À la recherche des villes saintes: Actes du colloque franco-néerlandais "Les villes saintes", Collège de France, 10 et 11 mai 2001 9782503515892

En un temps où la sainteté traditionnellement attribuée à certaines villes continue plus que jamais d’être alléguée par

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French Pages 192 Year 2004

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À la recherche des villes saintes: Actes du colloque franco-néerlandais "Les villes saintes", Collège de France, 10 et 11 mai 2001
 9782503515892

Table of contents :
Front Matter ("Introduction"), p. I
Free Access
Holy Cities in the Perspective of Recent Theoretical Discussions in the Science of Religions, p. 1
Gerard A. Wiegers
https://doi.org/10.1484/M.BEHE-EB.4.00957
Les non musulmans et le haram. Contribution à l'étude de la notion de territoire sacré en Islam, p. 15
Mohammed Hocine Benkheira
https://doi.org/10.1484/M.BEHE-EB.4.00958
La Mecque et Jérusalem dans l'imaginaire islamique: quelques remarques, p. 33
Pierre Lory
https://doi.org/10.1484/M.BEHE-EB.4.00959
Jerusalem as "the City of the Temple" in Jewish Sources from the Hellenistic Era, p. 43
Arie van der Kooij
https://doi.org/10.1484/M.BEHE-EB.4.00960
The Religious Significance of Jerusalem for Jews in the Greco-roman Period, p. 51
Johannes Tromp
https://doi.org/10.1484/M.BEHE-EB.4.00961
Jérusalem dans les consciences juives (y compris les mouvances chrétiennes) aux Ier-IIe siècles de notre ère, p. 63
Simon C. Mimouni
https://doi.org/10.1484/M.BEHE-EB.4.00962
Jérusalem et son temple: Méditations juives et chrétiennes sur le lieu saint avant et après sa ruine, p. 83
Marie-Joseph Pierre
https://doi.org/10.1484/M.BEHE-EB.4.00963
La sanctification d'une capitale: politique et religion dans le royaume d'Axoum, p. 97
Gianfrancesco Lusini
https://doi.org/10.1484/M.BEHE-EB.4.00964
Cholula, capitale religieuse du Mexique ancien?, p. 107
Michel Graulich
https://doi.org/10.1484/M.BEHE-EB.4.00965
Multiplicité et unicité des lieux saints dans l'hindouisme, p. 121
Marie-Louise Reiniche
https://doi.org/10.1484/M.BEHE-EB.4.00966
Jérusalem en exil. Jérusalems de l'exil, p. 133
Jean-Christophe Attias
https://doi.org/10.1484/M.BEHE-EB.4.00967
La Jérusalem des pélerins entre Réforme et Contre-Réforme: une ville sainte?, p. 141
Marie-Christine Gomez-Géraud
https://doi.org/10.1484/M.BEHE-EB.4.00968
Rome, cité sainte? La reconquête hagiographique de la topographie urbaine dans le Légendier romain (Ve-VIe siècles), p. 149
Pascal Boulhol
https://doi.org/10.1484/M.BEHE-EB.4.00969
Back Matter ("Les auteurs", "Table des matières"), p. 177

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À LA RECHERCHE DES VILLES SAINTES

BIBLIOTHÈQUE DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

122

@ BREPOLS

À LA RECHERCHE DES VILLES SAINTES ACTES DU COLLOQUE FRANCO-NÉERLANDAIS "LES VILLES SAINTES" COLLÈGE DE FRANCE, 10 ET 11 MAI 2001

Sous le patronage de la Section des Sciences religieuses de l'École Pratique des Hautes Études et du Leiden Institute for the Study of Religions Colloque honoré d'une subvention du Ministère de la recherche

Sous la direction de Alain Le

@ BREPOLS

BoULLUEC

La Bibliothèque de l'École des Hautes Études, Sciences Religieuses La collection Bibliothèque de l'École des Hautes Études, Sciences Religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches qui sont menés au sein de la Section des Sciences Religieuses de 1'École Pratique des Hautes Études (Sorbonne, Paris). Dans 1' esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, droit, philosophie, anthropologie, sociologie. Avec le haut niveau de spécialisation et d'érudition qui caractérise les études menées à l'E.P.H.E., la collection Bibliothèque de l'École des Hautes Études, Sciences Religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s'intéresse aussi bien à l'originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes -judaïsme, christianisme, islam- qu'à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l'Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n'oublie pas non plus l'étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l'analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignant à l'E.P.H.E., anciens élèves de l'École, chercheurs invités ... ).

© 2004 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. Ail rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2004/0095/98 ISBN 2-503-51589-4

Printed in the E.U. on acid-free paper

INTRODUCTION

À la recherche des villes saintes: l'enquête a pour objet tout à la fois la définition d'un concept opératoire en sciences des religions, la mobilité des pratiques et des représentations mentales produites par le mouvement de l'histoire dans la vénération d'une même cité, la diversité des usages selon les aires culturelles, et la découverte de saintetés naissantes ou disparues. Du général au particulier, de l'un au multiple, la réflexion qui ne cesse d'aller de l'un à l'autre prétend tenir le pari de lire l'universel dans le singulier sans réduire les différences qualitatives. Elle ne peut affronter un tel défi avec quelque chance de succès qu'à plusieurs conditions. La première est de ne pas limiter sa tâche à l'examen des sanctifications de villes à l'œuvre dans les religions monothéistes. Aussi les études présentes ici, tout en réservant la place nécessaire à Jérusalem ou à La Mecque, entre autres, sont-elles attentives à d'autres univers, l'Inde contemporaine et l'Amérique précolombienne. On peut ainsi échapper à l'illusion de proposer comme modèle une configuration idéologiquement et historiquement déterminée et circonscrite. La seconde condition est d'élargir la recherche, même dans le cas du judaïsme, du christianisme et de 1'islâm, à des villes dont la sainteté n'est pas liée à la sacralité du Livre qui est censé en révéler la suréminence: c'est pourquoi l'accent est mis aussi, par exemple, sur la capitale de l'Éthiopie ancienne, Axoum, et sur la Rome des ve-vie siècles. Il convient en outre, et surtout, dans une enquête collective appliquée à des champs variés, de suivre une méthode commune, qu'on pourrait qualifier d'empirique et critique, tant dans l'analyse que dans l'effort de synthèse. La règle est d'éviter de répéter le discours des croyants ou des dévots et de ne pas imposer à l'interprétation des faits des théories préfabriquées. Le respect de cette méthode est garanti par le recours aux disciplines scientifiques mises à contribution par les travaux réunis dans ce volume: la philologie, parfois confrontée à l'archéologie, pour la compréhension des textes et des vestiges matériels, l'ethnologie, pour le déchiffrement des rituels et des comportements sociaux, l'histoire, en position dominante, pour inventorier et critiquer les sources, et pour insérer les pratiques illustrant la sanctification des villes dans les ensembles plus vastes des mutations des régimes ou des empires et des rencontres, harmonieuses ou conflictuelles, entre les sociétés. En un temps où la notion de ville sainte continue de servir d'instrument à des politiques soumettant à leurs fins le religieux, il importe tout particulièrement de faire en sorte que sa pertinence n'occulte pas sa fluidité. Cette introduction n'a pas le propos, qui serait vain, de résumer les études ici rassemblées, ni la prétention de découvrir la diversité des mondes où les auteurs du volume interrogent la notion et le fait de la ville sainte. Elle a plutôt pour but de justifier l'ordre de succession des articles, qui a pour fonction de tracer un itinéraire propice à la comparaison entre des sites variés et à 1' entrecroisement de perspectives différentes sur le même objet. Les deux premières études se complètent en formalisant le rapport, omniprésent, entre sainteté d'une ville et sacralité d'un territoire. L'une, selon une visée globalisante, propose de substituer aux théories de type phénoménologique une méthode empirique capable d'intégrer en un système tous les marqueurs identifiant la "cité sainte" (frontières, degrés de sacralité, règles d'accès, doctrines confortant le système

v

Introduction et qualité des groupes sociaux qui sont les acteurs de la sanctification). L'autre analyse le cas particulier du concept de territoire sacré dans la pensée juridique-religieuse de l'islâm, en choisissant d'examiner le processus d'exclusion et en décelant, à travers l'empilement des textes et la diversité des opinions des juristes, les circonstances historiques de l'émergence de ce processus. Hocine Benkheira illustre ainsi la plasticité du système tel que le constitue Gerard A. Wiegers. Un éclairage venant non plus seulement de l'effort moderne de conceptualisation ni de la fixation des normes par les juristes et les théologiens, mais des représentations élaborées par les prédicateurs et par les mystiques à partir de traditions non canoniques, est apporté par l'article suivant. Pierre Lory montre comment les deux villes saintes: La Mecque et Jérusalem peuvent être associées dans le discours cosmogonique et eschatologique et comment cette relation est intériorisée par les spirituels au moyen des symboles du pèlerinage vers le divin. Double mouvement d'extase, hors du temps mesuré et de l'espace de l'arpenteur, qui résout la concmrence potentielle entre les deux cités en gémellité imaginaire, et qui renforce d'autant plus leur sanctification que s'éloigne leur localisation palpable, selon un processus paradoxal en apparence, assez fréquent dans la vie religieuse des villes saintes, comme le montrent d'autres études dans ce volume. Plusieurs articles sont ensuite consacrés à la sainteté de Jérusalem dans le judaïsme, comme cité du Temple, à des moments précis de l'histoire. Arie van der Kooij scrute les données textuelles de l'ère hellénistique pour y trouver ce que signifiait alors la sainteté de la ville dans les pratiques courantes, comment l'activité quotidienne était gouvernée par le devoir de préserver la pureté de Jérusalem, c'est-à-dire d'éviter l'entrée et le séjour de tout ce que la Loi qualifiait de souillure, selon des points de vue normatifs plus ou moins rigoristes. Sur une période et un espace, urbain, plus resserrés et sous des aspects plus concrets, les conditions de sainteté ainsi édictées sont à comparer à celles qu'indique Hocine Benkheira pour La Mecque et Médine selon les juristes musulmans. Johannes Tromp évalue la sainteté de Jérusalem à l'époque gréco-romaine pour les Juifs de la diaspora en prenant comme instruments de mesure d'une part la décision progressivement institutionnalisée d'offrir de l'argent pour le Temple, de l'autre la célébration de la beauté de la ville. Il apparaît que la vénération manifestée de loin revendique alors une forme d'intégration à l'environnement proche, par un semblant de paradoxe, compte tenu des règles présidant au comportement religieux de ce monde étranger, tout en exprimant la solidarité intra-israélite. Les deux études suivantes interrogent des textes qui parlent de ce que devient une ville sainte dans la conscience religieuse quand sa part essentielle, le sanctuaire, est détruite. La ruine du temple de Jérusalem en 70 ouvre deux millénaires de nostalgie, de compensations symboliques, d'espoirs de reconstruction. Simon Mimouni et MarieJoseph Pierre se situent au point crucial et à l'orée dramatique de cette longue histoire. L'un fait assister à la naissance du dédoublement de l'image d'une ville sainte au moment où se prépare une scission à l'intérieur d'une religion indissociable d'un peuple et d'un lieu sacré, en l'occurrence entre les mouvances chrétiennes et les Pharisiens. Dans ces premiers temps de la rupture, le partage se fait entre une représentation qui tend à priver la ville sainte de territoire et à évoquer une Jérusalem "nouvelle", et une autre qui étend à la terre d'Israël et à la Torah la sainteté de Jérusalem liée au Temple. Dans l'un et l'autre cas la ville sainte est préservée, mais de façons fort différentes: pour les uns par une fondation, pour les autres par une restauration, qu'elle soit céleste ou terrestre. Marie-Joseph Pierre aborde un thème très proche, selon une visée complémentaire, qui analyse le travail de symbolisation et qui s'attache VI

Alain Le Boulluec à la poétique des textes, notamment des Odes de Salomon, dont l'écriture soutient une méditation sur le vrai Lieu saint, cœur du croyant recevant le cœur de Dieu : une autre intériorisation spirituelle de la ville sainte, faisant écho à celle que met en évidence Pierre Lory, mais produite cette fois sous le choc de la disparition matérielle du sanctuaire, et effaçant toute géographie sacrée. L'attention s'écarte alors de Jérusalem pour se porter sur des lieux forts différents, en Éthiopie, au Mexique et en Inde. La référence hiérosolymite n'est pas absente de 1' étude de Gianfrancesco Lusini, qui rappelle les mythes produisant la "théologie de substitution" à l'œuvre dans la vénération pour Axoum, et qui montre comment raisons religieuses, politiques et nationales convergent pour constituer la sainteté d'une ville. La question posée, au delà des caractères propres à la légende d'Axoum, telle qu'elle est attestée du xme au xve siècle, concerne aussi les origines de cette sainteté. L'historien la résout en associant à la critique des sources écrites les apports de l'archéologie et de l'onomastique. Ces deux sciences, avec l'iconographie, gouvernent aussi l'une des enquêtes qui, dans ce volume, illustrent et cultivent l'exotisme par rapport aux religions dites du Livre. Dans le Mexique ancien, les rituels du pouvoir et du culte des dieux fondent la sacralité de Cholula et de sa pyramide, 1'édifice le plus volumineux du monde. Michel Graulich reconstitue l'histoire du site, sur près d'un millénaire, et utilise la puissance révélatrice de la mythologie des peuples qui en ont tiré tour à tour leur prestige, pour déceler l'ambiguïté de la ville sainte lorsqu'elle devient enjeu de rivalités. En Inde, tout est différent. Marie-Louise Reiniche met sa recherche sous le signe de la fluidité: celle des rivières ponctuées de lieux saints, gués et passages, celle du pèlerinage des héros épiques à travers l'Inde entière, suivant les cours d'eau et les côtes maritimes, fluidité des circumambulations dans les cités saintes particulières, de 1'unicité du divin ouverte au polythéisme, de 1'universel prenant forme dans le singulier. L'enquête ethnologique choisit le site de Tiruvannamalai, comme 1'un de ces microcosmes qui énoncent la règle: du point de vue hindou, il ne peut y avoir une seule ville sacrée. Retour à Jérusalem, mais à une Jérusalem multiple elle aussi, aux miroirs de la Kabbale médiévale et de la poésie, tant religieuse que profane. Que devient la ville sainte elle-même quand son image est allégorisée pour figurer un monde spirituel et intérieur, ou quand la nostalgie du Lieu unique trouve des substituts provisoires? Sainteté en exil, selon Jean-Christophe Attias: la sacralité d'une ville est peut-être d'autant plus forte qu'elle est capable d'investir de sa puissance les reflets suscités par son éloignement et d'éluder le risque de son propre effacement. Jérusalem est trois villes saintes en une. Sa valeur pour le judaïsme est accentuée dans ce volume, et sa signification pour 1'islâm a été évoquée. Pour le christianisme, après les premiers temps d'incertitude, qui la projettent dans l'au-delà ou l'inscrivent dans le cœur des croyants, l'invention des Lieux saints, les pèlerinages, les liens du politique et du religieux à l'époque protobyzantine ont tôt fait de ramener la réalité de la ville, avec ses sanctuaires, au centre de l'histoire. Marie-Christine GomezGuéraud la saisit beaucoup plus tard, en l'une de ses métamorphoses, à la fin du XVIe siècle, à travers les témoignages des cartes et des récits de voyages. De nouveau se marient la symbolisation, christique cette fois, et la perception sensible de la réalité urbaine. Mariage difficile, qui justifie le point d'interrogation du titre. Pour d'autres raisons, l'enquête menée par Pascal Boulhol sur la Rome des ve-v1e siècles est aussi présentée sous la forme d'une question. C'est que l'hagiographie martyriale, ici exploiVII

Introduction tée, donne à lire l'histoire d'une purification et d'une conquête, qui gagne la capitale du paganisme latin jusqu'en son centre, Forum et Capitole, en les désacralisant; le bastion polythéiste, avant de se couvrir d'églises, n'est investi d'abord que par la mémoire chrétienne, qui célèbre par la légende la geste des sacrifices faisant de 1' Urbs la ville où le sang saint s'est répandu en plus grande quantité. Si la règle édictée au début du volume par Gerard A. Wiegers fait autorité, selon laquelle seul peut être dit ville sainte l'espace urbain lui-même saint où se trouvent les sanctuaires, la Rome du Légendier romain ne mérite pas encore cette appellation. Si la sainteté d'une ville se mesure à la capacité de créer une nouvelle carte sacrée et d'opérer des transferts de sacralité, la Rome dont la piété des dévots des ve et vre siècles a fait le lieu possible d'une passation de pouvoir religieux est plus qu'une esquisse de ville sainte. La matière de ce volume a fait l'objet d'abord d'un colloque international honoré par une subvention du Ministère de la Recherche. L'itinéraire qui l'ordonne résulte des discussions et des échanges qui se sont développés à cette occasion. Ce colloque, intitulé "Les villes saintes", a été patronné par la Section des Sciences religieuses de l'École Pratique des Hautes Études, que présidait Claude Langlois, et par le Leiden Institute for the Study of Religions, que dirigeait Arie van der Kooij. Il s'est tenu à Paris, les 10 et 11 mai 2001, au Collège de France, dans l'Amphithéâtre Guillaume Budé, grâce à l'intervention de Michel Zink, et grâce aux subventions accordées ou obtenues par Claude Langlois, qui ont pemlis aussi d'accueillir les invités étrangers. Je remercie mes collègues de la Section des Sciences religieuses qui ont accepté de présider et d'animer des séances du colloque, Claude Langlois, Jean-Daniel Dubois, Martine Dulaey, Mohammad Ali Amir-Moezzi, Michael Houseman, Roberte Hamayon, et Emmanuel de Calan, chargé des relations internationales à l'École Pratique des Hautes Études. Ma reconnaissance va en outre au Centre d'études des religions du Livre, où j'ai trouvé une aide précieuse pour l'organisation matérielle du colloque et surtout pour la préparation des manuscrits des Actes, tout particulièrement auprès de Dominique François. Le retard dont a souffert la publication me donne l'occasion de remercier les deux directeurs successifs de la Bibliothèque de l'École des Hautes Études, Section des Sciences Religieuses, Jean-Paul Willaime, puis Gilbert Dahan, qui ont accepté d'accueillir le volume dans cette collection. Francis Gautier, responsable des publications de la Section des Sciences religieuses, a bien voulu consacrer beaucoup de temps à la mise au point définitive de l'ouvrage. Je lui exprime ma profonde gratitude pour le travail éditorial qu'il a accompli. Alain LE BOULLUEC

VIII

HOLY CITIES IN THE PERSPECTIVE OF RECENT THEORETICAL DISCUSSIONS IN THE SCIENCE OF RELIGIONS Gerard A. WIEGERS Leiden University

Introduction It is almost superfluous to say that holy cities are conspicuous rcligious phenomena in modem societies. In spite of ongoing secularisation processes that have brought about the diminished public visibility of many dimensions of religion, cities that have a reputation for holiness such as Jerusalem, Rome, Mecca, Benares, and Ayodhya, still have a great social, politi cal, and religious significance. In this regard one may think, for example, of the continuing discussions about Jerusalem, the recent violent disturbances in India about the demolishion of the Babri musque of Ayodhya and the plans of Hindu movements to rebuild a temple devoted to the god Ram on that very spot. Besides ancient and well-known holy cities, new, hitherto lesser known ones are also attracting attention. In Mexico, in 1973, the followers of Nabor Cardenas, a former Roman Catholic priest, founded a small holy city, called Nuevo Jerusalénl. Inspired by revelations to a Mexican woman, Gabina Romero, his religious community expected the end of the world at the beginning of the new millennium. The letter M that crowns the main gate of the city symbolises the Virgin Mary, who had appeared to the said Gabina Romero severa! times. From the few pieces of information available to me, it appears that a religious hierarchy drew up the regulations conceming city life. Nuevo Jerusalén served as inspiration for Arturo Ripstein, who made a film about the city, called El Evangelio de las Maravillas. Another example of new 'holy' city is Rajneeshpuram, which was founded in 1982 by the Sjree Rajneesh movement (Osho). It became the first 'enlightened city' of America. Because of the fact that the city feil under religious rule, the American authorities considered the situation tu be a violation of the principle of the separation of civil and religious affairs which the American constitution demands 2 . In Russia, a religious leader who calls himself Vissarion (Serge Torop) founded a city which is nowadays called Tiberkul under similar circumstances 3 . It seems likely that the public visibility and the obvious problematic aspects of many present-day holy cities is one of the reasons that attention has been paid to them in recent scholarly publications. Examples that should be mentioned in this respect are: the research by Diana L. Eck4 and a research group of the University of Heidelberg

1

According to the Dutch Newspaper NRC Handelsblad, 27 September 1999. G. CHRYSSIDES, Explorinf? New Religions, London-New York 1999, p. 209. I do not know whether this city and Nuevo Jerusalén still exist. 3 http ://www .religio.de/sekten/vissarion.html. 4 D. EcK, Banaras. City of Light, New Dehli 1993 (original ed. 1983) 2

Gerard A. Wiegers about Varanasi (Benares)S, research into the Mourid city of Touba in Senegal6, and studies by Roger Friedland and Richard D. Recht about Jerusalem7, the proceedings of a conference about the subject edited by Benjamin Z. Kedar and Raphaël J. Zwi Werblowsky 8 , and a collective volume with studies by a number of scholars of Lei den University, edited by Konrad Dirk Jenner and the present author, about Jerusalem 9. Recently, also sorne general overviews have appeared, such as those by Tworuschka 10 and Jamie Scott and Paul Simpson Housley 11 . The aim of the present contribution is to offer a brief study of sorne significant theoretical and methodological trends in recent studies of the science of religions and to examine how they are distinguished from earlier ones. Point of departure will be the theoretical and methodological approach that was set out by Konrad Dirk Jenner and myself in our contributions to the publication mentioned above, a study which, because it has been written in Dutch, has remained inaccessible to many researchers so far 12 . Examples will be drawn from holy cities such as Jerusalem, Mecca, Medina, Moulay Idris (Morocco), and the Indian city of Varanasi. We will start with the problem of the definition of holy cities, comparing the ways in which phenomenological and modem approaches address this question.

1. Theories about holy cities in phenomenological science of religions Many earlier studies about holy cities were characterised by the classical phenomenological approach that has dominated the science of religions in a variety of ways for a long time. Phenomenological theories can be characterised by the following cornmon elements : The postulation of the reality of a transcendental world, viz. a 'religionist' approach. The attribution of a central place to religion in society. A strong contrast between the sacred and the profane, following Nathan Sdderblom, Rudolf Otto 13 , and in particular, Mircea Eliade, to be discussed below. The postulation of the universality of the sacred centre as point of orientation in space.

5 See for example, A. MICHAELS: "Konstruktionen von Translokalitat. Eine religiose Karte von Benares", in Cartografia religiosa. Organizzazione, codificazione e simbologia dello spazio nei sistemi reliogisi, D. PEZZOLI-ÜLGIATI and F. STOLZ ed., Bem 2000. 6 T. Sv, La Confrérie sénégalaise des Mourides. Un Essai sur l'islam au Sénégal, N.p.: Présence

Africaine 1969. 7 R. FRIEDLAND and R. D. HECHT, "The Poli tics of Sacred Place: Jerusalem's Temple Mount/al-haram al-sharif'', in Sacred Places and Profane Spaces. Essays in the GeoJ?raphics of Judaism, Christianity and Islam, J. SCOTT and P. SIMPSON HousLEY ed., New York etc. 1991. 8 B. KEDAR and R. J. ZWI WERBLOWSKI ed., Sacred Space. Shrine, City, Land, London/Jerusalem 1998. 9 K. D. JENNER and G. A.WIEGERS ed., Jeruzalem als Heilige Stad. Religieuze voorstelling en geloofspraktijk, Kampen 1996. 10 U. TWORUSCHKA ed., Hei/ige Stiitten, Darmstadt 1994. 11 J. ScoTT and P. SIMPSON HouSLEY ed., Sacred Places and Profane Spaces. Essays in the Geographies of Judaism, Christianity and Islam. 12 K. D. JENNER and G. A. WIEGERS, "De Heilige stad ais onderzoeksobject in de klassieke en moderne godsdienstwetenschap", in ID. ed., Jeruzalem ais Heilige Stad ... , p. 14-28. 13 R. OTTO, The !dea of the Holy. An lnquiry into the non-rational factor in the idea of the divine and its relation to the rational, London/Oxford/New York 1958.

2

Holy cities in the perspective of recent theoretical discussions 1 will briefly illustrate these elements in the works of the well-known Dutch scholar of religion, Gerard us van der Leeuw (1890-1950), and the equally famous Mircea Eliade (1907 -1986). Gerardus van der Leeuw deals with the phenomenon holy city in his classic work, Phenomenologie der Religion (Religion in Essence and Manifestations) 14 . He considers the manifestation of a (non-empirical) Power to be the essence of religion. The Power manifests itself in several ways in the sensory world and human beings react to these manifestations. An interaction process between the Power and human beings, between the other world and this one, is the result. Van der Leeuw classifies the holy city among the holy spaces and places such as natural sanctuaries (wells, mountains), bouses, temples, villages, and places of pilgrimage, where the other world manifests itself. Man feels a need to give the Power a home 15 in the place where he has settled. Therefore, it is necessary that the seulement which brings about a separation between nature (chaos, wilderness, wasteland) and culture (building, order, tilled land), should be built according to a basic pattern in which the orientation, structure and boundaries are established in agreement with the cosmic order. This basic pattern is permeated with sacred notions, expressed by rituals of consecration and foundation. The small seUlement and the larger world order are always closely connected as a microcosm and macrocosm. The seulement or village is al ways an exceptional situation, a small piece of order amidst a world marked by chaos. lts boundaries are marked off by enclosures. Cogently, the Power is not only able to settle in a particular place, it may also leave again. And if the Power withdraws, the villagers or city-dwellers are in great trouble. The example that van der Leeuw has in mind here is probably Jerusalem. Mircea Eliade, the second representative of the phenomenology of religion 16, distinguishes three related concepts with regard to the coming into being ofholy cities 17 • Eliade argues that holy cities originated from archaic representations of holy mountains as the earthly places of residence of the gods (hierophanies). They were imbued with this function because of their symbolic significance as points of contact between the sky and the earth. In a next phase of the history of religions, sacred temples were built on these spots, which th en developed into holy villages and holy cities 18 • Like van der Leeuw and other phenomenologists, Eliade sees religion as the motor of history.

14 G. VAN DER LEEUW, Phiinomenologie der Religion, Tübingen 19562 (For a french ed.: La religion dans son essence et ses manifestations. Phénoménologie de la religion, éd. française refondue et mise à

jour par l'auteur ... , Paris 1970), p. 446, 453ff, cf. K. D. JENNER and G. A.WIEGERS, "De Heilige stad ais onderzoeksobject ... ",p. 17-18. 15 On the meaning of "home" in Van der Leeuw's work, see D. CHIDESTER, "The Poetics and Poli tics of Sacred Space. Towards a Critical Phenomenology of Religion", in From the Sacred to the Divine. A new Phenomenologica/ Approach ('Analecta Husserliana' XLIII), A.T. TYMIENIECKA ed., Dordrecht/Boston/ London 1994, p. 211-231. 16 For a CJitical study about Eliade, seeS. M. W ASSERSTROM, Religion after Religion. Gers hom Scholem, Mircea Eliade, and Henri Corbin at EJ·anos, Princeton 1999. 17 M. ELIADE, "Centre dn monde, temple, maison", in Le symbolisme cosmique des monuments religieux, G. Tuccr ed., Paris 1957, p. 57-82; ID., The Sacred and The Profane. The Nature ofReligion, San Diego/New York/London 1959; J. Z. SMITH, To Take Place. Toward Theory in Ritual, Chicago/London 1987, p. 14. 18 J. Z. SMITH, To Take Place ... , p. 14 sqq.

