Villes rebelles : du droit à la ville à la revolution urbaine 9782283027516, 2283027519

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Villes rebelles : du droit à la ville à la revolution urbaine
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DAVID HARVEY

VILLES REBELLES Du droit à la ville à la révolution urbaine Traduit de l'anglais (États-Unis) par Odile Démangé

ESSAI BUCHET•CHASTEL

Titre original : Rebel Cities. Front the right to the cily to the urban révolution Première édition : Verso, 2012 © David Harvey Pour la traduction française © Libella, Paris, 2015 ISBN 978-2-283-02751-6

Pour Delfina et tous les autres étudiants du monde

Préface La vision d'Henri Lefebvre

Vers le milieu des années 1970, alors que j'étais à Paris, je suis tombé en arrêt devant une affiche des Écologistes, un mouvement extrémiste d'action de proximité dont l'objectif était de créer un mode de vie urbaine plus soucieux de l'environnement. Cette affiche proposait une vision différente de la ville, une image incroyablement gaie du vieux Paris revitalisé par une vie de quartier animée, avec des balcons fleuris, des places grouillantes d'adultes et d'enfants, des petites boutiques et des ateliers ouverts sur le monde, des cafés partout, des jets d'eau, des flâneurs qui déambulaient sur les bords de Seine, des jardins communautaires par-ci par-là - mais peut-être ai-je inventé ce souvenir-ci - , du temps libre pour bavarder ou fumer la pipe - une habitude qui n'avait pas encore été diabolisée, comme j'ai pu le constater à mes dépens en assistant à une réunion de quartier des Écologistes dans une salle complètement enfumée. J'adorais cette affiche, mais elle s'est abîmée avec le temps et a fini par être en si piteux état que j'ai été obligé de la jeter, à mon grand regret. Elle me manque encore ! Si seulement on pouvait la réimprimer ! Le contraste qu'elle offrait avec le nouveau Paris qui commençait à sortir de terre et menaçait d'engloutir l'ancien était spectaculaire. Autour de la place d'Italie, les immeubles 9

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géants semblaient décidés à envahir la vieille ville et à aller serrer la main de l'affreuse tour Montparnasse. Le projet de voie express rive gauche, les barres de HLM sans âme du XIIIe arrondissement et des banlieues, la monopolisation des rues par le commerce, la désintégration pure et simple de ce qui avait été jadis une vie de quartier dynamique bâtie autour du travail artisanal dans les petits ateliers du Marais, les immeubles décrépis de Belleville, la superbe architecture de la place des Vosges menaçant ruine. J'ai déniché une autre image, un dessin de Jean-François Batellier, représentant une moissonneuse-batteuse qui écrase et avale tous les vieux quartiers de Paris, laissant dans son sillage une rangée parfaitement alignée de tours de HLM. Je l'ai utilisée pour illustrer mon livre The Condition of Postmodemity. Paris traversait, de toute évidence, une crise existentielle qui avait débuté au début des années 1960. L'ancien ne pouvait pas durer, mais le nouveau paraissait vraiment trop affreux, trop inhumain et dénué de sens pour pouvoir être envisagé. Le film que Jean-Luc Godard a réalisé en 1967, Deux ou trois choses que je sais d'elle, restitue magnifiquement la sensibilité de cette époque. Il raconte l'histoire de femmes mariées et mères de famille qui se livrent quotidiennement à la prostitution, autant par ennui que par nécessité financière, avec, en toile de fond, l'invasion du capital d'entreprise américain, la guerre du Vietnam - une affaire autrefois bien française dans laquelle les Américains avaient désormais pris le relais - , le développement vertigineux de la construction d'autoroutes et de grands ensembles, et l'arrivée dans les rues et les magasins de la ville d'un consumérisme insensé. Le point de vue philosophique de Godard me restait cependant étranger : une sorte de vision wittgensteinienne narquoise et nostalgique annonciatrice du postmodernisme, dans laquelle il ne pouvait rien y avoir de solide, que ce fût au centre de l'individu ou de la société. 10

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C'est en cette même année 1967 qu'Henri Lefebvre a rédigé son essai majeur sur le « droit à la ville ». Ce droit, affirmait-il, était tout à la fois vin cri et une demande. Le cri était une réaction à la souffrance existentielle due à une crise qui ravageait la vie quotidienne urbaine. La demande relevait plutôt de l'injonction, celle de regarder cette crise droit dans les yeux et de créer une vie urbaine différente, moins aliénée, plus chargée de sens et plus ludique, mais aussi, comme toujours chez Lefebvre, plus conflictuelle et plus dialectique, ouverte à l'évolution, aux rencontres (aussi bien redoutables qu'agréables) et à la recherche perpétuelle d'une nouveauté inconnaissable1. Nous sommes très forts, nous, les universitaires, pour reconstituer la généalogie des idées. Nous pouvons ainsi reprendre les écrits de Lefebvre de cette période et y dénicher un peu de Heidegger par-ci, de Nietzsche par-là, un doigt de Fourier un peu plus loin, quelques critiques tacites d'Althusser et de Foucault, sans oublier, bien sûr, l'inévitable structure apportée par Marx. Rappelons que cet essai a été écrit à l'occasion des célébrations du centenaire de la publication du premier volume du Capital, un détail qui, comme nous allons le voir, n'est pas dénué de toute signification politique. Mais il est des choses que nous autres universitaires n'avons que trop tendance à oublier : je veux parler du rôle joué par la sensibilité qui se manifeste dans les rues proches de chez nous, des inévitables sentiments de perte provoqués par les démolitions, de ce qui se passe quand des quartiers entiers, comme les Halles, sont réaménagés, ou 1. Henri Lefebvre, La Proclamation de la Commune, Paris, Gallimard, 1965 ; Le Droit à la ville, Paris, Anthropos, 1968 ; L'Irruption, de Nanterre au sommet, Paris, Anthropos, 1968 ; La Révolution urbaine, Paris, Gallimard, 1970 ; Espace et Politique (Le Droit à la ville, 11), Paris, Anthropos, 1973 ; La Production de l'espace, Paris, Anthropos, 1974. 11

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que de grands ensembles surgissent apparemment du néant, sans parier de l'euphorie ou de la contrariété que suscitent les manifestations autour de tel ou tel sujet, des espoirs qui frémissent quand des groupes d'immigrés redonnent vie à un quartier - ces fantastiques restaurants vietnamiens du x n r arrondissement, au milieu des HLM - , ou du désespoir sans fond qui accompagne la marginalisation, les répressions policières et cette jeunesse oisive perdue dans l'ennui insondable d'un chômage en hausse et du manque d'entretien criant de banlieues sans âme qui finissent par se transformer en foyers d'agitation permanente. Lefebvre était, j'en suis certain, profondément sensible à tout cela - et pas seulement en raison de son évidente fascination précoce pour les situationnistes et pour leur attachement théorique à l'idée d'une psychogéographie de la ville, à l'expérience de la dérive urbaine à travers Paris et au contact avec le « spectacle ». Il lui suffisait certainement de franchir la porte de son appartement de la rue Rambuteau pour que tous ses sens soient en alerte. C'est pourquoi il me paraît extrêmement significatif que Le Droit à la ville ait été écrit avant l'« irruption » (pour reprendre le terme que Lefebvre utilisera plus tard) de mai 1968. Son essai expose une situation dans laquelle pareille irruption n'était pas seulement possible, mais quasiment inévitable (Lefebvre y a d'ailleurs apporté sa propre petite contribution à Nanterre). Et pourtant, le sujet des racines urbaines du mouvement de 68 a été très négligé par les récits ultérieurs de ces événements. J'ai dans l'idée que les mouvements sociaux urbains qui existaient alors - les Écologistes par exemple - se sont fondus dans cette révolte et ont contribué à en façonner les revendications politiques et culturelles par des voies complexes, bien que souterraines. Et je soupçonne aussi, sans pouvoir en apporter la moindre preuve, que les transformations culturelles de la vie urbaine qui se sont produites ultérieurement, lorsque le capitalisme 12

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pur s'est masqué en fétichisme de la marchandise, en marketing de niche et en consumérisme culturel urbain, ont joué un rôle qui n'a rien d'innocent dans la pacification post-68 - j'en prendrai pour exemple le journal Libération, fondé par Jean-Paul Sartre et d'autres, qui, à partir du milieu des années 1970, est petit à petit devenu culturellement radical et individualiste, mais politiquement tiède, voire hostile à une vraie politique de gauche et à un collectivisme digne de ce nom. J'évoque tous ces points parce que si, comme on a pu le constater au cours de la dernière décennie, l'idée du droit à la ville a connu un certain retour en force, ce n'est pas l'héritage intellectuel de Lefebvre qui peut l'expliquer (malgré son importance potentielle). Ce qui s'est passé dans la rue, au sein des mouvements sociaux urbains, est beaucoup plus important. Grand dialecticien et critique immanent de la vie urbaine quotidienne, Lefebvre me donnerait certainement raison. Le fait, par exemple, que le curieux téléscopage entre néolibéralisation et démocratisation au Brésil dans les années 1990 ait entraîné l'inscription dans la Constitution brésilienne de 2001 de clauses garantissant le droit à la ville, doit être attribué au pouvoir et à l'importance des mouvements sociaux urbains, notamment à propos des questions de logement, dans la promotion de la démocratisation. Si ce moment constitutionnel a contribué à consolider et à encourager un sentiment actif de « citoyenneté insurgée » (pour reprendre la formule de James Holston), l'héritage de Lefebvre n'y est pour rien, au contraire des luttes actuelles, pour déterminer qui est appelé à définir les caractéristiques de la vie urbaine quotidienne 1 . Et l'importante source d'inspiration qu'a représentée un élément comme les « budgets participatifs », dans 1. James Holston, Insurgent Ciàsenship, Princeton, Princeton Univeraity Press, 2008. 13

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lesquels des citadins ordinaires participent à l'affectation des budgets municipaux à travers un processus de prise de décision démocratique, est intimement liée au nombre considérable de gens en quête d'une réponse quelconque à un capitalisme international qui engendre une néolibéralisation brutale et intensifie ses attaques contre la qualité de la vie quotidienne depuis le début des années 1990. Il ne faut pas s'étonner non plus que ce modèle ait été élaboré à Porto Alegre au Brésil - haut lieu du Forum social mondial. Lorsque, pour prendre un autre exemple, des mouvements sociaux de toute nature se sont rassemblés au Forum social des États-Unis à Atlanta en juin 2007 et, partiellement inspirés par les réalisations des mouvements sociaux urbains du Brésil, ont décidé de constituer l'Alliance pour le droit à la ville - avec des sections actives à New York ou Los Angeles - , la plupart de leurs représentants ignoraient jusqu'au nom de Lefebvre. Après avoir passé des années à se battre pour résoudre leurs problèmes spécifiques (SDF, gentrification et éviction, criminalisation des pauvres et des marginaux, etc.), ils avaient fini par conclure, chacun de leur côté, que leurs combats particuliers s'inscrivaient dans le combat pour la ville en général. Ils se sont dit qu'ensemble, ils auraient plus de chances d'obtenir un changement. Et si l'on observe ailleurs l'existence d'un certain nombre de mouvements similaires, ce n'est pas simplement en vertu de quelque allégeance aux idées de Lefebvre, mais précisément parce que ses idées, comme les leurs, ont avant tout pris naissance dans les rues et les quartiers des villes en souffrance. Une récente compilation relève ainsi la présence active de mouvements pour le droit à la ville - avec des orientations diverses, il est vrai dans plusieurs dizaines de villes à travers le monde 1 . 1. Ana Sugranyes, Charlotte Mathivet (éd.), Cities for AU: Proposais and Expériences Totvards the Right to the City, Santiago du Chili, Habitat 14

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Que les choses soient claires : l'idée du droit à la ville n'est pas issue au premier chef de je ne sais quelles fascinations et marottes intellectuelles - bien que celles-ci ne manquent pas, comme nous le savons. Elle émane essentiellement des rues, des quartiers et s'exprime par un appel au secours et à la subsistance d'individus opprimés en des temps de difficultés extrêmes. Comment, donc, les universitaires et les intellectuels - aussi bien organiques que traditionnels, comme dirait Gramsci - réagissent-ils à ce cri et à cette demande ? C'est ici que l'étude des réactions de Lefebvre lui-même peut être utile, non parce qu'elles nous offriraient des modèles à suivre - notre situation est très différente de celle des années 1960, et les rues de Bombay, de Los Angeles, de Sâo Paulo et de Johannesbourg n'ont pas grand-chose à voir avec celles de Paris - , mais parce que sa méthode dialectique d'enquête critique immanente peut constituer une source d'inspiration pour réagir à ce cri et à cette demande. Lefebvre comprenait fort bien, surtout après son étude sur La Proclamation de la Commune publiée en 1965, un ouvrage qui se nourrissait en partie des thèses situationnistes sur le sujet, que les mouvements révolutionnaires prennent fréquemment, sinon toujours, une dimension urbaine. Cette position l'a immédiatement mis en désaccord avec le Parti communiste, pour qui le prolétariat industriel était la force d'avant-garde du changement révolutionnaire. En commémorant le centenaire de la publication du Capital de Marx par la rédaction d'un traité sur le « droit à la ville », Lefebvre provoquait sans doute intentionnellement la pensée marxiste conventionnelle, laquelle n'avait jamais accordé beaucoup International Coalition, 2010 ; Neil Brenner, Peter Marcuse, Margit Mayer (éd.), Ciliés for People, and Not for Profit: Critical Urban Theory and the Right to the City, New York, Routledge, 2011. 15

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d'importance à l'urbain dans la stratégie révolutionnaire, tout en mythologisant la Commune de Paris comme un événement central de son histoire. En invoquant la « classe ouvrière » comme l'agent du changement révolutionnaire d'un bout à l'autre de son texte, Lefebvre suggérait tacitement que la classe ouvrière révolutionnaire était constituée de travailleurs urbains plutôt qu'exclusivement d'ouvriers d'usine. Il s'agit, a-t-il observé plus tard, de la formation d'un type de classe extrêmement différent - une classe fragmentée et divisée, dotée d'objectifs et de besoins multiples, plus souvent itinérante, désorganisée et fluide que solidement implantée. J'ai toujours approuvé cette thèse, avant même d'avoir lu Lefebvre, et certains travaux ultérieurs de sociologie urbaine - plus particulièrement ceux de Manuel Castells, un ancien étudiant, dévoyé il est vrai, de Lefebvre - n'ont fait qu'amplifier cette idée. Il n'en reste pas moins qu'une grande partie de la gauche traditionnelle a toujours du mal à admettre le potentiel révolutionnaire des mouvements sociaux urbains. Elle les rejette fréquemment comme de simples tentatives réformistes pour résoudre des problèmes spécifiques, et non systémiques, et ne les considère donc pas comme des mouvements révolutionnaires ni comme d'authentiques mouvements de classe. Aussi peut-on déceler une certaine continuité entre la polémique situationnelle de Lefebvre et le travail de ceux d'entre nous qui s'efforcent aujourd'hui d'envisager le droit à la ville dans une optique révolutionnaire, par opposition à une perspective réformiste. La logique qui sous-tendait la position de Lefebvre se serait plutôt intensifiée de nos jours. Dans une grande partie du monde capitaliste avancé, les usines ont disparu ou ont tellement diminué que la classe ouvrière industrielle classique a été décimée. Le travail considérable et en constant essor, indispensable à la 16

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création et à l'entretien de la vie urbaine, se trouve confié de façon croissante à une main-d'œuvre mal payée, précaire, désorganisée et souvent employée à temps partiel. Ce qu'on appelle le « précariat » a remplacé le « prolétariat » traditionnel. L'existence potentielle, de notre temps et dans notre partie du monde du moins - par opposition à la Chine en voie d'industrialisation - , d'un mouvement révolutionnaire, doit tenir compte de ce « précariat » problématique et désorganisé. Comment des groupes aussi disparates peuvent-ils s'organiser pour donner naissance à une force révolutionnaire ? Tel est le problème politique majeur. Et une partie de la tâche consiste à comprendre les origines et la nature de leurs cris et de leurs demandes. Je ne sais pas très bien comment Lefebvre aurait réagi à l'affiche des Écologistes. Comme moi, il aurait sans doute souri devant cette vision ludique, mais ses thèses sur la ville, du Droit à la ville à La Révolution urbaine (1970), donnent à penser que cette nostalgie d'un urbanisme qui n'a jamais existé lui aurait inspiré un jugement critique. En effet, la conclusion centrale de Lefebvre était que la ville que nous avions connue et imaginée jadis était en train de disparaître rapidement et ne pourrait plus jamais être reconstituée. Je suis du même avis que lui, mais j'aurais tendance à être encore plus catégorique. En effet, Lefebvre ne décrit guère les conditions de vie effroyables des masses dans certaines de ses villes préférées du passé (celles de la Toscane à la Renaissance). Pas plus qu'il ne s'attarde sur les conditions de logement exécrables que connaissaient, en 1945, la majorité des Parisiens qui habitaient des appartements où ils gelaient en hiver et rôtissaient en été, avec des toilettes sur le palier, dans des quartiers qui tombaient en ruine - un problème qui réclamait des solutions urgentes et auquel on a entrepris de remédier à partir des années 1960. Malheureusement, cette réfection, organisée de façon 17

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bureaucratique et mise en œuvre par un État français dirigiste, sans une once de participation démocratique ni un iota d'imagination et de fantaisie, n'a fait qu'inscrire de façon durable les privilèges et la relation de domination de classe dans le paysage physique de la ville. Lefebvre constatait également que la relation entre l'urbain et le rural - entre la ville et la campagne - subissait une transformation radicale, que la paysannerie traditionnelle était en voie de disparition et que l'urbanisation gagnait le rural. Cette tendance s'accompagnait, cependant, d'une part d'une nouvelle approche consumériste du rapport à la nature (des week-ends et des loisirs à la campagne aux banlieues arborées et tentaculaires), et de l'autre d'une approche capitaliste productiviste qui voyait dans la campagne une source d'approvisionnement des marchés urbains en produits agricoles, par opposition à l'agriculture paysanne autarcique. Il pressentait également que ce processus prenait une « tournure mondiale » et que, dans ces conditions, la question du droit à la ville - interprétée comme une chose distinctive ou comme un objet définissable - devait céder la place à une question plus vague sur le droit à la vie urbaine. Poursuivant sa réflexion en ce sens, il a élaboré plus tard la question plus générale du droit à la « production de l'espace» (1974). La disparition progressive du clivage urbain-rural s'est produite à une allure différente selon les régions du monde, mais il ne fait aucun doute que ce phénomène a pris la direction prévue par Lefebvre. L'urbanisation chaotique qu'a connue récemment la Chine en offre un bon exemple : le pourcentage de la population résidant dans les régions rurales a ainsi décliné, passant de 74 % en 1990 à seulement 50 % environ en 2010, tandis que la population de la municipalité de Chongqing s'accroissait de trente millions d'habitants au cours du dernier demi-siècle. Bien que 18

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l'économie globale compte encore de nombreux espaces résiduels où ce processus est loin d'être achevé, la grande masse de l'humanité se trouve de plus en plus entraînée dans l'effervescence et les remous de la vie urbanisée. Cela pose un problème évident : revendiquer le droit à la ville revient, dans les faits, à revendiquer le droit à quelque chose qui n'existe plus - si tant est qu'il ait jamais existé. Qui plus est, le droit à la ville est un signifiant vide. Tout dépend de la personne appelée à lui donner du sens. Les financiers et les promoteurs peuvent le revendiquer, et sont parfaitement en droit de le faire. Au même titre que les sans-abri et les sans-papiers. Nous sommes bien obligés d'aborder la question de l'identité de ceux dont on affirme les droits, tout en reconnaissant que, comme l'écrit Marx dans Le Capital, « entre droits égaux, la force décide ». La définition du droit fait elle-même l'objet d'une lutte, laquelle doit se dérouler en même temps que la lutte pour sa concrétisation. La ville traditionnelle a été tuée par le développement capitaliste galopant, victime de la nécessité toujours renouvelée de se débarrasser d'une suraccumulation de capital qui conduit à une croissance urbaine infime et tentaculaire, quelles qu'en soient les conséquences sociales, environnementales ou politiques. Notre tâche politique, suggère Lefebvre, consiste à imaginer et à reconstituer un type de ville tout différent à partir de l'écœurant gâchis provoqué par un capitalisme d'urbanisation et de mondialisation pris de folie. Ce qui exige la création d'un solide mouvement anticapitaliste qui se fixe pour objectif central de transformer la vie urbaine quotidienne. Comme l'histoire de la Commune de Paris avait suffi à l'apprendre à Lefebvre, édifier le socialisme, le communisme ou, au demeurant, l'anarchisme dans une seule ville est mission impossible. Les forces de la réaction bourgeoise 19

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n'ont aucun mal à cerner la ville, à couper ses voies d'approvisionnement et à l'affamer, voire à l'envahir et à massacrer tous ceux qui résistent, comme cela s'est produit à Paris en 1871. Ce n'est pourtant pas une raison pour tourner le dos à l'urbain, en tant qu'incubateur d'idées, d'idéaux et de mouvements révolutionnaires. Ce n'est que lorsque la politique se concentrera sur la production et la reproduction de la vie urbaine, conçue comme le processus central de travail où prennent naissance les impulsions révolutionnaires, que l'on pourra mobiliser des luttes anticapitalistes susceptibles de transformer radicalement la vie quotidienne. Lorsqu'on admettra que ceux qui construisent et entretiennent la vie urbaine sont les premiers à pouvoir revendiquer ce qu'ils ont produit, et qu'une de leurs revendications porte sur le droit inaliénable de faire une ville plus conforme à leurs vœux, alors seulement, nous pourrons élaborer une politique de l'urbain qui aura un sens. « La ville est morte », semble dire Lefebvre, « vive la ville I » La recherche du droit à la ville serait-elle donc celle d'une chimère ? En termes purement matériels, certainement. Mais les luttes politiques sont animées par des visions autant que par des données pratiques. Les groupes qui participent à l'Alliance pour le droit à la ville sont formés de locataires à faibles revenus appartenant à des communautés de couleur qui luttent pour un type de développement répondant à leurs désirs et à leurs besoins, de sans-abri qui s'organisent pour défendre leur droit au logement et aux services élémentaires, et de jeunes LGBT de couleur qui se battent pour avoir droit à des espaces publics sûrs. Dans le programme politique collectif élaboré pour la section de New York, cette coalition a cherché à donner une définition plus claire et plus large du public susceptible d'obtenir concrètement accès à cet espace dit public et qui serait également habilité à créer de nouveaux espaces communs 20

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de socialisation et d'action politique. Le terme de « ville », de « city » en anglais, possède une histoire emblématique et symbolique profondément ancrée dans la quête de significations politiques. La cité de Dieu, la ville sur la colline, la relation entre cité et citoyenneté - la ville comme objet de désir utopiste, comme lieu distinct d'intégration au sein d'un ordre spatio-temporel perpétuellement mouvant - , tout cela lui prête une signification politique qui mobilise un imaginaire politique déterminant. Mais le propos de Lefebvre, certainement de connivence ici avec les situationnistes, ou au moins redevable à leur égard, est qu'il existe déjà à l'intérieur de l'urbain de multiples pratiques regorgeant elles-mêmes de possibilités alternatives. Le concept d'hétérotopie de Lefebvre - radicalement différent de celui de Foucault - définit des espaces sociaux liminaux de possibilité où « quelque chose de différent » est non seulement possible, mais aussi fondamental pour la définition de trajectoires révolutionnaires. Ce « quelque chose de différent» ne relève pas forcément d'un plan conscient, mais plus simplement de ce que les gens font, sentent, perçoivent et expriment lorsqu'ils cherchent à donner du sens à leur vie quotidienne. Ces pratiques créent des espaces hétérotopiques un peu partout. Rien ne nous oblige à attendre la « grande révolution » pour constituer de tels espaces. La théorie de Lefebvre d'un mouvement révolutionnaire suit le cheminement inverse : il s'agit pour lui d'un rassemblement spontané se produisant dans un moment d'« irruption » et où des groupes hétérotopiques disparates voient soudain, ne fût-ce que fugacement, les possibilités d'une action collective pour créer quelque chose de radicalement différent. Lefebvre symbolise ce rassemblement dans la quête de centralité. La centralité traditionnelle de la ville a été détruite. Mais une impulsion et une aspiration à sa 21

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restauration renaissent, encore et encore, produisant des effets politiques majeurs, comme nous avons pu l'observer récemment sur les places centrales du Caire, de Madrid, d'Athènes, de Barcelone et même de Madison, dans le Wisconsin, et plus récemment encore au parc Zuccotti de New York. Existe-t-il d'autres manières et d'autres lieux où nous puissions nous rassembler pour faire entendre nos demandes et nos cris collectifs ? C'est ici, cependant, que le romantisme révolutionnaire urbain, que beaucoup attribuent aujourd'hui à Lefebvre et qu'ils apprécient tant chez lui, se heurte à l'écueil de son interprétation des réalités capitalistes et du pouvoir du capital. Tout moment visionnaire alternatif spontané est fugace ; s'il n'est pas saisi au vol, il s'évanouira inéluctablement - comme Lefebvre a pu le constater personnellement dans les rues de Paris en 68. Il en va de même des espaces hétérotopiques de différence qui servent d'humus au mouvement révolutionnaire. Dans La Révolution urbaine, il a maintenu l'idée d'une hétérotopie (pratiques urbaines) en tension avec l'isotopie (l'ordre spatial accompli et rationalisé du capitalisme et de l'État) ainsi qu'avec l'utopie en tant que désir expressif, au lieu de la présenter comme une alternative possible à l'isotopie. La différence isotopie-hétérotopie, affirmait-il, ne peut se concevoir correctement que d'une façon dynamique... Les groupes anomiques façonnent les espaces hétérotopiques, tôt ou tard récupérés par la praxis dominante. Lefebvre était bien trop conscient de la force et du pouvoir des praxis dominantes pour ne pas admettre que la tâche ultime consiste à les éradiquer grâce à un mouvement révolutionnaire bien plus vaste. Il faut renverser et remplacer tout le système capitaliste d'accumulation perpétuelle, 22

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en même temps que les structures de classe et de pouvoir étatique centrées sur l'exploitation qui lui sont associées. La revendication du droit à la ville est une étape sur la voie de cet objectif. Elle ne pourra jamais être une fin en soi, même si elle apparaît de plus en plus comme une des voies les plus prometteuses.

Première partie LE DROIT À LA VILLE

Chapitre 1 Le droit à la ville

Nous vivons à une époque où les idéaux des droits de l'homme occupent le devant de la scène, politiquement et éthiquement. On mobilise une grande énergie politique pour les encourager, les protéger et en souligner l'importance dans l'édification d'un monde meilleur. Les concepts en circulation sont cependant, pour l'essentiel, individualistes et fondés sur l'idée de propriété ; en tant que tels, ils ne font rien pour remettre en question la logique de marché libérale et néolibérale dominante, ni les modes néolibéraux de légalité et d'action étatique. Dans notre monde, après tout, les droits de propriété privée et le taux de profit l'emportent sur toute autre considération de droit. Il arrive pourtant qu'en certaines circonstances, l'idéal des droits de l'homme prenne un visage collectif ; c'est le cas notamment quand il s'agit de défendre les droits des travailleurs, des femmes, des homosexuels et des minorités - un héritage du mouvement ouvrier déjà ancien et, notamment, du mouvement des droits civiques des années 1960 aux États-Unis, un mouvement collectif qui a eu des répercussions mondiales. Ces luttes pour la défense de droits collectifs ont, occasionnellement, obtenu des résultats majeurs. Je m'intéresse ici à un autre type de droit collectif : le droit à la ville dans le contexte du regain d'intérêt que 27

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suscitent les idées d'Henri Lefebvre sur cette question et de l'émergence dans le monde entier de mouvements sociaux très divers qui revendiquent aujourd'hui ce droit. Comment, alors, définir celui-ci ? La ville, comme l'a écrit autrefois le célèbre sociologue urbain Robert Park, constitue « la tentative la plus cohérente et, dans l'ensemble, la plus réussie de l'homme pour recréer le monde dans lequel il vit d'une manière plus conforme à ses vœux. Mais, si la ville est le monde que l'homme a créé, c'est également celui dans lequel il est désormais condamné à vivre. C'est ainsi qu'indirectement, et sans percevoir très clairement la nature de sa tâche, en créant la ville, l'homme s'est recréé lui-même 1 . » Si Park a raison, la question du type de ville que nous souhaitons est indissociable de celle du type de personnes que nous voulons être, des types de relations sociales que nous recherchons, des relations avec la nature que nous apprécions, du mode de vie que nous désirons, des valeurs esthétiques que nous professons. Le droit à la ville dépasse donc largement le droit d'accès individuel ou collectif aux ressources qu'elle incarne : il recouvre également le droit de changer et de réinventer la ville d'une manière plus conforme à nos vœux. Il s'agit, de surcroît, d'un droit collectif davantage qu'individuel ; réinventer la ville ne peut en effet se faire sans l'exercice d'un pouvoir collectif sur les processus d'urbanisation. La liberté de nous faire et de nous refaire, de faire et de refaire la ville, est, à mon sens, un des droits de l'homme le plus précieux et pourtant le plus négligés. Quelle est donc la meilleure manière de l'exercer ? Puisque, comme l'affirme Park, nous n'avons pas eu jusqu'à présent une image parfaitement claire de la nature 1. Robert Park, On Social Control and Collective Behavior, Chicago, Chicago University Press, 1967, p. 3. 28

LE DROIT À LAVITIF

de notre tâche, il peut être utile de nous demander tout d'abord comment un processus urbain mû par de puissantes forces sociales nous a créés et recréés au cours de l'histoire. En raison du rythme et de l'envergure considérables de l'urbanisation ces cent dernières années, nous avons été recréés à plusieurs reprises sans savoir ni pourquoi ni comment. Cette urbanisation spectaculaire a-t-elle contribué au bien-être de l'homme ? A-t-elle fait de nous des êtres meilleurs, ou nous a-t-elle suspendus dans un monde d'anomie et d'aliénation, de colère et de frustration ? Sommes-nous devenus de simples monades ballottées dans un océan urbain ? Au XXe siècle, les questions de ce genre ont préoccupé des intellectuels très divers, tels que Friedrich Engels et Georg Simmel, qui ont proposé des critiques pénétrantes des profils humains urbains qui apparaissaient alors en réaction à l'urbanisation rapide 1 . Nous n'aurions aucun mal aujourd'hui à dresser la liste des formes de mécontentement et d'angoisse, ainsi que d'excitation, dues à des transformations urbaines encore plus rapides. Chose curieuse, il semble pourtant que nous n'ayons aucune envie de nous livrer à une critique systématique de ces évolutions. Le tourbillon de changement nous emporte, alors même que surgissent des questions évidentes. Que penser, par exemple, des immenses concentrations de richesses, de privilèges et de consumérisme que l'on observe dans

1. Friedrich Engels, Die Loge der arbeitenden KJasse in England, nach einer Anschauung und authentischen Quellen, Leipzig, O. Wigand, 1843 [La situation de la classe laborieuse en Angleterre : d'après les observations de l'au teur et des sources authentiques, trad. Gilbert Badia et Jean Frédéric, Paris, Éditions sociales, 1975] ; Georg Simmel, «The Metropolis and Mental Life », in David Levine (éd.), On Individualism and Social Forms, Chicago, Chicago University Press, 1971 ; Georg Simmel, Les grandes villes et la vie de l'esprit, suivi de Sociologie des sens, trad. Jean-Louis Vieillard-Baron et Frédéric Joly, Paris, Payot & Rivages, 2013. 29

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presque toutes les villes du monde, au milieu de ce que les Nations unies elles-mêmes décrivent comme un « bidonville global » en pleine expansion1 ? Revendiquer le droit à la ville au sens où je l'entends ici, c'est revendiquer une forme de pouvoir de façonnement fondamental et radical sur les processus d'urbanisation, sur la manière dont nos villes sont créées et recréées. Dès l'origine, les villes sont nées de la concentration géographique et sociale d'un surproduit. L'urbanisation a donc toujours constitué une sorte de phénomène de classe ; il faut bien en effet que les surplus soient tirés de quelque part et de quelqu'un, tandis que leur utilisation est habituellement contrôlée par quelques-vins (une oligarchie religieuse, par exemple, ou un poète guerrier aux ambitions impériales). Cette situation générale se poursuit, bien sûr, sous le capitalisme, tout en relevant d'une dynamique légèrement différente. Le capitalisme repose, nous dit Marx, sur la quête perpétuelle d'une plus-value (profit). Or, pour produire de la plus-value, les capitalistes doivent produire un surproduit. Autrement dit, le capitalisme produit en permanence le surproduit nécessaire à l'urbanisation. La relation inverse est également vraie. Le capitalisme a besoin de l'urbanisation pour absorber le surproduit qu'il produit en permanence. D'où l'apparition d'un lien interne entre le développement du capitalisme et l'urbanisation. On ne sera donc pas surpris de constater que les courbes logistiques de l'essor de la production capitaliste au fil du temps et de l'urbanisation de la population mondiale suivent un tracé largement parallèle. Observons de plus près l'activité des capitalistes. Ils commencent la journée avec une certaine quantité d'argent et la 1. Mike Davis, Pianet of Slums, Londres, Verso, 2006 [Planète bidonvilles, trad. Gobelin, Paris, Ab irato, 2005]. 30

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terminent avec une quantité plus importante (leur profit). Le lendemain, il leur faut décider ce qu'ils feront de l'argent supplémentaire qu'ils ont gagné la veille. Les voilà face à un dilemme faustien : réinvestir ce surplus pour gagner encore plus d'argent, ou le dépenser en plaisirs divers. Les lois impitoyables de la concurrence les obligent à réinvestir, car s'ils ne le font pas, un autre s'en chargera certainement. Pour qu'un capitaliste reste un capitaliste, il doit réinvestir constamment des surplus afin d'en dégager davantage encore. Les capitalistes qui réussissent gagnent dans l'ensemble suffisamment pour réinvestir dans l'expansion tout en satisfaisant leur soif de plaisirs. Ce réinvestissement perpétuel entraîile toutefois une expansion de la production excédentaire. Et surtout, il entraîne une expansion à un taux composé - d'où toutes les courbes logistiques de croissance (argent, capital, production et population) qui s'attachent à l'histoire de l'accumulation de capital. La politique du capitalisme est affectée par le besoin constant de trouver des terrains propices à la production et à l'absorption d'un surplus de capital. Dans cette entreprise, le capitaliste se heurte à un certain nombre d'obstacles qui tendent à l'empêcher de poursuivre une expansion continue et sans souci. En cas de pénurie de main-d'œuvre et de salaires trop élevés, il va devoir mettre au pas la main-d'œuvre existante (le chômage provoqué par les progrès technologiques et les attaques contre le pouvoir de la classe ouvrière syndiquée - telles qu'en ont lancé Thatcher et Reagan dans les années 1980 - constituent deux recettes éprouvées) ou bien trouver une nouvelle main-d'œuvre - grâce à l'immigration, à l'exportation de capital ou à la prolétarisation d'éléments encore indépendants de la population. Il faut également trouver de nouveaux moyens de production en général, et de nouvelles ressources naturelles en particulier. D'où une pression 31

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croissante sur l'environnement naturel, censé fournir les matières premières nécessaires tout en absorbant les inévitables déchets. Les lois impitoyables de la concurrence obligent également les capitalistes à élaborer constamment de nouvelles technologies et de nouvelles formes d'organisation ; en effet, ceux qui atteindront une productivité supérieure pourront évincer plus facilement ceux qui emploient des méthodes moins efficaces. Les innovations entraînent de nouveaux désirs et de nouveaux besoins, tout en réduisant le temps de rotation du capital et la friction de la distance. On assiste à l'élargissement du champ géographique dans lequel le capitaliste peut rechercher librement davantage de main-d'œuvre, de matières premières, etc. Si le pouvoir d'achat n'est pas suffisant sur un marché existant, il faut trouver d'autres débouchés en développant le commerce extérieur, en faisant la promotion de nouveaux produits et de nouveaux modes de vie, en créant de nouveaux instruments de crédit et de nouvelles dépenses publiques financées par la dette. Si, pour finir, le taux de profit reste trop bas, la régulation étatique d'une « concurrence ruineuse », la monopolisation (fusions et acquisitions) et les exportations de capitaux vers d'autres horizons sont autant de solutions envisageables. Pour peu que l'un ou l'autre des obstacles à la circulation et à l'expansion continues du capital que nous venons d'évoquer se révèle incontournable, l'accumulation de capital est bloquée et les capitalistes sont en situation de crise. Il leur est impossible de procéder à un réinvestissement profitable de leur capital, l'accumulation stagne ou cesse, et le capital est dévalué (perdu) et peut même, dans certains cas, être physiquement détruit. Il existe plusieurs formes possibles de dévaluation. Les marchandises en surplus peuvent être dévaluées ou détruites, la capacité de production et les actifs peuvent perdre de la valeur et rester inemployés, l'argent 32

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lui-même peut être dévalué en cas d'inflation. Et si crise il y a, la main-d'œuvre risque bien sûr d'être dévaluée par un chômage massif. Comment la nécessité de contourner ces obstacles et d'élargir le champ d'une activité capitaliste profitable a-t-elle pu alors servir de moteur à l'urbanisation capitaliste ? J'affirme ici que cette dernière joue un rôle particulièrement actif - en même temps que d'autres phénomènes, tels que les dépenses militaires - dans l'absorption du surproduit que les capitalistes ne cessent de créer dans leur recherche de plus-value1. Prenons, pour commencer, l'exemple du Paris du Second Empire. L'année 1848 a vu l'une des premières crises manifestes d'excédent simultané de capital et de main-d'œuvre ne trouvant de débouché ni l'un ni l'autre. Cette crise, qui a touché toute l'Europe, a frappé Paris avec une violence particulière, entraînant une révolution avortée menée par les ouvriers au chômage et les utopistes bourgeois qui voyaient dans une république sociale l'antidote à la cupidité capitaliste et à l'inégalité. La bourgeoisie républicaine réprima brutalement ce mouvement révolutionnaire, sans réussir pour autant à résoudre la crise. D'où l'arrivée au pouvoir de Louis Napoléon Bonaparte qui, après un coup d'État en 1851, se proclama empereur en 1852. Pour assurer sa survie politique, l'empereur autoritaire réprima impitoyablement les mouvements politiques dissidents ; dans le même temps, conscient de la nécessité de régler le problème d'absorption du surplus de capital, il engagea un vaste programme d'investissement dans les infrastructures, tant en France qu'à l'étranger. Il se lança ainsi dans la construction de chemins de fer à travers toute l'Europe et jusqu'en 1. Pour un exposé plus complet de ces idées, voir David Harvey, The Enigma of Capital, and the Crises of Capitahsm, Londres, Profile Books, 2010. 33

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Orient et accorda son soutien à des chantiers aussi pharaoniques que celui du canal de Suez. En France, il développa le réseau ferroviaire, construisit des ports, assécha des marais, et j'en passe. Mais sa principale réalisation fut de transformer toute l'infrastructure urbaine de Paris. À cette fin, Napoléon m fit venir Haussmann à Paris et lui confia la responsabilité des travaux publics en 1853. Haussmann avait parfaitement compris que sa mission d'urbanisation avait pour objectif de contribuer à résoudre le problème de capital excédentaire et de chômage. La reconstruction de Paris absorba des volumes considérables (pour l'époque) de main-d'œuvre et de capitaux et, associée à la répression autoritaire des aspirations des ouvriers parisiens, joua un rôle majeur de stabilisation sociale. Haussmann s'inspira des projets utopiques (des fouriéristes et des saintsimoniens) de rénovation de Paris qui avaient fiait débat dans les années 1840, à une grande différence près : il modifia l'échelle de ces visions urbaines. Le jour où l'architecte Hittorff vint lui présenter ses plans pour un nouveau boulevard, Haussmann les lui jeta au visage en disant : « Quarante mètres ! Mais, monsieur, c'est le double, c'est le triple qu'il nous faut. Oui, je dis bien le triple : cent vingt mètres. » Haussmann avait une vision de la ville bien plus vaste et bien plus globale : au lieu de se contenter de rapiécer le tissu urbain, il annexa les faubourgs et redessina des quartiers tout entiers Qes Halles, par exemple). Se refusant à procéder par étapes, il transforma la ville de fond en comble, une méthode qui rendait nécessaire l'existence de nouvelles institutions financières et de nouveaux instruments de crédit élaborés sur le modèle saint-simonien (le Crédit mobilier et la Société immobilière). Il contribua ainsi dans les faits à résoudre le problème d'écoulement de l'excédent de capital en mettant sur pied un système 34

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keynésien d'amélioration de l'infrastructure urbaine financée par la dette. Le système fonctionna à merveille pendant une quinzaine d'années et entraîna non seulement la transformation des infrastructures urbaines, mais aussi l'apparition d'un mode de vie urbain inédit et d'un nouveau type de personnalité urbaine. Paris devint la « Ville lumière », le grand centre de consommation, de tourisme et de plaisirs (les cafés, les grands magasins, l'industrie de la mode, les prestigieuses expositions). Tout cela provoqua une mutation du mode de vie urbain qui lui permit d'absorber d'importants excédents grâce à un consumérisme grossier - qui scandalisait les traditionalistes tout en excluant les ouvriers. Mais l'année 1868 vit l'effondrement du système financier et des structures de crédit poussés à leurs limites et de plus en plus spéculatifs, sur lesquels reposait ce mode de vie. Haussmann fut destitué. En désespoir de cause, Napoléon m partit en guerre contre l'Allemagne de Bismarck et fut vaincu. C'est dans le vide qui suivit que surgit la Commune de Paris, l'un des plus grands épisodes révolutionnaires de l'histoire urbaine capitaliste. La Commune résultait à la fois d'une nostalgie du monde urbain détruit par Haussmann - réminiscences de la révolution de 1848 - et du désir de ceux qui avaient été dépossédés par les travaux d'Haussmann de reprendre possession de leur ville. Mais elle exprimait également des visions progressistes conflictuelles de modernités socialistes alternatives, par opposition à celles du capitalisme de monopole, l'idéal d'un contrôle hiérarchique centralisé - le courant jacobin - se heurtant aux projets anarchistes décentralisés de contrôle populaire - le courant proudhonien. En 1872, de violentes querelles au sujet des responsabilités des uns et des autres dans l'échec de la Commune provoquèrent entre marxistes et anarchistes une rupture politique radicale 35

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qui, aujourd'hui encore, divise malheureusement une grande partie de l'opposition de gauche au capitalisme1. Avançons rapidement pour nous pencher sur la situation des États-Unis en 1942. Le problème de l'écoulement des surplus de capital, qui avait paru insoluble dans les années 1930 - en même temps que celui du chômage qui l'accompagnait - , trouva une solution provisoire dans l'immense mobilisation pour l'effort de guerre. Tout le monde s'inquiétait pourtant de ce qui se passerait au lendemain des hostilités. Politiquement, la situation était dangereuse. Le gouvernement fédéral dirigeait de facto une économie nationalisée - avec une très grande efficacité, au demeurant - , et les États-Unis étaient les alliés de l'Union soviétique communiste dans la guerre contre le fascisme. De puissants mouvements sociaux de tendance socialiste avaient vu le jour en réaction à la crise des années 1930, et leurs sympathisants participèrent à l'effort de guerre. Nous savons tous ce qui en résulta : la politique du maccarthisme et la guerre froide, dont les signes avant-coureurs étaient déjà nombreux en 1942. Comme sous Napoléon m , les classes dominantes de l'époque réclamaient évidemment une vigoureuse répression politique pour réaffirmer leur pouvoir. Mais comment gérer le problème d'écoulement des surplus de capital ? Une revue d'architecture publia en 1942 un très long article consacré à l'œuvre d'Haussmann. Ce texte décrivait en détail les aspects convaincants de son entreprise tout en cherchant à analyser ses erreurs. Cet article était signé de Robert Moses, un urbaniste qui entreprit, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de réaliser dans l'ensemble de la région métropolitaine de New York ce que 1. Cet exposé s'inspire de David Harvey, Paris, Capital of Modemity, New York, Routledge, 2003 [Paris, capitale de la modernité, trad. M. Giroud, Paris, Les Prairies ordinaires, 2012]. 36

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Haussmann avait entrepris à Paris1. Autrement dit, Moses modifia l'échelle à laquelle on pensait le processus urbain et, grâce au système d'autoroutes et de transformations d'infrastructure financées par la dette, à la suburbanisation et à la reconfiguration non seulement de la ville mais aussi de toute la région métropolitaine, il définit une méthode permettant d'absorber le surproduit et, partant, de résoudre le problème d'absorption de surplus de capital. Élargi à l'ensemble du pays et appliqué, comme ce fut le cas, à tous les grands centres métropolitains des États-Unis - nouveau changement d'échelle - , ce processus a joué un rôle essentiel dans la stabilisation du capitalisme mondial après la Seconde Guerre mondiale - période durant laquelle les États-Unis pouvaient se permettre d'alimenter toute l'économie du monde non communiste par le biais de déficits commerciaux. La suburbanisation des États-Unis n'a pas été une simple affaire d'infrastructures nouvelles. À l'image du Paris du Second Empire, elle a entraîné une transformation radicale des modes de vie, imposant un type d'existence jusqu'alors inconnu dans lequel les nouveaux produits - du pavillon de banlieue au réfrigérateur et à la climatisation, sans oublier les deux voitures par ménage et l'augmentation considérable de la consommation de pétrole - ont largement participé à l'absorption du surplus. La suburbanisation - en même temps que la militarisation - a ainsi joué un rôle essentiel dans cette absorption pendant les années d'aprèsguerre. Mais ce phénomène a également eu pour conséquence de vider les centres-villes et de les priver de tout fondement économique viable, générant ainsi ce qu'on a appelé la « crise urbaine » des années 1960, définie par les 1. Robert Moses, « What happened to Haussmann », Architectural Forum, vol. 77, juillet 1942, p. 57-66 ; Robert Caro, The Power Broker: Robert Moses and the FaU of New York, New York, Knopf, 1974. 37

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révoltes des minorités les plus touchées, principalement afro-américaines, qui vivaient au cœur des villes et se sont vues exclues de la nouvelle prospérité. Les centres-villes n'ont pas été les seuls à se révolter. Les traditionalistes, de plus en plus nombreux à se rallier aux idées de Jane Jacobs, ont cherché à opposer au modernisme brutal des vastes projets de Moses un autre type d'esthétique urbaine centré sur le développement des quartiers et sur la conservation historique, et finalement la gentrification, des secteurs plus anciens. Mais à cette date, les banlieues avaient déjà été construites, et la transformation radicale du mode de vie que cela présageait s'accompagnait d'une multitude de conséquences sociales, conduisant par exemple les féministes à faire de la banlieue et du type d'existence qu'elle induisait la cible privilégiée de leurs critiques. Cette situation a provoqué une telle crise que, comme Haussmann avant lui, Moses est tombé en disgrâce. Vers la fin des années 1960, on s'accordait généralement à considérer ses solutions comme inadéquates et inacceptables. Et si l'haussmannisation de Paris n'a pas été entièrement étrangère à la dynamique de la Commune, l'absence d'âme de la vie banlieusarde a joué un rôle majeur dans les spectaculaires mouvements de 1968 aux États-Unis : mécontents, des étudiants blancs appartenant aux classes moyennes sont entrés dans une phase de révolte, ont cherché à s'unir à d'autres groupes marginalisés et se sont ralliés à la lutte contre l'impérialisme américain, pour créer un mouvement qui visait à construire un monde nouveau, incluant un nouveau type d'expérience urbaine - précisons qu'une fois de plus, les courants anarchistes et libertaires se sont opposés frontalement à ceux qui prônaient des solutions hiérarchiques et centralisées1. 1. Henri Lefebvre, La Révolution urbaine, Paris, Gallimard, 1970. 38

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La révolte de 1968 s'est accompagnée d'une crise financière. Partiellement mondiale, avec la fin des accords de Bretton Woods, celle-ci trouvait également sa source dans les établissements de crédit qui avaient alimenté le boom immobilier des précédentes décennies. Cette crise s'est aggravée à la fin des années 1960, jusqu'à ce qu'en définitive, l'ensemble du système capitaliste mondial traverse une crise majeure. Sa première manifestation a été l'éclatement de la bulle immobilière mondiale en 1973, suivie par la faillite de la ville de New York en 1975. Les sombres années 1970 étaient arrivées, il allait falloir trouver comment sauver le capitalisme de ses propres contradictions. Les enseignements du passé donnaient à penser que le processus urbain jouerait forcément un rôle important dans la recherche d'une issue. Comme l'a bien montré William Tabb, la résolution de la crise des finances new-yorkaises de 1975, orchestrée par une alliance malaisée entre pouvoirs publics et établissements financiers, a ouvert la voie à une réponse néolibérale : protéger le pouvoir de classe du capital aux dépens du niveau de vie de la classe ouvrière, tout en dérégulant le marché pour assurer son fonctionnement. Restait à inventer la façon de restaurer la capacité d'absorption des surplus que le capitalisme est condamné à produire pour survivre1. Faisons un nouveau bond en avant jusqu'à la conjoncture actuelle. Le capitalisme international a joué aux montagnes russes, passant d'une crise et d'un krach régional à l'autre (Asie de l'Est et du Sud-Est en 1997-1998, Russie en 1998, Argentine en 2001, etc.) jusqu'à l'effondrement mondial de 2008. Quel a été le rôle de l'urbanisation dans 1. William Tabb, The Long DefauU: New York City and the Urban Fiscal Crisis, New York, Monthly Review Press, 1982 ; David Harvey, A Brief Histoty cf NeoUberalism, Oxford, OUP, 2005. 39

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ce phénomène ? Aux États-Unis, il était communément admis, jusqu'en 2008, que le marché immobilier était un facteur important de stabilisation de l'économie, surtout depuis l'éclatement de la bulle Internet à la fin des années 1990. Le marché immobilier a absorbé directement une grande partie du surplus de capital grâce à de nouvelles constructions - de logements dans les centres-villes et dans les banlieues, ainsi que de nouveaux espaces de bureaux - , tandis que la rapide inflation des prix de l'immobilier, soutenue par une vague insensée de refinancement des crédits hypothécaires à des taux d'intérêt historiquement bas, stimulait le marché intérieur américain des biens de consommation et des services. La stabilisation du marché mondial a dû beaucoup à l'expansion urbaine et à la spéculation sur le marché immobilier des États-Unis, un pays qui enregistrait des déficits commerciaux colossaux à l'égard du reste du monde, empruntant près de deux milliards de dollars par jour pour alimenter son consumérisme insatiable, sans parler des guerres d'Afghanistan et d'Irak financées par la dette durant la première décennie du XXIe siècle. Mais le processus urbain a connu un autre changement d'échelle. En un mot, il s'est mondialisé. Nous ne pouvons donc plus nous concentrer exclusivement sur les États-Unis. Le boom du marché immobilier en Grande-Bretagne, en Irlande, en Espagne et dans d'autres pays a contribué à alimenter la dynamique capitaliste sur des voies comparables en de nombreux points à celle des États-Unis. L'urbanisation de la Chine au cours des vingt dernières années, comme nous le verrons au chapitre 2, présente un caractère radicalement différent, se concentrant sur la construction d'infrastructures. Son rythme s'est considérablement accéléré après une brève récession autour de 1997. Durant ces deux décennies, plus d'une centaine de villes ont dépassé le seuil du million d'habitants, tandis que de petits villages, tel 40

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Shenzhen, se transformaient en immenses métropoles de six à dix millions d'habitants. L'industrialisation, limitée d'abord aux zones économiques spéciales, n'a pas tardé à se répandre vers toutes les municipalités désireuses d'absorber le surplus de capital d'origine étrangère et de réinvestir les gains dans une expansion rapide. De gigantesques projets de construction d'infrastructures, barrages et autoroutes par exemple - financés, là encore, intégralement par la dette - transforment le paysage1. Des centres commerciaux tout aussi gigantesques, des parcs scientifiques, des aéroports, des ports à conteneurs, des centres de loisirs en tout genre et d'innombrables nouvelles institutions culturelles, sans compter les ensembles résidentiels fermés et les terrains de golf, sont éparpillés dans le paysage chinois au milieu de dortoirs urbains surpeuplés destinés aux effectifs massifs de main-d'œuvre mobilisés depuis les régions rurales appauvries qui fournissent les travailleurs migrants. Comme nous le verrons, ce phénomène d'urbanisation a eu des conséquences majeures sur l'économie mondiale et sur l'absorption du surplus de capital. La Chine n'est cependant que l'un des épicentres d'un processus d'urbanisation qui touche aujourd'hui toute la planète, en partie grâce à l'étonnante mondialisation des marchés financiers qui exploitent leur flexibilité pour financer, grâce à la dette, une déferlante de projets urbains de Dubaï à Sâo Paulo, de Madrid à Bombay et de Hong Kong à Londres. La Banque centrale chinoise, par exemple, a été active sur le marché hypothécaire secondaire des États-Unis, tandis que Goldman Sachs était présent sur les marchés immobiliers en plein essor de Bombay et que des capitaux 1. Thomas Campanella, The Concrete Dragon: Chma's Urban Révolution and What it Means for the World, Princeton, NJ, Princeton Architectural Press, 2008. 41

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de Hong Kong venaient s'investir à Baltimore. Presque toutes les villes du monde ont assisté à un boom de la construction à destination des riches - d'un caractère souvent désespérément similaire - , tandis qu'un flot de travailleurs migrants appauvris convergeait vers les villes, la paysannerie rurale se trouvant dépossédée par l'industrialisation et la commercialisation de l'agriculture. Cette période de prospérité de l'industrie du bâtiment a été manifeste à Mexico, Santiago du Chili, Bombay, Johannesbourg, Séoul, Taipei, Moscou et dans toute l'Europe - l'exemple le plus spectaculaire étant celui de l'Espagne - , ainsi que dans les villes des principaux pays capitalistes comme Londres, Los Angeles, San Diego et New York, où les grands projets d'urbanisme mis en œuvre en 2007, sous l'administration municipale du milliardaire Bloomberg, ont été plus nombreux que jamais. Des programmes d'urbanisation surprenants, spectaculaires et à maints égards d'une absurdité criminelle ont vu le jour au Moyen-Orient, par exemple à Dubaï et Abou Dhabi, afin d'absorber les surplus de capitaux produits par la manne pétrolière de la manière la plus tape-à-l'œil, la plus socialement injuste et la plus écologiquement déraisonnable qu'on puisse imaginer - avec, par exemple, une piste de ski d'intérieur en milieu désertique chaud. Nous sommes ici en présence d'un nouveau changement d'échelle du processus urbain, lequel rend difficile la compréhension du fiait que ce qui se passe peut-être sur le plan planétaire est, dans son principe, comparable aux processus qu'Haussmann avait si habilement su mener à bien pendant un temps dans le Paris du Second Empire. Cependant, ce boom de l'urbanisation a dépendu, comme tous les précédents, de la mise en place de nouvelles institutions financières et de nouveaux dispositifs destinés à organiser le système de crédit indispensable pour le soutenir. 42

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Des innovations créées dans les années 1980, et plus particulièrement la titrisation et le packaging de crédits hypothécaires locaux permettant de les vendre à des investisseurs du monde entier, ainsi que la mise sur pied de nouveaux organismes financiers chargés de favoriser un marché hypothécaire secondaire et de détenir des obligations adossées à des actifs, ont joué en l'occurrence un rôle essentiel. Les avantages du système étaient nombreux : il permettait de répartir les risques et offrait au surplus d'épargne un accès plus facile au surplus de demandes de logements ; il faisait également baisser, par le jeu de ses interconnexions, les taux d'intérêt globaux - tout en assurant d'immenses fortunes aux intermédiaires financiers qui opéraient ces prodiges. Répartir les risques n'est cependant pas les éliminer. D'autre part, la possibilité de répartir les risques aussi largement encourage localement des comportements encore plus risqués, puisque le risque peut être transféré ailleurs. Faute de mécanismes adéquats d'évaluation des risques, le marché hypothécaire a échappé à tout contrôle, et ce qui était arrivé aux frères Pereire en 1867-1868 et à la ville de New York coupable de prodigalité extrême au début des années 1970, s'est reproduit dans la crise des subprimes et de la bulle immobilière de 2008. Cette crise s'est d'abord concentrée à l'intérieur et autour des villes américaines - bien qu'on ait pu relever des signes comparables en Grande-Bretagne - , avec des répercussions particulièrement graves pour les Afro-Américains à faibles revenus et pour les femmes chefs de famille des quartiers défavorisés. Elle a également affecté ceux qui, incapables de faire face à la hausse vertigineuse du prix des logements dans les centres urbains, particulièrement dans le sud-ouest des États-Unis, ont déménagé en semi-périphérie des secteurs métropolitains pour acheter des pavillons construits à des fins spéculatives ; après avoir bénéficié d'un crédit à un taux 43

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raisonnable, ils ont dû faire face à l'escalade des frais de transport nécessaires pour rejoindre leur lieu de travail en raison de la hausse du prix des carburants, et à des remboursements d'emprunts exorbitants quand leurs taux d'intérêt ont été alignés sur ceux du marché. Cette crise, qui a eu localement des effets désastreux sur la vie et les infrastructures urbaines - des quartiers entiers de villes comme Cleveland, Baltimore et Détroit ont été ravagés par la vague de saisies immobilières - , a menacé toute l'architecture du système financier mondial et déclenché, qui plus est, une récession de grande ampleur. Les parallèles avec les années 1970 sont, c'est le moins que l'on puisse dire, troublants - y compris la réaction immédiate de la Réserve fédérale américaine qui s'est lancée dans une politique d'argent bon marché, dont on peut être presque assuré qu'elle provoquera tôt ou tard de fortes tendances inflationnistes, comparables à celles qu'on a pu observer à la fin des années 1970. La situation actuelle est cependant bien plus compliquée, et rien ne permet d'affirmer qu'une grave crise économique aux États-Unis puisse être compensée par une autre région du monde (la Chine, par exemple). Les inégalités géographiques du développement pourraient sauver une fois encore le système d'un effondrement mondial généralisé, comme cela a été le cas dans les années 1990, bien que ce coup-ci, les États-Unis soient au cœur du problème. Mais le système financier est également beaucoup plus étroitement interconnecté dans le temps qu'il ne l'a jamais été1. Au moindre déraillement, les transactions informatisées instantanées risquent de créer une importante divergence sur 1. Richard Bookstaber, A Démon of Our Otm Design: Markets, Hedge Funds, and the Périls of Financial Innovation, New York, Wiley, 2007 ; Frank Partnoy, Infections Greed: Houi Deceit and Risk Corrupted Financial Markets, New York, Henry Holt, 2003. 44

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le marché - elles ont déjà provoqué une incroyable volatilité du marché des valeurs ; celle-ci conduira à une crise massive exigeant que l'on repense entièrement le fonctionnement du capital financier et des marchés monétaires, jusques et y compris dans leurs rapports avec l'urbanisation. Comme dans toutes les phases qui l'ont précédée, cette expansion radicale très récente du processus urbain s'est accompagnée d'extraordinaires transformations des modes de vie. À l'image de la ville elle-même, la qualité de vie urbaine est devenue une marchandise destinée à ceux qui ont de l'argent dans ce monde où le consumérisme, le tourisme, les industries de la culture et de la connaissance, sans oublier le recours constant à l'économie du spectacle, sont désormais des éléments majeurs de l'économie politique urbaine, même en Inde et en Chine. La tendance postmoderne à encourager la formation de niches de marché, tant dans les choix de modes de vie urbains que dans les habitudes de consommation ou dans les formes culturelles, prête à l'expérience urbaine contemporaine une aura de liberté de choix commercial, pourvu qu'on ait l'argent nécessaire et qu'on puisse se tenir à l'abri de la privatisation de la redistribution des richesses opérée par une activité criminelle en plein essor et des pratiques frauduleuses déloyales, en plein développement partout. Les centres commerciaux, les multiplexes et les mégastores prolifèrent - la production de chacun d'eux est devenue un secteur lucratif-, tout comme les fast-foods et les marchés d'artisans, les petites boutiques, ainsi que le phénomène de « pacification par le cappuccino », comme l'appelle finement Sharon Zukin. Les lotissements de banlieue incohérents, ternes et monotones, qui continuent à dominer dans bien des secteurs, trouvent désormais eux-mêmes leur antidote dans un mouvement de « nouvel urbanisme » qui vend de la communauté et du mode de vie haut de gamme sous forme de produits de 45

