Vingt ans après! [Reprint 2020 ed.]
 9783112356180, 9783112356173

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VINGT ANS APRÈS! par

L'ABBÉ AUGUSTE JACOT Curé de F è v e s .

„La protestation est morte et enterrée". {Au Centre! par un Lorrain).

S T R A S B O U R G K . J. TRCÜXER,

LIBRAIRE-EDITEUR.

1894.

W I N G T ANS A P R È S 1871—1893

ALLOCUTION de

M. le Curé de Fèves à ses paroissiens à l'occasion des calomnies des journaux français et de sa décoration. Il y a dix-neuf ans, à Notre-Dame d'Afrique, Mgr. Lavigerie ordonnait un jeune prêtre qui avait tout sacrifié pour suivre l'appel de Dieu c'est ce même prêtre qui aujourd'hui, pour vous et à cause de vous, pour «on pays, est attaqué, vilipendé, calomnié par la presse républicaine française avec l'aveu tacite sinon formel de la presse religieuse de ce même pays. Il est attaqué dans sa vie privée, dans son honneur, dans sa réputation! c'est une grande et lourde épreuve, surtout quand il faut chaque jour monter au saint autel et dire du fond du cœur au

— II — P a t e r : pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Mais ce m'a été une grande et une immense consolation de lire la noble réponse que plusieurs d'entre vous ont faite (je ne veux pas savoir qui, car tous vous en êtes capables) à un journaliste français qui, semblable au serpent dans le paradis terrestre, est venu pour vous tenter. Il vous a appelé disciples fanatiques de votre curé, honneur à vous ! Elles ne sont pas épaisses les paroisses dont les habitants sont fanatiques de leur curé! Il vous a reproché de m'avoir appelé bon et charitable, merci! Mais surtout où votre courage a brillé, c'est quand, abusant de l'hospitalité de la généreuse Allemagne, le Serpent du Matin vous a interrogés sur la France: Evidemment, a v e z - v o u s répondu, nous étions Français, mais nous ne le sommes plus. E t pourquoi en France chasse-t-on les curés et les sœurs, brûle-t-on le catéchisme dans les écoles? — Mes bien chers frères, j e suis fier de vous et le gouvernement me prie de vous adresser ses félicitations pour votre courage, car beaucoup pensent comme vous, mais peu ou

— III — point osent le dire. Oui, mes frères, jamais je n'ai dit ni pensé rien contre la France, mais il m'est bien permis de dire que je préfère les écoles confessionelles aux écoles sans Dieu, aux hôpitaux sans Dieu, et un gouvernement religieux, quoique protestant, à un gouvernement athée. Mais si le Serpent du Matin est venu siffler dans ce paradis terrestre, il n'y viendra plus, le Matin est supprimé en Alsace-Lorraine; Strasbourg n'abandonne pas ceux qui combattent les bons combats. On a prétendu, mes frères, que Sa Sainteté le Pape Léon XIII m'aurait désavoué et aurait déploré mes efforts. Calomnie ! Sa Sainteté n'a pas pris et n'aurait pas pris, le cas échéant, pour son Vicaire général ou son Rampolla la Madelaine non convertie ou la Samaritaine impénitente qui a nom . . . . mais je m'arrête, le respect de l'Eglise me défend de nommer ici le diable ni ses suppôts. D'ailleurs, j'ai soumis mes œuvres au jugement du Pontife Romain e t . . . . j'attends ! Si Sa Sainteté m'avait désavoué, sans hésiter j'aurais brûlé ici devant vous mes opuscules et vous aurais priés d'en faire autant; je