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Gerard A. Wiegers

II. Towards a modern, empirical approach In the last few decades, the classical phenomenological approach has been increasingly subjected to criticism. In the Netherlands, Theodorus Petrus van Baaren, who demonstrated the empirical weaknesses of van der Leeuw's work, bas eloquently phrased this criticism 19 . In the United States and Canada, scholars such as Jonathan Z. Smith, Donald Wiebe and many others have done the same. New methodological approaches have been proposed. Though no agreement bas been reached on one single new methodological paradigm so far, a common denominator of the criticisms of these scholars are the empirical flaws of the phenomenology of religion. Hence, it is justifiable to define this modern approach as an empirical science of religions, a programmatical term, which includes the study of living religions as well as empirical research in the history of religions 20 . The qualification "empirical" implies the following: a) the use of the methods and principles of empirical research, b) a critical attitude towards religious daims. It starts its analysis from the religious reliability of the believers (ernie approach), but then proceeds to the neutra!, scientific etic explanation, c) a critical attitude with respect to theories which a priori attribute a central position in culture and society to religion, d) a stress on ideological, political and social aspects of religions and philosophies of life, e) a careful and limited use of (the opposition between) the concepts sacred and profane. The transition from the classical phenomenological paradigm to a modern, empirical one has been in progress for severa! decades now, but it is certain! y not yet completed and it is doubtful whether it ever will. The reason for this is among other things that the phenomenological paradigm fits religious views (as said before, it can be qualified as a religionist approach) more easily and is bence doser to theologies of various kinds, including the so-called theology of religions. Taking the aforesaid criticism into account, se veral attempts have been made to modernise phenomenological approaches to holy cities, and to find remedies for the shortcomings of classical phenomenology. Such an attempt is found in David Chidester's article "The poetics and politics of sacred space"21 . In it, Chidester proposes a new, cri ti cal phenomenological approach to sacred space, taking as his point of departure in van der Leeuw's Phenomenologie der Religion. He argues that a critical phenomenology should develop the notions of power that van der Leeuw bad used still further. He calls for "a phenomenology that is attentive[ ... ] to the situational, relational, and contested politics of the scared"22 . Another example is a study on holy places edited by Udo Tworuschka23 . In 1987, Jonathan Z. Smith' s influential theoretical study of ritual and locality, To Take Place, was published 24 . It can be seen as a farewell to phenomenology, with its

19 Th. P. VAN BAAREN, "De ethologische basis van de godsdienstfenomenologie van Gerardus van der Leeuw", Nederlands Theologisch Tijdschrift 11, 5 (1957), p. 321-353. 20 See A. D. de GROOT, Methodologie. Grands/agen van onderzoek en denken in de gedrags-wetenschappen, Den Haag 1961. 21 See supra, n. 15. 22 D. CHIDESTER, "The Poetics and Poli tics ... ",p. 226-229. 23 U. TWORUSCHKA (ed.), Heilige Stiitten. 24 J. Z. SMITH, To take Place ...

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Holy cities in the perspective of recent theoretical discussions stress on "space", rather than "place"25 . Smith reminds his readers of Claude LéviStrauss' remark that "ail sacred things must have their place". The beginning of the said study is devoted to a careful but very critical analysis of Mircea Eliade's interpretation of an Aboriginal myth, which the latter considers to be an excellent illustration of the crucial significance of the sacred centre/axis mundi for the survival of a group. Smith prefers to argue that the myth, which circulated among the Tjilpa, had an etiological function, viz. to explain certain characteristic elements of the natural environment26 . Smith's critical reading of the extant recorded versions of the myth makes it clear that Mircea Eliade had completely omitted a historical critical study of his sources. In order to tackle the study of holy cities, Smith proposes the use of systems theoretical approaches to religion, as found in the works of P. Wheatley, who in tum was drawing on studies by Kent V. Flannery 27 and the anthropologist Roy A. Rappaport28 . Basing himself on the works of these scholars, Smith draws attention to the fact that a city primarily represents an advanced stage of differentiation and a tendency to develop a higher degree of (cultural) complexity in an ongoing process of change in a cultural system. Cities are come into being in order to meet the increasing cultural need for public ceremonial display and rituai. Renee, they are above all ceremonial complexes. lt is almost superfluous to add that religious ceremonies are a very important part of the system. According to Rappaport, within the cultural system, religion has a function in maintaining the self-evident and natural order29 . A city is thus a system, and a holy city can be considered to be a particular kind of system.

III. History and Science of Religions The sort of empirical approach in the study of holy cities that Konrad Dirk Jenner and I advocated in the aforesaid study carries the approach advocated by Smith a step further with regard to ritual and place30 . We argued th at the historian of religions first bas to discover at what particular moment a city is called "holy" by a group of believers31. At this stage, it makes no difference yet whether believers are in fact actually living in or outside the city in question. In this case, the term "holy" (or its equivalent) is an ernie term. The student of the science of religions then takes up the notion "holy city" as a concept that plays a role in the context of an historical development. Having done so he tries to discover the use of the term in the context of the politics, economies, social, cultural, and other aspects of city life. He also tries to trace changes in the use of the term and to exp lain these changes. lt is important to record the interaction between the concept "holy city" as a symbol and the historical data with great precision. lt cannot be ruled out that the notion

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Ibid., p. XII. Ibid., p. 11. K. V. FLANNERY, "The Cultural Evolution of Civilizations", Annual Review ofEco/ogy and Systematics 3 (1972), p. 399-426. 28 R. A. RAPPAPORT, Ecolo gy, Meaning, and Religion, Richmond (California) 1979; cf. ID., Ritual and Religion in the Making of Humanity, Cambridge 1999. 29 See also R. A. RAPPAPORT, Ecolo gy ... 30 I should add, however, that in our essay of 1996 ("De Heilige stad ais onderzoeksobject ... ") K. D. Jenner and I did not use J. Smith's work. 31 K. D. JENNER and G. A. WIEGERS, "De Heilige stad als onderzoeksobject ... ". 26 27

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Gerard A. Wiegers influences the actual history of the city. Neither is it impossible that the historical developments will have an influence on the actual contents of the notion "holy city". The said reciprocity will easily escape our attention, unless we subsume all available data in a formai model, that of the system "holy city". This model will allow us to follow the changes in the system from an existing situation to a new one (i.e. from a disturbed equilibrium to a new equilibrium), or to conclude that because of a process of negative feedback, no new equilibrium came about. In the last case, one has to conelude that the system "holy city" has ceased to exist. A holy city should therefore be conceived as an interaction system in which the actors show in their behaviour sorne kind of influence of the notion "holy city". With this systems approach to the phenomenon holy city, we advocated the connection of the concept holy city and particular kinds of religious behaviour, to be established by way of empirical and or historical research. We noticed that the believers belonging to various denominations and traditions use the (ernie) concept "holy city" for two categories of phenomena: a) 'profane' urban spaces in which one or more important holy places or sanctuaries are to be found, b) 'holy' urban spaces in which holy places or sanctuaries may be found. In this case what matters is the sanctity of the urban space itself, irrespective of the presence of a sanctuary. We argued that the science of religions should not use the term holy city in the etic phase ofits analysis for cities of the first category. The main reason for this, we argued, is that the use of the same term for both categories of cities blurs the vital difference between a situation that is basically characterised by being a collection ofholy places in an otherwise profane space and a holy space, marked off from the profane space that surrounds it. This distinction is crucial because of the possibility of different ideological and political claims that each category offers. In the following section, which focuses on the origins of a few well-known holy cities, it will be made clear why it is important for students of the history and science of religions to make this distinction.

IV. Aspects of the origins of holy cities in the Ancient Near and Far East: the examples of Jerusalem, Mecca, Medina and Varanasi 1. J erusalem As far as the instruments of scholarship allow us to conclude, the earliest phase of the coming into being of holy cities in the Ancient Near East was that of the city as a 'dwelling place' of the gods, so called because of the existence of their temples, being holy places, in these cities 32 . However, in the cases to which we are referring here, the urban space itself was not (y et) indicated as sacred. According to the distinction re ferred to above, therefore, such cities cannot yet be indicated as holy cities, nor were they referred to as such in the ernie terminology of the believers. Johannes Tromp points out that the earliest use of the term holy city (ir ha-qadesh) for Jerusalem is closely linked to the "extension" of the holiness of the temple to the entire urban space.

32 K. VAN DER TOORN, "Een pleisterplaats voorde goden. Het Yerschijnsel 'heilige stad' in het oude Nabije Oosten", in Jeruzalem ais Heilige Stad ... , p. 38-52.

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Holy cities in the perspective of recent theoretical discussions This spread is expressed by stipulating certain conditions for entry and by indicating forms of desirable and undesirable behaviour33 . The connection between the expression holy city (representation) and behaviour seems to have occurred for the first time in the post-exilic period of Israel's history. In the books dating from this period, such as Isaiah 52:1, it is remarked that "uncircumcised and impure (Hebr. arel ve tomeh) will not enter you (viz. Jerusalem, Hebr. ir ha-qodesh)"34 . We also come across rules pertaining to the observance of the Sabbath in Jerusalem in Nehemiah 13. In this passage, it is stipulated that merchants from the city ofTyre, non-Jews, are no longer allowed to remain inside the walls on the Sabbath, lest they should not trade on that day, as was their wont. Another interesting source is the Jewish historian Josephus. He mentions a proclamation of King Antiochus III 35 who had forbidden that impure meat should be brought into the city under the pain of a fine of three thousand drachmae, to be paid to the priests. The formulation of regulations to guarantee the purity of the city and its holiness was not confined to those groups within the city itself, groups such as the Qumran community did the same 36 . The uncompromising demands which the Qumran community imposed were usually much stricter, and very difficult indeed to put into practice. It is far from easy to derive a clear picture of the way the system holy city functioned (if it did) from the written sources discussed here. The only historical fact seems the issue of the edict by king Antiochius. For a long time Jerusalem was a profane city with holy places rather than a full-flcdged holy city system. Nevertheless, it was in Judaism that the system holy city functioned. For the early Christians, the holy city system soon no longer played a role 37 . During the first centuries of Christian history, it was replaced and transformed into the concept of the profane city with holy places (or loc a sancta, as the fourth-century Christian female pilgrim Egeria designated them), reminding the believer of the crucial stages of Jesus' life and death. The holy city system lived on in the Utopian ideal of the heavenly, eschatological Jerusalem 38 . Similar observations can be made with regard to Islam. The Muslims conquered the city in 638. According to Islam, the sacrosanct part of the city is the area of the Temple Mount, the so-called haram al-sharif. It does not claim that the entire urban space is sacrosanct39 . Muslim eschatology predicted an important role for the city when during the eschatological struggle preceding the end of time, the faithful in the city would be besieged by the forces of Antichrist, the Dajjâl. The Dajjâl would be unable to enter the city and finally suffer a terrible defeat at the hands of the faithful. Here again, a Utopian view of a sacrosanct urban space cornes into existence, to become a

33 J. TROMP, "Jeruzalem ais heilige stad in hetjodendom van de Perzische, Hellenistische en Romeinse periode", in Jeruzalem ais Heilige Stad ... , p. 74-93 (p. 77). 34 See also Jeruzalem ais Heilige Stad .... p. 66-67 and J. Z. SMITH, To take Place ... , who both argue that according to Ezekiel 48 : 15 the urban space had a profane rather than a sacred character. 35 A. VAN DER Koon, "Jeruzalem ais heilige stad door de ogen van de gemeenschap van Qumran", in Jeruzaiem ais Heilige Stad ... , p. 94-103 (p. 98), and see also his contribution to the present volume. 36 See A. van der Koon, ibid. 37 H. J. de JoNGE, "Vroegchristelijke visies op Jeruzalem", in Jeruzaiem ais Heilige Stad ... , p. 104125 (p. 104-120). 38 Ibid., p. 105, and see below. 39 P. S. YAN KoNINGSVELD, "De religieuze betekenis van Jeruzalem tijdens de eerste eeuw van de islam", in Jeruzalem ais Heilige Stad ... , p. 144-165 (p. 157-159).

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Gerard A. Wiegers reality only in the eschaton40 . The case of the cities of Mecca and Medina in contrast, presents a quite different picture, to which we will tum next.

2. M ecca and Medina With regard to the origin of the system holy city in the case of Mecca recent research by the Islamicist Uri Rubin shows that the concept of the holiness of the city played a role in the coming into being of the system holy city. The coming into being of "sacredness ofMecca", expressed in the presence of a sacrosanct urban space (haram) which encircles the entire city, can be dated fairly accurately. The boundaries of a haram were (and still are) clearly marked by stones or other signs. On entering a haram one has to observe certain rules 41 . A means of showing respect for the haram was the custom of dismounting upon entering. According to Muslim tradition, the Prophets al ways entered the haram of Mecca barefooted. In the haram itself, bloodshed is forbidden42. Because of its function as a safe haven, fugitives could seek and find asylum in it. Trees might no be eut down. Hunting was not allowed either. Sorne lslamic sources tell us that harams also offered protection from illnesses such as leprosy and the plagué3 . Uri Rubin argues that the rise of Mecca as a haram came about after one of its Icading tribes, the Quraysh, had successfully defended Mecca and the Ka'ba against an attack, which was led by the Christian South Arabian king, Abraha. The expedition launched by Abraha against Mecca took place during the lifetime of 'Abd al-Muttalib, son of Hâshim, in about 570, the year in which Muhammad was bom44 . Tribes from the south and the north participated in it, and so Rubin argues that it gives us a datum post quem for the coming into being of the Meccan haram, for if it had existed at the time, such an attack would have been hard to imagine. Because of their successful defence, the Quraysh were seen as people who could count on God' s benevolence, and called God's people (ah! Allah), which means that henceforward an attack on them would considered tantamount to the breaking of a religious taboo. God himself would protect them against evil. Their city, Mecca, became a haram, and its main sanctuary, the Ka'ba, an increasingly important object of pilgrimage. Because of their new status, the Quraysh no had longer to undertake dangerous joumeys (Ar. rihlas) with their caravans to trade in far-away Syria and Yemen. lnstead, foreign tradesmen would now come to Mecca and the means of livelihood of the city were guaranteed. A tribal alliance called the Hums was formed. The tribes that were part of this alliance, including Quraysh, decided to limit their participation in the pilgrimage ri tuais of the hajj to the immediate surroundings of the Ka'ba, and hence refrained from participating in the running (sa'y) between the hills al-Safâ and al-Marwa and in the rituals at 'Arafa45 .

40 G. A.WIEGERS, "De religieuze status van Jeruzalem in de moderne islam", in Jeruzalem ais Heilige Stad ... , p. 166-184 (p. 177-178). 41 See for an overview R. B. SER!EANT, "Haram and Hawtah. The sacred enclave in Arabia", in Mélanges Taha Husain, A. BADAWI ed, Cairo 1962, p. 41-58; M. GAUDEFROY-DEMOMBYNES, Le pèlerinage à la Mekke. Étude d'histoire religieuse, Paris 1923, p. 1-25. 42 See also the contribution by M. H. BENKHEIRA in this volume. 43 See Al-SAMHÛDÎ, 'Alî b. 'Abd Allâh, Wafâ' al-wafâ bi-akhbâr dâr al-Mustafâ [the history of Medina], (Q. al-Samarrai ed.) London, Jedda 2001/1422 (5 vol.) I, p. 144-152. 44 U. RUBIN, "The Îlâf of Quraysh, A study of Sura CVI", Arabica 31 (1984), p. 165-188 (p. 176). 45 The said hills are found in the near vicinity of the Ka' ba. They are nowadays part of the complex of the Holy Masque. The plain of 'Arafa lies at about 25 kilometres outside the city.

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Roly cities in the perspective of recent theoretical discussions By limiting their participation in the rituals, the Hums stressed their strong devotion to the Ka 'ba. The emergence of Mecca as a holy city is therefore closely connected to religious and political developments that led to the Quraysh' new status as God's people. After the hijra to Medina (622), the Prophet Muhammad founded a new haram, which from that time onwards has encircled the city of Yathrib, or Medina (i.e. M adinat al-nabi, the Prophet' s city). Muhammad marked the boundaries of the new haram himself. lt would acquire a status in Islam that was second only to the Meccan haram. Prophetie traditions speak about the Medinan haram as the Prophet's haram and its Meccan counterpart as the haram of the Prophet Ibrâhîm, who, according to religious beliefs, had founded it. After the conquest of Mecca by the Muslims in the year 630, one of the first matters to which Muhammad attended was to re-define the boundaries of the Meccan haram46 • Moreover, non-Muslims were no longer permitted to enter the Meccan haram (cf. S. 9: 28). Henceforth, non-believers were allowed to enter harams only under certain conditions47 . Even nowadays, haram-s may be found in many parts of the Muslim world. They may encircle graves, mosques, villages, and cities, such as Hebron (Al-Khalil) and the Moroccan city of Moulay Idris, as we will see below. The fact that throughout the Muslim world similar rules exist with regard to behaviour can be illustrated by stories about the lives of saints in the Yemen48 and Morocco. The anthropologist Westermarck tells us the story of a Moroccan authority who had violated the haram encircling the grave of a saint by punishing someone who had sought asylum within it. The revenge of the saint was terrible. The next day, the said transgressor woke up with swollen legs, and he died within three days 49 . In North Morocco, the small holy city of Moulay Idris may be found. Nowadays, it has about 9,000 inhabitants 50 . The city was completely encircled by the haram until the beginning of the twentieth century. lt owed its sanctity to the fact the patron saint of the country, Idris 1, a descendant of the Prophet, who according to the tradition had spread Islam in Morocco and founded the Idrisid dynasty, was buried there. Nowadays, the area of the haram is limited to the immediate surroundings of the grave of the saint. We will now tum to completely different examples of holy cities outside the judaeo-christian-islamic tradition. 3. Varanasi and Minazini (Tanzania) The city of V aranasi, which is venerated by Hindu believers because of its many religious merits in general, and the presence of the Shiva Vishvanatha temple in particular, is indeed an example of the holy city system in the sense we have discussed above. The entire city is encircled by the so-called panshakrosha, which marks the outer boundaries of the Kâshî kshetra, the sacrosanct area of Kashi, as Varanasi is called in the religions sources. The kshetra marks the area in which one may be libera-

46 W. M. WATT, Muhammad. Prophet and Statesman, London-Oxford-New York 1961, p. 206, who states that the defining of the boundaries of the sacred terri tory was a pressing administrative matter. 47 A. FATTAL, Le statut légal des non-musulmans en pays d'islam, Beyrouth 1958, p. 91. 48 R. B. SERJEANT, "Haram and Hawtah ... ". 49 E. A. WESTERMARCK, Ritual and beliefin Morocco, New York 1968 2 (2 vol.), I, p. 559-561. 50 A. BEN TALHA, Moulay-Idriss du Zerhoun. Quelques aspects de la vie sociale et familiale, Rabat 1965, p. 15.

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Gerard A. Wiegers ted from the cycle of life and death (moksha) 51 . The panchakroshi yatra, the pilgrimage along the route, which lasts five da ys and takes the pilgrim to 108 shrines, is the largest of a number of the routes around and inside the urban space that may have various geographical centres, among them the temple of Shiva Vishvanatha. In a recent article, Axel Michaels argues that each of these circumambulations (pradakshina) marks the particular religious qualities of the encircled space52 . However, he also argues that the routes of these circumambulations are determined by social and political factors, the background of which remain unclear53 . Unlike, for example, Mecca and Medina, adherents of various religions, viz. Hindus, Buddhists, and Muslims, live in the city of Varanasi. In the sacred city numerous rn osques are found, sorne of them built under Islamic rule and, according to sorne traditions, on the spot of Hindu temples 54 . As far as 1 know, religio-political daims with regard to the urban space do not exist. Tensions may occur, however, and they do so from time to time. In any case, it is clear that for Hindus the sacred space is the area where moksha can be attained. In this sense, we may conclude that Varanasi is a Hindu holy city system, but not a Muslim one. ln sorne way, the city is therefore comparable to Jerusalem. lt functions as a holy city for one religious group, viz. the Hindus, but not for others, who nevertheless venerate the city because of its holy places, the dwelling place of the gods or God. A study of the anthropologist Ann Patricia Caplan ineluctably reveals that yet another configuration is possible. In the village of Minazini (on the island Mafia off the coast of Tanzania), three types of rituals exist in which the entire (Muslim) population of the village takes part. These are first of all, the life-cycle rituals, secondly the 'îds (the two great canonical Islamic festivals) and the celebration of the mawlid alnabî (the birthday of the Prophet Muhammad), and, finally, a ritual which Ann Patricia Caplan describes as the circumambulation of the village and its blessing (kuzingua mji) 55 . Caplan says that the last ritual marks the village as a ritual unity, although not without sorne internai differentiations : villagers with a high social and political status play a dominant part in it. In the Minazini case, as far as we know, the circumambulation does not symbolise the sacredness of the space that is encircled. This example illustrates the inadequacy of any sharp opposition between sacred and profane. The determination of the precise nature of the hierarchy of place that is implied in the case of the said village is something that would need further study before any defini te staternents could be made. For the tirne being, it cannot be considered to be a 'holy' village.

D. EcK, Banaras. City of Light, p. 42, 350-357. A. MICHAELS, "Konstruktionen von Translokalitiit ... ",p. 194-197. 53 Ibid., p. 196. 54 But see for example H. KuLKE, "Ksetra and Ksatra. The Cult of Jaggannâtha of Puri and the "Royal Letters" (châmu citâus) of the Rajas of Khurda", in The Sacred Centre as the Foc us of Political /nterest. 5!

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Proceedings of the Symposium held on the 375 111 anniversary of the University of Groningen, 5-8 March 1989, H. BAKKER ed., Groningen 1992, who sheds light on such aspects, though the said article does not deal with Varanasi. 55 A. P. CAPLAN, Choice and Constraint in a Swahili Community. Property, Hierarchy, and Cognatic Descent on the East African Coast, London/New York/ Nairobi 1975, p. 90.

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H oly cities in the perspective of recent theoretical discussions V. Consequences for theory formation in the science of religions

In the preceding sections I have argued, taking as my point of departure in my earlier study56 , that it is important to make a clear distinction between two types of "holy cities": profane cities with holy places- not to be called holy cities in the etic analysis ofthe (empirical) science of religions- and holy cities, ofwhich the urban space is sacred. lt appears that circumambulations, pilgrimages, rites de passage, such as the ihram (formulation of the intention to make the hajj at the boundary of the haram and performance of the ablutions), dismounting, and preserving the ritual purity of the space in question, are factors that have fonctions in holy city systems. The quality of a holy space as distinct from a profane space, however, is not necessarily expressed by the use of a particular notion nor is it necessary that an absolute opposition between the two areas exist. lt may well be that an urban space fonctions as a holy space, even though no particular term is used for it. The determining factor for the (etic) terminology of the (empirical) science of religions is therefore not the concept itself, but the behavioural aspect. It may be useful to refer briefly to the work of Arnold Van Gennep. Van Gennep has become famous for his discovery that rites de passage have a tripartite structure. But he did not restrict his theory to life cycle rituals, but also extended it to rites de passage which occur when people cross spatial barriers or boundaries57 . Van Gennep claimed that in the course of history the passage from one terri tory to another became marked by formalities of a political, legal, and economie, but also of a magico-religious nature. He writes: "When milestones or boundary signs (e.g. a plow, an animal hide eut in thongs, a ditch) are ceremonially placed by a defined group on a delimited piece of earth, the group takes possession of it in such a way that a stranger who sets foot on it, commits a sacrilege analogous to a profane person's entrance into a sacred forest or temple." In other words: a terri tory is taken possession of symbolically58 . The passage from one territory to another became the focal point of rituals of several sorts : one may think of purification rituals, threshold rituals, or kissing the ground and threshold rituals. A certain space is therefore marked by a group as being its religious 'property' in a symbolic way5 9 . If these religious, territorial, and spatial claims do not conform with political regulations which limit the use of the same space and or/place60 by other religious groups and individuals, it is still unlikely that political or physical confrontations will follow. In such cases the holy city or space may be used in a peaceful way by different groups. However, very often the religious, symbolic claims are inexorably accompanied by political claims, as the historian, Peter Jan Margry, shows in his study of the so-called procession prohibition that existed for a long time in Dutch cities and villages 61 .

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K. D. JENNER and G. A.WIEGERS, "De Heilige stad ais onderzoeksobject ... ". A. VAN GENNEP, The Rites of Passage, Chicago 1971 7 (Frenched.: Les rites de passage, F. NouRRY ed., Paris 1909), p. 20. 58 Ibid., p. 19. 59 Compare, for example, the conques! of Jericho according to Joshua 5. A sevenfold circumambulation was followed by the slaying of the inhabitants with the ban (herem). 60 There are, of course, numerous examples of competing claims to the same places where these sanctuaries stand, for example in Ayodhya (the Ram temple/ Babri mosque) and Jerusalem (Temple Mount/alharam al-sharîf). 61 P. J. MARGRY, Teedere quaesties, Rituele rituelen in conflict. Confrontaties tussen katholieken en protestanten rond de processiecultuur in 19'-eeuws Nederland, Hilversum 2000. 5?

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Gerard A. Wiegers Even though nowadays it is harder to establish where a city ends and the countryside begins than in times when nearly every cities had city walls, it nevertheless appears from the data discussed above that holy cities, which we have defined as empirically locatable interaction systems, forma boundary between system and environment in the following ways : a. By the demarcation of a "sacred" area and a less "sacred"62 or "profane" environment by way of walls, fences, stones, locatable pilgrimage routes, natural boundaries, or by the more subjective boundary that consists in the 'fact' that the city landscape bas become the countryside at a certain moment63 . b. By establishing the rules or norms which the participants in the system have to observe in the urban space itself, or when entering or leaving the city. The emergence of such rules and norms may be the outcome of both conscious and sub-conscious processes. It is of crucial importance to the student of the science of religions to identify the groups that are responsible for formulating these rules and identify the background to their daims. We have seen above that it is characteristic of recent trends in the science of religions for the analysis of contested power to play an important role. c. By the formulation of sanctions (in this world or another), which will follow if they are not observed. d. By the coming into being of a more or less consistent "ideological" and symbolic system in which the elements mentioned before are given a place (cf. the quotati on of Claude Lévi-Strauss at the beginning of this essay), a process which serves to ensure the stability of the system. Elements in this system may be the concept of the city as the navel of the world, as axis mundi, or other concepts that express the central place of the city in the cosmos. Such concepts will often be included in myths and legends about the (cosmic) origin or (divine) foundation of the city64 . e. The coherent 'ideological' system will make it possible to 'transfer' distinctive elements of the locatable, historical holy city system to another place, so that the original system can be 'transposed' and 'transformed'. Jonathan Smith argues that this is exactly what bas happened in the case of Jerusalem in the Christian tradition. In Christian history, the holy city system as it bad existed in Judaism was transformed into the ritual veneration of a number of sacred places in and around the city, each of which marked a phase in salvation history. The sacred narrative thus constructed became a central element in the Christian liturgy and the Christian year65 . The bol y city system was transformed from a spatial system into a temporal, ritual element. As a holy city system it bad ceased to exist. The his tory of Christianity bas shown, however, that it could be 'revived' once again, for example, by messianic and eschatological movements, as the case of the Mexican city Nuevo Jerusalén shows. The Mexican believers founded a safe haven in their New Jerusalem, where they hoped to be protected from the evils preceding the End of Time. In this way, the ancient 'blueprint' of the

62 In sorne cases a holy city may be located in a holy land, as it is the case with Jerusalem. In such cases a hierarchy of sacred places may come into being: see G. A. WIEGERS, "De religieuze status van Jeruzalem ... ",p. 178; M. J. KISTER, "Sanctity Joined and Sanctity Divided, On Holy Places in the Islamic Tradition", Jerusalem Studies in Arabie and Islam 20 (1996), p. 18-65. 63 J. Z. SMITH, To take Place ... , p. 49. 64 W. MüLLER, !Jie He iiige Stadt. Roma quadrata, himmlisches Jerusalem und die Mythe vom Weltnabel, Stuttgart 1961. 6 5 J. Z. SMITH, To take Place ... , p. 115.

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H oly cities in the perspective of recent theoretical discussions 'holy city system' of Jerusalem was transposed from the Ancient Middle East to the New World66 . Christianity is not the only religion in which 'holy city systems' can be transposed or transformed through space and time. Similar mechanisms exist in other religions as well, such as in Hinduism, where believers state that V aranasi is and can be located everywheré7 , in Buddhism68 and in Islam, when the haram-s were spread over the Muslim world, thus giving rise to new holy cities.