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promoteurs prétendument capables de réaliser des rêves urbains. C'est un monde dans lequel l'éthique néolibérale d'un individualisme possessif poussé peut devenir le modèle de socialisation de la personnalité humaine. D'où un renforcement de l'isolement individualiste, de l'angoisse et des névroses au cœur même d'une des plus grandes réalisations sociales - à en juger du moins par son envergure colossale et par son caractère général - jamais élaborées dans l'histoire humaine pour exaucer nos désirs. En même temps, les fissures du système ne sont, elles aussi, que trop évidentes. Nous vivons de plus en plus dans des villes divisées, fragmentées et déchirées par les conflits. Notre vision du monde et notre définition du possible sont fonction du côté où nous nous trouvons et du type de consommation auquel nous avons accès. Au cours de ces dernières décennies, le virage néolibéral a replacé le pouvoir de classe entre les mains des élites aisées1. En une seule année, plusieurs gestionnaires new-yorkais de fonds spéculatifs ont empoché trois milliards de dollars de rémunération personnelle, tandis qu'en l'espace de ces quelques dernières années, les bonus individuels des principaux acteurs de Wall Street passaient de cinq millions à près de cinquante millions de dollars, provoquant une extravagante flambée des prix de l'immobilier à Manhattan. Depuis son évolution néolibérale de la fin des années 1980, le Mexique compte quatorze milliardaires et peut même se vanter d'être la patrie de l'homme le plus riche du monde, Carlos Slim, alors que dans le même temps les revenus des pauvres stagnaient ou diminuaient. À la fin de 2009, alors que le point culminant de la crise était dépassé, on dénombrait cent quinze milliardaires en Chine, cent un 1. David Harvey, A Brief History of Neoliberalism, op. cit. ; Thomas Edsall, The New Politics of Inequalùy, New York, Norton, 2003. 46

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en Russie, cinquante-cinq en Inde, cinquante-deux en Allemagne, trente-deux en Grande-Bretagne et trente au Brésil, sans oublier les quatre cent treize des États-Unis 1 . Les conséquences de cet écart croissant dans la distribution de la richesse et du pouvoir sont gravées de façon indélébile dans les formes spatiales de nos villes, lesquelles se transforment de plus en plus en agglomérations faites de fragments fortifiés, de quartiers résidentiels fermés et d'espaces publics privatisés soumis à une surveillance constante. La protection néolibérale des droits de propriété privée et des valeurs qui les accompagnent devient une forme de politique hégémonique, qui touche jusqu'à la classe moyenne inférieure. Dans le monde en développement en particulier, la ville « se divise en plusieurs parties distinctes avec l'apparition ostensible de nombreux "micro-États". Des quartiers riches disposant de tous les services - établissements scolaires prestigieux, terrains de golf, courts de tennis et milices privées patrouillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre - se mêlent à des zones d'habitation illégale où l'eau n'est disponible qu'aux fontaines publiques, où les systèmes sanitaires brillent par leur absence, où l'électricité est piratée par une poignée de privilégiés, où les rues se transforment en torrents de boue à la moindre averse et où la cohabitation est la règle. Chaque fragment semble vivre et fonctionner de façon autonome, s'accrochant obstinément à ce dont il a pu s'emparer dans sa lutte quotidienne pour la survie2. » Dans ces conditions, il devient bien plus difficile de soutenir les idéaux d'identité, de citoyenneté et d'intégration 1. Jim Yardley et Vikas Bajaj, « Billionaires' Ascent Helps India, and Vice Versa », New York Times, 27 juillet 2011. 2. Marcello Balbo, «Urban Planning and the Fragmented City of Developing Countries », Tkird World Planning Review, vol. 15, n° 1, 1993, p. 23-25. 47

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urbaines, ainsi que la moindre politique urbaine cohérente, déjà menacés par l'insatisfaction croissante que suscite l'éthique néolibérale individualiste. L'idée même que la ville puisse fonctionner comme un corps politique collectif, comme un lieu à l'intérieur et à partir duquel pourraient émaner des mouvements sociaux progressistes, paraît, superficiellement en tout cas, de moins en moins plausible. On relève pourtant toutes sortes de mouvements sociaux urbains qui cherchent à surmonter ces phénomènes d'isolement et à redonner à la ville une image différente de celle que lui imposent les puissances des promoteurs soutenus par la finance, le capital d'entreprise et des pouvoirs publics locaux de plus en plus férus d'esprit d'entreprise. Des administrations urbaines relativement conservatrices elles-mêmes cherchent à expérimenter de nouvelles méthodes qui permettraient à la fois de produire l'urbain et de démocratiser la gouvernance. Existe-t-il une alternative urbaine et, le cas échéant, d'où peut-elle venir ? L'absorption du surplus par la transformation urbaine présente cependant un visage encore plus sinistre. Elle est en effet à l'origine de phases réitérées de restructuration urbaine par la « destruction créatrice ». Ce phénomène présente presque toujours une dimension de classe, car ce sont généralement les pauvres, les défavorisés et ceux qui sont exclus du pouvoir politique qui en souffrent les premiers et le plus cruellement. Il est impossible d'éviter le recours à la violence pour bâtir le nouveau monde urbain sur les décombres de l'ancien. Haussmann a démoli les vieux quartiers pauvres de Paris en employant des mesures d'expropriation censées servir le bien public et a agi ainsi au nom du progrès municipal, de la restauration de l'environnement et de la rénovation urbaine. Il a délibérément organisé l'expulsion d'une grande partie de la classe ouvrière 48

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et d'autres éléments indisciplinés, en même temps que des industries insalubres, du centre de Paris, où ils représentaient une menace pour l'ordre public, la santé publique et, bien sûr, le pouvoir politique. Il a créé une forme urbaine là où, pensait-on - à tort, comme on a pu le constater en 1871 - , il aurait été possible d'exercer une surveillance et un contrôle militaire suffisants pour juguler avec succès toute velléité de mouvement révolutionnaire. Cependant, comme l'a fait remarquer Engels en 1872 : En réalité, la bourgeoisie n'a qu'une méthode pour résoudre la question du logement à sa manière - ce qui veut dire : la résoudre de telle façon que la solution engendre toujours à nouveau la question. Cette méthode porte un nom, celui de « Haussmann ». Par là j'entends [...] la pratique qui s'est généralisée d'ouvrir des brèches dans les arrondissements ouvriers, surtout dans ceux situés au centre de nos grandes villes, que ceci réponde à un souci de santé publique, à un désir d'embellissement, à une demande de grands locaux commerciaux dans le centre, ou aux exigences de la circulation - pose d'installations ferroviaires, rues [...] (outre leur utilité stratégique, les combats de barricades étant rendus plus difficiles). Quel qu'en soit le motif, le résultat est partout le même : les ruelles et les impasses les plus scandaleuses disparaissent et la bourgeoisie se glorifie hautement de cet immense succès - mais ruelles et impasses resurgissent aussitôt ailleurs. Les foyers d'épidémies, les caves les plus immondes, dans lesquelles nuit après nuit le mode de production capitaliste enferme nos travailleurs, ne sont pas éliminés, mais seulement... déplacés ! La même nécessité économique les fait naître ici comme là1. 1. Friedrich Engels, La Question du logement, Chanteloup-les-Vignes, Osez la République sociale, 2012, p. 67. Aussi sur : www.mandsts.org/francais/engels/works/1872/00/logement. htm. 49

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Il a fallu en réalité plus d'un siècle pour que s'achève la conquête bourgeoise du centre de Paris, avec les conséquences que nous avons pu observer au cours des dernières années : les destructions et les révoltes qui ont secoué les banlieues isolées où les immigrés marginalisés, les chômeurs et les jeunes se trouvent de plus en plus pris au piège. On ne peut évidemment que regretter que les processus décrits par Engels se reproduisent inlassablement dans l'histoire urbaine capitaliste. Robert Moses a « appliqué le couperet au Bronx », pour reprendre sa formule tristement célèbre, et les lamentations des collectifs et des mouvements de quartier ont résonné longuement et bruyamment avant de fusionner dans la rhétorique de Jane Jacobs, protestant contre l'inconcevable destruction non seulement d'un précieux tissu urbain mais de communautés entières d'habitants qui possédaient des réseaux d'intégration sociale établis de longue date 1 . Mais à New York comme à Paris, après que les mouvements de 1968 se sont opposés aux expropriations brutales et ont réussi à les endiguer, on a assisté à un processus de transformation bien plus insidieux et plus cancéreux provoqué par la volonté de discipline financière des administrations urbaines démocratiques, des marchés fonciers, de la spéculation immobilière, et par l'affectation des terrains en fonction de leur « usage supérieur et optimal », autrement dit du taux de rendement le plus élevé possible qu'ils pouvaient dégager. Cette fois encore, Engels n'avait que trop bien compris les mécanismes en jeu : L'extension des grandes villes modernes confère au terrain, dans certains quartiers, surtout dans ceux situés au centre, une valeur artificielle, croissant parfois dans d'énormes 1. Marshall Berman, AU That Is Solid Melts IntoAir, Londres, Penguin, 1988. 50

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proportions ; les constructions qui y sont édifiées, au lieu de rehausser cette valeur, l'abaissent plutôt, parce qu'elles ne répondent plus aux conditions nouvelles ; on les démolit donc et on les remplace par d'autres. Ceci a lieu surtout pour les logements ouvriers qui sont situés au centre et dont le loyer, même dans les maisons surpeuplées, ne peut jamais ou du moins qu'avec une extrême lenteur, dépasser un certain maximum. On les démolit et à leur place on construit des boutiques, de grands magasins, des bâtiments publics1. Il est déprimant de penser que ces lignes datent de 1872 ; en effet, la description d'Engels s'applique parfaitement aux processus urbains que l'on observe actuellement dans une grande partie de l'Asie (Delhi, Séoul, Bombay) ainsi qu'à la gentrification contemporaine de quartiers new-yorkais comme Harlem et Brooklyn. En résumé, un processus de déplacement et de dépossession est également au cœur du phénomène urbain capitaliste, constituant le reflet de l'absorption du capital par la rénovation urbaine. Prenons le cas de Bombay où six millions d'individus considérés officiellement comme des habitants de bidonvilles se sont installés sur des terrains, pour la plupart sans le moindre titre de propriété - ces lieux apparaissent en blanc sur tous les plans de la ville. La volonté de faire de Bombay un centre financier mondial capable de rivaliser avec Shanghai a accéléré le développement immobilier, rendant les terrains occupés par les bidonvilles de plus en plus attrayants. La valeur foncière de Dharavi, un des plus grands bidonvilles de Bombay, est estimée à deux milliards de dollars, et les pressions en faveur de son évacuation - pour des raisons prétendument environnementales et sociales qui masquent en réalité une tentative d'accaparement des terres - ne cessent 1. Friedrich Engels, La Question du bgement, op. cit., p. 16-17. 51

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de se renforcer. Soutenues par l'État, les puissances financières réclament que l'on rase ce bidonville, n'hésitant pas dans certains cas à prendre violemment possession d'un terrain que ses habitants occupent depuis une génération entière. L'accumulation de capital sur les terrains, due à l'activité immobilière, augmente en flèche, la terre étant acquise pour trois fois rien. Une compensation est-elle prévue pour ceux qui se trouvent ainsi privés de toit ? Les plus chanceux obtiennent un petit quelque chose. Mais alors que la Constitution indienne précise clairement que l'État est tenu de protéger la vie et le bien-être de l'ensemble de sa population, de toutes castes et de toutes classes, et de garantir le droit de chacun à un minimum vital et à un abri, la Cour suprême indienne a refusé de se prononcer ou a rendu des jugements ne respectant pas cette exigence constitutionnelle. Les habitants des bidonvilles étant des occupants illégaux, et un grand nombre d'entre eux ne pouvant évidemment pas prouver leur présence de longue date sur les lieux, ils n'ont droit à aucune indemnité. Leur en accorder une reviendrait, aux yeux de la Cour suprême, à récompenser des pickpockets pour leurs méfaits. Il ne reste donc aux habitants des bidonvilles qu'à résister et à se battre, ou à déménager avec leurs maigres biens pour aller camper le long des autoroutes ou partout où ils réussiront à trouver un peu d'espace 1 . On observe aux États-Unis des cas analogues - moins brutaux, certes, et plus respectueux des lois - , avec l'usage abusif du droit d'expropriation pour expulser des habitants de longue date de logements décents, sous prétexte d'utilisation foncière prioritaire (construction 1. Usha Ramanathan, « Dlegality and the Urban Poor », Economie and Political Weekly, 22 juin 2006 ; Rakesh Shukla, « Rights of the Poor An Overview of Supreme Court », Economie and Political Weekfy, 2 septembre 2006. 52

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d'ensembles résidentiels et de grandes surfaces). L'affaire ayant été portée devant la Cour suprême, les juges - libéraux - ont débouté les plaignants - conservateurs - , affirmant que la Constitution ne s'opposait pas à ce que les juridictions locales recourent à de tels procédés pour augmenter l'assiette de l'impôt foncier. Dans les années 1990, les entreprises du bâtiment et les promoteurs immobiliers de Séoul ont engagé des gros bras, genre sumos, pour envahir des quartiers entiers et détruire à coups de masse non seulement les logements mais toutes les possessions de ceux qui s'étaient construit des maisons sur les coteaux de la ville dans les années 1950, des terrains qui, quarante ans plus tard, avaient pris une immense valeur. La plupart de ces collines sont aujourd'hui couvertes de hautes tours d'habitation ne portant pas la moindre trace des méthodes brutales d'expulsion qui ont permis leur construction. En Chine, des millions d'individus sont contraints d'évacuer des espaces qu'ils occupaient de longue date. Comme il n'existe pas de droits de propriété privée, l'État est parfaitement libre de les obliger par voie d'ordonnance à partir et se contente de leur offrir une somme dérisoire censée leur permettre de retomber sur leurs pieds - il vend ensuite les terrains libérés à des promoteurs en empochant au passage un profit plus que confortable. Dans certains cas, les gens partent sans protester, mais il existe aussi, on le sait, de nombreux cas de résistance, en général violemment réprimés par le Parti communiste. S'agissant de la Chine, les populations déplacées sont souvent celles des périphéries rurales ; ce phénomène confirme la pertinence de l'analyse de Lefebvre, formulée de façon prémonitoire dans les années 1960, selon laquelle la distinction parfaitement claire qui existait jadis entre urbain et rural s'estompe peu à peu pour donner naissance, sous la domination hégémonique du capital et de l'État, à un ensemble d'espaces 53

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poreux de développement géographique inégal. En Chine, les communes rurales situées sur les franges urbaines se sont transformées pour ainsi dire du jour au lendemain : renonçant à faire pousser des choux, un travail éreintant et peu lucratif, leurs habitants - ou du moins les dirigeants des partis communistes locaux - ont entrepris de faire pousser des immeubles résidentiels et de mener une vie tranquille de rentiers urbains. On observe le même phénomène en Inde, où la politique de zones économiques spéciales actuellement favorisée par le gouvernement central et ceux des différents États, entraîne des actes de violence contre les producteurs agricoles, le cas le plus flagrant étant celui du massacre de Nandigram au Bengale-Occidental, orchestré par le parti politique marxiste au pouvoir pour ouvrir la voie au grand capital indonésien, tout aussi intéressé par le développement immobilier urbain que par le développement industriel. Dans ce cas, les droits de propriété privée n'ont pas assuré la moindre protection. Il en va de même de la proposition, progressiste en apparence, consistant à accorder des droits de propriété privée à des populations qui occupent illégalement des terrains ; ce capital devrait, prétend-on, leur permettre de sortir de la pauvreté. Ce genre de suggestion a été présenté récemment à propos des favelas de Rio. Malheureusement, la précarité des revenus des pauvres et leurs fréquentes difficultés financières les incitent bien souvent à se laisser convaincre d'échanger leur bien immobilier contre une modeste somme en espèces - les riches refusent généralement de céder leurs précieuses possessions, quel que soit le montant qu'on leur propose, ce qui explique que Moses ait pu appliquer son couperet au Bronx et non à l'opulente Park Avenue. Je suis prêt à parier que, si la tendance actuelle se confirme, toutes les collines qu'occupent aujourd'hui des favelas seront, dans moins de quinze ans, couvertes de grands immeubles 54

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résidentiels offrant une vue imprenable sur la baie de Rio, tandis que les anciens habitants auront pris leurs cliques et leurs claques pour aller s'installer dans quelque périphérie éloignée1. L'effet à long terme de la politique de privatisation des logements sociaux du centre de Londres entreprise par Margaret Thatcher a été de créer, d'un bout à l'autre de la région métropolitaine, une structure des prix de l'immobilier (locations et achats) interdisant aux faibles revenus, et même à ceux de la classe moyenne, d'accéder à des logements à proximité du centre-ville. Le problème d'un logement abordable, comme celui de la pauvreté et de l'accessibilité, a effectivement été déplacé. Ces exemples attirent notre attention sur l'existence de toute une batterie de solutions, « progressistes » en apparence, qui, non contentes de déplacer le problème, l'aggravent tout en allongeant la chaîne dorée qui tient les populations vulnérables et marginalisées prisonnières de l'orbite de la circulation et de l'accumulation du capital. Hemando de Soto affirme, et ses propos ne sont pas sans influence, que c'est l'absence de droits de propriété incontestables qui empêche les pauvres de sortir de la misère dans une si grande partie du sud de notre planète - ignorant les abondants témoignages de misère provenant de sociétés où des droits de propriété inattaquables sont faciles à établir. Il n'est évidemment pas exclu que, dans certains cas, l'octroi de ces droits dans les favelas de Rio ou dans les bidonvilles 1. Une grande partie de cette réflexion s'inspire de l'ouvrage de Hemando de Soto, The Mystery of Capital: Why Capitalisât Triumphs m the West and Fails Everyuihere Else, New York, Basic Books, 2000 [Le Mystère du capital : pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs-,trad. Michel Le SeacTi, Paris, Flammarion, 2005] ; voir l'analyse critique de Timothy Mitchell, « The Work of Economies: How a Discipline Makes its World », European Journal of Sociology, vol. 46, n° 2, 2005, p. 297-320. 55

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de Lima puisse libérer quelques énergies individuelles et susciter des initiatives audacieuses permettant à certains d'améliorer leur situation personnelle. Malheureusement, ces progrès personnels s'accompagnent bien souvent de la destruction des liens collectifs de solidarité sociale et de soutien mutuel ne visant pas à une maximisation des profits, alors que tout effet agrégé a de fortes chances d'être annulé en l'absence d'emploi sûr et suffisamment rémunérateur. Au Caire, Julia Elyachar, par exemple, relève que ces mesures, apparemment progressistes, créent un « marché de la dépossession » qui cherche en réalité à extraire de la valeur d'une économie morale fondée sur le respect mutuel et sur la réciprocité, au profit d'institutions capitalistes1. Le même commentaire s'applique pour une large part aux solutions de microcrédit et de microfinance que l'on prétend apporter aujourd'hui à la pauvreté mondiale, et dont les institutions financières de Washington vantent les mérites en des termes si convaincants. Dans son incarnation sociale - telle que l'envisageait à l'origine le lauréat du prix Nobel de la paix, Yunus - , le microcrédit a effectivement créé de nouvelles possibilités et exercé un effet non négligeable sur les relations entre les sexes, avec des conséquences positives pour les femmes de pays tels que l'Inde et le Bangladesh. Mais il impose par ailleurs des systèmes de responsabilité collective du remboursement des emprunts qui risquent fort d'emprisonner au lieu de libérer. Dans le monde de la microfinance tel que le présentent les institutions de Washington - par opposition à l'orientation sociale et plus philanthropique du microcrédit proposée par Yunus - , cela revient à offrir aux établissements financiers mondiaux des sources de revenu à haut rendement, avec 1. Julia Elyachar, Markets of Dispossession: NGOs, Economie Development, and the State in Cairo, Chapel Hill, NC, Duke University Press, 2005. 56

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des taux d'intérêt égaux ou supérieurs à 18 %, au milieu d'une structure commerciale émergente, ouvrant aux entreprises multinationales l'immense marché agrégé constitué par les deux milliards d'êtres humains qui vivent avec moins de deux dollars par jour. Il s'agit de permettre à la grande entreprise de pénétrer ce gigantesque « marché à la base de la pyramide », comme on l'appelle dans les milieux économiques, par la constitution de réseaux complexes de vendeurs - essentiellement des femmes - reliés par une chaîne de commercialisation allant de l'entrepôt de la multinationale aux marchands des rues 1 . Les vendeurs forment un collectif de relations sociales dans lequel ils sont tous responsables les uns des autres, et qui a pour fonction de garantir le remboursement de l'emprunt assorti d'intérêts leur permettant d'acheter les marchandises qu'ils revendent ensuite au détail. Comme nous l'avons dit à propos de l'octroi de droits de propriété privée, il est très probable que certains - surtout des femmes en l'occurrence - parviendront à accéder ainsi à un certain niveau d'aisance et que les difficultés notoires des pauvres à disposer de produits de consommation à des prix raisonnables seront atténuées. Mais cela n'apporte aucune solution au problème de la pauvreté causée par les questions urbaines. La plupart des membres du système de microfinance se trouveront réduits à une forme de servitude pour dette, condamnés à jouer un rôle, mal rémunéré, de pont entre les multinationales et les populations appauvries des bidonvilles urbains, la balance penchant invariablement en faveur des multinationales. Ce 1. Anyana Roy, Poverty Capital: Microfinance and the Making of Development, New York, Routledge, 2010; C. K. Prahalad, The Fortune at the Bottom of the Pyramid: Eradicating Poverty Through Profits, New York, Pearson Prentice Hall, 2009 [Quatre milliards de nouveaux consommateurs : vaincre la pauvreté grâce au profit ; trad. Émily Borgeaud, Paris, Village mondial, 2004]. 57

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genre de structure empêchera la recherche d'autres solutions plus productives et n'offre certainement aucun droit à la ville. L'urbanisation, pouvons-nous conclure, a joué un rôle essentiel dans l'absorption des surplus de capital, sur une échelle géographique en constante expansion ; mais elle l'a fait au prix de processus de destruction créatrice de plus en plus envahissants, qui ont privé les masses urbaines de tout droit à la ville. Ce processus débouche périodiquement sur des révoltes, comme celle qui a secoué Paris en 1871 lorsque les dépossédés se sont soulevés, cherchant à reconquérir la ville qu'ils avaient perdue. Les mouvements sociaux urbains de 1968, de Paris et Bangkok à Mexico et Chicago, cherchaient également à définir un mode de vie urbain différent de celui que prétendaient leur imposer les promoteurs capitalistes et l'État. Si, comme tout semble l'indiquer, les difficultés financières actuelles s'aggravent, si nous touchons au terme de la phase néolibérale, postmoderne et consumériste d'absorption capitaliste des surplus par l'urbanisation, et s'il en résulte une crise plus générale, une question se pose : où est notre Mai 68, ou, encore plus spectaculairement, notre version de la Commune ? Aujourd'hui, par analogie avec les transformations du système financier, la réponse politique ne peut qu'être beaucoup plus complexe en raison même des dimensions qu'a pris le processus urbain ainsi que des fissures, des incertitudes et des évolutions géographiques inégales qui le déchirent. Mais comme l'a chanté autrefois Léonard Cohen, ce sont les failles du système « qui laissent entrer la lumière ». Partout, on note des signes de révolte. L'agitation est chronique en Chine et en Inde, les guerres civiles font rage en Afrique, l'Amérique latine est en effervescence, des mouvements autonomistes surgissent un peu partout, et même aux États-Unis, on voit certains signes politiques 58

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donnant à penser que la majeure partie de la population en a « ras le bol » des inégalités révoltantes. Chacune de ces révoltes pourrait faire rapidement tache d'huile. Néanmoins, et à la différence du système financier, il n'existe pas de liens étroits entre les différents mouvements sociaux d'opposition urbains et périurbains, si nombreux pourtant d'un bout à l'autre de la planète. En réalité, nombre d'entre eux n'entretiennent absolument aucune relation. Aussi estil peu probable qu'une seule étincelle puisse provoquer un gigantesque feu de prairie, tel qu'en rêvait le Weather Underground. Il faudra quelque chose de beaucoup plus systématique. Mais si ces différents mouvements d'opposition parvenaient à se rapprocher - s'ils s'unissaient, par exemple, autour du slogan du droit à la ville - , que devraient-ils revendiquer ? La réponse à cette question est assez simple : un plus grand contrôle démocratique sur la production et l'utilisation des surplus. Le processus urbain représentant l'un de ses principaux débouchés, le droit à la ville s'affirme par l'instauration d'un contrôle démocratique sur l'utilisation du surplus par l'urbanisation. Le surproduit n'est pas mauvais en soi : en fait, dans bien des situations, l'existence d'un excédent constitue même la clé de la survie. À travers toute l'histoire capitaliste, une partie de la plus-value créée a été prélevée par l'État sous forme d'impôt ; dans les périodes de gouvernement social-démocrate, cette proportion a considérablement augmenté, plaçant ainsi une grande fraction du surplus entre les mains de l'État. Le projet néolibéral des trente dernières années a été tout entier dirigé vers la privatisation du contrôle du surplus. Les données de tous les pays membres de l'OCDE révèlent pourtant que la part de la production brute prélevée par l'État est restée à peu près constante depuis les années 1970. Le principal exploit de l'assaut néolibéral a donc été d'empêcher la part de l'État 59

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de s'accroître comme elle l'avait fait dans les années 1960. Une autre de ses réalisations a été la création de nouveaux systèmes de gouvernance qui intègrent les intérêts de l'État et ceux du monde de l'entreprise et qui, par l'exercice du pouvoir de l'argent, veillent à ce que le contrôle sur l'utilisation du surplus exercé par l'appareil d'État soit favorable au capital d'entreprise et aux classes supérieures dans le façonnement du processus urbain. Augmenter la part de surplus contrôlée par l'État ne sera efficace que si l'État lui-même est réformé, et replacé sous un contrôle démocratique populaire. Nous constatons que le droit à la ville se retrouve de plus en plus dans les mains d'intérêts privés ou quasi privés. À New York, par exemple, un maire milliardaire, Michael Bloomberg, a redessiné la ville selon un modèle favorable aux promoteurs, à Wall Street et aux membres de la classe capitaliste transnationale, tout en continuant à la vendre comme un lieu idéal pour les entreprises de forte valeur et comme une destination touristique de premier choix, transformant ainsi dans les faits Manhattan en une vaste résidence fermée pour riches. Sa devise en matière d'urbanisme a été, non sans quelque ironie, « Building like Moses vrith Jane Jacobs in mind » (« Construire comme Moses avec Jane Jacobs à l'esprit 1 »). Paul Allen, un autre milliardaire, est à la barre de Seattle, tandis qu'à Mexico, l'homme le plus riche de la planète, Carlos Slim, fait repaver les rues du centre pour plaire aux touristes. Ces individus particulièrement fortunés ne sont pas les seuls au demeurant à exercer un pouvoir direct. La ville de New Haven n'a pas les ressources nécessaires pour réinvestir elle-même dans 1. Scott Larson, « Building Like Moses with Jane Jacobs in Mind », thèse, City University of New York, Department of Earth and Environmental Sciences, 2010. 60

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l'aménagement urbain ; c'est donc l'université de Yale, l'une des plus riches du monde, qui redessine une grande partie du tissu urbain conformément à ses besoins. L'université Johns Hopkins en fait autant à l'est de Baltimore, et la Columbia University envisage de leur emboîter le pas dans certains secteurs de New York (deux projets qui, à l'image de la tentative d'accaparement des terrains à Dharavi, ont provoqué des mouvements de résistance des quartiers). Le droit à la ville, tel qu'il existe aujourd'hui, est beaucoup trop limité et se voit le plus souvent monopolisé par une petite élite politique et économique, en mesure de façonner la ville de manière croissante, en fonction de ses besoins particuliers et de ses envies. Essayons pourtant à présent d'aborder la situation sous un jour plus structurel. En janvier de chaque année, on publie une estimation du total des bonus empochés par les financiers de Wall Street pour le dur travail qu'ils ont accompli au cours de l'année précédente. En 2007, une année désastreuse à tous points de vue pour les marchés financiers (mais bien moins mauvaise que l'année suivante), ces primes ont atteint un montant total de 33,2 milliards de dollars, c'est-à-dire 2 % seulement de moins que l'année précédente (un taux de rémunération confortable pour des gens qui avaient semé la pagaille dans le système financier mondial). Au milieu de l'été 2007, la Réserve fédérale américaine et la Banque centrale européenne ont injecté plusieurs milliards de crédits à court terme pour assurer la stabilité du système financier ; au cours de l'année, chaque fois que les marchés de Wall Street menaçaient de plonger, la Réserve fédérale a abaissé spectaculairement ses taux d'intérêt. Pendant ce temps, deux ou trois millions de personnes - essentiellement des femmes chefs de famille, des AfroAméricains des noyaux urbains et des populations blanches marginalisées de la semi-périphérie urbaine - ont perdu, 61

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ou vont perdre, leur logement à la suite d'une saisie. Dans de nombreux quartiers urbains et même dans des communautés périurbaines entières des États-Unis, les maisons ont été condamnées et vandalisées, sacrifiées aux pratiques de crédit prédatrices des établissements financiers. Cette population-là n'a pas touché de bonus. Et même, dans la mesure où la saisie entraîne l'annulation de la dette, ce qui est considéré comme un revenu, un grand nombre de ces personnes risquent de recevoir un avis d'imposition sur le revenu très élevé, pour de l'argent qu'ils n'ont jamais eu entre les mains. Cette asymétrie consternante conduit à se poser la question suivante : pourquoi la Réserve fédérale et le Trésor américain n'ont-ils pas élargi leur aide financière à moyen terme aux ménages menacés de saisie, en attendant que la restructuration des crédits hypothécaires à des taux raisonnables permette de résoudre une grande partie du problème ? Une telle mesure aurait atténué la brutalité de la crise du crédit et protégé les individus appauvris ainsi que les quartiers où ils vivaient. De plus, le système financier mondial ne se serait pas retrouvé au bord de l'insolvabilité totale, comme cela s'est produit un an plus tard. Certes, la Réserve fédérale aurait outrepassé les limites de sa sphère d'attribution habituelle et aurait enfreint la règle idéologique néolibérale voulant qu'en cas de conflit, entre le bien-être des institutions financières et celui du peuple, on sacrifie ce dernier. Elle aurait également contrarié les préférences de la classe capitaliste concernant la répartition des revenus, en même temps que les idées néolibérales de responsabilité personnelle. Observez pourtant ce qu'ont coûté le respect de ces règles et la destruction créatrice absurde qui en a résulté. Ne peut-on, ne doit-on vraiment pas agir pour essayer d'inverser ces choix politiques ? Malheureusement, aucun mouvement d'opposition cohérent à toutes ces injustices ne s'est encore manifesté au 62

LE DROIT À LA VILLE

XXIe siècle. On observe déjà, bien sûr, une multitude de luttes urbaines et une grande diversité de mouvements sociaux urbains (au sens le plus large du terme, incluant les mouvements des arrière-pays ruraux). On relève dans le monde entier une foule d'innovations urbaines dans le domaine de la durabilité environnementale, de l'intégration culturelle des immigrés et de la conception urbanistique des espaces de logements sociaux. Mais ces initiatives doivent encore se rassembler autour de l'objectif unique d'un contrôle accru sur l'emploi du surplus - sans parler des conditions de sa production. Une étape, qui n'est certainement pas finale, de l'unification de ces luttes consiste à se concentrer sur les moments de destruction créatrice où l'économie d'accumulation de richesse vient s'ajouter brutalement à l'économie de dépossession. Il faut alors proclamer au nom des dépossédés leur droit à la ville - leur droit de changer le monde, de changer la vie et de réinventer une ville plus conforme à leurs vœux. Ce droit collectif, à la fois slogan opérationnel et idéal politique, nous ramène à cette question séculaire : qui contrôle le lien interne entre urbanisation d'une part, et production et utilisation du surplus de l'autre ? Peut-être, après tout, Lefebvre avait-il raison d'affirmer, il y a plus de quarante ans, que la révolution de notre temps serait urbaine, ou ne serait pas.

Chapitre 2 Les racines urbaines des crises capitalistes

Dans un article du New York Times daté du 5 février 2011 et intitulé « Housing Bubbles Are Few and Far Between » (« Les bulles immobilières sont rares et espacées »), Robert Shiller, l'économiste que beaucoup s'accordent à considérer comme le meilleur spécialiste américain de l'immobilier en raison du rôle qu'il a joué dans l'établissement de l'indice des prix du marché immobilier Case-Shiller, a cherché à rassurer l'opinion publique en affirmant que la récente bulle immobilière était un « événement rare, qui ne se reproduira [it] pas avant plusieurs décennies. [...] L'énorme bulle immobilière [du début des années 2000] ne peut se comparer, écrivaitil, à aucun cycle du marché immobilier national ou international de l'histoire. Les bulles précédentes étaient plus petites et plus régionales. » Si l'on tenait à établir des parallèles qui tiennent la route, il faudrait, selon lui, se reporter aux bulles foncières observées aux États-Unis à la fin des années 1830 et dans les années 18501. H s'agit là, comme je vais le montrer, d'une interprétation aussi inexacte que dangereuse de l'histoire capitaliste. Le fait qu'elle soit passée inaperçue est le signe d'un grave 1. Robert Shiller, « Housing Bubbles are Few and Far Between », New York Times, 5 février 2011. 65

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aveuglement de la pensée économique contemporaine, une cécité qui frappe malheureusement aussi l'économie politique marxiste. Le krach immobilier que les États-Unis ont subi en 2007-2010 a certainement été plus profond et plus durable que la plupart - peut-être marque-t-il même la fin d'une ère de l'histoire économique américaine - , mais il n'a certainement pas été sans précédent dans sa relation avec des perturbations macroéconomiques du marché mondial. Plusieurs signes donnent du reste à penser qu'il est sur le point de se répéter. L'économie conventionnelle considère couramment les investissements dans l'environnement bâti en général, et dans le logement en particulier, ainsi que l'urbanisation, comme des sujets plus ou moins accessoires par rapport aux affaires plus importantes qui se déroulent dans une entité fictive appelée l'« économie nationale ». Le chapitre de l'« économie urbaine » est ainsi laissé aux économistes de second rang pendant que les grosses pointures vont exercer leurs compétences macroéconomiques ailleurs. Même lorsque ces grands pontes prennent connaissance des processus urbains, ils font comme si la réorganisation spatiale, le développement régional et la construction de villes n'étaient qu'une conséquence sur le terrain de phénomènes de plus grande ampleur qui ne sont pas affectés par ce qu'ils produisent 1 . C'est ainsi que dans le rapport 2009 de la Banque mondiale sur le développement dans le monde, un texte qui, pour la toute première fois, accordait une vraie place à la géographie économique et au développement urbain, l'éventualité d'une catastrophe capable de provoquer une crise

1. « Il est effectivement choquant qu'il y ait eu aussi peu de recouvrement et d'interaction entre la littérature sur la macroéconomie et la littérature sur le logement », écrit Charles Leung dans « Macroeconomics and Housing: A Review of the Literature », Journal of Housing Economies, vol. 13, n® 4, 2004, p. 249-267. 66

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économique mondiale n'a même pas été envisagée. Rédigé par des économistes qui n'ont consulté ni géographes, ni historiens, ni spécialistes de sociologie urbaine, ce texte avait prétendument pour objectif d'explorer l'« influence [de la géographie] sur l'opportunité économique en faisant de l'espace et de la localisation, non plus de simples courants sous-jacents de la politique économique, mais des éléments fondamentaux de cette politique ». Les auteurs cherchaient en réalité à montrer que l'application des remèdes habituels de l'économie néolibérale aux affaires urbaines - exclure par exemple l'État de toute régulation sérieuse des marchés fonciers et immobiliers et minimiser les interventions de la planification urbaine, régionale et spatiale au nom de la justice sociale et de l'égalité régionale - était le meilleur moyen de soutenir la croissance économique, autrement dit, l'accumulation de capital. Tout en ayant la décence de « regretter » de n'avoir ni le temps ni la place nécessaires pour étudier dans le détail les conséquences sociales et environnementales de leurs propositions, ils étaient manifestement convaincus que les villes qui fournissent « des marchés fonciers et de la propriété fluides et d'autres institutions en soutien - comme la protection des droits de propriété, l'application des contrats et le financement du logement - seront plus à même de prospérer à long terme, à mesure que les besoins des marchés évoluent. Les villes prospères ont assoupli les lois relatives au zonage afin de permettre aux utilisateurs de forte valeur d'enchérir pour les terrains de haute valeur - et ont adopté des réglementations d'aménagement du territoire flexibles pour s'adapter à l'évolution de leur rôle1. » 1. Rapport sur le développement dans le monde 2009 : Repenser la géographie économique, Washington DC, World Bank, 2009 [trad. fr. Groupe De Boeck, Bruxelles, 2009, p. 3 et 142]. Consultable en ligne sur : 67

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Ils oublient que la terre n'est pas une marchandise comme les autres. C'est une forme de capital fictif créé dans l'attente de rentes futures. Au cours de ces quelques dernières années, la maximisation de son rapport a chassé les ménages à faibles revenus, et même à revenus modestes, de Manhattan et du centre de Londres, ce qui a eu des effets catastrophiques en termes de disparités de classe et de qualité de vie des populations défavorisées. D'où les pressions brutales qui s'exercent sur les terrains de grande valeur de Dharavi à Bombay - un prétendu bidonville que le rapport décrit fort justement comme un écosystème humain productif. En un mot, le rapport de la Banque mondiale se fiait le défenseur du type d'intégrisme libéral à l'origine du séisme macroéconomique que nous venons de vivre, avec ses répliques persistantes, en même temps que des mouvements sociaux urbains d'opposition à la gentrification, à la destruction des quartiers et au recours à l'expropriation - ou à des méthodes plus brutales encore - pour expulser les habitants et laisser place à des utilisations foncières à plus forte valeur. Depuis le milieu des années 1980, la politique urbaine néolibérale - appliquée, par exemple, d'un bout à l'autre de l'Union européenne - a décidé qu'il était inutile de redistribuer la richesse aux quartiers, aux villes et aux régions désavantagés, et qu'il était préférable de canaliser les ressources vers des pôles de croissance « entrepreneuriale » dynamique. Une version spatiale de l'« effet de retombées » finirait à long terme (ce long terme proverbial que l'on attend toujours vainement) par remédier à ces fâcheuses inégalités régionales, http://web.worldbank.org/WBSITE/EXTERNAL/ACCUEILEXTN/ EXTDECPGFRE/EXTDECRESINFRE/EXTRDMINFRE/EXTRDM2 009INFRE/0„contentMDK:22029353~pagePK:64168445~piPK:641683 09~theSitePK:5358276,00.html ; David Harvey, « Assessment: Reshaping Economie Geography: The World Development Report », Development and Change Forum 2009, vol. 40, n° 6, 2009, p. 269-278. 68

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spatiales et urbaines. Livrer la ville aux promoteurs et aux financiers spéculateurs profite à tous ! Si seulement les Chinois avaient confié l'aménagement de leur espace foncier urbain aux forces de l'économie libérale, affirme le rapport de la Banque mondiale, l'économie chinoise se serait développée encore plus rapidement qu'elle ne l'a fait ! La Banque mondiale préfère manifestement le capital spéculatif aux hommes. Elle n'envisage pas un instant qu'une ville puisse obtenir de bons résultats, en ternies d'accumulation de capital, alors que sa population - à l'exception d'une classe privilégiée - et son environnement sont sacrifiés. Pire encore, ce rapport se fait complice de la politique à l'origine de la crise de 2007-2009. C'est d'autant plus curieux qu'il a été publié six mois après la faillite de Lehman et presque deux ans après la dégradation du marché immobilier américain, à une date où le tsunami des saisies se profilait déjà à l'horizon. On nous affirme ainsi, sans une once d'esprit critique : Depuis la déréglementation des systèmes financiers au cours de la seconde moitié des années 1980, les financements du logement basés sur le marché ont rapidement augmenté. Les marchés hypothécaires résidentiels représentent à présent plus de 40 % du produit intérieur brut (PIB) des pays développés. Cependant, ceux des pays en développement sont bien inférieurs, atteignant en moyenne moins de 10 % du PIB. Le rôle des pouvoirs publics doit consister à stimuler un engagement privé bien réglementé. [...] Un bon début peut consister à établir les fondements juridiques de contrats d'hypothèque simples, applicables et réfléchis. Lorsque le système financier d'un pays se développe et devient bien établi, le secteur public peut favoriser l'émergence d'un marché hypothécaire secondaire, développer des produits financiers innovants et renforcer la tkrisation des hypothèques. Les logements qui sont la propriété de l'occupant et qui représentent en général le bien individuel le plus important d'un foyer, jouent un rôle majeur 69

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dans la génération de richesses, la sécurité sociale et la politique. Les personnes qui sont propriétaires de leur maison ou qui bénéficient de la jouissance d'un bien résidentiel à des conditions favorables s'impliquent davantage dans la vie de leur communauté et sont donc plus portées à faire pression pour la réduction de la criminalité, le renforcement de la gouvernance et l'amélioration des conditions environnementales locales1.

Ces déclarations sont pour le moins surprenantes au vu des récents événements. Passons sur la crise hypothécaire des subprimes, alimentée par des mythes stupides sur les bienfaits de l'accès général à la propriété de son logement, et sur le rangement de crédits hypothécaires toxiques dans des CDO (obligations adosséeses à des actifs) bien notées facilitant leur vente à des investisseurs crédules. Passons sur la suburbanisation

1. Rapport sur le développement dans le monde, op. cit, p. 206. Trois des auteurs de ce rapport ont répondu par la suite aux critiques de géographes, sans pourtant prendre la peine d'examiner les critiques fondamentales que j'avais exprimées (par exemple que « la terre n'est pas une marchandise » et qu'il existe un lien négligé entre les crises macroéconomiques et les politiques de logement et d'urbanisation), en alléguant, chose surprenante, que tout ce que j'affirmais en réalité était que « la récente crise hypothécaire des subprimes aux États-Unis suggère que le financement immobilier n'a aucun rôle à jouer pour régler les besoins d'abri des pauvres dans les pays en développement », ce qui était, selon eux, « étranger à la sphère du rapport ». Autrement dit, ils ont ignoré le point essentiel de ma critique. Voir Uwe Deichmann, Indermit Gill et Chor-Chingh Goh, « Texture and Tractability: The Framework for Spatial Policy Analysis in the World Development Report 2009», Cambridge Journal qf Régions, Economy and Society, vol. 4, n° 2, 2011, p. 163-174. Le seul groupe d'économistes à avoir compris depuis longtemps l'importance du pic « qu'ont connu les valeurs foncières et l'activité du bâtiment juste avant de grandes dépressions », et le rôle majeur qu'elles ont joué « dans la création du boom et de la récession qui s'en est suivie », sont les disciples de Henry George. Malheureusement, le courant dominant des économistes les ignore complètement. Voir Fred Foldvaiy, « Real Estate and Business Cycles: Henry George's Theory of the Trade Cycle », article présenté au colloque Henry George du Lafayette College, 13 juin 1991. 70

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sans frein, consommatrice à la fois de terres et d'énergie audelà des limites du raisonnable, si l'on veut que notre planète puisse continuer à servir d'habitation aux hommes ! Les auteurs pourraient se défendre en affirmant qu'ils n'avaient pas pour mission de rattacher leurs réflexions sur l'urbanisation au problème du réchauffement global. Emboîtant le pas à Alan Greenspan, ils pourraient également prétendre avoir été pris de court par les événements de 2007-2009 ; comment aurait-on pu attendre d'eux qu'ils se demandent si leur scénario optimiste ne contenait véritablement aucun motif d'inquiétude ? En insérant les termes de « bien réglementé » et de « réfléchis » dans leur plaidoyer, ils s'étaient en quelque sorte « couverts » contre toute critique éventuelle. Tout de même, dans la mesure où ils citent d'innombrables exemples historiques « soigneusement choisis » pour étayer leurs prétendus remèdes néolibéraux, comment ontils pu ne pas voir que la crise de 1973 avait eu pour origine un effondrement du marché immobilier mondial qui avait lui-même provoqué la chute de plusieurs banques? N'ont-ils vraiment pas remarqué que la crise des caisses d'épargne américaines, les savings and ban (S&L), déclenchée par des investissements immobiliers douteux à la fin des années 1980, a entraîné la culbute de plusieurs centaines d'établissements financiers, ce qui a coûté quelque deux cents milliards de dollars aux contribuables américains - une situation qui a tellement préoccupé William Isaac, alors président de la Fédéral Deposit Insurance Corporation, qu'en 1987, il a menacé de nationalisation l'Association des banquiers américains s'ils ne changeaient pas de comportement ? Que la fin de la période de prospérité japonaise en 1990 a correspondu à l'effondrement des prix du foncier, encore en cours ? Qu'il a fallu nationaliser le système bancaire suédois en 1992 à la suite de ses excès sur les marchés immobiliers ? Qu'un des éléments déclencheurs de l'effondrement en Asie 71

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de l'Est et du Sud-Est en 1997-1998 a été un développement urbain excessif en Thaïlande 1 ? Où étaient les économistes de la Banque mondiale lorsque tout cela s'est passé ? Le monde a connu plusieurs centaines de crises financières depuis 1973 - et très peu avant cette date - , et un nombre non négligeable d'entre elles ont été provoquées par le développement immobilier ou urbain. Or tous ceux qui se penchaient sur la question - y compris, en réalité, Robert Shiller - savaient forcément que depuis 2001 environ, le marché immobilier américain s'était engagé dans une très mauvaise passe. Et pourtant, au lieu de reconnaître l'existence d'un phénomène systémique, Shiller n'y voyait qu'une situation exceptionnelle2. Rien ne l'empêchait, bien sûr, de prétendre que tous les autres exemples évoqués ci-dessus n'étaient que des événements régionaux. Après tout, la crise immobilière de 2007-2009 n'a pas été autre chose, du point de vue de la population brésilienne ou chinoise. Son épicentre se situait dans le sudouest des États-Unis et en Ronde, avec quelques retombées en Géorgie, ainsi que dans un petit nombre d'autres zones sensibles - la flambée de saisies qui a débuté, tel un grondement sourd, à la fin des années 1990 dans les quartiers pauvres de villes anciennes, comme Baltimore et Cleveland, était trop locale et trop « insignifiante », les personnes concernées appartenant à la population afro-américaine et aux minorités. À l'échelle internationale, l'Espagne et l'Irlande ont été 1. Graham Tumer, The Crédit Crunch: Housmg Bubbles, Globalisation and the Worldwide Economie Crises, Londres, Pluto, 2008 ; David Harvey, The Condition cf Postmodemity, Oxford, Basil Blackwell, 1989, p. 145-146, 169. 2. Voir David Harvey, The New Imperiatism, Oxford, OUP, 2003, p. 113, où j'ai fait remarquer qu'environ 20 % de la croissance du PIB de 2002 aux États-Unis étaient imputables au refinancement des crédits hypothécaires, et que, dès cette époque, l'« éclatement potentiel de la bulle immobilière [était] un sujet très préoccupant ». 72

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gravement touchées, tout comme, dans une moindre mesure, la Grande-Bretagne. Mais les marchés immobiliers n'ont pas été sérieusement ébranlés en France, en Allemagne, aux PaysBas ou en Pologne, pas plus, à l'époque, que dans toute l'Asie. Une crise régionale dont le centre était situé aux États-Unis s'est globalisée, certes, d'une manière que l'on n'avait pas observée dans le cas du Japon ou de la Suède, par exemple, au début des années 1990. Pourtant, la crise des S&L qui a éclaté en 1987 (l'année d'un grave krach boursier, considéré, chose aussi typique qu'erronée, comme un incident tout à fait distinct) avait eu, elle aussi, des conséquences mondiales. Le même phénomène se retrouve dans l'effondrement mondial du marché immobilier largement négligé du début de 1973. On a généralement tendance à n'accorder d'importance qu'à la hausse des cours du pétrole à l'automne 1973. En réalité, le krach immobilier a précédé la flambée des prix du pétrole de six mois, voire davantage, et la récession était déjà bien installée à l'automne de cette année-là (voir figure 1). La crise du marché immobilier a entraîné, pour d'évidentes raisons de revenus, une crise financière des États locaux - ce qui ne serait pas arrivé si les tarifs pétroliers avaient été seuls responsables de la récession. La crise financière de New York en 1975 a eu une immense importance, parce qu'à l'époque, cette ville était à la tête d'un des plus gros budgets publics du monde - d'où les vibrants plaidoyers du président français et du chancelier d'Allemagne de l'Ouest en faveur d'un renflouement de New York afin d'éviter une implosion mondiale des marchés financiers. New York a alors été le haut lieu de l'invention des pratiques néolibérales consistant à accorder l'aléa moral aux banques d'investissement et à faire payer la population par la restructuration des contrats et des services municipaux. Les retombées du plus récent effondrement du marché immobilier ont également entraîné la quasi-faillite d'États comme la Californie, exerçant de terribles pressions sur les finances des gouvernements 73

Figure 1. L'effondrement du marché immobilier de 1973 Taux annuel d'évolution de la dette hypothécaire aux États-Unis, 1955-1976

Année Prix des actions dans les sociétés de placements immobiliers aux États-Unis, 1966-1975

Indice des prix des valeurs immobilières en Grande-Bretagne, 1961-1975

Source : US Department of Commerce

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des États et des municipalités, ainsi que sur les emplois gouvernementaux dans la quasi-totalité des États-Unis. L'histoire de la crise financière de New York dans les années 1970 ressemble étrangement à celle de l'État de Californie, qui possède aujourd'hui le huitième plus gros budget public du monde 1 . Le National Bureau of Economie Research (NBER) a déniché dernièrement un autre exemple du rôle des booms immobiliers dans le déclenchement de profondes crises du capitalisme. Goetzmann et Newman concluent d'une étude des chiffres de l'immobilier dans les années 1920 « que les émissions publiques de titres immobiliers ont affecté l'activité de construction immobilière dans les années 1920 et que la dégradation de leur valeur estimée, par le mécanisme du cycle de garantie, est peut-être à l'origine du krach boursier de 1929-1930». S'agissant du logement, la Floride était déjà, comme elle l'est encore aujourd'hui, vin centre très actif de développement spéculatif : la valeur nominale d'un permis de construire avait enregistré une hausse de 8 000 % entre 1919 et 1925. À l'échelle nationale, on estimait l'augmentation des valeurs immobilières pour la même période autour de 400 %. Mais tout cela n'était que de la petite bière par rapport au développement commercial presque entièrement centré sur New York et Chicago, où toutes sortes d'instruments de soutien financier et de procédures de titrisation ont été élaborés pour alimenter une expansion « qui n'a trouvé d'équivalent qu'au milieu des années 2000 ». Le graphique de Goetzmann et 1. William Tabb, The Long Défaut: New York City and the Urban Fiscal Crisis, op. du ; David Harvey, A Brief History of Neoliberalism, op. cit. ; Ashok Bardhan et Richard Walker, « Califomia, Pivot of the Great Recession », UC Berkeley, CA, Institute for Research on Labor and Employment, 2010. 75

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Newman sur la construction de grands immeubles à New York et à Chicago est encore plus parlant (voir figure 2). Les booms immobiliers qui ont précédé les krachs de 1929, 1973, 1987 et 2000 y sont visibles comme le nez au milieu de la figure. Les immeubles qui nous entourent à New York, remarquent-ils de façon émouvante, représentent « davantage qu'un mouvement architectural ; ils étaient pour une large part la manifestation d'un phénomène financier généralisé». Relevant que, dans les années 1920, les titres immobiliers étaient tout aussi « toxiques qu'aujourd'hui », ils concluent : La ligne d'horizon de New York rappelle avec force la capacité de la titrisation à rattacher le capital d'un public spéculatif à des opérations immobilières. Une meilleure compréhension du marché des valeurs immobilières d'autrefois pourrait constituer un précieux apport à la modélisation des scénarios à venir les plus pessimistes. L'optimisme en matière de marchés financiers a le pouvoir de faire se dresser l'acier, mais pas celui d'assurer la rentabilité d'une construction1.

1. William Goetzmann et Frank Newman, « Securitization in the 1920's », Working Paper n° 15650, National Bureau of Economie Research, Cambridge, 2010 ; Eugene White, « Lessons from the Great American Real Estate Boom and Bust of the 1920s », ibid. ; Kenneth Snowden, «The Anatomy of a Residential Mortgage Crisis: A Look Back to the 1930s », ibid. Une conclusion centrale, qu'ils s'accordent à tirer, est qu'une plus grande conscience de ce qui s'est passé à l'époque aurait certainement aidé les décisionnaires à éviter les erreurs chroniques de ces derniers temps - une observation que les économistes de la Banque centrale feraient bien de prendre à cœur. Dans un article publié en 1940, « Residual, Differential and Absolute Urban Ground Rents and Their Cyclical Fluctuations », Econometrica, vol. 8, 1940, p. 62-78, Karl Pribram montrait que « l'activité de construction en Grande-Bretagne et en Allemagne a anticipé la contraction ou l'expansion économiques d'un à trois ans » dans la période qui a précédé la Première Guerre mondiale. 76

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Figure 2. Les grands immeubles construits à New York, 1890-2010 50

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Source : d'après William Goetzmann et Frank Netoman, « Securitization in the 1920's », Working Paper n° 15650, NBER

De toute évidence, les périodes d'expansion et de récession du marché immobilier sont inextricablement liées aux flux financiers spéculatifs ; de plus, ces expansions et récessions ont de graves conséquences sur la macroéconomie en général et exercent toutes sortes d'effets d'externalité sur l'épuisement des ressources et la dégradation de l'environnement. Ajoutons que plus la part des marchés immobiliers dans le PIB est grande, plus le lien entre financement et investissement dans l'environnement construit prend de l'importance en tant que source potentielle de macrocrises. Dans le cas de pays en voie de développement comme la Thaïlande - où les crédits immobiliers hypothécaires, à en croire le rapport de la Banque mondiale, ne représentent que 10 % du PIB - , un krach immobilier pourrait sûrement contribuer à provoquer, sans en être sans doute entièrement responsable, tin effondrement macroéconomique (du genre de celui qui s'est produit en 1997-1998), alors qu'aux États-Unis où la dette 77

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hypothécaire sur des biens immobiliers s'élève à 40 % du PIB, pareil krach pourrait très certainement entraîner une crise, ce qui a du reste été le cas en 2007-2009.

