William Morris 9781780426419, 1780426410, 9781781607084, 1781607087, 9781859954027, 1859954022

William Morris (1834-1896), par son (r)clectisme, fut lOCOune des personnalit(r)s embl(r)matiques du XIXe si cle. Peintr

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Polecaj historie

William Morris
 9781780426419, 1780426410, 9781781607084, 1781607087, 9781859954027, 1859954022

Table of contents :
INTRODUCTION......Page 5
ENFANCE ET JEUNESSE......Page 9
L’INFLUENCE DE ROSSETTI......Page 12
LA CREATION DE L’ENTREPRISE......Page 20
MORRIS, LE POETE ROMANTIQUE......Page 24
LA RENAISSANCE DES ARTS ET METIERS......Page 38
LES SAGAS ET SIGURD......Page 42
LES POEMES EN PROSE......Page 45
DERNIERES ANNEES......Page 48
LES IDEES DE WILLIAM MORRIS......Page 61
BIOGRAPHIE......Page 77
LISTE DES ILLUSTRATIONS......Page 80

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William

Morris

Texte : Arthur Clutton-Brock Traduction : Aline Jorand Mise en page : Baseline Co Ltd 127-129 A Nguyen Hue Fiditourist, 3e étage District 1, Hô Chi Minh-Ville Vietnam © Parkstone Press International, New York, USA © Confidential Concepts, Worldwide, USA Tous droits d’adaptation et de reproduction réservés pour tous pays. Sauf mention contraire, le copyright des œuvres reproduites se trouve chez les photographes qui en sont les auteurs. En dépit de nos recherches, il nous a été impossible d’établir les droits d’auteur dans certains cas. En cas de réclamation, nous vous prions de bien vouloir vous adresser à la maison d’édition. ISBN :

978-1-78042-641-9

William Morris

INTRODUCTION

D

e la moitié du XIXe siècle au début du XXe siècle, l'Europe a connu une période de continuelle recherche esthétique qui se révéla être la manifestation d’une certaine insatisfaction artistique. Cette quête existe probablement depuis la nuit des temps. Les hommes ont souvent tendance à penser que l’art de leur époque est inférieur à celui des époques passées, mais, au cours de la période susmentionnée, il semblerait qu’ils n’en aient jamais été aussi convaincus, au point d’y voir le résultat d’une crise et le symptôme d’une maladie généralisée de leur société. Il s’agit sans doute, en effet, d’un secret perdu dans une période qui se situe entre 1790 et 1830. Au milieu du XVIIIe siècle, la France et l’Angleterre fabriquaient des meubles inutiles destinés aux classes riches. Les meubles fonctionnels étaient, par contre, simples, solides et bien proportionnés. Les palaces étaient devenus des demeures pompeuses et irrationnelles alors que les maisons ordinaires avaient pour mérite d’être équipées d’un mobilier simple et fiable. En effet, ce que les hommes fabriquaient, sans intention artistique aucune, donnait finalement un bon résultat. Le travail de ces artisans était doté d’une beauté naturelle et discrète qui passa inaperçue jusqu’au jour où le « secret » de leur fabrication se perdit. Lorsque cette catastrophe arriva, elle n’affecta pas véritablement les arts, tels que la peinture, qui sont plutôt soutenus par une clientèle cultivée et riche. Elle toucha davantage les arts plus universels et pratiques dont le savoir-faire se transmet grâce à un amour naturel du métier et grâce au plaisir de créer des objets pratiques. Il existait encore, par le passé, des peintres tels que Turner et Constable mais bientôt, riches ou pauvres ne pourraient plus acheter de nouveaux meubles ou d’outils domestiques qui ne soient pas hideux. Chaque nouveau bâtiment qui était construit était soit vulgaire, soit banal, voire les deux. Des ornements laids et inadaptés furent partout combinés à l’utilisation de matériel de mauvaise qualité et à des fabrications médiocres. Personne à l’époque ne semblait avoir remarqué ce problème. Aucun des grands poètes du mouvement romantique, sauf peut-être Blake, n’y fit allusion. Ils tournèrent tous le dos, avec un dégoût inconscient, à l’œuvre de l’homme et valorisèrent en contrepartie la nature. Lorsque les romantiques parlaient d’art, ils se référaient à celui du Moyen Age, qu’ils appréciaient parce qu’il appartenait au passé. En effet, le mouvement romantique, lorsqu’il s’intéressait à l’art, les affligeait d’une nouvelle maladie. Le néogothique, qui faisait partie du mouvement romantique, n’exprimait rien sinon un vague rejet du présent et de tout ce qui lui était associé ainsi qu’un désir de faire réapparaître les traces du passé. C’est ce que firent les poètes romantiques. En réalité, ce retour vers la Renaissance exprimait une lassitude vis-àvis de la laideur des créations contemporaines et le désir d’évasion vers le passé, pour changer d’air et d’idées. Cette fatigue était néanmoins tout à fait inconsciente, tout au moins dans un premier temps. Les hommes ne se rendaient pas compte que l’art de leur époque

1. Tulipe et saule, 1873. Motif pour tissu imprimé, 135,5 x 93 cm. Victoria and Albert Museum, Londres.

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2. Oiseau, 1877-1888. Motif pour tissu imprimé, 304 x 182 cm. Victoria and Albert Museum, Londres.

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avait été contaminé. Ils étaient encore moins conscients que cette contamination était d’ordre social. Ils avaient perdu une partie de leur joie de vivre, mais ils ne l’auraient pas su jusqu’à ce que Ruskin vienne le leur expliquer. Ce fut en effet grâce à lui que la recherche esthétique se conscientisa puis devint un objet scientifique. Il avança l’idée que la laideur n’était pas simplement due à la perte d’un savoir-faire particulier et s’aperçut que les capacités artistiques de l’homme n’étaient pas isolées de ses autres facultés. Sa rébellion se traduisait davantage par une réflexion intellectuelle que par des engagements actifs. Ses découvertes demandaient à être confirmées par l’expérience d’autres artistes. Certains disaient de lui qu’il était un théoricien pur. Il théorisait en effet souvent, et à dessein, ce qui l’amena à commettre des imprudences et beaucoup d’erreurs flagrantes. Ruskin possédait l’intuition d’un génie mais était dénué de connaissance pratique. Il semblait souvent parler avec plus d’éloquence que d’autorité. Il fut néanmoins suivi dans sa rébellion par un autre homme de génie qui n’était pas critique mais artiste, c’est-à-dire, un homme dont le désir principal était de créer et d’exprimer ses propres valeurs au fur et à mesure qu’il les adoptait. Ruskin avait commencé comme critique d’art et était devenu un critique social. De la même manière, le talent créateur artistique de William Morris se transforma en effort pour refaire la société. Il s’aperçut également, grâce à sa propre expérience, que la beauté était produite par le bonheur et que la laideur était, à son tour, générée par le mécontentement. Lorsqu’il prit conscience de cela, il se dit que notre société était touchée par un nouveau genre de malaise et qu’elle manifestait sa laideur dans tout ce qu’elle créait. Morris prit conscience de ce fait, comme personne d’autre ne l’avait fait avant lui, car il possédait une expérience du plaisir éprouvé par la création et la beauté et tentait de les exprimer. S’il avait été uniquement poète, il n’aurait pas remarqué la laideur ambiante qu’au travers de la théorie de Ruskin mais, pour avoir exercé vingt métiers différents, il savait plus que Ruskin de quoi il s’agissait. Cette prise de conscience lui était devenue intolérable, au point de sentir qu’il était éperdument oisif face à ce problème, alors qu’il faisait modestement son travail et qu’il savourait son propre bonheur créatif. Il se battait sans cesse pour montrer aux hommes l’enchantement qu’ils avaient tous perdu : riches ou pauvres, qu’ils travaillent sans joie jour et nuit ou qu’ils vivent grâce au triste travail des autres. Morris était un grand homme, grand par son intelligence, par sa volonté et par sa passion. Plus on connaît son travail, plus on perçoit cette grandeur. Il fit tant de choses qu’il est impossible de parler de toute son œuvre dans un seul volume de cette collection. Il ne fut jamais au centre d’un cercle d’admirateurs comme le furent le docteur Johnson ou Rossetti. Ceux qui eurent la chance de le connaître directement sentirent qu’il éclaircissait pour eux les problèmes de la vie et de l’art. Cette influence continuera, nous pouvons en être certains, à toucher les générations futures.

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ENFANCE ET JEUNESSE

W

illiam Morris est né le 24 mars 1834 à Walthamstow. Rien dans son enfance ne laissait penser qu’il grandirait pour devenir un être d’exception. Son père était l’associé d’une maison de change prospère et la famille continua à vivre une situation confortable même après son décès en 1847. L’enfance de Morris fut heureuse sans être pour autant exceptionnelle. A l’âge de treize ans, il fut envoyé à l’université de Marlborough. Il s’agissait à l’époque d’une nouvelle école quelque peu laxiste sur la discipline. Cela représenta une chance pour lui dans la mesure où il n’avait pas besoin de se dédier exclusivement aux études. Ce n’était pas non plus un jeune homme paresseux et sans objectifs qui avait besoin d’occuper son esprit avec des jeux pour être sage. A Marlborough, se trouvaient une forêt où il pouvait se promener et une riche bibliothèque. Il n’avait pas appris de métier pendant son enfance, mais ses doigts étaient aussi agiles que son esprit. Pour ne pas rester inactif, il fabriquait continuellement des objets pendant qu’il occupait son esprit à raconter à ses camarades d’école des histoires d’aventures interminables. Là-bas, il connut et se sentit attiré par le High Church Movement et, lorsqu’il finit ses études en estimant avoir acquis ce qu’il considérait comme la somme de toutes les connaissances possibles sur le style gothique anglais, il partit pour l’université d’Exeter (Oxford) avec l’intention de rentrer dans les ordres. Au trimestre du printemps 1853, Morris poursuivit son éducation à Oxford comme il l’avait fait à l’école. Oxford, à l’époque, lui paraissait une ville désordonnée, frivole et pédante. Selon un ami qu’il se fit lors de son séjour là-bas, Morris aurait pu vivre une vie assez solitaire à Oxford. Cet ami était Edward Burne-Jones, un étudiant de première année de l’école primaire King Edward, à Birmingham, déjà très prometteur en tant qu’artiste, mais qui, comme Morris, avait l’intention de rentrer dans les ordres. Dans ce nouveau monde plein de gens, de choses et d’idées, Morris ne fut ni influencé ni attiré par des modes passagères. Il semblait déjà savoir par instinct ce qu’il voulait apprendre et où il pourrait appliquer ses apprentissages. Au cours des longues vacances de 1854, il partit à l’étranger, pour la première fois, en France et en Belgique septentrionale, où il vit les plus grands travaux d’architecture gothique ainsi que les tableaux de Van Eyck et de Memling. Morris dit plus tard que la première fois qu’il vit Rouen fut le plus grand plaisir qu’il ait éprouvé de sa vie. Van Eyck et Memling restèrent toujours ses peintres préférés, sans aucun doute parce que leur art était toujours l’art qui existait au Moyen Age, pratiqué avec un nouveau savoir-faire et une nouvelle subtilité. Au cours de la même année, il hérita d’une somme de 900 livres par an. Il devint ainsi son propre maître et sa liberté le poussa à en faire bon usage. Morris et ses amis avaient la conviction de vouloir opérer un grand changement sur le monde. Ils avaient de vagues notions de ce qui était nécessaire pour fonder une fraternité, voyaient que la condition des pauvres était terrible, souhaitaient agir tout de suite et, ne

3. Rose, 1877. Papier peint imprimé. Victoria and Albert Museum, Londres. 4. Fleurs, 1884. Coton imprimé, 96,5 x 107,9 cm. Victoria and Albert Museum, Londres.

