permet au lecteur de ressentir la contingence et la facticité de l’existence tout en révélant comment le monde pourrait être de manière imaginaire. Ainsi, l’implication émotionnelle et imaginative du lecteur de La Nausée complète la compréhension conceptuelle et argumentative du traité philosophique qu’est L’Être et le néant. En résumé, ce qui caractérise une émotion selon Sartre, c’est la dégradation spontanée de la conscience en face du monde : « quand la conscience se précipite dans le monde magique de l’émotion, elle s’y précipite toute entière en se dégradant ; elle est nouvelle conscience en face du monde nouveau […] La conscience qui s’émeut ressemble à la conscience qui s’endort ». Loin d’être accidentelle dans l’expérience esthétique, l’émotion est un mode d’exis384

tence particulier de la conscience qui se veut stratégie intentionnelle : les émotions changent le monde non pas de manière réaliste, mais de manière magique. D’où leur rôle essentiel pour l’expérience esthétique laquelle consiste à présenter le monde de manière imaginaire. Mais est-ce à dire que les émotions mobilisées pour l’expérience esthétique suspendent la perception consciente ? Ne faudrait-il pas plutôt considérer les émotions comme une espèce de croyance qui s’ajustent (et non transforment) aux qualités esthétiques et expressives de l’œuvre d’art considérée ? Sandrine Darsel

& J.-P. Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions [1939], réed. Paris, Le Livre de poche, 2000. J. P. Fell, Emotion in the Thought of Sartre, Oxford, Columbia University Press, 1965. C. M. Howells, « Sartre and the Commitment of Pure Art », British Journal of Æsthetics, vol. 18, no2, 1978. M. Warnock, « Imagination in Sartre », British Journal of Æsthetics, vol. 10, no4, 1970. corps, désir, phénoménologique (approche) FF

SCHOPENHAUER Arthur (1788 -1860) L’esthétique d’Arthur Schopenhauer, qui est essentiellement exposée dans le troisième livre du Monde comme volonté et comme représentation (1818, abrégé en MVR), a connu une postérité sans doute unique grâce à un engouement sans pareil des artistes, et surtout des écrivains, dès la seconde moitié du xixe siècle (Wagner bien sûr, les naturalistes français, Proust, Svevo, Tolstoï, Thomas Mann, Conrad, Strinberg, Beckett et tant d’autres). Le plaisir esthétique : entre intérêt et désintéressement Si Schopenhauer est bien celui qui a révélé la puissance de l’affectivité (notamment

Schopenhauer Arthur (1788-1860) inconsciente), jusqu’à en faire l’essence de la manifestation sous le terme de Volonté, de Vouloir (élargi sémantiquement à toutes les volitions mais aussi aux passions et affections, et au premier rang desquelles le plaisir et la douleur), il en a également été dans le même temps le contempteur opiniâtre et paranoïaque d’une volonté toute puissante et aliénante (der Wille) dont il faudrait se détacher pour accéder à la sagesse. Son esthétique serait donc un art de la contemplation désintéressée, loin de toute empathie avec l’affectivité. Cependant, le statut du plaisir esthétique y est sans doute plus ambigu et la question de l’intérêt y prend un double visage que le philosophe problématise ainsi : « comment est-il possible de prendre plaisir à un objet, sans que celui-ci ait quelque rapport avec notre volonté ?» (Parerga et paralipomena). En somme, comment prendre un plaisir qui soit purement contemplatif, donc essentiellement esthétique, débarrassé de toute perspective liée aux sollicitations d’un vouloir essentiellement intransitif qui veut incessamment et aveuglément et qui veut l’asservissement de toute activité et de toute affectivité à cette volonté sans fin et sans finalité ? C’est une gageure : « chacun sent que la joie et la satisfaction produites par une chose ne peuvent résulter que du rapport de celle-ci avec notre volonté, ou, suivant l’expression favorite, avec nos finalités ; de sorte qu’une joie sans excitation de la volonté semble une contradiction ». C’est pourtant là que réside le miracle de l’art : « le Beau excite manifestement, comme tel, notre satisfaction et notre joie, sans avoir aucun rapport avec nos fins personnelles, c’est-à-dire avec notre volonté ». En effet, ce qui intéresse (l’intéressant) peut être un obstacle à la contemplation esthétique puisqu’il renvoie à l’intérêt de la volonté individualisée (le vouloir-vivre), ainsi, pour contempler les Idées que représentent les œuvres d’art, il faut se désintéresser de tout intérêt lié à la sollicitation, par la volonté, du principe de raison, dont Schopenhauer a isolé quatre

principes majeurs : l’espace, le temps, la causalité et la relation entre sujet-objet. En un étrange paradoxe, Schopenhauer renvoie le pulsionnel et le rationnel dos-à-dos sans négliger de montrer au passage leur étroite imbrication : la volonté (la pulsion) forge des représentations (produits du principe de raison) pour arriver à ses fins. Le désintéressement est ainsi une sorte de principe de réduction de l’esthétique à son essence de contemplation idéale : l’art est donc un « mode de considération des choses des choses indépendant du principe de raison » (MVR). A la façon d’une réduction phénoménologique, l’art retire son objet du monde soumis au règne implacable de la volonté et réglé par un entrelacs de relations (où ?, quand ?, pourquoi ?) pour le redécouvrir tel qu’en son essence (quoi ?), dans un mode de présence qu’on pourrait dire absolu. Entre la pulsion et la raison, il reste donc une place pour l’intuition (la représentation pour un sujet d’une Idea : à la fois image primordiale et idée essentielle). Contrairement au commun des mortels, l’artiste génial reconnaît la beauté « avec une évidence telle qu’il la montre comme il ne l’a jamais vue » (MVR), comme personne ne l’avait jamais vraiment jamais vue auparavant et ainsi « il arrache l’objet de sa contemplation au flux mondain et l’isole sous ses yeux » (MVR) : l’art « réalise essentiellement la même chose que le monde visible, mais de manière plus concentrée, plus achevée, avec intension et réflexion » (MVR). On pourrait retrouver dans la réminiscence proustienne et dans l’épiphanie joycienne, si ce n’est les équivalents, du moins les prolongements poétiques d’une telle position philosophique. Le sujet s’absente de lui-même et devient sujet connaissant pur (sans desseins, ni fins) grâce à ce mode de connaissance nouveau, à savoir l’intuition extatique par laquelle le sujet s’objective : « on se perd totalement dans cet objet, c’est-à-dire qu’on oublie son individualité et sa volonté, qu’on ne subsiste plus que comme un pur sujet, clair miroir de l’objet, en sorte qu’il semble que l’objet 385

Schopenhauer Arthur (1788-1860) soit là tout seul, sans personne pour le percevoir » (MVR). Il y a donc bien un double intérêt dans ce désintéressement : d’un côté un plaisir éthique et un intérêt pragmatique qui consistent à se libérer de l’emprise du vouloir, de l’autre un plaisir métaphysique et un intérêt spéculatif qui permettent à la volonté d’accéder à son auto-connaissance (par la pure représentation), et donc à la connaissance intuitive de l’essence des choses : « le plaisir esthétique est essentiellement un et identique, qu’il soit suscité par une œuvre d’art ou, de manière immédiate, par l’intuition de la nature et de la vie. L’œuvre d’art n’est qu’un moyen pour faciliter la connaissance en laquelle consiste ce plaisir » (MVR). Une telle approche inverse l’ordre des choses, puisque dans l’art c’est la volonté (l’affectivité du contemplateur des Idées : créateur ou amateur) qui se met au service de la représentation intuitive – et non plus l’inverse – afin de conduire le sujet empirique vers la contemplation idéale, vers « le plaisir excité par la considération du Beau » (MVR) selon ses deux composantes : connaissance de l’objet comme Idée, sans représentation soumis au principe de raison (aspect « objectif » du plaisir esthétique), conscience de soi comme pur sujet connaissant, sans expression individualisée de la volonté (aspect « subjectif » du plaisir esthétique). Dans la relation esthétique, il y a plaisir car il y a affranchissement de la volonté et donc éloignement de la douleur, du moins de son éventualité, tant la volonté désirante est poursuite éternelle et frustrante d’un manque qui ne sera jamais comblé : « tout vouloir naît du besoin, donc du manque, donc de la souffrance » (MVR). Toute satisfaction est illusoire et ponctuelle, elle est seulement la mesure du temps de latence pour l’émergence d’un nouveau désir, d’un nouveau manque, d’une éternelle souffrance, simple îlot précaire au sein du « flux sans fin du vouloir » (MVR). Le plaisir esthétique est donc essentiellement négatif (seule la douleur est positive puisqu’elle est première), réactif puisqu’il 386

provient de la mise à distance de la douleur, du détachement du vouloir, mais il est objectif (sans intérêt ni motivation) puisqu’il fait accéder à la vision esthétique du monde comme spectacle. En jouir est bien le propre de cette jouissance ou de ce « plaisir esthétique » en tant qu’il est « la joie suscitée par la connaissance purement intuitive opposée à la volonté » (MVR). Plus encore, ce plaisir esthétique idéal pourrait bien être le seul plaisir authentique qui soit, bien audessus de tout autre satisfaction issue de l’expérience quotidienne enchevêtrée dans les rets de la mascarade du vouloir désirant : « le monde comme représentation, lorsqu’on le considère séparément, en s’arrachant du vouloir pour le laisser lui seul occuper la conscience, est le côté le plus réjouissant de la vie » (MVR). Les émotions esthétiques : les catégories C’est à partir de ce critère d’opposition à la volonté (complaisance, indifférence, hostilité) que Schopenhauer évalue la qualité des affects esthétiques qui dépendent de ce qu’il appelle « la part subjective du plaisir esthétique » (MVR). Fidèle à la récente tradition de l’esthétique, il isole, à l’instar de Burke et de Kant, deux catégories concurrentes mais également dignes de la contemplation esthétique : le beau et le sublime. Autour de ce noyau gravitent des catégories dont il convient de se méfier comme autant de doubles dégradés mais aussi comme autant de risques inhérents à l’approche esthétique de chacune de ces deux catégories majeures : du côté du beau, l’attrayant (le joli) et l’intéressant ; du côté du sublime, le dégoûtant (le laid) et l’angoissant. Le joli et l’intéressant, même s’ils ont des affinités évidentes dans leur fonctionnement affectif, différent surtout quant à leurs objets : le joli touche les arts non verbaux, tandis que l’intéressant peut se déployer à l’occasion des arts de la parole. Si le joli séduit les sens (les affects de la volonté), l’intéressant captive l’esprit (celui que domine le principe

Schopenhauer Arthur (1788-1860) de raison). Ces deux catégories infra-esthétiques sont aux frontières du beau, elles en dessinent ainsi les contours extérieurs, en exposent le risque majeur, celui de solliciter l’affectivité, la volonté dans son « objectité » (le corps pour l’individu). Ainsi, ce que la tradition traduit généralement par « joli », « das Reizende » (MVR), serait bien davantage à traduire et à comprendre comme « l’ « excitant », « le piquant », « l’attrayant ». Schopenhauer donne par exemple la Nature morte et le Nu comme exemples de ce joli attrayant qui flatte les appétits de la volonté et transforme l’éducation esthétique en simple représentation et excitation des intérêts de la volonté. Le joli exprime donc parfaitement cet intérêt qui n’est pas désintéressé sur le plan empirique : on n’y décèle pas cette présence de l’universel dans le particulier, si caractéristique de l’authentique représentation artistique. La catégorie de l’intéressant, quant à elle, est surtout l’objet d’un texte recueilli en 1851 au sein des Parerga et paralipomena précisément intitulé « Sur l’intéressant », dans Métaphysique et Esthétique. Schopenhauer y montre en quoi cette catégorie de l’affectivité reste une manifestation évidente de l’intérêt de la volonté indéterminée au sein de l’individu empirique. L’intéressant n’est ni le but de l’art ni même un de ses moyens ; en revanche il est compatible avec le beau : il le sert même, à la façon dont la volonté se met au service de la représentation intuitive des Idées. C’est la catégorie de la mimésis par excellence qui peut, dans le meilleur des cas, devenir le véhicule stratégique du désintéressement souverain de l’art. Le système des oppositions catégorielles n’est cependant pas tout à fait achevé : si du côté du beau se trouve un double dégradé, le joli (das Reizende) ; du côté du sublime, se trouve son équivalent, le laid ou « le dégoûtant » (das Ekelhafte), qu’il faut tout autant disqualifier. Il en va donc du laid avec le sublime comme du joli avec le beau : il s’agit non d’une différence de degré mais de nature. Avec le sentiment du

laid, comme avec le joli, le sujet reste à un niveau empirique, ne s’élève pas un niveau transcendantal de pur sujet connaissant, ne se détourne pas des intérêts du vouloirvivre et cherche, dans la représentation, tout ce qui intéresse la volonté, que ce soit en un sens positif (l’attrayant qui excite) ou négatif (le répugnant qui fascine). Enfin, de même que le beau mettait l’intéressant sous sa dépendance, de même le sublime doit également composer avec l’angoissant. Si le sublime en est bien une sublimation formelle, l’angoisse le menace toujours, en retour, d’une (re)chute dans l’empirique et dans la particularité de l’objectité individuelle de la volonté (le corps), notamment quand une trop forte affliction annihile toute capacité de contemplation au profit du souci de la conservation de soi. Une fois écartés ces écueils de la représentation esthétique, il reste à considérer les deux seules grandes catégories esthétiques valides : le beau et, plus encore peutêtre, le sublime, qui marquent nettement le territoire spécifique et l’identité propre de l’esthétique selon Schopenhauer. La catégorie du beau a un sens générique et un sens spécifique. En un sens générique, comme le précise le philosophe, « lorsque nous appelons beau un objet , nous voulons dire qu’il est l’objet de notre considération esthétique », et donc de la contemplation d’une Idée par un pur Sujet connaissant (MVR). En un sens spécifique, le beau est également, si ce n’est le concurrent ou le contrepoids, du moins le pendant du sublime. Il n’y a pas chez Schopenhauer, comme chez Burke ou Kant par exemple, d’opposition esthétique de nature entre ces deux catégories, mais simplement une différence de degré en ce qui concerne le désintérêt porté aux exigences de la volonté. Sa métaphysique du beau est en cela parfaitement cohérente à tel point qu’« il y a plusieurs degrés du sublime, voire des passages du beau au sublime » (MVR). Du point de vue de l’intuition métaphysique ­fondamentale 387

Schopenhauer Arthur (1788-1860) du philosophe, on pourrait même considérer que le beau (susceptible de se dégrader en joli) n’est qu’une étape vers le sublime, lui-même étant le point de passage obligé vers l’ultime stade éthique et métaphysique du détachement souverain et de la connaissance suprême vis-à-vis de la volonté. En effet, l’objet considéré comme beau ne suscite pas d’effort pour que le pur sujet connaissant prime sur les intérêts de la volonté et fasse disparaître le mode de relations logiques qui la caractérise dans sa phénoménalité (le principe de raison). Avec le sublime en revanche, la volonté est violemment mise en difficulté dans son objectité même (par l’intermédiaire du corps propre). Par un violent effort de détachement relatif à ses intérêts propres, la conscience doit elle-même réussir à accéder (et à se maintenir) au stade de la connaissance pure et objective indépendamment des risques envisagés pour la volonté et sa manifestation physique (objectité). « [Tant] que la détresse personnelle ne prend pas le dessus, tant que nous restons dans la contemplation esthétique, c’est, dans cette lutte de la nature même, dans cette image de la volonté brisée même, le pur sujet de la connaissance qui transparaît, appréhendant avec calme, impassible, inaffecté (unconcerned), les Idées de ces objets menaçants et terribles pour la volonté. C’est exactement dans ce contraste que réside le sentiment du sublime », écrit-il encore dans le MVR. Le sublime est une propédeutique à la sagesse métaphysique qu’enseignera l’ultime étape de la dramaturgie schopenhauerienne (affirmation, auto-connaissance et négation de la volonté dans le dernier Livre de MVR). Cependant, il existe déjà à ce stade, celui de l’esthétique, un art qui permet une connaissance métaphysique immédiate de la volonté. Cet art, c’est la musique. La musique expression pure des affects Avec la musique, on quitte le domaine propre de l’esthétique pour la philosophie de l’art proprement dit, puisqu’il n’y a 388

plus de représentation intuitive des Idées, ni même exactement de représentation à tel point que l’on pourrait même bien davantage parler de « métaphysique de la musique » (dans les « Compléments » du MVR). Ce statut particulier de la musique se mesure aussi au changement de paradigme métaphorique : à l’isotopie du miroir, du reflet spéculaire, de la représentation comme reproduction (l’art comme « clair miroir de l’essence monde », le génie comme l’« œil lucide du monde », MVR), se substitue une logique de l’expression (la musique comme « langage tout à fait universel », MVR). À l’intuition se substitue l’immédiateté : « la musique, en effet, est une objectivation, et une image aussi immédiate de toute la volonté que l’est le monde lui-même » (MVR). La musique se trouve donc en situation de concurrence et non dans un rapport de consécution avec l’incarnation phénoménale : « on pourrait donc appeler le monde aussi bien de la musique incarnée que de la volonté incarnée » (MVR). La musique n’est donc pas représentation des Idées de façon intuitive (comme dans les autres arts), elle est la représentation immédiate de la volonté. Dans la musique, la volonté n’est pas en représentation à la façon d’un histrion, elle est le contenu affectif porté par la forme musicale. La musique exprime ainsi l’affect dans sa généricité originaire : « la joie, l’affliction, la douleur, la terreur, la jubilation, la gaieté, la sérénité elles-mêmes, pour ainsi dire in abstracto » (MVR). A la façon du corps, la musique est donc une objectivité immédiate de la volonté ; c’est pourquoi elle a cette capacité à exprimer l’essence du monde qui est auto-affection de la volonté c’est pourquoi « elle exerce un effet immédiat sur la volonté », c’està-dire sur « les sentiments, les passions et les affects de l’auditeur, avec pour résultat de les intensifier rapidement, voire de les transformer » (MVR, « Compléments »). La musique se distingue toutefois de la pure émotion corporelle par le fait qu’elle est

urables de l’indi-

Sculpture un art, un artefact, un système organisé producteur d’affects in abstracto comme le dit Schopenhauer. Il en est ainsi du rapport de l’angoisse au sublime comme du rapport du corps à la musique. Comme dans tout art, le sujet accède à un stade de pure connaissance afin de jouir de façon non instrumentalisée, au-delà du principe de raison qui fonde le sens commun et son agir habituel intéressé par l’objet et le résultat de son activité : « elle restitue toutes les émotions de notre essence la plus intime, mais ce tout à fait sans la réalité et loin de ses tourments » (MVR). On voit donc que l’art musical, comme tout art, participe à l’auto-connaissance de la volonté, plaisir esthétique objectif, ainsi qu’à son dégagement de l’inconscient, plaisir esthétique

SCULPTURE

l’objectivation de la volonté, son miroir qui la conduit jusqu’à la connaissance d’ellemême » (MVR). Il représente le mouvement spéculatif de la volonté qui retourne contre elle même son aspiration aveugle mais opiniâtre à la représentation ; comme si l’essence de la manifestation consistait en cette énergie affective incessante et inconsciente ; et comme si l’art en était le miroir : « si tout le monde comme représentation n’est que la visibilité de la volonté, l’art est la mise en évidence de cette visibilité, la camera obscura qui montre les objets sous un mode plus pur ».

vidu et non pas sur les caractères passagers comme l’émotion. Malgré le recours possible pour la sculpture à cette expression corporelle des émotions, Hegel note un grand handicap de la sculpture dans sa relation à la représentation de l’émotion : la sculpture classique est immobilité. Or, comment dès lors rendre compte du pouls rapide de la colère, des paupières qui palpitent de l’embarras, des mains tremblantes de la tristesse ? Comment rendre compte de tous ces signes corporels de l’émotion ? Surtout que la sculpture classique dont parle Hegel ne peut pas non plus jouer avec le rouge des joues de la honte, le souffle de l’indignation et du mépris, ni avec les variations de la voix. Le sculpteur qui souhaite représenter une émotion n’a pas la tâche facile ; quoi qu’il fasse, la sculpture restera de marbre. D’ailleurs, l’adage populaire qui fait de l’expression « rester de marbre » la caractéristique d’une personne dépourvue d’émotion ne fait que confirmer ce premier constat : l’émotion sculpturale est un défi. Un défi qui a toutefois été relevé par l’histoire de l’art. Non seulement les œuvres représentent des émotions, mais elles en communiquent au spectateur, parfois même en dehors du recours à la figuration. Trois

Yvon Le Scanff

& C. Rosset, L’esthétique de Schopenhauer [1969], Paris, Puf, 1989. A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation [1818], éd. et trad. et C. Sommer et al., Paris, Gallimard, 2009, 2 vol. A. Schopenhauer, Métaphysique et esthétique (Parerga et Paralipomena) [1851], trad. A. Dietrich, Paris, Félix Alcan, 1909. V. Stanek, La métaphysique de Schopenhauer, Paris, Vrin, 2010. désintéressement, esthétiques ( émotions), FF

kant, musique, nietzsche, plaisir / déplaisir, proust, sublime, tolstoï

La sculpture « n’est capable de représenter ni les sentiments internes de l’âme, ni les passions déterminées qui l’agitent, ni une suite d’action, comme le fait la poésie. Elle n’offre le caractère général de l’individu qu’autant que le corps l’exprime dans un moment déterminé, et cela sans mouvement, sans action vivante, sans développement », écrit Hegel dans son Esthétique. Si l’on en croit ce propos, la sculpture ne peut avoir de relation à l’émotion qu’en reposant sur la pathognomonie, c’est-à-dire la manière dont le corps exprime les émotions dans son enveloppe visible, son extériorité – la pathognomonie se distingue notamment de la physiognomonie en ce que la seconde

389

Sculpture tendances majeures de la sculpture sont à retenir dans sa relation à l’émotion : l’immobilité qui empêche la représentation du devenir, la figuration humaine qui permet un rapport à l’altérité entre le spectateur et la sculpture, l’appréhension d’une œuvre tridimensionnelle qui nécessite le déplacement du spectateur.

reproduction de scènes immobiles comme une personne pétrifiée de peur. Il ne faut ni oublier ni négliger la tendance qu’ont les arts à relever les défis. C’est ainsi que les scènes en mouvement et les émotions dynamiques intéressent les sculpteurs en ce qu’ils cherchent à prouver que leur adresse peut palier l’immobilité essentielle de leur médium.

Sculpture et arrêt du temps : représenter une émotion

Le Discobole, du v e  siècle avant J.-C. attribué à Myron fait partie des sculptures représentant un mouvement les plus renommées, mais l’athlète semble dépourvu d’émotion. Certes il agit et bouge, mais son mouvement extérieur ne semble pas tant redoubler un mouvement émotionnel intérieur qu’une détermination contrôlée. Au contraire, le mouvement plus contenu du personnage représenté dans Ugolin de Carpeaux (1862) emprunte à la pathognomonie des émotions. Les pieds rentrés vers l’intérieur, les jambes qui se frottent et les doigts rongés sont des signes émotionnels en mouvement que Carpeaux donne à la figure d’Ugolin. Dans cette sculpture, un fils empreint de peur et de tristesse se jette aux pieds d’Ugolin : cette sculpture fige un mouvement dynamique et n’est compréhensible par le spectateur que parce qu’il parvient à recomposer le mouvement. L’émotion du père passe par une reconstruction mentale de ses doigts qui s’agitent frénétiquement et nerveusement dans la bouche, par ses jambes qui ne savent plus où se mettre et qui tentent de se cacher l’une l’autre. Le mouvement n’est pas celui de l’inertie que l’on trouve dans le Discobole, ce n’est pas le mouvement que l’on peut reconnaître en dehors de soi-même. Si le spectateur parvient à comprendre l’émotion dynamique, c’est bien parce qu’il identifie dans la sculpture un signe émotionnel qu’il a déjà appréhendé en lui. La représentation de l’émotion en sculpture, surtout lorsqu’il ne s’agit plus de la peur qui est congruente avec l’immobilité sculpturale, ne peut se passer de l’inclination humaine à l’altérité :

La sculpture partage avec la peinture la suspension du temps, mais le corps soumis à l’émotion, en tant qu’ex-movere, se transforme et se déforme. Parmi toutes les émotions décrites par Paul Ekman, celle qui est peut-être au contraire caractérisée par une absence totale de mouvement est la peur. Le corps apeuré est immobile, en suspens, tout comme la sculpture qu’on ferait de lui. Dans son étude sur le sublime, Burke note justement que la peur passe par l’arrêt des forces de raisonner et d’agir, par une interruption des forces vitales. Pour emprunter à nouveau aux expressions populaires, ne diton pas d’un individu apeuré qu’il est pétrifié ? Ainsi, la peur est sans doute l’émotion qui prend le plus naturellement la pose. La mythologie grecque cristallise déjà la relation entre la sculpture et la peur avec celle que l’on peut considérer comme étant la première sculptrice de l’histoire : la gorgone Méduse. Très belle avec sa chevelure naturelle, les personnes étaient subjuguées par elle, mais lorsqu’elle reçut par punition et jalousie sa chevelure de serpent, elle devint effrayante et les personnes, auparavant subjuguées, devinrent pétrifiées de peur, littéralement. Autrement dit, Méduse engendre des sculptures de personnes effrayées. Par ce mythe fondateur de la sculpture, ce médium passe pour un art de la peur. Dans une tradition mimétique, il n’est pas surprenant que la sculpture s’approprie les postures immobiles pour les figer dans la pierre. Il serait toutefois faux de penser que la sculpture ne s’attache qu’à la 390

Sculpture l­’inclination que j’ai à comprendre autrui, dans sa subjectivité, à travers l’expérience de ma subjectivité. Sculpture et altérité : susciter une émotion par un face à face Avant de noter son immobilité, Hegel met en avant, dans son introduction à la sculpture, le rapport au corps qui est propre à cet art : plus que l’architecture, la peinture ou encore la poésie, la sculpture permet un face à face entre deux individus ; le spectateur présent et le corps sculpté. C’est ce face à face qui fit que le Pygmalion des Métamorphoses d’Ovide tomba amoureux de sa sculpture : il la désira et fut épris d’une envie. Cette forte émotion éprouvée par Pygmalion fut suscitée par un bout de pierre, certes, mais un bout de pierre suffisamment anthropomorphe pour que s’installe une relation d’altérité, une relation d’intersubjectivité. Et même s’il existe des cas de sculptures non anthropomorphes, force est de constater que la sculpture a un rapport privilégié avec la figure humaine. Ce rapport à l’altérité a été travaillé notamment sur deux aspects : celui de la sympathie et celui de l’empathie. Si l’on définit la sympathie comme la qualité d’éprouver en nous-mêmes les émotions que l’on reconnaît chez un semblable, il faut reconnaître que la sympathie est un important vecteur d’émotion en sculpture. Aussi, la représentation de l’émotion en sculpture se propage du personnage au spectateur. C’est ainsi que la Pietà de Michel-Ange (1499), par un visage plus paisible que triste, communique au fidèle chrétien la gratitude et l’admiration pour Jésus. Cet aspect relève de l’imitation de ce que l’on voit, on adopte l’émotion observée par un mécanisme semblable à celui mis en jeu lorsque l’on peut ressentir un muscle de jambe ou de bras se contracter devant Le Laocoon. Toutefois, la relation à l’émotion de l’autre ne se limite pas à la sympathie : une émotion reconnue

chez autrui ne s’accompagne pas toujours de la même émotion chez soi, il peut y avoir une réaction qui ne soit pas de l’ordre de la contagion émotionnelle. Par exemple, devant une personne triste, je peux être triste à mon tour comme je peux éprouver le besoin d’aller la réconforter – parfois les deux aspects cohabitent. Si l’on adopte la distinction contemporaine faite par Alain Berthoz et Gérard Jorlan, le second aspect relève non pas de la sympathie, mais de l’empathie. C’est par relation empathique que les intéressés éprouvent de la gratitude aussi bien devant la détermination d’un eyima byeri dans la culture fang, sculpture qui monte la garde sur des ossements d’ancêtres, que devant la posture de tristesse et de résignation prise par les bourgeois de Calais de la sculpture éponyme de Rodin (1889) dans la culture du nord de la France – bourgeois qui auraient sauvé la ville de Calais durant la guerre de Cent Ans. Il ne s’agit plus ici pour le spectateur d’être envahi de l’émotion du personnage sculpté, mais bien d’avoir une réaction émotionnelle en fonction de la représentation. Une telle communication d’émotions par simple posture et disposition corporelle semble être courante en dehors des mondes de l’art. C’est justement dans ce contexte qu’Ekman a été amené à écrire que « l’expression faciale est le pivot de la communication entre hommes », dans son ouvrage Darwin and Facial Expression : A Century of Research in Review (2006), en référence à l’ouvrage de Darwin lui-même intitulé The expression of the Emotions in Man and Animals. Ce n’est pas un hasard si l’on trouve des textes de Darwin sur l’émotion : les processus cognitifs qui sous-tendent l’émotion sont décrits comme étant issus de l’évolution. Ainsi, les émotions, ainsi que leur communicabilité et leur reconnaissance qui fondent la possibilité même de la pathognomonie, participeraient – ou ont participé – à l’adaptabilité des individus. Cette hypothèse intéresse tout particulièrement la manière dont la 391

Sculpture sculpture a recours à l’empathie dans la mesure où les processus articulant émotion perçue et réaction semblent au moins partiellement se prolonger lors d’une expérience esthétique. Dans un paradigme épistémique évolutionniste, il ne faut pas oublier que les processus cognitifs mis en jeu dans l’appréhension des œuvres d’art sont des processus qui ont été sélectionnés. Il n’est pas question de dire que l’expérience artistique permettrait une amélioration de l’adaptation, mais uniquement de défendre l’idée selon laquelle il n’y a pas une totale autonomie cognitive dans le rapport que l’on a aux œuvres d’art. C’est justement l’absence de cette frontière qui fonde parfois la complexe et riche relation esthétique et qui fait tout l’enjeu de certaines sculptures anthropomorphes. Par exemple, comment se comporter face à des sculptures humaines en train de se faire déchiqueter par des pigeons apparemment anthropophages ? C’est l’expérience proposée par Kader Attia dans Flying rats lors de la biennale de Lyon de 2005. L’artiste a installé des sculptures d’enfants dans un parc imitant une cour de récréation en prenant bien soin d’inclure des pigeons dans le lieu. Toute la subtilité réside dans le fait que les sculptures ne sont ici plus faites dans le marbre de la sculpture classique ; elles sont faites avec de la nourriture pour pigeons. Ainsi, alors que la scène représentée commence calmement, très calmement même puisque les enfants sculptés jouent au ballon sans bruit, quelques enfants se font peu à peu picorer par des pigeons avant de se faire finalement violemment attaqués. Il ne reste bientôt dans la cour de récréation que des dépouilles. Avec Flying rats, Kader Attia a su éveillé en l’humain une empathie forte pour des sculptures : face à la détresse représentée et simulée, il y a eu un réel dégoût, une réelle indignation. Ces émotions appelleraient habituellement une réaction tentant de porter secours aux enfants, mais c’était 392

là impossible non seulement parce que les enfants étaient derrière des grillages, mais surtout parce que des épouvantails ne sont pas secourables. Personne n’a réellement voulu aider les sculptures, mais les spectateurs ne savaient que faire de leurs émotions bien réelles. L’expérience esthétique naît ici précisément du frottement qu’il y a entre l’émotion éprouvée et l’inhibition de l’action qu’elle appelle. Certains ont tout de même agi, non pas pour aider les enfants, mais à l’encontre de l’œuvre de l’artiste. Sans entrer précisément dans ces histoires, les réactions émotionnelles iconoclastes sont fréquentes et peuvent être interprétées à travers le prisme de la relation entre émotion et action. Que faire en effet de tant d’indignation et de mépris, d’embarras et de dégoût ? De la nudité dans La Danse de Carpeaux (1869) au Tree de Mc  Carthy (2014) en passant par l’exposition de Jeff Koons au château de Versailles (2008) ou L.O.V.E. De Maurizio Cattelan (2010) les sculptures sont d’autant plus sujettes aux fortes émotions liées au scandale qu’elles s’exposent facilement dans l’espace public, souvent même comme commande publique. Qu’elle soit dans l’espace public ou dans un lieu d’exposition, la sculpture, par sa tridimensionnalité, est un médium que l’on appréhende dans sa relation à l’espace en ce qu’elle offre une multitude de points de vue. Les sculpteurs peuvent alors exploiter les processus cognitifs mis en jeu dans la déambulation afin de parvenir à susciter une émotion même en dehors d’une sculpture figurative. Sculpture et spatialité : susciter une émotion par une déambulation Les relations existant entre l’émotion et l’action peuvent être exploitées pour faire naître des émotions chez le spectateur à partir des conditions de la réception sculpturale. Peut-être moins que l’architecture, certes, mais sans doute plus que la peinture,