Résumé

Cet article examine plusieurs études récentes de sciences des religions concernant les villes saintes. Il montre que ces études (y compris celles du présent auteur) tentent de se démarquer d'une phénoménologie de la religion "pieuse" (liée à des savants tels que Germ·dus van der Leeuw) et de la tradition de Mircea Eliade. Elles y parviennent: 1 o en définissant d'une manière claire un schéma conceptuel pour une analyse historique et empirique; r en mettant l'accent sur les comportements rituels, plutôt que sur des concepts ou des idées; 3° en explorant et en insistant sur la relation entre des intérêts sectoriels (politiques, économiques, idéologiques) et l'affirmation du caractère "saint", ou "sacré", d'un espace ou d'un lieu dans une cité (compte tenu du fait que, de leur point de vue propre, les traditions religieuses peuvent concevoir ce caractère de façons diverses, ou ne pas le concevoir du tout).

66 Cf. H. BAKKER, "Vormen van religieus geweld in lndia. De zaak Ayodhya", in Heilige Oorlogen. Een onderzoek naar historische en hedendaagse vormen van religieus geweld, M. GosMAN and H. BAKKER ed., Kok Agora and Kapellen 1991, p. 155-175 (p. 168). The expectation of Râma's rule hasan eschatological character, viz. as the establishment of divine rule on earth. 67 D. CHIDESTER, "The Poetics and Politics ... ",p. 226. 68 A. 1\IrcHAELS, "Konstruktionen von Translokaliüit ... ",p. 189.

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LES NON MUSULMANS ET LE HARAM. CONTRIBUTION À L'ÉTUDE DE LA NOTION DE TERRITOIRE SACRÉ EN ISLAM 1 Mohammed Hocine BENKHEIRA École Pratique des Ha utes Étude Section des sciences religieuses

1. Le problème Pour commencer, considérons la situation contemporaine et les règles qui sont observées aujourd'hui, d'après le récit de pèlerinage du journaliste algérien Slimane Zeghidour. À un moment apparaît sur la route, rapporte-t-il, un immense panneau « Moslem only »: c'est un des points d'entrée (mîqât) dans le territoire sacré. Des soldats y examinent les passeports. Avec une incrédulité digne d'un Voltaire, voici ce qu'écrit notre journaliste: Tout se passe comme si, en tombant du ciel, la Pierre noire n'avait pas fait des ronds dans 1'océan des sables mais avait néanmoins déterminé l'émergence de trois périmètres excentriques. L'enceinte de l'esplanade qui porte la Ka'ba (!)en constitue le premier cercle( ... ) Un chapelet de bornes disposées autour de la ville proprement dite circonscrit une seconde aire ( ... ) Enfin, une ultime frontière englobe la majeure partie du Hedjaz ... 2 Actuellement, s'il est interdit aux non musulmans de pénétrer dans le haram, ille ur est permis d'aller ailleurs en Arabie 3, sauf qu'aucun autre culte que l'islâm ne peut y être célébré. Le journaliste algérien estime que l'exclusion des non musulmans du haram «semble... remonter à 1'époque ottomane» 4 . Plus loin, il affirme : «Les Séoudiens ont étendu, peu ou prou, cette sacralité à 1' ensemble du royaume ... »5 Ceci, bien sûr, est inexact. L'opinion de notre journaliste réflète 1' oubli général des origines de cette règle. Il existe ainsi une frontière invisible, marquée aujourd'hui par l'existence de postes de police, notamment aux stations (miqât) où doit être pris 1'ihrâm et où le pèlerin doit accomplir l'ihlâl. Elle est délimitée par cinq points ou mîqât: -les pèlerins de Syrie, d'Égypte et du Maghreb effectuent leur ihrâm à Juhfa à 200 km au nord de La Mecque;

1 Le but de cette contribution était limité: il s'agissait dans le cadre d'un colloque qui réunissait des spécialistes de différentes religions et cultures de donner quelques indications sur la notion de haram - sur laquelle il n'existe aucun travail de fond, à ma connaissance - afin que puisse être envisagé un travail de comparaison. 2 S. ZEGHIDOUR, La vie quotidienne à La Mecque de Mahomet à nos jours, Paris 1989, p. 101-102. 3 Toutefois le stationnement de troupes américaines dans la Péninsule, pendant la première guerre contre l'Irak (1990-1991), a déclenché une polémique à l'issue de laquelle la réputation des autorités séoudiennes auprès des musulmans dans le monde a été sérieusement entamée. 4 Ibid., p. 105. 5 Ibid., p. 106.

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Mohammed Hocine Benkheira -ceux de Médine prennent leur ihrâm à Dû al-Hulayfa à 11 km au sud de Médine, elle-même située à 447 km au nord-est de La Mecque; -ceux d'Irak effectuent leur ihrâm à Dât 'Irq à 94 km au nord-est de La Mecque; -ceux du Najd et du Kuwayt l'effectuent à Qarn près de Sayl à 94 km à l'est de La Mecque; - ceux du Yémen et des Indes à Y alamlam au sud de La Mecque. Plus à l'intérieur, il y a une seconde frontière dont les différents repères ne sont distants de la ville sainte que de quelques milles 6 . Une troisième frontière était matérialisée auparavant par des pierres dressées -dit la tradition musulmane- par Abraham et dont l'emplacement lui fut indiqué par les anges 7 . Haram 8 est le substantif'! qui sert à désigner une portion de l'espace tenue pour sacrée, c'est-à-dire protégée par des prescriptions positives et négatives. Appliqué au départ à l'espace de la Mosquée sacrée de La Mecque, puis étendu à l'ensemble de la région mecquoise, le terme a été ensuite appliqué à Médine et à ses environs immédiats- d'où l'expression al-haramayn, «les deux territoires sacrés»; pour finir, il a été appliqué à l'espace de la Mosquée de Jérusalem (al-haram al-sharf/) 10 • Dans la tradition musulmane, il n'est cependant pas d'usage d'appliquer ce substan-tif à d'autres espaces 11 • Il est probable, comme l'ont suggéré plusieurs auteurs, que le terme était d'usage moins restrictif dans le passé pré-islamique 12 . Le haram est conçu comme un asile et un sanctuaire, aussi bien pour les humains que pour la faune, voire la flore. Parmi les interdictions les plus célèbres qui ne sont pas propres au pèlerinage, citons la défense de tuer un animal sauvage, gibier ou non, d'arracher des plantes ou même de transporter de la terre ou des pierres hors du haram. D'autres prohibitions existent. Le but de ces pages est modeste: il s'agit de présenter quelques-uns des éléments d'un dossier difficile, aux dimensions nombreuses. On insistera en particulier sur deux éléments décisifs. Le premier a trait au statut du concept de territoire sacré (haram) dans la pensée juridico-religieuse de 1'islâm. Le second concerne le statut théologique,

6 MAWARDÎ, Les statuts gouvernementaux, p. 350-351; M. ÜAUDEFROY-DEMOMBYNES, Le pèlerinage à La Mekke. Étude d'histoire religieuse, Paris 1924, p. 23-24. 7 'ABD AL-RAZZÂQ,Musannaf. 12 vol., éd. A'Zamî, Beyrouth 1970-1973, V, 25, n° 8862, 8863, 8864; M. ÜAUDEFROY-DEMOMBYNES, op. cit., p. 24. 8 1. Chose illicite, défendue; 2. Chose sacrée pour quelqu'un, qu'il défend, et pour laquelle il combat, comme sa famille, et surtout ses femmes; 3. Femme, épouse; 4. Gynécée, harem; 5. Chose sacrée réservée à certains usages, et dont les profanes sont exclus; 6. Territoire de La Mecque; 7. Enceinte sacrée du temple de La Mecque (B. KAZIMIRSKI, Dictionnaire arabejrançais, Beyrouth 1860, I, 414a). 9 D'où le harem français. 10 O. ÜRABAR, La formation de l'art islamique, Paris 1987 [1973], p. 67-100; G. von GRUNEBAUM, «The sacred character ofislamic cities>>, dans Islam and medieval Hellenism, London, 1976; M. J. KISTER, «"You shall only set out for three mosques". A study of an early tradition>>, dans Studies in Jâhiliyya and early Islam, Londres 1980; ID.,>, Jerusalem Studies in Arabie and Islam, n° 20 (1999), p. 18-65. 11 De nombreux qualificatifs élogieux peuvent être appliqués à des villes saintes. La Mecque et Qum sont (mukarrama), Médine est (munawwara) ... Cependant, ayant achevé la rédaction de ce texte, j'ai pris connaissance d'une étude de M. GARCIA-ARENAL: ,dans Émirs et présidents, P. BoNTE et alii éd., Éditions du CNRS, Paris 2001, p. 111-136, dans laquelle elle signale (p. 125) que vers le xve s.la notion a été appliquée à la médina de Fès au Maroc. 12 W. RoBERTSON SMITH, The religion of the Semites. Thefundamental institutions, New York 1956 [1889], p. 140-164; R. B. SERJEANT, , dans ID., Studies in arabian History and Civilisation, Londres 1981.

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Les non musulmans et le haram rituel et politique des autres communautés religieuses et son évolution 13 . Le problème abordé ici -le rapport des non musulmans au haram- touche à ces deux versants 14 . Je m'attacherai donc à l'examen de la règle qui prescrit que les non musulmans ne peuvent entrer, séjourner, résider ou même traverser le haram, en essayant sinon de reconstituer son histoire du moins de donner des éléments dans cette perspective. On ne s'étendra pas ici sur les débats juridiques qui vont se développer dans le cadre des grandes écoles sunnites. On se contentera de rappeler l'essentiel. Comme cela est souvent le cas, il n'y a pas unanimité à ce sujet. La ligne de partage passe entre d'une part les hanafites qui admettent que les scripturaires puissent pénétrer dans le haram et donc dans le Hijâz, d'autre part les mâlikites, les shâfi'îtes, les hanbalites et les zâhirites qui soutiennent le contraire. Ainsi selon le zâhirite Ibn Hazm (m. 456/1064), l'entrée des associationnistes (mushrik) 15 dans les mosquées est permise sauf dans la totalité du haram mecquois - la Mosquée sacrée comme le reste -; il n'est pas permis qu'un mécréant (kâfir) pénètre dans ce dernier. Il donne pour appuyer son point de vue trois arguments: l) le Coran (IX 28) 16 distingue la Mosquée sacrée des autres mosquées ; on ne peut donc appliquer à celles-ci les règles spécifiques à la première; 2) le haram a précédé l'édification de la Mosquée sacrée par Abraham et son fils 17 ; 3) le prophète a déclaré: «La terre tout entière est pour moi purificatrice et constitue un oratoire (masj id) » 18.

II. Que dit le Coran à ce sujet? Le principal fondement coranique de cette défense, invoqué par les juristes, est le verset IX, 28: Yâ ayyuhâ al-ladhîna amanû innamâ al-mushrikûn najas fa-lâ yaqrabû al-masjida al-harâma ba'da 'âmihim hadhâ ... («Ô vous qui croyez! les païens sont impurs, qu'ils ne s'approchent point de la Mosquée sacrée après cette année ... »). Ceux qui sont visés par ce verset sont les associationnistes (mushrikûn). Le problème est de ce point de vue de savoir quel est le référent de ce terme. S'agit-il des Arabes païens ou de tous les non musulmans, qu'ils soient païens ou non? Comme par la suite le terme va être de plus en plus appliqué aux scripturaires, accusés d'être en réalité des associationnistes, on comprend qu'on a été amené à considérer ce verset comme ayant en vue tous les non musulmans, sans distinction. Cependant la position hanafite montre qu'il n'en a pas toujours été ainsi. Les exégètes sont préoccupés surtout par l'application du qualificatif najas aux associationnistes, l'ordre donné «qu'ils ne doivent pas s'approcher de la mosquée

13 Quelles sont les relations entre les concepts de mécréant (kâfir), associationniste (mushrik), scripturaire (kitâbî) et protégé ou tributaire (dhimmî)? 14 Pour une présentation générale, cf. A. S. TRITTON, The Caliphs and the ir non-muslim subjects, Oxford 1930, p. 175-176. 15 Le shirk est selon le Coran et la théologie musulmane le fait d'associer d'autres puissances à Dieu, comme de Lui attribuer des enfants. Le terme mushrik, qui en est dérivé, désigne l'adepte de toute religion qui est assimilée à un shirk. 16 On remarquera que Ibn Hazm ajoute dans ce verset les mazdéens alors que dans le texte de la vulgate il n'en est pas question. Mais son éditeur ne semble avoir rien remarqué. 17 Il y a deux lignes exégétiques au sujet du haram mecquois: 1) il a été créé en tant que tel par Dieu avant même la création du monde; 2) il n'existe que depuis Abraham. On voit que Ibn Hazm adhère à la première. 18 IBN HAZM, Kitab Al-Muhallâ. 12 vol., éd. Bundârî, Beyrouth (s.d.), III, p. 162, n° 499.

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Mohammed Hocine Benkheira sainte» et 1'indication sur le temps «après cette année». On laissera de côté ce dernier point, pour ne retenir que les deux premiers car ils sont en étroite relation avec le problème examiné ici 19 . Selon Tabarî, il existe deux grandes exégèses du qualificatif najas: 1) certains ont soutenu que le Coran leur applique ce qualificatif car, après des relations sexuelles, qui les mettent en état d'impureté majeure (yujnibûna), ils ne procèdent pas à la "lotion" générale (ghusl). C'est pour cette raison qu'ils ne doivent pas avoir accès à la mosquée sacrée, puisque cela est défendu à tout individu qui est en état d'impureté majeure (junb). Autrement dit, c'est seulement parce qu'ils sont dans une sorte d'état d'impureté majeure permanente, que cela leur est défendu. Il s'agit donc d'un motif accidentel et non essentiel. Cette opinion est attribuée à Qatâda (m. 117/735) 20 et aussi à Ma'mar (m. 154/770); 2) une exégèse attribuée à Ibn' Abbâs, mais rejetée par Tabarî: les associationnistes sont d'une impureté semblable à celle qui caractérise le porc et le chien. Selon Tabarî, il s'agit de leur interdire le haram afin qu'il n'aient pas accès à la mosquée sainte 21 . 'Atâ' b. Abî Rabâh (m. 114/732) considérait que le haram dans sa totalité est qibla et mosquée : le verset ne désigne pas seulement la mosquée sainte mais La Mecque en entier et le haram. À la suite de cette tradition, Tabarî en rapporte deux autres. 'Umar b. 'Abd al-' Azîz (m.l02/720) a déclaré: «Interdisez aux juifs et aux chrétiens d'entrer dans les mosquées des musulmans » 22 . Hasan al-Basrî (m. 110/728): «Ne serrez pas les mains [des associationnistes], celui qui le fait est tenu à des ablutions »23 . Ces trois traditions, importantes toutes les trois, et qui rapportent des opinions de personnalités religieuses de premier plan- 'Umar b. 'Abd al-'Azîz étant calife- et non des propos prophétiques, n'ont pas le même objet. Autre fait non négligeable, ces opinions sont celles d'hommes qui ont vécu durant la même période, en plein califat umayyade. Constat qui nous amène à faire l'hypothèse que les premiers éléments de la doctrine de 1'interdiction pour les non musulmans de séjourner dans le haram font leur apparition, non à 1'époque du Prophète ou même à 1'époque du deuxième calife, mais au milieu de l'époque umayyade. On observera qu'il n'est pas encore question de leur expulsion de la totalité du Hijâz, voire de la Péninsule, de même que la notion d'un haram médinois n'est pas encore évoquée. Ces trois exégèses, rapportées par Tabarî, constituent trois propositions - au sens logique - distinctes : Que nous dit la première? L'expression al-masjid al-harâm dans IX, 28 désigne La Mecque et la totalité du haram. Cela a des conséquences importantes. D'une part, comme tous les auteurs attribuent cette opinion à 'Atâ' 24 , on peut dire que, au plus tard au début du ne s./vme s., a émergé cette interprétation surprenante. Tout le territoire

19 On doit rappeler cependant le contexte historique précis de ce verset. Il date de l'an 9 de l'Hégire après la conquête de La Mecque par les musulmans. Les aspects sociologiques sont présentés par M. J. KlSTER, Studies in Jâhiliyya ... ,p. 78-79. 20 On lui fait dire al-najas = al-janâba. 21 TABARÎ, Jâmi' al-bayan fî ta'wîl al-qur'ân. 15 vol., Beyrouth 1985, VI, x, p. 105. Cf. aussi ZAMAKHSHARÎ, Kashshâf 6 tomes, 3 vol., éd. 'Âmir, Le Caire, s.d., II, p. 188. 22 TABARÎ, Jâmi' al-bayanfi ta'wîl al-qur' ân, VI, x, p. 105. Selon T.-I.BARSÎ, Majmâ' al-bayân. 5 vol., Beyrouth 1986, V, p. 32, il aurait dit cela dans une lettre. Cf. également QuRTUBÎ, Al-jâmî' fi ahkâm alqur' ân. 21 tomes, 11 vol., Beyrouth 1996, VIII, p. 67. 23 TABARÎ, Jâmi' a/-bayanfi ta'wu al-qur' ân, VI, x, p. 106. 24 Mecquois, il était, selon Ibn Hajar, réputé comme expert en rituel du pèlerinage (manâsik).

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Les non musulmans et le haram

de La Mecque25 est ainsi absorbé par la mosquée sacrée. D'autres exégètes l'ont suivi dans cette direction: ainsi Muqâtil b. Sulaymân (m. 150/767) selon lequel l'expression désigne «le territoire de La Mecque» (ard makka)Z6 • 'Amr b. Dînâr (m. 125/742) de Basra27 , également comprenait la formule al-masjid al-haràm comme désignant dans le verset IX, 28 la totalité du haram. Dans une variante, la position de 'Amr b. Dînâr est plus ambiguë 28 . Le mu'tazilite al-Jubbâ'î (m. 303/915) considérait qu'on devait, au moment du pèlerinage, empêcher les non musulmans de pénétrer dans la Mosquée sacrée comme dans le haram 29 . On observera une nouvelle fois qu'il n'est pas question de Médine. Selon la seconde proposition, on doit empêcher les juifs et les chrétiens d'entrer dans les mosquées des musulmans, c'est-à-dire dans la totalité des mosquées et non exclusivement dans la Mosquée sacrée. Il s'agit tout principalement des juifs et des chrétiens, la majorité de ceux qui constituent les ah! al-dhimma, les protégés, dans la mesure où l'existence de ces deux communautés religieuses est reconnue par la loi musulmane y compris au sein de la Umma 30 . La troisième proposition concerne le chapitre de la pureté rituelle : le musulman doit procéder à des ablutions après avoir serré la main d'associationnistes, ce qui revient à soutenir qu'ils sont tenus pour particulièrement impurs. Cette conception n'acquerra jamais, dans le sunnisme en tout cas, le statut de doctrine majoritaire. Pour pouvoir poser comme règle que les non musulmans ne peuvent pénétrer dans le haram élargi de La Mecque et plus tard dans le Hijâz, il a fallu commencer par étendre la règle énoncée par le Coran - où il n'est question que de la Mosquée sacrée -; ensuite ou en même temps, il a fallu définir les scripturaires comme des associationnistes - car dans le verset IX, 28 il est question des mushrikûn, non des ahl alkitâb31 -; puis, îndissociablement, leur attribuer une nature impure par essence. C'est l'association de ces trois doctrines qui a permis de fonder la règle de la non admission des non musulmans dans le haram mecquoîs. Or on remarque que toutes les trois sont contemporaines dans leur formulation. Du reste, 'Atâ' b. Abî Rabâh, tirant lui-même, semble-t-il, les conséquences de sa compréhension du verset IX, 28, estimait qu'aucun associationniste ne devait pénétrer dans le haram 32 . Une autre opinion moins restrictive a été défendue. On attribue au Compagnon du Prophète Jâbîr b. 'Abd Allâh (m. vers 73 ou 78) l'exégèse suivante de IX, 28: les associationnistes ne doivent en aucune façon entrer dans le masjid al-harâm, saufs 'ils' agît

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Le problème plus tard sera de définir de façon précise quel territoire on désigne ainsi. MuQÂTIL B. SULAYMÂN, Tafsîr, éd. 'A.A. Mahmûd Shihâta, Le Caire 1983, Il, p. 65. Sa valeur de transmetteur de traditions est fortement contestée (IBN HAJAR, Tahdhfb al-tahdhîb. 4 vol., Beyrouth 1996, III, 269a-b). 28 'ABD AL-RAZZÂQ, Musannaf, VI, p. 52, n- 9981; var., X, p. 356, n° 19356. 29 TABARSÎ, Majma', V, p. 32. 30 Les mazdéens sont reconnus également mais à un degré moindre. Cf. sur ces questions G. MoNNOT, Islam et religions, Paris 1986. 31 La différence est considérable car habituellement le Coran désigne comme mushrikûn les Arabes païens alors que les juifs et les chrétiens - voire les mazdéens - sont désignés comme ahl al-kitâb. Il est vrai que dans la dernière période médinoise, le Coran tend, de manière polémique, à qualifier les scripturaires d'associationnistes. 32 'ABD AL-RAZZÂQ, Musannaf, VI, p. 52, n° 9980. 26 27

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Mohammed Hocine Benkheira d'un esclave appartenant à un musulman ou d'un tributaire (ah! al-jizya) 33 . Une autre tradition confirme ce point de vue34 : Jâbir admettait que les protégés pouvaient pénétrer non seulement dans le haram mais également dans la Mosquée sacrée ; étaient interdits d'accès à cette dernière les seuls mushrikûn -les associationnistes arabes-, et même cette défense tombait dès lors qu'il s'agissait d'esclaves appartenant à des musulmans. Il y a une différence fondamentale entre cette opinion et celle qui sera exprimée au début du second siècle de l'Hégire, car Jâbir ne trouve rien à dire à propos de l'esclave non musulman qui appartient au musulman ni même à propos du tributaire, c'est-à-dire du non musulman soumis au paiement de lajizya. C'était également le point de vue de Qatâda : «aucun associationniste ne doit s'approcher de la Mosquée sacrée sauf s'il s'agit d'un tributaire (sâhib jizya) ou de l'esclave mécréant d'un musulman » 35 . Certains juristes de la période classique, notamment les shâfi 'îtes, reprendront cette conception. On peut donc observer d'ores et déjà que ces différentes opinions juridiques constituent les éléments de la doctrine que nous examinons ici, comme si celle-ci était le résultat de leur fusion. Elles se présentent comme l'expression d'un durcissement de la politique umayyade et de la loi musulmane envers les non musulmans- plus particulièrement, les juifs et les chrétiens. Pourquoi une telle évolution? Il faut certainement en rechercher les origines dans la situation politique de l'époque. Le califat de 'Umar b. 'Abd al-' Azîz notamment est une période de tension avec les autres religions. Si une situation de crise a pu contribuer à la cristallisation d'une doctrine, elle ne saurait cependant l'expliquer. On doit tenir compte également de l'évolution de la pensée religieuse. La longue période qui va de la mort du Prophète au milieu du me;rxe siècle - qui inclut donc également le moment umayyade -, cruciale à tout point de vue pour l'histoire de la pensée juridico-théologique de l'islâm, a été marquée par des luttes doctrinales intenses et surtout par la fixation des grandes doctrines - sunnite, chî' ites, ibâdite - qui ont perduré presque inchangées sous cet état jusqu'à nos jours.

III. L'expulsion des ahl al-kitâb du Hijâz La tradition musulmane se présente à nous comme un empilement de textes dont l'historicité est mise entre parenthèses. Avant tout essai d'interprétation, il s'agit de retrouver cette dimension refoulée. Tout en masquant l'ordre de succession des événements, les savants musulmans nous donnent les moyens de le reconstituer. La tradition musulmane ne met pas sur le compte du Prophète lui-même le fait de l'expulsion des non musulmans du Hijâz, mais elle lui en attribue le projet. D'où la difficulté à prendre pour argent comptant ce qu'elle avance : quand on veut donner plus de force et de légitimité à une attitude ou une politique, on prétend en retrouver les origines dans les actes ou les propos du Prophète.

33 'ABD AL-RAZZÂQ, Musannaf, VI, p. 53, n° 9982; X, p. 356, n° 19357. Signalons une variante rapportée par Qurtubî: > 37 .

Dans cette tradition il n'est pas question d'expulsion, mais seulement de menace de guerre. Dans une autre tradition, dont le principal transmetteur est le grand juriste égyptien Layth b. Sa'd (m. 175/791), il n'est fait référence à aucun contexte précis. Mais le prophète y formule très explicitement le projet d'expulsion des juifs de «cette terre» : Alors que nous étions dans la mosquée, le Prophète est sorti [de chez lui] 38 pour nous dire: «Allons voir les juifs 39 . » Nous sortîmes pour nous rendre à la synagogue (bayt al-midrâs). Le Prophète leur dit: «Convertissez-vous, vous serez saufs. Sachez que la

36 'ABD AL-RAZZÂQ, Musannaf, n° 9986. Variante, plus développée: n° 9988; n° 19363; n° 19364; Muslim, dans NAWAWÎ, Al-minhâj fi sharh Sahîh Muslim. 18 tomes, 7 vol.+ 1 vol. d'index, Beyrouth 1998, XII, p. 438-439, n° 1766/62. 37 Abû Dâwud, dans ÂBÂDÎ, 'Awn al-ma'bûd sharh Sunan Abî Dâwud. 14 tomes, 7 vol., Beyrouth 1997, n° 2999. 38 La mosquée de Médine était mitoyenne a\ ec les appartements du Prophète et comportait trois portes, dont l'une lui permettait de passer de l'une aux autres et vice versa. Outre celle-ci, l'une se trouvait à l'arrière. La troisième s'appelait > (ZARKASHÎ, /'lâm al-sâjid bi-ahkâm al-masâjid, éd. Ayman Sâlih Sha'bân, Beyrouth 1995, p. 155). 39 Qui sont ces juifs? Les commentateurs s'interrogent sur leur identité. IBN HAJAR (m. 852/1488), Fath al-bârî sharh Sahîh al-Bukhârî. 14 vol., Damas-Riyâd 1997, VI, p. 326, donne sa préférence à la thèse selon laquelle il s'agit d'un groupe de juifs qui est demeuré à Médine après l'expulsion (ijlâ') des Banû Qaynuqâ', de Qurayza et de Nadîr.

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Mohammed Hocine Benkheira terre est à Dieu et à Son envoyé. J'ai l'intention de vous chasser de cette terre. Que celui d'entre vous qui possède quelque bien (mâl), qu'ille vende. Sinon, sachez [encore une fois] que la terre est à Dieu et à Son envoyé! ,, 40 . Il s'agit probablement de juifs médinois dont la situation est distincte de celle dont il a été question précédemment et qui ont été expulsés de la ville à cause de leur opposition irréductible : ils vont l'être parce qu'ils ne veulent pas se faire musulmans. L'espace dont ils vont être chassés n'est pas indiqué avec précision: il est question de «cette terre» sans plus. S'agit-il de Médine seulement ou d'un territoire plus vaste?

c. Recommandations du Prophète sur son lit de mort Selon un dernier groupe de traditions, c'est à la veille de sa mort que le Prophète recommande à ses disciples l'expulsion des juifs et des chrétiens de «la terre des Arabes». Les derniers mots du Messager de Dieu ont été: «Dieu a combattu les juifs et les chrétiens qui ont transformé les tombes de leurs prophètes en oratoires (masâjid). Deux religions ne peuvent subsister ensemble sur la terre des Arabes» 41 . Ce hadîth est singulier à quatre titres au moins: 1) il est assez répandu sous une forme abrégée, mais sans l'adage sur les deux religions 42 . Ceci nous porte à penser qu'il devait s'agit au départ de deux traditions indépendantes qui ont été associées a posteriori, comme cela arrive parfois. L'une souligne la tendance des juifs et des chrétiens à adorer d'autres que le Dieu unique; l'autre qu'il faut les expulser de «la terre des Arabes». L'association de ces deux idées peut laisser croire qu'il y a un lien de cause à effet entre elles: il faut les expulser parce qu'ils trahissent le strict monothéisme; 2) le contexte des propos est la maladie et l'agonie. Ce thème rhétorique est également à l'œuvre dans des traditions qui mettent en scène 'Umar b. al-Khattâb, le deuxième calife. C'est le Prophète lui-même qui aurait donc conçu le projet mais, emporté par la mort, il n'aurait pas eu la possibilité de le réaliser. Ceux qui l'ont fait après sa mort, n'ont fait ainsi que se conformer à ses recommandations. Le recours au thème de l'agonie constitue en lui-même un aveu; 3) cette tradition est en relation avec la discussion sur l'édification de mausolées pour les saints hommes, en particulier au sujet du tombeau du prophète lui-même43 . Dans ce contexte, l'expulsion des juifs et des chrétiens du Hijâz pour cause d'idolâtrie, qui devait déjà être une cause entendue, est un argument dans ce débat; 4) c'est 'Umar b. 'Abd al-'Azîz qui est le transmetteur de la version citée ci-dessus.