— IV — serai toujours la brebis la plus docile du troupeau de Pierre. On m'a accusé, mes bien chers frères, d'être seul pour les Allemands parmi le clergé lorrain. Erreur profonde! Calomnie qui doit certainement blesser vivement mes vénérés confrères qui sont aussi allemands que moi, surtout mes s u p é r i e u r s . . . . A l'inauguration du monument de l'Empereur à laquelle je n'assistais pas, Mgr. l'Evêque de Metz y était présent avec ses deux grandvicaires ainsi que M. l'abbé Dellès, député. Et si je nombre les prêtres décorés à Metz seulement, j'y compte M. Karst, vicaire général, M. Simon, ancien secrétaire général, M. Schmidt, chanoine, et combien d'autres dans le diocèse: et ces décorations ne se prodiguent pas d'ordinaire à des ennemis! Non, c'est une calomnie que de prêter au clergé des sentiments protestataires; il peut ne pas y mettre la même ardeur que moi, c'est possible, mais, dans la pratique, il est allemand parceque Dieu le veut ; et si votre curé est allemand, il est en bonne compagnie, en celle de ses Supérieurs. Si j'étais en France, malgré tous mes

V _ sentiments légitimistes, j e m'inclinerais devant les ordres de Sa Sainteté le Pape Léon X I I I et me soumettrais à la République, bien qu'elle ne soit pas précisément Immaculata, mais je m'y soumettrais et comme j e me soumets ici et comme j e prêche la soumission à l'Allemagne, suivant les enseignements du Pape Léon X I I I vis-à-vis le pouvoir civil. J'en viens à ma décoration avec couronne! En a-t-on débité à ce sujet? D'abord, j e ne l'ai pas volée. Ensuite, j e ne l'ai pas demandée, ayant témoigné à plusieurs reprises mes scrupules à ce sujet, j'aurais refusé si j'avais été averti avant. Je ne peux néanmoins qu'être fier de cette haute distinction, première, si je ne fais erreur, en Alsace Lorraine, et qui récompense mes efforts pour la cause de Dieu dans le Reichsland. L a presse radicale a chanté sur tous les tons que jallais être évêque, que j e briguais un Evêché, que Guillaume I I m'avait promis un évêché Ah, mes frères, laissons d'abord mourir les deux vénérés prélats de notre patrie et j e leur souhaite de tout cœur: ad multos annos! Mais j e puis vous assurer que j e ne serai jamais qu'Evêque de Fèves



VI

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et que le diocèse dont on me gratifie si généreusement n'aura jamais que les limites de la modeste paroisse de Fèves. Les mêmes feuilles annoncent pareillement que je veux être député au Reichstag D'abord, il me semble que, comme bien d'autres, je pourrais être député pour ne pas assister aux séances ou pour ne rien dire, mais c'est un dire très-gratuit, car j'ignore l'allemand et l'ignorerai probablement toujours. L a langue ne fait rien aux sentiments, et je puis être un Adèle sujet de l'Allemagne tout en parlant une langue étrangère! C'est elle que j'ai bégayée à mon berceau, c'est elle que je compte murmurer à mon dernier soupir: pour parler français, les Canadiens n'en sont par moins de bons et loyaux sujets de l'Angleterre. Je termine, pour ne pas abuser de votre bienveillante attention. Un journal boulevardier, le Figaro, a lancé contre ma personne des diffamations tellement graves que ie le poursuivrais si j'étais en France; n'y étant pas et ne pouvant pas espérer justice d'un jury en ce pays-là, j e poursuivrai sans pitié ceux qui en Alsace-Lorraine répéteront

— VII — ces calomnies. J'ai besoin de mon honneur, il est sans tache, et en laissant faire la preuve devant les tribunaux des faits allégués je montrerai que je suis toujours digne d'être prêtre, d'être votre pasteur à vous, mes bien chers frères, dont l'appui, dont la sympathie ne m'ont pas manqué en ces pénibles circonstances. Je me résume: pour Dieu et à cause de Dieu, soyons sujets fidèles: Dieu le veut et exige de nous le sacrifice de souvenirs précieux mais qui ne doivent pas nous faire oublier notre devoir: le chrétien se conduit non par le cœur ni par le sang, mais par la raison, par la religion même et surtout en Alsace-Lorraine. Dans le programme de „La Vérité", feuille catholique française, je relève la parole suivante de L. Veuillot qu'on ne soupçonnera pas, je pense, de trahison. „Le gouvernement qui laissera la liberté à l'Eglise „ne m'aura jamais pour ennemi; le gouvernement qui „suivra l'Eglise, je le suivrai moi-même avec amour; „le gouvernement qui persécutera l'Eglise, je le comb a t t r a i jusqu'à la mort et nulle puissance au monde „ne saurait m'en empêcher."