Sculpture la sculpture s’appréhende en mouvement : on tourne autour de l’œuvre, on marche, on se déplace ; et la déambulation plonge le spectateur dans des conditions motrices très différentes de l’idée qu’on peut se faire de la contemplation. La déambulation en sculpture a même permis l’émergence d’un concept en théorie de l’art, celui d’art expérientiel. Cette notion d’Alva Noë caractérise justement la nécessité d’éprouver par le corps certaines œuvres d’art. L’exemple paradigmatique de cette théorie est celui de la sculpture Clara-Clara de Richard Serra (1983) : deux plaques d’acier longues de plus de 30 mètres et hautes de plus de 3 mètres se font face en laissant un interstice suffisamment conséquent pour que l’on puisse passer entre elles. Il faut noter que la verticalité des plaques n’est pas parfaite, elles sont légèrement inclinées. Suffisamment pour venir stimuler l’équilibre du spectateur, mais suffisamment peu pour que cette nouvelle inclinaison constitue au fur et à mesure de la déambulation un repère visuel établissant une verticale subjective. Ainsi, l’expérience proposée permet de constater à nouveau l’impact de l’émotion dans la constitution-même de l’expérience esthétique. Certes, contrairement à Flying rats et les autres œuvres considérées précédemment, il ne s’agit pas d’émotion éprouvée par sympathie ou empathie puisque la sculpture de Richard Serra n’est pas figurative – pas même métaphoriquement anthropomorphe – mais il s’agit, de manière semblable, de montrer en quoi l’expérience esthétique peut trouver ses fondations sur les déterminations physiologiques, ici émotionnelles, issues de l’évolution. Ainsi, le spectateur se promenant entre les deux parois de Clara-Clara éprouve peu à peu une émotion de peur, sans toutefois l’identifier nécessairement de la sorte : d’un point de vue physiologique, son corps réagit à un environnement peu confiant. En effet, les sensations de la verticale en provenance des pieds ne sont pas redondantes avec celles en provenance de la vue. Une telle dissonance

est notamment impliquée dans le vertige. Toutefois, peu de spectateurs se sentent réellement en danger dans une situation si fortement marquée culturellement qu’est l’expérience artistique. Au contraire, l’attention des personnes cherchant à devenir spectateur de Clara-Clara se pose avant tout sur la texture du métal, sur cette couleur rouille très particulière, sur tout ce que la perception peut trouver de pertinent pour fonder l’expérience artistique. Or, cette attention captée par la singularité plastique de l’œuvre permet justement à l’émotion de peur de s’installer et de poser les premières pierres d’une expérience esthétique. Il semblerait en effet que l’individu – éprouvant en lui une constitution particulière mais sans pour autant l’interpréter comme de la peur parce qu’il ne comprendrait pas sa pertinence – interpréterait cette émotion, tenue pour négative dans la classification des émotions parce qu’elle relève d’un signal d’alarme, en une émotion positive comme conséquence de l’appréhension de l’œuvre d’art. Une telle vision distincte de l’émotion et de son interprétation suit les théories proposées par Antonio R. Damasio entre émotion et sentiment. C’est alors que, au lieu de se sentir soi-même en proie au vertige, l’œuvre est considérée en elle-même vertigineuse ; c’est alors que le spectateur se sent transporté par l’œuvre. Dans une réflexion sur l’émotion, une telle description de l’expérience de ClaraClara est importante en ce qu’elle permet de relativiser la valeur généralement donnée aux émotions : les unes seraient positives, les autres négatives. Il semblerait que ces valences soient relatives à un comportement donné ou attendu. Ainsi, dans le cadre de l’expérience esthétique, ces valeurs ne sont plus absolues justement parce que le rapport à l’action qu’ont ces émotions n’est plus valide. Certaines personnes se sentent toutefois réellement un malaise lorsqu’elles déambulent ainsi dans de telles œuvres stimulant le rapport à la verticale et donc à l’équilibre. Elles 393

Sémiotique et sémiologique (approche) n’ont aucune expérience artistique et préfèrent mettre un terme à l’expérience, à la manière des personnes qui se sentent mal dans un manège que d’autres apprécient. La non-détermination de l’appréciation et la perte de valeur positive/négative des émotions rappellent d’ailleurs que l’esthétique comme discipline n’est pas soluble dans la physiologie : que tels et tels processus soient impliqués ne suffit pas à fonder une expérience esthétique. Il importe toutefois de les prendre en considération ne serait-ce que pour cerner les expériences subjectives possibles et écarter les hypothèses esthétiques qui reposent sur des dispositions physiologiques non envisageables. Peut-être également que la prise en considération des processus physiologiques pourrait permettre de reconsidérer la sculpture conceptuelle. Il serait envisageable que la sculpture conceptuelle, qui cherche à s’abstraire de la sensibilité, puisse impliquer de manière non consciente des ressorts émotionnels sous-tendant une expérience se révélant in fine esthétique. Bruno Trentini

& A. Berthoz et G. Jorland, L’Empathie. Paris, O. Jacob, 2004. Hegel, Esthétique [1818-1830], t.  i, trad. C. Bénard, Paris, Librairie Germer-Baillère, 1875. A. Noë, « Experience and Experiment in Art », Journal of Consciousness Studies, vol. 7, no8-9, 2000. corps, empathie, évolutionniste (approche), FF pathognomonie

Sémiotique et sémiologique (approche) Sémiotique des passions : ainsi dit-on, au lieu de « sémiotique des émotions ». Si le mot « émotion » privilégie une approche plus cognitive et actuelle de la question, la « sémiotique des passions », née dans les années 1980-1990, a tiré sa dénomination 394

« passion » d’usages classiques du mot (chez les philosophes du xviie siècle), mais prend néanmoins pour objet la vie affective tout entière, indépendamment de sa durée ou de son aspect. Aussi la sémiotique des « passions » intègre-t-elle aussi bien les « émotions » (qui désignent des mouvements psychiques durant quelques minutes), que les passions, les tempéraments ou les caractères, lesquels ont une persistance supérieure ou indéfinie. La sémiotique avant les passions La sémiotique, science des significations (du grec « sèméion », signe), s’est donné pour but d’analyser les structures profondes et les significations du monde culturel, social et historique, et même, plus récemment, naturel. En observant les manifestations linguistiques et sociales existantes (que sont mythologie, religion, narrations, communication, publicité, politique, etc.), et en mettant au jour des modèles descriptifs et explicatifs, la sémiotique a pour but de faire apparaître les significations et systèmes de valeurs partagés ou spécifiques à un état culturel/naturel observable. L’analyse sémiotique se fonde sur une induction des significations, à partir de l’étude des structures de surface du monde, et en particulier des signes émis, entre autres dans les discours. En s’appuyant sur les travaux réalisés en Suisse par Ferdinand  de  Saussure, fondateur de la sémiologie, et/ou aux Etats-Unis par Charles  Sanders  Peirce, théoricien du signe, la sémiotique s’est pourvue des outils théoriques et méthodologiques pour les transposer, depuis le langage, vers d’autres manifestations culturelles, lesquelles forment également des signes à décrypter (esthétique, choix culinaires, mode vestimentaire, etc.). Louis ­Hjelmslev (1873-1950), un des précurseurs de la formalisation comme mode de compréhension du langage, puis le cercle linguistique de Prague (1930-1940), offrirent des outils de

Sémiotique et sémiologique(approche) théorisation aux linguistes. Un peu avant, les formalistes russes (Vladimir Propp, 1928), analysant les contes merveilleux, avaient mis au jour des matrices communes à plusieurs récits différents, faisaient émerger un moule caché commun, sous les réalisations narratives étoffées et diverses. Enfin, les travaux du structuralisme (LéviStrauss, Lacan, Jakobson) eurent beaucoup d’influence dans les années 1960, puisqu’ils participèrent de l’émergence d’une méthode de compréhension formelle et schématisée qui s’appliquait aussi bien en linguistique, qu’en anthropologie et en psychanalyse. Ainsi se développa la recherche de formes abstraites communes à des productions variées de significations, adaptées depuis les outils linguistiques, et qui devait ouvrir la voie à la sémiotique, étude des significations en deçà et au-delà des signes. Cette époque de créativité théorique (1960-1970) fut l’occasion de la naissance de travaux sémiotiques en France (avec Roland Barthes, Algirdas Julien Greimas et Julia Kristeva), en Italie (avec Umberto Eco, Paolo Fabbri), et en Belgique (avec Herman Parret). Mais les présupposés théoriques de cette « première » sémiotique n’étaient pas neutres. Greimas, par exemple, pour analyser les narrations, fait l’hypothèse d’un sujet sans intentionnalité, remplaçant le désir de l’individu par une analyse de ses manifestations externes à travers les actions narrées dans le récit, et propose une théorie des modes d’être et de faire susceptible d’expliquer le déroulement des événements (le faire comme « pouvoir-faire », « savoirfaire », etc., et l’être comme « pouvoirêtre », « vouloir-être »…) : c’est la « théorie des modalités ». Cette première sémiotique comprend les péripéties de l’action par le biais d’oppositions d’où émerge le sens, celui-ci se constituant par systèmes de conflits entre des actants (des acteurs mais dont on ignore l’intériorité), des forces, et des valeurs. Le schéma sous-jacent n’était pas binaire, puisque le « carré sémiotique »

propose un système différentiel à plusieurs éléments, mais est néanmoins fondé sur une conception du sens comme constitué par des oppositions, selon la théorie de Saussure, en éléments différentiels, c’est-à-dire qui se comprennent pas complémentarité les uns avec les autres. Ainsi, le « carré sémiotique » exprime les relations entre catégories sémantiques, c’està-dire entre grands thèmes organisateurs (comme l’opposition entre l’eau et le feu peut être une matrice sous-jacente fondant tels récits, mais s’articulant entre contraires, contradictoires, — feu et ce qui n’est pas feu —, et complémentaires — le feu et ce qui n’est pas l’eau) et fut une des formes de cette sémiotique du discontinu. De même, les narrations s’expliquent par des « parcours signifiants » dans lesquels les sujets cherchent à rejoindre un ou des objets, mûs ou non par des destinateurs : Cendrillon veut aller au bal mais elle a comme opposante sa marâtre et comme destinateur sa marraine. Derrière l’action apparaissent en filigrane des dialectiques de forces contradictoires et/ou complémentaires en œuvre. Globalement, la théorie a culminé avec l’élaboration d’un « parcours génératif de la signification », simulant la production du sens depuis les formes élémentaires jusqu’aux articulations les plus fines à la surface des textes. Cependant, les contraintes limitant ces angles d’attaque apparurent. Émergence d’un intérêt pour les passions (1980-1990) Dans les années 1980, surgit un intérêt nouveau, non plus seulement pour les narrations vues comme des actions énoncées, mais pour le discours en acte, c’est-à-dire aussi pour la présence sensible au monde (de l’émetteur et de l’auditeur), pour la perception et pour les états d’âme des actants (émotions fugitives, passions plus durables ou tempéraments). Les raisons de ce tournant sont multiples : la considération de l’énonciation et pas seulement du 395

Sémiotique et sémiologique(approche) ­ roduit narré (le sujet parlant apparaît dans p le discours, pour Jean-Claude  Coquet), la prise en compte du tempo du discours (il existe une dynamique d’accélération ou de ralentissement qui caractérise le rapport d’un individu au monde, et pas seulement des moments d’intensité sur fond neutre, selon Claude Zilberberg), enfin la prise de conscience que la sémiotique de l’action ne rendait pas assez compte des passions des sujets (Herman Parret), ni des états instables de la narration (Algirdas Julien Greimas). Tout cela aboutit à un changement de centre de gravité. Aux yeux de Jean-Claude Coquet, toute narration est émise par une instance énonçante, laquelle en est sa source, son « point-origine ». Or, cette instance énonçante ne peut être réduite au sujet rationnel ni au sujet dépourvu d’intentionnalité : l’instance de base (le corps) s’y associe à l’instance de jugement (l’esprit), laissant émerger aussi une instance immanente (où règnent passions et pulsions dans le sujet) et transcendante (celle des forces externes s’exerçant sur lui). La « sémiotique subjectale » des instances étudie donc les états d’âme d’un sujet, où coexistent et/ou se succèdent des hypostases diverses. Selon Coquet : « L’une, corporelle, mue par la passion [...] établit son rapport au monde, c’est le temps de la prise sur l’univers sensible ; l’autre, judicative (elle fait connaître son jugement), établit le compte rendu de son expérience, c’est le temps de la reprise. » Un autre facteur de bouleversement de la sémiotique vient du travail de Claude  Zilberberg, qui dresse les plans d’une « sémiotique tensive », s’intéressant à la modulation des intensités de passion. Zilberberg s’interroge en effet sur le rapport de l’être à la durée, et envisage le sujet énonçant comme pourvu d’une certaine énergie qui se lit dans le discours tenu. Ainsi est considéré comme primordial « l’aspect », notion grammaticale qui caractérise les verbes, lorsque leur présentation 396

met l’accent sur le début d’une action (l’inchoatif), sur l’action comme achevée (le perfectif) ou sur l’action en cours (l’imperfectif, c’est-à-dire l’inachevé, se présentant comme duratif, ou comme itératif). Cet outil qu’est « l’aspectualité », linguistique à l’origine, devient le moyen de caractériser une dynamique du discours traduisant une passion. Par exemple, l’enthousiasme ou l’impulsivité sont du côté de l’inchoatif, élan entreprenant l’action. Mais tandis que l’enthousiasme ajoute à l’inchoatif l’idée d’une certaine persistance, l’impulsivité contient l’idée d’une pure immédiateté non persistante, le sujet étant entièrement dans le présent. L’intensité d’une émotion, son degré d’ouverture au monde, l’aptitude du sujet à rejoindre l’objet, à s’orienter vers le futur ou non, tout cela différencie des passions : « la poésie verlainienne est, dans ses moments les plus heureux, une poétique de l’apodose, c’est-à-dire de l’exténuation » (C. Zilberberg). Aussi conviendra-t-il d’analyser les formes dynamiques des textes, leur direction temporelle et leur intensité pour percevoir l’énergie d’un discours, lequel aura laissé des indices d’un type d’état affectif. L’élan, chez Eluard, par exemple, se traduit par des figures inchoatives et d’ouverture, par exemple, dans le poème « Plus près de nous » : « Courir et courir délivrance/Et tout trouver tout ramasser/ Délivrance et richesse/Courir si vite que le fil casse/Au bruit que fait un grand oiseau/ Un drapeau toujours dépassé ». Mais, pour distinguer deux passions proches, il faut pouvoir préciser ce qui les sépare. Ainsi, le caractère de l’économe ne se distingue pas de celui de l’avare par la modalité de ces deux affects : ils ont tous deux un même programme modal, celui de/vouloir/et de/ devoir être conjoint aux objets de valeur/ et de/vouloir ne pas en être disjoint/. C’est la dynamique (ou l’aspect, c’est-à-dire la forme de l’intensité) qui fera de l’économe quelqu’un dont le rapport à l’objet est une conjonction récurrente souhaitée, en

Sémiotique et sémiologique(approche) vue d’une dépense ultérieure, tandis que, chez l’avare, le rapport à l’objet exclut de manière exclusive et permanente tout éloignement de l’objet : un même personnage vivant en province est seulement économe mais à la capitale, craignant de ne pouvoir assumer les frais de la vie parisienne, il passe alors pour avare. On aura reconnu Mme de Bargeton à Paris, selon l’exemple commenté par Greimas : « Louise était inquiète, ce luxe l’épouvantait. Les mœurs de la province avaient fini par réagir sur elle, elle était devenue méticuleuse dans ses comptes ; elle avait tant d’ordre qu’à Paris, elle allait passer pour avare ». Où l’on voit qu’il s’agit à la fois d’intensité de la passion (distinguant l’avarice de l’économie), mais aussi de « sensibilisation » (crainte supplémentaire ressentie à cause de la vie parisienne) et de la mise en place d’un jugement moral (le sujet se voit de l’extérieur). Pour prendre en compte ces modulations de l’état des sujets, une extension ou un réaménagement de la sémiotique s’avèrent indispensables. La sémiotique analysant les passions mises en discours Herman Parret, dans Les Passions. Essai sur la mise en discours de la subjectivité (Mardaga, 1986), part de l’analyse des passions dans les textes philosophiques de Descartes, Spinoza, Kant et Hume, et classe celles-ci selon la manière dont elles usent des modalisateurs « vouloir, pouvoir, savoir, devoir ». Parret présente d’abord ses choix ontologiques : un palier existentiel est celui où le sujet de désir apparaît (c’est ce qu’on appelle la « thymie », du grec « thymos », c’est-à-dire la disposition affective de base du sujet, laquelle se traduit dans son existence sous forme de « faire » et « d’être »), puis ce sujet est conduit, en un second palier, par la socialisation, à adopter des comportements et des croyances congruentes à sa thymie propre (c’est ce que Parret appelle le palier

« anthropologique et épistémique »), enfin, tout cela aboutit, en un troisième niveau, de surface celui-là, à une réalisation sous forme de discours, manifestation langagière de cette thymie particulière. Ces bases une fois posées, Parret met en œuvre une classification des passions, selon leur rapport aux modes (/savoir/, /devoir/, /pouvoir/, /vouloir/), et en s’appuyant sur les définitions qui en sont données par les philosophes classiques. La curiosité, par exemple, recherche l’objet de savoir comme vérité. Par opposition, trois passions (la crainte, l’angoisse et l’anxiété) ont en commun le caractère secret de l’objet de désir ou de non-désir, la différence étant que, dans la crainte, on veut savoir quelque chose qui est pourtant secret, tandis que dans l’angoisse, on veut explicitement/ne pas savoir/le secret (ce qui est une passion paralysante), et que dans l’anxiété, on/ne veut pas/et/on ne sait pas/ le secret, ce qui rend cette passion fatale, comme une volonté négative fermant l’avenir du sujet et ne le projetant vers aucune temporalité. Ainsi, la même chaîne modale du/vouloir/et du/savoir le secret/peut donner lieu à une gradation entre passions de plus en plus fortes et, ici, destructrices, de la crainte à l’anxiété. A ces passions chiasmatiques tournées vers la vérité/le secret, il faut ajouter les passions orgasmiques qui sont intersubjectives (comme la sollicitude, la confiance, l’affection, le mépris) et les passions enthousiasmiques où le sujet est instaurateur, comme dans l’enthousiasme (on désire vouloir) et dans la reconnaissance (on désire devoir), autant de modes de réalisation du sujet de désir ou de devoir, comme méta-vouloir ou méta-devoir, dans lesquels le sujet veut la passion elle-même. Très clairement est expliqué qu’on peut définir l’aptitude du sujet à avoir une passion intentionnelle si cette passion a la capacité d’être orientée vers le futur ou non. Toute considération du futur par un état affectif donne à cette passion une coloration intentionnelle, sans qu’il soit besoin d’imputer d’intériorité au sujet ainsi constitué. 397

Sémiotique et sémiologique(approche) La suite de la démonstration pose l’existence d’une syntaxe passionnelle, loi d’engendrement des passions les unes par les autres. Placé dans un contexte polémique ou contractuel, le sujet rencontre un anti-sujet auquel il doit s’affronter, ce qui a pour effet de modifier son état psychique. Une règle est proposée : plus un passion est rétrospective, plus elle est décroissante, tandis que les passions à caractère prospectif sont d’une intensité croissante. Par ailleurs, la contexturation des états affectifs établit la distinction entre l’émotion (brève), et la passion, plus constante, qui la sous-tend, et qui en est, pour ainsi dire, le moule. Enfin, H. Parret écrit : « je voudrais suggérer non seulement qu’une émotion présuppose une certaine connaissance, des croyances et des jugements, mais surtout qu’elle est un jugement » : proclamation extrêmement puissante et qui implique que, du jugement à l’émotion, n’existe nulle rupture. De là, Parret ajoute que l’émotion est un programme qui se développe selon un scénario, et une force figurative : investir une passion, c’est « la transformation de la syntaxe désincarnée en un univers sémantisé d’acteurs, de temps et d’espaces, qui nous conduit vers les “images du monde” que sont les “figures” ». En outre, Parret précise que le sujet des passions se rend présent indirectement dans son énoncé, et par son discours et par les figures choisies. Dès lors, même ce qui est passé sous silence par l’énonciation peut révéler une émotion, tout autant que ce qui est explicitement dit : une personne déçue pourra ne pas rendre son échec patent, mais le caractère fragmenté, hésitant ou plat de son discours traduira néanmoins sa déception, selon le contexte. Un état passionnel ne se lit pas toujours de façon transparente dans l’énoncé mais doit y être décrypté et croisé avec des indices (c’est l’« éprouvé », Constitution

(état d’un être)

398

Disposition

(mode et aspect)

étudié par Anne Hénault dans Le pouvoir comme passion, PUF, 1994). Greimas et Fontanille proposent à leur tour (1991) une théorisation des états affectifs. Selon leur hypothèse, il existerait un état de l’être au monde, antérieur au discours. Une distinction primitive que le sujet établirait, avant tout jugement, par rapport au donné du monde, informerait sa manière d’être. Etat d’ouverture ou de fermeture, élan ou stase, répétition ou transformation, sont autant de façons dont le sujet se porte vers le monde et répond à l’action du monde sur lui. Ainsi, cette phorie (manière d’aller vers le monde) émergerait d’une disposition de l’être qui serait sa « thymie » spécifique, sa disposition psychique, permanente, ou temporaire. Or, rien de tout cela ne serait accessible si cette thymie et cette phorie ne trouvaient à s’exprimer par des modalisations (rapport au/devoir/, /savoir/, /pouvoir/) et des aspectualisations du discours (inchoatif, duratif, répétitif, terminatif…) qui informeraient les expressions du personnage ou de l’énonciateur dans leurs discours, trahissant leur « passion » : le choix de l’inchoatif, comme élan et ouverture, chez Paul Eluard, signale la préséance du vouloir dans Capitale de la douleur, comme mise en discours d’une résistance à la nécessité. Par contraste, le monde de La Chute de Camus offre des objets sans armatures, ni valeurs, comme indifférents, signes d’un monde non marqué et sans axiologie : qu’on pense à cette absence d’orientation que l’œuvre donne à saisir. De manière plus générale, la sémiotique des passions propose un « schéma passionnel » canonique, comparable au « schéma narratif », qui caractérise la mise en passion d’un sujet :

Sensibilisation

(émotion, souffrance)

Émotion

(« parole » du corps)

Moralisation (jugement)

Sémiotique et sémiologique(approche) Ainsi, à partir de l’exemple des passions de l’asthme (étude de Jacques Fontanille), on trouve la constitution (allergique, nerveuse, traumatique), la disposition (« on veut trop respirer », « on ne peut pas respirer »), la sensibilisation (« c’est dur », « on le prend mal », « ça fait mal de voir ça »), la souffrance (c’est le sentiment de mourir, la dépression), et, finalement, la moralisation (« on a honte », ou « on se prend en charge »).

tensité et échappent parfois aux nomenclatures classiques. Ils n’en sont pas moins des possibilités avérées et sensibles dans les œuvres d’art et les textes littéraires comme dans les échanges quotidiens, que la sémiotique des passions analysera du point de vue des modalités du rapport à l’objet, de l’aspect (intensité) et des interactions qu’ils induisent (Eric Landowski, Passions sans nom, PUF, 2004).

Comment ces phories apparaissent-elles en discours et en figures ? La sémiotique montre qu’il existe des configurations passionnelles typiques (dans une société donnée) comme celle de la jalousie, par exemple. Partant d’une constitution de type jalouse, le sujet s’y dispose par un contexte qui accroît en lui la passion et la transforme en émotions variables qui s’engendrent les unes les autres, et auxquelles succède une moralisation lui permettant de ressaisir sa passion, comme de l’extérieur. Ainsi, dans la jalousie, des scénarios culturels sont avérés : attachement exclusif, défiance due au soupçon, enquête, crise jalouse, puis réévaluation de l’objet d’amour, et du monde. Ce scénario est présent, sous des formes cependant variables, dans des œuvres aussi diverses qu’Othello de Shakespeare, Un amour de Swann ou La Prisonnière de Proust, ou encore La Jalousie de Robbe-Grillet. Il avive parfois aussi des figures typiques, comme celle de la fenêtre éclairée où le jaloux imagine une scène dont il est exclu. A ces scénarios et figures stéréotypés, chaque texte ajoute son propre idiolecte. La sémiotique a pour but de prévoir des possibilités de configuration. Car les états affectifs donnent lieu à des styles sémiotiques modèles, relativement généralisables dans une culture donnée, et significatifs d’une passion.

Quelques passions vécues

En outre, il existe des états d’âme qui ne sont pas nommés dans une classification mais que chaque œuvre peut néanmoins faire apparaître de façon singulière : ces affects ne sont pas toujours marqués d’in-

Nous commencerons par un de ces états d’âme non entièrement spécifiés et qui relatent les émotions d’un sujet, mû par l’espoir de participer au pouvoir et confronté à la déception de n’y pas parvenir. Cet état a été analysé par Anne Hénault, à travers le désir de pouvoir ressenti par Robert Arnauld d’Andilly, qui souhaitait devenir un des proches conseillers du roi Louis XIII. Or, Hénault s’est donné un défi en prenant comme corpus une œuvre dont, apparemment, toute forme de mise en scène passionnelle semble exclue, celle du journal d’Arnauld. D’énonciation sobre, sans présence subjective lisible (au xviie  siècle, il était très rare d’utiliser « je » dans la rédaction de ses récits intimes, comme en témoignent les Mémoires de l’époque), ce journal laisse pourtant percevoir en creux, par des signes infimes, par ce qu’il ne dit pas, une forme peu visible de l’éprouvé (Hénault met en contraste ce journal avec les Mémoires écrits par le même auteur et avec d’autres ouvrages contemporains). Il s’agit alors plus « d’éprouvé » que de passion à proprement parler. Tant qu’Arnauld espère parvenir auprès du roi, son discours efface les autres protagonistes d’importance (même la mort des personnes célèbres est dissoute dans un constat des plus neutres) et se contente de vagues allusions à des événements importants (comme des épidémies), retranscrivant au contraire outrancièrement des épisodes historiques mineurs, comme l’accord de Béziers en 1622, mais où il a joué un rôle de conciliateur important 399

Sémiotique et sémiologique(approche) auprès du roi, entre catholiques et protestants. Ainsi se lit en creux une passion, précisément par ce que l’énonciation tait et par ce qu’elle magnifie. Enfin, la mise à distance d’Arnauld par le roi (car il n’a pas cru pouvoir acheter une lourde charge proposée) sera l’occasion d’une dislocation d’énoncés qui apparaîtront plus fragmentaires, et traduisant la déception. Par contraste, une passion qui n’échappe à aucune nomenclature est la passion amoureuse. Denis Bertrand l’analyse dans les Lettres de la Religieuse portugaise. Il montre que le statut de l’objet d’amour vaut moins que les simulacres que le sujet se construit pour renforcer sa passion : la passion est personnifiée (comme un « tu » : « Considère, mon Amour, jusqu’à quel c’est l’absence de l’objet amoureux qui devient sujet de l’action (« Cette absence à laquelle ma douleur, toute ingénieuse qu’elle est, ne peut donner un nom assez funeste, me privera donc pour toujours de regarder ces yeux dans lesquels je voyais tant d’amour »), et, enfin, ce sont le bonheur et les égarements induits par la passion amoureuse qui valent plus que la réalité des sentiments de l’autre et qui sont désormais pourvus du rôle d’instigateurs passionnels (« [ces yeux]…et qui me faisaient connaître des mouvements qui me comblaient de joie, qui me tenaient lieu de toutes choses, et qui enfin me suffisaient »). La ronde des simulacres mis en place par le sujet pour évoquer son amour et remplacer la figure de l’amant absent (l’amour personnifié, le manque, les yeux comme absolu) prévaut sur la réalité d’autrui et fait entrer le sujet dans un tourniquet passionnel où se succèdent à vive allure les représentations et les actants de sa passion, en guise d’autrui. Cette rapidité de succession signale ici l’intensité de la passion. Simultanément, le sujet se trouve scindé entre deux instances : l’une, sujet épistolaire, est centrifuge et tente de préserver les traces d’une communication avec son destinataire 400

par le biais d’ancrages référentiels, l’autre, sujet passionnel, centripète, se centre sur son expérience amoureuse et sur les simulacres plus ou moins euphoriques qu’il a mis en place mais qui reflètent tous, à sa grande satisfaction, son état d’âme. Pour Denis Bertrand, la passion, le « thymique », ce qui relève de l’affect, se manifeste dans l’énonciation et le discours qui choisit comme isotopie (thème général) ce qui sera porteur d’euphorie ou de dysphorie, selon l’état d’esprit du sujet, tantôt transporté, tantôt souffrant de sa passion, et que le lecteur décryptera ainsi. Un autre exemple de la passion amoureuse peut être proposé, celui de la passion interdite et impossible, exprimée par Phèdre dans le vers 274 de la pièce éponyme de Racine, découvrant à son horreur, le penchant qu’elle éprouve pour Hippolyte. Dans « je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue », les instances diverses du sujet se succèdent : Jacques Geninasca montre à quel point le premier hémistiche est celui de l’advenir, du surgissement de la passion qui prend naissance à la rencontre inattendue de l’objet : (« je le vis »). Or, cette passion produit un effet corporel et passionnel chez l’individu dont témoigne le rougissement physique (« je rougis »). Mais, dans le second hémistiche, ce même « je » devient alors juge de lui-même, se re-saisissant de l’extérieur, passant du statut du sujet passionné (« je rougis ») à celui de sujet évaluateur, blanchissant de terreur devant l’interdit de la rencontre quasi incestueuse (« je pâlis à sa vue »). On reconnaît, ainsi condensées, les phases de la disposition, de l’émotion et de la moralisation du « schéma passionnel ». Aussi Hyppolite est-il, dans la même phrase, sous forme d’asyndète, simulé comme un pronom personnel désirable, et, aussitôt après, dans l’énumération, objet d’amour totalement impossible, cause même de la déchéance morale du sujet. Parallèlement, le je passionnel tombe sous le jugement du je rationnel et moral. Cette passion peut

Sémiotique et sémiologique(approche) être interprétée en sémiotique modale comme une tension se renforçant du conflit entre un objet d’amour désirable et un objet interdit et impossible. Ou bien, la pratique sémiotique de J. Geninasca, subjectale, montre comment des sujets sont étirés en plusieurs instances, entre leur rôle passionnel et leur statut moralisant. Ajoutons que l’assomption des marques corporelles (rougeur, blancheur) renvoie aussi au scénario culturellement modelé de la passion amoureuse, qui rattache cette passion à des expressions du corps.

versal aux différentes approches de la sémiotique des passions, c’est un intérêt pour les marques positives ou négatives de l’éprouvé et de l’affect dans le discours, dont la sémiotique essaie de prévoir les possibles et de faire apparaître les modèles généraux, tout comme les particularités, dans chaque œuvre singulière, afin de mettre en lumière, désormais, des « formes de vie ».

On voit que les choix théoriques de la sémiotique sont divers : sutures entre diverses instances subjectales ou mise en place de simulacres actantiels sont deux hypothèses dans lesquelles on n’admet l’idée d’une complétude du sujet qu’à des degrés variables. Mais ce qui est trans-

D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000. J.-C. Coquet, Phusis et logos, Saint-Denis, PUV, 2007. Algirdas-Julien Greimas, et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions des états de choses aux états d’âme, Paris, Seuil, 1991. E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004.

Béatrice Bloch

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amour, littérature, rhétorique, théâtre FF

Sémiotique Et Sémiologique(approche)

Extrait Darrault-Harris Ivan, «  Freud et le Moïse de Michel-Ange  », in La Sémiotique visuelle : nouveaux paradigmes, sous la direction de Michel Costantini, © Éditions L’Harmattan, 2010, p. 337-355. Darrault-Harris relit, à la façon d’un sémioticien des passions, un texte de Freud, initialement paru de façon anonyme en février 1914 dans la revue Imago, où Freud tente d’analyser les passions qu’exprime Moïse dans la statue de Michel-Ange à l’église de Rome San Pietro in Vinculi. Ivan Darrault-Harris écrit : Et Freud renonce à l’idée que la statue représente le moment où Moïse va être saisi d’une sainte colère et se précipiter sur le peuple impie en fracassant les Tables. Un geste bizarre : pertinence de la non-généricité Ce renoncement engage alors Freud à reprendre, avec beaucoup de soin et de précision, la description de la main droite en contact avec la barbe du prophète. C’est principalement la position de l’index, étrange, qui retient Freud, et le conduit à déduire que ce geste bizarre cesse de l’être à partir du moment où il est compris comme le résultat, la trace visible d’un geste précédent : “Voici ce que nous avons admis : la main droite se trouvait d’abord en dehors de la barbe ; dans un moment de violente émotion elle s’est portée vers la gauche pour saisir celle-ci ; enfin, elle s’est de nouveau retiré, entraînant avec soi une partie de la barbe”. Mais Freud, immédiatement, saisit qu’il lui faut rendre compte aussi de la position des Tables de la Loi, qui n’autorisent guère une gestualité des mains fantaisiste. Après description minutieuse, Freud en arrive à la conclusion que “… les Tables, elles aussi, ont pris cette position par suite d’un mouvement déjà accompli, et ce mouvement a dépendu du changement de position inféré à la main ; puis, à son tour, ce mouvement des Tables a forcé la main à son ultérieur recul”. Initialement, Moïse tenait les Tables à l’envers, par commodité de préhension, vu leur forme asymétrique. Il est alors distrait par la clameur du peuple, tourne la tête vers la source du bruit, voit la scène. Il se prépare à bondir, ce qui explique la position du pied. C’est alors que la main droite lâche les Tables et saisit violemment la barbe. A ce moment de l’action, les Tables ne sont plus tenues que par la pression du bras, insuffisante : elles glissent vers l’avant et le bas, leur bord inférieur se rapprochant du siège. Mais, avant qu’elles ne s’échappent, tombent et se brisent, la main droite lâche la barbe, se retire et maintient les Tables in extremis, prévenant leur chute. Ici, Freud appuie sa démonstration grâce à trois dessins qui reconstituent visuellement les étapes présupposées ; d’abord la position initiale au repos, puis celle de la violente réaction ; enfin la position de la statue, résultat des épisodes antérieurs. Et Freud de montrer, grâce à sa reconstitution graphique, que tel commentateur ne décrit pas la statue mais tel ou tel épisode précédent qu’il vient de reconstituer (et confirmant ainsi la théorie lessinguienne de choix du moment fécond qui fait exister l’avant et l’après). Ainsi Lübke : “Bouleversé, il saisit de la main droite la barbe qui se répand magnifiquement… ” La spatialisation corporelle des passions Fort de ces résultats, Freud, au début de la troisième partie de son étude rassemble son interprétation de l’œuvre : “Ce que nous voyons de lui n’est pas le début d’une 402

e distribuant

Sémiotique Et Sémiologique(approche) action violente, mais les reste d’une émotion qui s’éteint […] il va rester assis ainsi, sa fureur maîtrisée, dans une douleur mélangée de mépris […] Il pensa à sa mission, et, à cause d’elle, renonça à satisfaire sa passion. Sa main se retira brusquement et sauva les Tables avant qu’elles ne pussent tomber. Il reste dans cette position d’attente, et c’est ainsi que Michel-Ange l’a représenté comme gardien du tombeau.” […] Dans le Moïse analysé par Freud, nous retrouvons […] trois lieux du corps, bien discriminés, qui manifestent et suscitent des affects distincts, disposés sur un axe à la fois spatial et temporel, de sorte que l’œuvre opère bien, dans son instantanéité immobile et figée, une compression du temps : le pied conserve la trace tonique et motrice d’un affect violent : la colère, l’indignation engendrant la réaction motrice du bondissement et sa conséquence : l’affrontement physique et le châtiment des impies ; le milieu du corps, soit la main gauche (qui “repose mollement sur les genoux et enveloppe d’une façon caressante les derniers bouts de la barbe retombante […] [compensant] la violence avec laquelle un moment auparavant la main droite avait malmené la barbe”) manifeste, d’un point de vue sémiotique, un affect difficile à lexicaliser, soit la négation de la colère (“l’émotion réprimée”, dit Freud) ; le visage traduit et induit chez le spectateur les affects qui sont comme la résultante spatialement ainsi que le faisait remarquer Thode, repris par Freud : “…la colère dans les sourcils froncés, pleins de menace, la douleur dans le regard des yeux, le mépris dans la lèvre inférieure qui avance et dans les coins de la bouche abaissés”. Ce triple affect, pris en charge par les traits du visage, constitue comme une mémoire signifiante de l’épisode, véritable “cocktail” passionnel dont la composition même bloque la réaction : l’action punitive entraînant la destruction des Tables de la Loi. Ces différents affects pourraient d’ailleurs prendre place sur un carré sémiotique, la statue nous présentant le prophète en proie aux passions qui résultent de la totalité du parcours comprenant l’assertion, l’assomption d’un terme, puis sa dénégation et enfin l’assertion assumée d’un nouveau terme sur une deixis opposée, les trois lieux du corps gardant trace du parcours lui-même, des pieds à la tête : COLÈRE 1 (+ DOULEUR + MÉPRIS) (pied)

COLÈRE 2 (traits du visage)

NON-COLÈRE 1 (milieu du corps : main gauche apaisante) Dans ce parcours, ce que nous appelons la colère  1 (définition en quelque sorte syntagmatique) est dénié et l’acte même de contradiction possède son signifiant corporel : l’actant, la main gauche, accomplit une performance, elle console la barbe agressée. Nous passons du côté de la deixis positive. Est alors engendré par implication un nouveau terme, toujours lexicalisé comme “colère”. Nommons ce terme colère 2, faute de mieux (même s’il existe en français la colère “froide” ou encore “rentrée”), aboutissement d’un parcours syntaxique. De plus, cette colère 2 entre dans la composition d’un “bouquet passionnel” fait aussi de douleur et de mépris ».