La perspective marxiste Si elle n'est pas entièrement aveugle, la théorie bourgeoise manque indéniablement de perspicacité lorsqu'il s'agit d'établir le lien entre évolutions urbaines et perturbations macroéconomiques. Aussi aurait-on pu imaginer qu'armés des méthodes tant vantées du matérialisme historique, les critiques marxistes s'en seraient donné à cœur joie pour dénoncer avec virulence la forte hausse des loyers et les expropriations sauvages caractéristiques de ce que Marx et Engels présentaient comme les formes secondaires d'exploitation infligées aux classes ouvrières dans leurs foyers par les capitalistes marchands et les propriétaires. Qu'ils auraient mis en regard l'appropriation de l'espace urbain par la gentrification, la construction de résidences immobilières haut de gamme et la « disneyification » d'une part, et la barbarie que représentent l'existence des SDF, le manque de logements à des prix abordables et la dégradation des environnements urbains - à la fois physique, à travers la qualité de l'air par exemple, et sociale, comme en témoignent les écoles délabrées et ce qu'on appelle la politique de « douce insouciance » en matière d'éducation - d'autre part. Ce débat a effectivement eu lieu dans un cercle restreint d'urbanistes et de théoriciens critiques marxistes, dont je fais partie 1 . Mais en réalité, la 1. Voir les évaluations modérées et les contributions de Brett Christophers, « On Voodoo Economies: Theorising Relations of Property, Value and Contemporary Capitalisai », Transactions, Institute of British 78

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structure de pensée du marxisme en général est désespérément proche de celle de l'économie bourgeoise. Les urbanistes sont considérés comme des spécialistes, le noyau vraiment important de la théorisation macroéconomique marxiste se situant ailleurs. Une fois de plus, on privilégie la fiction d'une économie nationale, parce que c'est dans ce cadre que les données se trouvent le plus facilement et que sont prises, il faut bien le reconnaître, un certain nombre de décisions majeures. Le rôle du marché immobilier dans la création des conditions de la crise de 2007-2009, et de ses conséquences en matière de chômage et d'austérité - dont une large part est administrée au niveau local et municipal - , n'est pas parfaitement compris, parce que personne ne s'est sérieusement efforcé d'intégrer dans la théorie générale des lois du mouvement du capital une analyse des processus d'urbanisation et de constitution d'un environnement bâti. Aussi, de nombreux théoriciens marxistes, qui adorent les crises, tendent-ils à traiter le récent krach comme une manifestation évidente de leur version préférée de la théorie marxiste de la crise (baisse des taux de profit, sous-consommation et tout ce que l'on voudra). Dans une certaine mesure, Marx lui-même est responsable, involontairement il est vrai, de cette situation. Dans l'introduction des Grundrisse, il affirme avoir rédigé Le Capital pour expliquer et analyser les lois générales des mouvements du capital. Il lui fallait pour cela se concentrer exclusivement sur la production et la réalisation d'une plus-value, en excluant ce qu'il appelle les « particularités » de la distribution (intérêt, rentes, impôts Geograpkers, vol. 35, n° 1, 2010, p. 94-108 ; « Revisiting the Urbanization of Capital », Annals of the Association of American Geograpkers, vol. 101, n° 6, 2011, p. 1-18. 79

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et même salaire réel et taux de profit) ; ceux-ci sont en effet accidentels, conjoncturels et éphémères dans le temps et dans l'espace. Il faisait également abstraction des spécificités des relations d'échange, telles que l'offre et la demande et l'état de concurrence. Quand l'offre et la demande s'équilibrent, affirmait-il, elles cessent d'expliquer quoi que ce soit ; quant aux lois coercitives de la concurrence, elles font appliquer plus qu'elles ne déterminent les lois générales du mouvement du capital. Ce qui conduit immédiatement à s'interroger sur ce qui se produit en l'absence du mécanisme d'application de ces lois, par exemple dans les conditions de monopolisation, et quand nous incluons dans notre réflexion la concurrence spatiale qui, on le sait depuis longtemps, est toujours une forme de concurrence monopolistique - dans le cas de la concurrence interurbaine, par exemple. Enfin, Marx présente la consommation comme une « singularité » - ces cas uniques qui, ensemble, composent un mode de vie commun - , laquelle, étant chaotique, imprévisible et incontrôlable, se trouve donc, de son point de vue, généralement extérieure au domaine de l'économie politique - l'étude des valeurs d'usage, affirme-t-il à la première page du Capital, est l'affaire de l'histoire et non de l'économie politique - , ce qui la rend potentiellement dangereuse pour le capital. Hardt et Negri se sont employés récemment à ranimer ce concept, car ils considèrent les singularités, qui émanent de la prolifération du commun tout en y renvoyant constamment, comme un élément clé de la résistance. Marx identifiait également un autre niveau, celui de la relation métabolique à la nature. Condition universelle de toutes les formes de société humaine, elle est largement hors de propos pour qui veut comprendre les lois générales du mouvement du capital, interprété comme une construction 80

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sociale et historique spécifique. C'est pourquoi les questions environnementales n'ont qu'une présence indistincte, d'un bout à l'autre du Capital - ce qui ne veut pas dire que Marx les tenait pour négligeables ou insignifiantes, pas plus qu'il n'ignorait l'importance de la consommation dans l'ordre général des choses 1 . Dans la plus grande partie du Capital, Marx s'en tient, grosso modo, au cadre esquissé dans les Grundrisse. Il se concentre sur la généralité de la production de plus-value, en excluant tout le reste. Il admet de temps en temps que cette méthode pose des problèmes. Cela impose, remarquet-il, un « double postulat » : la terre, le travail, l'argent et les marchandises sont des éléments essentiels de la production, alors que les intérêts, les rentes, les salaires et les profits sont exclus de l'analyse en tant que particularités de la distribution. L'approche de Marx a pour avantage de permettre la construction d'un exposé parfaitement clair des lois générales du mouvement du capital, en faisant abstraction des conditions spécifiques et singulières de son époque - telles les crises de 1847-1848 et de 1857-1858. Ce qui explique que sa lecture puisse rester pertinente pour notre époque. Mais cette approche a son prix. Pour commencer, Marx indique clairement que l'analyse d'une société/situation capitalistes concrètes exige une intégration dialectique des aspects universels, généraux, particuliers et singuliers d'une société interprétée comme un tout organique en fonctionnement. Aussi ne pouvons-nous pas espérer expliquer des événements concrets, comme la crise de 2007-2009, en nous appuyant simplement sur les lois générales du mouvement du capital - c'est une des objections que je présente 1. Karl Marx, Grundrisse, Londres, Penguin, 1973, p. 88-100. Manuscrits de 1857-1858 dits Grundrisse, Paris, Éditions sociales, 1980, p. 49 sq. 81

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à ceux qui cherchent à intégrer les faits de la crise actuelle dans une théorie quelconque de la chute du taux de profit. Mais, inversement, nous ne pouvons pas rechercher pareille explication sans nous référer aux lois générales du mouvement - bien que Marx lui-même donne l'impression de s'y employer lorsque, dans Le Capital, il présente la crise financière et commerciale de 1847-1848 comme « indépendante et autonome » ou, plus spectaculairement encore, dans ses études historiques que sont Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte et Les Luttes de classes en France, qui ne mentionnent pas une fois les lois générales du mouvement du capital1. Deuxièmement, les abstractions propres au niveau de généralité choisi par Marx commencent à se fissurer au fil de l'argumentation du Capital. On en trouve de nombreux exemples, mais le plus visible, ou en tout cas le plus pertinent pour notre propos, se rattache à la manière dont Marx traite le système de crédit. À plusieurs reprises, dans le premier livre et de façon réitérée dans le deuxième, Marx n'évoque celui-ci que pour l'écarter en le présentant comme un élément de la distribution qu'il n'est pas encore prêt à aborder. Les lois générales du mouvement qu'il étudie dans le deuxième livre, et plus particulièrement celles de la circulation du capital fixe - comprenant l'investissement dans l'environnement bâti - et des périodes de travail, des périodes de production, des temps de circulation et des temps de rotation, toutes ces lois n'aboutissent pas seulement à faire appel au système de crédit, mais à le rendre nécessaire. Il est parfaitement explicite sur ce point. En expliquant que le capital-argent avancé doit toujours être 1. Pour plus de détails, voir David Harvey, « History versus Theory: A Commentary on Marx's Method in Capital », Historical Materialism, vol. 20, n° 2, 2012, p. 3-38. 82

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supérieur à celui qui est utilisé pour produire de la plusvalue afin de tenir compte des temps de rotation différents, il remarque que les changements des temps de rotation peuvent « dégager » une partie de l'argent précédemment avancé. « Dès que le crédit se développe, le capital dégagé par le simple mécanisme de la rotation joue un rôle important à côté du capital-argent provenant des rentrées successives du capital fixe et du capital-argent intervenant dans chaque procès de travail comme capital variable1. » Dans ce commentaire, comme dans d'autres de la même veine, il apparaît clairement que le système de crédit devient absolument indispensable à la circulation du capital, et qu'il faut le prendre en compte, d'une manière ou d'une autre, dans les lois générales du mouvement du capital. Pourtant, quand nous arrivons, dans le troisième livre, à l'analyse du système de crédit, nous découvrons que le taux d'intérêt - une particularité - est fixé conjointement par l'offre et la demande et par l'état de la concurrence - deux spécificités qui avaient été précédemment entièrement écartées du niveau théorique de généralité privilégié par Marx. Si je mentionne cela, c'est parce que l'importance des règles que Marx a imposées à ses recherches dans Le Capital a été largement ignorée. Lorsque ces règles, ce qui est inévitable, se trouvent non seulement déformées mais violées, comme c'est le cas s'agissant du crédit et de l'intérêt, on voit s'ouvrir de nouvelles perspectives de théorisation qui dépassent les idées déjà produites par Marx. Celui-ci reconnaît en fait cette éventualité dès le tout début de son travail. Évoquant dans les Grundrisse la consommation, la plus récalcitrante de ses catégories d'analyse en raison des 1. Karl Marx, Le Capital. Critique de l'économie politique, livre II : « Le procès de circulation du capital », trad. J. Borchardt et H. Vanderrydt, Paris, V. Giard et E. Brière, 1900, p. 307. 83

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singularités en jeu, il affirme que si, à l'image de l'étude des valeurs d'usage, elle se situe « en fait en dehors de l'économie », il n'est pas exclu que la consommation soit elle-même «un moment interne de l'activité productive, [...] et par suite aussi [...] l'acte dans lequel tout le procès s'accomplit de nouveau 1 ». C'est particulièrement vrai de la consommation productive, le processus même du travail. Mario Tronti et ceux qui ont marché sur ses traces, comme Tony Negri, ont donc parfaitement raison de considérer que le processus du travail est lui-même constitué comme une singularité, intégrée au sein des lois générales du mouvement du capital2. Les difficultés légendaires que connaissent les capitalistes qui cherchent à mobiliser les « esprits animaux » des travailleurs pour produire de la plus-value révèlent l'existence de cette singularité au cœur même du processus de production - cette réalité apparaît avec une clarté sans égale dans l'industrie du bâtiment, comme nous le verrons bientôt. Inclure le système de crédit et la relation entre taux d'intérêt et taux de profit dans les lois générales de la production, de la circulation et de la réalisation du capital est également une nécessité perturbatrice si nous voulons que l'appareil théorique de Marx puisse s'appliquer avec davantage de pertinence aux événements réels. L'intégration du crédit dans la théorie générale doit cependant se faire soigneusement, par des méthodes qui préservent, sous une forme différente, certes, les aperçus théoriques déjà acquis. Nous ne pouvons pas, par exemple, traiter le système de crédit comme une simple entité en soi, 1. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits Grundrisse, p. 50. 2. Mario Tronti, «The Strategy of Refusai», Turin, Einaudi, 1966. Texte anglais sur libcom.org ; Antonio Negri, Marx oltre Marx : quaderno di lavoro sui « Grundrisse », Milan, Feltrinelli, 1979 [Marx au-delà de Marx : cahiers de travail sur les « Grundrisse », trad. R. Silberman, Paris, Christian Bourgois, 1979], 84

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une sorte d'efflorescence située sur Wall Street ou dans la City de Londres, flottant librement au-dessus des activités terre à terre de Main Street. Une grande partie des activités liées au crédit peut effectivement n'être qu'écume spéculative, excroissance répugnante de la soif d'or des êtres humains et du pur pouvoir de l'argent. Mais elles sont aussi, dans une large mesure, fondamentales et absolument nécessaires au fonctionnement du capital. Les limites entre ce qui est nécessaire et ce qui est, premièrement, nécessairement fictif - comme dans le cas de la dette nationale et de la dette hypothécaire - , et, deuxièmement, excès pur et simple, ne se définissent pas aisément. Il serait de toute évidence ridicule d'essayer d'analyser la dynamique de la récente crise ainsi que ses répercussions en passant sous silence le système de crédit - les crédits hypothécaires représentant 40 % du PIB aux États-Unis - , le consumérisme - 70 % de la force motrice de l'économie américaine, contre 35 % en Chine - et la situation de la concurrence - situation monopolistique sur le marché financier, immobilier, de détail et dans bien d'autres domaines. Aux États-Unis, les marchés secondaires de Fannie Mae et Freddie Mac comptabilisent quatorze mille milliards de dollars de crédits hypothécaires, toxiques pour beaucoup, obligeant le gouvernement à affecter quatre cents milliards à une tentative potentielle de sauvetage - près de cent quarante-deux milliards de dollars ont déjà été dépensés. Pour comprendre cette situation, il faut nous interroger sur ce que Marx pouvait vouloir dire en parlant de catégorie de « capital fictif » et sur ses liens éventuels avec les marchés fonciers et immobiliers. Nous devons nous efforcer de comprendre comment, pour reprendre les propos de Goetzmann et Newman, la titrisation rattache « le capital d'un public spéculatif à des opérations de construction ». En effet, la spéculation sur les valeurs 85

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des prix des terrains et des logements et sur les loyers n'a-t-elle pas joué un rôle fondamental dans la genèse de cette crise ? Pour Marx, le capital fictif n'est pas une invention née dans l'esprit embrumé par la cocaïne d'un quelconque trader de Wall Street. C'est une construction fétiche, ce qui signifie, si l'on s'appuie sur la caractérisation du fétichisme que donne Marx dans le premier livre du Capital, qu'il est parfaitement réel, mais qu'il s'agit d'un phénomène superficiel qui dissimule quelque chose d'important en ce qui concerne les relations sociales sous-jacentes. Quand une banque prête de l'argent à l'État et touche des intérêts en contrepartie, on peut avoir l'impression qu'un processus directement productif se déroule au sein de l'État, un processus qui est réellement producteur de valeur, alors que l'essentiel - mais pas l'intégralité, comme je le montrerai un peu plus loin - de ce qui se passe au sein de l'État (mener des guerres, par exemple) n'a rien à voir avec la production de valeur. Quand la banque prête à un client de quoi s'acheter une maison et touche un flux d'intérêts en contrepartie, on peut avoir l'impression qu'il se passe dans la maison quelque chose qui produit directement de la valeur, ce qui n'est pas le cas en réalité. Quand des banques placent des émissions obligataires pour construire des hôpitaux, des universités, des écoles, etc. moyennant intérêts, on peut avoir l'impression que ces établissements produisent de la valeur, alors que ce n'est pas vrai. Quand des banques consentent des prêts pour acheter des terrains et des biens immobiliers dans le but d'en obtenir des rentes, la catégorie distributive de la rente est absorbée dans le flux de circulation de capital fictif1. Quand des banques prêtent à d'autres banques, ou quand 1. Karl Marx, Le Capital, livre m , chapitres 14 et 15. 86

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la Banque centrale prête aux banques commerciales, lesquelles prêtent elles-mêmes à des spéculateurs fonciers qui cherchent à s'approprier des rentes, dans ce cas, le capital fictif ressemble de plus en plus à une régression infinie de fictions construites sur des fictions. L'élévation constante des ratios de solvabilité - prêter trente fois au lieu de trois fois le volume de dépôts en espèces disponibles - amplifie les quantités fictives de capital-argent en circulation. Ce sont autant d'exemples de formation et de flux de capital fictif. Et ce sont ces flux qui transforment les biens immobiliers en biens imaginaires. Marx explique que l'intérêt versé vient de la production de valeur ailleurs - taxes ou prélèvements directs sur la production de plus-values ou impôts sur les revenus, salaires et profits. Pour Marx, bien sûr, le seul lieu où se créent de la valeur et de la plus-value est le travail de production. Ce qui se déroule dans la circulation de capital fictif peut être socialement indispensable pour soutenir le capitalisme. Cela peut faire partie des coûts nécessaires de production et de reproduction. Les entreprises capitalistes peuvent dégager des formes secondaires de plus-value par l'exploitation de travailleurs employés par les détaillants, les banques et les fonds spéculatifs. Marx fait cependant remarquer que, sans création de valeur et de plus-value dans la production en général, ces secteurs ne peuvent pas exister par eux-mêmes. Si l'on ne produisait ni chemises ni chaussures, que vendraient les détaillants ? Signalons cependant une réserve d'une immense importance. Une partie du flux de ce qui paraît être du capital fictif peut en réalité participer à la création de valeur. Quand je transforme ma maison achetée grâce à un crédit hypothécaire en atelier, et que j'y emploie à bas prix des immigrés clandestins, ma maison se transforme en capital fixe de production. Quand l'État construit des routes 87

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et d'autres infrastructures qui fonctionnent comme un moyen collectif de production pour le capital, ces infrastructures doivent figurer parmi les « dépenses d'État productives ». Quand un hôpital ou une université servent de cadre à l'innovation et à la conception de nouveaux médicaments, de nouveaux équipements, etc., ils deviennent des sites de production. Ces restrictions n'auraient absolument pas décontenancé Marx. Comme il le dit à propos du capital fixe, le fait qu'une chose fonctionne ou non comme capital fixe dépend de son utilisation, et non de ses qualités matérielles 1 . Le capital fixe décline quand des usines textiles cèdent la place à des immeubles résidentiels, alors que la microfinance transforme des huttes paysannes en capital fixe de production - bien meilleur marché ! Une grande partie de la valeur et de la plus-value, créées dans la production, est détournée pour passer, au moyen de toutes sortes de voies complexes, par des canaux fictifs. Quand des banques prêtent de l'argent à d'autres banques et réalisent même des investissements en s'empruntant réciproquement des fonds, toutes sortes de compensations socialement superflues et de mouvements spéculatifs deviennent manifestement possibles, reposant sur le terrain perpétuellement mouvant des valeurs fluctuantes de l'actif. Ces valeurs de l'actif dépendent d'un processus critique de « capitalisation », que Marx considère comme une forme de constitution de capital fictif : On capitalise tout revenu qui se répète de manière régulière, en calculant quel serait le capital qui, placé au taux moyen d'intérêt, donnerait ce revenu. [...] Celui qui achètera 1. David Harvey, The Limits to Capital, Oxford, Blackwell, 1982, chapitre 8. 88

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le titre de propriété sera autorisé à considérer [l'argent touché annuellement] comme l'intérêt du capital qu'il aura avancé pour son achat. Toute trace du procès de mise en valeur du capital disparaît dans ce raisonnement et la conception

du capital-automate, engendrant de la valeur par lui-même, y atteint son plus haut degré de pureté1.

Un flux de revenu tiré d'un actif quelconque (terrain, bien immobilier, actions, etc.) se voit attribuer une valeur de capital à laquelle il peut être négocié, en fonction des taux d'intérêt et d'escompte définis par l'offre et la demande sur le marché monétaire. Comment évaluer ces actifs quand il n'y a pas de marché pour eux ? Ce problème, qui a pris une importance majeure en 2008, n'a pas encore été réglé. La question du degré de toxicité réelle des actifs détenus par Fannie Mae provoque une migraine quasi générale. (Quelle est la valeur réelle d'une maison saisie qui ne peut pas trouver d'acheteur ?) On relève ici un puissant écho de la controverse sur la valeur du capital, qui a surgi avant d'être promptement enterrée, comme toutes sortes d'autres vérités dérangeantes, dans la théorie économique conventionnelle du début des années 1970. Le problème que pose le système du crédit est qu'il est vital pour la production, la circulation et la réalisation des flux de capital, tout en représentant en même temps l'apogée de toutes sortes de formes spéculatives et « démentes ». C'est ce qui conduisait Marx à affirmer, à propos d'Isaac Pereire - l'un des maîtres, avec son frère Émile, de la reconstruction spéculative du Paris urbain sous Haussmann - , que « ce double aspect [...]

1. Karl Marx, Le Capital, livre m , chapitre 29, trad. J. Borchardt et H. Vanderrydt, Paris, V. Giard et E. Brière, 1902, tome H, p. 5 ; Geo&ey Harcourt, Some Cambridge Controversies m the Theory of Capital, Cambridge CUP, 1972. Les italiques sont de moi. 89

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fait des prêcheurs du crédit à la fois des charlatans et des prophètes 1 ».

L'accumulation de capital par l'urbanisation L'urbanisation, ai-je affirmé depuis longtemps, a été, d'un bout à l'autre de l'histoire du capitalisme, un moyen essentiel d'absorption des surplus de capital et de main-d'œuvre 2 . Elle exerce une fonction très particulière dans la dynamique de l'accumulation de capital en raison de la longueur des périodes de travail et des temps de rotation, et de l'importante durée de vie de la majorité des investissements dans l'environnement bâti. Elle présente aussi une telle spécificité géographique que la production d'espace et de monopoles spatiaux devient partie intégrante de la dynamique d'accumulation, non seulement du fait des modèles changeants de flux de marchandises dans l'espace, mais aussi par la nature même des espaces et des lieux créés et produits dans lesquels ces mouvements adviennent. Mais c'est précisément parce que toute cette activité - qui représente, soit dit en passant, un domaine extrêmement important de production de valeur et de plus-value - se déroule sur une aussi longue durée, qu'une combinaison entre capital financier et engagement de l'État joue un rôle absolument fondamental dans son fonctionnement. Cette activité est clairement spéculative à long terme, et court toujours le risque de 1. Karl Marx, Le Capital, livre m , chapitre 27, trad. J. Borchardt et H. VanderTydt, Paris, V. Giard et E. Brière, 1901, tome I, p. 494. Isaac et Émile, soit dit en passant, avaient participé au mouvement utopiste saint-simonien avant 1848. 2. David Harvey, The Urbanisation of Capital, Oxford, Blackwell, 1985 ; et The Enigma of Capital, and the Crises of Capitalism, op. du ; Brett Christophers, * Revisiting the Urbanization of Capital », op. du, p. 1-11. 90

Figure 3. Cycles économiques à long terme aux États-Unis et en Grande-Bretagne Activité du bâtiment par tête aux États-Unis, 1810-1950 (en dollars de 1913 par tête) 60u

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Année Vente de terrains publics aux États-Unis (en millions d'acres [un acre = '/a ha]), 1800-1930

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Différents rythmes d'investissement dans l'environnement biti en relation avec le PNB (États-Unis) et le PIB (Grande-Bretagne), 1860-1970 20-i

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Source : d'après Brinley Thomas, Migration and Economie Growth: A Study of Great Britain and the Atlantic Economy. Cambridge, Cambridge Univenity Press.

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reproduire, bien plus tard et sur une plus grande échelle, les conditions mêmes de suraccumulation auxquelles elle a initialement contribué à remédier. Aussi, les investissements urbains et les autres formes d'investissement dans l'infrastructure matérielle (chemins de fer transcontinentaux et autoroutes, barrages et autres) sont-ils particulièrement sujets aux crises. Nous disposons d'une étude approfondie du caractère cyclique de ces investissements pour le XIXe siècle grâce au remarquable travail de Brinley Thomas (voir figure 3 1 ). Malheureusement, la théorie des cycles de l'industrie du bâtiment a été négligée à partir de 1945 environ, notamment parce que les interventions de style keynésien dirigées par l'État ont paru pouvoir les aplanir très efficacement. Dans une étude détaillée de nombreux cycles de construction locaux (publiée en 1976), Robert Gottlieb a identifié de longues oscillations dans les cycles de construction résidentielle, avec une périodicité moyenne de 19,7 ans et un écart type de cinq ans. Mais ses données suggéraient également que ces oscillations avaient été amorties, sinon effacées, dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale2. Or l'abandon des interventions keynésiennes systémiques contracycliques depuis le milieu des années 1970, dans de nombreuses régions du monde, pourrait augurer d'une réapparition d'un comportement cyclique de ce genre. C'est effectivement ce que nous avons observé, bien qu'il me paraisse indéniable que ces oscillations, de nos jours, sont plus fortement liées à des bulles d'actifs volatiles qu'autrefois - encore que l'on puisse interpréter les comptes du 1. Brinley Thomas, Migration and Economie Grotvth: A Study of Great Britain and the Atlantic Economy, Cambridge, CUP, 1973. 2. Léo Grebler, David Blank et Louis Winnick, Capital Formation in Residential Real Estate, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1956. 92

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National Bureau of Economie Research, consacrés aux années 1920, comme une preuve du contraire. Ces mouvements cycliques - et ce fait est tout aussi important - ont également commencé à présenter une configuration géographique plus complexe. Aux périodes de prospérité en un lieu - le sud et l'ouest des États-Unis dans les années 1980 répondent des effondrements ailleurs - les vieilles villes en voie de désindustrialisation du Midwest durant la même période. Ce genre de perspective générale est indispensable si l'on veut comprendre la dynamique qui a conduit à la débâcle du marché immobilier et de l'urbanisation en 2008 dans plusieurs régions et villes des États-Unis, ainsi qu'en Espagne, en Irlande et en Grande-Bretagne. Elle est tout aussi nécessaire pour éclairer certaines des voies empruntées actuellement, notamment en Chine, pour sortir du bourbier dont l'origine se situe, pour l'essentiel, ailleurs. En effet, la description que donne Brinley Thomas des mouvements contracycliques entre la Grande-Bretagne et les États-Unis au XIXe siècle, le développement de la construction d'un côté de l'Atlantique étant contrebalancé par des récessions sur l'autre rive, trouve aujourd'hui un écho dans la compensation entre la stagnation de l'activité du bâtiment aux États-Unis et en Europe et l'incroyable essor de l'urbanisation et de l'investissement infrastructurel centré en Chine - avec quelques ramifications ailleurs, notamment dans les pays composant ce qu'on appelle le BRIC. Rappelons tout de suite, simplement pour bien préciser le contexte général, que les États-Unis et l'Europe sont enlisés dans tine croissance lente, alors que la Chine enregistre un taux de croissance de 10 % - suivie d'assez près par les autres pays du BRIC. Les pressions exercées sur le marché immobilier et sur le développement urbain aux États-Unis pour leur faire 93

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absorber le surplus et la suraccumulation de capital par le biais d'une activité spéculative, ont commencé à se manifester au milieu des années 1990, au moment où le président Clinton a lancé sa campagne « National Partners in Homeownership » destinée à faire bénéficier les populations minoritaires, ou à faibles revenus, des prétendus avantages de l'accès à la propriété. Les autorités politiques sont intervenues auprès de respectables établissements financiers, dont Fannie Mae et Freddie Mac - des sociétés subventionnées par le gouvernement qui détenaient et commercialisaient des crédits hypothécaires - , et les ont incités à assouplir leurs critères de prêt pour les besoins de cette campagne. Les institutions en question ont réagi avec enthousiasme - prêtant à tour de bras et court-circuitant les contrôles de régulation - , tandis que leurs directeurs engrangeaient des fortunes personnelles colossales, tout cela sous prétexte de faire le bien en aidant les plus défavorisés à jouir des bienfaits supposés de la propriété immobilière. Ce processus a connu une folle accélération après l'éclatement de la bulle technologique et le krach boursier de 2001. À cette date, le lobby de l'immobilier résidentiel, Fannie Mae en tête, avait fusionné pour constituer un centre indépendant de richesse, d'influence et de pouvoir de plus en plus puissant, capable de corrompre tout et n'importe qui, du Congrès et des agences de régulation à de prestigieux professeurs d'économie, dont Joseph Stiglitz, prêts à publier toute une flopée d'études censées démontrer que leurs activités étaient à très faible risque. L'influence de ces institutions, associée aux taux d'intérêt très modérés, dont Greenspan se faisait l'apôtre à la Fed, ont indéniablement alimenté la flambée de production et de réalisation immobilières1. Comme le 1. Les détails inconvenants et dévastateurs de tout ce processus sont exposés dans Gretchen Morgenson et Joshua Rosner, Reckless Endangermenc 94

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font remarquer Goetzmann et Newman, la finance, soutenue par l'État, est capable de construire des villes et des banlieues, mais pas forcément d'en assurer la rentabilité. Les choses étant ce qu'elles sont, quel a été le moteur de la demande ?

Capital fictif et fictions éphémères Pour comprendre la dynamique à l'œuvre, il faut appréhender la manière dont la circulation du capital productif et celle du capital fictif s'associent au sein du système de crédit dans le contexte des marchés immobiliers. Les établissements financiers accordent des prêts à des promoteurs, à des propriétaires fonciers et à des entreprises du bâtiment pour construire, par exemple, des lotissements pavillonnaires dans la banlieue de San Diego, ou des immeubles résidentiels en Floride ou dans le sud de l'Espagne. La viabilité de ce secteur repose sur l'hypothèse qu'il est possible non seulement de produire de la valeur, mais aussi de réaliser un bénéfice sur le marché. Voilà où intervient le capital fictif. Des prêts sont accordés à des acquéreurs qui sont censés pouvoir les rembourser grâce à leurs revenus (salaires ou profits), lesquels sont capitalisés sous forme de flux d'intérêt sur le capital prêté. Un flux de capital fictif est indispensable pour compléter le processus de production et de réalisation de valeurs de biens immobiliers résidentiels et commerciaux. Cette différence est la même que celle qui distingue ce que Marx désigne dans Le Capital comme des « capitaux empruntables » destinés à la production, et l'escompte de Hotu Outsized Ambition, Greed and Corruption Led to Economie Armaggedon, New York, Times Books, 2011. 95

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lettres de change qui facilite la réalisation de valeurs sur le marché 1 . Dans le cas de la construction de logements et d'immeubles résidentiels dans le sud de la Californie ou en Floride, la même société financière peut fournir les fonds nécessaires à la construction et ceux qui permettront d'acheter ce qui a été bâti. Dans certains cas, l'établissement financier organise la prévente d'appartements dans des immeubles qui n'ont pas encore été construits. Le capital manipule et contrôle donc, dans une certaine mesure, à la fois l'offre et la demande de nouveaux lotissements et de nouveaux immeubles résidentiels, en même temps que celles de biens immobiliers commerciaux - ce qui contredit intégralement la théorie des marchés fonctionnant en toute liberté, dont le rapport de la Banque mondiale suppose l'existence2. Cependant, la relation entre l'offre et la demande est déséquilibrée, parce que le temps de production et de circulation des biens immobiliers résidentiels et commerciaux est très long par rapport à celui de la plupart des autres marchandises. Voilà où la disparité des temps de production, de circulation et de rotation, que Marx analyse si finement dans le livre II du Capital, devient essentielle. Les contrats de financement de la construction sont établis bien avant que les ventes ne puissent débuter. Le décalage chronologique est souvent considérable, tout particulièrement pour les biens immobiliers commerciaux. L'Empire State Building de New York a ouvert le 1er mai 1931, presque deux ans après le krach boursier et plus de trois ans après

1. Marx, Le Capital, livre III, chapitre 25, op. cit. 2. Marx, dans Le Capital, livre I, section VII, chapitre 25, relève lui aussi la manière dont le capital peut manipuler à la fois la demande et l'offre de surplus de main-d'œuvre, par exemple par l'investissement et le chômage provoqué par la technologie. 96

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le krach immobilier. Les Tours jumelles étaient déjà en projet auparavant, mais elles n'ont ouvert qu'après la récession de 1973 - et ont mis des années à trouver des locataires. De même, la reconstruction du site du 11 septembre va se faire en pleine période de dépression des valeurs immobilières commerciales ! Par ailleurs, le stock existant de propriétés négociables - dont une partie d'origine très ancienne - est important par rapport à ce qui peut être produit. Aussi l'offre totale de logements n'est-elle pas très flexible, alors que la demande est plus inconstante et plus mouvante : dans les pays développés et quelle que soit l'année concernée, il a été historiquement très difficile d'accroître le stock de logements de plus de 2 ou 3 % par an, et ce en dépit d'efforts considérables - il est vrai que la Chine est capable, comme dans tous les domaines, de crever ce plafond. Stimuler la demande à l'aide de mesures fiscales, de combines de politique publique ou d'autres incitations (augmenter le volume des prêts hypothécaires à risque, par exemple) n'entraîne pas forcément une augmentation de l'offre : cela ne fait que provoquer une hausse des prix et stimuler la spéculation. Les transactions financières sur les logements existants permettent alors de gagner autant, voire plus d'argent, que les nouvelles constructions. Il devient plus lucratif de financer des sociétés douteuses émettant des crédits hypothécaires, comme Countrywide, que de financer une véritable production de logements. Et il est encore plus tentant d'investir dans des CDO composées de tranches de crédits hypothécaires réunies dans un véhicule d'investissement fallacieusement surestimé - prétendument « aussi sûr que la pierre » - , où le flux d'intérêts des propriétaires de logements assure un revenu régulier - que les propriétaires en question soient solvables ou non. C'est exactement ce qui s'est passé aux États-Unis quand le rouleau compresseur 97

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des subprimes s'est mis en marche. Des masses de capital fictif ont afflué sur le marché financier immobilier pour alimenter la demande, mais une fraction seulement de ces capitaux a servi à la production de nouveaux logements. Le marché des crédits subprimes, qui avoisinait les trente milliards de dollars au milieu des années 1990, est passé à cent trente milliards de dollars en 2000, avant d'atteindre un record absolu en 2005 avec six cent vingt-cinq milliards1. Une hausse aussi rapide de la demande ne pouvait en aucun cas s'accompagner d'une expansion équivalente de l'offre, malgré tous les efforts des constructeurs. D'où une hausse des prix dont on pouvait imaginer qu'elle se poursuivrait éternellement. En réalité, cette situation dépendait d'une expansion continue des flux de capital fictif et de la préservation de la foi fétichiste en l'existence du « capital-automate, engendrant de la valeur par lui-même 2 ». Marx explique que, face à une insuffisance de la création de valeur par la production, cette chimère ne peut évidemment que connaître une triste fin. Et c'est effectivement ce qui s'est produit. Les intérêts de classe en jeu dans le volet production sont cependant déséquilibrés, eux aussi, ce qui n'est pas sans conséquences pour les victimes de cette « triste fin ». Les banquiers, les promoteurs et les entreprises du bâtiment s'associent aisément pour forger une alliance de classe - laquelle domine fréquemment ce qu'on appelle la « machine de croissance urbaine » aussi bien politiquement qu'économiquement 3 . En revanche, les crédits hypothécaires 1. Michael Lewis, The Big Short: Inside the Doomsday Machine, New York, Norton, 2010, p. 34 [Le Casse du siècle, trad. F. Pointeau, avec la collaboration de G. Martinolle, Paris, Sonatine, 2010, p. 53]. 2. Karl Marx, Le Capital, livre m , chapitre 29, op. cit., tome I, p. 494. 3. John Logan et Harvey Molotch, Urban Fortunes: The Political Economy cf Place, Berkeley, University of Califomia Press, 1987. 98

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accordés aux consommateurs sont individuels et dispersés, et ces prêts sont souvent consentis à des membres d'une autre classe sociale ou, tout particulièrement aux États-Unis - ce qui n'est toutefois pas le cas en Irlande - , d'une appartenance raciale ou ethnique différente. La titrisation des crédits hypothécaires a permis aux sociétés financières de se défausser tout bonnement du risque éventuel sur autrui - par exemple, sur Fannie Mae qui ne demandait qu'à assumer ce risque comme un élément de sa stratégie de croissance. C'est exactement ce qu'elles ont fait après avoir prélevé tous les frais d'ouverture de dossiers et autres frais légaux qu'elles pouvaient. Si le financier doit choisir entre la faillite d'un promoteur due à des difficultés de réalisation ou la faillite et la saisie prononcée contre l'acquéreur d'un logement - surtout si ce dernier est issu de la classe inférieure ou d'une minorité raciale ou ethnique, et que le crédit hypothécaire a déjà été refilé à quelqu'un d'autre - , il ne s'interrogera pas bien longtemps. Les préjugés de classe et de race entrent invariablement en ligne de compte. Sur le plan spéculatif, les marchés d'actifs constitués par des biens immobiliers et fonciers relèvent d'une pyramide de Ponzi, sans Bernie Madoff au sommet. J'achète un bien immobilier, les prix de l'immobilier montent et la hausse du marché encourage d'autres acquéreurs potentiels. Quand le réservoir d'acheteurs réellement solvables se tarit, pourquoi ne pas descendre de quelques échelons dans la hiérarchie des revenus et s'adresser à des consommateurs à plus haut risque, pour finir par les candidats à la propriété sans revenus ni actifs, mais qui peuvent tout de même être gagnants dans l'opération s'ils revendent leur bien en profitant de la hausse des prix ? Le mouvement peut se poursuivre ainsi jusqu'à l'éclatement de la bulle. Les établissements financiers ont tout intérêt à entretenir celle-ci le plus longtemps possible afin d'en tirer le maximum de profits. Le problème 99

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est que, dans bien des cas, ils n'arrivent pas à sauter du train avant qu'il ne déraille, parce que l'accélération est trop forte. L'illusion du « capital-automate, engendrant de la valeur par lui-même » se perpétue et se réalise d'ellemême, pendant un moment du moins. Comme le dit un des analystes financiers perspicaces interrogé par Michael Lewis, qui a pressenti l'arrivée du krach, dans Le Casse du siècle : « Nom de Dieu, il ne s'agit pas juste de crédit. C'est une pyramide de Ponzi dissimulée1. » Ce n'est pas la seule entourloupe de l'histoire. La hausse des tarifs immobiliers aux États-Unis a entraîné une hausse de la demande effective dans toute l'économie. Au cours de la seule année 2003, on a émis 13,6 millions de crédits hypothécaires - contre moins de la moitié dix ans auparavant - , pour une valeur de 3 700 milliards de dollars. Sur ce montant, l'équivalent de 2 800 milliards était destiné au refinancement - à titre de comparaison, le PIB total des États-Unis à la même date était inférieur à 15 000 milliards de dollars. Les ménages tiraient profit de la valeur croissante de leur bien immobilier. En situation de stagnation des salaires, cela permettait à beaucoup d'entre eux de disposer d'un complément de liquidités destiné à des dépenses de première nécessité (soins de santé par exemple) ou à l'acquisition de biens de consommation (une nouvelle voiture, des vacances). La maison est ainsi devenue une vache à lait très commode, un DAB individuel, boostant la demande totale, dont, bien sûr, celle de logements. Dans Le Casse du siècle, Michael Lewis explique le genre de situations que cela a provoqué. La nounou des jeunes enfants d'un de ses personnages principaux a fini par être propriétaire, avec sa sœur, de six maisons dans le 1. Michael Lewis, The Big Short, op. cit., p. 141 [Le Casse du siècle, p. 234], 100

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quartier new-yorkais de Queens. « C'était arrivé parce que, après qu'elles avaient acheté la première et que sa valeur avait monté, les prêteurs leur avaient suggéré de refinancer et d'accepter 250 000 dollars - qu'elles avaient utilisés pour acheter une deuxième maison. » Le prix de cette deuxième maison avait augmenté, lui aussi, et elles avaient répété l'opération. « Au bout du compte, elles avaient six maisons sur les bras, le marché chutait et elles étaient incapables de rembourser 1 . » Les prix de l'immobilier ne peuvent pas monter indéfiniment, la hausse finit toujours par s'arrêter.

La production de valeur et les crises urbaines Mais il faut prendre en compte des questions plus profondes et à plus long terme dans le volet production. Bien qu'une grande partie de l'argent qui s'est dirigé vers le marché immobilier ait relevé de la pure spéculation, l'activité de production a constitué en soi une partie importante de l'économie dans son ensemble, le bâtiment représentant 7 % du PIB et tous les nouveaux produits accessoires (du mobilier aux voitures) le double de ce chiffre. Si les documents du National Bureau of Economie Research sont exacts, l'effondrement de la construction après 1928, qui s'est manifesté par une baisse de deux milliards de dollars - une somme considérable pour l'époque - dans la construction de logements et par une diminution de la mise en chantier de nouveaux logements qui n'a même plus atteint 10 % du volume antérieur dans les grandes villes, a joué dans la crise de 1929 un rôle majeur, encore largement incompris cependant. Un article de Wikipédia indique : « Un élément 1. IbvL, p. 93 [Le Casse du siècle, p. 152]. 101

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désastreux a été la disparition de deux millions d'emplois bien rémunérés dans les métiers du bâtiment, à laquelle s'est ajoutée la perte de profits et de rentes qu'ont subie un grand nombre de propriétaires de logements et d'investisseurs immobiliers*. » Ces difficultés ont forcément impacté la confiance dans le marché boursier en général. Voilà qui explique les efforts énergiques auxquels s'est livrée l'administration Roosevelt dans les années 1930 pour relancer le secteur du logement. A cette fin, elle a mis en place un ensemble de mesures pour réformer le financement des crédits hypothécaires. Celles-ci ont culminé dans la création d'un marché hypothécaire secondaire grâce à la fondation, en 1938, de la Fédéral National Mortgage Association (Fannie Mae). La mission de Fannie Mae était d'assurer les crédits hypothécaires et de permettre aux banques et autres organismes prêteurs de faire passer ces crédits dans d'autres mains, apportant au marché immobilier des liquidités indispensables. Ces réformes institutionnelles allaient jouer un rôle vital dans le financement de la suburbanisation des États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Bien que nécessaires, elles ne suffirent cependant pas à augmenter la part de l'activité de construction dans le développement économique des États-Unis. On imagina alors toutes sortes d'incitations fiscales - telles que la déduction fiscale des intérêts du crédit - , sans oublier le GI Bill assurant des prêts aux soldats démobilisés ainsi qu'une loi très positive sur le logement de 1947 affirmant le droit de tous les Américains de vivre « dans un logement décent dans un environnement de vie décent », afin d'encourager l'accès à la propriété, pour des raisons politiques aussi bien qu'économiques. L'accession à la propriété a été vivement encouragée et a été présentée 1. Voir l'article « Cities in the Great Depression », wikipedia.org. 102

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comme un élément central du « rêve américain » ; dans les années 1940, à peine plus de 40 % de la population américaine étaient propriétaires de leur logement, un taux qui s'est élevé à 60 % dans les années 1960, pour atteindre un sommet de 70 % en 2004, avant de retomber à 66 % en 2010. Être propriétaire de son logement est peut-être une valeur culturelle profondément ancrée aux États-Unis ; il n'en reste pas moins que les valeurs culturelles connaissent une remarquable prospérité quand elles sont stimulées et financées par des mesures gouvernementales. Les raisons avancées pour justifier ces dernières sont toutes celles que cite le rapport de la Banque mondiale. De nos jours cependant, il est bien rare que l'on reconnaisse la raison politique. Dans les années 1930, en revanche, on expliquait avec une belle franchise que les propriétaires criblés de dettes ne se mettent pas en grève1. Les soldats démobilisés après la Seconde Guerre mondiale auraient pu représenter une menace sociale et politique s'ils avaient dû affronter le chômage et la crise à leur retour. Autant faire d'une pierre deux coups : relancer l'économie grâce à un programme massif de construction de logements et de suburbanisation, et rallier les ouvriers les mieux payés à la cause conservatrice en les faisant accéder à la propriété moyennant un fort endettement ! Par ailleurs, la simulation de la demande par des mesures publiques a provoqué une hausse régulière de la valeur des biens immobiliers, une excellente chose pour leurs propriétaires évidemment, mais une catastrophe du point de vue de l'utilisation rationnelle de la terre et de l'espace. Ces mesures remplirent leur mission pendant les années 1950 et 1960, du point de vue politique aussi bien que macroéconomique ; elles servirent en effet de soutien à 1. Martin Boddy, The Building Societies, Londres, Macmillan, 1980. 103

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deux décennies de très forte croissance américaine, dont les effets touchèrent le monde entier. Dans ce contexte de croissance économique, la construction de logements passa à un tout autre niveau (voir figure 4). « En vertu d'un modèle déjà ancien, écrit Binyamin Appelbaum, les Américains se remettent des récessions en construisant davantage de logements qu'ils remplissent d'objets 1 . » Le problème des années 1960 était que le processus d'urbanisation tentaculaire était dynamique, mais n'était pas viable sur le plan environnemental, et inégal d'un point de vue géographique. Ces inégalités reflétaient largement les flux de revenus disparates qui se dirigeaient vers les différents segments de la classe ouvrière. Alors que les banlieues prospéraient, les centres-villes stagnaient et déclinaient. La classe ouvrière blanche connaissait la réussite, contrairement aux minorités enfermées dans les ghettos - les Afro-Américains en particulier. D'où une série de soulèvements des quartiers défavorisés, qui touchèrent notamment Détroit et Watts et eurent pour point culminant des soulèvements spontanés dans une quarantaine de villes à travers tous les États-Unis à la suite de l'assassinat de Martin Luther King en 1968. Personne n'a pu ignorer ni rester aveugle à ce qu'on a appelé la « crise urbaine » - encore qu'il ne s'agissait pas, stricto sensu, d'une crise macroéconomique d'urbanisation. Des fonds fédéraux furent massivement dégagés pour faire face à ce problème après 1968, jusqu'à ce que le président Nixon, pour des raisons budgétaires, déclare que la crise était passée au moment de la récession de 1973 2 . 1. Binyamin Appelbaum, « A Recovery that Repeats Its Painful Precedents », New York Times, Business Section, 28 juillet 2011. 2. The Keroer Commission, Report of the National Advisoty Commission on Civil Disorden, Washington DC, Government Printing Office, 1968. 104

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Figure 4. Mise en chantier de logements neufs aux États-Unis, 1890-2008

Année

L'effet collatéral de tous ces événements fut que Fannie Mae se transforma, en 1968, en entreprise privée financée par le gouvernement. Une « concurrente », la Fédéral Home Mortgage Corporation (Freddie Mac), fut créée en 1970, à la suite de quoi ces deux établissements jouèrent un rôle considérable et finalement destructeur en enco.urageant l'accession à la propriété et en soutenant la construction de logements pendant près de cinquante ans. Les crédits hypothécaires sur le logement représentent aujourd'hui environ 40 % de la dette privée accumulée des États-Unis, dont une grande partie, comme nous l'avons vue, est toxique. Quant à Fannie Mae et Freddie Mac, ils ont été replacés sous contrôle gouvernemental. Leur avenir fait l'objet d'un vif débat politique - tout comme les aides financières à l'accession à la propriété - dans le contexte général de l'endettement des États-Unis. Ce qui adviendra aura d'importantes conséquences sur le secteur de l'immobilier résidentiel en particulier et de l'urbanisation en général, en relation avec l'accumulation de capital aux États-Unis mêmes. 105

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Les signes que l'on observe actuellement aux ÉtatsUnis n'ont rien d'encourageant. Le secteur du bâtiment ne fait pas mine de se redresser, et la réalisation de nouveaux logements reste languissante et stagnante. Certains indices donnent à penser qu'on se dirige vers la perspective redoutée d'une récession à « double creux », marquée par un tarissement des deniers publics et un taux de chômage toujours élevé. Les chiffres des mises en chantier ont plongé pour la première fois sous le niveau antérieur à 1940 (voir figure 4). En mars 2011, le taux de chômage dans le bâtiment était supérieur à 20 %, contre un taux de 9,7 % dans l'industrie, un chiffre très proche de la moyenne nationale. À quoi bon construire de nouveaux logements et les remplir d'objets, alors que tant de maisons restent vides ? La Réserve fédérale de San Francisco « estime que le bâtiment ne retrouvera peut-être pas son niveau moyen d'activité antérieur à la bulle avant 2016, empêchant ainsi un secteur industriel majeur » d'exercer un effet sur le redressement 1 . Au moment de la Grande Crise, plus du quart des ouvriers du bâtiment est resté sans emploi jusqu'en 1939. Les remettre au travail avait été un objectif majeur des interventions publiques - dont celles de la Works Progress Administration. Les tentatives de l'administration Obama pour élaborer un plan de relance des investissements infrastructurels ont été largement contrariées par l'opposition républicaine. Pire encore, la situation financière des États et des municipalités américains est si désastreuse qu'elle provoque des licenciements et du chômage partiel, en même temps que des coupes sauvages dans les services urbains. 1. Binyamin Appelbaum, «A Recovery that Repeats Its Painful Precedents », op. cit. 106

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L'effondrement du marché immobilier et la baisse de 20 % du prix moyen des logements ont creusé un trou béant dans les finances locales, qui dépendent beaucoup des impôts fonciers. Une crise financière urbaine se prépare tandis que les gouvernements des États et des municipalités réduisent leur financement et que le secteur du bâtiment languit. Tout bien considéré, on a de plus en plus l'impression que l'ère d'accumulation et de stabilisation macroéconomique par la suburbanisation et le développement des logements et de l'immobilier, qui a pris naissance aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, touche à son terme. S'ajoute à tout cela une politique de classe d'austérité qui n'est pas menée pour des raisons économiques, mais politiques. À l'échelle des États et des localités, les administrations républicaines de la droite radicale exploitent la prétendue crise de la dette pour attaquer de front les programmes du gouvernement fédéral et réduire l'emploi public à leur niveau. On retrouve là, bien sûr, une tactique éprouvée d'attaque du capital contre les programmes fédéraux en général. Reagan a réduit les impôts des riches de 72 % à 30 % environ, et s'est engagé avec l'Union soviétique dans une course aux armements financée par la dette, laquelle s'est évidemment envolée sous son administration. Comme l'a expliqué plus tard son directeur du budget, David Stockman, laisser filer l'endettement est devenu une excuse commode pour attaquer les réglementations gouvernementales - par exemple sur l'environnement - et les programmes sociaux, externalisant ainsi dans les faits les coûts de la dégradation environnementale et de la reproduction sociale. Le président Bush junior lui a emboîté le pas docilement, tandis que son vice-président, Dick Cheney, proclamait que « Reagan 107

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nous a appris que les déficits n'ont pas d'importance 1 ». Des réductions fiscales au profit des riches, deux guerres non financées en Irak et en Afghanistan et un énorme cadeau consenti aux grands laboratoires pharmaceutiques sous forme d'un programme de couverture des médicaments financé par l'Etat ont transformé l'excédent budgétaire enregistré sous Clinton en un océan de déficits, ce qui a permis par la suite au Parti républicain et aux démocrates conservateurs d'exécuter les ordres du grand capital et d'aller le plus loin possible dans l'externalisation de coûts que le capital refuse toujours d'assumer : ceux de la dégradation de l'environnement et de la reproduction sociale. Les atteintes à l'environnement et au bien-être de la population sont tangibles, et aux États-Unis comme dans une grande partie de l'Europe, elles n'obéissent pas à des raisons économiques, mais à des motifs politiques et à des motifs de classe. Elles provoquent, comme l'a relevé tout récemment David Stockman, un état de lutte des classes pur et simple. Warren Buffett ne dit pas autre chose lorsqu'il affirme : « Bien sûr qu'il y a une lutte des classes, et c'est ma classe, celle des riches, qui la mène et qui la gagne 2 . » La seule question qui se pose est la suivante : le peuple attendra-t-il encore longtemps pour riposter dans cette lutte des classes ? Il pourrait se concentrer, en guise de point de départ, sur la dégradation rapide de la qualité de vie urbaine du fait des saisies immobilières, de la persistance de pratiques prédatrices sur les marchés 1. Jonathan Weisman, « Reagan Policies Gave Green Light to Red Ink », Washington Post, 9 juin 2004, p. Al 1 ; William Greider, « The Education of David Stockman », Atlantic Monthly, décembre 1981. 2. Warren Buffett, interviewé par Ben Stein, « In Class Warfare, Guess Which Class is Winning », New York Times, 26 novembre 2006 j David Stockman, « The Bipartisan March to Fiscal Madness », New York Times, 23 avril 2011. 108

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immobiliers urbains, de la réduction des services et, avant tout, du manque d'offres d'emplois viables sur les marchés du travail urbains en tout lieu ou presque, certaines villes - Détroit en étant l'affligeante incarnation - étant entièrement privées de toute perspective d'emploi. La crise actuelle est plus que jamais une crise urbaine.

Pratiques urbaines prédatrices Dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels notent en passant que dès que l'ouvrier a touché « son salaire, il devient la proie d'autres membres de la bourgeoisie : du propriétaire, du détaillant, du prêteur sur gages, etc. 1 ». Les marxistes ont traditionnellement relégué ces formes d'exploitation et les luttes des classes - car il ne s'agit pas d'autre chose - , qui surgissent immanquablement autour d'elles, dans l'ombre de leur théorisation et à la marge de leur politique. Je tiens pourtant à affirmer ici que, en tout cas dans les économies capitalistes avancées, elles constituent un vaste terrain d'accumulation par la dépossession, l'argent se trouvant absorbé par la circulation du capital fictif pour étayer les vastes fortunes qui se constituent depuis l'intérieur du système financier. Les pratiques prédatrices, omniprésentes avant l'effondrement du marché immobilier en général et des prêts hypothécaires à risque en particulier, étaient légendaires par leur ampleur. Avant que n'éclate la crise majeure, on estimait déjà que des pratiques prédatrices de crédits hypothécaires à risque avaient fait perdre entre soixante et onze et quatre-vingt-treize milliards de valeurs d'actifs à 1. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du para communiste, trad. L. Lafargue, Paris, G. Bellais, 1901, p. 12. 109

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la population afro-américaine à faibles revenus des ÉtatsUnis 1 . Les dépossessions se sont faites en deux vagues : une minivague entre l'annonce de l'initiative Clinton de 1995 et l'effondrement du hedge fund Long Term Capital Management en 1998, une autre postérieure à 2001. Au cours de cette dernière période, les primes de Wall Street et les revenus de l'industrie émettrice de crédits hypothécaires sont montés en flèche, avec des taux de profit sans précédent qui étaient le fruit de pures manipulations financières, associées notamment à la titrisation d'emprunts hypothécaires à frais élevés, mais risqués. On ne peut qu'en conclure à l'existence, par différents circuits cachés, de transferts massifs de richesse des pauvres vers les riches, au-delà de ceux qui ont été dénoncés depuis à propos des pratiques indéniablement douteuses et souvent illégales de sociétés de crédits hypothécaires comme Countrywide, à l'aide de manipulations financières sur les marchés immobiliers 2 . Les événements qui se sont produits depuis le krach sont encore plus étonnants. Il se trouve qu'un grand nombre des saisies - plus d'un million durant l'année 2010 - étaient illégales, voire totalement frauduleuses, ce qui a conduit un membre du Congrès originaire de Floride à écrire ceci au juge de la Cour suprême de cet État : « Si ce que j'entends dire est vrai, les saisies illégales qui ont lieu représentent la plus grande confiscation de propriété privée jamais entreprise par des banques et des entités gouvernementales 3 . » Les procureurs géné1. Barbara Ehrenreich et Dedrick Muhammad, « The Recession's Racial Divide », New York Times, 12 septembre 2009. 2. Morgenson et Rosner, Reckiess Endangerment, op. cit. 3. Kevin Chiu, < Illégal Foreclosures Charged in Investigation », Housing Predictor, 24 avril 2011. 110

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raux des cinquante États fédéraux mènent actuellement des enquêtes à ce sujet, mais, comme on pouvait s'y attendre, la plupart semblent désireux de boucler leurs investigations d'une manière aussi sommaire que possible en échange de quelques règlements financiers - sans restitution des biens illégalement saisis, cependant. Il est à parier que personne ne va se retrouver en prison pour cela, malgré les preuves évidentes de falsification systématique de documents juridiques. Ce genre de pratiques prédatrices ne date pas d'hier. Permettez-moi de donner quelques exemples à partir du cas de Baltimore. Peu après mon arrivée dans cette ville, en 1969, j'ai collaboré à une étude sur le financement des logements du centre-ville, qui se concentrait sur le rôle de différents acteurs (propriétaires fonciers, locataires et propriétaires de leur logement, courtiers et prêteurs, Fédéral Housing Administration, autorités municipales, Housing Code Enforcement en particulier) dans la genèse des conditions de vie absolument épouvantables qui régnaient dans les quartiers défavorisés, infestés de rats et dévastés par les soulèvements qui avaient suivi l'assassinat de Martin Luther King. Les traces de la discrimination financière dont étaient victimes les quartiers des populations afro-américaines à faibles revenus, interdites de crédit, étaient inscrites dans le plan de la ville, mais à cette date, on justifiait cette politique d'exclusion en la présentant comme une réaction légitime à un risque majeur en matière de crédit, et non comme la conséquence d'une appartenance raciale. Ce processus générait d'importants profits pour des sociétés immobilières impitoyables. Néanmoins, pour que ce système fonctionne, il fallait que des Afro-Américains puissent, d'une manière ou d'une autre, avoir accès à un financement à crédit alors qu'ils étaient tous stigmatisés de la même manière dans ce 111

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domaine en tant que population à haut risque. On avait donc mis au point ce qu'on a appelé le « Land Installment Contract », le « contrat immobilier par versements échelonnés ». Dans les faits, les Afro-Américains étaient « aidés » par les propriétaires immobiliers qui jouaient les intermédiaires auprès des organismes prêteurs en prenant un crédit hypothécaire à leur nom. Au bout de quelques années, une fois que le principal et les intérêts avaient été partiellement remboursés, donnant ainsi la preuve de la solvabilité de la famille, le titre de propriété était censé être transféré au résident, avec l'aide du propriétaire bienveillant et de l'établissement de crédit hypothécaire local. Certains acquéreurs parvenaient ainsi à réaliser leur projet - généralement dans des quartiers dont la valeur était en baisse - , mais entre des mains peu scrupuleuses - et il n'en manquait pas à Baltimore, encore qu'elles y aient été apparemment moins nombreuses qu'à Chicago, où ce procédé était également courant - , ce système pouvait représenter une forme particulièrement prédatrice d'accumulation par dépossession 1 . Le propriétaire immobilier avait le droit de facturer des frais destinés à couvrir les impôts fonciers, les coûts administratifs et juridiques, etc., et pouvait ajouter ces sommes, parfois exorbitantes, au principal du crédit hypothécaire. Après plusieurs années de versements réguliers, de nombreuses familles découvraient que le principal de la dette contractée pour acheter leur maison était désormais supérieur au montant de départ. Si à une seule échéance, elles se voyaient dans l'incapacité de verser les sommes plus élevées qu'elles devaient I. Lynne Sagalyn, «Mortgage Lending in Older Neighborhoods », Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol. 465, n° 1, janvier 1983, p. 98-108; Manuel Aelbers (éd.), Subprime Cities: The Political Economy of Mortgage Markets, New York, John Wiley, 2011. 112

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à la suite de la hausse des taux d'intérêt, le contrat était annulé et elles-mêmes expulsées. Ces pratiques ont provoqué un scandale, et une action en justice pour atteinte aux droits civils a été engagée contre les contrevenants les plus impudents du camp des propriétaires. Les plaignants ont cependant été déboutés parce que les candidats à la propriété qui avaient signé les contrats par versements échelonnés n'avaient pas pris la peine de lire les paragraphes en petits caractères ni de demander à leur propre avocat - les pauvres en ont rarement - de les lire à leur place - ces passages sont, en tout état de cause, incompréhensibles pour les simples mortels : avez-vous lu tout ce qui était écrit en petits caractères sur votre contrat de carte bancaire ? Ces pratiques prédatrices n'ont jamais disparu. Dans les années 1980, le contrat par versements échelonnés a été remplacé par la méthode du «flipping» ou « rotation», un procédé de revente rapide : un marchand de biens achetait à bas prix une maison délabrée, y effectuait quelques travaux de rénovation purement superficiels - et très surévalués - et se débrouillait pour faire obtenir un financement hypothécaire « favorable » à l'acheteur sans méfiance qui n'occupait la maison en question qu'aussi longtemps que le toit ne lui tombait pas sur la tête ou que la chaudière ne lui explosait pas à la figure. Et au moment où le marché des subprimes a commencé à se constituer dans les années 1990 grâce à l'initiative Clinton, des villes comme Baltimore, Cleveland, Détroit, Bufialo et autres ont été le théâtre d'une vague croissante d'accumulation par dépossession - soixante-dix milliards de dollars ou davantage à l'échelle de la nation. Après le krach de 2008, Baltimore a fini par intenter une action en justice pour violation des droits civils contre Wells Fargo, en raison de ses pratiques de crédit à risque discriminatoires - une discrimination à 113

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l'envers, puisque les acquéreurs se voyaient conseiller de contracter des emprunts à haut risque au lieu de crédits conventionnels, les Afro-Américains et les chefs de famille monoparentale (des femmes) se faisant systématiquement exploiter. Cette action en justice échouera vraisemblablement - bien qu'à sa troisième présentation, elle ait été autorisée à se porter devant les tribunaux. Il est en effet presque impossible de prouver que Wells Fargo a agi en fonction de l'identité raciale des acquéreurs, et non du risque financier qu'ils représentaient. Comme toujours, les paragraphes incompréhensibles en petits caractères autorisent bien des choses - que les consommateurs en tirent les leçons qui s'imposent ! Cleveland a adopté une stratégie plus nuancée : poursuivre les sociétés financières pour atteinte à l'ordre public, le paysage étant littéralement constellé de maisons saisies que la municipalité a été obligée de condamner à l'aide de planches ! Les pratiques prédatrices qui touchent les pauvres, les vulnérables et ceux qui sont déjà défavorisés sont légion. La moindre petite facture impayée (redevance télé ou consommation d'eau, par exemple) peut se traduire par la mise en gage d'un bien immobilier sans que, chose mystérieuse - et parfaitement illégale - , le propriétaire en soit informé avant que l'affaire n'ait été confiée à un avocat qui réclame évidemment des honoraires. C'est ainsi qu'un impayé initial de cent dollars peut donner lieu, au bout du compte, à l'obligation d'en rembourser deux mille cinq cents. Pour la plupart des pauvres, cela se traduit par la perte de leur bien immobilier. Lors de la dernière série de ventes de biens gagés à Baltimore, un petit groupe de juristes a racheté à la ville des gages sur des biens immobiliers pour une valeur de six millions de dollars. S'ils prennent une marge de 250 %, ils auront engrangé une vraie fortune le jour où les gages seront réglés, et des biens immobiliers d'une grande valeur 114

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potentielle pour des lotissements futurs s'ils se contentent d'acquérir les immeubles concernés. Par-dessus le marché, on a pu montrer que, depuis les années 1960, les pauvres qui vivent dans les villes américaines payent systématiquement plus cher des articles de base de qualité inférieure, comme les denrées alimentaires, et que le manque de services dont souffrent les communautés à faibles revenus soumet ces populations à des charges financières et à des difficultés pratiques démesurées. L'économie de dépossession des populations vulnérables est aussi active que perpétuelle. On est encore plus atterré par le nombre de travailleurs intérimaires ou précaires des industries mal payées des grandes villes comme New York, Chicago et Los Angeles qui ont subi, à des degrés divers, des pertes illégales de salaire, y compris le non-versement du salaire minimum, le non-paiement des heures supplémentaires ou de simples délais de paiement susceptibles, dans certains cas, de durer des mois 1 . Si j'évoque ces différentes formes d'exploitation et de dépossession, c'est pour montrer que les populations vulnérables sont massivement victimes d'agissements de ce genre dans de nombreuses régions métropolitaines. Il faut absolument prendre conscience de la facilité avec laquelle de réelles concessions salariales consenties aux travailleurs peuvent être récupérées au profit de l'ensemble de la classe capitaliste par des pratiques de prédation et d'exploitation dans le domaine de la consommation. Pour une grande partie de la population urbanisée à faibles revenus, 1. Annette Bernhardt, Ruth Milkman, Nik Théodore, Douglas Heckathom, Michael Auer, James DeFilippis, Ana Gonzalez, Victor Narro, Jason Perelshteyn, Diana Poison et Michale Spiller, Broken Latvs, Unprotected Workers: Violations of Employment and Labor Latvs in America's dues, New York, National Employment Law Project, 2009. 115

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l'association entre la surexploitation de sa force de travail et la dépossession de ses maigres actifs grève constamment sa capacité à préserver des conditions de reproduction sociale plus ou moins acceptables. Cette situation exige une organisation et une réaction politique à l'échelle de la ville (voir plus bas).