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sachant pas précisément ce qu’ils devaient faire, ils décidèrent de commencer à publier une revue. Dixon proposa cette idée à Morris pour la première fois en 1855 et tout le groupe d’amis en fut enchanté. Puisqu’ils avaient des connaissances à Cambridge, ils les invitèrent également à participer à la revue. Lorsque celle-ci fut publiée, elle fut appelée The Oxford and Cambridge Revue alors qu’elle n’avait été quasiment écrite que par des hommes d’Oxford. Le premier exemplaire fut publié le 1er janvier 1856 et il y eut encore douze autres exemplaires publiés mensuellement. Morris finança et écrivit dix-huit poèmes, des romances et des articles. Aucun autre collaborateur n’était aussi doué que lui, sauf Dante Gabriel Rossetti, que Burne-Jones avait rencontré à la fin de 1855 et qui admirait déjà la poésie de Morris.

L’INFLUENCE DE ROSSETTI

5. Miniatures de Vénus, 1870. Encre, gouache et or sur papier, 27,9 x 21,6 cm. Victoria and Albert Museum, Londres.

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Morris finit ses études en 1855 et fut recommandé, en janvier 1856, à George Edmund Street, l’un des architectes les plus importants du néogothique et le concepteur de l’architecture des Tribunaux. Il était, comme Morris le dit plus tard, « un bon architecte, étant donné la situation ». Il produisait des imitations d’architectures gothiques dans des conditions totalement différentes de celles qui avaient vu le développement de la véritable architecture gothique. Il était impossible que Morris soit satisfait de son travail ni qu’il souhaite suivre son exemple. Il apprit cependant des choses utiles dans le bureau de Street et y rencontra également Philip Webb, qui devint plus tard la figure principale, non pas du néogothique, mais de la renaissance de l’architecture. Webb devint l’un de ses amis les plus proches et ils collaborèrent dans la création de plusieurs œuvres d’art. Jusque-là, Morris n’avait jamais rencontré un grand homme et il avait construit son propre chemin sans que quiconque n’influence son travail. A Londres, il rencontra cependant Rossetti, qui était, à l’époque, le professeur de peinture de Burne-Jones. De tous les hommes qui admirèrent Rossetti, il fut peut-être le plus subjugué. Bien qu’il soit aujourd’hui impossible d’admirer la poésie et les peintures de Rossetti, ceux qui le connurent à l’époque témoignent qu’il était encore bien plus brillant que ses magnifiques créations. Ou bien alors, ceux qui le connurent voyaient dans ses travaux toute la magie d’un homme que nous n’avons pas connu nous-mêmes. Dès qu’il exprimait le désir de faire quelque chose, c’était comme si cela était déjà fait et comme si c’était la seule chose au monde qui ait de l’importance. Lorsque Morris et Burne-Jones le rencontrèrent pour la première fois, il était déjà au sommet de sa notoriété. L’ambition de Rossetti était de faire pour la peinture ce que les poètes romantiques avaient fait pour la poésie, c’est-àdire, de lui donner un mouvement généré par la véhémence et la beauté qui provient d’une passion clairement exprimée. Tandis que les peintres impressionnistes essayaient en France de représenter un nouvel ordre des choses, Rossetti essayait en Angleterre de créer une peinture qui pourrait exprimer un nouvel état d’esprit. Il n’était pas satisfait des sujets poétiques utilisés par les illustrateurs ternes de son époque et souhaitait également traiter ces sujets de manière

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poétique, comme l’avaient fait les premiers grands peintres italiens. Burne-Jones et Morris trouvaient que Rossetti transformait l’art de la peinture en lui donnant une utilité et une intensité susceptibles, selon eux, de bouleverser la société. Ils étaient certains que de grands changements étaient sur le point d’arriver dans le monde et Rossetti incarnait pour eux le changement dans l’art. Ce que Ruskin enseignait, Rossetti l’appliquait pour l’enseigner à son tour et, comme Morris et Burne-Jones aimaient l’art plus que toute autre chose, il avait pour eux l’air d’un messie qui serait capable de leur montrer, ainsi qu’à tous ceux qui voudraient l’écouter, le chemin du salut. Les désirs anxieux de la jeunesse se basent sur la croyance que les problèmes de la vie peuvent être simplifiés, elle se soumet donc totalement à tout héros qui semble pouvoir le faire. Rossetti, qui ne s’intéressait qu’à l’art, offrait cette promesse de simplification. Pendant plusieurs années, Morris fut, si l’on peut dire, «amoureux » de Rossetti. Lorsque Burne-Jones dit qu’il craignait de devenir un simple imitateur de Rossetti, Morris répondit : « J’ai dépassé ce stade. Je veux imiter Gabriel autant que je le peux. »

6. Les Mois de l’année, 1863-1864. Peinture sur carreaux de céramique polis. Old Hall, Queens College, Cambridge. 7. La Belle au bois dormant, d’après Burne-Jones et Coley, 1862-1865. Peinture sur carreaux de céramique polis, 76,2 x 120,6 cm. Victoria and Albert Museum, Londres.

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A l’époque, cependant, la parole de Rossetti faisait office de loi chez Morris et, puisque Rossetti avait dit qu’il devait peindre, il devint artiste peintre. Il acheva peu de tableaux mais sa Reine Guenièvre (Queen Guenevere), appelé aussi La Belle Iseult, est l’un des plus beaux tableaux de toutes les peintures préraphaélites. Il égale en mérite son poème La Défense de Guenièvre (The Defence of Guenevere). Morris disait pourtant que le fait que le tableau soit mis sous cadre l’ennuyait. Cette inquiétude exprime la différence essentielle qu’il y avait entre lui et Rossetti. Pour Rossetti, l’art s’inscrit toujours dans un cadre donné, ce qui le rend plus intense. Il est censé être une échappatoire à la vie. Morris, quant à lui, préférait plutôt transformer la vie en art et appréciait d’autant plus le triomphe de l’art quand celui-ci parvenait à magnifier des objets de la vie quotidienne. Pour lui, alors qu’il renonça très tôt à l’objectif qu’il s’était fixé d’être architecte, l’art suprême était l’architecture. Cet art embellissait des objets banaux et permettait à l’homme d’ennoblir son quotidien au contact d’objets qui lui étaient utiles. L’art qu’il aimait le plus, d’abord par instinct, puis par principe, était en lien avec l’architecture et se distinguait par son excellence. Ce que nous appelons art décoratif allait pour lui au-delà de la décoration. Cet art représentait à ses yeux le véritable bonheur, car il y voyait l’épanouissement de l’artiste et de ceux pour qui il travaillait. Pour Rossetti, l’art était la manifestation des expressions émotives intimes de l’artiste ; il trouvait cet art plus intense et plus complet dans des œuvres d’art isolées telles que des tableaux. Morris, au contraire, voyait toujours dans une œuvre d’art la relation entre l’artiste et son public. L’art avait pour lui un rôle social qui ne pouvait pas s’exercer correctement si la société n’était pas saine. Cette vision n’était pas simplement une théorie. Elle résultait de sa propre expérience ; il en fit une théorie lorsqu’il sentit que la raison avait confirmé son intuition. L’amour noble de Morris pour l’architecture l’amena à aimer l’art gothique. Il ne pouvait cependant pas ressentir un amour analogue pour l’art de la Renaissance lorsqu’il s’agissait d’œuvres autres que l’architecture. Il y avait dans cet art une sorte d’égoïsme qui lui déplaisait. Cela lui semblait être un symptôme de toutes les hérésies arrogantes du monde moderne. Durant l’été 1857, Rossetti conçut le projet de peindre le nouveau Debating Hall de l’Oxford Union et il obtint la permission de le faire en collaboration avec d’autres artistes qu’il choisit lui-même. Il devait y avoir dix tableaux en tempera (tous des sujets sur La Mort d’Arthur) et le plafond devait être décoré. De retour à Londres, il expliqua à Burne-Jones et à Morris qu’ils devaient commencer à y travailler tout de suite. Les nouveaux murs étaient humides et n’étaient en rien préparés à recevoir de la couleur. Cependant, personne ne s’en inquiéta. Morris, on ne s’en étonnera pas, préférait peindre un mur plutôt qu’une toile. Il se trouvait à Oxford et avait commencé à travailler au projet avant même que les autres n’aient pensé à leur thème. Son sujet était : « Comment monsieur Palomydes aima la belle Iseult d’un grand amour démesuré, et comment elle ne le lui rendit guère bien, car elle aimait plutôt monsieur Tristan. » Il fut le premier à achever son travail, comme il avait été le premier à le commencer, et il entreprit tout de suite la décoration du plafond. Pour accomplir cette tâche, il reçut l’aide de

8. Ariane, 1870. Peinture sur carreaux de céramique polis. Victoria and Albert Museum, Londres.

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9. Pâquerette, 1862. Motif pour carreaux de céramique peints à la main. 10. Fleur et acanthe, 1868-1870. Motif pour papier peint.

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ses vieux amis d’Oxford, Faulkner, Price et Dixon. Rossetti pensait que quiconque, pour peu qu’il y mette de la passion, pouvait peindre. Il arrivait en effet à communiquer son talent à ses disciples, tout comme un grand général réussit à communiquer son courage à ses soldats. Le toit fut terminé en novembre. Par contre, le tableau de Rossetti, appelé La Vision de Lancelot du Saint-Graal (Lancelot’s vision of the Sangrail), ne fut jamais totalement achevé. A en juger au dessin préparatoire, cette œuvre doit avoir été le plus beau travail qu’il ait jamais accompli, mais ce tableau, comme toutes ses autres peintures, se détériora rapidement. Il est désormais en moins bon état que La Cène de Leonard de Vinci. Morris repeignit le plafond en 1875.

LA CREATION DE L’ENTREPRISE

11. Sculpture, vers 1863. Série de vitraux « Lune de miel du roi René », 63,9 x 54,7 cm. Victoria and Albert Museum, Londres.