Vili



On lit dans la Lanterne du 19 septembre : „On sait avec quelle noble ardeur le clergé lorrain, „son évêque en tête, est venu lécher les bottes de „l'Empereur Guillaume. On sait avec quelle pieuse „confiance ces messieurs caressent l'espoir de voir „sous peu la bonne épée allemande sortir du fourreau, „et l'impérial . . . (suit une injure grossière à. l'adresse „de Sa Majesté) pour fendre les doctrines subversives „des deux côtés des Vosges." Pour qui a vu l'attitude digne le Msgr Fleck et (le son clergé, ces injures retombent sur leurs auteurs. L'avouerai-je, eu les lisant je me suis consolé de celles qui ne cessent depuis trois ans de tomber sur mon humble personne. Mille fois on m'a traité de lécheur de bottes parceque je rendais & César ce qui était à César, je suis désormais en bonne compagnie et j'estime toutes les clameurs de l'ennemi corame le plus beau fleuron des prêtres de Lorraine dont elles montrent le dévouement, la soumission à l'ordre de choses permis par Dieu. Rome, 7 août, 1 h. 25. Au Vatican, on n'est pas très satisfait de la façon dont Mme Séverine a reproduit sa conversation avec le pape. L e „Moniteur de Rome"

d i t q u e c e t t e e n t r e v u e se

réduit à une simple audience comme le pape en accorde à tous les pèlerins, et que, du reste, Mme Séverine a eu d'autant moins de difficultés à obtenir cette audience, qu'elle était venne avec des lettres de

— IX — recommandation de personnes respectables et jouissant de l'estime du Saint-Siège. „11 a plu à Mme Séverine, dit l'organe du Vatican, de raconter et d'amplifier cette audience avec un grand luxe de mise en scène, ce qui n'est certes pas une garantie d'exactitude de toutes les paroles qu'elle attribue au souverain pontife C'est ainsi que cette phrase, qu'elle met dans la bouche du pape: ,,Mon règne n'est pas de ce monde", ne rend en aucune façon le sens et la forme des paroles prononcées par Léon XIII. E t puisque certains journaux libéraux italiens te sont hâtés d'exploiter cette phrase dans le sens de leurs opinions bien connues et contre la liberté territoriale du pape, nous tenons à rectifier, entre autres points, celui-là." Madame la Marquise d e . . . Crac!

I. VINGT ANS APRÈS. Depuis 1871 et le traité de Francfort qui a terminé la guerre franco-allemande, on a beaucoup écrit sur la question d'AlsaceLorraine et des flots d'encre ont coulé pour et contre. Il me semble qu'après vingt et un ans d'annexion, après l'expérience du nouvel état de choses, il est à propos pour les Alsaciens-Lorrains et pour les Allemands de jeter un coup d'œil rétrospectif, sur les événements marquants qui se sont produits tant sous le rapport politique que religieux dans la période de transition, pour nous renseigner au sujet de la marche à suivre jusqu'à la fusion complète de l'Alsace-Lorraine avec la nouvelle patrie. Certes, l'annexion n'a pas été sans blesser bien des intérêts, sans froisser bien des cœurs: du jour au lendemain, il fallait dire adieu au passé et marcher vers un avenir



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incertain. De là, l'exode qui a suivi la conclusion du traité de Francfort, l'exode qui a été la faute capitale, la faute irrémédiable ; mais il ne faut pas que les Français s'en enorgueillissent outre mesure; en 1552r après l'entrée subreptice du roi Henri II à Metz (le renard dans Je poulailler) toutes les anciennes familles de Metz ont émigré pour éviter le joug français; en 1648, après le traité de Westphalie qui reconnaissait définitivement le fait accompli, nouvel exode; en 1685, après la révocation de l'édit de Nantes, nouvelle transmigration de familles protestantes qui s'en vont en Allemagne chercher la liberté de pratiquer leur religion prétendue réformée. En Alsace, après sa conquête par Louis XIV, mêmes départs, mêmes dispositions vis-à-vis la France, et d'ailleurs les anciens de la ville de Metz se rappellent encore avoir vu les longs, les hauts, les profonds fossés qui séparaient la citadelle de Metz et destinés à mettre chaque nuit les soldats de Sa Majesté très-chrétienne à l'abri des démonstrations un peu vives de „la véhémente amour" des Messins devenus Français, pour les soldats du Fils aîné de