Série

SÉRIE « Avec une série, on croit jouir de la nouveauté de l’histoire (qui est toujours la même) alors qu’en réalité, on apprécie la récurrence d’une trame narrative qui reste constante. En ce sens, la série répond au besoin infantile d’entendre encore et toujours la même histoire, d’être consolé par le « retour de l’identique », sous des déguisements superficiels », écrit Eco dans Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne (1994). Si l’on en croit ces propos d’Umberto Eco, la série est avant tout rassurante : elle apaise et soulage par la répétition, plus précisément par de petites variations au sein d’une répétition structurante. Ce cas fait avant tout penser narration comme les séries télé, les websérie ou les romans et bandes dessinées paraissant au fur et à mesure. Ces séries rythment le temps, mais sans les variations qui se glissent entre un élément et le suivant, le soulagement laisserait sans doute place à la peur. Il faut en effet reconnaître que la sérialité peut avoir quelque chose d’effrayant lorsque aucune différence ne vient individualiser les éléments issus d’une même série. Il s’agit de la production en série au sens industriel du terme où chaque élément est fabriqué en suivant une chaîne de montage précise. Ainsi, la série télé et la série industrielle ont en commun le fait que ce n’est qu’au fur et à mesure, d’une étape à l’autre de la chaîne de montage comme d’un épisode à l’autre, que se génère la série par la mise bout à bout de toutes les étapes. Par abus de langage donc, on désigne du nom de série tous les objets identiques issus d’une même chaîne de montage alors que c’est leur fabrication qui est sérielle au sens où elle se fait épisodiquement. Toutefois, cet abus de langage se justifie dans la mesure où la particularité de la production en série est qu’elle permet de générer cette multitude d’objets tous identiques parce que tous fabriqués avec les mêmes étapes. 404

Et c’est cette rencontre entre le mode de production et la numérosité ainsi permise qui rend ces séries non plus rassurantes, mais effrayantes. Il n’y a plus que des pions issus du même moule, sans identité. C’est par la tension émotionnelle de la série, prise entre le rassurant et l’effrayant, qu’il semble possible de penser conjointement la série télévisée d’une part et par exemple le travail en série d’un Warhol d’autre part : l’artiste du pop art fait reposer son art sur le principe même de la société de consommation qui propose de la série en tentant tant que possible d’affaiblir l’aspect effrayant de l’identité multiple pour rassurer le consommateur avide de rythme. Ainsi, la seule manière de déguster bien au chaud sa soupe Campbell tous les soirs devant son épisode quotidien est le développement de la série ; sans rupture apparente entre bien culturel et bien de consommation. Ce que la sérialité apporte émotionnellement à la narration Qu’il s’agisse de littérature, de bande dessinée, de cinéma ou de télévision, chaque médium possède des spécificités qui lui sont propres. Ces spécificités circonscrivent leur rapport à l’émotion. Au lieu de se contenter de mettre en avant ces stratégies générales, comme la construction d’une relation d’identification à un personnage qui faciliterait la communication émotionnelle, il est question de voir ce que la sérialité sans sa spécificité propre apporte aux différents genres artistiques. L’exemple considéré est ici celui de la série dite télévisuelle. En effet, le rendez-vous régulier que l’on a avec sa ou ses séries du moment a ceci de paradigmatique qu’il rythme la vie de l’individu. En fonction de la popularité de la série, il rythme également la vie de l’individu en tant qu’être social : juste avant et juste après le dernier épisode diffusé de Game of Thrones (2011-), de Doctor Who (2005-) ou de toute autre série en cours,

Série une frange de la population est en émoi. Pressée d’en parler le lendemain ou tout de suite sur des forums ou, si l’épisode n’a pas encore été vu, tétanisée à l’idée d’être spoilée. Le principe-même de la peur du spoil est un bon indicateur de l’horizon d’attente créé par la série. Et pour cause, à partir du moment où l’on adhère à une série, les liens d’attachement aux personnages se renforcent. La description presque régressive faite par Eco, le rapport à la berceuse que peut avoir une série, donnerait à penser qu’il y aurait éventuellement une relation à la théorie de l’attachement développée par John Bowlby – théorie selon laquelle un enfant doit s’attacher à une personne responsable qui s’occupe de lui de manière régulière. Quand bien même, au-delà de cet éventuel attachement régressif, le fait de voir de manière suivie les mêmes personnages à l’écran a tendance à intensifier la manière dont on les considère. Autrement dit, la sérialité est un exhausteur de sympathie et d’empathie. Il n’a qu’à voir l’accueil circonspect qu’ont reçu, au début, les premiers épisodes des saisons impaires de la série anglaises Skins pour illustrer le goût du même chez les amateurs de série. Skins a en effet pris le risque de changer ses personnages toutes les deux saisons en brisant l’attachement aux personnages au profit d’une sérialité dans l’esprit. La série n’a d’ailleurs pas résisté : la dernière saison a fait revivre les personnages absents des précédentes à la manière d’un « que sontils devenus ? » L’attente a donc été longue pour les fans avant de retrouver leurs amis des années passées, et c’est presque en ces termes qu’il faut penser le rapport au personnage de série : il nous suit, il fait partie de notre vie. Il n’est pas rare que des fans de série cherchent le nom d’un ami qui... avant de se rendre compte que ce n’est pas un ami, mais un personnage de série. Et ne parlons pas de certaines situations empruntant au deuil pour palier au manque dû à la fin d’une série culte.

La frontière poreuse entre la série de fiction et la vie réelle du spectateur est aussi parasitée par le stress habitant les individus qui attendent, haletants, la résolution de la situation inextricable dans laquelle se trouvait un personnage de la série avant la fin : le cliffhanger. Ponctuant les fins de saison, parfois les fins d’épisode, le cliffhanger a ceci de très particulier dans la série qui est que le dénouement ne sera su qu’à la parution du prochain épisode : « suspense, curiosité et surprise » viennent créer une « tension narrative », pour reprendre le titre et le propos central de l’ouvrage de Raphaël Baroni. Peut-être que la popularisation de la websérie et du visionnage de toute une saison d’un coup, voire de toute une série, aura un impact sur la gestion du cliffhanger en amont. Il faut à ce sujet noter qu’un tel impact a eu lieu en bandes dessinées lorsque les premiers albums sortirent et diminuèrent du même coup la parution sérielle en « bandes » : la bande dessinée et la tension narrative sont passées « du linéaire au tabulaire » selon Pierre Fresnault-Deruelle (1976), puis à l’échelle de l’album. Le lecteur n’est plus en suspens d’une semaine sur l’autre en attendant son hebdomadaire mais est en suspens avant d’arriver à la case en bas à droite de la page, parfois en suspens dans le moment de tourner la page de son album imprimé, parfois en suspens entre deux numéros. Dans tous ces cas, il y a une « fonction thymique » du récit comme le note Baroni qui conceptualise la forte relation existant entre narrativité et émotion, relation encore accrue par la sérialité. Le suspense est alors insoutenable, tout comme la curiosité. Tous les deux non seulement préparent l’effet de surprise au moment de la résolution de la tension narrative, mais vont jusqu’à créer le désir d’être surpris, paradoxalement accompagné du désir de deviner ce qui va se passer. Et là encore, Eco précise dans son article que « la série nous réconforte (nous autres consommateurs) parce qu’elle récompense notre 405

Série aptitude à deviner ce qui va se produire. Nous sommes ravis de découvrir une fois de plus ce à quoi nous nous attendions, mais loin d’attribuer cet heureux résultat à l’évidence de la structure narrative, nous l’imputons à nos prétendues aptitudes au pronostic ». Il faut bien avouer que depuis la rédaction en 1994 de ce texte d’Eco, les séries ont tout fait pour nous surprendre. Il ne s’agit pas uniquement d’endormir les consciences par une berceuse pour adulte à la fois rassurante et anesthésiante ; la série véhicule aussi des émotions fortes – comme le fameux Red Weeding de Game of Thrones qui montre subitement la mort de personnages clés et attachants – peutêtre justement pour contrebalancer le côté rassurant inhérent au principe-même de la sérialité. La peur du même et la critique d’une société sérielle Une autre manière de mettre en perspective la série réside dans le fait de la pousser à son paroxysme : et si la série n’était plus que répétition ? Sans variations. Dans la quotidienneté des rythmes circadiens de l’individu, le rendez-vous trop régulier en deviendrait angoissant ; il jouerait la scène d’une angoisse récurrente, celle de la boucle temporelle. Le thème du piège spatio-temporel caractérise justement la série dans toute son essence. On le trouve par exemple dans Code Quantum (1989-1993) où le docteur Samuel Beckett (sic) outre ses nombreux sauts dans le temps, se trouve prisonnier de situations qu’il a à rejouer. Community (2009-) en joue également, mais avec une distance méta-artistique assumée à tel point qu’un personnage – Abed – clame « méta, méta, méta », parfois regard caméra. Concernant les références méta-artistiques autour de la répétition, n’oublions pas l’épisode de South Park scénarisant la quasi-impossibilité de ne pas réitérer ce qui a déjà été mis en scène dans la série concurrente – un personnage répète 406

à chaque tentative « Les Simpson l’ont déjà fait », par ailleurs titre de l’épisode. Que ce soit la redite de South Park ou le piège spatio-temporel de Code Quantum et Community, une telle série n’a plus rien de la rassurante comptine, plus rien en commun avec la série de moutons que l’on compte pour s’endormir. Sans la variation au sein de la répétition, la série auparavant rassurante devient a­ ngoissante. La série est rassurante dans son rapport à la temporalité, certes, mais c’est uniquement si elle se donne dans le temps avec ses variations qu’elle permet de rythmer la vie. Au contraire, si la série se donne sans variation, tout ce qui rassurait auparavant s’évanouit alors. Il n’y a plus aucun rythme, il n’y a plus que le tic-tac de l’horloge baudelairienne qui nous rapproche de notre mort à venir. Le résultat est le même si la série se donne en dehors du temps, comme une chose qui se répéterait à l’infini dans deux miroirs disposés face à face ; comme les pions d’un échiquier – tous différents certes, mais tellement interchangeables, tellement indiscernables. Il y a dans ces séries-là quelque chose de mortifère autant que dans le décompte de l’horloge sauf que le temps, au lieu de s’écouler inexorablement, semble arrêté entre la vie et la mort. C’est dans ce contexte d’inquiétante étrangeté freudienne que se développe aux États-unis le cinéma du mort-vivant : le zombie a été emprunté aux cultures haïtiennes pour critiquer les pions sans personnalités et démunis de conscience que nous sommes devenus. Les zombies sont générés en série comme les produits qui sont achetés dans les hypermarchés – lieux consacrés du genre dans le cinéma de George A. Romero par exemple. Il ne s’agit plus avec ces films de créer en série, il s’agit de réagir face à un monde qui est devenu lui-même sériel, face à la société de consommation et les étalages des magasins proposant à taille inhumaine les mêmes produits, pour tout le monde. Après le produit industriel, c’est au tour des individus à être fabriqués série, comme sur une chaîne

Série de montage. Le simple fait que la réaction artistique face à ce rapport à une vie sérielle passe par le film d’horreur montre bien la relation entre la série et l’émotion de la peur. La peur du même, la peur de se dissoudre dans l’autre, la peur de la multiplicité. En effet, autant il peut être réjouissant de savoir que l’on n’est pas seul à regarder une série télé, autant il y a quelque chose de perturbant lorsque l’on prend conscience que l’on est comme tous ces autres, que l’on devient soi-même un produit sériel, un produit de la culture de masse. Il y aurait même selon Guy Debord une perte de conscience de l’individu qui n’a plus le temps de désirer tant on le satisfait en amont par tous les produits de la société du spectacle. C’est en relation à cette situation qu’Andy Warhol sérigraphie ses fameuses Campbell’s Soup Cans (1962), Marilyn Diptych (1962) et les Brillo Boxes (1964). Précisons toutefois que le terme de sérigraphie ne trouve pas son étymologie dans le « tracé en série », mais dans le tracé par la soie (sericum en latin, qui vient de la région nommée Sérique). Les écrans de sérigraphie sont en effet traditionnellement fait en soie. Le terme « série » vient quant à lui du latin serere qui signifie mêler, entremêler. On pourrait croire à un lien plus ancien, mais serere est apparenté à un terme grec désignant l’écoulement (qui a donné le sérum). À la fois acceptation et glorification de la société de consommation, le travail en série de Warhol vient aussi tout de même réveiller les consciences endormies en conférant un certain recul sur ces objets sériels. Englober la série : les émotions du sublime C’est dans les années 1960, où sont réalisés des œuvres en relation au devenir-pion des personnes, qu’un artiste commence une œuvre notamment en réaction au triste paroxysme de la perte d’individualité : la déshumanisation radicale qu’a connu le monde pendant la seconde guerre mon-

diale. Ainsi, en 1965, Roman Opalka entreprend Opalka1965/1-∞, une immense série permettant de dépasser par la conscience l’horreur de la perte d’identité. Pendant plus de quarante années, à raison de cinq toiles par an, l’artiste polonais a peint des chiffres formant la suite de nombre allant de 1, en haut à gauche de la première toile à 5 607 249, en bas à droite de la dernière. Chaque toile vient donc ajouter un élément à la série grandissant au fur et à mesure de la même manière que la série télé à une différence près : plus de curiosité ni de surprise. Une fois qu’un de ses détails – comme il les nommait – était fini, on savait pertinemment bien comment aller commencer le suivant. Il s’agit ainsi presque d’une série au sens mathématique du terme : quelques éléments permettent de générer l’ensemble. Et c’est précisément sur ce principe sériel que se fonde le rapport à l’émotion de cette œuvre : lorsque le spectateur est confronté à quelques toiles d’Opalka, il est confronté de manière évidente à une partie dont il peut mentalement reconstituer le tout ; d’autant plus qu’au-delà des nombres, il est aidé sensiblement par les tonalités de gris s’éclaircissant de toiles en toiles. S’en suit alors un processus mental cherchant à réunir dans une intuition la totalité de l’œuvre, mais une œuvre trop monumentale pour que le spectateur y parvienne. Ce dynamisme cognitif est à peu de chose près celui que Kant décrit dans son analyse du sublime mathématique. Or, même si Kant ne se situe pas dans un paradigme associant des émotions au sentiment du sublime, il ne semblerait pas absurde de considérer que ce sentiment soit fondé sur deux émotions presque antagonistes que seraient la peur et le soulagement. Ainsi, si l’on accepte que la série télé a ceci de rassurant qu’elle rythme et berce nos vies, mais que la série puisse également provoquer la peur dans une répétition trop exacerbée. Il ne faut pas s’étonner de voir que l’œuvre Opalka1965/1-∞, l’une des plus longues séries artistiques – plus de 200 toiles sur près de cinquante années – ­parviennent 407

Smith Adam (1793-1790) à synthétiser ces deux émotions dans une expérience sublime. D’une part la peur proviendrait de la fuite du temps qui est présentée par les toiles objectivant la longue durée de leur réalisation et d’autre part le soulagement serait celui de voir une altérité, en l’occurrence Opalka, parvenir à dépasser et résister à ce temps. Il ne s’agit ni de fuir la mort par le rythme rassurant, ni de s’y noyer par l’atemporalité. Le peintre résume d’ailleurs la relation paradoxale que la série a au temps en radicalisant la narration pour n’en retenir que son rapport à la vie-même : « être à la fois vivant et toujours devant la mort, c’est cela le vrai « suspense » de tout être vivant ». Bruno Trentini

& R. Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité, surprise, Paris, Seuil, 2007. U. Eco, « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne », Réseaux, vol. 12, no68, 1994. R. Opalka, « Rencontre par la séparation », Paris, AAFA, 1987. empathie, fiction, sublime, surprise, suspense FF

SMITH Adam (1793-1790) Chez le philosophe écossais Adam Smith l’esthétique et l’émotion sont nouées de manière complexe, riche et étonnamment ambitieuse. Complexe : c’est notre capacité d’éprouver une passion particulière, la sympathie, qui rend nos vies sociables et véritablement humaines. La sympathie va au-delà d’un sentiment de pitié (pour l’infortuné), de compassion ou même d’une identification avec autrui, qui pourrait être partisane ou indûment critique. Au début de La Théorie des sentiments moraux (1759), Smith en parle comme d’une sorte de greffe pensante pratiquée dans le corps de l’autre : « We enter as it were into his 408

body, and become in some measure the same person with him ». Cependant cette pénétration dans la vie de l’autre n’est qu’un effet – décisif – de l’imagination. Je ne connais pas les sentiments de l’autre, je ne me rends compte que de sa « situation », mais je « bats la mesure » avec lui : « The man whose sympathy keeps time to my grief, cannot but admit the reasonableness of my sorrow ». La morale et la vie sociale se construisent comme un langage, à partir de cette possibilité d’accord fondamental et des corrections normatives associées chez Smith à la figure majeure d’un spectateur impartial qui siège chez chacun. À la fin des Sentiments moraux, la sympathie se révèle aussi être le vecteur d’un des besoins humains les plus profonds, celui « d’être cru, de persuader, de mener et de diriger autrui ». Riche : l’absence de dimension épistémologique est compensée par la profondeur rhétorique et morale. C’est ce qui fait des Sentiments moraux une étonnante anticipation d’un J. L. Austin ou d’un Wittgenstein. Smith bâtit son argumentation à partir d’énigmes « frivoles » tirés de la vie quotidienne : pourquoi la tendresse parentale est-elle plus puissante que la piété filiale, pourquoi chacun tend contre tout bon sens à exalter les riches et à se détourner des pauvres, pourquoi les tragédies concernentelles les amours malheureuses plutôt que les malheurs objectivement plus grands, comme la perte d’une jambe ? Il s’agit chaque fois de discerner les structures et les asymétries qui régissent les relations humaines, morales et linguistiques. En lien avec cette dernière catégorie, Smith mobilise ses propres enseignements (dont celui de la rhétorique) et sa grande connaissance de la littérature anglaise, française, italienne, grecque et latine. Les structures sociales et littéraires sont toutes organisées par des principes d’aptitude ou de convenance (en anglais, propriety), de beauté, d’harmonie, d’un certain naturel, sans oublier leur évolution avec l’histoire des

Sociologique (approche) sociétés. C’est donc une rhétorique de sympathie plutôt qu’un bilan de connaissances ou une application de la morale stoïcienne qui informe « la science de l’homme » smithienne. L’expression remonte à Hume, dans l’Introduction au Treatise of Human Nature (1739-40) et à Malebranche, dans la Préface à Recherche de la vérité (1674). Ambitieux : avec Hume et d’autres écrivains de son pays, Smith a tenté d’élaborer une littérature écossaise moderne qui a recours à l’imagination et à la fiction sans emprunter les formes génériques de la poésie, du roman ou du théâtre. De manière caractéristique son esprit philosophique fut attiré par l’art le plus purement structurel, la musique, qui lui semblait fournir une métaphore privilégiée pour la vie sociale (« The great pleasure of conversation and society, besides, arises from a certain correspondence of sentiments and opinions, from a certain harmony of minds, which like so many musical instruments coincide and keep time with one another » , écrit-il dans La Théorie des sentiments moraux) ainsi que pour la construction des systèmes de pensée. Loin de rompre avec cette vision, l’auteur l’a encore mis à contribution dans la Richesse des Nations (1776), notamment quand il a affirmé que « la beauté d’un arrangement systématique de diverses observations reliées ensemble par quelques principes communs » sous-tend la philosophie naturelle dans l’antiquité et la philosophie morale moderne. Ce que nous appelons l’économie politique est une science, si l’on veut, de la main invisible, mais elle prolonge l’action de la sympathie sociale et dépend de la même recherche d’une harmonie de système. Si Smith avait eu le temps de conclure le trajet intellectuel et esthétique qu’il s’était fixé, il proposait de dessiner une « science connectée » de tous ces domaines. Robert M ankin

& M. Biziou, Adam Smith et l’origine du libéralisme, Paris, Presses universitaires de France, 2003. C. L. Jr Griswold, Adam Smith and the Virtues of Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. N. Phillipson, Adam Smith. An Enlightened Life, New Haven, Yale University Press, 2010. empathie, imagination, musique FF

SOCIOLOGIQUE (APPROCHE) De Comte à Durkheim, Simmel ou Mauss, les sociologues ont conçu les émotions en rapport avec le lien social et la religion, guidés par le souci d’instaurer la sociologie comme discipline à part entière, en différenciant l’étude du collectif social et celle du psychisme individuel. Certes c’était donner aux émotions un rôle essentiel, mais en réduisant leur diversité à leur rapport à l’aspect affectif du lien collectif. En rester à une identité entre l’émotionnel et cet affectif collectif n’incitait pas à l’analyse de la diversité des émotions sociales. Ce rôle collectif que les sociologues assignent aux émotions n’est manifeste que dans ces émotions qui font référence à un collectif, comme dans les phases religieuses, nationalistes ou révolutionnaires. Cette fonction peut apparaître comme imposée à toutes les émotions de manière exogène par la théorie. Mais la sociologie et l’anthropologie peuvent aussi, à l’inverse, prendre les émotions telles qu’elles se présentent de manière endogène à une culture, et on risque alors la redondance. Cette dualité du recours aux émotions, entre contenu collectif imposé et contenu narratif redondant, se retrouve dans les références aux émotions esthétiques. Bourdieu, dans La distinction (1979) les relie aux différenciations sociales, auxquelles elles ne sont pas toujours explicitement rattachées pour ceux qui les vivent. La sociologie de l’art étudie les modes de production d’œuvres d’art, leurs 409

Sociologique (approche) modalités de diffusion, de réception, ainsi que le fonctionnement des institutions collectives liées à l’art, mais seulement secondairement les émotions esthétiques. Cette construction sociale de l’art comme domaine différencié des autres activités, l’ethnographie et l’anthropologie la relativisent en comparant diverses cultures qui donnent à des activités que nous nommons artistiques des fonctions différentes. Mais on a tendance à disqualifier la question de savoir quelles émotions seraient dans ces cultures de possibles analogues de nos émotions esthétiques. Dans ces perspectives les émotions esthétiques sont très dépendantes de la constitution d’un monde de l’art et ne sont guère analysées dans la diversité de leurs spécificités. Les différentes écoles sociologiques qui se sont succédé ont été cependant été sensibles à l’insatisfaction que peut produire ce traitement des émotions et non plus seulement à la difficulté d’y remédier sans réduire la sociologie à la psychologie sociale. Si les émotions, et parmi elles les émotions esthétiques, ont des rôles en sociologie, c’est que la récurrence de ces insatisfactions a inspiré une succession d’inventivités dans l’observation et la conceptualisation. Les émotions esthétiques ont souvent servi ici de déclencheurs. Cela parce que ces émotions conjoignent deux propriétés  opposées : elles dépendent de dispositions subjectives qui varient avec les individus, mais aussi, tout aussi fortement, de constructions sociales, culturelles et institutionnelles. Tout en restant des défis pour les perspectives sociologiques, elles ne peuvent pas être reléguées dans le domaine des idiosyncrasies individuelles. Considérons donc ces évolutions sociologiques, nées des insatisfactions laissées à chaque fois par les précédentes approches et déclenchées par l’analyse des émotions, en particulier esthétiques. Si Durkheim nous propose de considérer les faits sociaux comme des choses, il 410

est cependant amené à voir dans l’effervescence émotionnelle des rassemblements rituels de sociétés où magie et religion ne sont pas distinguées, ou encore dans des émotions des manifestations collectives dans les sociétés modernes, les expressions les plus parlantes du dépassement des individus par un collectif dont ils ressentent l’influence dans toutes leurs motivations sociales. En un sens, la notion de « fait social total » de Mauss est une manière d’étendre cette prise en compte de l’affectif social aussi bien aux interactions de réciprocité qu’à la valorisation d’usages quotidiens, ce qui pourrait aussi être vu comme une esthétisation de toute pratique. Cette diffusion de l’affectif dans la vie quotidienne, Simmel la thématise à la fois comme fondamentale pour le social et comme de modalité esthétique. Il part des interactions entre individus et de leurs effets rétroactifs et socialisant sur les individus. Les émotions esthétiques atteignent pour lui un « seuil de sociabilité », à partir duquel les interactions sont recherchées pour elles-mêmes, prennent une forme détachée d’un contenu qu’on aurait pu croire indépendant du social, et produisent des émotions proprement sociales. Les émotions musicales en sont pour lui un exemple privilégié, puisque l’interaction musicale relie les affects et émotions du musicien à leur rétroaction sur les sentiments et sensations de l’auditeur. Signalons encore le souci de Weber de distinguer un régime affectif d’action et de décision, lié dans le domaine du politique au pouvoir charismatique. Dans d’autres régimes d’action, les modes de gestion des émotions peuvent être des inhibitions des manifestations émotionnelles – ainsi dans certaines sphères sociales liées au développement du capitalisme et dans la disqualification des émotions dans des entreprises supposées rationnelles. À moins de relier différentes émotions à différents rôles et fonctions sociales, il est clair que la diversité des émotions est plus

Sociologique (approche) accessible aux sociologies interactionnistes qu’aux sociologies qui adoptent d’emblée le point de vue du collectif ou du système social. Même si les différents tenants de la perspective interactionniste n’ont pas été aussi attentifs aux émotions esthétiques que Simmel, ils ont été influencés par ce qui dans la vie quotidienne peut donner lieu à esthétisation, à savoir des modes de manipulations des expressions et des émotions. Chez Mead, dans Mind, Self, and Society (1934), il s’agit de la construction du soi, qui se développe quand nous anticipons les réactions des autres à nos conduites et apprenons, en identifiant leurs attentes concernant nos actions et nos intentions, à nous assigner à nous-mêmes des identités. Les émotions sont alors conçues comme des réponses à ces réactions des autres qui confirment ou non cet ensemble d’attentes qui constitue notre soi. Cette perspective s’enrichit chez Goffman de la mise en évidence des dramaturgies des interactions ordinaires, par lesquelles chacun de nous utilise sa compétence émotionnelle de manière stratégique pour pouvoir modeler les impressions et affects des autres à son propre égard d’une manière qui lui soit plus favorable. Les acteurs sociaux ne sont pas pour autant de simples manipulateurs : par cet apprentissage des manières de donner bonne impression et de ne pas perdre la face, s’impriment en eux les règles de conduite implicites de leurs concitoyens. Cette approche prend pour indicateurs privilégiés des émotions comme la gêne ou la honte, mais elle permet aussi d’analyser les manières dont ceux qui sont stigmatisés comme hors normes par une société peuvent développer des conduites de résistance. Mais dans l’ensemble, ce jeu de microrègles qui organise les interactions et définit les émotions appropriées selon la position occupée dans telle situation est plutôt censé entretenir la stabilité de l’ordre social, y compris de ses injustices. Pourtant la mise en évidence de ces règles

implicites peut suggérer leur remise en cause, en particulier quand on montre comme A.  R.  Hochschild qu’entre les hommes et les femmes, les normes qui guident les comportements émotionnels admis sont différentes. Cela ne conduit pas à accepter, par exemple, que ces normes supposent et souhaitent les femmes plus passives que les hommes, mais permet de légitimer la colère de celles qui s’indignent devant ces disparités. La sociologie peut participer à la remise en question des normes qui régissent implicitement les conduites émotionnelles en les rendant explicites et en montrant leur incohérence avec d’autres normes affichées, comme celle d’égalité entre humains. Ces analyses qui peuvent paraître microsociales ne sont donc pas impuissantes à motiver et accompagner une modification de la société qu’elles décrivent. Cependant Hochschild montre aussi que le travail émotionnel peut être récupéré par le monde des affaires et donner lieu à la commercialisation de la gestion des sentiments, voire à un « capitalisme émotionnel ». On voit que ces travaux, en définissant les divers styles de règles en cours dans différents secteurs de la vie sociale, peuvent prétendre définir un niveau méso-social, permettant de mieux comprendre le macrosocial collectif. Certains comme Barbalet se sont assignés ce programme, en montrant comment des modifications structurelles dans la répartition des ressources (pouvoir, richesse) qui déçoivent systématiquement les attentes de certaines catégories de citoyens vont briser la confiance sociale – fragile puisqu’elle tisse un lien social dans des conditions d’incertitude, et sans pouvoir l’appuyer sur des éléments connus de manière suffisante. Cela peut susciter du ressentiment et mener à la révolte ceux qui pensent mériter un statut et se le voient dénier. Or ces émotions sont des ressorts éprouvés de l’art dramatique, et l’on peut même y retrouver le sentiment d’absurdité du théâtre existentialiste. 411

Sociologique (approche) Kemper a voulu systématiser les liens entre les émotions et ces attentes concernant les places dans la structure sociale, pour relier intimement l’analyse au niveau macro et l’analyse des émotions, en s’intéressant aux émotions liées aux relations de pouvoir et aux positions de statut. Il présuppose un peu vite que pouvoir et statut sont des dimensions indépendantes – on ne voit pas comment un statut très inférieur pourrait aller avec un pouvoir important. Mais on admettra qu’on puisse augmenter son pouvoir tout en diminuant son statut – par exemple si on devient l’organisateur des basses œuvres d’un tyran. Kemper suppose qu’aimer une personne revient à lui donner un statut très élevé, sans pour autant lui donner un pouvoir maximal. Il analyse alors les différentes combinaisons de degrés de pouvoir et de degrés de statut. Ce qui est plus intéressant, c’est l’attention qu’il porte à la dynamique, à l’évolution de ces rapports, et à leurs liens avec les émotions, en différenciant celles qui sont liés à une situation sociale stable (contentement ou déprime) et celles qui résultent d’anticipations d’une évolution. Pour lui, anticiper que le pouvoir d’autrui devient excessif suscite la peur ou à l’anxiété, alors que si le différentiel jugé excessif (de manière anticipée ou rétrospective) est un différentiel de statut, il s’agira de honte ou de colère – ou d’un mixte des deux. Il ne met pas en avant l’envie, qui semble pourtant avec la fierté et le mépris une émotion propre à des différences de statut. Mais malgré ces simplifications, ce modèle résiste assez bien à une mise à l’épreuve par des enquêtes de psychologie sociale – proposant des questionnaires sur les termes émotionnels appropriés en réponse à telle situation décrite. Il est vrai que statut et pouvoir sont souvent socialement distingués. Par ailleurs les catégories émotionnelles ne sont pas séparées par des cloisons étanches, et par exemple de l’envie on peut aisément passer à la colère ou la honte. Là encore, s’il semble difficile de réduire les 412

émotions esthétiques à des problèmes de statuts et de pouvoir, les émotions qui leur sont liées sont des ressorts que l’art dramatique utilise. La discussion de ces tentatives ne peut éviter un lieu de débat bien connu : ces émotions sociales – et a fortiori les émotions esthétiques ­sont elles seulement des construits sociaux, ou bien ont elles des racines, par exemple neurobiologiques et évolutionnaires, qui conservent leur influence  à travers les variations culturelles ? Cependant, même si nous acceptons l’idée de construit social, il reste que ces constructions peuvent différer dans leurs capacités à résister à l’épreuve des observations des conduites et de leurs évolutions. Quand on étudie comment des constructions résistent, et cela vaut pour les constructions sociales, le résultat de cette mise à l’épreuve n’est pas acquis d’avance, contrairement à la liaison supposée entre construction sociale et édification faite de manière arbitraire. Ainsi, quand Bourdieu, que ce soit dans La Distinction ou dans Les Règles de l’art, considère les règles de production et de réception des œuvres littéraires comme construites, et soutient que l’adhésion à certains choix esthétiques est utilisée dans une recherche de différenciation sociale, il reste que pour lui cette recherche de différenciation est une régularité sociale (par excellence, pourrait-on dire) qui résiste aux variations des fixations sur tel ou tel mode de distinction. Les « constructions » sociales, qu’elles soient le fruit d’activités volontaires ou involontaires, satisfont par différents processus des contraintes qu’on retrouve d’une société à l’autre. Dans le domaine de l’art, on rencontre des contraintes propres aux individus et des contraintes sociales. Citons pour les premières, des limitations de nos perceptions ou de notre capacité de traitement d’une multiplicité de communications, ou encore notre réponse plus rapide