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Pendant que Morris peignait à Oxford, il fit la connaissance de Jane Burden. Son immense beauté avait inspiré Morris et Rossetti. Elle posa pour les deux artistes et Morris tomba amoureux d’elle. Peu après la publication de La Défense de Guenièvre, il ne s’occupa plus que d’elle. Ils se marièrent à Oxford en avril 1859 et Morris se mit en quête d’une maison. Il souhaitait avoir une façade et un intérieur correspondant à son goût. Les vieilles maisons et les vieux meubles ne l’attiraient pas suffisamment car il voulait être entouré d’un bel art contemporain qu’il souhaitait produire luimême. Il acheta alors la partie d’un verger et un pré à Bexley Heath, dans le Kent, au-dessus de Cray Valley. C’est là que Philip Webb, qui venait de se mettre à son compte en tant qu’architecte, construisit une maison pour lui. La maison n’utilisait aucun ornement, ni riche ni exquis, difficile à faire pour des constructeurs de l’époque. Il s’agissait d’une maison différente des autres maisons de cette période, par sa simplicité et par la qualité du matériel avec lequel elle avait été bâtie. La maison de deux étages était en brique rouge. Le toit était couvert de carrelage rouge et la structure avait la forme d’un L. Elle était située parmi des pommiers et des cerisiers, de telle sorte que quasiment aucun arbre n’avait dû être abattu pour la construire. Un treillis de roses formait une cour carrée avec les deux côtés du bâtiment. Au milieu se trouvait une enceinte en brique et en chêne entourant des puits. Elle était recouverte d’un toit rond carrelé conique. Lorsque la maison fut construite, Morris se mit à travailler à son ameublement. La difficulté pour obtenir des meubles faits selon ses propres critères esthétiques (ou selon ceux de ses amis) fut la cause de la fondation de l’entreprise Morris & Cie. Personne ne sait, à vrai dire, qui fut le premier à proposer la création de cette entreprise, bien que l’idée ait longtemps germé dans l’esprit de Morris. Rossetti, Madox Brown le peintre, Burne-Jones et Webb ont également participé à l’aventure. Faulkner, un vieil ami d’école de Morris et Peter Paul Marshall, un ingénieur sanitaire, ami de Madox Brown, les rejoignirent plus tard. Faulkner n’apporta pas grand chose à l’entreprise malgré son dur labeur en tant qu’homme d’affaires, et malgré tous ses efforts en tant qu’artisan. Le prospectus de l’entreprise, à l’en-tête de Morris, Marshall, Faulkner & Cie., insistait sur le fait que l’élaboration de l’art décoratif devait être exécuté sous le contrôle continuel de l’artiste. Ceci, en effet, était l’élément qui distinguait cette entreprise des autres établissements

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commerciaux ordinaires. Une société conventionnelle employait généralement un artiste pour concevoir des idées de décoration, mais elles l’employaient rarement pour surveiller l’exécution des travaux. Ce genre de fonctionnement conduisait, en général, l'artiste à produire un croquis de ce qui pourrait convenir à l’ouvrier, au lieu de faire en sorte que l’ouvrier travaille pour satisfaire le créateur. Le prospectus faisait la liste de plusieurs travaux offerts par l’entreprise : I. Décoration murale, sous forme d’images ou de motifs, ou par agencement de couleurs, pour la décoration intérieure des maisons bourgeoises, des églises ou des bâtiments publics. II. Sculptures pour l’architecture. III. Vitraux en harmonie avec la décoration murale. IV. Toute sorte de travaux en métal, y compris la fabrication de bijoux. V. Création de meubles, pour la beauté de leur forme, pour l’utilisation de matériaux peu utilisés jusqu’ici, ou pour leur adéquation aux figures et aux motifs peints sur les murs. Sous cette catégorie sont inclus des broderies en tous genres, du cuir aux motifs décoratifs et tout travail décoratif effectué avec d’autres matériaux ainsi que des articles à usage domestique. Le biographe M. Mackail détecte dans ce document « la main tranchante et l’accent impérieux de Rossetti » qui n’eut jamais le moindre doute quant à ce que lui ou n’importe lequel de ses amis étaient capables de réaliser. Ce qui semble cependant merveilleux est le fait que Morris réussit avec le temps à réaliser la plupart des produits de ce prospectus. Madox Brown et Burne-Jones créaient les vitraux et Webb les meubles. Albert Moore, William de Morgan et Simeon Salomon apportaient également leur aide. Morris faisait lui-même la plupart du travail de conception, organisait et surveillait toutes les étapes de la production. Il avait tendance à faire travailler tous ceux qui se trouvaient sur son chemin et il s’avérait qu’il avait le merveilleux pouvoir de leur faire faire du bon travail. Faulkner et ses deux sœurs peignaient des carreaux et faisaient de la poterie. Mme Morris et sa sœur faisaient de la broderie et la femme du contremaître aidait à faire des nappes pour des autels. L’entreprise s’installa au Red Lion Square, à Holborn, et les employés furent recrutés au foyer de garçons local. Ces jeunes garçons n’étaient pas choisis pour leur talent, mais beaucoup d’entre eux devinrent de bons artisans en apprenant à travailler chez Morris. Le capital de l’entreprise était à ses débuts de 7 livres (soit 1 livre donnée par chaque associé) et un prêt de 100 livres fut donné par la mère de Morris. L’année suivant sa création (1862), chaque associé put contribuer à hauteur de 19 livres. Ce capital n’augmentera jamais, bien que Morris et sa mère aient prêté quelques centaines de livres en plus. Le partenariat fut dissous en 1874. L’entreprise produisait peu de recettes et ses finances ne furent jamais bien consolidées. Elle se fit cependant connaître grâce à ses papiers peints et à ses chintz. Morris avait commencé à concevoir des papiers peints dès la création de l’entreprise. Son premier motif, le treillis de roses, fut créé en 1862. Les oiseaux y furent dessinés par Webb. Il fit preuve dans ses premiers papiers peints d’un talent de création de motifs qui ne sera jamais égalé au cours des

12. Le Dieu Amour et Alceste, 1861-1864. Vitrail, 46,8 x 50,7 cm. Victoria and Albert Museum, Londres.

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13. Gauvin en quête du Saint-Graal, ne le voyant pas car aveuglé par des songes d’exploits royaux, vers 1880. Vitrail d’après Edward Burne-Jones. Victoria and Albert Museum, Londres. 14. Tournesol, 1876. Tissage de lin et soie, 190,5 x 166,4 cm. Victoria and Albert Museum, Londres. 15. Acanthe et vigne, 1879. Dessin préparatoire pour une tapisserie Choux et vigne, crayon et aquarelle, 181 x 136,2 cm. Victoria and Albert Museum, Londres.

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temps modernes. Bien que tous les objets aient été placés avec grand soin pour créer le motif principal, le dessin lui-même exprimait un plaisir au travers des objets dont il était composé. Morris concentrait son génie visuel sur la conception de ses papiers peints car, si son entreprise devait survivre, il devait produire des objets pour lesquels il existait une véritable demande. Ses propres papiers peints étaient imprimés artisanalement à partir de plaques en bois. Cela leur permettait de ressembler le plus possible au dessin original, dans la forme et dans la couleur, ce qui ne pouvait être rendu avec l’imprimerie mécanique. Un dessinateur est cependant plus stimulé et inspiré lorsque l’exécution de son idée entraîne une manipulation difficile du matériel nécessaire à sa création. Les motifs, de papiers peints ou de chintz, sont si facilement reproduits en imprimant, même artisanalement, sur le papier ou le tissu, que le dessinateur est tenté de chercher à rendre son motif plus beau plutôt que de se concentrer sur la qualité du matériel sur lequel il doit imprimer. Lorsque le travail de création lui était devenu plus facile grâce à sa pratique constante, Morris se mit alors à concevoir des motifs trop abstraits et élaborés. Ils couvraient alors le papier et se multipliaient grâce à un fabuleux savoir-faire, mais ils avaient moins de caractère et d’impact que ses motifs précédents. Ils sont infiniment supérieurs aux imitations qui en furent faites, mais n’égalent pas les papiers peints aux motifs de treillis de roses ou de pâquerettes qui sont inimitables. Les profits de l’entreprise étaient, pour la plupart, destinés à étendre son expérience. Morris était payé pour son travail, mais son salaire était inférieur à celui d’un employé occupant un poste intermédiaire dans une entreprise de l’époque, qu’il soit avocat ou agent de change. Morris était dans une situation analogue à n’importe quel homme de son époque. Il avait fondé sa propre entreprise pour être en mesure de réaliser le travail qu’il souhaitait et non pas pour générer de l’argent ou pour avoir du pouvoir. Morris souffrit de rhumatisme articulaire aigu. Ceci l’empêcha de faire des voyages fréquents à Londres, ce que les affaires croissantes de l’entreprise exigeaient. Il dut pour cette raison se résoudre à quitter la Red House avant qu’il en eût fini sa décoration. En 1865, il loua une vieille maison à Queen Square (Bloomsbury) et y déménagea en automne avec sa famille et ses affaires. Il vendit la Red House qu’il ne revit jamais. Vivant à Londres, il disposa de plus de temps car il n’eut plus à faire de longs déplacements professionnels et parce qu’il trouva un bon gestionnaire pour s’occuper de ses affaires. Le choix de ce directeur démontrait sa sagacité aventureuse. George Warrington Taylor était un homme de bonne famille, bien éduqué, qui avait été ruiné et était devenu contrôleur de guichet dans un théâtre. Bien qu’il ait mal dirigé ses déboires financiers, Morris eut confiance en lui pour gérer ses affaires et ces dernières devinrent grâce à lui solidement prospères.

MORRIS, LE POETE ROMANTIQUE L’objectif des poèmes de Morris est de nous porter vers un monde singulier dont l’étrangeté est plus importante que ce qui s’y déroule. De tous les poètes romantiques, Morris, dans ses

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premières poésies, était manifestement le plus romantique car il était plus déçu par les circonstances de son époque que tout autre poète. Au début du mouvement romantique, le Moyen Age avait été redécouvert. Il était devenu digne d'intérêt au lieu d’être simplement terne et barbare. Horace Walpole se fit construire une villa gothique à Strawberry Hill et écrivit ce qu’il croyait être une romance médiévale dans le Château d’Otranto (Castle of Otranto). Au début, cet intérêt pour le Moyen Age était simplement un effet de mode qui produisit des résultats tout aussi absurdes que la mode précédente qui avait généré la poésie pastorale. Cet engouement pour le Moyen Age perdura cependant, et les gens continuèrent à s’intéresser à cette époque sans savoir véritablement pourquoi. Ruskin expliqua durant cette période les causes et les conditions de cette beauté ainsi que les raisons pour lesquelles elle ne pouvait être imitée. Pour Morris, qui avait suivi les enseignements de Ruskin et étudié le Moyen Age avec la passion d’un artiste et d’un homme de science, la beauté de l’art de cette époque n’était plus un mystère inexplicable. L’art du Moyen Age était aussi rationnel que l’était l’art classique pour les maîtres de la Haute Renaissance en Italie. L’art de son propre pays avait été rejeté, pendant un certain temps, en faveur d’un art étranger, tout comme ce fut le cas, à une autre époque, de l’art méridional italien par rapport à l’art gothique. Morris ne voyait aucunement cet art se produire autour de lui. Sa tradition s’était perdue et se devait d’être retrouvée. Cela ne pouvait bien entendu se réaliser par le biais d’imitations. Morris disait avoir l’impression, comme il le déclare dans l’introduction du Paradis terrestre (The Earthly Paradise), de n’être pas né à l’époque qui lui correspondait. Cette sensation n’était pas le résultat d’un vague mécontentement vis-à-vis de la réalité, mais d’un attachement clair à une réalité différente de celle à laquelle il appartenait. Dès son premier volume de poèmes, il est possible d'observer de quelle manière Morris essaie de se plonger dans cette réalité qui lui est si chère, en la décrivant comme s’il s’agissait de quelque chose qu’il extirpait de sa propre enfance. Le caractère détaillé de poèmes tels que La Défense de Guenièvre (The Defence of Guenevere) ou La Tombe du roi Arthur (King Arthur’s Tomb) ne ressemble pas au caractère vague si récurrent dans la poésie des auteurs précédents. Morris est précis et décrit les choses comme s’il les avait vues de ses propres yeux. Il insistait continuellement sur ce point car il ne souhaitait pas seulement raconter une histoire ou exprimer une passion, mais aussi décrire un monde différent de celui dans lequel il vivait. Il ne se concentre pas entièrement sur l’étrangeté des circonstances, car Guenièvre et Lancelot, ainsi que tous les autres personnages de la Mort d’Arthur, étaient pour lui de véritables personnes. Elles lui semblaient plus vraies que les gens qu’il rencontrait dans la rue dans la mesure où il les sentait vivre dans son monde idéal. Morris ne pouvait pas leur donner vie sans la donner aussi à ce monde qu’il admirait. La Défense de Guenièvre et La Tombe du roi Arthur sont des poèmes troublés et confus qui cherchent à rendre vivant ce monde idéal autant que ses personnages. Dans ces poèmes, il semble avoir trop à dire. La Défense de Guenièvre contient un ou deux poèmes de Morris, parmi les plus anciens, tels que le beau Aube d’été (Summer Dawn), dans lequel il semble rêver tranquillement. Dans ses