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l'Eglise. Ce sont des faits et nous n'avons jamais entendu dire que depuis l'annexion les allemands aient été ainsi forcés de soustraire chaque nuit leurs soldats comme les rois de France les leurs. Et cela s'explique, les Lorrains (à part tout amourpropre d'avoir été battus en 1870) n'aimaient pas la France de Richelieu qui avait couvert la Lorraine de ruines, de débris lamentables. Il avait fallu les guerres du 1 er Empire pour rallier complètement le pays à la France, et il faut bien reconnaître que par suite des victoires Napoléoniennes, des blocus anodins de 1814 et 1815 et en vertu un peu aussi de la communauté de langage, la Lorraine était devenue franchement et sincèrement française, attachée de cœur à la patrie d'Henri I V et sourde à la voix de sa glorieuse histoire comme terre de l'Empire d'Allemagne; de là les froissements en 1870, l'explosion de sentiments chauvins, la manifestation de répugnances très-compréhensibles. J'ai vu cet exode de 1870; on aurait dit des peuples fuyants devant l'invasion d'Attila, le fléau de Dieu ou devant le cruel Alaric; les gares étaient pleines, les routes encombrées et la 2



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dernière nuit, de septembre, dernier délai, ce fut de l'affolement, de la frénésie, on partait on partait encore . . . . on partait tou-

....

jours . . . . E t depuis, les partants ont regretté les

oignons

Lorraine,

d'Egypte,

ce

pays,

reflets si doux

ont

joyau

pleuré l'Alsaced'émeraude

aux

Depuis, sur les bords de la

Seine, comme sur les contreforts de Djurjurra, les émigrants de 1871, ont bien des fois entonné in petto le Super flumina Babylonis,

le

Quando

et

sedebamus super

ollas

carnium,

tous les comités Alsaciens-Lorrains de France et de Navarre, villages

tous les baraquements

d'Algérie,

fonctionnaires,

tous

les

des

speechs

tous les tam-tam

du

des chau-

vinisme, n'ont pas empêché les émigrants de regretter amèrement leur si beau pays, leur patrie si chère.

Les bureaux de Strasbourg,

accablés de demandes de rapatriement pourraient

nous

en

dire

long là

dessus,

s'ils

voulaient parler! L'imagination des Lorrains, s'en mêlant, on avait cru à une invasion de barbares, à un effondrement général, cataclysme

universel.

C'était

à un

l'époque



bravement l'on annonçait

que des ténèbres

couvriraient

l'Alsace-Lorraine,

trois

jours



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qu'il fallait avoir des cierges bénis pour éclairer ces mystérieuses ténèbres au sortir desquelles les Allemands seraient exterminés, à l'issue desquelles on se retrouverait Français. C'était l'époque des apparitions prétendues de têtes de mort sur les carreaux constellés par les rayons nocturnes de l'astre bienfaisant des nuits. C'était l'époque où l'on racontait gravement que la Vierge avait apparu en Alsace et avait promis l'extermination des Prussiens hérétiques (car à ce moment les Lorrains croyaient tous que Prussien et hérétique était une expression synonyme). C'était l'époque des folies, il faut l'avouer, car si nos vieilles familles étaient restées, nous n'aurions pas vu un vétérinaire Antoine, gendre de Sarazin, en passe de supplanter le bon Dieu et de faire tourner toutes les cervelles, et nombre de membres passés ou présents du Reichstag, de la Délégation seraient restés gros-jean comme devant. Mais une fois le premier affolement passé, on vit les Allemands respecter les biens de chacun, continuer à rendre la justice selon le code Napoléon; on vit les Allemands catholiques pratiquer mieux et avec moins de respect 2*