L'histoire de la Chine Si tant est qu'il y ait eu, cette fois, une issue à la crise mondiale du capital, il convient de relever que le boom immobilier et foncier qu'a connu la Chine, et qui s'est accompagné d'une immense vague d'investissements infrastructurels financés par la dette, a joué un rôle clé, non seulement pour stimuler le marché intérieur de ce pays - et absorber le chômage dans les industries exportatrices - , mais aussi pour stimuler les économies étroitement intégrées dans le commerce chinois, comme celles de l'Australie et du Chili avec leurs matières premières, et celle de l'Allemagne avec ses exportations de machines-outils et d'automobiles. Aux États-Unis, en revanche, l'industrie du bâtiment a été lente à se redresser, le taux de chômage atteignant dans cette branche, comme nous l'avons noté plus haut, le double de la moyenne nationale. En règle générale, les investissements urbains mettent longtemps à se mettre en place et plus longtemps encore à atteindre la maturité. Aussi est-il toujours difficile de déterminer à quel moment une suraccumulation de capital a été ou est sur le point de se transformer en suraccumulation d'investissements dans l'environnement bâti. Le risque de dépassement, qui s'est régulièrement manifesté dans la construction des chemins de fer au XIXe siècle, et que l'on retrouve dans la longue histoire des cycles et 116

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des effondrements de l'industrie du bâtiment - débâcle de 2007-2009 comprise - , est très élevé. L'essor vertigineux de l'urbanisation désordonnée et de l'investissement infrastructurel qui sont en train de reconfigurer complètement la géographie de l'espace naturel chinois, repose en partie sur la capacité du gouvernement central à intervenir arbitrairement dans le système bancaire en cas de dérapage. Une récession relativement bénigne de l'immobilier, à la fin des années 1990, dans de grandes villes comme Shanghai, a laissé entre les mains des banques toute une série d'« actifs non rentables » - autrement dit « toxiques » - , dont un grand nombre reposaient sur le développement urbain et immobilier. Des estimations officieuses ont chiffré à 40 % la part des crédits bancaires improductifs 1 . Le gouvernement central a réagi en utilisant ses abondantes réserves de devises pour recapitaliser les banques - version chinoise de ce qu'on appellera plus tard le Troubled Asset Relief Program, ou TARP, une mesure très controversée de rachat par le gouvernement américain des actifs à risque. On sait que l'État chinois a injecté à cette fin près de quarante-cinq milliards de dollars de ses réserves en devises à la fin des années 1990, et il n'est pas impossible qu'il en ait utilisé bien plus, indirectement. Mais alors que l'évolution des institutions chinoises les rend plus compatibles avec le fonctionnement des marchés financiers mondiaux, le gouvernement central a plus de mal à contrôler les activités du secteur financier. Les rapports dont nous disposons aujourd'hui en provenance de Chine semblent révéler une inquiétante similitude avec la situation qui régnait dans le sud-ouest des 1. Keith Brad&her, « China Announces New Bailout of Big Banks », New York Times, 7 janvier 2004. 117

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États-Unis et en Floride dans les années 2000, ou en Floride dans les années 1920. Depuis la privatisation générale de l'habitat en Chine en 1998, la spéculation et la construction de logements ont spectaculairement décollé. Les prix des logements auraient apparemment augmenté de 140 % à l'échelle nationale depuis 2007, une hausse qui aurait atteint jusqu'à 800 % dans les plus grandes villes, comme Pékin et Shanghai, au cours des cinq dernières années. Il paraît que dans ces deux métropoles, les cours de l'immobilier ont doublé durant la seule dernière année. Un appartement moyen vaut désormais cinq cent mille dollars - dans un pays où le PIB par habitant s'élevait à 7 518 dollars en 2010 - , et même dans les villes de second rang, un logement ordinaire « coûte environ vingtcinq fois le revenu moyen des habitants », une situation qui, de toute évidence, ne peut pas durer. Ces chiffres révèlent que, malgré sa rapidité et son ampleur, la construction de logements et de propriétés commerciales ne suit pas le rythme de la demande effective ni, chose plus importante encore, celui de la demande anticipée 1 . D'où l'apparition de fortes pressions inflationnistes qui ont incité le gouvernement central à utiliser toute une panoplie d'instruments pour endiguer les dépenses incontrôlées des gouvernements locaux. Le gouvernement central exprime ouvertement son inquiétude à l'idée qu'une trop grande partie de la croissance du pays continue à être liée à des dépenses inflationnistes consacrées à la promotion immobilière et à l'investissement 1. Pour un exposé général, voir Thomas Campanella, The Concrete Dragon: China's Urban Révolution and What it Means for the World, Princeton, NJ, Princeton Architectural Press, 2008. Je me suis également efforcé de tracer un tableau général de l'urbanisation de la Chine au chapitre 5 de A Brief History of Neoliberalism, op. cit. 118

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gouvernemental dans les routes, les chemins de fer et autres projets d'infrastructure à plusieurs milliards de dollars. Au cours du premier trimestre de 2011, l'investissement en immobilisations corporelles - qui donne une mesure approximative de l'activité de construction - a bondi de 25 % par rapport à la même période de l'année précédente, et les investissements dans l'immobilier ont augmenté de 37 %'.

Cet investissement est « désormais équivalent à près de 70 % du produit intérieur brut du pays », un niveau qu'aucun autre État n'a approché à l'époque moderne. « Le Japon lui-même, au sommet de son boom de construction des années 1980, n'a pas dépassé environ 35 %, et depuis plusieurs dizaines d'années, ce taux avoisine 20 % aux États-Unis. » Les « efforts des villes ont aidé les dépenses d'infrastructure et d'immobilier du gouvernement à dépasser les chiffres du commerce extérieur, en faisant ainsi le secteur qui contribue le plus à la croissance de la Chine 2 » ; D'importantes acquisitions de terrains et des déplacements de populations, d'une envergure invraisemblable dans certaines métropoles - jusqu'à trois millions de personnes déplacées à Pékin au cours des dix dernières années - , témoignent d'une économie active de dépossession qui accompagne avec force ce phénomène massif d'urbanisation à travers toute la Chine. Les déplacements forcés et les dépossessions sont l'une des causes majeures d'un courant croissant de protestations populaires parfois violentes. 1. David Barboza, «Inflation in China Poses Big Threat to Global Trade», New York Times, 17 avril 2011 ; Jamil Anderlini, « Fate of Real Estate Is Global Concem », Financial Times, 1er juin 2011 ; Robert Cookson, « China Bulls Reined in by Fears on Economy », Financial Times, 1" juin 2011. 2. Keith Bradsher, « China's Economy is Starting to Slow, but Threat of Inflation Looms», New York Times, Business Section, 31 mai 2011. 119

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Les ventes de terrains aux promoteurs ont constitué, pour les gouvernements locaux, une vache à lait qui leur a permis de remplir leurs coffres. Mais au début de 2011, le gouvernement central a ordonné de modérer ces cessions afin de maîtriser un marché immobilier débridé et les expropriations foncières souvent brutales qui entraînaient la résistance de la population. La « hausse rapide de l'endettement des gouvernements locaux et le manque de contrôle des emprunts contractés par les sociétés d'investissement » - dont beaucoup étaient subventionnées par les gouvernements locaux- - sont désormais considérés comme un risque majeur pour l'économie chinoise, ce qui jette une ombre sérieuse sur les perspectives de croissance à venir, non seulement en Chine, mais aussi dans le monde entier. En 2011, le gouvernement chinois estimait que la dette des municipalités se montait à environ 2,2 milliards de dollars, soit l'équivalent de « près du tiers du produit intérieur brut du pays ». Il n'est pas exclu que jusqu'à 80 % de cette dette soient entre les mains de sociétés d'investissement non déclarées, subventionnées par les gouvernements municipaux dont elles ne font cependant pas théoriquement partie. Ce sont ces organismes qui construisent, à une vitesse prodigieuse, les nouvelles infrastructures et les bâtiments phares qui rendent les villes chinoises aussi spectaculaires. Mais en raison de leur endettement, les municipalités ont un passif accumulé considérable. Une série de défaillances pourrait « devenir un terrible handicap pour le gouvernement central, lui-même assis sur une dette d'un montant de deux mille milliards de dollars1. » L'éventualité d'un effondrement suivi d'une 1. Wang Xiaotan, « Local Govemments at Risk of Defaulting on Debt », China Daily, 28 juin 2011 ; David Barboza, « China's Ciries Piling Up Debt to Fuel Boom », New York Times, 7 juillet 2011. 120

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longue période de « stagnation à la japonaise » n'a rien d'invraisemblable. Le ralentissement de la machine de la croissance économique chinoise en 2011 a déjà entraîné une importante réduction des importations, qui ne manquera pas d'avoir des répercussions dans toutes les régions du monde qui ont prospéré sur le dos du marché chinois, en particulier dans le secteur des matières premières. En attendant, on trouve aujourd'hui, dans les régions intérieures de la Chine, des villes nouvelles presque sans habitants ni activités dignes de ce nom, qui ont été à l'origine d'une curieuse campagne publicitaire dans la presse économique des États-Unis afin d'attirer investisseurs et sociétés dans cette nouvelle frontière urbaine du capitalisme mondial 1 . Depuis le milieu du XIXe siècle, voire avant, le développement urbain a toujours été spéculatif, mais l'échelle de spéculation du développement chinois paraît être d'un ordre tout à fait différent de ce que l'histoire humaine a connu jusqu'ici. Il est vrai que le surplus de liquidités de l'économie mondiale à absorber, qui augmente à un taux composé, n'a jamais été aussi important, lui non plus. On retrouve ici le même phénomène qu'au moment de l'expansion de la suburbanisation des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale : en ajoutant à l'immobilier les équipements électroménagers et les accessoires domestiques qui l'accompagnent, il apparaît clairement que l'essor de l'urbanisation chinoise joue un rôle essentiel en stimulant la reprise d'une croissance économique mondiale dans toute une gamme de produits de consommation autres que l'automobile - pour laquelle la Chine se flatte de posséder aujourd'hui le plus vaste marché du monde. « Selon certaines 1. David Barboza, « A City Boni of China's Boom, Still Unpeopled », New York Times, 20 octobre 2010. 121

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estimations, la Chine consomme jusqu'à 50 % des marchandises et des matériaux clés du monde, comme le ciment, l'acier et le charbon, et l'immobilier chinois est le principal moteur de cette demande 1 . » Dans la mesure où la moitié au moins de l'acier consommé se retrouve dans l'environnement bâti, cela veut dire que le quart de la production mondiale d'acier est aujourd'hui absorbé par cette seule activité. La Chine n'est pas la seule région du monde à connaître un tel essor immobilier. Tout laisse penser que l'ensemble des pays du BRIC suivent son exemple. En effet, les prix de l'immobilier ont doublé en 2011 tant à Sâo Paulo qu'à Rio, tandis que l'Inde et la Russie connaissent une situation comparable. Relevons cependant que tous ces pays enregistrent des taux de croissance agrégés élevés, en même temps que de fortes tendances inflationnistes. De toute évidence, de puissants courants d'urbanisation ne sont pas étrangers à la reprise rapide après la récession de 2007-2009. La question est la suivante : ce développement, ancré comme il l'est dans des développements urbains largement spéculatifs, sera-t-il durable ? Les tentatives du gouvernement chinois central pour contrôler cet essor et juguler les pressions inflationnistes en augmentant progressivement les réserves obligatoires des banques n'ont pas connu un grand succès. On a vu émerger un système de shadow banking, de « finance de l'ombre », puissamment lié à des investissements fonciers et immobiliers, difficile à surveiller et à contrôler, et comprenant de nouveaux véhicules d'investissement - analogues à ceux qui sont apparus dans les années 1990 aux États-Unis et en Grande-Bretagne. L'accélération des dépossessions foncières et de l'inflation a provoqué une vague d'agitation. Nous entendons parler désormais d'une mobilisation des chauffeurs de taxi et 1. Jamil Anderlini, « Fate of Real Estate is Global Concera », op. cit. 122

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des routiers, notamment à Shanghai, en même temps que de grèves soudaines et généralisées dans les régions industrielles du Guangdong, en réaction au faible niveau des salaires, aux mauvaises conditions de travail et à l'escalade des prix. Les rapports officiels évoquant ces troubles ont connu une extraordinaire multiplication, et l'on a procédé à quelques ajustements salariaux, tandis que le gouvernement prenait des mesures destinées à apaiser cette vague d'agitation et à stimuler le marché intérieur pour remplacer les marchés plus risqués, et stagnants, de l'exportation - la consommation intérieure chinoise ne représente actuellement que 35 % du PIB, contre 70 % aux États-Unis. Tout cela doit néanmoins être replacé dans le contexte des démarches concrètes entreprises par le gouvernement chinois pour faire face à la crise de 2007-2009. Le principal impact de la crise sur la Chine a été l'effondrement subit des marchés d'exportation - surtout de celui des ÉtatsUnis - et une chute de 20 % des exportations au début de 2009. Plusieurs estimations, d'une fiabilité raisonnable, chiffrent la destruction d'emplois dans le secteur de l'exportation aux alentours de trente millions au cours d'une très brève période de 2008-2009. Ce qui n'a pas empêché le FMI de prétendre que la perte nette d'emplois en Chine, à l'automne 2009, n'avait pas dépassé trois millions1. La différence entre pertes d'emplois nettes et brutes peut s'expliquer partiellement par le retour de migrants urbains sans emploi dans leur région rurale d'origine. Elle reflète aussi 1. International Monetary Fund/International Labour Organization, The Challenges of Grotuth, Employment and Social Cohésion, Genève, International Labour Organization, 2010 [Rapport conjoint FMI/BIT : conférence sur « Les défis de la croissance, de l'emploi et de la cohésion sociale », organisée en coopération avec le Premier ministre de la Norvège (Oslo, 13 septembre 2010)]. 123

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indéniablement, pour une autre part, la rapide reprise des exportations et la réembauche de travailleurs précédemment licenciés. Quant au reste de la différence, on peut certainement l'attribuer à l'application par le gouvernement d'un important programme de stimulation de l'investissement urbain et infrastructurel de type keynésien. Le gouvernement central a débloqué six cents milliards de dollars supplémentaires au profit d'un programme d'investissement infrastructurel déjà considérable - un total cumulé de sept cent cinquante milliards de dollars affectés exclusivement à la construction de treize mille kilomètres de lignes ferroviaires à grande vitesse et de presque dix-huit mille kilomètres de lignes traditionnelles ; il est vrai que ces investissements sont aujourd'hui en difficulté après l'accident d'un train à grande vitesse suggérant un défaut de conception de la construction, voire des manœuvres de corruption 1 . Le gouvernement central a simultanément donné instruction aux banques d'accorder des prêts considérables à toutes sortes de projets de développement local - parmi lesquels les secteurs de l'immobilier et de l'infrastructure - destinés à absorber l'excédent de main-d'œuvre. Ce programme massif devait montrer la voie du redressement économique. Le gouvernement chinois affirme aujourd'hui avoir créé près de trente-quatre millions de nouveaux emplois urbains entre 2008 et 2010. Si les chiffres du FMI concernant la perte nette d'emplois sont exacts, il faut bien reconnaître que les Chinois paraissent avoir largement rempli leur objectif immédiat consistant à absorber une grande partie de leur important surplus de main-d'œuvre. Reste évidemment à savoir si ces dépenses étatiques se rangent dans la catégorie des dépenses « productives » ou 1. Keith Bradsher, « High-Speed Rail Poised to Alter China, but Costs and Pares Draw Criticism», New York Times, 23 juin 2011. 124

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non - et, le cas échéant, productives de quoi et pour qui ? À l'image de l'immense centre commercial situé à proximité de Dongguan, de nombreux programmes d'investissement n'ont pas trouvé preneur, comme les tours résidentielles vides qui parsèment le paysage urbain un peu partout. S'y ajoutent les villes nouvelles, toujours désertes dans l'attente d'habitants et d'industries. En même temps, il ne fait pas de doute que l'espace national chinois pourrait tirer profit d'une intégration spatiale plus profonde et plus efficace ; superficiellement en tout cas, il semblerait que la puissante vague d'investissements infrastructurels et de projets d'urbanisation pourvoit précisément à cette nécessité, en reliant l'intérieur, sous-développé, aux régions littorales plus riches, et le nord, qui manque d'eau, au sud, qui en regorge. Au niveau métropolitain, les processus de croissance et de régénération urbaines semblent également appliquer les techniques modernes à l'urbanisation, tout en assurant une diversification des activités - en incluant toutes les institutions obligatoires de l'industrie de la culture et du savoir, dont témoigne la spectaculaire Exposition universelle de Shanghai, si caractéristique de l'urbanisation néolibérale aux États-Unis et en Europe. À certains égards, le développement de la Chine reproduit, au superlatif, celui des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Durant cette période, le réseau autoroutier inter-États a permis l'intégration du Sud et de l'Ouest américains, un fait qui, associé à la suburbanisation, a joué un rôle crucial pour soutenir à la fois l'emploi et l'accumulation de capital. Mais ce parallèle est instructif à d'autres égards. Le développement américain qui a suivi 1945 n'a pas seulement entraîné un terrible gaspillage d'énergie et de terres ; il a aussi engendré, comme nous l'avons vu, une crise particulière dont ont été victimes les populations urbaines marginalisées, exclues et rebelles, crise qui 125

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a entraîné par réaction une série de mesures politiques à la fin des aimées 1960. Tout cela a pris fin à la suite de la crise de 1973, lorsque le président Nixon a déclaré, dans son discours sur l'état de l'Union, que la crise urbaine était terminée et que le financement fédéral allait cesser. La conséquence au niveau municipal a été une crise des services urbains, avec les effets désastreux que l'on sait : déclin de la scolarité publique, de la santé publique et de la possibilité de disposer d'un logement à un prix abordable depuis la fin des années 1970 aux États-Unis. La stratégie d'investissement urbain et infrastructurel accéléré en Chine concentre ces deux tendances sur quelques années. L'ouverture d'une ligne ferroviaire à haute vitesse entre Shanghai et Pékin est évidemment précieuse pour les hommes d'affaires et pour la classe moyenne supérieure, mais ne représente pas un moyen de transport accessible pour les ouvriers désireux de regagner leur région rurale d'origine pour le Nouvel An chinois. De même, les grands immeubles d'habitation, les résidences fermées et les terrains de golf à destination des riches, ainsi que les centres commerciaux haut de gamme, ne contribuent guère à aider les masses appauvries et en proie à la révolte à retrouver une vie quotidienne décente. Ce déséquilibre du développement urbain le long de la ligne de faille des classes sociales représente en réalité tin phénomène mondial. On l'observe actuellement en Inde, ainsi que dans les innombrables villes de la planète où des concentrations émergentes de populations marginalisées coïncident avec une urbanisation et un consumérisme d'une grande modernité destinés à une minorité de plus en plus aisée. Que faire des travailleurs appauvris, en situation de précarité et d'exclusion, qui constituent désormais un bloc de pouvoir majoritaire et possiblement dominant dans de nombreuses villes ? Cette question est en train de devenir un problème politique 126

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majeur. Aussi la planification militaire se concentre-t-elle largement aujourd'hui sur les méthodes permettant de faire face à des mouvements d'agitation potentiellement révolutionnaire d'origine urbaine. S'agissant de la Chine, on relève cependant une particularité tout à fiait intéressante. Depuis les débuts de la libéralisation, en 1979, la trajectoire de développement reposait sur l'idée que la décentralisation est l'un des meilleurs moyens d'exercer un contrôle centralisé. Il convenait d'émanciper les gouvernements régionaux et municipaux, et même les villages et les communes, et de les laisser chercher eux-mêmes comment améliorer leur situation à l'intérieur d'une structure de contrôle centralisé et de coordination des marchés. Les bonnes solutions apportées par les initiatives locales servaient ensuite de fondement à la reformulation de la politique du gouvernement central. Les rapports en provenance de Chine suggèrent que la transition du pouvoir, prévue pour 2012, doit faire face à un dilemme déroutant. On s'intéresse de près à la ville de Chongqing, qui a entrepris depuis un certain temps de renoncer radicalement, paraît-il, à la politique économique libérale pour en revenir à un système de redistribution socialiste dirigée par l'État - une évolution soutenue, chose intéressante, par une abondante rhétorique d'inspiration maoïste. Dans ce modèle, « tout renvoie à la question de la pauvreté et de l'inégalité ». Le gouvernement « a canalisé les profits commerciaux des entreprises nationales vers des projets socialistes traditionnels, utilisant leurs revenus pour financer la construction de logements accessibles et celle d'une infrastructure de transports ». L'initiative immobilière comprend un « programme massif de construction » destiné à « fournir des appartements bon marché au tiers des trente millions d'habitants » qui vivent dans la région de la ville. « La municipalité a l'intention de construire vingt villes 127

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satellites, abritant chacune trois cent mille habitants. Dans chacune de ces villes, cinquante mille personnes vivront dans des logements subventionnés par l'État. » L'objectif de ce projet d'une incroyable ambition - et totalement contraire aux recommandations de la Banque mondiale est de réduire les inégalités sociales que l'on a vu apparaître et grandir rapidement au cours des deux dernières décennies, d'un bout à l'autre de la Chine. C'est un antidote aux projets privés de résidences fermées pour les riches portés par des promoteurs. Il a cependant pour inconvénient d'accélérer la dépossession des terres agricoles et d'imposer aux populations paysannes une urbanisation forcée qui alimente les protestations et le mécontentement, lesquels entraînent à leur tour une réaction répressive, voire autoritaire. Ce retour à un programme socialiste de redistribution, utilisant le secteur privé à des fins publiques, sert désormais de modèle au gouvernement central. Celui-ci prévoit de construire, en l'espace de cinq ans, à partir de 2010, trente-six millions d'unités d'habitation abordables. La Chine se propose de résoudre ainsi le problème d'absorption du surplus de capital, tout en poursuivant l'urbanisation de la population rurale, en absorbant le surplus de maind'œuvre et, espèrent les autorités, en apaisant le mécontentement populaire grâce à la création de logements à des prix raisonnables, destinés aux moins aisés1. On retrouve ici certains échos de la politique urbaine des États-Unis après 1945 : maintenir la croissance économique sur les rails tout en récupérant des populations potentiellement indociles grâce à la sécurité du logement. Le revers de la médaille est la manifestation d'une opposition croissante, 1. Peter Martin et David Cohen, « Socialisai 3.0 in China », the-diplomat. com ; Jamil Anderlini, « Fate of Real Estate is Global Concern », op. cit. 128

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et parfois violente, aux acquisitions foncières nécessaires - encore que les Chinois approuvent de toute évidence la devise de Mao, selon laquelle « on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs ». Des modèles de développement rivaux, fondés sur l'économie de marché, existent néanmoins dans d'autres villes de Chine, notamment dans celles du littoral et du Sud, comme Shenzhen. La solution proposée est toute différente. L'accent porte davantage sur la libéralisation politique et sur ce qui se rapprocherait plutôt d'une démocratie urbaine bourgeoise, parallèlement à un développement des initiatives de l'économie libérale. Dans ce cas, l'inégalité sociale croissante est acceptée comme le prix à payer en échange d'une croissance économique soutenue et de la compétitivité. À l'heure actuelle, il est impossible de prédire dans quel sens le gouvernement central penchera. Le plus important, en l'occurrence, est le rôle des initiatives urbaines qui ont entrepris d'explorer ces différentes possibilités d'avenir ; les moyens de réaliser l'un ou l'autre de ces avenirs semblent toutefois solidement ancrés dans le choix entre deux solutions : l'État ou le marché. Les effets de l'urbanisation chinoise au cours des dernières décennies ont été absolument phénoménaux et ont eu des répercussions renversantes. L'absorption par l'urbanisation du surplus de liquidités et de la suraccumulation de capital, à un moment où les possibilités de profit ne courent pas les rues, a certainement soutenu l'accumulation du capital, non seulement en Chine, mais aussi dans une grande partie du reste du monde au cours de ces dernières années de crise. Reste à mesurer la stabilité de cette solution. Les inégalités sociales croissantes - la Chine est désormais au troisième rang mondial pour le nombre de milliardaires - , la dégradation de l'environnement - reconnue par le gouvernement chinois lui-même - ainsi que de 129

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multiples signes de prises de risques excessives et de surévaluation des actifs dans l'environnement bâti, suggèrent que le « modèle » chinois est loin d'être parfait et qu'il ne pourrait que trop aisément se transformer du jour au lendemain de locomotive en enfant difficile du développement capitaliste. En cas d'échec de ce « modèle », l'avenir du capitalisme sera franchement sombre. Il ne restera alors pas d'autre solution que d'explorer de façon plus créative les alternatives anticapitalistes. Si la forme d'urbanisation capitaliste est aussi profondément intégrée dans le capitalisme, et si elle joue un rôle aussi fondamental dans sa reproduction, cela veut dire que des formes alternatives d'urbanisation occuperont inévitablement une place centrale dans toute recherche de solution anticapitaliste.

L'urbanisation du capital Les processus d'urbanisation sont liés à la reproduction du capital par toutes sortes de voies. Mais l'urbanisation du capital présuppose la capacité des pouvoirs de la classe capitaliste à dominer le processus urbain. Ce qui sous-entend une domination de la classe capitaliste non seulement sur les appareils de l'État - et en particulier sur les éléments du pouvoir de l'État qui administrent et gouvernent les conditions sociales et infrastructurelles au sein des structures territoriales - , mais aussi sur des populations tout entières - sur leurs modes de vie aussi bien que sur leur force de travail, sur leurs valeurs culturelles et politiques aussi bien que sur leurs représentations mentales du monde. Un tel niveau de contrôle n'est pas facile à obtenir, si tant est qu'il s'obtienne. La ville et le processus urbain qui la produit sont donc des lieux majeurs de luttes politiques, sociales et de classe. Nous avons observé jusqu'ici la dynamique de 130

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cette lutte du point de vue du capital. Il nous reste à étudier le processus urbain - ses appareils et ses contraintes disciplinaires aussi bien que ses possibilités émancipatrices et anticapitalistes - du point de vue de ceux qui s'efforcent de gagner leur pain et de reproduire leur vie quotidienne au milieu de ce processus urbain.

Chapitre 3 La création du commun urbain

La ville est le lieu où se rassemblent, bon gré mal gré, des gens de toutes sortes et de toutes classes pour produire une vie commune, bien qu'éphémère et constamment changeante. Les traits communs de cette vie ont inspiré de longue date les commentaires d'urbanistes de tout poil et constituent le sujet fascinant d'un grand nombre de représentations et de textes évocateurs (romans, films, peintures, vidéos, etc.) qui cherchent à définir le caractère de cette existence - ou le caractère particulier de l'existence dans une ville précise, en un temps et en un lieu donnés - en même temps que ses significations plus profondes. Et la longue histoire de l'utopisme urbain nous fait découvrir une profusion de projets humains attachés à changer l'image de la ville, à la rendre plus conforme « au désir de notre cœur », comme aurait dit Park. L'actuel regain d'insistance sur la disparition supposée de ces caractères urbains communs reflète les effets apparemment profonds engendrés par la récente vague de privatisations, de ségrégations, de contrôles de l'espace, de flicage et de surveillance, sur les qualités de la vie urbaine en général, et sur la possibilité d'établir ou d'entraver de nouvelles formes de relations sociales (un nouveau commun) au sein d'un processus urbain influencé, voire dominé, par les intérêts de la classe capitaliste en 133

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particulier. Quand Hardt et Negri, par exemple, affirment que nous devrions considérer « la métropole comme une usine de production du commun », ils en font le point de départ d'une critique anticapitaliste en même temps que celui de l'activisme politique. À l'image du droit à la ville, l'idée est accrocheuse et déconcertante, mais que signifiet-elle exactement ? Et comment rattacher cela à la longue histoire des querelles et des débats concernant la création et l'utilisation des ressources qui sont propriété commune ? Je ne saurais dire combien de fois j'ai vu invoquer le célèbre article de Garrett Hardin, « La tragédie des communs », comme argument irréfutable en faveur de l'efficacité supérieure des droits de propriété privée en matière d'utilisation de la terre et des ressources, et donc comme une justification tout aussi irréfutable de la privatisation1. Cette interprétation erronée est due en partie à la métaphore du bétail qu'utilise Hardin, un bétail qui est la propriété privée de différents individus soucieux de tirer, à titre personnel, le maximum de leurs bêtes, en les faisant paître sur un terrain collectif. Les propriétaires ont individuellement tout à gagner à multiplier le nombre de bêtes mises à la pâture, l'éventuelle baisse de fertilité qui en découle étant répartie entre tous les utilisateurs. Si le bétail était propriété collective, la métaphore, bien sûr, ne fonctionnerait pas. Ce qui prouve que le problème vient de la propriété privée du bétail et du comportement individuel qui cherche à obtenir le profit maximum, bien plus que de la propriété commune de la ressource. Mais ce n'était pas là le centre d'intérêt réel de Hardin. Ce qui le préoccupait, 1. Garrett Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, vol. 162, n° 3859, 1968, p. 1 243-1 248 ; B. McCay, J. Acheson (éd.), The Question of Commons: The Culture and Ecology of Communal Resources, Tucson, AZ, University of Arizona Press, 1987. 134

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c'était la croissance démographique. La décision personnelle d'avoir des enfants finirait, craignait-il, par entraîner la destruction du commun à l'échelle de la planète et l'épuisement de toutes les ressources - il rejoignait ainsi la pensée de Malthus. La seule solution, selon lui, passe par le contrôle et la régulation autoritaires de la démographie 1 . Je cite cet exemple pour montrer à quel point les réflexions sur le commun ont bien souvent été elles-mêmes prisonnières d'un corpus beaucoup trop étriqué de présomptions, largement inspirées par l'histoire des enclosures foncières mises en place en Grande-Bretagne à partir de la fin du Moyen Âge. D'où la bipolarisation fréquente de ces réflexions autour de deux solutions : celle de la propriété privée d'une part, celle de l'intervention autoritaire de l'État de l'autre. Du point de vue politique, toute la question a été obscurcie par une réaction viscérale - additionnée d'une bonne dose de nostalgie à l'égard du bon vieux temps d'une économie d'action commune prétendument morale - , favorable aux enclosures ou - une attitude plus courante à gauche - hostile à celles-ci. Elinor Ostrom cherche à remettre en question une partie de ces suppositions dans son livre intitulé Governing the Commons [Gouvernance des biens communs2]. Elle systématise les témoignages anthropologiques, sociologiques et

1. On est surpris par le nombre d'analystes de gauche qui se trompent complètement sur les intentions de Hardin. C'est ainsi que Massimo De Angelis (77ie Beginning of History: Value Struggles and Global Capital, Londres, Pluto Press, 2007, p. 134) écrit que « Hardin a élaboré une justification de la privatisation de l'espace des communaux ancrée dans une prétendue nécessité naturelle ». 2. Elinor Ostrom, Govemmg the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, CUP, 1990 [Gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles ; révision scientifique de Laurent Baechler, Bruxelles, De Boeck, 2010]. 135

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historiques qui ont révélé depuis longtemps que, si les bergers parlaient les uns avec les autres (ou possédaient des règles culturelles de partage), ils n'auraient aucun mal à régler tous les problèmes de communs. En s'appuyant sur d'innombrables exemples, Ostrom montre que les individus peuvent inventer, et inventent fréquemment, des méthodes collectives ingénieuses et tout à fait raisonnables pour gérer les ressources communes au profit des individus et de la collectivité. Son souci majeur était de comprendre pourquoi ils réussissent dans certains cas, et dans quelles circonstances ils échouent. Ses études de cas font « voler en éclats la conviction de nombreux analystes politiques selon laquelle le seul moyen de résoudre les problèmes liés aux ressources communes réside dans l'imposition par des autorités extérieures de droits complets de propriété privée ou d'une régulation centrale ». Elles révèlent au contraire l'efficacité « de riches mélanges d'instrumentalités publiques et privées ». Forte de cette conclusion, Elinor Ostrom a pu combattre l'orthodoxie économique qui ne considère la politique qu'en termes de choix dichotomique entre État et marché. Mais la plupart de ses exemples ne concernaient qu'une centaine de propriétaires communs. Toute communauté plus vaste - son exemple le plus important rassemblait quinze mille personnes - , a-t-elle établi, exigeait une structure « emboîtée » de prise de décision, en raison de l'impossibilité de négociation directe entre tous les individus. D'où la nécessité de disposer de formes d'organisation emboîtées et donc, en un sens, « hiérarchiques », pour aborder des problèmes de grande ampleur tels que le réchauffement climatique. Malheureusement, le terme de « hiérarchie » est frappé d'anathème dans la pensée conventionnelle (Ostrom l'évite soigneusement) et reste extrêmement impopulaire auprès d'une grande partie de la gauche actuelle. Dans 136

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de nombreux milieux radicaux, la seule forme d'organisation politiquement correcte est horizontale, dépourvue de hiérarchie et d'État. Pour éviter de devoir suggérer que certains types d'arrangements hiérarchiques emboîtés pourraient être indispensables, on a tendance à éluder la question de la gestion du commun sur une grande échelle - par exemple, le problème démographique mondial qui préoccupait Hardin - , par opposition à des échelles réduites ou locales. Nous sommes de toute évidence en présence d'un « problème d'échelle » difficile à analyser, qui exige, sans qu'elle soit faite pourtant, une évaluation méticuleuse. Les possibilités de gestion raisonnable des ressources communes qui existent à une échelle (le partage des droits sur l'eau entre une centaine de fermiers dans un petit bassin fluvial, par exemple) ne peuvent être et ne sont pas appliquées à des problèmes globaux, tel le réchauffement de la planète, ni même locaux, tels les dépôts acides dus aux centrales électriques. Chaque changement d'échelle transforme spectaculairement toute la nature du problème des communs et les perspectives de trouver une solution 1 . Ce qui paraît être un bon moyen de résoudre les problèmes à une échelle ne tient pas la route à une autre. Pire encore, des solutions manifestement utiles à line échelle (l'échelle « locale », mettons) ne s'agrègent pas - et ne se décomposent pas non plus - pour produire de bonnes solutions à une autre échelle (mondiale, par exemple). Voilà pourquoi la métaphore de Hardin est aussi fallacieuse : il s'appuie sur un exemple à petite échelle de capital privé opérant sur une pâture commune, pour expliquer un problème mondial, comme s'il était possible de changer d'échelle à sa guise. 1. Eric Sheppard, Robert McMaster (éd.), Scale and Géographie Inquiry, Oxford, Blackwell, 2004. 137

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C'est également, soit dit en passant, la raison pour laquelle les précieuses leçons tirées de l'organisation collective de petites économies solidaires sur un modèle de propriété commune ne peuvent pas donner naissance à des solutions globales sans recours à des formes d'organisation « emboîtées », et donc hiérarchiques. Malheureusement, comme nous l'avons déjà dit, l'idée même de hiérarchie est honnie par de nombreux représentants de la gauche contestataire actuelle. Une préférence fétichiste pour certaines formes d'organisation (horizontalité pure, par exemple) empêche trop souvent d'explorer des solutions pertinentes et efficaces1. Soyons bien clairs : je ne dis pas que l'horizontalité est mauvaise - je pense même que c'est un excellent objectif - , mais j'affirme que nous devrions admettre ses limites en tant que principe hégémonique d'organisation, et être prêts à la dépasser largement au besoin. On relève également une grande confusion sur la relation entre les communs et les prétendus maux des enclosures. Dans le grand ordre des choses (et plus spécifiquement au niveau mondial), une forme d'enclosure est souvent le 1. Un théoricien anarchiste qui prend ce problème au sérieux est Murray Bookchin, in Remaking Society: Pathways to a Green Future, Boston, MA, South End Press, 1990 [Une société à refaire : pour une écologie de la liberté, trad. Catherine Barret, Lyon, Atelier de création libertaire, 1992] j et Urbanization without Cities: The Rise and Décliné of Citizenship, Montréal, Black Rose Books, 1992. Marina Sitrin, Horizontalism: Voices of Popular Power in Argentina, Oakland, CA, AK Press, 2006, se livre à un vibrant plaidoyer de la pensée antihiérarchique. Voir aussi Sara Motta et Alf Gunvald Nilsen, Social Movements m the Global South: Dispossession, Development and Résistance, Basingstoke, Hants, Palgrave Macmillan, 2011. John Holloway, auteur de Change the World without Taking Power, Londres, Pluto Press, 2002 [Changer le monde sans prendre le pouvoir : le sens de la révolution aujourd'hui, trad. Sylvie Bosserelle, Paris/Montréal, Syllepse/Lux, 2007], est un éminent théoricien de cette vision antihiérarchique hégémonique de la gauche. 138

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meilleur moyen de préserver certains types de communs précieux. Cet énoncé paraît contradictoire, et il l'est effectivement, mais il reflète une situation qui ne l'est pas moins. Une action draconienne d'enclosure en Amazonie sera ainsi indispensable pour protéger à la fois la biodiversité et les cultures des populations indigènes, qui font partie de nos communs naturels et culturels mondiaux. On ne pourra certainement pas se passer de l'autorité étatique si l'on veut mettre ces communs à l'abri de la démocratie philistine des intérêts financiers à court terme qui ravagent ces terres en finançant la culture du soja et l'installation de ranchs. Il est donc impossible de rejeter toutes les formes d'enclosure en les considérant comme mauvaises par définition. La production et l'enclosure d'espaces non marchandisés, dans un monde qui marchandise tout impitoyablement, sont certainement une bonne chose. Dans ce cas précis cependant, un autre problème peut se poser : l'expulsion des populations indigènes de leurs terres forestières - un conseil que donne fréquemment le Fonds mondial pour la nature peut paraître nécessaire à la préservation de la biodiversité. La protection d'un commun peut se faire aux dépens d'un autre. Quand une réserve naturelle est clôturée, l'accès en est interdit au public. Il serait cependant dangereux de supposer que la meilleure méthode pour préserver une sorte de commun consiste à en sacrifier un autre. De nombreux modèles de gestion forestière collective, par exemple, montrent que le double objectif consistant à améliorer les habitats et la croissance de la forêt tout en préservant l'accès des utilisateurs traditionnels aux ressources de celle-ci, finit, dans bien des cas, par être profitable à tous. L'idée de protéger les communs par des enclosures n'est cependant pas toujours facile à aborder quand il s'agit de l'explorer activement en tant que stratégie anticapitaliste. Et pourtant, dans les faits, l'exigence d'« autonomie locale », 139

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couramment présentée par la gauche, représente, elle aussi, une forme de revendication d'enclosure. Nous devons en conclure que les questions concernant les communs sont contradictoires et donc toujours controversées. Ces controverses sont motivées par des intérêts sociaux et politiques conflictuels. De fait, « la politique », comme Ta fait remarquer Jacques Rancière, « c'est la sphère d'activité d'un commun qui ne peut être que litigieux1 ». En définitive, l'analyste doit souvent prendre une décision fort simple : de quel côté es-tu, les intérêts communs de qui cherches-tu à protéger, et par quels moyens ? À l'heure actuelle, les riches ont l'habitude de s'enfermer dans des résidences surveillées à l'intérieur desquelles est défini tin commun d'exclusion. Son principe ne diffère pas de celui qui pousse cinquante utilisateurs à se partager des ressources communes en eau sans tenir compte des autres. Les riches ont même le culot de commercialiser leurs espaces urbains d'exclusion en les présentant comme des communs villageois traditionnels. C'est le cas notamment des Kierland Commons à Phoenix dans FArizona, vantés comme un « village urbain avec de la place pour des boutiques, des restaurants, des bureaux », etc. 2 Des groupes radicaux peuvent eux aussi se procurer des espaces - parfois en exerçant leurs droits de propriété privée, lorsqu'ils achètent collectivement un bâtiment, par exemple, qui servira à des fins progressistes - à partir desquels ils pourront chercher à favoriser une politique d'action commune. Ils peuvent aussi fonder une commune ou un soviet au sein d'un espace protégé. Les « maisons du peuple » poli1. Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 34-35. 2. Elizabeth Blackmar, « Appropriating "the Common": The Tragedy of Property Rights Discourse », in Setha Low, Neil Smith (éd.), The PoUtks aj Public Space, New York, Routledge, 2006. 140

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tiquement actives qui ont joué, selon Margaret Kohn, un rôle essentiel dans l'action politique en Italie au début du XXe siècle, s'inscrivaient exactement dans ce schéma 1 . Toutes les formes de communs ne s'accompagnent pas forcément de la liberté d'accès. C'est le cas de certains (comme l'air que nous respirons), tandis que d'autres Qes rues de nos villes, par exemple) sont en principe ouverts à tous, alors qu'ils sont en réalité réglementés, contrôlés et même administrés dans certains cas par des organismes privés ; nous en avons une bonne illustration dans les business improvement districts, des quartiers d'affaires ou des zones commerciales réaménagés et gérés par des entrepreneurs privés. D'autres encore - tels qu'une ressource en eau commune contrôlée par cinquante fermiers - sont d'emblée réservés à un groupe social défini. La plupart des exemples que donnait Ostrom dans son premier livre relevaient de ce dernier type. Par ailleurs, dans ses premières études, elle limitait son enquête aux ressources dites naturelles comme la terre, les forêts, l'eau, les zones de pêche, etc. (J'écris « dites » parce que toutes les ressources représentent des évaluations technologiques, économiques et culturelles et sont donc, en tant que telles, socialement définies.) Tout comme nombre de ses collègues et collaborateurs, Ostrom s'est ensuite lancée dans l'analyse d'autres formes de communs, tels le matériel génétique, le savoir, les actifs culturels, et autres. À l'heure actuelle, ces communs sont eux aussi soumis aux rudes attaques de la marchandisation et de l'enclosure. Les communs culturels sont marchandisés - et souvent expurgés - par une industrie du tourisme historique encline à la disneyification, par exemple. La propriété intellectuelle et les droits de brevet sur le matériel 1. Margaret Kohn, Radical Space: Building the House of the People, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2003. 141

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génétique, et sur les connaissances scientifiques plus généralement, constituent un des sujets les plus délicats de notre temps. Quand des maisons d'édition font payer la consultation d'articles contenus dans les revues scientifiques et techniques qu'elles publient, le problème d'accès à ce qui devrait être un savoir commun ouvert à tous apparaît avec évidence. On a assisté, au cours des vingt dernières années, à une véritable explosion d'études et de propositions pratiques, ainsi qu'à des luttes juridiques acharnées, à propos de la création d'un commun de connaissances en accès libre1. Les communs culturels et intellectuels de ce dernier type échappent souvent à la logique de la pénurie et aux pratiques d'exclusion qui concernent la plupart des ressources naturelles. Nous pouvons tous écouter la même émission de radio ou regarder la même chaîne de télévision en même temps, sans les diminuer. La notion de commun culturel, écrivent Hardt et Negri, est « dynamique, elle implique à la fois le produit du travail et les moyens de la production future. Ce commun ne se résume pas à la terre que nous partageons mais englobe aussi les langages que nous créons, les pratiques sociales que nous instaurons, les modes de socialité qui définissent nos relations, etc. » Ces biens communs s'accumulent au fil du temps et sont en principe accessibles à tous 2 . Les qualités humaines de la ville résultent de nos pratiques dans les différents espaces de celle-ci, même si ces espaces sont soumis à l'enclosure, au contrôle social et à 1. Charlotte Hess et Elinor Ostrom, Understanding Knowledge as a Commons: Front Theoty to Practice, Cambridge, MA, MIT Press, 2006. 2. Michael Hardt et Antonio Negri, Commomoealth, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2009, p. 137-139 [Commonwealth, trad. Eisa Boyer, Paris, Stock, 2012, p. 194], 142

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l'appropriation par les intérêts privés aussi bien que publics/ étatiques. Il convient d'établir ici une importante distinction entre espaces publics et biens publics d'une part, communs de l'autre. Les espaces et les biens publics de la ville ont toujours été l'affaire de la puissance d'État et de l'administration publique, et ne représentent pas nécessairement un commun. Dans toute l'histoire de l'urbanisation, assurer la mise à disposition d'espaces et de biens publics (hygiène publique, santé publique, éducation, etc.) par des moyens publics ou privés a été un élément déterminant du développement capitaliste1. Dans la mesure où les villes ont été des lieux de conflits et de luttes des classes acharnés, les administrations ont souvent été obligées de mettre des biens publics (logements sociaux, services médicaux, éducation, rues pavées, services de voirie et d'eau) à la disposition d'une classe ouvrière urbanisée. Si ces espaces et biens publics contribuent largement aux qualités du commun, une action politique des citoyens et du peuple est indispensable pour que ceux-ci se les approprient ou en bénéficient. L'éducation publique devient un commun quand les forces sociales se l'approprient, la protègent et l'améliorent pour le bien de tous - trois fois « hourrah » pour les associations de parents d'élèves. La place Syntagma d'Athènes, la place Tahrir du Caire et la Plaça de Catalunyà de Barcelone étaient des espaces publics qui se sont transformés en commun urbain lorsque des gens s'y sont rassemblés pour exprimer leurs idées politiques et présenter leurs revendications. La rue est un espace public qui, à travers l'histoire, a souvent été transformé par l'action sociale en commun d'un mouvement révolutionnaire, en même 1. Martin Melosi, The Sanitary City: Urban Infrastructure in America, from colonial Times to the Present, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1999. 143

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temps qu'en lieu de répression sanglante 1 . La manière dont doivent être régulés la production de l'espace et des biens publics ainsi que leur accès, par qui, et dans l'intérêt de qui, sont autant de questions dont les réponses sont loin de faire l'unanimité. La lutte pour s'approprier les espaces et les biens publics de la ville au service d'un objectif commun se poursuit. Mais si on veut protéger le commun, il est souvent vital de protéger le flux de biens publics sur lequel reposent les qualités du commun. Lorsque la politique néolibérale réduit le financement des biens publics, elle réduit du même coup le commun disponible, obligeant les groupes sociaux à trouver d'autres moyens de soutenuce commun (l'éducation, par exemple). Il ne faut donc pas considérer le commun comme une sorte particulière d'objet, d'actif ou même de processus social, mais comme une relation sociale instable et malléable entre un groupe social spécifique et autodéfini et les aspects de son environnement social et/ou matériel déjà existant ou à créer, jugés essentiels à son existence et à sa subsistance. Il existe, dans les faits, une pratique sociale de communage. Cette pratique produit ou établit une relation sociale avec un commun dont l'utilisation est soit exclusivement réservée à tel groupe social, soit partiellement ou entièrement ouverte à tous. La pratique du communage repose sur le principe que la relation entre le groupe social et l'aspect de l'environnement traité comme un commun sera à la fois collective et non marchandisée - à l'abri de la logique des échanges commerciaux et des estimations du marché. Ce dernier point est d'une importance capitale, parce qu'il contribue à établir une distinction entre 1. Anthony Vidler, « The Scenes of the Street: Transformations in Idéal and Reality, 1750-1871 », in Stanford Anderson, On Streets: Streets as Eléments of Urban Structure, Cambridge, MA, MIT Press, 1978. 144

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les biens publics, considérés comme des dépenses productives de l'État, et un commun qui est établi ou utilisé d'une manière et à des fins complètement différentes, même quand il aboutit indirectement à accroître la richesse et les revenus du groupe social qui le revendique. Un jardin communautaire peut donc être considéré comme une bonne chose en soi, quelles que soient les denrées alimentaires qu'on y produit. Cela n'empêche pas une partie de ces denrées d'être vendue. Manifestement, de nombreux groupes sociaux distincts peuvent s'engager dans la pratique du communage pour toutes sortes de raisons. Cela nous ramène à la question fondamentale de la définition des groupes qu'il convient ou non de soutenir dans les luttes de communage. Après tout, les ultra-riches protègent tout aussi farouchement que n'importe qui leurs communs résidentiels, et disposent d'une puissance et d'une influence bien plus grandes pour les créer et les défendre. Le commun, même - et plus particulièrement - quand il est impossible à clôturer, peut toujours être exploité sans être, en soi, une marchandise. L'ambiance et l'attractivité d'une ville, par exemple, sont le produit collectif de ses citoyens, mais c'est le tourisme qui profite commercialement de ce commun pour en tirer des rentes de monopole (voir chapitre 4). Par leurs activités et leurs luttes quotidiennes, les individus et les groupes sociaux créent le monde social de la ville, et engendrent ainsi quelque chose de commun qui constitue un cadre à l'intérieur duquel ils peuvent tous résider. Si l'utilisation ne peut pas détruire ce commun culturellement créatif, celui-ci est néanmoins susceptible d'être dégradé et dépersonnalisé par trop de mauvais traitements. Des rues encombrées par la circulation rendent cet espace public spécifique presque inutilisable même pour les automobilistes - sans parler des piétons 145

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et des manifestants - , conduisant tôt ou tard à la mise en place d'une taxe d'embouteillage et de droits d'accès censés en améliorer le fonctionnement en limitant leur utilisation. Des rues de ce genre ne sont pas des communs. Avant l'ère de l'automobile, cependant, les rues étaient souvent des communs : des lieux de sociabilité publique, un espace de jeu pour les enfants - je suis assez âgé pour me rappeler que nous passions notre temps à jouer dans la rue. Mais ce genre de commun a été détruit et transformé en espace public dominé par le règne des voitures - incitant les administrations municipales à s'efforcer de restaurer quelques aspects d'un passé commun « plus civilisé » en aménageant des zones piétonnes, des terrasses de café, des pistes cyclables, des miniparcs en guise d'aires de jeu, etc. Il n'est cependant que trop facile de tirer profit des nouveaux types de communs urbains que l'on prétend ainsi créer. Peut-être même sont-ils d'ailleurs conçus à cette fin. L'aménagement de parcs urbains provoque presque immanquablement une hausse des prix de l'immobilier résidentiel voisin - à condition, bien sûr, que l'espace public du parc soit réglementé et que des patrouilles veillent à en interdire l'accès à la racaille et aux dealers. La création du High Line à New York a eu un impact majeur sur la valeur des biens immobiliers résidentiels environnants, empêchant ainsi la majorité des New-Yorkais de trouver un logement abordable dans ce quartier en raison de l'envolée des loyers. La création de ce genre d'espace public réduit radicalement bien plus qu'elle ne l'augmente la possibilité de communage pour tous, à l'exception des très riches. Le vrai problème qui se pose ici, comme dans la fable morale initiale de Hardin, n'est pas le commun en soi ; c'est l'échec des droits individualisés de propriété privée à satisfaire comme ils le devraient les intérêts communs. Dans ce cas, pourquoi ne pas inverser les choses et considérer 146

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que le problème fondamental n'est pas la pâture commune, mais la propriété individuelle du bétail et le comportement individuel qui recherche la maximisation de l'usage ? Après tout, la théorie libérale ne justifie-t-elle pas les droits de propriété privée en affirmant qu'ils devraient servir à maximiser le bien commun quand ils sont socialement intégrés par les institutions assurant la loyauté et la liberté des échanges commerciaux ? Un « bien commun » - le commonwealth de Hobbes - est produit par des intérêts privés concurrents au sein d'une structure de pouvoir étatique fort. Cette opinion, énoncée par des théoriciens libéraux comme John Locke et Adam Smith, est toujours prônée aujourd'hui. Actuellement, bien sûr, on prétend minimiser la nécessité d'un pouvoir étatique fort alors même qu'on l'exerce - brutalement parfois. La solution aux problèmes de pauvreté mondiale, nous assure toujours la Banque mondiale - en s'inspirant largement des théories de De Soto - , est d'accorder à tous les habitants des bidonvilles le droit à la propriété et l'accès à la microfinance - laquelle, comme par hasard, génère de confortables marges de profit aux financiers du monde tout en poussant au suicide un pourcentage non négligeable de ses « bénéficiaires », pris dans l'étau de la servitude pour dettes 1 . Le mythe n'en continue pas moins à faire florès : dès que les instincts d'entreprise innés des pauvres seront libérés, telle une force de la nature, nous dit-on, tout s'arrangera, le problème de la pauvreté chronique sera réglé, tandis que la richesse commune augmentera. C'était très exactement l'argument avancé en faveur du mouvement initial d'enclosure en Grande-Bretagne à partir de la fin du Moyen Âge. Et ce n'était pas entièrement faux. 1. Rapport sur le développement dans le monde 2009 : Repenser la géographie économique, op. cit. ; Ananya Roy, Poverty Capital: Microfinance and the Making qf Development, op. cit 147

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Pour Locke, la propriété individuelle est un droit naturel qui se manifeste quand des individus créent de la valeur en associant travail et terre. Les fruits de leur labeur n'appartiennent qu'à eux, et à eux seuls. Telle était l'essence de la version lockéenne de la théorie de la valeur-travail1. Les échanges commerciaux socialisent ce droit à l'instant où tin individu récupère la valeur qu'il a créée en l'échangeant contre une valeur équivalente créée par un autre. En fait, les individus préservent, élargissent et socialisent leur droit de propriété par la création de valeur et par des échanges commerciaux prétendument libres et loyaux. Voilà, nous dit Adam Smith, le meilleur moyen de créer la richesse des nations et de préserver le bien commun. Ce n'était pas entièrement faux. Tout cela repose cependant sur l'hypothèse que les échanges commerciaux peuvent être libres et loyaux, et l'économie politique classique supposait que l'État interviendrait pour les rendre tels - c'est en tout cas le conseil qu'Adam Smith donne aux hommes d'État. Mais la théorie de Locke comporte un corollaire déplaisant : les individus qui n'arrivent pas à produire de valeur n'ont pas droit à la propriété. La dépossession des populations indigènes d'Amérique du Nord par des colons « productifs » a été justifiée par le fait que les populations indigènes ne produisaient pas de valeur2. Et Marx, comment aborde-t-il cette question ? Dans les premiers chapitres du Capital, il accepte la fiction lockéenne - bien que le débat soit certainement entrelardé d'ironie, 1. Ronald Meek, Studies m the Labour Theory of Value, New York, Monthly Review Press, 1989. 2. Ellen Meiksins Wood, Empire of Capital, Londres, VeTSO, 2005 [L'Empire du capital, trad. Véronique Dassas et Colette St-Hilaire, Montréal, Lux, 2011]. 148

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par exemple quand il reprend l'étrange rôle du mythe de Robinson Crusoé dans la pensée de l'économie politique, voulant qu'un homme projeté à l'état de nature se conduise en authentique Britannique mû par l'esprit d'entreprise 1 . Mais lorsque Marx révèle comment la force de travail se transforme en marchandise individualisée achetée et vendue sur des marchés libres et loyaux, la fiction lockéenne est démasquée et apparaît sous son vrai visage : un système fondé sur l'égalité de l'échange de valeur produit une plusvalue au profit du capitaliste propriétaire des moyens de production par l'exploitation de la main-d'œuvre vivante dans la production - et non sur le marché, où les droits et constitutionnalités bourgeois peuvent prévaloir. La formulation lockéenne se voit encore plus spectaculairement ébranlée quand Marx s'attaque à la question du travail collectif. Dans un monde où des artisans individuels contrôlant leurs propres moyens de production pouvaient se livrer à des échanges libres sur des marchés relativement libres, la fiction lockéenne pouvait avoir une certaine pertinence. Mais le développement du système de l'usine à partir de la fin du xvm e siècle, affirmait Marx, rendait obsolètes les formulations théoriques de Locke - sous réserve qu'elles ne l'aient pas été d'emblée. À l'usine, le travail est organisé collectivement. S'il était possible de tirer un droit de propriété de cette forme de travail, il s'agirait certainement d'un droit de propriété collectif ou associé, plutôt qu'individuel. La définition du travail productif de valeur, sur laquelle repose la théorie de la propriété privée de Locke, cesse de s'appliquer à l'individu, pour concerner le travailleur collectif. Le communisme devrait ainsi naître sur la base d'« une réunion d'hommes libres travaillant avec des 1. Karl Marx, Le Capital, livre I, chapitre 4, trad. Joseph Roy, Paris, Éditions sociales, 1969, p. 88. 149

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moyens de production communs, et dépensant d'après un plan concerté leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail1 ». Marx ne prône pas la propriété étatique, mais une forme de propriété conférée au travailleur collectif produisant pour le bien commun. La manière dont peut apparaître cette forme de propriété s'établit en retournant contre lui-même l'argument lockéen de production de valeur. Supposons, nous dit Marx, qu'un capitaliste commence la production avec un capital de mille dollars et réussisse, au cours de la première année, à dégager une plus-value de deux cents dollars grâce aux travailleurs qui combinent leur labeur à la terre, et imaginons qu'il utilise ce surplus pour sa consommation personnelle. Au bout de cinq ans, les mille dollars devraient appartenir aux travailleurs collectifs, car ce sont eux qui ont associé leur travail à la terre. Le capitaliste a, quant à lui, consommé l'intégralité de sa richesse initiale2. En vertu de la logique lockéenne, les capitalistes méritent de perdre leurs droits, tout autant que les populations indigènes d'Amérique du Nord, car ils n'ont produit aucune valeur. Si cette idée paraît outrancière, elle servait pourtant de support au plan suédois Meidner présenté à la fin des années i960 3 . Il s'agissait de placer dans un fonds sous contrôle ouvrier les recettes d'un impôt prélevé sur les profits des entreprises, en échange d'une modération des revendications salariales de la part des syndicats. Ce fonds aurait investi dans la société et aurait fini par la racheter, la plaçant ainsi sous le contrôle collectif des travailleurs associés. Le capital s'est farouchement opposé à cette 1. Ibid., p. 90. 2. Ibid., p. 639. 3. Robin Blackbum, «Rudolph Meidner, 1914-2005: A Visionary Pragmatist », Counterptmch, 22 décembre 2005. 150

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idée, qui n'a jamais été appliquée. Elle n'en mérite pas moins d'être réexaminée. La conclusion majeure est que le travail collectif actuellement producteur de valeur doit servir de fondement non pas à des droits de propriété individuels, mais à des droits de propriété collectifs. La valeur - le temps de travail socialement nécessaire - constitue le commun capitaliste et elle est représentée par l'argent, instrument de mesure universel de la richesse commune. Le commun n'est donc pas quelque chose qui a existé jadis et a été perdu depuis, mais quelque chose qui, comme le commun urbain, ne cesse d'être produit. Le problème est que le capital, lui aussi, ne cesse de lui imposer une enclosure et de se l'approprier sous sa forme de marchandise et sous sa forme d'argent, alors même qu'il est continuellement produit par le travail collectif. Le principal moyen d'appropriation de ce commun dans un contexte urbain est, évidemment, l'extraction de rentes sur les terrains et les biens immobiliers1. Un groupe d'habitants qui lutte pour préserver la diversité ethnique de son quartier et empêcher sa gentrification, risque fort de voir les prix de l'immobilier, et des taxes, monter en flèche le jour où des agents immobiliers auront l'idée de vendre aux riches le « caractère » de ce quartier, si pittoresque avec son multiculturalisme, l'animation de ses rues et sa diversité. Lorsque le marché aura accompli son œuvre de destruction, non seulement les habitants d'origine auront été dépossédés du commun qu'ils avaient créé - forcés bien souvent de partir en raison de la hausse des loyers et des taxes d'habitation - , mais le commun lui-même aura été dégradé, au point d'en devenir méconnaissable. La revitalisation des quartiers par la gentrification dans le sud de 1. Hardt et Negri ont récemment ranimé l'intérêt général pour cette idée importante ([Commomoealth, op. cit., p. 258 [Commcmwealth, p. 331]). 151

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Baltimore a remplacé une vie de rues animée, où les habitants s'asseyaient sur leurs vérandas par les chaudes nuits d'été et bavardaient avec leurs voisins, par des maisons équipées de climatisation et d'alarmes, avec une BMW garée devant et une terrasse sur le toit - résultat, on ne voit plus personne dehors. La revitalisation s'est soldée, à en croire l'opinion locale, par la dévitalisation. C'est le sort qui menace encore et encore des lieux comme Christiania à Copenhague, le quartier de Sankt Pauli à Hambourg, ou ceux de Williamsburg et de DUMBO à New York, et c'est également ce qui a détruit SoHo dans cette même ville. Voici certainement une histoire qui explique bien mieux la vraie tragédie des communs urbains de notre temps. Ceux qui créent une vie de quartier intéressante et stimulante la perdent du fait des pratiques prédatrices des entrepreneurs immobiliers, des financiers et des consommateurs de la classe supérieure dénués de toute imagination sociale urbaine. Plus les qualités commîmes créées par un groupe social sont appréciables, plus elles courent le risque de faire l'objet d'une prise de contrôle et d'une appropriation de la part d'intérêts privés décidés à maximiser leurs profits. Il convient cependant de relever ici un autre élément d'analyse. Le travail collectif qu'envisageait Marx se limitait pour l'essentiel à l'usine. Que se passe-t-il si nous élargissons cette conception pour penser, comme le suggèrent Hardt et Negri, que c'est la métropole qui constitue désormais un vaste commun produit par le travail collectif réalisé dans et pour la ville ? Le droit d'utiliser ce commun doit certainement être accordé à tous ceux qui ont participé à sa production. Et c'est bien le fondement même de la revendication du droit à la ville formulée par les travailleurs collectifs qui l'ont créée. La lutte pour le droit à la ville s'oppose aux pouvoirs du capital qui se nourrit impitoyablement de la vie commune que d'autres ont produite 152

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et qui en tire des rentes. Cela nous rappelle que le vrai problème réside dans le caractère privé des droits de propriété et dans le pouvoir que confèrent ces droits de s'approprier non seulement le travail d'autres individus, mais aussi leurs produits collectifs. Autrement dit, le problème n'est pas le commun en soi, mais les relations entre ceux qui le produisent ou le conquièrent à diverses échelles et ceux qui se l'approprient pour en tirer un profit privé. La corruption liée à la politique urbaine tient pour une large part à la manière dont les investissements sont attribués pour produire quelque chose qui ressemble à un commun, mais qui encourage en réalité les gains dans des valeurs d'actif privé au profit des propriétaires immobiliers privilégiés. La distinction entre biens publics urbains et communs urbains est à la fois floue et dangereusement poreuse. Combien de projets de mise en valeur sont subventionnés par l'État au nom de l'intérêt commun, alors que leurs véritables bénéficiaires sont une poignée de propriétaires fonciers, de financiers et de promoteurs ? Les choses étant ce qu'elles sont, comment peut-on produire, organiser, utiliser et s'approprier les communs urbains dans l'ensemble d'une région métropolitaine ? La manière dont le communage peut fonctionner au niveau d'un quartier est relativement claire. Cela requiert un mélange d'initiatives individuelles et privées pour organiser et obtenir des effets d'extemalité, tout en excluant du marché un aspect de l'environnement. Les pouvoirs locaux jouent un rôle à travers des réglementations, des codes, des nonnes et des investissements publics, parallèlement à une organisation de quartier informelle et formelle - par exemple, une association d'habitants qui peut être ou ne pas être politiquement active et militante en fonction des circonstances. Dans bien des cas, les stratégies territoriales et les enclosures au sein du milieu urbain peuvent servir de véhicule à la gauche 153

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pour promouvoir sa cause. Les représentants de la maind'œuvre précaire et à bas revenus de Baltimore ont déclaré l'ensemble de la zone du port intérieur, l'Inner Harbor, « zone de droits de l'homme » - une sorte de commun où tous les travailleurs devaient toucher un salaire décent. La Fédération des associations de quartier d'El Alto en Bolivie, implantée sur place, est devenue une des principales bases des révoltes de 2003 et de 2005 qui ont vu toute la ville se mobiliser collectivement contre les formes dominantes du pouvoir politique 1 . L'enclosure représente un moyen politique provisoire pour poursuivre un objectif politique commun. Le résultat général décrit par Marx est toujours valable, cependant, poussé par les lois coercitives de la concurrence à maximiser l'utilité 0a rentabilité) - comme les éleveurs de bétail du récit de Hardin - , « le capital engendre un progrès non seulement dans l'art d'exploiter le travailleur, mais encore dans l'art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l'art d'accroître sa fertilité pour un temps [est] un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du nord de l'Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s'accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu'en épuisant en même temps les deux sources d'où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur2. » 1. United Workers Organisation and National Economie and Social Rights Initiative, Hidden in Piain Sighv Workers at Baltimore's Inner Harbor and the Struggle for Fair Development, Baltimore et New York, 2011 ; Sian Lazar, El Alto, Rebel City: Self and Ciàzenship in Andean BoUvia, Durham, NC, Duke University Press, 2010. 2. Karl Marx, Le Capital, livre I, tome H, section IV, chapitre 10, trad. J. Roy, op. cit. 154

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L'urbanisation capitaliste tend perpétuellement à détruire la vie en tant que commun social, politique et habitable. Cette « tragédie » est comparable à celle que dépeint Hardin, mais la logique qui la sous-tend est tout à fait différente. Dépourvue de régulation, individualisée, l'accumulation de capital menace constamment de détruire les deux ressources fondamentales de propriété commune inhérentes à toutes les formes de production : le travailleur et la terre. Mais la terre que nous habitons aujourd'hui est un produit du travail humain collectif. L'urbanisation relève de la production constante d'un commun urbain (ou de sa forme fantôme d'espaces publics et de biens publics) en même temps que de son appropriation et de sa destruction constantes par des intérêts privés. Dans la mesure où l'accumulation de capital se fait à un taux de croissance composé (le minimum acceptable étant généralement fixé à 3 %), ces doubles menaces contre l'environnement - à la fois « naturel » et bâti - et contre le travail prennent une ampleur et une intensité croissantes au fil du temps 1 . Il suffit d'observer le naufrage urbain de Détroit pour se faire une idée du caractère potentiellement dévastateur de ce processus. Mais le véritable intérêt du concept de communs urbains est de présenter, sous une forme extrêmement concentrée, toutes les contradictions politiques des communs en général. Prenons par exemple la question d'échelle et essayons de passer de la question des quartiers et de l'organisation politique locale à la région métropolitaine dans son ensemble. Traditionnellement, les problèmes des communs au niveau métropolitain ont été traités par des mécanismes étatiques de planification régionale et urbaine, car on admet que les ressources communes nécessaires à un fonctionnement 1. David Harvey, The Ertigma of Capital, and the Crises of CapitaHsm, op. cit. 155

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efficace des populations urbaines, comme l'adduction d'eau, les transports, l'évacuation des eaux usées et les espaces disponibles pour les loisirs, doivent être assurées à l'échelle de la municipalité et de la région. Mais quand il s'agit de considérer ensemble ce genre de problèmes, l'analyse de gauche se fait habituellement vague, se tournant avec espoir vers quelque concours magique d'actions locales qui pourrait se montrer efficace au niveau régional ou global, ou se contentant de remarquer qu'il s'agit d'une question importante avant de revenir à une échelle - généralement le micro et le local - qui lui est plus familière. Nous pouvons tirer ici un certain enseignement de l'histoire récente de la réflexion sur les communs. Tout en se cantonnant à des cas à petite échelle dans la conférence qu'elle a prononcée lors de la réception du prix Nobel d'économie en 2009, Ostrom laisse entendre dans son sous-titre de « Gouvernance polycentrique des systèmes économiques complexes » qu'elle dispose d'une solution aux problèmes des communs applicable à des échelles très diverses. En réalité, elle ne fait qu'avancer avec espoir l'idée que « quand une ressource commune est étroitement liée à un système socio-écologique plus large, les activités de gouvernance sont organisées en plusieurs couches imbriquées », sans recourir, insiste-t-elle cependant, à la moindre structure hiérarchique monocentrique 1 . Reste à établir comment un système de gouvernance polycentrique - ou autre chose d'analogue, telle la confédération des municipalités libertaires de Murray Bookchin - pourrait 1. Elinor Ostrom, « Beyond Markets and States: Polycentric Govemance of Complex Economie Systems», American Economie Review, vol. 100, n" 3, 2010, p. 641-672 [Observatoire français des conjonctures économiques, Centre de recherche en économie de Sciences-Po, Débats et poHaques, n° 120, novembre 2011, p. 38; trad. Eloi Laurent; http://www. ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/120/rl20-2.pdf]. 156

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fonctionner concrètement, et à s'assurer qu'il ne masque pas quelque chose de tout différent. Cette question n'empoisonne pas seulement les arguments d'Ostrom, mais un vaste éventail des propositions communalistes avancées par la gauche radicale pour flaire face aux problèmes des communs. D'où l'importance de formuler la critique avec précision. Dans un article préparé pour une conférence sur le changement climatique, Ostrom a poursuivi ses réflexions autour de la nature du débat qui repose, fort commodément pour nous, sur les résultats d'une étude à long terme portant sur la fourniture de biens publics dans les régions municipales1. On a longtemps supposé que la concentration des services publics dans des formes de gouvernement métropolitain à grande échelle, par opposition à la répartition de leur organisation entre un grand nombre d'administrations locales apparemment chaotiques, augmenterait leur efficacité et en assurerait un meilleur fonctionnement. Or les études ont montré de façon convaincante que ce n'est pas le cas. Les raisons se résumaient toutes au fait qu'il est bien plus facile d'organiser et de mettre en œuvre une action collective et coopérative avec une importante participation des habitants locaux dans un cadre de compétences plus réduit, et que la capacité de participation décroît rapidement au fur et à mesure que l'unité administrative grandit. Ostrom termine en citant Andrew Sancton, lequel faisait remarquer : Les municipalités sont plus que simplement des fournisseurs de services. Elles constituent des mécanismes démocratiques au moyen desquels des collectivités territoriales se gouvernent

1. Elinor Ostrom, «Polycentric Approach for Coping with Climate Change», Background Paper to the 2010 World Development Report, Washington DC, World Bank, OKR, coll. « Policy Research Working Papers », 5095, 2009. 157

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au niveau local. [...] Ceux qui veulent forcer les municipalités à fusionner prétendent invariablement qu'ils souhaitent les renforcer. [...] Une telle démarche - même motivée par de bonnes intentions - attaque les fondements de nos démocraties libérales car elle remet en question le principe selon lequel il peut y avoir plusieurs formes d'autonomie gouvernementale à l'extérieur des institutions du gouvernement central1.