16. Chèvrefeuille, 1866. Motif de papier peint. Victoria and Albert Museum, Londres.

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17. Livre de vers, 1870. Page de titre. Victoria and Albert Museum, Londres.

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poèmes médiévaux ultérieurs, il rêve toujours, mais avec une énergie trop féroce pour un rêveur pur, comme il prétendait l’être. C’est cette énergie rêveuse qui rend ces poèmes différents de toute autre poésie romantique. Le jeu romantique avait été assez souvent joué en vers mais, dans les poèmes de Morris, il était joué solennellement. Morris n’utilise pas le Moyen Age à des fins artistiques. Il écrit sur cette époque comme un poète parle d’amour lorsque il est amoureux. Dans des poèmes comme Le Foin dans les eaux (The Haystack in the Floods) nous pouvons nous rendre compte qu’il a adopté la méthode de Browning. Il utilise beaucoup d’allusions pour raconter son histoire. C’est également par ce moyen qu’il arrive à introduire des détails dans le récit, sans effort et sans digression. Tandis que Browning utilisait cette méthode pour exprimer sa curiosité à propos du passé, Morris l’utilisa pour exprimer sa passion pour cette même époque. Il n’écrit pas comme un voyageur curieux qui se promène dans le passé, mais comme un homme qui voyage pour trouver ce qu’il cherche et qui finit par y parvenir. A l’époque, il est probable que personne n’ait vu qu’il y avait plus que de la rêverie dans ces poèmes. Nous pouvons cependant voir aujourd’hui qu’ils ont été écrits par un homme qui essayait de faire de ses rêves une réalité. Le livre La Défense de Guenièvre comprend un poème, La Mort de Sir Peter Harpdon (Sir Peter Harpdon’s End) au vers blanc et à la forme dramatique. Après la publication de ce titre, Morris commença à écrire, également avec des vers blancs et dramatiques, une série de poèmes intitulée Scènes de la chute de Troie (Scenes from the Fall of Troy). Il ne les termina jamais, en partie parce qu’à l’époque il était trop occupé avec son entreprise, mais aussi parce que son esprit était de plus en plus attiré par la forme du récit. Il était contraire à sa nature d’écrire un drame qui n’était pas vraiment une pièce de théâtre et qui n’était pas destiné à être joué. Il démontra par ces expériences qu’il avait plus de talent dramatique que la plupart de ses contemporains, grâce à son imagination et à son utilisation du vers blanc, qui sonne comme un discours naturel bien qu’il s’agisse de poésie. Il ne développa jamais ce pouvoir dramatique, faute de théâtre et d’acteurs. L’histoire de Troie, comme celle du roi Arthur, était une histoire du Moyen Age, que cette période historique avait extrait d’un passé déjà extrêmement éloigné. Après cette série de poèmes, Morris écrivit peu de poésie pendant six ou sept ans. Lorsqu’il recommença à en écrire, à Londres, il évita les expériences. Il décida de se concentrer sur la poésie de récit, sachant exactement ce qu’il voulait écrire et conscient qu’il en était capable. Il avait de la chance car il possédait un grand talent naturel pour ce genre de poésie, qui ne fut pas souvent écrite en Angleterre. Depuis les Contes de Canterbury (Canterbury Tales), la plupart des récits poétiques anglais ne parvenaient pas à raconter correctement une histoire et les poèmes qui y sont parvenus parlaient d’histoires banales ou semblaient poétiques uniquement grâce aux artifices employés pour leur rédaction. Morris racontait ses histoires en vers de manière naturelle parce qu’il les concevait comme des poèmes et parce qu’il se plaisait à être un conteur poétique de vieilles histoires. Chaucer était son maître dans cet art et il semble avoir appris grâce à celui-ci, sans s’y être entraîné, tout ce qui pouvait être appris d’un

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18. Choux et vigne, 1897. Première tapisserie de Morris aussi connue sous le nom de Acanthe et vigne. Kelmscott Manor, Oxfordshire.

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tel écrivain, en particulier comment faire de la poésie le centre de l’histoire au lieu d’utiliser une histoire comme prétexte pour créer une banale poésie. Tout comme les Contes de Canterbury de Chaucer, le Paradis Terrestre de Morris est basé sur une histoire qui vaut la peine d’être immortalisée en littérature. Alors que les récits au sujet des pèlerins de Chaucer correspondent à leurs personnages individuels, les narrateurs du Paradis Terrestre racontent chacun une histoire de leur peuple ou de leur pays. Puisqu’il utilisait des références grecques pour ses histoires, ainsi que des références provenant d’autres sources, il eut à inventer un cadre dans lequel les Grecs auraient survécu à l’Antiquité et auraient rencontré les hommes du Moyen Age en provenance de nombreux pays différents. Morris aimait concevoir la poésie comme un métier et maîtrisait l’art de raconter des histoires. Cet art était devenu presque trop facile pour lui et il était capable de le pratiquer sans lui consacrer toute son attention. En effet, on peut observer un certain manque d’attention dans de nombreuses histoires qui forment le Paradis Terrestre, comme si l’écrivain les connaissait si bien qu’il lui était possible de pouvoir penser à autre chose en les écrivant. Il semble vouloir nous narrer un récit pour nous amuser plutôt que par devoir. Il avait prévu d’inclure Vie et mort de Jason (The Life and Death of Jason) à l’intérieur du Paradis Terrestre, mais lorsqu’il l’écrivit, le poème devint trop long pour pouvoir y figurer. C’est une romance en vers caractéristique, créée pour raconter une histoire merveilleuse, dans un style très à propos, jusqu’à ce que, non loin de la fin, Médée, qui apparaît tout au long du poème comme une enchanteresse merveilleuse, devienne mère et qu’elle soit obligée de réprimer sa tendresse maternelle afin de pouvoir tuer ses enfants. Morris nous étonne avec un talent semblable à celui de Chaucer pour exprimer la passion avec les mots les plus simples. Il fait preuve d’un talent analogue dans Les Amants de Gudrun (The Lovers of Gudrun) qui apparaît dans la fin de la troisième partie du Paradis Terrestre. Deux ans avant que ce poème ne soit publié, Morris avait commencé à apprendre l’islandais. Il fut rapidement capable de lire la plupart des sagas qui l’intéressaient dans cette langue. Morris appréciait toutes les bonnes histoires. Celles-ci représentaient néanmoins pour lui ce que l’architecture gothique représentait parmi tous les différents genres de l’architecture. Il mit toute son énergie et son talent au service de la création des Amants de Gudrun. Il racontait l’histoire, non seulement pour son caractère insolite, mais également parce qu’il aimait les hommes et les femmes qui y figuraient. Je traiterai dans un autre chapitre du changement qui eut lieu dans sa poésie à partir de ce moment-là. Deux ans après avoir fini le Paradis Terrestre il essaya à nouveau d’écrire une pièce de théâtre. L’Amour suffit (Love is Enough) est plus éloigné de la réalité que n’importe lequel de ses poèmes. M. Mackail fit une analyse approfondie de sa forme si particulière. Une série de plans changeants, cinq au total, donne une représentation du monde extérieur et des personnages et permet d’atteindre une expression, presque musicale, de la passion qui constitue le but principal de la pièce. Pour réussir à créer une telle ambiance, il eut été nécessaire de créer un net contraste entre le premier et le dernier plan de la pièce. Ce contraste n’est cependant pas assez net dans le poème. Le caractère rustique du premier plan est

19. Panneau de carreaux, 1876. Carreaux peints à la main et polis, 160 x 91,5 cm. Victoria and Albert Museum, Londres. 20. L’Enéide de Virgile, 1874-1875. Page enluminée du manuscrit. 21. Les Odes d’Horace, 1874. Page enluminée du manuscrit. Bodleian Library, University of Oxford, Oxford.

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aussi évanescent que les personnages du Paradis Terrestre. Tous les autres personnages sont semblables à des ombres, de telle sorte que les paroles du plan le plus profond nous semblent plus proches que tout le reste du poème. L’Amour suffit ressemble à une romance mais il s’agit définitivement d’une pièce de théâtre à caractère religieux, un aveu de foi fait presque involontairement. L’amour auquel le poème se réfère n’est pas l’amour d’un être humain envers un autre, même s’il s’agit de paroles susceptibles de favoriser l’apparition de cet amour. On est plutôt en prise avec un état d’esprit qui, pour ceux qui le connaissent, dépasse le bonheur. En effet, il s’agit de ce à quoi l’homme peut aspirer de meilleur dans cette vie. L’Amour suffit fut un semi-échec en tant que poème romantique dans la mesure où Morris n’arrivait plus à masquer dans ses histoires étranges son dégoût de la réalité. La partie romantique du poème se trouve là par simple habitude et elle devient aussi évanescente qu’un souvenir qui nous échappe. En effet, la musique des mots nous fait entièrement oublier ce romantisme. Ce n’est plus le chanteur paresseux d’un monde vide de sens que nous entendons dans la musique des vers de ce poème mais plutôt un poète en train de trouver son style en se basant sur sa propre expérience.

LA RENAISSANCE DES ARTS ET METIERS

22. Le Printemps, 1873. Une des quatre peintures sur verre de la salle à manger de Cragside, conçue par Richard Norman Shaw. Cragside, Northumberland.