40 Bukhârî, dans IBN HAJAR, Sharh Sahîh al-Bukhârf, VI, p. 325, n° 3167. Cf. Ibid., XII, p. 396, n° 6944; XIII, p. 383-384, n° 7348; Mus1im, dans NAWAWÎ, Sharh Sahîh Muslim, XII, p. 437-438, n° 1765/61; Abû Dâwud, dans ÂB'\.nî, Sharh Sun an AN Dâwud, n° 3001. 41 'ABD AL-RAZZÂQ, Musannaf, n° 9987; n° 19368- Cette tradition est dans le Muwattâ' de Mâlik (Muhammad b. Abd al-Baqî al-ZURQ.Î.NI, Sharh al-Zurqânf afa Muwattâ' lil-lmâm Mâlik. 4 vol., Beyrouth 1980, IV, p. 290, no 1716). Selon Zurqânî (Sharh, IV, p. 290), > désigne la totalité du Hijâz ou la Jazîrat al- 'arab, pour lui ces trois expressions ont le même référent. 42 Bukhârî, dans IBN HAJAR, Sharh sahfh al-Bukhârî, I, p. 688-689, n· 435, 436 ainsi que (sans ordre d'expulsion des jmfs), no 434 et 437. Cf. Ibid., no 1330, 1390, 3453, 3454, 4441, 4443, 4444, 5815, 5816; IBN ABÎ SHAYBA, Musannaf, II, n° 7547; Abû Dâwud, dans ÂBÂDÎ, Sharh Sunan Abî Dâwud, VI, n' 2040. 4 3 Cf. IBN ABî SHAYBA, Musannaf, II, n" 7541 à 7552.

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Les non musulmans et le haram Voici d'autres traditions où le thème de l'expulsion des non musulmans apparaît seul: ( ... ) À sa mort, il recommanda trois choses. Il a dit: «Expulsez les associationnistes de lajazÎrat al- 'arab ... » 44 . Les derniers mots que prononça le Messager de Dieu étaient: «Expulsez les juifs du Hijâz et les habitants de Najrân de Jazîrat al- 'arab» 45 . On rn' a rapporté que le Prophète a recommandé à sa mort qu'on ne permît à aucun juif ou chrétien de demeurer dans le Hijâz ( ... )46 . Le Messager de Dieu a dit: «Si je restais en vie, je chasserais les associationnistes de Jazîrat al- 'arab>> 47 . Selon une variante, il est question des juifs et des chrétiens 48 . Sans référer au contexte de l'agonie, cette tradition peut être groupée avec les précédentes, d'autant que la tradition musulmane n'a jamais soutenu que c'était le Prophète qui avait chassé les non musulmans de la Péninsule, mais 'Umar9 . J'ai entendu 'Alî dire: «Le Messager de Dieu m'a dit: "Si tu accèdes au pouvoir après moi (in wullayta al-amra ba'dî), chasse les habitants de Najrân de lajazîrat al- 'arab" >> 50 . Le Messager de Dieu a dit: «Certes j'expulserai les juifs et les chrétiens de la jazîrat al-' arab afin de n'y laisser que des musulmans >> 51 . Le Messager de Dieu a commandé d'expulser (ikhrâj) les juifs de la Péninsule52 ·

44 'ABD AL-RAZZÂQ, Musannaf, n° 9992; variante abrégée chez IBN ABÎ SHAYBA, Musannaf, VI, 472, 32980; Bukhârî, dans IBN HAJAR, Sharh Sahîh al-Bukhârî, VI, p. 325, n° 3168; Ibid., VIII, p. 166, no 4431; Bukârî, dans ÂBÂDÎ, Sharh Sunan Abî Dâwud, VIII, n° 3027. Le lien commun des chaînes de transmetteurs est Ibn 'Uyayna (107-198),juriste de Kûfa et élève de Zuhrî; il s'installe à La Mecque en 163 où il mourra (cf. IBN HAJAR, Sharh Sahîh al-Bukhârî, VI, p. 205; Tahdhîb, II, 59a-61 a). Cf. aussi ABÛ 'UBA YD B. SALLÂM, Kitâb al-amwâl, éd. Hirâs, Beyrouth 1986, p. 107. IBN HAJAR, Sharh Sahîh al-Bukhârî, VI, p. 326, nous apprend que selon la recension de la compilation de Bukhârî établie par Jurjâni il est question des juifs, non des associacionnistes, mais donne cependant la préférence à la recension dominante. 45 IBN ABÎ SHAYBA, Musannaf, VI, p. 472, n° 32981. Cf. aussi ABÛ 'UBAYD, Amwâl, p. 108, n° 276: au sujet de cette tradition, il estime que ces propos du Prophète, au sujet des gens de Najrân, s'expliquent par la violation de leurs engagements (nakt) par ces derniers, ou bien parce qu'ils ont introduit des éléments qui n'étaient pas dans le pacte originel. C'est ce qui ressort, poursuit-il, d'une lettre envoyée à eux par 'Umar avant leur expulsion. Un peu plus loin (p. 192), il explique la seconde possibilité: idhâ ahdatha ahadun

minhum hadathan lam yakun lahumfi as/ al-shart, hi/la bi-fdalika damuhu). 46 'ABD AL-RAZZÂQ, Musannaf, n° 9993. Cela signifie que dès l'époque de Ibn Jurayj (m. 150/767), qui est mecquois et qui rapporte ce hadîth, la cause est non seulement entendue, mais que, en sus, on associe dorénavant dans le même refus juifs et chrétiens. 47 IBN ABÎ SHAYBA, Musannaf, VI, 472, n° 32985. 48 Tirmidhî, dans IBN AL-' ARABÎ, Aridat al-ahwadî bi-sharh Sahîh al-Tirmidhî. 13 tomes, 7 vol. + 1 yol. d'index, Beyrouth 1997, VII, p. 80, n° 1606. 49 Il existe une tradition qui met des propos assez semblables dans la bouche de 'Alî mais au sujet des chrétiens taghlabides, accusés de ne pas respecter le pacte qu'ils ont conclu avec le Prophète (Abû Dâwud, dans ÂBÂDÎ, Sharh Sunan Abî Dâwud, VIII, n° 3038; IBN ABÎ SHA YBA, Musannaf, II, p. 417, n° 10581). 50 'ABD AL-RAZZÂQ, Musannaf, n° 9994. Les habitants de Najrân, qui sont présentés la plupart du temps comme des chrétiens, ont selon la tradition conclu un pacte avec le Prophète mais ne l'auraient pas respecté, notamment s'agissant de la pratique del 'usure (Abû Dâwud, dans ÂBÂDÎ, Sharh Sunan Abî Dâwud, VIII, n° 3039). 51 'ABD AL-RAZZÂQ, Musannaf, n° 9985; ne 19365; Muslim, dans NAWAWÎ, Sharh Sahîh Muslim, XII, 349, no 1767/63; Abû Dâwud, dans ÂBÂDÎ, Sharh Sunan Abî Dâwud, VIII, n° 3028, 3029; Tirmidhî, dans IBN AL-'ARABÎ, Sharh Sahîh a/-TirmidhÎ, VII, p. 80, n° 1607; ABÛ 'UBAYD, Amwâl, p. 107, no 271. Cette dernière variante comprend un fragment supplémentaire, dû à un des transmetteurs: «'Umar les chassa>>. 52 ABÛ 'UBA YD, AmwJ/, p. 107, n° 270.

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Mohammed Hocine Benkheira Quelques remarques au sujet de ces textes: 1) le premier problème concerne les groupes visés. Tantôt il s'agit des juifs et des chrétiens évoqués en même temps, tantôt il s'agit des seuls juifs, tantôt il s'agit des associationnistes, et même une fois il n'est question que des habitants de Najrân sans référence à leur religion; 2) on relève une ambiguïté géographique: d'où doivent-ils être expulsés? Dans cette série de traditions, la notion de Péninsule arabique semble être définitivement achevée; c'est pour cela qu'il paraît douteux qu'elles puissent dater du vue siècle. Cette notion présuppose deux opérations qui n'étaient pas encore accomplies à cette époque: l'unification culturelle de la Péninsule arabique ainsi que l'extension du domaine arabe hors de la Péninsule. On ne pourra parler réellement de Péninsule arabique comme ensemble différencié qu'à partir de la Syrie ou de 1'Irak. Si la notion de Hijâz était déjà à 1'œuvre à l'époque du Prophète, celle de Péninsule arabique semble être plus tardive; 3) le Prophète aurait également recommandé d'expulser les habitants de Najrân sans qu'ils soient présentés comme chrétiens, alors que parfois ils sont décrits comme juifs. Cela est surprenant car habituellement on considère Najrân comme une ville chrétienne, liée à 1'Abyssinie ; 4) la notion de mushrikûn peut désigner ou bien les Arabes païens- donc non scripturaires - ou bien, plus tardivement, les chrétiens et les juifs. Ainsi la référence aux mushrikûn dans le hadîth n'est pas dénuée d'ambiguïté: on peut donner à ce terme une interprétation minimaliste ou maximaliste. Seuls les hanafites se sont tenus à la première position.

2. Le rôle prêté à' Umar b. al-Khattâb, second Calife Alors que selon les chroniqueurs musulmans, qui s'appuient sur des traditions orales, le Prophète avait chassé de son vivant les juifs de Médine, plusieurs témoignages attestent que les scripturaires pouvaient y aller en voyage sous le califat de 'Umar. Tout en interdisant aux non musulmans en général d'y résider, il leur permettait, nous assure-t-on, d'y séjourner ponctuellement pour leurs affaires. Si le Prophète en avait expulsé les juifs, seules les grandes tribus médinoises avaient été victimes de cette politique tandis que des individus avaient pu obtenir le droit d'y demeurer. En outre, il n'est nulle part question d'expulsion de chrétiens de Médine avant la mort du Prophète53 . 'Umar ne permettait ni au chrétien ni au juif ni non plus au mazdéen54 , quand ils venaient à Médine, d'y séjourner au-delà de trois jours, c'est-à-dire le temps ~ui leur était nécessaire pour vendre leurs marchandises. Quand il fut grièvement blessé 5, il déclara: «J'ai commandé qu'aucun d'entre eux ne vienne chez nous».( ... ) On disait (wa kâna yuqâl): «Deux religions ne peuvent y coexister (lâ yajtami' bihâ dînân) »56 . Il existe plusieurs variantes de cette tradition57 . Selon l'une d'elles, après avoir été gravement blessé, il aurait envoyé une missive à des Muhâjirûn, parmi lesquels 'Alî, dans laquelle il aurait déclaré: «Je vous ai déjà défendu d'en laisser aucun parmi eux entrer chez nous » 58 .

Ils devaient être très peu nombreux. Si le fait rapporté est authentique, alors il faut en déduire qu'à une époque ancienne les mazdéens étaient traités à l'instar des chrétiens et des juifs, sans distinction essentielle. 55 Blessure qui deYait lui coûter la vie. 56 'ABD AL-RAZZÂQ, Musannaf, VI, no 9977; X, 357, no 19360. 57 Ibid., n° 9978; n° 19361. 58 'ABD AL-RAZZÂQ, Musannaf, VI, n° 9978. 53

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Les non musulmans et le haram Faut-il voir dans cette missive un rappel à l'ordre, voire la critique à peine voilée d'une attitude qu'il jugeait trop permissive? En tout cas, il semble que le second calife ait décidé à la veille de sa mort d'en finir avec sa propre politique "libérale" à l'égard des non musulmans. Pourtant l'apparition del' adage dans ce contexte peut être tenue pour excessive, car on peut très bien admettre un séjour de courte durée sans que cela puisse mettre en danger l'unité religieuse du territoire. C'est comme si on avait voulu donner plus de légitimité à cet adage, en le rapportant subrepticement à la période de 'Umar sans oser cependant le lui attribuer, voire l'attribuer au Prophète lui-même, ainsi que cela sera fait plus tard. On peut proposer ainsi de décomposer le ductus en deux éléments distincts. Il y a un noyau originel qui a trait à la politique de 'Umar d'un séjour maximum de trois jours à Médine: il est commun à toutes les variantes (cf. les traditions suivantes). À ce noyau, on a ajouté d'une part le changement de politique brusque du Calife après sa blessure mortelle -le choix de ce contexte dramatique n'est pas indifférent-, d'autre part l'adage sur l'impossible coexistence de deux religions. Qu'il y ait un noyau originel n'implique nullement que le fait rapporté soit authentique, mais seulement que cette tradition est plus ancienne que celle qui évoque le changement de politique de 'Umar et l'adage sur les deux religions. Cela a cependant une autre conséquence: à l'époque où la tradition originelle était en circulation, la doctrine était que le haram médinois n'était pas interdit aux non musulmans. Quand des juifs, des chrétiens et leurs semblables parmi les mécréants venaient en voyage à Médine, ils ne pouvaient y séjourner au-delà de trois jours sous le califat de 'Umar. J'ignore si l'on agissait ou non de cette manière à leur égard avant cela59 . 'Umar a dit: «Ne permettez pas aux juifs et aux chrétiens de séjourner plus de trois jours à Médine, le temps nécessaire pour vendre leurs marchandises.» Il a ajouté: «Deux religions ne peuvent coexister dans Jazîrat al- 'arab» 60 . 'Umar a ordonné que les juifs, les chrétiens et les mazdéens ne puissent séjourner plus de trois nuits à Médine afin d'y commercer et d'y vaquer à leurs affaires; nul d'entre eux ne pouvait y séjourner plus 61 .

On peut faire plusieurs remarques au sujet de ces traditions: 1) elles remontent toutes à la même source, à savoir Nâfi' (m. 117/735 ou 120/738), le client de Ibn 'Umar. Il les aurait transmises à Ayyûb al-Sakhtiyânî (m. 131/749), à Mûsâ b. 'Uqba6 2 (m. 141/758), à 'Ubayd Allâh b. 'Umar b. Hafs (m. 147/764) et enfin à Mâlik b. Anas (m. 179/795) 63 . Depuis 1'enquête rigoureuse de Gautier H. A. Juynboll sur la chaîne de transmission Mâlik- Nâfi' -Ibn 'Umar- Prophète, on doit considérer avec plus de

59 'ABD AL-RAZZÂQ, Musannaf, VI, n" 9979; X, p. 358, no 19362. Rappelons que selon de nombreuses traditions prophétiques, le séjour d'un invité chez son hôte ne devait jamais durer plus de trois jours. Parmi les autres traditions, seule une autre confirme ce fait, les deux autres le taisent. Faut-il y voir un indice? 60 IBN ABÎ SHAYBA, Musmmaf, VI, p. 472, n° 32982. Ce texte paraît être une version très abrégée de la tradition n° 9977 chez 'Abd al-Razzâq. Cependant l'adage a un caractère général: il est question de la Péninsule arabe. 6! BAYHAQÎ, Al-sunan al-kubrâ. 15 vol., Beyrouth 1996, XIV, n° 19275. 62 Client de la famille de Zubayr ou de la famille de Umm Khâlid, son épouse, qui était la fille de Sa'îd b. al-'Âs. Il était médinois: il faisait fonction de traditionniste et de juriste, et délivrait desfetwa-s (IBN HAJAR, Tahdhfb, IV, 183a-Is4b). 63 Tradition qui ne figure pas cependant dans la collection attribuée à ce dernier.

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Mohammed Hocine Benkheira prudence ces attributions 64 • Selon Juynboll, dans la plupart des cas sinon dans la totalité, Nâfi' de même que ses autres élèves, à l'exception de Mâlik, ne sont que des «prête-nom». C'est Mâlik ainsi que quelques autres juristes qui seraient en fait les auteurs des traditions qui sont mises sur le compte de cette chaîne d'autorités; 2) deux d'entre elles seulement com-prennent 1'important adage, qui va être le fondement scripturaire de l'interdiction de tout autre culte que l'islâm dans la Péninsule: «Deux religions ne peuvent y coexister»; 3) alors que dans la collection de 'Abd al-Razzâq (m. 211/826), il est introduit par une forme passive kâna yuqât 65 ou qîla, comme un dit anonyme, dans celle de Abû Bakr b. Abî Shayba (m. 235/849), il est mis dans la bouche du Calife lui-même, comme s'il en était l'auteur; 4) cet adage pose un problème d'interprétation: pourquoi n'y est-il question que de deux religions et non de trois ou plus simplement de plusieurs? S'agit-il d'une formule rhétorique pour indiquer l'impossibilité pour l'islâm de coexister avec toute autre religion, ou bien faut-il la prendre à la lettre? Dans ce dernier cas, quelle est l'autre religion? On peut suggérer, au vu des traditions disponibles, que les juifs sont la communauté qui est principalement visée 66 ; 5) Selon deux traditions, 'Umar aurait décidé de changer de politique après l'attentat dont il avait été victime et qui devait lui coûter la vie, sans qu'aucun lien ne soit établi entre cet événement sanglant et le changement doctrinal. Selon d'autres traditions que l'on va examiner plus bas, les choses se sont passées différemment; 6) tantôt il est question de deux communautés seulement (juifs, chrétiens), tantôt on adjoint à ces deux communautés les mazdéens. Pourtant, on observera que seuls les juifs constituaient une communauté réelle dans le Hijâz, et notamment à Médine. Aussi sommes-nous porté à penser que, au départ, ces traditions les concernaient en premier lieu, puis leur interprétation a été élargie pour englober les autres communautés religieuses. Dans ce premier groupe de traditions que 1'on vient d'examiner brièvement, il n'est guère fait référence au Prophète. La politique qui consiste à permettre aux non musulmans de séjourner durant trois jours à Médine est présentée comme le fait de 'Umar. Quant à la rupture avec cette politique, on ne cherche pas à la motiver mais on la présente comme survenant à la veille de sa mort. Si, à l'époque où ces traditions ont été élaborées et mises en circulation, les traditions prophétiques sur le sujet avaient été connues, n'y aurait-on pas fait référence? Même l'adage, qui dans nombre de collections canoniques, est mis dans la bouche du Prophète, est présenté soit comme anonyme (kâna yuqâl), soit comme un propos de 'Umar lui-même. Pour ces raisons, l'ordre chronologique le plus probable impose de considérer ces traditions comme plus anciennes que celles qui mettent en scène le Prophète lui-même. Un résultat corrélatif s'impose en outre: à l'époque de l'élaboration et de la diffusion de ces anciennes traditions, dont la plupart n'ont subsisté que dans des recueils non canoniques, l'autorité de 'Umar était suffisante pour asseoir une politique.

64 G. H. A. JuYNBOLL, «Nâfi', the mawlâ oflbn 'Umar and his position in Muslim Hadîth Literature», dans Studies on the Origins and Uses oflslamic Hadîth, Londres 1996 (n° IX, notamment p. 217-223). Ainsi il écrit (p. 221) au sujet de la relation de Mâlik à Nâfi' : «The conclusion seems to present itself that on the basis of this chronology he could not possibly have been his pupil». 65 À moins de lire kâna yaqûl: , c'est-à-dire« 'Umar disait>>. 66 Il est difficile de dire sur la base des informations dont nous disposons s'il s'agit d'une seule communauté ou si le nom «juifs>> recouvre diverses tendances.

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Les non musulmans et le haram Selon un second groupe de traditions, c'est seulement après qu'on lui a rapporté un propos du Prophète que 'Umar décide de chasser du Hijâz les non musulmans. L'expulsion des juifs de Khaybar, Fadak et Najrân est ainsi mise sur le compte du second Calife 67 . Le Messager de Dieu a dit: «Deux religions ne peuvent être réunies dans la Péninsule arabique (jazîrat al- 'arab). » Mâlik a ajouté que Zuhrî disait: «'Umar a enquêté au sujet de ce propos jusqu'à acquérir la paix de l'esprit et la certitude que le Messager de Dieu a dit: "Deux religions( ... )." Il a alors expulsé les juifs de Khaybar.» Mâlik a ajouté:« 'Umar a [également] expulsé les juifs de Najrân et de Fadak. Les juifs de Khaybar ont été expulsés sans rien recevoir en compensation contre la perte de la récolte et de la terre. Ceux de Fadak reçurent l'équivalent en or, en argent et en camélidés de la moitié de la récolte et de la terre, en raison du pacte que le Messager de Dieu avait établi avec eux» 68 . On observera que dans cette tradition il est question de trois localités, mais ni de Médine ni de La Mecque. Le Messager de Dieu a dit: «Deux religions ne peuvent être réunies sur la terre des Arabes (ard al-'arab), ou sur la terre du Hijâz.» Ibn al-Musayyab ou Zuhrî a poursuivi: «'Umar a enquêté sur ce propos jusqu'à ce qu'il ait acquis la certitude au sujet de son authenticité.» Zuhrî a [encore] dit: «C'est pour cela que 'Umar les a chassés.>> Il a ajouté: «'Umar ne permettait pas aux protégés de séjourner à Médine au-delà de trois jours, quand ils s'y rendaient pour vendre des denrées alimentaires ... >> 69 . Le Prophète a concédé l'oasis de Khaybar aux juifs [qui y résidaient et qu'il avait vaincus]: en échange de l'obligation de travailler la terre, il avait convenu avec eux qu'ils prennent la moitié de la récolte. Ce pacte fut observé par le Messager de Dieu, par Abû Bakr et par 'Umar une partie de son califat. Après qu'on lui rapporta ce que déclara le Prophète sur son lit de mort - «Deux religions ne peuvent être réunies sur la terre des Arabes, ou dans le Hijâz>>- ( ... ),il dit aux juifs de Khaybar: «Que celui d'entre vous qui possède la preuve écrite d'un pacte avec le Messager de Dieu en fasse état, sinon je vous chasse.» Il ajouta: «Alors 'Umar les en chassa>> 70. 'Umar a expulsé les juifs et les chrétiens du Hijâz. Quand le Messager de Dieu a pris 1'oasis de Khaybar, il a voulu en chasser les juifs, qui obtinrent d'y demeurer en échange du travail de la terre. Ils avaient également droit à la moitié de la récolte. Le Messager de Dieu leur a dit: «Vous y demeurerez tant que je le voudrai.>> Ils y demeurèrent jusqu'à ce que 'Umar les en chasse vers Taymâ' et Arîhâ' [Jéricho] 71 . 'Umar a expulsé les juifs de Najrân et de Fadak72 . Selon une tradition, après l'accès au pouvoir de 'Alî, les gens de Najrân se sont rendus auprès du nouveau calife:«- 'Umar nous a chassés de notre terre, fais une bonne action, rends-la nous.- Prenez garde! les décisions de 'Umar étaient justes (rashîd al-amr). Je n'y changerai rien>> 73 .

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C'est en 628 qu'eut lieu la conquête des oasis de Khaybar et de Fadak. Mâlik, Muwattâ', dans ZURQÂNÎ, Sharlz, IV, p. 290-291, n° 1717. 69 'ABD AL-RAZZÂQ, Musannaf, n° 9984; variante abrégée: X, n° 19367. Cf. également X, p. 357, n ° 19359 : «Deux religions ne peuvent être réunies sur la terre des Arabes -ou sur la terre du Hijâz >>. Zuhrî a ajouté: . 70 'ABD AL-RAZZÂQ, Musannaf, n° 9990; IBN SHABBA, Târîkh al-madîna al-munawwara. 2 vol., éd. Dandîl et Bayân, Beyrouth 1996, 1, p. 117, n° 530, 531, et p. 119, n° 540. 71 'ABD AL-R.\ZZÂQ, Musannaf, n° 9989; n° 19366; ABÛ 'UBAYD, Amwâl, p. 120-121. 72 ÂBÂDÎ, Sunan Abî Dâwud, VIII, n° 3032; IBN SHABBA, Târîkh, 1, p. 121-122, n° 545, 546, 547. 73 ABÛ 'UBAYD, Amwâl, p. 107-108, n° 273; IBN ABÎ SHAYBA, Musannaf, VII, 427, n" 37005, 37006. Selon Abû 'Uba)d (p. 108), 'Umar a expulsé les gens de Najrân alors qu'ils étaient liés aux musulmans par un pacte (sulh) en raison d'un hadîth prophétique. 68

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Mohammed Hocine Benkheira La seconde tradition est une variante de la première: le matn est plus court- tout en reprenant le thème des trois jours74 - et dans l'isnâd manque Ibn al-Musayyabon passe directement de Zuhrî au Prophète. Ici 1' adage sur les «deux religions» est présenté comme un propos du Prophète, de surcroît non connu de 'Umar; c'est une double contradiction manifeste avec le précédent groupe de traditions. Aussi paraît-il logique de penser que ces traditions sont venues après, à une époque où seule l'autorité du Prophète était tenue pour incontestable. L'adage des «deux religions», attesté dans les plus vieilles collections de traditions conservées jusqu'à nos jours (Mâlik, 'Abd al-Razzâq et Ibn Abî Shayba), est passé donc par au moins deux étapes dans sa formulation. Quoi qu'il en soit, on peut dire que l'adage devait être déjà en circulation dans la première moitié du second siècle de l'Hégire, peut-être vers le milieu de l'époque umayyade. On doit signaler un adage que 1' on peut interpréter dans le même sens : «Il n'y aura pas deux qibla dans un seul pays» (lam takûn qiblatân fi halad wâhid) 75 . Dans ce dit, la référence paraît être sans aucun doute le judaïsme, avec en arrière-plan le souvenir du changement de qibla du vivant du Prophète. Selon une tradition unique, 1'expulsion définitive des protégés de Médine est le fait de 'Umar b. 'Abd al-'Azîz ('Umar II): Ibn Abû Dhi' b a été témoin que 'Umar b. 'Abd al-' Azîz a expulsé sous son califat les protégés (ahl al-dhimma) de Médine et a vendu leurs esclaves aux musulmans 76 .