Sociologique (approche) à certaines harmonies musicales qu’à d’autres, ou notre difficulté à construire une image mentale à partir d’une description littéraire compliquée. D’autres sont proprement sociales, puisque nous nous y heurtons dans la mise en œuvre de nos co-constructions avec nos semblables et notre environnement. Mais une contrainte générale est que pour pouvoir présenter une certaine stabilité sociale et activer un collectif, une construction sociale doit disposer d’un mode de gestion des émotions qui lui soit lié – ne fût-ce qu’une inhibition de l’expression de certaines émotions. Les émotions des situations esthétiques impliquent ainsi d’inhiber d’autres manifestations émotionnelles – par exemple de ne pas tenter d’agresser le meurtrier de la tragédie. On peut probablement soutenir qu’il n’est pas d’émotion esthétique – ni de situation esthétique, dans les différents arts ou dans la contemplation de notre environnement – sans inhibition d‘autres émotions possibles, ce qui fait des émotions esthétiques des émotions secondaires à d’autres émotions. Ces relations d’inhibition sont des contraintes, alors que notre catégorisation des émotions ainsi désignées est un construit. Mais pour chaque construit, on peut définir des contraintes. Tant qu’on recherchait en sociologie à identifier soit seulement les relations causales et les corrélations robustes entre des faits sociaux, soit seulement les règles inventées par les constructions sociales, il n’était pas possible de donner une place spécifique aux émotions esthétiques : soit elles étaient absorbées dans les phénomènes d’effervescence et de célébration de l’unité sociale, soit elles étaient des exemples paradigmatiques de construits sociaux, entièrement définis par le champ des institutions artistiques et celui des phénomènes de diffusion, de réception et de collaboration collective étudiés par la sociologie de l’art, par exemple par Becker. Pour que cela devienne possible, il faut que l’on combine les deux points de vue en

les dépassant. Il faut accorder aux catégorisations invoquées par les acteurs sociaux la capacité de résister à des mises à l’épreuve au lieu de les supposer construites ad libitum, à la limite par l’arbitraire de simples convergences mimétiques entre ces acteurs, et il faut pouvoir se représenter la société comme plurielle. Ce deuxième point est acquis. Qu’il s’agisse de l’insistance de Luhmann sur le lien entre modernité et multiplicité de systèmes ou réseaux d’activité qui n’accepteraient que leurs propres opérations (il y aurait ainsi un système de l’art), des travaux de Walzer sur les sphères de justice, de ceux de Boltanski et Thévenot sur les différentes « cités », de ceux de Dubet sur la diversité des stratégies des plus défavorisés, des perspectives de socialisation plurielle de Lahire, et finalement de l’attention à la singularité de Heinich, tous explorent ces versions plurielles des liens sociaux. Le problème de la mise à l’épreuve des catégorisations est plus complexe. Quels sont les critères de validité des découpages en sphères, en cités, ou l’assignation à l’objet « patrimoine », comme le fait Heinich, des registres « civique, domestique, économique, épistémique, esthétique, esthésique, éthique, fonctionnel, herméneutique, juridique, pur, réputationnel », auxquels se superpose l’opposition entre régime de communauté et régime de singularité ? Comme Boltanski et Thévenot l’ont montré, et comme Heinich le rappelle, le principal critère de distinction des registres est que les acteurs sociaux contestent une décision ou évaluation faite au nom d’un registre en en invoquant un autre, ce qui provoque des « différends ». Ces conflits entre registres ne peuvent pas se résoudre par une argumentation décisive en faveur des valeurs de l’un ou de l’autre, car ces valeurs participent de la constitution irréductiblement plurielle de la société – les registres de communauté et de singularité définissant les deux pôles des variations de cette pluralité. Heinich invoque alors Schaeffer, qui distingue les propriétés ou 413

Sociologique (approche) entités indépendantes de tout observateur – dites ontologiquement objectives – et celles qui, dépendant de l’observateur ou de l’utilisateur, pour être ontologiquement subjectives, n’en sont pas moins réelles. Les émotions esthétiques seraient liées à ces propriétés subjectives, qui sont des propriétés relationnelles entre les formes, les objets, et les sujets qui les perçoivent de concert. Mais il faut que leurs objets donnent « prise » à ces relations, qui s’ancrent alors sur des propriétés objectales. Ce n’est pas en conflit pour Heinich avec l’idée que les valeurs esthétiques sont visées par un « je », alors que les valeurs morales sont visées par une intentionnalité collective, un « nous » ; et de fait les valeurs esthétiques vont mobiliser aussi bien le registre de la communauté que celui de la singularité. On peut ajouter qu’à cet égard, elles sont en quelque sorte en concurrence avec les valeurs de l’éthique du « care », qui combinent elles aussi attention à la singularité des situations et validation de ce souci du singulier par la communauté, mais cette fois dans le domaine moral. On pourrait croire que cette convergence rejoint Guyau. Il proposait de trouver la source des émotions esthétiques dans l’appréhension d’une relation affective triangulaire, l’artiste étant celui qui manifeste dans son œuvre sa sensibilité à l’émotion d’autres personnes, ses sources, tout en pouvant communiquer son propre partage d’émotion au spectateur ou à l’auditeur. Cette communion peut alors avoir une valeur morale. Mais cette harmonie entre morale et esthétique n’est pas assurée : Souriau déjà critiquait la tendance de l’esthétisme à avoir à l’égard des œuvres des attentions que méritent les personnes. Inversement bien des manifestations artistiques (modernes, mais aussi plus anciennes) visent à provoquer une commotion, un choc émotionnel, qui plus à voir avec nos tendances à apprécier la violence voire le mal qu’avec notre souci des autres. 414

On voit que le registre « esthétique » ne se réduit pas à isoler des types d’activités et d’objets sociaux. Il joue précisément dans des domaines où les distinctions sont à la fois faites de manière tranchée et malaisée à justifier par des critères bien délimités, et où le basculement d’un versant évaluatif à l’autre (j’aime ou j’aime pas – qu’il s’agisse d’indifférence ou d’hostilité) est d’autant plus ressenti de manière émotionnelle qu’il peut donner lieu à dispute sans conclusion décisive possible. Le domaine esthétique est un de ceux où ce vague des justifications est à la fois inéliminable et susceptible d’exaspérer. Le vague est une de ces propriétés relationnelles – au sens où elles sont relatives à la relation entre des formes et les modes d’appréhension d’un sujet, sans oublier ses limitations perceptives- qui sont néanmoins tout à fait réelles, comme le montre leur capacité à mettre à l’épreuve nos prétentions à valider des jugements tranchés. Les émotions esthétiques, dans leur jeu social, ont une double face : d’une part, elles impliquent bien des modes de communion émotionnelle– avec les paysages que nous percevons, avec les sélections de formes que nous présentent les artistes, avec les émotions liées à ces sélections, avec les émotions représentées par les artistes, avec les autres participants d’une fête ou de rites. D’autre part elles sont suscitées par des différences qu’on ne peut pas définir de manière stricte, car les percevoir exige une sensibilité à des seuils qui présentent des plages de variations entre les sujets, ce qui fait surgir le problème du vague. Les divergences dans l’appréhension de ce rapport entre vague et seuils peuvent donner lieu à disputes. Ces divergences font naître des émotions, tout comme les convergences entre perceptions donnent lieu à des communions affectives. Ce sont des traits que l’art partage avec les religions – où les disputes sur les rites sont féroces, et les communions mystiques intenses ­et avec les engagements moraux – qui donnent lieu à controverses éthiques.

Sociologique (approche) Certes l’art s’est socialisé de manière distincte des religions et de la morale, en se spécialisant dans le domaine des formes (principalement visuelles et auditives) et des narrations. Mais les émotions esthétiques associées à ces formes se manifestent encore selon cette dualité de modes opposés, celui de la communauté voire de la communion, et celui de la singularité, nourrie par la variété des manières qu’ont artistes et public de sélectionner, à partir de domaines où le vague des justifications de ces sélections est inéliminable, les traits qui nous attirent. Pierre Livet

& H. Becker, Art Worlds, Berkeley, University of California Press, 1982. P. Bourdieu, La distinction, Critique sociale du jugement de goût, Paris, Éditions de Minuit, 1979. N. Heinich, Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Minuit, 1998. G. Simmel, « Psychologische und ethnologische Studien uber Musik », dans Das Wesen der Materie nach Kants Physischer Monadologie. Abhandlungen 1882-1884. Rezensionen 1883-1901 in Georg Simmel Gesamtausgabe, Bd i, Hrsg. von K. C. Könkhe, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2000. goût, culturaliste (approche), émotions FF

collectives, esthétiques ( émotions), évolutionniste

(approche), psychologique (approche)

Sociologique (approche)

EXTRAIT Patricia Paperman, « Emotions privées, émotions publiques », Multitudes 2013/1, n° 52 L’argument d’une rationalité sociale des émotions trouve son point d’appui le plus sûr dans l’hypothèse aujourd’hui largement acceptée d’un élément cognitif des phénomènes affectifs. Cette hypothèse s’est développée contre certains présupposés d’une culture sociologique commune dans laquelle le social comme réalité sui generis dépendrait de l’existence d’un en deçà du social dont les émotions sont alors le prototype (la question des émotions : du physique au social). Ce présupposé d’une nature a-sociale des émotions s’est effrité face aux arguments d’une dimension cognitive des émotions, ce qui les distingue des sensations. Il est admis que les émotions ne sont pas seulement des sensations et qu’elles ont une composante cognitive, et de là, évaluative. De nombreux travaux dans différentes disciplines convergent en ce sens et permettent d’avancer la thèse d’une rationalité sociale des émotions. Mais que veut dire rationalité sociale ? Il s’agit d’une sorte de rationalité limitée ou plutôt « encadrée » par une logique des situations, ou plus précisément un couplage, un appariement entre des situations typiques et des émotions typiques. Dans cette optique, la rationalité sociale des émotions résulte de la mise en œuvre des procédures de sens commun permettant la saisie de traits typiques d’une situation autorisant ou au contraire prescrivant l’expression d’une émotion « appropriée ». Il faut alors entendre par « appropriée » le fait que l’émotion en question est liée de façon « logique » aux traits de la situation perçus en commun comme pertinents (cf. Schutz, Coulter, Jayusi). Le lien entre émotions et situations est logique et non psychologique, comme l’affirme Coulter. Réinscrire au programme d’une sociologie la rationalité sociale des émotions, participe ainsi d’un mouvement général de retour au point de vue de l’acteur. Ce retour prend ici la forme d’une analyse de ce qui fait des émotions et des sentiments des sortes de conduite qui ne sont pas moins (mais pas plus) intelligibles que d’autres sortes d’action. Les émotions réintègrent la classe des conduites intelligibles, elles sont identifiables et compréhensibles non pas en vertu d’une capacité spéciale de discernement, mais sur la base de nos capacités communes d’identifier et de caractériser les situations. La sociologie du sens commun infléchit l’analyse des émotions en donnant la priorité à la rationalité pratique entendue comme cet ordonnancement en commun des choses qui en compose la normalité, la familiarité, la moralité comme l’affirme Garfinkel. La conception du sens commun soutenue par l’ethnométhodologie rend compte des processus qui soutiennent les compréhensions partagées, co-construites en référence à des conventions appariant situations et émotions. De ce fait, elle ne permet pas de concevoir, autrement que comme des déviations ou écarts par rapport à ces conventions communes, la possibilité de définitions différentes des situations. Le présupposé d’une nature a-sociale des émotions conserve une relative efficace dans certaines analyses des émotions du fait de la prégnance de la distinction classique entre sentiments collectifs et individuels. Reprise de Durkheim et Mauss, cette distinction est le plus souvent comprise comme une délimitation entre des émotions partagées, ressenties ensemble et des émotions qui sont produites par des causes et des objets qui n’auraient de signification qu’individuelle. La perspective 416

Sociologique (approche) reprise de Durkheim ne permet pas de considérer que ces sentiments et émotions « individuels » soient dotés de signification et d’importance sociale. Le point ici n’est pas de récuser qu’il existe quelque chose comme des sentiments individuels mais de souligner que cette partition pousse à circonscrire l’analyse sociologique à des sentiments typiques, conventionnels et légitimes, qui paraissent à l’évidence relever d’une logique sociale : ils manifestent l’attachement au groupe, à ses valeurs. Et à laisser hors du champ celles dont les significations semblent « particulières » et relever de logiques idiosyncrasiques. Elle est, à mon avis, indissociable de la difficulté à concevoir l’intrication entre les dimensions sociale et morale des émotions. Tout se passe comme si cette conception du caractère social des émotions impliquait alors une restriction des capacités d’évaluation, entre autres morales, des agents, et dans le même mouvement, une réduction de la diversité des points de vue sur « la situation ». Ce qui manque aux analyses qui font référence à une intelligibilité partagée, ou à un sens commun, c’est d’admettre que les « gens » peuvent (aient des raisons de) faire des hypothèses différentes sur ce que signifient les situations, sur ce qu’il est sensé de ressentir dans ces cas et sur les conséquences produites par le fait d’exprimer des émotions vers ou en présence de certaines personnes. Ces raisons sont concevables

ue, de « qui » est concerné par la situation et comment. Elles ne le sont pas ou beaucoup plus difficilement si l’on s’en tient à l’hypothèse des conventions de couplage entre émotions typiques et situations typiques, ou même à celle des variations culturelles, sociales admises (mais sexuellement neutres). La question de savoir qui a le pouvoir de définir la situation ne se pose pas dans une telle conception de la rationalité sociale des émotions. Elle peut en revanche être formulée quand on s’intéresse à ce que font les « définitions officielles » des situations à des agents alors confrontés à des émotions et des sentiments qui ne « cadrent » pas avec les attentes ou les exigences d’une situation sociale contraignante. C’est tout l’intérêt du concept de travail émotionnel élaboré par Arlie Hochschild dans un article (1979) qui a joué un rôle de catalyseur pour la sociologie des émotions.

Spirituelles (émotions)

SPIRITUELLES (ÉMOTIONS)

pour satisfaire au processus de sanctification.

Dans le cadre de la religion chrétienne, comme dans celle des autres religions révélées, se déploie une gamme riche et subtile d’émotions qui occupent une place décisive aussi bien dans la rhétorique du prédicateur, dans la musique de la liturgie, que dans la pratique plus intime de la lecture, de la prière et de la méditation. Indissociablement liées à une dynamique dévotionnelle, les émotions spirituelles jouent un rôle majeur dans les théories sur la réception artistique et dans l’élaboration d’une esthétique littéraire en opposition aux règles de la raison.

Le christianisme recentre la pensée des émotions autour de l’amour divin, à travers deux livres bibliques fondateurs, les Psaumes et le Cantique des Cantiques, deux livres accordant, sous les espèces de la prière dévotionnelle ou du dialogue mystique, une place prépondérante à l’expression des affects. Du premier, Jean Calvin dira, après les Pères et Érasme, qu’il est « une anatomie de toutes les parties de l’âme, parce qu’il n’y a affection en l’homme laquelle ne soit ici représentée comme en un miroir. Même, pour mieux dire, le Saint-Esprit a ici pour trait au vif toutes les douleurs, tristesses, craintes, doutes, espérances, sollicitudes, perplexités, voire jusques aux émotions confuses desquelles les esprits des hommes ont accoutumé d’être agités », dans Le Livre des Pseaumes exposé par Jean Calvin (1558). Les Psaumes offrent à l’homme une représentation totale des affections les moins avouables ainsi que leur expression exacte. Ils produisent au grand jour les agitations de l’âme et formulent l’épaisseur indicible de l’être, parfois jusqu’à l’inconvenance. La tristesse, la peur, le désespoir, l’angoisse, et les larmes, le cri, les gémissements qui les accompagnent, sont les nécessaires adjuvants de la prière : l’homme prie parce qu’il souffre. « Le désespoir lui-même a servi [à David] comme d’une échelle pour élever son esprit au sentiment de la prière », écrit Calvin dans le même ouvrage. La pensée des affections est ainsi ressaisie par des motivations spirituelles et morales qui l’insèrent dans la dynamique chrétienne du salut : « Il faut que nous gémissions à Dieu pour qu’il nous restaure » dit encore Calvin après Augustin : « La prière […] consiste plus dans des gémissements et des larmes que dans des discours et des paroles. Dieu met nos larmes en sa présence, et nos gémissements ne sont pas ignorés de celui qui a tout créé par sa parole, et n’a

La prière comme transformation des émotions Avant le xviiie siècle, les émotions s’expriment plus volontiers dans les termes philosophiques et théologiques latins : le pathos chez Aristote, les affections chez Sénèque, les mouvements, les affections ou encore les perturbations de l’âme chez les Pères de l’Église, les passions chez Thomas d’Aquin ou chez Descartes. Leur pensée se subordonne à un système binaire de l’affectivité, avec d’un côté les passions négatives, résultant de la chute et liée à la chair au sens paulinien du terme, et de l’autre les affections positives, relevant de la bonne volonté et orientée vers Dieu. Les mêmes affections, la joie et la tristesse, la crainte et le désir, peuvent être rangées dans les deux catégories « selon la rectitude ou le dérèglement de la volonté » dit Augustin dans La Cité de Dieu (426 ap. J.-C.), c’est-à-dire suivant qu’elles tendent vers le monde ou vers Dieu. La discrimination axiologique se fonde sur le sens des affections, sur leur origine comme sur leur direction. Par opposition aux émotions charnelles, les émotions spirituelles procèdent de l’amour de Dieu et tendent vers lui. Dans la perspective morale et théologique de la religion chrétienne, les premières doivent s’élever aux secondes 418

Spirituelles (émotions) pas besoin de paroles humaines », dans la Lettre 130 à Proba (412). En se recentrant sur Dieu, les émotions charnelles trouvent une légitimité spirituelle. Le système binaire de l’affectivité s’unifie ainsi dans la prière, qui fait coexister et interagir les « émotions confuses » et le zèle, la crainte et l’espérance. La prière, animée par la foi, transforme les mouvements désordonnés de l’âme en émotions spirituelles ; selon Guillaume de Saint-Thierry, elle « ordonne la discipline de[s] affections » en les convertissant en « mouvements d’amour », qui permettent à l’âme de saisir « dans l’étreinte d’un suave baiser d’amour le Christ Jésus entièrement homme mais aussi entièrement Dieu », dans les Epistola ad fratres de Monte Dei (1144). Interprétée comme un combat, la prière requiert, dans un premier temps, l’abaissement de l’âme dans la demeure de sa conscience pour y chasser sa part charnelle avant de s’élever progressivement, grâce à la dynamique de la foi, de l’espérance et de la charité, à la joie de l’union divine que représente le baiser du Cantique. Selon Jean Cassien, sa profération suscite un état émotionnel de l’ordre du « sublime », « ineffable, transcendant tout sens humain » : « l’âme, éclairée par une lumière céleste, ne s’exprime plus en un langage humain et caduc, mais par une effusion et une multiplication de mouvements et d’affections qui sortent du cœur comme d’une source abondante exprimant ainsi en un instant tant de choses qu’elle ne peut une fois retournée à son état naturel ni les exprimer par ses paroles ni les suivre par ses émotions ». La prière conduit, grâce à la transfiguration spirituelle des émotions humaines, à un « moment mystique », où l’âme rencontre Dieu. Les auteurs chrétiens expriment ce cheminement vers la rencontre par le biais d’un vocabulaire affectif qui consacre le rôle du cœur dans la connaissance du divin. Après Augustin, les auteurs chrétiens définissent la prière comme une expérience f­ ondamentalement

affective : elle est effusion du cœur (Bernard de Claivaux, Calvin, François de Sales), attachement affectueux de l’homme à Dieu (Guillaume de SaintThierry), affection dévotionnelle (Hugues de Saint-Victor), religieuse application du cœur (Guigues  ii le Chartreux). De même que l’oraison conduit à la contemplation, les émotions sublimées de l’âme mènent à l’émotion suprême dans l’échelle spirituelle de l’affectivité, à savoir la joie, définie comme une illumination de l’âme (Guillaume de Saint-Thierry), une infusion de l’Esprit (Bernard de Clairvaux) ou une dilatation du cœur (Augustin). Les pouvoirs de l’art : émotions et dévotion Les émotions de l’orant, le lecteur des Psaumes et des autres cantiques bibliques les vit à son tour grâce aux pouvoirs de la poésie et du chant. Les Confessions d’Augustin offrent un témoignage précieux de l’expérience affective et spirituelle que représenta pour lui la lecture des prières davidiques : « Quelles exclamations j’élevais vers vous, mon Dieu, en lisant les Psaumes de David, ces cantiques de foi, ces hymnes de piété qui bannissent l’esprit d’orgueil […] Quelles exclamations j’élevais vers vous à la lecture de ces Psaumes, de quel amour pour vous je me sentais embrasé ! Je brûlais de les réciter, si c’eût été possible à toute la terre […] » (398 ap. J.-C.). L’audition des chants dans le cadre de la liturgie provoqua tout autant une commotion d’ordre esthétique et dévotionnel : « Que de pleurs j’ai versés à entendre, dans un trouble profond vos hymnes, vos cantiques, les suaves accents dont retentissaient votre Église ! En coulant dans mes oreilles, ils distillaient la vérité de mon cœur. Un bouillonnement de piété se faisait en moi, les larmes m’échappaient, et cela me faisait du bien de pleurer ». La lecture ou l’audition agissent immédiatement sur le cœur de l’homme en éveillant l’amour pour Dieu et en magnifiant ses émotions. 419

Spirituelles (émotions) Ces notations se fondent sur une réception efficace de la poésie et du chant bibliques qui vont profondément influencer les théories sur la réception et la diffusion du texte sacré. Aux temps des persécutions chrétiennes comme aux temps des réformes, les auteurs exploiteront les vertus acotives de la lecture, et du chant surtout, pour transmettre la parole divine ou consolider la foi, édifier le fidèle ou le convertir. Alors qu’Érasme vante les mérites d’une lecture cordiale des Écritures dans la Préface du Nouveau Testament (1516), par laquelle l’Esprit illumine l’âme du croyant et lui inspire une dévotion directe, Luther considère que le verbe enfermé dans la Bible reste lettre morte s’il n’est pas transmis par la voix et écouté par le fidèle (fides ex auditu). D’où la composition massive de cantiques pour transformer les émotions humaines en dévotion divine : « Les textes de l’Écriture sainte sont certes en eux-mêmes la plus agréable des musiques, qui […] peut vraiment réjouir le cœur. Mais quand s’y ajoute une mélodie douce et heureuse, alrs ce chant reçoit une force nouvelle et pénètre plus profondément dans le cœur » lit-on dans la Préface d’un recueil de cantiques luthériens. Dans les épîtres préliminaires du Psautier Huguenot, Calvin élabore à son tour une théorie émotionnelle de la musique, inspirée des Pères. D’après lui, la parole ne saurait se suffire à elle-même sans une mélodie sobre et monodique, seule capable d’émouvoir les cœurs et de les élever vers Dieu, de soulager les esprits en restaurant leur confiance en lui : « nous cognoissons par experience, que le chant a grande force et vigueur d’émouvoir et enflammer le cœur des hommes, pour invoquer et louer Dieu d’un zele plus vehement et ardent », écrit-il dans l’Épître de 1543. Parce qu’il mêle la mélodie aux paroles, le cœur à l’intelligence, le chant constitue le moyen suprême d’élever l’âme à Dieu pour celui qui le profère comme pour celui qui l’écoute. Aussi tient-il une 420

place capitale dans les rituels religieux. Des cantiques luthériens aux chansons spirituelles, du chant grégorien aux cantates d’Église, des laudi franciscains à l’oratorio, la liturgie chrétienne mobilise les ressources spirituelles et affectives de la musique à des fins dévotionnelles et morales. Aux temps des réformes et des reconquêtes, l’Église catholique saura profiter des pouvoirs des arts plastiques autant que du chant. Si l’art religieux a très tôt recouru à la puissance sensible de l’image pour éveiller la dévotion des fidèles et, par là même, les édifier, la réforme tridentine poussera jusqu’à la démesure l’usage émotionnel de la représentation visuelle. Conscient de la force de persuasion de l’œuvre d’art, le Concile de Trente légitime le recours à la sensibilité et à la sensualité en raison de la « faiblesse de la nature humaine ». La construction d’églises spectaculaires, la réalisation de sculptures aux lignes expressives et inquiètes, l’exécution de peintures démonstratives et tourmentées, concourent à éveiller les sens et l’imagination du fidèle pour mieux ranimer son ardeur et son zèle. Des peintres comme Le Bernin, Tintoret ou Rubens offrent au regard des représentations pathétiques et idéalisées des martyrs, des saints et de la Vierge comme autant de gages de la puissance du surnaturel et de la foi. En misant sur la théâtralisation du divin et sur la scénographie des affects, l’art baroque entend exalter les émotions spirituelles du fidèle au point de le faire accéder aux mystères de la révélation, voire à l’extase mystique. Poétique et rhétorique des émotions La poésie aussi bien que la prose oratoire de la chaire sauront, pour leur part, tirer profit des potentialités émotionnelles de la langue sacrée pour définir les lignes d’une esthétique à contre-courant des normes en vigueur. Les auteurs chrétiens instituent en modèle d’éloquence la langue affective

Spirituelles (émotions) de David par opposition à la rhétorique antique. Augustin (De doctrina christiana), Érasme (Ecclesiastes) et Calvin (Le Livre des Psaumes) avancent l’argument émotionnel pour justifier la simplicité stylistique des Écritures. L’Esprit touche directement les affects en suscitant une transformation radicale du cœur : « [Telle] simplicité rude, et quasi agreste, nous émeut en plus grande révérence que tout le beau langage des Rhétoriciens du monde, que pouvonsnous estimer, sinon que l’Écriture contient en soi telle vertu de vérité qu’elle n’a aucun besoin d’artifice de paroles ? […] Dont il est aisé d’apercevoir que les Saintes Écritures ont quelque propriété divine à inspirer les hommes, vues que de si loin elles surmontent toutes les grâces de l’industrie humaine », écrit Calvin dans Institution de la religion chrétienne (1536). La prière psalmique offre précisément l’exemple absolu d’une parole ressourcée aux forces vives de l’émotion, de l’enthousiasme et de la sincérité : « David n’emprunte point une rhétorique fardée comme celle des orateurs profanes », écrit Calvin dans Le Livre des Psaumes, mais il parle la langue du cœur. Les « gémissements continuels et affectueux » qui accompagnent la profération de la prière sont les marques d’une « affection de piété bien attrempée », commente Calvin. La véhémence pathétique du texte de David n’est pas un artifice rhétorique destiné à émouvoir, mais elle est la transcription fidèle d’une intériorité ondoyante comme l’expression réaliste d’affections intenses. L’émotion étrangle à tel point la langue qu’elle l’accule parfois aux « interruptions », indice textuel et vocal d’une douleur inouïe, qui s’achève parfois en cri, manifestation ultime d’une affection accablante mais féconde. Les cantiques bibliques et plus encore le livre davidique représentent aux yeux des auteurs chrétiens ce qu’Olivier Millet appelle « la réalisation exemplaire du langage pathétique de la prière » (voir La peinture des passions de la Renaissance à

l’Âge classique, 1995), que les poètes s’attacheront à imiter, de Clément Marot à Antoine Godeau, pour rénover la langue littéraire en cours d’élaboration aux xvi e et xvii e siècles ou pour défendre une éloquence du cœur indifférente aux règles de la rhétorique. La poésie biblique devient le modèle d’une nouvelle poésie chrétienne sans règle, idéalement fondée sur les sentiments et sur les émotions. Quant à l’éloquence dépouillée et véhémente de Paul, elle inspire les différents courants de la prédication (Charles Drelincourt, Jean Claude, Bossuet ou Pascal), qui mobilisent, chacun par des voies qui leur sont propres, la force pathétique des mots et des figures. Enfin, la littérature mystique, représentée par Pierre de Croix, Claude Hopil ou Mme Guyon, puisera, dans les psaumes et plus encore dans le Cantique des Cantiques, l’énergie verbale apte à transcrire la force émotionnelle de l’union amoureuse avec le divin. Filtrée par d’éminents écrivains, la réflexion théorique des théologiens chrétiens fraie les voies à une production originale, éprise de spiritualité et retrempée aux sources vives du livre sacré ; elle contribue à remotiver le lyrisme, qui renouvelle connaissance avec les émotions les plus vives du croyant ; elle favorise l’invention d’une langue propre à exprimer dans ses détours et ses distillations une foi à vif. Véronique Ferrer

& O. Millet, « La ”leçon des émotions“ : l’expression des passions et sa légitimité dans le commentaire de Calvin sur les psaumes », La Peinture des passions de la Renaissance à l’Age classique, Saint-Étienne, Publications de l’Université, 1995. Le Sujet des émotions au Moyen âge, P. Nagy et D. Boquet (dir.), Paris, Beauchesne, 2008. Religion and Emotion, J. Corrigan (éd.), New York, Oxford University Press, 2004. E. Wilson, Emotions and Spirituality in Religions and Spiritual Movements, Lanham, University Press in America, 2012. amour, larmes, littérature, musique, peinture, FF poésie, sublime

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Stendhal [henry Beyle] (1783-1842)

Stendhal [Henry Beyle] (1783-1842) La connaissance des passions Les émotions et l’intellect sont-ils séparés ? La question hante Henry Beyle dès 1804 ; il part d’une division entre la tête et le cœur, mais non sans la mettre en cause, par exemple lorsqu’il remarque la nécessité d’analyser chaque passion : « Cela me rendra plus facile à décrire l’action de l’âme sur la tête et de la tête sur l’âme ». Stendhal dépasse la pensée dualiste des romantiques et se rapproche des théories philosophiques et psychologiques d’aujourd’hui, fondées sur l’idée que les émotions ne sont pas opposées à la raison – les appraisal theories selon lesquelles un jugement très rapide, involontaire ou volontaire, est contenu dans l’épisode émotionnel. La science de l’âme étudie les phénomènes affectifs (passions, sentiments, émotions, dispositions, humeurs, attitudes mentales) ; pour Stendhal elle constitue le futur de la philosophie grâce à « l’explication et la connaissance de l’âme » et « l’explication de ce qui se passe dans le cœur de l’homme quand il éprouve une passion. Stendhal instruit sa sœur : il faut lire les bons ouvrages de philosophie, pratiquer l’observation des comportements des gens, surtout dans les salons, poser des questions aux amies et analyser ses propres sentiments. La littérature – Shakespeare, Cervantès, Molière et Corneille – est indispensable à la connaissance des passions. La tragédie représente les émotions dans leur caractère général ; la comédie montre comment les mœurs changent et influent sur les passions. Stendhal trace des distinctions, indique le lien entre les affects et les valeurs, la temporalité des états émotionnels et l’impact des circonstances extérieures et intérieures. Les arts et les émotions sont liés ? Selon les théories contemporaines, les changements corporels (arousal, activation physiologique) accompagnent l’épisode 422

émotionnel. Stendhal décrit l’expérience du sublime : « J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux-arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. » (Rome, Naples, Florence, 1817-1826). Dans l’Histoire de la peinture en Italie (1817), le commentaire est dirigé par la description des émotions représentées et exprimées dans les tableaux et par l’effet sur les spectateurs dont l’attention est un élément important. Le critique et l’historien doivent « prédire » les sentiments des spectateurs. Les œuvres de Raphaël, Léonard, le Corrège – émeuvent le spectateur qui, dans l’art moderne de la Renaissance, jouit de la beauté de l’âme et qui a un plaisir à la fois éthique et esthétique. L’art et la vie se relient dans une dynamique continuelle. Le lecteur apprend à apprécier les arts ; plus il apprend, plus il les aime et plus il connaît sa propre vie et son âme. La théorie des émotions est perfectionnée dans les romans où les personnages analysent et justifient leurs émotions, qui sont imbriquées dans un système mobile de motivations, d’actions et de croyances ; elles subissent des transformations rapides au contact avec le monde extérieur et le monde intérieur, et au cours du temps. Surtout, les personnages font leur éducation sentimentale à travers des jugements erronés sur les émotions des autres et aussi sur les leurs (self-deception). L’art a un grand pouvoir ; ainsi, dans Le Rouge et le Noir, Mathilde, la jeune femme de « l’amour de tête », accède à l’amour passion par l’effet sublime de la musique de Cimarosa. Patrizia Lombardo

& Stendhal, Histoire de la peinture en Italie [1817], éd. H. Martineau, Paris, Le Divan, 1929. Stendhal, Correspondance, Paris, Gallimard, 4 vol., 1968-1971.