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humain leur religion que les indigènes, on vit les jeunes gens inscrits dans l'armée être excités à la pratique des devoirs religieux ; on vit chaque année cette émouvante cérémonie de la prestation du serment au drapeau, sous les yeux du Tout-Puissant; on vit le commerce renaître, de nouvelles voies de communication s'ouvrir, de nouveaux débouchés s'offrir au coïnmerce local, des travaux considérables donner de l'ouvrage à des légions d'ouvriers, et n'eût été un orgueil secret qui empêchait de le faire, on aurait applaudi à mille et une réformes, et proclamé que l'Attila qu'on redoutait était un Charlemagne pacifique. Aussi le peuple se ralliait-il au fond de l'âme au pouvoir nouveau qu'il n'osait et qu'il n'ose encore saluer de crainte des capitaines Fracasse de l'intérieur, des Tout-l'yBrouille de l'extérieur qui voyant la paix presque faite entre Sgnarella et Martine se mirent en quête de prouver aux AlsaciensLorrains qu'ils étaient les plus malheureux des hommes, ce que les Chan Heurlins des bords de la Moselle comme des versants des Vosges avaient peine à admettre. 5-H

IL SOUS LA BOTTE PRUSSIENNE. Il est de bon genre, de bon ton, c'est faire preuve d'une profonde science historique, de connaissances approfondies que de représenter l'Alsace-Lorraine expirante sous la botte prussienne, de dépeindre les habitants du Reichsland réduits à la condition d'Ilotes, toujours terrorisés par la crainte de la schlague, sans cesse occupés à pleurer la patrie perdue et à maudire les cruels vainqueurs. A entendre certains récits, on supposerait les Lorrains transformés en autant de Jérémies assis sur les ruines branlantes d'un passé qui n'est plus, on les regarderait comme aussi dignes de pitié que les Irlandais sous Cromvell ou Elisabeth, que les Indiens du Pérou ou du Mexique sous Pizarre ou Fernand Cortez. Lisez Tissot et son voyage au pays des Milliards et vous vous sentirez prêts à prêcher une nouvelle croisade pour délivrer non le Saint Sépulcre mais les malheureuses victimes de ces affreux „meinherrs".

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Ce tableau est-il vrai? L'Alsace-Lorraine gémit-elle sous la botte prussienne ? Oh ! que je voudrais que les détracteurs, que les abusés par de telles balivernes vinssent un peu dans nos villes, dans nos villages. Partout je vois l'aisance, la prospérité, les routes bien entretenues, des ouvriers gagnant bien leur vie ; je vois les journaux critiquer librement les actes de l'administration, attaquer librement ceux qui se sont ralliés franchement au nouvel état de choses, je les vois remplissant librement leurs colonnes de nouvelles de Paris, de la France, annonçant librement les promotions en France des indigènes émigrés par suite de l'option et publiant à grands renforts de trompettes tous les trains de plaisir possibles pour Paris, pour la capitale de l a grrrande France, et vous voulez que je croie que nous ne sommes pas libres ! Je vois aux élections choisir librement l'ennemi notoire du gouvernement pour la Délégation, pour le Conseil général, vanter librement les mérites de tel ou tel charlatan ou marchand d'onguent suisse: et vous voulez que je croie que nous ne sommes pas libres ? Il y a, je le sais, une dictature, mais elle



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est exercée bénignement par un Manteuffel, par un Prince de Hohenlohe qui aime à mettre de la bienveillance, de la bonté, même dans ses observations vis-à-vis le Malbrough qui réclamait l'air et la liberté sur l'air des lampions; il y a une dictature qui se manifeste par certaines précautions, certains moyens préventifs, mais j'ai eu beau parcourir Ensisheim, Bitche ou S. Gengoult, je n'ai pas vu les prisons remplies de détenus politiques; ils ne sont pas en prison les ennemis du Gouvernement, ils sont tranquillement chez eux. Il y a une dictature, mais cela n'empêche guère la Délégation de parler et parfois de déparler, un X . . . d'attaquer les maires de carrière parcequ'on ne l'a pas jugé digne d'en faire partie; un Z . . . excommunier matin et soir du haut de son minaret Wilhelm II et autres tyrans d'Allemagne ; un Y . . . de se poser en adversaire et d'attaquer les bottes inoffensives des gendarmes! La dictature en Alsace-Lorraine ressemble un peu à ce Dieu Terme de la Mythologie qui est, c'est vrai, mais qui ne fait de mal à aucun. Il y a la dictature, c'est vrai, mais elle