Il est manifeste qu'il y a une contradiction entre cette tradition et celles selon lesquelles ce serait le second calife qui les en aurait expulsés, à moins que les deux califes aient été confondus puisqu'ils ont le même nom et jouissent de la même bonne réputation dans les mêmes milieux. Il faut reconnaître qu'une telle décision correspond au portrait que l'on peut dessiner du Calife umayyade d'après la littérature de traditions, notamment concernant son attitude à l'égard des juifs et des chrétiens.77 Cela voudrait dire qu'on pourrait dater- hypothèse qui reste à vérifier- de 'Umar b. 'Abd al-'Azîz (717 -720) 1' expulsion des protégés de Médine. Mais à cette date, il n'est encore question que de cette ville, non de tout le haram et encore moins du Hijâz dans sa totalité. L'expulsion des scripturaires de l'ensemble du Hijâz pourrait donc être postérieure à ce calife umayyade. La raison de ce nouveau développement doctrinal au début du deuxième siècle de l'Hégire doit s'expliquer. On ne peut se contenter d'invoquer la dureté de 'Umar b. 'Abd al- 'Azîz. Un témoignage nous y aidera peut-être. 'Abd Allâh Ibn Abî Nujayh (m. 131 ou 132) rapporte: «J'ai connu l'époque où l'on ne permettait pas à un juif ou un chrétien d'entrer dans le haram, et ils n'en foulaient le sol que clandestinement» 78 . Il semble qu'à 1' époque où il fait ce témoignage les prescriptions concernant 1'accès des non musulmans au haram étaient moins respectées. Peut-être faut-il voir dans un tel contexte la raison qui a poussé les juristes à la systématisation doctrinale. En tout cas, il est à peu près sûr que le désir d'interdire aux non musulmans de fouler le sol du

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La version du Muwattâ' n'y fait aucune référence. Abû Dâwud, dans ÂBÂDÎ, Sharh Sunan Abî Dâwud, n° 3030. 76 IBN ABÎ SHAYBA, Musannaf, VI, p. 472, n° 32984. 77 Selon une tradition compilée par 'Abd al-Razzâq (Musannaf, VI, n° 8581, 10186), 'Umar b. 'Abd al-' Azîz a chargé des musulmans pour assister à 1'abattage effectué par des chrétiens afin qu'il soit conforme à la loi musulmane. 78 'ABD AL-RAZZÂQ, Musannaf, VI, p. 53, n° 9983 et X, p. 357, n° 19358. 75

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Les non musulmans et le haram haram est l'expression d'un état d'esprit qui se répand dès le milieu de l'époque umayyade et qui n'est pas, loin s'en faut, le reflet de traditions oubliées ou négligées mais au contraire constitue un processus de définition du sacré référentiel, à travers la géographie. 3. Un problème de géographie Les textes sur lesquels on fonde la règle de l'interdiction de résidence ou même de passage des non musulmans dans le haram ne sont pas univoques. En effet, quelle que soit l'authenticité de ces textes, il ressort comme on vient de le voir, qu'ils ne sont rien moins que confus. Selon certains textes, il est question des associationnistes (mushrikûn), dans d'autres des mécréants (kuffâr); d'autres sont encore plus précis puisqu'ils désignent explicitement les juifs, ou les juifs et les chrétiens, d'autres parlent des protégés (dhimmf); d'autres enfin parlent d'une communauté déterminée dans l'espace (chrétiens de Najrân, juifs de Médine ou de Khaybar). À cette imprécision, s'en ajoute une autre, qui tient à la délimitation de ce dont il faut les expulser: s'agit-il du haram, du Hijâz ou de la Péninsule arabique? Aussi une des tâches que se sont efforcés de mener à bout les juristes musulmans est-elle de définir chacun de ces termes.

a. La Jazîrat al- 'arab Ya'qûb b. Muh. Ibn 'Îsâ al-Zuhrî a dit: «J'ai interrogé Mughîra b. 'Abd Rahmân au sujet dejazîrat al- 'arab: il s'agit de La Mecque, Médine, Yamâma et Je Yémen.» Ya'qûb a ajouté: «Al-'Arf 9 est au commencement de Tihâma» 80 . La J azîrat al-' arab est comprise entre le Wâdî et les confins du Yémen, et des limites de l'Irak à la mer81 . Abû 'Ubayda: «La Jazfrat al- 'arab est comprise, sur la longueur, entre le puits creusé par Abû Mûsâ al-Ash'arî près de Basra et les extrêmes limites du Yémen. Du point de vue de la largeur, elle est comprise entre Yabrîn [près de Bahrayn] et la limite du pays de Samâwa [situé entre Kûfa et la Syrie].» Le même a rapporté que Asmâ 'î a défini autrement la Jazîrat al- 'arab: elle est comprise entre le pays d'Aden et les campagnes de l'Irak en lon~ueur. Selon la largeur, elle commence à Jadda et son littoral et s'étend jusqu'au Shâm .

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Localité entre La Mecque et Médine (IBN HAJAR, Sharh Sahîh al-Bukhârî, VI, 205). Bukhârî, dans IBN HAJAR, Sharh Sahîh al-Bukhârî, VI, p. 204, n° 3053. Dans sa glose, Ibn Hajar (VI, p. 205-206) donne plusieurs interprétations de l'expression. Ainsi, selon l'une d'elles, Zuhrî disait que cette expression désignait Médine. Zubayr ajoutait dans Akhbâr al-Madîna, la Jazîrat al- 'arab est comprise entre al-'Adîb et Hadramût. Kha1îl b. Ahmad: «Elle a été baptisée ainsi car elle est prise entre la Mer de Perse, la Mer d'Abyssinie et [au nord] les fleuves de l'Irak, l'Euphrate (Furât) et le Tigre (Dajla)». Asma'î: «C'est la portion de terre que l'Empire perse n'a pu absorber, de l'extrémité du pays de Aden jusqu'en Syrie». Il aurait également dit qu'elle est comprise entre la Mer de l'Inde, la Mer de Qulzum (la Mer Rouge), la Mer de la Perse et la Mer de l'Abyssinie. > 87 . On peut relever une tendance à faire coïncider les limites sacrées du haram avec les frontières du «pays des Arabes», ou de la Jazîra ou encore du Hijâz pour ce qui concerne la présence des non musulmans. On peut faire l'hypothèse qu'au début, la prohibition de la présence des non musulmans dans le haram n'était ni permanente ni absolue; comme l'indiquent quelques témoignages, notamment au sujet du second calife, il semble que jusqu'à la veille de sa mort, il ait tenu pour permis de les laisser voyager à travers le territoire sacré, se contentant de les empêcher de s'y installer ou d'y résider de manière permanente.

IV. Remarques finales Les juristes musulmans ne font pas remonter l'expulsion de la totalité des non musulmans à l'époque du Prophète lui-même. Ils sont d'accord pour ne lui rapporter que celle des tribus juives de Médine. Cependant ils prétendent qu'il a formulé un tel projet sur son lit de mort. Pourtant ils reconnaissent en même temps que Abû Bakr, le premier Calife, ne l'a pas mis en application, sans fournir d'explication. Parmi les quatre premiers successeurs du Prophète, le seul que l'on présente comme ayant eu à cœur de réaliser- à la fin de sa vie- ce projet d'expulsion totale des non musulmans du haram est 'Umar. Cette absence de continuité politique entre en contradiction avec une autre affirmation des oulémas selon laquelle les quatre premiers Califes ont fait preuve d'une fidélité indéfectible à 1'égard du legs du Prophète. Pour que le projet d'obliger au départ tous les non musulmans résidant sur le territoire sacré fût pensable,

83 BA YHAQÎ, 84 BAYHAQÎ, 8S BAYHAQÎ, 86 BAYHAQÎ, 87

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Al-sunan, p. 60, n° 19270. ibid .. n° 19274. ibid., n° 19271. ibid., n° 19272. BAYHAQÎ, ibid., no 19273

Les non musulmans et le haram il aurait fallu que le statut en soit clairement défini ; or longtemps après la mort du quatrième Calife, les juristes débattaient encore sur ce sujet. Il se peut que tel ou tel Calife, en particulier 'Umar, ait pris conjoncturellement la décision d'expulser des juifs de telle ou telle localité, mais il est très peu probable que cela ait été la conséquence de l'élaboration d'un plan systématique, applicable à l'ensemble de la Péninsule arabique ou même du Hijâz. Pour envisager une telle politique, il fallait d'abord que s'imposât le concept d'un territoire absolument sacré, défini de manière rigoureuse et très stricte. Un tel concept n'existait pas au commencement, on a dû l'élaborer, comme en témoignent les discussions et les divergences entre juristes tout le long du ue;vme siècle. Il est donc certain que c'est seulement à l'issue d'un long processus, qui a commencé probablement dès la fin du rer siècle et s'est achevé au ne siècle de 1'Hégire, que la règle de la défense aux non musulmans d'avoir accès au haram a été définitivement établie, d'ailleurs sans unanimité puisque les hanafites la rejettent. L'élaboration de cette innovation a été déterminée par d'autres transformations doctrinales importantes. On peut situer la période cruciale du débat entre le Califat de 'Umar b. 'Abd al-' Azîz (m. 720) et la chute des Umayyades en 750. Cette nouvelle doctrine, qui exprime une grande hostilité pour les non musulmans, doit être mise sans aucun doute en relation avec le développement du groupe des ah! al-hadîth, parmi lesquels est en gestation la notion de sunna qui sera la principale «arme» à opposer à toutes les tendances centrifuges (chî'ites, mu'tazilites, ... ). Le contexte est donc cette formidable ébullition qui précède la prise du pouvoir par les Abbâsides. Certains juristes ont été tentés par l'extension de cette règle à l'ensemble de la Péninsule arabique, mais ils n'ont pas été suivis. C'est ainsi qu'une importante communauté juive est demeurée au Yémen jusqu'au xxe siècle. On peut proposer à titre d'hypothèse le schéma d'évolution suivant. Dans un premier temps, le concept arabe traditionnel de haram, comme domaine propre rattaché à tout saint homme, subit une profonde mutation: il est restreint au seul territoire de La Mecque et détaché de toute référence à un homme puisqu'il est rapporté à Dieu, et tendra à englober toute la région, notamment le circuit du pèlerinage. Cette transformation est déjà probablement en grande partie achevée à l'époque de Atâ' b. Abî Rabâh (m. 114/732). Le haram médinois est certainement plus proche du concept arabe traditionnel car il est directement rapporté au Prophète selon de nombreuses traditions. Sous la pression peut-être des ah! al-hadîth, il évolue dans la même direction que le haram mecquois. La rivalité entre les deux villes saintes, qui a été étudiée88 , n'est pas qu'anecdotique et doit être certainement considérée comme un des éléments du processus qui va déboucher à la fin du ne;vme siècle sur le concept central de sunna prophétique. Parallèlement à ces changements, on doit considérer l'évolution du concept de mécréant. Il paraît à peu près certain que le verset IX, 28 avait une portée relative et qu'il ne concernait que les païens arabes. Pour qu'il puisse être appliqué aux ah! alkitâb il a fallu que ces derniers soient tenus pour des associationnistes (mushrikûn) au même titre que n'importe quel idolâtre. Après la définition juridique, viendra l'exp lication mythologique. Pour quelles raisons, s'interroge Zarkashî (m. 794/1392), le haram a-t-il des frontières? Lorsque la Pierre noire, encastrée dans un des coins de la Ka'ba, a été apportée du Paradis, elle était blanche et lumineuse, elle émettait autour d'elle

88 A. Arzi, . S'il est probable que les Musulmans de Médine prièrent ainsi en direction de Jérusalem avant 1'Hégire, puis pendant dix ou seize mois après, la question de l'orientation de la prière durant la période mecquoise est toujours objet de débat- ce qui tend à indiquer qu'il n'existait alors pas de règles homogènes. 3 Voir le Coran II 126-136 et XIV 35-40.

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Pierre Lary de lieu spirituel respecté mais secondaire désormais. Cette première vision des choses se trouve comme illustrée par 1' attitude du deuxième calife Omar (r. 634-644)- selon un récit contesté par certains historiens, mais très explicite quant au nouvel ordre symbolique institué avec l'Islam. La ville de Jérusalem s'était rendue sans combat aux armées musulmanes en 636, après de simples négociations. En 638, le calife Omar visita la ville. Il ordonna que fût déblayée et rendue rituellement pure l'esplanade de l'ancien temple de Salomon, qui était devenue une décharge publique à l'époque. Mais il aurait pris soin d'effectuer sa prière rituelle au sud de ce site, afin de se trouver directement face à La Mecque, et de ne pas prier devant 1'emplacement de 1' ancien temple4 . Geste hautement symbolique: bien que se réclamant de la tradition des prophètes bibliques, les Musulmans se posaient désormais en re-fondateurs d'un rituel et d'une foi complètement autonomes 5 : nul lien d'origine ne les amarrait plus au judaïsme ou au christianisme. La Mecque assumait désormais toutes les prérogatives de la ville sainte. Cette idée semble ratifiée par un hadîth (parole du prophète Muhammad): «Une prière faite dans la mosquée de Médine vaut dix mille prières ; une prière faite dans la mosquée de Jérusalem vaut mille prières, et une prière dans la mosquée sacrée de La Mecque vaut cent mille prières». Or cette vision trop simple ne correspond pas complètement aux données véhiculées par les traditions musulmanes, et c'est à certains autres éclairages que je voudrais consacrer ce bref exposé. Dans le courant de l'entreprise de consolidation identitaire des rer_rne siècles hégiriens, de nombreuses traditions 6 destinées à rehausser le prestige sacral de La Mecque- plus précisément de son site et du temple de la Ka'ba- ont été consignées par écrit. La Mecque aurait été créée d'une écume, avant même la production de la terre elle-même. Celle-ci fut créée par la suite, autour de cet embryon de terre mecquoise. La cité hedjazienne serait donc le germe, le centre du monde dans le sens strict du terme, géographique, temporel et symbolique tout à la fois. Puis Adam serait venu s'installer dans le Hedjaz après la chute, et Dieu lui y aurait confié la Pierre noire, élément le plus sacré de la Ka'ba. La Ka'ba aurait été placée par Adam à l'aplomb du Trône céleste, afin que lui-même et sa descendance puissent processionner autour, de la même façon que les anges processionnent autour du Trône divin. Sauvée du déluge par une intervention miraculeuse, la Pierre noire aurait ensuite été désignée par un ange à Abraham au moment où celui-ci reconstruisit la Ka'ba; c'est lui qui plaça la fameuse pierre à la place où elle se trouve actuellement?. On constate

4 Ce récit est rapporté, entre autres sources, par l'historien TABARÎ, Ta'rîkh a/-rusul wa-al-mulûk, Le Caire 1960-1969, III, p. 608 s. 5 «La nouveauté islamique c'est cette pe1jection achevée qui produit la Oumma comme vierge de toute trace 'autre', même si elle peut accueillir l'autre comme on accueille un invité. Son lien au monde et au réel est en principe assuré sans que l'autre soit nécessaire» (D. SIBONY, Les trois monothéismes -Juifs, Chrétiens, Musulmans entre leurs sources et leurs destins, Paris 1992, p. 37). 6 Nous entendons par "tradition" (khabar) une information mise par écrit à partir d'une transmission orale dont les maillons successifs ont été en principe gardés en mémoire. Si ces khabar-s sont anciens et remontent à des personnes vénérées et fiables, leur autorité n'en sera qu'accrue. Le terme Tradition, avec une majuscule, renvoie par contre à un ensemble de croyances et de Yaleurs consensuelles se prévalant de l'autorité du Prophète et des premières générations musulmanes. 7 On trouvera la plupart de ces traditions dans les grands commentaires du Coran (cf. par exemple TABARÎ, Jâmi' al-bayân fi tafsîr al-Qur' ân, Le Caire 1954-1969, à propos des versets II, 125-127); elles ont été regroupées en un volume par Azraqî (m. en 865), dont les Akhbâr Makka (Traditions historiques sur La Mecque) constituent un des plus célèbres exemples d'ouvrages dédiés à la grandeur de la ville sainte.

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La Mecque et Jérusalem dans l'imaginaire islamique donc que les traditions musulmanes constituent un apport considérable pour démontrer 1'axialité intégrale du site mecquois. Cela reviendrait-il à priver Jérusalem de l'antériorité temporelle que nous mentionnions en commençant? De façon surprenante, une autre série de traditions décrivent à l'envi le rôle 'polaire' joué par Jérusalem, et lui confère une place considérable dans l'imaginaire collectif des sociétés musulmanes. Les noms de la ville en arabe reflètent ce rang: appelée tout d'abord Ilyâ' (Aelia, son nom romain) au moment des conquêtes, elle devint progressivement al-Quds, la (ville) sacrée, Bayt al-maqdis, le lieu du sanctuaire, al-Bayt al-muqaddas, le temple sanctifié 8 . Ces traditions ont été regroupées en recueils dits Fadâ'il al-Quds. Les plus anciens et sans doute les plus connus sont les Fadâ' il al-Bayt al-muqaddas du sermonnaire Abû Bakr al-Wâsitî, et les F adâ' il Bayt al-Maqdis de Abû al-Ma'âlî ibn al-Murajjâ al-Maqdisî, tous deux du xre siècle9 . La littérature à la gloire de la ville, on le notera, est assez tardive, et s'épanouira à partir du xne et surtout du xme siècle, avec la mobilisation morale et militaire contre 1'occupation croisée, puis contre sa cession à Frédéric II en 1229. Elle finit par compter plusieurs dizaines de titres 10 . En rassemblant les données de ces différents ouvrages, qui ne présentent bien sûr aucune homogénéité de narration, on obtient une image générale conférant à Jérusalem une place insigne dans l'histoire sacrale sur deux plans: celui des origines, et celui des fins dernières. Il existe tout d'abord une série de traditions, prophétiques ou non, mentionnant le site d'al-Quds par rapport aux origines du monde. Jérusalem aurait été créée avec La Mecque et Médine avant le reste du monde (40 ans après La Mecque, selon un hadîth). Elle était une partie du Paradis. Plus encore, elle est le nombril du monde. Le rocher autour duquel fut construit le fameux Dôme porterait la trace du pied de Dieu qui, ayant achevé la création et la mise en ordre de la terre, l'aurait quittée là pour rejoindre son Trône. Sous ce rocher jaillit la source qui alimente tous les fleuves et les mers, et le souffle qui anime tous les vents et les nuages. Jérusalem est la ville la plus proche du Ciel; qui y prie, c'est comme s'il priait au Ciel 11 ; elle est en fait une porte ouverte en permanence vers le Ciel. On reconnaîtra sans peine ici des idées et des formulations issues des traditions juives ainsi que chrétiennes. Mais il faut bien souligner que la conscience musulmane les a entièrement reprises à son compte dans une vision moniste de l'histoire sacrale des hommes. Selon le Coran, tous les prophètes de l'humanité depuis Adam (Noé, Abraham, Moïse, Jésus ... ) n'ont fait que professer une doctrine monothéiste unique et universelle, dont la prédication de Muhammad ne serait que l'ultime reprise et l'accomplissement. La prééminence que la tradition juive

8 Pour des détails sur ces différentes nominations et sur leurs étymologies, voir S. D. GoiTIN, article «al-kuds>> dans l'Encyclopédie de /'!slam 2 , Leiden 1986,1, 2. 9 Le premier a été édité à Jérusalem parT. HAssoN en 1979, le second par O. LIVNE-KAFRI à Shfaram en 1995. D'autres recueils connus sont le Fadâ' il al-Quds al-sharîfd'Ibn al-JaV\ZÎ et le lthâf al-akhissâ' de Suyûtî. On doit également mentionner 1'importance de chapitres de grands ouvrages historiques (Ibn 'Asâkir entre autres) et géographiques (Yâqût par ex.). Pour une étude plus poussée sur cette littérature précisément, voirE. SIVAN, >) dont on peut citer, parmi les plus diffusés, la Jshâ'a li-ashrât al-sâ 'a d'al-Barzanjî. Pour!eur traduction en français, on peut consulter M. HAYEK, Le Christ de l' l siam, Paris 1959, chap. 8 et Les signes de !afin des temps dans la tradition islamique, 1996 (fort mal référencé hélas). Voir également les méditations deL. MASSIGNON, «L'oratoire de Marie à l' Aqçâ, vu sous le voile de deuil de Fatima>>, dans Opera MinoraI, Beyrouth, Dar AI-Maaref, 1963, p. 592-596. 13

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La Mecque et Jérusalem dans l'imaginaire islamique de la direction de la prière intervenu en l'an 2 de l'Hégire. La ville redeviendra enfin et définitivement un lieu du Paradis, comme elle l'avait été à l'origine des temps 14 . Ces récits, rappelons-le, n'ont pas de valeur canonique. Leur portée est néanmoins considérable, puisqu'ils pointent un fait essentiel: au moment où le monde aura retrouvé son unité dans l'obéissance à une seule Loi divine, c'est Jérusalem qui redeviendra le centre rituel et sans doute spirituel des hommes. Comment comprendre cette vision double et parfois contradictoire de cette ville sainte? On pourrait se bomer à détecter les divergences à partir del 'histoire des textes, faisant valoir le surgissement historique de telle ou telle tradition et son emploi idéologique à l'occasion de débats théologiques ou politiques précis: la rébellion de 'Abd Allâh ibn Zubayr par exemple 15 , ou bien sûr les Croisades et la présence franque en Palestine. Notre perspective est ici différente. Nous constatons qu'à partir de matériaux assez hétérogènes, la conscience historique a retenu certains récits et non d'autres. Les contradictions éventuelles résultent donc d'intentions sous-jacentes qui ne relèvent pas de l'établissement d'une "histoire sainte" au sens ordinaire du terme. Ce n'est donc pas chez les théologiens ou les juristes que l'on peut chercher des réponses à cette question des rapports entre les deux villes sacrées. Les lettrés "officiels" n'ont guère tenté de dénouer ou d'harmoniser ces données. Leur discrétion s'explique de diverses façons. D'abord, cette question n'engage nullement un point de foi important. Elle tangente par contre des croyances délicates à manier concernant l'eschatologie, susceptibles d'engendrer des conflits politiques (cf. les thèmes chiites) et d'attiser des révoltes millénaristes: la prudence exige donc de ne pas aborder des sujets inutilement scabreux. Enfin, les khabar-s mentionnés apparaissent comme trop peu fiables pour mériter d'être pris en compte par les exégètes. Ils ne constituent pas une source scripturaire solide, on peut les accepter ou les récuser sans cesser d'être bon croyant. Les grands exégètes et théologiens les tolèrent surtout à des fins d'édification. Certains, comme Ibn Taymiyya, se sont élevés contre ces récits à la gloire spirituelle de Jérusalem, dont l'authenticité est trop douteuse et qui risqueraient d'entamer la préséance des lieux saints du Hedjaz 16 . Les théologiens n'aborderont pas non plus la question de la sacralité d'un lieu, comme l'indique la contribution de M. H. Benkheira au présent volume. Par contre, ces questions paradoxales ont été reprises par ceux qui manient au mieux le discours de l'imaginaire, à savoir les sermonnaires populaires et les mystiques. L'enjeu symbolique apparaît chez eux avec plus de netteté. Mais avant d'aborder ce point, rappelons un récit essentiel qui évite d'escamoter le rôle de Jérusalem au présent, entre des origines lointaines et un futur eschatologique indéterminé. La silhouette symbolique de cette ville est en fait rendue plus actuelle, plus réelle à la conscience des Musulmans du fait d'un événement à la fois

14 Pour tous ces récits concernant le rôle de Jérusalem à la fin des temps, cf. par ex. IBN AL-MURAJJA, Fadâ' il, p. 215-228 (les guerres eschatologiques), 116, 211,238-241 (Jérusalem, la Résurrection et le Paradis). Cf. également E. SIVAN, SKI, op. cit., p. 65-92. Cf. J. S. KLOPPENBORG, "Collegia and thiasoi. Issues in Function, Taxonomy and Membership" in Vo/untary Associations ... , op. cit., p. 16-30 (p. 17-18). 23 Cf. S. SAFRAI, op. cit., p. 190: "The payment of the half-shekel and the fact of its being sent to Jerusalem gave a real sense of participation in the divine worship offered at Jerusalem." 24 Cf. J. J. COLLINS, Between Athens and Jerusalem. Jewish ldentity in the Hellenistic Diaspora, 2nd ed., Grand Rapids/Cambridge/Livonia 2000, p. 157-158. 25 FlaYius Josephus, De bello judaico VII 218; Dio Cassius LXVI 7; S. SAFRAI, op. cit., p. 191; cf. S. MANDELL, op. cit., p. 231-232. 26 For the book of Tobit, to be dated to the third century BCE, I use the Sinaiticus-text (> Ce qui repose sur l'enseignement deR. Yossi ben Halafta (disciple deR. Aqiva, Sepphoris, Tanna de la 3e génération, vers 160): (cf. E. E. URBACH, op. cit., trad. fr. p. 75).

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Marie-Joseph Pierre à son temple. Mais il y a plusieurs niveaux dans l'ordre de la sainteté, selon le degré de proximité avec le centre. La Mishna 17 en compte dix, qu'elle associe à des fonctions différentielles ou à des pratiques de pureté plus ou moins strictes : (6) Il y a dix degrés de sainteté: Le pays d'Israël est le plus saint de tous les pays. En quoi consiste cette sainteté? C'est de lui que 1'on offre l'Omer, les prémices et les deux pains- ce que l'on ne peut offrir provenant d'aucun autre pays.

(7) Les villes à rempart (d'Israël) sont encore plus saintes que lui 18 : on (doit) en chasser les lépreux; et si l'on peut y transporter un mort où 1'on veut (tant qu'il est à 1'intérieur), une fois qu'il en est sorti, on ne peut l'y faire rentrer. (8) Plus saint encore, ce qui est à l'intérieur du rempart: on y mange les choses saintes inférieures et la seconde dîme. Le mont du Temple est encore plus saint: ne peuvent y entrer aucun homme ni femme ayant un écoulement, aucune femme ayant ses règles, ni celle qui vient d'accoucher 19 Plus sainte encore est l'enceinte (Hel): les peuples (goïm, non-juifs) ne peuvent y entrer, ni ceux qui se sont rendus impurs (par le contact avec) un mort. Le parvis des femmes est encore plus saint: ceux qui ont pris le bain rituel (de purification) le jour même ne peuvent y entrer, même si les contrevenants ne sont pas tenus à l'offrande pour le péché. Le parvis des Israélites est encore plus saint: quiconque a besoin d'expiation ne peut y entrer et le contrevenant est redevable de l'offrande pour le péché. Plus saint encore est le parvis des prêtres : aucun Israélite ne peut y entrer, sauf pour obligation de service: l'imposition des mains, l'immolation et le geste de présentation20. (9) (L'espace) entre le porche et l'autel est encore plus saint que le précédent: n'y entre quiconque est affecté d'une tare (mum), ni celui dont les cheveux sont déliés. Le sanctuaire (he khat) est encore plus saint: personne ne peut y entrer sans s'être lavé les mains et les pieds. Le Saint des saints est encore plus saint, car personne ne peut y entrer, sinon le grand-prêtre le jour des Expiations à l'heure de la liturgie. Ce texte sur la sainteté de Jémsalem, inclus dans le sixième Ordre de la Mishna (Tohorot: ce qui concerne la pureté) est mis en parallèle avec un passage sur les dix degrés d'impureté de l'homme. La sainteté est en effet l'opposé de la souillure, de l'impureté. Et pour conserver cette pureté, on remarque qu'il faut observer un certain nombre de règles de séparation ou d'écart destinées à éviter le mélange du pur et de l'impur, du saint et du profane. Il en est de même pour tout ce qui est qualifié de saint: le ciel, coupé de la terre par le firmament, qui empêche la colère de Dieu de déborder quand la mesure des fautes humaines est trop intense; le paradis gardé par le chérubin à 1'épée flamboyante; le temple et son enceinte, qui sert de trône de Dieu sur terre, dont l'espace le plus sacré est caché par un voile 21 ; la ville entourée de son rem-

17 M. Kelim l, 6-9 (éd. Ch. ALBECK, Shisha sidré Mis/ma, vol. 6, Jérusalem 1959, p. 21-23; trad. anglaise de H. DANBY, The Mishnah, Oxford, 1933- multiples rééditions- p. 605-606). l8 La restriction progressive de l'autorisation d'accès -liée au degré de sainteté du lieu- est à la fois conséquence et indice de cette sainteté. La législation se fait sur 1'indice. J'ai voulu marquer cette nuance en traduisant le >, BTS 113 (1998), p. 63-66. 26 Règle de la communauté (IQS 8, 4-10), trad. A. DUPONT-SOMMER, dans La Bible, écrits intertestamentaires, op. cil., p. 31-32. 22 23

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Marie-Joseph Pierre

Réfléchissant de la même manière sur la nature du lieu ou de la maison qui soit «digne du séjour de Dieu», Philon d'Alexandrie reprend la terminologie de l'architecture du temple pour en contester vigoureusement la sainteté intrinsèque : Maison de pierre, ou de bois? Le simple fait d'en parler est sacrilège. Car même si la terre entière devenait, par un changement subit, de l'or ou une substance plus précieuse que l'or, qui serait ensuite dépensée en travaux par les constructeurs qui apprêteraient colonnades, portiques, chambres, parvis, temples, il n'y aurait pas une place où il pourrait poser ses pieds. Une seule maison est digne de lui, l'âme conforme à sa volonté. Si donc nous disons que la maison terrestre du Dieu invisible est l'âme invisible, nos paroles sont justes et légitimes 27 . Les textes du Nouveau Testament sont tous de cette lignée, même si la communauté chrétienne continue de fréquenter le sanctuaire matériel de Jérusalem. Jésus luimême semble avoir une attitude très ambivalente lorsqu'il se trouve dans le Temple: selon Mt 21, 12-16ss., il en chasse brutalement les commerçants d'objets de piété, au nom du respect dû à Dieu et au lieu de prière; mais il y accueille des aveugles et des boiteux, dont la présence impure aurait dû être interdite28 . Plus grave encore, il s'y laisse acclamer par les enfants comme Messie fils de David - ou comme nouveau Salomon- au grand dam des prêtres et des scribes ... Jean 2, 18 s. 29 , qui rapporte le même événement, introduit un glissement de sens, car Jésus réplique à ses détracteurs: «Détruisez ce temple, et je le rebâtirai en trois jours»: or le texte poursuit qu'ils' agissait alors du sanctuaire de son «corps». En Jn 7, 37, le jour de la fête des tabernacles, Jésus appelle ceux qui croient en lui à boire, s'appuyant sur le passage de l'Écriture: «De son sein couleront des fleuves d'eau vive», comme de la source du temple d'Ez 47 ... Quand ses disciples s'émerveillent devant la beauté de la construction hérodienne, Jésus les scandalise et les méduse en leur annonçant sans ambages son imminente destruction 30 ; et le texte se poursuit en discours eschatologique où la grande tribulation de Jérusalem, 1'abomination de la désolation dans le saint lieu, inaugurent la proclamation eschatologique de la bonne Nouvelle chez tous les peuples, ainsi que l'immédiateté de l'avènement du Fils de l'homme, dans tout l'espace-temps du monde 31 . Pour Jean (1, 14), en effet,« le Verbe s'est fait chair et a planté sa tente en nous»: la «chair» du Verbe, ou le corps de Jésus est le nouveau sanctuaire de la présence divine chez les «siens», c'est-à-dire ceux qui l'ont reçu ou encore les engendrés de Dieu- et non les étrangers au Verbe. Paul à son tour proclame en 1 Co 3, 16-17: «Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et que 1' esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu'un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira. Car le temple de Dieu est saint,

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De Cherubim §100-101, trad. J. GaREZ (Philon d'Alexandrie, Œuvres 3, Paris 1963, p. 66-69). 2 S 5, 6-8: «Aveugles et boiteux n'entreront pas au Temple». 29 Cité comme témoignage à charge lors de son procès en Mt 26, 61. 30 Mt 24, 1-3. 31 Mt 24, 28 et par. La péricope se termine par un dicton énigmatique, crux exégétique: > 33 Mt 16, 18-19. 34 Sur Mt 16, 14-22, The Commentaries of Isho' dad of Merv, ed. & transi. by M. D. GIBSON ("Hor> (sr) connote !'"être vrai".