Sublime Stendhal, Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, 2005. - J. Elster, Alchemies of the Mind. Rationality and the Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. amour, artialisation, éducation des affections, FF littérature, sublime

SUBLIME Adjectif et nom masculin, le mot entre au xve siècle par emprunt savant au latin sublimis, « haut, élevé », « élevé, grand », formé à partir de la préposition latine sub, associée à un moment vertical, et de limus ou limis, « oblique » en parlant de l’œil et du regard. Mais le mot a longtemps été interprété à la lumière d’une fausse étymologie, celle de sublimen, « sous la limite », que l’on retrouve par exemple dans un traité d’esthétique de la toute fin du xix e  siècle : « Ce terme de sublime est très heureusement donné, car étymologiquement, il veut dire sous le seuil, ce qui implique une idée de limite extrême » (M. Griveau, Éléments du beau, 1892). Jusqu’au xxe siècle, c’est l’étymologie erronée qui domine. Le sens donné au substantif comme à l’adjectif implique toujours élévation et grandeur suscitant l’admiration. Terme d’alchimie, au début du xv e siècle, le mot possède le sens d’« éminent », « placé très haut » qui se trouve renforcé depuis le xix e  siècle. Depuis, l’acception est restée sensiblement la même : est sublime ce qui se place dans la plus haute catégorie du beau, du noble et qui suscite l’admiration. Comme nom masculin, le sublime désigne en premier lieu « ce qu’il y a de plus élevé dans l’ordre moral, esthétique, intellectuel ». La conjonction des trois ordres s’opère bien par l’admiration, émotion indissociable et fondement du sublime. Dès l’Antiquité, le sublime est au cœur des préoccupations esthétiques. Redécouvert à la Renaissance et traduit en 1674 par Boileau, Longin, auteur grec anonyme

du i er siècle après J. ­C ., en définit le sens dans son traité, le Péri hupsous. Le sublime désigne ici « cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe dans le discours et qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte ». Boileau développe encore, plus loin, les sentiments et émotions que la rencontre du sublime fait jaillir chez le lecteur ou le spectateur : « Sous l’action du véritable sublime, notre âme s’élève en quelque sorte, exulte et prend de l’essor, remplie de joie et d’orgueil comme si c’était elle qui avait produit ce qu’elle avait entendu ». Le théoricien du classicisme rappelle que cette acception diffère sensiblement du sens rhétorique spécifique, dans lequel le sublime qualifie le style « élevé ». Si l’un et l’autre de ces sens se rejoignent quand à l’idée et à la recherche d’une élévation, l’un se limite à celui d’un registre, d’un faisceau de procédés formels et langagiers, tandis que l’autre met davantage l’accent sur l’émotion ressentie et donc sur la réception comme sur la visée. Pour la plupart des philosophes, notamment chez Kant, le sublime diffère fondamentalement du beau : si ce dernier présente un caractère complet et achevé, le sublime impliquerait, lui, un dépassement dans son évocation d’élévation et de grandeur. Pourtant, ainsi que le souligne la grande spécialiste du sublime Baldine Saint Girons, il rejoint en cela la définition platonicienne du beau. Pour Kant, le sublime émane de l’idée d’une totalité impliquant une force supérieure, cette dernière suscitant l’admiration, c’est-àdire plaisir (esthétique) et douleur. Cette dernière proviendrait en effet du désir de dépasser cette force supérieure et menaçante, susceptible de détruire le sujet. S’ajoute enfin un sentiment d’orgueil lié au fait de parvenir à résister à cette puissance. Dans la Critique de la faculté de juger, Kant lui oppose le beau en ce que ce dernier suscite un plaisir serein, calme et tranquille. Est sublime, donc, ce qui suscite un plaisir et une émotion esthétique vive, procédant 423

Sublime de l’admiration – sentiment de supériorité de l’œuvre, du traitement du sujet – mais aussi douleur et orgueil. Le sublime occupe également une place importante dans la pensée de Burke, contemporain de Kant. Pour lui, le sublime se présente comme la plus puissante des émotions pouvant être ressenties par l’esprit. Comme Kant, Burke évoque la douleur, « émissaire de cette reine des terreurs » qu’est la mort et à ses yeux plus puissante encore que le plaisir en raison de son emprise psychologique. Le philosophe pose le concept de delight : le sublime traite de sujets terribles ou est en lui-même terrible ; il suscite donc terreur et sentiment de danger chez le sujet, mais sa mise à distance (par l’art) permet au lecteur ou au spectateur d’en éprouver du plaisir – ce délice particulier. En revanche, Durkheim revient sur la définition kantienne du sublime, pour lui en substituer une tout autre, rompant avec l’opposition entre le beau et le sublime : ce dernier « n’est que la plus haute expression, le maximum d’intensité du beau » (Cours de philosophie, Leçon  XXXII). Les deux conceptions du sublime, celle de Durkheim et celle de Kant, coexistent aujourd’hui. Quelle que soit la manière dont on le définit, le sublime est toujours source d’une émotion vive faite du sentiment de grandeur, de puissance et d’élévation. Il affecte profondément le sujet et c’est en cela qu’il se définit pour Baldine Saint Girons. L’émotion esthétique en est donc la condition définitoire première. Le sublime est une porte d’accès à l’infini. Les occurrences du sublime dans les œuvres littéraires ou artistiques se reconnaissent dans la réception particulière que le sublime engendre, dans le type de rapport qu’il instaure avec le sujet lecteur ou spectateur comme dans l’évocation d’une « puissance » « suprasensible ». En sa définition kantienne comme burkienne, le sublime trouve dans de puissants liens avec le tragique : « la tragédie s’efforce ­d’assumer 424

le  ­terrible par le biais du discours et du chant, de sorte que le sublime s’y révèle comme la mise en signifiants du tragique, ou comme “le domptage artistique de l’horrible” », écrit Nietzsche. Outre les tragédies antiques ou Milton, qui constitue pour Burke le poète sublime par excellence – Le Paradis perdu s’offrant comme sublime de douleur –, on pense ici aux Tragiques d’Agrippa d’Aubigné puis à certaines tragédies classiques. En effet, l’association de la terreur et de la pitié à la beauté classique, celle-ci étant entendue comme harmonie, c’est-à-dire, à l’époque classique, reflet de Dieu, s’offre naturellement comme champ d’expression du sublime. Défini comme dépassement, comme ouverture sur l’infini et en cela terrible, douloureux ou effroyable, selon Kant, et simultanément source d’un ravissement esthétique, le sublime est en prise avec une force transcendante : il peut alors parfois rejoindre le sacré. Au tournant de la modernité, le sublime prend le sens que lui donne Burke, en particulier pour le sublime de la douleur, mais aussi celui que lui confère Hegel. Pour ce dernier, le sublime est le sentiment pour l’homme de sa propre finitude et de sa distance loin de Dieu. C’est ce sublime que l’on peut trouver dans l’œuvre de Rilke. Ces définitions trouvent de profondes résonances dans la perspective d’un monde dans Dieu ouverte par la modernité. Ainsi, le sublime de douleur que Burke trouve en Milton se trouve naturellement inclus dans le projet romantique à travers le thème du Satan sauvé. Allant de pair avec le mélange du grotesque, du vulgaire et du sublime, dans la préface de Cromwell, ce nouveau sublime moderne met en évidence la grandeur de l’homme en sa misère même. Mais pour Hugo, si « le sublime est en bas », comme le dit « Le malheureux » dans Les Contemplations, il reste lié encore, bien sûr, au divin dont l’homme continue, pour les romantiques, de faire signe. La figure l’ange s’offre tout au long des siècles comme l’émissaire d’une force

Sublime supérieure, d’abord divine puis ouverte aux variations à mesure que l’artiste, à partir du tournant de la modernité, s’émancipe des croyances religieuses originelles. La présence même de l’ange suffit bien souvent à indiquer le sublime, à le faire surgir dans l’œuvre. L’ange des origines, émissaire divin, brûlant de sa proximité avec Dieu, pour les séraphins, s’offre en lui-même comme un motif majeur du sublime judéo-chrétien. Dans les Écritures, sa rencontre remplit d’effroi : ceux qui le rencontrent craignent de mourir. Au cours des siècles, les représentations angéliques sont précisément pensées pour susciter l’admiration, le ravissement sacré et ouvrir sur l’infini divin. Les Annonciations de Fra Angelico en sont les exemples les plus connus. Au tournant de la modernité, les forces transcendantes avec lesquelles l’ange se trouve associé varient : on rencontre notamment le Temps irrémédiable, présenté comme fatalité précisément par son association avec l’ange. Dans L’Angelus novus de Klee, l’ange de l’histoire benjaminien s’offre comme une occurrence du sublime précisément comme porte ouverte sur l’infini de la perte, à travers son regard aussi animal qu’inquiétant. L’infini possède ainsi diverses déclinaisons en lien avec les époques : beauté transcendante à l’origine d’une émotion esthétique voire mystique intense, il est l’infini du Cosmos, de Dieu ou encore de la nature, ou du Néant, chez Mallarmé, par exemple. La réception de Rimbaud par Claudel est un autre bel exemple du sublime, précisément indiqué par l’ange : c’est en effet un ange que l’auteur du Soulier de satin voit dans celui des Illuminations, dont il transcrit à l’encre rouge les citations, couleur dont il use pour recopier les versets bibliques. L’ange est une figure du sublime en tant qu’il porte un infini. Consubstantiellement lié à une force supérieure, le sublime nécessite un système d’ancrage référentiel dans celle-ci, ce qui constitue un enjeu et une probléma-

tique dans les arts visuels, en particulier au cinéma. Ce sera le rôle naturellement assumé par les références plus ou moins explicites à cette « force » supérieure, qu’il s’agisse de symboles, de citations, de résurgences, de personnages… Au cinéma, le sublime nécessite aussi que la puissance de cette force, contre laquelle on ne peut lutter, opère comme force dramatique. Il reviendra donc à l’intrigue et à la narration d’exprimer celle-ci. Enfin, le ravissement, l’admiration que le spectateur doit ressentir constitue l’enjeu du traitement visuel. Le principal problème relatif au sublime est lié à la nature même du septième art : il s’agit de filmer l’invisible au sein même des limites imposées par le cadre. Il se pose donc des problèmes spécifiques de traitement, explorés par la revue Positif en 2008. Le sublime est au cœur de l’œuvre cinématographique de Tarkovski ou de Theo Angelopoulos avec une esthétique proche, mais un sens et des enjeux différents. Chez Tarkovski, le sublime est en lien avec une quête spirituelle et s’exprime par une volonté esthétisante très marquée, au point que ses films semblent de véritables poèmes visuels. Chez Angelopoulos, le sublime est en lien avec l’irréversible passage du temps, marqué du sceau de l’histoire et de l’exil, là aussi à travers une constante recherche du beau universel et intemporel. Dans Théorème de Pasolini (1968), le sublime comme lien avec une force transcendante passe par des références bibliques et symboliques. Il s’incarne littéralement dans un mystérieux envoyé, un ange en réalité, qui séduit chacun des personnages de la famille pour les conduire à la transgression. Plus récemment, The Tree of Life (2011) de Terrence Malick a souvent été qualifié de « sublime » par la critique, tout comme Melancholia de Lars von Trier. On pourra plus généralement penser à certains films comme Les Ailes du désir de Wim Wenders (1987) où le sublime passe par le point de vue de l’ange (premier film 425

Surprise construit sur ce principe) et sur une voix off déclamatoire. Le sublime est ici celui de l’existence humaine saisie à travers le prisme du regard angélique. Dans un tout autre registre, Into the Wild (2007) réalisé par Sean Penn à partir du livre éponyme écrit par Jon Krakauer (1996) sur l’histoire vraie de Christopher Mac Candless, met en scène la fascination d’un jeune homme pour la nature en son immensité, posée comme idéal, et le conduisant à sa perte. Pour le philosophe Daniel Salvatore Schiffer, le sublime serait aux fondements de l’art contemporain, par opposition à la quête du beau qui présidait avant le tournant de la modernité (Du Beau au Sublime dans l’Art. Esquisse d’une Métaesthétique, 2012). La Tate gallery de Londres a consacré en 2010 au thème de l’art et du sublime une exposition. Les œuvres présentées avaient pour caractéristique de présenter la démesure. Dans son lien avec le sacré, le sublime continue à intéresser l’art moderne, postmoderne puis contemporain : en témoignent par exemple les recherches de Barnett Newman dans « The sublime is now » en (1948). L’art moderne, puis postmoderne, questionne les limites : il renoue en cela parfois avec le sublime, que ce soit du côté de la création ou celui de la réception. Bérengère Avril-Chapuis

& N. Boileau, préface et traduction du Traité du sublime [1674], œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970. E. Burke, Recherche philosophique sur nos idées de sublime, et de beau [1757], trad. et éd. B. SaintGirons Paris, Vrin, 1990. E. Kant, Critique de la faculté de juger [1790], Vrin, 1993 et Observations sur les sentiments du Beau et du Sublime [1764] Paris, Vrin, 1980. B. Saint Girons, Fiat lux : une philosophie du sublime, Paris, Quai Voltaire, 2002 et Le Sublime de l’antiquité à nos jours, Paris, Desjonquères, 2005. cinéma, collectives ( émotions), spirituelles FF

(émotions), théâtre

SURPRISE Les plaisirs de la surprise L’expérience de la surprise enveloppe celle de la nouveauté et, à ce titre, fait partie de celle du plaisir comme sentiment positif de l’existence et comme émotion esthétique ; au contraire, l’absence de sensation nouvelle, la continuité en toute chose, l’uniformité, du plaisir lui-même, est cause certaine d’ennui et de déplaisir. Comme Montesquieu, dans l’Essai sur le goût, le poète Giacomo Leopardi les donne pour indissociables : « Toute sensation nouvelle est agréable du seul fait qu’elle est nouvelle ». Toute surprise l’est donc aussi, tandis que « L’uniformité est cause certaine de l’ennui, l’uniformité est ennui et l’ennui uniformité ». Mieux vaut, pour Leopardi, une surprise désagréable et douloureuse que l’uniformité de la sensation et l’ennui qui va avec. Le lien de la surprise et du sentiment de la nouveauté est mis en valeur par Montesquieu dans son Essai sur le goût ; les plaisirs de la surprise sont des éléments essentiels du goût, avec ceux de l’ordre, de la variété et des contrastes. L’esthétique subjectiviste, qui se développe et domine au xviiie siècle donne à la surprise une place telle, dans la réception comme dans la création, qu’on a pu parler, avec raison, d’une « esthétique de la surprise » (C. Spector, « L’Essai sur le goût », in Dictionnaire électronique Montesquieu, 2008-2009). Mais on pourrait citer d’autres écrivains, de la même époque, pour témoigner de la présence romanesque ou dramatique de la surprise comme ressort de l’émotion esthétique et comme stratégie de l’art dramatique : Marivaux, par exemple, dans La surprise de l’amour. La surprise montrée dans cette œuvre est d’abord celle de deux cœurs cherchant à fuir l’amour et qui finalement en sont « pris » et surpris, malgré le dur combat affiché contre ce sentiment. C’est, par ce spectacle même, la surprise du lecteur/spectateur. Bien que ce qui leur arrive ne nous surprenne qu’à moitié, l’intrigue nous tient en haleine, usant des

Surprise ingrédients habituels de la surprise : la nouveauté, (celle des idées de la comtesse), le hasard surprenant de la rencontre « inimaginable » entre une veuve qui hait les hommes et un homme qui déteste les femmes, le jeu de la haine (affichée) et de l’amour (secret). Le lecteur/spectateur se réjouissant à suivre le progrès de l’amour caché jusqu’à sa révélation, comme en un « suspense ». L’esthétique « baroque moderne » d’un Baudelaire, peut aussi revendiquer la surprise, l’inattendu, l’apparition du tout nouveau, comme des valeurs de la modernité baroque, l’aura de l’imprévu, ou du nouveau, vaut comme qualité inaliénable du beau ; l’ivresse, voire « l’érotisation du nouveau », le culte de la sensation multipliée et de la diversité de la sensation, constituent, pour ce poète, l’index historique de l’esthétique moderne. Le poète veut, dit Baudelaire, « plonger au fond du gouffre. Enfer ou ciel, qu’importe ? Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ». Définir la surprise Définir la surprise, c’est donc définir un des principaux ressorts de l’émotion, du sentiment et de la création esthétiques. La philosophie elle-même fut donnée, par les premiers philosophes, comme fille de la surprise, ou plutôt de l’étonnement, ekplêsis (être frappé par la foudre), thaumaston (admiration), thaumazein (s’étonner, être surpris, s’émerveiller). Platon, dans Théétète, fait dire à Socrate : « Théodore ne s’est pas trompé, mon cher Théétète, dans ses conjonctures au sujet de ton naturel ! Car cet état qui consiste à s’émerveiller, est tout à fait d’un philosophe, la philosophie en effet ne débute pas autrement ». Mais, si la surprise répond à la condition psychologique du questionnement (la curiosité) qui ouvre la voie à la connaissance (surprise cognitive), le philosophe ne doit pas la laisser conduire son existence ou sa pensée : il faut qu’elle passe vite, qu’elle ne dégénère pas en énigme. Ainsi, avant

d’être, par un déplacement métonymique – on appelle aussi, un paquet-cadeau « une surprise » – le caractère d’une chose ou d’un événement nouveau, inattendu ou merveilleux, la surprise est un état d’esprit qui accueille cet événement ou cette chose, et leur donne la qualité de nouveauté, inattendue ou merveilleuse. Comme Sartre le dit de toute émotion, la surprise « est une transformation du monde » (Esquisse d’une théorie des émotions, 1939), « ou encore une qualité du monde dans la perception ». Pour les philosophes il faut désamorcer les effets pathétiques des plaisirs de la surprise pour laisser place à l’activité de l’âme et à la connaissance du réel (Spinoza), pour l’art, au contraire, il faut exploiter tous les mécanismes et tous les effets de la surprise. C’est pourtant un philosophe, Aristote, qui, dans sa théorie de l’art dramatique, donnait à la surprise une place éminente dans la construction et dans les effets émotionnels de la tragédie : « la représentation tragique a pour objet, non seulement une action complète mais des faits propres à exciter la crainte et la pitié et ces passions sont émues surtout quand les faits se produisent contre notre attente, tout en découlant les uns des autres, car ils auront alors le caractère du merveilleux plus que s’ils étaient dus au hasard et à la fortune » (Poétique). L’inattendu, le merveilleux, ou même le terrifiant, l’apparition dérangeante d’un certain ordre, les idées neuves, telles sont les valeurs d’une esthétique de la surprise qui se prolongera au xixe siècle et au-delà. Définition philosophique et critique de l’admiration Le choc émotionnel de la nouveauté n’impressionne pas tous les philosophes. Certains, et non des moindres, appellent à la méfiance et au dépassement de cet affect comme en témoigne la définition d’une espèce de surprise, l’admiration, dans l’Éthique de Spinoza : « l’admiration est l’imagination d’une chose en quoi l’esprit 427

Surprise reste fixé, parce que cette imagination singulière n’est pas du tout enchaînée aux autres ». Cette définition et son explication donnent la surprise (admirative) comme un état de l’esprit qui se trouve incapable de faire le lien entre une imagination singulière (image de la chose nouvelle) et toutes les autres, état qui définit exactement l’enfance. Dans l’étonnement ou l’admiration, l’esprit ne pense qu’à une chose, et ne s’imagine pas imaginer ; il est comme « retenu dans la contemplation de la même chose jusqu’à ce qu’il soit déterminé par d’autres causes à penser à d’autres choses ». Cet attentisme est la marque même de la passivité passionnelle, comme le souligne la définition classique du mot passion. Dans cette « fixation »  à une image singulière, « séparée  des autres », l’esprit cesse de se comprendre ; « fixé » à la seule image de l’objet, il nie la nature de l’image surprenante comme affection et en rapporte la cause à la chose dite « nouvelle ou surprenante ». La stupeur ou stupéfaction, qui est aussi une manifestation de la surprise, n’est pas très éloignée de la stupidité. Spinoza est de ces philosophes qui ont affirmé, avec force, qu’on a souvent mieux à faire que contempler. Mais il ne parlait pas de l’art ! C’est l’imagination créatrice de fantasmes et d’apparitions qui dit : « Étonnez-moi ! », « Fais-moi peur ! ». Pour le philosophe, l’homme éveillé et lucide ne cultive ni les films d’horreur ni les contes de fées. On a donc raison de dire que « le concept de surprise comporte en lui-même sa propre critique » (D. Noguez, « Œuvre d’art et surprise », in La surprise, 1998). L’ignorance ou l’erreur sont le cadre habituel de la surprise jugée d’un point de vue épistémique et philosophique. Mais on peut trouver, chez les classiques eux-mêmes, une autre définition, moins négative ou plus ambiguë. Une définition plus ambiguë de l’admiration. « L’Admiration, écrit Descartes dans Les Passions de l’âme (1649), est une subite 428

surprise de l’âme, qui fait qu’elle se porte à considérer avec attention les objets qui lui semblent extraordinaires ». Cette passion : « a beaucoup de force, à cause de la surprise, c’est-à-dire de l’arrivement subit et inopiné de l’impression qui change le mouvement des esprits ». « L’âme subit », dans la surprise admirative, l’impression de nouveauté. Sa passivité est soulignée par la description du mécanisme physiologique qui la soutient. Mais, ailleurs, il semble en être autrement, « lorsque la première rencontre de quelque objet nous surprend, et que nous le jugeons être nouveau, ou fort différent de ce que nous connaissions auparavant, ou bien de ce que nous supposions qu’il devait être, cela fait que nous l’admirons et en sommes étonnés ». Le processus physiologique restant le même, la passion d’admiration n’est plus dite « causée » par lui, elle a pour origine une action de l’âme qui juge l’objet comme rare ou digne d’être estimé. Il n’y a pas de nouveauté, sans sujet qui en juge : ici on montre qu’être surpris positivement (admirer), ce n’est plus subir l’impression de l’objet, ce n’est plus être « fixé » à son image, c’est l’estimer (elle juge), l’élever jusqu’à soi, estime qui peut aller jusqu’à la vénération. C’est donc lorsqu’elle sombre dans l’excès, dans l’étonnement, que la surprise devient une fixation infantile et peut « rechercher les raretés seulement pour les admirer et non pour les connaître ». Mais le poète en juge autrement : « L’enfant, écrit Baudelaire, voit tout en nouveauté, il est toujours ivre », et l’art ira jusqu’à revendiquer l’infantilisme du regard de l’enfant comme étant le plus proche de celui du poète. L’esthétique de la surprise Dans l’art, en général, la surprise apparaît, avant tout, comme cet affect agréable et nécessaire, qui permet de mieux voir ou de voir autrement le réel. La surprise, réveille et inquiète, dit l’artiste : elle ne nous distrait pas du réel ; tous les arts, revendiquent l’usage de la surprise, ils veulent tous réveiller nos

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Surprise sens (l’œil, l’oreille, le goût), bousculer nos habitudes. Raphaël, dit-on, estimait que la valeur d’une œuvre d’art est constituée par son apparition surprenante, mais, sans cultiver le goût de la surprise pour la surprise, son œuvre, en fait un ressort essentiel de l’émotion esthétique : elle n’est pas seulement un thème montré comme, on peut le voir dans Le Verrou de Fragonard (jeune femme « surprise » et se laissant surprendre, sous nos yeux). Dans l’œuvre de Raphaël, la surprise n’est pas représentée, elle est suscitée, par la captation insidieuse de notre regard : le sujet surpris, n’est pas dans l’œuvre, il est face à elle, la surprise s’installant progressivement, par l’approfondissement de notre regard. La surprise est d’abord médiocre, mais progresse par notre attention même, nous conduisant de l’étonnement à l’admiration, qui est une surprise durable. La surprise comme moyen de l’art Si le gag, le mot d’esprit, le suspense, sont des procédés récurrents des œuvres qui visent à surprendre en donnant du plaisir ; le retournement dramatique de situations, la représentation d’événements qui transforment le bonheur en malheur, provoquant la pitié ou la terreur, sont aussi, comme le montrait déjà Aristote, des moyens pour susciter le plaisir de la surprise. Ainsi, l’art, petit ou grand, gastronomique ou plastique, n’est peut-être pas ontologiquement lié à la surprise, mais il l’est stratégiquement, comme le souligne D.  Noguez ; pour l’art aussi la surprise peut n’être qu’un simple rouage, le chemin et non la fin. La philosophie et l’art ont donc en commun le même ennemi : l’indifférence et l’assoupissement ; le même but : relancer l’attention ; la même condition d’existence : la conscience éveillée et active ; la surprise, dans tous ces cas leur est un bon moyen mais non le seul. Comment faut-il alors redéfinir la surprise pour que l’art et la philosophie s’y rencontrent ? Les philosophes du xviii e  siècle et Montesquieu, en particulier, définissent

la surprise, non comme une passion mais comme un sentiment et une manifestation du naturel curieux de l’âme. La « curiosité » est, pour l’âme, « un désir d’apercevoir et de voir plus que ce qui se montre ». La marche habituelle de l’esprit est, cette tension du désir de voir le non connu, le non encore vu. « Le plaisir que nous donne un objet nous porte vers un autre ; c’est pour cela que l’âme cherche toujours des choses nouvelles, et ne se repose jamais », écrit Montesquieu, l’attente de voir le non connu, le non encore vu, est, ce qui empêche l’âme de se lasser et de languir, de sombrer dans l’ennui. Ainsi, on sera sûr de plaire à l’âme, « Lorsqu’on lui fera voir beaucoup de choses, ou plus qu’elle n’avait espéré d’en voir ». La surprise, l’admiration et même la nature même de l’esprit ; mais, dans l’art comme dans la vie, l’âme, est soumise à un double impératif : sentir et ne pas trop sentir ; on y remédie en variant ses modifications, dit Montesquieu. L’âme ne se plaît qu’à ce qui la met en mouvement, mais sans la fatiguer ; l’excès de variété, donc l’excès de surprise, comme l’excès d’ordre est source d’ennui et de fatigue. L’essai sur le goût est, à cet égard, le texte précurseur de toute esthétique qui cherche à cultiver et à multiplier la sensation en la limitant par la nécessité de la variation dans le sentir même (voir C. Spector, « Montesquieu, œuvre ouverte », Cahier Montesquieu, 9, 2005). Dans la vie comme dans l’art, la surprise appartient au monde psychique : la chose nouvelle n’est pas en elle-même pourvue de ce caractère. Il n’y a pas égalité de la chose surprenante et du sujet surpris, le socle de la valeur de nouveauté, c’est « nous » ; ce qui constitue la surprise c’est donc, comme le disait Aristote, le « contre notre attente », c’est vrai dans la vie, comme dans les choses de l’art et dans les jeux de hasard. Qu’en est-il des ouvrages de l’esprit et des beaux-arts ? 429

Suspense En reprenant la règle aristotélicienne de la progression de l’intrigue (ou fable) au moyen des péripéties avec son moment de « retournement dramatique », on peut dire, comme Montesquieu, « c’est par là que les pièces de théâtre nous plaisent : elles se développent par degré, cachent des événements jusqu’à ce qu’ils arrivent, nous préparent toujours de nouveaux sujets de surprise, et nous piquent en nous les montrant tels que nous aurions dû les prévoir ». L’art de ménager la surprise a donc pour règle de : « trouver un très grand nombre de sentiments différents qui concourent à l’ébranler [l’âme] et à lui composer un plaisir ». Elle vaut pour Suétone comme pour Apicius (le gourmet). Le plaisir du goût (esthétique ou culinaire) n’étant jamais fait d’une simple sensation mais toujours d’une composition de sensations ou de sentiments différents. L’art et l’esthétique modernes veulent aller plus loin dans le culte de l’apparition surprenante et dans la poésie de l’inattendu et de l’inconnu : l’esthétique de la surprise pourrait donc bien avoir pour extrême limite, cette esthétique de l’altérité, du paradoxe, de l’inquiétante étrangeté qui commence avec Baudelaire (voir C.  Buci-Glucksmann, La raison baroque : de Baudelaire à Benjamin, 1984) mais ne se termine pas avec lui. Chez les peintres, Odilon Redon inaugure ce culte de l’oxymore. Suzanne Simha

& Aristote, Poétique [ive siècle av. J.‑C.], éd. J. Hardy, 2e éd. revue et corrigée, Paris, Les Belles-lettres, 2000. La surprise, actes du 6e colloque du 9, 10, 11 mai 1996, Université de Pau, B. Rougé (dir.), Pau, Publications de l’Université de Pau, 1998. Montesquieu, Essai sur le goût [1757], Paris, Rivages, 1993. Marivaux, La surprise de l’amour [1722], toute édition. cinéma, plaisir, théâtre, suspense FF

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Suspense Définition du suspense Le suspense, ou « suspens », désigne un affect associé à un sentiment d’incertitude qui accompagne l’attente, souvent angoissée, du développement ou de l’issue d’une action ou d’un événement. Dans le cadre de l’esthétique, Heta Pyrhönen définit cet effet comme la résultante « de notre immersion temporelle et affective dans un récit » (Routledge Encyclopedia of Narrative Theory, 2005). On peut l’associer aux sentiments d’espoir, de crainte ou de peur, qui sont désignés par Aristote comme faisant partie des effets visés par la représentation dramatique. Le suspense est ainsi parfois défini comme un effet « dramatique » ou comme une forme de « dramatisation » des événements, mais il peut naturellement se rencontrer dans n’importe quelle forme de représentation narrative, notamment au cinéma et dans le roman, et il est parfois associé à différents genres fictionnels : thriller, récit d’aventure, roman noir, etc. Todorov se sert par exemple du suspense pour distinguer différentes sous-catégories génériques du roman policier (Poétique de la prose, 1971). Pour sa part, Bakhtine voit dans le suspense une caractéristique propre au roman, par opposition à l’épopée, car « l’intérêt spécifique pour “la suite” (‘qu’est-ce qui va se passer ?’) et pour la conclusion (‘comment cela finira-t-il ?’) ne caractérise [selon lui] que le roman, n’est possible que dans une zone de proximité et de contact, impossible dans une représentation lointaine » (Esthétique et théorie du roman). Le suspense permet de nouer le récit et d’orienter l’attention du destinataire vers un dénouement attendu, ce qui permet d’associer cet affect avec la dynamique de la mise en intrigue. La relation entre suspense et intrigue n’est toutefois pas réciproque : lorsqu’il y a suspense, il y a mise en intrigue, mais toutes les intrigues ne reposent pas nécessairement sur la création

Suspense d’un suspense, du moins si l’on accepte la distinction, introduite par Todorov en 1966, entre curiosité et suspense. Sternberg, qui se place dans une approche fonctionnaliste, va jusqu’à faire du suspense, de la curiosité et de la surprise les fondements de la narrativité (M. Sternberg, « Telling in time (ii) : Chronology, teleology, narrativity », Poetics Today, no13, 1992). Les différentes formes de la tension narrative et techniques du suspense Alfred Hitchcock, dans son fameux entretien avec François Truffaut, opposait le suspense à la surprise en insistant sur la différence de durée qui les caractérise : alors que la surprise est brève, le suspense voit son intensité modulée dans le temps, généralement jusqu’à un point culminant, le « climax », qui précède la résolution de la séquence (Le cinéma selon Hitchcock, 1975). Le suspense, quand il est associé à une représentation narrative, dépend à la fois de la temporalité de l’histoire racontée et de celle du média qui raconte cette histoire. Dans la représentation dramatique ou cinématographique, de même que dans le récit oral, la temporalité du média est entièrement régie par la performance du narrateur ou par le déroulement du spectacle. En revanche, dans la fiction littéraire ou dans la bande dessinée, elle dépend de la progression du lecteur dans le texte. Dès lors, la possibilité de sauter des pages, ou de saisir une planche de bande dessinée dans son unité tabulaire, en anticipant sur le déroulement de l’histoire, peuvent avoir des incidences sur l’intensité du suspense. C’est la raison pour laquelle certains auteurs affirment que le suspense dans la littérature et dans la bande dessinée se manifeste surtout dans le cadre d’une publication en feuilleton, la technique du « cliffhanger » (fin ouverte d’un épisode) permettant d’intensifier l’effet par en s’appuyant sur le caractère discontinu de la narration. Guy Gauthier soutient dès lors que la

bande dessinée, « qui échappe en partie à la ­lecture linéaire, permet une découverte de la planche par anticipation, et de ce fait désamorce le suspense au sens strict » (Gauthier, « Dans la bande-dessinée », CinémAction, no71, 1994). Roland Barthes soulignait pour sa part dans Le Plaisir du texte (1973) que le suspense littéraire induisait un rythme de lecture variable. James Phelan associe étroitement la « progression » dans le récit avec l’intérêt de l’intrigue (Reading People, Reading Plots, 1989). Il distingue deux formes d’intérêt : l’instabilité, liée au déroulement des événements, et la tension, qui résulte d’une représentation énigmatique de l’histoire. On retrouve une dichotomie semblable dans la distinction introduite par Roland Barthes (S/Z, 1970) entre deux codes séquentiels : le « code proaïrétique », déroulement des actions, et le « code herméneutique », énigmes et dévoilement retardé. Pour certains auteurs, ces deux formes d’intérêt représentent différentes modalités du suspense. Ainsi, pour Marie-Laure Ryan, il existe plusieurs formes de suspense suivant que nous nous intéressons au sort futur du héros ou, au contraire, que nous portons notre attention sur différentes formes d’énigmes : par exemple lorsque le lecteur éprouve des difficultés à établir l’identité d’un personnage, ou lorsqu’il recherche la cause d’un événement déjà établi. Dans un tel cas, ainsi que le résume Pyrhönen, le « suspense prend la forme de la curiosité que l’on éprouve au sujet de la solution d’un problème ». De la même manière, Bertrand Gervais considère deux formes de suspense suivant que l’on s’intéresse à « ce qui s’en vient », attitude cognitive « descendante », ou à « l’incertitude de ce qui se passe », attitude cognitive « ascendante » (B.  Gervais, Récits et actions : pour une théorie de la lecture, 1990). Toutefois, la majorité des auteurs suivent l’usage introduit par Todorov, qui réserve le terme « suspense » pour décrire l’intérêt pour la suite de l’histoire, par opposition 431

Suspense à la « curiosité », qui concerne son passé. Alfred Hitchcock soulignait pour sa part que la curiosité est une « interrogation intellectuelle » dont la dimension émotionnelle serait moins marquée que dans le cas du suspense. Meir Sternberg ajoute une condition supplémentaire au déploiement du suspense, à savoir que cet effet se distingue de la curiosité et de la surprise essentiellement en fonction du rapport qui s’établit entre la séquence de l’histoire racontée et la séquence du média qui la raconte. Dans cette optique, le suspense exigerait le respect, plus ou moins strict, de la chronologie de l’histoire : Le suspense émerge des scénarios rivaux concernant le futur : de l’écart entre ce que le récit nous laisse, nous lecteurs, savoir au sujet de ce qui arrive (par exemple un conflit) à un moment donné, et ce qui reste à venir, ambigu parce qu’encore non résolu dans le monde. [La curiosité et la surprise]

impliquent plutôt une manipulation du passé, que la narration nous communique dans une séquence discontinue par rapport à ce qui arrive.

Raphaël Baroni souligne pour sa part que le traitement cognitif associé à la curiosité et au suspense – qui prend la forme de diagnostics ou de pronostics incertains – dépend d’une réticence textuelle, qui s’oppose à d’autres formes de configurations narratives plus coopératives, par exemple celles que l’on trouve dans le récit journalistique ou historique (voir R.  Baroni, La Tension narrative, 2007 et L’œuvre du temps, 2009). Il propose également de considérer la tension narrative comme un mot générique pour la curiosité et le suspense, de manière à souligner le parallélisme de ces deux effets et leurs liens avec le nœud de l’intrigue et son déroulement.

intensité

courbe de la tension narrative

état d’avancement dans le récit anticipation ics

Noeud actualisé

432

diag

incertitude

nost

pro

temps

Dénouement attendu

nost

ics

Suspense

Curiosité

Type de réticence textuelle :

Narration d’un événement dont le déroulement futur est incertain

Narration incomplète d’un événement actuel ou passé

Type d’activité cognitive :

Pronostic

Diagnostic

Suspense En liant le suspense et le traitement cognitif qui lui est associé à une stratégie narrative spécifique, Raphaël Baroni réinterprète l’intrigue dans le cadre d’une approche rhétorique qui insiste, davantage que dans les modèles formalistes, sur la dimension interactionnelle et pragmatique du récit. Dans la mouvance des approches inspirées par le cognitivisme, la logique modale et les travaux en intelligence artificielle, l’analyse de la fabula se voit ainsi enrichie par l’analyse des virtualités de l’histoire, dont dépend son dynamisme et son intérêt pour un lecteur. Ainsi que l’affirme David Herman, l’approche formaliste donnait une coloration trop déterministe des séquences narratives, alors qu’une partie de « l’intérêt et de la complexité du récit dépend des liens uniquement probabilistes, et non déterministes, qui s’établissent entre des actions et des événements » (D.  Herman, Story Logic : Problems and Possibilities of Narrative, 2002). La dynamique du suspense repose parfois sur la narration chronologique d’un conflit et elle peut dépendre également de la description d’une atmosphère inquiétante ou exiger la mise en place de différentes stratégies narratives, par exemple une variation du point de vue, visant à favoriser l’immersion, à augmenter notre sympathie envers le sort du protagoniste, voire à induire un processus d’identification. En outre, ainsi que le soulignent les travaux récents sur l’« événementialité », le suspense dépend étroitement du contexte historique et culturel du récit, qui détermine l’importance relative des événements, de même que la nature plus ou moins prévisible de leur déroulement.

paradoxal : les relecteurs seraient capables de ressentir du suspense même lors de réitérations fréquentes de texte. Ce phénomène s’observe non seulement chez les enfants, qui semblent capables de s’émouvoir du sort du héros d’un conte même lorsqu’on leur raconte ses aventures pour la centième fois, mais également chez les adultes qui relisent compulsivement certaines œuvres cultes avec une passion intacte. Certains vont même jusqu’à affirmer que le suspense paradoxal serait omniprésent dans les récits populaires dont le déroulement stéréotypé serait dépourvu de réelle incertitude. Robert Yanal résume le paradoxe du suspense de la manière suivante (« The Paradox of Suspense », British Journal of Aesthetics, no36, 1996) : (i) Les répétiteurs ressentent du suspense lié à un résultat attendu dans le récit. (ii) Les répétiteurs sont certains de ce que sera le résultat. (iii) Le suspense requiert l’incertitude.