Au-delà du bon fonctionnement et de l'efficacité du marché, il y a une raison non marchandisage de passer à une échelle réduite. « Alors que les unités à grande échelle faisaient partie d'une gouvernance efficace des régions métropolitaines, conclut Ostrom, les unités de dimensions petites et moyennes en constituaient également des éléments nécessaires. » Le rôle constructif de ces petites unités, affirme-t-elle, « doit être sérieusement repensé ». On en arrive inéluctablement à la question de la structuration des relations entre ces petites unités. La réponse, affirme Vincent Ostrom, est un « ordre polycentrique [dans lequel] de nombreux éléments sont capables d'entreprendre des ajustements mutuels ordonnant leurs relations les uns avec les autres au sein d'un système général de règles où chaque élément agit indépendamment des autres 2 ». Qu'y a-t-il à redire à cette image ? Tout ce débat est ancré dans ce qu'on appelle l'« hypothèse de Tiebout ». Tiebout 1. Andrew Sancton, Merger Mania. The Assauk on Local Government, Montréal, McGill-Queen's University Press, 2000, p. 167 [La Frénésie des fusions. Une attaque à la démocratie locale ; trad. Traductions scientifiques CH-Kay Inc., Montréal, McGill-Queen's University Press, 2000, p. 190]. 2. Vincent Ostrom, « Polycentricity - Pan I », in Michael McGinnis (éd.), Polycentricity and Local Public Economies, Ann Arbor, MI, University of Michigan Press, 1999 (cité dans Elinor Ostrom, « Polycentric Approach for Coping with Climate Change », op. cit.). 158

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avait imaginé une métropole fragmentée dans laquelle plusieurs instances administratives proposeraient chacune un régime fiscal local particulier et un ensemble particulier de biens publics aux habitants potentiels, qui « voteraient avec leurs pieds » et choisiraient la proportion d'impôts et de services convenant à leurs besoins et préférences personnels 1 . A première vue, la proposition paraît extrêmement séduisante. Le problème est que plus vous êtes riche, plus il vous est facile de voter avec vos pieds et de payer le prix d'entrée des coûts immobiliers et fonciers. Des tarifs immobiliers et des impôts élevés peuvent assurer vin enseignement public de qualité, alors que les pauvres doivent se contenter d'une administration territoriale et d'un enseignement public médiocres. La reproduction des privilèges et du pouvoir de classe par la gouvernance polycentrique qui en résulte s'intègre parfaitement dans les stratégies de classe néolibérales de reproduction sociale. Comme beaucoup d'autres propositions plus radicales d'autonomie décentralisée, celle d'Ostrom risque de tomber précisément dans ce piège. La politique néolibérale est en réalité favorable à la fois à la décentralisation administrative et à la maximisation de l'autonomie locale. Si cela crée indéniablement un espace à l'intérieur duquel des forces radicales peuvent plus facilement planter les germes d'un programme plus révolutionnaire, la prise contrerévolutionnaire de Cochabamba en Bolivie par les forces réactionnaires en 2007, au nom de l'autonomie - jusqu'à ce qu'elles soient chassées par la rébellion populaire - , incite à juger problématique l'adoption par une grande partie de la gauche du localisme et de l'autonomie en tant que stratégie pure. Aux États-Unis, les responsables de l'initiative 1. Charles Tiebout, « A Pure Theory of Local Expenditures », Journal qfPoliacal Economy, vol. 64, n° 5, 1956, p. 416-424. 159

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de Cleveland, brandie comme un exemple de communautarisme autonome en action, ont soutenu l'élection d'un gouverneur républicain franchement de droite et hostile aux syndicats. La décentralisation et l'autonomie sont des véhicules de choix pour accroître les inégalités par la néolibéralisation. C'est ainsi que, dans l'État de New York, les tribunaux ont jugé anticonstitutionnel le déséquilibre entre les services d'éducation publique proposés par différentes entités administratives disposant de ressources financières extrêmement disparates, et l'État a reçu l'ordre de s'efforcer d'établir une plus grande égalité d'accès à l'éducation. Il ne l'a pas fait et se retranche désormais derrière la crise budgétaire pour différer son action. Notez bien pourtant que c'est l'autorité supérieure et hiérarchiquement déterminée des tribunaux d'État qui joue ici un rôle capital pour imposer une plus grande égalité de traitement, présentée comme un droit constitutionnel. Ostrom n'exclut pas ce genre de réglementation supérieure. Il faut bien que les relations entre des communautés indépendantes et fonctionnant en autonomie soient définies et réglementées d'une manière ou d'une autre - d'où la référence de Vincent Ostrom aux « règles établies ». Nous restons malheureusement dans le flou quant à la constitution de ces règles supérieures, à l'identité de leurs auteurs et à la manière de les soumettre à un contrôle démocratique. Pour l'ensemble de la région métropolitaine, les règles de ce genre - ou les pratiques habituelles - sont à la fois nécessaires et déterminantes. En outre, il ne suffit pas que ces règles soient établies et affirmées. Il faut aussi les mettre en œuvre et leur application doit être surveillée de près - comme pour n'importe quel commun. Il suffit d'observer la zone euro « polycentrique » pour avoir un exemple de la manière dont les choses peuvent déraper de manière catastrophique : tous ses membres étaient censés 160

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appliquer des règles limitant leurs déficits budgétaires, et lorsque la majorité d'entre eux ont commencé à enfreindre ces règles, il n'y a eu aucun moyen de les arrêter ni de gérer les déséquilibres financiers qui se sont manifestés alors entre les États. Obtenir que ces derniers respectent les objectifs d'émissions de carbone paraît être une mission tout aussi impossible. Si l'on peut à juste titre présenter la réponse historique à la question « Qui apporte le "commun" dans le Marché commun ? » comme l'incarnation de tout ce qui cloche dans les formes hiérarchiques de gouvernance, imaginer, en guise d'alternative, des milliers et des milliers de municipalités autonomes défendant farouchement leur autonomie et leur bout de gras tout en négociant interminablement - et très certainement avec acrimonie - leur position au sein des divisions du travail à l'échelle de l'Europe, n'a rien de particulièrement attrayant. Comment une décentralisation radicale - un objectif indéniablement louable - peut-elle fonctionner sans constituer une forme quelconque d'autorité hiérarchique d'ordre supérieur ? Il est bien naïf de croire que le polycentrisme, ou toute autre forme de décentralisation, pourrait fonctionner sans contraintes hiérarchiques puissantes et sans mise en application active. Une grande partie de la gauche radicale - notamment d'obédience anarchiste et autonomiste - est incapable d'apporter une réponse à ce problème. Les interventions de l'État - sans parler de ses pouvoirs de police et de contrôle du respect des lois - sont inacceptables à ses yeux et la légitimité de la constitutionnalité bourgeoise est généralement récusée. On relève par contre l'espoir vague et naïf que des groupes sociaux qui auront organisé leurs relations de façon satisfaisante à l'égard de leurs communs locaux feront le nécessaire ou s'entendront sur des pratiques inter-groupes satisfaisantes par la négociation et l'interaction. Il faudrait pour cela que les groupes locaux ne 161

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soient entravés par aucun des effets d'externalité que leurs actions sont susceptibles d'exercer sur le reste du monde, et qu'ils renoncent aux avantages acquis, démocratiquement répartis au sein du groupe social, pour préserver ou accroître le bien-être d'autres proches - pour ne rien dire des autres lointains - qui, à la suite de mauvaises décisions ou de malchance, en sont réduits à la faim et à la misère. L'histoire nous offre bien peu d'indices donnant à penser que ces redistributions puissent fonctionner autrement que de manière occasionnelle et ponctuelle. Il n'y a donc absolument rien qui soit susceptible d'empêcher l'aggravation des inégalités sociales entre communautés. Cette constatation ne s'accorde que trop bien avec le projet néolibéral consistant non seulement à protéger mais à privilégier davantage encore des structures de pouvoir de classe - sur le modèle on ne peut plus flagrant de la débâcle du financement scolaire de l'État de New York. Murray Bookchin est très conscient de ces dangers - le « programme d'un municipalisme libertaire peut aisément au mieux devenir creux ou au pire être exploité à des fins relevant entièrement de l'esprit de clocher », écrit-il. Il a une réponse à ce problème : le « confédéralisme ». Tandis que des assemblées municipales, fonctionnant sur un système de démocratie directe, servent de base à la prise de décision, l'État est remplacé par « un réseau confédéral d'assemblées municipales ; l'économie d'entreprise réduite à une économie véritablement politique dans laquelle les municipalités, en interaction économique aussi bien que politique, résoudront leurs problèmes matériels sous forme de corps de citoyens dans des assemblées ouvertes ». Ces assemblées confédérales se consacreront à l'administration et à la gouvernance de mesures politiques définies dans les assemblées municipales, et leurs délégués seront responsables devant les assemblées municipales qui pourront les révoquer à tout 162

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moment. Les conseils confédéraux « deviennent le moyen d'interconnecter les villages, les bourgs, les quartiers et les villes au sein de réseaux confédéraux. Le pouvoir s'exerce ainsi de bas en haut et non de haut en bas et, dans les confédérations, le flux du pouvoir de bas en haut diminue au fur et à mesure que s'élargit la portée territoriale du conseil fédéral, des localités aux régions et des régions à des zones territoriales de plus en plus vastes1. » Le projet de Bookchin représente, et de loin, la proposition radicale la plus élaborée pour aborder la création et l'utilisation collective des communs à des échelles très diverses, et il serait certainement utile de le développer dans le cadre du programme anticapitaliste radical. Cette question est encore plus pressante en raison des violentes attaques néolibérales qu'a essuyées la fourniture de biens publics sociaux au cours de ces trente dernières années. Ce mouvement a correspondu à la remise en question fondamentale des droits et du pouvoir de la maind'œuvre syndiquée qui a commencé dans les années 1970 (du Chili à la Grande-Bretagne), mais s'est concentré sur les coûts de la reproduction sociale de la main-d'œuvre. Le capital a longtemps préféré traiter les coûts de reproduction sociale comme une externalité - un coût dont il n'assume aucune responsabilité économique - , mais le mouvement social-démocrate et la menace très présente d'une alternative communiste l'ont forcé à internaliser certains de ces coûts, en même temps que certains coûts d'extemalité attribuables à la dégradation de l'environnement. Cette politique a duré jusque dans les années 1970 dans le monde capitaliste avancé. Depuis 1980 environ, l'objectif de la politique néolibérale a été de déverser ces coûts dans le commun 1. Murray Bookchin, Urbanisation without Cides: The Rise and Décliné of Citizenship, op. cit., chapitres 8 et 9. 163

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global de la reproduction sociale et de l'environnement, créant en quelque sorte tin commun négatif dans lequel des populations tout entières sont désormais contraintes de résider. Les questions de reproduction sociale, de genre et celles des communs sont interconnectées 1 . Le capital a réagi à la crise mondiale d'après 2007 en élaborant un plan global et draconien d'austérité qui réduit l'offre de biens publics destinés à soutenir la reproduction sociale aussi bien que l'amélioration environnementale, diminuant ainsi les qualités des communs dans un cas comme dans l'autre. Il a par ailleurs profité de la crise pour favoriser des agissements encore plus prédateurs dans l'appropriation privée des communs, prétendant qu'il s'agissait d'un préalable indispensable à une reprise de la croissance. Le recours à l'expropriation, par exemple pour affecter des espaces à des fins privées - le contraire même de l'« utilité publique » pour laquelle ces lois avaient été prévues au départ - représente un cas classique de redéfinition d'un objectif public en protection étatique d'une mise en valeur privée. De la Californie à la Grèce, la crise a provoqué des pertes en valeurs d'actifs, en droits et en acquis sociaux urbains pour la masse de la population, auxquelles s'est ajoutée une emprise accrue du pouvoir capitaliste prédateur sur les populations à bas revenus et jusqu'alors marginalisées. On a assisté, en un mot, à une attaque en règle contre les communs reproductifs et environnementaux. Vivant avec moins de deux dollars par jour, une population mondiale de plus de deux milliards d'individus environ se fait désormais berner par la microfinance, la « plus à risque de toutes les 1. Silvia Federici, «Women, Land Struggles and the Reconstruction of the Commons », Workmg USA: The Journal of Labor and Society, n° 14, n° 1, 2011, p. 41-56. 164

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formes de crédits à risque », qui cherche à leur soutirer de la richesse - comme l'a parfaitement montré le marché immobilier américain avec les crédits à risque prédateurs suivis de saisies - pour dorer les superbes demeures des riches. Les communs environnementaux ne sont pas moins menacés, alors que les réponses proposées - tels les échanges de quotas d'émission de carbone et les nouvelles technologies environnementales - se bornent à nous suggérer de chercher à sortir de l'impasse en n'utilisant pas autre chose que les outils d'accumulation de capital et d'échanges commerciaux spéculatifs qui nous ont mis en difficulté au départ. Faut-il s'étonner dans ces conditions que non seulement les pauvres soient toujours là, mais qu'en outre, leurs effectifs augmentent plus qu'ils ne diminuent au fil du temps ? Si l'Inde a enregistré des résultats de croissance respectables pendant toute cette crise, le nombre de ses milliardaires est passé de vingt-six à soixante-neuf au cours des trois dernières années, tandis que le nombre d'habitants des bidonvilles a presque doublé durant la dernière décennie. Les répercussions urbaines sont absolument stupéfiantes : des ensembles résidentiels de luxe climatisés surgissent au milieu d'une misère urbaine sordide contre laquelle personne ne fait rien et dans laquelle des gens appauvris luttent de toutes leurs forces pour essayer de vivre d'une manière plus ou moins décente. Le démantèlement des cadres de régulation et de contrôle, lesquels s'efforçaient, de façon certes insuffisante, de réfréner les pratiques prédatrices d'accumulation, a donné libre cours à une logique à la après moi le déluge d'accumulation effrénée et de spéculation financière qui s'est transformée en véritable marée de destruction créatrice, dont celle qu'a provoquée l'urbanisation capitaliste. Seuls la socialisation du surplus de production et de la distribution et l'établissement 165

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d'un nouveau commun de richesse accessible à tous, réussiront à maîtriser ces dégâts et à inverser la tendance. Le retour en force d'une rhétorique et d'une théorie des communs prend une signification accrue dans ce contexte. Si les biens publics fournis par l'État déclinent ou deviennent un simple véhicule d'accumulation privée - comme cela se passe pour l'enseignement - , et si l'État cesse d'en assurer l'accès, il ne reste qu'une réponse envisageable : que les populations s'organisent elles-mêmes pour assurer leur accès à leurs propres communs - ce qui s'est produit en Bolivie, comme nous le verrons au chapitre 5. La prise de conscience politique qu'il est possible de produire, de protéger et d'utiliser les communs pour le bénéfice de la société donne un cadre permettant de résister au pouvoir capitaliste et de repenser la politique d'une transition anticapitaliste. Mais le plus important ici n'est pas le mélange de dispositions institutionnelles - les enclosures par-ci, les extensions de toute une série de dispositions concernant la propriété collective et commune par-là. Ce qui compte, c'est que l'action politique aborde la dégradation croissante des ressources en main-d'œuvre et en terres - sans oublier les ressources incorporées dans la « seconde nature » de l'environnement bâti - qui se trouvent entre les mains du capital. Dans cet effort, les « riches mélanges d'instrumentalité » qu'Elinor Ostrom commence à identifier - non seulement publics et privés, mais collectifs et associatifs, imbriqués, hiérarchiques et horizontaux, générateurs d'exclusion et ouverts - auront tous un rôle clé à jouer si l'on veut trouver des moyens d'organiser la production, la distribution, l'échange et la consommation d'une façon qui réponde aux désirs et aux besoins humains sur une base anticapitaliste. Ces « riches mélanges » ne sont pas donnés, ils doivent être construits. 166

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Le but n'est pas de satisfaire aux exigences d'accumulation pour l'accumulation de la classe qui s'approprie la richesse commune en la confisquant à la classe qui la produit. Le regain d'intérêt pour les communs en tant que question politique doit être intégré entièrement et de façon tout à fait spécifique dans la lutte anticapitaliste. Malheureusement, la puissance politique existante n'a pas plus de difficulté à récupérer l'idée des communs - comme celle du droit à la ville - que n'en ont les intérêts immobiliers à récupérer la valeur à extraire d'un commun urbain réel. Il faut donc changer tout cela et trouver des manières créatives d'utiliser les pouvoirs de la main-d'œuvre collective pour le bien commun et de garder la valeur produite sous le contrôle des travailleurs qui la produisent. Pareille entreprise requiert une attaque politique sur deux fronts, qui d'une part obligera l'État à fournir de plus en plus de biens publics à des fins publiques, et de l'autre assurera l'auto-organisation de populations entières pour s'appropriér, utiliser et compléter ces biens de manière à élargir et à accroître les qualités des communs reproductifs et environnementaux non marchandisés. La production, la protection et l'utilisation des biens publics et des communs urbains dans des villes comme Bombay, Sâo Paulo, Johannesbourg, Los Angeles, Shanghai et Tokyo deviennent des questions centrales auxquelles les mouvements sociaux démocratiques doivent s'atteler. Cela exigera bien plus d'imagination et de subtilité que n'en renferment les théories radicales hégémoniques des communs actuellement en circulation, d'autant plus que la forme capitaliste d'urbanisation ne cesse de créer ces communs et de se les approprier. Cela ne fait pas longtemps que l'on identifie clairement le rôle des communs dans la formation d'une ville et dans la politique urbaine, et que l'on travaille sur cette question, aussi bien théoriquement que dans le monde 167

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de la pratique radicale. Il y a beaucoup de travail à faire, mais on relève dans les mouvements urbains du monde entier une multitude de signes donnant à penser que beaucoup de gens et une masse considérable d'énergie politique sont disponibles à cette fin.

Chapitre 4 L'art de la rente

Le nombre de travailleurs engagés dans des activités et dans la production culturelles a considérablement augmenté au cours de ces dernières décennies Oes quelque cent cinquante mille artistes enregistrés dans la région métropolitaine de New York au début des années 1980 sont probablement plus du double aujourd'hui) et il est toujours en hausse. Qs constituent le noyau créatif de ce que Daniel Bell appelle la « masse culturelle1 » - c'est-à-dire les transmetteurs de culture des médias et autres, et non les créateurs eux-mêmes - , et leurs positions politiques ont évolué au fil des ans. Dans les années 1960, les écoles supérieures d'art étaient des hauts lieux du débat extrémiste, mais leur pacification et leur professionnalisation ultérieures ont considérablement réduit l'agitation politique qu'on y observait à l'époque. S'il est sûrement nécessaire de reconfigurer la stratégie et la réflexion socialistes, revitaliser ces institutions en tant que centres d'engagement politique et mobiliser les forces politiques et les facultés d'agi1. Daniel Bell, The Cultural Contradictions of Capitalism, New York, Basic Books, 1978, p. 20 [Les Contradictions culturelles du capitalisme, trad. Matignon, Paris, PUF, 1979, p. 30 ; David Harvey, The Condition af Postmodemity, op. cit., p. 290-291, 347-349 ; Brandon Tailor, Modemism, Postmodemism, ReaHsm: A Critical Perspective for Art, Winchester, Winchester School of An Press, 1987, p. 77. 169

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tation des producteurs culturels constitue certainement un objectif digne d'intérêt pour la gauche. Alors que la commercialisation et les incitations du marché exercent aujourd'hui une domination incontestable, on peut néanmoins déceler parmi les producteurs culturels une foule de courants sousjacents dissidents et de nombreux signes de mécontentement susceptibles d'en faire un terreau de choix pour l'expression critique et l'agitation politique en vue de la production d'un nouveau genre de communs. Il est indéniable que la culture est une forme de communs et qu'elle est devenue une sorte de marchandise. Pourtant, beaucoup de gens sont convaincus que certains produits et événements culturels (que ce soit dans les arts, le théâtre, la musique, le cinéma, l'architecture ou plus largement dans les modes de vie locaux, la mémoire et le patrimoine collectifs et les communautés affectives) présentent des caractéristiques particulières, qui les distinguent des marchandises ordinaires telles que les chemises et les chaussures. Si la limite entre ces deux sortes de marchandises est extrêmement poreuse - et l'est peut-être de plus en plus - , il existe pourtant encore de bonnes raisons de maintenir une distinction analytique. Il n'est pas impossible, bien sûr, que nous accordions un statut à part aux artefacts et aux événements culturels parce que nous avons du mal à accepter l'idée qu'ils ne soient pas authentiquement différents, que leur existence ne se situe pas à un niveau supérieur de sens et de créativité humaine à jamais inaccessible aux usines de production et de consommation de masse. Mais même lorsque nous renonçons à cette vision idéalisée - encouragée, bien souvent, par de puissantes idéologies - , nous continuons à entourer ces produits dits culturels d'une aura bien particulière. Ce n'est pas parce qu'ils doivent, eux aussi, dégager suffisamment de bénéfices pour payer leur loyer que les ateliers d'artistes et les galeries d'art, les cafés et 170

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les bars o ù des musiciens se retrouvent pour faire le bœuf relèvent du m ê m e univers que les boutiques de vêtements. C o m m e n t concilier le statut commercial de tant de ces phénomènes avec ce caractère spécifique ?

Rente de monopole et concurrence *

Les producteurs culturels eux-mêmes, généralement plus soucieux de questions d'esthétique - et dont certains peuvent même cultiver l'idéal de l'art pour l'art - , de valeurs affectives, de vie sociale et de cœur, trouveront sans doute l'expression « rente de monopole » beaucoup trop technique et aride pour pouvoir peser réellement, audelà des éventuels calculs des financiers, des promoteurs, des spéculateurs immobiliers et des propriétaires. J'espère au contraire arriver à montrer que sa portée dépasse largement ce domaine et que, correctement élaborée, cette notion peut donner naissance à de riches interprétations des nombreux dilemmes pratiques et personnels issus du lien entre la mondialisation capitaliste, les développements politico-économiques locaux et l'évolution des significations culturelles et des valeurs esthétiques 1 . Toute rente repose sur le pouvoir de monopole que des propriétaires privés exercent sur certains actifs. Il y a rente de monopole lorsque des acteurs sociaux sont en mesure d'augmenter leur flux de revenus sur une période prolongée grâce au contrôle exclusif qu'ils exercent sur un article directement ou indirectement négociable, qui est, par certains aspects majeurs, unique et non reproductible. Il existe deux situations dans lesquelles la catégorie de rente 1. La théorie générale de la rente à laquelle je me réfère est présentée dans David Harvey, The Limits to Capital, op. cit., chapitre 11. 171

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de monopole se manifeste. Dans la première, des acteurs sociaux contrôlent une ressource, une marchandise ou un emplacement qui présentent des qualités particulières et qui, en lien avec un certain type d'activité, leur permet d'obtenir des rentes de monopole de la part de ceux qui souhaitent l'utiliser. Dans le domaine de la production, affirme Marx, l'exemple le plus flagrant est celui du vignoble produisant un vin de qualité extraordinaire qui peut se vendre à un prix de monopole. En l'occurrence, « c'est le prix de monopole qui engendre la rente 1 ». S'agissant d'un emplacement particulier, l'atout essentiel serait, pour le commerçant capitaliste, sa situation centrale par rapport au réseau de transport et de communication, ou, pour une chaîne d'hôtels, la proximité d'une activité fortement concentrée - tel un centre commercial. Le marchand capitaliste commercial et l'hôtelier sont prêts à payer le terrain en question plus cher en raison de son accessibilité. Ces exemples représentent des cas indirects de rente de monopole. Ce ne sont pas la terre, la ressource ou l'emplacement possédant des qualités uniques qui sont négociées, mais la marchandise ou le service produits par leur utilisation. Dans la deuxième situation évoquée plus haut, la terre, la ressource ou l'actif sont commercialisés directement - c'est le cas, notamment, lorsque des vignobles ou des sites immobiliers exceptionnels sont vendus à des capitalistes ou à des financiers multinationaux à des fins spéculatives. On peut créer de la rareté en renonçant à utiliser immédiatement la terre, la ressource ou l'actif en question, et en spéculant sur leur valeur future. Ce type de rente de monopole peut s'étendre à la possession d'œuvres d'art - un Rodin ou un Picasso, par exemple - qui peuvent être - et 1. Karl Marx, Le Capital, livre ni, section VI, chapitre 46, op. cit., tome H, p. 369. 172

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* sont de plus en plus - achetées et vendues en tant qu'investissements. C'est le caractère unique du Picasso ou du site qui constitue ici la base du prix de monopole. Ces deux formes de rente de monopole se recoupent fréquemment. Un vignoble, avec son château et son cadre géographique superbes, renommé pour ses vins, peut être commercialisé directement à un prix de monopole, comme les vins exceptionnels produits sur le domaine. Quelqu'un peut acheter un Picasso pour réaliser un gain en capital puis le louer à une autre personne, qui l'exposera à un prix de monopole. La proximité d'un centre financier peut faire l'objet d'une commercialisation directe aussi bien qu'indirecte, avec, par exemple, une chaîne hôtelière qui l'exploitera à ses propres fins. La différence entre ces deux formes de rente n'en est pas moins importante. Il est improbable, sans être impossible, que l'abbaye de Westminster et le palais de Buckingham soient commercialisés directement - les plus farouches partisans des privatisations euxmêmes regimberaient peut-être devant cette idée. Mais ils peuvent et sont de toute évidence exploités à des fins commerciales par l'industrie touristique - ou, s'agissant du palais de Buckingham, par la reine d'Angleterre. On peut relever, dans la catégorie de la rente de monopole, deux contradictions internes, qui jouent l'une comme l'autre un rôle important dans l'exposé qui suit. Premièrement, bien que l'unicité et la particularité soient essentielles à la définition des « qualités singulières », dans la mesure où la possibilité de commercialisation est une condition requise, aucun objet ne saurait être unique ou spécial au point d'échapper entièrement au calcul monétaire. Les œuvres de Picasso doivent avoir une valeur monétaire, comme celles de Monet, de Manet, l'art aborigène, les artefacts archéologiques, les monuments historiques, les édifices antiques, les temples bouddhistes et l'expérience d'une descente du Colorado en 173

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radeau, un séjour à Istanbul ou l'ascension de l'Everest. On se heurte ici, comme le révèle cette liste, à une certaine difficulté de « création de marché ». En effet, si des marchés se sont créés autour des œuvres d'art, et, dans une certaine mesure, autour des objets archéologiques, cette liste comporte de toute évidence un certain nombre d'articles difficiles à intégrer directement dans un marché - c'est le problème que pose l'abbaye de Westminster. L'exploitation commerciale, même indirecte, de nombreux articles risque d'être difficile. Voilà la contradiction à laquelle on se heurte : plus certains objets deviennent aisément commercialisables, moins ils paraissent uniques et exceptionnels. Dans certains cas, la commercialisation elle-même tend à détruire leurs qualités singulières - notamment si celles-ci dépendent de leur nature sauvage, de leur caractère reculé, de la pureté de l'expérience esthétique offerte, etc. Plus généralement, plus ces objets ou événements sont facilement commercialisables - et reproductibles par le biais de falsifications, contrefaçons, imitations ou simulacres - , moins ils se prêtent à une rente de monopole. Cela me rappelle une étudiante qui trouvait que l'Europe qu'elle venait de découvrir faisait pâle figure par rapport à Disney World : À Disney World, les pays sont tous bien plus près les uns des autres, et on vous montre ce qu'il y a de mieux dans chaque pays. L'Europe est barbante. Les gens parlent des langues bizarres et tout est crasseux. Il arrive qu'en Europe, on ne voie rien d'intéressant pendant plusieurs jours d'affilée, alors qu'à Disney World, il se passe tout le temps quelque chose de différent et les gens sont heureux. C'est bien plus drôle. C'est vraiment bien fait1.

1. Cité dans Douglas Kelbaugh, Common Place, Seatde, University of Washington Press, 1997, p. 51. 174

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Si ce jugement peut prêter à sourire, il n'en fait pas moins réfléchir aux tentatives de l'Europe pour se redessiner selon les normes de Disney - et pas seulement pour faire plaisir aux touristes américains. Mais - et nous voilà au cœur même de la contradiction - , plus l'Europe se disneyifîe, moins elle reste unique et spéciale. L'uniformité insipide qui accompagne la marchandisation pure efface les avantages du monopole : les produits culturels ne diffèrent plus des autres marchandises. « La transformation poussée des biens de consommation en produits "corporate" ou en "articles de marque" qui possèdent un monopole sur la valeur esthétique, écrit Wolfgang Haug, a largement remplacé les produits de base ou "génériques" », de sorte que l'« esthétique de la marchandise » élargit ses frontières « de plus en plus loin dans le domaine des industries culturelles1 ». À l'inverse, tout capitaliste cherche à persuader les consommateurs des qualités uniques et non reproductibles de ses marchandises - d'où les noms de marque, la publicité et ainsi de suite. Les pressions qui s'exercent de part et d'autre menacent de supprimer les qualités singulières sur lesquelles s'appuient les rentes de monopole. Pour que ces rentes soient préservées et réalisées, il faut que certaines marchandises ou lieux restent suffisamment uniques et particuliers - je reviendrai plus loin sur ce que peut vouloir dire ce « suffisamment » - pour conserver un avantage monopolistique dans une économie de marchandisation et de concurrence souvent féroce. Mais pourquoi le monopole, quel qu'il soit, serait-il tolérable et, plus encore, souhaitable dans un monde néolibéral 1. Wolfgang Haug, «Commodity Aesthetics», Working Papers Sériés, Department of Comparative American Cultures, Washington Sate University, 2000, p. 13. 175

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où les marchés concurrentiels sont censés dominer? Nous nous heurtons ici à la seconde contradiction qui, dans le fond, n'est que l'image inversée de la première. La concurrence, comme l'a observé Marx il y a bien longtemps, tend vers le monopole - ou vers l'oligopole - parce que la survie du plus apte dans la guerre de tous contre tous entraîne l'élimination des entreprises les plus faibles1. Plus la concurrence est féroce, plus on se dirige rapidement vers l'oligopole, voire vers le monopole. C'est ainsi - et cela n'a rien d'un hasard - que la libéralisation des marchés et la célébration de la concurrence commerciale au cours de ces dernières années ont entraîné une incroyable centralisation du capital (Microsoft, Rupert Murdoch, Bertelsmann, les services financiers, et une vague de rachats, de fusions et de regroupements dans les compagnies aériennes, la distribution et même dans des industries plus anciennes comme l'automobile, le pétrole et autres). Cette tendance a été identifiée depuis longtemps comme un trait regrettable de la dynamique capitaliste - d'où les lois antitrust des États-Unis et l'activité des commissions sur les monopoles et les fusions en Europe. Mais ces défenses sont bien faibles pour lutter contre une force écrasante. Cette dynamique structurelle n'aurait pas l'importance qu'elle a si les capitalistes ne cultivaient pas activement leurs pouvoirs de monopole. Ils acquièrent ainsi un vaste contrôle sur la production et sur le marketing et stabilisent leur environnement économique pour tenir compte de calculs rationnels et de planification à long terme, de réduction des risques et des incertitudes, et s'assurer, plus généralement, une existence relativement paisible à l'abri des ennuis. La main visible des managers, pour reprendre l'expression d'Alfred Chandler, a toujours eu beaucoup plus 1. Les analyses de Marx sur la rente de monopole sont résumées dans David Harvey, The Limits to Capital, op. cit., chapitre 5. 176

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> d'importance dans la géographie historique du capitalisme que la main invisible du marché dont Adam Smith faisait si grand cas et qui n'a cessé, ces dernières années, d'être présentée comme la puissance motrice dans l'idéologie néolibérale de la mondialisation contemporaine 1 . Mais c'est ici que l'image en miroir de la première contradiction apparaît le plus clairement : les processus du marché dépendent fondamentalement du monopole individuel qu'exercent des capitalistes - de toutes sortes - sur la propriété des moyens de production, finance et terre comprises. Toute rente, rappelons-le, est un retour au pouvoir de monopole de la propriété privée d'un actif de première importance, comme la terre ou un brevet. Le pouvoir de monopole de la propriété privée constitue donc le point de départ et le point d'arrivée de toute activité capitaliste. Toute activité capitaliste repose sur un droit juridique à la non-commercialisation, ce qui fait de l'option de l'abstention de tout échange commercial - par la thésaurisation, la rétention, l'avarice - un problème majeur des marchés capitalistes. La concurrence commerciale pure, le libre-échange des marchandises et la rationalité marchande sans faille représentent donc des moyens relativement rares et chroniquement instables de coordonner les décisions de production et de consommation. Le problème est de maintenir une concurrence suffisante dans les relations économiques tout en préservant les privilèges monopolistiques de propriété privée que possèdent des individus ou des classes, et qui sont le fondement même du capitalisme en tant que système politico-économique. 1. Alfred Chandler, The Visible HatuL The Managerial Révolution in American Business, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1977 [La Main visible des managers : une analyse historique, trad. Frédéric Langer, Paris, Economica, 1988]. 177

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Développer ce dernier point devrait nous permettre de nous approcher du vif du sujet. On suppose couramment, mais à tort, que le pouvoir de monopole se manifeste sous son jour le plus éclatant par la centralisation et la concentration du capital au sein de méga-entreprises. À l'inverse, on suppose communément, toujours à tort, que l'existence des petites entreprises est le signe d'une situation économique où la concurrence joue pleinement son rôle. De ce point de vue, un capitalisme autrefois concurrentiel est devenu de plus en plus monopolistique au fil du temps. Cette erreur tient en partie à une application un peu simpliste des arguments de Marx concernant la tendance à « la concentration des capitaux » qui ignore son contre-argument selon lequel la centralisation « aurait vite fait de déterminer l'effondrement de la production capitaliste si d'autres facteurs n'opposaient leur effort centrifuge - décentralisateur - à sa tendance centripète 1 ». Mais elle trouve aussi son origine dans une théorie économique de l'entreprise qui fait fi globalement de son contexte spatial et géographique, tout en admettant (dans les rares occasions où elle daigne examiner la question) que l'avantage en termes de localisation sous-entend une « concurrence monopolistique ». Au XIXe siècle, par exemple, le brasseur, le boulanger et le fabricant de bougies étaient tous, dans une large mesure, protégés de la concurrence sur les marchés locaux par le coût élevé des transports. Les pouvoirs locaux de monopole étaient omniprésents - malgré les petites dimensions des entreprises - et très difficiles à briser dans tous les domaines, de la fourniture d'énergie à l'approvisionnement alimentaire. De ce point de vue, le capitalisme à petite échelle du XIXe siècle était beaucoup moins soumis à la concurrence que 1. Marx, Le Capital, livre III, section ni, chapitre 15, op. ciu, tome I, p. 209. Voir aussi David Harvey, The Limits to Capital, op. cit., chapitre 5. 178

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> celui d'aujourd'hui. Voilà où l'évolution des conditions de transport et de communication intervient comme une variable essentielle et déterminante. Les barrières spatiales tendant à disparaître en raison du penchant capitaliste à « l'annihilation de l'espace par le temps », un grand nombre d'industries et de services locaux ont perdu leurs protections locales et leurs privilèges monopolistiques1. Ils ont été contraints d'entrer en concurrence avec des producteurs d'ailleurs - relativement proches d'abord, puis beaucoup plus lointains. La géographie historique de l'industrie de la brasserie est très instructive à cet égard. Au xix c siècle, la plupart des gens n'avaient pas le choix, et buvaient de la bière locale. À la fin du XIXe siècle, la production et la consommation de bière en Grande-Bretagne s'étaient considérablement régionalisées, et elles le sont restées jusque dans les années 1960 - à l'exception de la Guinness, il n'y avait pas d'importations de l'étranger. Mais le marché est ensuite devenu national - la Newcastle Brown et la Scottish Youngers ont fait leur apparition à Londres et dans le Sud - , puis international Oes importations ont soudain fait rage). Si l'on boit aujourd'hui de la bière locale, c'est par choix, par attachement de principe à un lieu et en raison des qualités particulières de la bière en question - dues à la technique employée, à l'eau utilisée, ou à autre chose - qui la différencient des autres. On trouve à Manhattan des bars qui servent des bières locales provenant du monde entier ! 1. Karl Marx, Grundrisse, Londres, Penguin, 1973, p. 524-539 - « die Veraichtung des Raums durch die Zeit » : Grundrisse der Kritik der politischen Ôkonomie, Vienne et Francfort, Europe Verlag, p. 423. On trouvera un développement général de ce débat dans David Harvey, The Limits to Capital, op. cit., chapitre 12, et David Harvey, The Condition of Postmodemiiy, op. du, 3* partie ; pour une application spécifique de ce concept, voir William Cronon, Nature's Metropoks, New York, Norton, 1991. 179

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De toute évidence, l'espace économique de la concurrence a changé de forme aussi bien que d'échelle au fil du temps. La mondialisation que nous observons actuellement a considérablement diminué les protections monopolistiques historiques que représentaient les coûts élevés de transport et de communication, tandis que la suppression des barrières institutionnelles faisant obstacle au commerce - protectionnisme - réduisait, elle aussi, les rentes de monopole obtenues par l'exclusion de la concurrence étrangère. Mais le capitalisme ne saurait se passer de pouvoirs monopolistiques, aussi cherche-t-il à se les procurer par n'importe quel moyen. La question à l'ordre du jour est donc d'arriver à rassembler des pouvoirs monopolistiques alors que les protections assurées par les prétendus « monopoles naturels » de l'espace et du lieu et les protections politiques offertes par les frontières nationales et les tarifs douaniers ont été sérieusement élaguées, voire éliminées. La réponse évidente consiste à centraliser le capital dans des méga-entreprises ou à nouer des alliances plus lâches - comme dans les compagnies aériennes et dans l'industrie l'automobile - pour dominer le marché. Les exemples ne manquent pas. La deuxième possibilité consiste à consolider les droits monopolistiques de la propriété privée en promulguant des lois commerciales internationales qui régulent la totalité du commerce mondial. Les brevets et ce qu'on appelle les « droits de propriété intellectuelle » sont ainsi devenus un terrain de lutte majeur de l'affirmation générale des pouvoirs de monopole. L'industrie pharmaceutique, pour choisir un exemple paradigmatique, a acquis des pouvoirs de monopole hors du commun, pour une part par des centralisations massives de capital et pour une autre par la protection des brevets et des contrats de licence. Et elle cherche avidement à accroître encore ses pouvoirs de monopole en tentant de faire valoir ses droits de 180

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propriété sur toutes sortes de matériel génétique - dont celui de plantes rares des forêts pluviales tropicales traditionnellement cueillies par les habitants indigènes. Alors qu'une source de privilèges diminue, nous observons d'innombrables tentatives pour les préserver ou les acquérir par d'autres moyens. Il ne m'est évidemment pas possible de passer ici en revue toutes ces tendances. Je voudrais néanmoins examiner de plus près les aspects de ce processus qui touchent le plus directement les problèmes de développement local et d'activités culturelles. Je voudrais montrer, pour commencer, que l'on continue de se battre autour de la définition des pouvoirs de monopole qui pourraient être accordés aux lieux et aux localités, et ensuite que l'idée de « culture » est associée de manière de plus en plus inextricable à des tentatives pour réaffirmer ces pouvoirs de monopole, précisément parce que c'est sous forme de prétentions culturelles à l'unicité et à la non-reproductibilité que s'exprime le mieux la prétention à la singularité et à l'authenticité. Je commencerai par l'exemple le plus évident de rente de monopole, celui du « vignoble, produisant un cru extraordinaire qui [...] jouit d'un prix de monopole ».

Aventures viticoles La viticulture, comme la brasserie, s'est progressivement internationalisée au cours des trente dernières années, et les tensions de la concurrence mondiale ont produit de curieux effets. Sous la pression de l'Union européenne, par exemple, les producteurs internationaux de vin ont accepté - au terme de longues batailles juridiques et d'intenses négociations - de supprimer progressivement l'utilisation d'« expressions traditionnelles » sur les étiquettes de 181

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vin, où pouvaient figurer des vocables comme « château » et « domaine » ainsi que des termes génériques tels que « Champagne », « bourgogne », « chablis » ou « sauternes ». L'industrie viticole européenne, France en tête, cherche ainsi à préserver ses rentes de monopole en insistant sur les vertus uniques de la terre, du climat et de la tradition - rassemblées sous le terme de « terroir » - et sur le caractère distinctif, certifié par un nom, de sa production. Renforcée par des organismes institutionnels tels que l'INAO (chargé de faire respecter le cahier des charges des AOC), la viticulture française insiste sur l'authenticité et l'originalité de sa production, dont la singularité peut justifier une rente de monopole. L'Australie est un des pays qui a accepté d'appliquer cette mesure. Château Tahbilk, dans l'État de Victoria, a ainsi supprimé le terme de « château » de son étiquette, déclarant avec hauteur : « Nous sommes de fiers Australiens et n'avons pas besoin d'utiliser des termes hérités d'autres pays et de cultures du passé. » En contrepartie, les producteurs de ce cru ont relevé deux éléments qui, associés, leur « confèrent une position unique dans l'univers du vin ». Leur région vinicole est l'une des six seulement au monde où le mésoclimat subit l'influence notable d'une masse d'eau continentale - les nombreux lacs et lagunes locaux tempèrent et rafraîchissent le climat. Elle bénéficie d'autre part d'un type de sol unique - on ne le retrouve qu'en un seul autre endroit de l'État de Victoria - , défini comme un terreau rouge/sableux coloré par un taux d'oxyde de fer très élevé qui « exerce un effet positif sur la qualité du raisin et ajoute un caractère régional tout à fait particulier à nos vins ». Ces deux facteurs se conjuguent pour faire des « Nagambie Lakes », les lacs de Nagambie, une région viticole unique - qui sera très probablement certifiée comme telle par le Comité des indications géographiques 182

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de l'Australian Wine and Brandy Corporation, créé pour identifier les régions viticoles à travers toute l'Australie. Tahbilk affirme ainsi sa propre prétention à une rente de monopole en arguant du mélange unique de conditions environnementales de la région où il est situé. Et il le fait d'une manière qui reflète et concurrence les prétentions à la singularité du « terroir » et du « domaine » avancée par les viticulteurs français 1 . Cependant, nous nous heurtons ici à notre première contradiction. Tous les vins sont commercialisables, et donc comparables en un sens, quelles que soient leurs origines géographiques. D'où le rôle de Robert Parker et de son Wine Advocate, un guide du vin qu'il publie régulièrement. Parker évalue les vins en fonction de leur goût sans s'intéresser spécialement au « terroir » ni à d'autres revendications culturelles et historiques. Son indépendance est notoire - ce qui le distingue de la plupart des autres guides, subventionnés par d'influents secteurs de l'industrie viticole. Il classe les vins selon ses préférences personnelles et a beaucoup d'adeptes aux États-Unis, un marché de première importance. S'il accorde 65 points à un château du Bordelais et 95 à un vin australien, ce jugement pèse sur les prix. Il est la terreur des producteurs de Bordeaux, qui l'ont poursuivi en justice, dénigré, insulté et même agressé physiquement. Évidemment, il remet en cause les fondements de leurs rentes de monopole 2 . Les prétentions au monopole, pouvons-nous en conclure, sont autant un « effet de discours » et le résultat d'une lutte que le reflet des qualités d'un produit. Mais s'il faut abandonner 1. Tahbilk Wine Club, Wine Club Orcular, n° 15, juin 2000, Tahbilk Winery and Vineyard, Tahbilk, Victoria, Australie. 2. William Langewiesche, « The Million Dollar Nose », Atlantic Montkfy, vol. 286, n" 6, décembre 2000, p. 11-22. 183

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le langage du « terroir » et de la tradition, par quel type de discours le remplacerons-nous ? Parker et d'autres spécialistes du vin ont inventé, ces dernières années, un langage décrivant le vin en des termes de ce genre : « Des arômes de pêche et de prune, avec une pointe de thym et de groseille à maquereau. » Ce vocabulaire peut surprendre, mais ce glissement discursif, qui répond à la concurrence internationale et à la mondialisation croissante du commerce du vin, assume un rôle distinctif en reflétant la standardisation croissante de la marchandisation de la consommation de vin. La consommation de vin possède cependant de nom- • breuses dimensions ouvrant la voie à une exploitation lucrative. Pour beaucoup, il s'agit d'une expérience esthétique. Au-delà du simple plaisir que procure (à certains) la consommation d'un bon vin pour accompagner un bon repas, la tradition occidentale contient toutes sortes d'autres référents qui le rattachent à la mythologie - Dionysos et Bacchus - , à la religion - le sang du Christ et les rituels de la communion - et à des traditions célébrées dans les fêtes, la poésie, la chanson et la littérature. Connaître les vins et savoir les apprécier est souvent considéré comme un signe d'appartenance à une classe sociale et peut faire figure de capital « culturel », comme dirait Bourdieu. Servir le vin qu'il fallait a certainement donné un coup de pouce à la conclusion d'un certain nombre de transactions importantes. (Feriez-vous confiance à quelqu'un qui ne sait pas choisir un vin ?) Le style d'un vin est lié aux cuisines régionales, et s'intègre ainsi dans des pratiques qui transforment le caractère régional en un mode de vie marqué par des structures affectives particulières - on a peine à imaginer Zorba le Grec boire un pichet de mondavi californien, pourtant vendu à l'aéroport d'Athènes. La viticulture est une affaire d'argent et de profit, bien sûr, mais aussi de culture dans tous les sens du terme - de 184

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la culture du produit aux pratiques culturelles qui entourent sa consommation, en passant par le capital culturel que peuvent développer autour d'elle les producteurs et les consommateurs. La recherche constante de rentes de monopole s'accompagne de la recherche de critères de particularité, d'unicité, d'originalité et d'authenticité dans chacun de ces domaines. Si l'unicité ne peut s'établir par la référence au « terroir » et à la tradition, ou par la description explicite d'un parfum, force est de faire appel à d'autres modes de distinction pour justifier les prétentions monopolistiques et les discours censés garantir leur bien-fondé - le vin qui vous rend irrésistible ou le vin associé à la nostalgie et au feu de bois sont de véritables clichés publicitaires aux États-Unis. Dans les faits, la viticulture nous présente une multitude de discours concurrents et différents, qui prétendent tous asseoir l'unicité du produit. Mais pour en revenir à mon point de départ, toutes ces évolutions et tous ces glissements discursifs, ainsi qu'un grand nombre des changements intervenus dans les stratégies élaborées pour dominer le marché international du vin, ne sont pas seulement ancrés dans la recherche de profit mais aussi dans la quête de rentes de monopole. Et dans cette quête, le vocabulaire de l'authenticité, de l'originalité, de l'unicité et des qualités spécifiques et non reproductibles occupe une place de premier plan. La généralisation propre à un marché mondialisé engendre, conformément à la seconde contradiction que j'ai relevée ci-dessus, une force puissante qui cherche à préserver non seulement les privilèges monopolistiques de la propriété privée, mais les rentes de monopole résultant du caractère prétendument incomparable des marchandises.