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À la fois les fautes et les malheurs: le prophète refuse d'être considéré comme le témoin quasi inces-

tueux des infidélités dont est accusée Sion ou Jérusalem, sa mère. Il rappelle alors discrètement à Dieu les mérites des patriarches dont il est aussi le descendant ... 44 Sa condition primordiale selon les Écritures, c'est-à-dire le tohu-bohu, le chaos. 45

Gn 15.

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Ex 33, 18-23, et la suite.

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Marie-Joseph Pierre elles aussi ne feront qu'accomplir sans s'en rendre compte la volonté du Juge suprême (v, 3). Baruch se rend alors avec les prophètes ses compagnons dans la vallée du Cédron, où ils pleurent et prient. L'armée des Chaldéens encercle la ville (ch. VI), tandis que le prophète voit en vision quatre anges munis de torches s'installer aux quatre coins du rempart, prêts à la destruction. Un autre descend sur le saint des saints et emporte tous les vases et objets sacrés qui peuvent encore s'y trouver. Ceux-ci sont solennellement confiés à la terre en un lieu secret - elle devient ainsi tout entière sanctuaire jusqu'à la fin des temps et la restauration universelle ... L'armée peut entrer, elle ne trouvera qu'un bâtiment ordinaire qui s'effondre sur lui-même, faute de la solidité intrinsèque qui ne peut venir que de l'Un.

III. L'Ode 4 de Salomon, ou le sanctuaire immuable et sans repentance Le référent événementiel de cette ode chrétienne est, lui aussi, la chute du Temple de Jérusalem. À partir de cette date, qui a bouleversé la réflexion et toutes les pratiques juives et chrétiennes en Palestine, le chantre sans doute originaire d'un milieu issu ou proche du Temple et de sa liturgie, médite sur le Lieu primordial immuable non soumis aux misères de l'ici-bas mortel, ni aux vicissitudes du premier et du second Temple de pierre. Pour lui, le Messie est apparu, 1'ère du «monde à venir» est déjà là, tous les peuples sont donc conviés au festin eschatologique attendu. La chute du Temple matériel doit donc être mystérieusement entendue comme une bonne Nouvelle, comme celle qui faisait rire Rabbi Aqiva47 parce qu'il y voyait au-delà des apparences la preuve tangible de la fidélité divine ... Le chantre n'utilise pas le mot «temple», peut-être pour marquer plus fortement l'éternité du propos divin pour le monde, égal à Dieu lui-même, qui est le véritable Lieu et ne peut subir aucun dommage. En effet, comme nous l'avons rappelé dans la première partie de cet exposé, "le Lieu" ainsi que "le Saint" sont des noms de Dieu dans la littérature juive ancienne qui ne prononce pas le tétragramme YHWif- 8. 1 Nul ne changerait ton Lieu saint, mon Dieu, ni ne le changera pour le poser en autre lieu, 2 puisqu'il n'est sur lui d'empire. Lors ton sanctuaire, tu le pensas dès avant de faire les lieux. 3 L'ancien ne sera pas changé par ceux-là qui sont moindres que lui. Tu donnas ton cœur, Seigneur, à tes croyants, 4 jamais tu ne cesseras ni ne seras sans fruits. 5 Lors une heure de ta foi est plus profuse que tous les jours, les années.

47 Durant la discussion qui a suivi l'exposé- et pour aller dans le sens de cette perception ambivalente de la chute de Jérusalem- Nicole Kaminski-Gdalia a rappelé le double récit aggadique transmis par le Talmud Babli, Makkot 24a-b, au nom de Rabban Gamaliel, R. Eleazar b. Azaria et R. Josué: ceux-ci pleurent en faisant mémoire de la ruine du Temple de Jérusalem alors qu'ils se trouvent à proximité des bruissantes splendeurs de la Rome païenne. Rabbi Aqiva, qui se promène avec eux, les scandalise en se mettant à rire. Interprétant l'événement tragique à partir d'autres passages bibliques, il y perçoit le signe de la fidélité divine et de l'accomplissement des promesses de 1'Écriture (traduction française par A. ELKAÏM-SARTRE, Aggadoth du Talmud de Babylone (les Dix Paroles). Verdier 1982, p. 1191-1192). 48 La thématique du Temple primordial, reproduisant la demeure céleste se trouve chez Philon (De vita Mosis II, 72-132) et Flavius Josèphe (Antiquités juives, 3, 186-187), ainsi que dans la littérature juive ancienne (notamment Seder 'Olam Rabba, 7), à propos du terme de "Jour un".

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Jérusalem et son temple: méditations juives et chrétiennes 6 Lors, celui qui vêtirait ta Grâce, serait-il frustré 9 ? 7 Puisque ton sceau est connu, lui sont connues tes créatures. 8 Tes forces l'empoignent, les archanges élus en sont vêtus. 9 Tu nous donnas ta communion, non que tu manques de nous, mais nous, nous manquons de toi. 10 Baigne-nous de tes bruines, ouvre tes riches sources qui nous font couler le lait et le miel. Il Lors il n'est pas de repentir chez toi, que tu te repentes de chose que tu promis, 12 la fin fut à découvert pour toi 50 . 13 Lors, chose que tu donnas, gratis, tu la donnas, non certes pour l'extorquer, la prendre. 14 Lors toute chose, comme Dieu, fut à découvert pour toi, fut fixée dès le principe devant toi. 15 Toi, Seigneur, tu fis tout. Alléluia.

À première lecture, les versets constituant la première strophe, d'apparence anecdotique, ne font pas corps avec le reste du poème. Pourtant, si 1' on considère la structure de 1'ode, ils sont intégrés matériellement par la répétition des «lors» (six occurrences, régulièrement réparties, comme pour rythmer le temps, v. 2.5.6 et 11.13.14); par la double mention de «Dieu» (v. 1.14) qui semble enclore le poème; par le verbe «faire» (v. 2.15), ainsi que par la prééminence-préexistence du «avant-devant» (v. 2.14): le Lieu saint préexistant dans la pensée de Dieu est présenté comme le dévoilement («à découvert pour toi», v. 12.14) du tout «comme Dieu» fixé dès le principe. Le déroulement de l'ode explicite le processus de révélation de la pensée de Dieu, c'est-à-dire finalement de sa suzeraineté sur le tout, devenu sanctuaire de Dieu, parce qu'il l'était dès le principe; le mot« Seigneur» en effet apparaît au v. 3, et il est repris au v. 15; or ce processus est exprimé comme «don» coextensif à l'espace (quatre emplois, v. 3.9 et deux fois au v. 13); ou plutôt comme reconnaissance du don, puisque le verbe donner est toujours à la deuxième personne; et cette reconnaissance est assimilée à la «foi» (v. 3.4), elle-même plus profuse que le temps (v. 5). Le Lieu saint du chantre sage- Salomon ou le Fils de David, si 1'on prend au sérieux l'attribution pseudonymique du texte- s'appelle «cœur» et «communion» (vv. 6 et 9). Le «cœur» de Dieu, «donné>> au cœur du croyant et ne faisant plus qu'un avec lui, tel est le Lieu primordial immuable et sans déficience, qui n'est pas non plus soumis aux règles mortelles de l'espace-temps (ni aux misères du premier ou du second Temple matériels, vv. 1-2). Loin de donner la mort, il est l'arbre véritable et vivifiant de la

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50

Ou : ingrat. Texte parallèle à 11 Ba 4, 3, cité plus haut.

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Marie-Joseph Pierre sagesse ou de la Loi qui est donné 51 , qui fructifie et fait fructifier (v. 4), revêt ses fidèles de grâce et du sceau (v. 6, thématique baptismale), les assimile aux êtres célestes (v. 8), les nourrit des aliments paradisiaques (v. 10) 52 , les affermit comme !'"Unique" (ou le Fils53 ), l'amour mesurant la cohésion du tout, de son origine à son terme. Selon la règle de l'inclusion qui régit le poème, le «Lieu saint» immuable de Dieu (v. l) se révèle finalement être «le tout ... fixé dès le principe» (v. 14). Clairement explicite dans l'Ode 4, ce type de réflexion sur le vrai Lieu saint est présent dans 1' ensemble du corpus des Odes, où jouent toutes les thématiques connexes : celle du grand-prêtre couronné de vérité, représenté debout en arbre orant, portant plénitude de fleurs et de fruits (Odes 1 et 11; 27, 1-3 et 42, 1-2); ou celle du prêtre dont l'œuvre 54 , l'art et la tâche sont l'offrande du «propos» divin, l'écoute obéissante de la sagesse ou de la Loi, ce qui inverse la vieille attitude adamique (Ode 16, 2); celle de la pierre de fondation, 1' assise de toutes choses, sur laquelle est bâti le Royaume (Ode 22, 12), identifiée à la profonde plantation du chantre-arbre de vie (Ode 38, 1621), à la fois «voie55 »et «pont» dressés verticalement entre le ciel et la terre (Ode 39, 9-13); celle de la coupe mêlée, représentant l'union du Très-Haut et de son fidèle (Ode 3), jusqu'aux images osées de la jouissance sous son mode féminin (Ode 14, 2) ou de l'allaitement par les seins du Père (Odes 8, 16 et 19, 1-5); car comble de l'audace, c'est le langage le plus librement physique de l'amour, du repos et de la génération qui exprime cette vision entièrement spirituelle du temple nouveau et de ses divers aspects 56 . La liturgie des «membres» (Ode 17, 13) est à la dimension de l'univers, car ces derniers sont à la fois les éons auparavant muets qui se parlent les uns aux autres et le lieu du mémorial (Ode 12, 4, 8-9); c'est en même temps la liturgie de la communauté qui chante, et celle du chantre-prêtre-cithare (Odes 6, 1-2; 26, 3) qui restitue en harmonie musicale le Souffle et le Verbe reçus, égaux à la connaissance répandue comme un fleuve intarissable sur toute la terre emplie, emportée par les eaux et ramenée jusqu'au temple sa source (Ode 6, 857). Le multiple des mots est réconcilié et indissolublement lié dans l'harmonie du poème, car celui-ci n'est plus que l'écho épuré du propos du Dieu-Un. Cette fonction est essentiellement celle d'Oint ou de Messie, du Verbe ou de la Présence au cœur du monde, qui fait lever une assemblée de vivants parmi les morts (Ode 42). L'univers entier est alors relique, site et mémoire du paradis, puisqu'il est tabernacle du Verbe (Ode 10, 22-27) ...

51 Le fruit interdit de l'arbre de vie et de connaissance (Gn 3) avait été dérobé par la concupiscence adamique. Celui-ci se donne en plénitude pour restituer la vie. 52 L'eau des sources célestes («bruines>> d'en-haut) ainsi que le lait et le miel sont les produits de l'ère paradisiaque, et entrent dans le vocabulaire et les pratiques sacramentelles primitives du baptême et de l'eucharistie; cf. M.-J. PIERRE, , Apocrypha 10 (1999), p. 139-176. 5 3 La construction d'une maison, et notamment les promesses à David concernant 1'édification du temple de Jérusalem, sont constamment rapprochées du don d'une descendance: la vraie maison durable d'un homme, c'est son épouse et ses fils- et c'est l'objet de la bénédiction royale concernant Salomon en 2 S 7, 11-16. 54 Les dérivés du verbe 'bd renvoient à la ('avoda), l'œuvre par excellence. 55 Odes 7, 13; 23, 15; 38, 7, etc. 56 Sur ce thème, cf. M.-J. PIERRE, «La vierge prédicante de la 33e Ode de Salomon», dans De la conversion, J.-C. ATTIAS éd. ("Patrimoines, religions du Livre"), Paris 1997, p. 279; «Le chant entre terre et ciel>>, dans Ressembler au monde: Nouveaux documents sur la théorie du macro-microcosme dans/' antiquité orientale, P. GIGNOUX éd. ("Bibliothèque de l'École des hautes Études" 106), Turnhout 1999, p. 57 ss. s: C'est le seul emploi du mot «temple>> dans les Odes.

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Jérusalem et son temple: méditations juives et chrétiennes Conclusion Ce type de méditation centrée sur le Lieu saint et rattachée à la fonction symbolique du Temple de Jérusalem ainsi qu'au choc de sa disparition physique n'eut qu'une durée de vie courte, comme nous 1' avons vu. Les mots et la pensée par la suite en furent oubliés, sans doute parce qu'ils ne correspondaient plus à la préoccupation sociologique ni aux courants philosophiques des périodes postérieures. Les témoins textuels eux-mêmes s'en perdirent au cours du temps, tant dans la littérature juive que chrétienne: l'Apocal)pse de Baruch en effet ne subsiste qu'en traduction, et l'on ne connaît même pas la langue originale des Odes de Salomon dont un manuscrit incomplet ne fut redécouvert qu'au début du xxe siècle ... On cherchera par exemple périodiquement à reconstruire le Temple; dès les me-rye siècles, les pèlerins visiteront les sites de l'Ancien et du Nouveau Testament pour y construire des sanctuaires, tandis que les théologiens décriront la Jérusalem céleste assimilée à 1'Église institutionnelle- ce rêve récurrent de la Cité de Dieu- et que les empereurs tenteront d'y asseoir leur pouvoir et d'en réincarner bien matériellement le mythe dans leurs capitales ... Du côté chrétien, les dénominations bibliques des parties et des ustensiles du Temple seront reprises et réaffectées aux lieux et objets du culte, ce qui entraîne une dérive assimilative de la fonction symbolique du temple vers celle du bâtiment-église local, et quelque chose de semblable se passe du côté juif où la synagogue récupère une partie de l'imagerie du sanctuaire détruit. L'influence est encore plus grande sur les fonctions hiérarchiques chrétiennes : alors que le Nouveau Testament ne connaît que le rôle d'ancien, de «presbytre » - qui, comme le diacre et 1'épiscope, ne fait pas partie des nomenclatures de 1'Ancien Testament - cette fonction se charge au fil du temps de tout 1' apanage du lévitisme et du sacerdoce jérusalémites, avec ses différentes classes de clercs décrits par 1 Ch 23-26, dont les «membres de l'Ordre» 58 ou «fils du pacte» sont sans doute les représentants les plus anciens et les plus significatifs : ils vivent au milieu des villes, habitent des demeures rattachées aux bâtiments ecclésiastiques, font office de portiers, de lecteurs, de catéchistes; ils assistent les pauvres et les malades ... C'est en leur sein que 1'on choisit diacres (diaconesses) et « sacerdotes » - et il me paraît évident que l'origine de leur groupe n'a rien à voir avec l'émergence du mouvement monastique, même si certaines formes d'ascétisme leur sont communes.

Abstract

At the beginning of the Christian era appears in Jewish literature- then in primitive christianity- a type of meditation centred on the holy "place". Even though this meditation is centred on Jerusalem and its Temple, numerous expressions show that the physical sanctuary cannat contain the Divinity, who alone is really holy. The vocabulary relative to this way of thinking was reinforced by the shock of the physical destruction of the town and the sanctuwy and by the dispersion of the people. The apparent fa il ure of the divine promises can be understood in two ways: in the first degree as a scanda!, but spiritually as the paradoxical realisation of eschatalogical or messianic promises. A brief presentation of the theme is followed by the reading and the commentmy oftwo paradigmatic texts, one Jewish and the other Christian (Il Baruch l-VI and Ode 4 of Salomon) which illustrates the contents and the ir implications.

58 Cette classe de clercs est attestée dans la Doctrine d' Addaï, 98, et chez Aphraate le sage perse, Les Exposés (SC 349), Paris 1988, p. 98-111 (bibliographie).

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LA SANCTIFICATION D'UNE CAPITALE: POLITIQUE ET RELIGION DANS LE ROYAUME D'AXOUM Gianfrancesco LUSINI Istituto Universitario Orientale, Naples

Dans la tradition religieuse des chrétiens d'Éthiopie, dans des circonstances diverses, deux villes ont joui- et jouissent encore- d'un "statut de sainteté", c'est-à-dire qu'elles ont été reconnues par les institutions politico-religieuses et par la communauté des croyants non seulement comme des lieux en rapport direct avec le monde divin, mais aussi comme symboles en soi et pour soi de la mission historique de la nation chrétienne d'Éthiopie. Pour cette raison, dans les édifices religieux de Uilibala, dans le Lasta, et d'Axoum, dans le Tigra y, vivent depuis des siècles des groupes d'ecclésiastiques organisés selon un code précis de normes et de rituels 1, chargés de conserver une mémoire collective quotidiennement offerte à la vénération de foules de pèlerins2. Le cas le plus frappant est celui de l'imposant complexe de monuments rupestres de Lalibala3 , un centre religieux dont l'origine et le développement artistique et religieux nous échappent encore en grande partie, mais dont la sanctification paraît un fait aux contours historiques bien définis, lié à la période durant laquelle les Zagwë, une lignée aristocratique de langue et culture agaw, acquirent une position dominante dans le cadre complexe des rapports ethniques et politiques de l'époque 4 . Dans ces mêmes années, entre 1137 et 1270 suivant la reconstruction la plus courante, un village du Lasta, peut-être appelé Adafa, sans doute lié aux origines des Zagwë, devint un centre de direction politique et fut l'objet d'une importante campagne de constructions. Progressivement, Adafa, capitale de la dynastie Zagwë et centre d'activités essentiellement civiles, acquit une dimension religieuse, et l'un de ses faubourgs, peut-être celui qu'on appelait Roha5, devint le théâtre d'une ambitieuse opération: la création - ou au moins la valorisation - d'un complexe monumental reflétant la volonté des souverains, leur programme politico-religieux de sanctification de la capitale. De là

1 Pour le cas d'Axoum voyez C. CONTI RossiNI, Documenta ad illustrandam historiam, I. Liber Axumae, CSCO 54, Aeth 24 et CSCO 58, Aeth. 27, 1909-1910 [1961-62], p. 14-17 et p. 15-19. 2 Sur Axoum et le Tigra y en tant que lieux "idéaux" de la chrétienté éthiopienne voyez P. MARRASSINI, Gad/a Yohannes Mesraqawi. Vita di Giovanni l'Orientale, ediz. critica con introd. e trad., Florence 1981, p. xcrx-c; G. LUSIN!, Studi sul monachesimo eustaziano ("St. Afr. Ser. Et." 3), Naples 1993, p. 5. 3 Descriptions générales: A. A. MONTI DELLA CORTE, Lalihelà. Le chiese ipogee e monolitiche e gli a/tri monumenti medievali del Lasta, Rome 1940; L. BIANCHI BARRIVIERA, > , Annales. Histoire, sciences sociales 69 (1994, 2), p. 459-469 (p. 459-461); >, dans Le Livre de Jérusalem. La période croisée et ayyubide 1099-1250, Yehoshua Prawer & Haggai Ben-Shammai éd., Jérusalem, Y ad Yitshak Ben-Zvi, 1990-1991, p. 264-286 (en hébreu). 5 Selon que Jérusalem sera écrit sans yod (yrushlm) ou avec yod (yrushlim). 6 Intelligence séparée supérieure avec laquelle 1'intellect humain doit entrer en union pour devenir actif.

TRIGANO

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Jérusalem en exil. Jérusalems de l'exil Vu la signification symbolique et fortement atopique qui peut leur être associée, la présence, voire la fréquence, dans un document juif médiéval, de termes comme Sion, Jérusalem ou terre d'Israël ne peuvent dès lors être tenues a priori pour significatives de 1'attachement de son auteur aux lieux que ces mots désignent originellement ni pour immédiatement révélatrices de la nature profonde de cet attachement. De ce point de vue, le cas de la poésie médiévale n'est pas moins instructif. La poésie sacrée est naturellement saturée de références à Sion. La prégnance d'une tradition séculaire, le poids des modèles et des lieux communs liturgiques, l'intégration de ce type de productions au rite synagogal suffisent à expliquer le phénomène. Exprimant tantôt la souffrance de la destruction et de 1' exil, tantôt 1' espérance de la restauration et du rachat, les élégies récitées le 9 av, date anniversaire de la destruction du Temple, aussi bien que les poèmes insérés dans les prières quotidiennes et dans le service du shahbat et des fêtes traduisent incontestablement une nostalgie profonde. Mais de quelle nostalgie s'agit-il en l'occurrence? D'une nostalgie de la ville sainte, de Jérusalem, sans doute, mais plus précisément encore de son Sanctuaire. Car ce qui a été perdu et ce que l'on aspire à retrouver est peut-être beaucoup moins un lieu qu'une innocence. Le Temple était en effet le lieu de l'innocence périodiquement recouvrée: c'était là que les sacrifices et le rituel solennel du Grand Pardon gagnaient au peuple l'expiation de ses fautes. Il est remarquable que l'élégie médiévale insiste beaucoup moins sur les souffrances matérielles de l'exil que sur l'absence de Jérusalem et des bénédictions qu'elle répandait en Israël. Tranquillité, paix de l'esprit, le sentiment merveilleux du pardon des péchés, tout cela manque désormais. Mais la prière est là, précisément, pour tenter de combler ce manque. On espère, on croit, on sait qu'elle pourra effectivement remplacer le sacrifice et assurer le pardon 7 . Dès que 1'on quitte le terrain de la poésie religieuse pour gagner celui de la poésie profane telle qu'elle s'est développée en Espagne médiévale, l'ambivalence observée est plus flagrante encore. Même si elle doit se plier, sur le plan formel, à des conventions fort strictes, même si elle est souvent le fruit de véritables commandes passées par des mécènes, la poésie profane espagnole fait certainement plus de place que la production liturgique à la subjectivité de ses auteurs- ce qui la rend d'autant plus précieuse. Or qu'observe-t-on à la lecture de certains des plus éminents représentants de cette prestigieuse école? Que la terre d'Israël y est bien souvent avant tout une image. Pour un Salomon Ibn Gabirol, au xre siècle, par exemple, l'exil est plus une condition spirituelle qu'une réalité politique. Aussi n'hésitera-t-il pas à utiliser Sion comme symbole de la sagesse perdue des temps anciens, ou comme métaphore appliquée à Hai, un chef d'académie babylonien dont il pleure la mort. Les grands hommes disparus dont il fait 1'eulogie sont de la même façon comparés aux saints ustensiles et autres objets sacrés du Temple, leur décès étant une nouvelle destruction du Sanctuaire. On ne sera pas davantage étonné de voir un Moïse Ibn Ezra, le poète le plus arabophile de sa génération, avoir recours à l'imagerie de l'exil pour évoquer non point l'exil de son peuple, mais son propre départ d'Andalousie pour la Castille! Et lorsqu'il reprendra la célèbre formule des Psaumes «Si je t'oublie [Jérusalem]», ce ne sera point pour exprimer son indéfectible attachement à la terre ancestrale mais pour souligner la

7 Chaim Z. DIMITROVSKY, ,dans The Ho/y Land in Hist01·y and Thought, Moshe SHERON éd., Leyde 1988, p. 117-139. 9 Seth KUNIN, >, Jewish Social Studies 1 (3), printemps 1995, p.l-43.

14 Dan MIRON,

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Jérusalem en exil. Jérusalems de l'exil celle de demain, rejaillit ainsi naturellement tout au long du Moyen Âge sur deux lieux éminemment emblématiques. L'un est purement imaginaire: c'est le pays mystérieux, situé au-delà d'un fleuve infranchissable, le Sambation, où sont censées être regroupées les dix tribus perdues du royaume d'Israël détruit par les Assyriens en 722. Les récits légendaires sont nombreux qui évoquent la vie de cet État israélite indépendant, et l'on voit périodiquement apparaître des personnages qui se présentent comme issus de ces tribus perdues, tels le voyageur Eldad le Danite (!Xe siècle) ou l'aventurier aux prétentions messianiques David Reuveni (xvf siècle) 15 . Second symbole d'autonomie politique, davantage ancré dans le réel celui-là, mais promptement mythifié, il y eut ensuite le célèbre royaume khazar, devenu juif par la vertu de la conversion de son souverain vers 740, si l'on en croit la correspondance en hébreu que Hasdai Ibn Shaprut, célèbre homme d'État juif d'Espagne musulmane, aurait échangée, au xe siècle, avec le roi khazar Joseph. Toutes ces Jérusalems intérimaires remplissent, on s'en doute, une fonction pour le moins ambivalente. Elles peuvent à la fois renforcer et affaiblir le souvenir de la Jérusalem éternelle. Elle peuvent la servir, mais aussi s'y substituer. Elle peuvent combler un manque, mais aussi le creuser. En fait, durant tout ce long Moyen Âge qui va de la confirmation de l'exil et de la dispersion comme conditions objectives et apparemment définitives de son existence jusqu'aux premiers efforts déployés en vue d'un retour sur le sol ancestral, le Juif semble condamné à résoudre fantasmatiquement une tension persistante entre son incapacité d'être vraiment là où il est, et où, bien souvent, on ne lui reconnaît pas vraiment le droit d'être, et son incapacité de renoncer à être là où il n'est pas, où il n'est plus ou pas encore. Le lieu où il aspire à être, le lieu naturel vers lequel le porte toute sa nostalgie et où il pense avoir quelque chance de se sentir chez lui, le lieu par lequel il veut bien être défini, le Juif médiéval l'appelle spontanément Jérusalem, Sion, ou terre d'Israël. Ce seront parfois la Jérusalem, la Sion et la terre d'Israël d'ici-bas, mais épurées, magnifiées, glorifiées, suspendues dans le temps, images visibles de sa propre gloire cachée, et signes rêvés d'un privilège que la réalité lui dénie. Mais ce seront aussi parfois des patries d'une autre nature, et en un sens plus accessibles : la force cosmique dont dépend le sort de ce bas monde, l'état de conscience de l'homme libéré des entraves de sa condition terrestre, la synagogue où l'on va prier, la ville où réside le Maître qui dit la Loi et fait entendre la parole de Dieu ... Double est la nostalgie du juif médiéval: historique et existentielle, juive et humaine. Elle est à la fois nostalgie de l'exilé de Judée- et nostalgie de l'homme fondamentalement étranger en ce monde. De cette ambiguïté-là, l'historien ne peut que prendre acte. Mais elle n'est pas la seule. En effet, il serait tout aussi réducteur de voir dans la théologie de la terre et de la ville perdues la preuve et seulement la preuve de l'indéfectible attachement du Juif médiéval à ces lieux originaires, que de voir, à l'inverse, dans l'idéalisation, la métaphorisation, la médiation ou la substitution une preuve et seulement une preuve de son détachement. Lorsqu'il a recours à l'imagerie de l'exil pour évoquer son passage d'Andalousie en Castille, Moïse Ibn Ezra ne montre pas seulement que 1'Andalousie est devenue sa patrie ou Grenade sa nouvelle Sion : il présente dans le même temps son exil en Castille comme réactivation dans sa propre vie

15 Sur les métamorphoses de ce mythe dans la littérature yiddish et hébraïque contemporaine, voir Shmuel VERSES, «Les légendes relatives aux dix tribus et au Sambation et leur acclimatation à notre littérature moderne», Mehkerei Yerushalayim be-folk/or yehudi 7 (1985-1986), p. 38-66 (en hébreu).