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Pendant quelques années, Morris fut principalement occupé par ses différentes activités artistiques et essaya toujours de vivre en artiste, sans s’intéresser de près à d’autres domaines. En 1871, il prit avec Rossetti une belle maison ancienne sur la Tamise supérieure, appelée le manoir de Kelmscott, qu’il décrivit dans Nouvelles de nulle part (News from Nowhere). Il voulait en faire un refuge heureux, à l’abri du monde, mais le contraste entre cette maison et une grande partie de celles de ses contemporains, particulièrement les maisons des populations pauvres, le préoccupait de plus en plus, de sorte qu’il ne pouvait plus se satisfaire de sa magnificence passée. « Parfois », écrivit-il dans une lettre, « je commence à craindre d’avoir perdu ma créativité. Vous savez que je tiens beaucoup à ne pas manquer d’imagination et d’enthousiasme en vieillissant. » Pourtant, le meilleur de sa vie et de sa littérature était encore à venir. Ses passages à vide indiquaient seulement qu’il était tiraillé dans diverses directions. On pourrait considérer qu’il ne s’agissait pas proprement de passages à vide car il continua à traduire des sagas et, en 1875, il édita une traduction de L’Enéide de Virgile. En 1875, l’association de Morris & Cie. fut dissoute et l’amitié entre Morris et Rossetti prit fin. Il y eut un litige au sujet des termes de la dissolution entre Morris, d’une part, et Rossetti, Madox Brown et Marshall de l’autre. Morris s’est, par la suite, réconcilié avec Brown mais jamais plus avec Rossetti qui était malade de l’esprit et du corps. La tendance scientifique l’affecta également et le toucha de près car elle le transforma en un avide chercheur de méthodes et de procédés artistiques. Il se rendit bientôt compte que plusieurs arts et métiers

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qu’il pratiquait étaient dans les ténèbres de l’ignorance. Il s’investit alors dans la chasse aux connaissances passées avec la même ardeur que les hommes de la Renaissance qui voulaient exploiter les connaissances du monde antique. La teinture était l’un de ces arts perdus. Il avait en effet constaté que, après avoir conçu un modèle, les couleurs ne pouvaient pas en être reproduites avec les colorants de son époque. Il s’aperçut que, jusqu’à ce qu’il ait lui-même acquis la connaissance des techniques de teinture, il ne pourrait pas créer de substances pour teindre correctement et librement. Il étudia les traités français des XVIe et XVIIe siècles, en commençant par Herbals, et même la traduction de Pline par Philémon Hollande, avec tout autant d’ardeur qu’un grammairien de Browning travaillant sur la langue grecque. Teindre était seulement l’un des arts qu’il récupéra par le fait, simple mais laborieux, d’apprendre à le pratiquer lui-même. Il manqua pendant un certain temps d’espace, mais en 1881 il déplaça son atelier de Londres à l’abbaye de Merton. Il trouva là un atelier de peinture désaffecté près du fleuve Wandle dont l’eau convenait à sa teinture et, avec les bâtiments, il possédait sept acres de terre comprenant un pré, un verger et un jardin. Voici une liste des différents genres de travaux exécutés à l’abbaye de Merton, que M. Mackail donne dans sa Biographie : 1. Vitraux. 2. Tapisserie d’Arras tissée en métier de haute lisse. 3. Tapis. 4. Broderies. 5. Tuiles. 6. Meubles. 7. Décoration générale pour la maison. 8. Tissus en coton imprimé. 9. Décorations en papier. 10. Figurines tissées. 11. Velours et tissus. 12. Tapisserie d’ameublement. Morris conçut la plupart de ces objets lui-même. A Merton, il pouvait surveiller l’exécution des travaux. Ses créations de tapisserie furent l’une de ses dernières entreprises commerciales. Il avait été simplement attiré vers cet art par son amour des belles tapisseries du Moyen Age. On peut dire que l’art de l’impression commença à décliner peu après avoir été établi. Les premiers livres imprimés sont les meilleurs parce que leurs caractères sont basés sur une belle écriture, telle qu’elle était pratiquée lorsque la calligraphie était considérée comme un art. L’impression tua la calligraphie mais commença bientôt à souffrir de la mort de cet art plus ancien. Pendant de longues générations, on avait créé de beaux caractères, mais cette création cessa d’exister vers le milieu du XIXe siècle, et il ne restait plus que l’édition commerciale,

23. Mouron blanc, 1881. Papier peint. Victoria and Albert Museum, Londres.

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laide, médiocre, et difficile à lire. Morris n’aimait pas que ses propres livres fussent imprimés de cette façon, et, en 1888, il décida de faire mieux pour sa romance en prose, La Maison des Wolfings (The House of the Wolfings). Il consulta son ami M. Emery Walker et ils choisirent un caractère d’imprimerie vieux d’environ cinquante ans, qui avait été créé à partir d’un ancien modèle bâlois. Il employa ce même caractère pour Les Racines des montagnes (The Roots of the Mountains), édité en 1889, et c’est l’année suivante qu’il décida d’installer une presse de son propre cru, avec un caractère conçu par lui seul. Il ouvrit les yeux de beaucoup de gens sur la beauté d’une impression bien réalisée, et créa une demande croissante. Il en fut ainsi avec tous les arts qu’il rétablit et qu’il réforma. Ruskin avait été le premier critique scientifique. Il avait expliqué l’étroitesse artistique et dévoilé les causes de la piteuse qualité de l’art. Morris mit cette doctrine en pratique. Voyant autour de lui des œuvres d’art mal faites, il s’employa à découvrir comment elles pourraient être bien faites, et il apprit du passé, de la même manière qu’un homme d’Etat intelligent saura apprendre de l’expérience d’autres nations. Il savait que le talent d’un artiste n’avait aucune garantie d’être exprimé adéquatement, mais qu’une bonne méthode pouvait fournir cette garantie (dans chaque art qu’il pratiqua il chercha la bonne méthode) car, lorsque cette méthode serait découverte, les hommes de talent pourraient l’employer et l’exploiter au mieux de leurs capacités. La notion la plus répandue était que les arts sont mieux encouragés par la découverte et le parrainage des hommes de talent. Morris ne chercha jamais de tels hommes. Il apprenait un art pour l’enseigner ensuite à n’importe quel individu qui serait disposé à l’apprendre.

LES SAGAS ET SIGURD

24. Anémone, 1876. Dessin pour tissu. Victoria and Albert Museum, Londres.

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En 1860, afin de pouvoir lire les sagas en version originale, Morris commença à étudier l’islandais en suivant l’enseignement d’Eirík Magnússon. L’année suivante, il traduisait déjà des sagas avec Magnusson. Sigurd le Volsung, qui fut édité en 1870, est une poésie différente de la plupart de celles qui composent le Paradis terrestre. Morris raconte cette histoire en raison de sa similarité, et non pas en raison de sa différence, avec sa propre expérience. Il recrée l’histoire comme s’il parlait de ce qu’il avait vu et vécu lui-même. Il avait procédé de la même manière, à un degré moindre, avec les Amants de Gudrun, mais il avait employé pour cette belle poésie un style trop lourd et trop monotone pour son sujet. Pour Sigurd, il créa en revanche un nouveau mètre qui lui permettait d’exprimer tous les élans et la variété dont il avait besoin. Il est facile de percevoir et de nommer les défauts de Sigurd. Morris l’écrivit, comme il écrivait presque tout, trop rapidement. Il y a des lignes approximatives, des passages imprécis, des formules et des expressions toutes faites, et parfois la structure et le mètre semblent mécaniques. Nous ne pouvons que souhaiter qu’il passât dix ans là-dessus au lieu d’un seul, travaillant à ces passages dans lesquels l’inspiration lui fit défaut,

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car c’est avec un tel travail qu’un artiste apprend à corriger ses erreurs et acquiert des forces inattendues. Sigurd, malgré tous ses défauts, est une poésie épique à lire pour son histoire. Son excellence est dans le tout, non dans les parties détachables, la conception ou l’ornement. Elle possède une puissance cumulative jusque-là inégalée dans la poésie narrative anglaise. Elle fut conçue dans la grandeur avant d’être écrite, et ses petits défauts n’en obscurcissent pas la conception. Seule la passion contemporaine pour les illusions réalistes aurait pu éloigner le public de la réalité de Sigurd. A l’époque, l’intérêt du lecteur était attiré par les circonstances décrites dans le récit. Sigurd traitait en effet de personnes et de choses différentes de ce qui apparaissait alors dans les journaux. Ce n’était même pas une poésie intéressante du point de vue romantique car son histoire était dépourvue du caractère insolite si caractéristique de ce courant. Morris lui-même disait ne pas trouver l’histoire exotique. Il pensait que cette histoire devait être aux peuples du Nord ce que l’histoire de Troie devait signifier pour les Grecs. Nous pouvons également dire que cette belle histoire était pour lui ce que la Bible représente pour la plupart d’entre nous. Elle lui était tellement familière qu’elle avait entièrement investi son esprit. Il ne songea pas à la traiter dans le style romantique ou à en intensifier l’intérêt par l’apport de « la couleur locale », tout comme Fra Angelico n’aurait jamais utilisé cette méthode dans ses peintures sacrées. Et, à l’instar de Fra Angelico qui peignait pour un public connaissant ses sujets, Morris écrivit comme si le public était au courant de son histoire. C’est probablement la raison pour laquelle Sigurd ne fut jamais lue ni admirée autant qu’elle le mériterait. Mais, à moins que notre monde perde entièrement son amour de la poésie, il rencontrera enfin un jour les immensités de l’Islande.

LES POEMES EN PROSE Seules deux des poèmes en prose de Morris jouissent de la notoriété qu’ils méritent : Un Rêve de John Ball (Dream of John Ball) et Nouvelles de nulle part. Ils sont connus à cause de leur finalité politique. Ses autres histoires n’ont pas de but politique, bien qu’il ait commencé à les écrire à l’époque où il se consacrait encore à celle-ci. La première, La Maison de Wolfings, fut commencée au début de l’année 1888, et Les Racines des montagnes suivirent une année après. Ces dernières sont plus réalistes que les cinq récits ultérieurs parce qu’ils sont en marge de l’histoire. La Maison de Wolfings raconte l’histoire de la lutte des Goths contre les Romains à l’époque où Rome commençait son déclin. Les Romains y sont présents autant que dans l’histoire de Cymbeline. C’est une légende racontée du point de vue des Goths. Les Racines des montagnes met en scène les mêmes protagonistes, mais à une date ultérieure, car ils y luttent contre les Huns et non pas contre les Romains (on peut du moins présumer que les hommes sombres qu’ils vainquirent étaient des Huns).

25. Petites Fleurs, 1879. Motif pour les tapis Hammersmith. Honeysuckle Bedroom, Wightwick Manor, West Midlands.

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26. Oiseau et anémone, 1881. Tissu en coton imprimé, 62 x 46 cm (plié). Victoria and Albert Museum, Londres. 27. Saint James, 1881. Motif pour soie. Victoria and Albert Museum, Londres.