Répétition et suspense paradoxal

Plusieurs explications ont été avancées pour résoudre ce paradoxe. Pour certains, la résistance du suspense s’expliquerait par un phénomène d’immersion qui nous ferait oublier fictivement ce que nous savons sur un plan factuel. D’autres affirment que le relecteur s’attend à ce que le monde fictionnel fonctionne selon les mêmes lois que le monde réel, dans lequel aucun événement ne se reproduit deux fois à l’identique. Yanal soutient pour sa part que les vrais répétiteurs seraient en fait très rares et que la résistance du suspense s’expliquerait essentiellement par l’oubli des détails de l’histoire entre deux actualisations du texte. Certaines interprétations font reposer la résistance du suspense sur une forme d’attachement au héros, qui entraînerait une contradiction entre la modalité du savoir et celle du vouloir.

Si la plupart des critiques affirment que le suspense est fondamentalement lié à une incertitude concernant le déroulement de l’histoire, ils reconnaissent en même temps l’existence d’un phénomène apparemment

Jose Prieto-Pablos met en relation cette dynamique narrative avec la construction d’hypothèses que le lecteur d’une tragédie est en mesure de produire, en dépit de sa connaissance du dénouement inévitable 433

Suspense (« The Paradox of Suspense », Poetics, no26, 1998). Le suspense paradoxal soulignerait le fait que les virtualités du récit restent effectives lorsque s’oppose, dans la conscience du lecteur, ce qu’il sait devoir survenir –  soit en vertu d’une règle de genre, soit parce qu’il a déjà lu l’histoire – et différentes alternatives plus ou moins désirables ou effrayantes. Fonctions du suspense et plaisir esthétique Pour comprendre la fonction esthétique du suspense dans les représentations narratives, notamment dans les fictions, il est important de partir du constat que cette émotion peut se rencontrer dans l’expérience quotidienne. Les médias font souvent référence de manière explicite au « suspense » qui accompagne une élection, un conflit ou un événement sportif. On peut dès lors considérer qu’il y a production d’un suspense « naturel » lorsqu’un événement réel et inachevé nous pousse à produire des pronostics incertains portant sur son déroulement ultérieur. Dans un tel cas, on peut corrélativement postuler l’existence d’une intrigue « naturelle », « inchoative » ou « émergente ». Dans un tel contexte, le suspense a une connotation négative et renvoie à la limitation d’un être confronté à l’inscrutabilité du temps et à l’incertitude du devenir de ses actions. Toutefois, lorsque le suspense est associé à une fiction ou à un spectacle ludique, par exemple un événement sportif, sa valeur est généralement inversée, de sorte que, pour le lecteur, l’auditeur ou le spectateur, il devient possible de tirer du plaisir d’un affect généralement considéré comme désagréable dans la vie quotidienne. Barthes oppose quant à lui le « plaisir » propre au suspense – dans lequel « toute

l’excitation se réfugie dans l’espoir de voir le sexe (rêve de collégien) ou de connaître la fin de l’histoire (satisfaction romanesque) » – à la « jouissance », dans laquelle la lecture ne se trouve pas soumise à l’attente d’un dénouement. Sur un plan psychanalytique, dans Reading for the Plot. Design and Intention in Narrative (1984), Peter Brooks voit dans le jeu pulsionnel de l’intrigue, et notamment dans le suspense, une médiation essentielle permettant au sujet d’appréhender les changements de la vie et de trouver un équilibre entre principe de plaisir et principe de réalité. Pour le psychologue Jérôme Bruner, dans l’expérience simulée de la fiction, nous apprenons à domestiquer l’inattendu et à « affronter les surprises, les hasards de la condition humaine » (J. Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?, 2002). Dans une veine plus cognitiviste, Daniel Stern considère pour sa part que le rapport au temps se construit chez le nourrisson, avant même l’acquisition du langage, par le biais d’une « proto-intrigue » organisée par une « ligne dramatique » qui n’est pas étrangère au suspense (D. Stern, « L’enveloppe prénarrative », in B. Golse et S.  Missonnier (dir.), Récit, attachement et psychanalyse, 2010). Raphaël Baroni

& R. Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité, surprise, Paris, Seuil, 2007. J. Prieto-Pablos, « The Paradox of Suspense », Poetics, no26, 1998. M. Sternberg, Expositional Modes and Temporal Ordering in Fiction, Bloomington, Indiana University Press, 1993. J. Villeneuve, Le Sens de l’intrigue, Québec, Presses de l’Université Laval, 2003. P. Vorderer, Hans-Jügen Wulff & Mike Friedrichsen (dir.), Suspense, Conceptualizations, Theoretical Analyses, and Empirical Explorations, Mahwah, Lawrence Erlbaum Associates, 1996. surprise, fiction FF

Suspense

EXTRAIT Hans J. Wulff, « Suspense and the Influence of Cataphora on Viewers’ Expectations », dans Suspense. Conceptualizations, Theoretical Analyses, and Empirical Explorations, P. Vorderer, H. Wulff and M. Friedrichsen (dir.), Mahwah, Lawrence Erlbaum Associates, 1996, p. 1-3. Traduction M. Bernard. L’expérience du suspense réside essentiellement dans la propension à tout autant calculer, attendre et évaluer l’événement à venir. J’appelle cette activité « anticipation ». Elle consiste en plusieurs actes différents : L’information donnée ne doit pas seulement être comprise comme telle mais doit aussi être regardée comme le point de départ de développements futurs concernant une histoire, une situation sociale ou le cours des événements. Il est nécessaire de dessiner un scénario de ce qui adviendra à partir de ce dont le texte a informé les spectateurs et de ce que les spectateurs savent en dehors du texte sur la vie, la physique, la psychologie en général, mais aussi de ce qu’ils savent sur les genres et les modes narratifs. Les situations futures auxquelles l’intrigue donne lieu sont un ensemble de possibilités alternatives qui sont plus ou moins probables, et c’est dans les actes d’anticipation que le degré de probabilité avec lequel l’histoire peut se développer dans une direction ou dans une autre peut être calculé. Finalement les possibilités individuelles peuvent être évaluées et les possibles actions contraires du protagoniste peuvent être conçues. Seul ce scénario créera les conditions du sentiment de suspense : il n’y a pas d’expérience du suspense sans anticipation ! La dramaturgie du suspense se rapporte à l’activité d’anticipation ; elle fournit le matériel à partir duquel les spectateurs peuvent extrapoler des développements futurs. La théorie textuelle du suspense décrit les aspects opérationnels de la mise en scène. Elle décrit les éléments du texte dans leur fonction, leur rôle, leur statut. Ce point de départ se vérifie pour l’examen des procédés du suspense quels que soient son vecteur et le genre qui le véhicule. Il est d’une importance capitale pour la dramaturgie du suspense d’être informé de son lieu – parce que le suspense n’est pas dans le texte mais davantage dans ce que le texte déclenche. Les spectateurs ne peuvent pas faire d’extrapolations à partir de ce qui est dit si les principes de régularité et de légalité n’amenaient pas avec une situation donnée un développement à venir, de telle sorte que la connaissance des règles et des conventions est toujours incorporée dans le travail pronostique de l’expérience du suspense. De telles informations sont de la « pré-information » (Borringo, 1980, p. 53), des références à des développements futurs de l’intrigue. Chatman (1978), qui parlait de cette action de présager, la considérait en relation avec une évaluation des scènes et des épisodes concernant la narration : les noyaux narratifs sont ces scènes qui propulsent le récit en avant ; les satellites, là, cependant, où la fonction annonciatrice se noue de façon caractéristique et qui permettent la formation des noyaux narratifs. Ils peuvent être soustraits du récit sans causer de tort majeur, mais le texte y perd alors tout son suspense. 435

Suspense La distinction effectuée par Chatman est importante : dans l’examen des procédés du suspense, la question n’est pas celle de l’enregistrement des structures narratives telles qu’elles se réalisent dans le texte lui-même. Il est plutôt question de développements possibles et probables dans l’intrigue, développements qui bien souvent ne peuvent pas même être révélés à la surface du film. Ce qui est en question, ce sont les hypothèses des spectateurs et leurs attentes lorsqu’ils voient un film. Une certaine tâche qui doit être remplie par le texte peut être définie ici : toutes les références proleptiques et toute anticipation sur les événements à venir qui sont assumées par le texte sont des tentatives pour affecter l’espace où l’anticipation des événements futurs peut advenir. Ainsi, on devrait moins s’interroger sur la façon dont l’intrigue est représentée dans le texte que sur la manière dont les lecteurs sont guidés à travers l’intrigue : c’est l’instruction plus que la représentation qui est la fonction sémantique de base du texte. Il semble pertinent de déterminer des classes d’éléments textuels qui peuvent servir le but poursuivi, au sein du cadre de la réception textuelle, évoquant ou indiquant les possibles cours futurs des événements. Sur le plan sémantique, ces éléments de la construction du suspense peuvent être considérés comme cataphoriques, comme des références textuelles mettant en avant des informations ultérieures dans le texte. Elles contribuent à accroître la portée des attentes du lecteur. Les informations cataphoriques ne sont pas utilisées avant tout pour représenter ou exposer le cours narratif des événements, mais davantage pour manipuler leur cours anticipé, pour modeler l’aire dans laquelle les problèmes se résolvent, où les spectateurs se meuvent et s’orientent. Les éléments cataphoriques incluent les opérations cognitives des spectateurs ; seules celles-ci aboutissent à du sens. Naturellement, de tels éléments cataphoriques opèrent dans le processus textuel à l’intérieur d’un champ textuel de référence qui est ouvert, où les développements ultérieurs ne sont pas encore devenus manifestes et où il peut seulement y avoir des prévisions plus ou moins probables, depuis le lieu de la lecture. L’analyse des constructions du suspense n’est ainsi utile et possible que comme une analyse des procédés textuels et non des structures textuelles synoptiques. La référence proleptique advient dans un procédé informatif encore indéfini et a pour cible un élément précis du texte. Il est caractéristique des éléments cataphoriques dans les constructions du suspense d’être incomplets et de se montrer comme références proleptiques d’un cours des événements qui n’advient pas.

T THÉÂTRE Le théâtre suppose distinctivement une séparation, aussi les questions qui peuvent se poser à son sujet, en particulier celle de la place assignée aux émotions dans son processus artistique, doivent-elles partir de ce qui semble une évidence mais n’en est peutêtre pas tout à fait une. Souvent le mot et l’idée même de « théâtre » convoquent en effet l’idée opposée. Il y a là un renversement qui intrigue et provoque : c’est comme si l’histoire aussi bien que l’imaginaire du théâtre ne cessaient jamais d’être travaillés par cette inversion qui ferait reconnaître le « théâtre » dans toute « scène » qui dissoudrait les séparations entre personnes ou entre espaces. On peut dire que d’origine, il y a comme un refoulement de cette clause constituante du théâtre qu’est la séparation, qui accompagne comme son ombre son développement et lui rappelle ce qui constitue en quelque sorte un impensé qui ne peut que l’inquiéter, le culpabiliser, le contester. Par exemple, si on convient de la parenté primitive que le théâtre entretient avec les cérémonies cultuelles ou rituelles qui marquent le temps des sociétés (question d’ailleurs difficile, tant l’archéologie s’intrique au fantasme ou au mythe au point de rendre incertain tout ce qui documente la source et l’émergence de cette pratique), on a vite fait, sous son nom qui désigne cependant un art, d’identifier en lui le prototype de tout rassemblement festif participatif et de l’instituer en modèle pour l’émergence,

la forme, le déroulement, la finalité, des événements collectifs en général. Toute célébration populaire, toute fête de masse, civique ou sportive par exemple, se vit, se pense, se manifeste et se représente en théâtralité, par quoi on nommerait la communion de tous à un grand Tout, où chacun fond son individualité particulière pour la troquer contre une identité à intermittence, acteur et spectateur, indifféremment et simultanément l’un ou l’autre, l’un et l’autre, et jouissant ainsi comme un atome de l’énormité du corps in actu où il est perdu et lové. Même si nul n’ignore les perversions idéologiques et politiques qui ont instrumentalisé ce « théâtre » confus, depuis les circenses jusqu’à Nuremberg, où l’immensité des rassemblements efface les rôles et les partages du réel au profit de l’agglomérat d’une masse cyclonique monstrueuse et triomphante, la « spontanéité » des grands événements susceptibles de survenir dans une cité, une nation, à l’occasion d’une paix ou d’une guerre, d’une victoire sur la mort ou sur l’échec, reste à l’horizon des consciences comme la belle histoire d’une faim irrépressible récompensée par l’obtention d’un « théâtre » génésiaque, qu’on dirait offert en son état chimiquement pur et prodigieusement naissant. Ce qui s’accomplit en ces instants qui régulièrement viennent scander et exalter la vie des peuples, c’est précisément l’impossible ou l’impensable du social, le mythe d’une abolition des différences, celles des êtres, et des fonctions, des positions, des opinions, des lieux, des langues, des âges, des sexes même. Fin rêvée des emplacements répartis comme des fonctions et presque 437

Théâtre des destins, entre qui organise, qui exécute, qui participe, qui reçoit. Si donc on se demande, pour reprendre la forme si fertile de l’heuristique condensée par Badiou, de quoi le théâtre est le nom, c’est certainement de ce « théâtre » énorme, soudain, explosif, avec sa surcharge émotive quasi orgasmique, qu’est la réalisation miraculeuse d’un corps rêvé du social, bien plus que de l’institution et de cet artefact qu’on appelle théâtre, dont la charge difficultueuse est la scénographie de l’homme. D’où la position délicate que cette histoire et cet imaginaire font au théâtre tel que nous le connaissons. Ce « théâtre »-là, mythique, tient lieu d’origine sacrée et de fin grandiose du théâtre réel, le premier, quoique ou parce que réduit à ses surgissements spasmodiques, hantant le second, tel qu’empêtré dans ses conditions pratiques d’exercice, comme son ambition perdue, son remords tenace, son envers ironique. Parallèlement, l’économie émotionnelle, celle que dégage le « théâtre » comme métaphore ou celle que produit le théâtre comme réalité, répercute la même partition, entre d’une part une émotion de masse, proprio motu et causa sui, qui se lève avec une expressivité et qui libère une jouissance sans pareilles, « paroles » immédiates des corps, langues primitives de l’être, et d’autre part une émotion esthétique, qui est le nirvana d’une corporation, d’un métier, mais toujours en projet, à méditer, à calculer, à produire, toujours à essayer au gré d’agencements instables, et pour finir risqués pour être plus souvent rabroués que salués. À tout cela il faut ajouter, en guise de confirmation, la référence nietzschéenne qui s’est imposée intellectuellement à l’horizon de notre monde à nous, modernes. C’est moins de rigueur philosophique qu’il est ici question que de l’expansion, depuis certains noyaux dominants de la pensée jusque, très loin d’eux, dans les zones médiatiques qui travaillent l’opinion, et qui, en tout cas, hors signature de Bataille 438

ou Deleuze, et entre cliché et vulgate plutôt qu’entre théorie et concept, nous a rendu familière l’histoire de la civilisation relue sous l’angle de la condamnation des différenciations mortifères qui ont caractérisé ses systèmes (économiques, artistiques, libidinaux), et dans la perspective d’un hymne à l’indistinction. Retour de Dionysos face à Apollon, de l’organique face à l’organisé, du physique face au rationnel, de la force face à la forme, de l’indistinct désir face au distinct destin. Du « théâtre » face au théâtre. La violente inactualité de Nietzsche, rompant visière avec son propre aujourd’hui, s’est finalement accomplie dans notre aujourd’hui, même si c’est toutes distorsions comprises, sous la forme de la reviviscence du besoin et de la valeur suprême de l’organique. Comme si le théâtre ne pouvait pas ne pas être emporté vers ce que Artaud a génialement nommé ses doubles, ces mouvements humains fantasmés, visionnés par lui, qui exploseraient les limites qui corsètent l’homme même, les partages qui castrent sa vie ordinaire, qui rendraient les personnes orphelines et les formes diminuées à une explosivité originaire, qui décomposerait tout comme unité factice et déposerait chacun comme sujet castré, pour une renaissance à la force archaïque retrouvée. Compte tenu de cette inversion et aussi de l’étrangeté sémantique et philosophique qui ont répandu l’usage de la notion de « théâtre » pour désigner la mêlée sauvage des corps et des esprits, des affects et des passions, il convient donc de repartir de ce qui est la structure même de tout théâtre, entendu stricto sensu, à savoir la séparation, physique et spatiale, instaurée entre acteurs d’un côté, spectateurs de l’autre, appropriée à un jeu de représentation. Une action délimitée pendant une durée déterminée est donnée à voir selon une distance imposée et consentie par les parties. Que ce soit verticalement, par l’exhaussement d’un échafaudage quelconque (tréteaux, pageant), ou horizontalement,

Théâtre par la démarcation de zones connexes mais distinctes, ou que ce soit par les deux façons, le théâtre repose sur la délimitation de deux espaces, l’espace de qui joue, l’espace de qui regarde. Une « scène », une « salle » : peu importent les noms, la structure de l’opération théâtrale est impérative. D’elle, et de rien d’autre, tout ce qui va ou peut se passer au dedans dépend. Qu’il y ait un bâti suffit à matérialiser ce qui est le théâtre, qu’il n’y en ait pas fait que se reconstitue, provisoirement ou même imaginairement, par exemple dans les théâtres de rue, la séparation qui explique l’étymologie de ce mot même de théâtre, ou spectacle, qui désigne expressément un dispositif optique simple, même simpliste, mais d’une puissance proportionnée à et gagée sur cette simplicité même. S’il importe de réfléchir à la relation de cet art qu’est le théâtre aux émotions depuis cette séparation, c’est parce que précisément c’est des émotions que le théâtre se sépare. Du moins l’idée en prévaut-elle chez Aristote, où elle atteint, comme toujours avec lui, à son maximum de cohérence lumineuse. On ne s’est pas assez fait une question de savoir d’où lui vient son intérêt pour le théâtre. Mais le théâtre l’intéresse parce qu’il y voit (dans son dispositif même, puis dans les genres où il s’exprime) un éloignement du champ des émotions, et qu’à ce titre il constitue, parmi d’autres, une opération puissante capable de participer à la réalisation en nous et entre nous de « l’être à vocation civique », en quoi l’homme ne consiste peut-être pas a priori mais en tout cas doit pouvoir in fine se reconnaître. Il lui faut en effet, si cette « nature politique » est bien vouée à être son propre, la conquérir sur une puissance sauvage qu’il ne peut pas méconnaître en lui, et qui a capacité à détruire le lien commun, pour peu que rien ne maîtrise ses effets. Aristote prête aux émotions, aux pathêmata, qui affectent le sujet un efficace trouble, à la fois nécessaire comme poussée

du vivant, inévitable comme impression du réel, mais redoutable comme perturbation de l’âme. Les émotions, à un certain moment du processus de civilisation  de l’homme, réclament d’être subjuguées par des « appareils » sociaux, faute de quoi elles pénètrent en lui jusqu’à détraquer ses possibilités d’équilibre et de relation, autrement dit, de vivre en commun, en luimême, avec ses facultés, et hors de lui, avec ses semblables. Le théâtre apparaît parmi ces appareils comme un des plus sophistiqués, dans la mesure où il propose, outre une séparation d’avec les émotions représentées, une considération des émotions scénarisées, une méditation sur les émotions contextualisées, et au terme du processus, la naissance possible d’une émotion substitutive, procurée par l’image même de la destinée vraisemblable des émotions données à voir. C’est toute la complexité du dispositif théâtral en effet qui prend son sens du point de vue du devenir où s’engagent les émotions en passant par lui. Si le théâtre ne s’alimente à rien d’autre qu’aux émotions, c’est parce qu’elles sont partagées, comme expérience, et partageables, comme enjeu. Par la représentation, il externalise le commun du vécu émotionnel, il met en action ces émotions en leur inventant des fables appropriées, il les engage dans le détachement, il permet à chacun d’en obtenir par l’objectivation une évaluation, il ouvre à une connaissance complexe de leur nature et de leurs effets. En même temps il évite à chacun l’isolement, il rassemble provisoirement une humanité, solidaire dans l’épreuve de la vue de soi-même, il vise à dégager chacun de son enveloppement dans l’émotion et de son aveuglement par rapport à elle, il le préserve de la submersion sous la violence de l’affect. Pour autant ce n’est pas pour abandonner l’émotion même, mais plutôt pour la nettoyer, l’alléger de sa surpuissance captieuse. Ainsi purgée et nettoyée, l’émotion est au travail dans la durée même de la p ­ erformance, 439

Théâtre sous les yeux d’un public séparé et témoin de son histoire, et le théâtre dégage ainsi le temps nécessaire à une procédure judicative plurielle dont la liberté puisse se nourrir et s’attester. Les émotions sont, mieux que son thème, l’objet du théâtre. La typologie des émotions, conçue à chaque époque selon les critères, physiologiques et psychologiques, qui lui sont propres, mais au total peu changeants, offre au théâtre sa matière. Il est fait des actions produites par le frottement des caractères au réel, et par les émotions activées par ces heurts. En ce sens, le tout premier usage du théâtre consiste à figurer les jeux des émotions : à les mettre en figures, et ces figures en actions. Il en constitue le répertoire illustré, il se conçoit comme la légende des pathêmata de l’homme. Par rapport à cet objectif stratégique, les genres (comédie, tragédie, drame), n’apparaissent que comme des variations tactiques dans les champs d’expérimentation des émotions, correspondant à des orientations (énergique ou fatale ou vivable) dans les histoires prêtées aux émotions, qui pour changer leur espace ne changent pas leur nature. Cette expressivité du théâtre aurait fini par ne plus être qu’une curiosité archaïque, si elle n’avait produit une transformation même du répertoire humain, et si elle n’avait changé sa finalité, passant de la traduction à l’interrogation des catégories disponibles du territoire émotionnel. De même que Shakespeare naît, au moment crucial de Richard III, par arrachement à la proximité même du théâtre médiéval, et par invention des questions complexes qui déboutent définitivement les anciennes allégories, de même toute l’histoire du théâtre est celle d’une mise des émotions au travail d’une heuristique visant à déplacer les définitions même de l’humain. De sorte que « Shakespeare » est devenu d’époque en époque la bannière d’un théâtre se vouant à une infinitisation du sens impulsée par les émotions. 440

Le théâtre ne peut plus se satisfaire d’être réplique d’une éthologie ou d’une étiologie constituées, il est laboratoire d’un mystère qui s’appelle l’homme, parce que les émotions en sont les signes ultravisibles, quoique impénétrables. Soit le monstre. De quoi parle son émotion, celle qu’il éprouve, celle qu’il suscite ? Quelles sont ces inconnues qui font chavirer Anne, hurler Marguerite, maudire Élizabeth, tous corps et toutes âmes exorbités par l’insoutenable prochain que leur est Richard, et projetant, exactement comme lui, leurs émotions démentes en avant d’elles pour explorer la nuit où elles sont entrées ? Alors le théâtre, ce laboratoire des émotions, fait plus qu’en ouvrir l’intellection, il en accuse la limite, en casse le préjugé, en fracture la clarté. À l’émotion inouïe du spectateur, qui naît de la catastrophe du comprendre produite par les émotions représentées, on donne le nom de sublime. Sublime, l’effet de Médée chez Corneille, sublime l’incompréhensible de Lucrèce Borgia chez Hugo, sublime de la sainteté selon Claudel, de la vérité selon Ibsen. Recyclée, l’antique notion de sublime fixe l’ambition d’un théâtre qui n’est plus opérateur de connaissance, mais explorateur d’inconnaissable. L’émotion qui importe à ce théâtre est celle de qui ne comprend plus, ne peut plus comprendre, ne peut plus rapporter ce qu’il voit à aucun référent, qui reste sur le seuil, à distance d’un objet prodigieux, tétanisé dans un saisissement incertain, où l’objet en face de lui n’a jamais été plus visible, et jamais plus irregardable. De l’homme rendu à lui-même, c’est-à-dire à la nuit, parmi les répliques du séisme shakespearien (voyez la première d’entre elles, chez le jeune Schiller dans ses Brigands), nul ne parle ni ne joue mieux que Hugo, exigeant du spectateur qu’il cesse de vivre petitement, faussement, dans un monde intérieur trop propre pour être vrai, et qu’il s’ouvre à l’émotion du mixte, du grand mais aussi du petit, du beau et du laid, de l’âme et du corps, du bien et du

Tolstoï Léon (1828-1910) mal, afin que d’un moins de compréhension académique sorte un plus de contemplation morale et politique. L’émotion qui saisit le spectateur aujourd’hui au théâtre sorti de cette longue histoire, c’est une émotion instable, comme un cœur battant, riant et pleurant aux merveilleux et misérables corps de Pina Bausch, comme auparavant Rigoletto suscitait une répulsion secrètement compassionnelle, Lioubov une réticence irrésistiblement séduite.

libération dans

Lire le théâtre comme une expérience émotionnelle fait identifier le maillon faible de cette chaîne qui se noue dans la représentation, quand les puissances même de l’interprète mettent à mal ce que la séparation s’efforce de garantir. C’est le pathos, avec l’identification molle, qui ouvre la porte à un trafic émotionnel. Faire p ­ leurer Margot, comme on disait, abuser de la sensibilité du spectateur pour le rendre connivent à des émotions de faible qualité. Le danger pernicieux du pathos doit être rapporté, justement parce qu’il le compromet en le parasitant, à ce trésor moral que représente pour Diderot, et pour Goldoni, la communicabilité émotionnelle, avec la force de paix et de perfectibilité qui est activée par l’échange des sensibilités. Il y a un pathos précieux, dans le drame par exemple, lorsqu’il vient nouer le spectateur à la submersion sentimentale et à la vertu qu’elle accomplit. Mais quand le pathos délaisse la complication de l’intelligence et l’avènement du bonheur émotif qui sont peut-être l’essence même du théâtre, il n’est là que pour la facilité d’une émotion interchangeable, faible, éphémère, répétitive, produite à bas coût, et pas seulement au théâtre (voir le mécanique « je suis désolé(e) » des séries TV). Et il donne raison à Brecht, qui voyait dans l’émotion une aliénation, d’autant plus forte qu’insue, aux modèles dominants du monde réel. D’où son effort pour définir un spectateur de combat, capable de critiquer l’émotion, de rompre avec le théâtre « culinaire », sa pseudo-imitation de l’homme, et ses émotions frelatées, mais

pour en vivre une autre à la place, une joie critique, partagée avec ses collègues et non plus avec les personnages. Dans leur diversité même, ces évolutions, ces explorations, du théâtre se rejoignent dans l’émotion qui est sa propriété et sa richesse : celle qui prend à tout rapatriement de l’être. Qui, personnage ou acteur ou spectateur, se dégage de son hamartia, faiblesse d’esprit, insuffisance de cœur, et est rendu à lui-même comme à quelqu’un perdu de vue, c’est l’événement qui constitue le cœur émotionnel du théâtre. Quand le Bourru chez Ménandre, cette comédie originaire, cède et retourne aux hommes et à lui-même, quand Ajax, cette tragédie canonique, sort de sa folie pour dire adieu à la lumière en homme tous les cas qui émeut, avec ce mystère des larmes, qui signe le juste réapparu en chacun. Chaque spectateur porte en soi, comme une espèce de grâce, le souvenir d’une de ces représentations à l’émotion si intense, si claire, si profonde, que c’était péché de l’interrompre, comme si c’était dans le partage interminable, au moment des bien nommés saluts, qu’il faudrait arrêter le temps pour que nous demeurions au plus juste de nous-mêmes. Jean Delabroy

& Aristote, Politiques, Poétique, in Œuvres complètes, Paris, 2014 D. Diderot, Entretien sur le « Fils naturel », Paris, GarnierFlammarion, 2005 V. Hugo, Préface de Cromwell, in Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2002 F. Nietzsche, Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, « Folio-essais », 1984. empathie, larmes, tragique FF

TOLSTOÏ Léon (1828 -1910) Pour Tolstoï, l’art n’est pas une activité productrice de beauté ou de plaisir mais un 441

Tragique processus vital d’interaction qui relie et unit les hommes en leur permettant d’exprimer –  et de se transmettre réciproquement  – leurs émotions. Plus les sentiments exprimés et diffusés par l’art sont élevés, plus celui-ci est grand. De même, plus la contagion des émotions est importante, plus l’art a de la valeur. Au plus haut, l’art est une nourriture spirituelle pour tous les hommes, les rassemblant autour des plus hautes conceptions de l’époque sur l’expérience humaine. Parce que son but est de communiquer et de répandre nos émotions les plus élevées, et notamment l’amour du prochain et l’humilité, l’art doit être immédiatement compréhensible par tous et donc être bref, clair et simple. Toutefois, la plupart des artistes modernes, en devenant des professionnels payés pour procurer du plaisir à une petite élite, ont tourné le dos à la mission sociale de l’art et sont devenus insincères et empruntés ou bien n’expriment plus que des sentiments alambiqués tournant autour de la vanité, du dégoût de la vie et de la luxure, sentiments qui sont incompréhensibles du plus grand nombre. Par l’emprunt, l’ornementation à outrance, de vifs effets de contraste, la description de situations extrêmes comme la mort ou l’amour sexuel ou, encore, par l’hermétisme, ils ont réussi à produire d’habiles contrefaçons de l’art qui hypnotisent le public mais le distraient des grandes émotions de l’art authentique. De même, les écoles d’art, liées à la professionnalisation, ont conduit à détruire la spontanéité et la personnalité des artistes en leur apprenant à imiter les œuvres du passé plutôt qu’à maîtriser les seules techniques rudimentaires indispensables pour l’expression des sentiments. Les critiques d’art enfin ont aggravé la situation : parce qu’ils sont incapables d’être émus par l’art vrai, ils ont valorisé 442

l’art divertissant qui n’exprime que des sentiments mauvais ou affectés. Ils ont en outre favorisé le phénomène du snobisme. La théorie de l’art de Tolstoï a, depuis son origine, été critiquée comme étant sectaire, irréaliste quant aux capacités communicatives de l’art et trop subordonnée à la religion et à la morale mais cette apologie d’un art sincère et grave n’est pas sans intérêt. Certes, Tolstoï se trompe souvent dans sa critique des grandes œuvres du passé, mais sa dénonciation de l’art comme étant devenu une industrie où il faut choquer, surprendre, intriguer et produire dans le public un sentiment d’appartenance à l’élite, reste stimulante et, pour certains, d’actualité. Louis A llix

& L. Tolstoï, Qu’est-ce que l’Art ? [1898], trad fse. T. de Wyzewa, Puf, Paris, 2006. D. Geiger, « Tolstoy as Defender of a ”Pure Art“ That Unwraps Something », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 20, no1, 1961. G. R. Jahn, « The Aesthetic Theory of Leo Tolstoy’s What Is Art ? », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 34, 1, 1975. I. Knox, « Tolstoy’s Esthetic Definition of Art », The Journal of Philosophy, vol. 27, no3, 1930. amour, sociologique (approche) FF

TR AGIQUE Le « tragique » est une notion complexe, car la tragédie ne correspond qu’imparfaitement au genre qui lui correspond : il y a du tragique hors de la tragédie, et il y a des tragédies qui ne sont pas tragiques. Il y en a même peu qui le soient vraiment, et la réflexion philosophique sur le tragique s’est appuyée sur un corpus restreint d’œuvres théâtrales. L’autre difficulté est que la définition donnée du tragique par les romantiques allemands, et qui prévaut généralement (le conflit entre la puissance supérieure du destin et la liberté humaine) est postérieure (de

Transe vingt-trois siècles, écrit Marc Escola avec humour) à la naissance des tragédies, et même à leur déclin progressif au xviiie siècle. En réalité, d’après Florence Dupont, « la notion du tragique est tout à fait étrangère à la pensée grecque ancienne – absente même chez Aristote – ainsi d’ailleurs qu’au théâtre français classique » (F.  Dupont, L’Insignifiance tragique, 2001). La réflexion d’Aristote sur le « tragique », notamment la détermination des sujets tragiques, « le surgissement de violences au cœur des alliances », repose essentiellement sur les moyens d’obtenir un effet, sur « ces ressorts émotionnels (pathêmata) que sont la frayeur (phobos) et la pitié (éléos) » (M.  Escola, Le Tragique, 2002) qui permettent la catharsis de ces mêmes affects. Ces deux affects doivent être équilibrés, le bonheur d’un méchant étant aussi révoltant que le malheur d’un juste. Le renversement du bonheur au malheur dû, non à la méchanceté, mais à une grande faute du héros, qui provoque un effet de surprise auprès du spectateur (coup de théâtre), trouve son modèle idéal dans Œdipe roi de Sophocle, mais sans la dimension métaphysique que lui conféreront les romantiques allemands, particulièrement Schelling. Les parties lyriques de la tragédie ont été remises en lumière par Nicole Loraux. Cette lamentation alternée du chœur et du personnage selon le modèle du chant de deuil, qu’elle qualifie de « voix qui pleure » – « La tragédie a fait des pleurs, en eux-mêmes, une sorte de chant » (La Voix endeuillée, Essai sur la tragédie grecque, 1999) – était porteuse d’émotion, sans qu’on puisse mesurer aujourd’hui ses effets sur le public de l’époque. À l’Âge classique, le tragique est ainsi défini par Furetière en 1690 : « qui appartient à la tragédie, qui est funeste, sanglant ». Le plus tragique des classiques, Racine, « ne recherche pas le tragique, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais le tragique au sens d’exacerbation des émotions, c’està-dire, à proprement parler, le pathétique »

(G. Forestier, La Tragédie française, passions tragiques et règles classiques, 2010). Christian Biet écrit à propos de Racine : « C’est sa compétence à émouvoir par le poème tragique qui le place en grand maître tragique, plus que toute autre chose ». Racine s’appuie sur cette acception du tragique, notamment dans la préface d’Iphigénie : « Mes spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce, et qui ont fait dire, qu’entre les Poètes, Euripide était extrêmement tragique, c’est-à-dire qu’il savait merveilleusement exciter la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la tragédie. » Euripide, qui est également pour Aristote le plus tragique des poètes, est écarté des conceptions philosophiques ultérieures du tragique. Catherine R amond

& Aristote, Poétique [ive siècle av. J.‑C.], trad. R. DupontRoc et J. Lallot, Paris, Seuil, 1980. M. Escola, Le Tragique, Paris, GF Flammarion, 2002. G. Forestier, La Tragédie française, passions tragiques et règles classiques, Paris, A. Colin, 2010. N.  Loraux, La Voix endeuillée, Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999. deuil, larmes, pathétique, peur, pitié, théâtre FF