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n'est plus ce qu'elle a été dans les premiers temps, elle n'est plus qu'un garde-fous (avis à ceux que cela concerne), elle n'est plus qu'une épée de Damoclès prête à tomber sur ceux qui voudraient toucher au bien qui rattache désormais l'Alsace-Lorraine à l'Allemagne; mais c'est une arme qui se rouille dans le fourreau grâce à la prudence des gouvernements et aussi à l'attitude correcte des habitants du Reichsland, mais j'avouerai franchement que le jour où elle disparaîtra, et gouvernants et gouvernés seront bien aises ; un père n'aime pas de toujours menacer et il est heureux quand la sagesse de ses enfants peut l'en dispenser. Il y a la dictature, c'est vrai, mais à qui la faute? Je le montrerai dans la suite; mais la dictature, puisque dictature il y a, n'empêche guère l'Alsace-Lorraine d'être le pays le plus tranquille, le plus paisible, le plus heureux. Que j'ai donc souvent, et combien comme moi, que j'ai donc souvent haussé les épaules aux récits mensongers de ces voyageurs qui, passé Pagny ou Deutsch-Avri•court, mettent volontairement des lunettes noires pour voir tout en noir, pour découvrir

— 11 — la tristesse là où il y a bonne gaîté gauloise qui n'est pas encore prête d'être enterrée ni à Metz ni ailleurs. Allez dans les villages „En pays annexé" ce ne sont que fêtes, danses, Kermesses, réjouissances, sauteries, buveries, et c'est tellement vrai que les Kreisdirektors sont forcés de mettre de par la loi un terme aux fêtes patronales qui risqueraient de s'éterniser, que les curés ne cessent du haut de la chaire de réclamer contre l'abus de ces bals, de ces danses qui parfois dégénèrent en débauches. Ouvrez les journaux, non les journaux allemands, mais les journaux imprimés en français et vous verrez les colonne s remplies d'annonces affriolantes de fêtes, de réjouissances! Les grincements de l'archet, les notes aiguës de la flûte, les sons bruyants du tambour ne sont pas les signes caractéristiques du spleen. Lorsque vient l'époque de la conscription, c'est fête, c'est débauche de rubans, de chansons patriotiques et des soirées dansantes réunissent avant le départ les amis, les voisins, les fiancées des futurs soldats de l'Allemagne. Et s'il y en a qui partent en France pour éviter de servir les Allemands, ce n'est



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pas en plus grand nombre que dans le reste de l'Allemagne; envoyés au Tonkin, au Sénégal, à Biskra ou Laghouat, quand ils écrivent, ils regrettent de n'avoir pas demeuré dans leur pays natal, et vous me direz que cette population se meurt du spleen? Bref, c'est le plus hardi mensonge, c'est la calomnie la plus effrontée que de prétendre que l'Alsace-Lorraine chante toujours le Libéra me, Domine! L'Alsace-Lorraine est tranquille sous le sceptre allemand, elle n'a pas cherché ni voulu la séparation de 70, elle trouve que son sort vaut bien celui des heureux mineurs de Carroaux, celui des victimes des dynamitards, et elle trouve somme toute paix, sécurité ; de là, vient cette joie, ce contentement qui se manifeste en toutes circonstances, même aux fêtes de l'Empereur célébrées joyeusement, le verre à la main, le soir dans d'intimes réunions, après avoir à l'Ecole acclamé Sa Majesté pour laquelle les prières à l'Eglise sont montées, le matin, ferventes vers le ciel.