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La Chambre des Wolfings est moins cohérente que Les Racines des montagnes et le mélange de prose et de poésie la rend moins aisée à lire pour ceux qui aiment des lectures plus faciles. Pourtant, elle comprend de la poésie qui, seule, devait la rendre célèbre. La poésie et la prose sont plus belles lorsque l’histoire devient magique comme dans les histoires ultérieures. Le reste des histoires fut publié dans l’ordre suivant : Douleur éclatante (Glittering Plain), La Forêt au delà du monde (The Wood Beyond the World), Le Puit au bout du monde (The Well at the World’s End), Les Eaux des îles merveilleuses (The Water of the Wondrous Isles) et La Crue séparatrice (The Sundering Flood). Morris semble les avoir écrites comme il avait raconté des histoires pendant son enfance, pour le simple plaisir. Elles n’appartiennent à aucun lieu ou époque et ne ressemblent point aux autres histoires de la littérature anglaise. Morris fut accusé, plus souvent qu’aucun autre, d’avoir écrit dans le style Wardour Street English. Ceci implique que ses narrations étaient des falsifications d’un style antique comme l’étaient les bâtiments du néogothique. Il est vrai que Morris avait le goût pour des mots et des constructions obsolètes, c’était l’un de ses caprices et il les utilisait parce qu’il les aimait et non pas parce qu’il voulait imiter les écritures anciennes. Son langage, comme ses histoires, n’est pas une imitation et, à l’exception de quelques mots, est facile à comprendre car la signification est plus précise que dans la plupart des articles de fond. Le style de Morris aide à emmener ce monde si beau et si accompli, loin de la réalité de notre expérience. Les poèmes de son dernier volume ne sont pas très connus, mais le meilleur d’entre eux, même en gardant Sigurd en mémoire, me semble prouver qu’il n’a jamais fait dans la poésie tout ce qu’il aurait pu y avoir fait. Le grand effort qu’il déploya à la fin de sa vie pour devenir un poète engagé, pour refaire un monde plus proche de celui dont il rêvait était au-dessus de ses forces. Pendant un moment, dans Mère et fils (Mother and Son), il écrivit une saga de son temps. Il y décrit le conflit de son époque comme s’il s’agissait d’une guerre entre des Dieux et des géants. L’énergie nécessaire pour continuer cet exercice lui faisait cependant défaut. Son corps vieillissait, contrairement à son génie. La grande inspiration de sa vie arriva trop tard et lorsqu’il se détourna de la politique, il se reposa en réalisant des activités que d’autres hommes auraient trouvé difficiles mais qui pour lui étaient seulement une façon de faire passer le temps.

DERNIERES ANNEES

28. Rose, 1883. Motif pour tissus imprimés. Victoria and Albert Museum, Londres.

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Au printemps 1891, Morris avait alors cinquante-sept ans, son corps commença à l’avertir qu’il avait commis des abus. Il souffrait de la goutte, avec des complications dues à une insuffisance rénale. « Ma main semble de plomb et mon poignet ressemble à une ficelle », écrivit-il à un ami. Les docteurs lui recommandèrent de toujours prendre le plus grand soin de lui-même à l’avenir. Il survécut cinq ans à cette maladie. Ce temps fut rempli d’activités différentes. L’essentiel de son travail avait cependant déjà été accompli et il devenait chaque année un peu plus faible.

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C’est durant sa maladie qu’il fit sa traduction de L’Odyssée, mais on peut en parler ici comme faisant partie des travaux de ses dernières années. Comme avec les poèmes en prose, il n’eut jamais la gloire qu’il méritait à cause des mots étranges qu’il employait parfois. Il réussit la traduction de L’Odyssée bien mieux que celle de L’Enéide, parce qu’Homère, à la différence de Virgile, était un grand narrateur, et Morris, en dépit de ce qui était perdu à la traduction, réussit à préserver la dynamique et l’enthousiasme de l’histoire mieux que tout autre traducteur. Sa traduction est rugueuse et étrange par moments. Il dit lui-même qu’elle était trop semblable au style d’Homère pour que le public se passionne mais on le lit comme si c’était un poème original écrit pour le contenu de l’histoire, et le poème est magnifique dans les grands passages les plus grandioses. L’Odyssée n’était pour Morris qu’un livre parmi tant d’autres qu’il aurait aimé traduire. Pour lui, l’art et la littérature de la Grèce antique n’avaient pas la même prééminence qu’ils avaient pour d’autres artistes et hommes de lettres. Il admettait que les Grecs avaient un grand pouvoir d’exécution, plus puissant que celui d’autres peuples. Il aurait dit, néanmoins, qu’ils ne furent jamais capables de concevoir un bâtiment tel que l’église de Sainte-Sophie ou une histoire telle que la saga Volsunga. Il voyait tous leurs travaux sans s’arrêter sur l’énorme prestige qu’on leur donnait dans les temps modernes et les appréciait à sa façon, comme s’il les avait découverts lui-même. Après L’Odyssée il se consacra à la traduction de ses premières histoires en français et à la création d’une version métrique de Beowulf. Il appréciait autant l’impression de ses écrits que de leur traduction. En effet, il travaillait sur la presse comme un jeune homme qui vient de commencer sa vie active. Les lettres qu’il écrivit pendant ses dernières années de vie sont pleines d’espoirs et de peurs au sujet du magnifique Kelmscott Chaucer, livre qui fut publié quelques mois avant sa mort. En 1895 il dit à Burne-Jones : « La meilleure façon d’allonger le reste de nos jours est désormais de régler nos petites affaires ». Un changement était intervenu chez lui depuis quelque temps, remarqua Lady Burne-Jones. « Nous avons essayé de prendre cela comme n’étant rien d’autre que l’effet ordinaire du temps » dit-elle. Au début de 1896, Burne-Jones commença à être sérieusement inquiet par les signes de faiblesse qu’il observait chez Morris et la nature de ces signes nous montre ce qu’avait été sa vitalité auparavant. « Dimanche dernier », écrit Burne-Jones, « en plein milieu du petit-déjeuner, Morris a commencé à appuyer son front sur sa main, comme il le fait si souvent maintenant. C’est une chose que je ne l’avais jamais vu faire auparavant, durant toutes les années où je l’ai connu. » En 1895, il avait commencé à souffrir d’insomnie, et lorsqu’il n’arrivait pas à dormir, il se levait et travaillait sur La Crue séparatrice. En janvier 1896, il se rendit pour la dernière fois à une réunion de la Society for the Protection of Ancient Buildings. Il s’affaiblit ensuite très vite. On l’envoya à Folkestone pour qu’il change d’air puis, voyant que ce séjour ne lui avait fait aucun bien, son docteur lui prescrivit un voyage en bateau pour aller en Norvège. Cette solution s’avéra plus nuisible qu’inutile, puisqu’il était mourrant et qu’on aurait dû le laisser mourir en paix. Il fut malheureux pendant tout le voyage et rentra le 18 août en se languissant de la tranquillité de Kelmscott. Il

29. Wandle, 1884. Motif pour tissu imprimé, 165 x 92 cm. Victoria and Albert Museum, Londres.

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30. L’Armement et le départ des chevaliers de la Table Ronde dans la quête du Saint-Graal, 1895-1896. Tapisserie de laine et de soie sur chaîne de coton, 244 x 360 cm. Birmingham Museums and Art Gallery, Birmingham.

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31. L’Adoration des Mages, 1888. Tapisserie de laine et de soie sur chaîne de coton, 345,3 x 502,9 cm. Castle Museum, Norwich.

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était cependant trop malade pour y retourner et ne revit plus jamais cette maison. Il passa ses derniers jours dans sa maison de Londres où il dicta, le 8 septembre, les dernières lignes de La Crue séparatrice. Il réussit à finir ce poème sans rien trahir de la faiblesse qui l’abattait. Dans cet état, il tombait facilement dans des excès de tristesse, et il pleurait lorsque Lady Burne-Jones lui parlait des misères des pauvres. M. Dolmetsch lui jouait de vieilles musiques anglaises sur le virginal mais il était tellement ému qu’il ne pouvait supporter d’en entendre beaucoup. Il fut soigné durant ses derniers jours par M. Emery Walker et décéda le 3 octobre. De sa maladie, un docteur dit qu’elle « était simplement la conséquence du fait que William Morris avait accompli plus de travail que dix hommes réunis ». Son corps fut emmené à Kelmscott et y fut enterré le 6 octobre. Nous comprendrons mieux Morris si nous pensons à lui en tant qu’artisan plutôt qu’en poète, comme quelqu’un qui ne pouvait jamais voir un produit de base sans vouloir en fabriquer quelque chose. Il est même probable qu’il ait finalement vu la société comme une matière première dont il eut aimé faire une œuvre d’art de ses propres doigts. Ses amis les plus chers étaient ceux avec qui il avait créé des choses : ses ouvriers, comme Burne-Jones, M. Webb et M. Emery Walker. L’amitié signifiait effectivement pour lui la camaraderie dans le travail plutôt qu’une quelconque grande intimité d’esprit, car il était toujours en train de travailler ou de penser à son travail. Il ne fut jamais dépendant de personne, comme Burne-Jones le remarqua un jour, non pas parce qu’il manquait de cœur mais parce qu’il donnait toujours plus qu’il ne recevait. Lorsqu’il était d’une humeur passive, il devenait mystérieux. Il se nourrissait l’esprit, non pas au contact d’autres esprits mais grâce à quelque chose de profond dont il parle de temps à autre dans sa poésie. Il permettait à ses amis de l’interrompre lorsqu’il était en train d’écrire un poème, car il appréciait de parler avec eux et savait qu’il pourrait continuer son travail aussitôt la conversation finie. Tout cela n’explique pas pourquoi ses amis l’aimèrent tant ni pourquoi beaucoup de personnes qui ne l’ont jamais connu pensent à lui comme s’ils le connaissaient et comme s’ils avaient été ses amis. Le fait de nous pencher sur cette question nous amène au contraste le plus fort et le plus profond de la nature de Morris. On dit qu’il y a deux sortes d’hommes : l’homme né une fois et l’homme né deux fois. Les hommes nés une fois semblent du début jusqu’à la fin être en accord avec eux-mêmes et libres de ce sentiment de conflit interne que nous pourrions appeler la culpabilité du péché. Ils donnent du plaisir à chacun avec la simplicité et la sécurité qui caractérisent leur propre nature, mais il existe toujours un brin de désenchantement dans leur joie. Les hommes nés deux fois, pour leur part, sont plus taciturnes et leur jeunesse est souvent peu plaisante, car ils sont pleins de contradictions. Ils ne savent pas ce qu’ils veulent devenir ou ce qu’ils feront de leur vie, ils sont agités, influençables et peu naturels. Morris était un homme qui semblait avoir en lui toute la simplicité et l’assurance d’un homme né une fois. Il faisait tout avec une telle facilité qu’il ne pouvait pas être soupçonné de travailler trop pour combler une éventuelle incompétence. Dans sa jeunesse, rien ne pouvait

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32. Le Pivert, 1885. Tapisserie de laine et de soie sur chaîne de coton. William Morris Gallery, Londres.

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33. Tapis Bullerswood, 1889. Tapis en laine sur chaîne de coton, 764,8 x 398,8 cm. Victoria and Albert Museum, Londres.

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34. La Forêt, 1887. Tapisserie de laine et de soie sur chaîne de coton, 121,9 x 452 cm. Victoria and Albert Museum, Londres.