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L'entrepreneurialisme urbain et la quête de rentes de monopole Les luttes qui ont récemment secoué le monde viticole offrent un précieux modèle pour comprendre toute une série de phénomènes qui accompagnent la phase actuelle de la mondialisation. Elles illustrent avec une pertinence toute particulière l'intégration des évolutions et des traditions culturelles locales dans les calculs de l'économie politique lors de tentatives d'acquisition de rentes de monopole. Elles conduisent aussi à se demander ce qui, dans l'intérêt actuel pour l'innovation culturelle locale et pour la résurrection ou l'invention de traditions locales, relève du désir de soutirer et de s'approprier de telles rentes. Dans la mesure où les capitalistes de tout poil - dont les plus exubérants des financiers internationaux - se laissent aisément séduire par les perspectives lucratives des pouvoirs de monopole, nous discernons immédiatement une troisième contradiction : les adeptes les plus avides de la mondialisation soutiendront des évolutions locales susceptibles d'assurer des rentes de monopole, même si ce soutien risque d'entraîner un climat politique local hostile à la mondialisation. Mettre l'accent sur la singularité et la pureté de la culture balinaise peut être vital pour l'hôtellerie, les transports aériens et le tourisme, mais qu'adviendrait-il si cela encourageait un mouvement balinais de résistance violente contre l'« impureté » de la commercialisation ? Le Pays basque peut passer pour une configuration culturelle potentiellement porteuse grâce à sa singularité, mais l'ETA, avec sa volonté d'autonomie et sa disposition à recourir occasionnellement à l'action violente, ne se prêtera pas facilement à la commercialisation. Pourtant, les intérêts commerciaux ne reculent devant pas 186

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grand-chose ! Après la sortie du film La Cité de Dieu, qui décrivait la violence et les guerres de la drogue dans les favelas de Rio, avec des détails d'une crudité monstrueuse - d'aucuns diront trompeuse - , une industrie touristique dynamique a entrepris de proposer à ses clients des visites de favelas dans certains des quartiers les plus dangereux - le client pouvant choisir le niveau de risque qu'il souhaitait. Examinons de plus près cette contradiction, car elle touche à la politique de développement urbain. Avant cela cependant, il convient de situer brièvement cette politique dans le cadre de la mondialisation. Au cours des dernières décennies, l'entrepreneurialisme urbain a pris une grande importance, sur le plan national aussi bien qu'international. Je désigne par là le modèle de comportement qui rassemble au sein de la gouvernance urbaine des pouvoirs d'État (locaux, métropolitains, régionaux, nationaux ou supranationaux), une vaste gamme d'organisations issues de la société civile (chambres de commerce, syndicats, églises, établissements d'enseignement et de recherche, associations, ONG, etc.) et des intérêts privés (entreprises et particuliers) pour former des coalitions visant à encourager ou à gérer un développement urbain ou régional de tel ou tel type. On trouve aujourd'hui une abondante littérature sur Je sujet, qui montre que les formes, les activités et les objectifs de ces systèmes de gouvernance - désignés selon les cas sous les appellations de « régimes urbains », « machines de croissance » ou « coalitions de croissance régionale » - varient considérablement en fonction des conditions locales et du mélange de forces qui les composent 1 . On a 1. Bob Jessop, «An Entrepreneurial City in Action: Hong Kong's Emerging Stratégies in Préparation for (Inter-) Urban Compétition*, Urban Studies, vol. 37, n 8 12, 2000, p. 287-313 ; David Harvey, «From Managerialism to Entrepreneurialism: The Transformation of Urban 187

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également étudié en long et en large le rôle de cet entrepreneurialisme urbain en rapport avec la forme néolibérale de mondialisation, généralement dans la rubrique des relations entre local et global et de ce qu'on appelle la « dialectique de l'espace et du lieu ». La plupart des géographes qui se sont penchés sur ce problème en ont conclu, à juste titre, que c'est commettre une erreur catégorielle que d'envisager la mondialisation comme une force causale du développement local. Ce qui est en jeu ici, affirment-ils fort justement, c'est une relation relativement plus complexe entre différentes échelles, où des initiatives locales peuvent se diffuser à l'échelle globale et inversement, tandis que certains processus situés à une échelle précise - la concurrence interurbaine et interrégionale en constituant l'exemple le plus manifeste - sont en mesure de modifier les configurations locales et régionales de la mondialisation. Aussi faut-il considérer la mondialisation comme une structure géographiquement articulée d'activités et de relations capitalistes mondiales, et non comme une entité non différenciée 1 . Mais que signifie exactement l'expression de « structure géographiquement articulée »? Il existe bien sûr de très nombreux témoignages de développement géographique inégal - à des échelles très diverses - et quelques théorisations convaincantes permettant d'en comprendre la logique capitaliste. Celle-ci se prête en partie à des explications conventionnelles : les capitaux mobiles - le capital financier, commercial et de production ayant des capacités différentes à cet égard - cherchent à s'assurer, en se

Govemance in Late Capitalism », Geografiska Annoter, vol. 71, n° 1, 1989, p. 3-17 ; Neil Brenner, Spaces qf Neohberalism: Urban Restructuring in North America and Western Europe, Oxford, Wiley-Blackwell, 2003. 1. Voir Kevin Cox (éd.), Spaces qf GbbaUzation: Reasseràng the Power of the Local, New York, Guilford Press, 1997. 188

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déplaçant, des avantages dans la production et dans l'appropriation de plus-values. On peut effectivement identifier certaines tendances qui s'intègrent dans des modèles très simples de « course vers le bas » ; ici, c'est le principe de la force de travail la moins chère et la plus facilement exploitée qui guide la mobilité du capital et les décisions d'investissement. Mais il existe aussi une abondance de témoignages en sens contraire qui suggèrent que faire de la dynamique du développement géographique inégal la seule explication relèverait d'une simplification outrancière. En général, le capital se dirige tout aussi volontiers vers des régions à hauts salaires que vers celles où les salaires sont bas, et paraît souvent guidé géographiquement par des critères bien différents de ceux de l'économie politique conventionnelle, aussi bien bourgeoise que marxiste. Le problème tient en partie à l'habitude que l'on a d'ignorer la catégorie du capital foncier et l'importance considérable des investissements à long terme dans l'environnement bâti, investissements qui sont, par définition, géographiquement immobiles. Ces investissements, surtout s'ils sont de type spéculatif, entraînent immanquablement d'autres vagues d'investissement si la première se montre profitable - pour remplir un palais des congrès, il faut des hôtels, qui exigent à leur tour de meilleurs réseaux de transport et de communication, lesquels créent la possibilité d'augmenter la capacité d'accueil du palais des congrès... La dynamique d'investissement dans une zone métropolitaine contient donc un élément causal circulaire et cumulatif - observez par exemple le réaménagement intégral des Docklands londoniens et la viabilité financière de Canary Wharf, qui repose sur d'autres investissements, publics aussi bien que privés, dans ce même quartier. Telle est bien souvent la fonction des fameuses « machines à croissance urbaine » : orchestrer la dynamique du processus d'investissement et 189

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l'injection d'investissements publics clés au bon endroit et au bon moment pour essayer de l'emporter dans la concurrence interurbaine et interrégionale1. Tout cela ne serait pourtant pas aussi attrayant s'il n'y avait pas moyen de s'emparer également de rentes de monopole. Une stratégie, bien connue des promoteurs, consiste ainsi à se réserver le terrain le mieux situé et le plus rentable dans un projet d'urbanisme afin d'en tirer une rente de monopole après la réalisation du reste du programme. Des gouvernements ingénieux dotés des pouvoirs nécessaires peuvent se livrer aux mêmes pratiques. Si j'ai bien compris, le gouvernement de Hong Kong est largement financé par des ventes contrôlées de terrains appartenant au domaine public et destinés à des projets immobiliers à des prix de monopole très élevés. Il en résulte ensuite des rentes de monopole sur l'immobilier rendant Hong Kong très attractif pour le capital d'investissement financier international qui évolue sur les marchés immobiliers. Bien sûr, Hong Kong peut faire valoir d'autres revendications à la singularité, ne fût-ce que par son emplacement, un élément qu'il peut négocier très efficacement en offrant des avantages de monopole. Notons que Singapour a cherché à s'emparer de rentes de monopole et y a fort bien réussi, de manière un peu similaire mais par des moyens politicoéconomiques très différents. Ce type de gouvernance urbaine cherche essentiellement à construire des schémas d'investissement locaux, non seulement dans des infrastructures matérielles telles que les transports et les communications, les installations portuaires, les systèmes d'évacuation et d'adduction d'eau, mais aussi dans les infrastructures sociales de l'éducation, 1. John Logan et Haivey Molotch, Urban Fortunes: The PoUùcal Economy qf Place, op. cit. 190

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de la technologie et de la science, du contrôle social, de la culture et de la qualité de vie. L'objectif est de créer une synergie suffisante au sein du processus d'urbanisation pour que les intérêts privés et les puissances étatiques puissent créer et réaliser des rentes de monopole. Ces efforts ne sont pas tous fructueux, évidemment, mais les échecs euxmêmes peuvent être interprétés, en partie ou largement, en fonction de leur incapacité à réaliser des rentes de monopole. Toutefois, la recherche de celles-ci ne se limite pas aux pratiques du développement immobilier, des initiatives économiques et de la finance gouvernementale. Son champ d'application est bien plus vaste.

Capital symbolique collectif marques de distinction et rentes de monopole Si les prétentions à l'unicité, à l'authenticité, à la particularité et à l'originalité sous-tendent la capacité de s'emparer de rentes de monopole, est-il meilleur terrain pour présenter ces revendications que le domaine des objets et pratiques culturels historiquement constitués et des spécificités de l'environnement - comprenant, bien sûr, les environnements bâtis, sociaux et culturels ? Comme dans la viticulture, toutes ces revendications résultent autant de constructions et de luttes de discours que d'un ancrage dans des faits matériels. Nombre d'entre elles reposent sur des récits historiques, des interprétations et des significations relevant de la mémoire collective, sur le sens de certaines pratiques culturelles, etc. Un puissant élément social et discursif est toujours à l'œuvre dans la construction de justifications à l'acquisition de rentes de monopole. Dans l'esprit de beaucoup, en effet, il n'y aura jamais d'autre lieu que Londres, Le Caire, Barcelone, Milan, Istanbul, 191

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San Francisco ou tout autre endroit, qui soit capable d'offrir les caractéristiques uniques couramment attachées à chacun de ces sites. L'exemple le plus évident est celui du tourisme contemporain, mais il me semble qu'on aurait tort de s'en tenir là. Car l'enjeu, ici, est le pouvoir d'un capital symbolique collectif, de marques particulières de distinction liées à tel ou tel lieu, qui exercent, de façon plus générale, une force d'attraction non négligeable sur les flux de capitaux. Bourdieu, à qui nous devons l'usage général de ces termes, les limite malheureusement aux individus - un peu comme des atomes qui flotteraient au milieu d'une mer de jugements esthétiques structurés - , alors qu'il me semble que les formes collectives - et la relation des individus à cellesci - présentent sans doute encore plus d'intérêt 1 . Le capital symbolique collectif qui s'attache à des noms et à des endroits tels que Paris, Athènes, New York, Rio de Janeiro, Berlin et Rome est extrêmement important et accorde à ces lieux d'immenses avantages économiques sur d'autres villes comme Baltimore, Liverpool, Essen, Lille et Glasgow, pour n'en donner que quelques exemples. Pour ces dernières, tout le problème consiste à augmenter leur quotient de capital symbolique et à multiplier leurs marques de distinction afin de mieux ancrer leurs revendications à l'unicité, source de rentes de monopole. Donner aux villes une « image de marque » devient un marché lucratif 2 . Face au déclin général d'autres pouvoirs de monopole dû à la plus grande facilité des transports et des communications, cette lutte pour le capital symbolique collectif a 1. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979. 2. Miriam Greenberg, Branding New York: How a City in Crisis lVas Sold to the World, New York, Roudedge, 2008. 192

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pris une importance accrue comme fondement de rentes de monopole. Comment expliquer autrement la sensation qu'a faite le musée Guggenheim de Bilbao, avec son architecture si particulière conçue par Gehry ? Ou comment comprendre que de grands établissements financiers, aux intérêts internationaux majeurs, aient accepté de financer un projet aussi singulier ? Prenons un autre exemple : la place croissante qu'occupe Barcelone dans le réseau des villes européennes doit beaucoup à la ténacité avec laquelle cette ville a accumulé du capital symbolique et des marques de distinction. Dénicher une histoire et une tradition spécifiquement catalanes, commercialiser les remarquables réalisations artistiques de la ville et son héritage architectural - Gaudi, bien sûr - et mettre en relief les caractéristiques distinctives de son mode de vie et de ses traditions littéraires, ont été les trois axes majeurs du processus, sans compter le soutien d'une avalanche de publications, d'expositions et d'événements culturels célébrant la singularité de Barcelone. On y a ajouté de nouveaux embellissements architecturaux remarquables - la tour de télécommunication de Norman Foster et le Musée d'art contemporain d'une blancheur éclatante construit par Richard Meier au milieu du tissu un peu dégradé de la vieille ville - et toute une série d'investissements destinés à ouvrir le port et la plage, à réhabiliter des terrains abandonnés pour y installer le village olympique - avec une charmante allusion à l'utopisme des Icariens - et pour transformer ce qui était jadis une vie nocturne trouble, voire dangereuse, en un vaste panorama de spectacle urbain. Tout cela a été soutenu par la présence des Jeux olympiques de 1992, qui ont offert d'immenses possibilités d'acquisition de rentes de monopole - il se trouve que Samaranch, alors président du Comité 193

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international olympique, possédait d'importants intérêts immobiliers à Barcelone 1 . Mais le succès initial de Barcelone semble s'être heurté de front à notre première contradiction. Alors même que se présentent une multitude d'occasions de s'emparer de rentes de monopole grâce au capital symbolique collectif de Barcelone en tant que ville - les prix de l'immobilier se sont envolés depuis que le Royal Institute of British Architects a accordé à la ville tout entière une médaille pour ses réalisations architecturales - , leur attrait irrésistible entraîne une marchandisation multinationale qui tend à imposer une uniformisation croissante. Les toutes dernières phases d'aménagement urbain sur le front de mer ressemblent, trait pour trait, à celles que l'on peut observer dans le reste du monde occidental : l'incroyable congestion de la circulation incite à envisager de faire passer des boulevards à travers certains quartiers de la vieille ville, des chaînes multinationales remplacent les petits commerces locaux, la gentrification expulse les anciennes populations résidentielles et détruit le vieux tissu urbain, faisant ainsi perdre à Barcelone certaines de ses marques de distinction. On observe même quelques signes grossiers de disneyification. Cette contradiction est marquée par des interrogations et des résistances. De quelle mémoire collective s'agit-il ici ? Celle des anarchistes qui, comme les Icariens, ont joué un rôle important dans l'histoire de Barcelone ? Des républicains qui se sont battus avec tant d'acharnement contre Franco ? Des indépendantistes catalans ? Des immigrés d'Andalousie ? Ou d'un ancien allié de longue date de Franco comme Samaranch ? Quelle est l'esthétique qui compte réellement ? Celle de puissants et célèbres 1. Donald McNeill, Urban Change and the European Left Taies from the New Barcelona, New York, Roudedge, 2008. 194

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architectes barcelonais, comme Bohigas ? Pourquoi tolérer la moindre disneyification ? H n'est pas facile de clore ces débats, parce qu'il n'est que trop évident pour tous que le capital symbolique collectif qu'a accumulé Barcelone dépend de valeurs d'authenticité, d'unicité et de certaines qualités particulières non reproductibles. Ces marques de distinction locales sont difficiles à accumuler sans que cela pose la question de la capacitation 1 locale, et même celle des mouvements populaires et d'opposition. Ici, bien sûr, les gardiens du capital symbolique et culturel collectif (les musées, les universités, la classe des mécènes et l'appareil d'État) ferment habituellement leurs portes et exigent que la racaille reste dehors - bien qu'à Barcelone, le Musée d'art contemporain, contrairement à la plupart des établissements de ce genre, soit resté accessible de manière aussi étonnante que constructive aux sensibilités populaires. En cas d'échec, l'État peut intervenir en imposant différentes solutions, allant du « decency committee », le « comité de bienséance » instauré par le maire Giuliani pour contrôler le goût culturel à New York, à la répression policière pure et simple. Les enjeux n'en sont pas moins de taille. Il s'agit en effet de déterminer quels secteurs de la population doivent bénéficier le plus du capital symbolique collectif que tout le monde a contribué à créer, chacun à sa manière, tant aujourd'hui que par le passé. Pourquoi accepter que seules les multinationales, ou une partie, puissante bien que petite, de la bourgeoisie locale, s'emparent de la rente de monopole attachée à ce capital symbolique ? Singapour elle-même, qui a réussi à créer et à s'approprier impitoyablement des rentes de monopole au fil des ans - essentiellement en profitant des avantages que lui offrent son emplacement et sa 1. Le terme empoioerment, traduit ici par « capacitation », signifie « prise en charge de soi », « autonomisation », « émancipation ». (NdT) 195

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position - , a veillé à ce que les bénéfices en soient largement redistribués par le biais du logement, des services de santé publique et de l'enseignement. Pour les raisons qu'illustre l'histoire récente de Barcelone, les industries du savoir et du patrimoine, la vitalité et l'effervescence de la production culturelle, l'architecture emblématique et la culture de jugements esthétiques distincts sont devenus de puissants éléments constitutifs de la politique de l'entrepreneurialisme urbain en bien des lieux - surtout en Europe. La lutte porte sur l'accumulation de marques de distinction et d'un capital symbolique collectif dans un monde extrêmement concurrentiel. Mais elle s'accompagne inéluctablement de toutes ces questions dont l'ancrage est local : à quelle mémoire collective, à quelle esthétique, à quels bénéfices convient-il d'accorder la priorité ? Les mouvements de quartier à Barcelone réclament la reconnaissance et la capacitation en s'appuyant sur un capital symbolique, ce qui leur permet d'affirmer une présence politique dans la ville. Ce sont leurs communs urbains qui font bien trop souvent l'objet d'une appropriation, non seulement par les promoteurs, mais aussi par l'industrie touristique. En même temps, la nature sélective de ces appropriations peut mobiliser de nouvelles méthodes de lutte politique. La suppression initiale de toute allusion au commerce des esclaves lors de la reconstruction de l'Albert Dock à Liverpool a suscité des protestations de la part de la population exclue d'origine antillaise, et a fait surgir de nouvelles solidarités politiques au sein d'une population marginalisée. Le Mémorial de l'Holocauste à Berlin a donné lieu à de longues controverses. Même des monuments antiques comme l'Acropole, dont on pourrait penser que la signification est établie de longue date, font l'objet de contestations qui peuvent avoir des répercussions politiques 196

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de grande ampleur, fussent-elles indirectes 1 . La production populaire de nouveaux communs urbains, l'accumulation de capital symbolique collectif, la mobilisation de mémoires collectives et de mythologies, ainsi que l'appel à des traditions culturelles spécifiques représentent d'importantes facettes de l'action politique, de gauche comme de droite. Examinons ainsi les débats animés qui ont entouré la reconstruction de Berlin après la réunification allemande. Des forces divergentes très diverses s'y sont heurtées, tandis que se déroulait la lutte pour définir le capital symbolique de Berlin. Cette ville, cela va de soi, peut prétendre à l'unicité en raison de son potentiel de médiation entre l'Est et l'Ouest. Sa position stratégique dans le contexte du développement géographique inégal du capitalisme contemporain - avec l'ouverture de l'ex-Union soviétique - lui confère des avantages évidents. Cependant, on observe également un autre genre de lutte d'identité, une lutte qui invoque les mémoires collectives, les mythologies, l'histoire, la culture, l'esthétique et la tradition. Je n'aborderai ici qu'une dimension particulièrement troublante de cette lutte — une dimension qui n'est pas forcément dominante et dont l'aptitude à fonder une rente de monopole au milieu de la concurrence mondiale n'a rien de certain. Une faction d'architectes et d'urbanistes locaux - avec le soutien de certains représentants de l'appareil d'État local - a cherché à revaloriser les formes architecturales du Berlin des XVIIIe et XIXe siècles, et plus particulièrement à mettre en avant la tradition architecturale de Schinkel, à l'exclusion de presque tout le reste. On pourrait y voir une simple affaire de préférence esthétique élitiste, si cette entreprise 1. Argyro Loukaki, « Whose Genius Loci: Contrasting Interprétations of the Sacred Rock of the Athenian Acropolis », Annals qf the Association qf American Geographers, vol. 87, n° 2, 1997, p. 306-309. 197

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ne véhiculait pas toute une série de significations liées à la mémoire collective, à la monumentalité, au pouvoir de l'histoire et à l'identité politique de la ville. Elle est aussi associée au climat d'opinion - lequel s'exprime à travers une grande variété de discours - définissant, en fonction de critères étroitement définis d'arbre généalogique ou d'adhésion à des valeurs et à des convictions particulières, qui est ou n'est pas berlinois, et qui possède un droit à la ville. Elle met au jour une histoire locale et un patrimoine architectural chargés de connotations nationalistes et romantiques. Dans un contexte de montée des actes de malveillance et de violence contre les immigrés, elle peut même offrir une légitimité tacite à de tels agissements. La population turque, dont une grande partie est désormais née à Berlin, a été victime de nombreux traitements indignes et s'est vue largement exclue du centre-ville. Sa contribution à Berlin en tant que ville est ignorée. Par ailleurs, ce style architectural romantico-nationaliste s'inscrit dans une approche traditionnelle de la monumentalité qui s'exprime dans des projets actuels reproduisant plus ou moins - mais sans référence spécifique, et peut-être même à leur insu - les plans d'une place monumentale située devant le Reichstag qu'Albert Speer avait conçus pour Hider dans les années 1930. Heureusement, la recherche d'un capital symbolique collectif à Berlin ne se limite pas à cela. La reconstruction du Reichstag par Norman Foster, par exemple, ou le recrutement d'un grand nombre d'architectes modernistes internationaux par les multinationales - en grande partie opposées aux architectes locaux - pour réaliser d'imposants projets sur la Potsdamer Platz ne cadrent guère avec cette tendance. De plus, la réponse romantique berlinoise à la menace d'une domination multinationale pourrait, évidemment, n'être en définitive qu'un élément d'intérêt tout à fait innocent dans une réalisation complexe déclinant diverses 198

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marques de distinction - Schinkel, après tout, était un architecte de grand mérite, et un château xvm® reconstruit pourrait aisément se prêter à une disneyification. L'inconvénient potentiel de cette affaire n'est cependant pas dénué d'importance. Il révèle en effet la facilité avec laquelle peuvent se manifester les contradictions de la rente de monopole. Si ces plans étriqués, cette esthétique d'exclusion et ces pratiques discursives réussissaient à s'imposer, le capital symbolique collectif créé deviendrait difficile à exploiter librement. En effet, ses caractéristiques très singulières le placeraient largement à l'écart de la mondialisation, l'intégrant dans une culture politique d'exclusion qui rejette de nombreux éléments de celle-ci pour se replier, au mieux, sur un nationalisme de clocher et s'exprimer, au pire, par un rejet virulent des étrangers et des immigrés. Les pouvoirs collectifs de monopole à la disposition de la gouvernance urbaine peuvent être utilisés pour s'opposer au cosmopolitisme banal de la mondialisation multinationale, tout en servant ainsi de fondement à un nationalisme local. Les termes culturels utilisés par l'opinion publique allemande pour refuser d'aider les Grecs lourdement endettés font craindre que l'entretien d'un tel nationalisme local n'ait de graves conséquences mondiales. Réussir à donner une image de marque à une ville peut nécessiter d'expulser ou d'éradiquer tous ceux, et tout ce, qui ne s'intègrent pas dans ce projet. Le dilemme - approcher de la pure commercialisation au point de perdre les marques de distinction qui étayent les rentes de monopole, ou construire des marques de distinction d'une telle singularité qu'elles sont très difficiles à exploiter - est omniprésent. Mais, comme dans le domaine de la viticulture, de puissants stratagèmes discursifs s'attachent toujours à définir ce qui est ou n'est pas vraiment singulier dans un produit, un lieu, une forme culturelle, une 199

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tradition, un patrimoine architectural. Les querelles discursives font partie du jeu, et c'est par ces processus que les défenseurs - dans les médias et les milieux universitaires, entre autres - obtiennent leur audience et leurs soutiens financiers. On peut s'assurer d'excellents résultats en faisant par exemple appel à la mode - relevons qu'être tin haut lieu de la mode permet aux villes d'accumuler un capital symbolique collectif considérable. Les capitalistes, qui en sont parfaitement conscients, se voient ainsi contraints de prendre part aux guerres culturelles et de s'engager dans les maquis du multiculturalisme, de la mode et de l'esthétique. Ce sont ces moyens, en effet, qui permettent de s'assurer, fût-ce temporairement, des rentes de monopole. Si, comme je l'affirme, la rente de monopole est le constant objet du désir capitaliste, et si des interventions dans le domaine de la culture, de l'histoire, du patrimoine, de l'esthétique et du sens sont de bons moyens de s'en emparer, elles ne peuvent que présenter une grande importance pour les capitalistes de tout poil. Reste à savoir comment ces interventions culturelles peuvent elles-mêmes devenir une arme puissante dans la lutte des classes.

Rente de monopole et espaces d'espoir Les esprits critiques se plaindront du réductionnisme économique apparent de ce débat. On pourrait croire, à me lire, affirmeront-ils, que le capitalisme produit les cultures locales, façonne les significations esthétiques et domine les initiatives locales au point d'empêcher le développement de toute forme de différence qui ne serait pas directement subsumée dans la circulation du capital. Je ne peux pas leur interdire cette interprétation, mais je peux faire remarquer qu'elle relève d'un travestissement de mon message. En 200

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replaçant le concept de rente de monopole Hana la logique de l'accumulation du capital, j'espère avoir montré que le capital est en mesure de s'approprier et de soutirer des surplus en exploitant les différences et les variations culturelles locales, ainsi que les diverses significations esthétiques, de quelque origine qu'elles soient. Les touristes européens peuvent désormais acheter des visites de Harlem - avec intervention d'une chorale de gospel - , tandis que le « tourisme de la pauvreté » organise des voyages dans des zones où règne une misère noire (bidonvilles d'Afrique du Sud, Dharavi à côté de Bombay et favelas de Rio). L'industrie musicale des États-Unis réussit brillamment à s'approprier l'incroyable créativité populaire et locale de musiciens en tout genre - presque toujours au profit de l'industrie, et non des musiciens. On va jusqu'à marchandiser une musique qui transmet un message politique explicite et aborde la longue histoire d'oppression subie par certaines populations (y compris certaines formes de rap, de reggae et de dancehall). Notre époque ne se caractérise-t-elle pas, après tout, par son aptitude à tout marchandiser, à tout commercialiser ? Mais la rente de monopole est une forme contradictoire. Sa recherche conduit le capital mondial à valoriser des initiatives locales distinctives - en fait, à certains égards, plus l'initiative est distinctive et même, à l'heure actuelle, transgressée, mieux c'est. Elle conduit aussi à valoriser l'unicité, l'authenticité, la particularité, l'originalité et toutes sortes d'autres dimensions de la vie sociale, incompatibles avec l'homogénéité présupposée par la production de marchandises. Et si le capital veut éviter de détruire intégralement l'unicité, qui est le fondement même de l'appropriation de rentes de monopole - comme il l'a souvent fait, ce qui lui a valu de violentes critiques - , il doit soutenir une forme de différenciation et autoriser des développements culturels locaux divergents, et dans une certaine mesure 201

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incontrôlables, susceptibles de s'opposer à son propre bon fonctionnement. Il peut même soutenir - avec prudence, certes, et souvent avec inquiétude - des pratiques culturelles transgressives, précisément parce qu'elles représentent une manière d'être originale, créative et authentique, en même temps qu'unique. C'est dans ces espaces que peuvent se constituer des mouvements d'opposition, même en supposant, comme c'est souvent le cas, que des mouvements d'opposition n'y soient pas déjà solidement implantés. Le problème du capital est de trouver les moyens de récupérer, de subsumer, de marchandiser et de monétiser ces différences et ces communs culturels, juste assez pour pouvoir en tirer des rentes de monopole. En agissant ainsi, le capital inspire souvent aux producteurs culturels, qui assistent directement à l'appropriation et à l'exploitation de leur créativité et de leurs engagements politiques au bénéfice économique d'autrui, un sentiment d'aliénation et un violent ressentiment, comparables à ceux des populations contrariées de voir leurs histoires et leurs cultures exploitées par la marchandisation. Quant aux mouvements d'opposition, leur problème est de trouver les moyens de s'exprimer sur ce vaste mouvement d'appropriation de leurs communs culturels et d'utiliser la validation de la particularité, de l'unicité, de l'authenticité, de la culture et des significations esthétiques pour ouvrir des possibilités et des alternatives nouvelles. Cela impose, au minimum, de refuser l'idée que l'authenticité, la créativité et l'originalité soient le produit exclusif de la bourgeoisie et non de la classe ouvrière, de la paysannerie ou d'autres géographies historiques non capitalistes. Il faut également tout faire pour persuader les producteurs culturels contemporains de rediriger leur colère contre la marchandisation, la domination du marché et le système capitaliste en général. C'est une chose, en effet, d'adopter 202

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une attitude transgressive sur les questions de sexualité, de religion, de mœurs sociales ou de conventions artistiques et architecturales, c'en est une autre d'en flaire autant avec les organisations et les pratiques de domination capitaliste qui s'insinuent en profondeur dans les institutions culturelles. Les luttes généralisées, mais le plus souvent fragmentées, entre appropriation capitaliste et créativité culturelle passée et présente, peuvent inciter une fraction de la communauté concernée par les questions culturelles à faire cause commune avec une politique hostile au capitalisme multinational et à défendre une alternative plus convaincante, fondée sur un autre type de relations sociales et écologiques. Il ne faut pas penser pour autant que l'attachement aux valeurs « pures » de l'authenticité, de l'originalité et d'une esthétique de singularité culturelle puisse constituer le fondement adéquat d'une politique d'opposition progressiste. Pareil attachement ne peut en effet que trop aisément déraper vers la politique identitaire locale, régionale ou nationaliste de type néofasciste, une politique dont les signes n'ont déjà que trop tendance à se multiplier de façon inquiétante dans une grande partie de l'Europe, et ailleurs. La gauche ne pourra pas échapper à tin débat sur cette contradiction essentielle. Il existe des espaces qui se prêtent à une politique de changement - le capital ne peut en effet jamais se permettre de les fermer - , et ces espaces offrent des possibilités d'opposition socialiste. Ils peuvent servir de lieu d'exploration de modes de vie, voire de philosophies sociales, alternatifs - sur le modèle de Curitiba, au Brésil, qui a été à l'avant-garde des idées de développement durable et d'écologie urbaine, au point que ces initiatives lui ont valu une remarquable notoriété. Ils peuvent aussi, comme la Commune de Paris de 1871 ou les nombreux mouvements politiques urbains apparus à travers le monde en 1968, être un élément central du ferment révolutionnaire que Lénine appelait, il y a bien 203

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longtemps, « la fête du peuple ». Les mouvements d'opposition fragmentés, hostiles à la mondialisation néolibérale, qui se sont manifestés à Seattle, Prague, Melbourne, Bangkok et Nice puis, sous une forme plus constructive, au Forum social mondial de Porto Alegre en 2001, sont révélateurs de l'existence d'une telle politique alternative. Sans être entièrement opposée à la mondialisation, elle cherche à lui donner d'autres formes. La volonté d'accéder à une certaine autonomie culturelle et le soutien apporté à la créativité et à la différenciation culturelles constituent des éléments puissants de ces mouvements politiques. Il n'est pas fortuit, bien sûr, que ce soit Porto Alegre plutôt que Barcelone, Berlin, San Francisco ou Milan qui se soit ouvert à ce genre d'initiatives1. Dans cette ville en effet, un mouvement politique - conduit par le Parti des travailleurs brésilien - mobilise les forces culturelles et historiques d'une manière toute différente, et recherche un capital symbolique collectif qui n'a rien à voir avec celui qu'affichent le musée Guggenheim de Bilbao ou l'extension de la Tate Gallery de Londres. Les marques de distinction accumulées à Porto Alegre sont le fruit de sa lutte pour élaborer une alternative à la mondialisation qui n'exploite pas des rentes de monopole ou, plus généralement, ne courbe pas l'échiné face au capitalisme multinational. En se concentrant sur la mobilisation populaire, cette ville construit activement de nouvelles formes culturelles et de nouvelles définitions de l'authenticité, de l'originalité et de la tradition. Cette voie est semée d'embûches, comme le passé nous l'a montré à travers les remarquables expériences de Bologne « la Rouge» dans les années 1960 et 1970. Le socialisme dans 1. Rebecca Abers, «Practicing Radical Democracy: Lessons from Brazil », Plurimondi, vol. 1, n° 2,1999, p. 67-82 ; Ignacio Ramonet, « Porto Alegre », Le Monde diplomatique, n° 562, janvier 2001. 204

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une seule ville n'est pas un concept viable, et c'est pourtant dans les villes que se concentrent les conditions de production et d'appropriation de rentes de monopole, en termes d'investissements matériels aussi bien que de mouvements culturels. Aucune alternative à la forme contemporaine de mondialisation ne nous sera administrée d'en haut. Elle sera obligatoirement le fruit de l'unification d'espaces locaux multiples - urbains en particulier - au sein d'un mouvement plus vaste. C'est ici que les contradictions auxquelles se heurtent les capitalistes en quête d'une rente de monopole prennent une certaine importance structurelle. En cherchant à exploiter les valeurs d'authenticité, de qualités locales, d'histoire, de culture, de mémoire collective et de tradition, elles ouvrent un espace de réflexion et d'action politiques au sein duquel il est possible d'imaginer des alternatives socialistes et de les mener à bien. L'espace de ce commun mérite d'être exploré et cultivé activement par les mouvements d'opposition qui intègrent la production et les producteurs culturels dans leur stratégie politique et en font un élément clé de celle-ci. Il existe de très nombreux précédents historiques d'une telle mobilisation des forces de la haute culture - le rôle du constructivisme dans les années d'intense création de la Révolution russe, entre 1918 et 1926, ne constitue qu'un exemple instructif parmi beaucoup d'autres. Mais la culture populaire, celle que produisent les relations courantes de la vie quotidienne, est tout aussi importante. C'est là que se situe l'un des principaux espaces d'espoir d'élaboration d'un autre genre de mondialisation et d'une politique anti-marchandisation dynamique : une mondialisation dans laquelle les forces progressistes de la production et de la transformation culturelles pourront chercher à s'approprier et à ébranler les forces du capital, et non l'inverse.

Deuxième partie VILLES REBELLES

Chapitre 5 Reconquérir la ville au profit de la lutte anticapitaliste

Si l'urbanisation occupe une place aussi centrale dans l'histoire de l'accumulation du capital, et si les forces du capital et ses innombrables alliés sont contraints de se mobiliser sans relâche pour révolutionner périodiquement la vie urbaine, la lutte des classes, sous une forme ou une autre, explicitement reconnue comme telle ou non, entre inévitablement en jeu. En effet, les forces du capital doivent lutter énergiquement pour imposer leur volonté au processus urbain et à des populations qu'elles ne peuvent jamais, même dans les circonstances les plus favorables, contrôler intégralement. D'où cette question politique stratégique majeure : les luttes anticapitalistes doivent-elles se concentrer et s'organiser explicitement sur le vaste terrain de la ville et de l'urbain ? Le cas échéant, comment et pourquoi exactement ? L'histoire urbaine des luttes des classes est impressionnante. Les mouvements révolutionnaires qui se sont succédé à Paris de 1789 à 1830 puis de 1848 à la Commune de 1871 en constituent, pour le XIXe siècle, les exemples les plus parlants. Parmi les épisodes plus récents, on peut évoquer le Soviet de Petrograd, les Commîmes de Shanghai de 1927 et 1967, la grève générale de Seattle de 1919, le rôle de Barcelone dans la guerre civile espagnole, le soulèvement 209

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de Côrdoba (en Argentine) en 1969 et les mouvements d'insurrection urbaine plus généraux des États-Unis dans les années 1960, ceux de 1968 (Paris, Chicago, Mexico, Bangkok et autres, y compris le Printemps de Prague et le développement des associations de quartier à Madrid qui étaient en première ligne du mouvement antifranquiste espagnol vers la même époque). Plus récemment encore, des échos de ces luttes anciennes se sont fait entendre dans les manifestations antimondialisation de Seattle en 1999 (suivies de contestations comparables à Québec, Gênes et dans bien d'autres villes, dans le cadre d'un vaste mouvement d'alternative à la mondialisation). Et tout dernièrement enfin, nous avons assisté à des mouvements massifs de contestation sur la place Tahrir du Caire, à Madison dans le Wisconsin, sur la Puerta del Sol de Madrid et sur la Plaça de Catalunyà de Barcelone, sur la place Syntagma d'Athènes, sans oublier des mouvements révolutionnaires et des rébellions à Oaxaca au Mexique, à Cochabamba (2000 et 2007) et à El Alto (2003 et 2005) en Bolivie, ainsi qu'à des éruptions politiques, très différentes mais non moins importantes, à Buenos Aires en 2001-2002 et à Santiago du Chili (2006 et 2011). Comme le révèle ce rappel historique, ce ne sont pas seulement des centres urbains uniques qui sont concernés. En plusieurs occasions, l'esprit de contestation et de révolte a fait tache d'huile à travers des réseaux urbains. Si le mouvement révolutionnaire de 1848 a peut-être pris naissance à Paris, l'esprit de révolte s'est répandu à Vienne, Berlin, Milan, Budapest, Francfort et à bien d'autres villes européennes. La révolution bolchevique en Russie s'est accompagnée de la constitution de conseils d'ouvriers et de « soviets » à Berlin, Vienne, Varsovie, Riga, Munich et Turin, tandis qu'en 1968, Paris, Berlin, Londres, Mexico, Bangkok, Chicago et d'innombrables autres villes ont connu des « journées de colère » et, dans certains cas, ont subi une 210

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répression brutale. La crise urbaine des années 1960 aux États-Unis a touché plusieurs villes en même temps. Et lors d'une journée étonnante, mais largement sous-estimée, de l'histoire mondiale, le 15 février 2003, plusieurs millions de personnes sont descendues simultanément dans les rues de Rome - près de trois millions dans cette seule ville, ce qui en fait probablement le plus grand rassemblement antiguerre de toute l'histoire humaine - , de Madrid, de Londres, de Barcelone, de Berlin et d'Athènes, ainsi que, avec des effectifs moins importants mais néanmoins substantiels - que la répression policière a rendu impossibles à chiffrer - , de New York et de Melbourne. Cette manifestation mondiale d'hostilité à la guerre contre l'Irak a également rassemblé des milliers de personnes dans près de deux cents villes d'Asie (Chine exceptée), en Afrique et en Amérique latine. Présenté sur le moment comme l'une des premières expressions de l'opinion publique mondiale, ce mouvement s'est rapidement affaibli, tout en laissant derrière lui le sentiment que le réseau urbain mondial regorge de possibilités politiques que les mouvements progressistes n'exploitent pas pleinement. L'actuelle vague de mouvements de jeunes aux quatre coins du monde, du Caire à Madrid en passant par Santiago - sans parler d'une révolte des rues à Londres, suivie par le mouvement Occupy Wall Street qui a pris sa source à New York avant de s'étendre à d'innombrables villes des États-Unis puis du monde entier - , donne à penser qu'il y a dans l'atmosphère de la ville quelque chose de politique qui cherche à s'exprimer 1 .

1. L'adage « l'air de la ville rend libre » remonte à l'époque médiévale, où les municipalités qui s'étaient vu octroyer une charte pouvaient exercer la fonction d'« îles non féodales dans un océan féodal ». L'ouvrage classique sur le sujet est celui d'Henri Pirenne, Les Villes du Moyen Âge, essai d'histoire économique et sociale, Bruxelles, M. Lamertin, 1927. 211

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Ce bref exposé des mouvements politiques urbains appelle deux questions. La ville (ou un système de villes) n'est-elle qu'un site passif (ou un réseau préexistant) - le lieu d'apparition - où s'expriment des courants de lutte politique plus profonds ? On pourrait le penser à première vue. Mais il apparaît également avec évidence que certaines caractéristiques de l'environnement urbain sont plus propices que d'autres à des manifestations de rébellion - par exemple le caractère central de places comme Tahrir, Tiananmen et Syntagma, les rues de Paris, où il est plus facile de dresser des barricades qu'à Londres ou à Los Angeles, ou la position d'El Alto, dominant les principales voies d'approvisionnement de La Paz. Aussi le pouvoir politique s'efforce-t-il souvent de réorganiser les infrastructures et la vie urbaines pour mieux contrôler les populations indociles. Le cas le plus célèbre est évidemment celui des grands boulevards d'Haussmann à Paris dans lesquels on a vu, dès cette époque, un moyen de mater militairement les citoyens en révolte. Ce cas n'a rien d'unique. La reconfiguration du centre des villes américaines à la suite des soulèvements urbains des années 1960 a eu pour effet de créer de redoutables barrières matérielles sous forme d'autoroutes - de véritables douves - entre les citadelles immobilières à forte valeur et les quartiers déshérités. Les violentes luttes auxquelles ont donné lieu la campagne - menée par les forces de défense israéliennes - pour juguler les mouvements d'opposition à Ramallah en Cisjordanie, et celle de Falloujah en Irak - menée par l'armée américaine ont joué un rôle majeur, imposant une nouvelle réflexion sur les stratégies militaires destinées à pacifier les populations urbaines, à maintenir l'ordre en leur sein et à les contrôler. Des mouvements d'opposition tels que le Hezbollah et le Hamas adoptent à leur tour de façon croissante des stratégies urbanisées de révolte. La militarisation n'est évidemment pas la seule solution - et comme l'a démontré 212

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l'exemple de Falloujah, ce n'est sans doute pas la meilleure, loin s'en faut. Les programmes de pacification prévus dans les favelas de Rio comportent une approche urbanisée de la guerre sociale et de la lutte des classes qui se traduit par l'application d'une série de mesures de politique publique spécifiques aux quartiers agités. Quant au Hezbollah et au Hamas, ils associent, l'un comme l'autre, les opérations militaires menées depuis l'intérieur de denses réseaux d'environnements urbains à la mise en place de structures de gouvernance urbaine alternatives qui s'occupent de tout, du ramassage des ordures au versement d'aides sociales et aux organisations de quartier. Manifestement, l'urbain fonctionne donc comme un lieu majeur d'action et de révolte politiques. Les caractéristiques concrètes du site sont importantes, et la réorganisation physique, sociale et territoriale constitue une arme de lutte politique. Si, dans les opérations militaires, le choix et la configuration du terrain sont essentiels à la victoire, la même réalité prévaut s'agissant de protestations populaires et de mouvements politiques dans des cadres urbains1. Le second point à relever est que l'efficacité des contestations politiques se mesure souvent à leur capacité de perturbation de l'économie urbaine. Nous en avons eu un exemple aux États-Unis au printemps 2006 : un important mouvement d'agitation s'est développé au sein des populations immigrées à la suite d'une proposition présentée au Congrès visant à criminaliser les immigrés sans papiers - dont certains étaient établis dans le pays depuis plusieurs dizaines d'années. Les protestations massives ont pris, dans les faits, la forme d'une grève des travailleurs immigrés qui a réussi à

1. Stephen Graham, Ciàes Under Siege: The New MiUtary Urbanism, Londres, Verso, 2010 [Villes sous contrôle : la militarisation de l'espace urbain, trad. R. Toulouse et A. Steiger, Paris, La Découverte, 2012]. 213

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paralyser l'activité économique à Los Angeles et à Chicago, tout en ayant d'importantes répercussions sur d'autres villes. Cette impressionnante démonstration du pouvoir politique et économique des immigrants non syndiqués - légaux aussi bien qu'illégaux - et de leur capacité à ébranler les flux de production ainsi que les flux de biens et de services dans les grands centres urbains n'a pas été étrangère au rejet de ce projet de loi. Le mouvement de défense des immigrés a surgi du néant et a été marqué par une grande part de spontanéité. Il a toutefois reflué rapidement, non sans avoir obtenu, en plus du blocage du projet de loi, deux résultats mineurs mais peutêtre significatifs : la formation d'une alliance permanente des travailleurs immigrés et une nouvelle tradition américaine consistant à organiser des défilés le 1er mai pour soutenir les revendications des travailleurs. Si cette dernière conséquence peut paraître purement symbolique, elle n'en rappelle pas moins à la main-d'œuvre non syndiquée et syndiquée des États-Unis son potentiel collectif. Le rapide déclin de ce mouvement a pourtant révélé l'un des obstacles majeurs à la concrétisation de ce potentiel. De fondement essentiellement hispanique, le mouvement n'a pas su négocier efficacement avec les responsables de la population afro-américaine, ouvrant ainsi la voie à une campagne de propagande intensive orchestrée par les médias de droite qui se sont mis à verser des larmes de crocodile sur la triste situation des travailleurs afro-américains qui voient leurs emplois confisqués par des immigrés clandestins hispaniques 1 . La fugacité de ces mouvements massifs de protestation et la rapidité avec laquelle ils ont surgi et disparu dans 1. Kevin Johnson et Bill Ong Hing, « The Immigrants Rights Marches of 2006 and the Prospects for a New Civil Rights Movement », Harvard Civil Rights-Civil Liberaes Lato Revieui, vol. 42, 2007, p. 99-138. 214

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le courant des dernières décennies appellent un commentaire. Les exemples de mouvements d'opposition au parcours erratique et à l'expression géographique inégale ne s'arrêtent pas à ceux de la manifestation mondiale contre la guerre de 2003 et à ceux de la montée en puissance, suivie d'une chute brutale, du mouvement de défense des travailleurs immigrés aux États-Unis en 2006 ; on peut également évoquer la rapidité avec laquelle les révoltes des banlieues françaises de 2005 et les explosions révolutionnaires d'une grande partie de l'Amérique latine, de l'Argentine en 2001-2002 à la Bolivie en 2000-2005, ont été matées et réabsorbées dans les pratiques capitalistes dominantes. Les protestations populistes des Indignados à travers toute l'Europe du Sud en 2011 et le mouvement plus récent d'Occupy Wall Street dureront-ils ? Comprendre la politique et le potentiel révolutionnaire de ces mouvements constitue un redoutable défi. À en juger par l'histoire et les destinées fluctuantes du mouvement antimondialisation ou altermondialiste depuis la fin des années 1990, nous nous trouvons sans doute dans une phase de lutte anticapitaliste tout à fait particulière et peut-être radicalement différente. Formalisé par le Forum social mondial et ses antennes régionales et de plus en plus ritualisé sous l'aspect de manifestations périodiques contre la Banque mondiale, le FMI, le G7 (aujourd'hui le G20), ou à l'occasion de presque toutes les réunions internationales, quel qu'en soit le thème (du changement climatique au racisme et à la parité homme-femme), ce mouvement échappe à toute définition précise. Il s'agit en effet d'« un mouvement de mouvements 1 » plus que d'une organisation dotée d'un 1. Thomas Mettes, A Movement af Movements, Londres, Verso, 2004 ; Sara Motta, Alf Gunvald Nilsen (éd.), Social Movements in the Global South Dispossession, Development and Résistance, op. cit. 215

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objectif unique. Les formes traditionnelles d'organisation de la gauche (partis politiques et sectes militantes de gauche, syndicats et mouvements écologiques ou sociaux militants, comme les maoïstes en Inde ou le Mouvement des paysans sans terre au Brésil) n'ont pas disparu pour autant. Mais elles donnent l'impression de nager aujourd'hui au milieu d'un océan de mouvements d'opposition plus diffus qui manquent de cohérence politique générale.

Changer les perspectives de la gauche sur les luttes anticapitalistes Nous abordons à présent la question qui me paraît la plus importante : les manifestations urbaines de tous ces mouvements divers sont-elles autre chose que les simples effets secondaires d'aspirations humaines mondiales, cosmopolites voire universelles, sans rapport spécifique avec les particularités de la vie urbaine ? Ou existe-t-il dans l'expérience et dans le processus urbains - dans les qualités de la vie quotidienne urbaine - sous un régime capitaliste quelque chose qui possède, en soi, le potentiel de servir de fondement à des luttes anticapitalistes ? Le cas échéant, en quoi consiste ce fondement et comment peut-on le mobiliser et l'utiliser pour défier les puissances politiques et économiques dominantes du capital, en même temps que les pratiques idéologiques hégémoniques de celui-ci et son immense emprise sur les subjectivités politiques - ce dernier point jouant, selon moi, tin rôle capital ? Autrement dit, les luttes au sein et à propos de la ville, et au sujet des qualités et des perspectives de la vie urbaines, devraientelles être considérées comme fondamentales pour une politique anticapitaliste ? 216

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Je ne prétends pas ici que la réponse est « oui, bien sûr ». Mais je prétends que cette question vaut, en soi, la peine d'être posée. Pour une grande partie de la gauche traditionnelle - j'entends essentiellement par là les partis politiques socialistes et communistes et la plupart des syndicats - , l'interprétation de la géographie historique des mouvements politiques urbains a été compromise par des a priori politiques et tactiques qui l'ont conduite à sous-estimer et à méconnaître la capacité des mouvements urbains à provoquer un changement radical, et même révolutionnaire. On considère trop souvent que les mouvements sociaux urbains sont, par définition, distincts ou auxiliaires des luttes des classes et des luttes anticapitalistes qui trouvent leurs racines dans l'exploitation et l'aliénation de la force de travail vivante se livrant à la production. Pour autant que les mouvements sociaux urbains soient pris en compte, ils sont généralement présentés comme de simples ramifications de ces luttes plus fondamentales, ou comme des déplacements de celles-ci. La tradition marxiste tend ainsi à ignorer les luttes urbaines, ou à les écarter, au motif qu'elles seraient prétendument dénuées de potentiel ou d'importance révolutionnaires. Elle pose en principe que ces luttes concernent des questions de reproduction plus que de production, ou portent sur des sujets de droits, de souveraineté et de citoyenneté, et ne sont donc pas liées à des problèmes de classe. Le mouvement des travailleurs immigrés non syndiqués de 2006, affirme-t-on ainsi, relevait essentiellement de la revendication de droits, et ne s'inscrivait donc pas dans une démarche révolutionnaire. Quand une lutte à l'échelle d'une ville prend effectivement un statut révolutionnaire emblématique, à l'image de la Commune de Paris de 1871, elle se voit revendiquée - d'abord par Marx, puis avec encore plus d'insistance 217

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par Lénine - comme un « soulèvement prolétaire1 » davantage que comme un mouvement révolutionnaire complexe - animé autant par le désir de reconquérir la ville elle-même que s'était appropriée la bourgeoisie, que par le souci d'affranchir les travailleurs de l'oppression de classe dont ils sont victimes sur leur lieu de travail. Il me paraît symbolique que les deux premières mesures prises par la Commune de Paris aient été d'abolir le travail de nuit dans les boulangeries - une question touchant la main-d'œuvre - et d'imposer un moratoire sur les loyers - une question urbaine. Des groupes de gauche traditionnels peuvent ainsi occasionnellement prendre en main des luttes urbaines et obtenir souvent de bons résultats, même s'ils cherchent à replacer leur lutte dans une perspective classique de défense de la classe ouvrière. Le Parti socialiste ouvrier (SWP) britannique, par exemple, a mené avec succès la lutte contre la « poil tax », un impôt forfaitaire par tête mis en place par Thatcher dans les années 1980 - une réforme du financement des collectivités locales qui frappait très durement les plus démunis. Le revers de Thatcher sur la « poil tax» a certainement joué un rôle majeur dans sa chute. On considère, fondamentalement et à juste titre, que la lutte anticapitaliste, au sens marxiste formel du terme, cherche à supprimer la relation de classe entre capital et main-d'œuvre dans la production qui permet au capital de créer de la plus-value et de se l'approprier. L'objectif ultime de la lutte anticapitaliste est la suppression de cette relation de classe et de tout ce qui l'accompagne, sans considération de heu. En apparence, cet objectif révolutionnaire semble n'avoir aucun lien avec l'urbanisation en tant que telle. Même quand il faut considérer cette lutte, ce qui est 1. Karl Marx et Vladimir Lénine, The Civil War in France: The Paris Commune, New York, International Publishers, 1989. 218

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toujours le cas, à travers les prismes de la race, de l'appartenance ethnique, de la sexualité et du genre, et même lorsqu'elle prend la forme de conflits ethniques, raciaux et de genre dans les espaces vivants de la ville, l'idée de base reste qu'une lutte anticapitaliste doit, en dernier recours, plonger profondément dans les entrailles mêmes du système capitaliste pour en éradiquer la tumeur cancéreuse des relations de classe au sein de la production. Dire que, en règle générale, les mouvements ouvriers ont longtemps privilégié les travailleurs industriels du monde en tant qu'agents d'avant-garde chargés de cette mission, serait une caricature fidèle. Dans les versions marxistes révolutionnaires, cette avant-garde conduit la lutte des classes, en passant par la dictature du prolétariat, vers une Terre promise où l'État et la classe disparaîtront. Dire que les choses ne se sont jamais passées de cette façon-là constitue également une caricature fidèle. Pour Marx, la relation de domination exercée par une classe sur une autre dans la production devait laisser la place à une association des ouvriers contrôlant leurs propres processus et protocoles de production. On observe parallèlement à cette vision une longue histoire de quête politique de contrôle ouvrier, d'autogestion, de coopératives ouvrières, etc. 1 Ces luttes ne sont pas forcément le fruit d'une tentative consciente pour appliquer les propositions théoriques de Marx - en réalité, c'étaient plutôt ces dernières qui reflétaient les premières - , et n'étaient pas nécessairement conçues dans la pratique comme une sorte d'étape du long parcours conduisant à une reconstruction révolutionnaire radicale de l'ordre social. Elles résultaient plus souvent d'une intuition fondamentale des travailleurs 1. Mario Tronti, Opérai e Capitale, Turin, Einaudi Editore, 1966 [Ouvriers et Capital, trad. Yann Moulier, Paris, Christian Bourgois, 1977]. 219

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eux-mêmes, en divers lieux et à divers moments : ils sentaient en effet qu'il serait beaucoup plus juste, moins répressif et plus conforme à leur propre sentiment de leur valeur et de leur dignité personnelles de régler eux-mêmes leurs relations sociales et leurs activités de production, au lieu de se soumettre aux diktats oppressifs d'un patron souvent despotique, exigeant qu'ils mobilisent toute leur capacité de travail aliéné. Toutefois, les tentatives pour changer le monde grâce au contrôle des travailleurs et à des mouvements analogues (projets communautaires, économies « éthiques » ou « solidaires », systèmes d'échanges économiques et de trocs locaux, création d'espaces autonomes, dont le plus célèbre aujourd'hui serait celui des zapatistes, pour n'en donner que quelques exemples) n'ont pas, jusqu'à présent, fait la preuve de leur viabilité comme modèles de solutions anticapitalistes plus globales, en dépit des nobles efforts et de tous les sacrifices qui leur ont souvent permis de durer, malgré une opposition farouche et une répression active1. La raison majeure pour laquelle ces initiatives n'ont pas réussi à long terme à fusionner en une alternative mondiale au capitalisme est assez simple. Toutes les entreprises qui opèrent au sein d'une économie capitaliste sont soumises aux « lois coercitives de la concurrence », qui sous-tendent les lois capitalistes de la production et de la réalisation de valeur. Si quelqu'un fabrique un produit comparable au mien à moindre coût, j'ai deux solutions : soit je mets la clé sous la porte, soit j'adapte mes pratiques de production pour augmenter ma productivité ou réduire mes coûts de main-d'œuvre, de biens intermédiaires et de matières 1. Immanuel Ness, Dario Azzellini (éd.), Ours to Master and to Ovm: Workers' Control front the Commune to the Present, Londres, Haymarket Books, 2011. 220

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premières. Si de petites entreprises locales peuvent fonctionner discrètement et échapper aux lois de la concurrence - en acquérant le statut de monopoles locaux, par exemple - , une telle stratégie est interdite à la plupart. Les entreprises coopératives ou en autogestion ont donc tendance, à un moment ou à un autre, à imiter leurs concurrentes capitalistes ; plus elles le font, moins leurs pratiques sont distinctives. Et les travailleurs ne se retrouvent en fait que trop facilement dans une situation d'auto-exploitation collective tout aussi répressive que celle qu'impose le capital. En outre, comme Marx le montre également dans le deuxième livre du Capital, la circulation du capital comprend trois processus circulatoires distincts, celui du capital-argent, celui du capital productif et celui du capitalmarchandise 1 . Aucun processus circulatoire ne peut survivre ni même exister sans les autres : ils s'imbriquent et se déterminent réciproquement. Le contrôle ouvrier ou les collectifs communautaires peuvent rarement survivre dans des imités de production relativement isolées - malgré toute la rhétorique optimiste des autonomistas et de l'autogestion et les discours anarchistes pleins d'espoir - en présence d'un environnement financier et d'un système de crédit hostiles, ainsi que des pratiques prédatrices du capital marchand. Le pouvoir du capital financier et du capital marchand - le phénomène Wal-Mart - a connu un renouveau tout particulier au cours de ces dernières années - un sujet particulièrement négligé par la théorisation de gauche contemporaine. Une grande partie du problème consiste ainsi désormais à savoir ce qu'il faut faire de ces autres processus circulatoires et des forces de classe qui se cristallisent autour d'eux. Ce 1. Karl Marx, Le Capital, livre II : « Le procès de circulation du capital », op. cit ; David Harvey, A Companùm to Marx's Capital, vol. H, Londres, Verso, 2013. 221

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sont, après tout, les forces majeures par lesquelles opère la loi d'airain de la détermination de la valeur capitaliste. La conclusion théorique qui en découle est d'une évidence flagrante. La suppression de la relation de classe dans la production est subordonnée à la suppression du pouvoir de la loi de valeur capitaliste de dicter les conditions de production en s'appuyant sur le libre-échange, sur le marché mondial. La lutte anticapitaliste ne doit pas seulement porter sur l'organisation et la réorganisation au sein du processus de travail, malgré leur caractère fondamental. Elle doit aussi chercher à définir une alternative politique et sociale au fonctionnement de la loi capitaliste de la valeur sur l'ensemble du marché mondial. Alors que le contrôle ouvrier ou les mouvements communautaires peuvent naître des intuitions concrètes d'individus s'engageant collectivement dans la production et la consommation, contester le fonctionnement de la loi capitaliste de la valeur sur la scène mondiale exige une bonne compréhension théorique des interrelations macroéconomiques en même temps qu'une forme différente de subtilité technique et organisationnelle. Il faut pour cela, et ce n'est pas facile, développer une aptitude politique et organisationnelle à mobiliser et aussi à contrôler l'organisation des divisions internationales du travail ainsi que des pratiques et des relations d'échanges sur le marché mondial. Rompre ces relations, comme certains le proposent actuellement, est presque impossible, pour toutes sortes de raisons. Primo, un tel découplage aggrave la vulnérabilité aux famines locales et aux catastrophes sociales et « naturelles ». Secundo, la survie et une gestion efficace dépendent presque invariablement de la disponibilité de moyens de production complexes. Par exemple, la capacité de coordonner les flux d'une chaîne de marchandises jusqu'à un collectif ouvrier - des matières premières aux produits finis - dépend de la disponibilité de 222

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sources d'énergie et de technologies, telles que l'électricité, les téléphones portables, les ordinateurs et Internet, précisément fournies par le monde dans lequel prédominent les lois capitalistes de création et de circulation de valeur. Au cours de l'histoire, face à ces difficultés manifestes, de nombreuses forces de la gauche traditionnelle ont fait de la conquête du pouvoir d'État leur objectif prioritaire. L'exercice de ce pouvoir devait permettre de réguler et de contrôler la circulation des capitaux et de l'argent, de mettre en place des systèmes d'échanges affranchis des lois du marché - et de la marchandisation - grâce à une planification rationnelle, et d'imposer une alternative aux lois capitalistes de détermination de la valeur grâce à des reconstructions organisées et consciemment planifiées de la division internationale du travail. Incapables d'imposer ce système à l'échelle mondiale, les pays communistes, depuis la Révolution russe, ont choisi de s'isoler le plus possible du marché mondial capitaliste. La fin de la guerre froide, l'effondrement de l'Empire soviétique et la transformation de la Chine, dont le système économique a désormais adopté pleinement et victorieusement la loi capitaliste de la valeur, ont entraîné un rejet général de cette stratégie anticapitaliste, qui n'apparaît plus comme une voie possible vers l'édification du socialisme. L'idée, chère à l'économie planifiée et même à la social-démocratie, voulant que l'État puisse aller jusqu'à contrer les forces du marché mondial par le protectionnisme, la substitution des importations - à l'image de l'Amérique latine dans les années 1960 - , la politique fiscale et les dispositifs d'aide sociale, a été progressivement abandonnée, tandis que s'intensifiait la domination des mouvements contre-révolutionnaires néolibéraux dans les appareils d'État à partir du milieu des années 1970'. 1. David Harvey, A Brief History of NeoUberahsm, op. cit. 223

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L'expérience historique plutôt funeste de l'économie centralisée stalinienne et communiste telle qu'elle a été pratiquée concrètement, et l'échec ultime du réformisme et du protectionnisme sociaux-démocrates à résister au pouvoir croissant du capital bien décidé à contrôler l'État et à lui dicter sa politique, ont conduit une grande partie de la gauche contemporaine à conclure que « briser la machine d'État » constitue le préalable indispensable à une transformation révolutionnaire, ou qu'organiser la production de manière autonome à partir de l'intérieur même de l'État est la seule voie possible pour parvenir au changement révolutionnaire. Le fardeau de la politique revient ainsi à une forme de contrôle ouvrier, communautaire ou local. L'hypothèse est que le renforcement de mouvements d'opposition de toutes sortes (occupations d'usines, économies solidaires, mouvements collectifs autonomes, coopératives agricoles, etc.) au sein de la société civile, doit permettre d'« atrophier » le pouvoir oppressif de l'État. On aboutit ainsi à ce que l'on pourrait appeler une « théorie des termites » du changement révolutionnaire : grignoter les étais institutionnels et matériels du capital jusqu'à ce qu'ils s'effondrent. La formule n'a rien de méprisant : les termites peuvent infliger de terribles dégâts, souvent impossibles à déceler. Ce n'est donc pas le manque d'efficacité potentiel qui pose problème ; c'est que, dès que les dégâts causés deviennent trop visibles et trop menaçants, le capital est à la fois capable et tout à fait désireux de faire appel aux services de désinfection - les pouvoirs de l'État - pour y remedier. Le seul espoir, dans ce cas, est que les spécialistes de la lutte antitermites se retournent contre leurs maîtres - ce qui est arrivé à plusieurs reprises par le passé - ou qu'ils soient vaincus - un résultat peu probable sinon dans des circonstances particulières comme celles de l'Afghanistan au cours d'une lutte militarisée. Mais rien n'assure, hélas, 224

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que la forme de société qui en surgira sera moins barbare que celle qu'elle remplacera. D'un bout à l'autre du vaste spectre de la gauche, chacun affirme et défend farouchement son avis - souvent de façon rigide et dogmatique - sur ce qui est susceptible de fonctionner, et de quelle manière. La moindre contestation de l'un ou l'autre de ces modes de pensée ou d'action provoque souvent des réactions virulentes. La gauche dans son ensemble pâtit d'un « fétichisme de la forme organisationnelle » dévorant. La gauche traditionnelle - d'orientation communiste et socialiste - a généralement épousé et défendu une version ou une autre du centralisme démocratique (dans les partis politiques, les syndicats, etc.). Aujourd'hui pourtant, on soutient fréquemment des principes - tels que « l'horizontalité » ou la « non-hiérarchie » ou des visions de démocratie radicale et de gouvernance des communs qui peuvent fonctionner pour de petits groupes, mais qu'il est impossible de rendre opérationnels à l'échelle d'une région métropolitaine, et moins encore pour les sept milliards d'êtres humains qui peuplent actuellement la planète Terre. Les priorités de ces programmes sont énoncées de façon dogmatique - l'abolition de l'État par exemple - , comme si l'on pouvait se passer définitivement de toute forme alternative de gouvernance territoriale. Dans sa théorie du confédéralisme, le vénérable anarchiste social et militant anti-étatique Murray Bookchin lui-même défend vigoureusement la nécessité d'une forme de gouvernance territoriale, sans laquelle les zapatistes, pour ne prendre qu'un exemple récent, auraient eux aussi certainement connu la mort et la défaite ; bien qu'on les présente souvent à tort comme entièrement non hiérarchiques et « horizontalistes » dans leur structure organisationnelle, les zapatistes prennent des décisions par l'intermédiaire de 225

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délégués et d'officiers démocratiquement choisis1. D'autres groupes font porter l'essentiel de leurs efforts sur la réhabilitation de notions anciennes et indigènes de droits de la nature, ou affirment avec insistance que la lutte pour l'égalité des sexes, contre le racisme et le colonialisme et la défense de l'indigénéité doivent se voir accorder la priorité, voire l'exclusivité, sur la poursuite d'une politique anticapitaliste. Tout cela s'oppose à l'image de soi dominante au sein de ces mouvements sociaux, laquelle tend à récuser l'existence d'une théorie organisationnelle directrice ou primordiale, au profit d'une série de pratiques intuitives et flexibles, « naturellement » issues de situations données. En cela, comme nous le verrons, ils n'ont pas entièrement tort. Pour couronner le tout, on relève une absence flagrante de propositions concrètes plus ou moins consensuelles sur la manière de réorganiser les divisions du travail et les transactions économiques - monétisées ? - à travers le monde, pour assurer à tous un niveau de vie raisonnable. De fait, ce problème n'est que trop souvent cavalièrement éludé. Comme le dit un éminent penseur anarchiste, David Graeber, Élisant écho aux réserves de Murray Bookchin exposées ci-dessus : Des bulles d'autonomie temporaires doivent peu à peu se transformer en communautés libres permanentes. Mais pour cela, ces communautés ne peuvent pas exister dans un isolement complet ; elles ne peuvent pas non plus entretenir une relation de pur affrontement avec tous ceux qui les entourent. Elles doivent réussir, d'une manière ou d'une autre, à collaborer avec les systèmes économiques, sociaux ou politiques plus vastes qui les entourent. C'est la question la plus épineuse, parce que ceux qui ont opté pour un modèle d'organisation radicalement démocratique ont beaucoup de mal à s'intégrer 1. Murray Bookchin, Urbanisation toithout Ciàes: The Rise and Décliné of Citizenship, op. cit. 226

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sérieusement dans des structures plus larges sans contraindre leurs principes fondateurs à d'innombrables compromis1.