TR ANSE La transe entre fascination, crainte et suspicion La transe suscite couramment fascination, crainte et suspicion. On peut supposer une cause commune à ces trois réactions distinctes et partiellement contradictoires : la transe apparaît souvent comme le revers de l’état quotidien qui permet aux individus de contribuer à la vie sociale. Pour que des échanges au sein d’une communauté soient possibles, il est nécessaire de pouvoir présumer que le comportement d’autrui traduise effectivement ce qu’il pense et 443

Transe désire, sans quoi je ne pourrais ajuster mes intentions à celles que je lui prête et toute relation, toute communication serait vaine. Pour autant, il est évident que les relations intersubjectives sont tissées de secrets, mensonges ou doubles messages qui trahissent la continuité supposée entre intention et action. Mais le fait que l’on attire à soi griefs et méfiance en s’écartant ostensiblement d’un modèle idéal de continuité – ce que le linguiste Paul Grice appelle le principe de coopération – montre bien que celui-ci soustend les échanges sociaux qui se réfèrent à lui pour se réguler (H. P. Grice, « Logic and Conversation », Syntax and Semantics, 1975). Or la transe rompt ce lien, elle plonge l’individu dans un état où il n’est plus maître de ses mots ni de ses gestes. Soit qu’il soit agi par une force « anonyme » (pulsions, énergie, mana, axé, qi/chi… Les principes de mana, axé et qi/chi, issus respectivement des cultures polynésiennes, afro-brésiliennes et chinoises, relèvent d’une conception moniste du monde qui postule l’existence d’un flux unique ou force vitale qui habite et/ou anime tous les êtres), soit qu’une autre intentionnalité – une entité spirituelle, tels les esprits, ancêtres et autres divinités des cultures dites « traditionnelles » – prenne le dessus et se substitue à celle de l’individu. Cette perspective fascine certains. On célèbre l’idée que de l’« Autre » puisse circuler dans le jeu des interactions sociales, on voudrait l’accueillir dans sa chair, connaître l’extase de s’effacer au profit d’élans plus vastes que le soi. D’autres, au contraire, peuvent craindre un tel phénomène, s’inquiéter des conséquences du désordre qu’on lui associe, être répugnés à l’idée de perdre le contrôle, se demander s’il l’on en revient jamais. Enfin, on peut aussi douter qu’un tel état soit réel, tant il paraît éloigné de notre existence quotidienne. Il semble difficile de croire qu’il n’y entre pas une part d’autosuggestion, de simulation, voire d’instrumentalisation du phénomène. La fascination, la crainte, la suspicion sont toutes trois suscitées par l’idée même de transe, et le plus 444

souvent ces sentiments se combinent ou se succèdent plutôt que de s’exclure. Ce revers du mode social quotidien que promet la transe, certains groupes humains l’ont saisi comme chance, comme creuset d’un lien social renouvelé, de l’ordre de la révélation d’une réalité transcendante inscrite dans l’intimité des corps, et se devant d’être cultivée. Ils l’ont systématiquement exploré, l’ont ritualisé et en ont tiré une tradition, ainsi qu’un véritable savoir-faire ou, devrions-nous dire, un savoir-être « extraquotidien ». Nous empruntons ce terme à Eugenio Barba qui se réfère quant à lui à des techniques du corps qui prennent le contre-pied des conditionnements habituels dans l’utilisation du corps (E. Barba, Le Canoë de papier : traité d’anthropologie théâtrale, 1992). Notre modernité occidentale, elle, a consciencieusement repoussé cette possibilité à ses franges les plus périphériques. Son projet rationnel fondé sur un individu maître de son destin, qui se contrôlerait autant lui-même que son environnement, a psychologisé et pathologisé le phénomène, un processus dont rendent compte les diverses tentatives inabouties de rationalisation de la transe telles qu’Isabelle Stengers les expose à travers un historique de l’hypnose (I. Stengers, L’Hypnose entre magie et science, 2002). Plutôt que de voir la transe comme une circulation entre les êtres et entre les règnes (animal, végétal, humain, divin), elle l’a enfermée dans quelques sujets, jugés faibles, déficients. Ce serait du ressort de leur intériorité, de leur psyché. Et parfois, ces mêmes sujets se sont trouvés enfermés et mis à l’écart, au sein d’instituts psychiatriques. Peuton pour autant postuler une adéquation entre « leurs possédés » et « nos fous » ? Loin d’exclure la possibilité d’états pathologiques dans une culture comme dans l’autre, le recul historique et les données anthropologiques laissent à penser que des dispositions identiques peuvent être intégrées et valorisées dans certaines cultures et mener à l’aliénation dans d’autres fautes

Transe d’être reconnues et mises en forme selon des critères culturellement acceptables. Très souvent, lorsque la culture occidentale moderne s’intéressera à la transe, elle devra le faire à travers un ailleurs qui autorise, justifie et/ou informe cet élan vers une pratique qui lui est devenue étrangère. Notons toutefois l’exception notable du succès rencontré par la doctrine spirite dans la seconde moitié du xixe siècle, ainsi que la floraison au début du xxe siècle de spirites français qui peignaient sous la dictée d’esprits. Mais ce phénomène, s’il est européen, n’en reste pas moins périphérique à la culture officielle. Il relève en effet de l’« art brut », un art qui prospère bien loin des circuits culturels institués et qui est l’œuvre de « non-artistes » souvent peu instruits et créant parfois depuis les asiles d’aliénés. Ce texte ne fera pas exception à cette règle, mais cette fois non plus pour marquer la frontière entre Eux et Nous, mais au contraire dans le but de souligner à partir d’études de cas culturellement très éloignés le rapport intime qu’entretient la transe avec l’art et les émotions. Dans un premier temps, nous nous intéresserons au « théâtre vécu » (voir M. Leiris, La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, 1958) de la transe de possession dans le Candomblé, une religion afro-brésilienne dont l’étude est d’ores et déjà balisée par de nombreuses recherches anthropologiques. Nous y considérerons à la fois l’expérience du possédé lui-même et le regard expert des leaders religieux sur ce phénomène. Ensuite, nous nous pencherons sur le terrain bien plus diffus de la transe telle qu’elle peut apparaître sur la scène de l’art occidental moderne et contemporain. Il y sera question des représentations de la transe mais aussi d’œuvres issues de tentatives singulières et expérimentales de créer à partir d’un tel état. La transe, qu’il s’agisse des possédés du Candomblé ou de ses réappropriations contemporaines par le monde de l’art, a

ceci d’unique qu’elle distend les frontières de l’acceptable et suggère l’exploration d’un entre-deux, une zone liminale où le jeu avec les attentes culturelles et les normes sociales rend possible une autre expérience du monde. L’art d’être possédé Mis à part quelques exceptions notables, force est de constater que très peu d’études se sont penchées sur la place et le rôle potentiel des émotions dans la transe de possession religieuse. Un tel constat est d’autant plus étonnant qu’il est difficile de ne pas noter l’intensité émotionnelle propre à ce phénomène, qu’il s’agisse de la performance des possédés ou de l’atmosphère des cérémonies où la possession est recherchée et valorisée. Une telle prégnance des affects dans le phénomène de possession ne devrait rien au hasard. Nous avançons deux hypothèses. D’une part, la nécessité d’un flux, d’une « impulsion » ou « mouvement du dedans » (J. Grotowski) qui serait ­l’ingrédient indispensable à l’alchimie de ce « théâtre vécu » et le différencierait, par exemple, d’une simple représentation dansée des esprits ou des dieux, comme on peut l’observer dans les nombreux festivals « ethniques », les ballets folkloriques ou encore dans les manifestations carnavalesques de nombreux pays d’Amérique Latine, d’Afrique et d’Asie. Comme le soulignait déjà Gilbert Rouget, on retrouve à l’origine de toute transe de possession un état émotionnel « vécu par un individu et susceptible d’être vécu à nouveau par d’autres, soit spontanément, soit par apprentissage ». D’autre part, la tonalité affective propre à chaque divinité et exprimée au cours de sa performance dansée, qui participerait directement à son identification, dans le double sens de reconnaissance et d’identité avec l’autre. En effet, le corps du possédé est traversé et animé par une série d’affects et de sensations qui reflètent le tempérament des divinités qu’il incarne, et de telles 445

Transe intensités sensorielles et affectives seraient ce qui, littéralement, donne à voir et à ressentir la présence de cet Autre en soi. En d’autres termes, nous suggérons que les possédés, de par leur cheminement initiatique au sein du culte, deviennent des experts dans l’art « sensori-affectif » d’être possédé. Un tel apprentissage de la possession relèverait de deux formes d’expertise étroitement corrélées : l’expertise relative à son appréciation par un observateur extérieur à l’aune des valeurs et critères normatifs et esthétiques de la culture où elle se déploie, et l’expertise du possédé confronté à une expérience qu’il doit apprendre à reconnaître et à exprimer en fonction du sens et des attentes propres à la culture religieuse où elle s’insère. Il s’agit par conséquent d’ajuster un vécu à un imaginaire, un ressenti à la performance qui donne à voir cet imaginaire, ce qui exige non seulement l’acquisition de représentations et d’attentes culturelles propres à la possession, mais aussi le développement de dispositions sensorimotrices, attentionnelles, perceptuelles et émotionnelles qui sous-tendent son vécu et son expression. Autant de qualités et compétences qui ne sont pas sans rappeler la méthode préconisée par Eisenstein ou Stanislavski pour le travail de l’acteur, ou encore ce que Jerzy Grotowski appelle la « lignée organique » du théâtre qui, à travers un écoulement continu d’impulsions internes nourrissant une gestuelle fluide, sous-tendrait toute transe aussi bien que toute approche théâtrale où l’acteur se fait « véhicule », intermédiaire, c’est-à-dire médium. Nonobstant, l’expertise culturelle propre à la possession ne relève pas uniquement d’un ajustement entre des dispositions et une situation, entre des attentes culturelles et des aptitudes à penser, percevoir et ressentir. Elle impliquerait également de pouvoir jouer avec et mettre à l’épreuve les limites culturellement définies de cet ajustement, conjuguant ainsi deux mouvements symétriques par rapport à la transmission 446

culturelle : celui d’un tissage progressif entre un corps et un imaginaire partagé et celui qui consiste à apprendre à se mouvoir à la marge du connu et de l’acceptable grâce à la créativité et l’imagination. Selon cette perspective, l’art d’être possédé mobiliserait une série de compétences cognitives et sociales qui ne sont en aucune manière l’apanage des rites de possession. La présence d’un Autre en soi serait le résultat, toujours provisoire, d’un « cercle vertueux » entre les pôles imaginatif, kinesthésique et émotionnel de la performance. Si une telle performance peut faire l’objet d’une évaluation consciente de la part des experts (chefs de culte, metteur en scène, chorégraphe, etc.), elle peut également être mise à profit par certains artistes contemporains pour créer cette zone liminale, ce lieu des possibles subversifs auxquels l’art nous invite. Les transes de l’art (contemporain) Si la transe est expérience d’une circulation de l’Autre en soi, l’œuvre Training Ground du Néerlandais Aernout Mik démultiplie les échelles auxquelles cette définition peut se comprendre. En mettant en scène dans son installation vidéo l’irruption de la transe à un poste frontière où des policiers arrêtent des migrants illégaux, il fait se télescoper différents niveaux de tension entre altérité et identité. La transe y trouble à la fois la limite du soi individuel, celle des communautés impliquées (policiers et migrants, toutes deux frappées également par le phénomène) et enfin celle des États face à ses « étrangers ». Deux écrans nous montrent chacun une prise de vue distincte de la même scène. Des officiers de police s’exercent à diverses procédures d’intervention sur un groupe de migrants. La situation bascule progressivement lorsque certains civils se mettent à circuler par grandes enjambées mécaniques en brandissant des fusils de bois. C’est le début d’un épisode de possession qui touchera transversalement policiers

Transe et migrants, amenant les uns et les autres à travers spasmes et sécrétion salivaire incontrôlables. Nombre de spectateurs reconnaîtront dans l’attitude des possédés un emprunt explicite à la transe des Haoukas tels que Jean Rouch en a fixé l’image à travers son célèbre film ethnographique Les Maîtres Fous. Mik, en citant le rite ghanéen où les figures archétypales de la colonisation se trouvent incarnées dans le corps d’Africains, fait ainsi surgir les fantômes qui hantent la question actuelle du contrôle des frontières de nos nations postcoloniales. À travers les soubresauts des corps individuels, c’est le corps social dans son ensemble qui se trouve mû par ses spectres. Dans Training Ground, la transe est un mouvement d’indétermination qui suspend les identités, voue les êtres et les catégories à un entre-deux irrésolu. Cela a souvent été la fonction de la transe à travers l’histoire de l’art moderne et contemporain : déranger les conventions, défier le contrôle individuel et social, donner accès à un potentiel jusque‑là maintenu confiné dans des catégories jugées étroites. L’aspect subversif de la transe n’est cependant en rien l’apanage du rôle que lui donne l’Occident moderne. Plusieurs auteurs ont montré que de nombreux rites de possession à travers le monde déstabilisent le statu quo social et étaient source d’empowerment pour les individus socialement marginalisés qui y prenaient part. C’est bien sûr tout l’enjeu de la pratique surréaliste de l’écriture automatique. Celle-ci doit beaucoup aux transes spirites mais aussi au climat « primitiviste » de la scène artistique du début du xx e siècle qui n’a pas manqué de s’intéresser à divers rites des cultures dites premières. Les multiples représentations de danse extatique que le peintre expressionniste Emil Nolde nous a laissées sont une belle illustration de cette scène artistique. C’est un peintre qui, en passant de la transe du mot à celle du geste, amènera la logique surréaliste à une forme de

paroxysme à la fin des années 1940. Jackson Pollock, également influencé par la psychanalyse jungienne et le chamanisme amérindien, est le peintre de la circulation fluide, de la dérive liquide. Son processus tient autant d’une écriture automatique graphique que d’une danse rythmique et est mis au service de la manifestation de pulsions inconscientes. Le projet s’efface au profit d’une immersion dans le faire. Il en résulte un réseau vibrant de lignes enchevêtrées dont le parcours naît d’un rapport intime avec la contrainte exercée par la force de gravité. À la fois circulation d’énergie et affirmation de la matière, les tableaux ainsi créés provoquent en nous des émotions viscérales – ce que les anglophones nomment des gut feelings, réactions émotionnelles qui font l’objet de nombreuses recherches en sciences cognitives (voir notamment J.  Prinz, Gut Reaction : A Perceptual Theory of Emotions, 2004) – archaïques, physiques avant tout. Pour autant, la transe n’est pas un simple épanchement, écoulement désordonné sans direction ni structure. Comme nous l’a montré l’évocation des mécanismes à l’œuvre dans l’apprentissage de la transe dans le Candomblé, il s’agit plutôt d’un mouvement oscillatoire entre un ensemble de prescriptions et un flot intérieur plus ou moins impérieux, plus ou moins en crue. On le voit bien chez certains chorégraphes qui composent avec des états de présence intenses résultant d’une maximalisation de l’écart entre contrainte et dérive. C’est déjà le cas dans une œuvre majeure du répertoire du xx e siècle, elle aussi primitiviste, Le Sacre du Printemps, chorégraphiée par Vaslav Nijinski en 1913. La scène emblématique en est la scène finale où l’Élue interprète une chorégraphie angulaire et hachée. Martelant avec une répétition insistante des mouvements très exigeants, elle doit néanmoins s’arracher sans cesse à son propre élan pour s’engager avec la même force dans une tout autre séquence, elle aussi bientôt interrompue 447

Trauma abruptement. Toute la puissance de la scène vient de cette friction entre l’accueil d’un courant véhément et une forme qui tout en le contrariant, en alimente la ferveur. Évoquons également le travail de Min Tanaka, danseur et chorégraphe japonais dont la pratique creuse depuis les années 1980 un écart vertigineux entre une attention au corps d’une minutie extrême et une porosité à des chaînes d’images complexes qui déportent le danseur au-delà de lui-même. La danse y apparaît comme se frayant un chemin à travers un enchevêtrement d’influences contradictoires qui ouvre peu à peu l’interprète, lui confère une certaine transparence et nous fait participer à la détermination stoïque avec laquelle il s’expose à des forces turbulentes. Transe, arts et émotions : chemins de traverse Au terme de cette brève déambulation par la transe et ses entours – l’expression est empruntée au dernier ouvrage de l’anthropologue Luc de Heusch consacré au phénomène de transe (L. de Heusch, La Transe et ses entours : la sorcellerie, l’amour fou, saint Jean de la Croix, etc., 2006) – il apparaît que la transe gagnerait à être pensée et repensée en dehors des oppositions contrastées et binaires où la passivité se substituerait absolument à l’activité, où la dérive remplacerait complètement le contrôle et où l’autre évincerait radicalement le soi. Il faut plutôt la concevoir comme une mise en crise des contraires, une indécidabilité des identités, une distension ou érosion des frontières. Un mouvement qui « traverse » sans se fixer et fait balbutier nos schémas conceptuels tout autant que nos certitudes ontologiques. La transe, tout comme la création artistique, renvoie à un état liminal, tant à l’échelle individuelle que sociale, un entre-deux ou « espace potentiel » (E. Belin, Une sociologie des espaces potentiels : logique dispositive et expérience ordinaire, 2002 448

et D. Winnicott, Jeu et réalité, 1971) qui s’accommode parfaitement de l’oscillation et de la porosité. Cultiver la transe, c’est faire l’apprentissage de quelque chose qui nous dépasse, et un tel apprentissage passe nécessairement par une mise en tension entre l’intérieur et l’extérieur, entre intimité viscérale et contraintes culturelles et sociales. Selon cette perspective, est-il surprenant qu’en ces temps troublés la transe réinvestisse les lieux de la créativité contemporaine ? N’est-elle pas, au bout du compte, le prolongement naturel, dans le corps de ses acteurs, d’un questionnement nécessaire face à un monde qui, de plus en plus, déborde les catégories par lesquelles nous voudrions le saisir ? Arnaud H alloy et Julien Bruneau

& E. Barba, Le Canoë de papier : traité d’anthropologie théâtrale, Montpellier, L’Entretemps, 1993. J. Grotowski, La Lignée organique au théâtre et dans le rituel, conférence et cours, 2 cd mp3, Houilles, Le Livre Qui Parle, 2008. M. Leiris, La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, Paris, Plon, 1958. G. Rouget, La Musique et la transe [1980], Paris, Gallimard, 1990. 

TR AUMA La notion de « trauma » – étymologiquement, « blessure » – a longtemps été réservée au domaine de la psychanalyse. Elle a été élaborée par Freud, de 1895 à 1939, puis par Ferenczi et Winnicott, notamment, comme atteinte précoce du Moi, blessure d’ordre narcissique perturbant gravement l’organisation pulsionnelle. Le trauma, qui est de l’ordre du sexuel et de la séduction, est alors envisagé sous l’angle du psychisme individuel. La cure vise à aider celui qui souffre à reprendre contact avec la réalité de l’expérience traumatique, à travers un processus cathartique de symbolisation. Les débuts de la psychanalyse et ses développements sont inséparables de la notion de

Trauma « trauma ». C’est d’ailleurs ce que diffusent dans le grand public les représentations fictionnelles de la psychanalyse, comme La Maison du docteur Edwardes en 1945 ou Pas de printemps pour Manie en 1964, d’A. Hitchcock. Le périmètre de la notion et son impact culturel ont été profondément transformés à partir des années 1980, ce qui a suscité quelques controverses. Ainsi R.  Leys (Trauma, a Genealogy, 2000), en réaction contre l’ouvrage de C. Caruth, Unclaimed Experience : Trauma, Narrative and History, Baltimore (1996) dénonce la dilution de la notion dans un contexte post-moderne. Ce phénomène, qualifié par certains de « post-traumatic turn », est associé à l’essor des études et à la parution de nombreux textes sur l’holocauste. Cette conjoncture explique l’association fréquente des études sur le trauma et de celles sur la mémoire, qui se sont multipliées dans les vingt dernières années. En 1980 apparaît la notion de « Post Traumatic Stress Disorder » (PTSD). De nombreuses institutions et sociétés savantes, des programmes universitaires, la presse, les holdings pharmaceutiques, l’armée, le droit, les pouvoirs publics se consacrent ou s’intéressent à la prise en charge des traumas collectifs. Chaque événement catastrophique marque désormais un nouveau développement de ce champ, comme l’attentat d’Oklahoma (1995) et celui du World Trade Center (2001) – après lequel 150000 personnes auraient souffert de PTSD. La représentation des situations de trauma a bien sûr évolué dans ce nouveau contexte culturel. Les traumatismes enfantins ont laissé la place à ceux de la guerre, les victimes de trauma étant surtout ceux qui la font : de Rambo, ancien vétéran du Vietnam désaxé, en 1982, à l’ancien soldat hanté par ses rêves de Danse avec Bachir, 2008. Le rôle des arts et des pratiques artistiques ne se limite pas à la représentation. Le développement de l’art thérapie les intègre dans la cure du PTSD : la mise

en récit, voire en fiction, la peinture, la danse jouent un rôle important dans la mise en forme, la distanciation, le partage de l’expérience. En Occident, au Japon, l’abondance des pratiques artistiques et mémorielles après une catastrophe, émanant de professionnels et d’amateurs – par exemple l’exposition photographique « Here is New York » après le 11/9 ; ou les milliers de haïkus écrits après le tsunami de 2011 – suggèrent que notre société considère les pratiques artistiques comme une réponse légitime, adéquate et indispensable en cas de trauma collectif. L’art lui-même peut-il être source de trauma ? Certains artistes du body art et de la performance provoquent et dénoncent le voyeurisme du public en exposant celui-ci à des situations insoutenables (voir S. A. Oliver in M. Broderick et A. Traverso, Interrogating Trauma ; Collective Suffering in Global Arts and Media, 2011). Dans un autre contexte, le « choc insurmontable » dont font état les spectateurs en colère d’une série télévisée dont le héros trouve la mort – en l’occurrence la disparition de Derek Scheperd, un des héros de Grey’s Anatomy, survenue 24 Avril 2015, semble avoir été vécue comme une catastrophe mondiale – indique aussi le pouvoir puissamment perturbateur de la fiction. Françoise Lavocat

& M. Broderick et A. Traverso, Interrogating Trauma ; Collective Suffering in Global Arts and Media, Routledge, Londres et New York, 2011. C. Caruth, Unclaimed Experience : Trauma, Narrative and History, Baltimore, Johns Hopkins University press, 1996. R. Leys, Trauma, a Genealogy, Chicago University Press, 2000. L. Saltzman et E. Rosenberg, Trauma and Visual Modernity, Hanovre et Londres, University Press of England, 2006. collectives ( émotions), empathie, littérature, FF pitié

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Tristesse

TRISTESSE Ô, triste, triste était mon âme, À cause, à cause d’une femme.

La tristesse verlainienne est une émotion en sourdine, ténue, subtile, qui, si elle est liée ici au chagrin amoureux, est d’emblée tissée d’oubli et de disparition. De cette femme, rien n’est dit – même pas de nom : nulle Laure ou Eurydice –, tandis que le cœur s’en est allé. La tristesse peut d’ailleurs être détachée de toute causalité, ainsi dans l’ariette iii des Romances sans paroles : « C’est bien la pire peine/De ne savoir pourquoi/Sans amour et sans haine/Mon cœur a tant de peine ». La tristesse est avant tout une émotion liée à la privation, qu’elle soit objectivable ou non. Elle nous renvoie au fantôme du manque, insaisissable, elle serait une plaie maintenue ouverte, une douleur insurmontée, qui rend impossible la guérison : « Je ne me suis pas consolé ». Ainsi va la tristesse : si elle ne relève pas des grands émois tragiques, si elle chante d’une voix faible, et si, de plus, le sens du mot dans l’usage courant s’est considérablement appauvri, reste qu’elle demeure une expérience de la perte. Et que cette tristesse sans raison est « la pire peine ». Images persistantes La tristitia des Pères de l’Église était un péché capital, qui éloigne de Dieu. Acedia et tristitia – qui désigne en latin une affliction qui va jusqu’à l’abattement, un caractère sombre, sévère, une détresse intense – sont alors couramment associées, voire quasiment synonymes – la tristesse est le double séculier de l’acédie. Cette notion d’acédie, introduite en Occident par Cassien, peut être comprise comme un vide de l’âme, une mort spirituelle. Ainsi dans les textes religieux anciens, la tristesse est désertion, dégoût. Dans les analyses modernes, la tristesse garde quelque chose d’acédique : elle devient fatigue et dépression, indifférence et anesthésie, perte d’énergie. Cette séche450

resse demeure synonyme de stérilité, celle qui depuis Mallarmé rend la chair triste et qui fait croire que tous les livres ont été lus. Mort du désir et bibliothèque sans valeur d’usage, abolition du désir de connaître : tout aurait été épuisé. Et le lieu emblématique de la tristesse est toujours, même s’il est une bibliothèque encombrée de volumes, un désert mortifère, un tombeau, un espace dépeuplé, fût-il plein, dont le « séjour » dans Le Dépeupleur de Beckett semble l’avatar : « Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine ». Mais ce peut être aussi, de façon réaliste, les chambres peintes par Edward Hopper, les cafés, les bars, la désolation des suburbs. Et au cinéma : la banlieue de Ravenne où erre Giulana dans Le Désert rouge d’Antonioni. Et bien sûr encore les Tristes tropiques de Lévi-Strauss, ou L’Afrique fantôme qu’arpente Leiris, alors apprenti-ethnologue, de Dakar à Djibouti, comme s’il poursuivait une image. Venise elle-même est triste pour le narrateur de La Recherche quand, sa mère partie pour la gare, la ville quitte les représentations, et que l’eau devient une « simple combinaison d’hydrogène et d’azote […] ignorante des doges et de Turner », tandis qu’il entend Sole mio : « La ville que j’avais devant moi avait cessé d’être Venise. » Elle devient alors, comme les chambres d’hôtel de Hopper ou « le triste hôpital » de Rembrandt évoqué par Baudelaire, vide, « une chambre de l’esprit ». Le narrateur du Roman de la Rose s’endort et rêve qu’il se réveille. L’Amour l’appelle. Il veut pénétrer en ce lieu enchanteur du jardin secret. Mais il doit d’abord affronter d’affreuses figures sculptées, placées à l’extérieur du mur qui enclot le verger. Parmi ces neuf portraits – tous féminins –, il y a Tristesse, vieille, laide, pâle. Cette Tristesse-là, avec ce réseau de termes dans lequel elle s’insère encore au xiii e  siècle – Acedia, Tristesse, Désespérance, Mélancolie –, est porteuse de mort.

Tristesse Dans son tourment, elle s’égratigne le visage et déchire ses vêtements, s’arrache les cheveux. Puis elle fond en larmes. Dans sa Conférence sur l’expression des passions, Charles Le Brun reconduit le topos : « celui qui est agité de cette passion […] a […] le tour des yeux livides […] la tête paraît nonchalamment penchée sur une des épaules, toute la couleur du visage est plombée, et les lèvres pâles et sans couleur. » Blanc terne, plombé : c’est ainsi que les manuels d’astrologie décrivaient la planète Saturne. Clown blanc, impassibilité faciale de Buster Keaton, tristesse photogénique du visage de Garbo, « ce visage de neige et de solitude » dont parle Barthes dans ses Mythologies : le visage du triste est comme déserté, voire inexpressif. Pour Darwin, qui publie en 1859 L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, la tristesse est « l’expression la plus difficile à expliquer » : à l’inverse des émotions violentes, dont l’expression trouverait son origine chez l’animal – tel bien sûr le cri – la tristesse ne serait apparue que lorsque nos lointains ancêtres auraient cherché à retenir leurs cris. Elle serait une expression spécifiquement humaine : avec elle la tête se fait visage. La tristesse serait le refoulement du cri, retenue, pacification, humanité, participant de la socialité, liée au devenir humain. Si le triste est pâle, il est aussi mutique. Dans L’Enfer, à la fin du chant  vii, Dante rencontre  « des gens boueux dans les marais ». D’abord les coléreux, puis les tristes, eux aussi immergés dans les eaux fangeuses du Styx : Enfoncés dans la boue, ils disent : “Nous étions tristes Dans l’air doux que le soleil réjouit, Ayant en nous les fumées chagrines : Et maintenant c’est la boue noire qui nous attriste. ” Ces phrases ils les gargouillent dans leur gorge, Car ils ne peuvent parler par mots entiers.

Vivants, ils étaient tristes, embués par les fumées qui les ont empêchés de voir

le soleil, et ces fumées, tel est leur châtiment, sont devenues de la boue noire. Surtout, ils ne peuvent même pas dire leur mal : à l’opposé de la mélodieuse plainte d’Orphée, les mots des tristes chez Dante sont pauvres, tronqués, réduits à des borborygmes, peut-être même ne sont-ils que boue. Dante les appelle « les mangeurs de boue ». La tristesse empêche de parler, met de la boue à la place de la parole. La tristesse est aujourd’hui classée parmi les émotions silencieuses, là où la joie et la colère figurent parmi les émotions bavardes : parole interdite, réprimée, la tristesse est introvertie. Dans Une Partie de campagne, Renoir filme, après la scène d’amour dans l’île, un plan éblouissant où Henriette – jouée par Sylvia Bataille – remue les lèvres sans produire un seul mot, plus solitaire et perdue que jamais, comme si elle avait acquis, dans une prescience de son destin, la certitude que quelque chose manque. Au chevet de la tristesse La princesse Élisabeth, avec qui Descartes entretint une correspondance de 1643 à 1649, est une princesse déchue et appauvrie, en exil en Hollande. Élisabeth est triste : cette tristesse elle la confie à Descartes, comme elle lui confie son histoire. Avec cette correspondance surgit l’expérience d’un sujet singulier : le philosophe, qui joue le rôle de médecin de l’âme, est confronté aux « symptômes » d’une princesse. Descartes adopte la posture du moraliste – il cite Sénèque – et propose un bon usage de la tristesse, une tristesse tempérée : « Car il n’y a point d’événements si funestes, ni si absolument mauvais au jugement […] qu’une personne d’esprit ne les puisse regarder de quelque biais qui fera qu’ils lui paraîtront favorables ». Regarder de biais, ou regarder de loin : on pense au célèbre suave mari magno de Lucrèce. Descartes évoque d’ailleurs peu après la position du « spectateur ». Comme en écho, à la fin de sa vie, dans Les Passions de l’âme, il écrit : 451

Tristesse Lorsque nous lisons des aventures étranges dans un livre, ou que nous les voyons représenter sur un théâtre, cela excite en nous quelquefois la tristesse […] mais demeure ce plaisir de sentir « ces émotions intérieures de l’âme » : et ce plaisir est une joie intellectuelle qui peut aussi bien naître de la tristesse que de toutes les autres passions.

Descartes n’est pas ici très éloigné de Racine qui dans sa Préface de Bérénice, au plus loin de l’exaltation des dénouements spectaculaires, évoque « la tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie ». Que la peine puisse traverser le plaisir, cela est possible grâce à la mise en mots de la tristesse : les alexandrins césurés de la « triste Bérénice » sont au plus loin des borborygmes des tristes de Dante. Que la tristesse se dise, qu’elle prenne forme, et que le spectateur l’entende, soit ému de sa beauté conjure le danger : pour sortir de la tristesse, il faut la contempler, comme nous la contemplons au théâtre, ou désormais au cinéma. Notre participation au sentiment implique que nous restions exclus de son champ. Dans l’acte même où elle force la participation du spectateur, la mise en scène sollicite la distance, mieux elle produit une non-présence dans la présence. Mais la tristesse de la princesse Élisabeth résiste. Descartes en vient alors à lui proposer de se « délivrer l’esprit de toutes sortes de pensées tristes, et même aussi de toutes sortes de méditations sérieuses touchant les sciences, et ne s’occuper qu’à imiter ceux qui, en regardant la verdeur d’un bois, les couleurs d’une fleur, le vol d’un oiseau, et telles choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu’ils ne pensent à rien ». La tristesse serait un excès de pensée, son remède, ne penser à rien. Mais peuton se persuader qu’on ne pense à rien ? En 1764, une autre femme se plaint, à Rousseau cette fois. La lecture d’Émile, la condamnation des femmes savantes a plongé Henriette dans l’incertitude : « Mille idées tristes et confuses s’as452

semblent, elles forment un nuage épais qui semble m’envelopper ; je cherche à m’éloigner, je me débats, je regarde autour de moi, je considère tout ce qui m’environne, et je ne vois rien qui me console ». Si la pitié de Rousseau est éveillée, elle le conduit cependant à inviter Henriette à trouver en elle-même un dédommagement : l’étude est la lance d’Achille qui doit guérir la blessure qu’elle a causée. Le remède est dans le mal, mais à une condition, que la philosophie ne soit pas distraction, mais retour à soi. Bien sûr les cœurs sensibles sont affligés de ne pouvoir former de liens : « Je sais combien cet état est triste, mais je sais qu’il a pourtant des douceurs ». Deux ans plus tôt, dans ses Lettres à Malesherbes, Rousseau avait déjà souligné les douceurs de la tristesse : « une tristesse attirante que je n’aurais pas voulu ne pas avoir ». Tel est l’état de l’homme solitaire qui ressent « un certain élancement du cœur vers une autre sorte de jouissance ». Chez Rousseau, la « tristesse attirante » en naissant d’une amertume, d’une insatisfaction face à l’ordre des choses et la situation aliénée des hommes vient s’assortir du sentiment de la responsabilité éthique de l’homme. La tristesse – et la pitié que je ressens, ce qui ne signifie nullement identification mais transport au lieu de l’autre, imagination – est aussi le principe qui permet de sortir de l’amour de soi. Par la pitié « à travers la souffrance d’un être unique l’humanité se donne à plaindre ». (J. Derrida, De la Grammatologie, 1967). Sotto voce Pour Rousseau la pitié est une voix. On peut penser à la voix chantante, chuchotée, éteinte, au « filet de voix » de Tante Suzon qu’évoque Rousseau au début des Confessions comme ce qui nous fait le mieux ressentir la tristesse. C’est plus tard la chanson grise de Verlaine, la voix des spectres de « Colloque sentimental » : « Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles/Et

Tristesse l’on entend à peine leurs paroles ». Rendant hommage à la voix de Kathleen ­Ferrier, Yves Bonnefoy écrit dans Hier régnant désert : Je célèbre la voix mêlée de couleur grise Qui hésite aux lointains du chant qui s’est perdu Comme si au-delà de toute forme pure Tremblât un autre chant et le seul absolu.