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ternir sa vie active et heureuse exceptée la pensée que sa vie devrait un jour prendre fin. Dès le début, il fut affligé par une peur païenne de la mort, ou plutôt par le sentiment que la mort, qui allait certainement arriver un jour, voire à tout moment, ôtait tout sens à la vie. Il exprimait souvent cette peur dans sa poésie. Il faisait penser à un animal tourmenté par un pressentiment. C’était un fait qu’il ne pouvait ni expliquer, ni oublier, et il ne se serait jamais permis de caresser le moindre espoir d’une vie future. Il y avait ainsi toujours cette ombre lugubre parmi la lumière ensoleillée de ses travaux, et bien qu’il puisse vivre de façon confortable, il ne pouvait pas se sentir à l’aise à la pensée de la mort. Sur ce point seul il était plus fragile et moins heureux que la plupart des hommes, mais c’est cette faiblesse qui le sauva de la satisfaction dangereuse qui caractérise l’homme qui n’a pas su se renouveler. C’était le contraste entre Morris heureux, né une première fois, et le Morris qui renaquit grâce à ses efforts intenses qui transformaient l’admiration des hommes en amour. Mais c’est cette même disparité qui aurait pu le faire sembler distant, installé dans sa bonne fortune. Certains hommes auraient pu, par conséquent, le considérer comme les pauvres considèrent les riches. Ils les envient et les méprisent parce qu’ils ignorent les difficultés de la vie. Certains pourraient même avoir de la compassion pour Morris, outre leur admiration pour lui, et les gens stupides pourraient même sourire lorsque nous le considérons comme un visionnaire. Morris fut un homme qui apprit à souffrir et à échouer comme le plus petit d’entre nous. La souffrance et l’échec ne l’affectaient cependant pas dans la vie ordinaire. Ils le touchaient plutôt lorsqu’il mettait sa force et sa sagesse au service de choses plus importantes qu’il avait choisi de faire. Bien qu’il ait atteint le succès, avec tant de certitude et d’aisance, dans tous les domaines de l’art qu’il pratiquait, Morris passait d’une aspiration à l’autre comme un enfant déconcerté. Il apprenait humblement de chaque déception comme un novice maladroit qui fait ses premiers pas dans un cercle professionnel difficile. Peu importaient ses échecs, il ne désespérait jamais. Il lui semblait toujours qu’il était très peu actif. Il ne se considérait jamais non plus comme un homme doué qui se rabaissait à travailler pour des hommes moins brillants. Lorsque nous lisons son œuvre, nous cessons aussi de penser à lui comme un grand homme. Nous ne le voyons plus comme un poète lointain qui jouit d’une gloire immortelle. Il devient l’un des nôtres lorsqu’il prêche au coin de la rue, avec un discours monocorde. En le voyant ainsi, nous ne pouvons que l’aimer davantage et il redevient grand à nos yeux lorsque nous pensons à la musique de ses derniers jours. Cette musique reflète combien il réussit à conquérir sa peur de la mort, trouvant par là même un sens à la vie.

LES IDEES DE WILLIAM MORRIS Morris exprima clairement ses idées dans des essais et dans trois livres tirés de ses conférences : Espoir et angoisse pour l’art (Hopes and Fears for Art), Architecture, Industrie et richesse (Industry and Wealth), et Signes de changements (Signs of Change). Il fit de même, plus

35. Voleur de fraises, 1883. Coton imprimé, 60 x 95,2 cm. Victoria and Albert Museum, Londres. 36. Rose, 1883. Crayon, encre et aquarelle sur papier, 90,6 x 66,3 cm. Victoria and Albert Museum, Londres. 37. Violette et ancolie, 1883. Motif pour coton imprimé. Collection privée.

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38. Petites Fleurs. Motif pour chintz. Victoria and Albert Museum, Londres. 39. Lys. Motif pour les tapis Kidderminster. Salle de billard, Wightwick Manor, West Midlands. 40. L’Anémone. Motif pour tapisserie de laine et de soie.

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indirectement, dans les Nouvelles de nulle part. Dans presque toutes ses conférences, Morris insiste sur cette relation entre l’art et la société. L’art ne se réduit pas pour lui à la peinture ou à la sculpture mais à toute œuvre faite par l’homme ou par l’artisan qui va au-delà de la création d’objets fonctionnels. « L’art est l’expression de la joie de l’homme au travail » dit-il. Il pensait que cette joie dans le travail était la meilleure chose qui puisse arriver dans la vie de quelqu’un. Il regrettait que ce genre d’art n’existe pas à l’époque où il vivait et notait que personne, sauf Ruskin, ne remarquait cette absence. Il voulait dès le début être un ouvrier libre, trouver ses propres clients et leur donner un bon service. Il savait qu’il n’aurait jamais pu avoir cette liberté s’il n’avait pas possédé lui-même un capital. Morris profita de sa fortune pour acheter sa liberté et il souhaitait que tous les hommes fussent libres comme lui, et ce dès leur naissance. L’objectif de Morris, dans le système capitaliste, n’était pas de faire des produits pour générer du profit, mais de faire du bon travail et de trouver des acheteurs intéressés par cette qualité. Il démontra, avec le succès de son entreprise, qu’il existait toujours un public qui appréciait le bon travail. C’est sur ce constat qu’il s’appuyait pour nourrir l’espoir qu’une relation juste pourrait de nouveau être établie entre le producteur et le consommateur. Nous ne pouvons pas comprendre le développement de ses idées si l’on ne prend pas en compte le fait qu’elles sont nées à partir de sa propre expérience d’artisan. Morris n’a jamais été un théoricien et il n’était pas habitué à réfléchir en termes d’économie politique. Pour lui, les problèmes sociaux ne portaient pas sur la distribution des richesses. Il voyait cela plutôt comme un problème de relation entre le producteur et le consommateur. Il était convaincu qu’il existe un désir naturel chez l’homme qui le pousse à vouloir faire du bon travail et un désir, tout aussi naturel, d’acheter des produits de qualité. Dans une société bien conçue, ces deux désirs se réaliseraient et chacun en tirerait profit. Morris avait constaté qu’au sein de la société de son époque cet équilibre n’existait pas à cause de l’interférence des hommes capitalistes qui voyaient un seul objectif dans la production et dans la vente : le profit. Ainsi, pour lui, le capitalisme n’était qu’un obstacle qui empêchait le producteur de créer avec liberté et le consommateur d’acheter ce qu’il voulait. C’était cette minorité capitaliste qui était arrivée à corrompre les énergies de l’humanité au service de ses propres objectifs. Morris était convaincu que cela pouvait être évité. Il était persuadé qu’une société pouvait s’organiser pour atteindre ses objectifs et croyait que les souhaits des riches et des moins riches pouvaient déterminer ensemble la structure d’une société. Comme Ruskin, Morris était en opposition directe avec les économistes politiques orthodoxes de son temps. Ceux-ci défendaient que la structure sociale, à la différence de la politique, était imposée aux hommes par le contexte, et plus particulièrement par ce qu’ils appelaient la loi de l’offre et de la demande. La valeur de Nouvelles de nulle part n’est pas seulement dans la description que Morris fait du processus par lequel les hommes peuvent atteindre le bonheur, mais dans la représentation de ce bonheur une fois atteint. Lorsque Morris parlait

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des pas à suivre pour atteindre le bonheur, il en parlait sans en avoir une vraie connaissance, mais lorsqu’il parlait du bonheur, il le faisait avec l’autorité d’un expert. La vie qu’il décrit est en général la vie qu’il mena lui-même et c’est à ce mode de vie qu’il renonça parfois pour aider les autres à y accéder. L’utopie de Morris est supérieure à la plupart des autres utopies parce qu’elle nous induit à penser que nous aimerions en effet la vivre. Il se peut que l’humanité ne soit jamais en mesure de régler les problèmes qui lui sont propres et qui entravent l’accès au bonheur pour tous. Quoiqu’il en soit, l’utopie de Morris propose un bonheur réalisable, adapté à la nature humaine et libéré de l’ennui qui pourrait affliger la plupart des hommes s’ils se trouvaient dans un paradis sans occupation motivante. Dans son utopie il n’y avait pas de finalité pour le travail, mais du travail pour tous les hommes tel qu’il le connaissait et l’appréciait. Dans un beau passage il dit : « Lorsque nous aurons obtenu tout ce que nous voulions, que ferons-nous alors ? Ce grand changement pour lequel nous travaillons, chacun à notre façon, viendra comme d’autres changements, comme un voleur dans la nuit, et il sera avec nous avant que nous ne le sachions. Imaginons que ce changement arrive subitement et radicalement et qu’il soit accepté et vanté par tous les gens de bien. Que ferions-nous après, sinon revenir au travail corrompu qui dégrade le monde des générations à venir ? Alors que nous nous éloignons du mât où le nouveau drapeau vient d’être hissé, alors que nous partons, nos oreilles résonnant encore du son des trompettes des hérauts qui ont proclamé le nouvel ordre des choses, je vous dis : vers quoi nous tournerons-nous après ? Vers quoi devrons-nous nous tourner ? Vers quoi d’autre sinon vers notre travail et notre labeur quotidien ? » Le changement dont Morris parle dans Nouvelles de nulle part arrive alors subitement et radicalement et semble libérer les hommes de la plupart des vices et des faiblesses qui s’expriment dans la société. Voilà ce qui pourrait avoir été critiqué dans ce livre : le lecteur sait qu’aucun changement ne pourrait modifier la société à ce point et il s’attend à ce qu’une fiction de l’avenir soit fondée sur cette réalité. Dans l’extrait ci-dessus, Morris ne s’attend cependant pas vraiment à un changement soudain et dramatique. Son message réel, tant dans ce passage que dans la totalité de Nouvelles de nulle part est que les hommes n’ont pas trouvé le sentier du bonheur. Il soutient que ce bonheur était possible dans le passé et qu’il pourrait être vécu de manière encore plus intense à l’avenir. Il trouvait que la société était désorientée et qu’elle ne se contenterait pas de cette situation longtemps. Il compare le changement qui doit advenir avec l’arrivée d’un voleur dans la nuit. Morris voulait ainsi exprimer que les hommes allaient récupérer leur sens de l’orientation. Ils auraient une idée de ce que serait le bonheur dès qu’ils auraient constaté qu’ils ne pouvaient pas en être séparés par les institutions et les idées de l’époque. Morris s’attendait à une vaste révolution dans les esprits de tous les hommes, semblable à l’évolution de son propre esprit. Il croyait, en effet, que si ce changement s’était produit en lui, tous les autres hommes seraient capables de le vivre également. Il croyait que cela pouvait

41. Vigne, vers 1873. Dessin préparatoire pour le papier peint Vigne, crayon et aquarelle, 81,4 x 64,6 cm. Victoria and Albert Museum, Londres.

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42. Sans Titre. Tissu de Hammersmith Terrace. Collection privée.