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Jean-Christophe Attias d'une expérience collective, fondatrice et paradigmatique qui n'est autre que l'exil d'Israël hors de sa terre, et son arrachement à sa ville. Dans le cœur comme dans les écrits du Juif médiéval, Jérusalem n'est jamais aussi présente ni aussi absente qu'on est tenté de le croire. On ne saurait s'en étonner: tandis que la réalité de 1' exil creuse indéfiniment la distance, la conscience de l'exil, elle, approfondit indéfiniment la nostalgie ... Abstract

Many were the interim Jerusalems in the concrete and/or imaginary world of medieval J ews. And the se interim holy cities must have fulfilled a rather ambivalent function. They could bath reinforce and weaken the me mory of the eterna! Zion. They could serve it, but also substitute for it. In fact, throughout a long Middle Ages, lasting from the confirmation of exile and dispersal as the objective and apparent/y definitive conditions of the ir existence right up to the first efforts toward a return to the ancestral soif, Jews seemedfated to resolve in afantasmatic way a persistent tension between the ir inability to re ally be where they were (and where quite often the ir right to be was not recognized) and their inability to renounce being where they were not, no more, or not yet. The place where they aspired to be, the natural site where ali their nostalgia was focused and where they thought they had sorne chance offeeling at home, the place by which they re ally wanted to be defined, was spontaneously ca/led by them either Jerusalem, Zion, or Land of Israel. Sometimes these were the actual Jerusalem, Zion, and the Land of Israel, but purified, magnified, glorified, suspended intime, visible images oftheir own hidden glory, the dreamed-of signs of a privilege that reality de nied them. But sometimes they were also home lands of another ki nd, and in a sense more accessible: the cosmic force on which the fate of this lower world depended, the state of consciousness of the individual freed from the shackles of his earthly condition, the synagogue where the community used to pray, or the resident town of a master who spoke the Law and let the Ward of God be heard.

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LA JÉRUSALEM DES PÈLERINS ENTRE RÉFORME ET CONTRE-RÉFORME: UNE VILLE SAINTE? Marie-Christine GOMEZ-GÉRAUD Université de Picardie

Fort loin devant toute autre destination de pèlerinage dans le monde médiéval occidental, Jérusalem est considérée comme la Ville sainte par excellence. Pourtant, la manière dont s'organisent sur place les pérégrinations conduites par les franciscains d'un sanctuaire de mémoire à l'autre semble faire éclater l'unité de la ville en une poussière de lieux saints où se perd 1' identité et peut-être même la notion de «ville sainte», devenue cadre formel global, théâtre de mémoire commode où ranger de multiples sites commémorant des épisodes de la Bible - et en particulier de la vie du Christ. Néanmoins, le rituel du pèlerinage hiérosolymitain ménage une station parfois représentée par l'iconographie, qui fait d'emblée prendre au fidèle la mesure de Jérusalem comme entité, ville espérée au terme du long et difficile voyage qu'il a commencé plusieurs mois auparavant : au Montjoie, apercevant pour la première fois la Cité de David, les pèlerins mettent pied à terre de leurs montures, embrassent le sol et chantent le Te Deum. Dans sa version la plus commune, le récit de pèlerinage intègre ce rituel en réservant, avant 1'évocation de 1'entrée dans la ville, un chapitre où faire son éloge et pleurer sur elle 1. Appliqué à Jérusalem, le terme de «Ville sainte »ne pose d'ailleurs nullement question aux rédacteurs de Pèlerinages ou de traités sur la Palestine. En pleine Renaissance, certains auteurs empruntent cette périphrase commune dès le titre de leur relation. C'est le cas de l'anonyme français de 14802 , du religieux Antonio de Aranda qui fit le pèlerinage en 15303 , ou encore du flamand Dircxz Bockenberch, pèlerin en 1565 4 . Cette dénomination de «sainte cité» trouve sa source dans la Bible: ainsi par exemple en Néhémie 11, 1, Ben Sirac 36, 12, Isaïe 52, 1. Fréquente chez les prophètes5 , elle est aussi utilisée dans les synoptiques (Mt 4, 5 et Le 4, 9) et plus couramment dans le livre de 1' Apocalypse, en particulier au chapitre 21. La formule johannique: «vidi civitatem sanctam Jerusalem novam» est d'ailleurs paraphrasée dans l'hymne liturgique: « Urbs Jerusalem beata .... », bien connue des pèlerins. Le terme de «ville sainte» fondu au creuset de 1'Écriture, habite la mémoire sans faillir. La notion s'impose donc d'elle-même au fidèle pour qui Jérusalem est l'alpha et l'oméga du salut. L'alpha,

1 Le Libro d' Oltramare de Niccolo DA POGGIBONSI (1346-1350) fournit 1'un des modèles de cette procédure textuelle. On en retrouvera les effets dans des récits aussi différents que J'Itinerario da Terra santa du portugais Fray PANTALEÀO o'AvEIRO ([1593], Coimbra, Impresa da Universidade, 1927) ou le Bouquet sacré des fleurs de la Terre sainte de Jean BoucHER (Rouen, Jean-Baptiste Besongne, 1613). 2 Le Voyage de la saincte cyté de Hierusalem ... , Leonard Steel, Liège 1600. 3 Verdadera informaci6n de la cuidad Santa de Hierusalem, Alcala 1533. 4 Een pelgerymsche Reyse nae de h. Stadt Jerusalem, Coelen 1620. 5 Voir Dn 3, 28 et 9, 24; Za 8, 3.

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Marie-Christine Gomez-Géraud puisqu'elle fut le théâtre du Mystère de la Pâque du Christ- de sa Passion, de sa mort et de sa Résurrection; l'omega, puisqu'elle sera le théâtre de la Parousie. Le Jour de Dieu, affirme le prophète Joël (4, 2) se lèvera au Val de la Décision: c'est à ce moment que songent tous les pèlerins quand ils descendent à la Vallée de Josaphat. La mémoire du pèlerin oriente ainsi nécessairement ses pensées vers la fin de l'histoire, vers la Jérusalem céleste, convaincu que la Jérusalem d'ici-bas n'en est que le signe et la figure. Il n'en reste pas moins à éclairer le sens de cette dénomination sous la plume des auteurs de la Renaissance, à en éclairer le paradoxe aussi, en particulier à un moment de l'histoire où l'on pourrait croire que Jérusalem a perdu de sa signification fondamentale. En effet, à pareille époque, semblent s'ouvrir, avec les horizons du monde, des espaces pour de nouveaux mythes; d'autre part, la Jérusalem ottomane n'est plus parée des fastes de la Cité de David. La réduction du paradoxe, nous le verrons, réside précisément dans les implications de la notion de Ville sainte.

1. Un espace figuré Saisie comme le centre absolu d'une histoire sainte, Jérusalem reste aussi représentée comme le centre de l'univers, dans la littérature relative à la Palestine, à la Renaissance. Si l'on ne diffuse plus les cartes médiévales en forme de Tau qui placent Jérusalem au centre de l'espace connu 6, on voit apparaître d'étonnantes figurations comme la carte-trèfle qui illustre l'Itincrarium Sacrae Scripturae, de Hans Bünting, publié en 1582. Le pasteur place Jérusalem à l'intersection des trois continents mentionnés dans la Bible, en rejetant aux marges de la gravure les «îles lointaines» des Amériques. De même, dans ses Recherches curieuses des mesures du monde, le chevalier de Villamont, auteur d'une relation de voyage fameuse qui connut au moins vingt-quatre éditions entre 1595 et 1620, conclut, contre ses propres calculs7 que «Hierusalem est le centre», conformément au verset d'Ezéchiel (5, 5): «in medio gentium po sui eam », car il était convenable «à la bonté divine que le salut fust faict au milieu de la terre» 8. Prévaut ainsi toujours l'imaginaire du centre comme figure de la perfection: l'idée est confortée par la pensée d'Aristote et largement développée dans les ouvrages qui évoquent Jérusalem à partir du xme siècle9 . Sur le parcours des pèlerins, en la basilique du Saint-Sépulcre, on ne manque pas de faire station dans le chœur des Grecs au point traditionnellement désigné comme «l'ombilic du monde» 10 • L'examen des rares cartes qui figurent dans les récits de pèlerinage imprimés montre comment, de la même manière, la représentation rééquilibre l'espace géographique de la Palestine, de sorte que Jérusalem occupe le centre exact

La carte circulaire de Hans RüsT, imprimée au xve s. se situe dans cette tradition. VILLAMONT, Recherches curieuses des mesures du monde, Paris, Martin Collet, 1623, p. 49: «de tous endroits, les distances sont differentes, et toutefois, 1'Ecriture dit clairement, que nostre salut sera faict, au milieu de la Terre. Ce n'est à moy à passer oultre sur ce poinct; c'est aux docteurs d'en decider>>. 8 VILLAMONT, op. cit., p. 46. 9 Voir sur ce point C. DELUZ, , dans Le Mythe de Jérusalem, études réunies parÉ. BERRIOT-SALVADORE, Presses de l'Université de Saint-Étienne 1995, p. 91-100. 10 Ce qui permet d'expliquer dans un sens prophétique le verset 12 du psaume 73 («operatus est salutes in medio terrae>>). 6

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La Jérusalem des pèlerins entre Réforme et Contre-Réforme de la gravure 11 . Ainsi se met en place le signe visible de son caractère sacré, ou pour mieux dire de son statut d'élection. La mimésis du réel est alors sacrifiée sur 1'autel de la représentation symbolique: dans une vision du monde qui scrute l'univers pour y trouver les signes de la sagesse divine et en discerner les desseins, rien d'étonnant à de tels choix représentatifs. Ils reflètent une pensée majoritaire à 1'époque- qui outrepasse d'ailleurs les frontières des confessions de foi chrétiennes et fait de la géographie «la servante de la théologie» 12 . Le prêtre catholique de Delft, Christian Adrichom, ne procède pas autrement dans l'ouvrage topographique qu'il publie en 1584 et qui devait exercer une influence conséquente sur les récits des pèlerins ultérieurs: Jerusalem sicut Christi tempore floruit. La carte insérée dans le livret représente tous les lieux bibliques ou apocryphes de la Ville sainte et inscrit, à première vue, Jérusalem dans un rectangle, deux fois plus long que large. Mais une fois ce rectangle débarrassé de ses faubourgs (le mont Sion et la Citadelle au sud, la ville nouvelle au nord), il se resserre en fait en un carré où se trouve serti le carré sacré du Temple. Une telle représentation, qui aplatit la topographie et redessine le tracé des remparts, vise elle aussi à imposer une figuration symbolique élaborée à partir du chapitre 40 du livre d'Ezéchiel qui montre l'ange mesurant le parvis du Temple, et de l'Apocalypse au chapitre 21, où la Ville sainte «dessine un carré» (21, 16). La Jérusalem johannique, descendant du Ciel et resplendissante de la gloire de Dieu, est le Temple nouveau et définitif où est célébrée sans fin la victoire de 1'Agneau. La Ville élaborée par Christian Adrichom, bien que désignée comme conforme à la Jérusalem du temps du Christ, est aussi donnée, par cette redistribution géométrique de l'espace, comme la figure de la Cité à venir.

II. Le temps dépassé La symbolisation pratiquée dans les figures d'un espace recomposé ouvre une voie de compréhension du statut ontologique de Jérusalem, dans le discours des pèlerins. La Ville sainte est avant tout une réalité théologique qui traverse 1'histoire et transcende le temps. En adoptant un style très en vogue dans les milieux dévots au début du xvne siècle, l'auteur anonyme du Pelerin veritable exprime cette idée: C'est la place et le lieu de charité, où le fils de Dieu voulut, par sa digne et saincte grace, operer nostre salut: c'est en ce lieu que s' odore et s'adore, d'un chacun, specialement de nous, la doreure et la graveure, de ses pieds et ses genous, sur les dures pierres de ces precieuses terres: Et encore là s'adorent les encens tous recens, des antiques sacrifices Mosaïques, comme s'ils estaient presens. 13

Élue de Dieu, lieu du sacrifice rédempteur, Jérusalem est le sanctuaire où est célébrée la mémoire de l'Incarnation mais aussi de toute l'histoire du salut- sacrifices de la Loi et sacrifice christique- en une immédiateté qui pulvérise le temps dans sa dimension linéaire. Le jeu musical cultivant rimes et paronomases transforme momentané-

11 Voir sur ce point mon étude: Le Crépuscule du Grand Voyage. Les récits des pèlerins à Jérusalem (1458-1612), Paris 1999, p. 578 s. La carte figurant dans B. GEORGIEVITS, Specchio delle peregrinatione delli piu notabili luoghi della Terra santa, Rome 1555, et reprise dans Le Pelerin veritable de la Terre saincte, Paris, Louys Febvrier, 1615, illustre cette idée. 12 F. DE DAINVILLE, La Géographie des humanistes, Genève 1969 [1940], p. 55. 13 Le Pelerin veritable ... , p. 12.

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Marie-Christine Gomez-Géraud ment le récit en chant de louange 14 , exprimant ainsi, dans sa forme même, la vocation de la Ville sainte. L'épître dédicatoire qui ouvre le commentaire accompagnant la carte de Jérusalem redessinée dans un sens symbolique par Christian Adrichom formule avec d'autres inflexions la même idée: Haec enim est urbs ilia immortali laude digna, quam singulae fere sacratum literarum paginae commendant quam Catholicae Ecclesiae diu noctuque (sic) in Psalmis, Hymnis, et lectionibus decantant. Haec, insignis ille locus est, quem elegit Dominus, in quo solo, Deo sacrificare, et agnum paschalem comedere Judaeis licitum erat [ ... ]. Quam Jesus Christus Dei Filius, nec non Prophetae, Apostoli, aliique viri pietate eminentes, non solum sacris pedibus calcarunt, et caelestium verborum tonitru, ac miraculorum fulmine illustrarunt; sed suo effuso etiam sanguine ita nobilatarunt ac sanctificaverunt, ut ejus lapides, si digito terantur, quodammodo sanctitatem redolere, ipsaque tellus, si manu prematur, sanguinem stillare videbuntur 15 . Jérusalem est sur terre le Temple par excellence: cité choisie par Dieu pour le sacrifice pascal prescrit dans l'Ancienne Alliance 16 , c'est là que versent leur sang le Christ, les prophètes qui l'ont annoncé et les disciples qui l'ont suivi, membres privilégiés de son Corps mystique. En apparence indifférent au fait que le Christ est mort à l'extérieur des remparts de Jérusalem (He 13, 12), alors que la carte situe comme il convient le «lieu du Crâne» au dehors de 1' enceinte, Adrichom se situe dans une tradition qui unit dans une relation intrinsèque sainteté du lieu et lieu du sacrifice, relation dont rend compte le parallélisme syntaxique ( « sanctitatem redolere/sanguinem stillare »). Plus que les actes éclatants, c'est le sang versé qui « annoblit » ou mieux, «sanctifie» la ville 17 , puisqu'il en est, affirme le prêtre de Delft via la métaphore finale, le soubassement18, pour ainsi dire la substance, immuable, perpétuellement efficace aussi, si l'on en croit certains des pèlerins qui font de Jérusalem un véritable sacrement, un signe qui réalise ce qu'il signifie. Le franciscain Pantaleao d' Aveiro écrit ainsi, en commentant son effusion de larmes à la première vision de Jérusalem, depuis le Montjoie: 0 seu aspecto tem tanta efficacia, que subitamente move a todo o coraçao de pessoa christaa, se he olhada corn consideraçao do que nella obrou o filho do etemo Deos. 19 La grâce propre de la ville sainte est double: elle rend présente la mémoire du sacrifice du Christ; elle en dispense immédiatement les fruits, ouvrant au fidèle contrit, en même temps que ses portes, celles de la Cité de Dieu. 14 L'auteur du Pelerin veritable ménage ces passages en prose rimée ou assonancée suivant un choix concerté: il réserve cette forme d'expression travaillée à l'évocation de Jérusalem, de la Terre sainte et du Saint-Sépulcre, alors que l'espace profane sera décrit dans une langue commune. l5 Christian ADRICHOM, Jerusalem sicut Christi tempore floruit, Colonia Agrippinae, Godefridus Kempensis, 1584, p. 4 (épître dédicatoire au Prince électeur Ernest). l6 La Pâque est en effet l'un des trois pèlerinages prescrits au Temple dans la tradition juive. 17 On remarquera que le texte reprend le terme «nobilitare" et précise «sanctificare»: pas question ici de confondre l'héroïsme attaché aux guerres, voire aux Croisades et sainteté. La mention des seuls apôtres va évidemment dans le même sens. 18 D'autres textes, plus nombreux, font allusion aux «engravures» marquées dans la pierre, que vénèrent les pèlerins, comme la mémoire vive du passage du Christ dans ces lieux. On ne saurait l'assimiler avec la remarque d' Adrichom, dans la mesure où ces traces mémorables ne concernent pas uniquement la Ville sainte et ne sont en rien constitutives de son statut. Sur ce point, voir M.-C. GOMEZ-GÉRAUD, op. cit., p. 593-601. Sur la piété populaire relative à ces marques, voir H. DELEHAYE, Les Légendes hagiographiques, Bruxelles 1905. 19 PANTALEÀO o' AvEIRO, op. cit., p. 98-99 (son aspect possède une telle efficacité qu'il n'est chrétien dont le cœur ne s'émeuve sur le champ à sa vue, s'ilia regarde en pensant que dans cette ville, le Fils du Dieu éternel réalisa son œuvre).

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La Jérusalem des pèlerins entre Réforme et Contre-Réforme III. Ville sainte, histoire sainte Une telle symbolisation de la ville pourrait laisser croire que les pèlerins traversent en aveugles le territoire de Jérusalem dans sa dimension présente, historique, ou qu'ils se dispensent de l'évoquer. Dans ces conditions, la ville sainte serait un territoire sacré, sanctuaire inviolable, enclave protégée, séparée du temps et des tribulations de 1'histoire. Or, Jérusalem est bien plutôt 1' épicentre parfait des séismes de l'histoire: confrontés à la réalité de la ville ottomane, nourris d'une culture biblique et antique, les pèlerins développent l'idée que la ville sainte, loin d'échapper au tumulte des événements dont elle porte les stigmates, trouve précisément son statut propre dans cette rencontre avec 1'histoire. Entre Réforme et Contre-Réforme, la Jérusalem que découvrent les pèlerins est une ville turque, de très médiocre importance (vers 1580, on estime sa population à 5000 habitants tout au plus), à l'écart de la route des caravanes, et qui a pour principales activités économiques la production d'huile d'olive, de cuir et de savon. Certes, Soliman le Magnifique a fait rebâtir ses murailles ; ill' a dotée d'un système d'adduction d'eau efficace et de nombreuses fontaines. Mais la cité ne saurait en rien être comparée aux villes du Caire ou de Damas 20 dont les voyageurs célèbrent à 1'envi la prospérité. La médiocrité de l'économie n'est rien cependant, si l'on songe à ce que le pèlerin intériorise comme un double phénomène de décadence : d'une part, 1' occupation ottomane qui interdit 1'entrée de certains des Lieux saints les plus prestigieux comme le Cénacle; d'autre part, l'essoufflement de la pratique du pèlerinage au Saint-Sépulcre, amorcé dès les années 1530. Si les récits laissent peu de place à la description d'une réalité politico-historique, ou s'ils la réduisent souvent à une série d'invectives contre les infidèles, ils n'en mènent pas moins une réflexion sur l'histoire de la ville sainte en particulier et du monde en général. Le pèlerin découvre en effet le spectacle d'une ville déchue et comme abandonnée de Dieu qui l'avait choisie entre toutes. La situation offre matière à déploration, mais elle ne saurait susciter l'étonnement, et c'est en termes convenus que le voyageur dévot évoque le destin malheureux de la ville, en empruntant essentielle-ment au livre des Lamentations et aux Évangiles. Au lieu accroché sur le flanc du mont des Oliviers nommé le Do minus flevit 21 , le pèlerin pleure avec le Christ sur la cité qui a refusé le salut (Mt 23, 37-38); il voit l'accomplissement des prophéties dans le panorama de la petite ville sans éclat dont le spectacle s'offre à ses yeux. Rien d'original, par conséquent: le péché d'Israël a mené Jérusalem à sa ruine 22 , se plaît à répéter Jean Boucher, sous une forme allégorique 23 . Bien plus, le péché de l'humanité tout entière retentit en catastrophes à Jérusalem: Jean du Blioul qui cherche à comprendre l'histoire de ce temps à partir des événements survenant dans la Ville sainte, remarque ainsi que Selim conquiert la Cité de David «eodem anno, quo in Germania Lutheri haere-

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Sur le sujet, voir A. COHEN, Economie !ife in ottoman Jerusalem, Cambridge 1989. Voir par exemple, Antoine CESTIER, Discours spirituel de la Terre sainte, Aix, J. Tolosan, 1606,

p. 118. 22 Sur le lien entre péché et catastrophe, et l'idée de vengeance divine, on lira J. DELUMEAU, La Peur en Occident (xiV'-XHif siècles), Paris 1978, p. 287-293. 23 Voir sur ce point mon étude:« Une femme éplorée. L'allégorie de Jérusalem dans le Bouquet sacré des plus belles fleurs de la Terre sainte du père Boucher>>, dans Le mythe de Jérusalem, études réunies par É. BERRIOT-SALVADORE, p. 247-257.

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sis sumpsit exordium» 24 . Rien n'arrive à Jérusalem qui ne soit comme l'écho des troubles universels. La ville sainte n'est plus seulement le centre du monde, mais l'abrégé des misères de ce temps- la figure des misères de tous les temps. Dans ce contexte, la métaphore, certes originale, déployée par le pèlerin espagnol Francisco Guerrero qui fait de Jérusalem un livre posé sur un lutrin25 , prend tout son sens. En Jérusalem, livre où tout est contenu, l'histoire universelle est comme récapitulée. L'on comprend dès lors que résonnent dans les récits des accents d'eschatologie. Longtemps après Jacques de Vitry 26 , le discours pérégrin affirme que le soir tombe sur ce monde, préludant à l'aurore du monde à venir. Dans ses derniers et lents tremblements, l'histoire piétine car tout est accompli. Lorsque le franciscain Jean Boucher décline les phases de l'histoire de Jérusalem, il sélectionne et redistribue les événements dans ce sens : Comme cette superbe ville a été humiliée par deux saccagements generaux devant la venuë de nostre Seigneur27 , elle a encore esté rabaissée par deux autres, depuis la Passion douloureuse. 28

On pourra s'étonner de ce qui apparaît comme la simplification drastique d'une histoire complexe et bien troublée, au moins en ce qui concerne les événements de 1'ère chrétienne. Seuls sont retenus la destruction de la ville par Titus en 70, et les« saccagemens» dont furent l'occasion les transformations de la ville par Hadrien. Autour du centre absolu de l'histoire que constitue la Croix du Christ s'organise, en un diptyque équilibré, toute 1'histoire. Mais Jean Boucher oublie délibérément le sac de la ville par Chosroès en 614, la profanation des Lieux saints par le calife Hakim en 1009, le pillage de la cité par Saladin en 1214. Est-ce seulement pour ménager une symétrie qui serait le signe d'une histoire sainte en marche? Certes, l'ordre des événements joue comme tel, mais cet essoufflement des catastrophes, au moins au plan du discours rappelle surtout que 1'histoire s'est achevée avec la fin des prophéties ; aux yeux du franciscain, l'arasement de Jérusalem par Hadrien réalise à la lettre la prédiction du Christ sur la ruine du Temple (Mt 24, 2). L'histoire, dans sa répétitivité, achève, comme paradoxalement, ce qui est accompli. Toute l'histoire désormais est tendue vers le terme, l'avènement de la Jérusalem céleste. Ces temps sont les derniers, temps d'attente durant lesquels il faut savoir, à la lumière de la Bible, lire les signes contrariés du présent, discerner le sens de la figure humiliée de la ville sainte. Le spectacle de Jérusalem sous la férule des Ottomans fidèles à l'islam annonce sans relâche la victoire définitive du Christ. Déjà, redisent les pèlerins, les musulmans qui l'appellent 'Al-Qods 29 ' -la sainte- vénèrent les lieux où est passé Jésus. Ainsi, à la mosquée de 1'Ascension, ils baisent la trace du pied du Christ:

24 Jean DU BuouL, Hierosolymitanae Peregrinationis Hodoeporicon, Cologne, Gérard Gevenbruch, 1600, p. 6. 25 Francisco GuERRERO, El Viaje de Hierusalem, Barcelone 1594, f. 31 v (« Hierusalem està as si enta en el monte Sion de la manera que està un libro sobre un atril>> ). 26 Voir Jacques de Vitry, Historia orientalis, éd. J.-F. HINNEBRUCK ("Spicilegium friburgense" 17), Fribourg 1972, p. 76, qui développe le motif du monde déclinant vers la nuit, et l'imminence de la fin des temps. 27 Il s'agit de la destruction de la ville par Nabuchodonosor en 587, et de celle menée par Antiochus Épiphane en 168 avant Jésus-Christ. 2 8 Jean BOUCHER, op. cit., p. 150. 29 Voir par exemple Jean DU BLIOUL, op. cit., p. 7.

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La Jérusalem des pèlerins entre Réforme et Contre-Réforme Certes, explique Loys Balourdet, on voit de jour en jour ceste Prophetie de David s'accomplir, sçavoir Venient ad te qui detrahebant tibi, et adorabunt vestigium pedes tuorum30 .

Loin d'être défigurée par l'histoire, la ville sainte traverse les âges du monde en montrant des blessures qui sont autant de stigmates de gloire. Dans une déploration qui fait la part belle aux arguments consacrés de l'infidélité du peuple élu, Hemy Castela ajoute cependant une raison inédite aux tribulations de la ville sainte, dont il fait aussi conformément à la tradition issue des lectures de 1'Apocalypse, une figure de 1'Église: Il estoit bien necessaire, que ceste ample Cité diminuast pour quelque temps ses plaisirs et ses delices : et qu'au lieu de ses superbes ou riches vestements, elle en print en signe de dueil, quelques autres plus funestes et lugubres, puisque le Seigneur qui 1'embellissoit par dessus toutes les villes du monde, a permis et voulu luy-mesme y estre despouillé, et estendu cruellement par des bourreaux sur l'arbre de la Croix. 31

Les humiliations de la ville sainte constituent dès lors une forme de kénose unissant l'Épouse et l'Époux- pour reprendre une terminologie johannique. La sainteté de la ville est certes tout entière dans le choix de Dieu. Toutefois, dans le cadre conceptuel- et spirituel- du christianisme, religion de l'Incarnation, Jérusalem n'accomplit pleinement sa vocation que dans ce passage au feu de l'histoire sans lequel ne peut se lever le jour éternel. La lecture des récits de pèlerins, celle des traités sur la Palestine manifeste l'intérêt des processus de symbolisation de la ville sainte en pleine Renaissance. On pourrait y lire une revanche idéalisante sur le spectacle a priori décevant de la Jérusalem présente, redessinée à partir d'un archétype scripturaire: la Jérusalem de l'Apocalypse. Toutefois, loin de constituer un territoire sacré, intouchable, séparé, la Jérusalem des pèlerins porte les stigmates du temps et d'une histoire troublée. Dans la tradition chrétienne dont procède la notion de ville sainte pour les pèlerins même après le Moyen Âge, la sainteté ne s'identifie pas au sacré, tant s'en faut: Jérusalem «que le Seigneur a choisie» (l R 14, 21) est sainte au cœur même des profanations successives dont elle fait l'objet et par ces humiliations mêmes, qui la configurent au Dieu incarné. Indéfectiblement, en cela elle est urbs beata. Abstract J erusalem in pilgrims' accounts (16th century) A holy city? If pi/grimages to Palestine become scarcer during the I 6th century, literature still diffuses the image of Jerusalem as a "holy city" ,following the biblical tradition. However, Palestine is a territory of the Turkish empire, and Jerusalem shows a different face from the one that the Psalmist sung in the past times.This apparent paradox is an invitation to give a definition of what is a "holy city". In the context of a religion professing the Incarnation of God, the notion of "sanctitas" has to be considered as different from the notion of "sacralitas". Jerusalem is holy because "she" has been elected by God to be His Temple, and the place of Redemption. So, the profaned city, injured and wound by a chaotic Histmy still keeps a substantial "sanctitas": moreover, in thefall itse lf, J erusalem participates to the oblation of the incarnated God.