Qu’est-ce qu’entend Bonnefoy dans la voix de la cantatrice sinon une autre voix, un chant qui s’est perdu, telle une variante de la prosopopée. On retrouve le motif de l’exil lié depuis Ovide à la tristesse : exilé à Tomes sur les bords de la Mer noire par l’empereur Auguste, le poète latin écrit Les Tristes. En ce lieu déserté la voix ne peut plus chanter comme autrefois : « L’enthousiasme sacré qui nourrit le cœur des poètes et que jadis j’avais toujours en moi, a disparu. Ma muse vient avec peine jouer son rôle […] » Sur le même thème, Du Bellay, « exilé » à Rome, écrit dans ses Regrets : « Et les Muses de moy, comme estranges, s’enfuyent ». La tristesse serait moins l’expérience de la privation que celle du fading barthésien, de l’évanouissement, liée à l’hyper-conscience de la fragilité : fragilité de la voix, fragilité du corps, pensées fragiles qui disparaissent, et bien sûr écoulement de la musique qui occupe une position ­cardinale. La musique est devenue par excellence un art de la tristesse, que l’on associe culturellement au mode mineur. Or si le mode mineur rend triste, c’est, selon Lacépède dans sa Poétique de la musique parue en 1785, que la tonique n’est jamais conclusive, qu’il reste de l’inachevé, et que l’âme ne cesse de se tourmenter, ne peut trouver le repos. Ça a été Dans la seconde partie de La Chambre claire, Barthes reprend la notion de punctum, qui n’est plus de forme (le détail qui me « point » tel qu’il fut théorisé en première partie), mais d’intensité : c’est le

Temps, c’est l’emphase déchirante du « ça a été ». Ce second punctum, temporel, dépend exclusivement de la valeur d’empreinte de l’image photographique, sans que soit prise en compte la valeur iconique. Il ne s’agit pas là de représenter la tristesse mais de communiquer un affect de tristesse, lié à ce paradoxe temporel : « Devant la photo de ma mère enfant, je me dis : elle va mourir : je frémis, tel le psychotique de Winnicott, d’une catastrophe qui a déjà eu lieu. Que le sujet en soit déjà mort ou non, toute photographie est cette catastrophe ». Or les grandes images de la tristesse en peinture – et notamment dans l’iconographie religieuse – sont toutes liées à l’expérience de la perte, à une étrange nostalgie, au processus mortel. Le visage d’Ève, à l’expression navrée, sur la fresque de Masaccio Adam et Ève chassés du Paradis est sans doute un des visages les plus tristes de l’histoire de la peinture. Qu’on pense aussi à l’expression désolée du visage de la Vierge dans les Annonciations du Quattrocento : car si elle apprend la naissance du Christ, c’est aussi la mort de ce fils pas encore né qu’elle apprend. Irréversibilité du temps, passage, flux. Le film de Renoir, Une Partie de campagne, ne cesse de jouer de l’image des eaux. « Je ne conçois pas de cinéma sans eau » écrivit-il, en substituant à l’eau berceau l’eau-tombeau – on ne peut pas remonter le courant. Et l’eau devient l’image même du film, de « l’image-mouvement » selon Deleuze. La pellicule se déroule comme se déroule le cours du fleuve, inexorablement, jusqu’au noir final qui engloutit les illusions. Nathalie Barberger

& S. Freud, « Fugivité », trad. M. Bonaparte, in « Deux penseurs devant l’abîme », Revue française de psychanalyse, no3, 1956. A. Larue, L'autre mélancolie, Acedia ou les chambres de l'esprit, Paris, Hermann, 2001. P. Verlaine, Romances sans paroles, 1874. mélancolie, peinture FF

V VALENCE La valence est la propriété de l’émotion qui permet de la qualifier d’émotion positive ou négative, classant ainsi les émotions en deux catégories distinctes et mutuellement exclusives, au sein d’un système bipolaire. Cette distinction positif/négatif semble incontournable dans l’étude des émotions. Ainsi la plupart des théories qui entendent rendre compte du rôle des émotions dans les raisonnements et décisions font reposer leur explication sur cette dichotomie binaire et exclusive pensée comme la dimension la plus importante de l’expérience affective. Ces théories, pourtant très diverses, trouvent dans la valence un outil conceptuel utile et maniable. Ainsi la valence résidera dans le ressenti (agréable ou désagréable) de l’émotion pour les théories de l’affect, dans le comportement (attraction ou répulsion) associé à l’émotion pour les théories behavioristes ou comportementalistes, ou dans l’évaluation cognitive (favorable ou défavorable) qui compose ou déclenche l’émotion pour les cognitivistes. Cette notion en apparence incontournable et simple est donc polysémique et son usage nécessite précision et rigueur. L’étude des émotions par la valence met en lumière la complexité intrinsèque du phénomène émotionnel, qui se trouve redoublée au sein des émotions esthétiques. Elles peuvent tout d’abord composer des épisodes émotionnels complexes où coexistent des émotions à valences différentes. À la suite d’Aristote, Racine

s­ ouligne ainsi dans la Préface de Phèdre que les héros tragiques doivent être propres à susciter de la compassion et de la terreur, plaçant l’émotion tragique sous le signe de l’ambivalence. Mais les émotions peuvent aussi s’imbriquer, une émotion portant sur une autre. Ainsi Phèdre elle-même ressent de l’horreur et de la culpabilité à l’égard la passion amoureuse qu’elle nourrit pour Hippolyte. L’épisode émotionnel associé suppose ainsi un emboîtement complexe d’émotions de premier degré, comme la peur, l’amour ou la surprise, et d’émotions de second degré, comme la joie (la Schadenfreude qui est la satisfaction ou la joie ressentie devant le malheur ou la souffrance d’autrui) ou la honte ici, portant sur les premières de manière réflexive et possédant des valences opposées. La peur ressentie au théâtre ou à la lecture d’un roman peut s’accompagner d’une joie et d’un plaisir propre à cette situation esthétique. On peut ainsi apprécier la qualité esthétique d’une œuvre qui suscite par ailleurs diverses émotions négatives, pouvant être elles-mêmes imbriquées. On peut citer deux toiles du Caravage qui illustrent ce jeu de regard et ces enchâssements d’émotions. Judith décapitant Holopherne suscite une émotion négative d’horreur devant l’acte lui-même et la détresse d’Holopherne redoublée par l’application et le dégoût de Judith et enfin la haine de la servante qui attend avec un sac pour y déposer la tête. Sa position de spectatrice fait écho à la nôtre et nous renvoie l’image dérangeante et presque honteuse de celui qui assiste à ce moment à la limite du représentable. La richesse des matières, des couleurs 455

Valéry Paul (1871-1945) et ­textures double ces émotions négatives enchâssées d’un plaisir esthétique. De même l’Arrestation du Christ représente encore cette pluralité d’émotions (effroi du disciple, stupeur du Christ qui s’interroge aussi sur la nature réelle de l’émotion de Judas, joie des soldats) éclairée au sens propre et figuré par la lanterne de celui qui est souvent commenté comme étant la figure du peintre mais qui pourrait être tout aussi bien le spectateur aux prises avec cette situation dramatique qu’il observe à dessein, les émotions distinctes à valence différente qu’il y perçoit et dont il tire une satisfaction. Concept central de la philosophie des émotions, la valence permet ainsi d’étudier la spécificité des émotions esthétiques qui imbriquent souvent des émotions de valences et de niveaux distincts et d’en comprendre la complexité et la richesse. Laure R ivory

& T. A. Fossum, L. Barrett, « Distinguishing evaluation from description in the personality-emotion relationship », Personality and Social Psychology Bulletin, vol. 26, no6, 2000. M. Zeelenberg, R. Pieters, « Feeling Is for Doing : A Pragmatic Approach to the Study of Emotions in Economic Behavior », in D. De Cremer, M. Zeelenberg et K. Murnighan (éds), Social Psychology and Economics, Mahwah, NJ, Erlbaum, 2006. esthétiques ( émotions), plaisir / déplaisir FF

VALÉRY Paul (1871-1945) Chez Paul Valéry, les émotions sont ambivalentes. Ce moraliste jaloux de sa liberté de pensée les considère « comme sottises, débilités, inutilités, imperfections – comme le mal de mer et le vertige […], qui sont humiliants ». L’esprit qui les subit malgré sa conscience de leur irrationalité constate les bornes de sa maîtrise de soi et du monde, car « toute émotion » est d’abord « marque de défaut de construction ou ­d’adaptation ». 456

Aussi Valéry fait-il l’éloge, non de l’impassibilité, mais d’un effort pour rester « de sang-froid » face à des émotions individuelles ou collectives qui « s’ajoutant ne font enfin qu’une planitude », dans une Histoire où « à la longue, il n’y a jamais rien eu ». Leur puissance perturbatrice conduit néanmoins Valéry à consacrer d’importants développements aux affects, à leur caractère mimétique, à leur ancrage et fonction physiologiques, ainsi qu’aux impasses d’une étude qui exigerait de considérer objectivement un phénomène subjectif. Cette volonté sciemment aporétique de comprendre les affects, aux deux sens d’une inclusion et d’une élucidation, caractérise aussi une esthétique définie comme « science des valeurs de l’expression ou de la création des émotions ». Si La Jeune Parque s’observe être émue et demande : « qui pleure,/ Si proche de moi-même au moment de pleurer ? », c’est que ce lyrisme spéculaire dialogue avec une conception du poème comme « machine à produire l’émotion poétique ». La définition, cruciale et provocatrice, attaque la vulgate qui voudrait qu’un poète exprime ses affects. L’« ébranlement initial et toujours accidentel » cède le pas à la composition calculée d’une œuvre où sons, sens et rythmes doivent donner au lecteur une émotion « poétique » distincte : Valéry évoque une « sensation d’univers », comparable aux moments où « tous les objets possibles du monde ordinaire, extérieur ou intérieur » semblent se trouver « tout à coup dans une relation […] juste, avec les modes de notre sensibilité générale ». Cet effet ne saurait être entièrement programmé, car le poème, où « l’accent et l’allure de la voix l’emportent sur ce qu’elle éveille d’intelligible », se rapproche de la musique, dont le public est ébranlé sans que des mots viennent imposer un sens à ses émotions physiques. Le texte se sait donc œuvre ouverte, pour sa signification comme pour ses tonalités affectives. De plus, l’« émotion initiale, même si elle a été très profonde […] ne sera pas identiquement restituée », parce que « nous voulons

Volkelt Johannes (1848-1930) rester les maîtres ; […] pâtir par l’art, être émus, mais jusqu’à un certain point » – condition pour que la culture offre une initiation atténuée aux passions. Cette enquête sur l’« industrie » des émotions s’applique à d’autres genres, sans perdre une inflexion éthique. La rhétorique du pathos auctorial est dénoncée quand elle sert un discours idéologique ; mais face à l’« impudicité […] pure » de Stendhal, le critique, qui refuse « d’être illusionné par un ouvrage d’écriture au point de ne plus distinguer nettement [s] es affections propres de celles que l’artifice d’un auteur [lui] communique », confesse éprouver « le miracle » de cette « confusion [qu’il] abhorre ». Hugues M archal

& P. Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, 1957- 1960. P. Valéry, Cahiers, Paris, Gallimard, 1973- 1974. M. Jarrety, Valéry devant la littérature : Mesure de la limite, Paris, Puf, 1991. esthétiques ( émotions), musique, lyrique, poésie FF

VOLKELT Johannes (1848 -1930) Johannes Volkelt, philosophe allemand, psychologue et esthéticien, a publié un Système de l’Esthétique dont le premier tome, paru en 1905, a été suivi de La conscience esthétique en 1920. Au premier chapitre de son Système, Volkelt insiste sur la nature psychologique de l’Esthétique, en soutenant que seule la vie intérieure peut conférer un aspect esthétique aux données venues du monde extérieur : « la chose extérieure comme telle n’est jamais un objet esthétique par elle-même ». Par la suite, l’Einfühlung (empathie), héritée de Robert Vischer suivi de Theodor Lipps, jouera chez Volkelt un rôle essentiel dans sa description des sentiments, aussi bien du point de vue de la psychologie générale que de celui de

l’esthétique. La formule de Th. Lipps selon laquelle le plaisir esthétique est « jouissance objectivée de soi » devient chez Volkelt : « toute contemplation esthétique est en même expérience vécue de moi-même ». Dans La conscience esthétique, il énonce d’ailleurs la condition même de l’empathie : « la croyance à l’animation du moi des autres figures humaines est elle-même déjà une croyance à l’empathie ». La nature des sentiments peut être celle éprouvés par un sujet affecté dans sa vie réelle, celle manifestée par d’autres individus dans cette vie réelle et celle « représentée » par des personnages au théâtre ou à l’opéra. Si l’on croit comprendre les sentiments éprouvés par autrui ou ceux qui sont « représentés » dans un spectacle, (différant des sentiments personnels réellement éprouvés par un sujet), il s’agit dans les deux cas de sentiments objectivés. Mais quels rapports peut-on établir entre ces deux genres de sentiments, objectifs ou personnels ? Dans La conscience esthétique, Volkelt revient sur sa distinction des sentiments objectivés, comme par exemple la représentation de Niobé et de sa douleur, et des sentiments éprouvés par le spectateur des œuvres d’art. Celui-ci ne vit pas comme une douleur personnelle le sentiment douloureux exprimé par Niobé ; mais inversement, c’est de lui qu’est issue la tonalité du sentiment qu’expriment les personnages. L’objectivité des sentiments qu’ils expriment tient à ce qu’ils ne dépendent pas du spectateur, tandis que lui-même en dépend  et y répond ; un point important est que sa conscience n’en est nullement avertie. L’exemple de la peinture (déjà donné dans le Système) permet de préciser la place prise par les sentiments. Nous ne percevons pas que des couleurs et des formes, qui représentent la part de création que l’artiste expose à nos yeux ; ce ne sont là que des données objectives que le 457

Volkelt Johannes (1848-1930) s­pectateur interprète même inconsciemment et anime de sa disposition intellectuelle et de ses propres sentiments. Volkelt parle alors d’une « couche sensible-immatérielle » qui anime ce qui est directement vu ; l’apparence affective en fait précisément partie, bien qu’elle soit difficilement descriptible. Il y revient plus loin en parlant de « co-vision complémentaire sensible » dans la perception  d’objets ou de paysages réels, comme dans la contemplation déjà évoquée d’un tableau, « dans tous ces cas, on voit conjointement des propriétés [dont les qualités affectives] qui ne sont pas immédiatement perçues par la vue, mais par d’autres sens ». Enfin, si l’empathie esthétique n’est possible que grâce à une première e­ mpathie

dans la constitution de notre vie affective, pour J.  Volkelt, il y faut y ajouter une importante « activité créatrice de sentiments ». On peut supposer que cette activité accompagne chez les spectateurs successifs l’avancée de la création artistique elle-même. Maurice Elie

& J. Volkelt, System der Ä sthetik, München, C. H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung [1905], reprint Ulan Press, Amazon, s. d. J. Volkelt, « La conscience esthétique » [1920], trad. in M. Elie, Aux origines de l’empathie, Fondements et fondateurs, Nice, Ovadia, 2009. M. Elie, Aux origines de l’empathie, Fondements et fondateurs, Nice, Ovadia, 2009. empathie, lipps, vischer, wölfflin, worringer FF

s la Renaissance

W WARBURG Aby (1866 -1929) Aby Warburg est un historien de l’art allemand considéré comme le fondateur de l’iconologie moderne. Se détournant d’une approche « esthétisante » des œuvres d’art, il opère un décloisonnement entre les disciplines et ouvre l’histoire de l’art à l’anthropologie. L’objet principal de son étude est la question de la « survivance » à travers le temps (Nachleben) de certaines « formules pathétiques » (Pathosformeln), entendues comme notations visuelles des états émotionnels humains. Warburg met au jour la récurrence de gestes expressifs enclos dans les images, ce que Giorgio Agamben nomme « l’indissoluble intrication d’une charge émotive et d’une formule iconographique » (G. Agamben, « Aby Warburg et la science sans nom », in Image et mémoire). Il s’attache ainsi à détailler la façon dont le corps ému prend certaines poses que les artistes ont répertoriées dans des « formules primitives » qui traversent l’histoire de l’art. Ainsi la figure de la Nymphe (Ninfa) renaissante est-elle comprise par Warburg comme une réminiscence des ménades qui se déploient sur les sarcophages antiques. La dimension serpentine de ses contours témoigne des désirs, des passions mais aussi des mouvements imprimés par les éléments extérieurs qui agitent la figure en de troubles contorsions. Mais le projet d’anthropologie visuelle mené par Warburg devait l’amener à détailler d’autres incarnations culturelles de cette forme pathétique universelle. Il la retrouve

notamment dans les danses et les rituels des Indiens Hopis de l’Ouest américain, qu’il parcourt durant l’hiver 1895-1896. Lors d’une conférence sur la « danse du serpent » qu’il donne le 21  avril 1923 à l’asile de Kreuzlingen, où il est soigné pour de graves troubles mentaux, Warburg indique les profondes affinités entre les rituels indiens et les formes du pathos italienne. Cet analogon entre les images et les cultures, Warburg en poursuivra l’étude dans les dernières années de sa vie à travers le projet de l’Atlas Mnémosyne, qui entend révéler, grâce à un montage d’images hétérogènes, les migrations de formes et de concepts à travers le temps et l’espace. Ce projet est caractéristique d’une approche de l’histoire de l’art que l’on peut qualifier de pathologique, non plus seulement au sens où elle chercherait à établir une science du pathos, mais également car elle trouverait son fondement dans un rapport de type empathique entre le savant et son objet. L’histoire de l’art telle que la pratique Warburg est une traversée des images, une connaissance par l’épreuve qui implique un « souffrir avec » dans lequel l’observateur s’identifie à son objet jusqu’au délire. Dans l’épisode de la folie des années 1920, à la clinique Bellevue du Docteur Binswanger où il était interné, Warburg parlait aux papillons, dans lesquels il voyait des réincarnations de la Nymphe renaissante. Lorraine Dumenil 459

Wittgensteinniens (auteurs)

& A. Warburg, Les Essais florentins [essais publiés entre 1893 et 1920], Paris, Klincksieck, 1990. A. Warburg, L’Atlas Mnémosyne [1927-1929], Paris, L’écarquillé-INHA, 2012 P. Alain-Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris, Macula, 1998 [comprend notamment la traduction de « Souvenir d’un voyage en pays Pueblo », conférence prononcée par Warburg le 21 avril 1923]. G. Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, éd. de Minuit, 2002. empathie FF

WIT TGENSTEINNIENS (auteurs) Wittgenstein (1889-1951) est connu pour sa critique, dans les Remarques mêlées, de l’idée selon laquelle une œuvre d’art transmet un sentiment, un artiste désire faire ressentir au public ce qu’il ressent lui-même. En réalité, « l’œuvre d’art ne veut pas transmettre quelque chose d’autre, mais elle-même ». En même temps, il ne s’agit pas de nier la présence de sentiments dans l’expérience des œuvres, ni même le fait que la dimension de l’expression dans l’œuvre est liée à celle du sentiment, puisque l’œuvre est « sinon expression d’un sentiment, du moins expression de l’ordre du sentiment, ou expression sentie ». De même, Wittgenstein critique l’idée selon laquelle l’esthétique serait une branche de la psychologie, censée expliquer non seulement nos appréciations mais aussi « les mystères de l’Art » en général. Cependant, cela ne signifie ni qu’une psychologie de l’esthétique soit impossible (il faut seulement ne pas en attendre une clarification de la nature des jugements esthétiques), ni qu’une philosophie de la psychologie soit de peu d’intérêt en philosophie de l’art et en esthétique. Dans le sillage de la philosophie de la psychologie de Wittgenstein, on trouve en effet des développements, par exemple ceux d’A. Kenny dans Action, Emotion and 460

Will, dont certains permettent de mieux comprendre nos émotions en général et notre expérience des œuvres d’art en particulier. Les deux premiers chapitres prennent la forme d’une analyse critique d’abord de la théorie classique des passions de l’âme (notamment Descartes et Hume), puis de l’examen expérimental des émotions (notamment le conflit entre W. James et les behavioristes). Ce qui en ressort, entre autres, c’est, premièrement, l’impossibilité de penser les émotions comme des objets privés (au sens de seulement accessibles à celui qui en fait l’expérience), deuxièmement, la grande importance de la distinction entre la cause et l’objet d’une émotion. Cette dernière distinction est particulièrement susceptible d’éclairer l’idée qu’une œuvre « suscite » en nous des émotions. Dans le troisième chapitre de son livre, A. Kenny produit un certain nombre de distinctions conceptuelles qui peuvent éclairer l’expérience des œuvres, notamment les distinctions entre émotion et perception, émotion et sensation, auxquelles on pourrait rajouter celle de Wittgenstein entre voir et voir-comme. La cartographie des concepts psychologiques, proposée par Wittgenstein et ses interprètes, permet ainsi de décrire le plus précisément possible notre expérience des œuvres, entre émotion, perception et sensation. Pierre Fasula

& L. Wittgenstein, Leçons et conversations [1966], trad. J. Fauve, Paris, Gallimard, 1992. L. Wittgenstein, Remarques mêlées [1978], trad. G. Granel, Paris, Flammarion, 2002. A. Kenny, Action, Emotion and Will, London, Routledge & Kegan Paul, 1963. descartes, hume, james, psychologique FF

(approche)

Wölfflin Heinrich (1964-1945)

WÖLFFLIN Heinrich (1964 -1945) Dans sa dissertation doctorale intitulée Prolégomènes à une psychologie de l’architecture (1886), Heinrich Wölfflin pose les bases de sa théorie psychologique de l’expression artistique, établissant les principes repris ensuite dans ses ouvrages les plus célèbres, notamment Renaissance et Baroque (1888). En rapportant la perception des œuvres « corporelles » (et particulièrement ici des œuvres architecturales) à l’organisation de notre corps propre, Wölfflin écarte à la fois les théories de l’histoire de l’art culturelle et les théories strictement physiologistes. Sans faire jouer trop grossièrement l’histoire de l’art culturelle contre la théorie formaliste, rappelons quand même l’ironie avec laquelle Wölfflin juge certains rapprochements trop peu argumentés (notamment celui qu’établit Samper entre l’architecture gothique et la scolastique médiévale – rapprochement retravaillé ensuite par Panofsky). L’organisation corporelle fait le lien expressif entre l’élément psychique et les formes architecturales. Autrement dit, seule l’analyse de l’expression humaine corporelle permet de comprendre ce que le gothique – par exemple – rejoint sur certains points la scolastique. Selon Wölfflin, l’architecture, en tant qu’« art des masses corporelles », met en exergue le fait que nous jugeons les formes, les volumes, les rapports et les forces par analogie avec notre propre organisation corporelle. Aussi l’historien de l’art n’hésite-t-il pas à considérer le rôle primordial de l’architecture, en tant qu’art capable d’idéaliser et d’élever le sentiment vital inhérent à chaque homme. Confronté aux volumes architecturaux, notre corps réagit et rejoue en quelque sorte les expériences vécues de tension, de pesanteur, d’équilibre, de légèreté, de résistance, etc. Les colonnes, par exemple, induisent chez l’homme un mouvement d’ascendance vir-

tuellement éprouvé, qu’il ne manquera pas d’associer à telle ou telle émotion. De manière générale, par la représentation artistique, les individus seraient en mesure d’attribuer aux objets des émotions, précisément parce que des émotions semblables les traversent corporellement. Renaissance et Baroque insistera encore sur cette idée : c’est grâce à notre corps que « nous imaginons la joie et la peine dans l’existence de n’importe quelle configuration, de n’importe quelle forme, aussi étrangère nous soit-elle ». Les jugements que l’on portera sur les œuvres reposent donc essentiellement sur notre capacité à être nous-mêmes expressifs. En valorisant de la sorte le corps vécu dans la perception des formes et en enracinant le jugement esthétique dans l’expérience corporelle, Wölfflin anticipe à certains égards la phénoménologie post-husserlienne et notamment Merleau-Ponty. Maud H agelstein

& H. Wölfflin, Prolégomènes à une psychologie de l’architecture [1886], trad. sous la dir de B. Queysanne, Paris, éd. de la Villette, 2005. H. Wölfflin, Renaissance et Baroque [1888], trad. de G. Ballangé, Paris, Le livre de Poche, 1961. A. Dufourcq, Merleau-Ponty. Une Ontologie de l’imaginaire, Dordrecht, Springer, Phaenomenologica, vol. 204, 2012. M. Warnke, « On Heinrich Wölfflin », Representations, no27, 1989. architecture, empathie, lipps, FF

phénoménologique (approche), vischer, volkelt, worringer

WOLLHEIM Richard (1923-2002) S’il est vrai que le philosophe analytique britannique Richard Wollheim est connu dans le champ de la théorie de l’art pour avoir introduit en esthétique la notion d’art minimal et pour son ouvrage majeur ­i ntitulé Arts and its Objects, il est 461

Worringer Wilhelm Robert (1881-1965) aussi plus généralement connu pour ses réflexions en philosophie de l’esprit. Sa pensée sur les émotions a notamment fait l’objet de conférences au département de philosophie de l’université de Yale en automne 1991 qui, une fois retranscrite, ont donné lieu à l’ouvrage On the Emotions. S’opposant alors à William James qui défend une posture somatique, l’émotion est, selon Wollheim, un phénomène mental. Parmi les phénomènes mentaux, il s’agit d’une disposition mentale, et donc persistant dans le temps, et non d’un état mental, qui est davantage passager. Wollheim reconnaît toutefois que l’usage du langage sur les émotions peut légitimer la confusion entre disposition et état. Comme toute disposition mentale, l’émotion a un rôle. Ainsi, alors que la croyance cartographie le monde et que le désir y détermine des cibles, l’émotion colore le monde. Dire que l’émotion colore le monde sous-entend qu’une disposition mentale subjective peut avoir une telle relation avec le monde objectif. Or, comment quelque chose de purement physique peut être expressif ? Cette question a été posée par Wollheim au sujet de l’œuvre d’art dès son ouvrage Arts and its Objects. Il s’agit de comprendre les processus cognitifs permettant de qualifier une peinture, par exemple, de triste. L’enjeu global est de justifier le fait que l’œuvre d’art est un objet physique alors qu’elle peut être expressive. C’est en convoquant le concept dix-nieuvémiste de correspondance qu’il résout cette tension : la correspondance est une relation entre une partie du monde extérieur et une émotion, une humeur ou un sentiment que cette partie du monde est capable d’évoquer en vertu de son apparence. Ainsi, l’émotion n’est pas lue dans l’œuvre d’art, elle est expérimentée ou vue. Une telle expérience comporte donc deux aspects : il s’agit aussi bien d’une expérience de perception que d’une expérience affective. Wollheim nomme tout ­naturellement 462

cette disposition cognitive une perception expressive. Parler de perception est très signifiant pour Wollheim en ce que cela lui permet de se distancier aussi bien de ceux qui disent que l’émotion est lue que de ceux qui disent que l’émotion est sentie : en effet, comme il le note, celui qui perçoit de la tristesse dans une peinture ne se sent pas nécessairement triste. La tristesse n’est pas sentie. Et c’est bien parce que l’émotion n’est pas somatique, mais est une disposition mentale durable, qui soustend les transitoires états mentaux, qu’il est possible pour le spectateur de dresser une correspondance entre une émotion et une œuvre d’art sans sentir actuellement l’émotion en question. Il semblerait par conséquent que la conception de l’émotion de Wollheim soit indissociable de ses conceptions de l’œuvre d’art et de l’expérience esthétique. Bruno Trentini

& R. Wollheim, Art and its Objects : With six Supplementary Essays, 2e éd., Cambridge, New York, Cambridge University Press, 1980. R. Wollheim, On the Emotions, New Haven and London, Yale University Press, 1999. R. Wollheim, The Mind and its Depths, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1993. esthétiques ( émotions) FF

WORRINGER Wilhelm Robert (1881-1965) Worringer publie en 1907 son célèbre essai intitulé Abstraktion und Einfühlung. L’essai s’inscrit dans le prolongement des écrits du théoricien Aloïs Riegl. En établissant le concept de Kunstwollen, ce dernier entendait désigner une volonté artistique générale définissant le style d’un peuple. Pour Worringer, le Kunstwollen est tendu entre deux pôles qui ont selon lui dominé toute l’histoire de l’art : celui de l’Einfühlung (concept emprunté à l’esthétique de

Worringer Wilhelm Robert (1881-1965) Lipps et communément traduit en français par « empathie ») et celui de l’abstraction. Justifiés par une nécessité psychologique spécifique, ces deux pôles dépendent des rapports, plus ou moins harmonieux, plus ou moins angoissés, de l’homme à son environnement direct. En effet, les formes artistiques s’inscrivent toujours aux yeux de Worringer dans une « explication de l’homme avec la nature ». Ainsi, l’Einfühlung traduit un rapport heureux avec l’extérieur, une « jouissance de soi objectivée » – c’est-à-dire une jouissance de sa propre énergie vitale perçue à travers l’objet sensible. Ce pôle correspond selon Worringer aux productions artistiques d’une partie de l’Antiquité et à celles de la Renaissance italienne. De telles œuvres manifesteraient prioritairement le bonheur ressenti face aux forces de la nature, le plaisir éprouvé par l’homme à se reconnaître dans les choses. Elles témoignent d’époques où les individus étaient en situation de confiance. Comme beaucoup d’autres théoriciens/historiens de l’époque, Worringer conçoit la Renaissance italienne comme la situation de confiance par excellence – d’où le naturalisme dominant les représentations de cette époque. Les grands artistes renaissants ont permis qu’émergent des images de beauté, de quiétude et d’accroissement de la force vitale, où rien n’est inquiet ou agité.

L’abstraction en art traduit à l’inverse un contact angoissé avec l’environnement et répond à un profond besoin de contenir le réel non maitrisé grâce à un ordre abstrait : « la tendance à l’abstraction trouve sa beauté dans l’inorganique, négation du vivant, dans le cristallin, ou en général dans toute légalité et nécessité abstraites ». L’anxiété spirituelle visée et contrée par la volonté d’abstraction concernerait prioritairement l’espace. Une forme primitive d’agoraphobie trouve à s’apaiser dans l’abstraction qui offre à l’esprit épuisé des zones de stabilité et d’accalmie. L’œuvre d’art égyptienne, entre autres exemples, permet de transcender efficacement l’angoisse, d’échapper à l’inconfort psychologique des nombreux tourments suscités par l’environnement, et de résoudre, par le travail des formes, les dysharmonies qui affectent le réel. Il s’agit alors – par la représentation stylisée et non naturaliste – de dégager les choses de leur ancrage spatial, de leurs liaisons à un tout organique et de les libérer ainsi de la confusion. Maud H agelstein

& W. Worringer, Abstraction et Einfühlung [1907], trad. E. Martineau, Paris, Klincksieck, 1978. D. Vallier, «  Lire Worringer  », in W. ­ W orringer, ­Abstraction et Einfühlung [1907], trad. E. ­Martineau, Paris, Klincksieck, 1978. empathie, lipps, vischer, volkelt, wölfflin FF

LISTE DES ENTRées

Admiration Adorno Theodor W. (1903-1969) Amitié Amok Amour Analytique (Approche) Architecture Aristote (384 av. J.-C.-322 av. J.-C) Artaud Antonin (1896-1948) Artialisation des émotions Aura Bataille Georges (1897-1962) Batteux Charles (1713-1780) Baudelaire Charles (1821-1867) Bell Clive (1881-1964) Bonheur Brecht Bertolt (1898-1956) Burke Edmund (1729-1797) C atharsis Cinéma Colère Collingwood Robin George (1889-1943) Comique Corps Croce Benedetto (1866-1952) Culturaliste (Approche) Danse Dégoût Descartes René (1596-1650) Désintéressement

13 17 18 22 23 27

Désir Diderot Denis (1713-1784) Divertissement Du Bos Jean-Baptiste (1670-1742) Dionysiaque Éducation des affections

114 115 116 117 118 121

34 39 44 45 48 51 52 53 53 54

Élégiaque Émotions collectives Empathie Ennui Enthousiasme Épique Espoir Esthétiques (émotions) Éthique (a pproche) Évolutionniste (a pproche)

131 132 136 145 146 150 152 153 160 169

59 60 63

Fantastique Fiction Freud Sigmund (1856-1939)

173

Gastronomie Goethe Johann Wolfgang (1749-1832) Goût

177

174 176

70 73 75 76

181 182

77 83 84 93 98 103 105

Haine Hanslick Eduard (1825-1904) Honte Horace (65 av. J.‑C. - 8 av. J. ‑C.) Horreur Hume David (1711-1776) Hutcheson Francis (1694-1746)

189 194 195 201 202 202 204

465

Dictionnaire art et Émotions Imagination Insensibilité Interprète Ironie Jalousie James william (1842-1910) Jardin et paysage Joie Jeux vidéos Jubilation K andinsky vassily (1866-1944) K ant Emmanuel (1724-1804)

214 215 217 218 219 224 228 231 237 238

L armes Le brun Charles (1619-1690) Lecture ( pouvoirs de la) Lessing Lipps Theodor (1851-1914) Littérature Lyrique

241

Marmontel Jean-François (1723-1799) Mélancolie Musil Robert (1880-1942) Musique

255

Narratologique Négatives (Paradoxe des émotions) Neurobiologique (Approche) Nietzsche Friedrich (1844-1900) Nostalgie Opéra Pathétique Pathognomonie Peinture Performance 466

207 208

242 243 247 248 249 253

256 259 260 267 274 275 283

Peur 310 Phénoménologique 314 Philosophique (Approche) 322 Photographie 332 Pitié 339 Plaisir / déplaisir 344 Platon (428-427 av. j.-c. – 348-347 av. j.-c.) 348 Poésie 351 Pornographique 355 Proust Marcel (1871-1922) 358 Psychologique (a pproche) 359 Reconnaissance Rhétorique (Approche) Rire romantique Rousseau Jean-Jacques (1712-1778) Sarraute Nathalie (1900-1999) Sartre Jean-Paul (1905-1980) Schopenhauer Arthur (1788-1860) Sculpture S émiotique et sémiologique (a pproche) S érie S mith A dam (1793-1790) S ociologique (Approche) S pirituelles (Émotions) Stendhal [H enry B eyle ] (1783-1842) S ublime S urprise S uspense

365 366 372 380 381 382 383 384 389 394 404 408 409 418 422 423 426 430

284 289 295 296 297 303

Théâtre Tolstoï L éon (1828-1910) Tragique Transe Trauma Tristesse

437 441 442 443 448 450

Liste des entrées Valence Valéry Paul (1871-1945) Volkelt J ohannes (1848-1930)

455 456 457

Warburg A by (1866-1929) W ittgensteinniens (auteurs) W ölfflin H einrich (1964-1945) W ollheim R ichard (1923-2002)

459 460 461 461

Worringer Wilhelm Robert (1881-1965) 462