III. DESIDERATA. Est-ce à dire que le bonheur soit parfait en Alsace-Lorraine? 11 serait inexact, faux même de le dire. Il y a bien des desiderata, mais ces desiderata peuvent être obtenus d'une manière ou d'une autre, et il en est d'aussi impossibles à réaliser que de prendre la lune avec les dents ou que de trouver la quadrature du cercle. Il y a d'abord les regrets du passé. Ceux-là, je les comprends; il est impossible de rompre d'un coup avec le passé, il est impossible de brûler ce qu'on a adoré et de ne pas se souvenir que dans nos veines coule un sang qui est celui même qui coule dans les veines des français, nos voisins. Mais si le cœur parle ainsi, si le sang crie ainsi, la religion commande d'accepter ce qui est, de se soumettre à, la volonté de Dieu manifestée dans le traité de Francfort; le

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bon sens indique qu'il faut faire de nécessité vertu, et au fond la nécessité n'est pas trop dure. Oh ! je le sais, il est de règle en France d'exiger d'Alsace-Lorraine un deuil perpétuel, on voudrait que, veuve éplorée, elle montât sur le bûcher de son défunt époux, comme au Malabar, on voudrait que le Reichsland tirât les marrons du feu, sauf à d'autres à les croquer, on exigerait que les habitants de nos provinces perdent la vie à force de pleurer la séparation, tandis que soi-même on fumerait „cigares exquis" sur les terrasses de S. Sébastien, tandis que soi-même on inviterait aux banquets l'ambassadeur d'Allemagne et qu'avec lui on sablerait les champagnes les plus capiteux, tandis que soi-même on se soucierait de l'Alsace-Lorraine comme du nez de l'Empereur de Chine, tandis que soi-même on arrondirait sa ventripotence en conseillant aux autres de sonner le tocsin et de s'insurger. On croit avoir rempli tout en déposant, au 14 Juillet, des couronnes sur la statue de Strasbourg, quand on invite les autres à provoquer les coups et surtout à les recevoir. Non, le passé est respecté en Alsace-Lor-



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raine, et il doit l'être ; mais pour ce passé, nous n'avons pas encore vil de candidats martyrs, et nous n'en verrons pas, parceque la position tout en nous commandant la prudence, n'est pas intolérable, loin de là. Si à S. Privât, le passé nous défend de nous associer aux réjouissances, parceque là reposent des soldats morts pour notre défense, le bon sens nous retient et nous dit d'aller encore moins à Mars-la-Tour parcequ'il faut revenir après!! Un desiderata plus rationel, c'est la conservation de la langue française battue en brèche par la langue de Goethe et de Schiller! Ici, je n'ai pas besoin de faire une profession de foi patriotique, elle est connue dans l'univers entier, mais cette conviction, cette ardeur que je mets à défendre la bonne cause qui est celle de Dieu et de l'Allemagne, n'empêche pas que je ne puis résister à la tentation de rompre une lance en faveur de ma bien-aimée langue maternelle. Quand les Anglais ont conquis le Canada, colonie française, ils ont respecté la langue que parlent encore aujourd'hui les habitants de ce pays et les Canadiens, quoique parlant



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la langue française sont devenus loyaux sujets de Sa Majesté Britanique*) qui pourrait compter sur eux même pour repousser une invasion française Quand l'Alsace annexée à la France recevait l'ordre d'apprendre le français elle continuait à enseigner l'allemand et devenait néanmoins française. Si l'Allemagne victorieuse avait respecté la langue, si elle avait laissé ce vestige du passé, si elle avait admis que la langue ne faisait rien aux sentiments, si elle avait agi comme la France en Algérie qui laisse l'Arabe aux Arabes et le fait même enseigner par ses professeurs payés par elle, si elle avait remarqué que Metz, quoique ville allemande, avait toujours parlé français et qu'on ne rompt pas avec dix siècles, il y a longtemps que la Lorraine serait germanisée. Encore aujourd'hui, si l'Allemagne accordait la langue *) Si l'auteur de ces pages ne parle que la langue française, cela ne l'empêche guère d'être franchement sincèrement dévoué à l'Allemagne, et je crois même que les arrondissements français de langue fournissent moins de r