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Loys BALOURDET, La Guide des chemins pour le voyage de Hierusalem, C. Guyot, Chalons 1601,

f. 61. 31

Henry CASTELA, Le Sainct voyage de Hierusalem et Mont Sinay, Bordeaux 1603, p. 506.

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ROME, CITÉ SAINTE? LA RECONQUÊTE HAGIOGRAPHIQUE DE LA TOPOGRAPHIE URBAINE DANS LE LÉGENDIER ROMAIN (ve - VIe SIÈCLES) Pascal BOULHOL Université de Provence

Le culte des saints, que les persécutions avaient nourri, fut libéré par la paix de l'Église (313) des obstacles qui l'entravaient, et aussitôt célébré publiquement avec la protection et les subsides de l'empereur. Depuis Dioclétien, Rome n'est plus le centre politique de l'Empire, et les empereurs successifs n'y séjournent qu'épi-sodiquement, mais elle reste la métropole religieuse de l'Occident pour les païens comme pour les chrétiens. Aussi l'activité de construction s'y déploie-t-elle avec vigueur, surtout au profit du christianisme. De Constantin à Théodose rer se forme un réseau de sanctuaires chrétiens appelé à devenir toujours plus dense. En 391-392, des édits impériaux prohibent tout culte païen et ordonnent de fermer ou détruire les temples : la concurrence païenne cesse. Doté de structures matérielles, qu'il doit notamment à Damase (366384), le pèlerinage prend son essor et les foules affluent sur les tombes des martyrs. Presque tous les édifices chrétiens, anciens ou nouveaux, passent les uns après les autres sous le vocable d'un saint. Même les "titres" portant à l'origine le simple nom du donateur ou propriétaire (titulus Susannae), accolent tous à cette appellation, entre 499 et 595, l'épithète «saint» (titulus sanctae S.). Les martyrs (Pierre, Paul, Laurent et les autres) succèdent aux dieux comme patrons de la cité. Vers 400, Prudence ose appeler Rome «ville sainte» 1, mais ne fera guère d'émules pendant un millénaire. Au vrai, existe-t-il une "cité sainte" ici-bas? Une ville n'est rien d'autre que ses habitants, explique Augustin à propos de Rome; et la cité des saints, dit-il ailleurs, est au ciel 2 . La sainteté chrétienne, atopique (illocalis) comme Dieu3 , n'émane d'aucun lieu particulier. On convint assez tôt d'appeler Terre sainte et Lieux saints la région où vécut et mourut Jésus, singulièrement Jérusalem, mais ce fut une exception, d'ailleurs critiquée, dans l'Église même, par les adeptes du culte «en esprit et en vérité», qui rappelèrent que la sainteté est immatérielle et gît dans la foi seulé. Au rebours du

1 Prudentius,

Psych. 753. Saint Augustin, Sermon 80, 9 (PL 38, 505) et Cité de Dieu, XV, 1. 3 Voir notamment S. MACCORMACK, , Monde de la Bible 113 (sept.-oct. 1998), p. 49-55. Voulant recréer des espaces sacrés non-chrétiens, l'empereur Julien songea à rebâtir le Temple : L. Lu GARES!, «Non su questo monte, né in Gerusalemme: modelli di localizzazione del sacra nel IV secolo. Il tentatiYo di ricostruzione del Tempio nel 363 d.C. », Cassiodorus 2 (1996), p. 245-265. Mais M. COHEN, >); Sebast., XXII, 84 («Numquam tam bene epulati sumus ! >> ). 33 Sur cette idée dans le Peristephanon: M. ROBERTS, Poetry and the Cult of the Martyrs. The «Liber Peristephanon »of Prudentius, Ann Arbor 1993, p. 189-193 (synthèse). Le sang des martyrs ne se coagule pas: il reste liquide, comme on le voit dans les inventions, par ex. celles qu'Ambroise organisa à Milan, en 386 (Gervais et Protais) et 395 (Nazaire et Celse). 34 Vitalis et Valeria, 6 (BHL 8703; AA.SS 3 , Aprilis III, p. 570). 35 chap. 1; AA.SS 3 , Octobris VI, p. 439.

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Pascal Boulhol triee, même si Delehaye a montré l'aspect livresque du LR. Que l'action se situe dans la capitale du paganisme latin, aucun clerc, même au VIe siècle, ne peut 1'oublier: toutes les pièces du LR, avec leur mise en scène et leur peinture de l'idolâtrie ambiante, le rappellent sans cesse. Le parallélisme antithétique paraît inévitable. Il produit, entre autres, le cliché «à chacun son dieu (et son sacrifice)» mis dans la bouche d'Anastasia, Faustus ou Primus 36 . Deux cités s'opposent : la Rome des idoles et des cultes sanglants persécute la Rome des imitateurs du Christ. Les martyrs deviennent les nouvelles victimae, à la fois parce qu'ils tombent sous les coups des sacrificateurs païens et parce que leur mort reproduit celle de l'Agneau. Loin d'être les successeurs des dieux ou même des héros, ils sont les émules de Jésus dans le rôle de la victime expiatoire. Ce qui en revanche coïncide avec la vision païenne (et aussi, on 1' a vu, avec la conception juive), c'est le pouvoir prêté à 1'offrande de la vie et au sang versé. Il ne s'agit certes plus de se concilier une divinité par une effusion propitiatoire: mais la substance de l'offrande, le sang, garde une vertu sanctifiante parce qu'elle s'identifie avec le sacrifiant dont elle représente la vie. On songe ici au rite de la deuotio, qui consistait à offrir sa vie aux déités chthoniennes pour écarter un fléau public 37 . Clément de Rome, dès les années 90, était conscient de cette coïncidence, dont parle aussi Origène 150 ans plus tard38 . Comment nier la valeur apotropaïque du martyre, quand les Pères répètent que le sang du Christ et de ses témoins fait fuir les démons 39 ? De même que M. Curtius ou trois générations de Decii ont sauvé Rome en se vouant aux di inferi40 , les confesseurs de la foi ont sauvé Rome et l'Empire en versant leur sang. Si l'on passe du mythe historique à l'institution réelle, on peut même trouver un parallèle plus frappant: celui des combats de gladiateurs, dont le rituel sanglant pourrait bien, comme le suggère une étude récente4 1, avoir rempli la fonction d'un sacrifice de "refondation" visant à apaiser les dieux et permettant d'assurer la pérennité de l'État, de la cité ou de l'empire. Mais les précédents religieux aiguillent aussi vers des rites étrangers à la Rome traditionnelle: les cultes de Cybèle et de Mithra prescrivent un bain de sang (humain et personnel dans le premier cas, animal dans le second) de caractère purificateur et initiatique. La tauroctonie mithriaque, en particulier, comporte des affinités à la fois avec le baptême et avec le martyre, "baptême de sang"42 . Point n'est besoin, pour défendre un tel rapprochement, de prêter à l'hagiographe du VIe siècle des intentions polémiques à l'égard de religions orientales disparues depuis longtemps. On

36 Anast., 33 (à Lucius, préfet de l'Illyricum); Pimen. (6849), 3 (Faustus à Julien); Prim., 5. Cf. Maris, III, 12, et Polychr., 8 (malgré la perturbation de la tradition manuscrite). 37 Voir surtout H. S. VERSNEL, , Mnemosyne, Series IV, 29/4 (1976), p. 365-410; A. JOHNER, «Le lac Curtius et ses légendes>>, Ktema 16 (1991), p. 262-279. 38 Clément de Rome, Epist. lad Corinthios, 55, 1; Origène, Sur l'Év. de Jean, VI, LIV, 279. 39 Il y a là, bien sûr, un (faux) paradoxe: les démons se plaisent au sang des sacrifices païens, mais le vrai sacrifice, celui du Christ ou des martyrs, les effraie. Sur ce thème, voir les références données par J.H. W.\SZINK, article «Blut. III.B >>,in RLAC, 2 (1954), col. 471-472. 40 Le souvenir de la dévotion de Curtius était encore vif dans la Rome médiévale, témoin entre autres les Mirabilia, 24 (R. VALENTIN! e G. ZucCHETTI, Codice topografico della città di Roma. III, Rome 1946, p. 56, 3-5). Voir M. AcC.\ME LANZILLOTTA, Contributi sui «Mirabilia Urbis Romae >>,Gênes 1996, p. 164165 et 101-102. 41 Voir A. FUTRELL, Blood in the Arena. The Spectacle of Roman Power, Austin 2000. 42 \'oir R. TCRCAN, «Le sacrifice mithriaque: innovation de sens et de modalités», dans Le sacrifice dans l'Antiquité ("Entretiens sur l'Antiquité Classique" 27), Genève 1981, p. 340-374 et G. SFAMENI GASPARRO, «>, dans Sangue e Antropologia Biblica ne !la Patristica, II/2, F. VATTIONI éd., Rome 1982, p. 853-872.

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Rome, cité sainte? quitte ici la réalité immédiate pour le domaine de la culture et de l'identité rêvée. N'oublions pas, toutefois, qu'au moins neuf églises romaines furent bâties sur des mithrea, ou tout près 43 .

2. Le martyre comme naturalisation Le martyre fait entrer dans une autre communauté civique. À titre posthume, le sang versé donne droit de cité, comme c'était parfois le cas de vivo pour les soldats ou corps auxiliaires les plus méritants 44 . Après Tertullien, Damase exprime cette équivalence à propos de Pierre et Paul, ainsi que du Carthaginois Satuminus et du Grec Hermès : le sang fait changer de patrie terrestre tout en conférant la qualité de citoyen du ciel45 . L'étranger martyrisé à Rome devient citoyen romain, et sa venue dans l' Urbs est attribuée à la providence. Cette naturalisation prend ici tout son sens politique et social: c'est le titre envié (surtout avant 212) de ciuis Romanus que le martyr acquiert symboliquement. Le caractère posthume d'un tel droit de cité en montre les vrais bénéficiaires: la communauté des vivants, les chrétiens de Rome. Le martyr promu citoyen romain continue au ciel à aider ses compatriotes. Le schéma est certes le même que dans les autres cités, et seuil 'habillage métaphorique diffère. Mais gardons-nous de n'y voir que rhétorique. L'image du martyr-citoyen, en réalité, parachève la politisation de la sainteté. Loin d'être cette désertion que déplorent les païens et même les croyants attachés à la tradition romaine, le choix de la perfection chrétienne a des implications civiques. Cité terrestre et cité céleste ne s'excluent pas: elles se confondent. L'heure n'est plus à l'universalisme de la Lettre à Diognète (5,5) avec ses chrétiens "étrangers domiciliés" (paroikoi). Dans un rapport inverse à celui qu'énonce Ep 2, 19, les nouveaux "saints" deviennent les concitoyens des fidèles. Car le chrétien parfait, donc le martyr, est aussi le citoyen parfait. La vertu politique du saint s'exprime également par 1' évergétisme céleste. Protecteur de sa (seconde) patrie terrestre, le saint y restaure 1'harmonie. Symboles de la concordia, Pierre et Paul garantissent 1' ordre et la prospérité de la Rome chrétienne et pontificale46 . Leur fête du 29 juin, qui fait converger vers la Ville les flots de pèlerins- spectacle exalté par Prudence47 -,montre l'unanimité du peuple croyant. La citoyenneté nouvelle des apôtres se double d'une sorte de magistrature spirituelle: on pense aux consuls, voire aux deux empereurs. Les autres martyrs peuvent eux aussi, bien qu'avec une imagerie moins ambitieuse, faire figure de magistrats célestes protégeant la cité. Les Gesta Sebastiani (XIX, 68) attribuent même à leur héros un tel patronage dès cette vie : Sébastien non seulement soutient les confesseurs romains, mais encore est bientôt nommé «défenseur de 1'Église» (sc il. : de Rome) par le pape Gai us. Le martyr "local" (indigène ou non) attire donc à la cité où il a combattu la plus efficace des protections surnaturelles. Nous sommes encore en des temps où les villes

43 B. M. APOLLONJ GHETTI, >. 49 Hors des Actes apostoliques, auxquels s'agrègentNer. etProc., la dévotion aux Apôtres se voit dans: Clem., éd. MOMBRITIUS I (1978), p. 43,45-50 (apparition); Gallic., 4 (infra, n. 121); Hed., 3 (songe); Maris, I, 1; III, 11; IV, 16 (pace A. DuFOURCQ, Étude sur les >,p. 230-232; RICHARDSON, op. cit., p. 289, s.v.; LTUR, 1\', p. 80-81. Ad septem biothanatos: Symph., 6; cf. H. DELEHA YE, Étude ... , p. 123.

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Pascal Boulhol "centre ville" resté païen, ce bastion polythéiste qui va enfin, par le biais de l'hagiographie, être investi par la mémoire chrétienne avant de se couvrir d'églises à son tour, à partir du vue siècle. Nous ne dirons qu'un mot du Forum Romanum. Celui-ci symbolisait, dans 1'Antiquité tardive, la continuité historique de la puissance romaine. Aussi était-il 1'objet des soins jaloux d'un pouvoir impérial soucieux d'entretenir et de restaurer cette vitrine idéologique 106 . Dès la 2e moitié du me siècle, ce haut lieu profane fut occupé par la mythologie chrétienne en devenant le théâtre du duel de Pierre et de Simon le Magicien dans les Actus Petri cum Simone ou «Actes de Verceil», adaptation latine d'un apocryphe grec 107 . On y voit l'Apôtre et le charlatan haranguer, à tour de rôle, la foule des Romains (plèbe et nobles mêlés), et faire assaut de prodiges sur la place publique, ceux de Simon n'étant bien entendu que prestiges éphémères. Une épreuve départagera définitivement les deux rivaux: devant la foule massée sur la Voie Sacrée, Simon s'envole et s'élève au-dessus des temples et des collines pour, clame-t-il avec jactance, monter jusqu'au Seigneur; mais Pierre invoque Jésus-Christ, et le magicien tombe et se brise la jambe (il mourra peu après) 108 . A quoi ce conte peut-il servir? Durant la longue trêve entre Valérien Ct 260) et Dioclétien (303), le christianisme toujours en progrès, mais toujours méprisé des élites, s'invente des jours de gloire publique. Pierre venge ici son coapostolus Paul de l'échec essuyé par celui-ci devant l'Aréopage d'Athènes (Ac 17, 32-33): il investit ce foyer politique de Rome où le christianisme a toujours brillé par son absence et où nulle église ne s'élèvera jusqu'au vre siècle avancé. L'Apôtre est censé avoir fasciné les Romains sous le règne de Néron, et en avoir converti beaucoup(§ 33): bref le voilà, pour un temps, promu maître du Forum. Par l'action du saint, la supériorité du Dieu des chrétiens éclate au-dessus de la Via Sacra et des temples. Le symbolisme du cadre choisi est clair 109 . Le décor urbain d'un paganisme qui n'a aucun rôle actif dans le conflit, ne sert ici que de toile de fond; l'hérésie elle-même n'est guère en cause. Simon incarne l'éternel adversaire, le diable. Non pas doctrinal, mais "psychagogique", le texte n'a qu'un but: mettre en scène, au cœur de la cité, la suprématie de Dieu. Par là, il invite les chrétiens de Rome à se sentir chez eux sur les lieux du triomphe de leur premier évêque 110 .

106 Voir à ce sujet P. PENSABENE, «Monumenti di Roma tra continuità e perdita di funzione: trasformazione urbana e reimpiego in età tardo-antica>>, Mediterraneo Antico 2/2 (1999), p. 749-776. 107 L. VOUAUX, Les Actes de Pierre. Introduction, textes, traduction et commentaire, Paris 1922, p. 2342; G. PouPON, «Les Actes de Pierre et leur remaniement>>, A.NRW II.25.6 (1988), p. 4357-4383 (p. 436780). Pour ID., «L'origine africaine des Actus Vercellenses>>, dans The Apocryphal Acts of Peter. Magic, Miracles and Gnosticism, J. N. BREMMER éd., Louvain 1998, p. 192-199, les Act. Vere. viennent d'Afrique. Romanisation de la légende de Simon: P. LUGANO, , NEAC 6 (1900), p. 29-66 (p. 47-63). 108 Actus Petri cum Simone, 32 (éd. LIPSIUS, p. 83). P. LuGANO, op. cit., p. 59, a supposé que l'histoire du vol et de la chute de Simon avait son origine chez Suétone, Néron, 12, 5. La compétition entre Pierre et Simon a en tout cas des précédents bibliques: Ex 7-8; Ac 13, 6-12. !09 Voir Ch. PIETRI, ... , p. 1558-1560. Le lieu de l'envol du magicien varie selon les textes: Champ de Mars dans les Actes du Ps.-Marcellus, 51 (éd. LIPSIUS, p. 163, 9; mais la chute a bien lieu sur la Voie Sacrée au§ 56, p. 167, 10); Capitole chez le Ps.-Hégésippe, Historia, III, 2 (CSEL 66, p. 185, 23: montem Capitolinum). IIO Le souvenir de la victoire de Pierre sur Simon resta vivant au Moyen Âge: infra, n. 141. Voir P. LUGANO, op. cit., p. 29-31 et 59-63; cf. H. GRISAR, Histoire de Rome et des Papes au Moyen Âge. Vol. I: Rome au déclin de monde antique, Paris 1906, p. 188, n. 7, et R. VALENTIN! & G. ZUCCHEITI, Codice topografico ... II, Rome 1942, p. 272, n. 1.

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Rome, cité sainte? Quittons à présent le Forum et montons au Capitole, pour voir comment l'hagiographie tenta d'y imprimer une nouvelle fois sa marque 111 . L'entreprise en vaut-elle la peine? La colline sacrée, la seule qu'épargna l'incendie gaulois 112, fait figure d'ultime retranchement païen, et divers spécialistes n'y distinguent aucune empreinte monumentale du christianisme avant le rxe ou le xe siècle 113 . Nous partirons encore de la Passion des Martyrs grecs (chap. 1; AA.SS., Novembris IV, p. 83 E-F). Après la mention de l'apostolat fructueux du moine ( !) Hippolyte secondé par le pape Étienne, la scène se porte au palais impérial, où le préfet Maxime avise le consul Valérien des inquiétants progrès du christianisme.

Pauline, on 1'a vu, n'est pas de ces déserteurs des temples : sa venue à Rome le prouve. Pour l'arracher au paganisme, son frère Hippolyte, sur le conseil du pape, retient auprès de lui son neveu et sa nièce, envoyés par leur mère lui apporter des vivres dans sa crypte. Inquiets, les parents viennent chercher leur progéniture et tombent en pleine assemblée chrétienne. Hippolyte se met en devoir de convertir sa sœur et de lui prouver, ainsi qu'à son mari (chrétien tiède, non baptisé) que le Royaume des Cieux est plus beau et plus durable que le Capitole. La guérison d'un paralytique par le prêtre Eusèbe convainc le couple, et le pape baptise la famille. Six ou sept autres textes du LR (Alexander, Anastasia, Callistus, Gallicanus, [Pontius], Restitutus et Siluester)- de quoi permettre à A. Dufourcq d'imaginer une «tradition capitoline » 114 -,évoquent la colline sacrée. Regardons un instant la légende de Callixte Ier (chap. 1-3), dont nous avons déjà cité plus haut un extrait. Sous Macrin et Alexandre, un incendie surnaturel ravage une partie du Capitole et fait fondre la main gauche de la statue de Jupiter. À la demande des prêtres, Alexandre organise sur place une cérémonie propitiatoire. Soudain le tonnerre gronde, et la foudre frappe l'autel de Jupiter. En plein jour, la nuit se fait. Le peuple épouvanté reflue hors les murs et arrive au Transtévère, où il entend psalmodier une foule de chrétiens réunis autour de l'évêque Callixte. Les psaumes lui paraissent des chants magiques, et il impute aux chrétiens le prodige sacrilège. Le préfet Palmatius fait son rapport à l'empereur et lui conseille d'épurer la Ville: c'est en son cœur, au Capitole, que la religion de Rome a été insultée par les chrétiens; c'est donc en son cœur, dans le temple de Jupiter, que 1' affront doit être lavé. Mais Dieu ne permettra pas cette revanche des idolâtres. Pendant le sacrifice, Julienne, une vierge du temple, est saisie par le démon et s'écrie: «Le Dieu de Callixte, c'est lui qui est le Dieu vivant et vrai: c'est lui qui, indigné par les souillures de votre régime, broiera votre royaume mortel, parce que vous n'adorez pas la vérité ,,1 15 • Palmatius court aussitôt se jeter aux pieds de Callixte pour lui demander le baptême.

111 Sur le dossier hagiographique du Capitole, cf. LTUR, 1, p. 234. D. FILIPPI, >), Pierre et Paul, le pape Sixte II, le diacre Sisinnius, le fictif martyr Chrysanthe, les «Martyrs grecs» et quelques autres 118 . À la suite du Martyrium Petri (BHL 6655) du Ps.-Lin (§ 5), la Passion de Processus(§ 2; AA.SS. 3 , lu! ii 1, p. 270 C) va très loin dans la réhabilitation: elle christianise, voire sanctifie, jusqu'à la roche de la colline tarpéienne où est creusée la prison, puisque Pierre en fait jaillir, pour baptiser ses compagnons de captivité, une source qu'on montrait (et montre encore!) aux pèlerins. La roche mortelle, instmment de supplice dans la Rome païenne, devient source de salut. L'apôtre est implicitement assimilé à Moïse qui fit sourdre l'eau du rocher (Ex 17, 6)

117 L'auteur pense-t-il au symbolisme du nombre 365 (celui des jours de l'année solaire)? Une «grande année» (magnus annus) de 365 ans était censée préluder à un renouvellement du monde selon une croyance bien antérieure à l'institution de l'année de 365 jours par César, et qui restait vive à la fin du IVe s., témoin la panique constantinopolitaine de 398 étudiée par J. HUBAUX, , AC 17 (1948), p. 343-354. L'idée n'est pas sans lien avec le Capitole: dans le discours qu'il prête à Camille exhortant les Romains à la reconstruction après la prise de Rome par les Gaulois en 390, Tite-Live (V, 54, 5) situe le fait, inexactement, dans la 365e année de la Ville; voir S. MAZZARINO, Il pensiero storico classico. Vol. III, Bari 1966, p. 44-45. Camille reçut le titre de (Tite-Live, V, 49, 7), qui siérait bien à Silvestre, lui aussi inaugurateur d'une ère nouvelle, celle de la Rome chrétienne. La descente des 365 degrés est inspirée à Silvestre par Pierre. Or, Augustin rapporte (Cité de Dieu, XVIII, 53) qu'un oracle païen accusait 1'apôtre . Augustin précise un peu plus loin que le rite magique imputé à Pierre était le meurtre d'un enfant d'un an; cf. I. LANA,>, dansArachnion. A Journal of Ancient Literature and History on the Web, 1/3 (1995). L'épisode silvestrien est-il une réponse chrétienne à l'oracle? Avec la réclusion du dragon, c'est bien un cycle qui s'achève, celui du mal (où l'on immole des enfants!), et l'entrée dans une ère nouvelle se fait certes grâce à Pierre, mais sans autre magie que celle de la prière. 118 Abund.; Callist., 4 (Palmatius); Ch1ys., 22 (Chrysanthe); Hippol. et Eus., Il; Marcel., I, 4 (Sisinnius); Po/ychr., 12 (Xystus); Proc., 1 (Pierre et Paul); Steph., II, 16 (Tertullinus).

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Pascal Boulhol -les sarcophages paléochrétiens explicitent ce parallèle 119 -, et il assume ipso facto le triple rôle de son modèle hébraïque : chef politique, guide spirituel et bienfaiteur thaumaturge. Le texte capitolin le plus éloquent sur le triomphe (au sens strict) du christianisme, est sans doute la Passio Gallicani. On y voit le général Gallicanus 120 , après sa conversion au cours d'une campagne contre les Scythes, rentrer vainqueur à Rome non pour monter en grande pompe au temple de Jupiter, mais pour se recueillir à la basilique st-Pierre 121 . Quoique rempli d'erreurs historiques, le récit semble transposer l'attitude prêtée à Constantin, qui aurait été, selon Zosime (Il, 29, 5), le premier empereur à refuser, en 326, de monter au Capitole 122 , et qui fut le commanditaire de la basilique vaticane, à laquelle tous ses successeurs (sauf Julien) ne manquèrent sans doute pas de faire une pieuse visite. Le prince des apôtres, nouveau patron de la Ville, revêtait ainsi les attributions du roi des dieux: c'était désormais lui, au moins en tant que médiateur, qui recevait les actions de grâces adressées auparavant à Jupiter par les chefs victorieux. Pour éclairer la teneur idéologique de ce texte, il faudrait le rapprocher des polémiques, avant et après 410, sur l'efficacité comparée des dieux et des saints pour défendre Rome. L'hagiographie entretient des rapports complexes avec 1'apologétique des Prudence, Orose, Augustin, Salvien etc., qu'elle utilise visiblement, mais que ses pièces les plus précoces ont pu tout aussi bien inspirer 123 . Le refus de monter au Capitole peut viser les tenants de la réaction païenne qui en 408, dans la Ville affamée par le blocus d'Alaric, voulurent, selon Zosime (V, 41, 1-3), organiser une procession propitiatoire jusqu'au temple de Jupiter.

3. Des «légendes» pour la carte de Rome présente et future Les lieux que cite le LR ne coïncident qu'en partie, on l'a dit, avec la topographie officielle et païenne. Les hagiographes dessinent un paysage urbain orienté dans un sens chrétien. Mais la "carte" qu'ils proposent recoupe-t-elle celle de la vie publique dans la cité des ve et VIe siècles? On peut en douter au vu de plusieurs particularités.

119 Le rapport serait-il inverse? Pour P. FRANCHI DE' CAYALIERI, «Come i martiri Processo e Martiniano divennero i carcerieri dei principi degli apostoli? »,dans ID., Note agiografiche, T. 3 ("ST" 22), Rome 1904, p. 33-39, la transformation des martyrs Processe et Martinien en geôliers de Pierre résulte d'une mésinterprétation de reliefs de sarcophages figurant Pierre (pendant du Moïse frappant la roche) flanqué de deux soldats juifs. 120 Même s'il y eut deux consuls de ce nom (en 317 et en 330: Prosopographie chrétienne du BasEmpire. Italie (313-604). 2 vol., EFR, 1999 et 2000, 1, p. 883-884), on reconnaît dans Gallicanus, évergète d'Ostie, un avatar de Pammachius. Voir P. FRANCHI DE' CAVALIERI, «Del testo della Passio sanctorum Iohannis et Pauli», dans ID., Note agiografiche, T. 5 ("ST" 27), Rome 1915, p. 43-62 (p. 60-62); H. DELEHAYE, Les légendes hagiographiques, Bruxelles 1903, 19273, 19554 ("SH" 18), p. 212-214; ID., Étude ... , p. 127. 121 Gallic., 4 (AA.SS. 3 , lunii VI, p. 33 E). Cf. A. FRASCHEITI