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arriver facilement et consciemment chez d’autres mais se trompait sans doute à ce sujet. Les changements, tels qu’il les espérait, ces changements qui donnent une nouvelle orientation à une société toute entière, ne sont pas possibles sur une période de dix ou vingt ans. Ils demandent plus de temps. L’un de ces changements s’est produit lorsque le monde antique commença à aspirer à un nouveau mode de vie. Ce changement provoqua la fin de ce monde. Morris, dans son aversion pour la société de son époque, était prêt à voir ce changement détruire son monde de la même façon, s’il n’y avait nul autre moyen de provoquer le bouleversement qu’il désirait tant. Il espérait et œuvrait pour une révolution moins longue et moins désastreuse. Il était convaincu que, si on pouvait amener les hommes à comprendre quelle sorte de vie était désirable, ils la désireraient avec suffisamment de force pour y accéder. Ils devraient probablement lutter pour y arriver, mais sans sacrifier complètement les acquis du passé. Il n’avait en lui aucune haine aveugle de la science. Il voulait donner une nouvelle signification à la science et souhaitait que l’humanité puisse profiter de tout qu’elle avait appris depuis la Renaissance de façon à devenir la société que les hommes désiraient, et non celle que quelques hommes riches souhaitaient leur imposer. Il parlait de « ce que nous désirons en tant que société ». Il pensait en effet que les sociétés avaient des désirs, qu’elles pouvaient en avoir conscience et les accomplir. C’est pour cette raison qu’il était un socialiste et c’est également pour cette raison qu’il croyait que le monde occidental avait pris un mauvais tournant à la Renaissance. Au lieu d’être un romantique, indifférent envers la loi de cause à effet, il vit une connexion de cause à effet que personne n’avait observée avant lui. Loin de négliger la moralité, il prêchait une nouvelle doctrine de principes moraux dans un monde qui ne croyait qu’à la beauté ou à la laideur naturelles. Lui-même, précis dans son but et fort dans sa volonté, dut lutter pour faire comprendre quel devait être le véritable objectif de la société, objectif qui la rendrait plus forte. C’était un visionnaire, pas un sentimental. C’était un artiste qui n’était pas hostile à la science car il n’avait jamais pensé que la science réelle pourrait être hostile ou indifférente à l’art. Pour lui, il ne s’agissait pas de l’art de vivre en beauté, mais plutôt de l’art qui fait créer des choses belles et splendides. Puisqu’il avait luimême le pouvoir de créer des choses magnifiques dans différents domaines et métiers, on aurait pu penser qu’il n’était pas à même de juger de la capacité de l’homme ordinaire pour atteindre le bonheur. La plupart des gens pensent à Morris comme à un homme qui essaya de changer le goût de son temps et, puisque le goût signifie chez ces gens quelque chose d’arbitraire, Morris n’est pour eux qu’un simple « tapissier poétique », comme Lord Grimthorpe l’appela à l’occasion. Pour ces gens, il n’était qu’un artisan qui créa une nouvelle mode dans les dessins et les meubles, qui fut ensuite remplacée par d’autres modes. En fait, Morris resta plus concerné par les questions de goût esthétique que n’importe quel autre grand homme avant lui. Il était ainsi parce qu’il avait aperçu la relation entre le goût esthétique, la moralité et la raison. Son effort

43. Les Odes d’Horace, 1874. Encre, peinture à l’eau, dorage, 17,5 x 13 x 2 cm. Bodleian Library, University of Oxford.

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44. Reliure en cuir repoussé, incrusté d’or. 45. Petites Fleurs. Motif pour les tapis Hammersmith.

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n’était pas d’exalter le goût esthétique par-dessus tout le reste, mais de montrer sa connexion avec les autres facultés de l’homme. La Renaissance, avec tous les triomphes de l’art, a vu naître le déclin de l’art et du goût esthétique, car c’est à ce moment que les hommes commencèrent à perdre l’intérêt pour l’artisan derrière son œuvre, dans les arts les plus humbles de la vie et même dans le grand art qu’est l’architecture. Morris rêvait d’une nouvelle Renaissance basée sur un retour de l’intérêt pour l’artisan. Si cette Renaissance avait lieu, elle aurait signifié pour lui « une reconstitution de la vie civilisée de l’humanité ». Que cette Renaissance advienne ou pas est toujours un fait incertain, mais si elle devait avoir lieu, et si elle réussissait à donner à la société le pouvoir que la Renaissance a donné à l'individu, les hommes pourraient alors considérer que l'activité politique de William Morris ne fut pas vaine.

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BIOGRAPHIE 1834 :

Naissance de William Morris le 24 mars à la Elm House à Walthamstow. Il est le troisième de neuf enfants et l’aîné des fils de William et Emma Shelton Morris. Son père est un riche courtier de la Lombard Street et travaille à Londres pour Sandersons.

1847 :

Mort du père de Morris. L’année suivante, celui-ci entre au Marlborough College où il est influencé par le mouvement appelé High Church.

1853 :

Entre à l’Exeter College à Oxford où il rencontre Edward Burne-Jones qui sera son meilleur ami toute sa vie durant. A Oxford, Morris devient membre d’un cercle d’esthètes fascinés par une vision idéalisée du Moyen Age.

1855 :

A sa majorité, Morris hérite de son premier versement annuel de 900 livres. Accompagné de Burne-Jones, il effectue un tour des grandes cathédrales gothiques du nord de la France. Tous deux décident d’abandonner leurs études religieuses pour s’engager dans une voie artistique.

1856 :

Morris commence à travailler dans le cabinet d’architectes de la G.E. Street où il rencontre Philip Webb qui deviendra un ami proche et un collaborateur.

1857 :

Morris, Burne-Jones, Dante Gabriel Rossetti et d’autres amis peignent les fresques de la Oxford Union. Morris rencontre Jane Burden, un des modèles de Rossetti.

1859 :

Epouse Jane à Oxford, qui lui donnera deux filles, Jenny et May.

1860 :

Morris engage Philip Webb pour dessiner la Red House dans le sud de Londres. Morris et ses amis décorent la maison eux-mêmes, dans un style médiéval.

1861 :

Une fois la Red House achevée, les participants décident de fonder Morris, Marshall, Faulkner and Company. Ford Madox Brown, Burne-Jones, Rossetti et Webb comptent également parmi les fondateurs de la société.

1868 :

Morris commence l’étude de l’islandais et, l’année suivante, avec la collaboration de son professeur Eiríkr Magnusson, il publie ses premières traductions des fables islandaises, la Saga de Gunnlaug langue-de-ver et L’Histoire de Grettir le fort. Entre 1868 et 1870, il publie quatre parties du Paradis terrestre.

46. Affiche montrant la collection des carreaux de Morgan vendue par Morris & Cie.

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1870 :

Pour Morris, le mouvement socialiste paraît être la seule façon de résoudre les problèmes de la société victorienne, notamment les complications générées par la révolution industrielle.

1871 :

Morris et Rossetti deviennent copropriétaires du Kelmscott Manor dans l’Oxfordshire. Morris voyage pour la première fois en Islande.

1875 :

Morris, Marshall, Faulkner and Company est remplacé par Morris & Cie., avec Morris comme seul directeur.

1876 :

De plus en plus engagé en politique, il trouve néanmoins le temps de publier son Sigurd le Volsung et La Chute des Niblungs.

1877 :

Il fonde la Society for the Protection of Ancient Buildings et donne sa première conférence publique sur les arts décoratifs.

1878 :

La famille Morris emménage à la Kelmscott House, à Hammersmith, où Morris entreprend ses premiers travaux sur la tapisserie.

1884 :

Morris écrit de nombreux essais sur le socialisme qui sont diffusés en Angleterre et en Ecosse. Il publie son Art et socialisme et Un Abrégé des principes du socialisme. Au cours de la même année, il démissionne de la Fédération Démocratique et fonde la Ligue Socialiste.

1889 :

Ses Nouvelles de nulle part apparaît régulièrement en série dans Commonweal, un journal de la Ligue Socialiste qu’il édite depuis 1885. La même année, il quitte la Ligue Socialiste et, avec ses disciples, il fonde la Hammersmith Socialist Society.

47. Nouvelles de nulle part, 1892. Page de titre. Kelmscott Press, Hammersmith, Londres.

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1891 :

Morris fonde la Kelmscott Press à Hammersmith.

1894 :

La Forêt au-delà du monde et Le Puit du bout du monde sont publiés. A l’époque, il commence également à travailler au Kelmscott Chaucer.

1896 :

Il publie le Kelmscott Chaucer, mis en page par lui-même et illustré par Burne-Jones. Morris meurt le 3 octobre à la Kelmscott House, et est enterré dans le cimetière de Kelmscott Village.

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LISTE DES ILLUSTRATIONS 1.

Tulipe et Saule, 1873.

p. 4

23. Mouron blanc, 1881.

p. 40

2.

Oiseau, 1877-1888.

p. 7

24. Anémone, 1876.

p. 43

3.

Rose, 1877.

p. 8

25. Petites Fleurs, 1879.

p. 44

4.

Fleurs, 1884.

p. 10-11

26. Oiseau et anémone, 1881.

p. 46

27.

p. 47

5.

Miniatures de Vénus, 1870.

p. 13

6.

Les Mois de l’année, 1863-1864.

7.

28. Rose, 1883.

p. 49

p. 14

29. Wandle, 1884.

p. 50

La Belle au bois dormant, 1862-1865.

p. 15

30. L’Armement et le départ des

8.

Ariane, 1870.

p. 16

9.

Pâquerette, 1862.

p. 18

10.

Fleur et acanthe, 1868-1870.

p. 19

32. Le Pivert, 1885.

p. 56

11.

Sculpture, vers 1863.

p. 21

33. Tapis Bullerswood, 1889.

p. 57

12.

Le Dieu Amour et Alceste, 1861-1864.

p. 22

34. La Forêt, 1887.

p. 58-59

13.

Gauvin en quête du Saint-Graal, ne le

35. Voleur de fraises, 1883.

p. 60

voyant pas car aveuglé par des songes

36. Rose, 1883.

p. 62

37. Violette et ancolie, 1885.

p. 63

38. Petites Fleurs.

p. 65

chevaliers de la Table Ronde dans

31.

la quête du Saint-Graal, 1895-1896.

p. 52-53

L’Adoration des Mages, 1888.

p. 55

d’exploits royaux, vers 1880.

p. 25

14.

Tournesol, 1876.

p. 26

39. Lys.

p. 66

15.

Acanthe et vigne, 1879.

p. 27

40. L’Anémone.

p. 67

16.

Chèvrefeuille, 1866.

p. 28

41.

Vigne, vers 1873.

p. 68

17.

Livre de vers, 1870.

p. 31

42. Sans Titre, vers 1873.

p. 71

18.

Choux et vigne, 1897.

p. 32-33

43. Les Odes d’Horace, 1874.

p. 72-73

19.

Panneau de carreaux, 1876.

p. 34

44. Reliure.

p. 74

45. Petites Fleurs.

p. 75

20. L’Enéide de Virgile, 1874-1875.

p. 36

21.

p. 37

Les Odes d’Horace, 1874.

22. Le Printemps, 1873.

80

Saint James, 1881.

p. 39

46. Affiche montrant la collection des carreaux

47.

de de Morgan vendue par Morris & Cie.

p. 76

Nouvelles de nulle part, 1892.

p. 79