Au moment historique où nous nous trouvons, les processus chaotiques de la destruction créatrice capitaliste ont, de toute évidence, réduit la gauche collective à un état d'incohérence pleine d'énergie mais fragmentée, alors même que les éruptions périodiques de mouvements de protestation de masse et le grignotage menaçant de la «politique des termites » donnent à penser que les conditions objectives d'une rupture plus radicale avec la loi capitaliste de la valeur sont réunies. Un dilemme structurel fort simple réside pourtant au cœur de tout cela : comment la gauche peut-elle contester activement les lois capitalistes de détermination de la valeur du marché mondial tout en représentant une alternative à ces mêmes lois et en encourageant la faculté des travailleurs associés à gérer et à décider démocratiquement et collectivement ce qu'ils veulent produire, et comment ? Voilà la tension dialectique centrale qui a échappé, jusqu'à présent, à l'ambitieuse faculté de compréhension des mouvements alternatifs anticapitalistes2. 1. David Graeber, Direct Action: An Ethnography, Oakland, CA, AK Press, 2009, p. 239. Voir aussi Ana Dineretein, André Spicer et Steffen Bôhm, « (Im)possibilities of Autonomy, Social Movements in and beyond Capital, the State and Development », Social Movement Studies: Journal of Social, Culturel and Political Protest, vol. 9, n° 1, 2010. 2. Mondragôn est l'un des cas les plus instructifs d'autogestion ouvrière ayant résisté à l'épreuve du temps. Fondé en 1956, donc sous le fascisme, sous forme d'une coopérative ouvrière au PayB basque espagnol, ce groupe possède désormais près de deux cents entreprises dans toute l'Espagne et en Europe. Dans la plupan des cas, l'écart de rémunération entre les actionnaires est limité à trois pour un, contre près de quatre cents pour un dans la plupart des sociétés des États-Unis (bien que dans certains cas, ces dernières années, les écarts chez Mondragôn se soient élevés à 227

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Alternatives L'émergence d'un mouvement anticapitaliste viable exige la réévaluation des stratégies anticapitalistes passées et actuelles. Il n'est pas seulement vital de prendre du recul, de réfléchir à ce qui peut et doit être fait et de se demander qui s'en chargera et où. Il est tout aussi indispensable d'adapter les pratiques et les principes organisationnels préférés à la nature des combats politiques, sociaux et techniques à mener et à gagner. Les solutions, formulations, formes d'organisation et programmes politiques qui seront proposés, quels qu'ils soient, devront impérativement apporter des réponses à ces trois questions : 1) La première est celle de l'appauvrissement matériel accablant qui touche une grande partie de la population mondiale, en même temps que la frustration du potentiel de développement complet des capacités et des pouvoirs de création humains qui en résulte. Marx, qui était avant tout un remarquable philosophe de l'épanouissement humain, n'en reconnaissait pas moins que celui-ci n'était possible que dans « le royaume de la liberté qui commence seulement neuf pour un). Cette entreprise opère sur les trois circuits du capital en créant des établissements de crédit et des magasins de détail en plus de ses unités de production. Peut-être est-ce une des raisons de sa survie. Les critiques de gauche se plaignent du manque de solidarité avec les luttes ouvrières dans leur ensemble et mettent le doigt sur certaines pratiques corporatistes relevant de l'exploitation dans ses contrats de soustraitance, et sur les mesures internes de rendement indispensables pour que la société reste compétitive. Il n'en demeure pas moins que si toutes les entreprises capitalistes étaient comme Mondragôn, nous vivrions dans un monde très différent. Cet exemple ne peut être rejeté sans autre forme de procès. George Cheney, Values at Work: Employée Participation Meets Market Pressure at Mondragon, Ithaca, NY, ILR Press, 1999. 228

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là où l'on cesse de travailler par nécessité ». On ne peut aborder - la chose devrait être évidente - les problèmes de l'accumulation mondiale de la pauvreté sans aborder ceux de l'accumulation mondiale indécente de la richesse. Les organisations qui luttent contre la misère doivent s'engager dans une politique de lutte contre la richesse et dans la construction de relations sociales différentes de celles qui dominent au sein du capitalisme. 2) La deuxième question a trait aux risques évidents et imminents de dégradation de l'environnement et de transformations écologiques échappant à tout contrôle. Là encore, le problème est non seulement matériel mais aussi spirituel et moral, puisqu'il s'agit de changer notre sens de la nature, ainsi que notre relation matérielle avec elle. Il n'y a pas de remède purement technologique à ce problème. Il exige en effet des modifications significatives de nos modes de vie - par exemple la réduction des effets politiques, économiques et environnementaux engendrés par les soixante-dix dernières années de suburbanisation - ainsi qu'une véritable remise en question du consumérisme, du productivisme et des dispositions institutionnelles. 3) La troisième série de questions, qui sous-tend les deux premières, s'inscrit dans la compréhension historique et théorique de la trajectoire inévitable de la croissance capitaliste. Pour toutes sortes de raisons, une croissance composée est une condition sine qua non de l'accumulation et de la reproduction continues du capital. C'est la loi, socialement construite et historiquement spécifique, de l'accumulation infinie du capital qu'il faut remettre en cause et, en définitive, abolir. Une croissance composée - mettons à un taux minimum et éternel de 3 % - est une impossibilité pure et simple. Le capital est parvenu aujourd'hui à un 229

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point d'inflexion - à ne pas confondre avec une impasse - de sa longue histoire, où l'on commence à prendre conscience de cette impossibilité immanente. Toute alternative anticapitaliste doit abolir le pouvoir qu'exerce la loi capitaliste de la valeur sur la régulation du marché mondial. Cela exige la suppression de la relation de classe dominante qui sous-tend et impose l'expansion perpétuelle de la production et de la réalisation de plus-value. C'est cette relation de classe qui entraîne des répartitions de plus en plus inégales de la richesse et du pouvoir, en même temps que le syndrome de croissance perpétuelle qui exerce une énorme pression destructrice sur les relations sociales et sur les écosystèmes mondiaux. Comment les forces progressistes peuvent-elles résoudre ces problèmes ? Comment gérer la dialectique, jusqu'alors insaisissable, entre le double impératif d'un contrôle localisé des travailleurs et d'une coordination mondiale ? C'est dans ce contexte que je souhaiterais revenir à la question fondamentale de cette étude : des mouvements sociaux urbains peuvent-ils jouer un rôle constructif et marquer de leur empreinte ces trois dimensions de la lutte anticapitaliste ? La réponse dépend, pour une part, de certaines reconceptualisations fondamentales de la nature même de la classe, et, pour une autre part, de la redéfinition du terrain où se jouent les luttes des classes. La conception du contrôle des travailleurs, qui a dominé jusqu'ici la pensée politique de la gauche alternative, est problématique. La lutte s'est concentrée autour de l'atelier et de l'usine, sites privilégiés de production de plus-value. On a traditionnellement privilégié la classe ouvrière industrielle en tant qu'avant-garde du prolétariat et principal agent révolutionnaire. Ce ne sont pourtant pas des ouvriers d'usine qui ont été à l'origine de la Commune de Paris. 230

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D'où l'existence d'une vision dissidente, mais influente, de la Commune, affirmant qu'elle n'a rien eu d'un soulèvement prolétarien ni d'un mouvement de classe, et qu'il s'agissait au contraire d'un mouvement social urbain décidé à reconquérir des droits de citoyenneté et le droit à la ville. Elle n'était donc pas anticapitaliste1. Je ne vois rien qui interdise de l'interpréter à la fois comme une lutte des classes et comme une lutte pour les droits de citoyenneté sur le lieu d'habitation des travailleurs. Pour commencer, la dynamique de l'exploitation de classe ne se limite pas au lieu de travail. On en trouve un bon exemple dans les économies générales de dépossession et de pratiques prédatrices, telles que nous les avons décrites au chapitre 2, à propos des marchés immobiliers. Ces formes secondaires d'exploitation sont surtout organisées par les marchands, les propriétaires et les financiers ; et leurs effets se font essentiellement sentir dans l'espace de vie, et non à l'usine. Ces formes d'exploitation sont, et ont toujours été, vitales pour la dynamique générale d'accumulation du capital et de la perpétuation du pouvoir de classe. Les concessions salariales accordées aux travailleurs peuvent ainsi faire l'objet d'une nouvelle confiscation et d'une récupération au profit de la classe capitaliste dans son ensemble par le biais des capitalistes marchands et des propriétaires ou, dans les conditions actuelles, de façon encore plus brutale, par les marchands de crédit, les banquiers et les financiers. Les pratiques d'accumulation par la dépossession, par les appropriations de loyers et par 1. Manuel Castells, The City and the Grassroots, Berkeley, CA, University of Californie Press, 1983 ; Roger Gould, Insurgent Identifies: Class, Community, and Protest in Paris from 1848 to the Commune, Chicago, University of Chicago Press, 1995. Je réfute ces arguments, dans David Harvey, Paris, Capital qf Modemity, op. cit. 231

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tous les prix et profits abusifs pratiqués, sont responsables d'une large part du mécontentement lié à la qualité de la vie quotidienne qu'exprime la masse de la population. Les mouvements sociaux urbains se mobilisent généralement autour de ces questions et résultent de l'organisation de la perpétuation du pouvoir de classe dans la vie de tous les jours, aussi bien que dans le travail. Les mouvements sociaux urbains possèdent donc, invariablement, un contenu de classe, même lorsqu'ils s'expriment essentiellement en termes de droits, de citoyenneté et de difficultés de reproduction sociale. Le fait que ces mécontentements concernent le circuit du capital marchand et monétaire, plutôt que le circuit du capital de production, n'a aucune importance : de fait, reconceptualiser les choses sous cet angle présente l'avantage théorique non négligeable d'attirer l'attention sur les aspects de la circulation du capital qui font si souvent obstacle aux tentatives de contrôle ouvrier dans la production. Dans la mesure où c'est la circulation du capital dans son ensemble qui compte - et pas seulement ce qui se passe dans le circuit de production - , le fait que la valeur soit extraite des circuits marchand et monétaire plutôt que directement du circuit de production, change-t-il quoi que ce soit pour l'ensemble de la classe capitaliste ? L'écart entre le lieu où la plus-value est produite, et celui où elle est réalisée est tout aussi crucial théoriquement que pratiquement. La valeur créée dans la production peut être reprise aux ouvriers, au profit de la classe capitaliste, par les propriétaires qui louent leurs logements à des prix exorbitants. Deuxièmement, l'urbanisation est elle-même un produit. Des milliers de travailleurs sont engagés dans sa production, et leur travail produit de la valeur et de la plus-value. Dans ce cas, pourquoi ne pas se concentrer sur la ville plutôt que sur l'usine comme principal site de production de 232

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plus-value ? Cela permet de reconceptualiser la Commune de Paris comme une lutte du prolétariat producteur de la ville pour reconquérir le droit de posséder et de contrôler le fruit de sa production. Il s'agit là - ou il s'agissait, dans le cas de la Commune de Paris - d'un genre de prolétariat très différent de celui auquel une grande partie de la gauche attribue traditionnellement un rôle d'avant-garde. Il se caractérise par la précarité, par un emploi épisodique, temporaire et spatialement diffus, et il est très difficile à organiser sur son lieu de travail. Mais il faut bien admettre qu'au point où nous en sommes de l'histoire des régions du monde définies comme appartenant au capitalisme avancé, le prolétariat industriel traditionnel n'est plus que l'ombre de ce qu'il a été. Le choix se présente donc en ces termes : regretter que la disparition de ce prolétariat entraîne celle de toute possibilité de révolution, ou modifier notre conception du prolétariat pour englober la multitude des producteurs désorganisés d'urbanisation - tels que ceux qui se sont mobilisés dans les manifestations pour la défense des droits des immigrés - et explorer leurs facultés et leurs pouvoirs révolutionnaires spécifiques. Qui sont donc ces travailleurs qui produisent la ville ? Ses constructeurs à proprement parler, les ouvriers du bâtiment en particulier, sont les candidats les plus évidents à ce rôle, bien qu'ils ne représentent pas la seule main-d'œuvre en jeu, ni même la plus importante numériquement. Récemment, aux États-Unis - et peut-être ailleurs - , les ouvriers du bâtiment en tant que force politique n'ont que trop souvent soutenu le développementalisme à grande échelle, marqué par des préjugés de classe, qui assure le maintien de leur emploi. Rien pourtant ne les y oblige. Les maçons et les autres ouvriers du bâtiment qu'Haussmann avait fait venir à Paris ont joué un rôle important dans la Commune. Le mouvement syndical du bâtiment du Green Bans (« Boycott vert ») 233

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en Nouvelle-Galles du Sud, au début des années 1970, a interdit le travail sur des projets qu'il estimait nuisibles pour l'environnement, et une grande partie de ses initiatives a été couronnée de succès. Ce mouvement a fini par être balayé par la force conjointe de la puissance d'État concertée et des agissements de sa propre direction nationale maoïste qui considérait les préoccupations écologiques comme l'expression d'un sentimentalisme bourgeois mou 1 . Un lien continu rattache pourtant tous ceux qui extraient le minerai de fer nécessaire à la fabrication de l'acier utilisé pour la construction des ponts qu'empruntent les camions qui transportent les marchandises jusqu'à leurs destinations finales, usines ou foyers, où elles seront consommées. Toutes ces activités - mouvement spatial compris - sont productrices de valeur et de plus-value. Si le capitalisme se remet souvent de ses crises, comme nous l'avons vu plus haut, en « construisant des maisons et en les remplissant d'objets », il va de soi que tous ceux qui participent à cette activité d'urbanisation ont un rôle central à jouer dans la dynamique macroéconomique de l'accumulation du capital. Et si l'entretien, les réparations et les remplacements - souvent difficiles à distinguer dans la pratique - font partie du flux de production de valeur, comme l'affirme Marx, la vaste armée d'ouvriers qui, dans nos villes, se livrent à ces activités, contribue, elle aussi, à la production de valeur et de plus-value. A New York, des milliers d'ouvriers passent leur temps à monter et démonter des échafaudages. Ils produisent de la valeur. Si, en outre, la circulation des marchandises, depuis leur lieu d'origine jusqu'à leur destination finale, est productrice de valeur, comme Marx le déclare également avec insistance, la même observation s'applique 1. John Tully, « Green Bans and the BLF: The Labour Movement and Urban Ecology », International Viewpomt, IV357, mars 2004. 234

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aux travailleurs employés dans la chaîne alimentaire qui relie les producteurs ruraux aux consommateurs urbains. Des milliers de camions de livraison encombrent les rues de New York tous les jours. S'ils s'organisaient, ces travailleurs auraient le pouvoir de paralyser le métabolisme de la ville. Les grèves des routiers - comme on a pu le constater en France au cours des vingt dernières années, et aujourd'hui à Shanghai - sont des armes politiques redoutablement efficaces - employées de façon négative au Chili lors du coup d'État de 1973. La Bus Riders Union de Los Angeles et le Syndicat des chauffeurs de taxi de New York et de Los Angeles offrent des exemples d'organisation de cette nature 1 . Quand la population rebelle d'El Alto a coupé les principales voies d'approvisionnement de La Paz, obligeant la bourgeoisie à vivre de restes, il ne lui a pas fallu longtemps pour concrétiser ses objectifs politiques. C'est dans les villes, en fait, que les classes aisées sont les plus vulnérables, pas nécessairement à titre personnel mais en raison de la valeur des actifs qu'elles contrôlent. C'est pourquoi l'État capitaliste, conscient que la ligne de front des luttes de classe se situe désormais dans les villes, se prépare à des affrontements urbains militarisés. Examinons les flux, non seulement de denrées alimentaires et d'autres biens de consommation, mais aussi d'énergie, d'eau et d'autres produits de première nécessité, et leur vulnérabilité à d'éventuelles perturbations. La production et la reproduction de la vie urbaine, même si l'on peut en « rejeter » une partie - un terme malheureux - comme 1. Michael Wines, « Shanghai Truckers* Protest Ebbs with Concessions Won on Fees », New York Times, 23 avril 2011 ; Jacqueline Levitt et Gary Blasi, « The Los Angeles Taxi Workers Alliance », m Ruth Milkman, Joshua Bloom, Victor Narro (éd.), Working for Justice: The LA Model of Organizing and Advocacy, Ithaca, NY, Comell Univereity Press, 2010, p. 109-124. 235

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« improductive » en vertu du canon marxiste, n'en sont pas moins socialement nécessaires ; elles s'inscrivent en effet dans les « faux frais » de la reproduction des relations de classe entre capital et travail. Une grande partie de ce dernier a toujours été temporaire, incertain, itinérant et précaire ; et il échappe bien souvent à la démarcation censée exister entre production et reproduction - comme dans le cas des vendeurs des rues. De nouvelles formes d'organisation sont absolument indispensables à cette maind'œuvre qui produit la ville et, chose tout aussi importante, la reproduit ; c'est là qu'entrent en jeu des organisations très récentes comme l'Excluded Workers Congress, le « Congrès des travailleurs précaires », aux États-Unis, une alliance de travailleurs caractérisés par leurs conditions d'emploi temporaires et sans garantie, souvent disséminés spatialement, comme c'est le cas des emplois domestiques, à travers toute une région métropolitaine 1 . L'histoire des luttes ouvrières conventionnelles - et c'est mon troisième point majeur - exige elle aussi d'être réécrite. Quand on les examine plus attentivement, on découvre que la plupart des luttes menées par des ouvriers de l'industrie ont eu une base bien plus large. Margaret Kohn regrette, par exemple, que les historiens de gauche chantent les louanges des conseils d'usine de Turin, au début du XXe siècle, tout en faisant complètement l'impasse sur les « maisons du peuple » de la communauté où a été élaborée une grande partie de la politique, et qui ont impulsé de puissants courants de soutien logistique2. E. P. Thompson explique que la formation de la classe ouvrière anglaise 1. Excluded Workers Congress, Unity for Dignity: Excluded Workers Report, New York, Excluded Workers Congress, c/o Inter-Alliance Dialogue, décembre 2010. 2. Margaret Kohn, Radical Space: Building the House of the People, op. cit. 236

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s'est appuyée aussi fortement sur ce qui se passait dans les temples et les quartiers que sur les lieux de travail. Les crades councils, les « conseils des métiers », urbains et locaux, ont joué un rôle largement sous-estimé dans l'organisation politique britannique, et ont souvent constitué, dans certaines bourgades et villes, la base militante d'un Parti travailliste naissant et d'autres organisations de gauche, à l'insu, dans bien des cas, du mouvement syndical national 1 . Quel succès aurait eu la grève sur le tas de Flint, aux États-Unis en 1937, sans les masses de chômeurs et d'organisations de quartier qui se tenaient derrière les grilles et apportèrent fidèlement leur soutien moral et matériel aux grévistes ? L'organisation des quartiers a joué un rôle tout aussi décisif dans les luttes ouvrières que celle des lieux de travail. Une des grandes forces des occupations d'usines en Argentine, au lendemain de l'effondrement économique de 2001, a été que les usines à gestion coopérative se sont également transformées en centres culturels et éducatifs de quartier. Elles ont ainsi établi des ponts entre communauté et lieu de travail. Quand les anciens propriétaires cherchent à expulser les travailleurs ou à remettre la main sur les machines, toute la population intervient généralement par solidarité avec les ouvriers pour les en empêcher 2 . Lorsque UNITE 1. Edward Thompson, The Making of the English Working Class, Harmondsworth, Middlesex, Penguin Books, 1968 [La Formation de la classe ouvrière anglaise, trad. G. Dauvé, M. Golaszewski et M.-N. Thibault, Paris, Gallimard/Seuil, 1988]. 2. Peter Ranis, « Argentina's Worker-Occupied Factories and Enterprises », Socialism and Democracy, vol. 19, n° 3, novembre 2005, p. 1-23 ; Carlos Forment, « Argentina's Recuperated Factory Movement and Citizenship: An Arendtian Perspective », Buenos Aires, Centro de Investigaciôn de la Vida Publica, 2009 ; Marcela Lôpez Levy, We Are Millions: Neo-liberalism and New Forms af Political Action in Argentma, Londres, Latin America Bureau, 2004. 237

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HERE a cherché à mobiliser les salariés de base des hôtels situés autour de l'aéroport de Los Angeles, il s'est largement appuyé « sur un vaste travail de proximité en direction des alliés politiques, religieux et autres de la communauté, créant ainsi une coalition » capable de riposter aux stratégies répressives des employeurs 1 . Néanmoins, il y a également une leçon à en tirer : lors des grèves des mineurs britanniques dans les années 1970 et 1980, les mineurs des régions d'urbanisation diffuse, comme Nottingham, ont été les premiers à céder, alors que ceux de Northumbria, où convergeaient politique du lieu de travail et politique du lieu de vie, sont restés solidaires jusqu'au bout 2 . Nous reviendrons plus loin sur le problème que pose ce genre de situation. Les lieux de travail conventionnels étant en voie de disparition dans une grande partie du monde capitaliste dit avancé (mais pas, évidemment, en Chine ou au Bangladesh), il devient de plus en plus important de s'organiser non pas seulement autour des conditions de travail, mais aussi autour des conditions de l'espace de vie, tout en établissant des passerelles entre ces deux sphères. Les coopératives de consommation sous contrôle ouvrier ont joué un rôle de soutien essentiel pendant la grève générale de Seattle en 1919, et quand le mouvement de grève s'est effondré, l'activité militante s'est déplacée de façon très marquée vers la mise en place d'un système complexe et imbriqué de coopératives de consommateurs essentiellement contrôlées par les travailleurs3. 1. Forrest Stuart, * From the Shop to the Streets: UNITE HERE Organizing in Los Angeles Hotels », in Ruth Mil km an, Joshua Bloom, Victor Narro (éd.), Working for the Justice: The LA Model of Organizing and Advocacy, op. cit. 2. Huw Beynon, Digging Deeper: Issues in the Miner's. Strike, Londres, Verso, 1985. 3. Dana Frank, Purchasing Power: Consumer Organizing, Gender, and the Seattle Labor Movements, 1919-29, Cambridge, CUP, 1994. 238

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L'élargissement de l'angle de vue au milieu social où se produit la lutte transforme la définition même du prolétariat, de ses aspirations et de ses stratégies d'organisation. La répartition par genre de la politique d'opposition présente une tout autre image dès que l'on prend sérieusement en compte les relations à l'extérieur de l'usine traditionnelle - à la fois sur les lieux de travail et dans les espaces de vie. La dynamique sociale du lieu de travail n'est pas la même que celle de l'espace de vie. Dans ce dernier cas, les distinctions fondées sur le sexe, la race, l'appartenance ethnique, la religion et la culture sont souvent plus profondément inscrites dans le tissu social, alors que les questions de reproduction sociale jouent un rôle plus prééminent, et même dominant, dans l'élaboration des subjectivités et de la conscience politiques. A l'inverse, la manière dont le capital différencie et divise les populations par ethnie, par race et par sexe engendre des disparités marquées dans la dynamique économique de dépossession au sein de l'espace de vie - grâce aux circuits du capital-argent et du capitalmarchandise. Alors que la perte moyenne de richesse des ménages aux États-Unis a été globalement de 28 % au cours de la période 2005-2009, celle des Hispaniques a atteint 66 % et celle des Noirs 53 %. Elle s'est limitée en revanche à 16 % pour les Blancs. Le caractère de classe des discriminations ethniques de l'accumulation par la dépossession et l'inégalité avec laquelle ces discriminations affectent la vie des quartiers ne sauraient être plus manifestes, d'autant que la plupart de ces pertes étaient dues à la baisse de valeur des logements 1 . Mais c'est également dans les espaces des quartiers que de profonds liens culturels fondés, par exemple, sur l'appartenance ethnique, la religion, 1. Peter Whoriskey, « Wealth Gap Widens between Whites, Minorities, Report Says », Washington Post, Business Section, 26 juillet 2011. 239

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les histoires culturelles et la mémoire collective peuvent tout aussi aisément lier que diviser et permettre l'expression de solidarités sociales et politiques d'une dimension tout à fait différente de celle que l'on observe généralement sur le lieu de travail. Des scénaristes et des réalisateurs d'Hollywood inscrits sur la liste noire (les Hollywood Ten - les « Dix d'Hollywood ») ont produit, en 1954, un film remarquable intitulé Sait of the Earth (Le Sel de la terre). S'inspirant d'événements réels de 1951, il raconte la lutte des ouvriers mexicano-américains surexploités d'une mine de zinc du Nouveau-Mexique et de leurs familles. Les salariés mexicains réclament l'égalité de salaires avec les salariés blancs, des conditions de travail plus sûres et un traitement plus digne - un thème récurrent de nombreuses luttes anticapitalistes. Les femmes sont consternées par l'échec réitéré du syndicat, dominé par les hommes, à faire valoir leurs exigences sur des points tels que l'installation de sanitaires et de l'eau courante dans les logements fournis par l'entreprise. Lorsque les mineurs font grève pour obtenir gain de cause et se voient interdire d'installer des piquets de grève en vertu des dispositions de la loi Taft-Hartley, les femmes les remplacent - malgré une forte opposition masculine. Les hommes sont alors obligés de s'occuper des enfants, ce qui leur fait prendre douloureusement conscience de l'importance de l'eau courante et des installations sanitaires dans la vie quotidienne domestique. L'égalité des sexes et la conscience féministe apparaissent ainsi comme des armes majeures de la lutte des classes. Quand les shérifs viennent expulser les familles, le soutien populaire des autres, reposant clairement sur des solidarités culturelles, assure l'approvisionnement alimentaire de celles qui sont en grève tout en obtenant qu'elles puissent réintégrer leurs logements. Finalement la société qui les emploie se voit 240

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obligée de céder. Le redoutable pouvoir d'unité entre sexes, ethnies, travail et vie n'est pas facile à mettre en place, et dans le film, la tension entre hommes et femmes, ouvriers mexicains et ouvriers « anglos », ainsi qu'entre les points de vue fondés sur le travail ou sur la vie quotidienne, est tout aussi significative que celle qui existe entre maind'œuvre et capital. La victoire n'est possible, nous dit le film, que lorsque l'unité et la parité sont établies entre toutes les forces de travail. On se fera une idée du danger que ce message représentait pour le capital quand on saura que c'est le seul film dont la diffusion aux États-Unis a été interdite pour des raisons politiques pendant onze ans, jusqu'en 1965. La plupart des acteurs n'étaient pas des professionnels, et un certain nombre appartenaient au Syndicat des mineurs. Mais Rosaura Revueltas, la brillante actrice principale, une professionnelle, a été expulsée vers le Mexique 1 . Dans un récent ouvrage, Fletcher et Gapasin affirment que le mouvement syndical devrait s'intéresser aux formes d'organisation géographiques plus que sectorielles - que le mouvement américain devrait accorder des responsabilités aux conseils du travail centraux dans les villes au lieu de se contenter de les organiser par secteurs. Dans la mesure où le travail et les travailleurs évoquent des questions de classe, ils ne doivent pas se couper de la communauté. Le terme de travail devrait désigner des formes d'organisation ancrées dans la classe ouvrière et qui s'attachent par leurs programmes à faire progresser les revendications de classe de la classe ouvrière. En ce sens, une organisation à 1. James Lorence, The Suppression of Sait qf the Earth: Hoto Hollywood, Big Labor and Politicians Blacklisted a Movie in Cold War America, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1999. Le film peut être téléchargé gratuitement. 241

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base communautaire ancrée dans la classe ouvrière (comme un centre des travailleurs) et abordant des questions spécifiques à cette classe constitue une organisation de la maind'œuvre au même titre qu'un syndicat. Pour pousser les choses un peu plus loin, un syndicat qui ne s'intéresse aux intérêts que d'une fraction de la classe ouvrière (par exemple une fédération suprémaciste blanche) mérite moins l'étiquette d'organisation du travail qu'une organisation à base communautaire qui assiste les chômeurs ou les sans-abri1.

Ils proposent donc une nouvelle approche de l'organisation du travail qui « remet fondamentalement en question les pratiques syndicales actuelles dans la formation d'alliances et dans l'action politique. De fait, elle s'appuie sur cette prémisse centrale : si la lutte des classes ne se limite pas au lieu de travail, les syndicats ne devraient pas non plus s'y limiter. La conclusion stratégique est que les syndicats doivent chercher à organiser les villes et non simplement les lieux de travail - ou les industries. Et organiser les villes n'est possible que si les syndicats collaborent avec des alliés appartenant aux blocs sociaux métropolitains 2 . » « Et comment, poursuivent-ils, organise-t-on une ville ? » Voici, me semble-t-il, une des questions clés auxquelles la gauche devra s'atteler si elle veut revitaliser la lutte anticapitaliste dans les années à venir. Ces luttes, nous l'avons vu, ont un brillant passé, dont témoigne la source d'inspiration que représente Bologne « la Rouge » dans les années 1970. Il existe en réalité une longue et remarquable histoire de « socialisme municipal » et même de vraies phases 1. Bill Fletcher et Fernando Gapasin, Solidarity Divided: The Crisis in Organized Labor and a New Path Toward Social Justice, Berkeley, CA, University of Califomia Press, 2008, p. 174. 2. Ibid. 242

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de réforme urbaine radicale ; on peut évoquer Vienne « la Rouge » ou les conseils municipaux locaux radicaux de Grande-Bretagne des années 1920, autant d'événements auxquels il faut rendre la place centrale qui leur revient dans les annales tant du réformisme de gauche que de mouvements plus révolutionnaires1. Une des curieuses ironies de l'histoire veut aussi que, depuis les années 1960 jusqu'à nos jours, le Parti communiste français se soit distingué bien davantage dans l'administration municipale - en partie parce qu'il n'était guidé, en l'occurrence, par aucune théorie dogmatique et par aucune instruction de Moscou - que dans d'autres sphères de la vie politique. De même, les conseils syndicaux britanniques ont joué un rôle capital dans la politique urbaine et ont ancré le pouvoir militant des partis de gauche locaux. Cette tradition s'est poursuivie dans la lutte qu'ont menée les municipalités de Grande-Bretagne contre le thatchérisme au début des années 1980. Il ne s'agissait pas seulement d'actions d'arrière-garde : comme dans le cas du Conseil du Grand Londres présidé par Ken Livingstone au début des années 1980, elles possédaient un vrai potentiel d'innovation, jusqu'à ce que Margaret Thatcher, consciente de la menace que représentait cette opposition urbaine, supprime toute cette strate de gouvernance. Aux États-Unis aussi, Milwaukee a été dirigé pendant plusieurs années par une administration socialiste, et il peut être utile de rappeler que le seul socialiste à avoir jamais été élu au Sénat américain avait débuté sa carrière et avait acquis la confiance du peuple en tant que maire de Burlington, dans le Vermont.

1. Max Jâggi, Red Bologna, Littlehampton, Littlehampton Book Services, 1977 [éd. originale en allemand : Dos rote Bologna. Kommunisten demokransieren etne Stadt im kapitalilisàschen Westen, Vienne, Otto Schûngel, Zurich, Verlagsgenossenschaft, 1976] ; Helmut Gruber, Red Vtetma: Experiment in Working-Class Culture, 1919-34, Oxford, OUP, 1991. 243

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Le droit à la ville : une revendication politique de classe Si ceux qui ont pris les armes au moment de la Commune de Paris voulaient reconquérir le droit à la ville qu'ils avaient collectivement contribué à produire, pourquoi ce « droit à la ville » ne pourrait-il pas devenir un slogan de mobilisation clé de la lutte anticapitaliste ? Le droit à la ville, comme nous l'avons fait remarquer d'emblée, est un signifiant vide, plein de possibilités immanentes mais non transcendantes. Cela ne veut pas dire qu'il soit hors de propos ni politiquement impuissant ; tout dépend de l'identité de ceux qui auront à le remplir d'une signification immanente révolutionnaire, par opposition à réformiste. Il n'est pas toujours facile de faire la distinction, dans tin cadre urbain, entre initiatives réformistes et initiatives révolutionnaires. La budgétisation participative de Porto Alegre, les programmes sensibles aux problèmes écologiques de Curitiba ou les campagnes pour un salaire minimum vital menées dans de nombreuses villes des États-Unis paraissent réformistes - et plutôt marginaux, qui plus est. Au premier abord, l'initiative de Chongqing, décrite au chapitre 2, tiendrait davantage d'une version autoritaire du socialisme paternaliste nordique que d'un mouvement révolutionnaire. Mais lorsque leur influence s'étend, les initiatives de ce genre révèlent des strates plus profondes de possibilités de conceptions et d'actions plus radicales à l'échelle métropolitaine. Une rhétorique revitalisée et en expansion sur le droit à la ville - qui a pris sa source au Brésil dans les années 1990 avant de se déplacer de Zagreb à Hambourg et à Los Angeles - semble ainsi suggérer que quelque chose 244

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de plus révolutionnaire pourrait se profiler à l'horizon 1 . Les tentatives désespérées des pouvoirs politiques existants - par exemple les ONG et les institutions internationales, dont la Banque mondiale, réunies au Forum urbain mondial de Rio en 2010 - pour récupérer ce langage à leurs propres fins donnent la mesure de cette possibilité2. De même que Marx présentait la limitation de la longueur de la journée de travail comme une première étape sur la voie de la révolution, reconquérir le droit de chacun de vivre dans un logement décent dans un environnement décent peut être considéré comme la première étape d'un mouvement révolutionnaire plus général. Il ne faut pas se plaindre de ces tentatives de récupération. La gauche devrait au contraire y voir un compliment et se battre pour préserver sa propre signification immanente distinctive du droit à la ville : tous ceux dont le travail joue un rôle dans la production et la reproduction de la ville possèdent un droit collectif non seulement sur le résultat de leur production, mais aussi sur les décisions touchant le genre d'urbanisme qu'il convient de produire, où et comment. Il faut construire des véhicules démocratiques alternatifs - différents de la démocratie du pouvoir de l'argent - , tels que des assemblées populaires, si l'on 1. Rebecca Abers, lnvenàng Local Democracy: Grassroots Politics in Brazil, Boulder, CO, Lynne Rienner Publishers, 2000. Sur le mouvement de lutte pour un salaire minimum vital, voir Robert Pollin, Mark Brenner, Stephanie Luce et Jeannette Wicks-Lim, A Measure of Faimess: The Economies of Livmg Wages and Minimum Wages in the United States, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2008. On trouvera l'étude d'un cas particulier dans David Harvey, Spaces of Hope, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2000 ; Anna Sugranyes, Charlotte Mathivet (éd.), Cities for AU: Proposais and Expériences Towards the Right to the City, op. cit. 2, Peter Marcuse, « Two World Forums, Two Worlds Apart », sur www. plannennetwork.org. 245

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veut revitaliser et reconstruire la vie urbaine à l'extérieur des relations de classe dominantes. Le droit à la ville n'est pas un droit individuel exclusif, c'est un droit collectif concentré. D n'englobe pas seulement les ouvriers du bâtiment, mais tous ceux qui facilitent la reproduction de la vie quotidienne : travailleurs sociaux et enseignants, agents d'entretien des égouts et du métro, plombiers et électriciens, monteurs d'échafaudages et grutiers, personnel hospitalier et chauffeurs de camion, de bus et de taxi, employés de la restauration et intermittents du spectacle, employés de banque et agents municipaux. Il recherche une unité à partir d'une incroyable diversité d'espaces et de lieux sociaux fragmentés au sein d'innombrables divisions du travail. Et de nombreuses formes d'organisation putatives - depuis des centres de travailleurs et des assemblées régionales ouvrières (comme celle de Toronto) jusqu'à des alliances (tels l'Alliance pour le droit à la ville et le Congrès des travailleurs précaires ainsi que d'autres formes d'organisation de la main-d'œuvre précaire) - ont inscrit cet objectif parmi leurs projets politiques. Il s'agit cependant de toute évidence d'un droit complexe, en raison, d'une part, des conditions contemporaines de l'urbanisation capitaliste, et, d'autre part, de la nature des populations qui pourraient activement revendiquer ce droit. Murray Bookchin, pour ne donner qu'un exemple, a adopté le point de vue plausible - également attribuable à Lewis Mumford et à bien d'autres auteurs influencés par la tradition de pensée socialiste anarchiste - selon lequel les processus capitalistes d'urbanisation auraient détruit la ville en tant qu'organe politique fonctionnel sur lequel on pourrait construire une alternative anticapitaliste civilisée1. D'une 1. Murray Bookchin, The Limits of the City, Montréal, Black Rose Books, 1986. 246

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certaine manière, Lefebvre est du même avis, bien qu'il insiste nettement plus sur les rationalisations de l'espace urbain, par les bureaucrates et les technocrates de l'État, pour faciliter la reproduction de l'accumulation du capital et des relations de classe dominantes. Le droit à la banlieue contemporaine ne constitue pas franchement un slogan anticapitaliste viable. C'est pourquoi il ne faut pas interpréter le droit à la ville comme un droit à ce qui existe déjà, mais comme le droit de rebâtir et de recréer la ville en tant qu'organe politique socialiste avec une image toute différente - une ville qui éradique la pauvreté et l'inégalité sociale et qui panse les plaies de la dégradation catastrophique de l'environnement. Pour cela, il faut mettre un terme à la production des formes d'urbanisation destructrices qui facilitent l'accumulation infinie du capital. Voilà le genre de choses pour lesquelles plaidait Murray Bookchin en prônant la création de ce qu'il appelait un « municipalisme libertaire », intégré dans une conception biorégionale d'assemblées municipales associées, régulant rationnellement leurs échanges entre elles, et avec la nature. Nous arrivons là au point d'intersection fécond entre le monde de la politique pratique et la longue histoire d'une pensée et d'écrits utopiques sur la ville, d'inspiration principalement anarchiste 1 .

1. L'histoire de cette tendance commence avec Patrick Geddes, Ciàes in Evolution, Oxford, Oxford University Press (1™ éd. 1915), et passe essentiellement par la figure influente de Lewis Mumford avec son ouvrage The City in History: Its Origin, Its Transformations, and Its Prospects, Orlando, FL, Harcourt, 1961 [La Cité à travers l'histoire, trad. G. et G. Durand, Paris, Seuil, coll. « Esprit», 1964]. 247

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Vers la révolution urbaine Trois thèses émergent de cette histoire. Primo, les luttes du monde du travail, des grèves à la prise de contrôle d'entreprises, ont bien plus de chances de réussir lorsqu'elles peuvent compter sur le soutien vigoureux et énergique de forces populaires rassemblées au niveau de la communauté ou du quartier environnants - soutien de leaders locaux influents et de leurs organisations politiques compris. Cela présuppose l'existence ou la possibilité d'édification rapide de liens puissants entre travailleurs et populations locales. Ce genre de liens peut naître « naturellement » du simple fait que la communauté est constituée des familles des travailleurs - comme dans le cas de nombreuses communautés des milieux de la mine, telle que celle qui est représentée dans Le Sel de la terre. Mais, dans des cadres urbains plus diffus, on ne peut pas se passer d'un effort politique délibéré pour construire, entretenir et renforcer ces liens. Là où ces derniers n'existent pas, comme on a pu l'obseiver dans le cas des mineurs de charbon du Nottinghamshire lors des grèves britanniques des années 1980, ils doivent être créés. Faute de quoi, ces mouvements courent beaucoup plus de risques d'échec. Secundo, le concept de travail doit s'écarter d'une définition étroite liée à ses formes industrielles, pour s'attacher au terrain bien plus vaste du travail impliqué dans la production et la reproduction d'une vie quotidienne de plus en plus urbanisée. Les distinctions entre les luttes du monde du travail et celles de la communauté commencent à s'estomper, tout comme l'idée que la classe et le travail se définissent au sein d'un lieu de production isolé, coupé du site de reproduction sociale de la maisonnée 1 . Ceux qui assurent 1. Ray Pahl, Divisions of Laboitr, Oxford, Basil Blackwell, 1984. 248

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notre approvisionnement en eau courante sont tout aussi importants dans la lutte pour une meilleure qualité de vie que ceux qui fabriquent les tuyaux et les robinets en usine. Ceux qui livrent les denrées alimentaires en ville (vendeurs des rues compris) sont tout aussi essentiels que ceux qui les produisent. Ceux qui préparent la nourriture avant qu'elle soit consommée (les vendeurs d'épis de maïs grillés ou de hot-dogs des rues, comme ceux qui s'échinent au-dessus des fourneaux des cuisines domestiques ou sur des feux ouverts) ajoutent, eux aussi, à la valeur de cette nourriture. Le travail collectif mis en œuvre dans la production et la reproduction de la vie urbaine doit donc être plus étroitement intégré dans la pensée et l'organisation de gauche. Les distinctions qui faisaient sens autrefois - entre urbain et rural, ville et campagne - tendent elles aussi à devenir sans objet. La chaîne d'approvisionnement qui entre et sort des villes entraîne un mouvement continu, sans rupture. Et il faut avant tout reformuler fondamentalement les concepts de travail et de classe. La lutte pour les droits collectifs des citoyens (ceux des travailleurs immigrés, par exemple) doit être considérée comme partie prenante de la lutte de classe anticapitaliste. Cette conception revitalisée du prolétariat englobe et inclut les secteurs informels, désormais massifs, caractérisés par le travail temporaire, précaire et non organisé. Ces groupes de population, s'avère-t-il, ont joué historiquement un rôle majeur dans les rébellions et les révoltes urbaines. Leur action n'a pas toujours présenté un caractère de gauche - mais les syndicats professionnels ne peuvent pas non plus y prétendre dans la totalité des cas. Us ont souvent été sensibles aux flatteries d'un leadership charismatique instable ou autoritaire, aussi bien laïque que religieux. Aussi la politique de ces groupes désorganisés a-t-elle souvent été rejetée à tort par la gauche conventionnelle 249

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qui y voit l'expression de la « foule urbaine » - ou, encore plus regrettablement, du « lumpenprolétariat » dans la tradition marxiste - , qu'elle hésite, par crainte, à intégrer. Il est impératif que ces populations ne soient plus exclues, mais incluses dans la politique anticapitaliste. Tertio, bien que l'exploitation de la force de travail vivante dans la production - au sens plus large que nous avons déjà défini - doive conserver une place centrale dans la conception de tout mouvement anticapitaliste, il convient d'accorder aux luttes contre la récupération et la réalisation de plus-value sur le dos des travailleurs, dans leurs lieux de vie, un statut égal à celui des luttes sur les différents sites de production de la ville. Comme dans le cas des travailleurs temporaires et précaires, étendre l'action de groupe dans cette direction pose des problèmes d'organisation. Mais, nous le verrons, une telle initiative recèle également d'innombrables possibilités.

* Alorsy comment organise-t-on une ville ? » Pour répondre franchement à la question de Fletcher et Gapasin, il faut bien avouer que nous n'en savons rien, en partie faute d'une réflexion suffisante et en partie faute de documentation historique systématique sur l'évolution des pratiques politiques sur laquelle on pourrait appuyer de quelconques généralisations. On a connu, certes, de brèves périodes d'expérimentation de socialisme municipal « de l'eau et du gaz », ou d'utopisme urbain plus audacieux, par exemple dans l'Union soviétique des années 19201. Mais le réalisme socialiste réformiste ou le modernisme socialiste/ communiste paternaliste - dont nous observons de nom1. Anatole Kopp, Ville et Révolution, Paris, Anthropos, 1967. 250

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breuses reliques touchantes en Europe de l'Est - sont facilement venus à bout d'une grande partie de ces tentatives. L'essentiel de ce que nous savons aujourd'hui de l'organisation urbaine vient de théories et d'études conventionnelles de gouvernance et d'administration urbaines dans le contexte de la gouvernementalité capitaliste bureaucratique - contre laquelle Lefebvre ne cessait, à juste titre, de vitupérer - , lesquelles sont toutes éloignées de l'organisation d'une politique anticapitaliste. Le mieux dont nous disposions est une théorie de la ville présentée comme une sorte d'entreprise, avec tout ce que cela comporte en termes de possibilités de prises de décision de type entreprise - lesquelles peuvent, à l'occasion, quand des forces progressistes l'ont emporté, contester les formes les plus implacables de développement capitaliste, et commencer à aborder les questions d'inégalité sociale et de dégradation environnementale flagrantes et invalidantes, au moins au niveau local, comme cela s'est passé à Porto Alegre et comme a cherché à le faire le Conseil du Grand Londres de Ken Livingstone. On trouve parallèlement une abondante littérature - généralement plus élogieuse que critique - sur les vertus de l'entrepreneurialisme urbain concurrentiel, dans lequel les administrations municipales recourent à toute une gamme d'incitations pour attirer - autrement dit, subventionner - les investissements1. Les choses étant ce qu'elles sont, comment apporter ne fût-ce qu'un commencement de réponse à la question de Fletcher et Gapasin ? Une méthode pourrait consister à analyser des exemples précis de pratiques politiques urbaines 1. Gerald Frug, City Making: Building Communities without Building Walls, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1999 ; Neil Brenner et Nik Théodore, Spaces of Neoliberalism: Urban Restructuring in North America and Western Europe, Oxford, Wiley Blackwell, 2003. 251

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dans des situations révolutionnaires. Je terminerai donc par un rapide coup d'œil sur les récents événements de Bolivie, en quête d'indices sur un lien éventuel entre les rébellions urbaines et les mouvements anticapitalistes. C'est dans les rues et sur les places de Cochabamba qu'une révolte contre la privatisation néolibérale a éclaté, au moment des célèbres « guerres de l'eau » de 2000. Les mesures politiques du gouvernement ont été rejetées, et deux grandes sociétés internationales (Bechtel et Suez) se sont vues obligées de plier bagage. Et c'est à partir d'El Alto, une ville grouillante située sur le plateau surplombant La Paz, que des mouvements de rébellion sont nés et ont contraint le président favorable au néolibéralisme, Carlos Mesa, à la démission en octobre 2003 ; son successeur, Sânchez de Lozada, a subi le même sort en 2005. Tout cela a préparé le terrain à la victoire électorale nationale du progressiste Evo Morales, en décembre 2005. C'est aussi à Cochabamba qu'un complot contrerévolutionnaire, fomenté par les élites conservatrices contre la présidence d'Evo Morales, a été déjoué en 2007, obligeant l'administration municipale conservatrice à fuir la ville devant la colère des populations indigènes qui l'occupaient. Comme toujours, la difficulté est de comprendre le rôle précis qu'ont joué les conditions locales dans ces événements spécifiques, et de déterminer quels principes universels nous pouvons, le cas échéant, tirer de leur étude. Ce problème a empoisonné les interprétations conflictuelles des leçons universelles que l'on aurait pu tirer de la Commune de Paris de 1871. L'examen des événements contemporains d'El Alto présente cependant l'avantage de porter sur une lutte en cours, qui reste donc ouverte à des interrogations et à des analyses politiques persistantes. Il existe déjà quelques excellentes études récentes sur lesquelles s'appuyer pour présenter des conclusions provisoires. 252

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Jeffrey Webber propose ainsi une interprétation convaincante des événements survenus en Bolivie au cours de la dernière décennie 1 . Il considère les années 2000 à 2005 comme une période authentiquement révolutionnaire, dans une situation de profonde fracture entre l'élite et les classes populaires. Le rejet populaire de la politique néolibérale d'exploitation de ressources naturelles précieuses que pratique un État gouverné par une élite traditionnelle - soutenu, qui plus est, par les forces du capital international - a fusionné avec une lutte déjà ancienne pour la libération de la population indigène, essentiellement paysanne, victime d'une répression raciale. La violence du régime néolibéral a provoqué des soulèvements conduisant à l'élection de Morales en 2005. Les élites établies, concentrées tout particulièrement dans la ville de Santa Cruz, ont alors lancé un mouvement contrerévolutionnaire contre le gouvernement Morales, en réclamant l'autonomie régionale et locale. La démarche était intéressante, parce qu'en Amérique latine, les idéaux d'« autonomie locale » ont généralement été épousés par la gauche qui en a fait un élément central de ses luttes de libération. Les populations indigènes de Bolivie ont souvent réclamé l'autonomie locale, et certains théoriciens universitaires favorables à leur cause, comme Arturo Escobar, tendent à considérer cette revendication comme progressiste par essence, voire comme un préalable indispensable des mouvements anticapitalistes2. Le cas bolivien prouve cependant que l'autonomie locale ou régionale peut 1. Jeffrey Webber, Front Rebeliion to Reform in Bolivia: Class Struggk, Indigenous Liberation, and the Politics of Evo Morales, Chicago, Haymarket Books, 2011. Plusieurs sources en espagnol sont citées dans Michael Hardt et Antonio Negri, Comntonweakh, op. cit. [Commonweabh, trad. E. Boyer, op. a t ] . 2. Arturo Escobar, Territories of Différence: Place, Movement, Life, Redes, Durham, NC, Duke University Press, 2008. 253

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être exploitée par n'importe quel parti susceptible de bénéficier d'un déplacement du lieu de prise de décision politique et étatique vers l'échelon, quel qu'il soit, le plus favorable à ses propres intérêts. C'est ce qui a incité Margaret Thatcher, par exemple, à abolir le Conseil du Grand Londres qui s'était affirmé comme un centre d'opposition à sa politique. Et c'est ce qui a poussé les élites boliviennes à chercher à imposer l'autonomie de Santa Cruz contre le gouvernement Morales, qu'ils considéraient comme hostile à leurs intérêts. Ayant perdu l'espace national, elles se sont efforcées d'imposer l'autonomie de leur espace local. Si la stratégie politique de Morales, une fois élu, a aidé à consolider le pouvoir des mouvements indigènes, Webber estime qu'il a en réalité abandonné la perspective révolutionnaire de classe qu'il avait adoptée entre 2000 et 2005, en faveur d'un compromis négocié et constitutionnel avec les élites foncières et capitalistes - en même temps qu'avec les pressions impérialistes extérieures. Le résultat, toujours selon Webber, a été la mise en place, après 2005, d'un « néolibéralisme reconstitué » - doté de « caractéristiques andines » - , plus que d'un quelconque mouvement en direction d'une transition anticapitaliste. L'idée d'une telle transition a été reportée de plusieurs années. Morales a cependant assumé un rôle de leadership mondial sur les questions environnementales, en reprenant la conception indigène des « droits de la Terre-Mère » dans la déclaration de Cochabamba de 2010 et en intégrant cette idée dans la Constitution bolivienne. Les analyses de Webber ont été énergiquement contestées, comme on pouvait s'y attendre, par les partisans du régime de Morales 1 . Je ne suis pas en mesure de juger si 1. Federico Fuentes, « Government, Social Movements, and Bolivie Today», International SoctaHst Review, n° 76, mars-avril 2011 ; et la 254

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le tournant indéniablement réformiste et constitutionnel du président bolivien au niveau national relève d'un choix politique, de l'opportunisme ou d'une nécessité imposée par la configuration des forces de classe qui règne en Bolivie, soutenue par de fortes pressions impérialistes extérieures. Webber lui-même admet qu'en 2007, au moment du soulèvement de Cochabamba mené par la paysannerie contre une administration autonomiste de droite, une initiative radicale pour s'opposer au constitutionnalisme du gouvernement Morales, en remplaçant de façon permanente les autorités gouvernementales conservatrices élues qui avaient fui la ville par une forme de gouvernement de type assemblée populaire, aurait relevé de l'aventurisme et aurait pu avoir des résultats catastrophiques 1 . Quel a été le rôle de l'organisation urbaine dans ces luttes ? C'est une question qui se pose inévitablement si l'on songe à la place capitale de Cochabamba et d'El Alto en tant que centres de rébellions réitérées et à celle de Santa Cruz comme centre du mouvement contrerévolutionnaire. Dans son exposé, Webber présente El Alto, Cochabamba et Santa Cruz comme de simples lieux où se sont affirmés par hasard les forces d'opposition de classe et les mouvements indigènes populistes. Il relève pourtant, dans un passage, que « la ville prolétaire informelle, à 80 % indigène, d'El Alto - avec ses riches traditions insurrectionnelles de marxisme révolutionnaire d'anciens mineurs "délocalisés" et de radicalisme indigène des Aymaras, des Quechuas et d'autres indigènes ruraux ayant immigré en ville - a joué un rôle absolument essentiel au point culminant d'affrontements parfois sanglants avec l'État». Il note également réponse de Jeffrey Webber dans le même numéro, « Fantasies Aside, It's Reconstituted Neoliberalism in Bolivia Under Morales ». 1. Jeffrey Webber, « Fantasies Aside », op. cit., p. 111. 255

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que « les rébellions, dans leurs meilleurs moments, se sont caractérisées par une mobilisation des masses émanant de la base, démocratique et de type assemblée, s'inspirant des modèles d'organisation des mineurs d'étain trotskistes et anarcho-syndicalistes - l'avant-garde de la gauche bolivienne pendant une large partie du XXe siècle - et de variantes de l'ayllus indigène - des structures communautaires traditionnelles - , adaptés aux nouveaux contextes ruraux et urbains 1 ». L'exposé de Webber ne nous apprend pourtant pas grand-chose de plus. Il ignore, pour l'essentiel, les conditions spécifiques aux différents sites de lutte - même quand il nous livre un récit extrêmement détaillé de la rébellion de 2007 à Cochabamba - , en faveur d'un exposé des forces de classe et des forces populistes à l'œuvre dans l'ensemble de la Bolivie, avec pour toile de fond les pressions impérialistes extérieures. D'où l'intérêt des études effectuées par les anthropologues Lesley Gill et Sian Lazar, qui nous offrent, l'une comme l'autre, une image approfondie des conditions, des relations sociales et des formes putatives d'organisation qui régnaient à El Alto à différents moments historiques. L'étude de Gill, intitulée Teetering on the Rim, éditée en 2000, décrit dans le détail la situation des années 1990, tandis que celle de Lazar, El Alto, Rebel City, publiée en 2010, repose sur un travail de terrain effectué à El Alto, avant comme après la rébellion de 2003 2 . Ni Gill ni Lazar n'avaient anticipé l'éventualité d'une rébellion avant que celle-ci n'éclate. Gill avait bien relevé de nombreuses actions

1. Ibid., p. 48. 2. Lesley Gill, Teetering on the Rim: Global Restructuring, Daily Life and the Armed Retreat of the Bolivian State, New York, Columbia University Press, 2000 ; Sian Lazar, El Alto, Rebel City: Self and Citizenship m Andean Bolivia, op. cit. 256

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politiques sur le terrain dans les années 1990, mais ces mouvements étaient si fragmentés et si confus - à cause notamment du rôle négatif des ONG qui avaient remplacé l'État pour assurer l'essentiel des services sociaux - qu'ils semblaient exclure tout mouvement de masse cohérent, bien que la grève des instituteurs, qui a coïncidé avec son étude de terrain, ait été énergique et révélatrice d'une conscience de classe explicite. Lazar a, elle aussi, été prise par surprise par la rébellion d'octobre 2003, et a décidé de retourner à El Alto par la suite pour essayer d'en reconstituer la genèse. El Alto est un lieu bien particulier, et il est important d'en décrire les particularités 1 . C'est une ville relativement nouvelle - elle n'a obtenu le statut de municipalité qu'en 1988 - , d'immigrés venus s'installer sur l'Altiplano inhospitalier, à une altitude très supérieure à celle de La Paz. Elle est essentiellement peuplée de paysans chassés de la campagne - par la marchandisation progressive de la production agricole - , d'ouvriers de l'industrie - plus particulièrement ceux des mines d'étain rationalisées, privatisées et, dans certains cas, fermées depuis le milieu des années 1980 - et de réfugiés à faibles revenus de La Paz, incités depuis plusieurs années à chercher un lieu de vie ailleurs en raison de la flambée du prix des terrains et des logements. À la différence de La Paz et de Santa Cruz, El Alto ne possédait donc pas de bourgeoisie solidement établie. C'était, comme l'écrit Gill, une ville « où bien des victimes de l'expérience de réforme économique libérale en cours en Bolivie sont au bord de l'abîme ». Depuis le milieu des années 1980, le retrait régulier de l'État, de l'administration et des services en vertu d'une privatisation néolibérale a affaibli les contrôles étatiques locaux. Les populations ont dû se 1. L'exposé qui suit s'inspire tout à la fois de Gill, Teetering on the Rim, et de Lazar, El Alto, Rebel City. 257

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débrouiller et s'organiser elles-mêmes pour assurer leur survie, ou s'appuyer sur l'aide discutable d'ONG complétée par des dons et des faveurs extorqués à des partis politiques en échange d'un soutien électoral. Remarquons cependant que trois des quatre principales voies d'approvisionnement de La Paz traversent El Alto ; dans les luttes qui ont eu lieu, la possibilité de les étrangler a pris une grande importance. Le continuum urbain-rural - l'élément rural étant largement dominé par des populations paysannes indigènes qui possèdent des traditions culturelles et des formes d'organisation sociale distinctes, tel YayUus mentionné par Webber - était un trait essentiel du métabolisme de la ville. El Alto servait d'intermédiaire entre l'urbanité de La Paz et la ruralité de la région, tant géographiquement que sur le plan ethnoculturel. Dans toute la région, des courants d'hommes et de biens circulaient à travers et autour d'El Alto, alors que les navettes quotidiennes d'El Alto vers La Paz rendaient cette dernière ville dépendante d'El Alto pour une grande partie de sa main-d'œuvre à bas salaire. Les formes d'organisation collective du travail qui existaient anciennement en Bolivie avaient été pertuibées dans les années 1980 par la fermeture des mines d'étain, mais elles avaient constitué jadis « une des classes ouvrières les plus militantes d'Amérique latine1 ». Les mineurs avaient joué un rôle majeur dans la révolution de 1952 qui avait conduit à la nationalisation des mines d'étain, et avaient également pris la tête du mouvement à l'origine de la chute du régime répressif d'Hugo Banzer en 1978. Un grand nombre des mineurs déplacés se sont retrouvés à El Alto après 1985, et ont eu beaucoup de mal, selon Gill, à s'adapter à ce changement. Toutefois, comme on l'a découvert plus tard, leur conscience politique de classe, nourrie de 1. Lesley Gill, Teetering on the Rim, op. cit., p. 69. 258

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trotskisme et d'anarcho-syndicalisme, n'avait pas entièrement disparu. Elle allait s'affirmer comme une ressource importante - dont on ignore cependant l'importance exacte - dans les luttes ultérieureSj à commencer par la grève des instituteurs de 1995 que Gill a étudiée dans le détail. Sans autre solution « que de participer au travail mal payé et précaire auquel se livrait la majorité des habitants d'El Alto », les mineurs sont passés d'une situation où la définition de l'ennemi de classe était aussi claire que leur propre solidarité était solide, à une situation qui les mettait face à une autre question stratégique, bien plus épineuse : « Comment construire à El Alto une forme de solidarité sur une base sociale caractérisée par des histoires individuelles extrêmement diverses, par une mosaïque de relations professionnelles et par une intense concurrence interne 1 ? » Cette transition imposée aux mineurs par la néolibéralisation n'est pas spécifique à la Bolivie ni à El Alto. Le dilemme est le même que celui auquel ont dû faire face les ouvriers déplacés des aciéries de Sheffield, de Pittsburgh et de Baltimore. Ce dilemme se retrouve en fait à peu près partout où s'est abattue la grande vague de désindustrialisation et de privatisation qui est née vers le milieu des années 1970. La manière dont on l'a affrontée, en Bolivie, présente donc un intérêt qui n'a rien de passager. On a vu apparaître de nouveaux types de structures syndicales, écrit Lazar, en particulier celles des paysans et des travailleurs du secteur informel des villes... Elles reposent sur des coalitions de petits agriculteurs, et même de microcapitalistes, qui ne travaillent pas pour tin seul patron en un seul lieu, où ils pourraient constituer des cibles faciles pour l'armée. Leur modèle de production domestique assure la

1. Ibid., p. 74-82. 259

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fluidité de la vie associative, tout en leur permettant de constituer des alliances et des organisations reposant sur la localisadon territoriale ; la rue où ils vendent, le village ou la région où ils vivent et cultivent la terre, et, avec l'ajout des structures organisationnelles du vecino dans les villes, leur zone.

Dans ce contexte, l'association entre population et lieux prend une importance extrême en tant que source de liens communs. Si ces liens peuvent tout aussi bien être agonistiques qu'harmonieux, les contacts face à face sont fréquents et donc forts au départ. Les syndicats prospèrent dans l'économie informelle d'El Alto et constituent un élément essentiel de la structure d'organisation civique parallèle à l'État, qui façonne une citoyenneté à plusieurs niveaux dans la ville. Us opèrent dans un contexte où la concurrence économique entre individus est douloureusement exacerbée et où l'on aurait donc tendance à penser que toute collaboration politique serait difficile, voire tout bonnement impossible.

Alors que les mouvements sociaux sont souvent victimes d'un grave factionnalisme et d'âpres querelles intestines, ils « commencent à élaborer une idéologie plus cohérente à partir de la particularité des différentes revendications sectorielles1 ». Ce qui reste de conscience de classe collective et d'expérience organisationnelle des mineurs d'étain déplacés est ainsi devenu une ressource de première importance. Lorsqu'elles se sont associées aux pratiques de démocratie locale reposant sur les traditions indigènes d'assemblées locales et populaires de prise de décisions (l'ayllus), 1. Sian Lazar, El Alto, Rebel City, op. cit., p. 252-254. La théorie de relations agonistiques au sein des mouvements sociaux est développée dans Chantai Mouffe, On the Political, Abingdon/New York, Roudedge, 2005. 260

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les conditions subjectives de la création d'associations politiques alternatives ont été partiellement réunies. Aussi « la classe ouvrière de Bolivie se reconstitue-t-elle en tant que sujet politique, mais pas sous sa forme traditionnelle1 ». Hardt et Negri abordent eux aussi ce point dans leur propre appropriation de la lutte bolivienne pour étayer leur théorie de la multitude : Toutes les relations d'hégémonie et de représentation au sein de la classe ouvrière sont donc remises en question. Les syndicats traditionnels échouent désormais à représenter de manière adéquate la multiplicité complexe des sujets de classe et des expériences. Cependant, ce déplacement n'est pas le signe d'un adieu à la classe ouvrière ou du déclin de sa lutte, mais plutôt celui d'une multiplicité croissante au sein du prolétariat et d'un nouveau visage des luttes2.

Lazar approuve en partie cette reformulation théorique, mais livre des détails bien plus subtils sur le mode de constitution du mouvement de la classe ouvrière. Pour elle, « l'affiliation emboîtée d'une alliance d'associations, dont chacune possède des formes locales de responsabilité, est une des sources de la force des mouvements sociaux en Bolivie ». Ces organisations ont souvent été hiérarchiques, et parfois autoritaires plus que démocratiques. Mais « si nous considérons la démocratie comme la volonté du peuple, l'aspect corporatiste de la politique bolivienne s'affirme comme l'une de ses principales traditions démocratiques (sans qu'elles soient nécessairement égalitaires) ». Les victoires anticapitalistes, telles que celles qui ont chassé d'importantes sociétés 1. Sian Lazar, El Alto, Rebel City, op. cit., p. 178. Les italiques sont de moi. 2. Hardt et Negri, Commonwealth, op. cit., p. 110 [Commonwealth, trad. E. Boyer, op. cit., p. 155]. 261

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ennemies (Bechtel et Suez par exemple), « n'auraient pas été possibles sans les expériences pratiques de démocratie collective qui font partie de la vie quotidienne des Altefios1 ». Selon Lazar, la démocratie s'organise à El Alto sur trois niveaux distincts. Les associations de quartier forment des organisations locales qui n'ont pas pour seule fonction de fournir des biens locaux collectifs mais jouent aussi les médiatrices dans les nombreux conflits qui peuvent naître entre les habitants. La structure globale de la Fédération des associations de quartier sert essentiellement d'instance de règlement des conflits entre quartiers. Il s'agit d'une forme « hiérarchique emboîtée » classique, mais dans laquelle existent toutes sortes de mécanismes, que l a z a r étudie dans le détail, destinées à assurer la rotation des responsables ou leur fidélité à la base - un principe qui, jusqu'à l'arrivée du Tea Party, aurait été considéré comme une abomination dans la politique américaine. Le deuxième niveau comprend les associations sectorielles de différents groupes au sein de la population - vendeurs des rues, employés des transports, etc. Une grande partie du travail de ces associations consiste, dans ce cas également, à arbitrer les conflits. Il s'agit cependant de l'organisation privilégiée des travailleurs précaires du secteur dit informel - une leçon à tirer du mouvement des « Excluded Workers », les « travailleurs précaires » des États-Unis. Cette forme d'organisation possède des tentacules qui s'étendent très loin dans la chaîne d'approvisionnement de produits comme le poisson et les denrées alimentaires en provenance des régions environnantes. Ces liens lui permettent de mobiliser facilement et instantanément les facultés d'insurrection des populations paysannes et rurales voisines - ou, à l'inverse, d'organiser dans la ville des réactions immédiates 1. Sian Lazar, El Alto, Rebel City, op. cit., p. 181, 258. 262

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aux massacres et aux répressions qui se produisent à la campagne. Ces liens géographiques étaient puissants et recouvraient partiellement ceux des associations de quartier auxquelles appartenaient de nombreuses familles de paysans migrants, tout en préservant leurs liens avec leurs villages d'origine. Troisièmement, il faut mentionner des unions plus conventionnelles, dont la plus importante a été celle des instituteurs qui, depuis la grève de 1995, ont été en première ligne du militantisme - un fait que l'on retrouve à Oaxaca, au Mexique. Les syndicats possédaient une structure organisationnelle locale, régionale et nationale qui a continué à fonctionner pendant les négociations avec l'État, bien qu'ils aient été considérablement affaiblis au cours des trente années précédentes par les attaques néolibérales contre l'emploi régulier et contre les formes traditionnelles d'organisation syndicale. Il se passe pourtant autre chose à El Alto, et Lazar se donne beaucoup de mal pour intégrer cet élément dans son exposé. Les valeurs et les idéaux fondamentaux, particulièrement puissants, sont souvent affirmés dans des activités et des événements culturels populaires (fêtes populaires ou religieuses, bals) ou dans des formes de participation collective plus directes, telles que les assemblées populaires (dans les quartiers et au sein des syndicats formels et informels). Ces solidarités culturelles et ces mémoires collectives permettent aux syndicats de surmonter les tensions « et d'encourager un sentiment collectif de soi qui, à son tour, leur permet d'être des sujets politiques efficaces1 ». La plus forte de ces tensions est celle qui oppose la direction et la base. Les formes d'organisation, aussi bien locales que sectorielles, présentent les mêmes caractéristiques, la 1. Ibid., p. 178. 263

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base populaire cherchant « à affirmer des valeurs collectives face à l'individualisme perçu des leaders ». Les mécanismes sont complexes, mais, selon Lazar, il existerait de multiples moyens informels de résoudre les problèmes de collectivisme et d'individualisme, de solidarité et de factionnalisme. En outre, les formes d'organisation « syndicales » et « communautaires » ne constituent pas des traditions distinctes, mais opèrent souvent une fusion culturelle grâce à l'« appropriation syncrétique de traditions politiques qui font appel au syndicalisme, au populisme et aux valeurs et pratiques démocratiques indigènes. C'est le mélange créatif de ces multiples fils qui a permis à El Alto de surmonter sa marginalisation politique au niveau national et d'occuper le devant de la scène1. » Ces liens « s'unissent à des moments particuliers, comme à Cochabamba en l'an 2000, lors des blocus paysans de l'Altiplano en avril et en septembre 2000, aux mois de février et d'octobre 2003 à El Alto et à La Paz, et en janvier-mars 2005 à El Alto ». Si El Alto est devenu un centre aussi important de cette nouvelle politique, affirme Lazar, cela tient en grande partie à la manière dont le sentiment de citoyenneté s'est constitué dans cette ville. C'est un élément majeur, parce qu'il présage la possibilité d'une organisation de la rébellion de classe et de la rébellion indigène grâce à des solidarités reposant sur une citoyenneté commune. Historiquement, bien sûr, cet élément a toujours été au cœur de la tradition révolutionnaire française. A El Alto, ce sentiment d'intégration et de solidarité est ainsi constitué : Une relation arbitrée entre le citoyen et l'État, façonnée par la structure d'une organisation civique collective parallèle à l'État au niveau de la zone, de la ville et de la nation. En 1999, 1. Ibid., p. 180. 264

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le parti politique [...] a perdu son emprise sur ces organisations et sur la ville en général, permettant l'apparition d'une attitude d'opposition plus marquée ; elle a coïncidé avec la radicalisation des Alteàos du fait des problèmes économiques croissants. Les manifestations de septembre et d'octobre 2003 et des années suivantes doivent leur force à la domination de cette situation politique particulière marquée par des processus d'identification bien plus anciens avec la campagne et par la construction d'un sentiment collectif de soi. Lazar conclut finalement : La citoyenneté dans la ville indigène d'El Alto comprend un mélange d'urbain et de rural, de collectivisme et d'individualisme, d'égalitarisme et de hiérarchie. Les visions alternatives de la démocratie qui s'y produisent ont revigoré les mouvements indigènes nationaux et régionaux, en associant des préoccupations de classe et des préoccupations nationalistes à une politique identitaire par la contestation de la propriété des moyens de reproduction sociale et de la nature de l'État. A u x yeux de Lazar, les d e u x c o m m u n a u t é s les plus m a r q u a n t e s d a n s ce m o u v e m e n t « sont f o n d é e s sur la résidence aux niveaux d e la zone et de la ville, et s u r l ' o c c u p a t i o n au niveau de la ville 1 ». C ' e s t l'idée d e citoyenneté q u i p e r m e t aux relations agonistiques, t a n t sur le lieu de travail q u e s u r le lieu d e vie, de se t r a n s f o r m e r e n u n e puissante f o r m e d e solidarité sociale. C e s multiples processus sociaux - q u e L a z a r n ' a a u c u n m a l à présenter sous le jour r o m a n t i q u e q u ' a p p r é c i e n t t a n t d e n o m b r e u x é l é m e n t s d e la g a u c h e universitaire - o n t exercé u n effet singulier s u r le regard q u e l ' o n s'est mis à p o r t e r sur la ville elle-même. 1. Ibid., p. 178. 265

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On est en droit de se demander, écrit-elle, ce qui fait d'El Alto une ville plutôt qu'un bidonville, une banlieue, un lieu de marché ou une plaque tournante des transports. Ma réponse est que différents acteurs, aussi bien dans le système étatique que dans des lieux non étatiques, sont en train de créer une identité distinctive et séparée pour El Alto. Cette identité n'est évidemment pas singulière, mais elle est de plus en plus liée au radicalisme politique et à l'indigénéité.

C'est « la conversion de cette identité et de sa conscience politique émergente en action politique », en 2003 et en 2005, qui a valu à El Alto, « ville rebelle », une attention non seulement nationale mais internationale 1 . La leçon à tirer de l'exposé de Lazar est qu'il est effectivement possible de construire une ville politique à partir des processus débilitants de l'urbanisation néolibérale et de reconquérir ainsi la ville pour la lutte anticapitaliste. S'il faut concevoir les événements d'octobre 2003 comme « une fusion pour le moins contingente de différents intérêts sectoriels qui ont explosé pour donner naissance à quelque chose de plus grand quand le gouvernement a ordonné à l'armée de tuer les manifestants », on ne peut ignorer que les années précédentes ont vu l'organisation de ces intérêts sectoriels et la constitution d'un sens de la ville comme « centre du radicalisme et de l'indigénéité 2 ». L'organisation de travailleurs informels sur des modèles syndicaux traditionnels, la collaboration de la Fédération des associations de quartier, la politisation des relations urbain-rural, la création de hiérarchies emboîtées et de structures de leadership, parallèlement à l'existence d'assemblées égalitaires, la mobilisation

1. Ibid., p. 63. 2. Ibid., p. 34. 266

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des forces de la culture et de la mémoire collective, tout cela offre des pistes de réflexion sur ce qui pourrait être délibérément entrepris pour reconquérir les villes au profit de la lutte anticapitaliste. Les formes d'organisation qui ont agi de concert à El Alto ressemblent étrangement, en fait, à certaines de celles qui ont été à l'œuvre lors de la Commune de Paris (les arrondissements, les syndicats, les factions politiques et le puissant sentiment de citoyenneté et de loyauté à l'égard de la ville).

Démarches futures Si l'on peut estimer que ce qui s'est passé El Alto était le résultat de circonstances contingentes qui se sont rassemblées par hasard, pourquoi serait-il impensable de s'inspirer de ce modèle pour élaborer consciemment un mouvement anticapitaliste à l'échelle de la ville ? Prenons l'exemple de New York. Pourquoi ne pas imaginer une résurrection des conseils communautaires, aujourd'hui largement somnolents, sous forme d'assemblées de quartier dotées de pouvoirs d'attribution financière ? L'Alliance pour le droit à la ville pourrait également fusionner avec le Congrès des travailleurs précaires et faire campagne pour une plus grande égalité de revenus et pour un meilleur accès au système de santé et d'attribution des logements. S'il s'y ajoutait un Conseil du travail local revitalisé (New York City Central Labor Council), on pourrait essayer de reconstruire la ville, en même temps que le sentiment de citoyenneté et de justices sociale et environnementale, sur les décombres de l'urbanisation corporatiste néolibérale. Ce que suggère l'histoire d'El Alto, c'est que pareille coalition ne fonctionnera que si l'on parvient à mobiliser les forces de la culture et celles d'une tradition politique radicale - qui existe très 267

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certainement à New York, comme elle existe à Chicago, San Francisco et Los Angeles - , de manière à rallier les sujets-citoyens - aussi indisciplinés soient-ils, ce qui est toujours le cas à New York - autour d'un projet d'urbanisation radicalement différent de celui qui est dominé par les intérêts de classe de promoteurs et de financiers bien décidés à « construire comme Moses avec Jane Jacobs à l'esprit ». Il faut cependant émettre une réserve majeure à propos de ce scénario si rose d'élaboration d'une lutte anticapitaliste. En effet, ce que démontre le cas bolivien, même si l'on ne donne qu'à moitié raison à Webber, c'est qu'à un moment ou à un autre, toute campagne anticapitaliste mobilisée par des rébellions urbaines successives doit être consolidée par un niveau de généralité bien plus élevé ; on risque autrement de la voir retomber, au niveau de l'État, dans un réformisme parlementaire et constitutionnel qui ne peut guère faire plus que reconstituer le néolibéralisme dans les interstices d'une domination impériale persistante. D'où la nécessité de se poser des questions plus générales, non seulement sur l'État et sur ses dispositions institutionnelles juridiques, réglementaires et administratives, mais aussi sur le système étatique au sein duquel sont intégrés tous les États. Malheureusement, une grande partie de la gauche contemporaine se montre réticente à aborder ces questions, bien qu'elle s'efforce occasionnellement de proposer une forme quelconque de macro-organisation, tels le « confédéralisme » radical de Murray Bookchin ou la « gouvernance polycentrique » modérément réformiste d'Elinor Ostrom, qui ressemble de façon suspecte à un système étatique et agira très certainement comme tel, quelle que soit l'intention de ses partisans 1 . Ou alors, on s'enfonce dans

1. Murray Bookchin, Remakmg Society: Pathways to a Green Future, op. cit. [Une société à refaire : pour une écologie de la liberté, trad. C. Barret, op. cit.] 268

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le type d'incohérence qui conduit Hardt et Negri, dans Commonwealth, à ne détruire l'État page 361 [431] que pour le ressusciter page 380 [468], comme garant d'un niveau de vie minimum ainsi que de services de santé et d'éducation minimums 1 . Or c'est précisément ici que la manière d'organiser toute une ville prend une importance absolument primordiale. Elle libère des forces progressistes jusqu'alors reléguées sur le plan organisationnel au micro-niveau des collectifs ouvriers en lutte et de l'économie solidaire - aussi importants que ceux-ci puissent être - et nous impose une façon tout à fait différente à la fois de théoriser et de pratiquer une politique anticapitaliste. D'un point de vue critique, il est possible de définir avec précision pourquoi la préférence d'Ostrom pour un « gouvernement polycentrique » ne peut qu'échouer, au même titre que le municipalisme libertaire « confédéral » de Bookchin. « Si toute la société devait être organisée sous forme d'une confédération de municipalités autonomes, écrit Iris Young, qu'est-ce qui empêcherait le développement d'une inégalité et d'une injustice de grande ampleur entre les communautés [du type que nous avons décrit au chapitre 3] et, ainsi, l'oppression d'individus qui ne vivent pas dans les communautés les plus privilégiées et les plus puissantes 2 ?» Le seul moyen d'éviter de tels effets est qu'une autorité supérieure impose et fasse respecter les transferts inter-municipalités assurant au moins une égalité des possibilités et, peut-être, des résultats. C'est une chose que le système confédéral « Libertarian Municipalism: An Overview», Society and Nature, vol. 1, 1992, p. 1-13 ; Elinor Ostrom, « Beyond Markets and Sûtes: Polycentric Govemance of Complex Economie Systems», op. du, p. 641-642. 1. Hardt et Negri, Commonwealth, op. cit. 2. Iris Marion Young, Justice and the Politics qf Différence, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1990. 269

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de municipalités autonomes de Murray Bookchin serait certainement incapable d'assurer ; en effet, ce niveau de gouvernance n'est pas autorisé à prendre des mesures politiques et se voit strictement limité à l'administration et à la gouvernance des choses, à l'exclusion de la gouvernance des êtres. Pour établir, par exemple, des règles générales de redistribution de la richesse entre les municipalités, il n'y a que deux solutions : faire appel au consensus démocratique - auquel, nous a appris l'expérience historique, on a peu de chances de parvenir de façon volontaire et informelle - ou s'appuyer sur les citoyens en tant que sujets démocratiques dotés de pouvoirs de décision à différents niveaux, au sein d'une structure de gouvernance hiérarchique. Certes, rien n'oblige l'intégralité du pouvoir à s'exercer du haut vers le bas dans une telle hiérarchie, et il est certainement possible d'imaginer des mécanismes capables d'éviter la dictature ou l'autoritarisme. Mais le fait est que certains problèmes, tels que celui de la richesse commune, n'apparaissent qu'à des échelles bien précises. Aussi est-il parfaitement opportun que des décisions démocratiques soient prises à ce niveau-là. De ce point de vue, le mouvement bolivien pourrait peutêtre chercher son inspiration au sud et obseiver l'évolution du mouvement qui s'était initialement concentré à Santiago du Chili. À partir d'une revendication des étudiants qui réclamaient à l'État un accès libre et égalitaire à l'éducation, il a donné naissance à une alliance néolibérale de mouvements exigeant la réforme constitutionnelle de l'État, une amélioration des systèmes de pension, de nouvelles lois sur le travail et un régime progressif de la fiscalité des particuliers et des entreprises qui commencerait à inverser la tendance à une inégalité sociale croissante de la société civile chilienne. Il est impossible d'éluder la question de l'État, et plus particulièrement du type d'État - ou 270

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d'un équivalent non capitaliste - , malgré le profond scepticisme qui règne aujourd'hui aux deux extrémités du spectre politique quant à la viabilité et à la désirabilité d'une telle forme d'institutionnalisation. Le monde de la citoyenneté et des droits, au sein d'un organe politique d'ordre supérieur, n'est pas nécessairement incompatible avec celui de la classe et de la lutte. Citoyen et camarade peuvent marcher au coude à coude dans la lutte anticapitaliste, tout en œuvrant souvent, il est vrai, à des échelles différentes. Mais il faut pour cela que nous devenions, comme nous y exhortait Park il y a bien longtemps, plus « conscients de la nature de notre tâche », qui consiste à bâtir collectivement la ville socialiste sur les ruines de l'urbanisation capitaliste destructrice. Voilà l'air de la ville qui peut rendre vraiment libre. Cela présuppose cependant une révolution de la pensée et des pratiques anticapitalistes. Les forces progressistes anticapitalistes ont plus de facilité à se mobiliser pour faire un bond en avant et se coordonner à l'échelle mondiale par l'intermédiaire de réseaux urbains qui peuvent être hiérarchiques mais non monocentriques, corporatistes et en même temps démocratiques, égalitaires et horizontaux, emboîtés systémiquement et fédérés - imaginez une ligue de villes socialistes sur le modèle de la Ligue hanséatique d'autrefois qui s'était imposée comme le réseau alimentant les puissances du capitalisme marchand - , discordants et contestés de l'intérieur mais faisant front commun contre le pouvoir de classe capitaliste - et, surtout, profondément engagés dans la lutte pour ébranler, et finalement renverser, le pouvoir qu'ont les lois capitalistes de la valeur sur le marché mondial de nous imposer les relations sociales qui marquent notre travail et notre vie. Un tel mouvement doit ouvrir la voie à vin épanouissement humain universel dépassant les contraintes de la domination de classe et des 271

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déterminations économiques marchandisées. Le monde de la vraie liberté ne commence, comme l'affirmait clairement Marx, que lorsque les contraintes matérielles sont dépassées. Reconquérir et organiser les villes pour les luttes anticapitalistes constitue un remarquable point de départ.

Chapitre 6 Londres 2011 : le capitalisme sauvage descend dans la rue

« Des ados nihilistes et sauvages » : voilà comment le Daily Mail a qualifié les jeunes gens déchaînés issus de tous les horizons qui ont déboulé dans les rues de Londres, balançant à tout va, et souvent gratuitement, briques, pierres et bouteilles contre les flics, pillant par-ci, allumant des feux de joie par-là, entraînant les forces de l'ordre dans une incroyable course-poursuite tout en se tweetant leur itinéraire d'une cible stratégique à une autre. Le mot « sauvage » m'a fait tressaillir. Il m'a rappelé qu'en 1871, on décrivait les communards parisiens comme des bêtes fauves, des hyènes, qui méritaient d'être - et ont souvent été - exécutées sommairement au nom de l'inviolabilité de la propriété privée, de la moralité, de la religion et de la famille. Mais cet adjectif m'a rappelé autre chose : l'attaque contre les « médias sauvages » lancée par Tony Blair qui avait été si longtemps et si confortablement installé dans la poche gauche de Rupert Murdoch, avant de devoir céder sa place quand celui-ci a plongé la main dans sa poche droite pour en faire surgir David Cameron. On n'évitera évidemment pas le débat hystérique habituel entre ceux qui tendent à considérer les émeutes comme des actes de délinquance pure et simple, d'une violence inexcusable, et ceux qui cherchent à replacer les événements dans 273

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leur contexte en évoquant les abus des forces de l'ordre, le racisme persistant et les persécutions injustifiées dont sont victimes les jeunes et les minorités, le chômage massif des jeunes, la misère sociale croissante et cette absurde politique d'austérité qui n'a rien à voir avec l'économie et ne cherche qu'à perpétuer et consolider la richesse et le pouvoir personnels. Certains iront peut-être jusqu'à incriminer la vanité et le caractère aliénant de tant d'emplois et d'une grande partie de la vie quotidienne au cœur même d'un potentiel immense, mais inégalement réparti, d'épanouissement humain. Si nous avons de la chance, des commissions et des rapports nous répéteront ce qui a été dit à propos des émeutes de Brixton et de Toxteth dans les années Thatcher. Je parle de « chance », parce que les instincts sauvages de l'actuel Premier ministre britannique semblent plus portés sur l'utilisation des canons à eau, des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc, ce qui ne l'empêche pas de pontifier mielleusement sur la perte de repères moraux, le déclin de la courtoisie et la regrettable détérioration des valeurs de la famille et de la discipline dans une jeunesse à la dérive. Le problème est que nous vivons dans une société où le capitalisme lui-même est devenu d'une sauvagerie endémique. Des hommes politiques sauvages trichent sur leurs dépenses, des banquiers sauvages puisent à deux mains dans le Trésor public, des directeurs généraux, des opérateurs de hedge funds et des génies de l'investissement de capitaux privés pillent le monde de la richesse, des sociétés de téléphone et de cartes de crédit prélèvent de mystérieuses charges sur les factures de tous leurs clients, les entreprises et les riches échappent à l'impôt tout en se remplissant les poches grâce aux finances publiques, les commerçants pratiquent des prix abusifs, tandis qu'aux plus hauts échelons 274

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du monde de l'entreprise et de la politique, des escrocs et des arnaqueurs n'hésitent pas à jouer au bonneteau. Une économie politique de dépossession massive, de pratiques prédatrices allant jusqu'au brigandage pur et simple - surtout aux dépens des plus pauvres et des plus vulnérables, des gens simples et sans protection juridique - est désormais à l'ordre du jour. Y a-t-il encore quelqu'un pour croire à la possibilité de trouver un capitaliste honnête, un banquier honnête, un homme politique honnête, un commerçant honnête ou un honnête commissaire de police ? Ces hommes-là existent pourtant. Mais ils ne constituent qu'une minorité méprisée par tous les autres. Sois malin. Fais des profits faciles. Fraude et vole ! Les risques de te faire prendre sont faibles. Et en tout état de cause, les moyens de protéger la richesse personnelle des coûts de la délinquance économique ne manquent pas. Vous trouverez peut-être ce discours choquant. Nous sommes nombreux à ne pas voir la réalité, parce que nous n'avons pas envie de la voir. Aucun homme politique n'a évidemment l'audace de le dire clairement et, le cas échéant, la presse n'imprimerait ses propos que pour l'accabler de son mépris. Mais je suis prêt à parier que tous les émeutiers comprennent très bien de quoi je parle. Ils se contentent de faire ce que font tous les autres, mais autrement - d'une manière plus manifeste, au vu et au su de tous. Ils reproduisent dans les rues de Londres ce que le capital d'entreprise inflige à notre planète. Le thatchérisme a déchaîné les instincts sauvages inhérents du capitalisme - les « esprits animaux » de l'homme d'affaires, comme les désignent par euphémisme leurs partisans - , et apparemment, rien n'a été fait depuis pour les juguler. Après moi le déluge : cette devise irresponsable est désormais adoptée ouvertement par les classes gouvernantes à peu près partout. 275

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Telle est la nouvelle normalité dans laquelle nous vivons. Et voilà à quoi devrait s'attaquer la prochaine grande commission d'enquête. Tout le monde, et pas les seuls émeutiers, devrait se voir demander des comptes. Le capitalisme sauvage devrait être jugé pour crimes contre l'humanité, et pour crimes contre la nature. Malheureusement, les émeutiers n'ont pas le discernement nécessaire pour en prendre conscience, ni pour l'exiger. Tout concourt à nous empêcher, nous aussi. Voilà pourquoi le pouvoir politique s'empresse de se draper dans les habits d'une supériorité morale et d'une raison onctueuse : il faut que personne ne puisse constater sa corruption éhontée et son irrationalité stupide. On distingue pourtant, un peu partout dans le monde, quelques lueurs d'espoir. Les mouvements des Indignados en Espagne et en Grèce, les élans révolutionnaires en Amérique latine, l'agitation paysanne en Asie, commencent tous à percer à jour la vaste arnaque qu'un capitalisme mondial prédateur et sauvage a déclenchée à travers le monde. Que faudra-t-il pour que nous en prenions conscience, nous aussi, et pour que nous passions à l'action ? Comment pourrions-nous tout recommencer ? Quelle direction faut-il prendre ? Les réponses ne vont pas de soi. Une chose est sûre cependant : ce n'est que si nous posons les bonnes questions que nous trouverons les bonnes réponses.

Chapitre 7 #OWS : Le parti de Wall Street face à son ennemi juré

Cela fait bien trop longtemps que le parti de Wall Street gouverne sans contestation aux États-Unis. Il a intégralement dominé la politique présidentielle pendant quatre décennies, voire davantage, que les présidents qui se sont succédé aient ou n'aient pas été ses agents complaisants. Il a légalement corrompu le Congrès en s'appuyant sur la lâcheté des membres des deux partis politiques, dépendants de sa puissance financière brute et du contrôle qu'il exerce sur les grands médias. Grâce aux nominations faites et approuvées par les présidents et par le Congrès, le parti de Wall Street domine une grande partie de l'appareil d'État et de la justice - et plus particulièrement la Cour suprême, dont les jugements partisans favorisent de plus en plus les intérêts vénaux de l'argent, dans des sphères aussi diverses que le droit électoral, le droit du travail, les lois sur l'environnement et sur les contrats. Le parti de Wall Street applique un principe universel de gouvernement : il n'existera aucun obstacle sérieux au pouvoir absolu de l'argent d'exercer un règne absolu. Ce pouvoir doit s'exercer dans un unique objectif : ceux qui détiennent la puissance de l'argent ne jouiront pas seulement du privilège d'accumuler la richesse indéfiniment et à leur guise. Ils auront aussi le droit d'hériter la terre, non 277

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seulement en prenant possession, directement ou indirectement, des territoires et de toutes les ressources et capacités productives qu'ils recèlent, mais aussi en exerçant un contrôle absolu, direct ou indirect, sur le travail et sur les potentialités créatives de tous ceux dont il a besoin. Le reste de l'humanité ne sera que quantité négligeable. Ces principes et ces pratiques ne sont pas le fruit de la cupidité individuelle, de la myopie ou de la pure malfaisance - bien que celles-ci soient présentes en abondance. Ces principes ont été gravés dans le corps politique de notre monde par la volonté collective d'une classe capitaliste animée par les lois coercitives de la concurrence. Si mon groupe de lobbying dépense moins que le vôtre, j'obtiendrai moins de faveurs. Faire des dépenses qui répondent aux besoins des gens, c'est perdre des points en compétitivité. Bien des gens honnêtes sont prisonniers d'un système pourri jusqu'à la moelle. S'ils veulent gagner raisonnablement leur vie, ils n'ont d'autre solution que de courber l'échiné : ils ne font qu'« obéir aux ordres », comme le déclarait Eichmann, « faire ce qu'exige le système », comme d'autres disent aujourd'hui, acceptant ainsi les pratiques et les principes barbares et immoraux du parti de Wall Street. Les lois coercitives de la concurrence nous obligent tous, à des degrés divers, à appliquer les règles de ce système impitoyable et insensible. Le problème n'est pas individuel mais systémique. Lorsque ce parti parle de la liberté que sont censés garantir les droits de propriété privée, le libéralisme économique et la liberté du commerce, il désigne en réalité la liberté d'exploiter la force de travail d'autrui, de déposséder le peuple de ses biens et de piller l'environnement au profit d'un individu ou d'une classe. Dès qu'il a pris le contrôle de l'appareil d'État, le parti de Wall Street privatise habituellement tout ce qui peut 278

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rapporter quelque chose à une valeur inférieure au prix du marché afin d'ouvrir de nouveaux domaines à son accumulation de capital. Il multiplie les extemalisations - le complexe militaro-industriel en offre un parfait exemple et les pratiques fiscales - subventions à l'industrie agroalimentaire et faibles impôts sur les revenus du capital - qui lui permettent de mettre tranquillement à sac les finances publiques. Il encourage délibérément des systèmes de régulation si complexes et une incompétence administrative si surprenante dans le reste de l'appareil d'État - rappelezvous l'EPA, l'Agence de protection de l'environnement, sous Reagan, et la FEMA, l'Agence fédérale de gestion des situations d'urgence, et le « super-boulot » de Michael Brown, son directeur, sous Bush - qu'il arrive à convaincre un public d'un naturel sceptique que l'État est définitivement incapable de jouer un rôle constructif ou de soutien pour améliorer la vie quotidienne ou les perspectives d'avenir de qui que ce soit. Enfin, il exploite le monopole de la violence que revendiquent tous les États souverains pour exclure le public d'une grande partie de ce qui est considéré comme l'espace public, et pour harceler, surveiller et au besoin criminaliser et incarcérer tous ceux qui n'acceptent pas largement ses diktats. Il excelle dans la pratique d'une tolérance répressive qui perpétue l'illusion de la liberté d'expression, aussi longtemps que cette dernière ne démasque pas la vraie nature de son projet et l'appareil répressif qui l'étaye. Le parti de Wall Street mène une lutte des classes incessante. « Bien sûr qu'il y a une lutte des classes, a reconnu Warren Buffett, et c'est ma classe, celle des riches, qui la mène et qui la gagne. » Une grande partie de cette lutte se mène en secret, dissimulée par toutes sortes de masques et d'ambiguïtés sous lesquels les intentions et les objectifs du parti de Wall Street se déguisent. 279

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Le parti de Wall Street ne sait que trop bien que, lorsque des problèmes politiques et économiques profonds se transforment en questions culturelles, ils deviennent insolubles. Aussi fait-il régulièrement appel à tout un éventail d'opinions spécialisées et captives, dont les auteurs sont, pour la plupart, employés par les groupes de réflexion et les universités que ce même parti finance, et dispersés dans les médias qu'il contrôle. Ces gens-là sont chargés de créer des controverses sur une foule de questions qui n'ont strictement aucune importance et de proposer des solutions à des problèmes qui ne se posent pas. Tantôt ils n'ont à la bouche que l'austérité indispensable pour tous si l'on veut combler le déficit, tantôt ils proposent de réduire leurs propres impôts sans se préoccuper des effets éventuels d'une telle mesure sur le déficit. Le seul sujet dont on ne peut jamais débattre et discuter ouvertement, c'est la vraie nature de la lutte des classes qu'ils mènent de façon aussi durable et aussi impitoyable. Dans le climat politique actuel et selon leur avis d'experts, présenter quoi que ce soit comme une « lutte des classes », c'est dépasser les limites de la réflexion sérieuse - et risquer de se faire prendre pour un fou, sinon pour un esprit séditieux. Aujourd'hui pourtant, et pour la première fois, un mouvement est explicitement décidé à affronter le parti de Wall Street et son pouvoir financier sans partage. D'autres que lui - horreur et abomination ! - occupent la « rue » de Wall Street. Se propageant de ville en ville, la tactique d'Occupy Wall Street consiste à occuper un espace public, un parc ou une place, proches d'un grand nombre de lieux de pouvoir et, par la simple présence de corps humains, à transformer l'espace public en commun politique - un lieu de discussion et de débat ouvert sur les agissements du pouvoir et sur la meilleure manière de s'opposer à lui. Cette tactique, ranimée sous sa forme la plus manifeste dans les nobles luttes 280

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en cours centrées sur la place Tahrir du Caire, s'est répandue à travers le monde (Puerta del Sol à Madrid, place Syntagma à Athènes, maintenant les marches de la cathédrale Saint-Paul de Londres et Wall Street même). Cela nous montre que le pouvoir collectif qu'exerce la présence de corps humains dans l'espace public reste l'instrument d'opposition le plus efficace quand toutes les autres voies d'accès sont barrées. La place Tahrir a révélé au monde une vérité évidente : ce qui compte vraiment, ce sont des corps humains dans la rue et sur les places, et non les niaiseries sentimentales débitées sur Twitter ou sur Facebook. Aux États-Unis, l'objectif de ce mouvement est simple. Voici ce qu'il dit : Nous, le peuple, sommes déterminés à reprendre notre pays aux puissances de l'argent qui le gouvernent actuellement. Notre objectif est de donner tort à Warren Buffett. Sa classe, celle des riches, ne gouvernera plus sans conteste et n'héritera plus automatiquement la terre. Et sa classe, celle des riches, n'est pas destinée à gagner éternellement. [...] Nous sommes les 99%. Nous détenons la majorité ; cette majorité peut et doit l'emporter, et elle le fera. Puisque le pouvoir de l'argent nous interdit toutes les autres voies d'expression, notre seule solution est d'occuper les parcs, les places et les rues de nos villes jusqu'à ce que nous ayons réussi à faire entendre notre avis et que l'on prête attention à nos besoins. Pour réussir, le mouvement doit tendre la main aux 99 %. Il peut le faire, et il s'y emploie, pas à pas. Il y a d'abord tous ceux que le chômage a enfoncés dans la paupérisation, tous ceux qui ont été, ou sont actuellement, expropriés de chez eux et dépossédés de leurs biens par la phalange de Wall Street. Le mouvement doit créer de larges coalitions entre les étudiants, les immigrés, les sous-employés et 281

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tous ceux que menace la politique d'austérité draconienne et totalement superflue infligée à la nation et au monde sur l'ordre du parti de Wall Street. Il doit se concentrer sur les incroyables niveaux d'exploitation qui régnent sur les lieux de travail - des travailleurs domestiques immigrés que les riches exploitent si cruellement chez eux aux employés de restaurant qui triment comme des bêtes pour trois fois rien dans les cuisines des établissements de luxe où se repaissent les riches. Il doit rassembler les travailleurs créatifs et les artistes qui voient si souvent leur talent transformé en produit commercial sous le contrôle du pouvoir de la grande finance. Et surtout, le mouvement doit tendre la main aux individus aliénés, insatisfaits et mécontents, bref à tous ceux qui reconnaissent et sentent au fond d'eux-mêmes que quelque chose débloque complètement, que le système mis en place par le parti de Wall Street n'est pas seulement barbare, contraire à l'éthique et immoral, mais qu'en plus, il ne fonctionne plus. Il faut, à partir de tout cela, constituer une opposition cohérente qui doit également envisager librement les futures grandes lignes d'une ville alternative, d'un système politique alternatif et, en dernier recours, d'une organisation alternative de la production, de la distribution et de la consommation, au profit du peuple. Faute de quoi, l'avenir qui attend les jeunes est celui d'un endettement privé en hausse vertigineuse et d'une austérité publique qui s'aggrave, l'un comme l'autre au profit de 1 % de la population. Cet avenir-là n'en est pas un. En réaction au mouvement Occupy Wall Street, l'État, soutenu par le pouvoir de la classe capitaliste, émet une prétention surprenante : lui et lui seul posséderait le pouvoir exclusif de réglementer l'espace public et d'en disposer. Le public n'aurait aucun droit commun à l'espace public ! 282

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Mais qu'est-ce qui permet aux maires, aux responsables de la police et de l'armée, ainsi qu'aux fonctionnaires, de nous dire à nous, le peuple, que c'est à eux de décréter ce qui est public dans « notre » espace public, et de définir qui peut occuper cet espace et quand ? En vertu de quoi pourraientils nous chasser nous, le peuple, de tout espace que nous décidons d'occuper collectivement et pacifiquement ? Ils prétendent agir dans l'intérêt public - et invoquent des lois censées le prouver - , mais le public, c'est nous ! Où est « notre intérêt » dans tout cela ? Et, d'ailleurs, n'est-ce pas « notre » argent que les banques et les financiers utilisent de façon aussi éhontée pour accumuler « leurs » bonus ? Face au pouvoir organisé du parti de Wall Street qui n'a de cesse de diviser pour mieux régner, le mouvement émergent doit également inscrire parmi ses principes fondateurs qu'il ne se laissera ni diviser ni détourner de ses objectifs tant qu'il n'aura pas ramené le parti de Wall Street à la raison - en lui faisant comprendre que le bien commun doit l'emporter sur les intérêts vénaux étriqués - ou ne l'aura pas mis à genoux. Les privilèges accordés aux entreprises qui leur confèrent les droits d'individus sans les responsabilités qui incombent aux vrais citoyens doivent être réduits. Des biens publics comme l'éducation et les services de santé doivent être assurés publiquement et rendus librement accessibles à tous. Dans les médias, les pouvoirs de monopole doivent être brisés. Il faut déclarer anticonstitutionnel le financement des campagnes électorales par les grandes entreprises. La privatisation du savoir et de la culture doit être interdite. La liberté d'exploiter et de déposséder autrui doit être sévèrement limitée et, finalement, déclarée illégale. Les Américains croient à l'égalité. Les sondages d'opinion montrent qu'ils estiment - quelles que soient leurs allégeances politiques générales - que s'il est peut-être justifié 283

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que 20 % de la population revendiquent 30 % de la richesse totale, il est inadmissible qu'ils en contrôlent 85 %, comme c'est le cas aujourd'hui. Que l'essentiel de cette richesse soit entre les mains de 1 % seulement de la population est parfaitement intolérable. Ce que propose le mouvement Occupy Wall Street, c'est que nous, le peuple des ÉtatsUnis, nous engagions à inverser ce niveau d'inégalité - non seulement en termes de richesses et de revenus, mais, chose encore plus importante, dans le domaine du pouvoir politique que confère et reproduit cette disparité. Si le peuple des États-Unis a raison d'être fier de sa démocratie, il faut bien voir que celle-ci a toujours été compromise par le pouvoir de corruption du capital. Face à la domination de ce pouvoir, et comme Jefferson en a suggéré la nécessité il y a bien longtemps, l'heure est certainement venue aujourd'hui de faire une nouvelle révolution américaine : une révolution fondée sur la justice sociale, sur l'égalité et sur une approche bienveillante et réfléchie de notre relation avec la nature. La lutte qui a éclaté - celle du peuple contre le parti de Wall Street - est décisive pour notre avenir collectif. Elle est de nature globale aussi bien que locale. Elle rassemble des étudiants chiliens qui se livrent à un combat désespéré contre le pouvoir politique pour créer un système d'enseignement libre et de qualité pour tous, et entreprendre ainsi le démantèlement du modèle néolibéral que Pinochet avait si brutalement imposé. Elle englobe les agitateurs de la place Tahrir, conscients que la chute de Moubarak - comme la fin de la dictature de Pinochet - n'a été qu'une première étape dans la lutte d'émancipation pour se libérer du pouvoir de l'argent. Elle inclut les Indignados d'Espagne, les grévistes de Grèce, l'opposition militante qui s'exprime aux quatre coins du monde, de Londres à Durban, de Buenos Aires 284

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à Shenzhen et à Bombay. Partout, les empires du grand capital et du pouvoir brut de l'argent sont sur la défensive. Avec quel camp allons-nous en découdre, à titre individuel ? Quelle rue allons-nous occuper ? Le temps seul nous le dira. Ce que nous savons, c'est que le moment est venu. Le système n'est pas seulement démasqué et en panne, il est incapable de réagir autrement que par la répression. Voilà pourquoi nous, le peuple, n'avons pas d'autre solution que de lutter pour le droit collectif de décider comment reconstruire ce système, et à l'image de qui. Le parti de Wall Street a fait son temps, et il a lamentablement échoué. Nous n'avons pas seulement l'occasion aujourd'hui d'édifier une alternative sur ses ruines. C'est une obligation incontournable à laquelle aucun de nous ne peut, et ne voudra jamais, se dérober.

Remerciements

Je souhaite remercier ici les responsables des publications énumérées ci-dessous de m'avoir autorisé à reproduire des textes précédemment parus sous leurs auspices. Le chapitre 1 est une version légèrement modifiée d'un article publié dans la New Left Review, n° 53, septembreoctobre 2008, sous le titre « The Right to the City ». Le chapitre 2 est une version légèrement augmentée de la première partie d'un article publié dans Socialist Register 2011 intitulé « The Urban Roots of Financial Crises: Reclaiming the City for Anti-Capitalist Struggle ». Le chapitre 3 repose sur un article intitulé « The Future of the Commons », publié dans la Radical History Review n° 109 (2011). Je remercie Charlotte Hess d'avoir attiré mon attention sur quelques graves omissions de mon article original concernant l'œuvre d'Elinor Ostrom, ainsi que les participants d'un séminaire, organisé sous l'égide du 16 Beaver Group à New York, dont les discussions sur le thème du commun m'ont considérablement aidé à clarifier mes propres idées. Le chapitre 4 est une version légèrement modifiée d'un article intitulé « The Art of Rent: Globalization, Monopoly and Cultural Production », publié initialement dans Socialist Register 2002. 287

villes

rebelles

Le chapitre 5 est une version augmentée de la dernière partie d'un article publié initialement dans Socialist Register 2011 intitulé « The Urban Roots of Financial Crises: Reclaiming the City for Anti-Capitalist Struggle ». Je souhaite également remercier les participants du groupe de lecture « Right to the City » de New York (et plus particulièrement Peter Marcuse) ainsi que les membres du séminaire organisé au Center for Place, Culture and Politics de l'université de la Ville de New York pour les nombreuses discussions stimulantes que nous avons eues au cours de ces dernières années.

Index

Abou Dhabi : 42 Acropole : 196 Afghanistan : 40, 108, 224 Afrique du Sud : 201 Allemagne : 35, 47, 73, 116 Allen, Paul : 60 Alliance pour le droit à la ville : 14, 20, 246, 267 Appelbaum, Binyamin : 104 Argentine : 39, 210, 215, 237 Association des banquiers américains : 71 Athènes : 22, 143, 184, 192, 211 Australie: 116, 182-183 Baltimore: 42, 44, 61, 72, 111114, 152, 154, 192, 259 Bangkok : 58, 204, 210 Bangladesh : 56, 238 Banque centrale européenne : 61 Banque mondiale : 66, 68-69, 72, 77, 96, 103, 128, 147, 215, 245 Banzer, Hugo : 258 Barcelone : 22, 191, 193-194, 196, 204, 209, 211 Bechtel Corporation : 252, 262

Bell, Daniel : 169 Berlin : 192, 196-198, 204, 210211 Bilbao : 193, 204 Blair, Tony : 273 Bloomberg, Michael : 42, 60 Bolivie : 154, 159, 166, 210, 215, 252-253, 255-259, 261 Bologne : 204, 242 Bombay: 15, 41-42, 51, 68, 167, 201, 285 Bonaparte, Louis Napoléon (Napoléon III) : 33-36 Bookchin, Murray : 138, 156, 162163, 225-226, 246-247, 268270 Brésil : 13-14, 47, 203, 216, 244 BRIC : 93, 122 Brixton (Londres) : 274 Brown, Michael D. : 279 Buffalo (New York) : 113 Buffett, Warren : 108, 279, 281 Burlington (Vermont) : 243 Bus Riders Union (Los Angeles) : 235 Bush, George W. : 107, 279

289

villes

rebelles

Californie : 73, 75, 96, 164 Cameron, David : 273 Canary Wharf (Londres) : 189 Castells, Manuel : 16 Chandler, Alfred : 176 Cheney, Dick : 107 Chicago: 58, 75-76, 112, 115, 210, 214, 268 Chili: 116, 163, 235 Chine: 17-18, 40-41, 44-46, 53-54, 58, 85, 93, 97, 116-123, 125-129, 211, 223, 238 Chongqing : 18, 127, 244 Christiania (Copenhague) : 152 Cisjordanie : 212 Cleveland : 44, 72, 113-114, 160 Clinton, Bill : 94, 108, 110, 113 Cochabamba (Bolivie) : 159, 210, 252, 254-256, 264 Columbia University : 61 Commune de Paris : 16, 19, 35, 38, 58, 203, 209, 217-218, 230231, 233, 244, 252, 267 Conseil du Grand Londres : 243, 251, 254 Copenhague : 152 Côrdoba (Argentine) : 210 Countrywide : 97, 110 Curitiba (Brésil) : 203, 244 De Angelis, Massimo : 135 Détroit : 44, 104, 109, 113, 155 Dharavi (Bombay) : 51, 61, 68, 201 Disney World : 174 Dix d'Hollywood : 240 Dongguan : 125 Dubaï : 41-42 DUMBO (New York) : 152

Écologistes : 9, 12, 17 El Alto (Bolivie) : 154, 210, 212, 235, 252, 255-260, 262-267 Elyachar, Julia : 56 Engels, Friedrich : 29, 49-51, 78, 109 EPA (Environmental Protection Agency - Agence de protection de l'environnement, ÉtatsUnis) : 279 Escobar, Arturo : 253 Espagne : 40, 42, 72, 93, 95, 276, 284 ETA (Euskadi Ta Askatasuna) : 186 États-Unis: 27, 36-38, 40-41, 43-44, 47, 52, 58, 62, 65-66, 72-73, 75, 78, 85, 93, 97, 99-100, 102-108, 110, 116, 118119, 121-123, 125-126, 128, 154, 159, 176, 183, 185, 201, 210-211, 213-215, 233, 236237, 239, 241, 243-244, 262, 277, 281, 284 Europe de l'Est : 251 Excluded Workers Congress (Congrès des travailleurs précaires) : 236, 262 Falloujah (Irak) : 212-213 Fannie Mae : 85, 89, 94, 99, 102, 105 FEMA (Fédéral Emergency Management Agency - Agence fédérale de gestion des situations d'urgence, États-Unis) : 279 Fletcher, Bill : 241, 250-251 Flint (Michigan) : 237 Floride : 72, 75, 95-96, 110, 118 FMI (Fonds monétaire international) : 123-124,215

290

INDEX Fonds mondial pour la nature : 139 Forum social des États-Unis : 14 Forum social mondial : 14, 204, 215 Forum urbain mondial : 245 Foster, Norman : 193, 198 France : 33-34, 73, 182, 235 Freddie Mac : 85, 94, 105 Gapasin, Fernando : 241, 250-251 Gaudi, Antonio : 193 Gehry, Frank: 193 Gênes : 210 George, Henry : 70 Géorgie (États-Unis) : 72 Gill, Lesley : 256-259 Giuliani, Rudolph : 195 Godard, Jean-Luc : 10 Goetzmann, William : 75, 85, 95 Goldman Sachs : 41 Gottlieb, Robert : 92 Graeber, David : 226 Grande-Bretagne : 40, 43, 47, 73, 93, 122, 135, 147, 163, 179, 243 Grèce : 164, 276, 284 Greenspan, Alan : 71, 94 Guangdong : 123 guerre civile espagnole : 209 guerre froide : 36, 223 Guggenheim, musée (Bilbao) : 193, 204

Hardt, Michael: 80, 134, 142, 152, 261,269 Harlem : 51, 201 Haug, Wolfgang : 175 Haussmann, Georges-Eugène : 34-38, 42, 48-49, 89, 212, 233 Hezbollah : 212-213 High Line (New York) : 146 Hitler, Adolf : 198 Hittorff, Jacques Ignace : 34 Hong Kong: 41-42, 190 Inde : 45,47, 54, 56, 58, 122, 126, 165, 216 Indignados : 215, 276, 284 Irak: 40, 108, 211-212 Irlande : 40, 72, 93, 99 Isaac, William : 71 Italie : 141 Jacobs, Jane : 38, 50, 60, 268 Japon : 73, 119 Jeux olympiques (1992) : 193 Johann es bourg : 15, 42, 167 Johns Hopkins, université : 61

Halles (Paris) : 11, 34 Hamas: 212-213 Hambourg : 152, 244 Hardin, Garrett: 134, 137, 146, 154-155 291

Kierland Commons (Phoenix) : 140 King, Martin Luther, J.-R. : 104, 111 Kohn, Margaret : 141, 236 Lazar, Sian : 256-257, 259, 261266 Le Caire : 22, 56, 191,211 Lefebvre, Henri : 11-22, 28, 38, 53, 63, 247, 251 Lénine, Vladimir : 203, 218 Lewis, Michael : 100 Ligue hanséatique : 271

villes rebelles

Lima : 56 Liverpool : 192, 196 Livingstone, Ken : 243, 251 Locke, John : 147-149 Londres : 41-42, 55, 68, 85, 179, 191,210-212, 273, 275, 284 Los Angeles : 14-15, 42, 115, 167, 212, 214, 235, 238, 244, 268 Madison (Wisconsin) : 22, 210 Madrid: 22,41, 210-211 Manhattan : 46, 60, 68, 179 Marx, Karl : 11,15, 19,30,78-89, 95-96, 98, 109, 148-150, 152, 154, 172, 176, 178, 217, 219, 221, 228, 234, 245, 272 Meier, Richard : 193 Melbourne : 204, 211 Mesa, Carlos : 252 Mexico : 42, 58, 60, 210 Mexique : 46, 241 Milwaukee : 243 Mondragôn : 227-228 Morales, Evo : 252-255 Moscou : 42, 243 Moses, Robert : 36-38, 50, 54, 60, 268 Moubarak, Hosni : 284 Mumford, Lewis : 246 Murdoch, Rupert : 176, 273 Musée d'art contemporain (Barcelone) : 193, 195 Nandigram (Bengale-Occidental) : 54 National Bureau of Economie Research (NBER - Bureau national de la recherche économique) : 75 Nations unies : 30

Negri, Antonio : 80, 84, 134, 142, 152, 261, 269 New Haven (Connecticut) : 60 New York : 14, 20, 36, 39, 42-43, 50, 60-61, 73, 75-76, 96, 115, 169, 192, 195, 211, 234-235, 267-268 New York City Central Labor Council : 267 New York (État de) : 160, 162 Newman, Frank : 75-76,85, 95 Nixon, Richard : 104, 126 Northumbria (Grande-Bretagne) : 238 Nottingham : 238 Nouveau-Mexique : 240 Nouvelle-Galles du Sud : 234 Oaxaca (Mexique) : 210, 263 Occupy Wall Street, mouvement : 211,215, 280,282,284 Ostrom, Elinor: 135-136, 141, 156-160, 166, 268-269 Ostrom, Vincent : 158, 160 Parc Zuccotti (New York) : 22 Paris : 9-10, 12, 15, 20, 22, 33-35, 37-38, 42, 48-50, 58, 89, 192, 209-210,212, 233 Park, Robert : 28, 133, 271 Parker, Robert : 183-184 Parti communiste français (PCF) : 243 Parti travailliste (Grande-Bretagne) : 237 Pays basque : 186 Pays-Bas : 73 Pékin: 118-119, 126 Pereire, Émile : 43, 89 Pereire, Isaac : 43, 89

292

INDEX Phoenix (Arizona) : 140 Pinochet, Augusto : 284 Plaça de Catalunyà (Barcelone) : 143,210 Place Syntagma (Athènes) : 143, 210,212,281 Place Tahrir (Le Caire) : 143,210, 212, 281, 284 Place Tiananmen (Pékin) : 212 Pologne : 73 Porto Alegre : 14, 204, 244, 251 Potsdamer Platz (Berlin) : 198 Prague : 204, 210 Pribram, Karl : 76 Puerta del Sol (Madrid) : 210, 281

Santa Cruz (Bolivie) : 253-255, 257 Santiago du Chili: 42, 210-211, 270 S3o Paulo: 15,41, 122, 167 Schinkel, Karl Friedrich : 197,199 Seattle : 60, 204, 209-210, 238 Seconde Guerre mondiale : 36-37, 92, 102, 107, 121, 125 Séoul : 42, 51, 53 Shanghai : 51, 117-118, 123, 125126, 167, 209, 235 Shenzhen : 41, 129, 285 Shiller, Robert : 65, 72 Simmel, Georg : 29 Singapour : 190, 195 Situationnistes : 12, 15, 21 Slim, Carlos : 46, 60 Smith, Adam : 147-148, 177 SoHo (New York) : 152 Soto, Hemando de : 55,147 Speer, Albert : 198 Stiglitz, Joseph : 94 Stockman, David : 107-108 Suède : 73 Suez : 252, 262

Québec : 210 Ramallah : 212 Reagan, Ronald : 31, 107, 279 Reichstag : 198 Réserve fédérale américaine (Fed) : 44, 61-62, 94 Revueltas, Rosaura : 241 Rio de Janeiro : 54-55, 122, 187, 192, 201,213 Rome: 192,211 Royal Institute of British Architects : 194 Russie : 39, 47, 122, 210 Saint-Paul, cathédrale (Londres) : 281

Samaranch, Juan Antonio : 193194 San Diego : 42, 95 San Francisco : 106, 192,204,268 Sànchez de Lozada, Gonzalo : 252 Sancton, Andrew : 157

Tabb, William : 39 Tahbilk : 182-183 Taipei : 42 TARP (Trouble Asset Relief Program) : 117 Tate Gallery (Londres) : 204 Tea Party : 262 Thaïlande : 72, 77 Thatcher, Margaret : 31, 55, 218, 243, 254, 274 Thomas, Brinley : 92-93 Thompson, E. P. : 236 Tiebout, Charles : 158

293

villes rebelles

Tokyo: 167 Toronto : 246 Toxteth (Liverpool) : 274 Turin: 210, 236

Watts (Los Angeles) : 104 Webber, Jeffirey : 253-256, 258, 268 Williamsburg (New York) : 152

Union européenne : 68, 181 Union soviétique : 36, 107, 197, 250 UNITE HERE : 238

Yale, université de : 61 Young, Iris : 269 Yunus, Muhammad : 56

Vienne : 210, 243

Zagreb : 244 Zapatistes : 220, 225 Zukin, Sharon : 45

Wall Street: 46, 60-61, 85-86, 110, 277-285

Table

Préface - La vision d'Henri Lefebvre

9

Première partie - Le droit à la ville Chapitre 1 : Le droit à la ville

27

Chapitre 2 : Les racines urbaines des crises capitalistes La perspective marxiste L'accumulation de capital par l'urbanisation Capital fictif et fictions éphémères La production de valeur et les crises urbaines Pratiques urbaines prédatrices L'histoire de la Chine L'urbanisation du capital

65 78 90 95 101 109 116 130

Chapitre 3 : La création du commun

133

urbain

Chapitre 4 : L'art de la rente Rente de monopole et concurrence Aventures viticoles L'entrepreneuralisme urbain et la quête de rentes de monopole 295

169 171 181 186

VILLES REBELLES

Capital symbolique collectif, marques de distinction et rentes de monopole Rentes de monopole et espaces d'espoir.

191 200

Deuxième partie - Villes rebelles Chapitre 5 : Reconquérir la ville au profit de la lutte anticapitaliste Changer les perspectives de la gauche sur les luttes anticapitalistes Alternatives Le droit à la ville : une revendication politique de classe Vers la révolution urbaine * Alors, comment organise-t-on une ville?» Démarches futures

244 248 250 267

Chapitre 6 : Londres 2011 : Le capitalisme sauvage descend dans la rue

273

Chapitre 7 : #OWS : Le Parti de Wall Street face à son ennemi juré

277

Remerciements Index

287 289

209 216 228

COMPOSITION ET MISE EN PAGES NORD COMPO À VILLENEUVE-D'ASCQ ACHEVÉ D'IMPRIMER PAR CPI FIRMIN-DIDOT À MESNIL-SUR-L'ESTRÉE EN DÉCEMBRE 2 0 1 4